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+Project Gutenberg's Les rues de Paris, (1/2), by M. Bathild Bouniol
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Les rues de Paris, (1/2)
+
+Author: M. Bathild Bouniol
+
+Release Date: March 23, 2010 [EBook #31746]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES RUES DE PARIS, (1/2) ***
+
+
+
+
+Produced by Adrian Mastronardi, Jean-Adrien Brothier and
+the Online Distributed Proofreading Team at
+http://www.pgdp.net (This file was produced from images
+generously made available by the Bibliothèque nationale
+de France (BnF/Gallica)
+
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+
+
+
+
+ LES
+RUES DE PARIS
+
+ TOME PREMIER
+
+
+
+
+OUVRAGES DU MÊME AUTEUR.
+
+
+=La France héroïque=, vies et récits dramatiques d'après les
+chroniques et les documents originaux, 3e édit. 4 vol. in-12 10 fr. »»
+
+=Les Marins Français=, suite et complément de la France
+héroïque, 2 fort vol. in-12 6 fr. »»
+
+=Les Combats de la vie=, 2e édit. 4 vol. 8 fr. »»
+
+=À l'Ombre du Drapeau=, 3e édit. 4 vol. in-12. 2 fr. »»
+
+=Le Soldat=, chants et récits, 3e édit. 1 vol. in-18 2 fr. 60
+
+=La filleule d'Alfred=, 2e édit. 1 vol. in-12 2 fr. »»
+
+=La Caverne de Vaugirard=, 1 vol. 2 fr. »»
+
+=Quand les Pommiers sont en fleurs=, 1 vol. 2 fr. »»
+
+=La joie du Foyer=, (3e édit.) 1 vol. in-18 1 fr. 50
+
+=Les Soirées du Dimanche=, (2e édit.) 1 vol. 1 fr. 50
+
+=La Femme=, ses vertus et ses défauts, (Tiré des écrits du
+P. Caussin), fort vol. 3 fr. 50
+
+=Je Politique=, (Récits et Portraits). 1 vol. 3 fr. 50
+
+CAMBRAI.--IMP. DE RÉGNIER-FAREZ, PLACE-AU-BOIS, 28.
+
+
+
+ LES
+
+ =RUES DE PARIS=
+
+ BIOGRAPHIES,
+
+ PORTRAITS, RÉCITS ET LÉGENDES,
+
+ PAR
+
+ M. BATHILD BOUNIOL
+
+ TOME PREMIER.
+
+ PARIS
+
+ BRAY ET RETAUX, LIBRAIRES-ÉDITEURS
+
+ RUE BONAPARTE, 82.
+
+ 1872
+
+(Droits de traduction et de reproduction réservés.)
+
+
+
+
+PRÉFACE
+
+
+LA FRANCE ET PARIS.
+
+Cet ouvrage pourrait aussi bien s'appeler le _Livre d'or_ de la France
+et un peu de l'Europe, car il comprend dans les Biographies plusieurs de
+ces hommes illustres qui, nés dans une autre contrée, par leur renom
+universel ne sauraient plus être considérés par nous comme des
+étrangers, et que Paris semble avoir adoptés comme siens en inscrivant
+leurs noms sur ses murailles. Ainsi a-t-il fait pour Raphaël,
+Michel-Ange, Titien, Beethoven, Mozart, etc., ces représentants fameux
+de l'art dont la gloire appartient au monde entier.
+
+Notre livre se compose de deux parties fort distinctes: la première
+renferme les Biographies développées des personnages célèbres qui ont
+donné leur nom à telle ou telle des rues de Paris, et dont la vie offre
+un intérêt particulier en même temps qu'un utile enseignement. Cette
+Galerie comprend tous les genres d'illustrations, mais surtout les
+illustrations pacifiques, prélats et simples prêtres, orateurs sacrés et
+profanes, poètes, littérateurs, médecins, artistes, savants, artisans,
+etc., et aussi des guerriers, mais en petit nombre, et qui n'avaient pu
+trouver place dans la _France héroïque_ ou les _Marins Français_. Ce
+livre, qui contraste ainsi avec les précédents, n'offrira pas,
+croyons-nous, un moins vif intérêt par la continuelle variété des
+épisodes et des caractères.
+
+Cet intérêt ne pourra que s'augmenter par notre Seconde Partie qui
+rappelle, dans l'ordre alphabétique, les rues dont l'origine plus ou
+moins ancienne offre des particularités curieuses et sur lesquelles les
+nombreux ouvrages par nous consultés ont pu nous renseigner. On a dû
+passer sous silence, pour ne pas grossir inutilement le volume, les rues
+dont l'origine était inconnue, comme celles dont la dénomination toute
+banale n'avait pas besoin d'explication: rue de _l'Église_, rue du
+_Chemin de Fer_, etc. Nous avons fait de même pour les désignations
+ayant à nos yeux un caractère transitoire et qui tiennent à nos
+vicissitudes politiques, hélas! trop fréquentes. Dans ce Dictionnaire,
+pour être plus complet, nous avons fait figurer, avec la date de la
+naissance et de la mort, et quelquefois un commentaire, les noms des
+personnages célèbres à des titres divers et qui, pour un motif ou pour
+un autre, n'avaient pu prendre place dans les Biographies.
+
+Quant aux Saints et Saintes en si grand nombre qui, grâce à la piété de
+nos pères, ont donné leurs noms aux rues de Paris, nous avons dû, pour
+ne pas grossir outre mesure ce recueil, nous borner à quelques-uns des
+plus célèbres entre ceux dont la France s'honore. L'hagiographie
+d'ailleurs n'avait point été jusqu'alors le but de nos études, et
+pareils sujets ne se doivent pas traiter à la légère.
+
+Nous n'avons rien négligé en un mot pour que ce nouvel ouvrage,
+littérairement et historiquement, ne fût en rien inférieur aux
+précédents; et nous espérons pour lui, Dieu aidant, le même et favorable
+accueil du public.
+
+Au moment de déposer la plume, à l'esprit nous revient un curieux
+passage d'un écrivain célèbre, passage cité plus d'une fois sans doute,
+mais qui nous paraît intéressant à reproduire sauf réserves; car de
+récents et lamentables événements lui donnent un caractère singulier
+d'actualité:
+
+«Je ne veux pas oublier ceci, dit Montaigne, que je ne me mutine jamais
+tant contre la France que je ne regarde Paris de bon oeil: elle a mon
+coeur dès mon enfance; et m'en est advenu comme des choses excellentes;
+plus j'ai vu depuis d'autres villes belles, plus la beauté de celle-ci
+peut et gagne sur mon affection: je l'aime par elle-même, et plus en son
+être seul que rechargée de pompe étrangère: je l'aime tendrement,
+jusques à ses verrues et à ses taches: _Je ne suis Français que par
+cette grande cité_, grande en peuples, grande en félicité de son
+assiette, mais surtout grande et incomparable en variété et diversité de
+commodités, la gloire de la France et l'un des plus nobles ornements du
+monde. Dieu en chasse loin nos divisions! Entière et unie, je la trouve
+défendue de toute autre violence: je l'advise que de tous les partis le
+pire sera celui qui la mettra en discorde; et ne crains pour elle
+qu'elle-même; et crains pour elle certes autant que pour autre pièce de
+cet État. Tant qu'elle durera, je n'aurai faute de retraite où rendre
+mes abbois; suffisante à me faire perdre le regret de tout autre
+retraite.»
+
+Sauf le passage souligné, volontiers on applaudit à cette opinion de
+l'auteur des _Essais_ sur Paris, mais sans l'aimer d'une tendresse aussi
+exclusive. On ne peut se dissimuler qu'à ce tableau flatteur il soit un
+revers de médaille indiqué d'ailleurs par Montaigne, et qui en certains
+temps diminue beaucoup le charme de la résidence dans Paris: c'est cet
+esprit d'inquiétude, cette fièvre d'agitation qui, depuis les grandes
+commotions populaires, comme s'expriment les chroniques, du règne des
+Valois, semble endémique dans la capitale, battue soudain par les vents
+d'orage, et attristée même par les plus tragiques scènes. Inutile
+d'entrer à ce sujet dans des détails qui nous exposeraient à des
+redites; il suffira d'ajouter que, depuis près d'un siècle surtout, la
+grande ville, où l'on trouve tant à louer et admirer au point de vue des
+arts, des lettres et des sciences, comme aussi des oeuvres du dévouement
+et de la charité, si multipliées et si florissantes, trop souvent ne
+s'est pas tenue assez en garde contre de fatals courants et, par une
+initiative téméraire, qui s'imposait violemment à la France, elle a mis
+en péril les destinées de notre cher pays.
+
+Aussi, quoique Paris nous tienne fort au coeur, il ne saurait être pour
+nous toute la patrie, nous faire oublier et dédaigner cette noble France
+qui nous est d'autant plus chère qu'elle a plus souffert. Car combien
+n'aime-t-on pas davantage une mère qu'on voit éprouvée et malheureuse!
+Aussi, c'est à la France à bien dire que notre ouvrage est consacré pour
+la meilleure partie, puisque le plus grand nombre de ces Illustres dont
+on lira les Biographies naquirent dans des villes ou villages de la
+province, et parfois leur vie s'y est écoulée tout entière. Plusieurs du
+moins, après de longues années passées dans les agitations de la grande
+cité, sont revenus mourir au lieu de leur naissance. Comme tel glorieux
+poète, ils ont voulu dormir leur dernier sommeil sous le ciel où fut
+leur berceau, reposer près de la vieille église où, dans la candeur de
+l'enfance, ils avaient prié, à l'ombre de ce clocher ou mieux de cette
+croix sainte qui leur était, en fermant les yeux, un gage assuré du
+suprême réveil!
+
+ ....... Non! ne m'élevez rien!
+ Mais près des lieux où dort l'humble espoir du chrétien,
+ Creusez-moi dans ces champs la couche que j'envie,
+ Et ce dernier sillon où germe une autre vie!
+ ...............
+ Là, sous des cieux connus, sous ces collines sombres,
+ Qui couvrirent jadis mon berceau de leurs ombres,
+ Plus près du sol natal, de l'air et du soleil,
+ D'un sommeil plus léger j'attendrai le réveil[1].
+
+En terminant, nous dirons avec un vieil auteur[2]:
+
+«Et supplie et requière tant humblement que je puis, à tous ceux qui le
+verront et orront, que si aucune chose y a digne de répréhension ou
+correction, il leur plaise, en suppléant à mon ignorance, de moi avoir
+et tenir pour excusé, attendu que ce qui par moi a été fait, dit et
+rédigé par écrit, l'ai fait le mieux et le plus véritablement que j'ai
+pu et sans aucune faveur, pour recordation et mémoire de choses dessus
+dites.»
+
+[1] Lamartine: _Milly ou la Terre natale_.
+
+[2] Lefèvre de Saint-Remy: _Mémoires_, de 1407 à 1435.
+
+
+
+
+LES RUES DE PARIS
+
+
+
+
+LE CARDINAL D'AMBOISE
+
+I
+
+
+«Le cardinal d'Amboise, sans avoir eu au degré suprême toutes les vertus
+qui ont signalé les évêques du premier âge de l'Église, en eut toutefois
+qui, dans tous les temps, feront désirer des prélats qui lui soient
+comparables. Il réunit d'ailleurs toutes les qualités sociales et
+politiques qui font les ministres et les citoyens précieux. Magnifique
+et modeste, libéral et économe, habile et vrai, aussi grand homme de
+bien que grand homme d'État, le conseil et l'ami de son roi, tout dévoué
+au monarque et très-zélé pour la patrie, ayant encore à concilier les
+devoirs de légat du Saint-Siége avec les priviléges et les libertés de
+sa nation, les fonctions paternelles de l'épiscopat avec le nerf du
+gouvernement et le caractère même de réformateur des ordres religieux
+avec le tumulte des affaires et la dissipation de la cour; partout il
+fit le bien, réforma les abus et captiva les coeurs avec l'estime
+publique.» (Bérault.)
+
+Tel est le magnifique éloge qu'on a fait du premier ministre de Louis
+XII, éloge mérité d'après les auteurs contemporains. Le roi d'ailleurs,
+qui se montra si digne d'un tel ministre et mit tant d'empressement à
+seconder ses vues, ne doit y rien perdre dans notre estime, au
+contraire; la sincère amitié qui unit jusqu'à la fin le prince et son
+ministre, les recommande tous deux à la postérité. Le cardinal ne fut
+pas seulement un éminent homme d'État, il lui fallut, pour certains
+actes de son ministère, et pour accomplir certaines réformes en
+particulier, une énergie de caractère voisine de l'héroïsme.
+
+«Il fit, dit Legendre, pour rétablir la discipline parmi les troupes,
+des ordonnances si sévères et les fit exécuter avec tant de fermeté que,
+pendant tout son ministère, loin de se plaindre des gens de guerre, les
+provinces à l'envi demandaient qu'on leur en envoyât pour consommer les
+denrées qu'ils payaient à prix raisonnable et en argent comptant. Les
+gens de justice étaient d'autres sangsues qui n'avaient pas moins dévoré
+la substance du peuple. Les procès ne finissaient point... Le juge,
+d'intelligence avec le praticien, multipliait la procédure, ce qui
+ruinait les parties en frais. La prévention ou l'intérêt, et le plus
+souvent la faveur, décidaient trop souvent dans les affaires; aussi, le
+nouveau roi (Louis XII), qui était juste et équitable, établit, par
+l'avis du premier ministre, un tribunal supérieur sous le titre de
+_Grand Conseil_ où l'homme sans protection, qui aurait peine à avoir
+justice, devant les tribunaux ordinaires, contre gens d'un trop grand
+crédit, pût avoir aisément recours et où ses plaintes fussent jugées
+avec autant de diligence que d'équité[3].»
+
+C'était là une excellente institution et qui témoigne, à la gloire de
+Georges d'Amboise, de son esprit d'équité comme de sa haute prévoyance.
+Par malheur, quoique répondant à de si légitimes besoins, ayant, si l'on
+peut s'exprimer ainsi, sa racine dans les entrailles même de la justice,
+elle ne paraît avoir eu qu'une courte durée, laissant toute grande
+ouverte la porte aux abus, à l'arbitraire, aux injustices, qui
+contribuèrent pour une large part à amener et précipiter dans la suite
+les catastrophes où s'engloutit la monarchie. Ces sages mesures, dont le
+cardinal avait pris l'initiative, furent complétées par d'autres
+ordonnances non moins utiles et qui longtemps servirent comme de code
+national. Pourtant, quoique justes et sages, elles soulevèrent de vives
+oppositions, particulièrement parmi les écoliers et les régents de
+l'Université qui se prétendaient lésés dans leurs priviléges. Non
+contents de déclamer contre le ministre et contre le roi lui-même, par
+eux attaqués, insultés dans des libelles répandus à profusion, ils se
+préparaient audacieusement à passer de la parole à l'action, et une
+sédition eût éclaté sans la prudente fermeté du ministre. L'approche de
+quelques troupes que conduisait le roi en personne fit réfléchir les
+mutins. La clémence acheva ce que la peur avait commencé. Le roi, entré
+dans Paris, se hâta de calmer les craintes, et le cardinal d'Amboise,
+déclara en son nom que Sa Majesté voulait bien oublier les insolentes
+étourderies des écoliers, les emportements sans doute irréfléchis des
+régents, et les injures même que les uns et les autres s'étaient
+permises contre lui, mais qu'on y prît garde, car une autre fois, il n'y
+aurait pas de pardon!
+
+--Vive le roi! vive le cardinal! s'écrièrent à l'envi les écoliers et
+leurs maîtres qui ne laissaient pas d'avoir une grande peur à la vue des
+lances et des hallebardes, et ne regrettaient pas de se sentir rassurés.
+
+--Vive notre bon roi! vive le cardinal, son glorieux ministre! criaient
+avec un enthousiasme plus sincère et un entraînement plus réel les bons
+bourgeois et gens du peuple, grandement reconnaissants au prince comme à
+son ministre, des mesures relatives aux impôts qui avaient signalé les
+débuts du règne. Car le roi, faisant remise du don de joyeux avènement,
+avait de plus voulu que toutes les dépenses du sacre fussent acquittées
+sur les revenus de ses domaines particuliers. Puis aussitôt après, le
+ministre diminua d'un dixième les impôts à recouvrer, et continua
+toujours depuis à les réduire tant qu'ils fussent aux deux tiers de ce
+qu'ils étaient d'abord. Malgré les charges résultant des guerres et des
+coûteuses expéditions auxquelles le roi se laissa entraîner, Georges
+d'Amboise sut, par de sévères économies, compenser le déficit et n'eut
+jamais besoin de rétablir les impôts supprimés.
+
+On comprend que cette tutélaire administration ait rendu populaire le
+ministre qui n'était pas moins cher à la France qu'à son roi, heureux
+toujours de se rappeler que non-seulement d'Amboise, sous le règne
+précédent, avait partagé sa disgrâce, mais que le frère de celui-ci, le
+cardinal d'Albi, aumônier de la régente, avait fortement contribué pour
+sa part à faire mettre en liberté le duc d'Orléans (Louis XII). Aussi
+le prince, rentré en faveur, s'était empressé de faire nommer Georges
+d'Amboise à l'archevêché de Rouen, et devenu roi, il le choisit pour son
+principal ministre et obtint pour lui le chapeau de cardinal.
+
+
+II
+
+Georges d'Amboise accompagna Louis XII, lors de ses expéditions en
+Italie, expéditions que tout probablement il désapprouvait, mais dont il
+eut en vain essayé de détourner le roi, non moins entraîné par sa
+noblesse que par la passion des aventures et le désir du renom
+militaire. La conquête du Milanais assurée, le cardinal s'efforça de
+faire aimer le nouveau gouvernement en introduisant dans le pays des
+institutions sages, modelées sur celles établies en France. Elles
+auraient dû suffire à assurer pour jamais la soumission des Italiens,
+sans la mobilité naturelle à ces peuples qui se montraient dès lors ce
+qu'on les a vus presque toujours. «Tant que les troupes françaises
+occupaient l'Italie, ils paraissaient humbles et soumis; mais dès
+qu'elles avaient tourné le dos, ils secouaient le joug et fomentaient
+des troubles,» dit un historien du temps.
+
+Le cardinal en eut bientôt la preuve. Après avoir établi à Milan pour
+gouverneur le maréchal Trivulce (choix malheureux d'ailleurs), il
+retourna en France. Mais à peine avait-il repassé les monts qu'il
+apprenait la révolte des Milanais, qui cernaient Trivulce réfugié dans
+la citadelle. D'Amboise, à la tête d'une armée que commande la
+Trémouille, redescend en Italie, et les bourgeois de Milan, autant
+effrayés et humbles qu'ils s'étaient montrés plus présomptueux d'abord,
+se hâtent d'envoyer à sa rencontre une députation pour faire leur
+soumission et implorer merci. Le cardinal, qui voulait donner une leçon
+aux rebelles, passe sans répondre aux envoyés autrement que par un
+regard sévère, puis il fait son entrée dans la ville au milieu des
+troupes en armes, formidable cortége! et va se loger à la citadelle. Sur
+tout son passage, on criait: _Grâce! grâce! miséricorde!_ Mais son
+visage impassible ne laissait rien deviner de ses sentiments. Seulement,
+il fit dire aux notables bourgeois que le vendredi suivant, trois jours
+après, ils eussent à se réunir dans la cour de l'Hôtel de ville pour y
+entendre leur sentence.
+
+Est-il besoin de dire l'anxiété de tous pendant ces trois jours
+d'attente où il n'était permis à personne de sortir de la ville, et avec
+quelles terreurs les pauvres bourgeois se rendirent le vendredi au lieu
+indiqué? Ils n'eurent pas lieu d'être rassurés en voyant au dehors les
+troupes fermant toutes les avenues et la cour de l'Hôtel de ville
+elle-même garnie de soldats à l'air menaçant, tandis que, sur une sorte
+de haut tribunal, apparaissait le cardinal, assis et entouré de tous les
+officiers de la justice civile et militaire. Terrifiés, à cette vue, ils
+tombent à genoux tendant les mains à la façon des suppliants.
+
+Le cardinal, naturellement doux et humain et qui avait peine à contenir
+son émotion, leur ordonna de se relever et d'une voix qu'il s'efforçait
+de rendre sévère, leur reprocha leur rébellion, menaçant des plus
+terribles châtiments en cas de récidive, mais pour cette fois il annonça
+que tout était pardonné. On imagine la joie de ceux qui l'écoutaient et
+dont témoignaient les cris et les vivats des plus bruyants s'ils
+n'étaient pas fort sincères.
+
+--Vive la France! vive le roi, le grand roi! le bon roi! Vive le
+très-illustre cardinal, le meilleur des ministres, auquel nous devons
+nos biens et nos vies! etc.
+
+Georges d'Amboise, étourdi de ces acclamations qu'il estimait à leur
+valeur, fut reconduit par la foule dans son palais au bruit des vivats
+et sous une pluie de fleurs.
+
+La paix rétablie dans le Milanais, dont il avait changé le gouverneur,
+le cardinal revint en France où, dans l'année 1504, une famine et une
+épidémie, qu'on eut à déplorer en même temps, lui donnèrent l'occasion
+de montrer une fois de plus sa prudence comme sa charité. Ainsi
+qu'autrefois, le ministre du Pharaon d'Égypte, il prit si bien ses
+mesures qu'encore que le blé eût manqué en France, le peuple n'eut que
+peu à souffrir de la disette. Quant à l'épidémie, que les historiens du
+temps, selon leur coutume, qualifient du nom de peste: «Si le mal fut
+grand, dit Legendre, le remède fut prompt par les secours continuels que
+le roi envoya aux lieux infectés et par les précautions qu'on prit pour
+en préserver ceux qui ne l'étaient pas. Et ainsi il s'attira d'infinies
+bénédictions de la part des peuples.»
+
+À la suite d'un nouveau voyage en Italie, lors de la révolte des Génois,
+le cardinal, âgé de cinquante ans à peine, tomba malade à Lyon où il
+dut s'arrêter. Il succomba au bout de quelques jours, pleuré du peuple
+et du roi qui, pendant les années qu'il lui survécut, ne cessa de
+regretter son conseiller fidèle et son sage ami.
+
+On a reproché et ce semble avec quelque raison au cardinal d'Amboise
+d'avoir désiré la tiare, ambition qui lui dicta plusieurs fausses
+démarches: «Mais, dit un écrivain, comme l'ambition de Louis XII fut
+toujours subordonnée à l'honneur, celle du cardinal d'Amboise fut
+toujours excitée par l'espérance de faire plus de bien... On peut croire
+qu'un homme qui ne se démentit pas un instant dans la plus haute
+prospérité, s'il souhaitait, comme on l'a dit d'être pape, c'était pour
+travailler à améliorer les moeurs de la chrétienneté.» (Fiévée).
+
+Au reste, si le cardinal eut dans cette circonstance à se reprocher
+quelque faiblesse, il s'en repentit humblement. Il jugeait, avec des
+yeux complétement dessillés, l'illusion des grandeurs et les vanités de
+la terre, celui qui, sur ce lit de douleur, d'où il ne devait pas se
+relever, répétait si volontiers au bon frère qui le soignait:
+
+«Ah! frère Jean, frère Jean! Que n'ai-je été toute ma vie comme vous
+frère Jean!»
+
+Georges d'Amboise, comme Louis XII, avait reçu du peuple le beau surnom
+de: _Père du Peuple!_
+
+[3] Histoire du cardinal d'Amboise.
+
+
+
+
+JACQUES AMYOT
+
+
+«Jacques Amyot dit de lui-même, écrit le savant abbé Le Boeuf, qu'il
+était né à Melun, le 30 octobre 1513, de parents plus avantagés du côté
+de la vertu que de celui de la fortune. Il ne déclare point la
+profession dont était son père, Nicolas Amyot, mais ses commensaux le
+tenaient pour le fils d'un petit marchand de bonneterie: ce qui
+s'accorde avec Rouillard, qui dit que ce marchand vendait des bourses et
+des aiguillettes. Lorsqu'il eut appris les premiers rudiments à Melun,
+il alla à Paris, où il continua ses études de grammaire, servant de
+domestique à quelques écoliers d'un collége qu'il n'a jamais nommé. Sa
+mère, Marguerite d'Amour ou des Amours, avait soin de lui envoyer chaque
+semaine un pain par les bateliers de Melun. L'avidité d'apprendre le
+poursuivant jusque dans la nuit, il avait recours à la lumière que
+pouvaient fournir quelques charbons embrasés, et il s'en servait au lieu
+de chandelle ou d'huile, tant était grande alors son indigence. Avec ces
+faibles secours pour les premiers commencements il ne laissa pas
+d'atteindre les classes supérieures.»
+
+Tels furent, d'après la Notice écrite avec autant de conscience que de
+bonhomie par l'abbé Le Boeuf, les débuts de Jacques Amyot, représentés
+par divers biographes, sous des couleurs trop romanesques. Devenu, en
+suivant les cours de Jean Evagre Remois, au collége du cardinal Lemoine,
+un excellent helléniste, ayant étudié pareillement la poésie,
+l'éloquence, la philosophie, J. Amyot partit pour Bourges, à l'âge de 19
+ans, afin d'étudier le droit civil avec un jeune homme qui fut depuis
+avocat célèbre au Parlement.
+
+À Bourges, où il prenait la qualité de maître-ès-arts, Amyot se
+rencontra avec Jacques Colin, lecteur ordinaire du roi et abbé de
+St-Ambroise, qui, prompt à apprécier son mérite, le choisit pour
+précepteur de ses neveux et lui fit obtenir en même temps une chaire de
+professeur des langues latine et grecque, dans l'Université dont la
+ville à cette époque était fière. Les loisirs assez grands, paraît-il,
+que lui laissait son double emploi, Amyot les consacrait aux travaux
+littéraires qui devaient plus tard le rendre célèbre et faire de lui un
+des personnages importants de l'état. Cependant au temps de sa plus
+grande prospérité, Amyot n'hésitait pas à dire que les dix ou douze
+années qu'il avait passées à Bourges, obscur professeur, mais tout
+entier aux lettres, avaient été le plus heureux temps de sa vie. C'est
+alors qu'après avoir traduit le roman grec de _Théagène et Chariclée_,
+il commença la traduction de Plutarque et quelques vies des hommes
+illustres furent publiées avec une dédicace à François 1er. D'après
+Rouillard, au contraire, c'est le roman de _Théagène et Chariclée_ qu'il
+fit présenter au roi, «lequel l'eut si agréable que l'abbaye de
+Bellozane étant venue à vaquer par le trépas de Vatable, ou Guestabled,
+très célèbre professeur du roi en la langue hébraïque, icelui roi la
+lui donna comme au digne successeur d'un si brave devancier.»
+
+La version de Rouillard paraît plus vraisemblable encore qu'il semble
+assez singulier de récompenser par une abbaye la traduction d'un ouvrage
+qui n'est rien moins qu'édifiant, mais dans les idées du temps, il
+s'agissait d'un livre grec et l'on ne voyait là, même François 1er,
+que l'érudition. Si bien encouragé cependant, Amyot s'était mis avec
+ardeur à la traduction de Plutarque; lorsqu'il la jugea assez avancée,
+il fit un voyage en Italie pour consulter les manuscrits des plus
+célèbres bibliothèques et conférer avec les savants illustres que
+l'Italie comptait en fort grand nombre. Après son retour, le cardinal de
+Tournon qu'il avait connu à Rome, «ayant appris que le roi souhaitait un
+précepteur pour ses fils les ducs d'Orléans et d'Anjou, présenta Amyot à
+Henri II qui lui donna cette charge dont il jouit le reste de son règne
+et sous celui de _François II_.» Le loisir, que lui laissaient ses
+fonctions de précepteur lui permit de terminer la translation en
+français des _Vies des hommes illustres_ qui parut avec une dédicace à
+Henri II. La traduction des _OEuvres morales_ de Plutarque ne put être
+achevée que sous le règne de Charles IX (connu auparavant sous le nom de
+_duc d'Orléans_), à qui l'ouvrage fut dédié. Le jeune roi n'avait pas
+besoin de cette circonstance pour se rappeler son précepteur, car dès le
+lendemain du jour de son avènement, (6 décembre 1560), il le fit son
+grand aumônier et le nomma aussi conseiller d'état et conservateur de
+l'Université de Paris. Il lui donna de plus l'abbaye de Roches au
+diocèse d'Auxerre et celle de Saint-Corneille, de Compiègne. «Le
+prince, dit le digne abbé Le Boeuf, l'appelait son maître lorsqu'il
+voulait lui parler familièrement; mais il lui fit aussi quelquefois des
+reproches, par exemple sur sa trop grande frugalité, en ce que pouvant
+faire bonne chère, il se contentait souvent de manger des langues de
+boeuf.»
+
+Quelques années après, l'évêché d'Auxerre étant venu à vaquer par la
+mort du cardinal de la Bourdaisière «Charles IX, qui désirait ardemment
+l'avancement de son maître, (c'est le nom qu'il lui donnait toujours),»
+voulut que Jacques Amyot lui succédât. Celui-ci, ayant reçu les bulles
+de Rome, se fit sacrer et, avec l'assentiment du roi, partit bientôt
+après pour Auxerre où il arriva au mois de mai 1571.
+
+Amyot était alors âgé de cinquante-huit ans; il avouait lui-même qu'il
+n'était ni théologien ni prédicateur, n'ayant presque étudié que des
+auteurs profanes. Mais il les laissa dès lors pour s'occuper assiduement
+de la lecture de l'Écriture Sainte et de celle des pères grecs et
+latins. La Somme de Saint Thomas d'Aquin lui devint si familière qu'il
+la possédait presque en entier. Il hésita longtemps à monter en chaire
+«parce qu'il se défiait beaucoup de ses forces et que la faiblesse de sa
+voix lui inspirait peu de courage», cependant malgré ses craintes, il
+réussit parfaitement au gré de ses auditeurs «et prêcha dans un style si
+clair et si châtié et en même temps si enrichi de sentences, que les
+savants sortaient de la prédication bien plus éclairés qu'ils n'y
+étaient arrivés et les ignorants n'en revenaient point sans être
+instruits de leurs devoirs et rendus meilleurs qu'auparavant.»
+
+L'église d'Auxerre, comme plusieurs autres du diocèse, avait beaucoup
+souffert des spoliations des huguenots. Le nouvel évêque, comme il s'y
+était engagé par avance vis-à-vis des chanoines, fit don à la sacristie
+de la cathédrale de divers ornements dont elle avait le plus grand
+besoin, manquant même du nécessaire; il n'épargna rien ensuite pour
+rendre au choeur son ancien lustre; les chaires des chanoines furent
+refaites à neuf aussi bien que le trône épiscopal. Les grilles qui
+entouraient le sanctuaire et que les profanateurs avaient arrachées et
+emportées furent remplacées. Amyot fit don encore à son église d'un
+nouveau jeu d'orgues qui fut construit par le frère Hilaire, religieux
+de Notre-Dame-en-l'Ile à Troyes venu exprès pour la confection des
+tuyaux. Une grande partie du vitrail cassé par les calvinistes, fut
+aussi réparée aux dépens de l'évêque.
+
+Ces bienfaits et beaucoup d'autres auraient dû rendre le prélat cher à
+son clergé comme à ses ouailles; il en fut ainsi les premières années,
+mais lors de l'explosion des passions populaires, soulevées par les
+guerres religieuses, tout fut oublié, la calomnie aidant. À Auxerre et
+dans le diocèse le parti de la Ligue était dominant. Amyot que Henri
+III, en succédant à son frère, s'était plu à maintenir dans ses
+fonctions de grand aumônier, en l'appelant aussi son maître, se rendait
+de temps en temps à la cour pour les fonctions de sa charge. Il se
+trouvait malheureusement à Blois lors de l'assassinat de Guise. Ce crime
+auquel il était complètement étranger, qu'il n'avait pas hésité à blâmer
+même dès qu'il en avait eu connaissance en le qualifiant «un cas si
+énorme qu'il n'y avait que le pape seul qui en pouvait absoudre» des
+gens passionnés et violents, comme il s'en rencontre toujours dans les
+grandes commotions populaires, voulurent qu'Amyot en eût été complice.
+Un certain Claude Trahy, gardien des cordeliers à Auxerre, le publia
+partout et même dans la chaire déclarant que non-seulement l'évêque et
+grand aumônier avait connu par avance l'attentat projeté, mais qu'il
+l'avait conseillé et que, le meurtre accompli, il avait donné au prince
+l'absolution sacramentelle.
+
+Ces calomnies n'eurent que trop d'écho dans la ville où le cordelier
+jouissait d'un certain crédit et il réussit à prévenir absolument le
+populaire et même une partie de la bourgeoisie contre l'évêque que Trahy
+haïssait parce que les jésuites lui avaient été préférés pour la
+direction du collége. Amyot averti cru prudent d'ajourner son retour et
+d'attendre que, par la réflexion, le calme se fit dans les esprits et il
+ne se mit en route que plusieurs mois après, vers le temps du carême.
+Mais les ennemis du prélat avaient continué par leurs discours et même
+par des prédications d'entretenir l'irritation et, le mercredi saint,
+lorsqu'Amyot rentra dans sa ville épiscopale, il courut par deux fois
+risque de la vie; lui-même nous l'apprend dans le mémoire qu'il crut
+devoir écrire pour se justifier. «La pistole (pistolet) lui fut
+présentée à l'estomac par plusieurs fois et il y eut plusieurs coups
+d'arquebuse tirés, de sorte qu'il fut obligé pour se sauver la vie
+d'entrer promptement dans la maison d'un chanoine et passer de celle-là
+dans une autre, pour faire perdre sa trace à ceux qui le poursuivaient.»
+Sa crainte était d'autant mieux fondée que sur la place de St-Étienne il
+avait pu voir et entendre un émissaire du cordelier qui, armé d'une
+hallebarde, criait à pleine gorge: «Courage, soudard, messire Jacques
+Amyot est un méchant homme, pire que Henri de Valois. Il a menacé de
+faire pendre notre maître Trahy; mais il lui en cuira.»
+
+L'influence du cordelier et de ses adhérents fut telle que l'évêque ne
+put officier dans la cathédrale et même il dut s'abstenir d'assister aux
+offices dans les jours les plus solennels; ses ennemis prétendaient et
+avaient fait croire qu'il était excommunié et suspendu _à divinis_ comme
+ayant communiqué avec le roi et pour d'autres motifs qu'on ne précisait
+point. Pour ramener à l'obéissance les opposants soit du peuple, soit du
+clergé, il ne fallut rien moins que des lettres d'absolution en forme
+signées du cardinal Cajetan, avec défense au chapitre comme au frère
+Trahy de molester désormais leur évêque. Ces lettres, datées de Paris (6
+février 1509), mirent fin à la persécution et le prélat, après avoir été
+félicité par cinq membres du chapitre au nom de leurs collègues, se vit
+réintégré dans toutes ses fonctions et n'eut plus à souffrir de
+nouvelles épreuves; aussi se fit-il un devoir comme un plaisir de
+résider dans son diocèse, ce qui lui fut d'autant plus facile que, par
+la mort de Henri III, tous ses liens avec la cour se trouvaient rompus.
+
+«Il commença donc, dit l'abbé Le Boeuf, à ne plus s'occuper que des
+fonctions spirituelles, et dès le 7 mars, jour des Cendres, il reprit
+son ancien usage de prêcher, sans paraître déconcerté ni ému par tout ce
+qui était arrivé depuis un an, sans employer les invectives ni les
+déclamations contre personne; ce qui parut digne d'admiration à ceux
+qui ne le connaissaient pas encore parfaitement. Mais son secrétaire,
+continuateur de sa vie, dit que, quoiqu'il fût enclin à la colère,
+cependant il se retenait facilement; il n'était aucunement vindicatif,
+et ne savait ce que c'était que de reprocher à personne les anciennes
+fautes. Il passait pour mélancolique, sévère et d'un abord difficile;
+mais il ne paraissait tel qu'à ceux qui le voyaient rarement. Il était
+franc, candide, ingénu, ouvert, parlait librement et sans flatterie, ne
+déguisant point aux grands ni aux princes leurs propres défauts.»
+
+Son biographe nous apprend aussi «qu'il aimait la musique et qu'étant
+dans son palais épiscopal, il ne rougissait» point de chanter sa partie
+avec des musiciens. Un fait assez curieux et qu'il ne faut pas oublier,
+c'est que l'invention du bizarre instrument, si longtemps en usage dans
+les paroisses sous le nom de _serpent_, fut due à l'un des chanoines
+d'Auxerre vers 1590.
+
+Amyot, dont la constitution était robuste, vécut jusqu'à l'âge de
+quatre-vingts ans où, miné par une fièvre lente, il succomba le 6
+février 1593, dans les sentiments d'une grande piété. Rouillard nous
+donne à propos de ses obsèques ce détail intéressant: «Comme on le
+voulut enterrer au devant du maître-autel de son église cathédrale, et
+qu'on vînt à fouiller, on y trouva une sépulture de pierre, vide, en
+laquelle autrefois avait été posé le corps d'une comtesse d'Auxerre,
+nommée Mathilde, peut-être Mathilde ou Mahaut de Courtenay, comtesse
+d'Auxerre environ l'an 1300; et là fut déposé le corps d'icelui évêque,
+avec beaucoup de cérémonies, pompes et honneurs funèbres.»
+
+En outre de ce qui revenait à ses héritiers naturels, Amyot fit un assez
+grand nombre de legs pieux; il laissa en particulier cinq cents livres à
+l'hôpital d'Auxerre. Il n'est pas exact d'ailleurs qu'on ait trouvé chez
+lui beaucoup d'argent ainsi que l'ont prétendu des biographes qui
+écrivaient longtemps après sa mort et dont les assertions ont été trop
+facilement acceptées. D'abord, en devenant évêque, il avait résigné la
+plus grande partie de ses bénéfices. À une certaine époque, sans doute,
+grâce à la munificence des rois ses anciens élèves, et aux émoluments de
+ses hauts emplois, il était devenu presque riche, mais les premiers
+tumultes de la Ligue naissante, en outre de la persécution dont on a
+parlé, lui firent essuyer de grandes pertes qu'on évalue au minimum, à
+cinquante mille écus. Aussi au mois d'août 1509, écrit-il au duc de
+Nevers: «Me trouvant, pour le présent, le plus affligé, détruit, et
+ruiné pauvre prêtre qui soit, comme je crois, en France... le tout pour
+avoir été officier et serviteur du roi; étant demeuré nu et dépouillé de
+tous moyens; de manière que je ne sais plus de quel bois (comme l'on
+dit) faire flèche, ayant vendu jusqu'à mes chevaux pour vivre; et pour
+accomplissement de tout malheur, cette prodigieuse et monstrueuse
+mort[4] étant survenue, me fait avoir regret à ma vie.»
+
+Et précisément, ces épreuves, si pénibles qu'elles fussent, étaient
+envoyées au digne évêque pour le détacher de ce qui passe et aussi lui
+servir d'une sorte d'expiation pour sa préoccupation longtemps trop
+exclusive (comme on l'a vu), des études profanes. Mais nous
+appartient-il de l'en blâmer nous qui lui devons tant de travaux d'une
+utilité si grande au point de vue littéraire, et en particulier ces
+_Vies des Hommes illustres_, dont la traduction, par le mérite du style,
+est devenue un livre original.
+
+Grâce au bon Amyot, comme l'appelait Bernardin de St-Pierre, et à sa
+langue facile, colorée, abondante et qui jaillit à grands flots de la
+meilleure source gauloise, le _bon_ Plutarque est pour nous tout
+français et ses héros, grecs et romains, nous sont familiers autant que
+ceux de notre pays, voire les contemporains. Pour les lettrés et les
+hommes de savoir et d'étude, ce livre est une mine qu'on ne se lasse pas
+de fouiller assuré d'y trouver toujours quelques nouveau filon. Pour
+d'autres lecteurs et en particulier pour les jeunes gens, la traduction
+d'Amyot ne serait pas toujours sans inconvénient; car dans sa langue
+hardie, qui d'ailleurs était celle de son temps, il use peu des
+périphrases, et certains détails de moeurs, qui ne sont point à l'honneur
+des Grecs et des Romains, nous sont présentés dans toute leur nudité.
+Cet inconvénient, qui tient à la consciencieuse fidélité du traducteur
+comme à la langue qu'il parlait, nous ne pouvions le dissimuler et
+néanmoins nous trouvons, que c'est avec toute raison qu'Amyot a pu dire,
+en parlant de son livre, dans son excellente épître _aux lecteurs_:
+
+«Si nous sentons un plaisir singulier à écouter ceux qui retournent de
+quelque lointain voyage, racontant les choses qu'ils ont vues en étrange
+pays, les moeurs des hommes, la nature des lieux, les façons de vivre
+différentes des nôtres: et si nous sommes quelquefois si ravis d'aise et
+de joie, que nous ne sentons point le cours des heures, en oyant deviser
+un sage, disert et éloquent vieillard, en la bouche duquel court un flux
+de langue plus doux que miel, quand il va récitant les avant ures qu'il a
+eues en ses verts et jeunes ans, les travaux qu'il a endurés et les
+périls qu'il a passés: combien plus devons-nous sentir de ravissement,
+d'aise et d'ébahissement de voir en une belle, riche et véritable
+pointure d'éloquence, les cas humains représentés au vif, et les
+variables accidents que la vieillesse du temps a produits dès et depuis
+l'origine du monde, les établissements des empires, ruines des
+monarchies, accroissements ou anéantissements des royaumes, et tout ce
+qui oncques a été de plus émerveillable par l'univers? le tout
+représenté si vivement qu'en le lisant nous nous sentons affectionnés,
+comme si les choses n'avaient pas été faites par le passé, ains (_mais_)
+se faisaient présentement et nous en trouvons passionnés de joie, de
+pitié, de peur et d'espérance, ni plus ni moins presque que si nous
+étions sur le fait, sans être en aucune peine ou danger, ains avec le
+contentement qu'apporte la récordation en sûreté des maux que l'on a
+autrefois endurés.»
+
+Ailleurs il dit plus éloquemment encore:
+
+«Au demeurant, quant à ceux qui vont disant que le papier endure tout,
+s'il y en a aucuns qui à fausses enseignes usurpent le nom d'historiens,
+et qui par haine ou faveur offensent la majesté de l'histoire, en y
+mêlant quelque mensonge, cela n'est point la faute de l'histoire, ainsi
+des hommes partiaux qui abusent indignement de ce nom pour déguiser et
+couvrir leur passion: ce qui n'adviendra jamais si celui qui écrit
+l'histoire a les parties qui lui sont nécessairement requises pour
+mériter le nom d'historien, qu'il soit dépouillé de toute affection,
+sans envie, sans haine ni flatterie, versé aux affaires du monde,
+éloquent, homme de bon jugement, pour savoir discerner ce qui se doit
+dire et ce qui se doit laisser, et ce qui nuirait plus à déclarer qu'il
+ne profiterait à reprendre et condamner; attendu que sa fin principale
+doit être de servir au public, et qu'il est comme un greffier, tenant
+registre des arrêts de la cour et justice divine, les uns donnés selon
+le style et portée de notre faible raison naturelle, les autres
+procédant de puissance infinie et de sapience incompréhensible à nous
+par-dessus et contre tout discours d'humain entendement, lequel ne
+pouvant pénétrer jusques au fond des jugements de la divinité, pour en
+savoir les motifs et les fondements, en attribue la cause à ne sais
+quelle fortune, qui n'est autre chose que fiction de l'esprit de l'homme
+s'éblouissant à regarder une telle splendeur et se perdant à sonder un
+tel abîme, comme ainsi soit que rien n'advient, ni ne se fait sans la
+permission de Celui qui est justice même et vérité essentielle, devant
+qui rien n'est futur ni passé et qui sait et entend les choses casuelles
+nécessairement. Laquelle considération enseigne aux hommes de s'humilier
+sous sa puissante main, en reconnaissant qu'il y a une cause première
+qui gouverne supernaturellement, d'où vient que ni la hardiesse n'est
+pas toujours heureuse, ni la prudence bien assurée.»
+
+Si la prose d'Amyot est excellente, exquise, on ne saurait en dire
+autant de sa poésie. Dans ses récits il lui arrive assez souvent de
+citer les poètes, et par un scrupule regrettable, le consciencieux
+traducteur croit ne pouvoir le bien faire qu'à l'aide du mètre et de la
+rime. Mais ses vers, les plus hétéroclites du monde, tout en se
+conformant à la prosodie pour la mesure, sont de ceux qu'aucun vrai
+poète n'oserait avouer. Pourtant on sent qu'ils ont dû coûter
+horriblement à leur auteur, et que sur chacun d'eux, bourré de
+chevilles, il aura, selon l'expression vulgaire, mais énergique, il aura
+sué sang et eau. Quelle différence avec sa prose si coulante et si
+savoureuse! Mais:
+
+ Pour lui Phébus est sourd et Pégase est rétif!
+
+Le bon Amyot eut eu besoin sous ce rapport de prendre conseil de son
+royal élève Charles IX, dont les vers charmants à Ronsard sont dignes du
+poète.
+
+ L'art de faire des vers, doit-on s'en indigner,
+ Doit être à plus haut prix que celui de régner.
+ Tous deux également nous portons des couronnes;
+ Mais roi, je les reçois, poète, tu les donnes.
+ Ton esprit enflammé d'une céleste ardeur
+ Éclate par soi-même et moi par ma grandeur.
+ Si du côté des dieux je cherche l'avantage,
+ Ronsard est leur mignon et je suis leur image.
+ Ta lyre, qui ravit par de si doux accords,
+ T'assure les esprits dont je n'ai que les corps;
+ Elle t'en rend le maître et te sait introduire
+ Où le plus fier tyran ne peut avoir d'empire.
+
+[4] Celle de Henri III, son bienfaiteur.
+
+
+
+
+ANDRIEUX
+
+
+Andrieux (François-Guillaume-Jean-Stanislas), né à Strasbourg, le 6 mai
+1759, est connu surtout par des comédies, la pièce des _Étourdis_ entre
+autres, et des contes en vers et en prose dont quelques-uns sont
+charmants. Qui n'a lu le _Meunier sans souci_? Par malheur, plusieurs de
+ces récits ne sont point des plus louables, soit pour le fond, soit pour
+la forme: ainsi, l'_Épître au Pape_ (1790); la _Querelle de saint Roch
+et de saint Thomas_ (1792); la _Bulle d'Alexandre VI_ (1802). Tout cela
+se sent trop de l'esprit du temps, de l'esprit du dix-huitième siècle
+dont le poète partageait les préjugés. Il est juste de dire que ces
+pièces, parues dans divers recueils périodiques de l'époque, n'ont point
+été comprises par Andrieux dans la collection de ses oeuvres.
+
+«Professeur pendant trente années au Collége de France, dit un
+biographe[5], il a formé plusieurs générations d'hommes qui, en diverses
+carrières, ont illustré la France. Il fut jugé intègre, législateur sans
+ambition, poète aimable, joyeux auteur.» C'est de lui ce beau vers
+inspiré par Ducis, son ami:
+
+ L'accord d'un beau talent et d'un beau caractère.
+
+Andrieux mourut à Paris, le 9 mai 1833. Quoique déjà malade, il se
+refusait à quitter sa chaire:
+
+--Un professeur doit mourir en professant, répondait-il au médecin qui
+lui parlait de repos. C'est mon seul moyen d'être utile maintenant:
+qu'on ne me l'enlève pas; si on me l'ôte, il faut donc me résoudre à
+n'être bon à rien.
+
+--Vous y périrez!
+
+--Eh bien! c'est mourir au champ d'honneur.
+
+«Sa parole était simple, spirituelle, malicieuse quelquefois, jamais
+maligne et toujours empreinte d'une exquise urbanité», a dit M. Berville
+dans sa notice... «Nul ne contait mieux, ne lançait mieux une saillie,
+ne relevait mieux son discours par le charme du débit et par la vivacité
+d'une pantomime expressive..... Aussi deux heures avant la leçon, toutes
+les places étaient prises.»
+
+Cependant ni l'indépendance ni la fermeté ne manquaient au besoin à son
+caractère. Après avoir fait partie du Conseil des Cinq-Cents (1798),
+membre du Tribunat (1800), il fit dire de lui au premier Consul:
+
+«Il y a dans Andrieux autre chose que des comédies.»
+
+Un jour, Bonaparte se plaignant devant lui des hostilités du Tribunat,
+qui se montrait souvent opposé aux actes de son administration, Andrieux
+répondit avec son fin sourire:
+
+«Vous êtes de la section de mécanique (à l'Institut), et vous savez
+qu'on ne s'appuie que sur ce qui résiste.»
+
+Rendu à la vie privée par la suppression du Tribunat (19 août 1807),
+Andrieux s'en consola en disant: «J'ai rempli des fonctions importantes
+que je n'ai ni désirées ni demandées, ni regrettées; j'en suis sorti
+aussi pauvre que j'y étais entré, n'ayant pas cru qu'il me fût permis
+d'en faire des moyens de fortune et d'avancement. Je me suis réfugié
+dans les lettres, heureux d'y retrouver un peu de liberté, de revenir
+tout entier aux études de mon enfance et de ma jeunesse, études que je
+n'ai jamais abandonnées, mais qui ont été l'ordinaire emploi de mes
+loisirs, qui m'ont procuré souvent du bonheur et m'ont aidé à passer les
+mauvais jours de la vie.»
+
+Ces _mauvais jours_ ils étaient pour Andrieux la conséquence de la
+suppression de son emploi, car sans fortune et père de famille, ayant à
+sa charge, avec de jeunes enfants, une mère et une soeur, il se trouvait
+dans une situation fort difficile. C'est alors que Fouché, ministre de
+la police, qui en fut instruit, l'ayant fait venir, lui offrit une place
+de censeur en ajoutant:
+
+--On ne peut craindre avec moi que la censure dégénère en inquisition.
+Ce ne sera qu'une censure _anodine_. Je ne prétends nullement comprimer
+la pensée: les idées libérales se sont réfugiées dans mon ministère.
+
+--Tenez, citoyen ministre, répondit Andrieux, mon rôle est d'être pendu,
+non d'être bourreau.
+
+Et il sortit. À quelque temps de là eut lieu la proclamation de
+l'Empire. Un matin, une voiture à la livrée impériale s'arrête devant la
+modeste habitation dont Andrieux était un des locataires. Un personnage
+en descend, devant lequel la porte s'ouvre, et, à la grande surprise
+d'Andrieux, on annonce:
+
+--Son Altesse le prince Joseph Napoléon!
+
+Collègue d'Andrieux au Corps législatif, et d'habitude assis près du
+futur académicien avec lequel il aimait à s'entretenir, Joseph, dans la
+prospérité, ne l'avait point oublié. Allant à lui de l'air le plus
+affectueux et serrant sa main, il lui dit:
+
+«Il me tombe sur les bras une grande fortune, il faut que mes amis
+m'aident à en faire bon usage.»
+
+Andrieux fut nommé bibliothécaire du prince avec 6,000 francs
+d'appointements; puis membre de la Légion d'honneur; deux ans après, il
+devint bibliothécaire du Sénat et professeur de grammaire et
+belles-lettres à l'École polytechnique. En 1814, il fut nommé professeur
+de littérature au Collége de France.
+
+Andrieux n'oublia jamais à qui il était redevable de son heureuse
+situation. Le portrait de Joseph avait la place d'honneur dans son
+cabinet, et tous les ans ses lettres venaient témoigner de sa fidèle et
+pieuse gratitude en portant au bienfaiteur le souvenir de l'obligé. Dans
+le _Dialogue entre deux journalistes sur les mots Monsieur et Citoyen_
+(1797), Andrieux parle ainsi de lui-même.
+
+ Mon esprit n'admet rien qui soit exagéré,
+ Et j'ai même eu l'affront qu'on me crût modéré.
+
+On peut juger par ces deux vers de la nature de son talent et l'on ne
+s'étonnera pas si nous ajoutons, qu'aujourd'hui la forme chez lui paraît
+un peu démodée.
+
+[5] _Biographie Universelle_
+
+
+
+
+D'ASSAS ET DESILLES
+
+I
+
+D'ASSAS.
+
+
+D'Assas (chevalier), natif du Vigan, était capitaine au régiment
+d'Auvergne. Pendant la nuit du 15 au 16 octobre 1760, il commandait près
+de Closter-Camp, en Westphalie, une garde avancée. Sorti vers l'aube
+pour inspecter les postes, il tomba tout à coup au milieu d'une division
+ennemie qui se glissait silencieusement à travers les bois pour
+surprendre l'armée française endormie dans ses campements. Le capitaine
+d'Assas se voit aussitôt entouré; les épées et les baïonnettes se
+croisent sur sa poitrine, en même temps qu'une voix à l'accent impérieux
+et menaçant murmure à ses oreilles:
+
+--Pas un cri, pas un mot, ou vous êtes mort!
+
+Se taire cependant pour d'Assas c'était compromettre le salut de l'armée
+française que l'ennemi ne pouvait manquer de surprendre. Le chevalier
+l'a compris et il n'hésite pas; d'une voix éclatante qui retentit dans
+les plus lointaines profondeurs du bois et que l'écho porte soudain aux
+avant-postes français, il s'écrie:
+
+--À moi, d'Auvergne, voilà l'ennemi!
+
+À l'instant, il tombe la poitrine criblée de blessures, il tombe, mais
+en tournant les yeux vers le ciel dont la justice ne refuse jamais sa
+récompense à l'héroïque accomplissement du devoir. Et sur la terre après
+lui, avec ce magnanime exemple qui égale s'il ne les surpasse les traits
+les plus sublimes de l'antiquité trop vantée, d'Assas laissait un renom
+immortel; car tant que la France sera la France, tant que dans nos
+armées le patriotisme et le dévouement seront en honneur, le souvenir du
+héros de Closter-Camp fera palpiter les coeurs généreux.
+
+D'Assas n'avait point de fortune; une pension de 1,000 livres fut
+assurée à sa famille. Cette pension, la Révolution, qui parlait si haut
+de patriotisme, eut l'indignité de la supprimer, mais les terroristes
+balayés, elle fut rétablie.
+
+
+II
+
+DESILLES.
+
+Au nom de d'Assas, il nous semble juste d'associer celui de Desilles,
+beaucoup moins populaire, et qui cependant méritait de conserver la
+célébrité dont il a joui naguère, mais trop peu de temps. Car le
+dévouement de Desilles ne fut pas moins admirable, sinon plus admirable
+que l'héroïsme de d'Assas, puisqu'il fut conseillé par la réflexion, et
+se produisit dans des circonstances singulièrement difficiles et
+douloureuses. Comme on l'a dit, plût à Dieu qu'il eût eu alors un plus
+grand nombre d'imitateurs!
+
+Après la fédération du 14 juillet 1790, l'armée, ce fut le grand malheur
+de l'époque, se vit travaillée par l'esprit d'insubordination. À Nancy,
+notamment, la garnison, composée de trois régiments, ceux du
+_Mestre-de-Camp_, de _Châteauvieux_ et de _Roi-Infanterie_, se mit en
+pleine révolte. Desilles (Antoine-Joseph-Marc), né à Saint-Malo le 7
+mars 1767, et par conséquent âgé de vingt-trois ans seulement, était
+officier dans le dernier de ces régiments, mais absent par suite d'un
+congé. À peine a-t-il appris ce qui se passe à Nancy que, malgré les
+larmes de sa mère et de ses soeurs tourmentées de cruels pressentiments,
+il repart en poste pour sa garnison et vient rejoindre sa compagnie dans
+l'espérance de la ramener ou de la maintenir dans le devoir, tout au
+moins d'empêcher les violences et les excès. Le 31 août, le marquis de
+Bouillé, à la tête de troupes peu nombreuses, mais sur lesquelles il
+pouvait compter, se présente devant la place. Avant d'en venir à
+l'_ultima ratio_, il voulut essayer des négociations qui paraissaient
+devoir aboutir, lorsque les meneurs, inquiets de voir les dispositions
+meilleures de la populace et des soldats, s'efforcèrent de raviver la
+sédition, et par des calomnies et des mensonges, les provoquèrent à
+commencer les hostilités.
+
+--Feu, feu, sur ces brigands! balayez-nous cette canaille! criaient-ils
+aux artilleurs qui se tenaient mèche allumée devant une pièce chargée à
+mitraille, tandis qu'on voyait s'avancer, l'arme au bras, croyant tout
+arrangé, l'avant-garde de Bouillé, composée de gardes nationaux et de
+Suisses.
+
+Un artilleur, trop docile à la voix des furieux, approche du canon la
+mèche enflammée, qu'un officier, Desilles, lui arrache des mains, en
+même temps qu'il se précipite devant la bouche du canon en criant d'une
+voix vibrante:
+
+--Mes amis, à quoi pensez-vous? ne tirez pas! ce sont des braves comme
+vous, des compatriotes, des frères! L'Assemblée nationale les envoie;
+voulez-vous désobéir, déshonorer notre drapeau?
+
+Vaines supplications! on l'arrache violemment du canon, mais il se
+précipite aussitôt sur une pièce de vingt-quatre à laquelle on allait
+mettre le feu et s'asseoit sur la lumière en se cramponnant des deux
+mains au bronze et murmurant:
+
+--Non, non, vous me tuerez plutôt! Au nom de la France, mes amis, ne
+permettez pas cette guerre fratricide, impie...
+
+Il n'achève pas. Quatre coups de feu partis de divers côtés,
+l'atteignent à la fois! Tombé du canon, foulé aux pieds, menacé par les
+baïonnettes, il est enlevé tout sanglant par un brave garde national du
+nom de Hoener, qui lui fait un rempart de son corps. «Cependant, dit
+Bouillé dans ses _Mémoires_, les canons partent et jettent par terre
+cinquante ou soixante hommes de l'avant-garde; le reste, suivi des
+grenadiers français, se précipite avec furie sur les canons, ils s'en
+emparent ainsi que de la porte de Stainville que ces canons
+défendaient,» et facilitent le passage aux troupes. L'insurrection put
+ainsi être réprimée.
+
+Cependant le jeune Desilles, transporté dans une maison voisine, vit
+poser le premier appareil sur ses blessures qu'on jugeait des plus
+graves, mais non pas peut-être mortelles. Illusion, hélas! après six
+semaines de souffrances cruelles, il succomba (17 octobre 1790), consolé
+du moins sur son lit de douleur par les espérances chrétiennes et par
+des témoignages universels de sympathie. Le roi Louis XVI lui avait fait
+remettre la croix de chevalier de Saint-Louis, en même temps que
+l'Assemblée nationale, par l'organe de son président, lui adressait ses
+félicitations. De Saint-Malo, pareillement une députation arrivait pour
+témoigner à Desilles des sentiments de ses compatriotes. D'un bout de la
+France à l'autre, l'écho faisait retentir son nom, acclamé avec
+enthousiasme, mais autour duquel bientôt le silence se fit, quand
+tonnèrent les refrains de la _Carmagnole_ et du _Ça ira_ et que le
+peuple égaré, frénétique, prodiguant ses bravos à de monstrueuses
+apothéoses, conduisait un Marat au Panthéon pour le précipiter plus tard
+à l'égout.
+
+Pour en revenir à Desilles, on regrette que les _Mémoires de Bouillé_
+consacrent si peu de lignes à son sublime dévouement.
+
+«Des soldats, qui n'avaient pas suivi leurs drapeaux, se prennent de
+querelle avec mon avant-garde composée de Suisses. Ils veulent faire feu
+sur elle de plusieurs pièces de canon chargées à cartouches qu'ils
+avaient placées à l'entrée de la porte. Un jeune officier du régiment du
+roi, nommé Desilles, les arrête quelque temps. Il se met devant la
+bouche du canon, ils l'en arrachent; il s'assied sur la lumière d'un
+canon de vingt-quatre, ils le massacrent...»
+
+Et c'est tout, mais ce n'est pas assez assurément! On a peine à
+comprendre qu'un ancien chef d'armée passe aussi rapidement, je pourrais
+dire légèrement, sur ce sublime épisode. On s'étonne que, dominé par je
+ne sais quelle préoccupation, il n'ait pas eu davantage à coeur de mettre
+en relief et de glorifier, pour l'exemple, l'héroïsme de ce martyr de
+l'honneur et de la discipline militaire.
+
+Voici de la même époque à peu près, un trait d'autant plus admirable que
+son auteur est resté volontairement inconnu.
+
+Un grenadier garde-française sauve de la mort son chef dont le peuple
+croyait avoir beaucoup à se plaindre.
+
+«Grenadier, quel est ton nom? demande le duc de Châtelet reconnaissant.
+
+--Colonel, répond le soldat, mon nom est celui de tous mes camarades.
+Nous nous appelons: le Régiment.»
+
+
+
+
+HUGUES AUBRIOT
+
+
+Non seulement le nom de ce célèbre prévôt de Paris a été donné à l'une
+des rues nouvelles de la capitale mais sa statue est une de celles qui
+décorent la façade de l'Hôtel de Ville. Ces honneurs, Aubriot les
+mérite, d'après les historiens, en dépit de graves reproches qui pèsent
+sur sa mémoire. Venu de Dijon, où il était né, à Paris, et recommandé
+par le duc de Bourgogne, Philippe le Hardi, son seigneur, il se fit
+remarquer du roi Charles V qui, satisfait de ses premiers services, le
+nomma, vers 1364, prévôt et capitaine de Paris. Dans ce poste
+considérable, qu'il occupa durant dix-sept années, Aubriot témoigna
+d'une activité rare et d'un caractère énergique et résolu, trop même
+parfois peut-être.
+
+Non-seulement il fit exécuter des travaux en grand nombre pour la
+défense comme pour la salubrité de la capitale, mais à ces travaux il
+employa de gré ou de force les vagabonds et les malfaiteurs si nombreux
+dans la ville depuis les troubles du règne précédent. Grâce à une police
+sévère et vigilante, les voleurs disparurent et les bourgeois honnêtes
+ne craignirent plus de s'aventurer, même le soir, dans les rues de la
+capitale.
+
+Les tapages des écoliers de l'Université, trop enclins parfois à abuser
+de leurs priviléges, durent cesser, mais le prévôt, dans la répression
+des abus, ne tint pas assez compte des droits établis, des exigences du
+temps et montra parfois plus de passion que de prudence.
+
+Il fit défense aux marchands de vendre ou de prêter des armes aux
+écoliers, sans sa permission expresse; mais de plus, pour arrêter les
+incursions de ces derniers, il construisit, au bout du pont
+Saint-Michel, le petit Châtelet, dans lequel il fit creuser deux cachots
+qu'il appelait par dérision le clos _Bruneau_ et la _rue de Fouarre_.
+
+L'Université, traitée plusieurs fois avec peu d'égards par le prévôt,
+vit là, et pas à tort, sans doute, une nouvelle injure à son adresse, et
+la perte d'Aubriot fut résolue. Pour son malheur, malgré ses grandes
+qualités comme administrateur, Aubriot n'avait pas su se concilier
+l'estime des honnêtes gens par une vie exemplaire et bien au contraire.
+Tout en faisant la part des exagérations, il ne semble pas douteux qu'il
+y eut trop de vérité dans les accusations si graves qui s'élevèrent de
+divers côtés à la fois contre lui, et que nous trouvons reproduites dans
+le _Laboureur_ et Jean Juvénal des Ursins, écrivains contemporains.
+Voici ce que nous lisons dans l'_Histoire de Charles VI, roi de France_,
+par le dernier:
+
+«Hugues Aubriot, natif de Bourgogne, lequel, par le moyen du duc
+d'Anjou, fut fait prévôt de Paris, estoit et si avoit un grand
+gouvernement des finances. Il fit plusieurs notables édifices à Paris,
+le pont Saint-Michel, les murs de devers la bastille Saint-Antoine, le
+Petit-Chastelet et plusieurs autres choses dignes de grande mémoire.
+Mais, sur toutes choses, avoit, en grande irrévérence les gens d'église,
+et principalement l'Université de Paris. Et tellement que secrètement on
+fit enqueste de son gouvernement et de sa vie qui estoit très-orde et
+deshonneste en toute ribaudise, à decevoir femmes, et ne croyoit point
+le saint sacrement de l'autel, et s'en moquoit et ne se confessoit point
+et estoit un très mauvais catholique. En plusieurs et diverses hérésies
+estoit encouru et ne craignoit aucune puissance pour ce qu'il estoit
+fort en la grâce du roy et des seigneurs. Toutefois fut fort poursuivi
+par l'Université et gens d'église, tellement qu'on le prit et
+emprisonna-t-on, et à la fin fut content de se rendre prisonnier ès
+prisons de monsieur l'evesques de Paris. Et fut examiné sur plusieurs
+points, lesquels il confessa, et fut trouvé par grands clercs à ce
+cognoissans qu'il estoit digne d'être brûlé. Mais à la requeste des
+princes, cette peine lui fut relaschée, et seulement aux parvis
+Notre-Dame fut publiquement presché et mitré par l'Évêque de Paris,
+vestu en habit pontifical, et fut déclaré en effet estre de la loy des
+Juifs et contempteur des sacrements ecclésiastiques et avoir encouru les
+sentences d'excomuniement qu'il avoit par longtemps contemnées et
+méprisées. Et le condamna-t-on à estre perpétuellement en la fosse au
+pain et à l'eau.»
+
+Il fut enfermé dans un des cachots de cette même Bastille qu'il avait
+fait construire; de là, dit-on, transféré dans les prisons de l'évêque
+de Paris. Mais l'année suivante (1382), lors de l'insurrection
+populaire, dite des Maillotins, il fut délivré «et vinrent (les mutins),
+aux prisons de l'évêque de Paris, et rompirent tout, et délivrèrent
+ceux qui estoient, et mesmement Hugues Aubriot, qui estoit condamné
+comme dit est; et lui fut requis qu'il fust leur capitaine, lequel le
+consentit mais la nuit s'en alla... Et le lendemain vinrent à l'hostel
+de Hugues Aubriot, et le cuidoient (pensaient) trouver pour le faire
+leur capitaine. Et quand ils virent qu'il n'y estoit pas, furent comme
+enragés et desplaisans, et commencèrent à entrer en fureur, et vouloient
+aller abattre le pont de Charenton.»
+
+Aubriot, qui n'avait eu que le tort d'exagérer le principe d'autorité et
+qui à aucun prix ne voulait jouer le rôle de Marcel et se faire chef de
+révoltés, ayant quitté Paris dans la nuit même de sa délivrance, se
+retira dans son pays natal à Dijon, et il y mourut peu de temps après,
+1382 ou 1383.--D'après sa conduite dans cette dernière période de sa
+vie, on peut croire que son repentir était sincère et qu'il y persévéra
+jusqu'à la fin.
+
+
+
+
+SYLVAIN BAILLY
+
+I
+
+
+Bailly, célèbre comme savant avant la Révolution est aujourd'hui connu
+surtout par sa fin tragique. À peine âgé de vingt-quatre ans[6], il
+comptait déjà parmi les astronomes distingués. Élu membre de l'académie
+des sciences à l'âge de vingt-sept ans (1763), il devint plus tard
+membre de l'académie française, (1783) et deux ans après de celle des
+inscriptions et belles-lettres. Ces distinctions, il les devait à ses
+publications littéraires et scientifiques encore que les dernières
+surtout aux yeux des juges compétents aient aujourd'hui perdu beaucoup
+de leur valeur.
+
+«Bailly par des études opiniâtres avait acquis beaucoup d'instruction;
+mais il avait le jugement faux ou du moins sujet à s'égarer en
+poursuivant des systèmes qui ne sont fondés sur rien de précis. Son
+_Histoire de l'astronomie_ est un véritable roman de physique dont le
+but est de faire le monde très vieux contrairement aux écrivains, sacrés
+et profanes, qui en ont déterminé l'âge, en opposition, d'ailleurs avec
+l'aspect du globe et les découvertes de la géologie. Qui pourra
+concevoir en effet la possibilité d'une révolution qui aura transporté
+la Sibérie des régions équinoxiales aux régions polaires; qui trouvera
+comme lui dans les Samoyèdes les pères des sciences et des arts? Son
+histoire de l'astronomie indienne n'est pas moins remplie de paradoxes,
+il en est de même des _Lettres de l'Atlantide_ et sur l'origine des
+sciences. Aussi, tout en reconnaissant en lui de l'imagination, de la
+science et le talent d'écrire, les savants de son temps appelèrent ses
+systèmes astronomiques: Les _Rêveries de Bailly_[7]».
+
+La réputation d'honnêteté de Bailly le fit nommer, en 1786, membre de la
+commission chargée d'inspecter les hôpitaux. Le rapport de Bailly choisi
+par ses collègues pour tenir la plume, n'est pas le moins intéressant de
+ses ouvrages, quoiqu'il attriste profondément par la révélation d'un
+état de choses qui nous semble aujourd'hui monstrueux. D'abord quand les
+commissaires se présentent à l'Hôtel-Dieu afin d'examiner par eux-mêmes
+l'établissement où les abus leur avaient été particulièrement signalés,
+la porte leur est refusée. «Nous avions besoin de divers éléments, nous
+les avons demandés, aussi bien qu'une personne qui pût nous guider et
+nous instruire; _nous n'avons rien obtenu_.»
+
+«Quelle était donc l'autorité, dit Arago[8], qui se permettait ainsi de
+manquer aux plus simples égards envers des commissaires investis de la
+confiance du roi, de l'académie et du public? Cette autorité se
+composait de divers administrateurs (le type, dit-on, n'est pas
+entièrement perdu) qui regardaient les pauvres comme leur patrimoine,
+qui leur consacraient une activité désintéressée mais improductive; qui
+souffraient impatiemment toute amélioration dont le germe ne s'était pas
+développé dans leur tête ou dans celles de quelques hommes philanthropes
+par naissance ou par privilége d'emploi.»
+
+Malgré ce mauvais vouloir, la commission put remplir sa mission: «ce
+qu'elle fit avec une conscience qui n'avait d'égale que sa patience et
+sa fermeté.» Quelques extraits seulement du rapport de Bailly, analysé
+par Arago, suffiront pour montrer si la susceptibilité des
+administrateurs était légitime.
+
+«En 1786, on traitait à l'Hôtel-Dieu les infirmités de toute nature....
+tout était admis, mais aussi tout présentait une inévitable confusion.
+Un malade arrivant était souvent couché dans le lit et les draps du
+galeux qui venait de mourir.
+
+»L'emplacement réservé aux fous étant très restreint, deux de ces
+malheureux couchaient ensemble. Deux fous dans les mêmes draps! L'esprit
+se révolte en y songeant.
+
+»Dans la salle St-François, exclusivement réservée aux hommes atteints
+de la petite vérole, il y avait quelquefois, faute de place, jusqu'à six
+adultes ou huit enfants dans un lit qui n'avait pas 1 mètre 1/2 de
+large.
+
+»Les femmes atteintes de cette affreuse maladie se trouvaient réunies,
+dans la salle Ste-Monique, à de simples fébricitantes; celles-ci
+étaient livrées comme une inévitable proie à la hideuse contagion dans
+le lieu même où, pleines de confiance, elles avaient espéré recouvrer la
+santé.
+
+»Les femmes enceintes, les femmes en couche étaient également entassées
+pêle-mêle sur des grabats étroits et infects.
+
+»... Dans l'état habituel, les lits de l'Hôtel-Dieu, des lits qui
+n'avaient pas 1 mètre 1/2 de large, contenaient quatre et souvent six
+malades; ils y étaient placés en sens inverse: les pieds des uns
+répondaient aux épaules des autres; ils n'avaient chacun pour leur
+quote-part que 25 centimètres.... Aussi se concertaient-ils, tant que
+leur état le permettait, pour que les uns restassent levés dans la
+ruelle pendant une partie de la nuit, tandis que les autres dormaient.
+
+»... Tel était l'état normal de l'ancien Hôtel-Dieu. Un mot, un seul mot
+dira ce qu'était l'état exceptionnel (en temps d'épidémie); alors on
+plaçait des malades jusque sur les ciels de ces mêmes lits où nous avons
+trouvé tant de souffrances, tant de légitimes malédictions...»
+
+Combien d'autres détails non moins tristes, par exemple, relatifs à la
+salle des opérations et sur lesquels nous glissons pour ne pas trop
+attrister le lecteur.
+
+À qui, d'ailleurs, imputer la longue durée de cette organisation
+vicieuse, inhumaine? «à la vulgaire toute puissance de la routine, à
+l'ignorance!» s'écrie Arago s'appuyant des conclusions de Bailly qui dit
+avec tous les ménagements que la circonstance exigeait:
+
+«L'Hôtel-Dieu existe peut-être depuis le VIIe siècle, et si cet hôpital
+est le plus imparfait de tous, c'est parce qu'il est le plus ancien. Dès
+les premiers temps de cet établissement, on a cherché le bien, on a
+désiré s'y tenir, et la constance a paru un devoir. De là, toute
+nouveauté utile a de la peine à s'y introduire; toute réforme est
+difficile; c'est une administration nombreuse qu'il faut convaincre;
+c'est une masse énorme qu'il faut remuer.»
+
+L'énormité de la masse à remuer ne découragea pas les commissaires de
+l'Académie. Aussi, grâce à leur énergique persistance, les choses
+changèrent, nos hôpitaux furent réformés, transformés, et c'est avec
+toute justice et vérité qu'Arago a pu dire naguère: «Chaque pauvre est
+aujourd'hui couché seul dans un lit, et il le doit principalement aux
+efforts habiles, persévérants, courageux de l'Académie des sciences. Il
+faut que le pauvre le sache et le pauvre ne l'oubliera pas.»
+
+Hélas! il fut trop prompt à l'oublier, au contraire, en ce qui concerne
+Bailly du moins, dont la triste destinée prouve une fois de plus quel
+fond il faut faire sur la popularité, avec la terrible mobilité des
+multitudes, si promptes à subir toutes les influences, et qui, elles
+aussi, tournent au moindre vent. Bailly en fit la cruelle expérience et
+combien ne dut-il pas regretter souvent d'avoir cédé, qui sait à quelle
+tentation fatale d'ambition? au lieu de se contenter de la gloire
+modeste de savant et de lettré, à l'exemple de son maître l'astronome
+Lacaille dont on a dit qu'il était le calculateur le plus courageux et
+l'observateur le plus zélé, le plus actif, le plus assidu qui ait jamais
+existé, «et avec cela» doux, simple, gai, égal avec ses amis; l'intérêt
+ni l'ambition ne le tentèrent jamais; il sut se contenter de peu, sa
+probité faisait son bonheur, les sciences ses plaisirs, et l'amitié ses
+délassements.»
+
+
+II
+
+L'impression que Bailly avait reçue de sa visite dans les hôpitaux et la
+constatation trop facile des énormes abus qui, par le laps du temps, s'y
+étaient introduits, tout probablement contribuèrent à l'entraîner vers
+les «opinions nouvelles» comme on disait à la veille de la révolution.
+Dans l'ordre social aussi, beaucoup d'abus existaient qui appelaient
+l'oeil investigateur et la sollicitude de l'homme d'état s'il s'en fut
+rencontré alors un digne de ce titre soit dans les conseils de la
+couronne soit dans l'assemblée réunie d'abord sous le titre d'États
+généraux. Mais, parmi les honnêtes gens, il ne se trouvait guère que des
+utopistes ou des hommes à idées fausses, et politiquement peu pratiques
+comme Bailly, entraînés tout d'abord par un zèle sincère, mais non pas
+peut-être exempt de vanité et de présomption, à des exagérations dont
+ils comprirent la portée plus tard, s'ils la comprirent, et qui, par
+leur téméraire confiance, ne devaient pas tarder à tout compromettre.
+
+Lors de la convocation des États généraux, Bailly, nommé d'abord grand
+électeur, fut élu député de Paris le 12 mai et le langage qu'il tint à
+cette occasion d'après ses _Mémoires_, prouve les sentiments qui
+l'animaient: «La nation doit se souvenir qu'elle est souveraine et
+maîtresse de tout ordonner..., ce n'est pas quand la raison s'éveille
+qu'il faut alléguer d'anciens priviléges et des préjugés absurdes... je
+louerai les électeurs de Paris qui les premiers ont conçu l'idée de
+faire précéder la Constitution française de la Déclaration des droits de
+l'Homme.»
+
+C'était faire un peu vite bon marché de toute autorité même la plus
+légitime et l'on sent trop dans ce langage le bourgeois gonflé de sa
+soudaine importance qui faisait dire à Bailly avec un étonnement naïf,
+en entrant, le 21 avril, dans la salle des Feuillants: «Je crus respirer
+un air nouveau et je regardai comme un phénomène d'être quelque chose
+dans l'ordre politique par ma seule qualité de citoyen.»
+
+Le 3 juin 1789, Bailly fut nommé doyen ou président des communes. Lors
+de la séance royale du 23, Louis XVI qui, avec tant de grandes vertus,
+manquait de la première qualité de l'homme d'État, la décision, termina
+son discours en disant: «Je vous ordonne, messieurs, de vous séparer
+tout de suite.»
+
+Les membres des deux premiers ordres pour la plus grande partie,
+s'inclinant devant cette expression de la volonté royale, se retirèrent
+pendant que les députés des communes restaient tranquillement à leurs
+places. Le grand maître des cérémonies l'ayant remarqué, s'approcha de
+Bailly, et lui dit:
+
+--Vous avez entendu l'ordre du roi, monsieur.
+
+--Je ne puis pas ajourner l'assemblée sans qu'elle ait délibéré,
+répondit Bailly.
+
+--Est-ce bien là votre réponse et dois-je en faire part au roi?
+
+--Oui, monsieur! répliqua le président, et s'adressant aussitôt aux
+députés qui l'entouraient: «Il me semble, dit-il, que la Nation
+assemblée ne doit pas recevoir d'ordre.»
+
+Ce langage ne peut étonner de la part de celui qui, trois jours avant,
+présidait la fameuse séance dite du Jeu de Paume.
+
+Le surlendemain de la prise de la Bastille, Bailly, venu de Versailles à
+Paris, comme membre de la députation envoyée pour rétablir l'ordre, fut
+proclamé d'enthousiasme maire de Paris, en même temps que Lafayette
+était nommé commandant général de la garde nationale. Bailly, toujours
+un peu naïf, dit au sujet de cette nomination:
+
+«Je ne sais pas si j'ai pleuré, je ne sais pas ce que j'ai dit; mais je
+me rappelle que je n'ai jamais été si étonné, si confondu et si
+au-dessous de moi-même. La surprise ajoutant à ma timidité naturelle
+devant une grande assemblée, je me levai, je balbutiai quelques mots
+qu'on n'entendit pas, que je n'entendis pas moi-même, mais que mon
+trouble plus encore que ma bouche rendit expressifs. Un autre effet de
+ma stupidité subite, c'est que j'acceptai _sans savoir de quel fardeau
+je me chargeais_[9]».
+
+Le nouveau maire de Paris, en effet, le jour même de sa nomination put
+constater «que d'une visite faite à la halle et chez tous les
+boulangers, il résultait que les approvisionnements en grains et farines
+seraient entièrement épuisés en trois jours. Le lendemain tous les
+préposés à l'administration des farines avaient disparu.»
+
+Ce fut là, pendant les deux années que Bailly resta en fonctions, sa
+continuelle et pénible préoccupation, celle de veiller à
+l'approvisionnement d'une population de 800,000 âmes que le besoin
+pouvait pousser aux derniers excès alors surtout que l'ignorance, la
+prévention portaient si facilement la multitude à croire qu'il y avait
+calcul, dessein prémédité de l'affamer. Mais quoi! ce n'était pas
+seulement prévention résultant de l'ignorance; car cette détestable
+calomnie, Marat, l'ennemi acharné de Bailly, ne se lassait pas de la
+répéter dans sa feuille immonde. Chaque matin aussi, sur tous les tons,
+l'infâme répétait: _Que Bailly rende ses comptes!_ alors que la probité
+du maire de Paris devait être à l'abri de tout soupçon. Dans l'Assemblée
+nationale même, ces odieuses provocations trouvaient des échos et du
+haut de la tribune (le 15 juillet 1789) Mirabeau laissait tomber ces
+paroles qu'Arago qualifie si justement d'incendiaires:
+
+«Henri IV faisait entrer des vivres dans Paris assiégé et rebelle, et
+des ministres pervers interceptent maintenant les convois destinés pour
+Paris affamé et soumis.»
+
+Néanmoins ce ne fut qu'après la fuite du roi, à Varennes, que la
+popularité de Bailly parut sérieusement atteinte. On l'accusait, ainsi
+que Lafayette, de complicité tout au moins indirecte dans le départ. De
+là, dans Paris, travaillé par les meneurs, une effervescence croissante,
+de violentes et continuelles agitations qui aboutirent à l'émeute du 17
+juillet 1791, au Champ de Mars où une foule immense s'était donné
+rendez-vous devant l'autel de la Patrie, pour signer la pétition
+réclamant la déchéance de Louis XVI. Le maire de Paris, tous les moyens
+de conciliation épuisés, voyant que la réunion prenait un caractère de
+plus en plus menaçant, après avoir demandé les ordres de l'Assemblée,
+convoque la garde nationale, et à la tête de la municipalité, se
+présente devant la foule qu'il somme à plusieurs reprises, mais
+inutilement de se retirer. Il fallut avoir recours à la force, le
+drapeau rouge est déployé, les gardes nationaux font usage de leurs
+armes, le sang coule, et l'émeute se disperse en laissant sur le carreau
+un certain nombre de victimes, nombre qui, comme toujours, fut exagéré.
+
+Dès lors c'en était fait de la popularité de Bailly qui trois mois
+après, quittant la mairie (12 novembre 1791), se retira d'abord à
+Chaillot, puis à Nantes; mais là, chose triste à dire, le pouvoir
+central, alors aux mains des Girondins, le mit en surveillance et une
+lettre de Roland, ministre de l'intérieur, lui annonça que le
+gouvernement lui retirait le logement que, depuis cinquante ans, sa
+famille occupait au Louvre. En même temps on l'obligeait à payer une
+somme de 6,000 livres, à titre d'indemnité, pour le loyer de l'hôtel
+qu'il avait occupé comme maire de Paris. C'était pour lui la ruine et il
+ne s'acquitta qu'en vendant sa bibliothèque et sa maison de Chaillot. Et
+les temps menacèrent bientôt de devenir pires par la prédominance, dans
+l'Assemblée, des partis violents. Aussi l'un de ses amis, M. de Casaux,
+offrit à Bailly, le supplia même, de prendre passage à bord d'un petit
+bâtiment qu'il avait frété pour sa famille:
+
+«Nous nous rendrons d'abord en Angleterre, lui dit M. de Casaux; si
+vous le préférez, nous irons passer notre exil en Amérique. N'ayez aucun
+souci, j'ai de la fortune; je puis sans me gêner pourvoir à toutes les
+dépenses. Il est sage de fuir une terre qui menace de dévorer ses
+habitants.»
+
+Bailly, malgré les instances de sa femme, refusa: «Depuis le jour,
+répondit-il, où je suis devenu un personnage public, ma destinée se
+trouve invariablement liée à celle de la France; jamais je ne quitterai
+mon poste au moment du danger. En toute circonstance, la patrie pourra
+compter sur mon dévouement. Quoiqu'il doive arriver, je resterai.»
+
+Le 6 juillet 1793, Bailly quittait Nantes pour aller habiter Melun où
+Laplace, son ami, lui avait offert l'hospitalité. Par malheur, peu de
+jours avant, une division de l'armée révolutionnaire était venue occuper
+la ville. Bailly, reconnu en arrivant par un soldat, fut sommé par
+celui-ci de le suivre à la mairie. Mis en état d'arrestation, puis, par
+un ordre du comité du salut public, conduit à Paris et écroué à la
+Force, il en sortit quelque temps après, sous bonne escorte, cité comme
+témoin dans le procès de Marie Antoinette. Mais sa conduite, dans cette
+circonstance, ne fut pas celle qu'espéraient, le jugeant d'après eux,
+les ennemis de la reine. Non-seulement il s'inclina devant elle avec
+l'air du profond respect, mais en entendant certaines imputations
+odieuses de l'acte d'accusation, il ne put retenir le cri de son
+indignation et qualifia, comme elles le méritaient, ces exécrables
+calomnies. Cet acte courageux, qui effaçait bien des fautes, ne lui fut
+pas pardonné par les hommes de la Terreur. Un mois après, traduit devant
+le tribunal révolutionnaire, il fut condamné à périr sur l'échafaud.
+Ramené à la conciergerie, où il resta pendant deux jours encore, Bailly
+conserva son calme et sa fermeté, et par son langage même, on peut
+croire que revenu de bien des illusions, désabusé de beaucoup d'erreurs,
+il se préparait sérieusement à la mort. Quelques-uns de ses compagnons
+de captivité, se plaignant avec amertume et dans un langage qui semblait
+trahir une sorte de regret d'être restés honnêtes:
+
+«Consolez-vous, leur dit-il, il y a une si grande distance entre la mort
+et l'homme de bien et celle du méchant que le vulgaire n'est pas capable
+de la mesurer.»
+
+Le 12 novembre eut lieu l'exécution, cette exécution qui est un des
+épisodes les plus lamentables de nos annales, mais qu'il faut rappeler
+pour la leçon de tous et afin que l'horreur et l'épouvante que soulèvent
+de telles atrocités en rendent à tout jamais le retour impossible. Parmi
+les nombreuses versions qui ont été données de ce tragique évènement,
+nous choisirons de préférence celle de François Arago dont le témoignage
+n'est pas suspect; car, après une enquête minutieuse, tout en s'étudiant
+à rester impartial, par un motif sans doute honorable, il cherche à
+diminuer plutôt qu'à augmenter l'horreur de la scène: «La vérité, la
+stricte vérité, dit-il, n'était-elle pas assez déchirante? Fallait-il,
+sans preuves d'aucune sorte, imputer à la masse le cynisme infernal de
+quelques cannibales?... Je prouverai qu'en rendant le drame un peu moins
+atroce je n'ai sacrifié que des détails imaginaires, fruits empestés de
+l'esprit de parti:
+
+«Midi venait de sonner. Bailly adressa un dernier et tendre adieu à ses
+compagnons de captivité, leur souhaita un meilleur sort et, suivant le
+bourreau sans faiblesse comme sans forfanterie, monta sur la fatale
+charrette, les mains attachées derrière le dos. Notre confrère avait
+coutume de dire. «On doit avoir mauvaise opinion de ceux qui n'ont pas,
+en mourant, un regard à jeter en arrière.» Le dernier regard de Bailly
+fut pour sa femme. Un gendarme de l'escorte recueillit avec sensibilité
+les paroles de la victime et les reporta fidèlement à la veuve. Le
+cortége arriva à l'entrée du Champ de Mars, du côté de la rivière, à une
+heure un quart. C'était la place où, conformément aux termes du
+jugement, on avait élevé l'échafaud. La foule aveuglée qui s'y trouvait
+réunie, s'écria avec fureur que la terre sacrée du Champ de la
+Fédération ne devait pas être souillée par la présence et par le sang de
+celui qu'elle appelait un grand criminel; sur sa demande, j'ai presque
+dit, sur ses ordres, l'instrument du supplice fut démonté, transporté
+pièce à pièce dans un des fossés, et remonté de nouveau. Bailly resta le
+témoin impassible de ces effroyables préparatifs, de ces infernales
+clameurs. Pas une plainte ne sortit de sa bouche. La pluie tombait
+depuis le matin; elle était froide, elle inondait le corps et surtout la
+tête nue du vieillard. Un misérable s'aperçut qu'il frissonnait, et lui
+cria: «_Tu trembles Bailly?_--_Mon ami, j'ai froid_, répondit avec
+douceur la victime.» Ce furent ses dernières paroles.
+
+«Bailly descendit dans le fossé, où le bourreau brûla devant lui le
+drapeau rouge du 17 juillet; il monta ensuite d'un pas ferme sur
+l'échafaud. Ayons le courage de le dire, lorsque la tête de notre
+vénérable confrère tomba, les _témoins soldés_ que cette affreuse
+exécution avait réunis au Champ de Mars, poussèrent d'infâmes
+acclamations.»
+
+Maintenant faut-il croire à ces _témoins soldés_ dont parle Arago dans
+son désir d'innocenter «ce qu'on appelle la populace»? Faut-il croire à
+l'intervention de personnes riches et influentes dans les scènes d'une
+inqualifiable barbarie du Champ de Mars? M. Arago n'obéit-il point à une
+idée préconçue, aux exigences de sa position et au mot d'ordre d'un
+parti quand il dit du ton le plus affirmatif: «Ce n'est point aux
+malheureux sans propriétés, sans capital, vivant du travail de leurs
+mains, aux prolétaires qu'on doit imputer les incidents déplorables qui
+marquèrent les derniers moments de Bailly. Avancer une opinion si
+éloignée de la vérité, c'est s'imposer le devoir d'en prouver la
+réalité.»
+
+Et à l'appui de ces paroles il rapporte l'exclamation échappée à Bailly,
+après sa condamnation, suivant le dire de Lafayette: «Je meurs pour la
+séance du Jeu de Paume et non pour la funeste journée du Champ de Mars.»
+Mais comment admettre ces audaces de la réaction, en pleine terreur,
+quand pour satisfaire une haine posthume, elle s'exposait à tant de
+périls? Comment admettre pareille supposition malgré les
+invraisemblances, plutôt que ces égarements funestes, ces délires de la
+multitude trop facile à tromper quand on l'excite dans le sens de ses
+passions, quand elle est prise de la fièvre homicide en dépit de ses
+naturels et généreux instincts? N'est-il pas dans notre révolution trop
+d'exemples, hélas! de ces effroyables vertiges! Étaient-ils soldés ceux
+qui battaient des mains sur le passage de Charlotte Corday, conduite à
+l'échafaud, sur le passage de Marie Antoinette, de Madame Élisabeth, de
+Beauharnais, de Custines, d'André Chénier et de tant d'autres illustres
+victimes? Était-ce pour le salaire, qui fut si minime, que
+_travaillaient_ les égorgeurs de septembre, les assassins des Carmes,
+etc., que le peuple, le vrai peuple d'ailleurs hautement renie et
+regarde comme des monstres?
+
+Maintenant, pour ne pas laisser le lecteur sous une impression trop
+douloureuse, en regard de ces lugubres pages, mettons-en une qui repose
+et console, «qui élève l'âme et remplisse le coeur de douces émotions.»
+Après la mort de son mari, Madame Bailly se trouva dans une position qui
+était plus que la gêne au point qu'elle fut heureuse de se voir inscrite
+au bureau de charité de son arrondissement, grâce aux sollicitations
+pressantes du géomètre Cousin, membre de l'Académie. Maintes fois on vit
+cet homme éminent traverser tout Paris, ayant sous le bras le pain, la
+viande et la chandelle destinés à la veuve d'un illustre confrère.
+
+Voici qui n'est pas moins touchant. Après le 18 brumaire, de Laplace fut
+nommé ministre de l'intérieur. Le soir même, 21 du mois, il demandait
+une pension de 2,000 francs pour Madame Bailly. Le premier consul
+l'accorda aussitôt, en ajoutant comme condition expresse que le premier
+trimestre serait payé d'avance et sur le champ. «Le 22, de bonne heure,
+une voiture s'arrête dans la rue de la Sourdière (où demeurait la veuve
+de Bailly); madame de Laplace en descend, portant à la main une bourse
+remplie d'or.
+
+»Elle s'élance dans l'escalier, pénètre en courant dans l'humble
+demeure, depuis plusieurs années témoin d'une douleur sans remède et
+d'une cruelle misère; Madame Bailly était à la fenêtre: «Ma chère amie,
+que faites-vous là de si grand matin? s'écrie la femme du
+ministre.--Madame, repartit la veuve, j'entendis hier les crieurs
+publics, et je vous attendais.[10]»
+
+Qu'ajouter à de telles paroles? il faut se taire et admirer.
+
+[6] Il était né à Paris, le 15 septembre 1736.
+
+[7] _Encyclopédie catholique._
+
+[8] Éloge de Bailly.
+
+[9] Mémoires de Bailly.
+
+[10] François Arago.--Éloge de Bailly.
+
+
+
+
+BEAUJON
+
+
+Beaujon (Nicolas), né à Bordeaux en 1718, successivement banquier de la
+cour, receveur-général des finances de la généralité de Rouen,
+conseiller d'État à brevet, avait acquis, dans ces différentes
+positions, une fortune considérable qu'il dépensait généreusement. C'est
+ainsi qu'au mois de juillet 1784, fut par lui fondé l'hospice qui porte
+son nom, mais dans un but fort différent du but actuel. En effet, cet
+établissement construit, d'après les ordres de Beaujon, par l'architecte
+Girardin et doté d'une rente annuelle de 25,000 livres, était destiné à
+douze garçons et douze filles orphelins et nés dans le faubourg. Ils y
+étaient nourris, vêtus, instruits depuis l'âge de six ans jusqu'à douze,
+époque à laquelle on leur donnait 400 livres pour l'apprentissage du
+métier qu'ils avaient choisi. Des soeurs de la Charité dirigeaient
+l'éducation des filles; celle des garçons était confiée aux frères de la
+doctrine chrétienne.
+
+Mais, lors de la révolution, l'État s'empara de l'établissement dont il
+changea la destination en faisant de l'asile un hôpital pour les
+malades. C'était méconnaître les intentions du fondateur, qui n'était
+plus là pour protester, mort pendant l'année 1786. N'ayant point
+d'enfants, par son testament, Beaujon voulut faire des heureux avec les
+trois millions dont se composait sa fortune qu'il divisa en un grand
+nombre de legs particuliers.
+
+Le célèbre banquier put ainsi trouver de précieuses jouissances dans ses
+immenses richesses dont pour lui-même il ne faisait que médiocrement
+usage. Dans les dernières années de sa vie surtout, son état d'infirmité
+habituelle ne lui permettait même plus la promenade, et une maladie
+chronique de l'estomac le condamnait au régime de vie le plus sévère. Il
+n'en recevait pas moins à sa table, largement servie, chaque jour
+quelques amis ou des artistes; mais pendant que les joyeux convives
+savouraient à l'envi les mets délicats, dégustaient les vins fins, les
+liqueurs et le café, l'amphytrion, un peu mélancolique sans doute,
+devait se borner à l'eau claire et à la panade, à moins qu'il ne
+préférât le laitage.
+
+Quelle amère dérision dans la possession même de ces trésors que lui
+prodiguait la fortune, si M. de Beaujon n'eut trouvé une noble
+compensation et une satisfaction délicieuse dans cette libéralité qui
+s'épanchait si largement en bienfaits dont plusieurs, comme on l'a vu,
+ont survécu au donateur et, après des siècles peut-être, feront bénir sa
+mémoire!
+
+
+
+
+BEETHOVEN (LOUIS VAN)
+
+
+Contrairement à ce qui arriva pour Mozart et pour beaucoup d'autres,
+l'instinct musical ne se révéla point chez Beethoven tout d'abord. Un de
+ses compagnons d'enfance, M. Baden, dont le témoignage positif infirme
+les récits de plusieurs biographes, raconte qu'il fallut user de
+violence pour lui faire commencer l'étude de la musique, et que, pendant
+les premiers temps, plus d'une fois il fut battu parce qu'il refusait de
+se mettre au piano. M. Baden d'ailleurs ajoute, qu'une fois ces premiers
+dégoûts surmontés, merveilleux furent les progrès du jeune Louis dans
+cet art pour lequel il se passionna bientôt et qui devait si fort
+l'absorber, témoin cette anecdote:
+
+Beethoven entre un jour chez un restaurateur pour dîner. Il prend la
+carte des mets du jour pour choisir ce qui lui convient, mais au même
+instant, une idée musicale se présente à sa pensée. Vite il saisit son
+crayon et retournant la carte, il écrit sous la dictée de son
+inspiration et couvre de notes la page blanche qu'il met ensuite dans sa
+poche. Alors revenu à lui et voyant le garçon s'approcher, il tire sa
+bourse et demande ce qu'il doit:
+
+«Vous ne devez rien, monsieur, puisque vous n'avez pas dîné.
+
+--Comment, je n'ai pas dîné! En êtes-vous bien sûr?
+
+--Très-sûr, monsieur, et mieux que moi vous devez le savoir.
+
+--Alors c'est différent, donnez-moi quelque chose.
+
+--Que désirez-vous?
+
+--Ce que vous voudrez.
+
+Mais n'anticipons point et revenons de quelques pas en arrière, car la
+jeunesse de l'illustre maître offre quelques particularités dignes
+d'intérêt. Beethoven (Louis) naquit à Bonn, sur le Rhin, le 10 décembre
+1770, d'une famille originaire de Hollande, ce qui explique la particule
+_Van_ qui précède le nom de l'illustre compositeur.
+
+Beethoven apprit de son père, dès l'âge de cinq ans, les premiers
+principes de la musique. Son maître de piano fut Vander Eden, organiste
+de la cour, qui de lui-même offrit ses conseils et, en véritable
+artiste, donna gratuitement ses leçons. Après sa mort arrivée en 1782,
+son successeur Neefe ne se montra pas moins bienveillant; il est vrai
+que l'enfant, attirant déjà l'attention publique par ses rares
+dispositions, lui était recommandé par l'électeur Maximilien d'Autriche.
+Neefe n'hésita pas à initier de suite son élève aux grandes conceptions
+de Bach et Haendel, et l'enthousiasme de l'enfant fut tel que, non
+content d'exécuter sur le piano ces admirables compositions, il voulut
+s'essayer à les imiter, tout ignorant qu'il fût des règles de
+l'harmonie, et composa plusieurs morceaux (sonates et chansons) où se
+trahit surtout son inexpérience et qu'il désavoua plus tard comme
+l'oeuvre indigne d'un débutant.
+
+Vers l'année 1786 ou 1787, il fit un voyage à Vienne dans le seul but
+de voir Mozart, dont il admirait passionnément la musique. Après avoir
+lu la lettre d'introduction et de recommandation, Mozart dit au visiteur
+de se mettre au piano et d'improviser. Le brillant et la sûreté de
+l'exécution firent croire au maëstro que ce qu'il entendait était appris
+de mémoire, et il ne put dissimuler ce soupçon au jeune homme. Celui-ci,
+un peu piqué, dit avec vivacité:
+
+«Eh bien! donnez-moi vous-même un thème, celui que vous voudrez.
+
+--Soit, reprit Mozart, ajoutant en à-parté: je vais bien t'attraper.
+
+Et au bout de quelques instants, il remettait à Beethoven un sujet de
+fugue hérissé de difficultés et qui pour un débutant offrait plus d'un
+piége. Mais le jeune artiste sut les deviner, et ce thème presque
+impossible il le développa avec tant de force, de verve, de génie, que
+Mozart, confondu, se leva doucement, et se glissant sur la pointe du
+pied dans la pièce voisine, dit à des amis qui s'y trouvaient:
+
+«Faites attention à ce jeune homme, vous en entendrez parler quelque
+jour.»
+
+Après la mort de son père, (1792) Beethoven quitta la ville de Bonn, qui
+lui offrait trop peu de ressources, et se rendit de nouveau à Vienne,
+mais avec la pensée, cette fois, de s'y fixer. Il n'y retrouva plus
+Mozart, mais la Providence lui ménageait un protecteur plus puissant et
+non moins zélé dans la personne du prince Lichnowsky, «un de ces nobles
+seigneurs, dit Fétis[11], comme on en rencontrait alors en Autriche et
+dont la générosité ne connaissait pas de bornes pour l'encouragement des
+hommes de talent.» Passionné pour la musique, il accueillit Beethoven
+avec une bonté parfaite, lui assura une pension de 600 florins et voulut
+qu'il demeurât dans son hôtel. La princesse partageait les goûts de son
+mari et ne témoigna pas moins de bienveillance à l'artiste, profondément
+reconnaissant, mais qui, de l'aveu de son ami Schindler, ne savait point
+assez maîtriser les inégalités de son caractère et les brusqueries de
+son humeur: «Personne n'était moins aimable que lui dans sa jeunesse,»
+et la princesse, qui savait faire la part de la faiblesse humaine, eut
+plus d'une fois à l'excuser auprès de son mari, moins porté à
+l'indulgence pour ces fugues de l'artiste.
+
+Beethoven, apprécié alors surtout comme exécutant et improvisateur,
+successivement fit connaître et jouer plusieurs grandes compositions,
+entre autres la Symphonie en _ut majeur_, la Symphonie en _ré_, et le
+grand Septuor, qui étendirent sa réputation au loin. Ces divers
+ouvrages, composés dans un intervalle de 10 ans, de 1790 à 1800,
+appartiennent à sa première manière, moins personnelle, et dans
+laquelle, malgré le mérite incontestable, se trahit l'influence d'Haydn
+et de Mozart pour lesquels, à cette époque, l'artiste professait une
+admiration enthousiaste.
+
+Beethoven, sans nul souci de la vie matérielle, et sûr du lendemain,
+jouissait paisiblement de ses succès, en rêvant des oeuvres nouvelles,
+d'un caractère plus original et plus puissant, lorsque tous-à-coup,
+hélas! il vit se couvrir des plus sombres nuages cet horizon que
+l'espérance peignait de si riantes couleurs et déroulait avec
+d'immenses et ravissantes perspectives. Faibles et ignorants que nous
+sommes! Qui de nous n'est porté à envier, comme des mortels fortunés
+entre tous, les privilégiés du génie et de la gloire, en oubliant trop
+facilement que, par une loi mystérieuse, qui tient à un dessein profond
+de la Providence, ils sont presque toujours aussi les prédestinés du
+malheur. La couronne de lauriers sur leur front s'entrelace à la
+couronne d'épines. Cette organisation supérieure, mais d'autant plus
+délicate qui les tire hors de pair, les rend aussi plus vulnérables à la
+douleur; ils ressemblent à ces pics élevés dont le sommet tout d'abord
+attire la foudre. Et puis, comme l'a dit admirablement un poète
+contemporain, malheureux lui surtout par sa faute, la souffrance, qui
+fait vibrer en eux les cordes intimes, est d'ordinaire la source la plus
+féconde d'inspiration:
+
+ Rien ne nous rend si grand qu'une grande douleur.
+ Mais, pour en être atteint, ne crois pas, ô poète,
+ Que ta voix ici-bas doive rester muette.
+ Les plus désespérés font les chants les plus beaux,
+ Et j'en sais d'immortels qui sont de purs sanglots.
+ .................
+ Quand ils parlent ainsi d'espérances trompées,
+ De tristesse et d'oubli, d'amour et de malheur,
+ Ce n'est pas un concert à dilater le coeur.
+ Leurs déclamations sont comme des épées;
+ Elles tracent dans l'air un cercle éblouissant;
+ Mais il y pend toujours une goutte de sang[12].
+
+Son protecteur le plus généreux étant venu à mourir, (1801) Beethoven
+perdit sa pension alors que la guerre qui troublait l'Allemagne
+diminuait beaucoup ses autres ressources. Il habitait alors avec ses
+deux frères, chargés de tous les détails de la vie commune, afin que
+l'artiste ne fût en rien distrait de son travail; mais tout probablement
+sa bourse supportait seule la dépense. Aussi la gêne, dont il a souffert
+par malheur presque toute sa vie, ne devait pas être moindre à cette
+époque que plus tard, quand en envoyant à Ries une sonate pour la vendre
+à Londres, il écrivait: «Cette sonate a été écrite dans des
+circonstances bien pénibles; car il est triste d'être obligé d'écrire
+pour avoir du pain. C'est là où j'en suis maintenant.»
+
+Dans une autre lettre d'une date plus récente, il dit encore: «Si je
+n'étais pas si pauvre et obligé de vivre de ma plume, je n'exigerais
+rien de la Société Philharmonique; mais dans la position où je me
+trouve, il faut que j'attende le prix de ma symphonie.»
+
+La situation toujours précaire de Beethoven ne lui permit pas de se
+marier ainsi qu'il résulte d'une lettre écrite à son ami Wegeler en
+1801: «Mon infirmité me poursuit partout comme un spectre; fuyant les
+hommes, je devais paraître misanthrope, ce que pourtant je suis peu. Ce
+changement a été produit par une aimable et charmante fille (Mlle
+Julie de Guicciardi) qui m'aime et que j'aime aussi. Voilà depuis deux
+ans quelques moments de bonheur et c'est la première fois que je sens
+que le mariage pourrait me rendre heureux. Mais, hélas! elle est
+au-dessus de mon rang; de plus il m'est impossible dans ce moment de
+songer à me marier, il faut que je travaille à me faire un sort.» Le
+mariage donc ne se fit point et l'artiste eut le chagrin de voir celle
+qu'il aimait en épouser un autre, le comte de Gallenberg.
+
+Ce ne fut pas encore là pourtant sa plus grande douleur: elle lui vint
+de l'infirmité, cruelle surtout pour un musicien, dont il avait ressenti
+les premières atteintes dès l'année 1798, et qui fit des progrès trop
+rapides. Car, par une lettre de Beethoven à Wegeler, sous la date du 29
+juin 1800, on voit que sa surdité avait pris un caractère grave.
+Cependant le pauvre artiste, qui en éprouvait une sorte d'humiliation,
+s'efforçait de dissimuler son infirmité, favorisé en cela par la
+connivence inconsciente de ses amis attribuant à sa distraction
+habituelle ce défaut d'audition. Ries, son élève, fut deux ans avant de
+s'en apercevoir. Un jour qu'il se promenait avec Beethoven, en
+traversant un bois, il entendit les sons d'une flûte dont un berger
+jouait non sans talent. Ravi de cette mélodie champêtre, Ries se tourna
+vers le maître pour lui demander ce qu'il en pensait, mais quelle ne fut
+pas sa surprise quand Beethoven, après avoir prêté attentivement
+l'oreille, lui dit avec un accent douloureux qu'il n'entendait rien,
+rien.... Tout le reste de la promenade, il fut silencieux et Ries fit de
+vains efforts pour l'arracher à sa pénible préoccupation.
+
+Tous les remèdes ordinaires épuisés, et la médecine avouant presque son
+impuissance, l'illustre maëstro dut s'affermir de plus en plus dans
+cette conviction désolante pour lui que son mal était incurable. Ce
+qu'il souffrit alors, lui-même nous l'apprend par la peinture qu'il a
+faite de son état, dans une espèce de testament, écrit en octobre 1802,
+et dont le brouillon s'est retrouvé dans ses papiers après sa mort.
+
+«Ô hommes qui me croyez haineux, intraitable ou misanthrope, et qui me
+représentez comme tel, combien vous me faites tort! Vous ignorez les
+raisons qui font que je vous parais ainsi. Dès mon enfance, j'étais
+porté de coeur et d'esprit au sentiment de la bienveillance: j'éprouvais
+même le besoin de faire de belles actions; mais songez que, depuis six
+années, je souffre d'un mal terrible qu'aggravent d'ignorants
+médecins.... Pensez que, né avec un tempérament ardent, impétueux,
+capable de sentir les agréments de la société, j'ai été obligé de m'en
+séparer de bonne heure et de mener une vie solitaire. Si quelquefois je
+voulais oublier mon infirmité, oh! combien j'en étais durement puni par
+la triste et douloureuse épreuve de ma difficulté d'entendre. Et
+cependant il m'était impossible de dire aux hommes: _Parlez plus haut,
+criez, je suis sourd!_ Comment me résoudre à avouer la faiblesse d'un
+sens qui aurait dû être chez moi plus complet que chez tout autre, d'un
+sens que j'ai possédé dans l'état de perfection.... Vivant presque
+entièrement seul, sans autres relations que celles qu'une impérieuse
+nécessité commande, semblable à un banni, toutes les fois que je
+m'approche du monde, une affreuse inquiétude s'empare de moi; je crains
+à tout moment d'y faire apercevoir mon état.»
+
+Voilà, il faut en convenir, un étrange amour-propre! On ne doit rougir
+que de ses fautes et de ce qui mérite le blâme. Mais pourquoi cette
+honte pour ce qui n'était qu'un malheur, fait pour éveiller la sympathie
+et la commisération chez tout homme de coeur? Quoique Beethoven eût déjà
+composé l'admirable oratorio du _Christ au Mont des Oliviers_, il semble
+qu'à cette époque l'illustre artiste ne pût être protégé contre la
+tentation du désespoir par la croyance religieuse, chez lui ébranlée ou
+à l'état vague; il n'arriva que plus tard, par la réflexion et la
+lecture, à la sérénité de la foi et même à une sorte de mysticisme qui
+donne un caractère particulier à ses derniers ouvrages. Sans nul doute,
+au temps dont nous parlons, cette sublime consolation lui manquait,
+puisqu'il en vint à écrire: «Pourtant lorsque, en dépit des motifs qui
+m'éloignaient de la société, je m'y laissais entraîner, de quel chagrin
+j'étais saisi quand quelqu'un, se trouvant à côté de moi, entendait de
+loin une flûte et que moi je n'entendais rien!... J'en ressentais un
+chagrin si violent que _peu s'en fallait que je ne misse fin à ma vie_.
+L'art seul m'a retenu; il me semblait impossible de quitter le monde
+avant d'avoir produit tout ce que je sentais devoir produire. C'est
+ainsi que je continuais cette vie misérable, oh! bien misérable avec une
+organisation si nerveuse qu'un rien peut me faire passer de l'état le
+plus heureux à l'état le plus pénible. Patience! c'est le nom du guide
+que je dois prendre et que j'ai déjà pris; j'espère que ma résolution
+sera durable jusqu'à ce qu'il plaise aux Parques impitoyables de briser
+le fil de ma vie. Peut-être éprouverai-je un mieux, peut-être non;
+n'importe, je suis résolu à souffrir. Devenir philosophe dès l'âge de
+vingt-huit ans, cela n'est pas facile, moins encore pour l'artiste que
+pour tout autre.»
+
+Chose étonnante et merveilleuse puissance du génie! au milieu de ces
+cruelles souffrances physiques et morales, le travail de l'artiste
+n'avait été que peu interrompu; car, dans cette période, nous le voyons
+composer _Fidelio_, opéra en deux actes, le seul qu'il ait fait, la
+cantate d'Adélaïde, la _Symphonie héroïque_, dont le succès fut immense,
+etc. Les biographes allemands racontent que Beethoven avait eu
+l'intention d'abord d'appeler son oeuvre _Bonaparte_; mais en apprenant
+un matin que le premier consul s'était fait proclamer empereur, il
+changea le titre en celui de «_Symphonie héroïque_ pour célébrer,
+suivant son expression, le souvenir d'un grand homme.»
+
+_La Symphonie héroïque_ commence la seconde période de la vie artistique
+de Beethoven, celle pendant laquelle il produisit ses oeuvres les plus
+remarquables, dont les beautés restent accessibles à tous, encore que,
+grandioses et originales, elles attestent, avec le génie de l'invention,
+la connaissance la plus étendue de toutes les ressources de l'art. De
+cette époque datent la quatrième symphonie en _fa_, dite _Symphonie
+pastorale_, un merveilleux chef-d'oeuvre; puis des concertos, des
+sonates, des quatuors, etc. Tous ces morceaux furent successivement
+exécutés dans les concerts que l'artiste donnait de temps en temps à
+Vienne et dont le produit était son principal et presque son unique
+revenu, revenu souvent insuffisant. Aussi, en 1809, le roi de
+Westphalie, Jérôme Napoléon, lui ayant fait offrir la place de maître de
+sa chapelle avec un traitement de 7,000 francs, il inclinait à accepter.
+Mais trois des amateurs les plus distingués de Vienne, l'archiduc
+Rodolphe, le prince Lobkowitz et le comte de Kinsty, se réunirent pour
+conserver à l'Autriche l'artiste qui faisait sa gloire, et ils
+promirent, s'il consentait à rester, de lui assurer par contrat une
+pension annuelle de 4,000 florins. Profondément touché de ces
+témoignages éclatants de sympathie, Beethoven accepta et déclara se
+fixer pour toujours à Vienne, ou plutôt en Autriche, car, la plus grande
+partie de l'année, il résidait dans le village de Baden à quelques
+lieues de la capitale.
+
+Peu d'années après malheureusement, la création du papier monnaie en
+Autriche diminua presque de moitié la pension de l'artiste qui, par
+d'autres complications fâcheuses et douloureuses, vit empirer sa
+situation. Son frère aîné mourut après avoir été longtemps malade de la
+poitrine et comme Beethoven l'écrit à Ries: «Je puis dire que, pour le
+soulager, j'ai dépensé environ, 10,000 florins.»
+
+Ce frère laissait un fils que l'artiste, nommé tuteur par le testament,
+après un procès pénible et dispendieux soutenu contre la veuve, une
+méchante femme, à ce qu'il paraît, fit élever avec sollicitude.
+Malheureusement le neveu répondit mal à la tendresse de son oncle qu'il
+contrista par le scandale de ses déréglements. En dépit de sa bonne
+intention, Beethoven, fût-ce à son insu, n'avait-il point cédé à un
+sentiment égoïste, lorsqu'il voulut séparer l'enfant de sa mère, et ne
+s'exagéra-t-il point l'indignité de celle-ci?
+
+Au milieu de ces soucis, et malgré les obstacles résultant de sa
+surdité, l'artiste continuait de produire des chefs-d'oeuvre; il semble
+que l'isolement fut une des causes de la fécondité de son génie. «Séparé
+du monde extérieur par son infirmité, dit Fétis[13], la musique
+n'existait plus pour lui qu'au dedans de lui-même. Sa vie d'artiste tout
+entière était renfermée dans ses méditations, et c'était troubler le
+seul bonheur dont il pût encore jouir que de les interrompre.» Il
+composait le plus souvent en marchant; le mouvement du corps semblait
+favoriser l'activité de son génie. Ses longues promenades dans Vienne
+l'avaient fait connaître aux habitants des plus humbles quartiers, et
+l'admiration mêlée de respect qu'inspirait l'artiste n'était pas le
+privilége des classes élevées. Dès qu'il paraissait dans le faubourg,
+tout bas on murmurait, dans la boutique comme dans l'échoppe ou
+l'atelier: _Voilà Beethoven!_ et l'on raconte que, certain jour, une
+troupe de charbonniers, courbés sous leurs lourds fardeaux, s'arrêtèrent
+respectueusement pour le laisser passer.
+
+À dater de l'année 1811, les séjours de Beethoven à la campagne se
+prolongèrent de plus en plus, et, dans ses longues promenades comme dans
+la solitude du cabinet, sans négliger son art, il s'occupa beaucoup
+d'études et de lectures historiques et philosophiques qui, dans
+l'opinion de Fétis, influèrent sur la direction de ses travaux.
+«Insensiblement et sans qu'il s'en aperçût, ces études donnèrent à ses
+idées une légère teinte de mysticisme qui se répandit sur tous ses
+ouvrages, comme on peut le voir par ses derniers quatuors; sans qu'il y
+prît garde, son originalité perdit quelque chose de sa spontanéité en
+devenant systématique... Les redites des mêmes pensées furent poussées
+jusqu'à l'excès... La pensée mélodique devint moins nette, etc.» Ces
+défauts ne pourraient-ils pas plutôt s'attribuer à la surdité croissante
+qui ne permettait pas à l'artiste de se rendre compte des détails de son
+oeuvre, quand il ne pouvait guère juger que par l'intellect de ce qui
+s'adresse sans doute à l'âme, à l'intelligence, mais par l'intermédiaire
+obligé de l'ouïe?
+
+D'ailleurs les partisans zélés de Beethoven, le professeur Marx de
+Berlin par exemple[14], contestent vivement cette appréciation du génie
+de l'artiste par M. Fétis, dans ce qu'il appelle sa troisième manière.
+Pour eux il y a toujours progrès dans la carrière du maître. Je ne suis
+pas compétent pour décider entre ces deux opinions auxquelles il faut en
+ajouter une troisième, celle de M. Oulibicheff, qui admire presque
+exclusivement la première manière de Beethoven, estimant les deux autres
+une décadence progressive; mais évidemment il se trompe. Ce qui
+d'ailleurs ne fait pas de doute c'est que l'admiration du public dans
+toute l'Allemagne, peu préoccupée de ces distinctions, ne fit que
+s'accroître, et à chaque production nouvelle renchérissait sur son
+enthousiasme. En 1824, on exécuta à Vienne la composition de _Mélusine_
+«oeuvre colossale, comme l'appelle M. Dieudonné-Denne-Baron[15]. À la fin
+de la cérémonie, l'admiration qu'elle avait excitée dans la salle éclata
+par un tonnerre de bravos; Beethoven était le seul qui ne les entendît
+pas. L'une des cantatrices, Mlle Unger, le prit par la main et, le
+tournant vers le public, lui montra les applaudissements qui
+redoublaient au milieu de l'attendrissement général.» Deux ans après,
+l'illustre maëstro n'existait plus.
+
+Les désordres de son neveu l'affligeaient profondément; la pensée lui
+vint de faire entrer ce jeune homme dans un régiment, et, quoique
+malade, il se rendit à Vienne dans ce but. Mais à peine arrivé, il dut
+s'aliter atteint d'une fluxion de poitrine que compliquait l'hydropisie
+dont il souffrait antérieurement. Au bout de quelques mois, son état
+était désespéré. «Lui-même, dit le biographe déjà cité d'après Ries et
+Spindeler, connaissait son état et disait tranquillement: _Plaudite,
+amici, comædia finita est_.» La foule encombrait les abords de sa
+demeure; les plus grands personnages se faisaient inscrire à sa porte.
+Le bruit du danger qu'il courait s'était répandu avec rapidité; il
+parvint bientôt à Weimar où se trouvait le célèbre pianiste et
+compositeur Hummel qui partit aussitôt pour venir à Vienne se
+réconcilier avec Beethoven qui s'était brouillé avec lui quelques années
+auparavant: l'entrevue des deux maîtres fut touchante au delà de toute
+expression. Le 24 mars au matin, Beethoven demanda les sacrements qu'il
+reçut avec une profonde piété. Hummel entra dans sa chambre; Beethoven
+ne parlait plus, cependant il parut se ranimer, il reconnut Hummel, une
+dernière étincelle brilla dans ses yeux; il serra la main de son ancien
+ami, et lui dit: «N'est-ce pas, Hummel, que j'avais du talent?»
+
+Ce fut sa dernière parole, l'agonie commença et le 26, à six heures du
+soir, le grand artiste expirait. Beethoven avait fini de vider ce calice
+d'amertume infinie dont il lui avait fallu payer sa gloire. Peu de
+destinées ont été plus douloureuses; mais on ne peut se dissimuler que,
+la surdité à part, le caractère de l'artiste fut pour quelque chose,
+pour beaucoup même, dans ses ennuis. «Bon, généreux et porté à
+l'obligeance, simple et naïf, dit M. Fétis, il était complètement
+étranger à toute manoeuvre, car il avait autant de justice que de
+noblesse dans l'âme, et l'on peut affirmer que la pensée d'une action
+mauvaise envers quelqu'un n'est jamais entrée dans son esprit.» Mais
+enclin à l'orgueil, et comme le personnage de la comédie «nerveux en
+diable et voulant pouvoir se mettre en colère» il céda trop facilement
+aux emportements de son humeur qui faisait explosion par instants avec
+une violence dont lui-même ne se rendait pas compte.
+
+À une soirée musicale chez le comte de Browne, qui réunissait dans ses
+salons l'élite de la capitale, Beethoven et Ries (son élève) devaient
+jouer un morceau à quatre mains. Ils avaient déjà commencé lorsque le
+jeune comte de P..., placé à l'entrée du salon, troubla le silence en
+parlant à une dame de la société. Après quelques efforts inutiles pour
+faire cesser cette conversation, Beethoven, arrêtant sur le clavier les
+mains de Ries, se leva brusquement et dit tout haut: «_Für solche
+schweine spiele ich nicht_: Je ne jouerai pas devant de semblables
+pourceaux.» Qu'on s'imagine la rumeur causée par cet incident. «Tout
+autre que Beethoven, dit Anders, aurait été mis à la porte.»
+
+À plusieurs reprises les vivacités de son humeur le brouillèrent avec
+son orchestre. «Beethoven, repoussé de la salle et désirant néanmoins
+entendre son oeuvre à la répétition[16], fut obligé de rester dans
+l'antichambre et l'affaire ne s'arrangea que longtemps après[17].»
+Dominé par ses frères qui l'exploitaient et excitaient, par un calcul
+égoïste, les défiances auxquelles il était porté par sa surdité: «Il se
+brouillait facilement avec ses amis et il n'en est pas un seul avec
+lequel il n'ait été en froid une ou plusieurs fois.... Mais aussi, dès
+qu'on parvenait à l'éclairer sur l'origine ou le sujet de la
+mésintelligence, il était le premier à avouer son tort; non-seulement il
+en demandait pardon, mais il faisait tout ce qui était en son pouvoir
+pour le réparer.» Se faisant une fausse idée de l'indépendance, lui dont
+la faiblesse subissait à la maison un si misérable joug, il ne savait
+pas assez se plier dans le monde aux exigences de la vie sociale. Le
+prince Lichnowski, l'un de ses Mécènes les plus zélés, lui avait offert
+sa table régulièrement servie à quatre heures; Beethoven accepta
+d'abord; mais bientôt cette régularité lui devint à charge. «Quoi!
+s'écria-t-il en se plaignant à quelques amis, faudra-t-il toujours
+rentrer chez moi à trois heures et demie pour me raser et faire ma
+toilette? C'est insupportable, je n'y tiendrai plus.» Et il préféra
+manger chez le restaurateur.
+
+Dans les salons de l'archiduc Rodolphe, son élève, il ne put davantage
+s'astreindre à l'étiquette. Fatigué des continuelles observations qu'on
+lui faisait à ce sujet, un jour, devant tout le monde, il aborde
+l'archiduc et lui dit: «Prince, je vous estime, je vous vénère autant
+que qui que ce soit; mais l'observation de tous ces détails d'une
+gênante et minutieuse étiquette qu'on s'obstine à vouloir m'apprendre,
+c'est pour moi la mer à boire. Je prie Votre Altesse de m'en dispenser.»
+L'archiduc sourit et donna l'ordre de ne plus inquiéter l'artiste à ce
+sujet: «Laissez-le faire, ajouta le prince; que voulez-vous, il est
+comme cela!»
+
+Vivant plus qu'aucun autre, par suite de son infirmité, dans le monde
+idéal, l'artiste était, pour cela même, très facilement dupe de son
+imagination et manquait du sens pratique, fruit de l'expérience et de la
+raison, qui doit nous conseiller incessamment dans la conduite de la
+vie. Profondément religieux de coeur, il restait trop, par respect humain
+peut-être, dans la théorie; aussi la vérité n'avait-elle point sur son
+caractère l'influence qu'on eût dû en attendre. D'ailleurs, ses moeurs
+étaient pures et Schindeler va jusqu'à dire que «Beethoven, malgré les
+tentations nombreuses auxquelles il fut exposé, sut, tel qu'un
+demi-Dieu, conserver sa vertu intacte.... Il traversa la vie avec une
+pudeur virginale sans avoir jamais eu une faiblesse à se reprocher[18].»
+
+M. Oublichieff, le savant biographe russe, s'il se trompe le plus
+souvent dans son appréciation du génie de l'artiste, me paraît avoir
+mieux jugé l'homme: «Fabuleux ou impossible, dit-il, partout ailleurs,
+c'est en Allemagne seulement que Beethoven, nature allemande par
+excellence, pouvait devenir ce qu'il fut: un homme de bien,
+d'intelligence et de savoir, un homme vertueux, allais-je dire, si le
+mot n'était tombé en désuétude--un philosophe de l'école de Zénon, mais
+constamment dominé par la fantaisie et _n'écoutant presque jamais le
+sens pratique_. Il avait le sentiment le plus élevé de tous les devoirs
+moraux, mais il en faisait une application que la vie réelle ne comporte
+point. Ses moeurs furent toujours d'une pureté irréprochable; elles
+étaient même austères et claustrales, et cette austérité il eût voulu
+l'étendre aux pièces de théâtre et aux opéras. Des discours licencieux
+lui inspiraient la même horreur que la licence en action; et entrer,
+avec la vérité stricte et littérale, dans une de ces compositions sans
+lesquelles les hommes ne sauraient vivre ensemble, équivalait pour lui
+au mensonge et à la trahison. Il se dévoua au bonheur de ceux qu'il
+aimait, mais il prétendit qu'on fût heureux comme il l'entendait, sans
+examiner si cette manière d'être heureux ne trouvait pas des obstacles
+dans les circonstances ou même dans les élans les plus irrésistibles du
+coeur humain. Il désirait ardemment aussi le bonheur de l'humanité; mais
+ce voeu auquel rien de ce qui existait ou avait existé ne lui paraissait
+répondre, il en demanda l'accomplissement aux rêves politiques les plus
+absurdes. Le vrai et le beau étaient les dieux de Beethoven, mais s'il
+demeura toujours fidèle d'intention à leur culte, il ne lui arriva pas
+moins de tomber dans le péché involontaire parce qu'un orgueil,
+supérieur à son intelligence et à son génie même, lui fit voir qu'il
+avait sur le beau et le bien des notions plus justes que tous les
+hommes pris ensemble[19].»
+
+Encore que, dans ce remarquable passage, on puisse et doive trouver
+qu'il y a parfois exagération, il ne nous en paraît pas moins certain
+que, pour faire contre-poids aux fougues de l'artiste et maintenir
+toujours l'équilibre dans cette merveilleuse organisation, il eût suffi
+d'une plus grande dose d'humilité. Le musicien ne pouvait y perdre
+assurément et combien l'homme, au milieu de ses épreuves, n'y aurait-il
+pas gagné pour le repos et la tranquillité de sa vie!
+
+_Comædia finita est!_ N'est-ce pas plutôt _tragædia_ qu'il eût fallu
+dire et une tragédie noyée dans les larmes à défaut de sang. Quand on la
+suit, jusqu'au dernier acte, jusqu'au dévouement suprême, à travers ses
+péripéties navrantes, n'est-on pas tenté de s'écrier avec le poète des
+_Méditations_ et des _Harmonies_:
+
+ Heureuse au fond des bois la source vive et pure!
+ Heureux le sort caché dans une vie obscure!
+
+Quoi qu'il en soit, il est bien que, dans Paris, une inscription
+rappelle le souvenir de ce nom glorieux, puisque nous devons au grand
+artiste une reconnaissance particulière. «C'est au génie de Beethoven,
+dont nous venons de caractériser l'oeuvre grandiose et patriotique, que
+la France doit sans contredit de comprendre mieux chaque jour la poésie
+intime de la musique instrumentale. Il fallait le peintre dramatique de
+la _Symphonie héroïque_, de celle en _ut mineur_ et de la symphonie en
+_fa_, pour initier l'élite de la société française aux beautés d'un art
+mystérieux qui semble se refuser comme la lumière à toute analyse
+immédiate et n'avoir d'autre loi que le caprice des sons[20].»
+
+[11] _Biographie des musiciens._
+
+[12] A. de Musset: _La nuit d'août_.
+
+[13] _Biographie des musiciens._
+
+[14] _Ludwig Van Beethoven, Leben und Schaffen (vie et travaux de
+Beethoven)_--Berlin 1819, 2 vol. in-8.
+
+[15] Notice sur Beethoven, dans la _Biographie nouvelle_.
+
+[16] Ce serait plutôt _voir_ qu'il faudrait dire.
+
+[17] Anders:--_Détails biographiques sur Beethoven_, d'après Wegeler et
+Ries.
+
+[18] Schindeler.--_Vie de Beethoven_, Munster 1845. «La meilleure source
+de renseignements certains que l'on puisse consulter,» d'après Scudo.
+
+[19] Beethoven, _ses critiques et ses glossateurs_, par M. Oublichieff;
+in-8º, 1857, Leipsik et Paris.
+
+[20] Scudo: _Critique et littérature musicales_. T. 1er.
+
+
+
+
+BELSUNCE ET ROZE.
+
+I
+
+BELSUNCE.
+
+
+Quel nom méritait mieux d'être rappelé à la postérité que celui du grand
+Évêque dont le souvenir est resté si glorieusement populaire! Il n'en
+fut point ainsi du chevalier Roze, non moins admirable, non moins
+héroïque dans les mêmes circonstances et pourtant à peu près inconnu du
+plus grand nombre des lecteurs, et à plus forte raison de ceux qui ne
+lisent pas. Aussi c'est un devoir comme un plaisir pour nous de ne point
+séparer ces deux noms unis dans une même pensée de dévouement, et qui
+vivront à jamais dans le coeur des Marseillais reconnaissants.
+
+«À Belsunce, dit très-bien un historien, la gloire d'avoir représenté en
+face du danger le prêtre chrétien et le clergé français; au chevalier
+Roze la gloire d'avoir déployé ce genre de courage qui ne manque pas
+plus à l'armée française quand, au lieu de soldats ennemis, ce sont les
+fléaux de la nature qu'on lui donne à combattre pour le bien de
+l'humanité[21].»
+
+
+Parlons de Belsunce d'abord.
+
+Henri-François-Xavier de Belsunce de Castelmoron, naquit au château de
+la Force dans le Périgord, le 4 décembre 1671, d'Armand de Belsunce,
+marquis de Castelmoron, baron de Gavaudan, etc. Après avoir fait ses
+études à Paris au collége de Louis-le-Grand, il en sortit pour entrer
+dans la Compagnie de Jésus où, pendant plusieurs années, il enseigna
+avec distinction la grammaire et les humanités. «Appelé par la
+Providence à une plus haute destination, dit M. l'abbé Jauffret, de
+Metz[22], il sortit de cette compagnie en conservant toujours pour elle
+l'estime la mieux méritée, la plus vive reconnaissance et la plus tendre
+affection.»
+
+Nommé par le roi à l'abbaye de La Réole puis à celle de
+Notre-Dame-des-Chambons, et grand vicaire de l'évêque d'Agen, il fut
+appelé, le 19 janvier 1709, à remplacer à Marseille le pieux prélat dont
+la mort récente laissait le siége vacant. On n'en pouvait choisir un
+plus digne, d'après le témoignage que lui rendait un orateur, écho
+fidèle des jugements contemporains: «Je vois, dit M. Maire, chanoine de
+l'église cathédrale de Marseille, dans son Oraison funèbre de Belsunce,
+je vois un épiscopat de plus de quarante-cinq ans, dont tous les moments
+ont été occupés et sanctifiés par le zèle le plus ardent, le plus vif et
+le plus infatigable.... Je le vois... à la tête des fidèles ministres
+qu'il a choisis pour ses coopérateurs, il se charge du travail le plus
+pénible. Il prêche tous les jours et souvent jusqu'à quatre fois par
+jour; il prépare le peuple à recevoir les sacrements de la
+réconciliation et de la communion; il porte le pain eucharistique dans
+les maisons et dans les hôpitaux, et il lui arrive souvent de le
+distribuer, lui seul dans une matinée, à plus de 4,000 personnes.»
+
+Ses revenus passaient pour la plus grande partie en aumônes, et lui-même
+dans le secret, autant qu'il lui était possible, il se plaisait à
+visiter les familles pauvres pour leur prodiguer les secours en tous
+genres avec les sages conseils et les paternelles exhortations. Mais ce
+fut surtout lorsque Marseille se vit désolée par le plus terrible des
+fléaux,
+
+ La peste, puisqu'il faut l'appeler par son nom[23],
+
+que la charité, que le dévouement de Belsunce éclata d'une façon non
+moins touchante qu'admirable, et rendit son nom illustre à jamais.
+
+Dans les premiers jours du mois de mai de l'année 1720, un navire venu
+de l'Orient (Syrie) apportait le germe fatal. Plusieurs de ses passagers
+déposés au lazaret ayant succombé, le mal se propagea bientôt avec une
+effrayante rapidité, surtout quand il eut franchi la limite des
+_infirmeries_, et jeta dans la ville la consternation et la stupeur.
+Sous le coup de la première épouvante, beaucoup même des citoyens
+notables ou des fonctionnaires prirent la fuite. «On n'oublia rien, dit
+l'abbé Jauffret, pour persuader à l'Évêque que l'intérêt de la religion
+et celui de son peuple exigeaient qu'il mît ses jours à couvert.
+
+«À Dieu ne plaise! répondit-il, que j'abandonne un peuple dont je suis
+obligé d'être le père. Je lui dois et mes soins et ma vie, puisque je
+suis son pasteur.»
+
+Aussitôt il assemble les curés et les supérieurs des communautés, qui
+s'étaient dévoués comme lui au service des pestiférés; il leur donne ses
+instructions en applaudissant à leur zèle, et lui-même, le premier,
+intrépide, infatigable, il saura donner l'exemple du dévouement, d'un
+dévouement qui n'aura pas un instant non pas de défaillance mais
+seulement d'hésitation pendant les longs mois que dura la contagion.
+Pour savoir ce que fut celle-ci il faut lire ce qu'en dit le courageux
+pontife dans son mandement du 22 octobre 1720, dont nous détachons
+seulement ce passage si terriblement éloquent:
+
+«... Sans entrer dans le secret de tant de maisons désolées par la peste
+et la faim, où l'on ne voyait que des morts et des mourants, où l'on
+n'entendait que des gémissements et des cris, où des cadavres, que l'on
+n'avait pu faire enlever, pourrissant depuis plusieurs jours auprès de
+ceux qui n'étaient pas encore morts et, souvent dans le même lit,
+étaient pour ces malheureux un supplice plus dur que la mort même! Sans
+parler de toutes les horreurs qui n'ont pas été publiques, de quels
+spectacles affreux, vous et nous, pendant près de quatre mois,
+n'avons-nous pas été et ne sommes-nous pas encore les tristes témoins?
+Nous avons vu, pourrons-nous jamais nous en souvenir sans frémir et les
+siècles futurs pourront-ils y ajouter foi? nous avons vu tout à la fois
+toutes les rues de cette ville bordées des deux côtés de morts à demi
+pourris, si remplies de hardes et de meubles pestiférés jetés par les
+fenêtres que nous ne savions où poser les pieds! toutes les places
+publiques, toutes les portes des églises traversées de cadavres
+entassés, et en plus d'un endroit mangés par les chiens sans qu'il fût
+possible, pendant un nombre considérable de jours, de leur procurer la
+sépulture!... Nous avons vu, dans le même temps, une infinité de malades
+devenus un objet d'horreur et d'effroi pour les personnes mêmes à qui la
+nature devait inspirer pour eux les sentiments les plus tendres et les
+plus respectueux, abandonnés de ce qu'ils avaient de plus proche, jetés
+inhumainement hors de leurs propres maisons, placés sans aucun secours
+dans les rues parmi les morts dont la vue et la puanteur étaient
+intolérables.... Nous avons vu les corps de quelques riches du siècle
+enveloppés d'un simple drap et confondus avec ceux des plus pauvres et
+des plus misérables en apparence, jetés comme eux dans de vils et
+infâmes tombereaux et traînés avec eux sans distinction à une sépulture
+profane, hors de l'enceinte de nos murs; Dieu l'ordonnant ainsi pour
+faire connaître aux hommes la vanité et le néant des richesses de la
+terre et des honneurs après lesquels ils courent avec empressement...
+Cette ville enfin, dans les rues de laquelle il y a peu de temps on
+avait de la peine à passer par l'affluence ordinaire du peuple qu'elle
+contenait, est aujourd'hui livrée à la solitude, au silence, à
+l'indigence, à la désolation, à la mort.»
+
+Mais quelle est la cause première du fléau et de tous les malheurs qu'il
+entraîne à sa suite? L'homme apostolique, malgré sa compassion pour ceux
+qui souffrent, ne peut se la dissimuler, et la tendresse paternelle ne
+saurait étouffer sur ses lèvres le cri de la vérité. Écoutons: «N'en
+doutons pas, mes très-chers frères, c'est par le débordement de nos
+crimes que nous avons mérité cette effusion des vases de la colère et de
+la fureur de Dieu. L'impiété, l'irréligion, la mauvaise foi, l'usure,
+l'impureté, le luxe monstrueux se multipliaient parmi vous: la sainte
+loi du Seigneur n'y était presque plus connue; la sainteté des dimanches
+et des fêtes profanée; les saintes abstinences ordonnées par l'Eglise et
+les jeûnes également indispensables violés avec une licence scandaleuse,
+les temples augustes du Dieu vivant devenus pour plusieurs des lieux de
+rendez-vous, de conversation, d'amusements; des mystères d'iniquité
+étaient traités jusqu'au pied de l'autel, et souvent dans le temps du
+divin sacrifice; le Saint des saints était personnellement outragé dans
+le très-saint Sacrement par mille irrévérences et par une infinité de
+communions indignes et sacriléges!... si donc nous éprouvons combien il
+est terrible de tomber entre les mains d'un Dieu en courroux, si nous
+avons le malheur de servir d'exemple à nos voisins et à toutes les
+nations, n'en cherchons point la cause hors de nous.»
+
+Ce langage paraîtra peut-être sévère à quelques-uns aujourd'hui, mais il
+ne semblait que juste à ceux qui l'entendaient. Ils savaient d'ailleurs
+ce qu'il en coûtait pour parler ainsi à leur saint évêque qu'ils avaient
+vu, qu'ils voyaient sans cesse donner l'exemple de l'absolu dévouement,
+comme il avait fait naguère de toutes les vertus. Son zèle, disent à
+l'envi les historiens, son zèle le multiplie en quelque sorte; on le
+voit parcourir les rues à travers des monceaux de cadavres infectés; il
+entre dans les maisons dont la puanteur est extrême; il y réconcilie les
+pécheurs couchés avec des morts sur le même lit, les console, les
+encourage et sacrifie tout à la douceur inexprimable de les voir mourir
+chrétiens. Les secours spirituels qu'il prodiguait aux malades étaient
+d'autant plus précieux qu'ils ne tardèrent pas à devenir rares par la
+mort d'un grand nombre de prêtres qui, dans l'exercice de leurs
+périlleuses fonctions, avaient trouvé sous ses yeux le martyre et la
+couronne de la charité... En même temps, il répand entre les mains des
+pauvres, tourmentés par la famine, tout ce qu'il a d'argent. Il se prive
+du nécessaire pour fournir à leurs besoins.
+
+ Il se montre partout où le danger l'appelle;
+ Partout où le fléau semble le plus affreux,
+ Il vole, et ses secours sont au plus malheureux,
+
+a dit admirablement le poète[24]. Afin qu'aucun ne fût oublié, il réunit
+tous les indigents qui se présentent dans une vaste enceinte où, pendant
+plusieurs mois, chaque jour, il leur rend visite pour leur distribuer ou
+leur faire distribuer les secours dont ils ont besoin.
+
+Le fléau cependant continuant ses ravages, le pieux prélat, convaincu
+que de Dieu seul on pouvait obtenir la cessation d'une telle calamité,
+résolut de consacrer, par un voeu solennel sa personne et son diocèse au
+Sacré-Coeur de Jésus. Ce fut dans ce but qu'il publia le Mandement dont
+nous avons donné plus haut un extrait, et il fixa au 1er novembre,
+jour de la Toussaint, la célébration de cette fête qui se fit avec les
+cérémonies les plus augustes. Dès le matin, le son des cloches,
+silencieuses depuis quatre mois, vint réjouir les Marseillais dont les
+coeurs se réveillèrent à la foi comme à l'espérance.
+
+Toutes les églises se trouvant fermées depuis longtemps, le prélat fit
+dresser un autel au bout du Cours. Il s'y rendit processionnellement à
+la tête de son clergé, marchant la tête et les pieds nus, la corde au
+cou et la croix entre les bras. Après avoir prononcé l'amende honorable,
+suivie d'une exhortation des plus pathétiques, souvent interrompue par
+les larmes et les sanglots des assistants, il prononça à voix haute, la
+formule de la consécration du diocèse au Sacré-Coeur, puis enfin célébra
+solennellement le Saint-Sacrifice. Le peuple, agenouillé sur la place et
+dans les rues voisines, s'unissait du fond du coeur à son évêque, et le
+rayonnement des visages au milieu du deuil témoignait de la confiance de
+tous dans ces invocations suprêmes. Cette espérance ne fut point
+trompée; à dater de ce jour, la contagion commença visiblement à
+décroître et Marseille sembla renaître. On avait craint que la réunion
+de tant de personnes sur un même point n'amenât une recrudescence du
+fléau, il n'en fut rien; la maladie avait perdu toute sa force et si
+quelque étincelle de la contagion parut se montrer encore, elle
+s'éteignit aussitôt.
+
+Pour récompenser le zèle du prélat, le Roi, dans l'année de 1746, le
+nomma à l'archevêché de Laon, la seconde pairie de France; mais Belsunce
+ne put se résigner à se séparer de ses ouailles qui lui étaient
+devenues plus chères que jamais et que désolait la nouvelle de son
+départ. Quelques années après, il refusa pareillement l'archevêché de
+Bordeaux, en déclarant qu'il voulait mourir au milieu de son troupeau,
+comme il fit en effet plus tard. Car, pendant une longue suite d'années,
+il continua d'édifier les pieux fidèles par l'exemple de ses vertus
+comme aussi de les éclairer, en les prémunissant contre les erreurs en
+vogue, jansénisme ou philosophisme, par ses instructions pastorales si
+remarquables et bien dignes de celui qu'on désignait partout sous le nom
+du _saint et savant évêque de Marseille_. Après Clément XIII qui l'avait
+décoré du pallium, Benoît XIII, dans un bref du 13 décembre 1751, lui
+adressait ses félicitations dans les termes suivants: «Nous vous
+regardons comme notre joie et notre couronne, et comme la gloire et le
+modèle des pasteurs de toutes les églises. Nous craignons même de
+diminuer plutôt que d'augmenter l'éclat de vos vertus pastorales en
+ajoutant de nouveaux éloges à ceux que vous avez mérités et que vous ont
+si justement donnés nos prédécesseurs. Nous sommes persuadé qu'il n'y a
+personne qui ne connaisse votre nom et qui ne le célèbre par de justes
+éloges.»
+
+Ce langage est la meilleure réponse qu'on puisse opposer aux assertions
+de certains biographes modernes, entre lesquels on s'étonne de trouver
+le rédacteur de la _Biographie universelle_, et qui ne sont que l'écho
+des jansénistes, «lesquels, dit l'_Encyclopédie catholique_, lui ont
+fait un crime d'être resté attaché aux saines doctrines de l'Église;
+mais ce n'est pas d'eux qu'il faut apprendre à juger Belsunce; c'est
+dans ses oeuvres qu'il s'est peint, dans ses _Instructions pastorales_,
+qui toutes se distinguent par une piété douce et tendre, que ceux mêmes
+qui l'ont accusé d'intolérance sont forcés de reconnaître.» Entre ces
+éloquents écrits, on cite tout particulièrement le _Traité de la bonne
+mort_ et les deux discours sur la _Prédestination_ et sur la _Grâce_,
+qui, d'après l'abbé Jauffret, «placent leur auteur au rang de nos plus
+illustres docteurs.» Supérieure cependant, peut-être, me semble
+l'instruction sur l'_Incrédulité_, où je n'ai que l'embarras du choix
+entre les passages éloquents. Je me borne à deux courtes citations:
+
+«Ce n'est plus en secret, c'est ouvertement et avec une hardiesse
+étonnante que l'incrédulité se montre sans voile et que partout elle
+proclame impunément ses dogmes pernicieux. Peu contente de proposer
+furtivement et sans dessein quelques difficultés détachées et
+indépendantes les unes des autres, comme elle le faisait autrefois, elle
+forme aujourd'hui des systèmes pleins à la vérité d'absurdités, de
+contradictions, mais présentés sous les couleurs les plus capables de
+tromper et d'entraîner dans l'erreur les faibles et les ignorants, et de
+faire illusion à tous ceux dont les coeurs sont déjà séduits par leurs
+passions.... Des coeurs déjà subjugés ou violemment sollicités par leurs
+passions désirent que les systèmes mis sous leurs yeux soient
+véritables, et plus ils le désirent plus aussi sont-ils portés à les
+admettre comme certains.»
+
+Plus loin nous lisons: «Parce qu'un homme a le tort de ne pas croire en
+Dieu, nous dit un fameux sceptique, faut-il l'injurier?»--Voilà sans
+doute bien de l'urbanité, bien de la charité, bien de la modération
+mais malheureusement il n'en fait paraître que pour les incrédules. Il
+est bien éloigné de garder les mêmes ménagements lorsqu'il parle de ceux
+qui, connaissant les dangers des passions dont il est le panégyriste,
+travaillent à les affaiblir et voudraient pouvoir les éteindre. Il
+s'abandonne à leur égard à toute la vivacité de son tempérament et à
+toute l'amertume de son faux zèle; il ne craint plus de manquer
+d'urbanité et de blesser la charité en leur attribuant le _comble de la
+folie_ et les traitant de _forcenés_.»
+
+Ces pages ne semblent-elles pas écrites d'hier, et à l'adresse de
+certains journalistes, toujours prompts à crier contre l'intolérance,
+mais peu soucieux de prêcher d'exemple; car ils ne se font aucun
+scrupule, à l'occasion, et même sans occasion, d'attaquer, calomnier,
+injurier les catholiques, les prêtres, les évêques, et le Pape lui-même,
+le Pape surtout.
+
+Belsunce, lorsqu'il parlait avec cette vigueur apostolique, était déjà
+presque octogénaire et cette parole prophétique était en même temps un
+adieu. Après avoir joui longtemps d'une santé des plus robustes, le 4
+juin 1755, il succombait à une atteinte de paralysie suivie d'apoplexie.
+Quoique privé de la parole, il conserva toute sa connaissance, et par
+ses regards et par des signes témoignait encore de sa résignation et de
+sa piété. Après avoir reçu les saintes onctions, il s'endormit du
+sommeil des justes. Est-il besoin de dire la solennité de ses
+funérailles et l'affluence d'un peuple immense accouru des points les
+plus éloignés du diocèse et qui par ses larmes attestait sa vénération
+et ses regrets? À voir ce deuil on eût dit autant de fils autour du
+cercueil du plus tendre des pères.
+
+
+II
+
+ROZE.
+
+Roze (Nicolas, dit le chevalier), était né à Marseille en 1671, la même
+année que Belsunce, d'une honnête famille de négociants. Ses parents le
+destinaient à suivre la même carrière et, ses études terminées, il se
+rendit, en 1696, à Alicante, royaume de Valence, pour y prendre la
+direction d'une maison de commerce fondée par son frère aîné. Il ne
+trompa point la confiance de ce dernier et fit preuve d'autant de
+prudence que d'intelligence, quoique porté d'ailleurs par ses goûts
+plutôt vers la carrière des armes que vers le commerce. Aussi
+lorsqu'après l'avènement de Philippe V, petit-fils de Louis XIV,
+l'Espagne eut à lutter contre une coalition qui porta la guerre jusque
+dans l'intérieur du pays même envahi par l'armée des alliés, Roze, en
+bon Français qu'il était, ne put résister à son ardeur guerrière
+qu'aiguillonnait le patriotisme. Levant à ses frais deux compagnies,
+infanterie et cavalerie, il se mit à leur tête et repoussa plusieurs
+détachements ennemis qui s'étaient avancés jusque sous les murs
+d'Alicante. Cette ville, à quelque temps de là, fut assiégée par des
+forces considérables, et le gouverneur, qui avait pu apprécier le
+courage de Roze comme sa capacité militaire, lui confia le commandement
+du château que le jeune Français défendit avec une glorieuse
+opiniâtreté, en ne consentant à capituler qu'après avoir épuisé toutes
+ses munitions et provisions.
+
+Souffrant encore d'une blessure reçue pendant le siége, Roze revint dans
+sa patrie pour achever de se guérir. Dès qu'il fut suffisamment rétabli,
+il partit pour Versailles où il se rendait d'après une invitation
+expresse du roi Louis XIV qui, en le félicitant de sa bravoure et de son
+zèle patriotique, lui remit la croix de Saint-Lazare avec le bon d'une
+gratification de 10,000 livres. Peu après (1707), Roze repartit pour
+l'Espagne et il se distingua entre les plus braves à la bataille
+d'Almanza. Chargé d'une mission secrète pour Alicante dont les Anglais
+s'étaient emparés, il fut fait prisonnier et ne recouvra sa liberté que
+lors de l'échange général. Revenu à Marseille, il y demeura jusqu'à sa
+nomination comme consul à Modon, dans la Morée.
+
+Après trois années de séjour en Orient, de graves intérêts de famille le
+rappelèrent en France, en 1720, et, coïncidence remarquable, il entrait
+dans le port de Marseille en même temps que le vaisseau qui apportait,
+comme nous l'avons dit, le germe fatal du fléau dont les ravages
+devaient être si terribles. Roze, ou mieux le chevalier Roze, comme on
+l'appelait dès lors, avait fait preuve sur les champs de bataille
+d'autant d'intrépidité que de sang-froid, mais qu'était ce courage
+auprès de celui qu'il allait déployer sur ce nouveau théâtre et qui fait
+de lui, bien mieux que les plus célèbres exploits, un incomparable
+héros? Car enfin, sur les champs de bataille, pour oublier le péril ou
+le mépriser, pour se montrer brave et très-brave, à moins d'un
+tempérament malheureux, il ne faut en quelque sorte que se laisser aller
+et céder à la nature. Tout vous excite et sert d'aiguillon. Le bruit
+des instruments guerriers, l'odeur de la poudre, l'exemple des
+camarades, l'ardeur patriotique et les rêves de gloire, en outre de la
+grande pensée du devoir, tout contribue à élever l'homme au-dessus de
+lui-même, et l'exaltant par l'enthousiasme, à lui donner cette force
+surhumaine qui fait qu'après la victoire, le vaillant soldat, tout le
+premier, s'étonne de ce qu'il a pu accomplir pendant cette ivresse à la
+fois sublime et terrible du combat, où l'escalade d'une muraille à pic,
+sous le feu des batteries croisant leurs feux, ne fut qu'un jeu pour son
+audace.
+
+Mais il n'en va pas ainsi en face de ce danger bien autrement formidable
+qui résulte d'une épidémie, d'une contagion, éclatant avec violence et
+qui dure des semaines, des mois, des années parfois. Là, nulle
+prévoyance possible, nul espoir de lutter même à armes inégales contre
+un ennemi qui, à toute heure de nuit comme de jour, vous menace, à tout
+instant peut vous atteindre, qu'on sent partout quoique partout
+insaisissable et invisible, mais révélant à chaque pas sa présence par
+les plus effroyables coups. Et rien ici qui vous excite quand tant de
+choses au contraire semblent faites pour décourager: la panique
+générale, la terreur de ceux qui fuient comme de ceux qui restent,
+l'horreur et le spectacle menaçant de tant de morts soudaines et
+funestes:
+
+ _Luctus ubique pavor et plurima mortis imago!_
+
+Certes, pour rester calme et intrépide dans de telles circonstances, il
+faut une force d'âme peu commune; il faut cette héroïque sérénité que
+donne à l'homme de bien la conscience d'un grand devoir à remplir sous
+l'oeil de Dieu avec la certitude que s'il succombe, victime ou plutôt
+martyr de son dévouement, la récompense ne lui manquera pas là-haut,
+mourût-il ignoré des hommes pour lesquels il a donné sa vie. Ce genre de
+courage, le plus difficile quoique pas toujours le plus apprécié de la
+foule, fut celui du chevalier Roze, d'autant plus admirable en cela que
+son dévouement était tout spontané, tout volontaire, et que, n'ayant
+dans la ville aucune position officielle, rien ne l'obligeait à y
+rester; comme tant d'autres, à la première nouvelle du péril, il pouvait
+s'éloigner. Mais tout au contraire, bien différente fut sa conduite. La
+peste se déclare, aussitôt il se met à la disposition de ces courageux
+citoyens dont les noms, comme on l'a dit, ne doivent jamais s'oublier:
+le gouverneur Viguier, les échevins J.-B. Estille, J.-P. Moustier, J.-B.
+Audimar et B. Dieudé. On connaissait le courage de Roze, qui avait fait
+ses preuves comme militaire; on savait ou plutôt on pressentait son
+énergie; aussi, pendant que l'on divise la ville en cent cinquante
+districts confiés à différentes personnes pour veiller aux besoins les
+plus pressants, il est nommé seul commissaire pour le quartier populeux
+dit de la Rive-Neuve, depuis l'Arsenal jusqu'à l'abbaye de Saint-Victor.
+
+Roze à l'instant se rend à son poste, l'un des plus périlleux, le plus
+périlleux peut-être. Par ses soins, un hôpital est établi sous les
+voûtes de la Corderie pour y recevoir et soigner les pestiférés qu'on
+présente. Aux indigents, il prodigue avec les secours son argent sans
+s'inquiéter s'il lui sera rendu. Il veille aux inhumations comme au
+transport des malades; mais le fléau va croissant; les places publiques,
+les rues, les maisons, les navires même dans le port regorgent de
+cadavres. Le chevalier de Rancé, commandant des galères, accorde des
+secours d'hommes et, chaque matin, trois échevins montent à cheval pour
+présider à cette dangereuse besogne de l'enlèvement des morts; le
+quatrième, étant retenu à l'hôtel-de-ville pour l'expédition des
+affaires d'urgence, le chevalier Roze se trouve là toujours pour le
+remplacer. De vastes fosses ont été creusées dans la campagne, et grâce
+à l'héroïque dévouement comme à l'infatigable activité de ces hommes de
+coeur, chefs et soldats, travaillant sans relâche, même la nuit à la
+lueur des torches, la ville, au bout de quelques jours, put être
+déblayée, les monceaux de cadavres gisant dans les rues ayant été
+successivement enlevés.
+
+Mais il est un endroit dans la ville qu'il semble comme impossible
+d'aborder, quoiqu'il soit un foyer de pestilence dont les émanations
+putrides, quand le vent souffle de la mer surtout, portent par toute la
+cité de nouveaux germes de contagion: c'est l'esplanade de la _Tourette_
+s'étendant depuis le fort Saint-Jean jusqu'à l'église de la Major, et où
+sont entassés plus de _douze cents_ cadavres, se putréfiant sous les
+ardents rayons du soleil, et dont les plus récents gisent là depuis plus
+de trois semaines. Le terrain ne permet pas de creuser des fosses dans
+le voisinage, et toutefois, comment se risquer à remuer cet effroyable
+charnier pour transporter les restes au travers de la ville?
+
+À la suite d'un conseil tenu chez le gouverneur, Roze, qui s'était
+offert le premier comme toujours, se rend seul à la Tourette. Bravant la
+puanteur intolérable, il traverse l'esplanade, en escalant les cadavres,
+et arrive à l'extrémité du rempart du côté de la mer. Là il découvre au
+pied de la muraille des bastions construits anciennement et abandonnés.
+Bientôt il a pu s'assurer qu'ils sont vides à l'intérieur et
+très-profonds sous les quelques pieds de terre qui ferment l'entrée.
+Voilà les immenses tombeaux dont il avait besoin et que lui offre un
+heureux hasard. Mais point de temps à perdre, car le projet, s'il
+n'était immédiatement réalisé, deviendrait peut-être inexécutable. Roze
+retourne à l'Hôtel-de-Ville, où sa proposition ne trouve que des
+approbateurs. Le lendemain, dès le matin, les bastions sont défoncés et
+déblayés. Le chevalier, alors suivi de ses ouvriers, composés d'une
+compagnie de soldats et d'une centaine de forçats fournis par le
+commandant des galères, remonte dans la ville et se dirige vers la
+_Tourette_. Sur la place de _Linche_ il arrête sa troupe, fait
+distribuer du vin à ses hommes et les encourage par de mâles paroles,
+sans leur dissimuler toutefois le péril et l'horreur surtout du
+spectacle qui les attend. Quoique avertis cependant, en approchant de
+l'esplanade, les plus hardis reculent repoussés par l'odeur méphitique,
+malgré les mouchoirs imbibés de vinaigre dont, par l'ordre du chevalier,
+ils ont pris soin de se ceindre la tête. Roze, toujours tranquille,
+sinon impassible, voit leurs hésitations qui peuvent, si l'on n'en
+triomphe pas, devenir de la terreur panique. Il comprend que les paroles
+ne suffisent point et qu'il faut davantage, qu'il faut l'exemple. Il
+saute à bas de son cheval, s'avance au milieu de l'esplanade, et
+saisissant par les jambes le premier cadavre qui se trouve à sa portée,
+il le traîne jusqu'au rempart, le soulève et le précipite dans le
+bastion béant. À cette vue, un frémissement parcourt la foule, un cri,
+le même cri, expression d'admiration et d'enthousiasme, sort de la
+poitrine de tous.
+
+--Vive Roze! Vive le chevalier!
+
+La peur qui paralysait les plus hardis, s'est évanouie comme par
+enchantement. Les soldats et les autres à l'envi se précipitent sur
+l'esplanade et le chevalier, profitant de cet élan, dirige si habilement
+leurs efforts que dans un temps assez court, tous les cadavres étaient
+enlevés et lancés dans les bastions, puis recouverts de chaux et de
+terre. Cela avait lieu, le 16 septembre 1720. Par une espèce de miracle,
+Roze qui semblait, comme Belsunce, couvert d'un bouclier céleste:
+
+ Sous l'aile du Seigneur, le prélat vénérable
+ Dans le commun fléau demeure invulnérable;
+
+Roze en fut quitte pour une légère indisposition; mais les pauvres
+forçats et les braves soldats, à l'exception de deux ou trois, au bout
+de quelques jours, avaient succombé, en rendant à la ville un immense,
+un inappréciable service. Le chevalier resta jusqu'à la fin intrépide,
+infatigable au poste du péril et ce fut seulement lorsque toute trace
+d'épidémie eut disparu, qu'il songea à prendre quelque repos et à se
+démettre de ses fonctions.
+
+«Comme on a pu le remarquer dans l'histoire de plusieurs illustres
+bienfaiteurs de l'humanité, dit M. Paul Autran[25], le chevalier Roze
+avait si peu compté sur l'éclat de la renommée comme récompense de ses
+belles actions, qu'il ne songea nullement à exploiter à son profit la
+popularité qu'il s'était acquise. Il rentra dans l'obscurité. Quant à la
+récompense que son dévouement avait si bien méritée, il est vrai de dire
+qu'il ne semble pas qu'on ait rien fait de ce qu'on aurait dû faire en
+sa faveur après la cessation de la peste. Dans les actes de la famille,
+il ne porte que le titre modeste de capitaine d'infanterie, à la suite
+de la garnison de Marseille. Mais qu'importe! plus de richesses et
+d'honneur n'auraient rien ajouté à sa gloire.» Et là haut assurément, la
+récompense et des plus belles ne manqua point à ce héros, qui fut lui
+aussi un héros chrétien, car la religion seule peut exalter jusqu'à la
+sublime abnégation d'un tel dévouement.
+
+D'ailleurs Roze eut aussi, même ici-bas, une première et douce
+récompense. C'est à tort que des écrivains, Marmontel et Lacretelle
+entre autres, ont affirmé qu'il mourut dans l'indigence. Parti en 1722
+de Marseille pour se rendre à Paris, d'après l'invitation de quelques
+amis, le chevalier dut s'arrêter au hameau de Gavotte, près de Septêmes,
+par suite d'un accident arrivé à sa voiture. Dans la maison qui lui
+donna l'hospitalité, se trouvait une jeune et aimable personne, Mlle
+Labasset qui, pleine d'admiration pour son dévouement, s'estima heureuse
+(quoiqu'il ne fût ni jeune ni riche) de lui offrir sa main et avec elle
+sa fortune assez considérable. Roze, tout désintéressé qu'il fût, en
+acceptant la première, ne put refuser la seconde. Le mariage se fit dans
+une chapelle dépendant de la paroisse de Pennes; et Roze, au lieu de
+continuer son voyage, revint à Marseille, où il vécut dans la retraite,
+content du bien qu'il pouvait faire et de la joie qu'il trouvait dans un
+paisible et charmant intérieur. Marmontel se trompe encore quand il dit
+que sa fille, à cause de sa pauvreté, se fit religieuse. Il mourut, sans
+laisser d'enfants, le 2 septembre 1733, à l'âge de soixante-deux ans, et
+nul doute qu'il ait reçu à son heure suprême la bénédiction de son
+évêque, qui devait lui survivre tant d'années encore. On peut affirmer
+pareillement sans crainte de se tromper que, malgré le silence qui
+depuis un temps s'était fait autour de sa gloire, la mort de Roze fut un
+deuil pour tous ses concitoyens et que la ville entière voulut assister
+à ses funérailles.
+
+[21] Portraits et Histoire des hommes utiles.--1835-1836.
+
+[22] OEuvres choisies de Belsunce.--Tome 1er.--1822.
+
+[23] La Fontaine.
+
+[24] Millevoye. _La Peste de Marseille_ (poème).
+
+[25] _Éloge de Roze_, par Paul Autran..
+
+
+
+
+BÉRANGER
+
+
+Peu d'hommes ont joui de leur vivant d'une pareille popularité, d'une
+telle renommée, mais qui ne devaient lui survivre que très diminuées, et
+cela fort justement d'ailleurs.--«Il a créé dans notre littérature, dit
+un judicieux critique, un genre qui n'existait pas avant lui, la chanson
+lyrique ou l'ode chantée. Son style est toujours (non pas, certes) pur,
+correct, élégant, son vers souvent inspiré. Lorsqu'il veut chanter les
+malheurs ou les gloires de la patrie, il élève et entraîne. Il sait
+aussi exprimer des sentiments plus tendres, et faire vibrer les fibres
+du coeur. Toutefois, même sous le rapport littéraire, il a été trop
+vanté. Comme chansonnier il manque de gaîté; son rire est amer et n'a ni
+l'abandon ni l'entrain de celui de Désaugiers, son émule. Comme poète
+lyrique, il manque de souffle; il a de l'inspiration, mais une
+inspiration qui dure peu et ne va guère au-delà de la première ou de la
+seconde strophe. Les épithètes oiseuses ou redondantes prennent trop
+souvent la place de la pensée; les chevilles même n'y sont pas rares.
+Les refrains seuls sont toujours heureux et viennent se graver
+d'eux-mêmes dans la mémoire. À tout prendre, Béranger est un poète, un
+vrai poète, mais qui doit plus encore à l'art et au travail qu'à la
+nature. Ses contemporains l'ont placé au premier rang, mais la
+postérité plus juste le fera descendre au second (voire même au
+troisième) qui seul lui appartient.»
+
+Ce qui est par dessus tout regrettable et déplorable, c'est que, dans
+les oeuvres du chansonnier, se rencontrent, et nombreuses, des pièces
+licencieuses, irreligieuses, cyniquement impies, ou qui sont empreintes
+des passions politiques et des haines injustes de l'époque. Pourtant ce
+n'était point un sentiment violent qui les avait dictées à l'auteur,
+s'il est vrai qu'il ait répondu à des amis lui conseillant de retrancher
+ces chansons:
+
+«Je m'en garderais bien, ce sont celles-là qui servent de passeport aux
+autres.»
+
+Cette parole, que rapporte la _Biographie universelle_ de Feller, serait
+tellement blâmable et coupable qu'on incline à douter de son
+authenticité. Le biographe nous dit d'ailleurs: «Pendant les dernières
+années de sa vie, Béranger montra des sentiments meilleurs que ceux
+qu'il avait eus jusque-là; s'il n'était pas croyant encore, il parlait
+de la religion avec respect; il tenait à rappeler qu'il avait toujours
+été spiritualiste. Il avait conservé des relations avec sa soeur qui
+était religieuse, et depuis longtemps retirée dans un couvent où elle
+priait et expiait pour son frère; il s'était mis aussi en relation avec
+le curé de sa paroisse qu'il chargeait de distribuer ses aumônes; car,
+quoique peu riche, il était bienfaisant. Lorsque sa dernière heure
+approcha, le prêtre et la religion vinrent au chevet du malade et furent
+bien reçus; il sortit de sa bouche des paroles sympathiques, chrétiennes
+même, et l'on peut croire qu'un retour à Dieu plus complet et plus
+consolant aurait eu lieu si de malheureux amis (quels amis que
+ceux-là!) n'étaient intervenus pour l'empêcher.»
+
+Sa mort eut lieu à Paris, le 16 juillet 1857, à l'âge de 77 ans; il
+était né dans cette même ville le 19 août 1780 comme lui-même le dit
+dans la chanson intitulée le _Tailleur et la Fée_.
+
+ Dans ce Paris plein d'or et de misère,
+ En l'an du Christ mil sept cent quatre-vingt,
+ Chez un tailleur, mon pauvre vieux grand-père,
+ Moi, nouveau né, sachez ce qui m'advint:
+ Rien ne prédit la gloire d'un Orphée
+ À mon berceau qui n'était pas de fleurs;
+ Mais mon grand-père, accourant à mes pleurs,
+ Me trouve un jour dans les bras d'une fée;
+ Et cette fée, avec de gais refrains,
+ Calmait le cri de mes premiers chagrins.
+
+ Le bon vieillard lui dit, l'âme inquiète:
+ «À cet enfant quel destin est promis?»
+ Elle répond: «Vois-le, sous ma baguette,
+ Garçon d'auberge, imprimeur et commis.
+ Un coup de foudre ajoute à mes présages[26].
+ Ton fils atteint va périr consumé;
+ Dieu le regarde, et l'oiseau ranimé
+ Vole en chantant braver d'autres orages.
+ ...........
+ Tous les plaisirs, sylphes de la jeunesse,
+ Éveilleront sa lyre au sein des nuits.»
+ Le vieux tailleur s'écrie: «Eh quoi! ma fille
+ Ne m'a donné qu'un faiseur de chansons!
+ Mieux jour et nuit vaudrait tenir l'aiguille
+ Que, faible écho, mourir en de vains sons.
+ --Va, dit la fée, à tort tu t'en alarmes;
+ De grands talents ont de moins beaux succès.
+ Ses chants légers seront chers aux Français,
+ Et du proscrit adouciront les larmes.»
+
+Cette pièce, l'une des meilleures inspirations de Béranger, est en
+quelque sorte une auto-biographie du poète comme aussi en même temps un
+spécimen remarquable de son talent, ce qui nous a fait la citer pour la
+plus grande partie.
+
+Vanité de la gloire humaine! Béranger à peine dans la tombe, en dépit de
+ses funérailles si magnifiques, le silence, précurseur de l'oubli, se
+fit autour de l'idole. L'ombre descendit sur la statue debout encore sur
+le piédestal, mais devant laquelle la foule passait de plus en plus
+rapide et froide, indifférente, parfois dédaigneuse. Dans les rangs
+mêmes de ceux qui s'étaient montrés les plus prodigues de louanges, il
+se trouvait des aristarques, M. Pelletan, par exemple, pour discuter,
+presque contester le talent, le caractère même du poète, et nous étonner
+par la sévère impartialité de leurs jugements. Aussi maintenant qui lit
+Béranger, et combien se vend-il, bon an, mal an, de ses ouvrages?
+
+[26] L'auteur fut frappé de la foudre dans sa jeunesse.
+
+
+
+
+BERTHOLLET
+
+I
+
+
+Peu de temps avant le 9 thermidor, un dépôt graveleux, trouvé au fond de
+quelques barriques d'eau-de-vie, donna lieu à une grave accusation
+contre un fournisseur qui, dit-on, voulait empoisonner les soldats. On
+confie à un chimiste, déjà célèbre, l'analyse du liquide. Tout semblait
+prouver qu'on cherchait un coupable afin de s'emparer des richesses du
+fournisseur. L'examen du liquide confirme cette présomption et le
+chimiste, n'écoutant que le devoir et la conscience, n'hésite pas à
+faire un rapport favorable. Appelé bientôt après devant le Comité du
+salut public, il est soumis à un interrogatoire qui n'était rien moins
+que rassurant.
+
+--Es-tu sûr de ce que tu dis? lui fut-il demandé d'un ton menaçant.
+
+--Très-sûr, répond avec calme le savant.
+
+--Ferais-tu sur toi-même l'épreuve de cette eau-de-vie.
+
+Le chimiste, sans répondre, emplit un verre du liquide et l'avale d'un
+trait.
+
+--Tu es bien hardi.
+
+--Moins que je ne l'étais en écrivant mon rapport.
+
+L'accusation fut abandonnée, grâce à l'intrépide fermeté du savant qui,
+dans une autre circonstance, fit preuve encore du sang-froid le plus
+étonnant. C'était pendant l'expédition d'Égypte: un jour, que pour
+certaines recherches, il remontait le Nil dans une barque, tout à coup,
+sur le rivage, parurent des Mameluks, et sur la barque plut une grêle de
+balles. Pendant que les rameurs faisaient force de rames dans l'espoir
+d'échapper, on vit le savant en question occupé à remplir ses poches des
+pierres, servant à lester l'embarcation.
+
+--Et que faites-vous là? lui dit un autre voyageur.
+
+--Vous le voyez, répondit-il, je prends mes précautions pour couler plus
+vite, afin de n'être pas mutilé par ces barbares.
+
+La barque cependant put échapper au péril, et ceux qui la montaient
+arrivèrent sains et saufs au port. Or, le savant qui, sans y songer,
+donnait à nos braves soldats des leçons de courage, c'était Berthollet,
+l'homme illustre dont Cuvier put dire à juste titre:
+
+«Témoin des événements les plus surprenants, porté par eux dans des
+climats lointains, élevé à de grandes places et à des dignités
+éminentes, tout ce monde extérieur est peu de chose pour lui en
+comparaison de la vérité. Particulier, académicien, sénateur, pair de
+France, il n'existe que pour méditer et pour découvrir. La science fait
+naître à chaque instant dans ses mains de ces procédés avantageux, de
+ces industries fructueuses qui enrichissent les peuples; mais ce n'est
+point pour ces applications faciles qu'il la poursuit, c'est pour elle
+seule. Dans l'invention la plus utile, il ne voit qu'un théorème de
+plus, et dans ce théorème qu'un échelon d'où il s'efforce d'apercevoir
+et d'atteindre un théorème plus élevé[27].»
+
+En effet, cet homme illustre à qui la chimie, au commencement de ce
+siècle, fut redevable d'immenses progrès, ne songea jamais à tirer parti
+de ses découvertes qu'il eût pu tenir secrètes, sans que personne l'en
+eût blâmé. Le chlore ne lui valut qu'un ballot de toiles blanchies par
+son procédé; encore sa délicatesse hésitait-elle à accepter, alors que
+les Anglais auraient plus volontiers encore offert de le prendre pour
+associé; ce qui eût été pour lui toute une fortune.
+
+«Personne n'ignore aujourd'hui ce que c'est qu'une blanchisserie
+berthollienne. On dit même dans les ateliers, _bertholler_,
+_berthollage_: on y entretient des ouvriers que l'on y appelle des
+_bertholleurs_. Rien ne met plus authentiquement le sceau au mérite
+d'une découverte. C'est la seule récompense qu'en ait tirée l'auteur, et
+il n'en désira point d'autre.»
+
+Pourtant, à cette époque antérieure à la Révolution, il n'était point
+riche quoique arrivé à une position déjà fort honorable, prix de sa
+laborieuse persévérance.
+
+
+II
+
+Berthollet (Claude-Louis), d'une famille originaire de la France, mais
+expatriée, naquit à Talloire, à deux lieues d'Annecy, le 9 octobre 1748.
+Il appartenait par sa mère, Philiberte Donier, à une des familles nobles
+de la Savoie: son père était châtelain du lieu. Rien ne fut négligé
+pour l'éducation de l'enfant, quoique la fortune des parents fût
+médiocre. Après quelques années passées au collége d'Annecy, il fut
+envoyé à celui de Chambéry, et termina ses études classiques au collége
+des Provinces de Turin. Les plus brillantes carrières semblaient
+ouvertes à sa jeune ambition, mais son goût pour les sciences lui fit
+préférer la médecine. Reçu docteur en 1768, il vint quelques années
+après à Paris, trouvant que dans la province les ressources lui
+manquaient pour l'étude vers laquelle il se sentait plus
+particulièrement entraîné, celle de la chimie. Il ne se trompait pas;
+mais arrivé à Paris, où il ne connaissait personne et la bourse assez
+peu garnie, il ne tarda pas à se trouver dans l'embarras. La pensée lui
+vint alors de s'adresser au célèbre médecin génevois Tronchon, son
+compatriote, qui, prévenu par son air franc et ouvert et par la tournure
+sérieuse de son esprit, lui fit le meilleur accueil et devint bientôt
+pour lui comme un père. Afin de lui assurer d'abord une existence
+tranquille, il le recommanda au duc d'Orléans qui le nomma l'un de ses
+médecins, en même temps qu'il faisait mettre à la disposition du jeune
+savant son laboratoire de chimie, dans lequel volontiers le prince se
+renfermait pour expérimenter avec l'habile préparateur Guettard, son
+maître comme celui de son père. Rien ne pouvait être plus précieux pour
+Berthollet, qui comprit aussitôt qu'il avait trouvé sa voie, ce qui lui
+fut confirmé par l'illustre Lavoisier, dont il fit connaissance quelque
+temps après. Plusieurs Mémoires publiés successivement par lui de 1776 à
+1780 et «empreints, dit M. Parisot, de cette sagacité, de cette
+finesse, de cette étendue dont plus tard il devait présenter aux savants
+le modèle accompli,» attirèrent l'attention de l'Académie des sciences
+qui le nomma adjoint chimiste à la place de Bucquet (15 avril 1780), et
+cinq ans après, l'admit au nombre de ses membres.
+
+Il continua dès lors avec plus de zèle que jamais ses expériences et ses
+publications, et en 1787, de concert avec Guyton de Morveau, Lavoisier
+et Fourcroy, il s'occupa de la refonte de la terminologie scientifique,
+qu'ils réussirent à faire prévaloir. «Comparé au langage extravagant que
+la chimie avait hérité de l'art hermétique, dit Cuvier, ce nouvel idiome
+fut un service réel rendu à la science, et contribua à accélérer
+l'adoption de nouvelles théories.»
+
+En 1789, dans le tome II des _Annales de chimie_, notre savant publia,
+sous le titre de: _Blanchiment des toiles avec l'acide muriatique
+oxygéné_, le résultat de ses expériences relatives au chlore, «une
+découverte, dit Parisot, qui l'eût rendu _dix fois millionnaire_, s'il
+eût voulu l'exploiter à son seul profit.» D'autres découvertes également
+utiles suivirent celle-là. On dut par exemple à Berthollet un moyen
+nouveau de conserver l'eau douce pour les navigations de long cours, en
+faisant brûler l'intérieur des tonneaux destinés à la contenir.
+
+Berthollet, depuis longtemps était devenu Français par des lettres de
+naturalisation qu'il avait été heureux d'obtenir. Aussi, ce ne fut pas
+en vain, qu'en 1792, devant les menaces de la plus formidable coalition,
+la France fit appel au patriotisme de son fils d'adoption. De tous les
+points de l'horizon, au Nord, au Midi, à l'Est, à l'Ouest, des légions
+ennemies envahissaient notre territoire et la France n'avait à leur
+opposer que des conscrits auxquels manquaient, avec l'habitude des
+armes, les munitions et le matériel de guerre. Mais, grâce à Berthollet
+et à son ami Monge, aidés par un petit bataillon de chimistes choisis
+par eux, on trouva sur notre sol même tout ce qu'on s'était trop habitué
+à demander à l'étranger: le soufre, le salpêtre, l'airain; dès lors les
+produits de nos fabriques et de nos arsenaux suffirent à la prodigieuse
+consommation de quatorze armées. Aussi, n'est-on que juste, en
+reconnaissant et proclamant que la France, sauvée alors de l'invasion et
+du démembrement, ne dut pas moins ce bonheur au zèle infatigable de nos
+savants qu'à l'héroïque dévouement des soldats combattant et mourant aux
+frontières.
+
+Pendant l'année 1791, Berthollet fut envoyé en Italie par le Directoire
+comme président de la commission chargée du choix des objets d'art les
+plus précieux qui devaient être transportés à Paris. La noble conduite
+de Berthollet dans ces circonstances lui valut l'estime du général en
+chef Bonaparte, qui, plein d'admiration pour sa science comme pour son
+caractère, résolut dès lors de se l'attacher. Seul il connut à l'avance
+le secret de l'expédition d'Égypte, dont il fit partie pour le plus
+grand avantage de la science comme de l'armée. Pendant l'insurrection du
+Caire, ce fut à son courage et à sa présence d'esprit que les membres de
+l'Institut durent de conserver avec la vie tous les trésors
+scientifiques recueillis jusqu'alors. Quand, après la levée du siége de
+Saint-Jean-d'Acre, la peste se déclara dans le camp français, il
+n'hésita point à s'associer à Larrey pour reconnaître, dès les premiers
+symptômes, la présence du fléau et indiquer les mesures qui pourraient
+rendre la contagion moins terrible. Monge, tombé malade, dut la vie à
+ses soins fraternels.
+
+Lorsqu'on fut de retour en France, Bonaparte n'oublia pas les services
+rendus par notre savant, qui, membre du Sénat conservateur après le 18
+brumaire, fut ensuite nommé comte, grand officier de la Légion
+d'honneur, grand'croix de l'ordre de la Réunion, etc. «Heureusement pour
+la science, dit Parisot, il ne se laissa ni éblouir, ni absorber par des
+fonctions aussi élevées, aussi importantes. Toujours il conserva sa
+simplicité et son goût pour la retraite et l'étude.»
+
+Les revenus de ses emplois, et en particulier de la sénatorie de
+Montpellier, étaient dépensés au profit de la science et servaient à
+l'entretien d'un magnifique laboratoire, toujours ouvert aux étrangers
+comme aux amis et surtout à de nombreux élèves que l'illustre maître
+voyait avec plaisir s'exercer sous ses yeux aux préparations les plus
+délicates. Mais la générosité de Berthollet l'ayant entraîné, il dut
+enfin s'apercevoir que son budget des recettes et dépenses se soldait
+par un déficit; résolu tout aussitôt à rétablir l'équilibre, mais sans
+détriment pour la science, il établit dans sa maison l'économie la plus
+sévère, et vendit chevaux et voitures.
+
+On avertit l'Empereur, qui, tout aussitôt, mande Berthollet aux
+Tuileries. Après quelques reproches bienveillants relativement au
+silence gardé par le savant sur sa situation critique, Napoléon lui dit:
+
+«Souvenez-vous que j'ai toujours 100,000 écus au service de mes amis.»
+
+Et cette somme fut remise le lendemain à Berthollet, qui, tout occupé de
+ses expériences et confiné pour ainsi dire dans son laboratoire, n'en
+sortait que bien rarement pour se rendre aux Tuileries, et ne se montra
+pas plus courtisan. On ne pourrait assurément que l'en louer si toujours
+il s'en fût tenu là. Mais on regrette d'avoir à ajouter qu'en 1814,
+cédant, paraît-il, aux conseils de son ami Laplace, il vota la déchéance
+de Napoléon en se ralliant au gouvernement provisoire. Lui convenait-il
+d'agir ainsi après les témoignages d'affectueuse estime dont l'Empereur,
+qui l'appelait son chimiste et son ami, n'avait pas été pour lui avare?
+Berthollet se devait à lui-même de rester à l'écart, et de n'accepter
+rien des gouvernements qui devaient succéder à l'Empire. Mais, pour être
+juste, il ne faut pas dissimuler que son caractère, sinon son
+intelligence, avait reçu un grand ébranlement par suite de la terrible
+catastrophe qui, en 1812, lui enleva son fils unique, dont la mort fut
+des plus tragiques. «Dès lors, toute gaîté fut perdue pour lui. Pendant
+le peu d'années qu'il survécut, son air morne et silencieux contrastait
+péniblement avec ses habitudes antérieures; on ne le vit plus sourire;
+quelquefois, une larme s'échappait malgré lui...»
+
+Cuvier ajoute:
+
+«Sa dernière maladie a été de celles qui surprennent et désespèrent la
+médecine: un ulcère charbonneux, venu à la suite d'une fièvre légère,
+l'a dévoré lentement pendant plusieurs mois, mais sans lui arracher un
+mouvement d'impatience. Cette mort, qui arrivait à lui par le chemin de
+la douleur, dont, comme médecin, il pouvait calculer les pas et prévoir
+le moment, il l'a envisagée avec autant de constance que les souffrances
+du désert ou les menaces des barbares.»
+
+Berthollet a laissé de nombreux travaux scientifiques fort loués par
+Parisot, Cuvier, Mongellaz, etc., mais dont l'énumération, pas plus que
+l'appréciation ne peuvent entrer dans notre cadre.
+
+C'est l'homme plus encore que le savant que nous avons tenu à faire
+connaître, par des motifs qu'il n'est pas besoin d'indiquer à nos
+lecteurs.
+
+[27] Cuvier, _Notices historiques_, tome II.
+
+
+
+
+BOSSUET
+
+I
+
+
+Dois-je l'avouer? Oui, je dois le dire, le confesser hautement pour
+l'instruction et l'exemple de la jeunesse, je n'étais plus un
+adolescent, depuis longtemps déjà sorti des bancs du collége, pourtant
+je nourrissais contre l'illustre évêque de Meaux les plus étranges
+préventions, d'autant moins excusables que j'en jugeais par ouï dire;
+dans ma folle témérité, j'osais nier son génie sans avoir rien lu que
+quelques bribes de ses ouvrages, et encore avec des idées préconçues,
+avec le parti pris de n'y pas trouver ce qu'y voyaient, ce qu'y
+admiraient tous les autres. On croit ainsi, à un certain âge, faire
+preuve d'indépendance en ayant l'air de ne pas penser comme tout le
+monde.
+
+Quand je lisais, dans les manuels de rhétorique et ailleurs, les éloges
+prodigués à l'_aigle de Meaux_, volontiers je haussais les épaules, car
+à cet aigle je trouvais, moi, une médiocre envergure et tout au plus
+j'accordais qu'il fût un passereau.
+
+J'avais appris en vain par coeur les _Oraisons funèbres_, mauvais moyen à
+la vérité de faire goûter les chefs-d'oeuvre par l'écolier auquel le
+travail souvent pénible de la mémoire dérobe le sens de beautés que
+faute d'expérience, il avait déjà bien de la peine à saisir. Les
+comprît-il parfaitement, à force de les relire et de les ressasser pour
+retenir le mot à mot, il ne tarde pas à se blaser tout à fait sur les
+passages les plus sublimes et quelquefois irrémédiablement, pour la vie.
+Du moins, en ce qui me concerne, ai-je éprouvé qu'il a fallu de longues
+années avant que ces auteurs latins ou français, et je dis les meilleurs
+et ceux-là surtout, trop appris par coeur dans la jeunesse, retrouvassent
+pour moi le charme de la nouveauté et que j'y découvrisse ces détails
+admirables, cette grâce ou cette majesté que tant de fois j'avais
+entendu vanter naguère, sans y croire autrement que sur parole et sous
+bénéfice d'inventaire.
+
+Ainsi m'arriva-t-il pour Virgile, pour Boileau, Corneille, La Fontaine,
+Racine et tout particulièrement pour Bossuet contre lequel, qui sait
+pourquoi? ma prévention était plus opiniâtre, peut-être parce que je le
+connaissais moins que les autres. En outre des _Oraisons funèbres_, je
+n'avais guère lu que le _Discours sur l'Histoire universelle_, et
+précisément à l'époque où, par la complète ignorance des choses de la
+vie, on se passionne pour les sottes inventions du roman. Aussi le
+volume de Bossuet m'avait médiocrement intéressé, et par le souvenir
+quelconque que j'en gardais, je restais un admirateur singulièrement
+tiède du grand écrivain, et même, à parler rondement, je ne l'admirais
+pas du tout, me gênant peu pour le dire. Bien au contraire, avec cette
+outrecuidance et cet aplomb qui sont le propre du jeune homme d'autant
+plus tranchant qu'il ignore davantage, je mettais une sorte de vanité,
+vanité sotte, à dénigrer l'homme illustre, et je parlais de son génie
+avec une irrévérence dont le seul ressouvenir me fait aujourd'hui monter
+la rougeur au front. La contradiction d'hommes sensés, d'hommes graves,
+juges compétents, ne faisait que m'exaspérer, et me pousser à multiplier
+les sottises et les blasphèmes.
+
+«Ce temps dura son temps,» comme s'exprime Lacordaire; après quelques
+années, m'éclairant par l'expérience, et moins affolé des lectures
+frivoles, je commençai par l'étude, par la réflexion, à prendre goût aux
+vraies beautés littéraires, à rectifier mon jugement faussé, à revenir
+sur mes préventions, sans être entièrement raisonnable toutefois,
+particulièrement à l'égard de Bossuet, peut-être, à cause de la fameuse
+_Histoire Universelle_, lue ou plutôt feuilletée en temps inopportun et
+à laquelle je gardais rancune et par contre coup à son auteur.
+
+Or, certain soir que, devant un homme respectable, à qui je dois être
+reconnaissant à toujours du service qu'il me rendit alors, je
+m'exprimais sur le compte de Bossuet écrivain en termes assez lestes et
+le qualifiais comme je ne ferais pas maintenant tel de nos plumitifs à
+la douzaine, je fus interrompu vivement quoique pourtant sans humeur par
+l'auditeur en question qui me dit:
+
+«Je ne puis m'empêcher de vous l'avouer, mon jeune ami, ce langage
+m'afflige pour vous; je le comprendrais à peine chez un lycéen ennuyé du
+pensum et de la retenue. Mais vous n'en êtes plus là, Dieu merci?
+Excusez-moi de vous le dire, pour en parler sur ce ton, il faut que vous
+ne connaissiez pas ou connaissiez bien peu celui que vous attaquez.
+
+--Comment donc! j'ai appris par coeur ses _Oraisons funèbres_; j'ai lu,
+il n'y a pas longtemps encore, son _Histoire universelle_, qui
+franchement me paraît au-dessous de sa réputation; je n'ai pu même aller
+jusqu'au bout tout d'une haleine au moins.
+
+--Sans doute, comme vous faisiez pour les romans de Walter Scott ou de
+Cooper?
+
+--Je ne dis pas non.
+
+--Mais maintenant qu'il n'en est plus ainsi, que les oeuvres de pure
+imagination sont appréciées par vous à leur valeur, et que votre esprit
+s'étant mûri, vous prenez goût à des choses tout à la fois plus
+sérieuses et plus littéraires, je m'étonne de cette obstination, dans ce
+qui n'est pour moi qu'un déplorable préjugé.
+
+--Préjugé?
+
+--Oui, préjugé! car chez vous, mon ami, je ne puis croire que ce soit
+défaut d'intelligence. Mais vous en reviendrez, je n'en doute pas, quand
+vous aurez consenti à étudier les pièces du procès, et que vous pourrez
+vous prononcer en connaissance de cause. Tenez, sans être prophète, je
+ne crains pas d'affirmer que si, quelque jour, il vous tombe sous la
+main par exemple un recueil des _Sermons_ de Bossuet (pour moi son oeuvre
+capitale quoique peut-être pas la plus populaire), la lumière se fera et
+votre opinion, sur l'homme incomparable, changera du tout au tout.
+
+--Si jamais cela arrive....
+
+--Je n'en fais pas l'ombre d'un doute: plus tôt ou plus tard, vous
+penserez de Bossuet ce qu'en pensait un homme qui, lui aussi, avait du
+génie et n'est point suspect de... gallicanisme, l'illustre Joseph de
+Maistre. Il n'a pas craint de dire à propos d'une citation du sermon
+sur l'_Amour des Plaisirs_, par Bossuet: «_Cet homme dit ce qu'il veut;
+rien n'est au-dessous ni au-dessus de lui._»
+
+--C'est de Maistre qui a dit cela?
+
+--Lui-même dans le deuxième entretien des _Soirées de
+Saint-Pétersbourg_. Mais dans ses lettres il s'exprime en termes bien
+plus énergiques encore! «Cet homme, dit-il, est mon grand oracle. Je
+plie volontiers sous cette trinité de talents qui fait entendre à la
+fois dans chaque phrase un logicien, un orateur et un prophète.» Se
+peut-il un langage plus décisif?
+
+--Voilà qui donne à réfléchir, car de Maistre, depuis que j'ai lu, je ne
+sais où, ses fameuses pages sur le bourreau comme celles sur la guerre,
+est pour moi un écrivain de premier ordre et dont le jugement mérite
+grande considération. Aussi vous me donneriez la tentation....
+D'aventure, auriez-vous dans votre bibliothèque l'ouvrage en question et
+vous serait-il possible de me le prêter?
+
+--Parfaitement, j'ai là, sur ce rayon, à droite, quatre volumes
+compactes des _Sermons choisis_ de Bossuet. Vous pouvez les emporter et
+les lire tout à loisir. J'ai bon espoir, ou plutôt j'ai la certitude
+qu'avant la fin du premier volume vous ne penserez pas autrement que moi
+sur le grand orateur et que vous ferez hautement votre peccavi, trop
+heureux de le faire.
+
+--Nous verrons bien! Grand merci toujours pour le prêt des volumes que
+je garderai le moins longtemps qu'il me sera possible.
+
+--Gardez-les tout le temps nécessaire à votre édification....
+littéraire. On ne lit pas cela comme un roman ou un volume de poésies.
+Il vous faut toujours bien quelques semaines.»
+
+Or, moins de huit jours après, je rapportais les quatre volumes.
+
+«Quoi! déjà! me dit l'ami presque avec l'accent du reproche. Est-il donc
+possible que vous ayez pris si peu goût à cette lecture et qu'elle vous
+ait lassé si vite?
+
+--Bien au contraire, elle m'a surpris, ravi, enthousiasmé jusqu'à
+l'extase, jusqu'au délire. Bossuet est aussi pour moi maintenant le
+sublime orateur, l'incomparable écrivain; et si j'ai quelque regret,
+c'est qu'on ne songe pas à lui élever dans sa ville épiscopale une
+statue, je serais des premiers à souscrire. Ah! mon ami, que je vous
+remercie de me l'avoir fait connaître! Quel homme! quel homme! qui dit
+tout ce qu'il veut dire, en effet, et comme il le veut. Ô la
+merveilleuse, l'inimitable éloquence, inimitable parce qu'elle joint à
+la solidité du fond la beauté de la forme, d'une forme d'autant plus
+admirable qu'elle dédaigne toute recherche, et qu'elle fait tout
+naturellement à la pensée un vêtement splendide! Quelle profondeur et
+quelle élévation! Quelle puissance et quelle majesté! Quelle ample et
+royale faconde! Ce style, plus plein encore de choses que de mots,
+s'épanche à larges ondes, en flots impétueux, comme le fleuve des
+Cordillières jaillit de la source intarissable. Merci mille fois, merci
+de m'avoir conduit par la main et un peu malgré moi à la découverte de
+trésors que je m'obstinais à méconnaître et dans lesquels je me promets
+de puiser hardiment sans crainte de jamais les tarir. Si je vous
+rapporte ces volumes, c'est qu'après lecture des deux premiers, j'ai
+couru chez le libraire pour me procurer l'ouvrage que j'ai acheté bel
+et bien sur mes économies. Ce sont là de ces livres qu'il faut avoir à
+soi, assuré qu'on est de pouvoir les lire et relire dix fois plutôt
+qu'une. Que n'ai-je la boîte de cèdre dans laquelle Alexandre renfermait
+l'_Iliade_, j'y mettrais, moi, l'oeuvre de Bossuet et la placerais aussi
+sous mon chevet!
+
+--Et là, là, doucement, mon ami! Je ne dis pas que vous exagériez
+maintenant dans la louange; mais je crains l'excès de cet enthousiasme
+si soudain parce que la réaction peut être à redouter.
+
+--Non, non, certes non! Ne vous troublez pas de ce souci. Mon
+enthousiasme ne sera point un feu de paille parce qu'il ne vient pas de
+la surprise. Je ne crois pas qu'il y ait présomption de ma part à
+affirmer, à jurer que je penserai toujours de même et que vous ne me
+verrez pas, fût-ce après dix ans, après vingt ans, me refroidir.
+
+Je ne m'étais point trop avancé et il n'y avait point témérité dans ces
+affirmations. Je ne me suis jamais lassé de la lecture ou plutôt de
+l'étude de ces admirables sermons dans lesquels je découvrais sans cesse
+des beautés nouvelles. Quel moraliste et quel poète à la fois que ce
+puissant orateur et dans lequel on ne sait ce qu'il faut admirer le plus
+ou l'enchaînement logique du discours ou l'énergie et la vérité des
+tableaux, ou la profondeur des pensées et la force des expressions! On
+n'aurait que l'embarras du choix pour les citations. Quelle étonnante et
+fidèle peinture par exemple que celle qu'il nous fait de la vie et des
+illusions ou occupations qui jusqu'à la fin nous amusent!
+
+
+II
+
+«Considérez, je vous prie, à quoi se passe la vie humaine. Chaque âge
+n'a-t-il pas ses erreurs et sa folie? Qu'y a-t-il de plus insensé que la
+jeunesse bouillante, téméraire et mal avisée, toujours précipitée dans
+ses entreprises, à qui la violence de ses passions empêche de connaître
+ce qu'elle fait? La force de l'âge se consume en mille soins et mille
+travaux inutiles. Le désir d'établir son crédit et sa fortune;
+l'ambition et les vengeances, et les jalousies, quelles tempêtes ne
+causent-elles pas à cet âge? Et la vieillesse paresseuse et impuissante,
+avec quelle pesanteur s'emploie-t-elle aux actions vertueuses! combien
+est-elle froide et languissante! combien trouble-t-elle le présent par
+la vue d'un avenir qui lui est funeste!
+
+»Jetons un peu la vue sur nos ans qui se sont écoulés; nous
+désapprouverons presque tous nos desseins, si nous sommes juges un peu
+équitables; et je n'en exempte pus les emplois les plus éclatants, car,
+pour être les plus illustres, ils n'en sont pas pour cela les plus
+accompagnés de raison. La plupart des choses que nous avons faites, les
+avons-nous choisies par une mûre délibération? N'y avons-nous pas plutôt
+été engagés par une certaine chaleur inconsidérée, qui donne le
+mouvement à tous nos desseins? Et dans les choses mêmes dans lesquelles
+nous croyons avoir apporté le plus de prudence, qu'avons-nous jugé par
+les vrais principes? Avons-nous jamais songé à faire les choses par
+leurs motifs essentiels et par leurs véritables raisons? Quand
+avons-nous cherché la bonne constitution de notre âme? quand nous
+sommes-nous donné le loisir de considérer quel devait être notre
+intérieur, et pourquoi nous étions en ce monde? Nos amis, nos
+prétentions, nos charges et nos emplois, nos divers intérêts que nous
+n'avons jamais entendus, nous ont toujours entraînés; et jamais nous ne
+sommes poussés que par des considérations étrangères. Ainsi se passe la
+vie, parmi une infinité de vains projets et de folles imaginations; si
+bien que les plus sages, après que cette première ardeur qui donne
+l'agrément aux choses du monde est un peu tempérée par le temps,
+s'étonnent le plus souvent de s'être si fort travaillés pour rien[28]».
+
+A-t-on mieux que Bossuet déchiffré l'insatiable convoitise qui, de même
+qu'une autre non moins terrible passion, jamais ne dit: c'est assez!
+_asser!_ _asser!_
+
+«Premièrement, chrétiens, c'est une fausse imagination des âmes simples
+et ignorantes, qui n'ont pas expérimenté la fortune, que la possession
+des biens de la terre rend l'âme plus libre et plus dégagée. Par exemple
+on se persuade que l'avarice serait tout à fait éteinte, que l'on
+n'aurait plus d'attache aux richesses, si l'on en avait ce qu'il faut.
+Ah! c'est alors, disons-nous, que le coeur qui se resserre dans
+l'inquiétude du besoin, reprendra sa liberté tout entière dans la
+commodité et dans l'aisance. Confessons la vérité devant Dieu: tous les
+jours, nous nous flattons de cette pensée; mais certes nous nous
+abusons, notre erreur est extrême. C'est une folie de s'imaginer que
+les richesses guériront l'avarice, ni que cette eau puisse étancher
+cette soif. Nous voyons par expérience que le riche, à qui tout abonde,
+n'est pas moins impatient dans ses pertes que le pauvre à qui tout
+manque; et je ne m'en étonne pas: car il faut entendre, messieurs, que
+nous n'avons pas seulement pour tout notre bien une affection générale,
+mais que chaque petite partie attire une affection particulière; ce qui
+fait que nous voyons ordinairement que l'âme n'a pas moins d'attache,
+que la perte n'est pas moins sensible dans l'abondance que dans la
+disette. Il en est comme des cheveux qui font toujours sentir la même
+douleur, soit qu'on les arrache d'une tête chauve, soit qu'on les tire
+d'une tête qui en est couverte: on sent toujours la même douleur à cause
+que chaque cheveu ayant sa racine propre, la violence est toujours
+égale. Ainsi, chaque petite parcelle du bien que nous possédons tenant
+dans le fond du coeur par sa racine particulière, il s'ensuit
+manifestement que l'opulence n'a pas moins d'attache que la disette, au
+contraire, qu'elle est du moins en ceci, et plus captive, et plus
+engagée, qu'elle a plus de liens qui l'enchaînent et un plus grand poids
+qui l'accable[29]».
+
+Quoi de plus éloquent et en même temps de plus vrai que ce morceau sur
+les passions!
+
+«Si vous regardez la nature des passions auxquelles vous abandonnez
+votre coeur, vous comprendrez aisément qu'elles peuvent devenir un
+supplice intolérable. Elles ont toutes en elles-mêmes des peines
+cruelles, des dégoûts, des amertumes. Elles ont toutes une infinité qui
+se fâche de ne pouvoir être assouvie; ce qui mêle dans elles toutes des
+emportements qui dégénèrent en une espèce de fureur non moins pénible
+que déraisonnable. L'amour impur, s'il m'est permis de le nommer dans
+cette chaire, a ses incertitudes, ses agitations violentes, et ses
+résolutions irrésolues et l'enfer de ses jalousies. _Dura sicut infernus
+simulatio_: et le reste que je ne dis pas. L'ambition a ses captivités,
+ses empressements, ses défiances et ses craintes, dans sa hauteur même
+qui est souvent la mesure de son précipice. L'avarice, passion basse,
+passion odieuse au monde, amasse non-seulement les injustices, mais
+encore les inquiétudes avec les trésors. Eh! qu'y a-t-il donc de plus
+aisé que de faire de nos passions une peine plus insupportable en leur
+ôtant, comme il est très juste, ce peu de douceur par où elles nous
+séduisent, et leur laissant seulement les inquiétudes cruelles et
+l'amertume dont elles abondent.... «Je ferai sortir du milieu de toi le
+feu qui dévorera tes entrailles» dit le prophète. Je ne l'enverrai pas
+de loin contre toi, il prendra dans ta conscience, et ses flammes
+s'élanceront du milieu de toi, et ce seront tes péchés qui le
+produiront. Le pensez-vous chrétiens, que vous fabriquiez en péchant
+l'instrument de votre supplice éternel? Cependant vous le fabriquez.
+Vous avalez l'iniquité comme l'eau; vous avalez des torrents de
+flammes[30]».
+
+Quelle sublime ironie et quelle profondeur dans ces quelques lignes à
+l'adresse des ambitieux dont les évènements, conduits par une
+mystérieuse providence, déjouent si facilement et si continuellement les
+desseins! _Et nunc reges intelligite!_
+
+«En effet, considérez, chrétiens, ces grands et puissants génies; ils ne
+savent tous ce qu'ils font: Ne voyons-nous pas tous les jours manquer
+quelque ressort à leurs grands et vastes desseins, et que cela ruine
+toute l'entreprise? L'évènement des choses est ordinairement si
+extravagant, et revient si peu aux moyens que l'on y avait employés,
+qu'il faudrait être aveugle pour ne pas voir qu'il y a une puissance
+occulte et terrible qui se plaît à renverser les desseins des hommes,
+qui se joue de ces grands esprits qui s'imaginent remuer tout le monde,
+et qui ne s'aperçoivent pas qu'il y a une raison supérieure qui se sert
+et se moque d'eux comme ils se servent et se moquent des autres[31]».
+
+Voici maintenant sur la souffrance une page merveilleusement consolante
+pour les infortunés et qu'ils ne sauraient trop méditer et relire!
+
+«Oui, je le dis encore une fois, les grandes prospérités ordinairement
+sont des supplices et les châtiments sont des grâces. «Car qui est le
+fils, dit l'Apôtre, que son père ne corrige pas?».... Il n'est pas à
+propos que tout nous succède; il est juste que la terre refuse ses
+fruits à qui a voulu goûter le fruit défendu. Après avoir été chassés du
+paradis, il faut que nous travaillions avec Adam, et que ce soit par nos
+fatigues et nos sueurs que nous achetions le pain de vie.--Quand tout
+nous rit dans le monde, nous nous y attachons trop facilement; le
+charme est trop puissant et l'enchantement trop fort. Ainsi, mes frères,
+si Dieu nous aime, croyez qu'il ne permet pas que nous dormions à notre
+aise dans ce lieu d'exil. Il nous trouve dans nos vains divertissements,
+il interrompt le cours de nos imaginaires félicités, de peur que nous ne
+nous laissions entraîner aux fleuves de Babylone, c'est-à-dire au
+courant des plaisirs qui passent. Croyez donc très certainement, ô
+enfants de la nouvelle alliance, que lorsque Dieu vous envoie des
+afflictions, c'est qu'il veut briser les liens qui vous tenaient
+attachés au monde, et vous rappeler à votre patrie. Le soldat est trop
+lâche qui veut toujours être à l'ombre; et c'est être trop délicat que
+de vouloir vivre à son aise et en ce monde et en l'autre.... Ne t'étonne
+donc pas, chrétien, si Jésus-Christ te donne part à ses souffrances,
+afin de t'en donner à sa gloire[32]».
+
+Dans le sermon sur les _Obligations de l'état religieux_, il est sur le
+mariage plusieurs pages que j'ai lues d'abord avec une sorte de stupeur
+et dans lesquelles, aujourd'hui encore, j'inclinerais à trouver quelque
+exagération quoique avec un fond de vérité. Mais la franchise de
+l'expression, comme la profondeur de l'observation, et l'éloquente
+réalité de certains détails m'avaient frappé, et je n'ai pu résister à
+la tentation de cette nouvelle citation encore qu'un peu longue.
+
+«Demandez, voyez, écoutez: que trouvez-vous dans toutes les familles,
+dans les mariages même qu'on croit les mieux assortis et les plus
+heureux, sinon des peines, des contradictions, des angoisses? Les voilà
+ces tribulations dont parle l'Apôtre; il n'en a point parlé en vain. Le
+monde en parle encore plus que lui; toute la nature humaine est en
+souffrance. Laissons-là tant de mariages pleins de dissensions
+scandaleuses; encore une fois, prenons les meilleurs: il n'y paraît rien
+de malheureux; mais pour empêcher que rien n'éclate, combien faut-il que
+le mari et la femme souffrent l'un de l'autre!
+
+»Ils sont tous deux également raisonnables, si vous le voulez: chose
+étrangement rare, et qu'il n'est pas permis d'espérer; mais chacun a ses
+humeurs, ses préventions, ses habitudes, ses liaisons. Quelques
+convenances qu'ils aient entre eux, les naturels sont toujours assez
+opposés pour causer une contrariété fréquente dans une société si
+longue: on se voit de si près, si souvent, avec tant de défauts de part
+et d'autre, dans les occasions les plus naturelles et les plus
+imprévues, où l'on ne peut point être préparé; on se lasse, le goût
+s'use, l'imperfection rebute, l'humanité se fait sentir de plus en plus;
+il faut à toute heure prendre sur soi, et ne pas montrer tout ce qu'on y
+prend; il faut à son tour prendre sur son prochain, et s'apercevoir de
+sa répugnance. La complaisance diminue, le coeur se dessèche; on se
+devient une croix l'un à l'autre: on aime sa croix, je le veux; mais
+c'est la croix qu'on porte. Souvent on ne tient plus l'un à l'autre que
+par devoir tout au plus, ou par une estime sèche, ou par une amitié
+altérée et sans goût, et qui ne se réveille que dans les fortes
+occasions. Le commerce journalier n'a presque rien de doux: le coeur ne
+s'y repose guère; c'est plutôt une conformité d'intérêt, un lien
+d'honneur, un attachement fidèle, qu'une amitié sensible et cordiale.
+Supposons même cette vive amitié: que fera-t-elle? où peut-elle aboutir?
+Elle cause aux deux époux des délicatesses, des sensibilités, des
+alarmes. Mais voici où je les attends: enfin, il faudra que l'un soit
+presque inconsolable à la mort de l'autre; et il n'y a point dans
+l'humanité de plus cruelles douleurs que celles qui sont préparées par
+le meilleur mariage du monde.
+
+»Joignez à ces tribulations celle des enfants, ou indignes et dénaturés,
+ou aimables mais insensibles à l'amitié; ou pleins de bonnes et de
+mauvaises qualités, dont le mélange fait le supplice des parents; ou
+enfin heureusement nés et propres à déchirer le coeur d'un père et d'une
+mère qui dans leur vieillesse voient, par la mort prématurée de cet
+enfant, éteindre toutes leurs espérances. Ajouterai-je encore toutes les
+traverses qu'on souffre dans la vie par les voisins, par les ennemis,
+par les amis même, les jalousies, les artifices, les calomnies, les
+procès, les pertes de biens, les embarras des créanciers! Est-ce vivre?
+Ô affreuses tribulations, qu'il est doux de vous voir de loin dans la
+solitude![33]»
+
+Voilà certes qui doit consoler un peu le célibataire contristé de son
+isolement, et qui ne semble pas fait pour encourager à l'hymen! Mais le
+grand moraliste chrétien, s'il donne la préférence à la vie la plus
+parfaite, ne dissimule pas que l'état religieux, lui aussi, a ses
+épreuves, ses peines, ses tentations contre lesquelles on ne saurait
+être trop en garde. Ô la page étonnante que celle-ci choisie entre
+plusieurs autres:
+
+«Mais pendant que les enfants du siècle parlent ainsi, quel est le
+langage de ceux qui doivent être enfants de Dieu? Hélas! ils conservent
+une estime et une admiration secrète pour les choses les plus vaines,
+que le monde même, tout vain qu'il est, ne peut s'empêcher de mépriser.
+Ô mon Dieu, arrachez, arrachez du coeur de vos enfants cette erreur
+maudite. J'en ai vu, même de bons, de sincères dans leur piété, qui,
+faute d'expérience, étaient éblouis d'un éclat grossier. Ils étaient
+étonnés de voir des gens, avancés dans les honneurs du siècle, leur
+dire. «_Nous ne sommes point heureux!_» Cette vérité leur était encore
+nouvelle, comme si l'Évangile ne la leur avait pas révélée, comme si
+leur renoncement au monde n'avait pas dû être fondé sur une pleine et
+constante persuasion de sa vanité.
+
+«Oh! qu'elle est redoutable cette puissance des ténèbres qui aveugle les
+plus clairvoyants! C'est une puissance d'enchanter les esprits, de les
+séduire, de leur ôter la vérité même, après qu'ils l'ont crue, sentie,
+aimée. Ô puissance terrible, qui répand l'erreur, qui fait qu'on ne voit
+plus ce qu'on voyait, qu'on craint de le revoir, et qu'on se complaît
+dans les ténèbres de la mort..... On promet à Dieu d'entrer dans cet
+état de nudité et de renoncement; on le promet et c'est à Dieu: on le
+déclare à la face des saints autels; mais après avoir goûté le don de
+Dieu, on retombe dans le piége de ses désirs. L'amour-propre, avide et
+timide, craint toujours de manquer: il s'accroche à tout, comme une
+personne qui se noie se prend à tout ce qu'elle trouve, même à des
+ronces et à des épines pour se sauver. Plus on ôte à l'amour-propre,
+plus il s'efforce de reprendre d'une main ce qui échappe à l'autre. Il
+est inépuisable en beaux prétextes; il se replie comme un serpent, il se
+déguise, il prend toutes les formes; il invente mille nouveaux besoins,
+pour flatter sa délicatesse et pour autoriser ses relâchements. Il se
+dédommage en petits détails des sacrifices qu'il a faits en gros: il se
+retranche dans un meuble, dans un habit, un livre, un rien qu'on
+n'oserait nommer; il tient à un emploi, à une confidence, à une marque
+d'estime, à une vaine amitié. Voilà ce qui lui tient lieu des charges,
+des honneurs, des richesses, des rangs que les ambitieux du siècle
+poursuivent: tout ce qui a un goût de propriété, tout ce qui fait une
+petite distinction, tout ce qui console l'orgueil abattu et resserré
+dans des bornes si étroites, tout ce qui nourrit un reste de vie
+naturelle, et qui soutient ce qu'on appelle le moi; tout cela est
+recherché avec avidité. On le conserve, on craint de le perdre; on le
+défend avec subtilité, bien loin de l'abandonner; quand les autres nous
+le reprochent, nous ne pouvons nous résoudre à nous l'avouer à
+nous-mêmes: on est plus jaloux là-dessus qu'un avare ne le fut jamais de
+son trésor.
+
+«Ainsi la pauvreté n'est qu'un nom, et le grand sacrifice de la piété
+chrétienne se tourne en pure illusion et en petitesse d'esprit. On est
+plus vif pour des bagatelles que les gens du monde ne le sont pour les
+plus grands intérêts; on est sensible aux moindres commodités qui
+manquent: on ne veut rien posséder, mais on veut tout avoir, même le
+superflu, si peu qu'il flatte notre goût: non-seulement la pauvreté
+n'est point pratiquée, mais elle est inconnue. On ne sait ce que c'est
+que d'être pauvre par la nourriture grossière, pauvre par la nécessité
+du travail, pauvre par la simplicité et la petitesse du logement, pauvre
+dans tout le détail de la vie.»
+
+Le lecteur n'aura point regret à ces citations encore que multipliées;
+il les préférerait certainement à une notice forcément écourtée, qui
+dans ces proportions réduites se trouve partout, mais dont pourtant nous
+ne croyons pas pouvoir nous dispenser comme on le verra plus loin.
+Bossuet est surtout dans ses écrits, en outre _du Discours sur
+l'Histoire universelle_ et les _Sermons_, dans l'_Histoire des
+Variations_, le _Commentaire sur les Évangiles_, les _Élévations sur les
+Mystères_, etc, etc, et aussi dans ses _Lettres_ où son génie, dans la
+spontanéité et la familiarité du style épistolaire, garde sa grandeur et
+sa sublimité[34]. Même dans l'abandon de la correspondance intime qui
+semble devoir le retenir sur la terre, plus d'une fois l'Aigle tout à
+coup prend son vol qui l'emporte vers les hauteurs, et là, planant dans
+l'espace et s'élevant toujours, il apparaît de loin aux regards éblouis
+encore l'astre-roi qu'il fixe incessamment de sa prunelle immobile.
+
+
+III
+
+Terminons, comme nous l'avons promis, par quelques détails
+biographiques:
+
+Bossuet (Jacques Bénigne) naquit à Dijon, le 27 septembre 1627, d'une
+famille de magistrats. Il avait six ans lorsque son père, nommé
+conseiller au parlement de Metz nouvellement institué, alla s'établir
+dans cette ville, mais en laissant ses deux fils au collége de Dijon
+dirigé par les Jésuites. Bossuet quitta cette maison neuf ans après,
+envoyé par ses parents à Paris, comme pensionnaire au collége de Navarre
+dont le grand maître était Nicolas Cornet, célèbre par son savoir et sa
+piété, et qui, prompt à distinguer son nouvel élève, le prit en grande
+affection. Dès l'année suivante, Bossuet «soutenait sa première thèse et
+avec un tel éclat, dit la _Biographie universelle_ de Michaud, qu'on
+parla de lui à Paris comme d'un prodige. On voulut le voir à l'hôtel de
+Rambouillet. Le comte de Feuquières l'y amena, et là, pour essayer cette
+abondance de pensées et cette facilité d'expression dont il semblait
+doué, on l'invita à composer un sermon. Au milieu de cette assemblée des
+plus beaux esprits de France, Bossuet prononça, après quelques instants
+de réflexion, un sermon qui fut accueilli par l'admiration générale.»
+
+En 1652, Bossuet fut ordonné prêtre, après une retraite qu'il fit sous
+la direction de Saint Vincent de Paul, qui devint dès lors son ami et
+l'admit à ses conférences du mardi où l'on traitait de tout ce qui a
+rapport au ministère ecclésiastique. Le vénérable Cornet, dont
+l'affection pour Bossuet n'avait fait que s'accroître, voulait le faire
+nommer à sa place grand maître du collége de Navarre auquel la
+munificence de Mazarin permettait de donner de nouveaux et grands
+développements. Mais Bossuet se jugea trop jeune pour une pareille tâche
+et, malgré tous les motifs qui semblaient devoir le retenir à Paris, il
+alla se fixer près de sa famille à Metz. Nommé chanoine de la
+cathédrale, il se livra avec zèle aux devoirs du ministère et
+particulièrement à la prédication. La foule se pressait à ses sermons
+qui déterminèrent parmi les protestants de nombreuses conversions.
+
+Appelé fréquemment à Paris pour les affaires du chapître, il prêcha et
+avec un grand succès dans cette ville, particulièrement un Avent et un
+Carême devant le roi et la reine mère; il prononça aussi plusieurs
+panégyriques, entre autres celui de Saint Paul qui fut fort remarqué.
+Vers la même époque, parut le beau livre de l'_Exposition de la Doctrine
+catholique_, composé d'abord à l'intention de Turenne et qui aida fort à
+sa conversion.
+
+En 1669, Bossuet devint évêque de Condom; deux mois après, il prononçait
+l'oraison funèbre d'Henriette d'Angleterre, l'un de ses chefs-d'oeuvre.
+Nommé l'année suivante précepteur du Dauphin, il accepta ces nouvelles
+fonctions, mais en se démettant de son évêché et ne voulut, comme
+indemnité, qu'un modeste bénéfice. C'est alors que furent composés, pour
+l'instruction du Dauphin, quelques-uns des meilleurs ouvrages de
+l'auteur, le _Discours sur l'Histoire universelle_, la _Politique tirée
+de l'Écriture sainte_, le _Traité de la connaissance de Dieu et de
+soi-même_. En 1781, l'éducation du jeune prince étant terminée, le roi,
+pour récompenser Bossuet, le nomma évêque de Meaux. «Il embrassa dès
+lors avec zèle les devoirs de l'épiscopat, il reprit la prédication pour
+les fidèles de son diocèse.... Son éloquence avait laissé de longs
+souvenirs et une tradition de respect et d'admiration pour son troupeau.
+Il s'occupa sans cesse d'instructions pastorales, de pieuses
+recommandations; il composa des prières et un catéchisme qui depuis a
+été généralement adopté; lui-même l'enseignait quelquefois aux petits
+enfants[35].»
+
+Dans la regrettable assemblée du clergé de 1782, réunie à Paris par la
+volonté du roi, en opposition au pape, Bossuet, lors de la séance
+d'ouverture, prononça un sermon sur l'_Unité de l'Église_ «ayant surtout
+pour but de montrer qu'on ne songeait point à s'en écarter. Mais, dit le
+biographe déjà cité, ce discours se sent un peu de l'embarras où se
+trouvait Bossuet à la fois si soumis et si dévoué aux deux puissances et
+_contraint_ à combattre l'une au nom de l'autre.» Pourquoi contraint?
+L'illustre orateur n'aurait-il pas pu et dû, dans cette circonstance,
+conserver vis-à-vis de la royauté l'indépendance et la franchise dont il
+avait fait preuve en d'autres temps relativement à la conduite privée du
+roi. On sait que, condamnant avec un saint courage ses liaisons
+adultères, plus d'une fois il obtint de Louis XIV la cessation du
+scandale; par malheur trop fréquente était la rechute.
+
+Au milieu de ses sollicitudes pastorales, Bossuet continuait la
+rédaction et la publication de ses ouvrages, et en particulier sa
+polémique avec les protestants, qui n'eurent pas une réponse sérieuse à
+opposer à l'_Histoire des Variations_, le chef-d'oeuvre du genre. Puis
+vint, à propos de la trop célèbre Madame Guyon, l'affaire du quiétisme
+dans laquelle Bossuet, ayant complètement raison quant au fond, ne sut
+pas toujours tempérer dans la forme l'emportement de son zèle. Dans sa
+polémique avec Fénelon qu'on vit, si prompt à reconnaître son erreur et
+à se condamner lui-même après la décision venue de Rome, Bossuet, trop
+souvent passionné et violent, ne se souvint pas assez des égards dus à
+un ancien ami, et son langage comme son attitude, qui contrastaient si
+fort avec la modération de son adversaire, lui firent tort dans l'esprit
+de beaucoup de personnes. On l'accusait de dureté et d'orgueil, quand il
+ne paraît avoir cédé qu'à l'impatience de la contradiction et à l'ardeur
+de son zèle dans des questions dont il s'exagérait, ce semble,
+l'importance par une certaine tendance à la sévérité contrastant avec la
+modération de son langage vis-à-vis des messieurs du Port Royal. C'est
+aller trop loin et exagérer d'une autre façon que d'insinuer, comme
+l'ont fait quelques-uns, qu'il inclinait vers leurs doctrines.
+
+À propos de la polémique dont il est parlé plus haut, racontons une
+anecdote qui prouve les sentiments dont Bossuet était animé et la
+vivacité passionnée de ses convictions.
+
+«Qu'auriez-vous fait si j'avais soutenu M. de Cambrai? lui demanda Louis
+XIV un jour.
+
+--Sire, répondit Bossuet, j'aurais crié vingt fois plus haut.»
+
+L'évêque de Meaux touchait à sa soixante-seizième année et son
+intelligence n'avait point faibli, sa santé semblait robuste encore,
+lorsqu'il ressentit tout à coup les premières et douloureuses atteintes
+de la maladie (la pierre) à laquelle il devait succomber le 12 avril
+1704, à Paris, où il se trouvait. De cette ville son corps fut ramené à
+Meaux et enterré dans la cathédrale après des funérailles solennelles.
+«Aujourd'hui, dit Michaud, l'on peut plus franchement prononcer que,
+parmi les hommes éloquents, aucun ne l'a été à la manière de Bossuet.
+Jamais l'éloquence ne fut plus dégagée de tout artifice, de tout calcul:
+c'est une grande âme qui se montre à nu et qui entraîne avec elle. Les
+mots, l'art de les disposer, l'harmonie des sons, la noblesse ou le
+vulgaire des expressions, rien n'importe à Bossuet; sa pensée est si
+forte que tout lui est bon pour l'exprimer.»
+
+[28] Sermon sur _la Loi de Dieu_.
+
+[29] _Sermon sur l'Impénitence finale._
+
+[30] Sermon sur la _Nécessité de la Pénitence_.
+
+[31] Sermon sur la _Loi de Dieu_.
+
+[32] Sermon sur l'_Utilité des souffrances_.
+
+[33] _Sur les obligations de l'état religieux._
+
+[34] Entre ses ouvrages nous ne mentionnons pas même pour mémoire: _La
+Défense de l'Église Gallicane_, ouvrage posthume apprécié par J. de
+Maistre à sa juste valeur, et fort suspect puisqu'il fut publié, sur une
+copie de provenance équivoque, et quarante ans après la mort de Bossuet
+qui, à un certain moment, paraît-il, avait qualifié les quatre
+propositions en termes plus que sévères, au risque de se condamner
+lui-même.
+
+[35] _Biographie universelle._
+
+
+
+
+BOURDALOUE
+
+I
+
+
+Celui qu'on a si bien nommé le _Prince des Orateurs_, n'est pas un
+artiste à la façon de Cicéron par exemple, avant tout préoccupé de l'art
+de bien dire, de cadencer la phrase et d'arrondir savamment la période.
+Bourdaloue veut convaincre plus encore que plaire, parce qu'il obéit à
+une conviction forte et que chez lui tous les actes et la vie entière
+sont en harmonie avec ses paroles. Il se prêche lui-même et met toujours
+l'exemple à côté de la leçon.
+
+Je ne sais rien de plus touchant, de plus admirable que ce que les
+biographes nous racontent des derniers temps de sa vie. Au comble de la
+célébrité, alors que les contemporains, le roi Louis XIV et les
+personnages les plus illustres lui demandaient conseil et que son nom
+était dans toutes les bouches, il disait, d'après ce que nous apprend le
+Père Martineau, son confrère:
+
+«Dieu m'a fait la grâce de connaître le néant de ce qui brille le plus
+aux yeux des hommes, et il me fait encore celle de n'en être point
+touché.»
+
+Un autre jour, il disait encore: «être si profondément convaincu de son
+incapacité pour tout bien que, malgré tous ses succès, il avait
+beaucoup plus à se défendre du découragement que de la présomption.»
+
+En sorte que rien n'était plus remarquable, comme l'écrit Villenave, au
+milieu de tant de gloire que tant d'humilité[36].
+
+Aussi n'aspirait-il qu'à se faire oublier et il lui tardait de pouvoir
+s'ensevelir dans la solitude pour se préparer à la mort. Il en fit la
+demande au Père provincial «qui ne put consentir à priver la Société de
+celui qui en faisait le principal ornement.» Bourdaloue, pour cette fois
+se résigna; mais l'année suivante, il écrivit au général une longue
+lettre pour le supplier de lui accorder ce qu'il n'avait pu obtenir du
+Père provincial.
+
+«Il y a cinquante-deux ans dit-il, que je vis dans la Compagnie, non
+pour moi mais pour les autres; du moins plus pour les autres que pour
+moi. Mille affaires me détournent et m'empêchent de travailler, autant
+que je le voudrais, à ma perfection qui néanmoins est la seule chose
+nécessaire. Je souhaite de me retirer et de mener désormais une vie plus
+tranquille: je dis plus tranquille afin qu'elle soit plus régulière et
+plus sainte. Je sens que mon corps s'affaiblit et tend vers sa fin. J'ai
+achevé ma course et plût à Dieu que je pusse ajouter: J'ai été fidèle!
+Je suis dans un âge où je ne me trouve plus guère en état de prêcher.
+Qu'il me soit permis, je vous en conjure, d'employer uniquement pour
+Dieu et pour moi-même ce qui me reste de vie, et de me disposer par là à
+mourir en religieux. La Flèche, ou quelque autre maison qu'il plaira
+aux supérieurs (car je n'en demande aucune en particulier pourvu que je
+sois éloigné de Paris), sera le lieu de mon repos. Là, oubliant les
+choses du monde, je repasserai devant Dieu toutes les années de ma vie
+dans l'amertume de mon âme. Voilà le sujet de tous mes voeux.»
+
+Bourdaloue est tout entier dans cette admirable lettre; aussi j'ai tenu
+à la donner tout au long et non par extraits seulement comme ont fait la
+plupart des biographes. Il se montre bien là tel que nous le dépeint son
+confrère, le Père Bretonneau: «Cependant Bourdaloue, en pensant aux
+autres, ne s'oubliait pas lui-même; au contraire, ce fut par de
+fréquents retours sur lui-même qu'il se mit en état de servir si
+utilement les autres.... Ses succès ne l'éblouirent point et ses
+occupations ne l'empêchèrent pas de veiller rigoureusement sur sa
+conduite. D'autant plus en garde qu'il était plus connu et dans une plus
+haute considération... Étroitement resserré dans les bornes de sa
+profession, il joignait aux talents de la prédication et de la direction
+des âmes le véritable esprit religieux.... Il ne s'épargnait en rien
+également prêt pour qui que ce fut et se faisant tout à tous. Dans ce
+grand nombre de personnes de la première distinction dont il avait la
+conduite, bien loin de négliger les pauvres et les petits, il les
+recevait avec bonté; il descendait avec eux, dans le compte qu'ils lui
+rendaient de leur vie, jusques aux moindres particularités; et plus sa
+réputation et son nom leur inspiraient de timidité en l'approchant, plus
+il s'étudiait à gagner leur confiance, et à leur faciliter l'accès
+auprès de lui. Il ne se contentait pas de ce bon accueil. Il les allait
+trouver s'ils étaient hors d'état de venir eux-mêmes[37].»
+
+Et avec cela chez cet homme vraiment apostolique: «un dévouement
+inviolable au service de l'Église, et une soumission entière aux
+puissances ecclésiastiques et à ses supérieurs.» Il le prouva bien dans
+cette circonstance; car le général, ayant fait à sa demande une réponse
+toute favorable, il se disposait à partir. Mais, d'après le désir
+exprimé par ses supérieurs immédiats, il crut devoir retarder de
+quelques semaines, et dans l'intervalle, par suite des remontrances
+venues de Paris, une seconde lettre arriva de Rome qui révoquait la
+permission donnée.
+
+Bourdaloue n'insista pas, prompt à se soumettre à l'ordre de ses
+supérieurs dans lequel il vit l'expression de la volonté du ciel. Il
+reprit ses fonctions avec un nouveau zèle, et même avec plus d'activité
+et d'ardeur que jamais, prêchant, enseignant, confessant, et il ne put
+être arrêté par un rhume opiniâtre dont il souffrait depuis plusieurs
+semaines. Mais, à la suite d'un sermon qu'il avait prêché pour une prise
+d'habit, il se sentit plus indisposé. Le dimanche, jour de la Pentecôte
+(11 mai 1704), il dut se mettre au lit et une fièvre maligne interne se
+déclara avec les symptômes les plus alarmants. Quoiqu'il se fît peu
+d'illusion sur son état, il insista auprès du médecin pour savoir la
+vérité toute entière. On satisfit à son désir, et avant même que le
+docteur eût fini de parler, le malade dit: «C'est assez, je vous
+entends: il faut maintenant que je fasse ce que j'ai tant de fois
+prêché et conseillé aux autres.»
+
+Dès le lendemain, après s'être préparé par une confession de toute sa
+vie à recevoir les derniers sacrements, «il entra lui-même, dit le Père
+Bretonneau, témoin oculaire sans doute, dans tous les sentiments qu'il
+avait inspirés à tant de moribonds. Il se regarda comme un criminel
+condamné à mort par l'arrêt du ciel. Dans cet état, il se présenta à la
+justice divine. Il accepta l'arrêt qu'elle avait prononcé contre lui et
+qu'elle allait exécuter: «J'ai abusé de la vie, dit-il en s'adressant à
+Dieu: je mérite que vous me l'ôtiez et c'est de tout mon coeur que je me
+soumets à un si juste châtiment.»
+
+D'après ce que nous lisons ailleurs, il dit à ceux qui l'entouraient:
+«Je vois bien que je ne puis guérir sans miracle; mais que suis-je pour
+que Dieu daigne faire un miracle en ma faveur? Que sa sainte volonté
+s'accomplisse aux dépens de ma vie s'il l'ordonne ainsi; qu'il me sépare
+de ce monde où je n'ai été que trop longtemps et qu'il m'unisse pour
+jamais à lui!»
+
+Avec une entière tranquillité d'esprit et comme s'il pouvait encore
+compter sur de longs jours, il mit en ordre les papiers dont il était
+dépositaire. Puis, se souvenant de ses nombreux et illustres amis, «il
+désira qu'on leur apprît qu'il regardait sa séparation d'avec eux sur la
+terre comme une partie du sacrifice qu'il faisait à Dieu de sa vie.»
+
+Il s'entretint ensuite quelque temps avec son directeur, et alors un
+mieux s'étant manifesté, ses confrères et amis reprirent quelque
+espérance. Mais, dans la soirée, un violent accès de fièvre survint,
+bientôt suivi du délire et l'agonie commença. Le lendemain mardi, 13
+mai, vers cinq heures du matin, il expira. Bossuet l'avait précédé de
+quelques semaines dans la tombe (12 avril 1704.)
+
+
+II
+
+Bourdaloue était dans la soixante-douzième année de son âge, né à
+Bourges, le 20 août 1632, l'année même où le pape Urbain VIII approuvait
+la Congrégation des Prêtres de la Mission, fondée par Saint
+Vincent-de-Paul. Bourdaloue, qui reçut au baptême le prénom de Louis,
+entra, dès l'âge de quinze ans, dans la Compagnie de Jésus. Il passa par
+tous les exercices, employant les dix-huit premières années de noviciat,
+soit à ses propres études, soit à professer la rhétorique, la
+philosophie, la théologie. Quelques sermons qu'il eut occasion de
+prêcher révélèrent sa véritable vocation à ses supérieurs qui le
+destinèrent dès lors à la prédication. Après s'être fait entendre en
+province avec un grand succès, il vint à Paris et prêcha tout d'abord
+dans l'église de la maison professe avec un éclat extraordinaire.
+Également aimé des grands, du peuple et des savants, il attirait une
+foule prodigieuse; sa réputation croissait d'un sermon à l'autre; plus
+on l'entendait, plus on voulait l'entendre.
+
+Le roi Louis XIV le goûtait tout particulièrement, et, après l'avoir
+entendu, depuis l'Avent de l'année 1670, plusieurs Avents et plusieurs
+Carêmes, il le redemandait toujours en disant: «J'aime mieux ses redites
+que les choses nouvelles d'un autre.»
+
+Sa courageuse franchise même ne le refroidissait pas. On raconte qu'un
+jour Bourdaloue, ayant prêché devant le roi, celui-ci lui dit:
+
+«Mon père, vous devez être content de moi; madame de Montespan est à
+Clagny.
+
+--»Oui, sire, répondit le prédicateur, mais Dieu serait plus satisfait
+si Clagny était à soixante-dix lieues de Versailles.»
+
+On conçoit après cela que madame de Sévigné pût écrire: «Jamais
+prédicateur n'a prêché si hautement ni si généreusement les vérités
+chrétiennes.... Le Père Bourdaloue frappe comme un sourd, disant des
+vérités à bride abattue, parlant à tort et à travers contre l'adultère.»
+
+La même madame de Sévigné disait à sa fille: «_Je m'en vais en
+Bourdaloue_,» comme elle eût dit: «_Je m'en vais en cour_,» et ne
+laissait échapper aucune occasion d'entendre le célèbre prédicateur,
+témoin cette anecdote: Bourdaloue devait prêcher une passion que madame
+de Sévigné avait déjà entendue avec sa fille l'année précédente: «Et
+c'était pour cela, dit-elle, que j'en avais envie; mais l'impossibilité
+m'en ôta le goût. Les laquais y étaient dès mercredi; et la presse était
+à mourir.»
+
+On ne saurait s'en étonner quand on lit aujourd'hui ces sermons, les
+premiers de ce genre, et dont le Père Bretonneau dit avec raison: «Il
+avait dans un éminent degré tout ce qui peut former un parfait
+prédicateur. Il reçut de la nature un fonds de raison qui, joint à une
+imagination vive et pénétrante, lui faisait trouver d'abord dans chaque
+chose le solide et le vrai... Ses divisions justes, ses raisonnements
+suivis et convaincants, ses mouvements pathétiques, ses réflexions
+judicieuses et d'un sens exquis, tout va à son but.... Persuadé que le
+prédicateur ne touche qu'autant qu'il intéresse et qu'il applique, et
+que rien n'intéresse davantage et n'attire plus l'attention qu'une
+peinture sensible des moeurs où chacun se voit lui-même et se connaît, il
+tournait là tout son discours.» Il suffit de citer ces admirables
+sermons sur le _Mariage_, le _Choix_, _d'un état_, les _Divertissements
+du monde_, l'_Hypocrisie_, la _Prière_, les _Devoirs envers les
+domestiques_ etc., dans lesquels abondent, avec les solides
+raisonnements, les observations et les conseils pratiques, les
+réflexions d'une étonnante sagacité et tous ces portraits admirables de
+relief et de vie d'une vérité si prodigieuse quoique on ne pût
+reconnaître les modèles et qui faisaient dire à madame de Termes: «Il
+est inimitable et les prédicateurs qui l'ont voulu copier sur cela n'ont
+fait que des marmousets.»
+
+Quoique admirable par la solidité des raisonnements et la victorieuse
+logique, Bourdaloue savait aussi parler au coeur, témoin ce qu'écrivait
+madame de Maintenon, à l'occasion d'un sermon prêché devant Louis XIV et
+sa cour. «Il a parlé au Roi sur sa santé, sur l'amour de son peuple, sur
+les craintes de la cour; il a fait verser bien des larmes; il en a versé
+lui-même: c'était son coeur qui parlait à tous les coeurs.»
+
+Quand aujourd'hui la lecture seule de tant de pages éloquentes nous
+frappe d'une façon si vive et nous émeut si profondément, qu'on imagine
+ce que ce devait être quand ces mêmes choses étaient dites au milieu du
+silence solennel d'un immense et religieux auditoire, et tombaient des
+lèvres de Bourdaloue: «Le feu dont il animait son action, dit le Père
+Bretonneau, sa rapidité en prononçant, sa voix pleine, résonnante, douce
+et harmonieuse, _tout était orateur en lui_, et tout servait à son
+talent.»
+
+On conçoit après cela que Bossuet ait pu dire dans la candeur de sa
+modestie: «Cet homme sera éternellement notre maître en tout.»
+
+N'oublions pas ce mot encore d'un des contemporains de Bourdaloue et qui
+prouve que, dans l'estime de tous, chez lui la vertu égalait le talent:
+«Sa conduite, disait on, est la meilleure réponse que l'on puisse faire
+aux _Lettres Provinciales_.»
+
+[36] Notice sur Bourdaloue. Édition de 1812. 16 volumes in-8º.
+
+[37] Préface du Père Bretonneau dans la première édition des _Sermons de
+Bourdaloue_.
+
+
+
+
+BREGUET
+
+
+«Les perfectionnements apportés par Breguet dans cette partie de la
+mécanique à laquelle il avait consacré ses veilles, ont eu pour résultat
+de donner à la France la première horlogerie de l'Europe, au dire de
+tous ceux qui ne sont pas Anglais. Ses perfectionnements s'étendent à
+toutes les branches comme à toutes les parties de l'art. C'est à lui
+qu'on doit, sinon la première idée, du moins l'usage commode des montres
+perpétuelles qui se remontent d'elles-mêmes par le mouvement qu'on leur
+donne en les portant.... C'est Breguet qui, pour garantir de fractures
+le pivot du balancier, en cas de choc violent ou de chute de la montre,
+imagina le parachute qui préserve le régulateur de toute atteinte;
+invention précieuse surtout pour les montres de poche. C'est lui qui, le
+premier, fabriqua des cadratures de répétition d'une disposition plus
+sûre, laissant plus de place pour les autres parties du mécanisme, etc.,
+etc. Mais c'est surtout aux sciences exactes, à l'astronomie, à la
+physique et à la navigation, que Breguet, en multipliant les moyens de
+calculer les _minima_ les plus délicats de la durée avec la dernière
+exactitude, a rendu des services inappréciables.»
+
+Ainsi s'exprime M. Val. Parisot, qui, par ses connaissances spéciales,
+a su, mieux que nous ne pourrions le faire, mettre en relief les
+services rendus par cet artisan illustre dont le nom, resté justement
+populaire, est une preuve nouvelle que la gloire ne dédaigne personne,
+et se plaît à récompenser tous les genres de mérite. À ce titre,
+Breguet, comme Jacquard, comme Richard Lenoir, mérite une place dans
+notre galerie, d'autant plus que chez lui le caractère de l'homme était
+à la hauteur du talent, du génie de l'artiste; c'est M. Parisot qui
+n'hésite pas à lui donner ce titre, et qui songerait à le lui contester?
+
+«Breguet, dit M. Villenave, était recherché dans les premières classes
+de la société où il comptait plusieurs amis. On a dit de lui qu'il avait
+toujours conservé la naïveté de la jeunesse et même celle de l'enfance;
+qu'il voyait tout en beau, excepté ses ouvrages; qu'en lui, tout était
+égal, uni, simple; qu'il était timide sans être jamais embarrassé; qu'on
+trouvait des rapports entre lui et le bon La Fontaine; qu'il n'avait
+jamais voulu quitter sa petite et modeste maison où la fortune était
+venue le trouver; qu'il était toujours prêt à être utile aux artistes;
+que tous étaient heureux autour de lui, et lui plus que les autres. On
+raconte qu'étant devenu un peu sourd sans être susceptible, il disait,
+quand on riait de quelque quiproquo: _Dites-le-moi, que je rie aussi_,
+ce qu'il ne manquait pas de faire.»
+
+Breguet (Abraham-Louis), naquit à Neufchatel en Suisse, le 10 janvier
+1747, d'une famille d'origine française. Enfant, il paraissait d'une
+intelligence paresseuse, et ses maîtres augurèrent assez mal de son peu
+de goût pour la grammaire française et latine. Tout jeune encore, il
+perdit son père, et sa mère s'étant remariée à un horloger, celui-ci,
+voyant le peu de fruit que l'enfant tirait de la fréquentation du
+collége, résolut de le garder à la maison pour l'occuper aux travaux de
+son état. Cette vie sédentaire ne sembla point d'abord, plus que
+l'autre, agréable à l'enfant, doué d'une extrême vivacité; peu à peu,
+cependant, les combinaisons mécaniques l'intéressèrent et il devint
+apprenti des plus zélés.
+
+Son beau-père, cependant, qui voulait faire de lui un ouvrier émérite,
+l'emmena à Paris et le plaça chez un célèbre horloger de Versailles pour
+qu'il achevât de se perfectionner dans son art et, en effet, au bout de
+peu d'années, Abraham-Louis était le premier ouvrier de l'atelier;
+intelligent autant que laborieux et rangé. Quoique à peine sorti de
+l'adolescence, il se trouvait père de famille, ayant, par la mort
+précipitée de son beau-père et de sa mère, une jeune soeur à élever et
+établir! Son salaire de chaque jour devait seul suffire à toutes les
+charges; et non-seulement le jeune ouvrier réussit à équilibrer son
+budget, mais il put faire quelques économies et trouver du loisir pour
+suivre un cours de mathématiques, car il avait compris que la
+connaissance des sciences exactes lui devait être singulièrement utile
+ou plutôt indispensable. Son professeur était l'abbé Marie, savant
+distingué, que les rares dispositions de l'élève, comme sa bonne
+conduite, intéressèrent et qui ne fut pas avare pour lui de ses précieux
+enseignements.
+
+Il n'est pas douteux qu'ils contribuèrent beaucoup à développer le génie
+du jeune Breguet dont la réputation, comme habile horloger, date de
+cette époque et depuis ne fit que s'accroître. Un jour le duc d'Orléans
+se trouvait à Londres, dans l'atelier de l'horloger Arnold, connu dans
+toute l'Europe, et renommé comme le premier dans son art. Le prince tira
+sa montre, et, la montrant à Arnold, lui demanda ce qu'il en pensait.
+
+L'horloger, après l'avoir ouverte et examinée avec grande attention, non
+sans témoigner plusieurs fois de son étonnement, la rendit au visiteur
+en disant:
+
+--Vous avez là, monseigneur, un chef-d'oeuvre, et ce Breguet est, dans
+notre partie, un maître, mais un maître qu'au plus tôt je veux
+connaître, et dont il me tarde de serrer la main.» En effet, laissant là
+son atelier et ses travaux commencés, et, embrassant sa famille, Arnold
+s'embarqua pour le continent, et quelques jours après, il arrivait à
+Paris.
+
+Un matin, Breguet, averti par la sonnerie du timbre, voit entrer dans
+son atelier un étranger qui, le sourire aux lèvres et la main tendue,
+lui dit:
+
+--Mon cher confrère, j'ai vu tout récemment à Londres, dans la main
+d'une altesse française, une montre fabriquée par vous et que j'ai
+admirée comme un chef-d'oeuvre. Aussi ai-je passé le détroit tout exprès
+pour faire votre connaissance et vous adresser moi-même mes
+félicitations; je suis Arnold, de Londres.
+
+Qu'on juge de la stupéfaction comme de la joie de Breguet à cette visite
+si inattendue pour lui, car, même au temps de ses plus grandes
+prospérités, il était resté fort modeste.
+
+«Malgré tant de titres incontestables à la gloire et à la renommée, cet
+homme éminemment moral, qui rendait justice à tous, excepté à lui-même,
+jusqu'à s'étonner de la régularité de ses instruments, _doutait de sa
+propre réputation_, même en présence des étrangers qui s'honoraient de
+lui en fournir le témoignage[38].»
+
+Profondément touché des témoignages d'estime et de sympathie que lui
+donnait Arnold, il s'efforça de le reconnaître de son mieux par son
+accueil, et lorsque le confrère repartit pour l'Angleterre, il lui
+confia son fils aîné qu'il devait, deux années après, mais sans l'avoir
+prévu, aller rejoindre.
+
+La révolution éclata, Breguet, tout entier à son art, resta complètement
+étranger à la politique; mais à cause de sa célébrité, et sans doute
+aussi de sa réputation d'honnête homme, il n'en fut pas moins classé
+parmi les suspects. Par bonheur, grâce à quelques-uns de ses clients,
+alors très-influents, il put éviter la prison et il lui fut permis de
+quitter la France. Il passa, avec sa famille, en Angleterre, où sa
+situation ne laissait pas que d'être critique et de le préoccuper. Il se
+voyait tout au moins dans la nécessité, afin de s'assurer le pain
+quotidien, d'abandonner ses savantes recherches pour redevenir un simple
+ouvrier, lorsqu'un ami généreux, témoin de ses perplexités, lui dit:
+
+--À Dieu ne plaise, que vous abandonniez l'art pour le métier. Continuez
+vos importants travaux, dont le résultat pour moi est d'autant moins
+douteux que votre fils aîné peut s'y associer. D'ailleurs, n'ayez souci
+du lendemain ni pour votre famille ni pour vous; voici qui vous rassure
+pour l'avenir.
+
+Et l'excellent ami, M. Desnay-Flyche, présentait à Breguet un
+portefeuille rempli de banknotes, qu'après s'être longtemps défendu, le
+Français dut accepter. C'est ainsi que, pendant les deux années de son
+exil dans la Grande-Bretagne, Breguet eut toute sécurité pour ses
+recherches. Aussi, quand il lui fut permis de rentrer en France, riche
+de nouvelles connaissances et devenu le premier dans son art, il put en
+peu de temps, aidé d'ailleurs par le secours de ses amis, relever ses
+établissements détruits, dont la prospérité alla toujours en augmentant.
+Sa vie dès lors s'écoula paisible et heureuse. Il devint successivement
+horloger de la marine, membre du bureau des longitudes, et en 1816
+remplaça Carnot à l'Institut. En 1823, il fit partie du jury d'examen
+pour les produits de l'industrie. Après avoir rempli ces fonctions
+momentanées avec le zèle et la conscience qu'il apportait à tout, il se
+remit à son grand ouvrage sur l'horlogerie, qu'il avait hâte de voir
+terminé, comme par un secret pressentiment. Car un matin, peu d'instants
+après s'être assis à son bureau, il tomba foudroyé par une attaque
+d'apoplexie.
+
+«Le talent de Breguet, dit M. Parisot, n'était point exclusivement
+restreint à l'art auquel il fit faire des pas si prodigieux. Il imagina
+le mécanisme léger et solide des télégraphes établis par Chappe; il créa
+un thermomètre métallique d'une sensibilité au-dessus de tout ce qui est
+connu, surtout pour le développement instantané du calorique, etc.»
+
+On ne peut trop regretter qu'il ait laissé inachevé son _Traité de
+l'Horlogerie_, dans lequel toutes ses découvertes devaient être
+consignées et qui eût renfermé, en particulier, beaucoup de faits
+intéressants sur la transmission du mouvement par les corps qui restent
+eux-mêmes en repos.
+
+[38] _Encyclopédie des gens du monde._
+
+
+
+
+LA BRUYÈRE. (JEAN DE)
+
+
+On n'a sur La Bruyère aucuns détails biographiques; «On ne connaît rien
+de sa famille, dit Suard l'académicien, et cela est fort indifférent;
+mais on aimerait à savoir quel était son caractère, son genre de vie, la
+tournure de son esprit, dans la société; et c'est ce qu'on ignore
+aussi.»
+
+D'Olivet, dans son _Histoire de l'Académie_, n'est pas absolument de cet
+avis puisqu'il nous dit: «On me l'a dépeint comme un philosophe qui ne
+songeait qu'à vivre tranquille avec des amis et des livres; faisant un
+bon choix des uns et des autres; ne cherchant ni ne fuyant le plaisir,
+toujours disposé à une joie modeste et ingénieux à la faire naître; poli
+dans ses manières et sage dans ses discours; craignant toute sorte
+d'ambition même celle de montrer de l'esprit.»
+
+De son côté Boileau nous dit[39], mais à la date du 18 mai 1787, l'année
+même de la publication des _Caractères_ et quelque temps auparavant sans
+doute: «Maximilien (La Bruyère) m'est venu voir à Auteuil, et m'a lu
+quelque chose de son _Théophraste_. C'est un fort honnête homme et à qui
+il ne manquerait rien si la nature l'avait fait aussi agréable qu'il a
+envie de l'être. Du reste, il a de l'esprit, du savoir et du mérite.»
+
+L'éloge semble maigre, mais la lecture du livre, dont il ne connaissait
+que des fragments, sans doute ouvrit les yeux à Despréaux puisqu'il
+devint bientôt un des partisans zélés de La Bruyère et contribua
+beaucoup, avec Bossuet et Racine, à le faire entrer à l'Académie où le
+moraliste fut reçu six ans après la publication des _Caractères_,
+c'est-à-dire en 1693. On a remarqué qu'il fut le premier académicien
+qui, dans son discours, ait fait l'éloge des confrères vivants, Bossuet,
+La Fontaine et Despréaux. On ne sait plus rien de lui ensuite, si ce
+n'est la date de sa mort arrivée en 1696[40].
+
+Ce silence des contemporains n'est-il pas des plus étonnants quand il
+s'agit d'un homme à qui son livre avait fait sans nul doute bien des
+ennemis et dont il semble que les Mémoires du temps auraient dû
+particulièrement s'occuper? Il faut que sa vie tout à fait retirée, la
+réserve de son caractère, peut-être la crainte aient tenu la curiosité à
+distance.
+
+Mais si La Bruyère est ignoré comme homme, l'écrivain jouit d'une assez
+belle notoriété «et le livre des _Caractères_, qui fit beaucoup de bruit
+dès sa naissance», n'a rien perdu pour nous de ses mérites, et il compte
+au premier rang des livres classiques. Ce n'est pas d'ailleurs le livre
+de tout le monde et qu'on puisse goûter à tous les âges. Il exige une
+certaine maturité d'esprit et une connaissance du monde qui permette
+d'apprécier la sagacité des observations. Je me rappelle que, jeune
+homme encore, un volume des _Caractères_ m'étant tombé dans les mains,
+tout en appréciant tels ou tels passages, certaines façons de s'exprimer
+qui me semblaient vives, ingénieuses, originales, le plus souvent, mon
+inexpérience me rendait hésitant; je m'étonnais ayant peine à comprendre
+et assez semblable à un homme qui entendrait parler une langue étrangère
+dont quelques mots seulement lui seraient familiers. Je pourrais encore
+me comparer à celui qui, voyant un portrait peint par un maître, mais
+sans connaître l'original, pourrait admirer l'habileté des procédés, le
+talent de facture, mais serait inapte à se prononcer quant à la
+ressemblance.
+
+Dans mon ignorance du monde, je jugeais ce La Bruyère un peu bien enclin
+à la médisance, et montrant trop l'humanité par les côtés qui ne la font
+ni aimer ni estimer. Pour un chrétien sincère tel qu'il paraît avoir été
+d'après le chapitre justement vanté des _Esprits forts_, je le trouvais
+en général fort peu charitable, très hardi et même téméraire dans
+certains de ses jugements soit sur les hommes, soit sur les choses. À
+part le chapitre cité plus haut, on dirait que ce moraliste, qui avait
+lu l'_Évangile_ et l'_Imitation_, écrit avec la plume de Théophraste ou
+Sénèque, une plume dont la pointe est d'or, de diamant même, mais
+singulièrement affilée et qui peut faire des blessures mortelles mieux
+que le meilleur stylet italien. Encore ne semble-t-il pas que, pareille
+à la lance d'Achille, elle sut toujours guérir les blessures qu'elle
+aurait pu faire.
+
+La Bruyère dit excellemment: «Quand une lecture vous élève l'esprit et
+qu'elle vous inspire des sentiments nobles et courageux, ne cherchez pas
+une autre règle pour juger l'ouvrage, il est bon et fait de main
+d'ouvrier.»
+
+Très bien! mais si je ne craignais de paraître téméraire, j'exprimerais
+le doute que telle soit l'impression qui résulte le plus habituellement
+de la lecture des _Caractères_ et non pas plutôt une disposition
+railleuse, ironique, sarcastique, un sentiment de dédain et de mépris
+pour l'humanité. Le tort du moraliste précisément, c'est de s'adresser
+trop à l'esprit, à l'intelligence, et, dans son livre il n'y a pas assez
+pour le coeur. J'ajouterai qu'en certains endroits, quand il s'agit de
+sujets chatouilleux, qui se rencontrent dans l'étude des passions, le
+moraliste, en témoignant de sa sagacité comme observateur, ne fait pas
+toujours assez preuve de discrétion; dans le chapitre sur _les Femmes_
+entre autres, il est telle phrase qu'on aurait plaisir à effacer, sûr de
+l'approbation du sexe, celle-ci par exemple:
+
+«Il y a peu de femmes si parfaites qu'elles empêchent un mari de se
+repentir, du moins une fois le jour, d'avoir une femme, ou de trouver
+heureux celui qui n'en a point.»
+
+La Bruyère, au reste, je le répète, n'est point le livre des jeunes gens
+et moins encore des demoiselles.
+
+Après ces réserves, appréciant les procédés de l'écrivain, je
+n'hésiterai pas à dire avec Suard: «Ce n'est pas seulement par la
+nouveauté et la variété des mouvements et des tours que le talent de La
+Bruyère se fait remarquer; c'est encore par un choix d'expressions,
+vives, figurées, pittoresques; c'est surtout par ses heureuses
+alliances de mots, ressource féconde des grands écrivains dans une
+langue qui ne permet pas, comme presque toutes les autres, de créer ou
+de composer des mots, ni d'en transplanter d'un idiome étranger..... En
+lisant avec attention les _Caractères_, il me semble qu'on est moins
+frappé des pensées que du style; les tournures et les expressions
+paraissent avoir quelque chose de plus brillant, de plus fin, de moins
+inattendu que le fond des choses mêmes; et c'est moins l'homme de génie
+que le grand écrivain que j'admire.»
+
+Il semble en effet que La Bruyère, pas toujours exempt de recherche,
+soit un ouvrier, non, un artiste merveilleusement habile dans l'art de
+bien dire et préoccupé surtout du désir de donner tout son relief à la
+pensée par l'expression. C'est un artiste, aussi voyons-nous qu'il
+excelle dans les portraits; ils abondent dans son livre ou plutôt dans
+sa galerie, et touchés avec une largeur de pinceau en même temps qu'une
+délicatesse qui font que, tout en conservant, dans une certaine mesure,
+quelque air de ressemblance avec le type original et premier, ils ne
+sont point de simples copies, mais par des traits ajoutés et empruntés à
+divers modèles, nous saisissent par «cet ensemble de vérité idéale et de
+vérité de nature qui constituent la perfection des beaux arts.»
+
+Dirai-je cependant qu'on voudrait chez l'écrivain plus de spontanéité,
+plus d'abandon; une phrase qui se détendit parfois et où l'on ne sentît
+pas autant le savant et studieux arrangement. On aimerait que La Bruyère
+se souvînt un peu davantage du conseil de Régnier:
+
+ Les négligences sont ses plus grands artifices.
+
+Le livre de La Bruyère est dans toutes les bibliothèques; aussi faut-il
+être sobre de citations. Quelques passages suffiront.
+
+«Il y a dans l'art un point de perfection comme de bonté et de maturité
+dans la nature: celui qui le sent et qui l'aime a le goût parfait; celui
+qui ne le sent pas et qui aime en deçà et au delà a le goût défectueux.
+Il y a donc un bon et un mauvais goût et l'on dispute des goûts avec
+fondement.
+
+«Il y a autant d'invention à s'enrichir par un sot livre qu'il y a de
+sottise à l'acheter; c'est ignorer le goût du peuple que de ne pas
+hasarder quelquefois de grandes fadaises.»
+
+«Un beau visage est le plus beau de tous les spectacles; et l'harmonie
+la plus douce est la voix de celle que l'on aime.»
+
+«Être avec les gens qu'on aime, cela suffit: rêver, leur parler, ne leur
+parler point, penser à eux, penser à des choses plus indifférentes, mais
+auprès d'eux, tout est égal.»
+
+«Certains poètes sont sujets dans le dramatique à de longues suites de
+vers pompeux, qui semblent forts, élevés et remplis de grands
+sentiments. Le peuple écoute avidement, les yeux élevés et la bouche
+ouverte, croit que cela lui plaît, et à mesure qu'il y comprend moins,
+l'admire davantage: il n'a pas le temps de respirer, il a à peine celui
+de se récrier et d'applaudir. J'ai cru autrefois, et dans ma première
+jeunesse que ces endroits étaient clairs et intelligibles pour les
+acteurs, pour le parterre et l'amphithéâtre; que leurs auteurs
+s'entendaient eux-mêmes et qu'avec toute l'attention que je donnais à
+leur récit, j'avais tort de n'y rien entendre: _je suis détrompé_.»
+
+À l'appui de cette observation nous citerons une curieuse anecdote
+racontée par Fontenelle dans la vie de Corneille. On lit ces quatre vers
+dans la 1re scène du IIe acte de la tragédie de: _Tite et Bérénice_:
+
+ Faut-il mourir, madame; et, si proche du terme,
+ Votre illustre inconstance est-elle encor si ferme
+ Que les restes d'un feu que j'avais cru si fort
+ Puissent dans quatre jours se promettre ma mort?
+
+L'acteur Baron qui, lors de la première représentation, faisait le
+personnage de Domitian et qui, en étudiant son rôle, trouvait quelque
+obscurité dans ces quatre vers, crut son intelligence en défaut et en
+alla demander l'explication à Molière, chez lequel il demeurait.
+Molière, après les avoir lus, avoua qu'il ne les entendait pas non plus:
+«Mais attendez, dit-il à Baron, M. Corneille doit venir souper avec nous
+aujourd'hui, et vous lui direz qu'il vous les explique.» Dès que
+Corneille arriva, le jeune Baron alla lui sauter au col comme il faisait
+ordinairement parce qu'il l'aimait, et ensuite il le pria de lui
+expliquer les vers qui l'embarrassaient: «Je ne les entends pas trop
+bien non plus, dit Corneille, mais récitez-les toujours, tel qui ne les
+entendra pas les admirera.»
+
+Une citation encore, mais celle-ci faite dans un sentiment tout autre
+que pour les précédentes: «On a dû faire du style ce qu'on a fait de
+l'architecture. On a entièrement abandonné l'ordre gothique que _la
+barbarie avait introduit pour les palais et pour les temples_; on a
+rappelé le dorique, l'ionique et le corinthien; ce qu'on ne voyait plus
+que dans les ruines de l'ancienne Rome, devenu moderne, éclate dans nos
+portiques et dans nos péristyles. De même, etc.»
+
+Ce passage, ou plutôt cette diatribe malheureuse contre notre admirable
+architecture gothique, et qu'on a plusieurs fois, non sans raison,
+reprochée à La Bruyère depuis le retour à de meilleures idées, pèse sur
+sa mémoire; il est un bel exemple de la tyrannie des préjugés
+contemporains.
+
+[39] Lettre à Racine.
+
+[40] Il était né à Dourdan en 1639. Il venait d'acheter une charge de
+trésorier de France à Caen, lorsque Bossuet le fit venir à Paris pour
+enseigner l'histoire à M. le Duc, (fils du prince de Condé).
+
+
+
+
+BUGEAUD
+
+
+Dans la _France héroïque_ se trouve une biographie développée du
+maréchal Bugeaud, duc d'Isly. Mais depuis cette publication a paru une
+très-remarquable étude sur l'illustre guerrier en tête du livre
+aujourd'hui si connu du général Trochu et qui a pour titre: _L'Armée
+Française_ en 1867, 20e édition. Nous n'avons pu nous refuser au plaisir
+de détacher quelques pages au moins de ce beau travail. L'auteur dédie
+son livre à Bugeaud en le qualifiant: «mon vénéré maître.» Pourquoi
+faut-il que l'élève, amené à passer de la théorie à la pratique ne se
+soit pas mieux souvenu des leçons et des exemples de ce maître si prompt
+à l'action et que les Arabes, dans leur langue imagée, avaient surnommé:
+_El Kébir_, le maître de la fortune! Imaginez Bugeaud gouverneur de
+Paris pendant le siége, quelle autre eût été la défense! M. de Moltke ne
+serait pas peut-être aujourd'hui si triomphant? Venons aux citations.
+
+«Si dans l'étude de la carrière du maréchal, dit le général Trochu, on
+s'arrête de parti pris, comme l'ont fait longtemps les adversaires
+politiques, au sans façon des attitudes, à de certaines faiblesses, à
+des contrastes souvent très-heurtés, à des témérités indiscrètes et
+hasardées, on juge partialement et on juge mal. Ses débuts dans la vie
+et dans le monde, l'ardeur de ses convictions, les excitations de la
+lutte expliquaient surabondamment ces écarts du moment où dominaient, à
+ne pouvoir s'y méprendre, la bienveillance et la bonhomie. Mais comment
+ne pas s'incliner devant la sincérité de son patriotisme, la fermeté de
+son incomparable bon sens, l'ampleur de ses vues, la richesse de son
+expérience, la simplicité véritablement antique de ses habitudes et de
+sa vie?»
+
+«Le maréchal Bugeaud écrivait et parlait avec une remarquable facilité,
+avec une éloquence entraînante, inégale quelquefois, toujours originale,
+pittoresque, imagée. Sa parole, quand il haranguait les troupes sous
+l'empire d'une grande passion et d'une grande conviction, atteignait à
+des hauteurs imprévues. Lequel d'entre nous n'a encore la mémoire et
+l'âme remplie de ce discours digne de Tacite par la grandeur des aperçus
+et par la sobriété du langage, où il nous annonça, le soir du 13 août,
+1844, dans l'Ouerdefou, à la lueur des torches, sa ferme résolution de
+livrer bataille le lendemain à Isly. Les soldats saisis d'enthousiasme
+bordaient les escarpements des deux rives, et quatre cents officiers,
+pressés au fond de l'étroite vallée, acclamaient, palpitants, leur
+général dont la haute taille et la voix retentissante dominaient toutes
+les tailles et toutes les voix. Quelle grande scène militaire!... Nous
+fûmes tous persuadés, entraînés. Nous vîmes se resserrer étroitement
+entre notre chef et nous, sous l'influence de cette parole qui prouvait
+la victoire, des liens de solidarité et de confiance qui disaient assez
+ce que serait la journée du lendemain.»
+
+On sait que le maréchal avait pris pour devise: _Ense et Aratro_, voici
+à quelle occasion: Après le glorieux combat de l'Hôpital-sous-Conflans
+(28 juin 1815) où avec dix-sept cents hommes d'infanterie, il battit un
+corps autrichien de six mille hommes, «emportant avec lui l'honneur
+d'avoir combattu le dernier pour la défense du territoire, il revit les
+bois de la Dordogne et ses foyers. C'est alors que commença pour lui
+cette seconde carrière où l'attendaient d'autres luttes et d'autres
+efforts, où il dut reconquérir par la plus persévérante économie, un
+_champ après l'autre_, comme il le disait souvent, le domaine paternel
+passé en des mains étrangères. L'agriculture, où il ne tarda pas à
+exceller, devint la passion de sa vie et il y apporta les aptitudes, les
+vues pratiques, le rare bon sens qu'il avait naguère montré dans les
+armées.
+
+«.... Je ne sais rien de plus caractéristique et de plus attachant que
+cette évolution de trente ans dans l'existence du maréchal, qui commence
+au camp de Boulogne comme simple soldat, le ramène à travers cent
+actions d'éclat dans les champs de la Piconerie, l'y fixe quinze ans, et
+le rejette pour le reste de sa vie, dans la lutte politique et dans
+l'armée.»
+
+Après les évènements de 1830, en effet, Bugeaud, rappelé à l'activité
+fut envoyé, en même temps par les électeurs à la Chambre des députés.
+Plus tard, il partit pour l'Algérie dont il devint par la suite
+gouverneur-général, et rendit à la colonie et à la France
+d'inappréciables services à la fois général habile et éminent
+administrateur. «La persévérance des efforts, l'éclat des moyens, la
+grandeur des résultats, forcèrent ses plus ardents contradicteurs à
+s'incliner devant l'homme et devant les services rendus. Les récits des
+soldats rentrant dans leurs foyers le firent populaire. À un mouvement
+particulier des épaules, ils avaient deviné, dans ce général en chef, le
+grenadier qui avait autrefois porté comme eux le havre-sac. Son
+attentive sollicitude pour leurs besoins, ses ménagements pour leurs
+fatigues, sa résolution dans le danger, sa bonhomie, le leur avaient
+rendu cher. Ils l'appelaient affectueusement «le père Bugeaud» comme
+autrefois les vétérans de Louis XIV appelaient Catinat «le père la
+Pensée.»
+
+Bugeaud était né en 1784, dans la Dordogne; engagé en 1804, dans les
+vélites du camp de Boulogne, il était caporal à Austerlitz (2 décembre
+1805). Maréchal de France et duc d'Isly, après la bataille de ce nom (14
+août 1844), il mourut en 1849 et couronna sa vie si glorieuse par une
+fin admirablement chrétienne.
+
+
+
+
+CAFFARELLI
+
+
+Il est des noms plus populaires, sans doute, que celui-ci, et cependant
+qui fut plus digne de sympathie et d'estime que ce héros dont son
+consciencieux historien, de Gérando, disait, en dédiant son livre aux
+instituteurs de la jeunesse française: «La mémoire de Caffarelli doit
+vous être chère. Personne plus que lui n'honora les fonctions touchantes
+auxquelles vous consacrez votre vie; il voulut s'y associer. Vous
+trouverez en lui un ami, _vos élèves y trouveront un modèle_. Puissent
+nos enfants être nourris dans la méditation de semblables exemples!
+Puissent-ils s'accoutumer de bonne heure à répéter avec transport le nom
+de nos grands hommes!... Je n'ai pu que tracer la vie de Caffarelli;
+c'est à vous qu'il appartient d'en faire l'éloge et d'achever mon
+ouvrage; ou plutôt vous aurez fait bien plus que moi. Il devra à votre
+zèle la gloire dont il était le plus digne, celle d'avoir fait naître de
+nouvelles vertus par l'exemple des siennes.
+
+«Placé par un heureux concours de circonstances au milieu de tous ceux
+qui ont approché Caffarelli, dit plus loin l'écrivain, j'ai entendu ce
+concert unanime et touchant de témoignages qui lui sont universellement
+rendus; je l'ai entendu peut-être du point le plus favorable et le plus
+propice pour en recueillir l'ensemble. Les regrets de l'amitié sont le
+plus beau monument que puisse conserver pour nous l'histoire de celui
+qui n'est plus; c'est un monument que j'ai consulté; j'y ai trouvé
+empreinte l'image de ses vertus... J'espère d'ailleurs que plus cet
+essai est étranger à toutes prétentions littéraires, mieux on y
+reconnaîtra le seul hommage rendu à la vérité par la droiture. Je n'ai
+pas eu d'autre motif, d'autre but que celui de transmettre aux âmes
+honnêtes l'émotion salutaire et douce que ces images ont fait passer
+dans mon coeur[41].»
+
+Caffarelli du Falga (Louis-Marie-Joseph-Maximilien), était né à Falga,
+dans le Haut-Languedoc (13 février 1756). Élevé à l'école de Sorrèze, il
+en sortit pour entrer dans le corps royal du génie dont il devint
+bientôt l'un des officiers les plus distingués. Quoique appartenant à
+une arme spéciale, «le jeune officier comprenait que les sciences
+exactes, lorsqu'elles absorbent seules toute l'attention de l'esprit,
+l'épuisent souvent par une habitude trop continuelle de l'analyse et
+que, le fixant plus sur des signes que sur des idées, elles arrêtent le
+développement des facultés méditatrices; mais associées en lui à un
+heureux mélange d'études, plus variées et plus riches de faits, elles
+reçurent par ce rapprochement même une utilité nouvelle. Les sciences
+morales donnaient le mouvement à ses idées; les sciences mathématiques
+les réglèrent. Celles-ci fortifièrent sa raison pendant que celles-là
+nourrissaient sa curiosité et exaltaient sa pensée.»
+
+Très-bien! Voilà des paroles que les jeunes gens ne sauraient trop
+méditer. Continuons:
+
+«Il était remarquable, sans doute, de voir un jeune militaire dans l'âge
+des plaisirs, placé sur une scène bruyante et entouré de tant de
+séductions, se livrer à des occupations aussi sérieuses. Cependant,
+elles ne donnèrent rien de sauvage ou de brusque à son humeur; elles ne
+l'enlevèrent point au commerce de ses camarades et de ses amis. Il sut,
+au contraire, y répandre tous les charmes qui naissent de l'égalité du
+caractère, de l'affabilité et de cet abandon naturel qui obtient la
+confiance en la prévenant... Caffarelli s'acquit donc l'affection et
+l'estime de tous ses camarades et de ceux-là mêmes dont les habitudes
+présentaient plus d'oppositions avec les siennes. Dans ce nombre, il en
+trouva aussi qui surent les goûter, les partagèrent et s'unirent à lui
+par les plus étroits rapports!»
+
+Mais le jeune officier fut arraché brusquement à ses chères occupations
+par une terrible nouvelle, celle de la maladie de sa mère, la plus
+tendre des mères qui, d'après ce qu'on lui écrivait, était à toute
+extrémité. Le coeur navré, il accourut pour recueillir son dernier soupir
+et lui fermer les yeux, comme il avait fait pour son père quelques
+années auparavant. Il avait consolé sa mère mourante non-seulement par
+sa présence et ses soins affectueux, mais encore, mais surtout par la
+promesse qu'il serait lui, l'aîné, le tuteur, le père de ses frères et
+soeurs, au nombre de huit et dont plusieurs étaient fort jeunes encore.
+Il tint parole; il fit plus même. En sa qualité d'aîné, les lois lui
+assuraient plus de la moitié de l'héritage; il ne voulut point profiter
+de cet avantage, et déclara que le patrimoine serait partagé par
+portions égales entre tous. Il mit donc tout en commun ou plutôt, comme
+on l'a dit, il se réserva pour sa part toutes les privations et toutes
+les fatigues... Il pourvut à tous les besoins, et réglant
+l'administration du patrimoine, il en accrut la valeur par de sages
+améliorations.
+
+Il avait dû faire, momentanément du moins, à ses devoirs de père de
+famille le sacrifice de sa carrière militaire et remettre pour un temps
+son épée au fourreau en devenant l'intendant de la fortune commune et
+aussi l'instituteur, le professeur des orphelins. Mais, dans son amour
+du bien, cette tâche ne lui suffisait pas, d'après ce que nous apprend
+l'historien contemporain. «Surpassant encore le célèbre exemple qu'a
+donné en Prusse un seigneur bienfaisant (de Rochow), en créant dans ses
+terres des établissements réguliers d'instruction, il voulut lui-même
+devenir l'instituteur des enfants de son village. Chaque soir, après le
+travail des champs, on le vit au milieu d'eux leur donner des leçons de
+lecture, d'écriture et d'arithmétique; il s'attachait particulièrement à
+leur enseigner la première des sciences, celle du vrai bonheur, en leur
+apprenant à aimer la vertu. Ses domestiques avaient part à ses
+instructions. Il ne se laissa ni rebuter par les fastidieux détails
+qu'elles entraînaient, ni détourner par ses autres affaires ou par ses
+propres études. Il associait ses frères à ses touchantes fonctions, il
+les faisait jouir des douceurs qu'il leur devait; et sa vie se
+partageait ainsi entre l'accomplissement des devoirs modestes et
+sublimes qui appartiennent à une bienfaisance éclairée et les sentiments
+de la nature.»
+
+Cependant, le congé de Caffarelli, prolongé à diverses reprises, enfin
+expiré, il dut rejoindre sa compagnie à Cherbourg. Bientôt la révolution
+éclata, le jeune du Faya se montra sympathique à quelques-unes des idées
+nouvelles qui devaient amener, dans sa conviction, la réforme de graves
+abus. Mais, d'ailleurs, il sut toujours se défendre de l'exagération et
+témoigna hautement en toute occasion de son horreur pour les violences
+et les excès, fût-ce même au péril de sa vie; en voici la preuve:
+
+Lors du décret rendu par l'Assemblée législative, le 10 août, et qui
+prononçait la déchéance du Roi, Caffarelli se trouvait, en qualité
+d'adjoint à l'état-major, à l'armée du Rhin, que commandait Biron. «Il
+opposa seul aux commissaires une résistance énergique et motivée,»
+protestant contre le décret qu'il déclarait injuste et
+inconstitutionnel. Il ajoutait que, quant à lui, jamais il ne
+pactiserait avec les factieux et les anarchistes. Destitué pour cet acte
+courageux par les commissaires, il s'enrôla comme simple soldat dans une
+compagnie de grenadiers; exclu par suite d'un décret de l'Assemblée
+ordonnant à tous les officiers suspendus de s'éloigner de la frontière,
+il revint à Paris. À peine arrivé, il se vit emprisonné; mais, comme par
+miracle, oublié dans la prison, et non traduit devant le tribunal
+révolutionnaire, il recouvra sa liberté après une détention de quatorze
+mois.--Employé quelque temps dans les bureaux du comité militaire, il
+obtint de retourner à l'armée du Rhin, commandée maintenant par Kléber
+qui, plus d'une fois, eut occasion de l'apprécier, mais surtout en
+septembre 1793, au passage du fleuve, près de Dusseldorf. Peu de temps
+après, Caffarelli fit preuve du même sang-froid intrépide sous les yeux
+d'un autre non moins bon juge, l'héroïque Marceau. Lors du passage de la
+Nahe, près de Creutznach, Caffarelli commandait une manoeuvre, quand un
+boulet de canon lui brisa la jambe gauche; l'amputation reconnue
+nécessaire, le blessé la subit avec une fermeté stoïque et vit, sans un
+soupir, emporter la pauvre jambe mutilée que devait remplacer une jambe
+de bois. À peine l'opération terminée, «il demanda du papier, et, de sa
+main propre, écrivit au général Marceau une lettre détaillée sur les
+moyens qu'il jugeait les plus propres à contenir l'ennemi. Son héroïsme
+obtint la récompense la plus digne de lui; son conseil fut suivi et le
+détachement fut sauvé.»
+
+Le vaillant soldat guéri, malgré l'embarras de la jambe de bois, n'en
+continua pas moins le service d'activité. Lors de l'expédition d'Égypte,
+choisi tout d'abord par Bonaparte comme un des officiers les plus
+capables, il fut chargé de la direction en chef du génie. En outre de ce
+qui concernait ces fonctions, il chercha, dit un biographe, à s'assurer
+tous les moyens de transporter les éléments de notre industrie dans la
+colonie nouvelle, soit pour satisfaire aux besoins de l'armée, soit pour
+accélérer cette civilisation des peuples orientaux qui était, dans cette
+expédition, sa pensée dominante.
+
+Durant toute cette campagne laborieuse autant que pleine de périls, il
+donna l'exemple du courage, de l'abnégation, du dévouement héroïque; et
+cependant, au dire de quelques historiens (entre lesquels il ne faut
+point compter Gérando), Caffarelli n'était pas populaire dans l'armée
+parce qu'on l'accusait d'être l'un des auteurs de l'expédition. Les
+soldats soulageaient leur mauvaise humeur par une plaisanterie
+d'ailleurs assez innocente, murmurant, lorsqu'ils voyaient passer le
+général traînant sa jambe de bois: «Celui-là se moque bien de ce qui
+arrivera, il est toujours sûr d'avoir un pied en France.»
+
+D'un autre côté, Caffarelli était l'objet d'une haine particulière de la
+part des indigènes qui, le voyant diriger tous les travaux, le
+regardaient comme un personnage des plus influents. Lors de la révolte
+du Caire, il courut risque de la vie; sa maison fut mise au pillage, et
+l'on y brisa tous les instruments de mathématiques et d'astronomie
+apportés d'Europe à grands frais. Le lendemain, les amis de Caffarelli
+lui témoignant leurs regrets de la perte irréparable pour lui de ces
+trésors et des précieux matériaux qu'il avait réunis déjà, il répondit
+simplement: L'armée et l'Égypte ont été sauvées!
+
+Caffarelli, comme Kléber, ne devait pas revoir la France. Au siége de
+Saint-Jean-d'Acre, il se trouvait, pour son service, dans un poste des
+plus périlleux. Renversé de son cheval et foulé aux pieds à plusieurs
+reprises, toujours il se relevait, obstiné à commander, lorsqu'une balle
+lui fracassa le coude. L'amputation, cette fois encore, fut jugée
+nécessaire; elle semblait avoir réussi; mais le chagrin que le blessé
+ressentit de la mort d'un officier, son ami, comme lui transporté à
+l'ambulance, provoqua une réaction fatale que toute la science des
+médecins fut impuissante à conjurer, et Caffarelli succomba le 27 avril
+1799. Dans l'ordre du jour du lendemain on lisait: «Il emporte au
+tombeau les regrets universels; l'armée perd en lui un de ses chefs les
+plus braves, l'Égypte un de ses législateurs, la France un de ses
+meilleurs citoyens, les sciences un homme qui y remplissait un rôle
+célèbre.»
+
+Ce témoignage, à la vérité officiel, prouve que le général était mieux
+apprécié par les soldats qu'on a pu le penser d'après les paroles
+rapportées plus haut. Mais voici qui le prouve mieux encore: le désir de
+reconnaître par lui-même un des points les plus importants de la
+géographie de l'Orient, avait engagé Bonaparte à se rendre à Suez (4
+nivôse an VII), avec Monge, Berthollet, Costal et du Falga Caffarelli.
+On avait traversé la mer Rouge, près de Suez, à un gué praticable
+seulement pendant la marée basse. Au retour, la marée commençant à
+monter, on dut prendre un autre chemin en s'éloignant du rivage. Mais
+par une erreur du guide, on s'égara au milieu de marais profonds, entre
+lesquels donnait passage seulement un sentier fort étroit. Plusieurs des
+chevaux trébuchèrent et s'enfoncèrent dans la bourbe, d'où il fut
+impossible de les retirer. Il en fut ainsi de celui que montait
+Caffarelli qui, à cause de sa jambe, n'ayant pu descendre à temps,
+courait le plus grand danger. Deux guides (soldats) du général en chef,
+l'aperçoivent et s'efforcent d'arriver jusqu'à lui.
+
+«Mes amis, leur crie Caffarelli, il n'y a aucun moyen de se dégager
+d'ici, éloignez-vous et n'enlevez pas trois hommes à la patrie lorsque
+vous pouvez en sauver deux.»
+
+Ces généreuses paroles, au lieu de décourager les braves soldats, ne
+font qu'exalter leur dévouement. Ils continuent intrépidement d'avancer,
+et par des efforts presque surhumains, parviennent à sauver la vie au
+général, cette vie qui promettait encore de si grandes choses; mais qui,
+pour le malheur de la France, devait bientôt toucher à son terme.
+
+La _Vie_ ou l'éloge de Caffarelli par de Gérando, le document le plus
+important comme le plus sûr de tous ceux que nous avons pu consulter,
+fut lue deux années seulement après la mort du général, devant la
+seconde classe de l'Institut national (12 messidor an IX). Là, comme
+ailleurs, régnaient encore les préjugés dominant à la fin du siècle
+précédent, et qui avaient amené tant de catastrophes. Aussi l'historien,
+qui devait être moraliste chrétien si distingué, se montra-t-il fort
+discret relativement aux convictions religieuses de son héros. Mais le
+peu qu'il en dit suffit pour relever encore Caffarelli à nos yeux, parce
+que ce passage, explicite déjà dans sa brièveté, nous permet de penser
+davantage:
+
+«Une personne avait fixé son coeur, mais ne répondit point à ses
+espérances. Dès ce jour, il renonça à l'hymen et chercha sa consolation
+dans les soins qu'il prit de sa famille. Mais vivant dans le célibat, il
+y conserva des moeurs pures.
+
+«... L'absolu scepticisme répugnait à son coeur. Il aimait à rapporter
+l'ensemble des phénomènes de l'univers à l'influence d'une cause
+bienfaisante et sage, dans laquelle il trouvait réalisées ces idées du
+meilleur absolu qui étaient le terme ordinaire de sa pensée et sous la
+protection de laquelle il plaçait les destinées de la vertu. Il aimait à
+étendre au delà des confins étroits de la vie la carrière de ses
+espérances. Son âme avait, si l'on peut s'exprimer ainsi, un besoin
+immense de l'avenir. Le trait dominant de son caractère était un désir
+ardent du bonheur des hommes, une sorte de générosité impatiente qui
+allait au devant de tout ce qui était bon et utile, et ne pouvait jamais
+se satisfaire.»
+
+Pour un tel homme, malgré le malheur des temps, l'Évangile ne dut pas
+être toujours un livre fermé, et l'on peut croire assurément que sur son
+lit de douleur, à l'heure suprême, le héros tournait ses regards vers le
+ciel pendant que la prière du chrétien s'échappait de ses lèvres.
+
+[41] De Gérando. _Vie de Caffarelli_; in-8º, 1801.
+
+
+
+
+DE LA CHAISE
+
+
+Cette rue s'appela d'abord chemin de la _Maladrerie_, puis rue des
+_Teigneux_, noms qui lui furent donnés à cause d'un hôpital s'élevant
+sur l'emplacement occupé ensuite par l'hospice des _Petits Ménages_,
+monument, non, bâtiment qui lui-même va disparaître, car les
+démolisseurs sont à l'oeuvre et paraissent pressés d'en finir.
+
+On n'aura point à le regretter, si surtout à la place de ce vaste mais
+peu gracieux édifice, ayant un peu l'extérieur d'une prison, nous voyons
+s'épanouir le beau square que promet l'ancien jardin de l'établissement.
+De la rue on apercevait à travers la grille deux ou trois allées
+d'arbres magnifiques, et l'on n'eût pas demandé mieux parfois que de se
+reposer sous leur ombrage[42].
+
+Comment et à quelle époque la rue, dite des Teigneux, prit-elle le nom
+de la _Chaise_? Nous l'ignorons. Ce dernier nom lui vient-il d'une
+enseigne ainsi qu'un historien l'affirme, ou du célèbre Jésuite qui fut
+pendant tant d'années le confesseur de Louis XIV? Cette version me
+paraît préférable, d'abord comme la plus naturelle; puis parce qu'elle
+rappelle le souvenir d'un homme qui, dans le poste le plus difficile
+qui fut jamais, fit preuve d'un mérite peu ordinaire, soit que la
+prudence chrétienne, ce que nous inclinons à croire, ait dicté sa
+conduite; soit, comme l'ont prétendu ses ennemis, qu'elle fut le
+résultat des calculs de la politique et d'une merveilleuse habileté.
+
+François d'Aix de la Chaise, petit neveu du père Cotton, confesseur de
+Henri IV, né au château d'Aix, le 25 août 1624, était fils de Georges
+d'Aix, seigneur de la Chaise, et de Renée de Rochefort. Sa rhétorique
+terminée au collège de Roanne, il entra comme novice chez les Jésuites.
+Après deux années de préparation, chargé tour à tour du cours
+d'humanités et du cours de philosophie, il professa avec éclat, à ce
+point que ses leçons furent imprimées en 1661, sous ce titre: _Abrégé de
+mon cours de philosophie_[43]. Nommé supérieur de la province de Lyon,
+il fut, sans doute par le conseil de l'Archevêque de cette ville,
+Villeroi, frère du maréchal, choisi comme confesseur du roi Louis XIV,
+en remplacement du père Terrier, qui venait de mourir.
+
+«Jusque-là, dit un biographe, le Père La Chaise avait vécu à plus de
+cent lieues de la cour. Il y parut au commencement de 1675 et s'y montra
+simple et aisé dans ses manières, poli et prévenant sans affectation.
+Tous les suffrages se réunirent bientôt en sa faveur.»
+
+Cette unanimité dans la bienveillance ne devait pas être de longue
+durée; car, jeté au milieu de toutes les intrigues de la cour comme des
+complications et des difficultés suscitées tour à tour et presque coup
+sur coup par les passions du roi, l'affaire du jansénisme, celle du
+quiétisme, la révocation de l'édit de Nantes, la déclaration de 1682,
+etc: «Quelque avis qu'il embrassât, dit le biographe déjà cité, il se
+faisait des ennemis et il lui arriva plus d'une fois de déplaire
+également aux partis opposés.»
+
+Le biographe exagère et le bon Père ne tint pas autant qu'il l'affirme
+la balance égale entre les opinions, à moins qu'elles ne fussent
+indifférentes au point de vue de la conscience. Mais ce qui doit surtout
+lui mériter nos éloges, c'est que, chargé, par suite de sa position, de
+la feuille des bénéfices, il s'attachait à ne faire que de bons choix.
+Il donna aux missions une grande impulsion. Les jansénistes, dont
+l'hostilité l'honore, l'accusaient de favoriser les passions du roi; le
+fait est qu'il travailla avec persévérance à ruiner l'influence de Mme
+de Montespan et qu'il y parvint. Après la mort de la reine, il crut sage
+de conseiller et de bénir le mariage du roi avec Mme de Maintenon,
+qui, dit-on, ne lui pardonna pas de s'être opposé à la publicité de
+cette union restée morganatique; il semblait difficile que la veuve de
+Scarron fût déclarée officiellement reine de France.
+
+Dans sa lettre au cardinal de Noailles (8 octobre 1708), Mme de
+Maintenon pourtant rendait au père La Chaise cette justice: «Qu'il avait
+osé _louer_, en présence du roi, _la générosité et le désintéressement
+de Fénelon_.»
+
+Il ne craignait pas d'ailleurs de dire la vérité au roi et même assez
+rudement parfois, d'après ce que racontait Louis XIV lui-même, après la
+mort du père La Chaise: «Je lui disais quelquefois: «_Vous êtes trop
+doux!_--Ce n'est pas moi qui suis trop doux, répondait-il, _c'est vous,
+sire, qui êtes trop dur_.»
+
+Le roi cependant ne voulut jamais consentir à ce qu'il prît sa retraite
+bien que, devenu plus qu'octogénaire, le père La Chaise la demandât;
+mais y mit-il assez d'insistance? «Il lui fallut porter le fardeau
+jusqu'au bout. La décrépitude et les infirmités ne purent l'en délivrer.
+Sa mémoire s'était éteinte, son jugement affaibli, ses connaissances
+brouillées, et Louis XIV se faisait apporter ce cadavre pour dépêcher
+avec lui les affaires accoutumées.»
+
+Ainsi s'exprime Saint-Simon, si peu favorable aux Jésuites. Plus loin il
+ajoute: «Désintéressé en tout genre quoique fort attaché à sa famille;
+facile à revenir quand il avait été trompé, et ardent à réparer le mal
+que son erreur lui avait fait faire; d'ailleurs judicieux et
+précautionné, il ne fit jamais de mal qu'à son corps défendant. Les
+ennemis même des Jésuites furent forcés de lui rendre justice et
+d'avouer que c'était un homme de bien, honnêtement né et très-digne de
+remplir sa place.»
+
+Sa conduite, à l'égard de ses nombreux ennemis, en est la meilleure
+preuve: «Libelles, couplets satiriques, histoires scandaleuses, dit M.
+de Chantelauze, ne cessèrent de l'assaillir de toutes parts durant tout
+le cours de son ministère. Bien qu'il eût en main un pouvoir qui dût
+inspirer de sérieuses craintes à ses ennemis, il ne se vengea de leurs
+calomnies en toute occasion que par le silence. Plusieurs puissantes
+cabales s'élevèrent sourdement contre lui pour le supplanter: il eut
+l'habileté de les découvrir à temps et de les déjouer sans en tirer
+vengeance et sans faire le moindre éclat.»
+
+Le chancelier d'Aguesseau, un contemporain du père La Chaise et
+très-prévenu contre les Jésuites, dit aussi de lui: «Le père La Chaise
+était un _bon gentilhomme_, qui aimait à vivre en paix et à y laisser
+vivre les autres; capable d'amitié, de reconnaissance, et bienfaisant.»
+
+Ce _bon gentilhomme_, comme dit assez singulièrement le célèbre
+magistrat, était brave à l'occasion, témoin ce passage d'une lettre de
+Boileau à Racine, datée de Mons, à l'époque du siége: «J'ai oublié de
+vous dire que, pendant que j'étais sur le mont Pagnotte, à regarder
+l'attaque, le R. P. de La Chaise était dans la tranchée et même tout
+près de l'attaque pour la voir plus distinctement. J'en parlais hier à
+son frère (capitaine des gardes) qui me dit tout naturellement: _Il se
+fera tuer un de ces jours_. Ne dites rien de cela à personne, car on
+croirait la chose inventée, et elle est très-vraie et très-sérieuse.»
+
+Le P. La Chaise mourut à Paris, le 20 janvier 1709, à l'âge de
+quatre-vingt-cinq ans. Il était membre de l'Académie des Inscriptions et
+Belles-Lettres, et se montrait fort assidu aux séances.
+
+Les Jésuites avaient acheté, en 1626, non loin de Paris, une maison de
+campagne appelée la Folie-Regnault, qu'ils nommèrent plus tard le
+_Mont-Louis_, en l'honneur du roi. Cette résidence que Louis XIV fit
+embellir et agrandir, par considération pour son confesseur, devint une
+villa fort agréable, comme on dirait aujourd'hui, où volontiers le père
+La Chaise aimait à venir se reposer et se distraire en compagnie de ses
+confrères. Aussi lorsque sous l'Empire, ce terrain fut converti en
+cimetière, le funèbre enclos prit le nom de _La Chaise_. Quand on songe
+qu'en soixante années au plus, le cimetière de l'Est, continuellement
+agrandi, est devenu l'immense nécropole que nous voyons, on ne peut
+s'empêcher de dire avec le refrain de la ballade allemande: _Les morts
+vont vite_.
+
+[42] Ces arbres, à l'exception de trois ou quatre, ont été abattus l'an
+dernier, pendant le siége.
+
+[43] 2 petits vol. in-folio, à Lyon.
+
+
+
+
+CHARLEMAGNE
+
+
+Nous ne saurions raconter ici la vie du grand Empereur, si célèbre dans
+les chroniques et les épopées du moyen-âge, d'autant plus que nous
+l'avons fait ailleurs assez longuement[44] et que nous n'aimons point à
+nous répéter. Sauf quelques exceptions d'ailleurs, les récits de guerre
+n'entrent point dans notre nouveau cadre.
+
+Mais nous trouvons, dans le vieux chroniqueur presque contemporain,
+connu sous le nom de moine de Saint Gal, un très-curieux épisode et qui
+nous semble avoir le mérite d'être parfaitement de circonstance avec la
+folie des moeurs actuelles. Nous reproduisons donc, tout au long, en le
+traduisant du latin, ce récit original et si fort empreint de ce qu'on
+appelle la couleur locale.
+
+Un certain jour de fête, après la célébration de la messe, l'Empereur
+dit aux siens:
+
+«Ne nous laissons point engourdir dans un repos qui nous mènerait à la
+paresse; allons chasser jusqu'à ce que nous ayons pris quelque
+venaison.»
+
+La journée cependant était pluvieuse et froide, Charles portait comme à
+l'ordinaire un vêtement de peau de brebis de peu de valeur. Arrivant de
+Pavie, dont les marchands vénitiens avaient fait comme l'entrepôt du
+commerce de l'Orient, les grands au contraire étaient parés, ainsi
+qu'aux jours de fête, d'habits magnifiques en étoffes légères et
+moelleuses, ornées de plumes d'oiseaux de Phénicie et de plumes de paon,
+d'autres fois enrichies ou surchargées de fourrures, de pourpre de Tyr,
+et même de franges faites d'écorces de cèdre. L'Empereur ayant donné
+immédiatement le signal du départ, tous durent se mettre en chasse dans
+ce costume, et galoper tout le jour à travers les fourrés, les buissons
+et les ronces où les brillantes mais peu solides étoffes laissèrent
+maints lambeaux; elles furent en outre transpercées par la pluie,
+tachées par la boue comme par le sang des bêtes fauves tuées pendant la
+chasse. Puis au retour, comme les courtisans, tout honteux de leurs
+habits déchirés et flétris, grelottant aussi par le froid, se hâtaient
+de descendre de cheval pour courir changer de vêtements, l'Empereur, qui
+voulait que la leçon fût complète, dit d'un ton bref:
+
+«Inutile de changer d'habits avant l'heure du coucher; ceux-ci sècheront
+mieux sur nous.»
+
+Alors chacun, plus soucieux de son corps que de sa parure, s'empresse
+pour trouver un foyer où se réchauffer. Mais la chaleur du feu acheva de
+détériorer les minces étoffes et les légères fourrures qui, toutes
+grippées et plissées, se collaient sur les membres et le soir achevèrent
+de se gâter quand il fallut les retirer. Cependant l'Empereur avait
+donné l'ordre que tous, le lendemain, se présentassent devant lui avec
+le costume de la veille. On pense ce qu'il était. Il fallut obéir
+pourtant, mais non sans grande honte pour les illustres personnages, si
+fiers naguère de leurs vêtements superbes et chèrement payés qui
+maintenant, insuffisants à les couvrir, ressemblaient avec leurs trous
+et leurs taches aux haillons du pauvre. Charles alors, souriant non sans
+quelque malice, dit à l'un des serviteurs de sa chambre:
+
+«Frotte un peu notre habit dans tes mains et apporte-nous-le.»
+
+Le serviteur fit ce qui lui était ordonné. L'Empereur aussitôt, prenant
+de ses mains et montrant le vêtement redevenu parfaitement propre et où
+l'on ne remarquait ni tache, ni déchirure, s'écria:
+
+«Ô les plus fous des hommes! Quel est maintenant le plus précieux et le
+plus utile de nos habits? Est-ce le mien que je n'ai acheté qu'un sou ou
+les vôtres si peu solides et qui vous ont coûté tant de livres pesant
+d'argent?»
+
+Les courtisans, interdits et silencieux, baissaient la tête et la
+rougeur de leurs visages attestait leur confusion.
+
+[44] _France héroïque_, t. Ier.
+
+
+
+
+CHATEAUBRIAND
+
+I
+
+
+«On n'est plus assez juste pour Chateaubriand tant vanté naguère!»
+écrivait un jour avec toute raison notre excellent confrère et ami Léon
+Gautier. Le temps est loin, hélas! où un poète républicain adressait à
+l'auteur du _Génie du Christianisme_ cette épître qui n'est pas
+assurément l'une des pièces les moins remarquables de la _Némesis_:
+
+ .... Aussi quand tu parus dans ton vol triomphant,
+ Fils du Nord, le Midi t'adopta pour enfant.
+ Oh! Dieu t'avait créé pour les sublimes sphères,
+ Où meurt le bruit lointain des mondaines affaires;
+ Il te mit dans les airs où ton vol s'abîma
+ Comme le grand condor que vénère Lima:
+ Oiseau géant, il fuit notre terre profane,
+ Dans l'océan de l'air il se maintient en panne;
+ Là, du lourd quadrupède il contemple l'abri,
+ L'aigle qui passe en bas lui semble un colibri,
+ Et noyé dans l'azur comme une tache ronde,
+ On dirait qu'immobile il voit tourner le monde.
+ C'était là ton domaine alors, que revenant
+ Des huttes du Sachem sur le vieux continent,
+ Tu t'élevas si haut d'un seul bond que l'Empire
+ Un instant s'arrêta pour écouter ta lyre.
+ Le monde des beaux-arts à peine renaissant
+ Se débattait encore dans son limon de sang;
+ Ce chaos attendait ta parole future;
+ Tu dis le _fiat lux_ de la littérature.
+
+Quelques années après, un illustre orateur, du haut de la chaire de
+Notre-Dame, adressait au même poète un hommage plus solennel encore
+quoique en moins de paroles: «... Et tant d'autres que je ne veux pas
+nommer, pour ne pas approcher trop près des grands noms de l'époque;
+car, si j'en approchais, pourrais-je m'empêcher de saluer cet illustre
+vétéran, ce prince de la littérature française et chrétienne, sur qui la
+postérité semble avoir passé déjà tant on respire dans sa gloire le
+parfum et la paix de l'antiquité.»
+
+Ce langage dans la bouche de Lacordaire étonnerait sans doute
+aujourd'hui que, provoquée surtout par les _Mémoires d'Outre tombe_, la
+réaction s'accentue si énergiquement et ne reste pas toujours dans la
+juste mesure. Du grand écrivain si l'on ne se tait pas, on parle presque
+avec le ton du dédain, et cela de jeunes Messieurs tout fiers d'écrire,
+au courant de la plume et sans râture dans le journal en vogue, la
+chronique quotidienne et qui croient bien dans le for intérieur que feu
+Chateaubriand ne leur va pas à la cheville. Le chantre des _Martyrs_!
+bath, un phraseur et qui avait l'ingénuité de croire que les écrits,
+dignes de ce nom, ne s'improvisent pas, que:
+
+ La méditation du génie est la soeur;
+
+que les grandes pensées ne sauraient se passer de la nouveauté et de la
+splendeur de la forme. Quoique on prétende aujourd'hui, Chateaubriand
+n'est pas le premier venu dans la république des lettres et il a laissé
+bon nombre de pages qui sont des plus belles de notre langue et que ne
+doit pas dédaigner la postérité. Dans le _Génie du Christianisme_ en
+particulier, si l'auteur avec un grand appareil scientifique, se montre
+parfois médiocre docteur, faible théologien, polémiste arriéré; si,
+comme critique littéraire, il laisse à désirer par exemple lorsqu'il
+s'emporte à des louanges tellement hyperboliques pour B. Pascal dont
+«les Pensées tiennent plus du Dieu que de l'homme;» il n'est que juste
+de reconnaître que beaucoup de chapitres, tout le livre en particulier
+relatif à l'histoire naturelle, _Instinct des Oiseaux_, _Migrations des
+Oiseaux_, _des Plantes_ etc., n'ont rien perdu de leur fraîcheur et de
+leur éclat. Il y a là un souffle puissant, un parfum de grâce et de
+poésie dont l'âme se sent doucement pénétrée comme d'une rosée céleste.
+Il en est de même de bien des pages qu'un chrétien seul pouvait écrire
+et dans lesquelles vibre l'accent de la conviction, le chapitre sur
+l'_Extrême-Onction_ entre autres, ceux relatifs aux _Missions_, etc.
+Sans doute on peut reprocher parfois à l'auteur dans son meilleur
+langage un peu trop d'alliage et le mélange de locutions profanes; mais
+qui sait si ce n'était point une nécessité de l'époque et si, pour être
+compris de son siècle, il ne fallait pas ce style parfois un peu bariolé
+et qui s'efforce le plus possible de dérober aux regards ce que Bossuet
+appelle éloquemment «la face hideuse de l'Évangile?»
+
+Pour juger sainement du livre et tenir compte à l'auteur de tout le bien
+qu'il a produit, il faut se rappeler dans quelles circonstances il parut
+et quel était l'état général des esprits au lendemain du XVIIIe siècle
+et de la Révolution. Voici à ce sujet et comme indication sûre, d'après
+un témoin oculaire, ce qui se passait en 1797 ou 1798 dans l'atelier du
+peintre David:
+
+«Il arriva qu'un des élèves, en racontant une histoire bouffonne, y mêla
+à plusieurs reprises le nom de Jésus-Christ. La première fois, Maurice
+ne dit rien, seulement sa physionomie devint sévère; mais lorsque le
+conteur eut répété de nouveau le nom sacré, alors les yeux du chef de la
+secte des penseurs s'enflammèrent, et Maurice fit taire le mauvais
+plaisant en lui imposant impérieusement silence. L'étonnement des élèves
+parut grand; mais il ne fut exprimé que sur la physionomie de chacun qui
+resta muet. Maurice était sujet à des colères très-vives, mais qui
+duraient peu; il avait d'ailleurs du tact, et en cette occasion, il
+sentit la nécessité de justifier par quelques paroles la hardiesse de la
+sortie qu'il venait de faire:
+
+«--Belle invention vraiment, dit-il en continuant de peindre, que de
+prendre Jésus-Christ pour sujet de plaisanterie! Vous n'avez donc jamais
+lu l'_Évangile_ tous tant que vous êtes? L'_Évangile_! c'est plus beau
+qu'Homère, qu'Ossian! Jésus-Christ au milieu des blés, se détachant sur
+un ciel bleu! Jésus-Christ disant: «_Laissez venir à moi les petits
+enfants!_» Cherchez donc des sujets de tableaux plus grands, plus
+sublimes que ceux-là! Imbécile, ajouta-t-il en s'adressant avec un ton
+de supériorité amicale à son camarade qui avait plaisanté, achète donc
+l'_Évangile_ et lis-le avant de parler de Jésus-Christ.»
+
+«Il faut le répéter, de telles paroles, dites à cette époque et dans un
+lieu tout à fait public, eussent certainement excité de la rumeur et pu
+compromettre la sûreté du harangueur. Tous les élèves le sentirent bien;
+car lorsque Maurice eut cessé de parler, il y eut un intervalle de
+silence assez long pendant lequel tout le monde se consulta du regard
+pour savoir comment on prendrait la chose.
+
+«Le brave Moriès trancha la difficulté: «_C'est bien cela, Maurice!_»
+dit-il d'une voix ferme; et à peine ces mots eurent-ils été prononcés
+que tous les élèves crièrent à plusieurs reprises: _Vive Maurice_!
+
+«On aurait tort de croire cependant que, dans le sentiment généreux que
+fit éclater cette jeunesse, il entrât des idées de piété. À l'atelier de
+David, comme par toute la France alors, on était et l'on affectait
+surtout d'être très-indévot.»
+
+C'est à ce moment là même ou bientôt après, que parut le livre de
+Chateaubriand et l'on sait avec quel immense succès. Il fallait pour
+cela qu'il parlât au siècle une langue que celui-ci pût tout d'abord
+comprendre, qui lui fût sympathique bien loin de l'effaroucher, ce qui
+n'empêche pas que cette langue riche, imagée, colorée, brillantée, mais
+parfois trop humaine, n'ait fréquemment aussi la vraie note chrétienne,
+capable de faire sur le lecteur une heureuse impression, plus sans doute
+qu'on ne veut l'admettre aujourd'hui. Il nous semble que le livre,
+débarrassé du fatras scientifique et soi-disant théologique, et allégé
+par quelques autres retranchements, pourrait être grandement utile
+encore. Dans nul autre peut-être de ses ouvrages, Chateaubriand ne fut
+mieux inspiré, moins obsédé de préoccupations étrangères ou
+personnelles, et l'on sent à l'énergie de son accent, à la vivacité de
+sa foi, qu'il était dans toute la ferveur du néophyte et sous le coup
+encore du douloureux événement qui l'avait frappé comme un coup de
+foudre en déterminant sa conversion ainsi que lui-même l'a proclamé dans
+une page éloquente:
+
+«Ma mère, dit-il, après avoir été jetée à soixante-douze ans dans les
+cachots où elle vit périr une partie de ses enfants, expira sur un
+grabat où ses malheurs l'avait reléguée. Le souvenir de mes égarements
+répandit sur ses derniers jours une grande amertume. Elle chargea, en
+mourant, une de mes soeurs de me rappeler à cette religion dans laquelle
+j'avais été élevé. Ma soeur me manda les derniers voeux de ma mère; quand
+la lettre me parvint au delà des mers, ma soeur elle-même n'existait
+plus; elle était morte aussi des suites de son emprisonnement. Ces deux
+voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d'interprète à la mort,
+m'ont frappé; je suis devenu chrétien; je n'ai point cédé, j'en
+conviens, à de grandes lumières surnaturelles; ma conviction est sortie
+de mon coeur; j'ai pleuré et j'ai cru.»
+
+L'_Itinéraire de Paris à Jérusalem_ est un livre des plus remarquables
+et dans lequel on sent la conviction comme aussi sans doute dans les
+_Martyrs_ encore que Chateaubriand, dominé par ses souvenirs ou ses
+préjugés classiques, ait fort enguirlandé, enjolivé, poétisé le
+paganisme de la décadence qui fait trop belle figure en vérité à côté du
+christianisme de l'âge d'or ou de l'âge héroïque. Puis dans tel
+chapître, l'épisode de Velléda par exemple, le langage des passions
+terrestres, des passions coupables, fait explosion avec trop de
+violence et ce n'est pas à tort que Feller a dit: Un reproche assez
+grave a été fait à Chateaubriand; dans le tableau qu'il fait des
+passions, ses peintures sont si voluptueuses qu'elles ne peuvent être
+mises sans danger sous les yeux de la jeunesse et qu'elles seraient même
+capables de troubler l'âge mûr et la vieillesse.» Reproches qui peuvent
+et doivent s'adresser à _Réné_, _Atala_, les _Martyrs_, la _Vie de
+Rancé_.
+
+Dans des livres même sérieux pour le fond comme pour la forme, les
+_Études et Discours historiques_ par exemple, l'illustre écrivain, qu'on
+ne saurait excuser parfois de témérité, quant à ses appréciations des
+faits politiques ou religieux, n'est pas toujours assez discret dans ses
+peintures ou ses citations, qu'il s'agisse des moeurs des païens ou de
+celles de telle période de notre histoire. On ne saurait l'excuser par
+exemple de sa complaisance à citer tout au long, à propos du règne de
+Henri III, un immonde épisode qu'il copie textuellement dans Brantôme,
+(_Les Femmes galantes_). Ces passages risqués et ces témérités de
+langage sont d'autant plus regrettables que le livre est en général
+écrit de la meilleure plume du maître, qu'il abonde en portraits
+étonnants de relief, en tableaux saisissants, en réflexions et
+commentaires vraiment éloquents.
+
+
+II
+
+La politique a beaucoup, et trop même, préoccupé Chateaubriand, par
+l'entraînement d'illusions généreuses sans doute, mais il faut bien le
+reconnaître aussi, par la passion de la popularité, par le vain désir
+de jouer un grand rôle, d'être un personnage important dans l'État:
+
+ Ton âme, insatiable aux choses du moment,
+ Redemandait toujours un nouvel aliment.
+ Quand ton char eut touché la borne de l'arène,
+ Tu voulus réunir dans ta main souveraine
+ La palme politique et celle des beaux-arts.
+
+Chateaubriand croyait sans doute, comme il le disait, n'écouter que la
+voix du patriotisme quand c'était surtout un sentiment personnel,
+égoïste qui lui soufflait ses résolutions et lui dictait plus d'une
+fausse démarche. «M. de Villèle, dit Feller, lui obtint le ministère des
+affaires étrangères; mais Chateaubriand ne croyait lui devoir aucune
+reconnaissance pour tant de bons offices: la domination du premier
+ministre lui devenait insupportable, il prit la résolution de le
+supplanter, et l'on ne peut s'empêcher de blâmer sa conduite à cette
+époque. M. de Villèle lui était sans doute infiniment inférieur comme
+écrivain, mais il lui était de beaucoup supérieur comme homme d'état;
+pour le renverser, Chateaubriand descendit à des manoeuvres peu dignes de
+lui..... Contre son intention sans doute, les coups qu'il avait portés à
+M. de Villèle étaient retombés sur le gouvernement et contribuèrent à
+décider la chute de la Restauration.»
+
+Dans la brochure intitulée: _De la Restauration et de la Monarchie
+élective_, publiée en 1831, on lit cette phrase entre autres: «Je suis
+bourbonnien par honneur, royaliste par raison et conviction, républicain
+par goût et par caractère.» L'homme qui parlait et qui agissait ainsi
+se croyait de bonne foi un grand homme d'État et s'étonnait et
+s'indignait qu'on ne le prît pas au sérieux.
+
+Il ne semble pas douteux que cette personnalité, si fortement accusée
+dans les _Mémoires d'Outre-tombe_, n'ait été le grand malheur et aussi
+le tort de Chateaubriand qui eût dû apporter plus de désintéressement
+dans l'accomplissement de sa glorieuse tâche et donner à ses nobles
+labeurs leur véritable but dans lequel sa propre gloire ne vînt que
+comme une préoccupation secondaire, dernière, et non principale, comme
+l'affirme un de ses admirateurs, M. Loménie: «Paraître sous un beau jour
+devant la postérité, voilà la pensée dominante de toute la vie de
+Chateaubriand.... Il n'hésite jamais à _tout sacrifier_, non-seulement
+des intérêts ou des ambitions, mais peut-être aussi quelquefois des
+convenances et des devoirs du moment, à cette constante préoccupation de
+l'avenir.»
+
+Cela est d'autant plus étrange, d'autant plus inexplicable que,
+sincèrement et au plus profond de son coeur, Chateaubriand était chrétien
+et d'un christianisme non pas seulement spéculatif et théorique.
+Pourtant ce grand esprit, cette sublime intelligence, cette haute
+expérience même ne suffirent pas à l'éclairer dans la pratique, à faire
+tomber ce fatal bandeau que l'orgueil avait épaissi sur ses yeux à lui
+révéler ce qu'il avait proclamé plus d'une fois lui-même comme une
+vérité certaine, élémentaire, à savoir que l'humilité, que l'oubli plus
+ou moins complet de soi-même est la vertu essentielle du fidèle et que
+la religion seule peut et doit nous l'inspirer. Par l'obsession de cet
+orgueil étrangement naïf, et ces travers de son esprit, en dépit de son
+génie, l'illustre écrivain ne fit ni aux autres ni à lui-même tout le
+bien qu'il eût pu, et s'il faut l'avouer même, il fit à eux comme à lui,
+plus d'une fois, quelque mal. Comme nous l'avons dit, dans la plupart de
+ses ouvrages, il est un certain nombre de passages, de pages même qu'on
+s'étonne d'y lire, et que la main d'un chrétien, s'il les avait écrites
+dans la fièvre du travail, n'aurait pas dû hésiter, après réflexion, à
+effacer.
+
+Pour lui-même, l'illustre poète, faute d'une règle de conduite assez
+ferme, en écoutant trop, ce semble, les entraînements de l'ambition et
+d'autres, a vu souvent sa vie troublée par l'inquiétude, empoisonnée par
+les cruels déboires, par les déceptions amères, bouleversée même par des
+orages. Par les mêmes motifs, et faute sans doute d'avoir fait à la
+préoccupation religieuse la plus large part dans sa vie, ses dernières
+années furent désolées par cet ennui morne, par ces incurables et, sous
+certains rapports, inexcusables tristesses à l'état de phénomène et dont
+plusieurs témoins oculaires nous font de si prodigueux récits. Madame de
+Bawr dit dans ses _Mémoires et Souvenirs_:
+
+«Comment donc devînt-il si indifférent à tant de gloire? Hélas! il ne
+put supporter la perte de sa jeunesse. Sans qu'il fût atteint d'aucune
+infirmité, d'aucune souffrance grave, il était si malheureux de vieillir
+que rien ici-bas n'excita plus son intérêt, ne lui apporta plus de joie.
+Cette mélancolie de caractère, dont son ardente imagination lui donna
+des accès auxquels nous devons _Réné_ et tant d'autres belles pages,
+devint une tristesse habituelle. La tête penchée, l'oeil abattu, il
+restait immobile et silencieux au milieu de ses amis et de ses
+admirateurs sans prendre plus de part à ce qui se disait autour de lui
+qu'il n'en prenait aux plus grands évènements du monde. Pensait-il à ses
+belles années? Dans ce cas il faut croire que le brillant souvenir de la
+jeunesse ajoutait encore à sa peine. Quelles que fussent les idées qui
+venaient assombrir son visage, il était douloureux de voir ce beau génie
+sous le poids d'un malheur sans remède et de voir s'éteindre le feu
+d'une vie de gloire et d'amour dont la flamme ne se ranimait que par
+instants.»
+
+M. Loménie n'est pas moins affirmatif: «Il croyait peu, il est vrai, au
+génie de ses contemporains et à la durée de leur gloire, mais il doutait
+presque autant de son génie et la crainte d'être enseveli dans le commun
+naufrage des réputations de son siècle et de manquer le but de sa vie,
+_faisait le tourment secret de ses derniers jours_... Le sentiment
+religieux, quoique très vif dans cette âme d'artiste, ne fut jamais
+assez fort pour lui faire prendre résolûment en mépris la destinée de
+son nom.
+
+«Tant que la veillesse ne lui fit point trop sentir ses atteintes, il
+résista de son mieux aux impulsions de ce caractère malheureux... Mais
+plus tard, cette caducité, si odieuse à sa poétique imagination, le fit
+s'abandonner tout entier à une profonde et incurable mélancolie. À
+mesure que ses facultés faiblissaient, il se repliait sur lui-même et,
+ne voulant pas qu'on vît son esprit subir comme son corps la pression
+des années, il s'imposait le silence et ne parlait presque plus[45].»
+
+La biographe ajoute cependant en façon de correctif: «_L'auteur du Génie
+du Christianisme_ n'a certainement pas échappé à la grande infirmité de
+notre époque. Il a eu sa part, et une assez forte part d'égoïsme et
+d'orgueil. Mais ceux qui ont pu l'étudier de près dans sa vieillesse, à
+cet âge où les traits de caractère deviennent, comme les traits du
+visage, plus accentués et plus saillants, ceux-là savent tout ce qui se
+mêlait de noblesse d'âme et de sincère défiance de soi-même à cet
+égoïsme et à cet orgueil qu'engendrent les séductions de la gloire.»
+
+Pour être juste et comme circonstance atténuante, faudrait-il ajouter
+que chez le poète cet état douloureux autant que singulier pouvait tenir
+à je ne sais quelle disposition physique et maladive, à une lacune dans
+l'organisation. L'admirable Joubert, dans cette étonnante lettre du 21
+octobre 1803, où le Chateaubriand, qui sera pour tant d'autres une
+énigme incompréhensible, se trouve, nombre d'années à l'avance, si bien
+déchiffré, et l'on peut dire, percé à jour, Joubert nous dit en propres
+termes:
+
+«Un fonds d'ennui, qui semble avoir pour réservoir l'espace immense qui
+est vacant entre lui-même et ses pensées exige perpétuellement de lui
+des distractions qu'aucune occupation, aucune société ne lui fourniront
+jamais à son gré et auxquelles aucune fortune ne pourrait suffire, s'il
+ne devenait tôt ou tard sage et réglé. Tel est en lui l'homme natif...»
+
+Citons de cette lettre quelques passages encore non moins instructifs
+que curieux: «Il est certain qu'il a blessé dans son ouvrage des
+convenances importantes, et que même il s'en soucie fort peu, car il
+croit que son talent s'est encore mieux déployé dans ces écarts.
+
+«Il est certain qu'il aime mieux les erreurs que les vérités dont son
+livre est rempli, parce que ces erreurs sont plus siennes, il en est
+plus l'auteur.
+
+«.... Il a, pour ainsi dire, toutes ses facultés en dehors, et ne les
+tourne point en dedans. Il ne se parle point, il ne s'écoute guère, il
+ne s'interroge jamais, à moins que ce ne soit pour savoir si la partie
+inférieure de son âme, je veux dire son goût et son imagination, sont
+contents, si sa pensée est arrondie, si ses phrases sont bien sonnantes,
+si ses images sont bien peintes, etc., observant peu si tout cela est
+bon; c'est le moindre de ses soucis.
+
+«Il parle aux autres, c'est pour eux seuls et non pas pour lui qu'il
+écrit; aussi c'est leur suffrage plus que le sien qu'il ambitionne, et
+de là vient que son talent ne le rendra jamais heureux, car le fondement
+de la satisfaction qu'il pourrait en recevoir est hors de lui, loin de
+lui, varié, mobile, inconnu.
+
+«Sa vie est autre chose. Il la compose, ou pour mieux dire, il la laisse
+s'arranger d'une toute autre manière. _Il n'écrit que pour les autres et
+ne vit que pour lui._ Il ne songe point à être approuvé, mais à se
+contenter. Il ignore même profondément ce qui est approuvé dans le monde
+ou ce qui ne l'est pas.
+
+«Il n'y a songé de sa vie et ne veut point le savoir. Il y a plus: comme
+il ne s'occupe jamais à juger personne, il suppose aussi que personne ne
+s'occupe à le juger. Dans cette persuasion, il fait avec une pleine et
+entière sécurité ce qui lui passe par la tête, sans s'approuver ni se
+blâmer le moins du monde.»
+
+Cette lettre, qu'on a le regret de ne pouvoir citer en entier, atteste
+chez son auteur une sagacité de coup d'oeil qui tient de la divination,
+et vient à l'appui, ce semble, des considérations présentées plus haut.
+Il n'a manqué à Chateaubriand, pour son propre bonheur et même pour sa
+gloire devant la postérité, qu'une pratique plus conforme à sa théorie.
+
+Quoiqu'il en soit, il résulte de là pour qui sait réfléchir, un grand
+enseignement, une leçon formidable et salutaire: c'est que les dons de
+l'intelligence pas plus que les richesses matérielles ne sont un présent
+gratuit; il faut les recevoir de la main de Dieu, quand ils nous
+viennent, avec une profonde gratitude, mais aussi avec tremblement par
+la crainte d'en user mal et que l'orgueil ou la vanité ne nous les rende
+fatals alors même qu'ils profiteraient aux autres. Si le succès couronne
+nos efforts, si la gloire entoure notre nom de son auréole, si nous
+devenons célèbres, tâchons de rester modestes, d'être de plus en plus
+humbles, en pensant que, par nous-même, nous ne sommes rien, nous ne
+pouvons rien, et que cette petite flamme qu'on appelle le génie, un
+souffle peut l'éteindre quand il n'a pas dépendu de nous de l'allumer.
+Cette fugitive lueur, c'est le feu sacré venu du ciel, mais un mensonge
+de la Fable à tort prétendit que Prométhée avait pu dérober aux dieux la
+mystérieuse étincelle. Si nous ne pouvons être tout à fait indifférent
+aux murmures caressants de la renommée, aux douces joies d'un triomphe
+mérité, efforçons-nous d'épurer nos intentions, de travailler, de
+lutter, de souffrir pour le vrai bien, pour le vrai beau en vue de la
+récompense la plus sublime et des espérances d'une sainte immortalité.
+
+Chateaubriand (Réné) était né à Saint-Malo en 1768, il mourut à Paris en
+1848, au lendemain de la révolution de février, aussi disparut-il de la
+scène sans faire plus de bruit que le moindre des littérateurs en temps
+ordinaire. Il est enterré, comme on sait, sur un rocher qui s'élève au
+milieu des flots, non loin de sa ville natale. Lui-même s'était inquiété
+longtemps à l'avance de se préparer une tombe à part et dans un mode qui
+ne fût point banal. S'il y eut là encore quelque calcul de la vanité,
+celle-ci s'est méprise; car maintenant les pèlerins deviennent rares de
+plus en plus sur l'ilot. Ceux qui parfois encore y abordent, ne sont
+guère que de pauvres matelots, ignorant le nom de grand homme et qui ne
+s'arrêtent pas là d'habitude pour déposer des couronnes, mais pour faire
+sécher leurs filets.
+
+[45] Loménie.--_Biographie des contemporains par un homme de rien._
+
+
+
+
+CHAUVEAU-LAGARDE
+
+
+Cet homme éminent, l'une des gloires les plus pures du barreau moderne,
+peut et doit être proposé en exemple aux jeunes stagiaires comme aux
+avocats en renom; car il réunit toutes les vertus qui rendent cette
+profession si admirable quand on l'exerce comme elle devrait toujours
+s'exercer. Véritablement éloquent, de «cette éloquence qui est l'âme
+même,» comme a dit si bien le père Lacordaire, et dont, en effet, les
+inspirations venaient du coeur, Chauveau-Lagarde ne montrait pas pour ses
+clients moins de zèle que de désintéressement, et plus d'une fois il
+leur ouvrit sa bourse, bien loin d'accepter des honoraires. À ces vertus
+il joignait le courage qui ne reculait pas devant l'accomplissement d'un
+devoir pour lui sacré, fut-ce au péril de sa vie.
+
+Né à Chartres, le 21 janvier 1756, Chauveau-Lagarde (Claude-François)
+était fils d'un modeste artisan récompensé, ce qui n'arrive pas
+toujours, des sacrifices bien lourds qu'il s'était imposés pour son
+éducation, par les succès de l'enfant au collége d'abord, puis par ceux
+du jeune homme au barreau. Car, avant 89, Chauveau-Lagarde comptait déjà
+parmi les avocats distingués au Parlement, et les évènements politiques
+vinrent ouvrir à son talent une nouvelle et plus glorieuse carrière,
+quand par le triomphe des violents montagnards, jacobins, maratistes,
+hébertistes, la Révolution, qui avait éveillé tant d'espérances
+cruellement déçues, fut devenue le régime abominable de la Terreur.
+Alors que la guillotine, par décret spécial, se dressait en permanence
+(moins le couperet, retiré tous les soirs) sur la place dite aujourd'hui
+de la Concorde, la profession d'avocat exposait à de grands périls et,
+pour les éviter ou les braver, il ne fallait pas moins de courage que
+d'habileté. Chauveau-Lagarde eut l'un et l'autre, et souvent il ne
+craignit pas de disputer obstinément à Fouquier-Tainville ses victimes.
+Plus d'une fois, trop rarement au gré de son désir, il eut le bonheur de
+les lui arracher comme il fit du général Miranda, acquitté grâce à
+l'éloquente plaidoirie de son défenseur.
+
+Il fut moins heureux pour d'autres, pour Brissot, pour Charlotte Corday;
+mais celle-ci, condamnée à l'avance, pouvait-elle être sauvée «quand,
+dit un historien, son héroïsme se glorifiait de ce qu'on lui imputait à
+crime.» Aux questions du président, lorsqu'elle comparut devant le
+tribunal, elle répondit: «Oui, c'est moi qui ai tué Marat.
+
+--Qui vous a poussée à ce meurtre?
+
+--Ses crimes.
+
+--Quels sont ceux qui vous l'ont conseillé?
+
+--Moi seule; je l'avais résolu depuis longtemps; j'ai voulu rendre la
+paix à mon pays.
+
+--Croyez-vous donc avoir tué tous les Marat?
+
+--Hélas! non, reprit-elle.
+
+Comment défendre une prévenue qui s'accusait ainsi elle-même?
+«Chauveau-Lagarde, dit M. Durozoir, sans démentir ni son caractère, ni
+l'opinion qu'il s'était formée comme citoyen ou comme homme de
+l'assassinat de Marat» (blâmable au point de vue de la stricte morale),
+sut remplir noblement sa mission d'humanité. Il prononça en faveur de
+l'accusée un court mais émouvant plaidoyer, en s'efforçant, chose à peu
+près impossible d'ailleurs, d'appeler l'indulgence des juges sur sa
+cliente entraînée, disait-il, comme malgré elle, par le fanatisme et
+l'exaltation politique. Mais ici il fut interrompu par Charlotte Corday
+qui, dans un langage énergique, rétablit les faits et maintint le
+caractère véritable selon elle de son acte accompli, après mûre
+réflexion, dans la plénitude de la raison et avec une volonté tranquille
+et résolue, par pur dévoûment à la patrie. Du reste, elle se plut à
+rendre justice au zèle de son défenseur, et la condamnation prononcée,
+elle lui dit:
+
+«Vous m'avez défendue, Monsieur, d'une manière délicate et généreuse;
+c'était la seule qui pût me convenir; je vous en remercie et je veux
+vous donner une preuve de mon estime. On vient de m'apprendre que tous
+mes biens sont confisqués: je dois quelque chose à la prison, je vous
+charge d'acquitter cette dette.»
+
+Chauveau-Lagarde s'empressa d'accomplir ce pieux devoir, et avant même
+que Charlotte quittât la prison pour être conduite à l'échafaud,
+toujours calme, toujours forte et courageuse, mais revenue de
+quelques-unes de ses illusions d'après ce fragment d'une lettre à
+Barbaroux: «Quel triste peuple pour fonder une république! On ne
+conçoit pas ici qu'une femme inutile, dont la plus longue vie n'est
+bonne à rien, puisse s'immoler de sang-froid à son pays.» La pauvre
+jeune _héroïne_ n'eût pas dû ignorer que l'assassinat jamais n'a rien
+fondé, et qu'_une vie n'est jamais inutile, n'est jamais trop longue_,
+lorsqu'elle est remplie par la pratique des humbles et pieuses vertus et
+des obscurs dévoûments qui sont l'honneur de la femme, jeune fille où
+mère de famille.
+
+Quelques mois après l'exécution de Charlotte Corday, Chauveau-Lagarde
+fut choisi d'office par le tribunal pour défendre une autre et plus
+illustre accusée, l'infortunée Marie-Antoinette. «Quelques personnes,
+dit Chauveau-Lagarde lui-même dans sa brochure si intéressante relative
+au procès[46], ont vanté le prétendu courage qu'il nous fallut (à M.
+Tronçon-Ducoudray et à moi) pour accepter cette tâche à la fois
+honorable et pénible: elles se sont trompées. Il n'y a point de vrai
+courage sans réflexion. Nous ne songeâmes pas même aux dangers que nous
+allions courir. Je partis à l'instant pour la prison, plein du sentiment
+d'un devoir si sacré, mêlé de la plus profonde amertume.»
+
+Puis il reprend avec un accent où le coeur se trahit, où l'on sent cette
+vivacité de souvenirs du témoin oculaire ému, attendri: «La chambre où
+fut renfermée la Reine était alors divisée en deux parties par un
+paravent. À gauche en entrant était un gendarme avec ses armes; à
+droite, on voyait dans la partie occupée par la Reine, un lit, une
+table, deux chaises. Sa Majesté était vêtue de blanc avec la plus
+extrême simplicité.
+
+«..... En abordant la Reine avec un saint respect, mes genoux
+tremblaient sous moi; j'avais les yeux humides de pleurs; je ne pus
+cacher le trouble dont mon âme était agitée, et mon embarras fut tel,
+que je ne l'eusse éprouvé jamais à ce point si j'avais eu l'honneur
+d'être présenté à la Reine et de la voir au milieu de sa cour, assise
+sur un trône, environnée de tout l'éclat de sa couronne.
+
+«Elle me reçut avec une majesté si pleine de douceur, qu'elle ne tarda
+pas à me rassurer par la confiance dont je m'aperçus bientôt qu'elle
+m'honorait à mesure que je lui parlais et qu'elle m'observait.» De cette
+confiance d'ailleurs le défenseur sut se montrer digne. «Je lus avec
+elle son acte d'accusation. À la lecture de cette oeuvre d'enfer, mois
+seul je fus anéanti. La Reine sans s'émouvoir, me fit des observations,»
+insistant sur l'inanité de l'accusation fondée sur cette prétendue
+_conspiration contre la France_, d'accord avec les ennemis de
+l'extérieur et de l'intérieur.
+
+Les pièces annexées à l'acte d'accusation pourtant étaient en si grand
+nombre, qu'il semblait impossible, dans le peu de temps qui restait,
+d'en prendre connaissance. L'avocat obtint, non sans peine, de la Reine
+qu'elle fît une demande à la Convention pour qu'il lui fût accordé un
+délai rigoureusement nécessaire. La note fut remise à Fouquier-Tainville
+qui promit de la communiquer à l'Assemblée; mais il n'en fit rien, on
+n'en fit qu'un usage inutile, puisque, le lendemain matin, dès huit
+heures, ainsi qu'il avait été annoncé, les débats commencèrent, _ils
+durèrent pendant vingt heures consécutives_.
+
+«Il faut avoir été présent, dit Chauveau-Lagarde, à tous les détails de
+ce débat trop fameux pour avoir une juste idée du beau caractère que la
+Reine y a développé;» «plus occupée des autres que d'elle-même, comme
+l'a écrit M. de Montjoie; elle mit tous ses soins à ne compromettre
+aucune des personnes qui lui avaient été attachées.»
+
+«..... La Reine fut, dans son procès, comme elle l'avait toujours été
+durant le cours de sa vie, admirable de bonté. En voici d'ailleurs comme
+preuve quelques traits que j'ai recueillis dans ses réponses:
+
+«On lui reproche d'avoir, avec le Roi, _trompé le peuple_:
+
+»Elle répond: «Que sans doute le peuple _a été trompé_; qu'il l'a même
+été _cruellement_; mais que ce n'est assurément ni par le Roi, ni par
+elle qui l'ont toujours _également aimé_.
+
+»On reprochait à la Reine d'avoir entretenu, avant la Révolution, des
+rapports politiques avec le roi de Bohème et de Hongrie (Joseph II).
+
+»Elle répond: «Qu'elle n'a jamais entretenu avec son frère que des
+rapports d'amitié et point de politique; mais que si elle en avait eu de
+ce genre, _ils auraient été tous à l'avantage de la France_.
+
+»On l'accuse d'avoir constamment nourri avec le Roi le projet de
+détruire la liberté, en remontant sur le trône, à quelque prix que ce
+soit.
+
+»Elle répond: «Que le Roi et elle n'avaient pas besoin de remonter sur
+le trône, puisqu'ils y étaient qu'ils n'avaient, au reste, jamais
+désiré rien autre chose que _le bonheur de la France_; et qu'il leur
+aurait suffi que la _France fût heureuse_ pour qu'ils le fussent
+eux-mêmes.»
+
+Toutes les autres et si nombreuses questions faites à l'illustre accusée
+avaient le même caractère de puérilité odieuse ou d'absurdité ridicule;
+et toujours elle sut répondre avec autant de dignité que d'à-propos.
+Mais qu'importait au tribunal! que lui importait la plaidoierie des
+avocats dont Chauveau-Lagarde dit modestement: «Sans doute quelque
+talent que déploya M. Tronçon-Ducoudray dans sa plaidoierie et quelque
+zèle que je pouvais avoir mis dans la mienne, nos défenses furent
+nécessairement au-dessous d'une telle cause, pour laquelle toute
+l'éloquence d'un Bossuet ou d'un Fénelon n'aurait pu suffire ou serait
+restée du moins impuissante.»
+
+«... Ce que je puis dire, d'ailleurs, c'est que ni la présence des
+bourreaux devant lesquels un mot, un geste, une réticence pouvaient être
+un crime, ni l'appareil épouvantable de la mort dont nous étions
+environnés, ne nous ont fait oublier nos obligations; mais qu'au
+contraire nous combattîmes avec chaleur, avec énergie et de toutes nos
+forces, tous les chefs d'accusation, et que _nous plaidâmes pendant plus
+de trois heures_.... Il ne faut pas que les étrangers puissent croire
+que, dans les temps horribles où la Reine et Mme Élisabeth ont été
+assassinées, elles aient péri sans défense; ou, ce qui serait la même
+chose, pour ne pas dire plus affreux encore, que les Français qui furent
+chargés de les défendre n'aient pas senti toute l'importance de la
+mission qui leur était confiée.»
+
+«... J'avais ainsi plaidé pendant près de deux heures, j'étais accablé
+de fatigue; la Reine eut la bonté de le remarquer et de me dire avec
+l'accent le plus touchant:
+
+«Combien vous devez être fatigué, M. Chauveau-Lagarde: je suis bien
+sensible à toutes vos peines.»
+
+«Ces mots qu'on entendit autour d'elle ne furent point perdus pour les
+bourreaux... La séance fut un instant suspendue avant que M.
+Tronçon-Ducoudray prît la parole. Je voulus en vain me rendre auprès de
+la Reine: un gendarme _m'arrêta sous ses propres yeux_. M.
+Tronçon-Ducoudray, ayant ensuite plaidé, _fut arrêté de même en sa
+présence_; et de ce moment, il ne nous fut plus permis de lui parler.»
+
+Voilà ces temps, ces affreux temps que, de nos jours encore, certains
+écrivains, par une aberration de la folie ou du crime, osent excuser,
+que dis-je? justifier, glorifier, et si l'on en croyait leur langage,
+qu'on peut croire une misérable forfanterie, voudraient nous ramener!
+
+Les défenseurs revirent la Reine de loin seulement lorsqu'ils entrèrent,
+toujours escortés par les gendarmes, pour le prononcé de l'arrêt. «Cet
+horrible arrêt, dit Chauveau-Lagarde, nous ne pûmes l'entendre sans en
+être consternés; la Reine seule l'écouta d'un air calme... Ce calme ne
+l'a point abandonnée jusqu'à ses derniers moments. Rentrée à la prison
+et avant de s'endormir dans la sécurité de sa conscience, du sommeil des
+justes, elle écrivit à Mme Élisabeth la lettre que la Providence vient
+de révéler au monde, et qui est un monument éternel de l'inébranlable
+fermeté d'âme ainsi que de l'inépuisable bonté de coeur qu'elle avait
+manifestée durant tout le cours du procès.»
+
+Les deux courageux avocats, après avoir été fouillés et longuement
+interrogés sans qu'on trouvât rien à leur charge, furent laissés
+cependant dans la prison: «moins occupés de ce que nous allions devenir,
+dit la _Notice historique_, que de l'épouvantable issue de cet horrible
+procès. Quand on nous mit en liberté... _la Reine n'existait plus_.»
+
+Sept mois après, Chauveau-Lagarde fut averti par un message de Mme
+Élisabeth, qu'il était choisi pour la défendre. C'était la veille même
+du jugement (9 mai 1794). Tout aussitôt, il courut à la prison, mais on
+ne lui permit pas de communiquer avec son auguste cliente.
+Fouquier-Tainville, par une exécrable perfidie, motiva le refus
+d'autorisation sur l'ajournement du procès qui ne devait pas avoir lieu
+de sitôt; et le lendemain matin, en entrant dans la salle des séances du
+tribunal, Chauveau-Lagarde avait la douleur d'apercevoir «Mme
+Élisabeth environnée d'une foule d'autres accusés, sur le haut des
+gradins où on l'avait placée tout exprès la première pour la mettre plus
+en évidence.»
+
+L'acte d'accusation fut plus absurde et plus odieux, s'il était
+possible, que celui dirigé contre la Reine: on en jugera par ces deux
+griefs principaux: «La complicité dans la conspiration du Roi et de la
+Reine contre la nation.--Les secours donnés par elle (Madame) aux
+blessés du Champ-de-Mars qu'elle avait pansés de ses propres mains.»
+
+«Accusation monstrueuse, dit éloquemment Chauveau-Lagarde, et bien digne
+de ces temps d'irréligion et d'immoralité où ce qui paraissait le plus
+criminel à ces pervers était précisément ce qu'il y a de plus sacré
+parmi les hommes.»
+
+La princesse, en présence de ces assassins à gages affublés de la toge
+du juge, fut admirable de fermeté et ne montra pas moins de présence
+d'esprit que de dignité dans ses réponses. Bien que son défenseur n'eût
+pu conférer avec elle, et que le débat n'eût duré qu'un instant,
+Chauveau-Lagarde prit la parole et se montra à la hauteur de sa mission,
+en établissant d'abord que l'acte d'accusation n'avait aucune base
+sérieuse et que les faits allégués ne prouvaient rien autre chose que la
+bonté de coeur de Madame et l'héroïsme de son amitié.
+
+«Après avoir développé ces premières idées (lisons-nous dans la _Notice
+historique_), je finis en disant: qu'au lieu d'une défense je n'aurais
+plus à présenter pour Mme Élisabeth que son _apologie_; mais que, dans
+l'impuissance où j'étais d'en trouver une qui fût digne d'elle, il ne me
+restait plus qu'une seule observation à faire, c'est que la princesse,
+qui avait été à la cour de France _le plus parfait modèle de toutes les
+vertus, ne pouvait être l'ennemie des Français_.»
+
+À ces paroles prononcées avec l'énergique accent de la conviction, le
+président du Tribunal, Dumas, s'emporta jusqu'au délire de la fureur, en
+reprochant avec une brutalité sauvage et impie à l'avocat «de _corrompre
+la morale publique_ en ayant l'audace de parler des vertus de
+l'accusée.» «Il fut aisé de s'apercevoir que Mme Élisabeth qui,
+jusqu'alors, était restée calme et comme insensible à ses propres
+dangers, fut émue de ceux auxquels je venais de m'exposer: et après
+avoir, comme la Reine, entendu sans s'émouvoir son arrêt de mort, comme
+la Reine, elle a consommé paisiblement le grand sacrifice de sa vie.»
+
+Après l'audience, Dumas, toujours frénétique, proposa au tribunal de
+faire arrêter l'avocat. On ne l'osa pas encore cependant, parce qu'on
+voulait avoir l'air de laisser la liberté aux défenseurs tant qu'ils
+existaient, et ils ne furent supprimés que deux mois après «comme les
+fauteurs salariés de la tyrannie, dit le rapport à ce sujet, voués par
+état à la défense des ennemis du peuple.»
+
+Bientôt après, 1er juillet, Chauveau-Lagarde, arrêté à la campagne, à
+vingt lieues de Paris, fut amené par des gendarmes à la prison de la
+Conciergerie. L'ordre d'arrestation portait «qu'il serait traduit sous
+trois jours au tribunal révolutionnaire pour y être jugé, attendu _qu'il
+était temps que le défenseur de la Capet_ (sic) _portât sa tête sur le
+même échafaud_.»
+
+Mais le prisonnier eut le bonheur d'être oublié dans cette foule de
+victimes que le tribunal immolait sans relâche: «Je ne réclamai point,
+dit-il, je gagnai du temps, et après quarante jours de captivité, je fus
+mis en liberté dix jours après la mort de Robespierre et de Payan qui
+m'avait fait arrêter.»
+
+Libre, le courageux avocat reprit avec la même indépendance l'exercice
+de sa profession. En 1797, nous le voyons défendre, devant une
+commission militaire, l'abbé Brottier, accusé de conspiration royaliste.
+Sous l'Empire, à force de démarches et de persévérance, il obtient la
+grâce du lieutenant-colonel espagnol Darguines, que son éloquence
+n'avait pu faire absoudre. Sous la Restauration, à laquelle ses
+sympathies étaient acquises, un proscrit, le général Bonnaire, ne fit
+pas en vain appel à son dévouement; et ce fut grâce à Chauveau-Lagarde,
+sans doute, que la déportation, au lieu de la peine capitale, fut
+prononcée en présence des charges sérieuses qui pesaient sur l'accusé,
+«coupable au moins, dit M. Leroy, d'une grande faiblesse dans des
+circonstances graves, et que la prudence comme le sang-froid avaient
+abandonné.»
+
+La noble indépendance de son caractère ne nuisit point à
+Chauveau-Lagarde parmi les esprits élevés de son parti. La duchesse
+d'Angoulême fit au défenseur de sa mère et de sa tante l'accueil le plus
+bienveillant et lui dit avec un accent ému: «_Depuis longtemps je
+connais vos sentiments_.»
+
+Pourtant il semble que le gouvernement de la Restauration qui, parfois,
+avec les intentions les meilleures, circonvenu par l'intrigue ou la
+passion, se montrait trop avare de ses faveurs pour les vrais
+dévouements, ne reconnut point, autant qu'il eût dû, les services de
+Chauveau-Lagarde, et ce fut presque tardivement que celui-ci fut appelé
+à siéger à la Cour de cassation. Il reçut de plus la décoration de la
+Légion d'honneur et des titres de noblesse. L'illustre avocat,
+d'ailleurs, jouissait depuis longtemps de la plus belle des récompenses,
+l'estime universelle, méritée par une vie sans tache. Dirai-je aussi aux
+yeux de tous les gens de bien, cette gloire, cet incomparable honneur
+d'avoir pu défendre, au péril de sa vie, deux des plus augustes victimes
+de la Révolution. «Qu'y a-t-il, en effet, de plus admirable que cette
+princesse... qui, toujours reine, toujours mère, toujours épouse,
+toujours elle-même, a su finir, comme Louis XVI, par demander à Dieu la
+grâce de ses bourreaux..... Quant à Mme Élisabeth de France, ne
+s'est-elle pas aussi, par son angélique résignation, élevée comme
+au-dessus de l'humanité même[47]?»
+
+Chauveau-Lagarde mourut en chrétien, il n'est pas besoin de le dire, à
+Paris, le 24 février 1841, ne laissant qu'une fortune modeste et bien
+inférieure à celle que son grand talent et sa réputation pouvaient lui
+faire acquérir s'il n'eût point été aussi désintéressé.
+
+Depuis longues années dans la tombe l'avait précédé l'autre défenseur de
+Marie-Antoinette, Tronçon-Ducoudray, mort, victime de son dévouement, à
+Synnamarie, où il avait été déporté.
+
+[46] _Notice historique sur les procès de la reine Marie-Antoinette et
+de Madame Élisabeth_; in-8º, 1816.
+
+[47] _Notice historique sur le procès de la Reine_, etc.
+
+
+
+
+QUELQUES MOTS SUR LA CHEVALERIE[48]
+
+
+«On place ordinairement l'institution de la chevalerie à l'époque de la
+première croisade, dit Chateaubriand, quoiqu'elle remonte à une date
+fort antérieure. Elle est née du mélange des nations arabes et des
+peuples septentrionaux, lorsque les deux grandes invasions du Nord et du
+Midi se heurtèrent sur les rivages de la Sicile, de l'Italie, de la
+Provence, et dans le centre de la Gaule,» ce qui ferait remonter
+l'institution à la seconde moitié du VIIIe siècle, mais son existence
+officielle, si l'on me permet cette expression, ne date guère que du XIe
+siècle et ce n'est qu'à cette époque qu'on la voit régulièrement
+organisée.
+
+»Mais, dit l'historien déjà cité, on a eu tort de vouloir faire des
+chevaliers _un corps_ de chevalerie. Les cérémonies de la réception du
+chevalier, l'éperon, l'épée, l'accolade, la veille des armes, les grades
+de page, de damoiseau, de poursuivant, d'écuyer, sont des usages et des
+institutions militaires qui remplaçaient d'autres usages et d'autres
+institutions tombées en désuétude; mais ils ne constituaient pas un
+corps de troupes homogène, discipliné, agissant sous un même chef, dans
+une même subordination. Les ordres religieux chevaleresques ont été la
+cause de cette confusion d'idées; ils ont fait supposer une chevalerie
+historique _collective_, lorsqu'il n'existait qu'une chevalerie
+individuelle. Au surplus, cette chevalerie fut délicate, vaillante,
+généreuse, et garda l'empreinte des deux climats qui la virent éclore;
+elle eut le vague et la rêverie du ciel noyé des Scandinaves, l'éclat et
+l'ardeur du ciel pur d'Arabie.»
+
+Dans ces temps si différents des nôtres, où la guerre était en quelque
+sorte l'état normal de la société, où la police, à vrai dire, n'existait
+point, le but avoué du chevalier, sa mission glorieuse autant qu'utile,
+était la protection du faible, de la femme, de la veuve, comme de
+l'orphelin.
+
+ La terre a vu jadis errer des paladins;
+ Ils flamboyaient ainsi que des éclairs soudains,
+ Puis s'évanouissaient, laissant sur les visages
+ La crainte et la lueur de leurs brusques passages,
+ Ils étaient dans des temps d'oppression, de deuil
+ .............
+ Les spectres de l'honneur du droit, de la justice;
+ Ils foudroyaient le crime, ils souffletaient le vice;
+ On voyait le vol fuir, l'imposture hésiter,
+ Blêmir la trahison, et se déconcerter
+ Toute puissance injuste, inhumaine, usurpée,
+ Devant ces magistrats sinistres de l'épée...
+
+a dit admirablement le poète. Le dévouement aux dames, l'inviolable
+fidélité à la parole jurée, la défense du prêtre, du religieux, du
+pèlerin, du berger gardant son troupeau, ou du laboureur piquant ses
+boeufs, tels étaient les devoirs du chevalier, et auxquels il s'engageait
+par des serments solennels. Comme, au reste, pendant longtemps, à ces
+devoirs la plupart se montrèrent généreusement fidèles, l'institution
+rendit à la civilisation d'immenses services, dont les peuples lui
+furent reconnaissants. Aussi, quoique disparue depuis des siècles, elle
+a laissé, ainsi qu'on l'a dit, «des traces ineffaçables de son souvenir
+dans nos moeurs, dans nos idées, dans notre langage, dans les rapports de
+famille, et dans le droit des gens.»
+
+Mais on ne peut dissimuler pourtant que, par l'exaltation de certains
+sentiments, la chevalerie, celle surtout qu'on appelait la _chevalerie
+errante_, fut entraînée à des écarts qui précipitèrent sa décadence,
+écarts qu'aujourd'hui nous avons peine à croire, tant sont prodigieuses
+ces exagérations, dont plusieurs, tout probablement, furent des actes de
+folie véritable qui conduiraient maintenant leur auteur à Charenton. Il
+y eut alors chez certains chevaliers un étrange amalgame des pratiques
+de la religion avec la fidélité, on pourrait dire, la dévotion à la
+_Dame de leurs pensées_, dont le culte devenait une espèce d'idolâtrie à
+la fois superstitieuse et fanatique. Car le chevalier prenait les
+couleurs de sa dame, subissait avec une humble soumission ses dédains,
+ses caprices, si déplaisants qu'ils fussent; bien plus, il l'invoquait à
+l'heure du combat, même à l'heure de la mort. C'est à cette divinité
+terrestre qu'il rapportait toute la gloire de ses exploits.
+
+On voyait, pour citer quelques exemples, tel chevalier qui, pour expier
+un tort souvent imaginaire, s'arrachait un ongle, se coupait même un
+doigt, qu'il envoyait en témoignage de repentir à la belle offensée. Un
+autre se couvrait un oeil d'un bandeau et se condamnait à ne pas y voir
+pendant un laps de temps considérable. Qu'auraient fait de plus les
+faquirs de l'Inde? Un troisième parcourait le monde costumé d'une façon
+ridicule, en Vénus, en Junon, par exemple, mais d'ailleurs armé de la
+lance, et, sous son vêtement féminin, couvert de l'armure, il forçait
+tous les chevaliers qu'il rencontrait à rompre une lance en l'honneur de
+sa dame. D'autres, et nullement pour l'amour du ciel, s'imposaient des
+jeûnes excessifs, de longues et pénibles retraites dans les lieux les
+plus déserts, les bois et les rochers, en s'exposant à toutes les
+intempéries des saisons, comme fit l'_Orlando furioso_, d'après un poète
+trop célèbre.
+
+L'Église dut plus d'une fois intervenir pour réprimer ces excès, et il
+ne fallut pas moins que sa haute et sainte autorité et sa fermeté pour y
+réussir, en tournant cette fiévreuse exaltation vers le bien, ce qui
+donna naissance aux ordres religieux et militaires, ou du moins servit à
+leur développement.
+
+La vie du chevalier était soumise à des règles comme à des épreuves,
+lors de ses débuts; un noviciat assez long précédait d'ordinaire la
+réception, qui se faisait de la façon la plus solennelle et avec des
+cérémonies à la fois graves et touchantes dont le jeune chevalier devait
+se souvenir à jamais. Parfois cependant, vu la nécessité pressante, dans
+le déclin de l'institution surtout, la chevalerie se conférait sur la
+brèche, dans la tranchée d'une ville assiégée ou sur le champ de
+bataille. C'est ainsi qu'à Marignan, François Ier voulut être armé
+chevalier de la main de Bayard.
+
+«Bayard, mon ami, lui dit-il d'après un vieil auteur, je veux être
+aujourd'hui fait chevalier par vos mains; car avez vertueusement, en
+plusieurs royaumes et provinces, combattu contre plusieurs nations...
+Donc, mon ami, dépêchez-vous.»
+
+»Alors prit son épée Bayard, et dit:
+
+«Sire, autant vaille que si estais Roland ou Olivier, Godefroy ou
+Baudouin, son frère.
+
+»Et puis après, cria hautement l'épée en la main droite:
+
+«Tu es bienheureuse d'avoir aujourd'hui, à un si beau et puissant roi,
+donné l'ordre de la chevalerie. Certes, ma bonne épée, vous serez moult
+bien comme relique gardée, et sur toutes autres honorée, et ne vous
+porterai jamais si ce n'est contre Turcs, Sarrasins et Mores.»
+
+«Et puis fait deux sauts, et après remet au fourreau son épée.»
+
+Pour la chevalerie, existait la dégradation, à laquelle on était
+condamné pour crime de félonie, et qui s'accomplissait avec des
+circonstances qui la rendaient terrible. On faisait monter le coupable
+sur un échafaud dressé tout exprès en place publique. Là, on brisait
+sous ses yeux les deux pièces de son armure; son écu, le blason gratté,
+était attaché à la queue d'une cavale pour être traîné par les rues. Le
+héraut d'armes outrageait, par toutes les injures que l'imagination
+pouvait lui fournir, le misérable, fou de honte et de douleur. Les
+prêtres alors récitaient les vigiles funèbres, terminées par les
+malédictions du psaume 108. Puis quelqu'un demandait par trois fois le
+nom du dégradé, et par trois fois le héraut répondait: «_Nescio!_ Je ne
+connais pas le nom de cet homme; il n'y a devant nous qu'un parjure et
+un félon.»
+
+Tout n'était pas fini pourtant: car, après qu'on avait répandu sur la
+tête du coupable un bassin d'eau chaude, il était tiré jusqu'au pied de
+l'échafaud avec une corde. Là, on l'étendait sur une civière en le
+couvrant d'un drap mortuaire, et dans cet état on le portait à l'église
+voisine, où le clergé, sur un mode lugubre et lent, psalmodiait à
+l'intention de cette espèce de cadavre, de ce mort vivant, les prières
+des défunts. Effrayant spectacle! mais admirable aussi, mais salutaire,
+qui devait faire sur les esprits, ou plutôt sur les coeurs, une
+impression ineffaçable et rendre, pour ceux-là surtout qui en avaient
+été les témoins, la violation du serment presque impossible
+
+[48] À propos de l'impasse dit des _Chevaliers_.
+
+
+
+
+DE CHEVERUS (LE CARDINAL)
+
+
+De Cheverus (Jean Louis Anne-Madeleine) né à Mayenne, le 28 janvier
+1768, d'une ancienne famille de magistrats, «s'est attiré dans les deux
+mondes, dit M. Delambre, par sa piété et ses vertus, l'estime et
+l'affection des hommes même les plus opposés à ses croyances; et revenu
+au sein de sa patrie après trente années d'absence, il a retracé le même
+spectacle d'une vie pure, apostolique, gagnant tous les coeurs,
+multipliant les fidèles, par son aimable simplicité et l'inaltérable
+aménité de son caractère.»
+
+«Nous l'avons vu au milieu de nous, écrivait à l'époque de sa mort un
+pieux ecclésiastique, tel qu'il avait été à Boston et à Montauban,
+inspirant l'amour par toutes les qualités qui gagnent les coeurs,
+commandant le respect par les vertus les plus éminentes. Dans sa
+conduite comme évêque, comme homme privé, il a toujours été égal à
+lui-même, c'est-à-dire plein d'une haute sagesse, ne s'occupant que de
+ses devoirs et se conciliant par son zèle, sa prudence, sa douceur, sa
+charité, sa simplicité, une vénération et une confiance universelles.»
+
+Écoutons maintenant le témoignage des protestants. Un journal de Boston,
+en parlant de M. de Cheverus et de l'abbé de Malignon, s'exprime ainsi:
+«Ces hommes sont si savants qu'il n'y a pas moyen d'argumenter avec eux;
+leur vie est si pure et si évangélique qu'il n'y a rien à leur
+reprocher.
+
+Dans un autre numéro du même journal on lit encore: «En voyant de tels
+hommes, qui peut douter s'il est permis à la nature humaine d'approcher
+de la perfection de l'Homme-Dieu et de l'imiter de très près.»
+
+Une autre fois, c'est un protestant de la ville qui vient trouver l'abbé
+de Cheverus pour lui dire les larmes aux yeux: «Je ne croyais pas qu'un
+homme de votre religion pût être un homme de bien; je viens vous faire
+réparation d'honneur; je vous déclare que je vous estime et vénère comme
+le plus vertueux que j'aie connu.»
+
+Voilà, pris au hasard entre mille, quelques-uns des témoignages publiés
+ou privés d'admiration et d'estime rendus à ce saint évêque qui fit
+bénir dans les deux mondes sa charité inépuisable, héroïque parfois,
+comme sa douceur merveilleuse, et fut dans ce siècle tourmenté un autre
+St-François de Sales. N'est-ce pas un bonheur d'avoir à raconter,
+quoique, hélas! trop brièvement, cette vie si pleine et dans laquelle
+abondent les traits touchants ou sublimes? Heureux si nous pouvons faire
+passer dans l'âme du lecteur quelques-unes des émotions qui, plus d'une
+fois, ont remué délicieusement notre coeur, et fait trembler des larmes à
+nos paupières! Mais c'est trop insister sur l'exorde, venons aux
+preuves, à savoir aux faits eux-mêmes dont l'éloquence sera bien
+autrement persuasive que tous les discours.
+
+Après avoir fait avec succès ses études classiques au collége de
+Louis-le-Grand, le jeune Cheverus, aspirant à l'honneur du sacerdoce,
+étudia la théologie au collége de St-Magloire tenu par les Oratoriens.
+Ferme dans sa vocation bien que l'avenir fût gros de menaces qui ne
+devaient que trop tôt devenir des réalités, il fut ordonné prêtre le 18
+décembre 1790, lors de la dernière ordination publique qui ait eu lieu à
+Paris avant la Révolution, alors que déjà l'Église, dépouillée de tous
+ses biens, la constitution civile du clergé décrétée avec obligation du
+serment, le prêtre fidèle à ses devoirs se voyait placé entre sa
+conscience et le martyre. Pour le jeune de Cheverus le choix n'était pas
+douteux: il refusa le serment, et pendant deux ans, ne s'en dévoua pas
+moins aux saintes fonctions de son ministère qu'il lui fallait exercer
+d'ordinaire en secret au milieu de continuelles alarmes. Vers la fin de
+l'année 1792 cependant, alors que tous les prêtres insermentés se
+voyaient condamnés à la déportation, l'abbé de Cheverus put, à l'aide
+d'un passeport, passer en Angleterre. Pour s'y créer des ressources, il
+entra comme professeur de français dans une pension tenue par un
+ministre protestant, et, en moins d'une année, il avait appris la langue
+anglaise dont il ne connaissait pas le premier mot lors de son arrivée
+dans l'île. Il s'exprimait assez bien déjà pour pouvoir se charger du
+service d'une chapelle catholique à Londres et même faire des
+instructions dans la langue du pays. Cependant, par un touchant
+scrupule, doutant qu'il pût être compris par tous, la première fois
+qu'il prêcha, après être descendu de chaire, il s'approcha d'un des
+auditeurs qu'à son extérieur il jugeait devoir être un artisan, et lui
+demanda:
+
+--Pardon, mon ami, j'aurais une petite question à vous faire.
+
+--Faites, monsieur, l'abbé, je tâcherai d'y répondre de mon mieux.
+
+--Vous assistiez au sermon, je crois. Là, franchement, la main sur la
+conscience, m'avez-vous toujours entendu, c'est-à-dire compris? Ce n'est
+pas un compliment que je vous demande.
+
+--Monsieur le curé, en toute sincérité, voici ce que je puis vous
+répondre: votre sermon n'était pas comme ceux des autres, il n'y avait
+pas un seul mot du dictionnaire, tous les mots se comprenaient tout
+seuls.
+
+Dans le courant de l'année 1795, le jeune prêtre reçut une lettre de
+l'abbé de Malignon, ancien docteur et professeur en Sorbonne, qui, lors
+de la Révolution, était passé en Amérique où ses talents et ses vertus,
+dignement appréciés, trouvaient largement à s'exercer. De Boston qu'ils
+habitait, il écrivait au jeune de Cheverus, qu'il avait connu naguère en
+France, pour lui demander de venir l'aider dans l'exercice de son
+laborieux mais fructueux ministère. L'abbé de Cheverus, assuré que là
+bas il y avait plus de bien à faire encore qu'en Angleterre où, grâce à
+la proscription, les prêtres catholiques se comptaient par centaines,
+partit pour l'Amérique. On pense avec quelles larmes paternelles, le
+vénérable abbé de Malignon serra dans ses bras et sur son coeur, ce frère
+ou plutôt ce fils qui lui apportait, dans son lointain exil, avec la
+joie de sa présence, comme un parfum de la patrie qu'il n'espérait plus
+revoir. Puis, pour l'apôtre qui déjà commençait à sentir le poids des
+ans, quel bonheur de pouvoir compter sur le zèle de ce vaillant, de ce
+savant, de ce vertueux collaborateur, au bout de quelques mois estimé,
+aimé, apprécié dans la ville à l'égal de lui-même et qu'il savait
+capable, au besoin, de le suppléer, malgré sa jeunesse, dans les
+circonstances les plus difficiles! Aussi qu'on juge de son émotion quand
+un matin arriva un message de l'évêque de Baltimore, qui, instruit par
+la voix publique des mérites du prêtre français, lui offrait la cure
+importante de Sainte-Marie à Philadelphie. Mais, sans hésiter d'un
+instant, l'abbé de Cheverus, tout en remerciant Mgr Carrol dans les
+termes les plus respectueux comme les plus chaleureux, répondit qu'il ne
+pouvait, dans aucun cas, se séparer de l'abbé de Malignon qui l'avait
+appelé en Amérique et était pour lui non pas seulement un vénérable ami,
+mais un bien-aimé père.
+
+Pourtant, à quelque temps de là, il le quittait, à la vérité pour une
+absence seulement de quelque mois employés à évangiliser les bons
+Indiens de Passamaquody et de Penobscot, une mission qui fut des plus
+pénibles au point de vue de la fatigue matérielle, mais dont il fut
+amplement dédommagé par ces consolations les plus douces au coeur de
+l'apôtre. «Jamais il n'avait fait encore pareille route» dit l'éloquent
+auteur[49] de cette _Vie de cardinal de Cheverus_ qu'il n'est plus
+besoin de recommander:
+
+«Une sombre forêt, aucun chemin tracé, des broussailles et des épines à
+travers lesquelles il était obligé de s'ouvrir un passage et puis, après
+de longues fatigues, point d'autre nourriture que le morceau de pain
+qu'ils avaient pris à leur départ; le soir pas d'autre lit que quelques
+branches d'arbres étendues par terre, et encore fallait-il allumer un
+grand feu tout autour pour éloigner les serpents et autres animaux
+dangereux qui auraient pu, pendant le sommeil, leur donner la mort. Ils
+marchaient ainsi depuis plusieurs jours lorsqu'un matin (c'était un
+dimanche), grand nombre de voix, chantant avec ensemble et harmonie, se
+font entendre dans le lointain. M. de Cheverus écoute, s'avance et à son
+grand étonnement il discerne un chant qui lui est connu, la messe royale
+de Dumont, dont retentissent nos grandes églises et cathédrales de
+France, dans nos plus belles solennités. Quelle aimable surprise et que
+de douces émotions son coeur éprouva! Il trouvait réunis à la fois dans
+cette scène l'attendrissant et le sublime; car quoi de plus
+attendrissant que de voir un peuple sauvage, _sans prêtres depuis
+cinquante ans_, et qui n'en est pas moins fidèle à solenniser le jour du
+Seigneur; et quoi de plus sublime que ces chants sacrés inspirés par la
+piété seule, retentissant au loin dans cette immense et majestueuse
+forêt?»
+
+Trois mois s'étaient écoulés au milieu des fatigues et des consolations
+abondantes de cette heureuse mission, lorsque un message, arrivé non
+sans peine à l'abbé de Cheverus, le fit revenir en toute hâte à Boston
+où la fièvre jaune avait éclaté. Le prêtre intrépide, pareil au soldat
+que le champ de bataille attire, accourut aussitôt au poste du péril,
+et comme si lui-même il eut été invulnérable, il se prodigua de jour et
+de nuit, à la fois aumônier, infirmier, ensevelisseur au besoin. Comme
+quelques amis le blâmaient de se ménager trop peu et de s'exposer même
+témérairement, il fit cette réponse qu'on eût dû écrire en lettres d'or
+sur quelque monument de la ville:
+
+«Il n'est pas nécessaire que je vive, mais il est nécessaire que les
+malades soient soignés et les moribonds assistés.»
+
+Est-il besoin d'ajouter que ces nouvelles preuves d'un dévouement si
+souvent héroïque ne firent qu'ajouter à la vénération de tous
+«catholiques et protestants pour le bon prêtre; en voici une preuve des
+plus touchantes:
+
+»Chose remarquable! dit M. Delambre, dans les repas de cérémonie où les
+bienséances l'obligeaient à se trouver et où assistaient jusqu'à trente
+ministres de sectes diverses, c'était toujours lui que le maître de la
+maison et les ministres eux-mêmes invitaient, _comme le plus digne_, à
+bénir la table et qui faisait avec le signe de la croix la prière
+accoutumée de l'Église catholique.»
+
+Le nombre des fidèles, grâce à de tels exemples, allant toujours en
+augmentant, la chapelle devenait insuffisante d'autant plus que nombre
+de protestants ne se montraient pas moins empressés que les catholiques
+pour assister aux instructions et même aux offices. L'abbé de Cheverus,
+afin de répondre aux désirs de ces âmes pieuses, prit courageusement
+l'initiative d'une souscription ayant pour but la construction d'une
+église; et le président des États-Unis à cette époque, John Adams fut
+le premier, quoique protestant, à s'inscrire sur la liste «couverte
+bientôt des noms les plus honorables protestants aussi bien que
+catholiques.»
+
+L'abbé de Cheverus fit aussitôt creuser les fondations; mais, dans son
+zèle conseillé par la prudence, quand les sommes par lui reçues se
+trouvèrent épuisées, il suspendit les travaux et ne permit de les
+reprendre qu'après avoir touché l'argent nécessaire. Dans un pays où la
+banqueroute est endémique, il croyait ne pouvoir être trop prudent en
+n'escomptant point par le crédit un avenir incertain et des ressources
+éventuelles; car des dettes, s'il n'eût pu tenir à ses engagements,
+c'était pour son ministère encore plus que pour lui-même la
+déconsidération et la ruine de toute influence.
+
+Dans le courant de l'année 1803, il eut occasion de prouver que chez lui
+la charité la plus sublime, la compassion la plus tendre s'unissaient à
+toute la vigueur d'une âme sacerdotale. Deux pauvres Irlandais,
+condamnés à mort pour un crime dont ils étaient innocents, lui
+écrivirent de la prison de Northampon pour réclamer le secours de son
+ministère. La lettre reçue, l'abbé part aussitôt et prodigue à ces
+infortunés toutes les consolations que lui suggère un coeur attendri par
+la pitié en même temps qu'exalté par la foi. Le jour fixé pour
+l'exécution arrive; il est d'usage, paraît-il, aux États-Unis, c'était
+du moins la coutume à cette époque, de conduire, avant de le mener au
+milieu du supplice, le condamné à l'église ou au temple pour y entendre
+une suprême exhortation.
+
+L'abbé de Cheverus, monté en chaire, aperçoit au-dessous de lui toute
+une foule empressée et compacte, composée de femmes surtout, qui
+venaient attirées par une curiosité blâmable et pour assister aux
+derniers moments des malheureux condamnés. Alors, enflammé d'une sainte
+indignation, lui d'ordinaire tout onction et toute douceur, il s'écrie
+avec le geste véhément et la voix tonnante d'un Bridaine:
+
+«Les orateurs sont ordinairement flattés d'avoir un auditoire nombreux
+et moi j'ai honte de celui que j'ai sous les yeux. Il y a donc des
+hommes pour qui la mort de leurs semblables est un spectacle de plaisir,
+et un objet de curiosité? Mais vous surtout, femmes, que venez-vous
+faire ici? Est-ce pour essuyer les sueurs froides de la mort qui
+découlent du visage de ces infortunés? Est-ce pour éprouver les émotions
+douloureuses que cette scène doit inspirer à toute âme sensible? Non
+sans doute: c'est donc pour voir leurs angoisses et les voir d'un oeil
+sec, avide et empressé? Ah! j'ai honte pour vous et vos yeux sont pleins
+d'homicide. Vous vous vantez d'être sensibles et vous dites que c'est la
+première vertu de la femme; mais si le supplice d'autrui est pour vous
+un plaisir et la mort d'un homme un amusement de curiosité qui vous
+attire, je ne dois plus croire à la vertu; vous oubliez votre sexe, vous
+en faites le déshonneur et l'opprobre.»
+
+Ambroise ou Chrysostôme n'aurait pas mieux dit. À de tels élans on
+reconnaît le grand coeur; et c'est à eux surtout que peut s'appliquer
+cette belle parole de Lacordaire: «_L'éloquence c'est l'âme même_.»
+Après cette terrible apostrophe, il n'est pas besoin de dire qu'autour
+de l'échafaud rares furent les curieux et surtout les curieuses.
+Personne cependant ne garda rancune au courageux apôtre, et, tout au
+contraire, ce fut une joie universelle quand, quelques années après, on
+apprit que l'abbé de Cheverus, promu à l'épiscopat, était choisi pour
+remplir l'un des quatre nouveaux siéges érigés en Amérique, celui de
+Boston, diocèse comprenant toute la Nouvelle-Angleterre. Cette haute
+dignité avait été proposée d'abord à l'abbé de Malignon, qui certes en
+était digne par ses vertus et par sa science; il en donna la meilleure
+preuve puisque, dans son humilité, il fit si bien que M. de Cheverus fut
+nommé à sa place comme plus apte à remplir ces hautes fonctions dans les
+circonstances actuelles.
+
+Le nouvel évêque d'ailleurs ne trompa point l'attente de son ami ni
+celle de ses ouailles, et sa dignité ne refroidit en rien l'ardeur de
+son zèle, bien au contraire. Évêque, il resta missionnaire, se faisant
+tout à tous selon la parole du grand Paul, et continuant d'exercer
+toutes les fonctions du saint ministère, baptisant, confessant,
+catéchisant, visitant les pauvres, les malades, et les plus délaissés,
+les plus abandonnés. Un jour, la vieille domestique qui le servait
+remarque que Monseigneur, sorti de bonne heure pour se rendre à
+l'église, rentrait plus tard qu'à l'ordinaire, et sur ses vêtements
+froissés elle aperçoit des traces de poussière mêlée avec un grossier
+duvet. Le lendemain et le jour suivant, elle fait la même remarque.
+Alors, se doutant bien qu'il y avait là quelque touchant mystère de
+charité, et craignant que son maître ne fût entraîné par son zèle, elle
+le suit à distance un matin et le voit, dans un faubourg éloigné de la
+ville, entrer dans une cabane. Elle s'approche, et alors, appuyée
+contre la cloison, retenant son souffle, elle regarde à travers les
+planches mal jointes, et que voit-elle? sur un misérable grabat, un
+pauvre vieux nègre, malade, infirme que l'évêque, agenouillé près de
+lui, console, encourage, en lui parlant comme un père eût fait à son
+fils. Après avoir allumé du feu, il le découvre doucement, panse ses
+plaies, puis il lui fait manger les aliments préparés de ses propres
+mains, et l'ayant ensuite recouché avec la plus tendre sollicitude, il
+lui dit adieu en l'embrassant tout inondé des larmes du pauvre noir qui
+ne trouvait pas de mots pour exprimer sa gratitude, mais ne fut pas
+aussi muet quand, plus tard convalescent, il s'agit de la publier dans
+la ville, malgré le silence à lui recommandé par le prélat.
+
+Une autre fois, c'est un brave matelot qui, au retour d'un long voyage,
+trouve, montant son escalier et portant une charge de bois sur l'épaule,
+le bon évêque auquel, avant de partir, il avait recommandé naïvement sa
+femme et qui, à défaut d'une soeur de charité, faisait auprès de la
+pauvre malade les fonctions d'infirmier. On conçoit après des traits
+pareils, qui se renouvelaient chaque jour, que l'évêque de Boston fût
+des plus chers à son troupeau. Nombre de gens voulaient au baptême
+donner à leurs fils le nom de Jean par affection pour leur pasteur. Un
+jour, celui-ci demandant au parrain selon l'usage quel nom il voulait
+donner à l'enfant, l'autre répondit:
+
+--Jean de Cheverus, évêque.
+
+--Comment dites-vous?
+
+--Jean de Cheverus, évêque! reprit le brave homme sans sourciller. Le
+prélat sourit, puis il murmura:
+
+--Pauvre enfant, Dieu te garde de jamais le devenir! Ce n'est pas un
+léger fardeau.
+
+Vers la fin de l'année 1818, Mgr de Cheverus eut une grande douleur, il
+perdit son ami, son père, le bon abbé Malignon. Le chagrin qu'il
+ressentit de cette perte comme ses fatigues et ses occupations qui s'en
+accrurent, le défunt n'ayant pu d'abord être remplacé, eurent une action
+fâcheuse sur sa santé. Son état même devint assez pénible pour qu'il
+prît conseil des médecins; tous furent d'avis que le climat rigoureux de
+Boston lui était contraire, à ce point qu'à leur dire un nouvel hiver
+passé par lui sous ce ciel inclément pourrait être mortel. Qu'on juge
+des perplexités de l'évêque alors que, dans le même temps, il recevait
+du roi Louis XVIII l'invitation ou plutôt l'ordre de revenir en France
+pour y occuper l'un des siéges vacants. M. Hyde de Neuville, dans un
+récent voyage à Boston, avait vu son compatriote à l'oeuvre et n'avait pu
+se tenir, après son retour, d'en parler au roi. M. de Cheverus, bien que
+son coeur fût resté tout français, et qu'il lui semblât doux de revoir la
+terre natale, ne pouvait se décider pourtant à se séparer de ses enfants
+d'adoption, et à une lettre plus pressante du grand aumônier, parlant au
+nom du roi, il répondit «qu'il suppliait Sa Majesté de lui pardonner de
+faire ce qu'il croyait devant Dieu être de son devoir.»
+
+Le refus ne fut pas admis, et le grand aumônier insista dans les termes
+les plus énergiques précisément alors que les médecins déclaraient le
+climat de Boston trop rigoureux pour l'évêque. Mgr de Cheverus, dont le
+coeur était combattu et comme déchiré entre deux partis vers lesquels il
+inclinait également, se résigna enfin au départ. Dieu sait ce qu'il lui
+en coûtait et avec quelles larmes il se sépara de son troupeau désolé,
+après avoir fait don au diocèse et à ses amis de tout ce qu'il
+possédait, l'église, la maison épiscopale, le couvent des Ursulines,
+restés sa propriété; il donna aussi ses ornements, jusqu'à ses livres.
+Il ne se réservait rien et partait plus pauvre qu'il n'était venu. La
+ville presque entière voulut lui faire cortége à sa sortie des murs, et
+quarante voitures au moins l'accompagnèrent pendant plusieurs lieues sur
+la route de New-York. Quand enfin, il fallut se séparer, protestants et
+catholiques s'agenouillèrent également pour recevoir une dernière fois
+sa bénédiction.
+
+Vers la fin de l'année 1823, Mgr de Cheverus arrivait en France, et la
+tristesse qu'il ressentait souvent encore à la pensée de ceux qu'il
+laissait orphelins, s'adoucit peu à peu par la joie de revoir, avec la
+terre natale, de vieux amis, des parents qui lui faisaient fête, et
+auxquels il croyait avoir dit un éternel adieu. Présenté au roi lors de
+son arrivée à Paris, puis nommé à l'évêché de Montauban, après quelques
+retards provenant de difficultés relatives à l'enregistrement des
+bulles, il put faire son entrée dans sa ville épiscopale où sa
+réputation l'avait devancé; aussi catholiques et protestants
+s'empressèrent à l'envi pour le recevoir et les ministres furent des
+premiers à venir le saluer. Un trait touchant marqua les débuts de son
+épiscopat. Il apprit que, dans une ville assez importante de son
+diocèse, le maire et le curé ne vivaient point en bonne intelligence,
+mais par la faute surtout du premier. L'évêque va le trouver:
+
+«Monsieur, lui dit-il, j'ai un grand service à vous demander; vous me
+trouverez sans doute indiscret, mais j'attends tout de votre obligeance.
+
+--Monseigneur, répond le maire, vous me rendez confus; qu'aurais-je à
+vous refuser? je serais trop heureux s'il était quelque moyen de vous
+prouver que je partage les sentiments de respect, d'affection, de
+vénération pour notre premier pasteur qui remplissent ici tous les
+coeurs.
+
+--Eh bien! reprend aussitôt l'évêque en l'embrassant, le service que
+j'ai à vous demander c'est d'aller porter ce baiser de paix à votre
+curé.
+
+--Monseigneur, je ne puis pas vous dire: _Non!_ et j'y vais de ce pas.»
+Ce qui eut lieu en effet et la réconciliation fut complète.
+
+L'année suivante, la charité de l'évêque eut à s'exercer sur un plus
+vaste théâtre. Par suite d'un débordement du Tarn, deux faubourgs de la
+ville furent envahis, et les habitants chassés de leur domicile quand
+ils avaient pu fuir. L'évêque, après avoir pendant toute une journée,
+monté dans une barque, aidé au sauvetage, ouvre son palais aux victimes
+du fléau dont le nombre s'éleva bientôt à plus de trois cents. Une
+pauvre femme cependant restait au dehors regardant les fenêtres d'un air
+désolé. L'évêque l'aperçoit.
+
+--Mais pourquoi, demande-t-il à quelqu'un, cette pauvre femme
+n'entre-t-elle pas comme les autres? Il y a de la place encore, il y en
+aura toujours.
+
+--Elle n'ose pas! fut-il répondu, elle n'est point catholique, mais
+protestante.
+
+--Qu'importe! répond l'homme de Dieu qui descend au plus vite les
+degrés, traverse la cour, sort dans la rue et s'approchant de
+l'infortunée:
+
+--Entrez, ma fille, entrez, dit-il, et ne craignez rien, je sais ce qui
+vous arrête. Mais ne sommes-nous pas tous frères dans le malheur
+surtout?
+
+Après de tels actes de bonté, on pense avec quels regrets, moins de deux
+années après, les fidèles de Montauban virent s'éloigner leur pasteur
+nommé à l'archevêché de Bordeaux en remplacement de Mgr d'Aviau du
+Bois-Sanzay, décédé. Les pleurs que faisait verser la mort de ce dernier
+ne furent point taris, mais ils coulèrent avec moins d'amertume dès
+qu'on sut le nom de son successeur, accueilli, quoique inconnu de la
+plupart, comme un père qui revient au milieu de ses enfants, et il fut
+bien en effet pour tous un père.
+
+Après les évènements de 1830, éliminé de la chambre des pairs dont il
+faisait partie, il apprit que des personnages influents s'employaient
+activement auprès du gouvernement pour faire comprendre l'archevêque
+dans une nouvelle promotion. Il fit alors publier dans les journaux une
+note conçue en ces termes: «Je me réjouis de me trouver hors de la
+carrière politique. J'ai pris la ferme résolution de ne pas y rentrer et
+de n'accepter aucune place, aucune fonction. Je désire rester au milieu
+de mon troupeau, et continuer à y exercer un ministère de charité, de
+paix et d'union. Je prêcherai la soumission au nouveau gouvernement;
+j'en donnerai l'exemple, et nous ne cesserons, mon clergé et moi, de
+prier avec nos ouailles pour la prospérité de notre chère patrie.»
+
+Cette sage ligne de conduite n'empêchait point la fidélité à
+d'anciennes convictions. Lors de la captivité de la duchesse de Berry,
+Mgr de Cheverus demanda qu'il lui fût permis d'aller lui porter les
+consolations de son ministère. Et certain jour, il disait aux autorités
+de la ville pour lui toutes bienveillantes: «Je ne serais pas digne de
+votre estime si je vous cachais mes affections pour la famille déchue,
+et vous devriez me mépriser comme un ingrat puisque Charles X m'a comblé
+de ses bontés.»
+
+Lors de l'invasion du choléra en 1832, l'archevêque fit de son palais
+épiscopal une vaste ambulance dont il était à la fois le grand aumônier
+et le premier infirmier et au-dessus de la porte d'entrée on lisait en
+gros caractères: _Maison de secours_.
+
+Aussi dans la ville de Bordeaux, ou plutôt dans le diocèse, la
+satisfaction fut générale quand on apprit que, dans le consistoire du
+1er février 1836, le pape avait nommé Mgr de Cheverus cardinal. Lui
+seul parut ne pas se réjouir, étranger qu'il était à toute pensée
+d'ambition. Des amis étant venus le féliciter, il leur dit avec un
+sourire: «Qu'importe d'être enveloppé après la mort d'un suaire rouge ou
+noir.»
+
+Cette parole était-elle l'effet d'un pressentiment? Il avait reçu la
+barrette dans les premiers jours de mai, et trois mois après, le 19
+juillet, il succombait aux suites d'une attaque d'apoplexie et de
+paralysie, mais non foudroyante, ce qui lui laissa toute sa liberté
+d'esprit pour se disposer par l'accomplissement des saints devoirs à ce
+solennel passage auquel il était toujours préparé d'ailleurs, pas n'est
+besoin de le dire.
+
+Le deuil dans le diocèse fut universel parmi les laïques comme parmi
+ses prêtres que le cardinal accueillait toujours avec une bienveillance
+si paternelle.
+
+Mgr de Cheverus était mort le jour même de la fête de Saint Vincent de
+Paul dont il rappelait les vertus comme celles de Saint François de
+Sales, surtout son inaltérable douceur et sa parfaite charité. C'est par
+cette charité, par la prédication toute puissante de l'exemple qu'il
+gagnait les coeurs, plus encore que par son éloquence si persuasive
+pourtant, et qu'il ramena dans le sein de l'Église tant de protestants,
+parmi lesquels plusieurs ministres.
+
+Quelques anecdotes encore à ce sujet: «S'il était permis, disait-il, de
+ne pas aimer un homme parce qu'il se trompe ou ne voit pas les choses
+comme nous, la charité serait bannie de la terre, car il n'y a que dans
+le ciel qu'on ne se trompe pas.»
+
+C'était chez lui une règle invariable de ne jamais avoir ni contestation
+ni dispute avec qui que ce fût: «Pour disputer ou contester, disait-il,
+il faut être deux et je ne veux me faire le second de personne.»
+
+On l'engageait à choisir pour certaines visites pastorales une saison
+moins rigoureuse: «Ce qui serait plus commode pour moi, répondit-il,
+serait plus gênant pour les pauvres; c'est à moi à prendre le temps qui
+leur convient le mieux.»
+
+Heureux de rendre service, il disait: «Quel bonheur de pouvoir procurer
+un moment de jouissance à ses frères! Qu'on est heureux de pouvoir faire
+un coeur content!»
+
+Mais si tolérant, si doux pour le personnes, le cardinal était
+inflexible sur les principes. Un jour, on vint se plaindre à lui d'un
+refus de sépulture fait à l'égard d'un homme riche mort, comme il avait
+vécu, dans le désordre. On blâmait à ce sujet l'intolérance du curé.
+
+«L'intolérance, reprit avec force le cardinal, elle est tout entière de
+votre côté: vous ne pouvez souffrir qu'un prêtre remplisse son devoir et
+vous le voulez forcer à reconnaître pour catholique un homme dont la vie
+et la mort ont été anti-catholiques.»
+
+Et cependant, comme nous l'avons dit, cette fermeté n'ôtait rien à sa
+tolérance éclairée, à sa charité. Aussi les protestants, les juifs même,
+témoignaient pour lui d'une profonde vénération. Le grand rabbin qui,
+lors de l'arrivée du prélat à Bordeaux, était venu le premier lui faire
+visite et le complimenter, entretenait avec lui les meilleurs rapports.
+Un jour, sous le coup d'une grande affliction, la perte d'une fille
+chérie, il vient trouver l'archevêque pour lui demander des consolations
+en disant: «Je viens chercher des consolations près du représentant de
+Jésus-Christ qui pleurait sur Lazare[50].»
+
+La mémoire de Mgr de Cheverus est restée en grande vénération dans son
+diocèse, en voici une preuve à la fois curieuse et touchante. L'anecdote
+a de plus le mérite d'être inédite. Une bonne dame, qui avait eu de
+grandes obligations au prélat, arrivée à Bordeaux, en venant de Paris,
+voulut aller prier sur sa tombe. Le monument se compose, nous a-t-on
+dit, d'une petite chapelle et d'une pierre tombale. L'étrangère, après
+être restée agenouillée quelque temps, se sentant fatiguée, avisa près
+d'un autre monument une chaise laissée là sans doute par quelque
+visiteuse. Elle se leva, et en l'absence du propriétaire, la prit soit
+pour se reposer, soit pour s'appuyer à défaut de prie-Dieu et continuer
+ses _de profundis_. Mais tout à coup une femme du peuple qui priait de
+l'autre côté, s'approchant, lui dit:
+
+--Hé bien! que faites-vous là?
+
+--Vous le voyez, j'emprunte un moment cette chaise; je me sentais
+fatiguée..
+
+--C'est fâcheux! Mais il faut aller vous asseoir ou vous reposer
+ailleurs. Ici, ce serait manquer de respect à la mémoire du Saint. Pour
+ma part, je ne le permettrai point.
+
+Et sans plus de façon, enlevant la chaise, elle alla la reporter où la
+dame l'avait prise.
+
+[49] Huen-Dubourg (M. l'abbé Hamon, je crois).
+
+[50] _Vie du Cardinal de Cheverus_, par M. Huen-Dubourg (Hamon).
+
+
+
+
+COCHIN
+
+
+Cette rue, nous la mentionnons seulement pour mémoire, puisque, de
+création récente, elle a disparu déjà par suite des démolitions. Son nom
+lui avait été donné en souvenir d'un contemporain, d'un homme de bien,
+Jean-Denys-Marie Cochin, né à Paris le 14 juillet 1789 (jour de la prise
+de la Bastille), et qui fut successivement maire, conseiller municipal,
+député du XIIe arrondissement, administrateur des hospices, du
+Mont-de-Piété, etc.
+
+On lui dut la première salle d'asile et, pour le XIIe arrondissement,
+des améliorations précieuses: la canalisation de la Bièvre, le grand
+réservoir de l'Estrapade, l'élargissement des boulevards extérieurs,
+etc. «Mais les salles d'asile et les écoles gratuites, dit M. Louis
+Lazare, eurent toujours sa première pensée et ses soins les plus actifs
+et les plus constants. Il sentait que, pour régénérer une pauvre et
+ignorante population, il fallait la prendre au berceau; dans de nombreux
+écrits, il s'efforça d'enseigner aux autres les devoirs qu'il pratiquait
+si bien.»
+
+--Je n'ai qu'un regret, dit-il en mourant jeune encore (18 août 1841),
+celui de n'avoir pu réaliser tout le bien qui était dans mon coeur!
+
+Ce nom de _Cochin_, donné pareillement à l'hôpital presque voisin,
+rappelle un bienfaiteur de l'humanité, un de ses héros, devrais-je dire,
+un prêtre vénérable, mort curé de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, le 3 juin
+1783. Il était né non loin de cette église, le 17 janvier 1726. Tout
+enfant, il reçut les éléments de l'instruction du supérieur général des
+Chartreux, et sa vocation religieuse s'étant manifestée, il fut admis au
+séminaire de Saint-Magloire, d'où il sortit docteur. Sa science ne le
+rendit point orgueilleux, et volontiers il laissait ses livres pour la
+visite des pauvres et des malades.
+
+Ses vertus le firent nommer jeune encore (il n'avait pas trente ans) à
+la cure de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, où son zèle devait se manifester
+d'une façon si admirable. Dans le courant de l'année 1765, une épidémie
+de petite vérole éclata dans Paris avec une violence terrible, qui
+faisait de la contagion un fléau non moins redoutable que la peste ou le
+choléra, avant que la précieuse découverte de Jenner (la vaccine) fût
+venue neutraliser ses ravages. La maladie sévissait tout
+particulièrement sur la paroisse dont était curé le bon abbé Cochin,
+qui, le jour et la nuit, se dévouait pour le service corporel et
+spirituel des malades. Ses amis, voyant sa fatigue, s'inquiétèrent; ils
+lui représentèrent vivement le danger auquel il s'exposait, en ajoutant
+qu'il serait prudent, qu'il serait sage à lui de laisser le soin de
+visiter les malades atteints de la variole à ceux de ses vicaires qui
+déjà avaient subi l'influence de la maladie.
+
+--À Dieu ne plaise! répondit le généreux pasteur. Que penseriez-vous
+d'un soldat qui demanderait son congé en temps de guerre, ou
+déserterait, par peur du péril, en face de l'ennemi?
+
+Il continua de visiter assiduement les malades, et par une sorte de
+miracle, sans cesse au milieu de cette atmosphère empoisonnée, n'en
+reçut aucune atteinte. Mais quelques années après, en 1771, dans des
+circonstances semblables, il n'en fut point de même, et le bon curé,
+cette fois, obtint presque cette couronne du martyr qu'ambitionnait son
+dévouement; il tomba malade à son tour de la petite vérole. Les prières
+sans doute de ses chers paroissiens, de ses enfants, firent violence au
+ciel, et longtemps entre la vie et la mort, l'abbé Cochin guérit, mais
+sa santé resta gravement altérée, au point qu'à deux reprises, il voulut
+se démettre de ses fonctions. La paroisse aussi se ressentit longtemps
+du passage du fléau, d'autant plus que le faubourg Saint-Jacques était
+surtout peuplé par des familles d'ouvriers travaillant dans les
+carrières voisines. Cependant il ne se trouvait point d'hôpital, pas
+même d'infirmerie dans tout le quartier; il fallait porter les malades,
+les blessés mêmes à l'Hôtel-Dieu, et trop souvent le transport, avec les
+retards qu'il entraînait, devenait fatal aux infortunés.
+
+Le bon curé s'en émut, et il résolut de doter sa paroisse d'un hospice.
+Il possédait un patrimoine d'un revenu d'environ 1,500 livres qu'il
+vendit, et avec cet argent il acheta un terrain sur lequel s'éleva,
+d'après les plans de l'architecte Viel, son ami, un établissement qui
+fut appelé, suivant le désir du fondateur, simplement: _Hospice de la
+paroisse Saint-Jacques-du-Haut-Pas_. Commencé en 1779, l'édifice fut
+bâti avec rapidité et il était terminé en moins de quatre années, vers
+1782, peu de temps avant la mort du zélé pasteur, tranquille sur
+l'avenir de la fondation, assurée par une dotation de quinze mille
+livres de revenu due à des âmes charitables.
+
+Une circonstance touchante, relative à la pose de la première pierre de
+cette maison, ne doit pas être oubliée.
+
+On ne choisit point, comme il est assez d'usage pour cette solennité, un
+personnage considérable selon le monde; mais, par une pieuse inspiration
+du curé, deux pauvres de la paroisse, furent élus à cet effet en
+assemblée générale de charité comme les plus recommandables par leurs
+vertus.
+
+Non moins instruit que pieux et zélé, l'abbé Cochin trouvait le temps,
+au milieu des occupations si nombreuses que lui créait la charité, de
+composer, en outre de ses prônes et instructions, des ouvrages, ayant
+pour but l'édification, mais dont la publication effrayait sa modestie.
+«Ce fut avec beaucoup de peine, dit M. A. Biot dans sa Notice, que de
+son vivant il livra à l'impression quelques opuscules. Il avait
+recommandé par son testament de ne pas mettre au jour ses manuscrits;
+ses héritiers jugèrent à propos de ne pas se conformer sur ce point à
+ses intentions. Le produit de ses oeuvres posthumes fut consacré à
+l'hospice Cochin.»
+
+
+
+
+COLBERT ET LOUVOIS
+
+J.-B. Colbert, ministre et secrétaire d'état, contrôleur général des
+finances sous Louis XIV, né en 1619, mourut en 1683. On sait en quels
+termes Mazarin mourant recommandait au roi son futur successeur:
+
+«Je dois beaucoup à Votre Majesté, mais je crois m'acquitter en lui
+donnant Colbert.»
+
+On sait de même avec quels éloges les contemporains, prosateurs et
+poètes, parlent de ce célèbre ministre. Son nom revient plus d'une fois
+dans les _Satires_ de Boileau, mais non pas comme celui de Cotin,
+Quinault, Bonnecorse, etc., pour servir de jouet au poète railleur, tout
+au contraire:
+
+ Et trompant de Colbert la prudence importune,
+ Va, par tes cruautés mériter la fortune,
+
+dit Despréaux dans la huitième Satire. Racine, en dédiant «à Monseigneur
+Colbert» sa tragédie de _Bérenice_, ne lui ménage pas les compliments:
+«..... Ce qui fait son plus grand mérite (de la tragédie) auprès de
+vous, c'est, Monseigneur, que vous avez été témoin du bonheur qu'elle a
+eu de ne pas déplaire à Sa Majesté.
+
+«L'on sait que les moindres choses vous deviennent considérables, pour
+peu qu'elles puissent servir à sa gloire et à son plaisir; et c'est ce
+qui fait qu'au milieu de tant d'importantes occupations, où le zèle de
+votre prince et le bien public vous tiennent continuellement attaché,
+vous ne dédaignez pas quelquefois de descendre jusqu'à nous, pour nous
+demander compte de notre loisir.
+
+«J'aurais ici une belle occasion de m'étendre sur vos louanges si vous
+me permettiez de vous louer. Et que ne dirais-je point de tant de rares
+qualités qui vous ont attiré l'admiration de toute la France; de cette
+pénétration à laquelle rien n'échappe; de cet esprit vaste qui embrasse,
+qui exécute tout à la fois de grandes choses; de cette âme que rien
+n'étonne, que rien ne fatigue!
+
+«Mais, Monseigneur, il faut être plus retenu à vous parler de vous-même;
+et je craindrais de m'exposer, par un éloge importun, à vous faire
+repentir de l'attention favorable dont vous m'avez honoré.»
+
+Malgré quelques dissonnances, le concert de louanges en l'honneur du
+marquis de Louvois, ministre de la guerre et de la marine sous Louis
+XIV, n'est pas moins bruyant. L'auteur des _Caractères_ lui-même, si
+rude à tant d'autres, faisant un sujet de louanges pour Louvois de ce
+qui méritait le blâme peut-être, ne va-t-il pas jusqu'à dire:
+
+«De même une bonne tête ou un ferme génie qui se trouve né avec cette
+prudence que les autres hommes cherchent vainement à acquérir, qui a
+fortifié la trempe de son esprit par une grande expérience; que, le
+nombre, le poids, la diversité, la difficulté et l'importance des
+affaires occupent seulement et n'accablent point; qui par l'étendue de
+ses vues et de sa pénétration se rend maître de tous les évènements;
+qui, bien loin de consulter toutes les réflexions qui sont écrites sur
+le gouvernement et la politique est peut-être de ces âmes sublimes nées
+pour régir les autres et sur qui ces premières règles ont été faites;
+qui est détourné par les grandes choses qu'il fait des belles ou des
+agréables qu'il pourrait lire, et qui, au contraire, ne perd rien à
+retracer et à feuilleter pour ainsi dire sa vie et ses actions; un homme
+ainsi fait _peut dire_ aisément et sans se commettre _qu'il ne connaît
+aucun livre et qu'il ne lit jamais_[51].»
+
+Comment s'étonner, après ces citations, que l'éloge de Louvois et plus
+encore celui de Colbert se trouve comme stéréotypé dans toutes les
+histoires et qu'on ne tarisse pas sur leur compte, même certains
+écrivains qui se proclament _libéraux_ et se piquent d'indépendance
+vis-à-vis des puissances, qualifiant «d'esprit courtisanesque et
+rétrograde» la réserve et les témoignages de respect pour l'autorité
+dont ne se croient jamais affranchis les historiens qui savent ne rien
+sacrifier des principes tout en n'oubliant point, dans leur
+impartialité, ce qu'ils doivent à la vérité. Nous en trouvons un
+remarquable exemple dans un auteur que nous avons eu plus d'une fois
+l'occasion de citer et dont nous reproduisons d'autant plus volontiers
+les appréciations sur _Colbert_ et _Louvois_ qu'elles différent beaucoup
+des jugements du plus grand nombre, de la presque totalité (à l'égard
+de Colbert surtout) des écrivains même monarchiques et conservateurs
+auxquels le parti pris de la tradition semble avoir fait illusion et
+dérobé la claire-vue des évènements. Voici comment St-Victor s'exprime
+sur Colbert:
+
+«Il entendait les finances, le commerce, les manufactures et toutes les
+branches de l'administration intérieure, aussi bien que Louvois
+entendait la guerre; et pour les administrateurs exclusifs de cette
+science industrielle qu'il rendit florissante en France plus qu'elle ne
+l'avait été jusqu'à lui, il n'y eut jamais de plus grand ministre que
+Colbert. Il faudrait sans doute le louer sans réserve, si, tout en
+administrant avec cette supériorité qu'on ne peut lui contester, son
+esprit se fût élevé au-dessus du matériel de son administration, et si,
+non moins blâmable en ce point que son rival, il n'eût pas, comme lui,
+cherché à tout abattre sous le despotisme étroit dans lequel leurs
+basses flatteries avaient renfermé leur maître et dont ils partageaient
+avec lui, et à l'ombre de son nom, les funestes prérogatives.... Tout ce
+qui osait résister à ce despotisme sans règles et sans bornes devait
+être brisé. Ce n'était point assez que Louis XIV eût la plénitude du
+pouvoir temporel à un degré où aucun roi de France ne l'avait possédé
+avant lui; il arriva, ainsi que nous l'avons vu, qu'un pape eut l'audace
+de ne pas se plier à toutes ses volontés; il convint d'apprendre au
+pouvoir spirituel à quelle distance il devait se tenir du grand _roi_,
+et comme nous l'apprend Bossuet lui-même, «_les quatre articles
+sortirent à cet effet des bureaux du surintendant_.»
+
+La conduite de Louis XIV, par exemple, conseillé ou mieux influencé,
+entraîné du côté où il penchait par Colbert, dans l'affaire du duc de
+Créquy à Rome, comment la comprendre, et surtout, dit très-bien
+St-Victor, comment l'excuser? «En fut-il jamais de plus dure, de plus
+injuste, de plus cruelle même et d'un plus dangereux exemple? Quel
+triomphe pour le roi de France de se montrer plus puissant que le pape
+comme prince temporel, et sous ce rapport, de ne mettre aucune
+différence entre lui et le dey d'Alger ou la république de Hollande; de
+refuser toutes les satisfactions convenables à sa dignité que celui-ci
+s'empressait de lui offrir à l'occasion d'un malheureux évènement que
+les hauteurs de son ambassadeur avaient provoqué et dont il lui avait
+plu de faire une insulte[52]; de violer en lui tous les droits de la
+souveraineté en le citant devant une de ses cours de justice et en
+séquestrant une de ses provinces; de le contraindre, par un tel abus de
+la force, à s'humilier devant lui par une ambassade extraordinaire dont
+l'effet immanquable était d'affaiblir, au profit de son orgueil, la
+vénération que ses peuples devaient au Père commun des fidèles et dont
+son devoir à lui-même était de leur donner le premier l'exemple? Il le
+remporta ce déplorable triomphe....»
+
+«Louvois avait fait de Louis XIV le vainqueur et l'arbitre de l'Europe:
+Colbert jugea que ce n'était point assez et ne prétendit pas moins qu'à
+le soustraire entièrement à l'ascendant, de jour en jour moins sensible,
+que l'autorité spirituelle exerçait sur le souverain. Il n'y réussit
+point entièrement parce qu'il aurait fallu pour obtenir un tel succès
+que Louis XIV cessât d'être catholique; mais le mal qu'il fit pour
+l'avoir tenté fut irréparable.»
+
+Néanmoins il ne faut pas dire: «Qu'importe!» à propos du repentir tardif
+de Colbert tourmenté sur son lit de mort, d'après ce qu'on rapporte, de
+remords et d'anxiétés qui prouvent qu'en agissant comme on l'a vu, dans
+l'intérêt de son ambition seule, il faisait violence à sa propre
+conscience:
+
+«Oh! s'écriait-il avec une amère douleur, combien n'étais-je pas aveugle
+et insensé? Hélas! si j'avais fait pour le Roi du ciel la moindre partie
+de ce que j'ai fait pour un roi de la terre, si j'avais donné au souci
+de l'éternité un peu davantage de ce temps prodigué si malheureusement à
+de vaines sollicitudes, hélas! je serais en ce moment plus tranquille!»
+
+Un autre et grand sujet d'inquiétude pour le mourant dut être le
+ressouvenir de certaines opérations financières, au profit de l'État,
+sur lesquelles autrefois il avait pu se faire illusion, mais qu'il
+appréciait comme la probité sévère avait fait dès lors. À Colbert, comme
+on l'a souvent répété «Louis XIV dut ce rétablissement des finances qui
+le rendit en peu d'années maître si tranquille et si absolu de son
+royaume; mais il n'est pas inutile d'observer, pour réduire à sa juste
+valeur ce qui, au premier coup d'oeil, pourrait sembler un effort du
+génie, que cette _restauration financière_ ne fût opérée que par un
+odieux abus de ce pouvoir qui déjà ne voulait plus reconnaître de borne
+et qu'une _banqueroute_ fut le moyen expéditif que le contrôleur
+général imagina pour arriver au but qu'il voulait atteindre. Elle fut
+opérée tout à la fois et sur les engagements de la cour connus sous le
+nom de _billets d'épargne_ et sur _les rentes de l'Hôtel-de-Ville_[53],
+par des manoeuvres qui ne peuvent étonner de la part d'un homme dont la
+conduite envers Fouquet n'offre qu'un tissu de bassesses, de fourberies
+et de cruautés, mais qui étaient assurément fort indignes de la probité
+du grand roi. Enfin ce qui eût été difficile pour qui aurait voulu avant
+tout être juste, se fit très facilement par l'injustice et par la
+violence.»
+
+Le jugement motivé de l'auteur du _Tableau historique et pittoresque de
+Paris_ sur Louvois (t. 4, 1re partie) ne nous semble pas moins digne
+d'attention.
+
+«Louvois mourut pendant le cours de cette guerre (1692) que son égoïsme
+cruel et sa basse jalousie avait allumée; et sa mort prévint de quelques
+instants la disgrâce éclatante que lui préparait son maître désabusé....
+On ne peut nier que ce ministre ne possédât à un très haut degré, ainsi
+que nous l'avons déjà dit, la sagacité et l'activité nécessaires pour
+saisir l'ensemble et les détails de la vaste administration qui lui
+avait été confiée, et qu'il ne l'eût perfectionnée de manière à y
+produire ce qu'on n'aurait pas cru possible avant lui; mais sans parler
+des guerres injustes et impolitiques dans lesquelles il entraîna Louis
+XIV, guerres qui creusèrent pour la monarchie un abîme que rien n'a pu
+combler, et même en ne le considérant que comme ministre de la guerre,
+ce qui est son beau côté, il est important de remarquer que, sous ce
+rapport, il fut encore pernicieux à la France en voulant tout soumettre
+à ce mécanisme administratif qu'il avait si singulièrement perfectionné.
+_L'ordre du tableau_, dont il fut l'inventeur et qui plut à un monarque
+absolu dont la politique était de tout niveler autour de lui, éteignit
+toute émulation, toute ardeur pour le service militaire, _et détruisit
+l'école des grands capitaines_. Le système de tracer les plans de
+campagne dans le cabinet et de tenir ainsi les généraux à la lisière
+acheva ce que l'ordre du tableau avait commencé.» (_Saint-Victor_).
+
+Louvois aussi bien que Colbert réussit à confisquer à son profit la
+meilleure et la plus solide part du pouvoir en persuadant au roi qu'il
+n'était que le simple exécuteur de ses volontés, quand lui ministre
+faisait faire au souverain tout ce qu'il voulait et voici comment
+d'après ce que Saint Simon nous raconte: «Son esprit naturellement petit
+(nous laissons à Saint Simon la responsabilité de ce langage excessif à
+notre sens), se plut en toutes sortes de détails. Il (le roi) entra sans
+cesse dans les deniers sur les troupes, habillement, évolutions,
+armement, exercice, discipline, en un mot, dans toutes sortes de bas
+détails; il ne s'en occupait pas moins sur ses bâtiments, sa maison
+civile, ses extraordinaires de bouche: il croyait toujours apprendre
+quelque chose à ceux qui en ce genre en savaient le plus, qui recevaient
+en novices les leçons qu'ils savaient par coeur depuis longtemps. Ces
+pertes de temps, qui paraissaient au roi avoir tout le mérite d'une
+application continuelle, étaient le triomphe de ses ministres qui, avec
+un peu d'art et d'expérience à le tourner, faisaient venir comme de lui
+ce qu'ils voulaient eux-mêmes, et qui conduisaient le grand monarque
+selon leurs vues et trop souvent selon leurs intérêts tandis qu'ils
+s'applaudissaient de le voir se noyer dans les détails.»
+
+Saint-Victor, après d'autres considérations qu'il est inutile de
+reproduire, arrive à cette conclusion: «Colbert et Louvois furent de
+_grands ministres_ si ce nom peut être donné à d'habiles
+administrateurs, à des hommes actifs, vigilants, rompus à tous les
+détails du service dont ils avaient acquis une longue expérience dans
+les emplois subalternes, capables en même temps d'en saisir l'ensemble
+avec une grande perspicacité et d'y apporter de nouveaux
+perfectionnements. Mais si, pour mériter une si haute renommée, ce n'est
+point assez de se courber vers ces soins matériels et qu'il faille
+comprendre que les sociétés se composent d'hommes et non de choses, que
+leur véritable prospérité est dans l'ordre que l'on sait établir au
+milieu des intelligences; enfin, si _gouverner_ est autre chose
+qu'_administrer_, nous ne craignons pas de le dire, jamais ministres ne
+se montrèrent plus étrangers que ces deux personnages si étrangement
+célèbres à la science du gouvernement; et les jugeant par des faits
+irrécusables, il nous sera facile de prouver que tous les deux furent
+funestes à la France et lui firent un mal qui n'a point été réparé.»
+
+Encore que ce langage, qui contredit bien des opinions reçues, soit de
+nature à étonner, il mérite qu'on le prenne en sérieuse considération,
+car l'écrivain ne se prononce pas à la légère, mais après mûre réflexion
+et examen consciencieux des faits. On sent que la vérité lui coûte à
+dire, qu'il blâme à regret, par la force de la conviction et
+certainement eût préféré, à l'exemple de tant d'autres, n'avoir qu'à
+applaudir. _Amicus Plato sed amica veritas._
+
+[51] _De l'Homme_: Chap. XXI _des Caractères_.
+
+[52] Ses laquais avaient chargé, l'épée à la main, une escouade de
+Corses qui protégeait les exécutions de la justice.
+
+[53]
+
+ Et ce visage enfin plus pâle qu'un rentier
+ À l'aspect de l'arrêt qui retranche un quartier!
+
+a dit Boileau qu'on peut s'étonner de voir approuver pareille mesure.
+
+
+
+
+COMBES (MICHEL)
+
+
+Né à Feurs (Loire), le 20 octobre 1787, Combes entra au service comme
+volontaire en 1803; après avoir servi avec distinction sous l'Empire, il
+se trouvait chef de bataillon lors du désastre de Waterloo. Resté l'un
+des derniers sur le champ de bataille, et désespéré de la défaite, il
+quitta la France, où il ne revint qu'après les évènements de 1830.
+Rentré dans l'armée comme lieutenant-colonel du 24e de ligne, il fut
+nommé colonel du 66e en décembre 1831, et ce fut en cette qualité qu'il
+s'empara de la forteresse d'Ancône. Désavoué, et pas à tort, par son
+gouvernement, Combes se vit retirer son commandement; mais l'année
+suivante, remis en activité, il fut fait colonel de la légion étrangère,
+et quelques mois après, du 47e de ligne.
+
+Pourtant un biographe affirme qu'à cette même époque, prenant en dégoût
+sa carrière, il songeait à demander sa retraite, lorsqu'il fut appelé à
+faire partie du corps expéditionnaire du général Bugeaud, en Afrique. Sa
+conduite au combat de la Sicka lui valut la croix de commandeur de la
+Légion d'honneur. Mais quelle récompense n'eût-il pas méritée par son
+héroïque dévouement devant Constantine, s'il avait survécu à la
+victoire? La tranchée ouverte le 12 octobre 1837, l'assaut fut résolu
+pour le lendemain matin 13. Combes commandait la deuxième colonne
+d'attaque, à la tête de laquelle il s'élança, sous une grêle de balles,
+vers la brèche, en criant:
+
+«En avant, mes amis, et vive à jamais la France!»
+
+Arrivé l'un des premiers au sommet de la brèche, le colonel, quoique
+blessé assez grièvement au cou, n'en continua pas moins de marcher en
+avant. Une barricade, à l'abri de laquelle les Arabes faisaient un feu
+meurtrier, barrait le passage. Comprenant de quelle importance il était
+de renverser cet obstacle, Combes, montrant du doigt la barricade à ses
+soldats, s'écrie:
+
+«La croix d'honneur est derrière ce retranchement; qui veut la gagner?
+
+--Moi!» s'écrie le sous-lieutenant du 47e, Besson, qui, d'un bond,
+franchit la barricade en entraînant derrière lui ses braves voltigeurs.
+Presque au même instant, Combes, atteint mortellement, reçoit en pleine
+poitrine une balle qui lui traverse le poumon. Mais, dominant la douleur
+par l'énergie de la volonté et préoccupé avant tout de la pensée
+d'assurer la victoire, il dit aux soldats, qui l'entourent d'un air
+inquiet:
+
+«Ce n'est rien, mes enfants, je marcherai bientôt à votre tête.»
+
+Sûr enfin que toute résistance sérieuse a cessé, il quitte la brèche, et
+d'un pas ferme encore, se rend auprès du commandant du siége pour lui
+rendre compte du succès décisif des colonnes d'assaut.
+
+«La ville ne peut tenir plus longtemps, dit-il avec calme, le feu
+continue, mais va bientôt cesser; je suis heureux et fier d'être le
+premier à vous l'annoncer. Ceux qui ne sont pas blessés mortellement
+pourront se réjouir d'un aussi beau succès, pour moi, je suis satisfait
+d'avoir pu verser encore une fois mon sang pour ma patrie. Je vais me
+faire panser,» ajouta-t-il, avec un sourire qui prouvait qu'il ne se
+faisait pas illusion sur la gravité de sa blessure. En effet, en dépit
+de sa stoïque fermeté, à quelques pas de là, chancelant et prêt à
+s'évanouir par la perte du sang, il dut être transporté à l'ambulance où
+il expira bientôt âgé de cinquante ans seulement.
+
+Le gouvernement ordonna que le buste du vaillant soldat ornerait l'une
+des salles de l'Hôtel-de-Ville de Feurs, où son coeur serait également
+déposé. Une pension de 2,000 francs fut allouée à sa veuve, à titre de
+récompense nationale.
+
+Entre les noms qu'ont illustrés nos guerres d'Afrique, celui du colonel
+Combes est assurément l'un des plus glorieux, et l'épisode du siége de
+Constantine, dans sa simplicité sublime, est l'un des plus admirables
+que rappellent nos annales militaires.
+
+
+
+
+COMMINES
+
+
+Philippe de Commines naquit au château de Commines sur la Lys, à deux
+lieues de Ménin. Quoique sa famille fût des plus honorables de la
+province, son éducation, comme il arrivait souvent alors pour les jeunes
+gentilshommes, fut assez négligée, et souvent il regretta de n'avoir pas
+appris le latin. En 1464, à l'âge de 19 ans, il entra au service de
+Charles, comte de Charolais, fils du duc de Bourgogne. «Au saillir de
+mon enfance, dit-il au livre 1er de ses _Mémoires_, et en l'âge de
+pouvoir monter à cheval, je hantai à Lisle vers le duc Charles de
+Bourgogne, lors appelé comte de Charolais, lequel me prit à son
+service.»
+
+L'année suivante, (1465) il se trouvait à la bataille de Monthléry,
+livrée contre les troupes du roi de France par le comte de Charolais et
+les seigneurs et princes unis pour faire la guerre à leur Suzerain. «Et
+fut cette guerre depuis appelée le _Bien Public_, pour ce qu'elle
+s'entreprenoit sous couleur de dire que c'estoit pour le bien public.»
+
+Commines pendant le combat se tenait auprès du prince «et me trouvai ce
+jour toujours avec lui ayant moins de crainte que je n'eus jamais en
+lieu où je me trouvasse depuis, pour la jeunesse en quoi j'étais, et
+que je n'avais nulle connaissance du péril; mais étais ébahi comme nul
+s'osait défendre contre tel prince à qui j'étais, estimant que ce fut le
+plus grand de tous les autres. Ainsi sont gens qui n'ont point
+d'expérience, dont vient qu'ils soutiennent assez d'argus (arguments)
+mal fondés et avec peu de raisons. Par quoi fait bon user de l'opinion
+de celui qui dit que: «l'on ne se repent jamais pour parler peu, mais
+bien souvent de trop parler.»
+
+La victoire, après une assez grande effusion de sang, semblait rester
+indécise, lorsque la retraite du roi, pendant la nuit, fut regardée par
+les alliés comme l'aveu d'une défaite. Le comte en particulier
+triomphait d'un succès qui devait être pour son malheur comme
+l'historien en fait la remarque: «Tout ce jour demeura encore
+monseigneur de Charolais, sur le champ, fort joyeux, estimant la gloire
+être sienne. Ce qui depuis lui a coûté bien cher: car oncques puis il
+n'usa de conseil d'homme mais du sien propre: et au lieu qu'il était
+très-inutile pour la guerre paravant ce jour, et n'aimait nulle chose
+qui y appartint, depuis furent muées et changées ses pensées, car il a
+continué jusques à sa mort; et par là fut finie sa vie et sa maison
+détruite; et si elle ne l'est du tout, si est-elle toute désolée.»
+
+Commines, devenu chambellan de Charles le Téméraire, qui avait succédé à
+son père Philippe comme duc de Bourgogne, se trouvait à Péronne lors de
+l'entrevue du duc avec le roi de France; Louis XI, s'était pris à son
+propre piége en se mettant à la discrétion de celui qu'il espérait
+tromper. On sait que Charles, ayant acquis la preuve de la trahison du
+roi qui excitait sous main les Liégeois à la révolte, ordonna de fermer
+les portes du château et retint le monarque prisonnier. Et dans la
+première émotion de sa colère, il se fût emporté peut-être aux dernières
+extrémités, s'il n'eût été retenu par ses conseillers dont était
+Commines qui réussirent, non sans peine, à réconcilier les deux princes.
+
+«Comme le duc arriva en sa présence, la voix lui tremblait, tant il
+était ému, et prêt de se courroucer. Il fit humble contenance de corps;
+mais son geste et parole était âpre, demandant au roi s'il ne voulait
+pas tenir le traité de paix, qui avait été écrit et accordé, et si ainsi
+le voulait jurer, et le roi lui répondit que oui... Ces paroles
+éjouirent fort le duc; et incontinent fut apporté le dit traité de paix,
+et fut tirée des coffres du roi la vraie croix, que saint Charlemagne
+portait, qui s'appelle la croix de la victoire; et jurèrent la paix; et
+tantôt furent sonnées les cloches par la ville: et tout le monde fut
+fort éjoui. Autrefois a plu au roi me faire cet honneur de dire que
+j'avais bien servi à cette pacification[54].»
+
+En effet, dans ses lettres patentes, plus tard Louis XI déclara qu'il
+avait obligation à Commines, lors de sa détention à Péronne. Louis, qui
+se connaissait en hommes et qui avait vu Commines à l'oeuvre, ne négligea
+rien pour se l'attacher, et il y réussit d'autant mieux que le
+chambellan de Charles, témoin de ses violences, prévoyait que, dans un
+temps plus ou moins éloigné, ce caractère fougueux et emporté causerait
+sa ruine. Aussi ne se fit-il pas trop prier pour l'abandonner et passer
+au service de Louis XI (1472).
+
+Charles, furieux, ordonna la confiscation de tous ses biens, mais le
+roi s'empressa de dédommager Commines, par le don de riches seigneuries;
+en outre des terres de Bran et Brandon, en Poitou, il lui donna la
+principauté de Talmont et les seigneuries de Curzon, Aulonne,
+Chasteau-Gontier et les Chaulmes dans le même pays. En 1474, Commines
+reçut encore en toute propriété la seigneurie de Chaillot près Paris et
+celle de la Chèvre en Poitou; l'année suivante, il épousa Hélène de
+Chambres qui lui apportait en dot la seigneurie d'Argenton et plusieurs
+autres.
+
+Créé sénéchal du Poitou en 1477, Commines se trouvait l'un des
+personnages les plus importants du royaume et l'un des familiers du roi
+qu'il eut plusieurs fois l'honneur de recevoir dans son château. On
+s'explique ainsi que, comblé par le prince de tant de bienfaits, il ne
+le juge pas avec la même sévérité que la plupart des autres historiens
+et glisse sur les côtés fâcheux de son caractère sans les dissimuler
+entièrement. Je trouve donc qu'il y a exagération dans ce jugement de
+certains biographes: «Il est vrai que Commines, le serviteur le plus
+fidèle et le plus habile de Louis XI, fut aussi le plus dévoué pour tous
+les actes injustes, cruels et perfides que l'histoire reproche à ce
+monarque.
+
+«... Il a été beaucoup loué; mais ce qu'on ne peut approuver, c'est le
+sang-froid avec lequel il parle des actes les plus iniques et les plus
+révoltants..., il est vrai que des actes auxquels il ne fut pas toujours
+étranger n'ont pu exciter son indignation. Aussi n'y a-t-il pas plus de
+leçons de morale à tirer de ses _Mémoires_ qu'il n'y en a à prendre dans
+sa vie publique[55].»
+
+Ces affirmations sont assurément beaucoup trop absolues, et il est tel
+passage des _Mémoires_ qui semble les contredire entièrement, celui-ci
+par exemple relatif à la mort du connétable de saint Paul livré au roi
+par le duc de Bourgogne: «Il n'était nul besoin au dit duc, qui était si
+grand prince, de lui donner une sûreté pour le prendre; et fut grande
+cruauté de le bailler où il était certain de la mort, et pour avarice.
+Après cette grande honte qu'il se fit, il ne mit guère à recevoir du
+dommage. Et ainsi, à voir les choses que Dieu a faites de notre temps,
+et fait chacun jour, semble qu'il ne veuille rien laisser impuni; et
+peut-on voir évidemment que ces étranges ouvrages viennent de lui; car
+ils sont hors des oeuvres de nature, et sont des punitions soudaines; et
+par espécial contre ceux qui usent de violence et de cruauté, qui
+communément ne peuvent être petits personnages, mais très-grands de
+seigneurie ou d'autorité de prince.» (Liv. IV.)
+
+À propos de la mort du duc de Bourgogne tué sous les murs de Nancy, il
+dit encore: «et périt lui et sa maison, comme j'ai dit, au lieu où il
+avait consenti par avarice de bailler (livrer) le connétable, et peu de
+temps après. Dieu lui veuille pardonner ses péchés! je l'ai vu grand et
+honorable prince, et autant estimé et requis de ses voisins, un temps a
+été, que nul prince qui fut en chrétienté ou par aventure plus. Je n'ai
+vu nulle occasion pour quoi plutôt il dût avoir encouru l'ire de Dieu,
+que de ce que toutes les grâces et honneurs qu'il avait reçus en ce
+monde, il les estimait tous être procédés de son sens et vertu sans les
+attribuer à Dieu comme il devait.» (Liv. V.)
+
+Commines n'approuve pas, bien s'en faut, la conduite que tint le roi
+après la mort du duc, et ses procédés injustes vis-à-vis de l'héritière
+légitime Marguerite: «Mais nonobstant qu'il fût ainsi hors de toute
+crainte, Dieu ne lui permit pas de prendre cette matière qui était si
+grande, par le bout qu'il la devait prendre.... pour joindre à sa
+couronne toutes ces grandes seigneuries, où il ne pouvait prétendre nul
+bon droit; ce qu'il devait faire par quelque traité de mariage ou les
+attraire à soi par vraie et bonne amitié, comme aisément il le pouvait
+faire.... Mais par aventure Notre Seigneur ne lui voulut pas de tous
+points accomplir son désir, pour aucunes raisons que j'ai dites, ou
+qu'il ne voulait point qu'il usurpât sur ces pays du Hainaut pour ce
+qu'il n'y avait aucun titre.»
+
+Voici maintenant comment Commines nous parle de Louis XI dans les
+derniers temps de sa vie: «Le roi s'en retourna à Tours (1481), et
+s'enfermait fort, et tellement que peu de gens le voyaient; et entra en
+merveilleuse suspicion de tout le monde; et avait peur qu'on ne lui ôtât
+ou diminuât son autorité. Il recula de lui toutes gens qu'il eut
+accoutumés, et les plus prochains qu'il eut jamais.... Mais ceci ne dura
+guères; car il ne vécut point longuement; et fit de bien étranges
+choses.»
+
+«Notre Roi était en ce Plessis, avec peu de gens, sauf archers, et en
+ces suspicions dont j'ai parlé; mais il y avait pourvu; car il ne
+laissait nuls hommes, ni en la ville, ni aux champs dont il eut
+suspicion; mais par archers les en faisait aller et conduire. Il
+semblait mieux, à le voir, homme mort que vif, tant était maigre; ni
+jamais homme ne l'eût cru. Il se vêtait richement, ce que jamais n'avait
+accoutumé par avant.... Il faisait d'âpres punitions, pour être craint,
+et de peur de perdre obéissance; car ainsi me le dit lui-même. Il
+renvoyait officiers et cassait gens d'armes, rognait pensions, et en
+ôtait de tous points. Et me dit, peu de jours avant sa mort, qu'il
+passait temps à faire et à défaire gens.. et le faisait de peur qu'on ne
+le tînt pour mort.»
+
+«... Mais tout ainsi qu'à deux grands personnages qu'il avait fait
+mourir de son temps (dont de l'un fit conscience à son trépas, et de
+l'autre non, ce fut du duc de Nemours, et du comte de Saint-Paul) fut
+signifiée la mort par commissaires députés à ce faire, lesquels
+commissaires en briefs mots leur déclarèrent leur sentence et baillèrent
+confesseur pour disposer de leurs consciences, en peu d'heures qu'ils
+leur baillèrent à ce faire; tout ainsi signifièrent à notre roi, les
+dessus dits, sa mort en brièves paroles et rudes, disant:
+
+«Sire, il faut que nous nous acquittions, n'ayez plus d'espérance en ce
+saint homme (l'ermite Paul), ni en autre chose; car sûrement il est fait
+de vous; et pour ce pensez à votre conscience, car il n'y a nul
+remède...»
+
+«Quelle douleur lui fut d'ouïr cette nouvelle et cette sentence? Car
+oncques homme ne craignit plus la mort.... Faut revenir à dire qu'ainsi
+comme de son temps furent trouvées ces mauvaises et diverses prisons,
+tout ainsi avant mourir, il se trouva en semblables et plus grandes
+prisons, et aussi plus grande peur il eut que ceux qu'il y avait tenus.
+Laquelle chose je tiens à très grande grâce pour lui et pour partie de
+son purgatoire. Et l'ai dit ici pour montrer qu'il n'est nul homme de
+quelque dignité qu'il soit qui ne souffre ou en secret ou en public, et
+par espécial ceux qui font souffrir les autres.»
+
+Ce langage n'est pas assurément d'un homme habitué «à ne voir et
+considérer les actes les plus iniques que comme des moyens de succès et
+ne les juger que par les résultats[56]».
+
+La conclusion de ce sixième livre n'est pas moins admirable et le
+prédicateur dans la chaire ne s'exprimerait pas autrement. «Or,
+voyez-vous la mort de tant de grands hommes en si peu de temps, qui tant
+ont travaillé pour s'accroître et pour avoir gloire, et tant en ont
+souffert de passions et de peines, et abrégé leur vie; et par aventure
+leurs âmes en pourraient souffrir.... N'eut-il pas mieux valu à eux, et
+à tous autres princes, et hommes de moyen état, qui ont vécu sous ces
+grands, et vivront sous ceux qui règnent, élire le moyen chemin en ces
+choses. C'est à savoir, moins se soucier, et moins se travailler, et
+entreprendre moins de choses, et plus craindre à offenser Dieu, et à
+persécuter le peuple, et leurs voisins, et par tant de voies cruelles
+que j'ai assez déclarées par ci-devant, et prendre des aises et plaisirs
+honnêtes? Leurs vies en seraient plus longues. Les maladies en
+viendraient plus tard, et leur mort en serait plus regrettée, et de plus
+de gens, et moins désirée, et aurait moins à douter (craindre) la mort.
+Pourrait-on voir de plus beaux exemples pour connaître que c'est peu de
+chose que de l'homme; et que cette vie est misérable et briève et que ce
+n'est rien des grands; et qu'incontinent qu'ils sont morts, tout homme
+en a le corps en horreur et vitupère? et qu'il faut que l'âme sur
+l'heure se sépare d'eux et qu'elle aille recevoir son jugement? Et à la
+vérité, en l'instant que l'âme est séparée du corps, jà la sentence en
+est donnée de Dieu, selon les oeuvres et mérites du corps, laquelle
+sentence s'appelle le jugement particulier.» (Liv. VI).
+
+Ce langage n'est pas celui du politique, mais du chrétien amené à la
+saine appréciation des choses par les malheurs d'autrui et aussi par sa
+propre et douloureuse expérience. Celle-ci ne manqua pas à Commines;
+car, après la mort de Louis XI, devenu suspect à la régente par suite de
+ses relations avec le duc d'Orléans (depuis Louis XII), il fut arrêté et
+pendant plus de deux années retenu dans une étroite prison, (bien
+étroite) pendant huit mois surtout, puisque c'était une de ces fameuses
+cages de fer imaginées par Louis XI: «Il avait fait de vigoureuses
+prisons, comme cages de fer et autres de bois, couvertes de plaques de
+fer par le dehors et par le dedans avec terribles ferrures de quelques
+huit pieds de large et de la hauteur d'un homme et un pied de plus. Le
+premier qui les dévisa (essaya) fut l'évêque de Verdun qui, en la
+première qui fut faite, fut mis incontinent et y a couché quatorze ans.
+Plusieurs l'ont maudit, et moi aussi qui en ont tâté sous le roi de
+présent (Charles VIII) l'espace de huit mois.»
+
+Rendu à la liberté, Commines retrouva en partie son crédit et fut
+chargé de plusieurs missions importantes par Charles VIII auquel il
+rendit de grands services pendant l'expédition d'Italie. Mais sous le
+successeur de ce prince, sous Louis XII, pour qui Commines s'était
+naguère si fort compromis, il ne fut aucunement employé, et vécut (qui
+sait pourquoi?) dans une sorte de disgrâce, ce qui lui permit d'ailleurs
+d'achever tout à loisir la rédaction de ses _Mémoires_. Il mourut, en
+1509, dans son château d'Argenton.
+
+La première édition des _Mémoires_, in-fol. fut publiée à Paris en 1523.
+
+[54] _Commines._ Liv. II.
+
+[55] _Biographie nouvelle._
+
+[56] _Nouvelle Biographie._--_Encyclopédie des gens du monde._
+
+
+
+
+LA CONDAMINE ET JENNER
+
+
+«On peut dire de La Condamine, écrivait naguère le judicieux M. Biot,
+que le trait saillant de son caractère, la cause principale de ses
+succès dans les sciences, dans les lettres et dans le monde, fut la
+curiosité, mais une curiosité active, unie à des qualités solides,
+telles que l'ardeur, le courage et la constance dans les
+entreprises[57]!»
+
+Delille, de son côté, nous dit dans son _Éloge de La Condamine_, «un des
+plus beaux morceaux de prose que ce grand poète ait écrits», comme
+s'exprime Biot qui n'exagère pas: «Sa passion dominante fut cette
+curiosité insatiable. Ce doit être celle de ce petit nombre d'hommes
+destinés à éclairer la foule, et qui, tandis que les autres s'efforcent
+d'arracher à la nature ses productions, travaillent à lui dérober ses
+secrets. Sans ce puissant aiguillon, elle resterait pour nous invisible
+et muette; car elle ne parle qu'à ceux qui l'appellent; elle ne se
+montre qu'à ceux qui cherchent à la pénétrer; elle ensevelit ses
+mystères dans des abîmes, les place sur des hauteurs, les plonge dans
+les ténèbres, les montre sous de faux jours. Et comment
+parviendraient-ils jusqu'à nous, sans la courageuse opiniâtreté d'un
+petit nombre d'hommes qui, plus impérieusement maîtrisés par les besoins
+de l'esprit que par ceux du corps, aimeraient mieux renoncer à ses
+bienfaits que de ne pas les connaître, ne les saisissent pour ainsi dire
+que par l'intelligence, et ne jouissent que par la pensée? Cette
+qualité, dis-je, fut dominante chez M. de La Condamine; elle lui rendait
+tous les objets piquants, tous les livres curieux, tous les hommes
+intéressants.»
+
+De cette curiosité qui, chez notre savant, était une violente passion,
+on cite des exemples singuliers, mais que le caractère de l'homme nous
+rend vraisemblables.
+
+Agé de dix-huit ans à peine[58], au sortir du collége, il alla servir
+comme volontaire au siége de Roses (1719) où tout d'abord sa curiosité
+lui faillit être fatale. Désireux d'observer l'effet d'une batterie, il
+monta sur une hauteur, et, armé d'une lunette d'approche, il se mit à
+regarder, mais tellement absorbé par sa préoccupation qu'autour de lui
+les boulets tombaient comme grêle sans qu'il eût l'air de s'en
+apercevoir. C'était sur lui cependant qu'on tirait de la ville, un
+certain manteau de couleur écarlate qu'il portait, servant de point de
+mire aux artilleurs. Heureusement que du camp un officier supérieur vit
+le péril et envoya au jeune homme l'ordre de descendre.
+
+Dans un voyage qu'il fit bien des années après (1737) en Italie, La
+Condamine eut occasion de visiter le trésor de Gênes. On lui montra un
+grand vase d'une seule émeraude connu sous le nom de _sacro cattino_,
+regardé comme une relique et qui, de plus, pouvait être une ressource
+dans les besoins pressants... La Condamine doutait que le vase, vu sa
+grandeur, fût réellement une émeraude, et, pour s'en assurer et éprouver
+sa dureté, il allait tenter de le rayer, lorsqu'on le prévint et le vase
+lui fut retiré des mains.
+
+Autre anecdote que rapporte Biot, mais qu'il est difficile de ne pas
+croire apocryphe: «Dans un petit village, sur les bords de la mer, on
+lui montrait un cierge que l'on entretenait toujours allumé, et l'on
+ajoutait que, s'il venait à s'éteindre, le village serait tout aussitôt
+englouti par les flots.
+
+«Êtes-vous bien sûr de ce que vous dites? demanda La Condamine au
+cicerone; et comme celui-ci répondit qu'il n'en doutait point:
+
+«Eh bien! reprend l'académicien, nous allons voir, et aussitôt il
+souffle sur le cierge qu'il éteint. On n'eut que le temps de le dérober
+à la fureur du peuple en le faisant échapper par une issue secrète et
+lui recommandant de quitter le village au plus vite.»
+
+Voici qui paraît plus vraisemblable: un jour qu'il se trouvait près de
+Mme de Choiseul pendant qu'elle écrivait une lettre, il se pencha,
+soit distraction, soit indiscrétion, comme pour regarder. Mme de
+Choiseul s'en aperçut, et continuant néanmoins d'écrire, elle ajouta:
+
+«Je vous en dirais bien davantage si M. de La Condamine n'était pas
+derrière moi, lisant ce que je vous écris.»
+
+La leçon était méritée encore que La Condamine protestât bien haut de
+son innocence en disant: «Ah! madame, rien n'est plus injuste, et je
+vous assure que je ne lis pas.»
+
+On raconte que, lors de l'exécution du régicide Damiens, condamné à être
+écartelé, c'est-à-dire tiré à quatre chevaux, La Condamine, afin que
+rien ne lui échappât des détails du supplice, s'était mêlé aux valets du
+bourreau. Comme les archers voulaient le faire retirer, l'exécuteur le
+prit sous sa protection en disant, et paraît-il, sans aucune intention
+ironique:
+
+--Laissez monsieur, c'est un amateur.
+
+Supposé vraies ces anecdotes, on peut, dans une certaine mesure, excuser
+La Condamine en disant avec Delille: «On a prétendu que cette curiosité,
+précieuse dans le savant, ressemblait quelquefois à l'indiscrétion dans
+l'homme de société; mais ces petits torts, qu'on remarque dans un homme
+ordinaire, s'éclipsent dans un homme célèbre, par la considération des
+avantages que retire la société de ses défauts mêmes; et c'est peut-être
+le louer encore que d'avouer qu'il porta cette passion à l'excès.»
+
+Après la campagne dont nous avons parlé, La Condamine voyant la paix
+signée se dégoûta de la carrière militaire qui ne répondait plus à son
+besoin d'activité, et donnant sa démission, il entra comme adjoint
+chimiste à l'Académie des sciences. Fût-ce en cette qualité qu'il obtint
+de s'embarquer sur l'escadre de Duguay-Trouin, avec laquelle il
+parcourut les côtes de l'Asie et de l'Afrique? Il visita la Troade en
+particulier et fit un séjour de plusieurs mois à Constantinople.
+
+
+II
+
+De retour à Paris, il apprit qu'à l'Académie on s'occupait d'un grand
+projet de voyage à l'équateur ayant pour but de déterminer la grandeur
+et la figure de la terre. Il demanda tout aussitôt à faire partie de
+l'expédition, et connu du comte de Maurepas, il ne contribua pas peu à
+rendre le ministre tout favorable à l'entreprise et à accélérer les
+préparatifs. La Condamine partit avec deux autres membres de l'Académie,
+Bouguer et Godin, plus savants peut-être que leur confrère, sans lequel
+cependant l'expédition eût échoué; car ce furent son courage, sa gaieté,
+sa présence d'esprit, qui soutinrent les deux autres au milieu des
+difficultés d'une tâche des plus ardues et des rudes épreuves d'un
+voyage qui ne dura pas moins de dix années. Voici ce que Delille nous
+apprend:
+
+«Si nous plaignons l'astronome dans nos villes, imaginez ce que dut
+éprouver M. de la Condamine dans ces contrées lointaines. Pour le bien
+peindre, il faudrait les couleurs, je ne dis pas de l'éloquence, mais de
+la poésie même; et je ne sais si je pourrai me défendre d'employer
+quelquefois son langage; du moins ici le merveilleux n'a pas besoin de
+fiction. Aux travaux fabuleux de cet Ulysse banni par la colère des
+Dieux, cherchant sa patrie sur terre et sur mer, et échappant aux
+enchantements de la cour de Circé, on peut opposer sans doute les
+travaux réels de M. de La Condamine, s'arrachant aux délices de la
+capitale, fuyant sa patrie pour chercher la vérité, traversant de
+vastes déserts, souvent abandonné de ses guides, escaladant des
+montagnes inaccessibles jusqu'à lui, menacé d'un côté par les masses de
+neige suspendues à leur sommet, de l'autre par la profondeur des
+précipices, marchant sur des volcans plus terribles cent fois que ceux
+de notre continent, respirant de près leurs exhalaisons, quelquefois
+même entendant gronder ces foudres souterrains et voyant des torrents de
+soufre sillonner ces neiges antiques que n'avaient point effleurées les
+feux de l'équateur... Tandis qu'il sondait le volcan de Pitchincha, il
+voyait s'enflammer, à sept lieues de distance, celui de Coteau Paxi, sur
+lequel il observait quelques jours auparavant; et peut-être sans cet
+éloignement, dont sa curiosité s'indignait, sans doute entraîné par
+elle, et trop digne émule de Pline, il lui aurait ressemblé dans sa
+mort, comme il l'avait imité dans sa vie.
+
+»À d'incroyables dangers se joignaient d'incroyables fatigues: mesurer
+la toise en main une base immense; chercher à travers des rochers, des
+ravins, des abîmes, les points de ses triangles; replanter vingt fois,
+sur des monts escarpés, des signaux, tantôt enlevés par les Indiens,
+tantôt emportés par les ouragans; passer plusieurs nuits sous des tentes
+chargées de frimas, quelquefois arrachées par les vents; essuyer la
+cruelle alternative et des plus accablantes chaleurs dans la plaine, et
+du froid le plus âpre dans les montagnes; voilà quelle fut sa vie
+pendant sept ans entiers.»
+
+Plus loin Delille nous dit encore: «Je ne vous le représenterai point,
+après un trajet de cinq cents lieues sur la rivière des Amazones, ce
+fleuve immense, large de cinquante lieues à son embouchure, s'enfonçant
+dans la rivière du Para large de trois lieues, échouant contre un banc
+de vase, obligé d'attendre sept jours les grandes marées, remis à flot
+par une vague plus terrible que celle qui l'avait fait échouer, et sauvé
+par où il devait périr; je ne vous peindrai pas les tempêtes qu'il
+essuya, les nations inconnues qu'il traversa, tous les dangers enfin
+menaçant ses jours, tandis que lui, tranquille observateur, seul au
+milieu de ces déserts, avec trois Indiens, maîtres de sa vie, tenait
+toujours le baromètre, la sonde et la boussole.»
+
+La Condamine a publié de son voyage une relation intéressante, quoique à
+la façon d'un résumé. Nous détachons de ce volume quelques pages qui
+prouvent, avec le talent d'observation de l'auteur, que son style ne
+manque ni d'agrément ni de facilité:
+
+«_Pont suspendu._--Je rencontrai sur ma route plusieurs rivières qu'il
+fallut passer sur des ponts de cordes d'écorce d'arbre, ou de ces
+espèces d'osiers qu'on appelle _lianes_ dans nos îles de l'Amérique. Ces
+lianes, entrelacées en réseau, forment d'un bord à l'autre une galerie
+en l'air, suspendue à deux câbles de la même matière, dont les
+extrémités sont attachées sur chaque bord à des branches d'arbre. Le
+tout ensemble présente le même aspect qu'un filet de pêcheur, ou mieux
+encore, un hamac indien qui serait tendu d'un côté à l'autre de la
+rivière. Comme les mailles de ce réseau sont fort larges et que le pied
+pourrait passer au travers, on tend quelques roseaux dans le fond de ce
+berceau renversé pour servir de plancher. On voit bien que le poids seul
+de tout ce tissu, et plus encore le poids de celui qui y passe, doit
+faire prendre une grande courbure à toute la machine, et si l'on fait
+attention que le passant, quand il est au milieu de sa carrière surtout
+lorsqu'il fait du vent, se trouve exposé à de grands balancements, on
+jugera aisément qu'un pont de cette espèce, quelquefois de plus de
+trente toises de long, a quelque chose d'effrayant au premier coup
+d'oeil... Cependant ce n'est pas encore là l'espèce de pont la plus
+singulière ni la plus dangereuse qui soit en usage dans le pays.»
+
+Voici le portrait que l'auteur nous fait des indigènes indiens: «J'ai
+cru reconnaître en tous un même fonds de caractère, l'insensibilité en
+fait la base; je laisse à décider si on la doit honorer du nom
+d'apathie, ou l'avilir par celui de stupidité. Elle naît sans doute du
+petit nombre de leurs idées, qui ne s'étend pas au-delà de leurs
+besoins. Gloutons jusqu'à la voracité, quand ils ont de quoi se
+satisfaire; sobres, quand la nécessité les y oblige, jusqu'à se passer
+de tout sans paraître rien désirer; pusillanimes et poltrons à l'excès,
+si l'ivresse ne les transporte pas; ennemis du travail, indifférents à
+tout motif de gloire, d'honneur ou de reconnaissance; uniquement occupés
+de l'objet présent et toujours déterminés par lui; sans inquiétude pour
+l'avenir; incapables de prévoyance et de réflexion, se livrant quand
+rien ne les gêne à une joie puérile qu'ils manifestent par des sauts et
+des éclats de rire immodérés, sans objet et sans dessein; ils passent
+leur vie sans penser et ils vieillissent sans sortir de l'enfance dont
+ils conservent tous les désirs.»
+
+Ce portrait du sauvage, dessiné d'après nature, d'après l'original, ne
+ressemble guère à celui que Jean-Jacques traçait de fantaisie à la même
+époque, pour justifier ses folles théories. Le passage de La Condamine
+était fait pour l'embarrasser et le contrarier, surtout à cause de la
+conclusion qui contredit si formellement le système du philosophe de
+Genève: «L'homme naît bon, c'est la société qui le déprave.» Or La
+Condamine répond: «On ne peut voir sans humiliation combien l'homme
+_abandonné à la simple nature_, privé d'éducation et de société,
+_diffère peu de la brute_.»
+
+De courageux missionnaires cependant s'étaient dévoués à la rude tâche
+d'évangéliser ces populations dégradées et de faire des hommes de ces
+brutes. Notre voyageur dut aux bons pères de grands secours et se plaît
+à le reconnaître. «J'étais attendu à Borja par le R. P. Magnin,
+missionnaire jésuite, en qui je trouvai toutes les attentions et
+prévenances que j'aurais pu espérer d'un compatriote et d'un ami.»
+
+«Le missionnaire (portugais) de Saint-Paul, dit-il ailleurs, prévenu de
+notre arrivée, nous tenait prêt un grand canot équipé de quatorze
+rameurs avec un patron. Il nous donna de plus un guide portugais et nous
+reçûmes de lui et des autres religieux de son ordre, chez qui nous avons
+déjeuné, un traitement qui nous fit oublier que nous étions au centre de
+l'Amérique de 500 lieues de terre habitées par des européens[59].»
+
+Pendant que La Condamine, ne pensant qu'à la science, explorait les
+Cordilières du Pérou, les habitants du pays le croyaient occupé sur ces
+montagnes à découvrir de l'or. Or, «au moment où il se préparait à
+revoir sa patrie et à lui porter les vérités qu'il avait conquises, on
+lui enlève une cassette qui renfermait ses journaux et l'argent destiné
+pour son voyage. Il fait publier sur-le-champ qu'il consent à perdre la
+somme entière, pourvu qu'on lui rende ses papiers. La condition fut
+acceptée, et, malgré la perte d'une somme considérable, il crut en effet
+avoir retrouvé son trésor[60].»
+
+Son courage égalait son désintéressement. Dans son voyage du Levant,
+plutôt que de livrer au cadi de Baffa un dépôt d'argent qui lui avait
+été confié, on le vit se défendre contre soixante hommes, braver les
+coups de fusil, le canon même, enfin traîné devant le cadi, lui en
+imposer par sa fermeté, lui arracher des excuses par ses menaces; en un
+mot faire respecter les droits de la propriété dans le pays des
+usurpations et ceux de la liberté dans le séjour de l'esclavage.
+
+Après dix années d'absence, La Condamine revit l'Europe où il ne tarda
+pas à publier le résultat de ses observations. Mais ce Mémoire fut
+attaqué violemment par Bouguer avec lequel, pendant le voyage, s'était
+brouillé La Condamine. Celui-ci, dans sa réponse plus malicieuse que
+passionnée, mit les rieurs de son côté, ce qui lui donna gain de cause.
+
+
+III
+
+On eût cru qu'après tant de fatigues, La Condamine devait éprouver le
+besoin du repos, mais la dispute avec Bouguer à peine terminée, nous le
+voyons partir pour l'Italie; il est vrai, qu'en outre de la curiosité du
+touriste, un motif particulier le portait à entreprendre ce voyage. Il
+voulait voir Rome et surtout le Souverain-Pontife dont l'accueil fut
+pour lui des plus bienveillants. Benoit XIV fit à La Condamine cadeau de
+son portrait en l'interrogeant longuement sur ses voyages, et il lui
+accorda avec bonne grâce la dispense que le savant sollicitait afin de
+pouvoir épouser une de ses parentes. Cette démarche, pour le dire en
+passant, prouve que La Condamine n'était point tout à fait un sceptique
+à la façon de certains de ses confrères de l'Académie. Du reste, il en
+fut récompensé, Delille nous l'atteste:
+
+«Sa plus douce consolation, c'était l'attachement de sa digne épouse. Si
+jamais l'hymen est respectable, c'est surtout lorsqu'une femme jeune
+adoucit à son époux les derniers jours d'une vie immolée au bien public.
+La sienne aimait en lui un mari vertueux; elle respectait un citoyen
+utile. Cette impétuosité inquiète qui, dans M. de La Condamine,
+ressemblait quelquefois à l'humeur, loin de rebuter sa tendresse, la
+rendait plus ingénieuse. Elle le consolait des maux du corps, des peines
+de l'esprit, de ses craintes, de ses inquiétudes, de ses ennemis et de
+lui-même; et ce bonheur, qui lui avait échappé peut-être dans ses
+courses immenses, il le trouvait à côté de lui dans un coeur tendre, qui
+s'imposait, par l'amour constant du devoir, ces soins recherchés
+qu'inspire à peine le sentiment passager de l'amour.»
+
+La Condamine, spirituel, aimable, célèbre par ses longs voyages,
+jouissant dans le monde d'une grande réputation comme savant, écrivant
+avec correction, souvent même avec élégance, semblait tout naturellement
+désigné au choix de l'Académie, qui, en effet, l'admit dans son sein en
+1760. Son discours de réception se distingue par la clarté et la
+simplicité avec laquelle contrastait le ton solennel de Buffon,
+d'ailleurs très-éloquent dans la brièveté. «Sa réponse n'a que deux
+pages, nous dit Biot, mais ces deux pages, écrites avec génie, porteront
+plus loin le nom de La Condamine que tous ses ouvrages n'auraient pu
+faire.»
+
+À l'occasion de cette séance, on fit circuler une épigramme assez
+malicieuse que quelques-uns attribuent à La Condamine lui-même:
+
+ La Condamine est aujourd'hui
+ Reçu dans la troupe immortelle;
+ Il est bien sourd: tant mieux pour lui;
+ Mais non muet: tant pis pour elle.
+
+Cette surdité, gagnée par le voyageur dans ses courses au sommet des
+Cordilières, lui fut une cruelle épreuve, aggravée dans les dernières
+années par une paralysie qui ne lui permettait presque plus aucun
+mouvement. Dans cet état, ne pouvant plus se rendre à l'Académie, il se
+faisait lire le compte-rendu des séances et les Mémoires les plus
+intéressants.
+
+Il apprit par l'un d'eux qu'un jeune chirurgien venait de proposer une
+opération très-hardie et nouvelle pour une des maladies dont il
+souffrait. Aussitôt il le fait appeler et l'invite à tenter sur lui-même
+une nouvelle expérience.
+
+--Mais, dit le praticien, je puis avoir le malheur de ne pas réussir.
+
+--Que cela ne vous inquiète pas, monsieur; je suis vieux et malade; on
+dira que la nature vous a mal secondé. Tout au contraire, si vous me
+guérissez, je rendrai moi-même à l'Académie un compte exact de votre
+procédé, et cela vous fera, je crois, grand honneur.
+
+Le jeune homme consent, l'opération a lieu, mais ce qui n'arrive guère
+d'habitude, le malade, trouvant qu'il était trop expéditif, lui disait:
+
+«Allez donc plus doucement, monsieur, je vous prie, qu'importe que je
+souffre un peu davantage! L'important est que je voie et puisse bien me
+rendre compte de votre procédé, afin de faire mon rapport à l'Académie.»
+
+La Condamine n'eut pas cette satisfaction. Il succomba aux suites de
+cette opération, supportée avec un courage qui ne l'abandonna pas
+jusqu'à la fin, en dépit de ses souffrances. On aime à voir Delille
+ajouter: «Le même enthousiasme et la même curiosité qui lui avaient fait
+si souvent exposer sa vie, ont avancé sa mort; il l'a vue s'approcher,
+je ne dis pas avec intrépidité, mais j'oserais presque dire avec
+distraction. Ce n'était point l'incrédulité stupide, qui cherche à
+s'étourdir sur ce dernier moment, c'était l'inattention d'un homme
+ardent, dont l'âme se prend et s'attache, jusqu'au dernier soupir, à
+tout ce qui l'environne, qui se hâte de vivre, et dont l'activité n'a
+fini qu'avec lui.» Mais cette préoccupation excessive, on peut
+l'espérer, ne le détourna point absolument des pensées de l'éternité, et
+«sa curiosité, pour parler comme Bossuet, ne languit pas sur ce seul
+point.»
+
+Parmi les nombreux ouvrages de La Condamine, il s'en trouve plusieurs
+relatifs à l'_inoculation_ de la petite vérole, pratique qu'il s'efforça
+de propager, mais depuis si heureusement remplacée par la vaccine. Quand
+on lit, dans les historiens du temps, les ravages causés par la terrible
+maladie qui, souvent devenant épidémique, enlevait en quelques jours des
+villages entiers, on se sent plein d'une reconnaissance profonde pour
+Jenner qu'on n'hésite pas à placer au premier rang des bienfaiteurs de
+l'humanité.
+
+«Il est juste de dire, avec M. Renauldin, que c'est en France, dans
+l'année 1781, que l'idée première de la possibilité du transport d'une
+éruption de la vache sur l'homme a eu lieu, que cette idée, émise par un
+Français (M. Rabaut-Pommier) devant un médecin anglais, a été
+communiquée par ce dernier à Jenner, son compatriote, qui, ensuite
+appliquant toute son attention à ce fait, aurait consulté les traditions
+populaires du pays où il exerçait la médecine et aurait appris que
+depuis longtemps on y connaissait cette propriété qu'avait la maladie de
+la vache, non-seulement de se communiquer à l'homme, mais encore de le
+préserver de la petite vérole.»
+
+«Ainsi, continue M. le docteur Husson[61], la vaccine était connue avant
+que Jenner s'en fût sérieusement occupé, et sans rien ôter au mérite du
+docteur anglais qui a étudié, approfondi, expérimenté et fait connaître
+tout ce qui est relatif à la vaccine, notre patrie peut réclamer sa part
+dans cette heureuse invention... dont l'idée mère et première a été
+donnée par un Français, et dont l'étude et la juste appréciation ont
+été, même de l'aveu de nos voisins d'outre-Manche, plus vigoureusement
+suivies parmi nous que parmi eux.»
+
+Chaptal, lorsqu'il était ministre de l'intérieur, y contribua tout
+particulièrement, et l'on ne saurait donner trop d'éloges à son zèle.
+
+Il n'est pas inutile d'ajouter que Jenner, à l'honneur de l'Angleterre,
+fut magnifiquement récompensé. Le parlement, par deux fois, lui vota des
+remercîments publics et unanimes en lui accordant le 2 juin 1802, à
+titre de récompense nationale, une somme de dix mille livres sterling,
+et en 1807 une autre somme de vingt mille livres, auxquelles il faut
+ajouter cinq cents livres données par le roi (total, 762,500 fr.). Le
+chancelier d'Angleterre dit à cette occasion:
+
+«La Chambre peut voter pour le docteur Jenner telle récompense qu'elle
+jugera convenable; elle recevra l'approbation unanime, parce que cette
+récompense a pour objet la plus grande ou l'une des plus importantes
+découvertes que la société ait faites depuis la création du monde.»
+
+De telles paroles font honneur à l'homme d'État qui les prononçait,
+comme à la haute assemblée qui savait les comprendre et s'y associer par
+l'unanimité de ses applaudissements.
+
+D'ailleurs le dévouement et le zèle désintéressés de Jenner méritaient
+ces récompenses; car après avoir refusé une place lucrative dans l'Inde
+par attachement pour son frère et pour sa patrie, il alla s'établir à
+Berkeley (comté de Glocester), lieu de sa naissance (17 mai 1749), pour
+y exercer la chirurgie. Là, mis sur la trace de la découverte qui devait
+immortaliser son nom, il consacra plusieurs années à des recherches, à
+des observations, des expériences nécessaires pour s'assurer avec une
+entière certitude des propriétés bienfaisantes de la vaccine. Sa
+conviction formée et devenue inébranlable, il dut se résigner à quitter
+sa paisible vallée de Glocester pour aller habiter Londres «où, dit M.
+Renauldin[62], il consacra tout son temps à donner aux médecins les
+instructions dont ils pouvaient avoir besoin pour le succès de la
+vaccination, et à entretenir avec l'étranger une immense correspondance,
+laquelle devint même tellement étendue, qu'il fut forcé d'en demander
+l'interruption à cause des frais énormes qu'elle lui occasionnait.»
+
+L'indemnité dont nous avons parlé le dédommagea amplement de ces
+généreuses dépenses. Riche, grâce à la munificence nationale, il n'en
+continua pas moins jusqu'à la fin de sa vie, avec le même zèle, ses
+études et ses recherches, tout occupé de la pensée d'étendre les
+applications de la vaccine à certaines autres affections éruptives, à la
+coqueluche, etc. Devenu veuf en 1815, il se retira avec son fils et sa
+fille à Berkeley, où il mourut subitement d'apoplexie, dans sa
+bibliothèque, le 26 janvier 1823. Ses enfants, quoique vivant près de
+lui, arrivèrent seulement pour lui fermer les yeux.
+
+Trois années après (1826), on érigeait à Jenner une statue en marbre
+blanc, dans l'église de Glocester.
+
+[57] _Notice sur La Condamine_, par Biot.
+
+[58] Il était né à Paris le 28 janvier 1701.
+
+[59] _Abrégé d'un voyage dans l'Amérique méridionale._--in-8º.--1745.
+
+[60] _Éloge de La Condamine_, par Delille.
+
+[61] _Dictionnaire des Sciences médicales._--T. 56.
+
+[62] _Biographie universelle._
+
+
+
+
+CORNEILLE (PIERRE)
+
+I
+
+
+«Le créateur de l'art dramatique en France, dit Victorin Fabre[63] l'un
+des hommes qui ont le plus contribué au développement du génie national,
+et le premier dans l'ordre des temps entre les grands écrivains du
+siècle de Louis XIV.» En effet, il avait depuis longtemps publié tous
+ses chefs-d'oeuvre lorsque, en 1664, Racine fit jouer sa première pièce
+(_les Frères ennemis_). Un intervalle de trente-quatre ans sépare le
+_Cid d'Andromaque_.
+
+Corneille (Pierre) naquit à Rouen, le 6 juin 1606; son père nommé aussi
+Pierre Corneille, était avocat général à la table de Normandie[64] et il
+destinait son fils au barreau lorsqu'une aventure racontée par
+Fontenelle, mais qu'il me paraît inutile de rappeler, révéla au jeune
+homme sa vocation littéraire, et lui inspira sa première comédie,
+_Mélite_, jouée non sans succès en 1629. Elle fut suivie de _Clitandre_,
+_la Veuve_, _la Galerie du Palais_, _la Suivante_, _la Place Royale_,
+fort bien accueillies par le public qui, par comparaison avec ce qu'on
+voyait alors sur la scène, trouvait presque des chefs-d'oeuvre ces
+faibles essais d'un talent qui suivait le goût de son siècle avant de le
+réformer, ces ébauches informes dans lesquelles déjà cependant se
+rencontrent des combinaisons ingénieuses, des vers heureux, des traits
+spirituels. Dans _Médée_(1635), malgré l'horreur et l'invraisemblance du
+sujet, moins choquant d'ailleurs à l'époque où Corneille écrivait
+qu'aujourd'hui, le grand tragique se révèle par quelques passages et
+surtout par le fameux vers:
+
+ Dans un si grand revers que vous reste-t-il?--Moi!
+
+Quoique ces divers ouvrages ne se lisent plus guère, le succès qu'ils
+eurent alors attira l'attention de Richelieu, visant au rôle de Mécène,
+et qui volontiers pensionnait des poètes, Bois-Robert, Colletet, Rotrou,
+l'Étoile qu'il chargeait de mettre en vers les pièces dont il
+fournissait le canevas[65]. Corneille leur fut adjoint, et pour se
+concilier ce puissant protecteur, il se résigna, lui aussi, à cette
+ennuyeuse besogne. Mais, en honnête homme qu'il était, il y mit de la
+conscience, et trouvant, en certains endroits, le scénario donné par
+l'éminence, mal combiné, il n'hésita pas à faire les changements
+nécessaires dont le cardinal eût dû lui savoir gré. Tout au contraire,
+son amour-propre d'auteur fort chatouilleux s'offensa et il fit à
+Corneille en termes assez vifs des reproches que le poète ne crut pas
+devoir prendre en bonne part, ce qui lui valut une admonestation plus
+sévère du haut personnage. «Vous manquez d'esprit de suite,» lui dit-il
+entre autres choses, expression qui, à cette époque, signifiait que
+Corneille n'était pas suffisamment docile ou servile.
+
+Le poète, qui avait dans le caractère quelque chose de la fierté
+romaine, garda le silence; mais le lendemain, prétextant que des
+affaires de famille le rappelaient à Rouen, il demanda son congé et
+déclara renoncer à sa pension. Le cardinal prit de l'humeur de cette
+incartade que les envieux et les flatteurs se plurent à exagérer, et de
+là son mécontentement que le succès inattendu du _Cid_ ne fit
+qu'exaspérer. Maintenant faut-il, à l'exemple des biographes, qui nous
+racontent ces détails, la plupart contestables, faut-il prendre parti
+complètement pour Corneille et donner tous les torts au ministre? Non,
+sans doute, Corneille déjà disait de lui-même avec la conscience de son
+génie:
+
+ Je sais ce que je vaux et crois ce qu'on m'en dit.
+ Pour me faire admirer, je ne fais point de ligue,
+ J'ai peu de voix pour moi, mais je les ai sans brigue.
+ Je satisfais ensemble et peuple et courtisans,
+ Et mes vers en tous lieux sont mes seuls partisans;
+ Par leur seule beauté ma plume est estimée:
+ Je ne dois qu'à moi seul toute ma renommée;
+ Et pense toutefois n'avoir point de rival,
+ À qui je fasse tort en le traitant d'égal[66].
+
+Il n'eut pas peut-être dans la discussion les ménagements que la
+situation commandait et dont plus tard il comprit mieux la nécessité.
+Quoiqu'il en soit, retourné à Rouen, il y fit par fortune la
+connaissance d'un M. de Châlon, ancien secrétaire de Marie de Médécis,
+qui lui dit un jour:
+
+«Monsieur, vos comédies sont pleines d'esprit; mais permettez-moi de
+vous le dire, le genre que vous avez embrassé est indigne de vos
+talents: vous n'y pouvez acquérir qu'une renommée passagère. Vous
+trouverez, chez les Espagnols, des sujets qui, traités dans notre goût
+par un esprit tel que le vôtre, produiront de grands effets. Apprenez
+leur langue; elle est aisée: j'offre de vous montrer ce que j'en sais.
+Nous traduirons d'abord quelque endroits de Guilhen de Castro.»
+
+Corneille accepta et il n'eut qu'à s'en applaudir, car ce fut ainsi
+qu'il trouva le sujet du _Cid_ accueilli par une explosion
+d'enthousiasme et des transports dont Pélisson se fait l'écho: «Il est
+malaisé, dit-il, de s'imaginer avec quelle approbation cette pièce fut
+reçue de la cour et du public. On ne pouvait se lasser de la voir; on
+n'entendait autre chose dans les compagnies; chacun en savait quelques
+parties par coeur; on la faisait apprendre aux enfants, et en plusieurs
+endroits de la France, il était passé en proverbe de dire: «_Cela est
+beau comme le Cid._»
+
+Maintenant faut-il prendre à la lettre les récriminations des biographes
+résumées dans ces deux vers de Boileau:
+
+ En vain contre le _Cid_ un ministre se ligue,
+ Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue.
+
+Est-il bien vrai, comme l'affirme M. Victorin Fabre, que ce succès trop
+éclatant excita contre l'auteur une des persécutions les plus violentes
+dont l'histoire des lettres et des passions qui les déshonorent ait
+conservé le souvenir? Rivaux de gloire, amis de cour, tout jette le
+masque; un ministre tout puissant s'était ligué contre le _Cid_.
+
+Sans contester que le succès du _Cid_ ait dû provoquer des jalousies,
+doit-on voir là le motif unique des critiques dirigées contre la pièce
+et en particulier de l'attitude de Richelieu qui n'aurait obéi qu'à une
+misérable rancune? Suivant mon habitude de n'accepter que, sous bénéfice
+d'inventaire les affirmations des biographes quand elles ne s'appuient
+pas sur des faits indiscutables, dans cette circonstance, je me
+permettrai de penser autrement qu'eux relativement au cardinal. Il faut
+bien le reconnaître aujourd'hui qu'on peut tout dire, le _Cid_, absous
+par le succès, n'est pas une pièce irréprochable au point de vue de
+l'art non plus que de la morale quoique disent M. Victorin Fabre et
+d'autres: «C'était l'un des plus heureux sujets que pût offrir le
+théâtre; une intrigue noble et touchante, le combat des passions entre
+elles, et du _devoir_ contre les passions; c'était l'art encore inconnu
+de disposer, de mouvoir les grands ressorts dramatiques, l'art d'élever
+les âmes et de toucher les coeurs; en un mot c'était la vraie tragédie.»
+
+Ce jugement, stéréotypé pour tous les manuels littéraires, ne peut
+s'admettre sans réserve. Assurément la pièce du _Cid_ est une conception
+des plus dramatiques; on y trouve et en nombre des scènes émouvantes, et
+ces admirables dialogues dont le grand Corneille semble avoir gardé le
+secret; qui vous enlèvent par la sublime fierté du langage, la force et
+la vivacité des reparties jetées dans un alexandrin superbe dont le
+moule est d'airain. Ces merveilles de l'art nul homme de sens et de goût
+ne les conteste; mais faut-il nier pour cela les longueurs et les
+fastidieuses redites de ce rôle inutile et ennuyeux de l'Infante? La
+morale de la pièce mérite un blâme plus sévère encore. Qu'est-ce au fond
+que ce _devoir_ auquel obéissent les principaux personnages en se
+sacrifiant eux et les leurs avec une résolution inexorable? Qu'est-ce
+que «_cet honneur_» qui revient à chaque instant sur leurs lèvres?
+_L'orgueil_, rien que l'orgueil, un orgueil féroce, qui, foulant aux
+pieds toute religion, toute morale, estime le pardon des injures une
+suprême lâcheté, et après un soufflet reçu, ne voit que la vengeance, et
+prompte, et se juge avili, déshonoré, indigne de vivre si l'affront
+n'est pas lavé dans le sang. Ces maximes si profondément
+anti-chrétiennes s'étalent dans les plus beaux vers, triomphent partout
+dans la pièce qui est, avec la glorification d'une passion amoureuse,
+celle plus condamnable du duel, et du duel à outrance:
+
+ Ce bras, jadis l'effroi d'une armée ennemie,
+ Descendait au tombeau tout chargé d'infamie,
+ Si je n'eusse produit un fils digne de moi,
+ Digne de son pays et digne de son roi.
+ Il m'a prêté sa main, _il a tué le comte_,
+ _Il m'a rendu l'honneur_, il a lavé ma honte.
+
+S'écrie le père de Rodrigue. Or, ne peut-on pas admettre que Richelieu,
+cardinal et assez bon théologien, surtout grand homme d'état, ait pris
+ombrage de tout cela, lui qui comme ministre, combattait avec tant
+d'énergie ce malheureux préjugé, ce crime du duel qui de son temps avait
+fait un trop grand nombre de victimes? Quoi d'étonnant à ce qu'il eût
+été choqué comme d'une atteinte à l'autorité aussi bien qu'à la religion
+de toutes ces fausses et sauvages maximes, débitées au théâtre avec
+audace et accueillies par des applaudissements frénétiques, et que tel
+fut le principal motif de son irritation à l'endroit du _Cid_, bien
+plutôt qu'une mesquine jalousie littéraire.
+
+Cette opinion nous paraît d'autant plus vraisemblable que, tout en
+déférant à l'Académie le jugement de la fameuse pièce, il rendait
+justice au mérite du poète, et lui continuait ses libéralités que
+Corneille «acceptait avec résignation», dit Victorin Fabre, non moins
+ingénieux et raffiné dans son interprétation que M. L. J. de la
+_Nouvelle Biographie_ qui voit une ironie à peine dissimulée dans la
+dédicace si louangeuse des _Horaces_ où Corneille dit à Richelieu:
+«C'est de votre Éminence que je tiens tout ce que je suis.... Nous vous
+avons deux obligations très signalées, l'une d'avoir ennobli le but de
+l'art, l'autre de nous en avoir facilité la connaissance.... J'ai
+souvent appris en _deux heures_ (dans ses entretiens avec le cardinal)
+ce que mes livres n'eussent pu m'apprendre en _dix ans_; c'est là que
+j'ai puisé ce qui m'a valu l'applaudissement du public, ce que j'ai de
+réputation, dont je vous suis entièrement redevable.»
+
+Il y avait trop d'honnêteté dans le caractère de Corneille pour qu'on
+puisse supposer qu'il ne parlait pas sérieusement, réconcilié de bonne
+foi avec le cardinal. Il le louait comme on louait alors dans les
+dédicaces, avec peu de discrétion et de mesure, témoin l'épître[67] au
+président du parlement de Toulouse, Montauron, comparé à Auguste, un
+compliment que le magistrat prit en bonne part et ne crut pas payer trop
+cher par un cadeau de 1,000 pistoles au poète, lequel ne s'en trouva
+nullement humilié, tout au contraire, car dans les idées du temps, cela
+faisait honneur à l'un comme à l'autre.
+
+_Polyeucte_ succéda à _Cinna_ et ne fut pas moins bien accueilli encore
+que, dans une lecture faite à l'hôtel de Rambouillet, le cercle des
+précieuses eût peu goûté ce sujet chrétien, tant, par suite d'une fausse
+éducation, les idées païennes dominaient les esprits les plus cultivés
+et ceux-là surtout; car la pièce fut jouée aux applaudissements réitérés
+d'un parterre enthousiaste. Après la communication officieuse qui lui
+avait été faite par Voiture témoignant de la désapprobation des dames et
+messieurs de l'hôtel Rambouillet, Corneille, découragé, aurait retiré sa
+pièce s'il n'en eût été empêché par un obscur comédien, La Roque, qui en
+jugea mieux que tous les beaux esprits du temps, et là où ils ne
+voyaient qu'une déclamation pieuse et ennuyeuse, sut deviner un
+chef-d'oeuvre. On peut dire, à la décharge de l'hôtel de Rambouillet,
+que, dans _Polyeucte_, où se voient tant d'admirables scènes, tant de
+dialogues sublimes, il y avait aussi des choses faites pour déplaire,
+par exemple le caractère bas de Félix, le zèle pas toujours éclairé de
+Néarque et de Polyeucte, et comme dit Fontenelle, «on pouvait craindre
+qu'un homme qui résigne sa femme à son rival ne passât pour un imbécile
+plutôt que pour un bon chrétien.» Ce ne fut donc pas peut-être «le
+christianisme qui avait extrêmement déplu» mais l'exagération qui
+pouvait le montrer sous un jour peu favorable en le rendant odieux ou
+ridicule.
+
+Le _Menteur_, la _Suite du Menteur_, et _Rodogune_ furent jouées avec le
+même succès que les pièces précédentes de l'auteur. Mais _Théodore_ et
+_Don Sanche d'Aragon_ réussirent peu, _Perthrarite_ tomba tout-à-fait,
+et ces trois pièces méritaient leur sort. Le public, formé par Corneille
+lui-même, en avait bien jugé; mais le poète, on a regret à le dire, ne
+sut pas se résigner, aveuglé par la fausse tendresse paternelle.
+«Méconnaissant l'intervalle immense qui séparait ses chefs-d'oeuvre d'un
+ouvrage si peu digne de lui, dit Villenave[68], il crut voir chanceler
+dès lors tout l'édifice de sa gloire. Le sentiment amer de l'injustice
+entra dans son âme ardente et la remplit de douleur; il accusa le public
+d'inconstance et renonça au théâtre en se plaignant d'avoir «trop
+longtemps écrit pour être encore de mode.»
+
+C'est alors que Corneille entreprit la traduction de l'_Imitation de
+Jésus Christ_ «travail auquel il fut porté par des pères jésuites de ses
+amis et par des sentiments de piété qu'il eut toute sa vie», et qui
+l'occupa plusieurs années. Il n'eut pas à le regretter puisque, outre la
+satisfaction intime qu'il éprouvait dans une occupation selon son coeur,
+le livre eut un succès prodigieux «et le dédommagea en toutes manières
+d'avoir quitté le théâtre. Cependant, si j'ose en parler avec une
+liberté que je ne devrais peut-être pas me permettre, dit le neveu de
+Corneille[69], je ne trouve point dans la traduction le plus grand
+charme de l'_Imitation_, je veux dire sa simplicité et sa naïveté. Elle
+se perd dans la pompe des vers et je crois même qu'absolument la forme
+du vers lui est contraire.»
+
+Ce jugement, quoique ratifié par la postérité qui a délaissé
+complètement le livre de Corneille dont il s'était fait naguère tant
+d'éditions, ce jugement me paraît très-discutable et la traduction de
+Corneille se rapproche, beaucoup plus que Fontenelle ne semble le
+croire, des mérites de l'original, outre qu'elle a celui d'une grande
+fidélité surtout pour une interprétation en vers. Elle n'est point,
+selon nous, indigne du grand poète comme le pensent trop de gens qui ne
+la connaissent que par ouï-dire, et ne manque ni de simplicité ni
+d'onction. Prenons au hasard quelques passages dans les premiers
+chapitres:
+
+ Vanité d'entasser richesses sur richesses;
+ Vanité de languir dans la soif des honneurs;
+ Vanité de choisir pour souverains bonheurs
+ De la chair et des sens les damnables caresses;
+ Vanité d'aspirer à voir durer nos jours
+ Sans nous mettre en souci d'en mieux régler le cours,
+ D'aimer la longue vie et négliger la bonne,
+ D'embrasser le présent sans soin de l'avenir,
+ Et de plus estimer un moment qu'il nous donne
+ Que l'attente des biens qui ne sauraient finir.
+
+Autre citation:
+
+ Souvent l'esprit est faible et les sens indociles,
+ L'amour-propre leur fait ou la guerre ou la loi;
+ Mais bien qu'en général nous soyons tous fragiles,
+ Tu n'en dois croire aucun si fragile que toi.
+
+La traduction de Corneille ne méritait pas assurément le discrédit dans
+lequel elle est tombée après sa mort et que le judicieux Victorin Fabre
+la qualifiât si étrangement «un travail malheureux.» Point du tout
+malheureux au gré de Corneille qui tira du livre si grand profit pour sa
+bourse comme pour sa réputation. On pourrait s'étonner après cela qu'il
+soit revenu au théâtre dont, pendant six années, il avait paru
+complètement dégoûté, et mieux eût valu qu'il persévérât dans ce
+sentiment. Ses nouvelles et nombreuses pièces (_Sertorius_ excepté) ne
+font qu'attester l'affaiblissement de son génie qui ne se révèle plus
+que par de rares éclairs dans _OEdipe_, la _Toison d'Or,_ _Sophonisbe_,
+_Othon_, _Surena_, _Attila_, etc. Si médiocre d'ailleurs que soit cette
+dernière pièce Boileau n'est pas à louer d'avoir fait sur elle une
+méchante épigramme.
+
+On s'explique d'autant moins l'illusion de Corneille à l'endroit de ses
+dernières tragédies que le sens critique ne lui manquait pas comme on
+l'a prétendu: «pour démentir une assertion si étrange aux yeux de
+quiconque a réfléchi, dit Fabre, sur la marche de l'esprit humain, il
+faudrait renvoyer ceux qui persisteraient à y croire aux préfaces de
+Corneille et aux examens qu'il a faits de ses pièces.» Mais comme l'a
+dit un poète:
+
+ ........ Un père est toujours père,
+
+et la tendresse paternelle aveugla Corneille, comme elle fait de
+beaucoup de parents, sur les défauts de ses enfants tard venus, pour
+lesquels sa faiblesse fut d'autant plus grande qu'ils semblaient aux
+autres mal conformés, boîteux ou rachitiques. Peut-être aussi Corneille
+céda-t-il à l'habitude aussi bien qu'à ces fâcheuses nécessités qui
+attristèrent sa vieillesse mais qu'il eût pu s'éviter avec un peu plus
+de prévoyance. «Rien n'était égal, dit Fontenelle, à son incapacité pour
+les affaires que son aversion; les plus légères lui causaient de
+l'effroi et de la terreur. Quoique son talent lui eût beaucoup rapporté,
+il n'en était guère plus riche. Ce n'est pas qu'il eût été fâché de
+l'être; mais il eût fallu le devenir par une habileté qu'il n'avait pas
+et par des soins qu'il ne pouvait prendre.»
+
+C'est à ce «manque de soins», regrettable et non point au goût du luxe
+et des folles dépenses qu'il faut attribuer la gêne dont le poète
+souffrit à diverses époques; car d'ailleurs «Corneille conserva des
+goûts simples parce que ses moeurs étaient pures», dit très bien Victorin
+Fabre. Il put avoir des défauts, mais on ne lui connut pas de vices. Il
+sut goûter les douceurs de la vie domestique et trouver son bonheur dans
+ses devoirs. Son frère et lui couraient la même carrière; ils avaient
+épousé deux soeurs, et sans arrangement de fortune, sans partage de
+succession, les deux ménages confondus ne firent qu'une même famille
+tant que vécut l'aîné des deux frères.»
+
+Cela est assurément à la louange des deux frères comme aussi de leurs
+femmes; mais sans doute la meilleure part de l'éloge doit revenir à
+l'illustre poète. Dangeau, en annonçant sa mort d'une façon si brève,
+lui faisait une épitaphe méritée: «Aujourd'hui est mort le _bonhomme_
+Corneille.» _Bonhomme_, oui, c'est-à-dire plein de bonhomie ce grand
+homme que Fontenelle, qui avait recueilli les traditions de famille,
+nous dépeint «avec l'humeur brusque et quelquefois rude en apparence, au
+fond très aisé à vivre, bon mari, bon parent, tendre et plein d'amitié.
+Il avait l'âme fière et indépendante, nulle souplesse, nul manège.... Il
+parlait peu même sur la matière qu'il entendait si parfaitement et
+n'ornait pas ce qu'il disait.» Il en fait naïvement l'aveu dans son
+_Épître à Pélisson_:
+
+ Et l'on peut rarement m'écouter sans ennui,
+ Que quand je me produis par la bouche d'autrui.
+
+Membre de l'Académie française dès l'année 1647, et vénéré de ses
+confrères, il était doyen de la compagnie lorsqu'il mourut le 1er
+octobre 1684, à l'âge de 78 ans. Comme nous l'avons dit ailleurs, il fut
+enterré dans l'église Saint Roch dont il était l'un des paroissiens, et
+non des moins fidèles d'après les témoignages contemporains auxquels
+s'ajoute celui de Fontenelle qui s'en appuie en les confirmant par ce
+qu'il avait appris de source certaine. «À beaucoup de probité naturelle
+il a joint, dans tous les temps de sa vie, beaucoup de religion et plus
+de piété que le commerce du monde n'en permet ordinairement. Il a eu
+souvent besoin d'être rassuré par des casuistes sur ses pièces de
+théâtre, et ils lui ont toujours fait grâce en faveur des nobles
+sentiments qui règnent dans ses ouvrages, et de la vertu qu'il a mise
+jusque dans l'amour.»
+
+
+II
+
+Quels étaient ces casuistes? Je ne sais, mais je doute un peu qu'il s'en
+soit trouvé de tels, car, quoique le théâtre de Corneille, relativement
+à ce qui avait précédé et souvent a suivi, puisse paraître épuré, on
+doit reconnaître, qu'à part quelques exceptions, la morale en est tout
+humaine, toute mondaine. C'est là même un phénomène qui frappe dans
+l'oeuvre du grand tragique; chrétien zélé, comme il se montrait dans la
+pratique de la vie, on s'étonne que l'esprit du christianisme se
+trahisse si peu d'ordinaire dans ses oeuvres «dramatiques.» Sa vertu
+c'est la vertu romaine, celle des beaux temps de la république
+assurément, et telle qu'un Cincinnatus, un Fabius, un Scipion,
+l'imaginaient et la glorifiaient par la parole et par l'exemple, mais de
+Corneille, nourri de l'_Évangile_ et de l'_Imitation_, ne pouvait-on pas
+attendre davantage? On souhaiterait que le grand poète fût tout à la
+fois _plus national et plus chrétien_. National, tel regret qu'on en
+ait, il faut bien le reconnaître, il ne l'est pas du tout. Par suite des
+préjugés du temps, résultant d'une éducation plutôt romaine que
+française, plutôt républicaine que monarchique, l'idée ne lui vint même
+pas de traiter un sujet tiré de nos vieilles et glorieuses annales,
+emprunté à nos précieuses chroniques qu'on ne lisait guère à cette
+époque. La coalition des pédants, donnant la main aux précieuses,
+permettait bien encore que le poète, en se conformant aux prétendues
+règles inventées par Aristote, mît sur la scène un sujet tiré de
+l'histoire espagnole, mais un sujet puisé dans notre propre histoire,
+cela eût paru singulier, extravagant. Corneille, si en avant de son
+siècle par son génie, plutôt que de lutter, afin d'imposer sa volonté,
+préféra subir le joug, passer sous les fourches caudines, et, malgré le
+succès du _Cid_, importuné des clameurs opiniâtres de ses adversaires,
+et du _tolle_ «de la docte cabale d'Aristote,» il abandonna la veine
+féconde qu'il avait fait soudainement jaillir, pour se vouer presque
+exclusivement à la tragédie rétrospective dont l'histoire romaine
+faisait tous les frais.
+
+Hâtons-nous de dire que, ce système admis, il en a tiré tout le parti
+possible; il ne saurait y avoir qu'un cri sur la vigueur et la puissance
+de ses conceptions, le pathétique de certaines scènes, l'étonnante
+vérité dans les moeurs et le dialogue, la grandeur des caractères et cet
+art de ressusciter en quelque sorte les personnages les plus illustres
+de l'histoire qui parlent aussi bien et mieux qu'ils n'ont dû parler. On
+ne s'étonne donc pas de ce cri d'admiration échappé à Turenne pendant
+une représentation de _Sertorius_:
+
+«Où donc Corneille a-t-il appris l'art de la guerre?»
+
+Aussi, jugeant au point de vue de l'art, on ne peut qu'applaudir La
+Bruyère quand il dit:
+
+«Corneille ne peut être égalé dans les endroits où il excelle; il a pour
+lors un caractère original et inimitable, mais il est inégal. Ses
+premières comédies sont sèches, languissantes et ne laissaient pas
+espérer qu'il dût aller si loin; comme ses dernières pièces font qu'on
+s'étonne qu'il ait pu tomber de si haut.... Ce qu'il y a en lui de plus
+éminent c'est l'esprit qu'il avait sublime, auquel il a été redevable
+de certains vers les plus heureux qu'on ait jamais lus ailleurs, de la
+conduite de son théâtre, qu'il a quelquefois hasardé contre les règles
+des anciens, et enfin de ses dénouements; car il ne s'est pas toujours
+assujetti au goût des Grecs et à leur grande simplicité; il a aimé, au
+contraire, à charger la scène d'évènements dont il est presque toujours
+sorti avec succès: admirable surtout par l'extrême variété et le peu de
+rapport qui se trouve pour le dessein entre un si grand nombre de poèmes
+qu'il a composés, etc.»
+
+Racine, juge des plus compétents, et qu'on aime à voir rendre si
+pleinement justice à son illustre rival, a dit mieux encore: «Dans cette
+enfance, ou pour mieux dire, dans ce chaos du poème dramatique parmi
+nous, votre illustre frère[70], après avoir quelque temps cherché le bon
+chemin, et lutté, si j'ose ainsi dire, contre le mauvais goût du siècle;
+enfin, inspiré d'un génie extraordinaire, et aidé de la lecture des
+anciens, fit voir sur la scène la raison, mais la raison accompagnée de
+toute la pompe, de tous les ornements dont notre langue est capable... À
+dire le vrai, où trouve-t-on un poète qui ait possédé à la fois tant de
+grands talents, tant d'excellentes parties, l'art, la force, le
+jugement, l'esprit? Quelle noblesse, quelle économie dans les sujets?
+Quelle véhémence dans les passions! Quelle gravité dans les sentiments!
+Quelle dignité et en même temps quelle prodigieuse variété dans les
+caractères! Combien de rois, de princes, de héros de toutes nations
+nous a-t-il représentés, toujours tels qu'ils doivent être, toujours
+uniformes avec eux-mêmes, et jamais ne ressemblant les uns aux autres?
+Parmi tout cela une magnificence d'expression proportionnée aux maîtres
+du monde qu'il fait souvent parler, capable néanmoins de s'abaisser
+quand il veut, et de descendre jusqu'aux plus simples naïvetés du
+comique, où il est encore inimitable. Enfin ce qui lui est surtout
+particulier, une certaine force, une certaine élévation qui surprend,
+qui enlève, et qui rend jusqu'à ses défauts, si on peut lui en reprocher
+quelques-uns, plus estimables que les vertus des autres: personnage
+véritablement admirable et né pour la gloire de son pays.... La France
+se souviendra avec plaisir que, sous le règne du plus grand de ses rois,
+a fleuri le plus grand de ses poètes....»
+
+Ainsi s'exprime l'auteur de _Britannicus_, à la vérité dans un discours
+académique et qui ne permettait guère que l'éloge, outre que, dans la
+bouche de Racine, on eût trouvé déplacées les réserves que le moraliste,
+après une large part faite à la louange, ne craint pas d'accentuer en
+ces termes: «Dans quelques-unes de ses meilleures pièces il y a des
+fautes inexcusables contre les moeurs; un style de déclamateur qui arrête
+l'action et la fait languir; des négligences dans les vers et dans
+l'expression qu'on ne peut comprendre en un si grand homme.»
+
+La Bruyère, ce que je ne crois pas, aurait tort de parler ainsi et
+Racine n'eût pas exagéré quelque peu dans la louange que notre première
+observation ne nous paraîtrait que mieux fondée. Ce sera pour nous un
+sujet d'éternel regret que l'impérissable génie de Corneille ne soit
+guère exercé que sur des sujets en quelque sorte posthumes et d'un
+intérêt purement rétrospectif. Il ne connaissait pas Shakespeare, mais
+il avait étudié Calderon, comment la pensée de faire comme celui-ci ne
+lui fut-elle pas suggérée par la lecture de ces beaux drames empruntés
+par le tragique espagnol aux annales de son pays et qui doivent à cette
+circonstance, comme aussi au génie du poète, un intérêt palpitant et en
+quelque sorte actuel? Comment les superbes pièces: _El Alcade de
+Zalamea_, l'Alcade de Zalamea, _El Sitio de Breda_, le Siége de Bréda,
+_El Fenix de Espana_, le Phénix de l'Espagne, etc, et d'autres, quoique
+d'ailleurs mêlant trop la fantaisie à l'histoire, ne portèrent-elles
+point Corneille à s'inspirer de la muse patriotique? Imaginez quelqu'un
+de ces personnages chevaleresques de notre histoire tout autrement
+grands et admirables que les héros trop vantés de la Grèce et de Rome,
+un saint Louis, un Duguesclin, une Jeanne d'Arc, un Bayard, évoqué par
+le génie souverain de Corneille et nous parlant la langue incomparable
+des _Horaces_, de _Cinna_, de _Pompée_ ou de _Nicomède_, se pourrait-il
+un plus admirable spectacle et comment croire que les applaudissements
+auraient manqué à cette glorieuse tentative, faite, (à la vérité bon
+nombre d'années après) avec un plein succès par un poète[71] dont le
+talent était bien inférieur au génie de Corneille?
+
+Je ne m'étonne pas moins que la connaissance du théâtre espagnol n'ait
+pas, au point de vue religieux, profité davantage à Corneille encore que
+je ne conteste pas les reproches que méritent parfois ces poètes
+catholiques à leur manière et trop à la mode du pays. Cette réserve
+faite, je n'en dirai pas moins qu'il faut, par suite des préjugés ayant
+cours de son temps, que Corneille connût de Calderon surtout les pièces
+dites de _cape_ et _d'épée_, les moins bonnes à notre avis, et n'eut pas
+feuilleté même ces drames philosophico-religieux, d'une conception si
+originale et d'une inspiration si haute, malgré les impertinences, les
+froids bons mots, les lazzis alambiqués et parfois cyniques du
+_Gracioso_ qui détonnent avec le reste: La _Vida es un sueno_, la Vie
+est un songe, le _Cisma de Inglaterra_, le Schisme d'Angleterre, _El
+Magico prodigioso_, le Magicien prodigieux, _Los dos Amantes del cielo_,
+les deux Amants du ciel, etc. Parlerai-je de ces fameux: _Autos
+sacramentales_ particuliers à l'Espagne, par exemple, la _Cena de
+Baltasar_, le Festin de Balthasar, _La primer Flor del Carmélo_, la
+première Fleur du Carmel, _La Vina del Senor_, la Vigne du Seigneur etc.
+Se peut-il, s'il n'eût pas ignoré ces oeuvres remarquables, que Corneille
+n'en fût pas frappé et que, dans l'admiration de cette étonnante poésie,
+unie à une si prodigieuse richesse d'invention, s'inspirant de tant de
+traits sublimes, répandus à profusion, et évitant les exagérations de la
+métaphore et les subtilités du rébus, il n'eût pas multiplié les essais
+dans le genre de _Polyeucte_? Qu'on ne m'objecte pas que le poète
+écrivait pour le théâtre et qu'il lui fallait consulter le goût du
+public, contraire, il le savait, à des tentatives de ce genre? Cette
+raison n'en devait pas être une pour Corneille, car un génie de sa
+taille, bien loin de subir les exigences du parterre, ne devait prendre
+conseil seulement de lui-même, et faire des chefs-d'oeuvre en se
+résignant à ne pas les voir applaudis de son vivant, sûr que la
+postérité lui rendrait justice et surtout que la récompense ne lui
+manquerait pas de la part de Celui qui lui avait prodigué ces dons
+merveilleux de l'esprit employés si noblement alors que le poète,
+sincèrement chrétien comme on l'a vu, eût mis davantage ses écrits en
+harmonie avec sa conduite. «L'usage des sacrements auxquels on l'a
+toujours vu porté dit, Thomas Corneille, lui faisait mener une vie
+très-régulière et son plus grand soin était d'édifier sa famille par ses
+bons exemples. Il récitait tous les jours le bréviaire romain, ce qu'il
+a fait sans discontinuer pendant les trente dernières années de sa vie.»
+
+Et pourtant, contradiction étonnante et presque inexplicable, c'est de
+cette même époque que M. Taschereau, le dernier historien de Corneille
+et très-zélé pour sa gloire, nous dit: «Il ne nous est pas échappé que
+l'amour joue un bien plus grand rôle dans ses derniers ouvrages que dans
+ceux qui illustrèrent sa carrière. En cela, _il se conformait au goût du
+temps_; il cherchait à mettre en oeuvre les moyens de succès qui avaient
+si bien réussi à Racine, et dont il avait pu connaître par lui-même la
+puissance à la représentation de _Psyché_.»
+
+Cela n'est que trop vrai, et l'on a peine à comprendre que, dans la
+partie la plus importante de son oeuvre, à savoir son théâtre, Corneille
+se souvienne aussi peu de ce qu'il écrivait excellemment dans la préface
+de son poème: _Louanges de la sainte Vierge_: «Si ce coup d'essai ne
+déplaît pas, il m'enhardira à donner de temps en temps au public des
+ouvrages de cette nature pour _satisfaire_ en quelque sorte
+l'_obligation que nous avons tous_ d'employer à la gloire de Dieu du
+moins une partie des talents que nous en avons reçus.»
+
+À la bonne heure, et l'on ne saurait mieux dire; mais j'ose penser que
+le poète eût pu mieux faire; autrement il faudrait s'en prendre au genre
+lui-même et l'on ne devrait plus du tout s'étonner du jugement sévère
+porté sur le théâtre par le plus grand nombre des théologiens et des
+moralistes. Il nous paraît donc regrettable à tous égards que le grand
+Corneille ait autant subi la tyrannique influence de son époque dont le
+Misanthrope dit si bien dans sa rude franchise:
+
+ Le mauvais goût du siècle en cela me fait peur.
+
+Terrible mauvais goût puisque nous lui devons tant de fadeurs
+amoureuses, de tirades à la Céladon qui choquent dans les chefs-d'oeuvre
+mêmes du poète lequel n'avait pas besoin de ces mesquins agréments. Son
+génie naturellement moral, sain, viril, aurait bien mieux encore mérité
+l'éloge que faisait de lui Napoléon à Sainte-Hélène: «La tragédie
+échauffe l'âme, élève le coeur, peut et doit créer des héros. Sous ce
+rapport peut-être, la France doit à Corneille une partie de ses belles
+actions; aussi, messieurs, s'il vivait, je le ferais prince[72].»
+
+[63] _Biographie Universelle._
+
+[64] Sa mère s'appelait Marthe de Pesan.
+
+[65] Au dire des biographes, mais ce que je crois une pure imagination
+de leur part.
+
+[66] _Poésies diverses.--Excuse à Ariste._
+
+[67] En tête de _Cinna_.
+
+[68] _Notice_ en tête des _OEuvres de Corneille_.--Édit. in-8º.
+
+[69] Fontenelle. _Notice sur Corneille._
+
+[70] Il s'adressait à Thomas Corneille reçu en remplacement de son
+frère.
+
+[71] De Belloy, auteur du _Siége de Calais_.
+
+[72] _Mémorial de Sainte-Hélène_, à la date du 26 février 1816.
+
+
+
+
+LE GÉNÉRAL DESAIX
+
+I
+
+
+On ne saurait trop, en ce moment, mettre en relief les types de la vertu
+militaire exaltée par le patriotisme. Desaix en est un, assurément.
+
+Né le 14 août 1768, à St-Hilaire-d'Ayat (Auvergne), de Gilbert-Antoine
+de Veygoux-Desaix et d'Amable de Beaufranchet d'Ayat, il fut mis, dès
+l'âge de sept ans, à l'école militaire d'Effiat, dont il devint un des
+plus brillants élèves. Aussi, à peine âgé de quinze ans, il entrait
+comme sous-lieutenant dans un régiment de Bretagne, où, comme à l'école,
+il se fit remarquer par sa conduite, qui lui fit donner par ses
+camarades le surnom de _Caton_ ou le _sage_.
+
+Quelques anecdotes à son sujet.
+
+«Desaix, simple aide-de-camp encore, revenait d'une de ces promenades
+solitaires qu'il faisait loin des murs de Landau, contemplant la nature
+entière et observant avec un goût particulier celui de ses règnes qui a
+toujours eu le plus d'attrait pour les âmes douces et paisibles. Tout à
+coup, il voit la campagne et ses végétaux couverts de tourbillons de
+poussière; il entend des cris et des bruits d'armes. Il court aux lieux
+d'où ils partent: c'était un choc, c'était un combat entre une forte
+reconnaissance française et trois escadrons autrichiens. Sans armes,
+n'ayant qu'une cravache à la main, Desaix se jette au milieu de la
+mêlée: il est renversé et fait prisonnier. On le dégage, il recommence à
+combattre, et rentre dans Landau avec la reconnaissance victorieuse et
+un prisonnier qu'il a fait lui-même[73].»
+
+Devant Strasbourg, ses troupes, attaquées par un ennemi très-supérieur
+en nombre, plient et se retirent. Il se jette au-devant d'elles.
+
+--Général, lui crie-t-on, n'avez-vous pas ordonné la retraite?
+
+--Oui, répond Desaix, mais c'est celle de l'ennemi.
+
+À ce cri d'une âme courageuse, et qui ménageait avec tant de délicatesse
+la fierté des soldats, ceux-ci, comme dans une manoeuvre d'exercice, se
+retournent, fondent sur un ennemi qui se croyait déjà vainqueur et ne
+lui laissent pas même la ressource de la fuite.
+
+«Je battrai l'ennemi tant que je serai aimé de mes soldats,» disait
+Desaix, et il en était adoré.
+
+«Au passage du Rhin, en l'an V, l'un des premiers il touche la rive
+droite du fleuve; et au moment où, avec un petit nombre de soldats, il
+arrête, désarme ou renverse les bataillons autrichiens, un coup de
+fusil, qu'il a vu ajuster sur lui, lui perce la cuisse et le blesse
+grièvement. Cette générosité, qui ne l'abandonne jamais et qui semble le
+dominer davantage au milieu des scènes de carnage, lui donne la force
+d'aller jusqu'au soldat autrichien qui a tiré le coup et de le déclarer
+son prisonnier pour lui sauver la vie: ce n'est qu'alors qu'il fait
+connaître sa blessure.»
+
+Bayard, assurément, ou quelque autre héros chrétien, n'aurait pas fait
+mieux.
+
+Dans le livre assez récent de M. Martha-Becker, neveu de Desaix[74],
+nous trouvons à glaner bien plus encore que dans l'opuscule de Garat.
+Quoique appartenant par sa naissance à l'aristocratie, Desaix, dans son
+patriotisme intelligent, jugea que c'était pour lui un devoir de ne pas
+quitter son régiment, le 46e de ligne, resté, grâce au corps d'officiers
+et au bon esprit des soldats, pur de tout excès. Mais, pour tenir à
+cette résolution, il lui fallut une certaine force d'âme, car son frère
+et plusieurs membres de sa famille se trouvaient dans l'armée de Condé,
+et sa mère elle-même, pour laquelle sa vénération était profonde,
+s'étonnait qu'il ne les eût point imités. Lors d'un congé qu'il vint
+passer près d'elle, au château de Veygoux, ils eurent à ce sujet une
+explication:
+
+--J'avais cru, dit Mme de Veygoux à son fils, que vous auriez suivi
+vos frères?
+
+--Maman, répondit-il, pouvais-je me séparer de mon régiment quand tous
+les officiers y sont demeurés?
+
+--Votre refus d'émigrer vous portera malheur et fera rejaillir une honte
+éternelle sur notre famille. Il ne vous reste plus qu'à venir garder nos
+troupeaux pendant que vos frères combattront pour la défense du trône.
+
+L'amertume de ce langage, si pénible pour Desaix dans la bouche de sa
+mère, avait ébranlé sa conviction, qui était celle du bon sens,
+lorsqu'une lettre de son frère, tombée d'aventure entre ses mains, en
+lui montrant sous leur vrai jour la situation faite aux émigrés dits
+retardataires, raffermit ses résolutions. À la menace faite par une
+parente de l'envoi d'une quenouille, présent dont on qualifiait les
+gentilshommes restés en France, il répondit: «Je n'émigrerai à aucun
+prix, _je ne veux pas servir contre mon pays_; je veux demeurer et
+avancer dans l'armée; non, jamais je ne serai émigré.»
+
+Mais, d'ailleurs, il ne dissimulait pas son aversion et son dégoût pour
+les violences révolutionnaires, et, après la triste journée du 10 août,
+blâmée hautement et courageusement par le général Victor de Broglie,
+dont il était aide de camp, Desaix applaudit à la protestation de
+celui-ci et le suivit quelque temps dans la retraite. Revenu à l'armée
+du Rhin où, dans une seule année (1793), par la désastreuse influence
+des commissaires, se succédèrent neuf généraux en chef, Desaix, quoique
+dans un poste secondaire, par son infatigable activité, son dévouement
+pour le soldat, comme son intrépidité, «était devenu l'âme des combats
+et des combinaisons militaires.» Au mois d'août, il fut promu, sur le
+champ de bataille même, par les représentants, au grade de général de
+brigade, et le 21 octobre, il était nommé général de division. Desaix
+comptait vingt-cinq ans à peine. C'est alors qu'il écrit à sa soeur,
+restée près de Mme de Veygoux, une lettre admirable qu'on voudrait
+pouvoir citer tout entière, mais dont nous détacherons au moins quelques
+passages:
+
+«... Je sais combien vous m'êtes attachées, et combien vous désirez
+qu'il ne m'arrive pas de malheurs. Je t'assure que vous avez bien tort
+de vous tourmenter si fort; je vais toujours très-bien; ma santé est
+bonne; ma blessure est entièrement guérie; je n'en attends plus que
+quelques autres, pourvu qu'elles soient glorieuses et utiles à mon pays.
+Que j'aurai de plaisir, chère petite soeur, à te présenter mes cicatrices
+glorieuses! Quand la guerre terrible et effroyable qui ravage et
+dévaste, qui sépare les amis, sera enfin terminée, simple, ignoré,
+paisible, content d'avoir contribué à rétablir la paix et à repousser
+les cruels ennemis, les barbares étrangers qui veulent nous faire la
+loi, je viendrai près de toi et nous ne nous séparerons plus; nous
+adoucirons la vieillesse de la bonne maman, nous chercherons à la rendre
+heureuse...
+
+»Je ne crois pas avoir le plaisir de t'embrasser, cette année encore;
+l'hiver approche et la campagne ne finit pas; elle est bien dure. Plains
+nos malheureux volontaires couchés à terre, dans la boue jusqu'aux
+genoux et fatigués d'un service pénible et continuel. Plains-moi aussi,
+chère soeur, je suis élevé à un grade difficile et pénible, que je n'ai
+accepté qu'avec le plus grand regret. Je suis général de division et
+commande l'avant-garde; c'est bien de l'ouvrage pour ton frère que tu
+sais jeune et pas très-expérimenté..... J'espère que la fortune
+m'aidera, qu'elle me sourira. Si la victoire me couronnait, j'en
+déposerais les couronnes entre les mains de maman, comme autrefois je
+lui donnais celles de lierre que méritait mon assiduité au collége. Je
+lui suis bien attaché à cette bonne mère; je l'aime au delà de ce qu'on
+peut dire. Que je voudrais la savoir contente et heureuse!
+
+«Je suis bien désolé de voir, au milieu de mes richesses, avec les beaux
+appartements qu'on m'a donnés, que je ne puisse pas réunir une somme un
+peu considérable pour l'aider; elle ne m'a pas encore dit qu'elle en eût
+besoin; je crains qu'elle ne me le cache. Tu sais bien que tu as
+toujours été la confidente de mon coeur, que je n'ai jamais rien eu de
+caché pour toi. Eh bien! dis-moi, avez-vous besoin de quelque chose?
+Parle vite, je serai trop heureux de me priver pour vous offrir tout ce
+que je possède.»
+
+Se peut-il un plus noble coeur, un plus tendre fils, un meilleur frère?
+
+Grâce au patriotisme des officiers et des soldats, la campagne de 1793,
+dont les débuts n'avaient pas été heureux, se termina par des victoires.
+Desaix, plus que personne avait contribué à ce résultat. Eh bien! à ce
+moment-là même, par suite d'une dénonciation signée de quelques
+misérables et partie de l'Auvergne, sa vie fut en péril et il faillit
+avoir le sort de Custine, son ancien général. Déjà, par suite de cette
+dénonciation calomnieuse, pesait sur lui la menace d'une arrestation,
+quand eut lieu la prise d'Haguenau, dont les habitants, aussi bien que
+ceux des cantons environnants, se sachant assimilés par la prétendue
+justice révolutionnaire aux émigrés, cherchèrent, au nombre de plus de
+cinquante mille, leur salut dans la fuite. Desaix recueillit une foule
+de ces malheureux dans sa division, refusa de les livrer et favorisa
+leur évasion. Nouvelle dénonciation contre lui. Alors la fureur des
+révolutionnaires ne connut plus de bornes; malgré les efforts de
+Pichegru, et même de Saint-Just, l'ordre d'arrêter Desaix est donné et
+les commissaires de la Convention se présentent pour l'exécuter.
+
+Mais soudain un généreux mouvement d'indignation soulève la division
+tout entière. Les soldats enlèvent le général, et, le plaçant au milieu
+des rangs, lui font un rempart de leurs corps en disant aux
+commissaires: «Il ne fallait pas faire la guerre si vous ne vouliez pas
+nous laisser le général qui nous a toujours menés à la victoire!» Devant
+cette énergique manifestation, les commissaires durent se retirer, et le
+général fut sauvé. Mais peu de temps après, Desaix avait à trembler pour
+sa mère et sa soeur, incarcérées à Riom comme parentes d'émigrés.
+Non-seulement il sollicite sans relâche en leur faveur, mais il pourvoit
+à leurs moindres besoins, en envoyant de l'argent au geôlier pour le
+sucre et le café. Puis il s'efforce de soutenir ou relever le courage
+des prisonnières. «Console-toi, ma bonne et chère soeur, de ta détention
+malheureuse! moi-même passionné pour la liberté, passionné pour les
+combats, je me suis attendu à être privé du plaisir de jouir de tous
+deux.» Ce ne fut qu'au bout de plusieurs mois cependant que Desaix
+obtint la mise en liberté des captives qui rentrèrent dans le domaine de
+Veygoux dont le séquestre avait été en partie levé.
+
+Après la campagne de 1795, par suite du manque de vivres, si pénible
+pour l'armée, qui fit preuve d'une résignation héroïque et d'un
+admirable esprit de discipline, Desaix eut la satisfaction de signer une
+trêve nécessaire à nos braves soldats, heureux de pouvoir se refaire
+dans les cantonnements de l'Alsace et de la Lorraine. Telle était
+l'affection des troupes pour le jeune général, que le représentant
+Rivaut écrivait à cette époque au Directoire: «Ce sont toujours les
+chevaux qui nous manquent. Je vous l'ai dit, si Desaix, qui a habitué
+les troupes à le voir partout, avait des chevaux assez pour toujours
+aller, les troupes iraient avec lui au diable.»
+
+Pichegru ayant quitté l'armée, Desaix fut chargé par intérim du
+commandement en chef. Mais la responsabilité qui pesait sur lui
+l'inquiétait; il fut heureux que Moreau vînt pour l'alléger de ce lourd
+fardeau, et il reprit avec empressement sa place au second rang. Moreau
+eut grandement à s'applaudir de son concours dans cette rude campagne,
+qui commença par le passage du Rhin dans les circonstances les plus
+difficiles, une marche audacieuse sur Vienne, et se termina par une
+retraite forcée et cependant des plus glorieuses pour le général en
+chef.
+
+Après l'armistice de Léoben, Desaix, qui s'était pris d'une admiration
+enthousiaste pour le général en chef de l'armée d'Italie, demanda et
+obtint une mission qui lui permît d'aller lui rendre visite à Milan. Ils
+se voyaient pour la première fois, mais tous deux, faits pour se
+comprendre et s'apprécier, ils se serrèrent la main comme de vieux
+frères d'armes, et au bout de quelques jours, arrivés à cette intimité
+d'où résulte la pleine confiance, ils n'avaient plus de secrets l'un
+pour l'autre. Bonaparte confia à son ami le projet de l'expédition
+d'Égypte, et Desaix ne doutait pas du succès. Lorsqu'après la signature
+du traité de Campo-Formio, le Directoire eut nommé Bonaparte général en
+chef de l'armée rassemblée sur les côtes de l'Océan, qui prenait le nom
+d'armée d'Angleterre, en chargeant provisoirement Desaix de la
+commander, celui-ci répondit, heureux de voir son nom associé à celui du
+vainqueur d'Italie:
+
+«Il n'est rien que je craigne d'entreprendre sous ses ordres.»
+
+Un mot encore, avant de continuer, sur le voyage de Desaix en Italie. Ce
+voyage, il l'avait fait avec un tel bonheur, qu'il en rédigea une espèce
+de journal écrit au courant de la plume, et reflétant ses impressions au
+jour le jour. En voici quelques-unes. Après une visite à la cathédrale
+de Milan, il pénètre dans plusieurs couvents, et ses paroles sont
+grandement à noter pour l'époque:
+
+«Pouvais-je ne pas prendre les moines et les bons abbés pour des hommes
+du ciel descendus chez les hommes corrompus?»
+
+Dans le cimetière, à la vue des tombeaux fastueux des nobles, il
+s'écrie: «Ils ont beau faire, ils ont beau se séparer des autres; après
+leur mort, ils n'en sont pas moins oubliés et confondus.»
+
+Desaix a le goût et l'intelligence des oeuvres d'art, et les musées comme
+les galeries particulières n'ont pas de visiteur plus enthousiaste.
+Après avoir admiré les _Titans_ de Jules Romain, il s'écrie: «On
+passerait sa vie à voir les détails, les Titans renversés, écrasés sous
+les montagnes, et exprimant la rage, le désespoir, le repentir, le
+pardon et la douleur.»
+
+Devant le buste de l'amiral vénitien Angelo Emo, il dit comme par un
+soudain pressentiment: «Il mourut après son expédition de Tunis, à la
+fleur de l'âge, n'ayant pas encore pu faire assez pour être immortalisé
+et avoir la couronne de lauriers.»
+
+Au moment de s'embarquer pour l'Égypte, il s'écria: «Oui, j'en conviens,
+c'est l'ambition qui me pousse. Elle est noble cette ambition, celle de
+s'exposer au plus grand des dangers, et risquer la gloire acquise pour
+en acquérir de nouvelle. On a toujours assez de richesses, on n'a jamais
+assez de célébrité.» Et il termine en disant: «qu'il aspire _non à la
+gloire des dévastateurs, mais à celle de bienfaiteur des peuples_.»
+
+
+II
+
+On sait le rôle glorieux de Desaix pendant la campagne d'Égypte, et
+qu'après avoir conquis le Saïd septentrional (Égypte moyenne) et la
+Thébaïde (haute Égypte) (1798-1799), il y fit bénir son administration
+tutélaire par les populations indigènes qui, d'une voix unanime, lui
+décernèrent le beau surnom de _Sultan juste_. Dans l'admiration de la
+bravoure des soldats comme de leur exacte discipline, des scheiks lui
+disaient: «Sultan, tu ne devrais pas donner de pain à tes soldats, ils
+méritent d'être nourris avec du sucre.»
+
+On ne s'étonne pas aussi de voir le général en chef écrire à son
+illustre lieutenant: «Croyez que rien n'égale l'estime que j'ai pour
+vous, si ce n'est l'amitié que je vous porte.»
+
+Lorsqu'à la suite des nouvelles venues d'Europe, Bonaparte eut résolu de
+quitter l'Égypte, il hésita sur le choix du général à qui il confierait
+le commandement de l'armée d'Orient. S'il eût consulté celle-ci, nul
+doute qu'elle aurait désigné Desaix, «le plus capable de tous,» comme
+Napoléon l'écrivait à Sainte-Hélène, mais en ajoutant: «Il était plus
+utile en France.» Et Kléber lui fut préféré. En même temps Desaix, par
+une lettre écrite la veille du départ, était invité à s'embarquer pour
+l'Europe dans le courant de novembre.
+
+Ce ne fut pourtant qu'au mois de janvier (1800) qu'il put effectuer son
+départ et prendre passage sur un vaisseau neutre, muni en outre d'un
+sauf-conduit signé par Sidney Smith, en conséquence de la convention
+d'El-Arish. Malgré ces garanties formelles, dans les eaux de la Sicile,
+le _Saint-Antoine de Padoue_, sur lequel se trouvait Desaix avec ses
+deux aides de camp, ayant été rencontré par la corvette anglaise la
+_Dorothée_, les Français furent retenus prisonniers par les ordres de
+lord Keith, amiral de la flotte britannique. Lord Keith, par le désir de
+rabaisser la France dans la personne de ses plus braves soldats, fit
+offrir au patron du _Saint-Antoine de Padoue_ mille guinées s'il voulait
+déclarer que les marchandises confisquées sur le bâtiment appartenaient
+aux passagers. L'honnête marin se refusa énergiquement à ce mensonge,
+dont la proposition fit dire à Desaix:
+
+«Monsieur l'amiral, prenez le navire, prenez nos bagages, nous tenons
+peu à l'intérêt, mais laissez-nous l'honneur.»
+
+Enfin, par l'ordre du gouvernement anglais, qui se refusa à sanctionner
+une telle iniquité, les prisonniers furent rendus à la liberté, et peu
+de jours après, ils débarquaient à Toulon. Pendant son séjour forcé au
+lazaret, Desaix trompa son ennui par une correspondance très-active. Il
+adressa d'abord à son ancien général en chef, devenu le premier Consul,
+une dépêche dans laquelle on lit: «Je sais que vous voulez porter la
+France à son plus haut point de gloire, et cela en rendant tout le monde
+heureux. Peut-on faire mieux? Oui, mon général, je désire vivement faire
+la guerre, mais de préférence aux Anglais... Quelque grade que vous me
+donniez, je serai content; vous savez que je ne tiens pas à avoir les
+premiers commandements... que je ne les désire pas; je serai avec le
+même plaisir volontaire ou général. Je désire bien connaître ma
+situation de suite afin de ne pas perdre un instant pour entrer en
+campagne. _Un jour qui n'est pas bien employé est un jour perdu._»
+
+À sa mère, à sa soeur, il écrit des lettres pleines de la plus touchante
+effusion et dans lesquelles son coeur s'épanche avec bonheur. Dans une
+lettre à un ami nous trouvons ces lignes: «J'ai vu bien des pays,
+l'Égypte, la Syrie, la Grèce, la Sicile, Rome. Que de monuments, que de
+ruines! J'ai acheté ce plaisir par des peines excessives, des fatigues
+prodigieuses, des inquiétudes sans nombre, mais j'ai revu la patrie et
+tout s'est effacé.»
+
+Enfin les portes du lazaret sont ouvertes. Desaix ne perd pas un instant
+pour rejoindre, en Italie, le premier Consul, et «le 11 juin, dit M.
+Thiers, on vit arriver au quartier général de Stradella, un des généraux
+les plus distingués de l'époque, Desaix, qui égalait peut-être Moreau,
+Masséna, Kléber, Lannes, en talents militaires, mais qui, par les rares
+perfections de son caractère, les effaçait tous.»
+
+Bonaparte serra Desaix dans ses bras à plusieurs reprises, et se plut à
+le montrer à cheval à ses côtés, _comme un gage assuré de la victoire_;
+il ne se trompait pas. Mais cette victoire, Desaix devait la payer de
+son sang. On sait toutes les vicissitudes de cette étrange bataille de
+Marengo, où Mélas, qui se croyait victorieux, fut le vaincu. Un moment
+cependant, dans l'armée française, on crut tout perdu. Les généraux,
+formés en cercle autour du premier Consul, le pressent d'ordonner la
+retraite. Bonaparte s'y refuse en demandant l'avis de Desaix. Celui-ci
+tire sa montre et dit au général en chef: «Oui, la bataille est perdue;
+mais il n'est que trois heures, nous avons encore le temps d'en gagner
+une autre.»
+
+À l'instant, l'offensive est reprise à la voix de Bonaparte, qui
+parcourt le front des régiments en disant aux soldats: «C'est avoir fait
+trop de pas en arrière; le moment est venu de faire un pas décisif en
+avant. Soldats, souvenez-vous que notre habitude est de coucher sur le
+champ de bataille.»
+
+Sur toute la ligne, la fusillade et la canonnade recommencent. Une
+charge, surtout, exécutée par Desaix, décida la victoire. Mais, au
+moment même où les cavaliers arrivaient sur l'ennemi comme une furieuse
+avalanche, on vit Desaix chanceler sur son cheval et tomber sans avoir
+pu proférer une parole, au dire du dernier biographe. Le soir, comme les
+officiers félicitaient Bonaparte de cette belle journée, il répondit:
+«Oui, bien belle, si ce soir j'avais pu embrasser Desaix sur le champ de
+bataille. J'allais le faire ministre, je l'aurais fait prince si j'avais
+pu.»
+
+Savary, depuis duc de Rovigo, l'un des aides de camp de Desaix, nous dit
+dans le premier volume de ses Mémoires:
+
+«Le colonel du 9e léger m'apprit qu'il n'existait plus. Je n'étais pas à
+cent pas du lieu où je l'avais laissé, j'y courus et le trouvai par
+terre, au milieu des morts déjà dépouillés, et dépouillé entièrement
+lui-même. Malgré l'obscurité, je le reconnus à sa volumineuse chevelure,
+de laquelle on n'avait pas encore ôté le ruban qui la liait.
+
+«Je lui étais trop attaché depuis longtemps, pour le laisser là, où on
+l'aurait enterré, sans distinction, avec les cadavres qui gisaient à
+côté de lui. Je pris à l'équipage d'un cheval, mort à quelques pas de
+là, un manteau qui était encore à la selle du cheval; j'enveloppai le
+corps du général Desaix dedans, et un hussard, égaré sur le champ de
+bataille, vint m'aider à remplir ce triste devoir auprès du général. Il
+consentit à le charger sur son cheval et à conduire celui-ci par la
+bride jusqu'à Garofolh, pendant que j'irais apprendre ce malheur au
+premier Consul... Il m'approuva et ordonna de faire porter le corps à
+Milan pour qu'il y fût embaumé[75]».
+
+Il n'est pas besoin de dire quelle fut la douleur de la mère et de la
+soeur de Desaix. Le premier Consul, en témoignant par une lettre à la
+première de sa profonde sympathie, lui fit remettre le premier quartier
+d'une pension qui lui était accordée au nom de la patrie reconnaissante.
+La seconde fut mariée par lui au général Becker, officier très-estimé.
+
+Des honneurs singuliers furent rendus à Desaix, dont la tombe se voit au
+sommet du grand Saint-Bernard.
+
+En posant la première pierre du quai qui devait porter ce nom illustre,
+Lucien Bonaparte prononça ces paroles: «Puisse ce quai avoir une durée
+aussi longue que la mémoire de Desaix!»
+
+Un monument à la gloire du héros et surmonté de son buste orne la place
+du Châtelet.
+
+Voici, d'après Martha Becker, l'épitaphe qui fut faite à Strasbourg pour
+Desaix: «_Hic jacet hostium terror et admiratio, Patriæ amor et
+luctus._»
+
+[73] _Éloge de Kléber et Desaix_, par Garat (1er vendémiaire, an
+IX).--1800. In-8º.
+
+[74] _Le général Desaix_, 1 vol. in-8º.
+
+[75] Savary: _Mémoires_.
+
+
+
+
+MATHIEU DE DOMBASLE
+
+I
+
+
+ L'agriculture produit le bon sens, et un bon
+sens d'une nature excellente.
+
+ JOUBERT.
+
+
+Un homme qui n'est pas moins illustre qu'Olivier de Serres et auquel
+notre patrie ne doit pas moins de reconnaissance pour les services
+immenses qu'il a rendus à l'agriculture, c'est notre contemporain,
+Mathieu de Dombasle. Nous regrettions pour le premier l'absence de
+documents qui permissent d'écrire avec détails sa biographie; et le même
+regret nous pourrions l'exprimer à propos de Mathieu de Dombasle dont la
+vie s'est écoulée presque sous nos yeux. Cette vie pourtant offre un
+intérêt sérieux, quoique peu accidentée, peu remplie d'évènements dans
+sa plus importante période, tout entière absorbée par un travail dont
+l'austère régularité avait quelque chose de monastique.
+
+L'ordre parfait que M. de Dombasle avait su établir dans la répartition
+de son temps, le pouvoir sans bornes qu'il exerçait sur lui-même et la
+rigoureuse attention qu'il mettait à éviter toute cause de distraction
+lui permettaient de suffire à tout. «Pendant un séjour de vingt ans
+qu'il passa à Roville, écrivait M. Jules Rieffel, un de ses élèves,
+directeur de l'institut de Grand-Jouan, il ne fit peut-être pas vingt
+absences, et, chose admirable, durant cette longue période, sa vie fut
+réglée, au point de vue du travail, comme on voit les heures distribuées
+pour la prière dans une communauté de religieux. Cette présence
+continuelle, cette régularité qu'il avait su s'imposer à lui-même, avant
+de l'exiger des autres, ne furent pas certainement la moindre cause de
+ses succès et l'exemple le moins salutaire qu'il donna aux élèves dont
+la France est aujourd'hui redevable à l'école de Roville.»
+
+C'est ainsi que Mathieu de Dombasle, tout en veillant avec tant de
+sollicitude aux moindres détails de son exploitation devenue la première
+ferme modèle, en même temps, qu'il initiait ses nombreux élèves à la
+science agronomique, plus pratique encore que théorique, pouvait suffire
+aux exigences de son immense correspondance. Après sa mort, on trouva
+_vingt-et-un_ cartons remplis des lettres adressées de tous les points
+de la France à Mathieu de Dombasle par des agriculteurs heureux de
+compter au nombre de ses disciples; _quarante-et-un_ cahiers, chacun
+d'au moins 150 pages, renfermaient la copie des réponses à ces lettres
+comme à celles de tant d'illustres étrangers avec lesquels le fermier de
+Roville était en relations habituelles: Sir John Sinclair, le célèbre
+fondateur du bureau d'agriculture de Londres; Thaër, si cher à la
+Prusse, ou plutôt à l'Allemagne, et dont les travaux se lièrent si
+intimement en France aux premiers progrès de l'école moderne; le
+vénérable de Fellenberg, le baron de Woght et vingt autres.
+
+Mais comment Mathieu de Dombasle avait-il été amené à s'occuper
+exclusivement d'agriculture? Peut-être avant de parler de Roville, il
+eût été utile de donner à ce sujet quelques détails puisés surtout dans
+l'excellente _Notice biographique_, de M. Leclerc-Thouin, lue à la
+séance publique de la Société royale et centrale d'Agriculture, du 14
+avril 1844 et publiée dans le recueil de la dite Société[76].
+
+Ce document, très-complet pour ce qui a trait aux travaux de
+l'agriculteur, nous donne moins de détails sur l'homme, dont la vie,
+dans sa plus grande partie, s'écoula, comme nous l'avons dit, paisible
+et uniforme, et sauf au début ne connut guère les péripéties
+dramatiques.
+
+Christophe Joseph Alexandre Mathieu de Dombasle naquit à Nancy, le 26
+février 1777. Sa famille, anoblie par le duc Léopold, était une des plus
+honorables de l'ancienne Lorraine. Après avoir fait ses premières études
+sous les yeux de ses parents, il entra, vers l'âge de douze ans, au
+collége de Saint-Symphorien, de Metz, dirigé par les bénédictins. Ces
+maîtres, zélés non moins qu'intelligents, constatèrent chez leur élève,
+avec des habitudes singulières de méditation et de réflexion, une ardeur
+pour le travail qu'il aurait fallu presque contenir. Aussi les progrès
+de l'adolescent furent rapides et donnaient les plus grandes espérances
+lorsque par malheur la Révolution, en chassant les moines de leurs
+couvents et fermant tous les établissements d'instruction publique, vint
+arracher le jeune Dombasle à ses études. Revenu dans la maison
+paternelle, et livré à peu près à lui-même, il partageait son temps
+entre la culture des beaux-arts, musique, dessin, gravure, et la chasse
+qu'il aimait de passion. Néanmoins un matin il quitta généreusement tout
+cela lorsque pour la patrie sonna l'heure des grands périls et que
+l'étranger envahit la France. Quoiqu'il n'eût pas eu beaucoup à se louer
+de la Révolution qui lui avait enlevé le titre de grand maître des eaux
+et forêts, héréditaire dans sa famille, le jeune Dombasle n'hésita pas à
+s'enrôler comme volontaire et combattit, pendant plusieurs mois en cette
+qualité, sous les drapeaux de la République. Mais une affection nerveuse
+dont il fut atteint sans doute à la suite de ses fatigues, et que la
+petite vérole vint cruellement compliquer, mit sa vie en péril. Lorsque
+enfin, convalescent, il put quitter l'hôpital, son état de santé était
+tel que les médecins jugèrent qu'il lui fallait, pour longtemps ou même
+pour toujours, renoncer au rude métier du soldat et lui délivrèrent son
+congé.
+
+«Cette double circonstance, dit M. Leclerc-Thouin, décida du reste de sa
+vie, car ce fut alors que s'accrurent chez lui les goûts d'application
+studieuse et que les facultés intellectuelles prirent, aux dépens de
+l'agilité et de la force du corps, un développement nouveau. Aux études
+littéraires, il joignit celles des sciences... La chimie avait surtout
+appelé son attention... Après avoir abandonné quelques spéculations
+commerciales peu en harmonie avec ses goûts, il lui dut de pouvoir
+s'adonner sérieusement à la fabrication du sucre de betterave, et, à
+cette occasion se livrer à la pratique de l'agriculture qui avait
+toujours eu pour lui un vif attrait.»
+
+Mais au moment même où, sa fabrique, de plus en plus prospère, il
+commençait à recueillir le fruit de ses efforts, arrivèrent les
+évènements de 1814. L'invasion russe et la libre introduction des sucres
+coloniaux, en faisant une concurrence écrasante à ses produits, lui
+enlevèrent la majeure partie des capitaux considérables qu'il avait
+versés dans ses usines. Mathieu de Dombasle se trouvait ruiné, mais
+ruiné si complètement qu'à la mort de son père, il fut obligé
+d'abandonner la portion de bien qui lui revenait à ses frères et soeurs,
+tout en restant débiteur envers eux d'une somme assez forte qu'il ne put
+acquitter que longtemps après.
+
+
+II
+
+Loin de perdre courage cependant, il envisagea froidement le désastre
+dans toute son étendue et confiant dans les ressources qu'il sentait en
+lui-même et surtout dans les résultats d'un travail intelligent et
+persévérant, il n'hésita pas, quoique déjà plus jeune (il avait alors
+trente-huit ans) à recommencer une nouvelle carrière; son penchant comme
+le bonheur des circonstances le poussèrent, cette fois, exclusivement
+vers l'agriculture. Un de ses voisins, M. Bertier, riche propriétaire,
+avait depuis longtemps le désir de transformer sa terre de Roville en
+école d'agriculture, genre d'établissement qui manquait en France
+quoique des fermes ouvertes à l'instruction publique existassent déjà
+dans presque toutes les contrées de l'Europe. M. Bertier sut apprécier
+Dombasle à sa valeur, et en homme éclairé, en véritable ami de
+l'agriculture, il proposa un bail à long terme, conçu sur les bases les
+plus larges, et qui, tout en assurant l'amélioration foncière,
+garantissait au fermier un intérêt convenable de ses avances et une
+juste rémunération de ses travaux. Il fournissait de plus pour
+l'exploitation une part importante du capital complété par d'autres
+actionnaires qui, réunis en assemblée générale, le 1er septembre,
+arrêtèrent la nouvelle destination de Roville et nommèrent directeur
+Mathieu de Dombasle. Celui-ci vint trois mois après, le 4 décembre,
+s'installer à la ferme, et il travailla dès lors sans relâche à lui
+acquérir cette célébrité européenne qui a tant contribué, pendant vingt
+ans, à appeler l'attention publique sur l'agriculture et à propager ses
+progrès.»
+
+La ferme de Roville comptait environ 200 hectares. Malgré la médiocrité
+du sol, le nouveau fermier sut, au bout de peu d'années, en obtenir
+d'admirables récoltes, en céréales, maïs, pommes de terre, betteraves,
+carottes; Mathieu Dombasle en outre améliora la fabrication des
+instruments aratoires, inventa une charrue qui porte son nom, et livra
+un grand nombre de ces instruments perfectionnés à l'agriculture. Mais
+ce qui surtout fit de Roville un établissement important c'est qu'il
+devint une excellente école d'agriculture où des jeunes gens, envoyés
+par leurs parents ou par les conseils généraux, se mettaient rapidement
+en état de diriger eux-mêmes une grande exploitation, grâce à l'habile
+enseignement du maître.
+
+«La pratique du chef d'exploitation, disait souvent Mathieu de
+Dombasle, est tout intellectuelle quoiqu'elle ait pour objet la
+direction des opérations manuelles. Connaître et prévenir l'effet de ces
+opérations, les combiner entre elles et les modifier selon les
+circonstances, voilà en quoi elle consiste véritablement et voilà
+pourquoi il s'efforçait de placer les jeunes gens en contact aussi
+immédiat que possible avec toutes les opérations agricoles, de leur
+faire suivre en un mot un véritable cours de clinique agricole[77].»
+
+Sans nier, et bien au contraire l'utilité de l'instruction puisée dans
+les livres, Mathieu de Dombasle la déclarait, seule, tout à fait
+insuffisante. Il comparait avec raison le cultivateur riche seulement en
+connaissances puisées dans de bons ouvrages à l'homme qui aurait suivi
+d'excellentes études médicales dans les cours publics, mais qui n'aurait
+jamais fait sur le corps humain l'application de ces études, et il
+montrait l'embarras de l'un et de l'autre lorsque, pour la première
+fois, ils se trouvaient près du lit d'un malade et devant un champ à
+cultiver.»
+
+En 1831, le roi Louis-Philippe, préoccupé de popularité, fit une visite
+à la ferme de Roville, et témoigna vivement de sa satisfaction au
+directeur. Dans la même année, l'illustre agronome fut nommé membre de
+la Légion-d'Honneur, en même temps que le ministre allouait à Roville
+une assez forte subvention annuelle pour la création de dix bourses de
+300 francs chacune, et pour le traitement des professeurs. De ceux-ci
+Mathieu de Dombasle, pas n'est besoin de le dire, était le premier
+quoique son enseignement, essentiellement pratique, n'empruntât rien à
+la forme oratoire.
+
+«Cet homme d'une activité, d'une netteté d'esprit si remarquables, cet
+homme doué d'une si grande énergie pour le travail, était d'une faible
+constitution et d'une santé débile. Habituellement silencieux, parfois
+presque taciturne, il conserva jusqu'à ses dernières années, en présence
+d'un certain nombre d'auditeurs, une timidité dont il avouait que son
+amour-propre eut plus d'une fois à souffrir, et qui le tourmentait
+encore à Roville au milieu de ses élèves. Ce n'est que dans l'isolement
+du cabinet qu'il retrouvait toute la liberté de sa pensée. Là, le
+travail lui devenait si facile, qu'il avait dès longtemps perdu
+l'habitude d'écrire. Il dictait sans que presque jamais une rature vînt
+modifier le premier jet de sa phrase ou interrompre le facile
+enchaînement de ses idées[78].»
+
+Aussi le nombre de ses écrits est considérable. En outre des _Annales de
+Roville_, publication périodique qui compte 9 volumes in-8º--1824--1837,
+il a fait paraître un grand nombre de brochures sur les questions à
+l'ordre du jour: _De la production des chevaux en France; Faits et
+observations sur la fabrication du sucre de betterave_; etc., etc. Le
+_Calendrier du Bon Cultivateur_, paru en 1821, eut du vivant de l'auteur
+sept éditions.
+
+À l'expiration de son bail, Mathieu de Dombasle, heureux de la
+très-modeste aisance qu'il avait su reconquérir (sa fortune ne s'élevait
+pas à plus de 110,000 francs), vint s'établir à Nancy, sa ville natale,
+où il comptait de nombreux amis. «Désormais, dit M. Leclerc-Thouin, il
+allait pouvoir s'occuper tout à loisir de la rédaction de son _Traité
+général d'Agriculture_, depuis longtemps déjà l'objet de ses méditations
+et de ses veilles, lorsque tout à coup la nouvelle de sa mort se
+répandit au milieu de la stupeur générale. Le 19 décembre 1843, il fut
+atteint d'une toux en apparence catharrale; jusqu'au samedi 23, bien
+qu'il prît quelques médicaments, il n'interrompit en rien ses
+occupations ordinaires; mais pendant la nuit, il tomba dans un état de
+faiblesse qui ne lui permit plus de se livrer à aucun travail d'esprit.
+Le mercredi 27, à midi, ses facultés intellectuelles et morales
+s'obscurcirent, et avant trois heures il succomba aux suites d'une
+affection de coeur qui amena, sans agonie et sans souffrance, une mort
+que personne n'avait pu juger sitôt prochaine.»
+
+La ville toute entière fut dans le deuil. Une souscription s'ouvrit pour
+élever à l'illustre agronome une statue que l'on voit maintenant sur la
+place dite de _Mathieu de Dombasle_. Cette statue est en bronze fondue
+d'après un modèle dû à David d'Angers. Le célèbre agronome est
+représenté tenant la plume d'une main, de l'autre, la liste de ses
+principaux ouvrages. À ses pieds se trouve la charrue qui porte son nom.
+
+
+III
+
+Quelques mots encore sur Mathieu de Dombasle écrivain. Son style facile
+et courant, qui se préoccupe moins de l'élégance que de la netteté, dit
+bien ce qu'il veut dire et ne manque point d'agrément dans sa
+simplicité qui le rend intelligible au lecteur le moins lettré. Ces
+qualités recommandent le _Calendrier du Bon Cultivateur_, paru pour la
+première fois en 1821 et que Mathieu de Dombasle affectionnait
+particulièrement: «C'était sa première publication agricole, dit
+l'éditeur de la huitième édition; puis il avait trop de foi dans le bon
+sens des masses pour n'être pas flatté et frappé en même temps du succès
+d'un livre qui, sans prôneurs, sans aucun patronage, s'était en moins de
+vingt ans répandu au nombre de plus de vingt mille exemplaires.» _Le
+Calendrier du Bon Cultivateur_ forme un gros volume in-12 de plus de 600
+pages, rempli d'excellents conseils, d'instructions pratiques, disposées
+avec méthode et dans l'ordre des saisons, ou mieux des douze mois de
+l'année. Le livre se termine par une sorte de récit en plusieurs
+chapitres, ayant pour titre: _La richesse du cultivateur_ ou _les
+secrets de Jean Benoit_, et dont nous détacherons quelques passages pour
+faire connaître la manière de l'auteur. L'histoire de Benoit se lit avec
+un vif intérêt quoique ne rappelant en rien le roman ou la nouvelle,
+témoin la façon dont l'auteur raconte le mariage de son héros:
+
+«Benoit avait le projet de visiter l'Angleterre parce qu'il avait
+entendu dire que plusieurs parties de ce royaume sont cultivées avec une
+grande perfection; mais ayant fait connaissance d'une fille qui était en
+service chez le même maître que lui, il se détermina à l'épouser. Cette
+fille venait d'hériter d'un de ses oncles qui lui avait laissé une
+maison et quelques terres, dans un village du pays de Hanovre. Ils
+partirent ensemble pour aller cultiver leur petit bien..... Comme la
+femme de Benoit était forte et aussi laborieuse que lui presque, tout
+cela fut labouré à la bêche et biné de leurs propres mains.»
+
+Voilà qui est simple et primitif. Quoiqu'il en soit, à la fin de
+l'année, grâce à la vente du lait et du beurre, des grains et des
+fruits, il restait à l'ami Benoit un bénéfice net de 800 francs. «Il
+aurait bien pu employer cet argent à acheter des terres, car il y en
+avait alors à vendre à très bon marché et qui lui auraient bien convenu;
+mais il s'en garda bien parce qu'il s'était imposé la loi de ne jamais
+acheter de terres que lorsque celles qu'il avait seraient parfaitement
+amendées, et lorsqu'il aurait du fumier en abondance pour en amender de
+nouvelles; il savait bien qu'un jour (arpent) de terre bien amendé en
+vaut deux, et que les terres sans fumier ne paient pas les frais de
+culture.»
+
+Benoit employa ses 800 francs à agrandir son étable ce qui lui permit de
+doubler le nombre de ses vaches et la quantité de ses produits. Bref, au
+bout de quatre années, il lui fallait une charrue et même deux pour
+labourer ses terres. Au bout de vingt années, Benoit était devenu
+presque riche; mais, comme il arrive si souvent dans le monde, en même
+temps que la fortune le malheur venait frapper à sa porte.
+Successivement il perdit sa femme et deux enfants déjà grands, sa joie
+et sa consolation. «Accablé de tous ces malheurs, le pays où il les
+avait éprouvés lui devint insupportable; il se détermina à vendre tout
+ce qu'il avait et à revenir dans son pays natal, pour achever ses jours
+dans la société de quelques parents qu'il y avait laissés.
+
+«Il y a maintenant quatre ans que Benoit revenu en France, s'est fixé à
+R.....[79] où il est né; il y a acheté une jolie petite maison et un
+vaste jardin qu'il cultive lui-même, car il lui serait impossible de
+demeurer oisif. J'habite dans le voisinage de ce brave homme, et jamais
+je n'éprouve plus de plaisir que lorsque je m'entretiens avec lui.»
+
+On n'en doute pas d'après le portrait que l'auteur nous fait du digne
+homme qu'il est difficile de ne pas croire peint d'après nature. Ne
+serait-ce pas Mathieu de Dombasle qui s'est ainsi _pourtrait_ lui-même à
+son insu dans cette honnête homme si sympathique? «Benoit a aujourd'hui
+soixante-quatre ans; mais il jouit d'une santé parfaite qu'il doit à une
+vie constamment laborieuse; à peine ses cheveux sont-ils gris et il
+conserve une vivacité qui ferait croire qu'il n'a que vingt ans. C'est
+un petit homme assez maigre, mais dont la physionomie est remarquable
+par le feu du génie qui étincelle dans ses yeux, et par un air de
+franchise qui prévient en sa faveur aussitôt qu'on le voit. Il a
+conservé toute la simplicité du costume et des moeurs des cultivateurs du
+pays qu'il a habité si longtemps; mais dans ses vêtements, dans son
+ameublement, dans toute son habitation, respire la propreté la plus
+soignée.
+
+«Il parle très peu lorsqu'il se trouve avec des étrangers; mais dans ses
+entretiens avec les hommes qu'il voit habituellement, il devient très
+communicatif. On voit surtout qu'il éprouve un vif plaisir à parler
+d'agriculture: alors il parle beaucoup et longtemps. Cependant on ne se
+lasse pas de l'entendre, parce qu'il sait beaucoup, qu'il ne parle que
+de ce qu'il sait bien, et que toutes ses paroles portent le caractère de
+ce bon sens naturel et de ce jugement exquis et sûr qui ont dirigé
+toutes les actions de sa vie.»
+
+Aussi, que de progrès réalisés dans tout le voisinage, au point de vue
+agricole, par la seule influence de sa parole et de son exemple! Mais ce
+n'est pas de ses conseils seulement qu'il est prodigue: «Il donne
+beaucoup à ses parents et même à quelques étrangers, mais c'est à la
+condition qu'ils soient actifs, laborieux et probes; les paresseux et
+les négligents ne sont pas bien venus près de lui: il dit souvent qu'il
+ne peut mieux faire que d'imiter la Providence qui ne distribue ses dons
+qu'à ceux qui s'en rendent dignes par le travail.
+
+ Aide-toi et le Ciel t'aidera.
+
+«Des malheurs survenus à un homme industrieux et rangé, sont un titre
+qui donne des droits certains à sa générosité. C'est ainsi qu'il a sauvé
+d'une ruine complète un père de famille de son voisinage qui avait
+éprouvé des pertes énormes dans les invasions.... Benoit le connaissait
+à peine, mais il a un tact sûr pour juger les hommes; il n'hésita pas à
+lui avancer une forte somme, et il n'a pas lieu de s'en repentir; car la
+plus grande partie lui est déjà remboursée, et l'état prospère qu'ont
+repris les affaires de l'homme qu'il a ainsi aidé est un gage certain
+pour ce qui lui reste dû. Il s'est acquis un ami qui ne peut parler de
+lui sans verser des larmes d'attendrissement.»
+
+J'ai réservé pour la fin un dernier trait qui achève le portrait: «du
+brave homme» et qui prouve que Mathieu de Dombasle n'avait jamais oublié
+les leçons de ses anciens et vénérables maîtres. «Benoit a habité trente
+ans un pays où le culte catholique n'est pas exercé, et où il n'existe
+pas de pasteur; cependant il n'a rien perdu de son attachement à la
+religion, et par sa piété franche et douce, il est aujourd'hui le modèle
+du canton.»
+
+Faut-il s'étonner ensuite que l'ami Benoit ait conquis à l'auteur tant
+de sympathies dont témoignent les lettres en fort grand nombre qu'il
+reçut après la publication de son livre? Entre ces lettres dont beaucoup
+expriment, avec une affectueuse reconnaissance et parfois une éloquente
+naïveté, les sentiments dont étaient pénétrés les signataires, je
+n'aurais que l'embarras du choix. Je me bornerai à une seule citation,
+tirée d'une lettre datée du 24 mai 1827 et curieuse autant que touchante
+dans sa simplicité pleine de bonhomie:
+
+«J'ai lu avec beaucoup de plaisir les secrets de votre ami, J.-N.
+Benoit. Je désirerais bien l'avoir avec moi, pour quelque temps, dans
+une propriété que j'exploite à un quart d'heure de cette ville, dans une
+position des plus agréables, où nous ferions quelque chose de beau; le
+terrain y est très facile. Aimant l'agriculture autant que vous pouvez
+l'aimer, ainsi que M. Benoit, je désirerais beaucoup être aidé d'un
+homme entendu tel que lui, je vous prie de lui en faire part et de me
+dire ce qu'il en pense.»
+
+Pour qu'on pût s'y tromper ainsi certes l'ingénieuse fiction devait
+s'inspirer beaucoup de la réalité? Mais quel bon sourire dut illuminer
+la figure de Mathieu de Dombasle quand il lut cette épitre qui
+témoignait d'une confiance si ingénue et de cette naïve crédulité?
+
+[76] Année 1844.
+
+[77] Leclerc-Thouin.--_Notice._
+
+[78] _Notice biographique_, par M. Thouin.
+
+[79] Roville.
+
+
+
+
+DUPUYTREN
+
+
+Dupuytren (Guillaume), naquit à Pierre-Buffière, en Limousin, le 6
+octobre 1777. Voici sur sa première enfance des détails assez curieux.
+On raconte qu'une dame, passant en poste dans les rues de la petite
+ville, avisa un jeune garçon de l'âge d'environ trois ans dont la
+gentille figure lui plut tout d'abord. Cette dame n'avait point
+d'enfant, l'idée lui vint d'enlever celui-ci pour en faire son fils
+adoptif; et en effet, le bambin séduit par les douces paroles de la
+dame, peut-être affriandé par la vue de quelques bonbons ou gâteaux,
+monta dans la voiture qui aussitôt s'éloigna de toute la vitesse des
+chevaux. Il fallut que le père averti, pour ravoir son enfant,
+poursuivît la dame jusqu'à Tours.
+
+On peut croire cependant que la tendresse du père n'empêchait point de
+sa part une assez grande négligence, puisque, bon nombre d'années après,
+nous retrouvons encore l'enfant courant seul les rues de la ville où sa
+figure intelligente, son air délibéré et surtout la vivacité et
+l'à-propos de ses réparties frappèrent un capitaine de cavalerie nommé
+Keffer qui, d'après la légende, le prit en croupe, l'amena à Paris, et
+le plaça au collége de la Marche dont un sien frère était principal. Des
+biographes, dont le témoignage paraît plus vraisemblable, disent que le
+capitaine, avant de se charger de l'éducation du bambin, demanda le
+consentement des parents qui ne le firent pas attendre. Soit que son
+protecteur fût mort, soit qu'il se le fût aliéné, le jeune Guillaume,
+ses classes terminées, revint à Pierre-Buffière, assez incertain sur sa
+vocation quoiqu'il parût incliner vers la carrière militaire, pourtant
+sans grand enthousiasme. Mais son père un jour coupa court à ses
+hésitations en disant:
+
+--Tu seras chirurgien.
+
+Et, chose remarquable! comme si la décision paternelle l'eût soudain
+éclairé pleinement sur sa vocation, Guillaume ne manifesta plus aucune
+incertitude. De retour à Paris, il retrouva, au collége de la Marche, sa
+chambre d'écolier, commença et poursuivit ses études médicales avec une
+opiniâtre persévérance, s'aidant tout à la fois des livres et des leçons
+orales des professeurs en renom, Boyer pour l'anatomie, Vauquelin et
+Bouillon-Lagrange pour la chimie. Constamment, à ce qu'on raconte, il
+avait à la bouche cette parole: «Que rien n'est tant à redouter pour un
+homme que la médiocrité.»
+
+Aussi, aiguillonné sans cesse par cette pensée d'ambition qui, à cette
+époque comme plus tard, fut trop, paraît-il, son mobile, il travaillait
+avec une ardeur fiévreuse, et lors de la création des écoles de santé
+(février 1795), il put se présenter pour l'une des six places de
+prosecteurs mises au concours. Il ne vint qu'au quatrième rang; mais
+c'était beaucoup déjà pour un adolescent qui comptait dix-huit ans à
+peine. Néanmoins il s'indigna contre lui-même, ne se pardonnant point de
+n'avoir réussi qu'à demi; aussi nous le voyons redoubler d'efforts, et,
+peu d'années après (mars 1801), il était nommé par un vote unanime chef
+des travaux anatomiques.
+
+«Maître de cette position indépendante, dit le docteur Malgaigne, il ne
+tarda pas à apporter dans le service des dissections une discipline et
+une activité jusqu'alors inconnues. En quinze mois, il déposa, dans les
+cabinets de l'École, quarante pièces anatomiques relatives à toutes les
+parties des systèmes artériel et veineux. Il poursuivait des recherches
+d'anatomie normales sur les canaux différents, la rate, etc; il
+multipliait les vivisections, etc.» En même temps, il professait un
+cours d'anatomie non sans succès quoiqu'il ne pût se dissimuler qu'il
+restait inférieur à Bichat et plus tard à Laënnec pour la science
+pathologique. Cette conviction sans doute contribua à le lancer dans une
+autre direction. Bien que nommé chirurgien de seconde classe à
+l'Hôtel-Dieu (1802), il s'était jusqu'alors assez peu occupé de
+chirurgie lorsqu'il fut amené par les circonstances à se vouer presque
+exclusivement à cette partie si importante de la science médicale.
+Devenu par le départ de Giraud, chirurgien-adjoint, il gagna à juste
+titre la confiance du chirurgien en chef Pelletan, qui se reposa sur lui
+d'une partie importante du service et lui donna ainsi l'occasion de se
+produire.
+
+Sa position était déjà assez honorable pour qu'elle lui permît de faire
+un mariage avantageux; il épousa Mlle de Sainte-Olive qui lui
+apportait en dot au moins 80,000 francs. Mais il se brouillait en même
+temps avec Boyer dont il avait demandé la fille, et qui ne lui
+pardonnait pas une rupture nullement motivée et aggravée par cette
+circonstance fâcheuse qu'elle avait eu lieu le jour même fixé pour la
+signature du contrat.
+
+En 1811, Dupuytren obtint, au concours et à l'unanimité des suffrages,
+la chaire de médecine opératoire vacante par la mort de Sabatier. En
+1815, par la retraite un peu forcée de Pelletan, il se trouva chirurgien
+en chef de l'Hôtel-Dieu, et il se promit bien de ne pas la partager. Le
+service chirurgical comptait parfois jusqu'à trois cents malades:
+c'était un travail d'Hercule qui allait peser sur lui seul, il s'y
+dévoua sans réserve. Tous les jours levé régulièrement à cinq heures, il
+accomplissait ses visites de 6 à 9 heures, faisait une leçon d'une heure
+à l'amphithéâtre, donnait ensuite des consultations aux malades du
+dehors, et quittait rarement l'hôpital avant onze heures; enfin, le
+soir, il faisait une seconde visite de six à sept heures, et jusqu'en
+1825, à peine y manqua-t-il un jour.»
+
+Rallié au gouvernement de la Restauration, il fut, lors de l'assassinat
+du duc de Berry, l'un des premiers appelé auprès du blessé. Faut-il
+croire à cette anecdote rapportée par quelques biographes et qui serait
+une des causes, suivant eux, du peu de faveur dont Dupuytren jouit
+auprès du roi Louis XVIII qui, comme on le sait, se piquait de
+littérature. Lorsqu'il arriva près du lit de son neveu, le roi dans la
+crainte d'être entendu du blessé, dit en latin au chirurgien:
+_Superest-ne spes aliqua salutis?_ Reste-t-il quelque chance de salut?
+
+Dupuytren, soit qu'il fût préoccupé, soit qu'il eût en effet oublié tout
+à fait la langue de l'ancienne Rome, n'eût pas l'air de comprendre et ce
+fut Dubois qui se chargea de la réponse. Aussi, quoique Dupuytren eût
+été créé baron au mois d'août, trois années s'écoulèrent avant qu'il fût
+nommé chirurgien consultant. J'ai peine à croire, d'ailleurs, que
+Dupuytren, pour se concilier de hautes influences, se soit abaissé, lui
+si peu dévot alors, jusqu'à ce petit et honteux manége que lui prête un
+biographe et qui n'eût été que de la misérable hypocrisie.
+
+Pendant une messe célébrée à la chapelle du château de Saint-Cloud,
+Dupuytren laissa tomber avec fracas, au moment de l'élévation, son
+volumineux Livre-d'Heures garni d'épais fermoirs. Mme la duchesse
+d'Angoulême dit en levant les yeux:
+
+--Voici M. Dupuytren qui perd ses Heures!
+
+--Mais qui ne perd pas son temps! murmura le duc de Maillé.
+
+Le mot est joli, mais ne paraît point réellement avoir été prononcé,
+parce que l'occasion n'en fut point donnée par Dupuytren, qui témoigna
+d'une façon dure, brutale même, son indignation à la personne qui la
+première, d'après ce qu'il croyait, avait mis en circulation cette
+petite calomnie. Appelé par cette dame, la duchesse de ***, auprès du
+lit de sa fille, gravement malade, il entra dans la chambre sans
+paraître même s'apercevoir de la présence de la mère, sans répondre
+autrement que par un silence glacial à ses politesses empressées,
+examina la malade, fit son ordonnance, et sortit comme il était entré,
+en n'ayant pas l'air de voir la maîtresse de la maison dont les regards,
+plus encore que les paroles, trahissaient une si terrible anxiété.
+
+Charles X, aussitôt après son avènement, parut empressé de dédommager
+Dupuytren des procédés de son frère, et tout d'abord il le nomma son
+premier chirurgien. Il usa également de sa haute influence pour écarter
+les obstacles qui empêchaient qu'il ne fût reçu à l'Institut où la mort
+de Percy laissait une place vacante. Dupuytren, pour qui les biographes
+en général se montrent sévères, prouva qu'il comprenait la
+reconnaissance et de la façon la plus large; car, après la Révolution de
+1830, apprenant que le roi Charles X, dans l'exil, se trouvait à la
+veille de manquer d'argent, il lui écrivit spontanément:
+
+«Sire, grâce en partie à vos bienfaits, je possède trois millions, je
+vous en offre un, je destine le second à ma fille, et je réserve le
+troisième pour mes vieux jours.»
+
+M. Richerand, dans la _Biographie universelle_, nie d'un ton assez aigre
+ce trait si honorable pour son confrère: «En remontant à la source de
+cette anecdote, dit-il, on s'est bientôt convaincu qu'elle n'avait aucun
+fondement: c'était une de ces rumeurs adroitement propagées et qui
+n'étaient pas inutiles à sa renommée et à ses succès.»
+
+Pourtant dans sa _Notice_ publiée ultérieurement[80], M. Malgaigne
+maintient le fait en s'appuyant du témoignage si considérable de M.
+Cruveilhier: «Dupuytren, dit-il, écrivit une lettre ainsi rapportée par
+M. Cruveilhier.» Or, on ne voit point que celui-ci ait démenti
+l'affirmation. On ne saurait d'ailleurs suspecter Malgaigne de
+partialité en faveur de Dupuytren, au contraire, car il dit de lui entre
+autres choses: «Pour réaliser ces idées de suprématie qu'il nourrissait
+dès sa jeunesse, il sacrifia son repos, sa santé, quelquefois jusqu'à
+son orgueil. Toute supériorité naissante lui était importune, et ses
+élèves les plus distingués étaient ceux dont il prenait le plus
+d'ombrage. Par ses jalousies, par ses noirceurs, il avait fini par
+éloigner tous ses amis, tous ses collègues; et comme nul ne se fiait
+plus à lui, il en vint à son tour à se méfier de tous. Il vit partout
+des ennemis et sous son toit domestique et dans la foule qui se pressait
+à ses leçons et dans les journaux qui les répétaient, et dans ceux qui
+ne les répétaient pas; et n'ayant personne à qui confier ni ses joies ni
+ses peines, il mena vraiment, au comble de la fortune et de la
+prospérité, la vie la plus misérable.»
+
+Formidable exemple pour les ambitieux que celui de cet homme en
+apparence si favorisé de la fortune, riche à millions; ayant la gloire,
+ayant la célébrité plus grande qu'il ne l'avait rêvée, et avec tout cela
+malheureux, misérable, comme dit M. Malgaigne qui continue:
+
+«Fier et hautain, il aimait qu'on pliât devant lui-même jusqu'à terre;
+et cependant par un contraste étrange, il réservait son estime aux
+caractères indépendants, alors même qu'il les écartait de son entourage,
+etc.» Il ne se peut guère un jugement plus sévère, et l'on en doit
+croire assurément l'écrivain dans ce qu'il dit de favorable à Dupuytren
+auquel comme homme, des biographes accordent davantage. Il faut lire à
+ce sujet ce que le recueil intitulé: _Portraits et histoire des hommes
+utiles_, nous apprend de sa bienveillance, de sa bonté vraiment
+singulière pour les enfants malades près desquels il oubliait ses
+brusqueries, laissant sa figure d'ordinaire dure, impassible, rigide, se
+détendre par le plus paternel des sourires. Au milieu d'eux il oubliait
+ses hauteurs, son amer dédain des hommes qui paraît avoir eu sa
+principale source dans ce désenchantement résultant de l'expérience, et
+aussi et davantage peut-être, dans ce triste scepticisme, dans cette
+misérable incrédulité, alors comme aujourd'hui trop peu rare chez des
+praticiens même éminents et qui n'en reste pas moins pour nous une
+aberration incompréhensible. Car, quoi! ne devraient-ils pas avoir
+toujours présente à l'esprit cette magnifique profession de foi de l'un
+des plus illustres patriarches de la science, qui, encore armé du
+scalpel, devant un cadavre dont le thorax et les flancs étaient ouverts,
+après avoir fait en quelque sorte toucher du doigt à ses nombreux élèves
+les merveilles de l'organisme, ne pouvait s'empêcher de s'écrier dans un
+élan de religieux enthousiasme:
+
+«Ô Éternel, quel hymne je viens de chanter à ta gloire!»
+
+Il ne pensait pas autrement, le savant Ambroise Paré, quand il disait à
+propos du duc de Guise, je crois: «Je le pansai, Dieu le guérit.»
+
+On a peine vraiment à comprendre le médecin, le chirurgien, sceptique,
+impie, ou seulement indifférent, à moins que ce ne soit par un
+prodigieux aveuglement, suite de passions viles, ou de préjugés
+grossiers inculqués par cette première et inepte éducation qu'on reçoit
+trop souvent dans les colléges, les facultés, les cliniques et qui ne
+pouvait qu'être pire à l'époque où Dupuytren commença ses études, et
+après les avoir terminées, obtint ses diplômes. L'orgueil, la vanité
+aidant, et aussi la dévorante activité de cette vie qui ne permet guère
+le repos non plus que la réflexion au médecin en vogue, ses préjugés,
+son indifférence ou plutôt son hostilité persistèrent longtemps. Mais
+enfin, il vint un jour, il vint une heure, heure à jamais bénie, où
+d'autres pensées, des pensées pour lui bien nouvelles, bien inattendues,
+tout à coup étonnèrent, inquiétèrent ce grand esprit; des sentiments
+qu'il ne connaissait plus, qu'il n'avait jamais connus peut-être, firent
+soudain palpiter son coeur et dans des circonstances singulières et
+providentielles. Mais le fait a été si admirablement raconté par un
+illustre et à jamais regrettable orateur qu'il y aurait présomption à
+vouloir refaire ce récit où il semble en quelque sorte s'être surpassé
+lui-même. Je me trouve trop heureux de pouvoir le reproduire tout au
+long en remettant sous les yeux du lecteur qui m'en saura gré ces pages
+incomparables. Mon humble prose ne gagnera pas sans doute à pareil
+voisinage, mais qu'importe!
+
+«Notre âge se rappelle encore la célébrité dont jouissait, il y a un
+quart de siècle, un homme qui avait porté dans les oeuvres de la
+chirurgie une intrépidité d'âme aussi rare que la précision de sa main.
+Cet homme, déjà vieux, vit entrer dans son cabinet une figure simple,
+grave et douce, qu'il reconnut aisément pour un curé de campagne. Après
+l'avoir entendu et examiné quelques instants, il lui dit d'un ton
+brusque qui lui était naturel:
+
+»--Monsieur le curé, avec cela on meurt.
+
+»--Monsieur le docteur, répondit le curé, vous eussiez pu me dire la
+vérité avec plus de ménagement; car bien qu'avancé dans la vie, il y a
+des hommes de mon âge qui craignent de mourir. Mais en quelque manière
+qu'elle soit dite, la vérité est toujours précieuse, et je vous remercie
+de ne me l'avoir pas cachée.» Puis posant sur la table une pièce de cinq
+francs préparée d'avance, il ajouta: «Je suis honteux plus que je ne
+puis le dire de si mal témoigner ma reconnaissance à un homme comme
+monsieur le docteur Dupuytren: mais je suis pauvre, et il y a bien des
+pauvres dans ma paroisse; je retourne mourir au milieu d'eux.»
+
+»Cet accent parvint au coeur de l'homme que le cri de la douleur n'avait
+jamais troublé; il se sentit aux prises avec lui-même; et courant après
+le vieillard qu'il avait repoussé d'abord, il le rappela du haut de sa
+porte et lui offrit son secours. L'opération eut lieu. Elle touchait aux
+organes les plus délicats de la vie; elle fut longue et douloureuse.
+Mais le patient la supporta avec une sérénité de visage inaltérable, et
+comme l'opérateur étonné lui demandait s'il n'avait rien senti:
+
+»--J'ai souffert, répondit-il, mais je pensais à quelque chose qui m'a
+fait du bien.
+
+»Il ne voulait pas lui dire: J'ai pensé à Jésus-Christ, mon Maître et
+mon Dieu crucifié pour moi; il eût craint de blesser peut-être
+l'incroyance de son bienfaiteur, et retenant sa foi sous le voile de la
+plus aimable modestie, il lui disait seulement: J'ai pensé à quelque
+chose qui m'a fait du bien. À plusieurs mois de là, par un grand jour
+d'été, le docteur Dupuytren se trouvait à l'Hôtel-Dieu, entouré de ses
+élèves à l'heure de son service. Il vit venir de loin le vieux prêtre,
+suant et poudreux, comme un homme qui a fait à pied un long chemin et
+tenant à son bras un lourd panier.
+
+»--Monsieur le docteur, lui dit le vieillard, je suis le pauvre curé de
+campagne que vous avez opéré et guéri il y a déjà bien des semaines;
+jamais je n'ai joui d'une santé plus solide qu'aujourd'hui, et j'ai
+voulu vous en donner la preuve en vous apportant moi-même des fruits de
+mon jardin que je vous prie d'accepter en souvenir d'une cure
+merveilleuse que vous avez faite et d'une bonne action dont Dieu vous
+est redevable en ma personne.» «Dupuytren prit la main du vieillard;
+c'était la troisième fois que le même homme l'avait ému jusqu'au fond
+des entrailles.»
+
+Dès lors, il n'est point douteux que des pensées d'un ordre tout nouveau
+préoccupèrent souvent l'illustre docteur encore que son caractère
+ombrageux, concentré, ait retenu toujours peut-être sur ses lèvres le
+cri de son angoisse intérieure, l'aveu poignant de ses troubles secrets,
+de ses doutes, de ses perplexités, qui devaient faire explosion, à la
+grande stupeur de beaucoup de ses contemporains, par un acte de foi
+solennel autant que sincère. Voici dans quelles circonstances: atteint
+d'une pleurésie latente, il ne put douter bientôt, à de certains
+symptômes, que son état ne fût des plus graves. «On lui proposa la
+ponction; il accepta d'abord, dit M. Malgaigne, et finit par refuser.
+
+»--Que ferai-je de la vie? disait-il, la coupe en a été si amère pour
+moi!
+
+»Il se regarda donc mourir, conservant la plénitude de son intelligence
+jusqu'au dernier moment. La veille même de sa mort, il se fit lire le
+journal:
+
+»--Voulant disait-il, porter là-haut des nouvelles de ce monde. Il
+expira le 8 janvier 1835, à trois heures du matin.»
+
+Rien de plus dans le récit du docteur. Mais grâce à Dieu, d'après les
+témoignages les plus authentiques, la mort de Dupuytren n'eut point ce
+caractère froidement stoïque, sceptique, et les plus précieuses des
+consolations ne manquèrent pas à son agonie. Écoutons encore le grand
+orateur.
+
+«Enfin, cet homme illustre, le docteur Dupuytren, se trouva lui-même sur
+son lit de mort, et du regard dont il avait jugé le péril de tant
+d'autres, il connut le sien. Cette heure le trouva ferme; il avait eut
+trop de gloire pour regretter la terre et se méprendre sur son néant.
+Mais la révélation du peu qu'est la vie ne suffit pas pour éclairer
+l'âme sur sa destinée, et peut-être est-elle le plus grave péril de
+l'orgueil aux prises avec la mort. Il faut, à ce moment suprême,
+reconnaître également la misère et la grandeur de l'homme, et si le
+génie peut de lui-même s'élever jusqu'à sentir sa misère, il ne peut pas
+en même temps sentir sa grandeur. Ce double secret ne s'unit et ne se
+manifeste à la fois que dans une clarté qui vient de plus haut que la
+gloire. Dupuytren la vit venir. En roulant dans les replis de sa mémoire
+le spectacle des choses auxquelles il avait assisté, parmi tant de
+figures qui s'abaissaient sous son dernier regard, il en était une qui
+grandissait toujours, et dont la simplicité pleine de grâce lui
+rappelait des sentiments qu'il n'avait éprouvés que par elle. Le vieux
+curé de campagne était demeuré présent à son âme, et il en recevait,
+dans ce vestibule étroit de la mort, une constante et douce apparition.
+Messieurs, je ne vous dirai pas le reste: Dupuytren touchait aux abîmes
+de la vérité, et pour y descendre vivant, il n'avait plus qu'à tomber
+dans les bras d'un ami. C'est le don que Dieu a fait aux hommes depuis
+le jour où il leur a tendu les mains du haut de la croix, le don de
+recevoir la vie d'une âme qui la possède avant nous et qui la verse dans
+la nôtre parce qu'elle nous aime. Dupuytren eut ce bonheur. Au terme
+d'une mémorable carrière, il connut qu'il y avait quelque chose de plus
+heureux que le succès et de plus grand que la gloire: la certitude
+d'avoir un Dieu pour père, une âme capable de le connaître et de
+l'aimer, un Rédempteur qui a donné son sang pour nous, et enfin la joie
+de mourir éternellement réconcilié avec la vérité, la justice et la
+paix. Messieurs, la Providence gouverne le monde, et son premier
+ministre vous venez de l'apprendre, c'est la vertu[81].»
+
+Dans un petit volume où vu son titre[82] comme la table des chapitres et
+aussi le nom de l'auteur, je ne m'attendais certes pas à rencontrer de
+telles pages, j'ai lu tout un récit ayant pour titre: _La mort de
+Dupuytren_. Là se trouvent les détails les plus curieux relatifs soit à
+la fameuse opération qui sauva la vie au bon curé, soit aux derniers
+moments du célèbre chirurgien. Ils offrent, par leur caractère de
+précision, un commentaire intéressant qui complète dans ce qu'il a d'un
+peu vague, vers la fin, l'admirable récit du père Lacordaire. Aussi
+quelques citations ne déplairont pas au lecteur. Voici d'abord ce qui a
+trait à l'opération:
+
+«La maladie était un abcès de la glande sous-maxillaire compliqué d'un
+anévrisme de l'artère carotide. La plaie était gangrenée en plusieurs
+endroits..... Dupuytren taillait et tranchait avec le couteau et les
+ciseaux; ses pinces d'acier sondaient le fond de la plaie et ramenaient
+des fibres qu'il tordait et qu'il attachait ensuite. Puis la scie enleva
+en grinçant des fragments cariés du maxillaire inférieur. Les éponges,
+pressées à chaque instant, rendaient le sang qui coulait à flots.
+L'opération dura vingt-cinq minutes. L'abbé ne fronça pas le sourcil,
+mais il était un peu pâle.
+
+«--Je crois que tout ira bien, lui dit amicalement Dupuytren. Avez-vous
+beaucoup souffert?
+
+«--J'ai tâché de penser à autre chose, répondit le prêtre.»
+
+«...Chaque matin, lorsque Dupuytren arrivait, par une étrange infraction
+à ses habitudes, il passait les premiers lits et commençait la visite
+par son malade favori. Plus tard, lorsque celui-ci put se lever et faire
+quelques pas, Dupuytren, la clinique achevée, allait à lui, prenait son
+bras sous le sien, et harmonisant son pas avec celui du convalescent,
+faisait avec lui un tour de salle. Pour qui connaissait l'insouciante
+dureté avec laquelle Dupuytren traitait habituellement ses malades, ce
+changement était inexplicable.»
+
+Plus inexplicable ou plus admirable, alors que, quelques pages plus
+haut, l'auteur nous dit: «Poussant jusqu'aux dernières limites ses
+doctrines de positivisme, Dupuytren s'acharna avec la plus excessive
+ténacité contre ce qu'il appelait les utopies spéculatives
+(religieuses), chaque fois qu'il trouva à les combattre sous quelque
+forme que ce fût. Par degrés son antipathie devint de l'exécration.»
+
+Après avoir raconté les visites du bon curé apportant, chaque année, le
+6 mai, jour anniversaire de l'opération, à Dupuytren son petit cadeau:
+«son inévitable panier et ses inévitables poires et poulets,» M. Nadar
+termine par le récit de la mort du grand chirurgien, récit des plus
+émouvants dans sa brièveté:
+
+»L'amélioration n'était qu'apparente et Dupuytren le sentait bien. Il se
+voyait mourir et avait compté ses instants. Son caractère devint plus
+inexpansif et plus sombre à mesure qu'il approchait du terme fatal...
+Tout à coup il appelle M..., son fils adoptif, qui veillait dans un
+cabinet voisin.
+
+»--M..., lui dit-il, écrivez au curé de ***, près Nemours, vous savez
+l'adresse:
+
+ «Mon cher abbé,
+
+»Le docteur a besoin de vous à son tour. Venez vite: peut-être
+arriverez-vous trop tard:
+
+ »Votre ami,
+ DUPUYTREN.»
+
+«Le petit curé accourut aussitôt. Il resta longtemps enfermé avec
+Dupuytren. Nul ne sait ce que tous deux se dirent; mais quand l'abbé
+sortit de la chambre du mourant, ses yeux étaient humides, et sa
+physionomie rayonnait d'une douce exaltation. Le lendemain, Dupuytren
+appelait auprès de lui l'archevêque de Paris (Mgr de Quelen).
+
+»Le jour de l'enterrement.... l'église Sainte-Eustache eut peine à
+contenir le cortége. Après le service, les élèves portèrent à bras le
+cercueil jusqu'au cimetière.
+
+«Le petit prêtre suivait le convoi en pleurant.»
+
+L'auteur ajoute assez étrangement, quoique je ne puisse le regretter,
+puisque ce langage même donne plus de poids à son témoignage: «Que ceux
+qui viennent de lire ces lignes n'y veuillent pas avoir une _intention
+dogmatique_ et ne s'occupent pas d'y chercher la pensée de celui qui les
+a écrites. Il raconte cette histoire tout simplement comme on la lui a
+racontée, sans autre dessein de persuader ou d'instruire (et quel mal à
+cela, honnête Nadar?), parce que c'est une histoire vraie et qu'elle se
+rattache à un grand nom.»
+
+À la bonne heure, et nous en remercions l'historien fidèle, malgré cette
+réflexion dernière qui pourrait bien, fût-ce à l'insu de l'auteur, avoir
+été soufflée par le respect humain. Quoi qu'il en soit, voilà certes un
+mémorable exemple et que feront bien de méditer, non pas seulement les
+jeunes étudiants, ceux qu'on appelle d'un autre nom dont je m'abstiens
+parce qu'il ressemble à une injure; mais aussi, mais surtout certains de
+leurs professeurs, de leurs maîtres, docteurs plus ou moins célèbres,
+qui, trop oublieux des plus sacrés devoirs, compromettent l'honneur de
+leur profession, laquelle est aussi un sacerdoce, par des prédications
+honteuses, sceptiques, matérialistes, athées, alors que de leurs chaires
+il ne devrait tomber que de graves, disons mieux, de religieuses
+paroles, «des hymnes à la gloire de l'Éternel.»
+
+[80] _Biographie nouvelle_, 1858.
+
+[81] Lacordaire: _Conférences de Notre-Dame_.
+
+[82] _Quand j'étais étudiant_: in-18, par Nadar.
+
+
+
+
+L'ABBÉ DE L'ÉPÉE
+
+
+«Un jour de l'année 1753, suivant toutes les probabilités, une affaire
+de peu d'importance amena l'abbé de l'Épée dans une maison de la rue des
+Fossés-Saint-Victor qui faisait face à celle des Frères de la doctrine
+chrétienne. La maîtresse du logis était absente; on l'introduisit dans
+une pièce où se trouvaient ses deux filles, soeurs jumelles, le regard
+attentivement fixé sur leurs travaux à l'aiguille. En attendant le
+retour de leur mère, il voulut leur adresser quelques paroles; mais quel
+fut son étonnement de ne recevoir d'elles aucune réponse. Il eut beau
+élever la voix à plusieurs reprises, s'approcher d'elles avec douceur,
+tout fut inutile. À quelle cause attribuer ce silence opiniâtre?
+
+»Le bon ecclésiastique s'y perdait. Enfin, la mère arrive, le visiteur
+est au fait de tout. Les deux pauvres enfants sont sourdes-muettes.
+Elles viennent de perdre leur maître, le vénérable P. Vanin ou Tanin,
+prêtre de la Doctrine chrétienne de Saint-Julien des Ménétriers à Paris.
+Il avait entrepris charitablement leur éducation au moyen d'estampes qui
+ne pouvaient leur être d'un grand secours. En ce moment décisif, un
+rayon du ciel révèle à l'étranger sa vocation. Sans aucune expérience
+dans l'art difficile dont il va sonder les profondeurs inconnues, il est
+déjà tout prêt à se sacrifier.
+
+»À partir de ce jour, il remplira auprès des deux infortunées la place
+que le P. Vanin laisse vide. Après avoir mûrement réfléchi aux moyens
+par lesquels il pourra remplacer chez elles l'ouïe et la parole, il
+croit entrevoir, _dans le langage des gestes_, la pierre angulaire que
+le ciel destine à soutenir l'édifice intellectuel du sourd-muet[83].»
+
+Cet homme de bien, ce zélé prêtre, c'était l'abbé de l'Épée, né à
+Versailles le 25 novembre 1712, fils d'un expert des bâtiments du roi,
+chrétien pieux qui, de bonne heure, forma l'âme de l'enfant à la vertu;
+mais cependant, contradiction étrange! par l'instinct de l'égoïsme
+paternel, il ne vit pas sans répugnance la vocation qui, dès l'âge de
+dix-sept ans, appelait le jeune homme à l'honneur du sacerdoce. Il
+fallut à Charles Michel une énergie réelle pour triompher de cette
+opposition; mais, dit très-bien son biographe: «Il était écrit au ciel
+que, nouveau pontife du Dieu vivant, il servirait d'intermédiaire entre
+le Tout-Puissant et les ouailles égarées qui l'attendaient.»
+
+Par malheur, l'entêtement de certaines idées, et non plus l'opposition
+de ses parents, vinrent tout à coup l'arrêter sur le seuil même du
+temple, et, pendant plusieurs années, le détournèrent de sa vocation
+pour le jeter dans une autre carrière (le barreau), où ses débuts
+semblaient lui promettre de brillants succès. Mais, sentant bien qu'il
+n'était point là dans la voie indiquée par la Providence, il accueillit
+avec empressement les offres bienveillantes de l'évêque de Troyes, qui,
+après lui avoir conféré les ordres, le nomma l'un des chanoines de sa
+cathédrale.
+
+Après la mort du digne évêque, l'abbé de l'Épée revint à Paris;
+l'attitude qu'il prit, dans les trop fameuses discussions entre
+jansénistes et molinistes, l'exposa aux censures de l'autorité
+diocésaine, et l'on a regret à dire que ce blâme il le méritait; car,
+bien qu'il eut signé l'acte d'adhésion à la bulle _Unigenitus_,
+condamnation du jansénisme, et dans des termes qui attestaient, suivant
+le biographe, «la droiture de son âme et la pureté de son intention,» il
+ne put s'abstenir de restrictions qui n'étaient point, à son insu sans
+doute, dans le même esprit de soumission. Cette faute, il ne faut point
+la dissimuler; «car, dit très bien l'abbé Bouchet, son génie et sa
+bienfaisance ne l'ont malheureusement pas mis à l'abri des faiblesses
+humaines... et quand même nous écririons la vie d'un saint, nous
+croirions de notre devoir d'historien de chercher et de montrer en lui
+quelque point vulnérable dans son existence. Le sort des hagiographes,
+dans leurs vies de saints, est de ne nous montrer que le beau côté de
+leur héros, ce qui nuit à la vérité historique et en fausse les
+conséquences morales; car, avec de telles vies, les lecteurs s'imaginent
+toujours que les saints ne sont pas des hommes comme eux, et qu'eux,
+lecteurs, étant hommes, ils ne peuvent être saints.
+
+»..... Mais notre pénible tâche d'historien une fois remplie, nous ne
+persistons pas moins à croire que la question de bonne foi et l'immense
+charité de l'ami des sourds et muets lui auront fait trouver grâce
+devant Celui qui est le Dieu de vérité, mais qui est aussi et surtout le
+Dieu de charité: _Deus caritas est_.»
+
+Mais précisément on a plus de peine à comprendre que l'abbé de l'Épée, à
+cette époque de sa vie, parut incliner vers les doctrines outrées du
+jansénisme, alors que sa piété douce, facile, aimable, ne trahissait
+rien des allures hautaines et intolérantes de la secte. Le bon abbé
+avait eu par lui-même la preuve qu'il n'est pas de prédication plus
+éloquente que celle de la douceur, de la charité, puisque par ces moyens
+seuls il avait ramené à la vérité le protestant Ulrich, venu du fond de
+la Suisse pour demander ses conseils, et qui, après quelques entretiens,
+n'avait pas hésité à abjurer l'hérésie de Calvin, quoi qu'il dût lui en
+coûter par la suite. En effet, après cet acte courageux, n'ayant pu
+retourner dans sa famille, il se trouvait à Paris presque réduit à la
+détresse. L'abbé, devenu son ami et qui souffrait pour le néophyte de
+cette situation, insistait pour qu'il acceptât, afin de s'en aider, une
+somme de six cents livres, dont il pouvait disposer:
+
+«Vous m'avez enseigné, répondit généreusement Ulrich, combien est
+agréable au Ciel l'état de l'homme qui travaille en paix dans
+l'indigence et qui souffre les privations sans murmurer; vous m'avez
+inculqué vos principes. Après ce don, tous les autres me seraient
+inutiles; de plus nécessiteux jouiront de vos largesses. J'ai appris de
+vous à aimer Dieu, mes frères et le travail: je suis riche de vos
+bienfaits.»
+
+Ulrich, d'ailleurs, devait être prophète. L'abbé de l'Épée, en dépit des
+obstacles venant de lui-même ou du dehors, conduit comme par la main
+par la Providence dans sa voie véritable, et ramené à sa sainte mission
+par la circonstance racontée plus haut (la rencontre des deux
+sourdes-muettes) ne devait plus s'en écarter. Les succès qu'il avait
+obtenus au moyen du langage des gestes et de cette mimique ingénieuse,
+sorte de langue universelle que, plus tard, l'abbé Sicard devait
+compléter, lui attirèrent bientôt d'autres et nombreux élèves.
+L'attention publique fut éveillée, et cette humble école avait peine
+parfois à contenir l'affluence des visiteurs, entre lesquels un jour se
+trouvèrent l'empereur d'Allemagne, Joseph II, et l'ambassadeur de
+Catherine, l'impératrice de Russie.
+
+Ces résultats ne pouvaient que surexciter le zèle de l'abbé qui, vu le
+nombre toujours croissant des élèves, était incessamment entraîné à
+développer son établissement. Il possédait, quand il en jeta les
+premiers fondements, un patrimoine d'environ 7,000 livres de revenu,
+d'autres disent 12,000, et au bout de quelques années, l'OEuvre avait
+presque tout absorbé encore qu'il eût eu plus d'une fois recours à la
+bourse de son digne frère, architecte du roi, et qu'il s'imposât pour
+tout ce qui le concernait lui-même, la plus stricte économie: «Il se
+dépouillait, dit M. Berthier, pour couvrir ses enfants d'adoption, et
+traînait des vêtements usés pour qu'ils en portassent de bons... Durant
+le rude hiver de 1788, il se refusait même du bois, malgré les
+infirmités de la vieillesse, et ce ne fut que, vaincu par les instances
+réitérées de ses élèves en larmes, qu'il renonça à cette privation
+volontaire. Longtemps encore après, il leur répétait en soupirant:
+
+«Mes pauvres enfants, je vous ai fait tort de trois cents livres au
+moins.»
+
+Ne sent-on pas ses yeux se mouiller en lisant de telles paroles, aussi
+bien que l'admirable lettre dans laquelle il remerciait Joseph II de
+l'offre qu'il lui faisait de demander pour lui une abbaye au roi de
+France, et dans le cas d'insuccès de lui en donner une dans son empire?
+«Je suis confus, Sire, de vos bontés. Si, à l'époque où mon entreprise
+n'offrait encore aucune chance de succès, quelque médiateur puissant eût
+sollicité et obtenu pour moi un riche bénéfice, je l'aurais accepté pour
+en faire servir les ressources au profit de l'Institution. Mais je suis
+vieux; si Votre Majesté veut du bien aux sourds-muets, ce n'est pas sur
+ma tête, déjà courbée vers la tombe, qu'il faut le placer, c'est sur
+l'OEuvre elle-même: il est digne d'un grand prince de la perpétuer pour
+le bien de l'humanité.»
+
+Voici comment le bon prêtre avait fait la connaissance de l'empereur.
+L'abbé de l'Épée disait d'habitude sa messe de fort bonne heure dans la
+chapelle Saint-Nicolas, à l'église Saint-Roch, sa paroisse. Un matin, au
+moment de monter à l'autel, il cherche vainement des yeux l'enfant qui,
+d'ordinaire, servait la messe; mais bientôt il voit, agenouillé à sa
+place, un inconnu simplement vêtu, quoique avec un air d'élégance et de
+distinction, qui, devinant l'embarras du prêtre, s'était offert de
+lui-même pour suppléer l'absent, ce qu'il fit à l'édification de l'abbé:
+celui-ci, sa messe et l'action de grâces terminées, remercie l'étranger
+et l'invite à visiter son établissement. L'inconnu s'empresse
+d'accepter et, après avoir tout vu de ses yeux, tout examiné à loisir
+avec l'air du profond intérêt, il quitte la maison en glissant dans les
+mains de l'abbé un objet enveloppé d'un papier:
+
+«Voici, dit-il, un léger souvenir de ma visite.»
+
+C'était une magnifique tabatière avec le portrait de l'empereur
+d'Autriche, enrichi de diamants. L'inconnu était Joseph II lui-même. La
+tabatière et le portrait ne quittèrent plus, dès lors, la poche de
+l'abbé, mais je doute qu'il en ait été de même des diamants.
+
+Cependant le prince, tout ému encore de sa visite à la maison des
+sourds-muets, en parla dans les termes les plus chaleureux à sa soeur, la
+reine Marie-Antoinette, qui voulut à son tour connaître l'établissement
+et n'en sortit pas moins enthousiasmée. Sans doute elle ne contribua pas
+peu à appeler sur l'institution l'intérêt de Louis XVI, qui lui accorda,
+bientôt après, une pension de 6,000 livres sur sa cassette particulière.
+Il est juste de dire qu'avant cet acte de la munificence royale, le
+généreux secours du duc de Penthièvre et de plusieurs autres personnes,
+dans les moments critiques, n'avaient pas manqué à l'OEuvre. Des motifs,
+tirés de la dignité, ne permirent pas à l'abbé de l'Épée d'accepter les
+riches présents que Catherine II lui faisait offrir par son ambassadeur;
+il n'en témoigna pas moins de sa gratitude, demandant qu'on lui envoyât
+un jeune russe sourd et muet pour l'instruire, afin qu'il pût à son tour
+devenir l'instituteur des autres infortunés en Russie, où l'on
+établirait une école comme cela avait eu lieu pour l'Autriche.
+
+Maintenant, faut-il avec des biographes appeler un excès de zèle la
+conduite de l'abbé de l'Épée, dans la mystérieuse affaire du jeune
+Solar, émouvant épisode, dont s'inspirait quelques années après Bouilly,
+pour son drame représenté avec tant de succès, et qui n'a pas nui à la
+popularité de l'abbé de l'Épée.
+
+Un jour de l'année 1775, que celui-ci s'était rendu à l'Hôtel-Dieu, «un
+enfant vêtu d'une casaque grise et coiffé d'un bonnet de coton blanc,
+costume uniforme de l'hôpital, lui est présenté par la mère
+Saint-Antoine, chargée du service de la salle. À une seconde visite,
+cette religieuse conjure l'abbé de le retirer de cette hôpital pour
+l'instruire. Il l'interroge, les gestes du sourd-muet lui donnent à
+entendre qu'il appartient à des parents riches, que son père boîtait et
+qu'il est mort; que sa mère est restée veuve avec quatre enfants,...
+qu'il y a dans la maison des domestiques et un grand jardin qui rapporte
+beaucoup de fruits; qu'un cavalier enfin, après l'avoir mené bien loin,
+l'a abandonné, le visage couvert d'un masque et d'un voile sur la
+grand'route. Son maintien, son air distingué sous les haillons de la
+misère, et sa pantomime expressive semblent confirmer cette déposition
+de l'orphelin» qui, lorsqu'il fut instruit, la confirma par des
+explications plus précises.
+
+De ces explications et des longues et patientes recherches qui
+suivirent, non sans résultat, l'abbé fut amené à conclure que le
+sourd-muet, Joseph (nom qu'on lui donna), devait être le fils du comte
+de Solar, mort naguère, et auquel sa veuve n'avait survécu que peu de
+temps; et il n'hésita pas à réclamer devant la justice en faveur de son
+pupille. De là un long et curieux procès qui, à cette époque, passionna
+l'opinion publique, généralement sympathique à l'abbé de l'Épée, et une
+lutte avec la famille réelle ou prétendue de l'orphelin, reconnu par
+quelques-uns de ses parents, mais traité par d'autres d'imposteur. Le
+Châtelet, saisi de l'affaire, admit les prétentions de Joseph et, par
+deux fois, lui donna gain de cause. Mais la partie adverse, en appela
+devant le Parlement; celui-ci supprimé, le procès se trouva suspendu;
+dans l'intervalle, les deux seuls protecteurs de Joseph, le duc de
+Penthièvre, qui lui faisait une pension, et l'abbé de l'Épée moururent,
+ce qu'on attendait peut-être. Deux ans après, l'affaire ayant repris son
+cours, les plaidoiries entendues, le nouveau Tribunal de Paris (24
+juillet 1792) infirma l'arrêt des premiers juges, et déclara Joseph non
+fondé dans sa demande, en lui interdisant de porter à l'avenir le nom de
+comte de Solar.
+
+Le jeune homme, à qui cet arrêt sans appel ôtait toute espérance, seul
+maintenant, sans appui, sans amis, prit une résolution énergique; il
+s'engagea dans un régiment de dragons, partant pour la frontière, et
+trois mois après il périssait glorieusement sur le champ de bataille.
+D'autres disent qu'il mourut des suites de ses fatigues dans un hôpital.
+Tel fut le dénouement de cette aventure étrange, qui reste à toujours
+une énigme, un problème, ce qui n'empêche pas d'admirer le dévouement du
+bon abbé, qu'il ait été ou non déçu par les apparences militant, à
+défaut des preuves décisives, en faveur de son malheureux protégé.
+
+Mais les fatigues et les émotions de ce procès, ajoutées à tant
+d'années de privations et de labeurs, contribuèrent sans doute à hâter
+la fin du vénérable prêtre qui, le 23 décembre 1789, s'éteignit
+doucement, au milieu de sa famille adoptive en pleurs, après avoir reçu,
+dans les sentiments de la plus fervente piété, les derniers sacrements
+des mains de M. l'abbé Marduel, curé de sa paroisse. Pendant sa maladie
+on l'entendit plusieurs fois répéter ces touchantes paroles: «Grâce à
+Dieu, je n'ai jamais commis de ces fautes qui tuent les âmes; mais je
+suis épouvanté quand je réfléchis combien j'ai mal répondu à une telle
+faveur d'en haut... Ce sont les grands combats qui font les grands
+saints; Dieu a tout fait pour mon salut, et je n'ai rien fait qui
+réponde à l'excellence de sa grâce.»
+
+L'humilité de l'abbé de l'Épée lui fermait les yeux sur ses mérites;
+certes il n'arrivait pas les mains vides devant Dieu celui qui, par ce
+merveilleux langage, inventé par le coeur plus encore que par le génie,
+avait ouvert et ouvre encore les portes du Ciel à tant de pauvres âmes
+qui, sans lui, n'auraient point connu la lumière. L'apôtre infatigable
+de ces infortunés, longtemps à cause de leur infirmité, traités en
+parias, ne mérite-t-il pas au moins la même récompense, les mêmes
+louanges que le courageux missionnaire qui va, par delà les mers et les
+déserts, porter l'évangile aux pauvres idolâtres? car tels abrutis
+qu'ils paraissent, grâce à ce don précieux de la parole, ne sont-ils pas
+moins étrangers encore à toute tradition, à toutes notions concernant la
+divinité, l'âme, la conscience, que les malheureux sourds-muets, qui,
+faute de moyens de communication avec les autres hommes, restaient comme
+murés dans leur complète ignorance? Qu'on juge à ce point de vue
+supérieur de l'immense bienfait résultant de la découverte de l'abbé de
+l'Épée[84], qui dans son livre intitulé: _Véritable manière d'instruire
+les sourds-muets_, va jusqu'à dire: «D'après les exemples contenus dans
+ce chapitre (XIII), on conviendra sans doute qu'il est possible de faire
+entendre aux sourds-muets les mystères de notre religion, et qu'ils
+doivent même les mieux entendre que ceux qui ne les ont appris que dans
+leur catéchisme[85].»
+
+À l'appui de cette affirmation, qui paraît si hardie d'abord, je dirai
+qu'ayant eu plusieurs fois l'occasion d'entendre, c'est-à-dire de voir
+les prédications qui se font le dimanche, à Saint-Roch, par un digne
+successeur de l'abbé de l'Épée, aux sourds-muets, je ne me lassais pas
+d'admirer l'éloquence naturelle, la vivacité d'accent, l'onction surtout
+de ce langage des gestes, si expressif, que moi, qui ne le comprenais
+point dans le détail, je n'en étais pas moins touché profondément, sûr
+que l'orateur parlait à ses ouailles attentives des choses du ciel, de
+Dieu, de l'âme et de l'éternité.
+
+C'est dans l'église Saint-Roch, où l'abbé de l'Épée fut inhumé, que se
+trouve le monument élevé à sa mémoire par les sourds-muets
+reconnaissants. Il est dû au ciseau du sculpteur Préault qui, dans cette
+circonstance, dit-on, a fait preuve, à son grand honneur, de plus de
+désintéressement encore que de talent.
+
+Une statue de l'abbé de l'Épée, dont une souscription a fait les frais,
+s'élève également sur une des places de Versailles, où se voit aussi la
+statue de Hoche, autre gloire de cette noble cité.
+
+Par un décret de l'Assemblée nationale, qui ne fut pas toujours si bien
+inspirée (1791), l'Institution des sourds-muets, reconnue solennellement
+d'utilité publique, se trouva consolidée. Peu d'années après elle fut,
+par mesure administrative, transférée dans le vaste local qu'elle occupe
+aujourd'hui encore. Des fenêtres élevées d'une maison située en face, et
+que naguère habitait l'un de nos amis, nous avons souvent admiré le beau
+et grand jardin dont les murs bornent à droite la rue dite de _l'Abbé de
+l'Épée_.
+
+[83] Ferdinand Berthier, sourd-muet. _Vie de l'abbé de l'Épée_, in-8º,
+1832.
+
+[84] Il est juste de dire que, bien qu'il n'eût pas eu connaissance de
+leurs ouvrages, l'abbé de l'Épée avait été précédé dans cette carrière
+de dévouement par les Espagnols Paul Bronet et Ramire, et aussi les
+Anglais et les Allemands.
+
+[85] La _Véritable manière d'instruire les sourds-muets_, in-12, 1784..
+
+
+
+
+FÉNELON
+
+I
+
+
+«Dans sa douleur elle (Calypso) se trouvait malheureuse d'être
+immortelle; etc.»
+
+Que de fois et que de fois n'ai-je pas copié cette ritournelle du temps
+que j'étais écolier, et que de fois, professeur, à mon tour ai-je
+infligé cet ennui aux pauvres élèves! C'est pour moi un problème dont je
+cherche vainement la solution, une énigme dont le mot m'échappe, de
+penser que le _Télémaque_ soit devenu le livre des collégiens
+concurremment avec _Robinson Crusoé_, et même le livre des bambins,
+presque des bébés; car j'ai connu plusieurs écoles où l'on avait fait de
+ce grave volume le livre de lecture à l'usage de la petite classe, soit
+des enfants qui, ayant appris à épeler dans le Syllabaire, commençaient
+à déchiffrer couramment la lettre moulée.
+
+Fénelon, tout le premier, me paraît s'être mépris à ce sujet quand il
+dit avoir fait son livre «pour amuser en l'instruisant son élève, le duc
+de Bourgogne.» Toutefois on peut l'admettre quant au jeune prince dont
+l'intelligence était singulièrement précoce alors que sa position
+contribuait encore à la développer plus vite et lui permettait de
+comprendre bien des choses absolument inintelligibles pour le fils d'un
+artisan ou d'un petit bourgeois. Ce poème, car, pour la plus grande
+partie, l'ouvrage, comme l'a dit excellemment Chateaubriand, n'est
+qu'une épopée écrite en prose harmonieuse, pour être goûté, exige non
+pas seulement un esprit cultivé, mais déjà une certaine connaissance du
+monde; nous disons cela surtout pour l'épisode relatif à Eucharis et
+Calypso, pour celui du roi de Tyr, etc, destinés à prémunir le jeune
+prince contre certains écueils trop fréquents dans les cours, mais qu'il
+peut n'être pas sans inconvénient de faire prématurément connaître à
+d'autres. Les chapitres, j'allais dire, les chants consacrés à Idoménée
+et à la fondation de Salente, sont faits pour être lus ou plutôt médités
+moins par des écoliers que par l'historien et l'homme d'état, et je
+trouve qu'il y a exagération quoique avec un fond de vérité dans ce
+jugement d'un critique très judicieux d'ailleurs:
+
+«Le livre dans son ensemble ne saurait être considéré comme un traité de
+politique pratique. À côté de maximes très sages on trouve des pensées
+chimériques et des détails un peu puérils. On sent en le lisant qu'on
+n'a pas affaire à un homme d'état.»
+
+Que dans la pensée de Fénelon, l'ouvrage ait pu être même indirectement
+une critique du gouvernement de Louis XIV, on ne peut le croire alors
+que lui-même affirme le contraire en disant: «Je l'ai fait dans un temps
+où j'étais charmé des marques de bonté et de confiance dont le roi
+m'honorait.... Je n'ai jamais songé qu'à amuser M. le duc de Bourgogne
+et qu'à l'instruire en l'amusant par ces aventures sans jamais vouloir
+donner cet ouvrage au public.»
+
+En effet, le livre ne vit le jour du vivant de l'auteur que par
+«l'infidélité d'un domestique auquel Fénelon avait confié son manuscrit
+pour en faire une copie. Cette transcription circula clandestinement
+dans quelques sociétés dès le mois d'octobre 1698, et la curiosité
+qu'elle fit naître encouragea le copiste à la vendre à un libraire sans
+désignation d'auteur. La veuve Barbier obtint un privilége et l'ouvrage
+s'imprimait lorsque, au mois d'octobre 1699, la cour, ayant été informée
+que le _Télémaque_ était de l'archevêque de Cambrai, fit saisir les
+exemplaires des feuilles imprimées et prit les mesures les plus sévères
+pour sa destruction totale.»
+
+Elle n'y réussit pas néanmoins; une partie de l'édition fut soustraite à
+la vigilance des agents, et les exemplaires se répandirent dans le
+public. Un libraire de La Haye, Moetyens, en profita pour faire
+réimprimer le livre qui eut à l'étranger comme en France un immense
+retentissement. La _Bibliothèque Britannique_ de l'année 1743, le
+constate en ces termes: «À peine les presses pouvaient suffire à la
+curiosité du public; et quoique ces éditions fussent pleines de fautes,
+à travers toutes ces taches, il était facile d'y reconnaître un grand
+maître.»
+
+Ce succès prodigieux, qui n'avait pas pour seule et sans doute pour
+principale cause le mérite du livre, acheva d'indisposer Louis XIV déjà
+fort mécontent de Fénelon depuis l'affaire du Quiétisme: «Louis XIV ne
+lui pardonnait pas l'obstination qu'il avait mise à défendre une
+doctrine où le roi ne voyait que des illusions et des éblouissements de
+l'esprit qui répugnaient à son bon sens pratique.»
+
+La publication du _Télémaque_ qui, par une coïncidence fâcheuse, sous le
+voile transparent de la fiction, semblait la critique ou plutôt la
+condamnation sévère de l'administration de Louis XIV, acheva la disgrâce
+de Fénelon; l'archevêque de Cambrai même put craindre un moment qu'on ne
+lui créât des difficultés qui le paralyseraient dans l'exercice de son
+ministère pastoral. Mais cette appréhension n'était point fondée, le
+roi, faisant taire ses répugnances personnelles, non-seulement laissa
+toujours liberté pleine et entière au prélat pour tout ce qui concernait
+le salut des âmes, mais plus d'une fois il l'aida de sa protection.
+
+Du reste, Fénelon n'usa jamais de cette protection qu'avec une grande
+réserve et pour faire le bien, se montrant dans son diocèse le modèle
+accompli des pasteurs.
+
+Revenons au _Télémaque_ qui, en dehors des circonstances indiquées plus
+haut, méritait son succès par le bonheur de l'invention, la solidité des
+pensées et surtout le charme du style auquel on ne pourrait reprocher
+qu'une certaine recherche de la phrase trop fleurie parfois. Cet excès
+de parure n'est pas le défaut des autres écrits de Fénelon, car dans
+leur élégance et leur correction, ils se recommandent en général par la
+sobriété de l'expression et l'auteur n'abuse pas de l'épithète. Pourtant
+je ne saurais désapprouver les louanges données par Chateaubriand à ce
+style tout imprégné du parfum de l'antiquité, tout virgilien dans la
+forme, encore que, dans la pensée, il s'élève jusqu'au plus pur idéal
+par une inspiration toute chrétienne, témoin ce merveilleux épisode des
+Champs-Élysées que l'auteur du _Génie du Christianisme_ a tant raison de
+citer en exemple, car cette admirable prose, dans sa suavité, enchante
+l'oreille comme les plus beaux vers.
+
+«.... Ni les jalousies, ni les défiances, ni la crainte, ni les vains
+désirs n'approchent jamais de cet heureux séjour de la paix. Le jour n'y
+finit point, et la nuit avec ses sombres voiles, y est inconnue: une
+lumière pure et douce se répand autour des corps de ces hommes justes et
+les environne de ses rayons comme d'un vêtement. Cette lumière n'est
+point semblable à la lumière sombre qui éclaire les yeux des misérables
+mortels et qui n'est que ténèbres; c'est plutôt une gloire céleste
+qu'une lumière: elle pénètre plus subtilement les corps les plus épais
+que les rayons du soleil ne pénètrent le plus pur cristal: elle
+n'éblouit jamais; au contraire elle fortifie les yeux et porte dans le
+fond de l'âme je ne sais quelle sérénité; c'est d'elle seule que ces
+hommes bienheureux sont nourris; elle sort d'eux et elle y entre: elle
+les pénètre et s'incorpore à eux comme les aliments s'incorporent à
+nous. Ils la voient, ils la sentent, ils la respirent; elle fait naître
+en eux une source intarissable de paix et de joie; ils sont plongés dans
+cet abîme de délices comme les poissons dans la mer. Ils ne veulent plus
+rien, ils ont tout sans rien avoir, car ce goût de lumière pure apaise
+la faim de leur coeur; tous leurs désirs sont rassasiés, et leur
+plénitude les élève au dessus de tout ce que les hommes vides et affamés
+cherchent sur la terre: toutes les délices qui les environnent ne leur
+sont rien parce que le comble de leur félicité, qui vient du dedans, ne
+leur laisse aucun sentiment pour tout ce qu'ils voient de délicieux au
+dehors. Ils sont tels que les dieux qui, rassasiés de nectar et
+d'ambroisie, ne daigneraient pas se nourrir des viandes grossières qu'on
+leur présenterait à la table la plus exquise des hommes mortels.»
+
+Virgile chrétien et écrivant en prose n'aurait dit ni mieux ni
+autrement, on peut l'affirmer.
+
+Mais avant le _Télémaque_, Fénelon avait publié plusieurs ouvrages fort
+appréciés, et l'un des premiers, son _Traité de l'Éducation des Filles_,
+qu'on a le tort de ne plus assez lire aujourd'hui; car, à part un petit
+nombre de passages, il n'a rien perdu de son actualité et de son
+utilité. Je ne sais pas de livre sur l'éducation qui puisse faire plus
+de bien, qui soit plus rempli de conseils excellents, de leçons
+pratiques, d'observations prises sur le vif et d'après la nature. Ce
+court volume, qui vaut des centaines et des milliers de gros livres, est
+un trésor d'instructions précieuses dont les mères de famille doivent
+faire leur _vade mecum_ et que je voudrais voir mettre dans la corbeille
+de la mariée tout d'abord avant les bijoux et les cachemires. Si je
+n'écoutais que mes prédilections, je le copierais ici en entier, car
+tout en est admirable la forme comme le fond, du moins je ne me
+refuserai pas la joie de quelques citations que personne, j'en suis sûr,
+ne pensera à regretter, fussent-elles un peu longues. Qui pourrait
+songer à s'en apercevoir, et pour faire connaître, admirer, aimer
+Fénelon, comme écrivain et comme homme, vaudront-elles pas mieux que
+tous mes commentaires et les plus élogieux?
+
+Détachons du premier chapitre cette page éloquente: «Le monde n'est
+point un fantôme; c'est l'assemblage de toutes les familles; et qui
+est-ce qui peut les policer avec un soin plus exact que les femmes qui,
+outre leur autorité naturelle et leur assiduité dans leur maison, ont
+encore l'avantage d'être nées soigneuses, attentives au détail,
+industrieuses, insinuantes et persuasives? Mais les hommes peuvent-ils
+espérer pour eux-mêmes quelque douceur dans la vie, si leur plus étroite
+société, qui est celle du mariage, se tourne en amertume? Mais les
+enfants, qui feront dans la suite tout le genre humain, que
+deviendront-ils si les mères les gâtent dès leurs premières années... Il
+est constant que la mauvaise éducation des femmes fait plus de mal que
+celle des hommes puisque les désordres des hommes viennent souvent et de
+la mauvaise éducation qu'ils ont reçue de leurs mères et des passions
+que d'autres femmes leur ont inspirées dans un âge plus avancé.»
+
+Mais voici qui me paraît plus remarquable encore: «L'ignorance d'une
+fille est cause qu'elle s'ennuie et qu'elle ne sait à quoi s'occuper
+innocemment. Quand elle est venue jusqu'à un certain âge sans
+s'appliquer aux choses solides, elle n'en peut avoir ni le goût ni
+l'estime; tout ce qui est sérieux lui paraît triste, tout ce qui demande
+une attention suivie la fatigue, la pente aux plaisirs, qui est forte
+pendant la jeunesse, l'exemple des personnes du même âge qui sont
+plongées dans l'amusement, tout sert à lui faire craindre une vie réglée
+et laborieuse.... La piété lui paraît une occupation languissante et une
+règle ennemie de tous les plaisirs. À quoi donc s'occupera-t-elle? à
+rien d'utile. Cette inapplication se tourne même en habitude incurable.
+Cependant voilà un grand vide, qu'on ne peut espérer de remplir de
+choses solides; il faut donc que les frivoles prennent la place. Dans
+cette oisiveté, une fille s'abandonne à sa paresse, et la paresse, qui
+est une langueur de l'âme, est une source inépuisable d'ennuis.
+
+».... Les filles mal instruites et inappliquées ont une imagination
+toujours errante. Faute d'aliment solide, leur curiosité se tourne en
+ardeur vers les objets vains, dangereux. Celles qui ont de l'esprit
+s'érigent souvent en précieuses, et lisent tous les livres qui peuvent
+nourrir leur vanité; elles se passionnent, pour des romans, pour des
+comédies, pour des récits d'aventures chimériques, où l'amour profane
+est mêlé. Elles se rendent l'esprit visionnaire, en s'accoutumant au
+langage magnifique des héros de roman; elles se gâtent même par là pour
+le monde; car tous ces beaux sentiments en l'air, toutes ces passions
+généreuses, toutes ces aventures que l'auteur du roman a inventées pour
+le plaisir, n'ont aucun rapport avec les vrais motifs qui font agir dans
+le monde et qui décident des affaires, ni avec les mécomptes qu'on
+trouve dans tout ce qu'on entreprend.
+
+»Une pauvre fille, pleine du tendre et du merveilleux qui l'ont charmée
+dans ses lectures, est étonnée de ne trouver point dans le monde de
+vrais personnages qui ressemblent à ces héros: elle voudrait vivre comme
+ces princesses imaginaires qui sont dans les romans toujours charmantes,
+toujours adorées, toujours au-dessus de tous les besoins. Quel dégoût
+pour elle de descendre de l'héroïsme jusqu'au plus bas détail du
+ménage!»
+
+Tout cela est-il assez vrai non moins admirable par la sagacité de
+l'observation, la force et la délicatesse des pensées que par la
+propriété des expressions? Quelle pureté de style? c'est un diamant de
+la plus belle eau enchâssé dans un or très-pur. Je continue à citer
+quoique un peu au hasard. L'éducation doit se commencer dès la plus
+tendre enfance: «Si peu que le naturel des enfants soit bon, on peut les
+rendre ainsi dociles, patients, fermes, gais et tranquilles: au lieu que
+si on néglige ce premier âge, ils y deviennent ardents et inquiets pour
+toute leur vie; leur sang se brûle, les habitudes se forment, le corps
+encore tendre, et l'âme, qui n'a encore aucune pente vers aucun objet,
+se plient vers le mal; il se fait en eux une espèce de second péché
+originel, qui est la source de mille désordres quand ils sont plus
+grands.»
+
+«Souvent le plaisir qu'on veut tirer des jolis enfants les gâte; on les
+accoutume à hasarder tous ce qui leur vient dans l'esprit et à parler de
+choses dont ils n'ont pas encore des connaissances distinctes.... Ce
+plaisir qu'on veut tirer des enfants produit encore un effet pernicieux:
+ils aperçoivent qu'on les regarde avec complaisance, qu'on observe tout
+ce qu'ils font, qu'on les écoute avec plaisir; par là, ils s'accoutument
+à croire que le monde sera toujours occupé d'eux.»
+
+«.... Il faut donc prendre soin des enfants, sans laisser voir qu'on
+pense beaucoup à eux. Montrez-leur que c'est par amitié et par le besoin
+où ils sont d'être redressés que vous êtes attentif à leur conduite, et
+non par l'admiration de leur esprit. Contentez-vous de les former peu à
+peu selon les occasions qui viennent naturellement: quand même vous
+pourriez avancer beaucoup l'esprit d'un enfant sans le presser, vous
+devriez craindre de le faire; _car le danger de la vanité et de la
+présomption est toujours plus grand que le fruit de ces éducations
+prématurées qui font tant de bruit_.»
+
+«Laissez jouer un enfant, et mêlez l'instruction avec le jeu; que la
+sagesse ne se montre à lui que par intervalle et avec un visage riant;
+gardez-vous de le fatiguer par une exactitude indiscrète. Si l'enfant se
+fait une idée triste et sombre de la vertu, si la liberté et le
+dérèglement se présentent à lui sous une figure agréable, tout est
+perdu, vous travaillez en vain.
+
+«Remarquez un grand défaut des éducations ordinaires; on met tout le
+plaisir d'un côté et tout l'ennui de l'autre: tout l'ennui dans l'étude,
+tout le plaisir dans les divertissements. Que peut faire un enfant,
+sinon supporter impatiemment cette règle et courir ardemment après les
+jeux?»
+
+Voici, quant au divertissement lui-même, une précieuse observation:
+«Quand on ne s'est encore gâté par aucun grand divertissement, et qu'on
+n'a fait naître en soi aucune passion ardente, on trouve aisément la
+joie; la santé et l'innocence en sont les vraies sources; mais les gens
+qui ont eu le malheur de s'accoutumer aux plaisirs violents perdent le
+goût des plaisirs modérés, et s'ennuient toujours dans une recherche
+inquiète de la joie.
+
+»Les plaisirs simples sont moins vifs et moins sensibles, il est vrai:
+les autres enlèvent l'âme en remuant les ressorts des passions. Mais les
+plaisirs simples sont d'un meilleur usage; ils donnent une joie égale et
+durable sans aucune suite maligne: ils sont toujours bienfaisants; au
+lieu que les autres plaisirs sont comme les vins frelatés qui plaisent
+d'abord plus que les naturels, mais qui altèrent et qui nuisent à la
+santé. Le tempérament de l'âme se gâte, aussi bien que le goût, par la
+recherche de ces plaisirs vifs et piquants.»
+
+
+II
+
+Combien d'autres passages non moins instructifs on pourrait emprunter à
+cet inestimable petit volume! Que de citations excellentes aussi
+pourrait nous offrir ce beau et solide _Traité de l'existence de Dieu_,
+d'une argumentation si serrée, d'un style si ferme, et qui enchante tout
+à la fois le coeur et l'esprit. En le relisant tout récemment, le crayon
+à la main, à l'intention de mes lecteurs, j'avais noté, pour la
+citation, nombre de passages qui multiplieraient plus que de raison les
+pages de cette étude. Il y faut plus de discrétion d'autant que le
+volume est de ceux qui se trouvent facilement sous la main et il ne
+manque dans aucune bibliothèque de famille. Tel regret que j'en aie, je
+me bornerai donc à la reproduction de deux ou trois passages, au lieu de
+huit ou dix que j'avais indiqués, celui-ci par exemple:
+
+«Tout ce que la terre produit se corrompt, rentre dans son sein et
+devient le germe d'une nouvelle fécondité. Ainsi elle reprend tout ce
+qu'elle a donné pour le rendre encore. Ainsi la corruption des plantes
+et les excréments des animaux qu'elle nourrit la nourrissent elle-même
+et perfectionnent sa fertilité. Ainsi plus elle donne plus elle reprend;
+et elle ne s'épuise jamais pourvu qu'on sache, dans sa culture, lui
+rendre ce qu'elle a donné. Tout sort de son sein, tout y entre et rien
+ne s'y perd. Toutes les semences qui y retournent se multiplient.
+Confiez à la terre des grains de blé, en se pourrissant, ils germent, et
+cette mère féconde nous rend avec usure plus d'épis qu'elle n'a reçu de
+grains. Creusez dans ses entrailles, vous y trouverez la pierre et le
+marbre pour les plus superbes édifices. Mais qui est-ce qui a renfermé
+tant de trésors dans son sein, à condition qu'ils se reproduisent sans
+cesse? Voyez tant de métaux précieux et utiles, tant de minéraux
+destinés à la commodité de l'homme.... C'est du sein inépuisable de la
+terre que sort tout ce qu'il y a de plus précieux. Cette masse informe,
+vile et grossière, prend toutes les formes les plus diverses; et elle
+seule donne tour à tour tous les biens que nous lui demandons. Cette
+boue si sale se transforme en mille beaux objets qui charment les yeux.»
+
+L'auteur nous montre ensuite les plantes, herbes, fleurs, arbres,
+arbustes qui sortent du sol et font à la terre une si admirable parure;
+puis il continue: «Regardons maintenant ce qu'on appelle l'_eau_. C'est
+un corps liquide, clair et transparent. D'un côté, il coule, il échappe,
+il s'enfuit. De l'autre, il prend toutes les formes des corps qui
+l'environnent, n'en ayant aucune par lui-même. Si l'eau était un peu
+plus raréfiée, elle deviendrait une espèce d'air, toute la face de la
+terre serait sèche et stérile. Il n'y aurait que des animaux volatiles:
+nulle espèce d'animal ne pourrait nager, nul poisson ne pourrait vivre;
+il n'y aurait aucun commerce par la navigation. Quelle main industrieuse
+a su épaissir l'eau en subtilisant l'air, et distinguer si bien ces deux
+espèces de corps fluides? Si l'eau était un peu plus raréfiée, elle ne
+pourrait plus soutenir ces prodigieux édifices flottants qu'on nomme
+vaisseaux. Les corps les moins pesants s'enfonceraient d'abord dans
+l'eau. Qui est-ce qui a pris le soin de choisir une si juste
+configuration des parties et un degré si précis de mouvement pour rendre
+l'eau si fluide, si insinuante, si propre à échapper, si incapable de
+toute consistance; et néanmoins si forte pour porter, et si impétueuse
+pour entraîner les plus pesantes masses?»
+
+Combien d'autres passages non moins intéressants à citer sur le feu, sur
+l'air, sur les animaux, sur l'homme, etc. «Un homme qui vit sans
+réflexion ne pense qu'aux espaces qui sont auprès de lui, ou qui ont
+quelque rapport à ses besoins. Il ne regarde la terre que comme le
+plancher de sa chambre, et le soleil qui l'éclaire pendant le jour que
+comme la bougie qui l'éclaire pendant la nuit. Ses pensées se renferment
+dans le lieu étroit qu'il habite. Au contraire, l'homme accoutumé à
+faire des réflexions étend ses regards plus loin, et considère avec
+curiosité les abîmes presque infinis dont il est environné de toutes
+parts. Un vaste royaume ne lui paraît alors qu'un petit coin de la
+terre: la terre elle-même n'est à ses yeux qu'un point dans la masse de
+l'univers; et il admire de s'y voir placé sans savoir comment il y a été
+mis.»
+
+Dans les _Fables_ et les _Dialogues des morts_, Fénelon fait preuve d'un
+esprit aussi ingénieux qu'agréable et judicieux. Dans les _Lettres
+spirituelles_, les âmes qui aspirent à la perfection trouvent de
+précieux conseils donnés avec cet accent de la conviction et cette
+autorité de la vertu qui prêche d'exemple. Mais cette admirable
+correspondance, dans sa plus grande partie au moins, ne me semble pas à
+l'usage des néophytes qu'elle pourrait déconcerter en leur parlant un
+langage qui ravit avec raison les âmes d'élite et exalte les parfaits.
+
+Dans les _Dialogues sur l'Éloquence_, je trouve ce remarquable passage
+qui peut s'appliquer aux écrivains, poètes, historiens, etc, aussi bien
+qu'à l'orateur: «Il faut donc que les orateurs ne craignent et
+n'espèrent rien de leurs auditeurs pour leur propre intérêt. Si vous
+admettez des orateurs ambitieux et mercenaires, s'opposeraient-ils à
+toutes les passions des hommes? S'ils sont malades de l'avarice, de
+l'ambition, de la mollesse, en pourront-ils guérir les autres? S'ils
+cherchent les richesses en pourront-ils détacher autrui? Je sais qu'on
+ne doit pas laisser un orateur vertueux et désintéressé manquer du
+nécessaire: aussi cela n'arrive-t-il jamais s'il est vrai philosophe,
+c'est-à-dire tel qu'il doit être pour redresser les moeurs des hommes. Il
+mènera une vie simple, modeste, frugale, laborieuse; il lui faudra peu,
+ce peu ne lui manquera point, dût-il de ses propres mains le gagner. Le
+surplus ne doit pas être sa récompense et n'est pas digne de l'être. Le
+public lui pourra rendre des honneurs et lui donner de l'autorité, mais
+s'il est dégagé des passions et désintéressé, il n'usera de cette
+autorité que pour le bien public, prêt à la perdre toutes les fois qu'il
+ne pourra la conserver qu'en dissimulant et flattant les hommes. Ainsi,
+l'orateur, pour être digne de persuader les peuples, doit être un homme
+incorruptible; sans cela son talent et son art se tourneraient en poison
+mortel contre la république même: de là vient que, selon Cicéron, la
+première et la plus essentielle des qualités d'un orateur est la vertu.
+Il faut une probité qui soit à l'épreuve de tout, et qui puisse servir
+de modèle à tous les citoyens; sans cela, on ne peut paraître persuadé
+ni par conséquent persuader les autres.»
+
+Tout serait à souligner dans cette page qu'on croirait écrite d'hier et
+à l'intention de tels de nos députés et journalistes qui sûrement ne
+l'ont point lue ou ne songent guère à en faire leur règle de conduite.
+
+Les écrits relatifs à la controverse se recommandent par les mêmes
+mérites du fond et de la forme, et par cette courtoisie du langage qui
+trahit à la fois le vrai chrétien et le gentilhomme. Malheureusement,
+ces ouvrages n'ont plus qu'un intérêt purement rétrospectif puisque
+presque toutes les questions qui y sont traitées, et qui soulevaient à
+l'époque des polémiques si ardentes, sont pour nous non pas seulement
+comme les almanachs de l'autre année, mais comme ceux d'il y a cinquante
+ans. Le _Jansénisme_ est mort et bien mort, et aussi le _Quiétisme_ qui
+fournit à l'évêque de Cambrai l'occasion d'un si beau triomphe par
+l'empressement et la sincérité de sa soumission. On ne peut trop
+déplorer d'ailleurs que cette malheureuse controverse ait séparé des
+hommes comme Fénelon et Bossuet, si bien faits, chacun de leur côté,
+pour se comprendre; et dont l'amitié, malgré la divergence des opinions
+sur certains points, aurait dû rester indissoluble. La désunion de ces
+deux grands coeurs et de ces deux sublimes esprits est à jamais
+regrettable et nous doit être à tous un sujet de graves réflexions. Je
+regarderais presque comme une témérité de me prononcer entre ces deux
+illustres qui me sont chers également; toutefois, s'il faut l'avouer,
+j'inclinerais à croire que Bossuet doit avoir la plus grande part de
+responsabilité dans la rupture. Je trouve d'ailleurs dans un écrit assez
+récent une appréciation qui m'a frappé par son cachet d'impartialité et
+me semble bien près de la vérité.
+
+«Avant l'enregistrement du bref à la cour du parlement et dès qu'il eut
+reçu l'autorisation du roi, Fénelon fit un mandement dans lequel il
+accepta sa condamnation avec une simplicité et une dignité remarquables.
+Cette soumission fut généralement admirée; toutefois les protestants et
+les journalistes en furent mécontents. Vers la fin de sa vie,
+l'archevêque de Cambrai constata de nouveau sa soumission par un
+ostensoir d'or qu'il offrit à son église, et qui représentait un
+personnage symbolique foulant aux pieds plusieurs livres hérétiques sur
+l'un desquels on lisait ces mots: _Maximes des Saints_. Ainsi finit ce
+fameux débat dans lequel Bossuet, par intérêt pour la religion qu'il
+croyait menacée, se montra quelquefois importé, dur et même injurieux,
+(_Relation du Quiétisme_, 1698). Fénelon n'est pas non plus exempt de
+reproches. Par égard pour une femme dont la doctrine était généralement
+réprouvée, il ne paraît pas toujours sincère dans les protestations
+qu'il prodiguait à ses adversaires. La situation qu'il s'était faite lui
+créa des difficultés; elle l'obligea par exemple à se défendre par des
+subtilités qui prouvèrent la souplesse de son esprit, mais qui gâtèrent
+parfois sa cause. Ces deux prélats y gagnèrent cependant quelque chose:
+Bossuet une connaissance de la théologie mystique qu'il n'avait point et
+qui lui servit à corriger ses idées sur la charité; Fénelon, une plus
+grande circonspection dans la matière extrêmement épineuse de la
+spiritualité. Si le triomphe de l'un a été glorieux, la défaite de
+l'autre n'est pas moins digne d'éloges,[86] A. K.»
+
+
+III
+
+Maintenant avant de terminer, quelques détails biographiques qui
+complèteront notre travail.
+
+François de Salignac de Lamotte-Fénelon, d'une famille ancienne et
+illustre, naquit au château de Fénelon, en Périgord (6 août 1651). C'est
+là qu'il fut élevé sous les yeux de son père également vertueux et
+instruit et qui ne se sépara pas sans quelque regret de l'enfant ou
+plutôt de l'adolescent; car celui-ci avait quinze ans lorsqu'il fut
+envoyé à Paris qu'habitait son oncle, le marquis de Fénelon, pour
+achever ses études philosophiques et commencer le cours de théologie
+conformément à sa vocation. Mais l'oncle du jeune Salignac, après
+l'avoir gardé quelque temps dans son hôtel, craignit pour lui les
+séductions ou tout au moins les distractions du monde, et il crut
+prudent de le faire entrer au séminaire de Saint Sulpice, dirigé alors
+par le savant et vertueux M. Tronson. Fénelon, dans cette sainte
+retraite, employa les belles années de sa jeunesse aux études
+théologiques les plus sérieuses et par sa piété comme par son savoir il
+se montra digne au bout de quelques années de recevoir les ordres
+sacrés. Dans la ferveur de son zèle, il voulait d'abord se consacrer aux
+missions lointaines, mais contrarié dans ce dessein par la faiblesse de
+sa santé comme par l'opposition de sa famille, il se dévoua à un
+apostolat plus modeste mais non moins utile, l'instruction des
+_Nouvelles Catholiques_ ou protestantes converties. Les dix années,
+consacrées par lui à cet obscur ministère, le préparèrent à la
+composition de son premier ouvrage: de l'_Éducation des Filles_, destiné
+à la duchesse de Beauvilliers, mère d'une famille nombreuse, et femme du
+duc de Beauvilliers, devenu l'intime ami de Fénelon.
+
+Aussi lorsque en 1689, de Beauvilliers, par les conseils et l'influence
+de Madame de Maintenon, eut été nommé gouverneur du duc de Bourgogne,
+fils du Dauphin et petit fils de Louis XIV, il proposa et fit agréer
+comme précepteur l'abbé de Fénelon. Grâce aux soins assidus et au zèle
+éclairé de ces deux vertueux amis, secondés par des hommes de bien,
+choisis par eux, le jeune prince, dont le tempérament violent, les
+passions précoces, l'orgueil en particulier de bonne heure étrangement
+développé, pouvaient faire tout craindre, devint par degrés moins
+indomptable, et après quelques années, étonnant la cour par ses vertus,
+il promettait dans l'avenir un roi modèle. Au témoignage des
+contemporains et de Saint-Simon en particulier, la transformation tenait
+du miracle, et jamais on ne vit mieux qu'en cette circonstance
+l'influence de l'éducation, d'une éducation forte et chrétienne, sur la
+nature la plus rebelle.
+
+Après les cinq années qu'il avait passées près du jeune prince, Fénelon
+fut nommé à l'archevêché de Cambrai (1694). Ce choix, tout spontané de
+la part du roi, prouvait le cas qu'il faisait du précepteur pour lequel
+d'ailleurs il se sentait plus d'estime que de sympathie. On a dit que
+les grandes manières de Fénelon, la supériorité de son génie, mises en
+relief par une élocution facile et brillante, gênaient Louis XIV qui,
+dans la conversation, s'étonnait qu'on eût un avis trop différent du
+sien et qu'on ne lui laissât pas toujours l'honneur du premier rôle.
+Nous doutons que cette explication soit la vraie: ne faudrait-il pas
+plutôt attribuer les sentiments du roi, sa froideur persévérante qui
+devint de l'antipathie, à une autre cause, à certain passage d'une
+lettre écrite, paraît-il, à Madame de Maintenon et dans laquelle, par
+une regrettable exagération, Fénelon allait jusqu'à dire «qu'il (le Roi)
+n'avait aucune idée de ses devoirs.» Ce jugement, qui semblait si dur,
+excessif dans sa forme brève et absolue, dut choquer horriblement Louis
+XIV, et sans l'excuser, on comprend qu'une telle parole ait eu peine à
+s'effacer de son souvenir.
+
+Par malheur, comme nous l'avons dit plus haut, l'affaire du Quiétisme,
+les ménagements de l'évêque de Cambrai pour Madame Guyon et enfin la
+publication du livre des _Maximes des Saints_, dénoncé avec tant de
+véhémence par Bossuet comme la quintessence de l'hérésie, ajoutèrent
+coup sur coup aux préventions du roi que l'apparition du _Télémaque_,
+bientôt après, acheva d'irriter. De ce jour la disgrâce de Fénelon fut
+complète et sans nul espoir de retour, d'autant plus que Madame de
+Maintenon, autrefois son amie, n'avait pas été la dernière à
+l'abandonner. Fénelon souffrit de tout cela, mais surtout de se voir
+éloigné et presque séparé de son élève le duc de Bourgogne qui le
+récompensait de son dévouement par une affection tendrement filiale. Au
+milieu de ces tribulations déjà si pénibles, il eut à supporter une
+épreuve encore d'un autre genre mais cruelle aussi. Son palais épiscopal
+devint la proie des flammes et, dans l'incendie, Fénelon perdit sa
+bibliothèque, ses nombreux manuscrits et des papiers précieux. Admirable
+pourtant fut sa résignation et aux compliments de condoléance de ses
+amis, il se contenta de répondre:
+
+«Il vaut mieux que le feu ait pris à ma maison qu'à celle d'un pauvre
+laboureur.»
+
+Cette parole était digne de celui qu'on voyait dans son zèle apostolique
+si plein de condescendance et de sollicitude pour les faibles et les
+petits et qui s'en allait courir les champs, pendant toute une nuit,
+pour aider un brave paysan à retrouver sa vache égarée. Touchant épisode
+qui a si heureusement inspiré la muse d'Andrieux!
+
+La charité de Fénelon eut à s'exercer sur un plus vaste théâtre. «Les
+malheurs de la guerre, dit Villemain, d'après le cardinal de Beausset,
+amenèrent les troupes ennemies dans le diocèse de Cambrai: ce fut, pour
+le saint évêque, l'occasion d'efforts et de sacrifices nouveaux. Sa
+sagesse, sa fermeté, la noblesse de son langage inspiraient aux généraux
+ennemis un respect salutaire aux malheureuses provinces de Flandre.
+Eugène était digne d'entendre la voix du grand homme dont il connaissait
+et admirait le génie.»
+
+Pendant le désastreux hiver de 1709, Fénelon trouvait de nouvelles
+ressources pour nourrir l'armée française en même temps qu'il faisait de
+son palais un hôpital pour les malades et les blessés.
+
+Ce zèle patriotique et chrétien fut apprécié de Louis XIV qui n'en
+conserva pas moins contre le prélat ses préventions devenues incurables.
+Vers cette même époque cependant, vu l'âge avancé du roi, une
+catastrophe imprévue pouvait faire espérer à Fénelon un autre et
+meilleur avenir. Le grand Dauphin mourut, et son fils, le duc de
+Bourgogne, l'élève de Beauvilliers et de Fénelon, «se vit tout à coup
+rapproché du trône et du roi dont il était le confident et l'appui.»
+C'est alors que l'archevêque de Cambrai, dans la joie d'entrevoir la
+réalisation possible de ses espérances, écrit à St-Simon ces graves
+paroles qui résument en peu de mots tous les devoirs de la royauté: «Il
+ne faut pas que tous soient à un seul; mais un seul doit être à tous
+pour faire leur bonheur.»
+
+Le duc de Bourgogne, devenu roi, aurait-il répondu à l'attente de ses
+généreux amis, et, avec les intentions les meilleures et de hautes
+vertus, devait-il triompher de cette timidité et de cette indécision,
+venant du scrupule, qui l'avaient fait échouer comme général à la tête
+de l'armée? Dieu le sait qui ne permit pas que se fit l'expérience! Car,
+peu de temps après, le jeune prince succomba presque subitement aux
+atteintes d'une maladie dont sa femme, la princesse de Savoie, fut
+également victime.
+
+La douleur de Fénelon fut profonde et de celles pour lesquelles il n'est
+point de consolations humaines; car il aimait le prince non pas
+seulement comme son élève, j'allais dire son enfant, mais avec toute
+l'ardeur de son patriotisme intelligent dont témoignent ses divers
+mémoires au duc de Beauvilliers et ses écrits politiques. Puis coup sur
+coup, il se voyait enlever par la mort ses amis les plus chers, ce qui
+lui faisait écrire avec désolation: «Je ne vis plus que d'amitié et ce
+sera l'amitié qui me fera mourir.»
+
+Parole prophétique, car la mort du duc de Beauvilliers, arrivée sur ces
+entrefaites, acheva de briser son coeur et, quatre mois après, Fénelon,
+que rien ne rattachait plus à la terre, allait rejoindre au ciel tous
+ceux qu'il avait aimés. «Sa mort comme sa vie fut celle d'un grand et
+vertueux évêque, dit Villemain qui ajoute: Quoique Fénelon ait beaucoup
+écrit, il ne paraît jamais chercher la gloire d'auteur; tous ses
+ouvrages furent inspirés par les devoirs de son état, par ses malheurs
+et ceux de sa patrie. La plupart échappèrent à son insu de ses mains et
+ne furent connus qu'après sa mort.... On peut remarquer, d'après ses
+lettres au duc de Bourgogne et la sévérité de ses jugements sur quelques
+généraux, que Fénelon avait beaucoup de douceur dans le caractère et
+beaucoup de domination dans l'esprit. Ses idées étaient absolues et
+décisives, habitude qui semble tenir à la promptitude et à la force de
+l'esprit.»
+
+Cette tendance a dû contribuer à l'éloignement de Louis XIV pour Fénelon
+et n'était pas faite pour rapprocher de lui Bossuet, génie dominateur et
+inflexible, avec des formes moins conciliantes.
+
+Un contemporain de Fénelon, un maître dans l'art de peindre avec la
+plume, nous a laissé de l'illustre prélat un portrait remarquable par la
+vigueur comme par la délicatesse de la touche, et d'autant plus
+intéressant pour nous que le peintre, on le sait, assez peu des amis de
+Fénelon, ne cherchait point à flatter son modèle: «Ce prélat était un
+grand homme maigre, bien fait, avec un grand nez, des yeux d'où le feu
+et l'esprit sortaient comme un torrent et une physionomie telle que je
+n'en ai jamais vu qui lui ressemblât, et qui ne pouvait s'oublier quand
+on ne l'aurait vue qu'une fois; elle rassemblait tout, et les contraires
+ne s'y combattaient point; elle avait de la gravité et de l'agrément, du
+sérieux de la gaîté, elle sentait également le docteur, l'évêque et le
+grand seigneur. Tout ce qui y surnageait, ainsi que dans toute sa
+personne, c'était la finesse, l'esprit, les grâces, la douceur et
+surtout la noblesse: il fallait faire effort pour cesser de le regarder.
+Tous ses portraits sont parlants, sans toutefois avoir pu attraper la
+justesse de l'harmonie qui frappait dans l'original, et la délicatesse
+de chaque caractère que ce visage rassemblait; ses manières y
+répondaient dans la même proportion avec une aisance qui en donnait aux
+autres, et cet air et ce bon goût, qu'on ne tient que de l'usage de la
+meilleure compagnie et du grand monde, qui se trouvait répandu de
+soi-même dans toutes ses conversations.» (_Saint-Simon_).
+
+[86] _Nouvelle Biographie._--_Fénelon._
+
+
+
+
+NICOLAS FLAMEL
+
+
+«Flamel l'aîné, écrivain, qui faisait tant d'aumônes et hospitalités, et
+fit plusieurs maisons où gens de métiers demeuraient en bas, et du loyer
+qu'ils payaient étaient soutenus pauvres laboureurs en haut.»
+
+Voilà ce qu'un auteur à peu près contemporain, Guillebert de Metz, qui
+écrivait vers 1430, nous dit de ce personnage singulier, «complexe,
+comme s'exprime M. Vallet de Viriville, et qui par un côté appartient à
+la biographie et par l'autre touche au roman et à la légende.»
+
+On n'est fixé ni sur le lieu ni sur la date de sa naissance, qui, selon
+toute probabilité et par induction, d'après des faits authentiques, ne
+saurait remonter au-delà de 1330. Ce qui n'est pas douteux, c'est que
+Flamel exerça de bonne heure la profession d'écrivain-libraire,
+laquelle, avant la découverte de l'imprimerie, regardée comme une
+profession libérale, ne donnait pas moins de considération que de
+profit. La calligraphie, à cette époque, était à son apogée; le roi
+(Charles V) et ses frères, Jean, duc de Berry, et Philippe, duc de
+Bourgogne, ainsi que leur neveu, Louis, duc d'Orléans, faisaient
+exécuter à l'envi ces magnifiques manuscrits qui sont encore de nos
+jours l'ornement de nos plus riches bibliothèques. Les docteurs si
+nombreux de l'Université, d'autre part, multipliaient avec non moins de
+zèle les livres originaux.
+
+Flamel qui, paraît-il, exerçait sa profession plutôt en commerçant, en
+industriel, qu'en artiste, visant surtout à l'utile, se trouvait déjà
+dans une position fort satisfaisante, lorsqu'il épousa, par intérêt,
+sans doute, autant que par amour, une bourgeoise de Paris, la dame
+Pernelle, deux fois veuve, et qui, possédant quelque bien, accrut
+l'actif de la communauté, tant par son apport que par ses talents de
+ménagère, sobre, laborieuse, active, économe, le modèle du genre en un
+mot.
+
+Les époux habitaient d'abord deux modestes échoppes d'écrivain adossées
+à l'église Saint-Jacques-la-Boucherie. Ces échoppes, rebâties et
+agrandies, devinrent des maisons, et vis-à-vis, sur un terrain vague
+acheté par l'écrivain-juré, s'éleva une autre maison plus grande, un
+véritable _hostel_ tout enrichi au dehors d'histoires (sculptures) et
+devises peintes ou gravées. Dans cet _hostel_, en sa qualité de
+calligraphe agrégé et émérite, Me Flamel instruisait dans son art des
+écoliers externes; d'autres y demeuraient _en bourse_, c'est-à-dire
+comme pensionnaires. L'argent ainsi lui venait de tous les côtés à la
+fois, car les manuscrits, copiés par ses élèves les plus habiles, tout
+probablement se vendaient à son profit, au moins pour une partie. Riches
+de plus en plus, les deux époux s'honorèrent d'ailleurs par le bon
+emploi de leur fortune, en faisant construire une arcade au charnier ou
+cimetière des Innocents, ainsi que le petit portail de l'église en face
+de leur maison.
+
+Quelques années après, Flamel devenu veuf, et qui avait hérité de sa
+femme, les époux s'étant fait donation mutuelle, était réputé le
+bourgeois le plus riche de Paris, et cette fortune considérable il ne
+cessait de l'accroître par son industrie. Il continuait aussi ses
+libéralités dont le sentiment religieux paraît avoir été le premier, le
+principal, sinon le seul mobile. Il fit élever une seconde arcade au
+charnier des Innocents, aida à la construction de nombreuses églises,
+monastères, maisons de charité, etc., et fit don en outre de dix-neuf
+calices aux églises ou chapelles. Sans doute un peu de vanité se mêlait
+à tout cela puisque sur tous ces calices on voyait son chiffre, en même
+temps que, sur la plupart des monuments, il avait soin de se faire
+représenter en image ou statue, ainsi que feue Pernelle, son épouse.
+Mais on ne peut douter cependant, qu'à part quelque ostentation
+peut-être, la piété, comme nous l'avons dit, ne fût son grand mobile;
+cette conviction résulte en particulier pour nous de la lecture de son
+remarquable testament, commençant ainsi:
+
+«Par devant, etc... a comparu, Nicolas Flamel, sain de corps et pensée,
+bien parlant et de bon et vrai entendement, et comme il disait et comme
+de prime face apparaît, attendant et sagement considérant qu'il n'est
+chose plus certaine que la mort, ni chose moins certaine que l'heure
+d'icelle, et pour ce que, en la fin de ses jours, il ne fit et ne soit
+trouvé importunité sur ce, non voulant de ce siècle trépasser en l'autre
+intestat, pensant aux choses _celestiaux_ et pendant que sens et raison
+gouvernent sa pensée; désirant pourvoir au salut et remède de son âme,
+fit, ordonna et avisa son testament ou ordonnance de dernière volonté,
+au nom de la glorieuse trinité du Père, du Fils, et du Saint-Esprit,
+etc.»
+
+Suivent les dispositions testamentaires qui sont toutes relatives à des
+legs pieux et fondations, et ne contiennent pas moins de seize pages
+petit texte dans le livre de Piganiol de la Force[87], où le testament
+est cité textuellement et tout au long. Nous savons par là le chiffre de
+la fortune de N. Flamel, chiffre que la rumeur populaire avait
+singulièrement exagéré. En effet, «tous les legs désignés pour une fois
+payés, dit l'abbé Vilain, se réduisent à 1,440 livres parisis ou 1,800
+livres tournois, somme qui dans ce temps-ci serait représentée par celle
+de 12,234 livres 15 sols, et somme qui ne fut payée qu'en sept ans.
+Quant aux fondations perpétuelles, il resta pour leur acquit à peine 300
+livres parisis de rente.»
+
+Il y a loin de là, sans doute, à l'énorme richesse que la crédulité
+populaire attribuait à Nicolas Flamel et dont la source, au dire de tous
+ou de la plupart, ne pouvait être qu'étrange et mystérieuse. Cette
+réputation, non seulement survécut à Flamel, mais elle ne fit que
+s'accroître et pendant longtemps, plus de deux siècles après, même les
+érudits et les autres discutaient sur l'origine de cette fortune,
+attribuée par les uns à la découverte d'un trésor caché, par d'autres à
+celle de la pierre philosophale ou transmutation des métaux d'or pur.
+Cette opinion même prévalut, appuyée qu'elle était de passages
+significatifs tirés d'un petit livre sur la science hermétique qu'on
+disait, mais à tort, écrit par Flamel. Nous voyons qu'en 1742, un
+écrivain, homme de sens et de mérite, Piganiol de la Force, incline à
+ce sentiment insinué sinon formulé dans son second volume, quoique plus
+tard ébranlé, ainsi qu'il l'avoue, par la publication du savant ouvrage
+de l'abbé Vilain: _Histoire critique de Nicolas Flamel_, etc., il
+paraisse hésitant et même tout près de se rétracter: «Ce judicieux
+auteur (l'abbé Vilain), écrit Piganiol, a fait voir par un inventaire
+très-exact de tout ce que Flamel a eu de biens, que ce prétendu
+_philosophe_ ne jouissait pas d'une fortune aussi immense que le veulent
+les alchimistes, et que les dépenses qu'on lui attribue n'étaient pas
+aussi considérables pour être au-dessus des facultés d'un écrivain
+(calligraphe) qui était fort occupé dans sa profession et qui, par
+conséquent, gagnait beaucoup.»
+
+C'est l'opinion, aujourd'hui généralement adoptée et que formulait
+récemment M. Vallet de Viriville: «L'idée qu'on se fait, d'après ces
+renseignements authentiques, au sujet de Nicolas Flamel, n'est déjà plus
+celle d'un bourgeois vulgaire. On y voit: un homme sagace, habile au
+gain, amoureux de sa renommée, imitant la dévote et vaniteuse
+ostentation des princes de son temps, mais mêlant à ces travers _le zèle
+du bien, du juste et de l'utile_.»
+
+Flamel mourut en 1418; il fut enterré dans l'intérieur de l'église
+Saint-Jacques-la-Boucherie, à laquelle (n'ayant point d'enfants), il
+avait légué la meilleure part de sa fortune.
+
+En outre des constructions, dont nous avons parlé, Flamel, ayant acquis
+du prieuré de Saint-Martin-des-Champs, dans le faubourg, un grand
+terrain, «fit construire en ce lieu, dit M. de Viriville, divers
+édifices d'un caractère mixte; c'étaient à la fois des institutions
+utiles, des maisons de rapport et des établissements de charité.» Le
+produit des locations du rez-de-chaussée, notamment, servait à
+l'entretien de pauvres laboureurs auxquels l'âge ne permettait plus le
+travail et qui se trouvaient logés à l'étage supérieur. En récompense de
+cette charité, on ne leur demandait que de réciter tous les jours un
+_Pater_ et un _Ave Maria_ à l'intention des pécheurs trépassés. Aussi,
+sur la façade de la principale maison, dite du _Grand Pignon_, qui
+subsiste encore rue Montmorency, 51, on lisait en gros caractère cette
+inscription véritablement touchante:
+
+«Nous, hommes et femmes, laboureurs demeurans ou porche (sur le devant)
+de ceste maison, qui fut faicte en l'an de grâce mil quatre cens et sept
+(1407), sommes tenus, chascun en droit soy, dire tous les jours une
+patenostre et j. _Ave Maria_ en priant Dieu que de sa grâce face pardon
+aus povres pecheurs trespassez. _Amen_.»
+
+[87] _Histoire de Paris._
+
+
+
+
+LA FONTAINE (JEAN DE)
+
+I
+
+
+ Papillon du Parnasse et semblable aux abeilles,
+ À qui le bon Platon compare nos merveilles,
+ Je suis chose légère et vole à tout sujet:
+ Je vais de fleur en fleur et d'objet en objet;
+ À beaucoup de plaisirs je mêle un peu de gloire.[88]
+
+A dit La Fontaine de lui-même. Et ailleurs:
+
+ J'aime le jeu, l'amour, les livres, la musique,
+ La ville et la campagne, enfin tout; il n'est rien
+ Qui ne soit souverain bien,
+ Jusqu'au sombre plaisir d'un coeur mélancolique[89].
+
+Tel fut en effet notre poète quoique d'abord des pensées très
+différentes aient paru le préoccuper. Né à Château-Thierry (Marne), le 8
+juillet 1621, à l'âge de dix-neuf ans, il se crut appelé à la vie
+religieuse, et voulut entrer à l'Oratoire. Mais, après un séjour de
+dix-huit mois dans la maison, il reconnut qu'il se trompait sur sa
+vocation et rentra dans le monde. Son père, qui exerçait à
+Château-Thierry la charge de maître particulier des eaux et forêts, lui
+céda son emploi en le mariant avec Marie Héricart, fille d'un lieutenant
+au baillage de la Ferté-Milon, personne qui joignait à la beauté
+beaucoup d'esprit[90]. D'après ce qu'affirment les biographes, La
+Fontaine, n'eut pour ainsi dire point de part à ces deux engagements: on
+les exigea de lui, et il s'y soumit plutôt par indolence que par goût.
+Aussi n'exerça-t-il sa charge pendant plus de vingt ans qu'avec
+indifférence.
+
+Et cette indifférence s'accrut avec le goût de plus en plus vif pour la
+poésie qu'avait éveillé chez La Fontaine, dit-on, l'audition d'une pièce
+de vers de Malherbe, déclamée avec emphase par un officier en garnison à
+Château-Thierry. Cette lecture provoqua chez lui une véritable explosion
+d'enthousiasme. Non-seulement il lut et relut les vers de Malherbe; mais
+il les apprit par coeur et s'efforça dans ses premiers essais de
+l'imiter. «Par bonheur, d'utiles conseils lui ouvrirent les yeux, et
+l'un de ses parents nommé Pintrel, dit Montenault, homme de bon sens qui
+n'était point sans goût, mit entre ses mains Horace, Virgile, Térence,
+Quintilien, comme les vraies sources du bon goût et de l'art
+d'écrire.... À ces livres, La Fontaine joignit ensuite la lecture de
+Rabelais, Marot, Boccace, l'Arioste.» Pour ces derniers il eût pu mieux
+choisir et l'influence pernicieuse que ces lectures exercèrent sur le
+poète n'est que trop visible dans certains de ses ouvrages.
+
+C'est à peu près vers cette époque qu'il faut placer un évènement
+raconté par les contemporains, Louis Racine, d'Olivet, etc et qui
+prouve, avec la bonhomie originale de La Fontaine, l'influence toute
+puissante de cet absurde préjugé du faux point d'honneur qui, à cette
+époque et sous le règne précédent surtout, fit tant de victimes. Dans la
+circonstance par bonheur, il n'y eut pas de sang répandu, et la querelle
+finit par un déjeuner où les amis, le verre en main, fêtèrent la
+réconciliation.
+
+Le poète était fort lié avec un ancien capitaine de dragons retiré à
+Château-Thierry, nommé Poignant, homme franc et loyal, et déjà plus
+jeune. Tout le temps que Poignant n'était pas au cabaret, il le passait
+chez La Fontaine, et par conséquent, en l'absence de celui-ci, auprès de
+sa femme.
+
+«Comment, lui dit un voisin médisant, souffres-tu que le capitaine
+s'installe ainsi chez toi chaque jour?
+
+--Et pourquoi n'y viendrait-il pas? répond La Fontaine, c'est mon
+meilleur ami.
+
+--Ce n'est pas ce que dit le public; on prétend qu'il ne va chez toi que
+pour madame de La Fontaine.
+
+--Sottises! mais d'ailleurs que puis-je faire à cela?
+
+--Demander satisfaction l'épée à la main pour le tort qui t'est fait
+dans l'opinion.
+
+--J'aviserai, dit La Fontaine.
+
+Le lendemain, dès quatre heures du matin, il frappait chez Poignant
+qu'il réveille.
+
+--Lève-toi vite, dit-il, et sortons ensemble pour une affaire
+importante.
+
+--Laquelle? demande Poignant.
+
+--Tu le sauras, répond La Fontaine, quand nous serons dehors.
+
+Poignant, assez surpris, se lève, s'habille et suit La Fontaine qui,
+après l'avoir conduit dans un lieu écarté, lui dit de l'air le plus
+tranquille:
+
+--Mon ami, il faut nous battre.
+
+--Comment! qu'est-ce que cela veut dire? répond Poignant de plus en plus
+étonné. Entre nous d'ailleurs la partie n'est pas égale; je suis, un
+vieux soldat et toi tu n'as jamais tiré l'épée.
+
+--N'importe, le public veut que je me batte avec toi; ainsi en garde.
+
+Bon gré, mal gré alors, Poignant tire son épée, et dès les premières
+passes, il fait sauter à dix pas celle de La Fontaine. Alors l'ayant
+désarmé, il lui demande l'explication de sa conduite et La Fontaine
+s'empresse de le satisfaire.
+
+--Ce sont propos absurdes! dit alors Poignant, et mon âge, mon humeur,
+comme l'estime que j'ai pour ta femme, l'amitié que j'ai pour toi
+devaient écarter toute inquiétude, mais puisqu'il est ainsi je proteste
+que je ne mettrai plus les pieds dans ta maison.
+
+--Au contraire, répond La Fontaine en lui serrant la main, j'ai fait ce
+que le public voulait; maintenant je veux que tu viennes chez moi tous
+les jours sans quoi nous nous battrons encore.»
+
+La Fontaine, venu à Paris en 1654, fut présenté par un de ses parents,
+Jannart, oncle de sa femme et favori de Fouquet, au surintendant des
+finances alors tout puissant. Fouquet, qui par goût et sans doute aussi
+par calcul, se plaisait au rôle de Mécène, fit au poète peu connu
+encore, une pension dont La Fontaine «tenait compte par une autre
+pension en vers qu'il lui payait exactement par quartier.» Lors de la
+disgrâce de Fouquet (1661), disgrâce méritée, La Fontaine auquel la
+reconnaissance faisait illusion, éleva généreusement la voix en faveur
+de son protecteur, et composa l'élégie intitulée aux _Nymphes de Vaux_,
+«alors, dit Walckenaer, toute l'animosité qui existait contre le
+surintendant se calma.» Jannart, enveloppé dans la disgrâce de Fouquet,
+fut exilé à Limoges et La Fontaine le suivit par dévouement pour son
+ami, disent les biographes; mais peut-être aussi par d'autres motifs,
+parce qu'il était peu pressé de retourner près de sa femme pour laquelle
+il s'était déjà refroidi sans avoir été jamais fort épris d'ailleurs. De
+Limoges, il lui écrit:
+
+«Vous ne jouez ni ne travaillez, ni ne vous souciez du ménage, et hors
+le temps que vos bonnes amies vous donnent par charité, il n'y a que les
+romans qui vous divertissent. Considérez, je vous prie, l'utilité que ce
+vous serait si, en badinant, je vous avais accoutumée à l'histoire soit
+des lieux, soit des personnes; vous auriez de quoi vous désennuyer toute
+votre vie.»
+
+Mais, outre que ces remontrances sont faites sur un ton assez peu
+affectueux, La Fontaine, dans cette même correspondance, par une étrange
+indiscrétion, fait à sa femme des confidences qui ne sont pas de nature
+à la flatter. Pendant son voyage, «il avait trouvé, dit-il, trois femmes
+dans la diligence: Parmi ces trois femmes, il y avait une Poitevine qui
+se qualifiait comtesse; elle paraissait assez jeune et de taille
+raisonnable, témoignait avoir de l'esprit; déguisait son nom et venait
+plaider en séparation contre son mari: toutes qualités d'un bon augure,
+et j'y eusse trouvé matière de cajolerie si la beauté s'y fût
+rencontrée; mais je vous défie de me faire trouver un grain de sel dans
+une personne à qui elle manque.»
+
+Se peut-il rien de plus déplacé que ce langage? Mais il semble que La
+Fontaine n'en eût pas conscience, et ce même homme «le plus singulier
+qui peut-être ait existé» d'après Walckenaer, fait preuve, bientôt
+après, d'une sensibilité des plus touchantes. En passant à Amboise où
+Fouquet avait été renfermé d'abord, La Fontaine voulut voir la chambre
+qu'avait habitée le prisonnier; «triste plaisir, je vous le confesse,
+mais enfin je le demandai. Le soldat, qui nous conduisait, n'avait pas
+la clef; au défaut je fus longtemps à considérer la porte et me fis
+conter la manière dont le prisonnier était gardé. Je vous en ferais
+volontiers la description; mais ce souvenir est trop affligeant.... Sans
+la nuit on n'eut jamais pu m'arracher de cet endroit.»
+
+À son retour de Limoges, La Fontaine se rendit à Château-Thierry; il y
+retrouva la duchesse de Bouillon, Marie-Anne Mancini, nièce de Mazarin,
+à laquelle il avait été présenté naguère et qui devint dès lors une de
+ses plus zélées protectrices. «C'était, dit Walckenaer, une brune
+piquante, plus jolie que belle, vive et même un peu emportée, aimant les
+plaisirs et animant la conversation par une gaîté spirituelle et des
+saillies inattendues; elle avait un goût décidé pour la poésie et même
+elle faisait des vers. Le désir de lui plaire et d'amuser son
+imagination libre et badine lui inspira, dit-on, ses plus jolis contes,
+mais malheureusement aussi les plus licencieux.»
+
+Qu'une femme et une jeune femme, appartenant à la société la plus
+élevée, ait pris plaisir à ces tristes produits de la verve libertine du
+poète et n'ait pas craint d'encourager, d'applaudir ce qu'elle eût dû
+avoir honte seulement d'écouter, c'est ce qu'on a peine à comprendre.
+Lorsque la duchesse de Bouillon revint à Paris, elle emmena avec elle La
+Fontaine qu'elle fit connaître aux membres de sa famille comme à
+plusieurs personnages importants. La même année (1665), le poète, âgé de
+44 ans, publia son premier recueil de _Contes et Nouvelles en vers_ où,
+quoi qu'on ait dit, le mérite de la forme, mérite fort exagéré, ne
+suffit pas à racheter l'indignité du fond.
+
+
+II
+
+Toutefois, pour être juste, il faut reconnaître que le caractère
+exceptionnel de La Fontaine permet de croire qu'il ne se rendait pas
+bien compte à lui-même de la portée si blâmable de son oeuvre. Il s'était
+lié, vers 1664 ou 1665, avec Molière déjà célèbre, Racine et Boileau qui
+ne devaient pas tarder à le devenir, et Chapelle «qui n'eut pas le génie
+de ses quatre amis, mais leur fut supérieur comme homme de société.»
+Dans une réunion qui eut lieu chez Boileau et où se trouvait un frère de
+celui-ci, docteur en Sorbonne, l'ecclésiastique se mit à disserter sur
+Saint Augustin et en fit un éloge pompeux. La Fontaine qui, plongé dans
+une de ses rêveries habituelles, semblait écouter sans entendre, se
+réveille tout à coup comme en sursaut pour dire au théologien:
+
+«Croyez-vous que Saint Augustin eut plus d'esprit que Rabelais?»
+
+Quelque temps interdit, le docteur le regarda de la tête aux pieds et
+finit par répondre:
+
+--«Prenez garde, M. de La Fontaine, vous avez mis un de vos bas à
+l'envers;» ce qui était vrai.
+
+Un autre jour, La Fontaine soupait avec Racine, Despréaux, Molière et
+Descoteaux, le joueur de flûte. La Fontaine était ce jour là, plus qu'à
+l'ordinaire, plongé dans ses distractions. Racine et Boileau, pour le
+tirer de sa léthargie, mais sans pouvoir y réussir, ne lui ménagèrent
+point les épigrammes au point que Molière trouva que c'était passer les
+bornes; aussi, dit-il, en _à parte_ à Descoteaux:
+
+«Nos beaux-esprits ont beau se trémousser, ils n'effacent pas le
+bonhomme.»
+
+À propos d'à parte, voici une autre curieuse anecdote et parfaitement
+authentique: «Dans un repas qu'il fit avec Molière et Despréaux, dit
+Montenault, où l'on disputait sur le genre dramatique, il se mit à
+condamner les _à parte_.
+
+«Rien, disait-il, n'est plus contraire au bon sens. Quoi! le parterre
+entendra ce qu'un acteur n'entend pas, quoiqu'il soit à côté de celui
+qui parle?»
+
+«Comme il s'échauffait en soutenant son sentiment de façon qu'il n'était
+pas possible de l'interrompre et lui faire entendre un mot: «Il faut,
+disait Despréaux, à haute voix tandis qu'il parlait, il faut que La
+Fontaine soit un grand coquin, un grand maraud!» et répétait
+continuellement les mêmes paroles sans que La Fontaine cessât de
+disserter. Enfin l'on éclata de rire; sur quoi revenant à lui comme d'un
+rêve interrompu: «De quoi riez-vous donc?» demanda-t-il.--Comment! lui
+répondit «Despréaux, je m'épuise à vous injurier fort haut, et vous ne
+m'entendez point quoique je sois si près de vous que je vous touche: et
+vous êtes surpris qu'un acteur sur le théâtre n'entende point un _à
+parte_ qu'un autre acteur dit auprès de lui?..»
+
+Ces distractions parfois si plaisantes de même que la profonde
+méditation dans laquelle d'autres fois il était absorbé au point de
+paraître comme insensible n'empêchaient point qu'il fût causeur des plus
+charmants, convive des plus aimables, s'il se trouvait dans une société
+de personnes à lui bien connues et dont la présence lui était tout
+agréable. Ses yeux alors s'animaient, le sourire s'épanouissait sur ses
+lèvres; «il disait tout ce qu'il voulait, et le disait si bien qu'il
+enchantait les oreilles les plus délicates.» Cette réputation de
+merveilleux causeur, que lui avaient valu quelques-unes de ces soirées
+intimes, le faisait singulièrement rechercher par les gourmets...
+d'esprit et l'on était plus heureux et plus fier d'annoncer La Fontaine
+à ses convives que ce fameux Lambert dont nous parlent à l'envi La
+Bruyère et Boileau. Mais plus d'une fois l'amphytrion et ses amis y
+furent attrapés, témoin cette anecdote:
+
+La Fontaine avait été invité à dîner chez M. Laugeois d'Imbercourt,
+fermier-général. Racine le fils dit chez M. Le Verrier. Il arriva à
+l'heure précise, prit place à la table, mangea du meilleur appétit, mais
+sans répondre autrement que par des monosyllabes ou par le silence aux
+interrogations du maître de la maison et des conviés. Puis comme, avant
+la fin du repas, il se levait de table, s'excusant sur la nécessité pour
+lui de se rendre à l'Académie, on lui fit remarquer qu'il était de bonne
+heure encore et qu'il avait peu de chemin à faire.
+
+«Je prendrai le plus long!» répondit tranquillement La Fontaine et le
+voilà parti. Une autre fois, «trois de complot, dit Vigneul de
+Marville[91] par le moyen d'un quatrième qui avait quelque habitude
+auprès de cet homme rare, nous l'attirâmes dans un petit coin de la
+ville, à une maison consacrée aux Muses, où nous lui donnâmes un repas
+pour avoir le plaisir de jouir de son agréable entretien. Il ne se fit
+point prier; il vint à point nommé sur le midi. La compagnie était
+bonne, la table propre et délicate, et le buffet bien garni. Point de
+compliments d'entrée, point de façons, nulle grimace, nulle contrainte.
+La Fontaine garda un profond silence; on ne s'en étonna point parce
+qu'il avait autre chose à faire qu'à parler. Il mangea comme quatre et
+but de même. Le repas fini, on commença à souhaiter qu'il parlât, mais
+il s'endormit. Après trois quarts d'heure de sommeil, il revint à lui.
+Il voulait s'excuser sur ce qu'il avait fatigué. On lui dit que cela ne
+demandait pas d'excuse, que tout ce qu'il faisait était bien fait. On
+s'approcha de lui, on voulut le mettre en humeur et l'obliger à laisser
+voir son esprit; mais son esprit ne parut point, il était allé je ne
+sais où et peut-être alors animait-il ou une grenouille dans les marais,
+ou une cigale dans les prés, ou un renard dans la tanière; car durant
+tout le temps que La Fontaine demeura avec nous il ne nous sembla être
+qu'une machine sans âme. On le jeta dans un carrosse où nous lui dîmes
+adieu pour toujours. Jamais gens ne furent plus surpris; et nous nous
+disions les uns aux autres: «Comment se peut-il faire qu'un homme qui a
+su rendre spirituelles les plus grossières bêtes du monde, et les faire
+parler le plus joli langage qu'on ait jamais ouï, ait une conversation
+si sèche, et ne puisse pas pour un quart d'heure faire venir son esprit
+sur ses lèvres et nous avertir qu'il est là?»
+
+C'est que chez le poète cette facilité de caractère en même temps que
+cette irréflexion, qui le livraient presque sans défense à la curiosité
+indiscrète, s'unissaient à une impatience singulière de toute
+contrainte, et d'autant plus difficile à vaincre que lui-même n'en avait
+pas conscience. Alors, poussé dans ses derniers retranchements, il se
+tirait d'affaire par une excuse telle quelle, bonne ou mauvaise, il
+n'importe, mais la première qui lui venait à l'esprit, témoin cette
+aventure.
+
+Lorsque à la suite des premières brouilles, Madame de La Fontaine se fut
+retirée à Château-Thierry, Racine et Despréaux représentèrent à notre
+poète que cette séparation n'était pas décente et lui faisait peu
+d'honneur; ils insistèrent pour un raccommodement. Docile à leurs
+conseils, La Fontaine partit. En descendant de la diligence de
+Château-Thierry, il se rendit chez sa femme.
+
+«Madame est au salut!» répondit la domestique qui ne le connaissait
+point.
+
+--Ah! fit La Fontaine qui, ennuyé bientôt d'attendre, s'en va rendre
+visite à un ami lequel l'invite à souper. «La Fontaine bien régalé,
+comme dit Montenault, s'oublie à table jusqu'à une heure fort avancée et
+volontiers il accepte l'hospitalité que lui offre son aimable
+amphytrion. Le lendemain matin, sans plus songer à sa femme, il reprend
+la voiture publique et revient à Paris. En le voyant de retour, ses amis
+s'empressent de l'interroger sur les résultats de son voyage:
+
+«J'ai été pour voir ma femme, leur dit-il, mais je ne l'ai point
+trouvée; elle était au salut.»
+
+Il faut voir là non, comme l'ont trop répété la plupart des biographes,
+une distraction un peu forte sans doute, mais bien plutôt l'excuse
+vaille que vaille d'un homme faible et qui veut à tout prix échapper à
+une démarche pour lui déplaisante. On ne peut trop regretter cependant,
+pour le bonheur comme pour le talent de La Fontaine, que cette
+réconciliation avec sa femme n'ait point eu lieu, et on se l'explique
+d'autant moins que le ravissant poème de _Philémon et Beaucis_, prouve
+qu'il était fait pour comprendre le paisible bonheur du foyer
+domestique. Citons seulement ces quelques vers:
+
+ Pour peu que des époux séjournent sous leur ombre,
+ Ils s'aiment jusqu'au bout malgré l'effort des ans.
+ Ah! si!... Mais autre part j'ai porté mes présens.
+
+Walckenaer dit excellemment: «Oui, La Fontaine, La Fontaine, nous le
+répèterons après toi: Ah! si le ciel t'avait donné une compagne qui
+t'eût fait connaître les tranquilles jouissances de la vie domestique,
+ton imagination n'eût été ni moins gaie, ni moins vive, ni moins
+spirituelle; mais elle eût été mieux réglée et plus pure. Tes fables
+seraient toujours l'objet de notre admiration et de nos louanges; mais,
+dans tes autres écrits, la peinture des plus doux sentiments du coeur,
+dont tu connais si bien le langage, qui a fait des chefs-d'oeuvre
+irréprochables du petit nombre de contes où tu l'as employée, aurait
+remplacé ces tableaux licencieux où tu as outragé les moeurs et
+quelquefois le dieu du goût. Alors, ô La Fontaine, les satyres n'eussent
+point mêlé de fleurs pernicieuses parmi les fleurs suaves et brillantes
+dont les Muses et les Grâces ont tressé ta couronne; et ces vierges du
+Parnasse ne te reprocheraient point, en rougissant, de les avoir si
+souvent forcées à se séparer de la pudeur qui doit toujours être leur
+inséparable compagne. Alors il ne nous faudrait plus soustraire, comme
+un poison corrupteur, aux regards des jeunes gens et des enfants, une
+seule des pages du poète de l'enfance et de la jeunesse.»
+
+Dans ses _fables_[92] mêmes où se trouvent tant d'incomparables
+chefs-d'oeuvre, il est çà et là plus d'une tache qu'il faudrait effacer
+avant de mettre le livre en des mains innocentes. Il n'en serait point
+ainsi sans doute si La Fontaine, au lieu de s'abandonner lui-même à tous
+les hasards de l'existence, comprenant mieux ses devoirs d'époux et de
+père, eût eu près de lui, pour le consoler, une femme sérieuse, une
+épouse vraiment chrétienne et dont la piété s'inspirât de l'esprit plus
+que de la lettre. Supposons le poète dans ces conditions de bonheur, de
+vie chaste et paisible, au lieu de ces vilains contes, de comédies
+médiocres, ou du fade roman de _Psyché_, nous aurions peut-être un
+volume de plus de fables exquises et de délicieux poèmes.
+
+Cette douce providence du foyer domestique, dira-t-on, ne manqua point à
+La Fontaine; car on sait qu'une femme non moins distinguée par l'esprit
+que par le coeur, Madame de la Sablière, voyant le poète si fort ignorant
+des choses de la vie pratique et par ce motif souvent dans l'embarras,
+se plut à le recueillir dans sa maison en lui ôtant tout souci du
+lendemain. Mais à cette époque, femme du monde et trop du monde, la
+généreuse bienfaitrice n'était pas un Mentor bien sévère pour le génie
+du poète. Plus tard, lorsque les déceptions amères d'une affection
+illégitime trahie eurent amené Madame de la Sablière au repentir, sa
+piété dans ses saintes ardeurs et la pratique assidue des bonnes oeuvres
+la rendirent presque une étrangère dans sa propre maison. Jusqu'à la fin
+de sa vie cependant, la noble femme continua de veiller de loin sur
+l'hôte qui lui fut toujours cher, mais dont elle ne disait plus comme
+autrefois, après avoir congédié tous les importuns et les domestiques,
+afin d'être toute à la poésie et à la conversation: «Je n'ai gardé avec
+moi que mes trois animaux, mon chat, mon chien et mon La Fontaine.»
+
+La maison d'où Mme de la Sablière était absente le plus souvent,
+retenue près du lit d'une pauvre malade à l'hospice des Incurables ou
+ailleurs, cette maison semblait bien vide à La Fontaine. Presque
+sexagénaire déjà, il aurait eu plus que jamais besoin d'un intérieur
+aimable qui le détournât de certaines sociétés dans lesquelles il était
+entraîné par la facilité de son humeur et l'attrait d'une conversation
+plus spirituelle que réservée.
+
+Pendant l'année 1683, une place se trouva vacante à l'Académie par la
+mort de Colbert. La Fontaine se mit sur les rangs et, ce qu'on n'eût pas
+attendu de son indifférence habituelle, «il prit fort à coeur, dit
+Montenault, le succès de cette affaire et c'est le seul trait d'ambition
+qu'on puisse remarquer dans le cours de sa vie.» Il se trouvait en
+concurrence avec Boileau, mais seize voix contre sept témoignèrent de la
+préférence de l'Académie pour le Bonhomme. Louis XIV, prévenu contre le
+poète à cause de ses _Contes_, témoigna quelque mécontentement de ce
+choix, et fit attendre six mois ses ordres pour la réception de La
+Fontaine. Mais une seconde vacance ayant permis de nommer l'auteur des
+_Satires_, Louis XIV, lorsqu'il lui fut rendu compte de cette nouvelle
+élection, dit aux académiciens: «Le choix qu'on a fait de M. Despréaux
+m'est agréable et sera généralement approuvé. Vous pouvez, ajouta-t-il,
+recevoir incessamment La Fontaine, il a promis d'être sage.»
+
+L'Académie s'empressa de recevoir l'auteur des _Fables_ et tous
+applaudirent à ce compliment que lui adressa l'abbé de la Chambre alors
+directeur: «L'Académie reconnaît en vous, Monsieur, un de ces excellents
+ouvriers, un de ces fameux artisans de la belle gloire, qui la va
+soulager dans les travaux qu'elle a entrepris pour l'ornement de la
+France et pour perpétuer la mémoire d'un règne si fécond en merveilles.
+
+«Elle reconnaît en vous un génie aisé et facile, plein de délicatesse et
+de naïveté, quelque chose d'original et qui, dans sa simplicité
+apparente et sous un air négligé, renferme de grands trésors et de
+grandes beautés.»
+
+«La Fontaine, dit Montenault, fut estimé et chéri de ses confrères parmi
+lesquels il parut toujours avec cette candeur et cette bonté de
+caractère qu'on ne peut se donner ni même imiter quand on ne l'a pas;
+simple, doux, ingénu, plein de droiture, il n'eut jamais la moindre
+mésintelligence avec aucun d'eux.»
+
+
+III
+
+Mais d'ailleurs il resta toujours, pour lui-même et un peu pour les
+siens[93], aussi étranger à la vie pratique, ayant l'imprévoyance de
+l'enfant ou de l'homme primitif, et trouvant tout simple, pour faire
+face aux embarras du moment, de vendre pièce à pièce son patrimoine.
+Aussi la mort de Mme de la Sablière (1693) fut-elle pour lui un
+très-grand malheur. «En perdant cette illustre amie, La Fontaine perdit
+aussi les douceurs de la vie qui lui étaient les plus chères. Son repos
+et sa tranquillité en furent troublés. Il se vit isolé, et contraint de
+pourvoir à ses besoins devenus plus sensibles par l'âge et que
+l'attention et la générosité de sa bienfaitrice lui avaient laissé
+ignorer pendant une bonne partie de la vie. La nécessité, s'il faut le
+dire, pensa pour lors l'exiler de sa patrie.» En effet, peut-être il eût
+cédé aux sollicitations d'amis dévoués, la duchesse de Mazarin, Mme
+Harvey, veuve de l'ambassadeur, le duc de Devonshère, milord Montaigu,
+milord Godolphin, qui lui offraient, en Angleterre, par l'entremise de
+Saint-Evremont, une généreuse hospitalité lorsqu'il tomba gravement
+malade; lui, qui si longtemps avait joui d'une santé excellente, il fut
+forcé de s'aliter ce qui dut lui rendre plus pénible la solitude. Mais
+cette grande épreuve était pour le poète une grâce singulière de la
+Providence. Quoique nullement impie au fond, tout absorbé par la passion
+littéraire et cédant aussi à d'autres moins louables entraînements, il
+avait vécu, chose rare pour l'époque, trop étranger à la pratique
+religieuse, au point même d'avoir presque oublié les premiers
+enseignements du christianisme, témoin cette parole adressée par lui au
+P. Pouget venu avec un ami pour lui rendre visite. «Après les politesses
+d'usage, dit un biographe, l'ecclésiastique fit tomber insensiblement la
+conversation sur la religion et sur les preuves qu'on en tire tant de la
+raison que des Livres Saints. Sans se douter du but de ces discours:
+
+«Je me suis mis, lui dit La Fontaine avec sa naïveté ordinaire, depuis
+quelque temps à lire le _Nouveau-Testament_: je vous assure que c'est un
+fort bon livre, oui, vraiment, c'est un bon livre. Mais il y a un
+article sur lequel je ne me suis pas rendu; c'est l'éternité des peines;
+je ne comprends pas comment cette éternité peut s'accorder avec la bonté
+de Dieu.»
+
+«Le P. Pouget satisfit à cette objection par les meilleures raisons
+qu'il put trouver dans ce moment; et La Fontaine, après plusieurs
+répliques fut si content de l'entendre qu'il le pria de revenir. Le P.
+Pouget ne demandait pas mieux» car il n'était venu que pour cela. Après
+une suite d'entretiens prolongés avec le jeune et savant ecclésiastique,
+La Fontaine, pleinement éclairé, voulut faire une confession générale en
+se résignant aux sacrifices que lui imposait son directeur et de la
+nécessité desquels il n'avait pas été facile d'abord de le convaincre:
+un désaveu public de ses contes, puis la promesse de ne pas donner aux
+comédiens une pièce composée depuis peu et qui avait été fort goûtée
+par tous les amis du poète.
+
+La répugnance qu'éprouvait La Fontaine à céder sur ces deux points lui
+suggéra plus d'une objection à laquelle le théologien répondit avec sa
+charité ordinaire, ce qui n'empêcha point, par la contrariété du poète,
+que la discussion fût parfois assez vive. On sait à ce sujet la
+réflexion originale de la garde-malade:
+
+«Eh! ne le tourmentez pas tant, dit-elle un jour avec impatience au P.
+Pouget, il est plus bête que méchant.» Et une autre fois, avec un air de
+compassion: «Dieu n'aura jamais, dit-elle, le courage de le damner.»
+
+Enfin, après plusieurs semaines de conférences assidues, La Fontaine
+reçut le Saint Viatique «avec des sentiments dignes de la candeur de son
+âme et des vertus du meilleur chrétien.» Plusieurs de ses confrères de
+l'Académie, sur sa demande expresse, assistaient à la cérémonie, et en
+leur présence il témoigna hautement d'un profond repentir de ses
+égarements passés comme de la publication de ses _Contes_, promettant,
+s'il recouvrait la santé, de ne plus employer ses talents qu'à la
+composition d'oeuvres morales et pieuses, et il tint exactement parole.
+
+Il ne faut pas oublier un noble trait du jeune duc de Bourgogne à peine
+âgé de onze ans. «De son pur mouvement, dit Montenault, et sans y être
+porté par aucun conseil, il envoya un gentilhomme à La Fontaine pour
+s'informer de l'état de sa santé et pour lui présenter de sa part une
+bourse de cinquante louis d'or. Il lui fit dire en même temps qu'il
+aurait souhaité d'en avoir davantage; mais que c'était tout ce qui lui
+restait du mois courant et de ce que le roi lui avait fait donner pour
+ses menus plaisirs.»
+
+Tous ces évènements firent abandonner complètement la pensée du départ
+pour l'Angleterre; et l'on peut douter que La Fontaine ait jamais songé
+sérieusement à cet exil, alors qu'il savait avoir en France des amis sur
+lesquels il pouvait compter. Dès qu'il put sortir, il se dirigea vers la
+demeure de M. d'Hervard, conseiller au parlement, et qui lui était tout
+dévoué. Chemin faisant, il rencontra le conseiller qui, avec la plus
+touchante bonté, lui dit:
+
+«Je venais vous chercher, ma femme et moi nous vous offrons
+l'hospitalité de l'amitié et nous vous prions de venir demeurer avec
+nous.
+
+--J'y allais! répondit La Fontaine avec cette simplicité de la pleine
+confiance qui ne fait pas moins d'honneur au poète qu'à ses amis. La
+postérité doit une reconnaissance non moins vive à ceux-ci qu'à Mme de
+la Sablière puisque, grâce à eux, languissant, presque infirme, pendant
+les deux années qu'il vécut encore, La Fontaine se vit entouré de toutes
+les sollicitudes d'une affection presque filiale. Mme d'Hervard, jeune
+femme encore, fut pour le septuagénaire une garde-malade des plus
+dévouées. Ce fut dans les bras de ces deux excellents amis que La
+Fontaine mourut à l'âge de soixante-treize ans (13 mars 1695). Alors
+seulement on s'aperçut que sous sa chemise le poète pénitent portait un
+cilice, ce qui fit dire à Racine le fils.
+
+ Vrai dans tous ses écrits, vrai dans tous ses discours,
+ Vrai dans sa pénitence à la fin de ses jours,
+ Du maître qu'il approche il prévient la justice,
+ Et l'auteur de _Joconde_ est armé d'un cilice.
+
+Mais mieux encore que Racine, La Fontaine témoigne des sentiments qui
+l'animaient par cette lettre qu'il écrivit, un mois à peine avant sa
+mort, à son ami de Maucroy[94]:
+
+«Tu te trompes assurément, mon cher ami, s'il est bien vrai, comme M. de
+Soissons me l'a dit, que tu me crois plus malade d'esprit que de corps.
+Il me l'a dit pour tâcher de m'inspirer du courage; mais ce n'est pas de
+quoi je manque. Je t'assure que le meilleur de tes amis n'a plus à
+compter sur quinze jours de vie. Voilà deux mois que je ne sors point si
+ce n'est pour aller un peu à l'Académie, afin que cela m'amuse. Hier,
+comme j'en revenais, il me prit, au milieu de la rue... une si grande
+faiblesse que je crus véritablement mourir. Ô mon cher, _mourir n'est
+rien_; mais songes-tu _que je vais comparaître devant Dieu_? Tu sais
+comme j'ai vécu. Avant que tu reçoives ce billet, les portes de
+l'éternité seront peut-être ouvertes pour moi.»
+
+Pareille lettre n'a pas besoin de commentaire; et certes nous préférons
+de beaucoup ce grave et admirable langage à celui que tenait, bien des
+années auparavant, il est vrai, et sans doute en se jouant, le poète:
+
+ Jean s'en alla comme il était venu,
+ Mangeant son fonds avec son revenu,
+ Et crut les biens chose peu nécessaire.
+ Quant à son temps bien sut le dispenser;
+ Deux parts en fit, dont il soulait passer
+ L'une à dormir et l'autre à ne rien faire.
+
+Voici le portrait que D'Olivet, qui avait vécu avec plusieurs des amis
+du poète, nous a laissé de La Fontaine et qu'on peut croire plus fidèle
+que celui de La Bruyère, enclin à exagérer:
+
+«À sa physionomie on n'eut point deviné ses talents. Rarement il
+commençait la conversation, et même pour l'ordinaire, il y était si
+distrait qu'il ne savait ce que disaient les autres. Il rêvait à tout
+autre chose sans qu'il pût dire à quoi il rêvait. Si pourtant il se
+trouvait entre amis et que le discours vînt à s'animer par quelque
+agréable dispute, surtout à table, alors il s'échauffait véritablement,
+ses yeux s'allumaient, c'était La Fontaine en personne et non pas un
+fantôme revêtu de sa figure.
+
+«On ne tirait rien de lui dans un tête à tête, à moins que le discours
+ne roulât sur quelque chose de sérieux et d'intéressant pour celui qui
+parlait. Si des personnes dans l'affliction s'avisaient de le consulter,
+non seulement il écoutait avec grande attention, mais, je le sais de
+gens qui l'ont éprouvé, il s'attendrissait; il cherchait des expédients,
+il en trouvait; et cet idiot (_sic_), qui de sa vie n'a fait à propos
+une démarche pour lui, donnait les meilleurs conseils du monde; autant
+était-il sincère dans le discours, autant était-il facile à croire ce
+qu'on lui disait.
+
+«Une chose qu'on ne croirait pas de lui et qui est pourtant très-vraie,
+c'est que, dans ses conversations, il ne laissait rien échapper de libre
+ni d'équivoque. Quantité de gens l'agaçaient dans l'espérance de lui
+entendre faire des contes semblables à ceux qu'il a rimés; mais il était
+sourd et muet sur ces matières; toujours plein de respect pour les
+femmes, donnant de grandes louanges à celles qui avaient de la raison,
+et ne témoignant jamais de mépris à celles qui en manquaient[95].»
+
+Une anecdote encore avant de terminer, anecdote qui nous est racontée
+par l'auteur de la _Vie de La Fontaine_, mise en tête de l'édition des
+_Fables_ de l'année 1813. «On aime à voir, comme le dit Walckenaer, aux
+temps les plus affreux de la Révolution, le nom seul de La Fontaine
+sauver d'une mort inévitable ses derniers descendants.»
+
+Après avoir perdu toute sa fortune par suite des évènements politiques,
+madame de Marson, arrière-petite fille de La Fontaine, vivait
+obscurément à Versailles avec son fils et sa fille, et s'occupait de
+leur éducation, quand on surprit une lettre à elle écrite par un de ses
+parents émigré. «Mandée au comité révolutionnaire, dit M. Creuzé de
+Lessert, madame de Marson y comparut accompagnée de ses deux enfants. Il
+était incontestable qu'elle avait été en correspondance avec un parent
+proscrit: on lui prononçait son arrestation qui, d'après ce fait alors
+si criminel, la perdait infailliblement, lorsqu'un des nombreux témoins
+de cette scène, un homme du peuple qui venait souvent dans sa maison
+s'écria:
+
+«Ô ciel! faire périr une petite fille de La Fontaine, une dame qui élève
+si bien ses enfants!»
+
+«Cette exclamation fit le plus grand effet sur l'assemblée et même sur
+le comité. Le président, se tournant vers le petit de Marson, alors âgé
+de dix ans, lui dit:
+
+«Que t'apprend-on?»
+
+«À cet interrogatoire qui ressemblait fort à celui fait par Athalie, la
+mère tremblante craignait que son fils n'eût un peu la franchise de
+Joas; mais heureusement l'enfant répondit:
+
+«On m'enseigne à être bon.»
+
+«À ce mot si touchant, ces hommes de fer sentirent leurs entrailles
+s'amollir. On fit encore quelques questions à l'enfant qui y répondit
+aussi bien: la mère fut renvoyée chez elle et l'affaire assoupie.»
+
+Le biographe, qui nous a transmis ce trait touchant, apprécie
+très-judicieusement l'omission inconcevable que Boileau a faite du
+Fabuliste dans l'_Art poétique_: «Il ne manque pas à La Fontaine de
+n'avoir pas été apprécié par Boileau; mais il manque à Boileau de
+n'avoir pas apprécié La Fontaine.»
+
+La Fontaine pour nous est surtout dans ses _Fables_; c'est là qu'il se
+montre génie original, inimitable, en tant qu'écrivain, si parfois,
+comme moraliste, il laisse à désirer. Aussi nous comprenons que des
+esprits judicieux aient paru douter que ses Fables, du moins un certain
+nombre d'entre elles, puissent être mises sans inconvénient aux mains de
+la jeunesse. Peut-être même ses chefs-d'oeuvre irréprochables de tout
+point et qui sont pour nous des joyaux sans prix, des diamants de la
+plus belle eau: _Le Savetier et le Financier_, _le Lion et le
+Moucheron_, _le Meunier, son Fils et l'Âne_, _la Laitière et le Pot au
+lait_, _les Animaux malades de la Peste_, et vingt autres gagneraient à
+n'être point déflorés en quelque sorte à l'avance parce qu'on les fait
+apprendre par coeur à l'écolier avant l'âge où, son goût étant formé,
+il pourrait apprécier le bon sens exquis pour le fond et cet art
+merveilleux de la forme qui se dérobe sous une si adorable simplicité.
+
+[88] _Épître à Madame de la Sablière._
+
+[89] _Psyché._
+
+[90] La Fontaine avait alors 26 ans.
+
+[91] _Mélanges._
+
+[92] La première édition, comprenant les six premiers livres, parut en
+un volume in 4º, chez Claude-Barbin.--1668.
+
+[93] Son fils fut élevé par le président Hénault et La Fontaine paraît
+s'en être assez peu occupé.
+
+[94] Maucroy était chanoine de Reims et lié avec La Fontaine depuis
+l'année 1645.
+
+[95] D'Olivet:--_Histoire de l'Académie française._
+
+
+
+
+FROISSARD OU FROISSART
+
+
+Quoique Froissard nous ait souvent parlé de lui dans ses _Chroniques_
+comme dans ses _Poésies_, somme toute il nous en apprend peu de chose,
+et ce qu'il nous en apprend mieux eût valu le plus souvent nous le
+laisser ignorer; car ces détails ont trait à ses goûts qui ne prouvent
+guère beaucoup de sérieux dans l'esprit et cette gravité de moeurs
+qu'exigeait son caractère, puisque Froissart était prêtre. Mais tout
+probablement ces confidences concernent l'époque où, libre encore de
+lui-même, il n'était point entré dans les ordres:
+
+ En mon jouvent (jeunesse), tout tel estoie
+ Que trop volontiers m'esbatoie.
+ Et tel que fui encor le sui....
+ Très que n'avoie que douze ans
+ Estoie fortement goulousans (désireux)
+ De vésir (voir) danses et carolles,
+ D'oïr ménestrels et parolles,
+ Qui s'appartiennent à déduit,
+ Et de ma nature introduit
+ D'aimer par amour tous ceauls (ceux)
+ Qui aiment et chiens et oiseauls;
+ .........
+ Et si destoupe mes oreilles,
+ Quand j'oï vin verser de bouteilles,
+ Car au boire prens grand plaisir.
+ Aussi fais en beaux draps vestir,
+ En viande fresche et nouvelle.
+ Violettes en leurs saisons
+ Et roses blanches et vermeilles
+ Voi volontiers, car c'est raison,»
+
+«Cette confession est explicite», dit avec raison un biographe qui la
+donne un peu plus au long et ne s'est pas fait scrupule, comme nous, de
+reproduire tel ou tel passage qui trahit chez le poète des goûts plus
+mondains encore. «On voit que la chasse, la musique, les joyeuses
+assemblées, les danses, la parure, la bonne chère, le vin et les dames
+tinrent de bonne heure une grande place dans la vie de Froissart. Mais
+il trouva aussi du temps pour l'étude.»
+
+À bien dire cette vie se passa surtout à voyager, non pour le seul
+plaisir de voir du pays, mais, comme il nous l'apprend, dans un but plus
+sérieux:
+
+«Je cherchai la plus grande partie de la chrétienté, et partout où je
+venais, je faisais enquête aux anciens chevaliers et écuyers qui avaient
+été en faits d'armes et qui proprement en savaient parler, et aussi à
+aucuns herauts de crédence, pour vérifier et justifier toutes matières.
+Ainsi ai-je rassemblé la haute et noble histoire et matière, et le
+gentil comte de Blois dessus nommé y a rendu grande peine; et tant comme
+je vivrai, par la grâce de Dieu, je la continuerai; car comme plus j'y
+suis et plus y laboure, et plus me plaît; car ainsi comme le gentil
+chevalier et écuyer qui aime les armes, et en persévérant et en
+continuant il s'y nourrit parfait, ainsi en labourant et ouvrant sur
+cette matière je m'habilite et délecte.»
+
+Et cette vie nomade, cette éternelle chevauchée à laquelle une curiosité
+toujours en éveil donnait tant d'attrait, commença pour lui de bonne
+heure.
+
+«Et pour vous informer de la vérité, je commençai jeune dès l'âge de
+vingt ans; et si suis venu au monde avec les faits et aventures; et si y
+ai toujours pris grand plaisance plus que de tout autre chose.»
+
+Froissart (Jean) était né à Valenciennes, en 1337; autant qu'on peut
+conjecturer par quelques-uns de ses vers, son père, appelé Thomas, était
+peintre d'armoiries. Tout jeune, il fut destiné à l'état ecclésiastique
+qui ne semblait guère pourtant dans le sens de sa vocation; car son
+humeur vagabonde était celle d'un ancien trouvère. Il n'avait pas vingt
+ans lorsque «à la prière de son cher et seigneur et maître messire
+Robert de Namur, chevalier seigneur de Beaufort», il entreprit d'écrire
+l'histoire de son temps, mais envisagée surtout au point de vue
+anecdotique et guerrier. La première partie de ses récits ou
+_chroniques_, ayant un caractère tout rétrospectif (de 1326 à 1340),
+«était fondée et ordonnée sur celles qu'avait jadis faites et
+rassemblées vénérable homme et discret seigneur monseigneur Jehan le
+Bel» chanoine de Saint Lambert de Liége dont le livre manuscrit,
+retrouvé, il y a quelques années seulement, par M. Polain, archiviste de
+la province de Liége, a été publié en 1850.
+
+La première partie de son travail terminée, Froissart partit pour
+l'Angleterre afin de faire hommage du dit volume à la reine Philippa de
+Hainaut, femme du roi Édouard III «laquelle liement et doucement le
+reçut de lui et lui en fit grand profit... et Dieu m'a donné, dit
+Froissart, tant de grâce que j'ai été bien de toutes les parties et des
+hôtels des rois, et par espécial de l'hôtel du roi d'Angleterre et de la
+noble reine sa femme, Madame Philippa de Hainaut, dame d'Irlande et
+d'Acquitaine... Ainsi, au titre de la bonne dame et à ses coûtages et
+aux coûtages de hauts seigneurs en mon temps, je cherchais la plus
+grande partie de la chrétienté.»
+
+En effet, après un court séjour en Angleterre, il revint sur le
+continent, puis retourna à Londres, l'année suivante (1362) où la reine
+le fit clerc de sa chapelle, ce qui ne l'obligeait pas sans doute à
+résidence, car nous le voyons, en 1364, visitant l'Écosse; en 1366, il
+suit le prince de Galles (Prince Noir) à Bordeaux qu'il quitte pour
+retourner en Angleterre. En 1368, il passe en Italie avec le duc de
+Clarence, Lionel, et assiste, à Milan, aux fêtes du mariage de ce prince
+avec la fille de Galéas Visconti. Libre alors, il visite successivement
+la Savoie, Bologne, Ferrare, Rome et revient par l'Allemagne en Flandre
+où il pensait s'embarquer pour l'Angleterre quand la nouvelle de la mort
+de la reine vint modifier ses projets et il se résolut à demeurer en
+Flandre. Nommé à la cure de Lestines, il n'exerça que peu de temps le
+ministère; cette existence sédentaire, toute remplie par des occupations
+sérieuses, ne convenait aucunement à son humeur vagabonde, et résignant
+ses fonctions curiales, il se remit à courir le monde. Nous le voyons
+tour à tour dans le Brabant, la Touraine, le Berry, le Béarn,
+l'Auvergne, la Hollande, etc, tant qu'enfin, vers 1390, il s'arrête à
+Chimay. Là, riche de tous les matériaux si divers recueillis par lui
+dans ses continuelles pérégrinations, il reprit la rédaction de sa
+_Chronique_, travail qui l'occupa plusieurs années et dont il se
+délassait par la composition de ses poésies. Il en forma tout un recueil
+qu'il fit magnifiquement copier, enluminer et relier afin de pouvoir
+l'offrir au roi d'Angleterre (1394), Richard, fils du prince de Galles
+et neveu par conséquent d'Édouard III et de Philippa de Hainaut. Le
+présent, offert par Froissart lui-même venu dans ce but en Angleterre,
+fut reçu à merveille.
+
+«Et voulut voir le roi le livre que j'avais apporté.... Il l'ouvrit et
+regarda dedans, et lui plut, et plaire lui devait, car il était
+enluminé, écrit et historié, et couvert de vermeil velours à dix clous
+d'argent dorés d'or, et roses d'or au milieu et à deux grands fermaux
+(fermoirs) dorés, et richement ouvrés au milieu de rosiers d'or.... et
+me fit très bonne chère, pour la cause de ce que de ma jeunesse j'avais
+été clerc et familier au noble roi Édouard son tayan (oncle) et à Madame
+Philippa de Hainaut, sa taye (tante); et fus un quart d'an en son hôtel;
+et quand je me départis de lui, ce fut à Windsor. À prendre congé, il me
+fit par un chevalier donner un gobelet d'argent doré, pesant deux marcs
+largement, et dedans cent nobles dont je valus mieux depuis tout mon
+vivant. _Et suis moult tenu à prier pour lui._»
+
+On remarquera cette dernière phrase soulignée par nous à dessein; car
+elle prouve que, par une contradiction peu rare alors, et qui est,
+hélas! de tous les temps, le poète historien trouvait moyen d'accommoder
+et de concilier une vie parfois assez mondaine avec l'esprit religieux.
+La théorie était parfaite encore que la pratique laissât souvent à
+désirer. C'est là le caractère de ses ouvrages qui nous charment dans le
+vieil idiome par la vivacité des tableaux, la vérité des portraits,
+l'entrain de la narration toujours animée qui reflète si bien la
+physionomie du siècle, mais sans autre préoccupation, ce semble, que de
+peindre ce que voit l'auteur et comme il le voit, c'est-à-dire en
+s'arrêtant aux apparences, à la surface brillante, mais sans trop aller
+au fond des choses. Lui prêtre, il écrit comme pourrait le faire un
+lettré du monde, un joyeux et vaillant chevalier. Dans ses _Chroniques_,
+il faut chercher l'agrément, le plaisir qui résulte de la description
+pittoresque des moeurs du temps, de la variété des épisodes, de détails
+curieux contés avec grâce et naïveté, plutôt que la sévère appréciation
+des faits et ces graves réflexions qui donnent à l'histoire même des
+temps mauvais sa moralité. Comme l'a dit fort bien un écrivain déjà
+cité:
+
+«En racontant la vie de Froissart, nous avons fait connaître le
+caractère de son ouvrage; ce n'est pas une histoire sérieuse, à la fois
+impartiale et nationale, telle que l'a écrite le Religieux de
+Saint-Denis, c'est un tableau brillant et artificiel du quatorzième
+siècle... Il est indifférent aux souffrances du peuple et réserve ses
+complaisants récits pour les combats et fêtes des seigneurs. Il prend
+également ses héros en Angleterre et en France, mais toujours parmi les
+nobles, et il ne leur demande que du courage, de la libéralité, l'amour
+des lettres, fort disposé d'ailleurs à leur pardonner tous les excès. En
+un mot, une moralité élevée manque tout à fait à ces charmantes
+peintures[96].»
+
+Pourtant dans son Prologue Froissart avait dit excellemment: «.... Je
+veux traiter et recorder histoire et matière de grande louange. Mais
+ainsi que je la commence, je requiers au Sauveur de tout le monde, qui
+de néant créa toutes choses, qu'il veuille créer et mettre en moi sens
+et entendement si vertueux que ce livre que j'ai commencé je le puisse
+continuer et persévérer en toute matière que tous ceux et celles qui le
+liront, verront et orront y puissent prendre esbatement et plaisance et
+je enchoir en leur grâce.... Donc, pour ainsi atteindre et venir à la
+matière que j'ai entreprise de commencer, premièrement par la grâce de
+Dieu et de la benoite Vierge Marie dont tout confort et avancement
+viennent, je me veux fonder et ordonner sur les vraies chroniques jadis
+faites et rassemblées par vénérable homme et discret seigneur
+monseigneur Jehan le Bel, chanoine de Saint-Lambert de Liége, qui
+grand'cure et toute bonne diligence mit en cette matière.»
+
+C'est bien là le langage de l'historien chrétien et cet admirable
+programme on peut regretter que l'auteur ne s'en soit pas assez souvenu
+dans le cours de son travail, car le livre ne perdrait certes pas à nos
+yeux s'il était toujours, comme le voulait Jacques Amyot, «une lecture
+qui délecte et profite à la fois.» Un esprit plus fortement chrétien
+donnerait tout autrement d'élévation et de vigueur à la pensée, en même
+temps qu'une âme plus largement sympathique aux douleurs humaines
+communiquerait plus souvent à la narration cette grandeur et cette
+émotion qui rendent si pathétique le récit du dévouement des bourgeois
+de Calais. Dommage que ce récit soit trop long, car nous aurions eu
+plaisir à le citer tout entier. Détachons-en quelques pages seulement.
+
+«Si (or) vint messire Gautier de Mauny et les Bourgeois de Calais
+(Eustache de Saint Pierre, Jean d'Aire, Jacques de Vissant, Pierre de
+Vissant et les deux autres), et descendit en la place et puis s'en vint
+devers le roi et lui dit:
+
+»Sire, voici la représentation de la ville de Calais, à votre
+ordonnance.
+
+«Le roi se tint tout coi et les regarda moult fellement (cruellement),
+car moult héait (haissait) les habitants de Calais pour les grands
+dommages et contraires que au temps passé sur mer lui avaient faits. Ces
+six bourgeois se mirent tantôt à genoux devant le roi, et dirent ainsi
+en joignant leurs mains:
+
+»Gentil sire et gentil roi, veez-nous (voyez-nous) cy six qui avons été
+d'ancienneté bourgeois de Calais et grands marchands: si vous apportons
+les clefs de la ville et du chastel de Calais et les rendons à votre
+plaisir et nous mettons en tel point que vous voyez, en votre pure
+volonté, pour sauver le demeurant du peuple de Calais, qui a souffert
+moult de grièvetés. Si veuillez avoir de nous pitié et merci par votre
+très haute noblesse.
+
+»Certes il n'y eut adonc en la place seigneur, chevalier, ni vaillant
+homme qui se pût abstenir de pleurer de droite pitié, ni qui pût de
+grand'pièce (de longtemps) parler. Et vraiment ce n'était pas merveille;
+car c'est grand'pitié de voir homme déchoir, et être en tel état et
+danger. Le roi les regarda très ireusement (avec colère), car il avait
+le coeur si dur et si épris de grand courroux qu'il ne put parler. Et
+quand il parla, il commanda qu'on leur coupât tantôt les têtes[97].
+Tous les barons et chevaliers, qui là étaient, en pleurant prièrent si
+acertes que faire pouvaient au roi qu'il en voulut avoir pitié et mercy;
+mais il n'y voulait entendre.
+
+».... Adonc fit grande humilité la reine d'Angleterre, qui était
+durement enceinte et pleurait si tendrement de pitié qu'elle ne se
+pouvait soutenir. Si se jeta à genoux pardevant le roi son seigneur et
+dit ainsi:
+
+»Ha! gentil sire, depuis que je repassai la mer en grand péril, si comme
+vous savez, je ne vous ai rien requis ni demandé: or, vous prie-je
+humblement et requiers en propre don que, pour le fils de Sainte Marie
+et pour l'amour de moi, vous veuillez avoir de ces six hommes merci.
+
+»Le roi attendit un petit à parler et regarda la bonne dame sa femme qui
+pleurait à genoux moult tendrement; si lui amollia (amollit) le coeur,
+car envis (malgré soi) l'eut courroucée au point où elle était; si dit:
+
+»Ha! dame, j'aimerais trop mieux que vous fussiez autre part qu'ici.
+Vous me priez si acertes (fort) que je ne le vous ose éconduire
+(refuser); et combien que je le fasse envis, tenez, je vous les donne,
+si en faites à votre plaisir.
+
+»La bonne dame dit: «Monseigneur, très grand merci.» Lors se leva la
+reine et fit lever les six bourgeois et leur ôter les chevestres
+(cordes) d'entour leur cou, et les emmena avec elle en sa chambre et les
+fit revêtir et dîner tout à l'aise, et puis donna à chacun six nobles,
+et les fit conduire hors de l'ost (armée) à sauveté.»
+
+Tout cela est admirable et, dans les historiens les plus renommés de
+l'antiquité, je ne sais pas beaucoup d'épisodes qui vaillent celui-ci.
+Une citation encore, non moins intéressante quoique d'un genre
+différent:
+
+«Vérité fut selon la fame (renommée) qui courait, que le roi de Navarre
+(Charles-le-Mauvais), du temps qu'il se tenait en Normandie et que le
+roi de France (Charles V) était duc de Normandie, il le voulut faire
+empoisonner; et reçut le roi de France le venin; et fut si avant mené
+que tous les cheveux de la tête lui churent, et tous les ongles des
+pieds et des mains, et devint aussi sec qu'un bâton, et n'y trouvait-on
+point de remède. Son oncle, l'empereur de Rome, ouït parler de sa
+maladie; si (or) lui envoya tantôt et sans délai un maître médecin qu'il
+avait de lez (près de) lui, le meilleur maître et le plus grand en
+science qui fût en ce temps au monde, ni que on sût ni connût, et bien
+le voyait-on par ses oeuvres. Quand ce maître médecin fut venu en France
+de lez le roi, qui lors était duc de Normandie, et il eut la
+connaissance de sa maladie, il dit qu'il était empoisonné et en grand
+péril de mort. Si fit adonc, en ce temps, de celui qui puis fut roi de
+France, la plus belle cure dont on put ouïr parler; car il amortit en
+tout ou en partie le venin qu'il avait pris et reçu; et lui fit
+recouvrer cheveux et ongles et santé, et le remit en point et en force
+d'homme parmi ce que, tout petit à petit, le venin lui issait et coulait
+par une petite fistule qu'il avait au bras. Et à son département, car
+on ne put le retenir en France, il donna une recette dont on userait
+tant qu'il vivrait. Et bien dit au roi de France et à ceux qui de lez
+lui étaient:
+
+«Si très tôt que cette petite fistule laira (cessera) de couler et
+sèchera, vous mourrez sans point de remède, mais vous avez quinze jours
+au plus de loisir pour vous aviser et penser à l'âme. Bien avait le roi
+de France retenu toutes ces paroles; et porta cette fistule vingt-trois
+ans, laquelle chose par maintes fois l'avait fort ébahi... Si quand
+cette fistule commença à sécher et non couler, les doutes (craintes) de
+la mort lui commencèrent à approcher. Si ordonna, comme sage homme et
+vaillant qu'il était, toutes ses besognes.» (Froissart: Livre II.)
+
+Froissart mourut à Chimay vers 1410. D'après un vieux manuscrit
+découvert dans cette ville: «Son corps est ensepulturé à Chimay, en la
+chapelle où sont les fonts baptismaux.» Après sa mort, on fit beaucoup
+de vers à sa louange, nous citerons seulement une de ces pièces en façon
+d'épitaphes.
+
+ HONORARIUM.
+
+ Gallorum sublimis honos et fama tuorum,
+ Hic, Froissarde, jaces, si modò fortè jaces.
+ Historiæ vivus studuisti reddere vitam,
+ Defuncto vitam reddet at illa tibi.
+
+«Froissart, qui fut la gloire et l'honneur des Gaules, gît ici, supposé
+qu'il soit mort. Vivant, ô Froissart, tu t'étudiais à rendre la vie à
+l'histoire, et celle-ci, quand tu n'es plus, fait de même pour toi.»
+
+Froissart n'était pas seulement prosateur excellent mais aussi poète
+distingué. D'ailleurs, sa verve s'exerçait trop volontiers, à la façon
+de Pétrarque, sur les sujets chers alors comme aujourd'hui aux faiseurs
+de romans et romances. Voici d'une de ses meilleures pièces un fragment
+comme échantillon de sa manière:
+
+ Ce fut au joli mois de may,
+ Je n'eus doubtance ni esmai (effroi)
+ Quand j'entray en un jardinet.
+ Il estoit assez matinet,
+ Un peu après l'aube crevant (croissant)
+ Nulle riens ne m'alloit gresvant (pesant),
+ Mès (mais) toute chose me plaisoit
+ Pour le joli temps qu'il faisoit,
+ Et estoit apparent dou (de) faire.
+ .........
+ Je me tenois en un moment
+ Et pensois au chant des oiseauls,
+ En regardant les arbriseaus,
+ Dont il y avait grant foison,
+ Et estoie sous un buisson
+ Que nous appelons aube-espine
+ Qui devant et puis l'aube espine;
+ Mes la flour (fleur) est de tel (telle) noblesse.
+ Que la pointure petit blesse;
+ .........
+ Tout envi que là me seoie (seyais)
+ Et que le firmament veoie (voyais)
+ Qui estoit plus clair et plus pur
+ Que ne soit argent ne azur,
+ En un penser je me ravis.....
+
+[96] _Biographie Universelle_, article _Froissart_.
+
+[97] Quel monstrueux abus de la victoire! La guerre était plus inhumaine
+alors qu'aujourd'hui.
+
+
+
+
+DES GENETTES
+
+
+Tout le monde connaît la belle gravure d'_Hippocrate refusant les
+présents du roi Artaxercès_, gravure faite d'après le tableau de
+Girodet-Trioson. Il est dans la vie de notre illustre contemporain Des
+Genettes, plusieurs traits dignes assurément d'une bien autre admiration
+et qui, plus encore que le magnanime refus du médecin grec, méritaient
+d'être popularisés par la peinture et la gravure. Mais en était-il
+besoin alors que les plus glorieux sont encore dans la mémoire de tous?
+Qui ne sait par exemple l'héroïque, l'infatigable dévouement de Des
+Genettes comme médecin en chef de l'armée pendant l'expédition d'Égypte.
+
+«À peine arrivé en Égypte, disent les biographes[98], il ne tarda pas à
+se trouver aux prises avec la peste; cette maladie terrible et
+mystérieuse, qui semble se propager surtout par l'effroi qu'elle
+inspire, fut combattue avec un merveilleux succès par le docteur Des
+Genettes au moyen des plus sages prescriptions hygiéniques, au besoin
+par une thérapeutique hardie et savante, et toujours en agissant avec
+force sur le moral des malades et sur l'imagination de tous. À la fin du
+siège de Saint-Jean d'Acre, lorsque le fléau exerçait de tels ravages
+dans l'armée de Syrie qu'on voyait défaillir les plus intrépides
+courages, comprenant qu'un grand exemple était nécessaire pour rendre un
+peu de calme et de confiance aux soldats que démoralisait la terreur,
+pour les faire douter au moins du caractère contagieux de la maladie, au
+milieu de l'hôpital, M. Des Genettes trempa une lancette dans le pus
+d'un bubon et se fit deux piqûres dans l'aine et près de l'aisselle,
+expérience incomplète a-t-il dit plus tard, et qui fait seulement voir
+que les conditions nécessaires pour que la contagion ait lieu ne sont
+pas déterminées.»
+
+Un autre jour, à la suite d'une conversation qu'il avait eue avec
+Berthollet soutenant que les miasmes pestilentiels se transmettent
+surtout par la salive, il se rend avec son ami dans la salle des
+malades. Un de ces derniers, moribonds déjà, voyant approcher de son lit
+le médecin, se soulève par un suprême effort et lui tend son verre dans
+lequel restait une partie de la potion ordonnée et demande au docteur de
+la partager avec lui.
+
+«Donnez!» dit Des Genettes qui prend le verre des mains du pestiféré et
+le vide sans sourciller: «Action, dit le docteur Pariset, qui donna une
+lueur d'espoir au mourant, mais qui fit pâlir et reculer d'horreur tous
+les assistants: seconde inoculation, plus redoutable que la première, de
+laquelle Des Genettes semblait lui-même tenir peu de compte[99].»
+
+Mais revenons à l'ordre chronologique et à la biographie. Des Genettes
+(Réné-Nicolas Dufriche, baron) naquit à Alençon en 1762. Sa famille (les
+Dufriche et les Valazé) était originaire d'Essée, joli bourg situé
+entre Seez et Alençon. Il commença ses études classiques au collège de
+cette dernière ville et les acheva à Paris dans la maison de
+Sainte-Barbe. Peu de temps après sa sortie, il lui échut un héritage, et
+cette fortune inespérée lui permit d'employer quelques années en
+voyages. Après un séjour en Angleterre, il se rendit en Italie où il se
+lia avec les professeurs les plus distingués des universités, et
+notamment le docteur Paul Mascagni. Les voyages ne l'avaient pas
+détourné des études médicales vers lesquelles l'entraînait sa vocation
+puisque, à son retour en France, il se rendit immédiatement à
+Montpellier où il fut reçu docteur après un brillant examen. Faut-il
+croire à l'exactitude du portrait que nous fait de Des Genettes à cette
+époque un biographe qui, contrairement à tous les autres, paraît assez
+peu sympathique à l'illustre médecin? «Des Genettes avait alors
+vingt-sept ans. Bien fait de sa personne, d'un esprit mordant et
+ironique et d'une physionomie saisissante, libéral par tempérament
+quoique assez fier de sa gentilhommerie, fort disert, démonstratif et
+enjoué; peu scrupuleux en fait d'épigrammes et de médisances, faisant le
+portrait sans atténuer les défauts et joignant le talent du mime à celui
+du causeur; habile à improviser l'anecdote sans jamais taire ni les
+dates ni les noms propres, ce qui allait fréquemment jusqu'à la
+personnalité, Des Genettes fréquentait non-seulement les cercles du
+monde, mais les personnages haut placés dont sa façon de parler
+très-accentuée et son verbe élevé aiguillonnaient singulièrement la
+curiosité et l'attention[100].»
+
+J'ai peur qu'il n'y ait dans ce portrait plus de fantaisie et de parti
+pris que de vérité; dans tous les cas, Des Genettes, corrigé par
+l'expérience et la réflexion, pensait et surtout agissait bien
+différemment plus tard lui qui disait dans son _Éloge de Hallé_: «M.
+Hallé avait des volontés bien prononcées dès que cela devenait
+nécessaire. Ce n'était point de l'obstination mais du vrai caractère.
+Quand il entendait médire, il souriait finement et souvent avec dédain;
+plus souvent il détournait la tête pour se boucher les oreilles. Quand
+il entendait calomnier des gens de bien, déprécier des services
+éminents, attaquer les institutions utiles et recommandables, c'était
+bien autre chose. En effet, lorsqu'il éprouvait des mouvements
+d'indignation, sa voix s'animait tout à coup, les expressions les plus
+heureuses accouraient en foule pour seconder sa pressante dialectique,
+et il s'élevait à une éloquence d'autant plus persuasive qu'elle
+jaillissait de son coeur.»
+
+Voilà certes un noble langage, et qui répond victorieusement à ce qu'on
+a lu plus haut. Au mois de mars de l'année 1793, Des Genettes, par
+l'entremise de Thouret, directeur de l'École de santé et dont plus tard
+il épousa la fille, obtint un brevet de médecin militaire, et tout
+aussitôt il quitta Paris pour se rendre à son poste en Italie. «Il y
+passa trois années, servit sous plusieurs généraux, et comme il montra
+du zèle et surtout de l'humanité, un esprit capable et prompt, un
+caractère résolu, il obtint bientôt l'estime de ses chefs, la confiance
+du soldat, le respect même des étrangers, et ce fut de l'assentiment de
+tous qu'il franchit les grades intermédiaires: dès 1794, c'est-à-dire
+après une année de service, il était déjà médecin en chef de l'armée.»
+
+Ainsi s'exprime le biographe cité plus haut qui, quoique peu disposé, ce
+semble, à la sympathie, parle comme ses confrères (avec moins de chaleur
+sans doute) et ne peut se refuser à rendre témoignage à la vérité. Des
+Genettes se rencontra à Nice avec Bonaparte, plus jeune que lui de
+quelques années, et qui fut prompt à l'apprécier; car lorsqu'ils se
+séparèrent, le jeune général lui dit:
+
+«Étudiez tous les détails d'une armée; j'en profiterai plus tard, vous
+aussi.»
+
+En effet, l'expédition d'Égypte résolue, Bonaparte nomma Des Genettes
+médecin en chef de l'armée, et comme on l'a vu déjà, il n'eut point à le
+regretter. «Dès son entrée dans la contrée nouvelle, dit le docteur
+Pariset, qui lui-même visita l'Égypte, après avoir réparti ses
+collaborateurs sur les différents points que devaient occuper nos armes,
+son premier soin fut de les inviter, par une instruction, à l'étude des
+lieux, des hommes, des travaux, des aliments, etc. De là sont nées les
+curieuses topographies et les notes et les mémoires qu'il a publiés dans
+son ouvrage (_Histoire médicale de l'armée d'Orient_) sous les noms de
+leurs auteurs; car loin de tenir dans l'ombre les savants et courageux
+médecins de l'armée d'Égypte, il aimait à les parer de leurs talents,
+comme il aimait à reconnaître et à proclamer leurs services.»
+
+Des Genettes, après le départ de Bonaparte, resta en Égypte avec Kléber,
+son ami, dont la statue occupa toujours une place d'honneur dans sa
+bibliothèque. De retour en France seulement vers 1801, il fut nommé
+médecin en chef de l'hôpital du Val-de-Grâce, puis inspecteur général du
+service de santé des armées. Envoyé en Espagne en 1805, pour étudier
+l'épidémie qui, l'année précédente, avait fait de cruels ravages à
+Cadix, Malaga et Alicante, il suivit les armées françaises en Prusse, en
+Pologne, en Autriche, «où il fit preuve du plus rare talent joint au
+plus sincère dévouement» dit Feller.
+
+Dans cette désastreuse campagne de 1812, fait prisonnier pendant la
+retraite, il écrivit à l'empereur Alexandre pour demander sa liberté en
+invoquant la bienveillance que pourraient lui mériter les services
+rendus par lui aux blessés de toutes les nations. Alexandre effaça sur
+la demande le mot _bienveillance_ qu'il remplaça par celui de
+_reconnaissance_, et Des Genettes, rendu à la liberté, fut reconduit aux
+avant-postes français avec une garde d'honneur.
+
+Alexandre sans doute n'ignorait pas la fermeté dont Des Genettes avait
+fait preuve tout récemment dans l'intérêt de l'humanité vis-à-vis de
+l'empereur Napoléon.
+
+Celui-ci, après l'entrée des Français dans Moscou, eut l'idée de
+transformer en caserne un hospice destiné aux Enfants-Trouvés. Des
+Genettes en est averti; aussitôt il se présente à l'empereur et réclame
+avec énergie contre la mesure projetée. Sous le coup de son émotion, à
+ce qu'on raconte, il termine en disant:
+
+«Si les soldats prennent la place des malheureux orphelins, que
+deviendront ces derniers? Ne se trouveront-ils pas sans asile et ne vous
+exposez-vous pas, sire, à ce que la postérité plus tard parle de vous
+comme elle fait d'Hérode.
+
+--Hérode! répond l'empereur non sans quelque étonnement! Qu'a-t-il à
+faire ici et à quoi cela pourrait-il ressembler?
+
+--Au Massacre des Innocents! reprend hardiment le médecin en chef.
+
+--Vous avez raison, dit l'empereur après un court silence. Je vais
+donner l'ordre que ce projet n'ait pas de suite.
+
+Après la bataille de Leipsick, Des Genettes, forcé de se renfermer dans
+la citadelle de Torgau, ne revint en France qu'au mois de mai 1814. À
+cause de ses antécédents et par suite de certaines intrigues surtout, sa
+situation devint difficile et peu s'en fallut que sa chaire de
+professeur adjoint de physique médicale et d'hygiène à la Faculté ne lui
+fût enlevée. Louis XVIII cependant, qui ne partageait point les rancunes
+des bureaux, nomma Des Genettes commandeur de la Légion d'Honneur; et
+plus tard, en 1819, il voulut qu'il fît partie du conseil de santé des
+armées, bien que Des Genettes se fût trouvé à Waterloo comme médecin en
+chef de l'armée et de la Garde impériale. Quelques mois avant la mort de
+Napoléon, il fut officiellement chargé de désigner les médecins qui
+devaient se rendre à Sainte Hélène. Ces témoignages réitérés et mérités
+de confiance permettent de croire que sa destitution en 1823, comme
+professeur, fut la suite d'un regrettable malentendu comme l'affirment
+les rédacteurs de la _Nouvelle Biographe générale_, et de
+l'_Encyclopédie des Gens du monde_, après Rabbe et Boisjolin qui
+écrivaient en 1834:
+
+«Un léger tumulte, fomenté par des individus étrangers à la Faculté eut
+lieu à l'occasion d'un discours[101] qu'il prononça pour la rentrée de
+l'École. Ce tumulte, qui certes n'avait rien de séditieux, servit de
+prétexte à la dissolution momentanée de l'École et à sa réorganisation
+préparée de longue main[102].»
+
+M. Is. Bourdon qui, dans la _Biographie universelle_, comme nous l'avons
+dit, contrairement aux autres biographes, juge son confrère avec plus de
+sévérité que de sympathie, contredit Rabbe et Boisjolin dans les termes
+suivants: «Des Genettes vint ensuite qui, loin de les calmer, ne fit
+qu'exaspérer les passions haineuses de l'assemblée. Une phrase où
+l'imprudent orateur faisait allusion à la fin chrétienne du docteur
+Hallé, fut répétée par lui jusqu'à trois fois en la commentant par des
+gestes aux marques croissantes d'une improbation scandaleuse. Jamais
+mauvaise comédie ne mit en jeu tant de sifflets.»
+
+Il est difficile de ne pas douter un peu de la parfaite exactitude de ce
+langage où l'on sent, à travers la formule embarrassée et énigmatique,
+je ne sais quelle pointe d'aigreur. Cette opinion paraît plus
+vraisemblable si l'on rapproche le commentaire du passage incriminé tel
+qu'il se trouve dans le texte original et dans lequel je cherche en vain
+l'ombre de l'ironie ou de la raillerie.
+
+«Nous croirions manquer à la mémoire de M. Hallé (interruption), nous
+croirions la trahir (interruptions prolongées); vous auriez le droit de
+me traiter comme un lâche (profond silence et attention générale), si
+j'appréhendais de dire hautement ici que M. Hallé eut des sentiments de
+religion aussi sincères que profonds. Comme Pascal, il s'anéantissait
+devant la grandeur de Dieu; une teinte de l'âme de Fénelon émoussait en
+lui le rigorisme; et comme il se croyait sans mission pour amener les
+autres à ses opinions, il se borna à prêcher d'exemple[103].»
+
+J'estime que, bien loin d'accuser l'orateur d'_imprudence_, on ne
+pouvait que le louer de la franchise et de la netteté de son langage. On
+a d'autant plus lieu de croire qu'il était sincère et que la passion des
+auditeurs, seule, interprétait son langage en sens contraire, que la
+conduite de Des Genettes ne le démentit point à l'instant solennel, M.
+Is. Bourdon lui-même le proclame loyalement: «Quelle qu'eût été son
+opinion, quinze ans plutôt, sur la foi docile de Hallé, son collègue de
+chaire, sa fin ne fut ni moins résignée, ni moins exemplaire et
+chrétienne, tant l'espérance en Dieu, tant la foi sont un rapprochement
+digne des grands esprits.»
+
+En dépit de sa vie agitée et occupée, l'illustre docteur a laissé de
+nombreux écrits relatifs à la science médicale et aussi des _Mémoires_
+dont deux volumes seulement ont été publiés et que sa mort, arrivée en
+1837 (2 février), ne lui permit pas de terminer. Il était alors, et
+depuis 1832, médecin en chef des Invalides. L'empereur l'avait créé
+baron en 1809 et, «il n'avait garde de l'oublier, lui qui eût renoncé à
+toute son hygiène plutôt qu'à sa noblesse, il est vrai, fort méritée»
+dit toujours avec le même accent le rédacteur presque narquois de la
+_Biographie universelle_ qui ne paraît point du tout désireux d'apporter
+sa pierre au piédestal de notre héros.
+
+Parlant de lui comme professeur, il écrit:
+
+«Des Genettes était moins écouté qu'applaudi, car sa mimique était mieux
+comprise que sa parole. Aux examens il était fier de son latin en effet
+élégant et facile; et il posait ses questions avec autant d'esprit que
+d'autorité, toujours plus occupé de l'auditoire que des candidats, et
+dispensant ceux-ci de toute réponse par de longs et brillants monologues
+où il excellait.
+
+«Laissez-moi parler, leur disait-il, vous gagnerez à vous taire. En
+parlant, je vous instruis, et préserve votre vanité du remords d'une
+mauvaise réponse.»
+
+«Il était le même à l'Académie toujours personnel et blessant.... Trop
+conteur pour administrer sagement et pour bien conclure, sa vie entière
+ne fut pour ainsi dire qu'une longue narration, y compris le temps où il
+fut maire du 10e arrondissement de Paris.»
+
+À ces affirmations ayant un peu l'air d'accusations sous la forme
+d'épigrammes, mais dont l'exagération même atténue beaucoup la portée,
+nous opposerons le jugement formulé antérieurement par Rabbe et
+Boisjolin dont la _Biographie Nouvelle_, l'_Encyclopédie des Gens du
+monde_, etc, se font les échos:
+
+«Nous n'aurions fait connaître que très imparfaitement M. Des Genettes,
+si nous ne parlions pas de ses talents comme professeur. Ses cours à la
+Faculté étaient des modèles de clarté et de méthode, pleins d'idées
+neuves et saillantes. Comme orateur, il se distingue par une familiarité
+originale et piquante. Dans ses divers discours à la Faculté, dans les
+discussions journalières de l'Académie de Médecine, il a constamment
+fait preuve d'une grande sagacité de raisonnement jointe au charme
+d'une élocution facile et animée. Son langage est remarquable surtout
+par _cette observation de toutes les convenances, ce tact_ que donnent
+seules, même à un homme d'esprit, la variété des connaissances et des
+relations sociales distinguées.»
+
+Il y a là, ce semble, l'accent de la vérité, et volontiers on applaudit
+aux biographes quand ils disent: «Des Genettes a rendu son nom célèbre
+en France et en Europe par de belles actions, de savants ouvrages, de
+glorieux services rendus à l'humanité, et par son habileté supérieure
+dans l'administration hygiénique et médicale des armées.»
+
+[98] _Biographie des Contemporains_, _Nouvelle Biographie_, _Biographie
+de Feller_, _etc._
+
+[99] Pariset--Éloge de Des Genettes.
+
+[100] Is. Bourdon.--_Biographie universelle._
+
+[101] _Éloge de Hallé._
+
+[102] _Biographie universelle et portative des Contemporains._
+
+[103] _Éloge de M. Hallé_, in 8º, 1823.
+
+
+
+
+GEOFFROY-MARIE
+
+
+Cette rue fut ouverte en 1842 seulement, sur les terrains dits de la
+Boule-Rouge, appartenant à l'Hôtel-Dieu de Paris, en vertu d'une
+donation fort ancienne faite par _Geoffroy_ cordonnier à Paris, et
+_Marie_, son épouse, lesquels, d'après le contrat, à la date du mois
+d'avril 1261[104], ont cédé _aux pauvres_ de l'Hôtel-Dieu une pièce de
+terre de huit arpents située vis-à-vis la grange qui est appelée la
+_Grange-Bataillière_; plus un arpent et demi de vignes, sis en trois
+pièces dans la censive de Saint Germain-des-Prés (avec réserve de
+l'usufruit); plus _quarante sols parisis_ de rente annuelle et
+perpétuelle à prendre sur une maison appartenant auxdits sieur et dame.
+
+«En récompense de quoi, dit le contrat, les Frères dudit Hôtel-Dieu ont
+concédé à toujours auxdits Geoffroy et Marie la participation, comme ils
+l'ont eux-mêmes, aux prières et aux bienfaits qui ont été faits et se
+feront à l'avenir au susdit Hôtel-Dieu. Et aussi ont promis lesdits
+Frères de donner et fournir, en récompense de ce qui précède, auxdits
+Geoffroy et Marie, pendant leur vie et au survivant d'eux, tout ce qui
+sera nécessaire pour la _nourriture et l'habillement_ à la manière des
+Frères et des Soeurs dudit Hôtel-Dieu, quelle que soit leur manière
+d'être et dans quelque état qu'ils deviennent et se trouvent.»
+
+Cet acte est intéressant à rappeler sous plus d'un rapport: il fut passé
+en plein moyen-âge, dans ces temps si fort décriés et souvent calomniés
+par certains écrivains de peu de science ou de peu de bonne foi. Il
+montre la sollicitude dont les _pauvres_, ces membres souffrants de
+Jésus-Christ, étaient l'objet alors; car ce n'est pas à l'établissement,
+c'est aux pauvres mêmes, qu'on y soignait et entretenait en grand
+nombre, qu'est faite la donation; les bons Frères ne sont là que leurs
+représentants; c'est en leur nom qu'ils acceptent et aux conditions si
+touchantes qu'on a vues. Cet acte prouve encore que l'aisance, la
+richesse même, n'étaient point en ce temps, comme on est porté à le
+croire, le partage uniquement des classes supérieures, de la noblesse en
+particulier, puisque de petits bourgeois de Paris, en exerçant une
+industrie assurément des plus modestes, avaient pu acquérir une fortune
+si considérable même pour l'époque.
+
+Une partie de ces terrains, restés la propriété de l'hospice, fut
+vendue, au mois de novembre 1840, pour la somme énorme de 3,075,800 fr.,
+à MM. Maufra et Pène; ce dernier fut autorisé, par ordonnance royale du
+10 janvier 1842, à ouvrir sur cet emplacement une rue nouvelle, dite rue
+_Geoffroy-Marie_, en souvenir du cordonnier et de sa femme, les anciens
+et généreux donataires. On ne saurait trop applaudir à cet acte de
+gratitude pour les deux pauvres bourgeois du treizième siècle, dont le
+bienfait si considérable, qui n'avait eu d'autre mobile que la charité,
+remis en lumière et comme rajeuni par la publicité, obtient ainsi après
+tant d'années sa récompense temporelle, sans préjudice de l'autre bien
+autrement précieuse et qu'ont reçue dès longtemps sans doute _Geoffroy_
+et _Marie_.
+
+[104] Sous le règne de Saint-Louis.
+
+
+FIN DU PREMIER VOLUME.
+
+
+
+
+TABLE
+
+
+PRÉFACE v
+Amboise (cardinal d') 1
+Amyot 9
+Andrieux 22
+Assas (d') et Desilles 26
+Aubriot 32
+Bailly (Sylvain) 36
+Beaujon 52
+Beethoven 54
+Belsunce et Roze 74
+Béranger 94
+Berthollet 98
+Bossuet 107
+Bourdaloue 130
+Breguet 139
+Bruyère (Jean de la) 144
+Bugeaud 153
+Caffarelli 157
+Chaise (La) 167
+Charlemagne 173
+Chateaubriand 176
+Chauveau-Lagarde 191
+Chevalerie 204
+Cheverus (de) 210
+Cochin 229
+Colbert 233
+Combes (Michel) 243
+Commines 246
+Condamine (La) 256
+Corneille (Pierre) 272
+Desaix 293
+Dombasle 308
+Dupuytren 323
+Épée (abbé de l') 339
+Fénelon 351
+Flamel (Nicolas) 374
+Fontaine (Jean de La) 380
+Froissart 405
+Genettes (Des) 417
+Geoffroy-Marie 428
+
+
+FIN DE LA TABLE DU PREMIER VOLUME.
+
+CAMBRAI.--IMPRIMERIE DE A. RÉGNIER-FAREZ, PLACE-AU-BOIS, 28.
+
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Les rues de Paris, (1/2), by M. Bathild Bouniol
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES RUES DE PARIS, (1/2) ***
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+electronic work, or any part of this electronic work, without
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+
+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
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+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
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+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
+
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+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
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+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
+DAMAGE.
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+defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
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+the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
+refund. If you received the work electronically, the person or entity
+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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Binary files differ
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@@ -0,0 +1,14798 @@
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+ The Project Gutenberg eBook of Les rues de Paris tome premier, by Bathild Bouniol.
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+Project Gutenberg's Les rues de Paris, (1/2), by M. Bathild Bouniol
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+
+Title: Les rues de Paris, (1/2)
+
+Author: M. Bathild Bouniol
+
+Release Date: March 23, 2010 [EBook #31746]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES RUES DE PARIS, (1/2) ***
+
+
+
+
+Produced by Adrian Mastronardi, Jean-Adrien Brothier and
+the Online Distributed Proofreading Team at
+http://www.pgdp.net (This file was produced from images
+generously made available by the Bibliothèque nationale
+de France (BnF/Gallica)
+
+
+
+
+
+
+</pre>
+
+
+<p><span class='pagenum'><a name="Page_i" id="Page_i">[Pg i]</a></span></p>
+
+<h3>LES</h3>
+<h1>RUES DE PARIS</h1>
+<p><br /><br /></p>
+<h3>TOME PREMIER</h3>
+
+<p><span class='pagenum'><a name="Page_ii" id="Page_ii">[Pg ii]</a></span></p>
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="OUVRAGES_DU_MEME_AUTEUR" id="OUVRAGES_DU_MEME_AUTEUR"></a>OUVRAGES DU MÊME AUTEUR.</h2>
+<hr style="width: 65%;" />
+
+
+<div class="center">
+<table summary="table_des_matieres" border="0" cellpadding="4"
+cellspacing="0">
+
+<tbody><tr><td align="left"><b>La France héroïque</b>, vies et récits dramatiques d'après les chroniques<br />
+et les documents originaux, 3<sup>e</sup> édit. 4 vol. in-12</td>
+<td align="right"><br />10 fr. &raquo;&raquo;</td></tr>
+
+<tr><td align="left"><b>Les Marins Français</b>, suite et complément de la France<br />
+héroïque, 2 fort vol. in-12</td>
+<td align="right"><br />6 fr. &raquo;&raquo;</td></tr>
+
+<tr><td align="left"><b>Les Combats de la vie</b>, 2<sup>e</sup> édit. 4 vol.</td>
+<td align="right">8 fr. &raquo;&raquo;</td></tr>
+
+<tr><td align="left"><b>À l'Ombre du Drapeau</b>, 3<sup>e</sup> édit. 4 vol. in-12.</td>
+<td align="right">2 fr. &raquo;&raquo;</td></tr>
+
+<tr><td align="left"><b>Le Soldat</b>, chants et récits, 3<sup>e</sup> édit. 1 vol. in-18</td>
+<td align="right">&raquo; fr. 60</td></tr>
+
+<tr><td align="left"><b>La filleule d'Alfred</b>, 2<sup>e</sup> édit. 1 vol. in-12</td>
+<td align="right">2 fr. &raquo;&raquo;</td></tr>
+
+<tr><td align="left"><b>La Caverne de Vaugirard</b>, 1 vol.</td>
+<td align="right">2 fr. &raquo;&raquo;</td></tr>
+
+<tr><td align="left"><b>Quand les Pommiers sont en fleurs</b>, 1 vol.</td>
+<td align="right">2 fr. &raquo;&raquo;</td></tr>
+
+<tr><td align="left"><b>La joie du Foyer</b>, (3<sup>e</sup> édit.) 1 vol. in-18</td>
+<td align="right">1 fr. 50</td></tr>
+
+<tr><td align="left"><b>Les Soirées du Dimanche</b>, (2<sup>e</sup> édit.) 1 vol.</td>
+<td align="right">1 fr. 50</td></tr>
+
+<tr><td align="left"><b>La Femme</b>, ses vertus et ses défauts, (Tiré des écrits du<br />
+P. Caussin), fort vol.</td>
+<td align="right">3 fr. 50</td></tr>
+
+<tr><td align="left"><b>Je Politique</b>, (Récits et Portraits). 1 vol.</td>
+<td align="right">3 fr. 50</td></tr>
+
+</tbody></table></div>
+
+
+
+
+<p class="center"><br /><br /><br />CAMBRAI.&mdash;IMP. DE RÉGNIER-FAREZ, PLACE-AU-BOIS, 28.</p>
+
+<p><br /><br /><br /><span class='pagenum'><a name="Page_iii" id="Page_iii">[Pg iii]</a></span></p>
+
+<h3>LES</h3>
+<h1><b>RUES DE PARIS</b></h1>
+<p><br /></p>
+<p class="center"><span class="smcap">biographies,<br />
+portraits, récits et légendes,<br />
+<br />
+par</span><br />
+<br /></p>
+<h2>M. BATHILD BOUNIOL</h2>
+<p><br /><br /></p>
+<hr style="width: 10%;" />
+<h3>TOME PREMIER.</h3>
+<hr style="width: 10%;" />
+<p class="center"><br />
+PARIS<br /><br />
+<span class="smcap">bray et retaux, libraires-éditeurs<br /><br />
+rue bonaparte, 82.</span><br /><br /></p>
+<hr style="width: 10%;" />
+<p class="center">1872<br /><br />
+(Droits de traduction et de reproduction réservés.)<br /></p>
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<p><span class='pagenum'><a name="Page_v" id="Page_v">[Pg v]</a></span></p>
+
+
+<h2><a name="PREFACE" id="PREFACE"></a>PRÉFACE</h2>
+<hr style="width: 10%;" />
+
+<p class="center">LA FRANCE ET PARIS.</p>
+
+<p>Cet ouvrage pourrait aussi bien s'appeler le <i>Livre
+d'or</i> de la France et un peu de l'Europe, car il comprend
+dans les Biographies plusieurs de ces hommes
+illustres qui, nés dans une autre contrée, par leur
+renom universel ne sauraient plus être considérés
+par nous comme des étrangers, et que Paris semble
+avoir adoptés comme siens en inscrivant leurs noms
+sur ses murailles. Ainsi a-t-il fait pour Raphaël,
+Michel-Ange, Titien, Beethoven, Mozart, etc., ces
+représentants fameux de l'art dont la gloire appartient
+au monde entier.</p>
+
+<p>Notre livre se compose de deux parties fort distinctes:
+la première renferme les Biographies développées
+des personnages célèbres qui ont donné leur
+nom à telle ou telle des rues de Paris, et dont la vie
+<span class='pagenum'><a name="Page_vi" id="Page_vi">[Pg vi]</a></span>offre un intérêt particulier en même temps qu'un
+utile enseignement. Cette Galerie comprend tous les
+genres d'illustrations, mais surtout les illustrations
+pacifiques, prélats et simples prêtres, orateurs sacrés
+et profanes, poètes, littérateurs, médecins, artistes,
+savants, artisans, etc., et aussi des guerriers, mais en
+petit nombre, et qui n'avaient pu trouver place dans
+la <i>France héroïque</i> ou les <i>Marins Français</i>. Ce livre,
+qui contraste ainsi avec les précédents, n'offrira pas,
+croyons-nous, un moins vif intérêt par la continuelle
+variété des épisodes et des caractères.</p>
+
+<p>Cet intérêt ne pourra que s'augmenter par notre
+Seconde Partie qui rappelle, dans l'ordre alphabétique,
+les rues dont l'origine plus ou moins ancienne
+offre des particularités curieuses et sur lesquelles les
+nombreux ouvrages par nous consultés ont pu nous
+renseigner. On a dû passer sous silence, pour ne pas
+grossir inutilement le volume, les rues dont l'origine
+était inconnue, comme celles dont la dénomination
+toute banale n'avait pas besoin d'explication: rue de
+<i>l'Église</i>, rue du <i>Chemin de Fer</i>, etc. Nous avons fait
+de même pour les désignations ayant à nos yeux un
+caractère transitoire et qui tiennent à nos vicissitudes
+politiques, hélas! trop fréquentes. Dans ce Dictionnaire,
+pour être plus complet, nous avons fait figurer,
+avec la date de la naissance et de la mort, et quelquefois<span class='pagenum'><a name="Page_vii" id="Page_vii">[Pg vii]</a></span>
+un commentaire, les noms des personnages célèbres
+à des titres divers et qui, pour un motif ou pour un
+autre, n'avaient pu prendre place dans les Biographies.</p>
+
+<p>Quant aux Saints et Saintes en si grand nombre
+qui, grâce à la piété de nos pères, ont donné leurs
+noms aux rues de Paris, nous avons dû, pour ne pas
+grossir outre mesure ce recueil, nous borner à quelques-uns
+des plus célèbres entre ceux dont la France
+s'honore. L'hagiographie d'ailleurs n'avait point été
+jusqu'alors le but de nos études, et pareils sujets ne
+se doivent pas traiter à la légère.</p>
+
+<p>Nous n'avons rien négligé en un mot pour que ce
+nouvel ouvrage, littérairement et historiquement, ne
+fût en rien inférieur aux précédents; et nous espérons
+pour lui, Dieu aidant, le même et favorable
+accueil du public.</p>
+
+<p>Au moment de déposer la plume, à l'esprit
+nous revient un curieux passage d'un écrivain célèbre,
+passage cité plus d'une fois sans doute,
+mais qui nous paraît intéressant à reproduire sauf
+réserves; car de récents et lamentables événements
+lui donnent un caractère singulier d'actualité:</p>
+
+<p>&laquo;Je ne veux pas oublier ceci, dit Montaigne, que<span class='pagenum'><a name="Page_viii" id="Page_viii">[Pg viii]</a></span>
+je ne me mutine jamais tant contre la France que
+je ne regarde Paris de bon &#339;il: elle a mon c&#339;ur
+dès mon enfance; et m'en est advenu comme des
+choses excellentes; plus j'ai vu depuis d'autres
+villes belles, plus la beauté de celle-ci peut et gagne
+sur mon affection: je l'aime par elle-même, et
+plus en son être seul que rechargée de pompe étrangère:
+je l'aime tendrement, jusques à ses verrues
+et à ses taches: <i>Je ne suis Français que par cette
+grande cité</i>, grande en peuples, grande en félicité
+de son assiette, mais surtout grande et incomparable
+en variété et diversité de commodités, la
+gloire de la France et l'un des plus nobles ornements
+du monde. Dieu en chasse loin nos divisions!
+Entière et unie, je la trouve défendue de
+toute autre violence: je l'advise que de tous les
+partis le pire sera celui qui la mettra en discorde;
+et ne crains pour elle qu'elle-même; et crains pour
+elle certes autant que pour autre pièce de cet État.
+Tant qu'elle durera, je n'aurai faute de retraite où
+rendre mes abbois; suffisante à me faire perdre le
+regret de tout autre retraite.&raquo;</p>
+
+<p>Sauf le passage souligné, volontiers on applaudit à
+cette opinion de l'auteur des <i>Essais</i> sur Paris, mais sans
+l'aimer d'une tendresse aussi exclusive. On ne peut<span class='pagenum'><a name="Page_ix" id="Page_ix">[Pg ix]</a></span>
+se dissimuler qu'à ce tableau flatteur il soit un revers
+de médaille indiqué d'ailleurs par Montaigne,
+et qui en certains temps diminue beaucoup le charme
+de la résidence dans Paris: c'est cet esprit d'inquiétude,
+cette fièvre d'agitation qui, depuis les grandes
+commotions populaires, comme s'expriment les
+chroniques, du règne des Valois, semble endémique
+dans la capitale, battue soudain par les vents d'orage,
+et attristée même par les plus tragiques scènes. Inutile
+d'entrer à ce sujet dans des détails qui nous exposeraient
+à des redites; il suffira d'ajouter que, depuis
+près d'un siècle surtout, la grande ville, où l'on
+trouve tant à louer et admirer au point de vue des
+arts, des lettres et des sciences, comme aussi des
+&#339;uvres du dévouement et de la charité, si multipliées
+et si florissantes, trop souvent ne s'est pas tenue assez
+en garde contre de fatals courants et, par une initiative
+téméraire, qui s'imposait violemment à la
+France, elle a mis en péril les destinées de notre cher
+pays.</p>
+
+<p>Aussi, quoique Paris nous tienne fort au c&#339;ur, il ne
+saurait être pour nous toute la patrie, nous faire oublier
+et dédaigner cette noble France qui nous est d'autant
+plus chère qu'elle a plus souffert. Car combien
+n'aime-t-on pas davantage une mère qu'on voit<span class='pagenum'><a name="Page_x" id="Page_x">[Pg x]</a></span>
+éprouvée et malheureuse! Aussi, c'est à la France
+à bien dire que notre ouvrage est consacré pour
+la meilleure partie, puisque le plus grand nombre
+de ces Illustres dont on lira les Biographies naquirent
+dans des villes ou villages de la province, et
+parfois leur vie s'y est écoulée tout entière. Plusieurs
+du moins, après de longues années passées dans les
+agitations de la grande cité, sont revenus mourir au
+lieu de leur naissance. Comme tel glorieux poète, ils
+ont voulu dormir leur dernier sommeil sous le ciel
+où fut leur berceau, reposer près de la vieille église
+où, dans la candeur de l'enfance, ils avaient prié, à
+l'ombre de ce clocher ou mieux de cette croix sainte
+qui leur était, en fermant les yeux, un gage assuré
+du suprême réveil!</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">....... Non! ne m'élevez rien!<br /></span>
+<span class="i0">Mais près des lieux où dort l'humble espoir du chrétien,<br /></span>
+<span class="i0">Creusez-moi dans ces champs la couche que j'envie,<br /></span>
+<span class="i0">Et ce dernier sillon où germe une autre vie!<br /></span>
+<span class="i0">...............<br /></span>
+<span class="i0">Là, sous des cieux connus, sous ces collines sombres,<br /></span>
+<span class="i0">Qui couvrirent jadis mon berceau de leurs ombres,<br /></span>
+<span class="i0">Plus près du sol natal, de l'air et du soleil,<br /></span>
+<span class="i0">D'un sommeil plus léger j'attendrai le réveil<a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor">[1]</a>.<br /></span>
+<span class='pagenum'><a name="Page_xi" id="Page_xi">[Pg xi]</a></span></div></div>
+
+<p>En terminant, nous dirons avec un vieil auteur<a name="FNanchor_2_2" id="FNanchor_2_2"></a><a href="#Footnote_2_2" class="fnanchor">[2]</a>:</p>
+
+<p>&laquo;Et supplie et requière tant humblement que je
+puis, à tous ceux qui le verront et orront, que si
+aucune chose y a digne de répréhension ou correction,
+il leur plaise, en suppléant à mon ignorance, de moi
+avoir et tenir pour excusé, attendu que ce qui par
+moi a été fait, dit et rédigé par écrit, l'ai fait le mieux
+et le plus véritablement que j'ai pu et sans aucune
+faveur, pour recordation et mémoire de choses dessus
+dites.&raquo;</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1_1" id="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a> Lamartine: <i>Milly ou la Terre natale</i>.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2_2" id="Footnote_2_2"></a><a href="#FNanchor_2_2"><span class="label">[2]</span></a> Lefèvre de Saint-Remy: <i>Mémoires</i>, de 1407 à 1435.<span class='pagenum'><a name="Page_xii" id="Page_xii">[Pg xii]</a></span></p></div>
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<p><span class='pagenum'><a name="Page_1" id="Page_1">[Pg 1]</a></span></p>
+<h2>LES</h2>
+<h2>RUES DE PARIS</h2>
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="LE_CARDINAL_DAMBOISE" id="LE_CARDINAL_DAMBOISE"></a>LE CARDINAL D'AMBOISE</h2>
+
+<h2>I</h2>
+
+
+<p>&laquo;Le cardinal d'Amboise, sans avoir eu au degré
+suprême toutes les vertus qui ont signalé les évêques
+du premier âge de l'Église, en eut toutefois qui, dans
+tous les temps, feront désirer des prélats qui lui soient
+comparables. Il réunit d'ailleurs toutes les qualités
+sociales et politiques qui font les ministres et les
+citoyens précieux. Magnifique et modeste, libéral et
+économe, habile et vrai, aussi grand homme de bien
+que grand homme d'État, le conseil et l'ami de son roi,
+tout dévoué au monarque et très-zélé pour la patrie,
+ayant encore à concilier les devoirs de légat du Saint-Siége
+avec les priviléges et les libertés de sa nation, les
+fonctions paternelles de l'épiscopat avec le nerf du gouvernement
+et le caractère même de réformateur des
+ordres religieux avec le tumulte des affaires et la dissipation
+de la cour; partout il fit le bien, réforma les
+abus et captiva les c&#339;urs avec l'estime publique.&raquo;
+(Bérault.)<span class='pagenum'><a name="Page_2" id="Page_2">[Pg 2]</a></span></p>
+
+<p>Tel est le magnifique éloge qu'on a fait du premier
+ministre de Louis XII, éloge mérité d'après les auteurs
+contemporains. Le roi d'ailleurs, qui se montra si digne
+d'un tel ministre et mit tant d'empressement à seconder
+ses vues, ne doit y rien perdre dans notre estime, au
+contraire; la sincère amitié qui unit jusqu'à la fin le
+prince et son ministre, les recommande tous deux à la
+postérité. Le cardinal ne fut pas seulement un éminent
+homme d'État, il lui fallut, pour certains actes de son
+ministère, et pour accomplir certaines réformes en
+particulier, une énergie de caractère voisine de l'héroïsme.</p>
+
+<p>&laquo;Il fit, dit Legendre, pour rétablir la discipline
+parmi les troupes, des ordonnances si sévères et les fit
+exécuter avec tant de fermeté que, pendant tout son
+ministère, loin de se plaindre des gens de guerre, les
+provinces à l'envi demandaient qu'on leur en envoyât
+pour consommer les denrées qu'ils payaient à prix raisonnable
+et en argent comptant. Les gens de justice
+étaient d'autres sangsues qui n'avaient pas moins dévoré
+la substance du peuple. Les procès ne finissaient
+point... Le juge, d'intelligence avec le praticien, multipliait
+la procédure, ce qui ruinait les parties en frais.
+La prévention ou l'intérêt, et le plus souvent la faveur,
+décidaient trop souvent dans les affaires; aussi, le nouveau
+roi (Louis XII), qui était juste et équitable, établit,
+par l'avis du premier ministre, un tribunal supérieur
+sous le titre de <i>Grand Conseil</i> où l'homme sans protection,
+qui aurait peine à avoir justice, devant les tribunaux
+ordinaires, contre gens d'un trop grand crédit,
+pût avoir aisément recours et où ses plaintes fussent<span class='pagenum'><a name="Page_3" id="Page_3">[Pg 3]</a></span>
+jugées avec autant de diligence que d'équité<a name="FNanchor_3_3" id="FNanchor_3_3"></a><a href="#Footnote_3_3" class="fnanchor">[3]</a>.&raquo;</p>
+
+<p>C'était là une excellente institution et qui témoigne,
+à la gloire de Georges d'Amboise, de son esprit d'équité
+comme de sa haute prévoyance. Par malheur, quoique
+répondant à de si légitimes besoins, ayant, si l'on peut
+s'exprimer ainsi, sa racine dans les entrailles même de
+la justice, elle ne paraît avoir eu qu'une courte durée,
+laissant toute grande ouverte la porte aux abus, à l'arbitraire,
+aux injustices, qui contribuèrent pour une
+large part à amener et précipiter dans la suite les
+catastrophes où s'engloutit la monarchie. Ces sages mesures,
+dont le cardinal avait pris l'initiative, furent
+complétées par d'autres ordonnances non moins utiles
+et qui longtemps servirent comme de code national.
+Pourtant, quoique justes et sages, elles soulevèrent de
+vives oppositions, particulièrement parmi les écoliers
+et les régents de l'Université qui se prétendaient lésés
+dans leurs priviléges. Non contents de déclamer contre
+le ministre et contre le roi lui-même, par eux attaqués,
+insultés dans des libelles répandus à profusion, ils se
+préparaient audacieusement à passer de la parole à
+l'action, et une sédition eût éclaté sans la prudente fermeté
+du ministre. L'approche de quelques troupes que
+conduisait le roi en personne fit réfléchir les mutins. La
+clémence acheva ce que la peur avait commencé. Le
+roi, entré dans Paris, se hâta de calmer les craintes, et
+le cardinal d'Amboise, déclara en son nom que Sa Majesté
+voulait bien oublier les insolentes étourderies des
+écoliers, les emportements sans doute irréfléchis des<span class='pagenum'><a name="Page_4" id="Page_4">[Pg 4]</a></span>
+régents, et les injures même que les uns et les autres
+s'étaient permises contre lui, mais qu'on y prît garde,
+car une autre fois, il n'y aurait pas de pardon!</p>
+
+<p>&mdash;Vive le roi! vive le cardinal! s'écrièrent à l'envi
+les écoliers et leurs maîtres qui ne laissaient pas d'avoir
+une grande peur à la vue des lances et des hallebardes,
+et ne regrettaient pas de se sentir rassurés.</p>
+
+<p>&mdash;Vive notre bon roi! vive le cardinal, son glorieux
+ministre! criaient avec un enthousiasme plus sincère et
+un entraînement plus réel les bons bourgeois et gens du
+peuple, grandement reconnaissants au prince comme à
+son ministre, des mesures relatives aux impôts qui
+avaient signalé les débuts du règne. Car le roi, faisant
+remise du don de joyeux avènement, avait de plus
+voulu que toutes les dépenses du sacre fussent acquittées
+sur les revenus de ses domaines particuliers. Puis
+aussitôt après, le ministre diminua d'un dixième les
+impôts à recouvrer, et continua toujours depuis à les
+réduire tant qu'ils fussent aux deux tiers de ce qu'ils
+étaient d'abord. Malgré les charges résultant des guerres
+et des coûteuses expéditions auxquelles le roi se
+laissa entraîner, Georges d'Amboise sut, par de sévères
+économies, compenser le déficit et n'eut jamais besoin
+de rétablir les impôts supprimés.</p>
+
+<p>On comprend que cette tutélaire administration ait
+rendu populaire le ministre qui n'était pas moins cher
+à la France qu'à son roi, heureux toujours de se rappeler
+que non-seulement d'Amboise, sous le règne précédent,
+avait partagé sa disgrâce, mais que le frère de
+celui-ci, le cardinal d'Albi, aumônier de la régente,
+avait fortement contribué pour sa part à faire mettre<span class='pagenum'><a name="Page_5" id="Page_5">[Pg 5]</a></span>
+en liberté le duc d'Orléans (Louis XII). Aussi le prince,
+rentré en faveur, s'était empressé de faire nommer
+Georges d'Amboise à l'archevêché de Rouen, et devenu
+roi, il le choisit pour son principal ministre et obtint
+pour lui le chapeau de cardinal.<br /><br /></p>
+
+
+<h2>II</h2>
+
+<p>Georges d'Amboise accompagna Louis XII, lors de
+ses expéditions en Italie, expéditions que tout probablement
+il désapprouvait, mais dont il eut en vain essayé
+de détourner le roi, non moins entraîné par sa
+noblesse que par la passion des aventures et le désir du
+renom militaire. La conquête du Milanais assurée, le
+cardinal s'efforça de faire aimer le nouveau gouvernement
+en introduisant dans le pays des institutions
+sages, modelées sur celles établies en France. Elles
+auraient dû suffire à assurer pour jamais la soumission
+des Italiens, sans la mobilité naturelle à ces peuples qui
+se montraient dès lors ce qu'on les a vus presque toujours.
+&laquo;Tant que les troupes françaises occupaient l'Italie,
+ils paraissaient humbles et soumis; mais dès
+qu'elles avaient tourné le dos, ils secouaient le joug
+et fomentaient des troubles,&raquo; dit un historien du
+temps.</p>
+
+<p>Le cardinal en eut bientôt la preuve. Après avoir
+établi à Milan pour gouverneur le maréchal Trivulce
+(choix malheureux d'ailleurs), il retourna en France.
+Mais à peine avait-il repassé les monts qu'il apprenait
+la révolte des Milanais, qui cernaient Trivulce réfugié<span class='pagenum'><a name="Page_6" id="Page_6">[Pg 6]</a></span>
+dans la citadelle. D'Amboise, à la tête d'une armée que
+commande la Trémouille, redescend en Italie, et les
+bourgeois de Milan, autant effrayés et humbles qu'ils
+s'étaient montrés plus présomptueux d'abord, se hâtent
+d'envoyer à sa rencontre une députation pour faire
+leur soumission et implorer merci. Le cardinal, qui
+voulait donner une leçon aux rebelles, passe sans répondre
+aux envoyés autrement que par un regard sévère,
+puis il fait son entrée dans la ville au milieu des troupes
+en armes, formidable cortége! et va se loger à la
+citadelle. Sur tout son passage, on criait: <i>Grâce! grâce!
+miséricorde!</i> Mais son visage impassible ne laissait rien
+deviner de ses sentiments. Seulement, il fit dire aux notables
+bourgeois que le vendredi suivant, trois jours
+après, ils eussent à se réunir dans la cour de l'Hôtel de
+ville pour y entendre leur sentence.</p>
+
+<p>Est-il besoin de dire l'anxiété de tous pendant ces
+trois jours d'attente où il n'était permis à personne de
+sortir de la ville, et avec quelles terreurs les pauvres
+bourgeois se rendirent le vendredi au lieu indiqué? Ils
+n'eurent pas lieu d'être rassurés en voyant au dehors
+les troupes fermant toutes les avenues et la cour de
+l'Hôtel de ville elle-même garnie de soldats à l'air menaçant,
+tandis que, sur une sorte de haut tribunal,
+apparaissait le cardinal, assis et entouré de tous les
+officiers de la justice civile et militaire. Terrifiés, à cette
+vue, ils tombent à genoux tendant les mains à la façon
+des suppliants.</p>
+
+<p>Le cardinal, naturellement doux et humain et qui
+avait peine à contenir son émotion, leur ordonna de se
+relever et d'une voix qu'il s'efforçait de rendre sévère,<span class='pagenum'><a name="Page_7" id="Page_7">[Pg 7]</a></span>
+leur reprocha leur rébellion, menaçant des plus terribles
+châtiments en cas de récidive, mais pour cette fois
+il annonça que tout était pardonné. On imagine la joie
+de ceux qui l'écoutaient et dont témoignaient les cris et
+les vivats des plus bruyants s'ils n'étaient pas fort sincères.</p>
+
+<p>&mdash;Vive la France! vive le roi, le grand roi! le
+bon roi! Vive le très-illustre cardinal, le meilleur
+des ministres, auquel nous devons nos biens et nos
+vies! etc.</p>
+
+<p>Georges d'Amboise, étourdi de ces acclamations qu'il
+estimait à leur valeur, fut reconduit par la foule dans
+son palais au bruit des vivats et sous une pluie de
+fleurs.</p>
+
+<p>La paix rétablie dans le Milanais, dont il avait changé
+le gouverneur, le cardinal revint en France où, dans
+l'année 1504, une famine et une épidémie, qu'on eut à
+déplorer en même temps, lui donnèrent l'occasion de
+montrer une fois de plus sa prudence comme sa charité.
+Ainsi qu'autrefois, le ministre du Pharaon d'Égypte, il
+prit si bien ses mesures qu'encore que le blé eût manqué
+en France, le peuple n'eut que peu à souffrir de la
+disette. Quant à l'épidémie, que les historiens du temps,
+selon leur coutume, qualifient du nom de peste: &laquo;Si le
+mal fut grand, dit Legendre, le remède fut prompt par
+les secours continuels que le roi envoya aux lieux infectés
+et par les précautions qu'on prit pour en préserver
+ceux qui ne l'étaient pas. Et ainsi il s'attira d'infinies
+bénédictions de la part des peuples.&raquo;</p>
+
+<p>À la suite d'un nouveau voyage en Italie, lors de la
+révolte des Génois, le cardinal, âgé de cinquante ans à<span class='pagenum'><a name="Page_8" id="Page_8">[Pg 8]</a></span>
+peine, tomba malade à Lyon où il dut s'arrêter. Il succomba
+au bout de quelques jours, pleuré du peuple et
+du roi qui, pendant les années qu'il lui survécut, ne
+cessa de regretter son conseiller fidèle et son sage
+ami.</p>
+
+<p>On a reproché et ce semble avec quelque raison au
+cardinal d'Amboise d'avoir désiré la tiare, ambition qui
+lui dicta plusieurs fausses démarches: &laquo;Mais, dit un
+écrivain, comme l'ambition de Louis XII fut toujours
+subordonnée à l'honneur, celle du cardinal d'Amboise
+fut toujours excitée par l'espérance de faire plus de
+bien... On peut croire qu'un homme qui ne se démentit
+pas un instant dans la plus haute prospérité, s'il
+souhaitait, comme on l'a dit d'être pape, c'était pour
+travailler à améliorer les m&#339;urs de la chrétienneté.&raquo;
+(Fiévée).</p>
+
+<p>Au reste, si le cardinal eut dans cette circonstance à
+se reprocher quelque faiblesse, il s'en repentit humblement.
+Il jugeait, avec des yeux complétement dessillés,
+l'illusion des grandeurs et les vanités de la terre, celui
+qui, sur ce lit de douleur, d'où il ne devait pas se
+relever, répétait si volontiers au bon frère qui le soignait:</p>
+
+<p>&laquo;Ah! frère Jean, frère Jean! Que n'ai-je été toute
+ma vie comme vous frère Jean!&raquo;</p>
+
+<p>Georges d'Amboise, comme Louis XII, avait reçu du
+peuple le beau surnom de: <i>Père du Peuple!</i><span class='pagenum'><a name="Page_9" id="Page_9">[Pg 9]</a></span></p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_3_3" id="Footnote_3_3"></a><a href="#FNanchor_3_3"><span class="label">[3]</span></a> Histoire du cardinal d'Amboise.</p></div>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="JACQUES_AMYOT" id="JACQUES_AMYOT"></a>JACQUES AMYOT</h2>
+
+
+<p>&laquo;Jacques Amyot dit de lui-même, écrit le savant abbé
+Le B&#339;uf, qu'il était né à Melun, le 30 octobre 1513, de
+parents plus avantagés du côté de la vertu que de celui
+de la fortune. Il ne déclare point la profession dont
+était son père, Nicolas Amyot, mais ses commensaux le
+tenaient pour le fils d'un petit marchand de bonneterie:
+ce qui s'accorde avec Rouillard, qui dit que ce marchand
+vendait des bourses et des aiguillettes. Lorsqu'il eut
+appris les premiers rudiments à Melun, il alla à Paris,
+où il continua ses études de grammaire, servant de
+domestique à quelques écoliers d'un collége qu'il n'a
+jamais nommé. Sa mère, Marguerite d'Amour ou des
+Amours, avait soin de lui envoyer chaque semaine un
+pain par les bateliers de Melun. L'avidité d'apprendre
+le poursuivant jusque dans la nuit, il avait recours à la
+lumière que pouvaient fournir quelques charbons embrasés,
+et il s'en servait au lieu de chandelle ou d'huile,
+tant était grande alors son indigence. Avec ces faibles
+secours pour les premiers commencements il ne laissa
+pas d'atteindre les classes supérieures.&raquo;</p>
+
+<p>Tels furent, d'après la Notice écrite avec autant de
+conscience que de bonhomie par l'abbé Le B&#339;uf, les<span class='pagenum'><a name="Page_10" id="Page_10">[Pg 10]</a></span>
+débuts de Jacques Amyot, représentés par divers biographes,
+sous des couleurs trop romanesques. Devenu,
+en suivant les cours de Jean Evagre Remois, au collége
+du cardinal Lemoine, un excellent helléniste, ayant
+étudié pareillement la poésie, l'éloquence, la philosophie,
+J. Amyot partit pour Bourges, à l'âge de 19 ans,
+afin d'étudier le droit civil avec un jeune homme qui fut
+depuis avocat célèbre au Parlement.</p>
+
+<p>À Bourges, où il prenait la qualité de maître-ès-arts,
+Amyot se rencontra avec Jacques Colin, lecteur ordinaire
+du roi et abbé de St-Ambroise, qui, prompt à
+apprécier son mérite, le choisit pour précepteur de ses
+neveux et lui fit obtenir en même temps une chaire de
+professeur des langues latine et grecque, dans l'Université
+dont la ville à cette époque était fière. Les loisirs
+assez grands, paraît-il, que lui laissait son double emploi,
+Amyot les consacrait aux travaux littéraires qui
+devaient plus tard le rendre célèbre et faire de lui un des
+personnages importants de l'état. Cependant au temps
+de sa plus grande prospérité, Amyot n'hésitait pas à
+dire que les dix ou douze années qu'il avait passées à
+Bourges, obscur professeur, mais tout entier aux lettres,
+avaient été le plus heureux temps de sa vie. C'est alors
+qu'après avoir traduit le roman grec de <i>Théagène et
+Chariclée</i>, il commença la traduction de Plutarque et
+quelques vies des hommes illustres furent publiées avec
+une dédicace à François 1<sup>er</sup>. D'après Rouillard, au contraire,
+c'est le roman de <i>Théagène et Chariclée</i> qu'il fit
+présenter au roi, &laquo;lequel l'eut si agréable que l'abbaye
+de Bellozane étant venue à vaquer par le trépas de Vatable,
+ou Guestabled, très célèbre professeur du roi en<span class='pagenum'><a name="Page_11" id="Page_11">[Pg 11]</a></span>
+la langue hébraïque, icelui roi la lui donna comme au
+digne successeur d'un si brave devancier.&raquo;</p>
+
+<p>La version de Rouillard paraît plus vraisemblable
+encore qu'il semble assez singulier de récompenser
+par une abbaye la traduction d'un ouvrage qui n'est
+rien moins qu'édifiant, mais dans les idées du temps, il
+s'agissait d'un livre grec et l'on ne voyait là, même
+François 1<sup>er</sup>, que l'érudition. Si bien encouragé cependant,
+Amyot s'était mis avec ardeur à la traduction de
+Plutarque; lorsqu'il la jugea assez avancée, il fit un
+voyage en Italie pour consulter les manuscrits des plus
+célèbres bibliothèques et conférer avec les savants
+illustres que l'Italie comptait en fort grand nombre.
+Après son retour, le cardinal de Tournon qu'il avait
+connu à Rome, &laquo;ayant appris que le roi souhaitait un
+précepteur pour ses fils les ducs d'Orléans et d'Anjou,
+présenta Amyot à Henri II qui lui donna cette charge
+dont il jouit le reste de son règne et sous celui de
+<i>François II</i>.&raquo; Le loisir, que lui laissaient ses fonctions
+de précepteur lui permit de terminer la translation en
+français des <i>Vies des hommes illustres</i> qui parut avec une
+dédicace à Henri II. La traduction des <i>&#338;uvres morales</i> de
+Plutarque ne put être achevée que sous le règne de
+Charles IX (connu auparavant sous le nom de <i>duc d'Orléans</i>),
+à qui l'ouvrage fut dédié. Le jeune roi n'avait pas
+besoin de cette circonstance pour se rappeler son précepteur,
+car dès le lendemain du jour de son avènement,
+(6 décembre 1560), il le fit son grand aumônier et le
+nomma aussi conseiller d'état et conservateur de l'Université
+de Paris. Il lui donna de plus l'abbaye de Roches
+au diocèse d'Auxerre et celle de Saint-Corneille, de<span class='pagenum'><a name="Page_12" id="Page_12">[Pg 12]</a></span>
+Compiègne. &laquo;Le prince, dit le digne abbé Le B&#339;uf,
+l'appelait son maître lorsqu'il voulait lui parler familièrement;
+mais il lui fit aussi quelquefois des reproches,
+par exemple sur sa trop grande frugalité, en ce que
+pouvant faire bonne chère, il se contentait souvent de
+manger des langues de b&#339;uf.&raquo;</p>
+
+<p>Quelques années après, l'évêché d'Auxerre étant venu
+à vaquer par la mort du cardinal de la Bourdaisière
+&laquo;Charles IX, qui désirait ardemment l'avancement de
+son maître, (c'est le nom qu'il lui donnait toujours),&raquo;
+voulut que Jacques Amyot lui succédât. Celui-ci, ayant
+reçu les bulles de Rome, se fit sacrer et, avec l'assentiment
+du roi, partit bientôt après pour Auxerre où il
+arriva au mois de mai 1571.</p>
+
+<p>Amyot était alors âgé de cinquante-huit ans; il
+avouait lui-même qu'il n'était ni théologien ni prédicateur,
+n'ayant presque étudié que des auteurs profanes.
+Mais il les laissa dès lors pour s'occuper assiduement
+de la lecture de l'Écriture Sainte et de celle des pères
+grecs et latins. La Somme de Saint Thomas d'Aquin lui
+devint si familière qu'il la possédait presque en entier.
+Il hésita longtemps à monter en chaire &laquo;parce qu'il se
+défiait beaucoup de ses forces et que la faiblesse de sa
+voix lui inspirait peu de courage&raquo;, cependant malgré
+ses craintes, il réussit parfaitement au gré de ses auditeurs
+&laquo;et prêcha dans un style si clair et si châtié et en
+même temps si enrichi de sentences, que les savants sortaient
+de la prédication bien plus éclairés qu'ils n'y
+étaient arrivés et les ignorants n'en revenaient point
+sans être instruits de leurs devoirs et rendus meilleurs
+qu'auparavant.&raquo;<span class='pagenum'><a name="Page_13" id="Page_13">[Pg 13]</a></span></p>
+
+<p>L'église d'Auxerre, comme plusieurs autres du diocèse,
+avait beaucoup souffert des spoliations des huguenots.
+Le nouvel évêque, comme il s'y était engagé par avance
+vis-à-vis des chanoines, fit don à la sacristie de la cathédrale
+de divers ornements dont elle avait le plus grand
+besoin, manquant même du nécessaire; il n'épargna
+rien ensuite pour rendre au ch&#339;ur son ancien lustre;
+les chaires des chanoines furent refaites à neuf aussi bien
+que le trône épiscopal. Les grilles qui entouraient le
+sanctuaire et que les profanateurs avaient arrachées et
+emportées furent remplacées. Amyot fit don encore à
+son église d'un nouveau jeu d'orgues qui fut construit
+par le frère Hilaire, religieux de Notre-Dame-en-l'Ile à
+Troyes venu exprès pour la confection des tuyaux. Une
+grande partie du vitrail cassé par les calvinistes, fut
+aussi réparée aux dépens de l'évêque.</p>
+
+<p>Ces bienfaits et beaucoup d'autres auraient dû
+rendre le prélat cher à son clergé comme à ses ouailles;
+il en fut ainsi les premières années, mais lors de l'explosion
+des passions populaires, soulevées par les
+guerres religieuses, tout fut oublié, la calomnie aidant.
+À Auxerre et dans le diocèse le parti de la Ligue était
+dominant. Amyot que Henri III, en succédant à son
+frère, s'était plu à maintenir dans ses fonctions de
+grand aumônier, en l'appelant aussi son maître, se rendait
+de temps en temps à la cour pour les fonctions de
+sa charge. Il se trouvait malheureusement à Blois lors
+de l'assassinat de Guise. Ce crime auquel il était complètement
+étranger, qu'il n'avait pas hésité à blâmer
+même dès qu'il en avait eu connaissance en le qualifiant
+&laquo;un cas si énorme qu'il n'y avait que le pape seul qui<span class='pagenum'><a name="Page_14" id="Page_14">[Pg 14]</a></span>
+en pouvait absoudre&raquo; des gens passionnés et violents,
+comme il s'en rencontre toujours dans les grandes commotions
+populaires, voulurent qu'Amyot en eût été complice.
+Un certain Claude Trahy, gardien des cordeliers
+à Auxerre, le publia partout et même dans la chaire
+déclarant que non-seulement l'évêque et grand aumônier
+avait connu par avance l'attentat projeté, mais
+qu'il l'avait conseillé et que, le meurtre accompli, il
+avait donné au prince l'absolution sacramentelle.</p>
+
+<p>Ces calomnies n'eurent que trop d'écho dans la ville
+où le cordelier jouissait d'un certain crédit et il réussit à
+prévenir absolument le populaire et même une partie
+de la bourgeoisie contre l'évêque que Trahy haïssait
+parce que les jésuites lui avaient été préférés pour la
+direction du collége. Amyot averti cru prudent d'ajourner
+son retour et d'attendre que, par la réflexion, le
+calme se fit dans les esprits et il ne se mit en route que
+plusieurs mois après, vers le temps du carême. Mais les
+ennemis du prélat avaient continué par leurs discours et
+même par des prédications d'entretenir l'irritation et, le
+mercredi saint, lorsqu'Amyot rentra dans sa ville épiscopale,
+il courut par deux fois risque de la vie; lui-même
+nous l'apprend dans le mémoire qu'il crut devoir écrire
+pour se justifier. &laquo;La pistole (pistolet) lui fut présentée
+à l'estomac par plusieurs fois et il y eut plusieurs
+coups d'arquebuse tirés, de sorte qu'il fut obligé pour
+se sauver la vie d'entrer promptement dans la maison
+d'un chanoine et passer de celle-là dans une autre,
+pour faire perdre sa trace à ceux qui le poursuivaient.&raquo;
+Sa crainte était d'autant mieux fondée que
+sur la place de St-Étienne il avait pu voir et entendre<span class='pagenum'><a name="Page_15" id="Page_15">[Pg 15]</a></span>
+un émissaire du cordelier qui, armé d'une hallebarde,
+criait à pleine gorge: &laquo;Courage, soudard, messire
+Jacques Amyot est un méchant homme, pire que
+Henri de Valois. Il a menacé de faire pendre notre
+maître Trahy; mais il lui en cuira.&raquo;</p>
+
+<p>L'influence du cordelier et de ses adhérents fut telle
+que l'évêque ne put officier dans la cathédrale et même
+il dut s'abstenir d'assister aux offices dans les jours les
+plus solennels; ses ennemis prétendaient et avaient
+fait croire qu'il était excommunié et suspendu <i>à divinis</i>
+comme ayant communiqué avec le roi et pour d'autres
+motifs qu'on ne précisait point. Pour ramener à l'obéissance
+les opposants soit du peuple, soit du clergé, il ne
+fallut rien moins que des lettres d'absolution en forme
+signées du cardinal Cajetan, avec défense au chapitre
+comme au frère Trahy de molester désormais leur
+évêque. Ces lettres, datées de Paris (6 février 1509),
+mirent fin à la persécution et le prélat, après avoir été
+félicité par cinq membres du chapitre au nom de leurs
+collègues, se vit réintégré dans toutes ses fonctions et
+n'eut plus à souffrir de nouvelles épreuves; aussi se fit-il
+un devoir comme un plaisir de résider dans son diocèse,
+ce qui lui fut d'autant plus facile que, par la mort de
+Henri III, tous ses liens avec la cour se trouvaient
+rompus.</p>
+
+<p>&laquo;Il commença donc, dit l'abbé Le B&#339;uf, à ne plus
+s'occuper que des fonctions spirituelles, et dès le 7 mars,
+jour des Cendres, il reprit son ancien usage de prêcher,
+sans paraître déconcerté ni ému par tout ce qui était
+arrivé depuis un an, sans employer les invectives ni les
+déclamations contre personne; ce qui parut digne d'ad<span class='pagenum'><a name="Page_16" id="Page_16">[Pg 16]</a></span>miration
+à ceux qui ne le connaissaient pas encore parfaitement.
+Mais son secrétaire, continuateur de sa vie,
+dit que, quoiqu'il fût enclin à la colère, cependant il se
+retenait facilement; il n'était aucunement vindicatif, et
+ne savait ce que c'était que de reprocher à personne les
+anciennes fautes. Il passait pour mélancolique, sévère et
+d'un abord difficile; mais il ne paraissait tel qu'à ceux
+qui le voyaient rarement. Il était franc, candide,
+ingénu, ouvert, parlait librement et sans flatterie, ne
+déguisant point aux grands ni aux princes leurs propres
+défauts.&raquo;</p>
+
+<p>Son biographe nous apprend aussi &laquo;qu'il aimait la
+musique et qu'étant dans son palais épiscopal, il ne rougissait&raquo;
+point de chanter sa partie avec des musiciens.
+Un fait assez curieux et qu'il ne faut pas oublier, c'est
+que l'invention du bizarre instrument, si longtemps en
+usage dans les paroisses sous le nom de <i>serpent</i>, fut due
+à l'un des chanoines d'Auxerre vers 1590.</p>
+
+<p>Amyot, dont la constitution était robuste, vécut jusqu'à
+l'âge de quatre-vingts ans où, miné par une fièvre
+lente, il succomba le 6 février 1593, dans les sentiments
+d'une grande piété. Rouillard nous donne à propos
+de ses obsèques ce détail intéressant: &laquo;Comme on
+le voulut enterrer au devant du maître-autel de son église
+cathédrale, et qu'on vînt à fouiller, on y trouva une
+sépulture de pierre, vide, en laquelle autrefois avait été
+posé le corps d'une comtesse d'Auxerre, nommée Mathilde,
+peut-être Mathilde ou Mahaut de Courtenay,
+comtesse d'Auxerre environ l'an 1300; et là fut déposé
+le corps d'icelui évêque, avec beaucoup de cérémonies,
+pompes et honneurs funèbres.&raquo;<span class='pagenum'><a name="Page_17" id="Page_17">[Pg 17]</a></span></p>
+
+<p>En outre de ce qui revenait à ses héritiers naturels,
+Amyot fit un assez grand nombre de legs pieux; il
+laissa en particulier cinq cents livres à l'hôpital
+d'Auxerre. Il n'est pas exact d'ailleurs qu'on ait trouvé
+chez lui beaucoup d'argent ainsi que l'ont prétendu des
+biographes qui écrivaient longtemps après sa mort et
+dont les assertions ont été trop facilement acceptées.
+D'abord, en devenant évêque, il avait résigné la plus
+grande partie de ses bénéfices. À une certaine époque,
+sans doute, grâce à la munificence des rois ses anciens
+élèves, et aux émoluments de ses hauts emplois, il était
+devenu presque riche, mais les premiers tumultes de la
+Ligue naissante, en outre de la persécution dont on a
+parlé, lui firent essuyer de grandes pertes qu'on évalue
+au minimum, à cinquante mille écus. Aussi au mois
+d'août 1509, écrit-il au duc de Nevers: &laquo;Me trouvant,
+pour le présent, le plus affligé, détruit, et ruiné pauvre
+prêtre qui soit, comme je crois, en France... le
+tout pour avoir été officier et serviteur du roi; étant
+demeuré nu et dépouillé de tous moyens; de manière
+que je ne sais plus de quel bois (comme l'on dit) faire
+flèche, ayant vendu jusqu'à mes chevaux pour vivre;
+et pour accomplissement de tout malheur, cette prodigieuse
+et monstrueuse mort<a name="FNanchor_4_4" id="FNanchor_4_4"></a><a href="#Footnote_4_4" class="fnanchor">[4]</a> étant survenue, me
+fait avoir regret à ma vie.&raquo;</p>
+
+<p>Et précisément, ces épreuves, si pénibles qu'elles
+fussent, étaient envoyées au digne évêque pour le
+détacher de ce qui passe et aussi lui servir d'une sorte
+d'expiation pour sa préoccupation longtemps trop exclu<span class='pagenum'><a name="Page_18" id="Page_18">[Pg 18]</a></span>sive
+(comme on l'a vu), des études profanes. Mais nous
+appartient-il de l'en blâmer nous qui lui devons tant de
+travaux d'une utilité si grande au point de vue littéraire,
+et en particulier ces <i>Vies des Hommes illustres</i>,
+dont la traduction, par le mérite du style, est devenue
+un livre original.</p>
+
+<p>Grâce au bon Amyot, comme l'appelait Bernardin de
+St-Pierre, et à sa langue facile, colorée, abondante et
+qui jaillit à grands flots de la meilleure source gauloise,
+le <i>bon</i> Plutarque est pour nous tout français et ses héros,
+grecs et romains, nous sont familiers autant que ceux de
+notre pays, voire les contemporains. Pour les lettrés et
+les hommes de savoir et d'étude, ce livre est une mine
+qu'on ne se lasse pas de fouiller assuré d'y trouver
+toujours quelques nouveau filon. Pour d'autres lecteurs
+et en particulier pour les jeunes gens, la traduction
+d'Amyot ne serait pas toujours sans inconvénient; car
+dans sa langue hardie, qui d'ailleurs était celle de son
+temps, il use peu des périphrases, et certains détails de
+m&#339;urs, qui ne sont point à l'honneur des Grecs et des
+Romains, nous sont présentés dans toute leur nudité.
+Cet inconvénient, qui tient à la consciencieuse fidélité
+du traducteur comme à la langue qu'il parlait, nous ne
+pouvions le dissimuler et néanmoins nous trouvons,
+que c'est avec toute raison qu'Amyot a pu dire, en parlant
+de son livre, dans son excellente épître <i>aux lecteurs</i>:</p>
+
+<p>&laquo;Si nous sentons un plaisir singulier à écouter ceux
+qui retournent de quelque lointain voyage, racontant
+les choses qu'ils ont vues en étrange pays, les m&#339;urs
+des hommes, la nature des lieux, les façons de vivre<span class='pagenum'><a name="Page_19" id="Page_19">[Pg 19]</a></span>
+différentes des nôtres: et si nous sommes quelquefois
+si ravis d'aise et de joie, que nous ne sentons point le
+cours des heures, en oyant deviser un sage, disert et
+éloquent vieillard, en la bouche duquel court un flux de
+langue plus doux que miel, quand il va récitant les
+avantures qu'il a eues en ses verts et jeunes ans, les
+travaux qu'il a endurés et les périls qu'il a passés: combien
+plus devons-nous sentir de ravissement, d'aise et
+d'ébahissement de voir en une belle, riche et véritable
+pointure d'éloquence, les cas humains représentés au
+vif, et les variables accidents que la vieillesse du temps
+a produits dès et depuis l'origine du monde, les établissements
+des empires, ruines des monarchies, accroissements
+ou anéantissements des royaumes, et tout ce qui
+oncques a été de plus émerveillable par l'univers? le
+tout représenté si vivement qu'en le lisant nous nous
+sentons affectionnés, comme si les choses n'avaient pas
+été faites par le passé, ains (<i>mais</i>) se faisaient présentement
+et nous en trouvons passionnés de joie, de pitié,
+de peur et d'espérance, ni plus ni moins presque que
+si nous étions sur le fait, sans être en aucune peine ou
+danger, ains avec le contentement qu'apporte la récordation
+en sûreté des maux que l'on a autrefois endurés.&raquo;</p>
+
+<p>Ailleurs il dit plus éloquemment encore:</p>
+
+<p>&laquo;Au demeurant, quant à ceux qui vont disant que le
+papier endure tout, s'il y en a aucuns qui à fausses enseignes
+usurpent le nom d'historiens, et qui par haine
+ou faveur offensent la majesté de l'histoire, en y mêlant
+quelque mensonge, cela n'est point la faute de
+l'histoire, ainsi des hommes partiaux qui abusent indignement
+de ce nom pour déguiser et couvrir leur pas<span class='pagenum'><a name="Page_20" id="Page_20">[Pg 20]</a></span>sion:
+ce qui n'adviendra jamais si celui qui écrit l'histoire
+a les parties qui lui sont necessairement requises
+pour mériter le nom d'historien, qu'il soit dépouillé de
+toute affection, sans envie, sans haine ni flatterie, versé
+aux affaires du monde, éloquent, homme de bon jugement,
+pour savoir discerner ce qui se doit dire et ce qui
+se doit laisser, et ce qui nuirait plus à déclarer qu'il ne
+profiterait à reprendre et condamner; attendu que sa
+fin principale doit être de servir au public, et qu'il est
+comme un greffier, tenant registre des arrêts de la cour
+et justice divine, les uns donnés selon le style et portée
+de notre faible raison naturelle, les autres procédant
+de puissance infinie et de sapience incompréhensible à
+nous par-dessus et contre tout discours d'humain entendement,
+lequel ne pouvant pénétrer jusques au fond des
+jugements de la divinité, pour en savoir les motifs et
+les fondements, en attribue la cause à ne sais quelle fortune,
+qui n'est autre chose que fiction de l'esprit de
+l'homme s'éblouissant à regarder une telle splendeur et
+se perdant à sonder un tel abîme, comme ainsi soit que
+rien n'advient, ni ne se fait sans la permission de Celui
+qui est justice même et vérité essentielle, devant qui rien
+n'est futur ni passé et qui sait et entend les choses casuelles
+nécessairement. Laquelle considération enseigne
+aux hommes de s'humilier sous sa puissante main, en
+reconnaissant qu'il y a une cause première qui gouverne
+supernaturellement, d'où vient que ni la hardiesse
+n'est pas toujours heureuse, ni la prudence bien
+assurée.&raquo;</p>
+
+<p>Si la prose d'Amyot est excellente, exquise, on ne
+saurait en dire autant de sa poésie. Dans ses récits il<span class='pagenum'><a name="Page_21" id="Page_21">[Pg 21]</a></span>
+lui arrive assez souvent de citer les poètes, et par un
+scrupule regrettable, le consciencieux traducteur croit
+ne pouvoir le bien faire qu'à l'aide du mètre et de la
+rime. Mais ses vers, les plus hétéroclites du monde, tout
+en se conformant à la prosodie pour la mesure, sont de
+ceux qu'aucun vrai poète n'oserait avouer. Pourtant on
+sent qu'ils ont dû coûter horriblement à leur auteur, et
+que sur chacun d'eux, bourré de chevilles, il aura, selon
+l'expression vulgaire, mais énergique, il aura sué sang
+et eau. Quelle différence avec sa prose si coulante et si
+savoureuse! Mais:</p>
+
+<p>
+Pour lui Phébus est sourd et Pégase est rétif!<br />
+</p>
+
+<p>Le bon Amyot eut eu besoin sous ce rapport de prendre
+conseil de son royal élève Charles IX, dont les
+vers charmants à Ronsard sont dignes du poète.</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">L'art de faire des vers, doit-on s'en indigner,<br /></span>
+<span class="i0">Doit être à plus haut prix que celui de régner.<br /></span>
+<span class="i0">Tous deux également nous portons des couronnes;<br /></span>
+<span class="i0">Mais roi, je les reçois, poète, tu les donnes.<br /></span>
+<span class="i0">Ton esprit enflammé d'une céleste ardeur<br /></span>
+<span class="i0">Éclate par soi-même et moi par ma grandeur.<br /></span>
+<span class="i0">Si du côté des dieux je cherche l'avantage,<br /></span>
+<span class="i0">Ronsard est leur mignon et je suis leur image.<br /></span>
+<span class="i0">Ta lyre, qui ravit par de si doux accords,<br /></span>
+<span class="i0">T'assure les esprits dont je n'ai que les corps;<br /></span>
+<span class="i0">Elle t'en rend le maître et te sait introduire<br /></span>
+<span class="i0">Où le plus fier tyran ne peut avoir d'empire.<br /></span>
+</div></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_4_4" id="Footnote_4_4"></a><a href="#FNanchor_4_4"><span class="label">[4]</span></a> Celle de Henri III, son bienfaiteur.<span class='pagenum'><a name="Page_22" id="Page_22">[Pg 22]</a></span></p></div>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="ANDRIEUX" id="ANDRIEUX"></a>ANDRIEUX</h2>
+
+
+<p>Andrieux (François-Guillaume-Jean-Stanislas), né à
+Strasbourg, le 6 mai 1759, est connu surtout par des
+comédies, la pièce des <i>Étourdis</i> entre autres, et des
+contes en vers et en prose dont quelques-uns sont charmants.
+Qui n'a lu le <i>Meunier sans souci</i>? Par malheur,
+plusieurs de ces récits ne sont point des plus louables,
+soit pour le fond, soit pour la forme: ainsi, l'<i>Épître au
+Pape</i> (1790); la <i>Querelle de saint Roch et de saint Thomas</i>
+(1792); la <i>Bulle d'Alexandre VI</i> (1802). Tout cela se
+sent trop de l'esprit du temps, de l'esprit du dix-huitième
+siècle dont le poète partageait les préjugés. Il est
+juste de dire que ces pièces, parues dans divers recueils
+périodiques de l'époque, n'ont point été comprises par
+Andrieux dans la collection de ses &#339;uvres.</p>
+
+<p>&laquo;Professeur pendant trente années au Collége de
+France, dit un biographe<a name="FNanchor_5_5" id="FNanchor_5_5"></a><a href="#Footnote_5_5" class="fnanchor">[5]</a>, il a formé plusieurs générations
+d'hommes qui, en diverses carrières, ont illustré
+la France. Il fut jugé intègre, législateur sans ambition,
+poète aimable, joyeux auteur.&raquo; C'est de lui ce
+beau vers inspiré par Ducis, son ami:</p>
+
+<p>
+L'accord d'un beau talent et d'un beau caractère.<br />
+<span class='pagenum'><a name="Page_23" id="Page_23">[Pg 23]</a></span></p>
+
+<p>Andrieux mourut à Paris, le 9 mai 1833. Quoique
+déjà malade, il se refusait à quitter sa chaire:</p>
+
+<p>&mdash;Un professeur doit mourir en professant, répondait-il
+au médecin qui lui parlait de repos. C'est mon
+seul moyen d'être utile maintenant: qu'on ne me l'enlève
+pas; si on me l'ôte, il faut donc me résoudre à
+n'être bon à rien.</p>
+
+<p>&mdash;Vous y périrez!</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! c'est mourir au champ d'honneur.</p>
+
+<p>&laquo;Sa parole était simple, spirituelle, malicieuse quelquefois,
+jamais maligne et toujours empreinte d'une
+exquise urbanité&raquo;, a dit M. Berville dans sa notice...
+&laquo;Nul ne contait mieux, ne lançait mieux une saillie,
+ne relevait mieux son discours par le charme du débit
+et par la vivacité d'une pantomime expressive..... Aussi
+deux heures avant la leçon, toutes les places étaient
+prises.&raquo;</p>
+
+<p>Cependant ni l'indépendance ni la fermeté ne manquaient
+au besoin à son caractère. Après avoir fait
+partie du Conseil des Cinq-Cents (1798), membre du
+Tribunat (1800), il fit dire de lui au premier Consul:</p>
+
+<p>&laquo;Il y a dans Andrieux autre chose que des comédies.&raquo;</p>
+
+<p>Un jour, Bonaparte se plaignant devant lui des hostilités
+du Tribunat, qui se montrait souvent opposé aux
+actes de son administration, Andrieux répondit avec
+son fin sourire:</p>
+
+<p>&laquo;Vous êtes de la section de mécanique (à l'Institut),
+et vous savez qu'on ne s'appuie que sur ce qui résiste.&raquo;</p>
+
+<p>Rendu à la vie privée par la suppression du Tribunat
+(19 août 1807), Andrieux s'en consola en disant:<span class='pagenum'><a name="Page_24" id="Page_24">[Pg 24]</a></span>
+&laquo;J'ai rempli des fonctions importantes que je n'ai ni
+désirées ni demandées, ni regrettées; j'en suis sorti
+aussi pauvre que j'y étais entré, n'ayant pas cru qu'il
+me fût permis d'en faire des moyens de fortune et
+d'avancement. Je me suis réfugié dans les lettres,
+heureux d'y retrouver un peu de liberté, de revenir
+tout entier aux études de mon enfance et de ma jeunesse,
+études que je n'ai jamais abandonnées, mais
+qui ont été l'ordinaire emploi de mes loisirs, qui m'ont
+procuré souvent du bonheur et m'ont aidé à passer
+les mauvais jours de la vie.&raquo;</p>
+
+<p>Ces <i>mauvais jours</i> ils étaient pour Andrieux la conséquence
+de la suppression de son emploi, car sans fortune
+et père de famille, ayant à sa charge, avec de jeunes
+enfants, une mère et une s&#339;ur, il se trouvait dans
+une situation fort difficile. C'est alors que Fouché, ministre
+de la police, qui en fut instruit, l'ayant fait venir,
+lui offrit une place de censeur en ajoutant:</p>
+
+<p>&mdash;On ne peut craindre avec moi que la censure
+dégénère en inquisition. Ce ne sera qu'une censure
+<i>anodine</i>. Je ne prétends nullement comprimer la pensée:
+les idées libérales se sont réfugiées dans mon ministère.</p>
+
+<p>&mdash;Tenez, citoyen ministre, répondit Andrieux, mon
+rôle est d'être pendu, non d'être bourreau.</p>
+
+<p>Et il sortit. À quelque temps de là eut lieu la proclamation
+de l'Empire. Un matin, une voiture à la livrée
+impériale s'arrête devant la modeste habitation dont
+Andrieux était un des locataires. Un personnage en
+descend, devant lequel la porte s'ouvre, et, à la grande
+surprise d'Andrieux, on annonce:<span class='pagenum'><a name="Page_25" id="Page_25">[Pg 25]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Son Altesse le prince Joseph Napoléon!</p>
+
+<p>Collègue d'Andrieux au Corps législatif, et d'habitude
+assis près du futur académicien avec lequel il
+aimait à s'entretenir, Joseph, dans la prospérité, ne
+l'avait point oublié. Allant à lui de l'air le plus affectueux
+et serrant sa main, il lui dit:</p>
+
+<p>&laquo;Il me tombe sur les bras une grande fortune, il
+faut que mes amis m'aident à en faire bon usage.&raquo;</p>
+
+<p>Andrieux fut nommé bibliothécaire du prince avec
+6,000 francs d'appointements; puis membre de la
+Légion d'honneur; deux ans après, il devint bibliothécaire
+du Sénat et professeur de grammaire et belles-lettres
+à l'École polytechnique. En 1814, il fut nommé
+professeur de littérature au Collége de France.</p>
+
+<p>Andrieux n'oublia jamais à qui il était redevable de
+son heureuse situation. Le portrait de Joseph avait la
+place d'honneur dans son cabinet, et tous les ans ses
+lettres venaient témoigner de sa fidèle et pieuse gratitude
+en portant au bienfaiteur le souvenir de l'obligé.
+Dans le <i>Dialogue entre deux journalistes sur les mots
+Monsieur et Citoyen</i> (1797), Andrieux parle ainsi de lui-même.</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Mon esprit n'admet rien qui soit exagéré,<br /></span>
+<span class="i0">Et j'ai même eu l'affront qu'on me crût modéré.<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>On peut juger par ces deux vers de la nature de son
+talent et l'on ne s'étonnera pas si nous ajoutons,
+qu'aujourd'hui la forme chez lui paraît un peu
+démodée.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_5_5" id="Footnote_5_5"></a><a href="#FNanchor_5_5"><span class="label">[5]</span></a> <i>Biographie Universelle</i><span class='pagenum'><a name="Page_26" id="Page_26">[Pg 26]</a></span></p></div>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="DASSAS_ET_DESILLES" id="DASSAS_ET_DESILLES"></a>D'ASSAS ET DESILLES</h2>
+
+
+<h2>I</h2>
+
+<h3>D'ASSAS.</h3>
+
+<p>D'Assas (chevalier), natif du Vigan, était capitaine au
+régiment d'Auvergne. Pendant la nuit du 15 au 16
+octobre 1760, il commandait près de Closter-Camp, en
+Westphalie, une garde avancée. Sorti vers l'aube pour
+inspecter les postes, il tomba tout à coup au milieu
+d'une division ennemie qui se glissait silencieusement à
+travers les bois pour surprendre l'armée française endormie
+dans ses campements. Le capitaine d'Assas se voit
+aussitôt entouré; les épées et les baïonnettes se croisent
+sur sa poitrine, en même temps qu'une voix à l'accent
+impérieux et menaçant murmure à ses oreilles:</p>
+
+<p>&mdash;Pas un cri, pas un mot, ou vous êtes mort!</p>
+
+<p>Se taire cependant pour d'Assas c'était compromettre
+le salut de l'armée française que l'ennemi ne pouvait
+manquer de surprendre. Le chevalier l'a compris et il
+n'hésite pas; d'une voix éclatante qui retentit dans les
+plus lointaines profondeurs du bois et que l'écho porte
+soudain aux avant-postes français, il s'écrie:</p>
+
+<p>&mdash;À moi, d'Auvergne, voilà l'ennemi!<span class='pagenum'><a name="Page_27" id="Page_27">[Pg 27]</a></span></p>
+
+<p>À l'instant, il tombe la poitrine criblée de blessures,
+il tombe, mais en tournant les yeux vers le ciel dont la
+justice ne refuse jamais sa récompense à l'héroïque
+accomplissement du devoir. Et sur la terre après lui,
+avec ce magnanime exemple qui égale s'il ne les surpasse
+les traits les plus sublimes de l'antiquité trop
+vantée, d'Assas laissait un renom immortel; car tant
+que la France sera la France, tant que dans nos armées
+le patriotisme et le dévouement seront en honneur, le
+souvenir du héros de Closter-Camp fera palpiter les
+c&#339;urs généreux.</p>
+
+<p>D'Assas n'avait point de fortune; une pension de
+1,000 livres fut assurée à sa famille. Cette pension, la
+Révolution, qui parlait si haut de patriotisme, eut l'indignité
+de la supprimer, mais les terroristes balayés,
+elle fut rétablie.<br /><br /></p>
+
+
+<h2>II</h2>
+
+<h3>DESILLES.</h3>
+
+<p>Au nom de d'Assas, il nous semble juste d'associer
+celui de Desilles, beaucoup moins populaire, et qui
+cependant méritait de conserver la célébrité dont il a
+joui naguère, mais trop peu de temps. Car le dévouement
+de Desilles ne fut pas moins admirable, sinon
+plus admirable que l'héroïsme de d'Assas, puisqu'il
+fut conseillé par la réflexion, et se produisit
+dans des circonstances singulièrement difficiles et
+douloureuses. Comme on l'a dit, plût à Dieu qu'il<span class='pagenum'><a name="Page_28" id="Page_28">[Pg 28]</a></span>
+eût eu alors un plus grand nombre d'imitateurs!</p>
+
+<p>Après la fédération du 14 juillet 1790, l'armée, ce fut
+le grand malheur de l'époque, se vit travaillée par l'esprit
+d'insubordination. À Nancy, notamment, la garnison,
+composée de trois régiments, ceux du <i>Mestre-de-Camp</i>,
+de <i>Châteauvieux</i> et de <i>Roi-Infanterie</i>, se mit en
+pleine révolte. Desilles (Antoine-Joseph-Marc), né à
+Saint-Malo le 7 mars 1767, et par conséquent âgé de
+vingt-trois ans seulement, était officier dans le dernier
+de ces régiments, mais absent par suite d'un congé. À
+peine a-t-il appris ce qui se passe à Nancy que, malgré
+les larmes de sa mère et de ses s&#339;urs tourmentées de
+cruels pressentiments, il repart en poste pour sa garnison
+et vient rejoindre sa compagnie dans l'espérance de
+la ramener ou de la maintenir dans le devoir, tout au
+moins d'empêcher les violences et les excès. Le 31 août,
+le marquis de Bouillé, à la tête de troupes peu nombreuses,
+mais sur lesquelles il pouvait compter, se présente
+devant la place. Avant d'en venir à l'<i>ultima ratio</i>,
+il voulut essayer des négociations qui paraissaient
+devoir aboutir, lorsque les meneurs, inquiets de voir les
+dispositions meilleures de la populace et des soldats,
+s'efforcèrent de raviver la sédition, et par des calomnies
+et des mensonges, les provoquèrent à commencer les
+hostilités.</p>
+
+<p>&mdash;Feu, feu, sur ces brigands! balayez-nous cette canaille!
+criaient-ils aux artilleurs qui se tenaient mèche
+allumée devant une pièce chargée à mitraille, tandis
+qu'on voyait s'avancer, l'arme au bras, croyant tout
+arrangé, l'avant-garde de Bouillé, composée de gardes
+nationaux et de Suisses.<span class='pagenum'><a name="Page_29" id="Page_29">[Pg 29]</a></span></p>
+
+<p>Un artilleur, trop docile à la voix des furieux, approche
+du canon la mèche enflammée, qu'un officier,
+Desilles, lui arrache des mains, en même temps qu'il se
+précipite devant la bouche du canon en criant d'une
+voix vibrante:</p>
+
+<p>&mdash;Mes amis, à quoi pensez-vous? ne tirez pas! ce
+sont des braves comme vous, des compatriotes, des
+frères! L'Assemblée nationale les envoie; voulez-vous
+désobéir, déshonorer notre drapeau?</p>
+
+<p>Vaines supplications! on l'arrache violemment du
+canon, mais il se précipite aussitôt sur une pièce de
+vingt-quatre à laquelle on allait mettre le feu et s'asseoit
+sur la lumière en se campronnant des deux mains
+au bronze et murmurant:</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, vous me tuerez plutôt! Au nom de la
+France, mes amis, ne permettez pas cette guerre fratricide,
+impie...</p>
+
+<p>Il n'achève pas. Quatre coups de feu partis de divers
+côtés, l'atteignent à la fois! Tombé du canon, foulé
+aux pieds, menacé par les baïonnettes, il est enlevé
+tout sanglant par un brave garde national du nom de
+H&#339;ner, qui lui fait un rempart de son corps. &laquo;Cependant,
+dit Bouillé dans ses <i>Mémoires</i>, les canons partent
+et jettent par terre cinquante ou soixante hommes de
+l'avant-garde; le reste, suivi des grenadiers français,
+se précipite avec furie sur les canons, ils s'en emparent
+ainsi que de la porte de Stainville que ces canons défendaient,&raquo;
+et facilitent le passage aux troupes. L'insurrection
+put ainsi être réprimée.</p>
+
+<p>Cependant le jeune Desilles, transporté dans une maison
+voisine, vit poser le premier appareil sur ses bles<span class='pagenum'><a name="Page_30" id="Page_30">[Pg 30]</a></span>sures
+qu'on jugeait des plus graves, mais non pas
+peut-être mortelles. Illusion, hélas! après six semaines
+de souffrances cruelles, il succomba (17 octobre 1790),
+consolé du moins sur son lit de douleur par les espérances
+chrétiennes et par des témoignages universels de
+sympathie. Le roi Louis XVI lui avait fait remettre la
+croix de chevalier de Saint-Louis, en même temps que
+l'Assemblée nationale, par l'organe de son président, lui
+adressait ses félicitations. De Saint-Malo, pareillement
+une députation arrivait pour témoigner à Desilles des
+sentiments de ses compatriotes. D'un bout de la France
+à l'autre, l'écho faisait retentir son nom, acclamé avec
+enthousiasme, mais autour duquel bientôt le silence se
+fit, quand tonnèrent les refrains de la <i>Carmagnole</i> et du
+<i>Ça ira</i> et que le peuple égaré, frénétique, prodiguant
+ses bravos à de monstrueuses apothéoses, conduisait un
+Marat au Panthéon pour le précipiter plus tard à l'égout.</p>
+
+<p>Pour en revenir à Desilles, on regrette que les <i>Mémoires
+de Bouillé</i> consacrent si peu de lignes à son sublime
+dévouement.</p>
+
+<p>&laquo;Des soldats, qui n'avaient pas suivi leurs drapeaux,
+se prennent de querelle avec mon avant-garde composée
+de Suisses. Ils veulent faire feu sur elle de plusieurs
+pièces de canon chargées à cartouches qu'ils
+avaient placées à l'entrée de la porte. Un jeune officier
+du régiment du roi, nommé Desilles, les arrête quelque
+temps. Il se met devant la bouche du canon, ils
+l'en arrachent; il s'assied sur la lumière d'un canon
+de vingt-quatre, ils le massacrent...&raquo;</p>
+
+<p>Et c'est tout, mais ce n'est pas assez assurément! On<span class='pagenum'><a name="Page_31" id="Page_31">[Pg 31]</a></span>
+a peine à comprendre qu'un ancien chef d'armée passe
+aussi rapidement, je pourrais dire légèrement, sur ce
+sublime épisode. On s'étonne que, dominé par je ne sais
+quelle préoccupation, il n'ait pas eu davantage à c&#339;ur
+de mettre en relief et de glorifier, pour l'exemple, l'héroïsme
+de ce martyr de l'honneur et de la discipline
+militaire.</p>
+
+<p>Voici de la même époque à peu près, un trait d'autant
+plus admirable que son auteur est resté volontairement
+inconnu.</p>
+
+<p>Un grenadier garde-française sauve de la mort son
+chef dont le peuple croyait avoir beaucoup à se plaindre.</p>
+
+<p>&laquo;Grenadier, quel est ton nom? demande le duc de
+Châtelet reconnaissant.</p>
+
+<p>&mdash;Colonel, répond le soldat, mon nom est celui de
+tous mes camarades. Nous nous appelons: le Régiment.&raquo;<span class='pagenum'><a name="Page_32" id="Page_32">[Pg 32]</a></span></p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="HUGUES_AUBRIOT" id="HUGUES_AUBRIOT"></a>HUGUES AUBRIOT</h2>
+
+
+<p>Non seulement le nom de ce célèbre prévôt de Paris
+a été donné à l'une des rues nouvelles de la capitale
+mais sa statue est une de celles qui décorent la façade
+de l'Hôtel de Ville. Ces honneurs, Aubriot les mérite,
+d'après les historiens, en dépit de graves reproches
+qui pèsent sur sa mémoire. Venu de Dijon, où il
+était né, à Paris, et recommandé par le duc de Bourgogne,
+Philippe le Hardi, son seigneur, il se fit remarquer
+du roi Charles V qui, satisfait de ses premiers services,
+le nomma, vers 1364, prévôt et capitaine de
+Paris. Dans ce poste considérable, qu'il occupa
+durant dix-sept années, Aubriot témoigna d'une
+activité rare et d'un caractère énergique et résolu,
+trop même parfois peut-être.</p>
+
+<p>Non-seulement il fit exécuter des travaux en grand
+nombre pour la défense comme pour la salubrité de la
+capitale, mais à ces travaux il employa de gré ou de
+force les vagabonds et les malfaiteurs si nombreux
+dans la ville depuis les troubles du règne précédent.
+Grâce à une police sévère et vigilante, les voleurs disparurent
+et les bourgeois honnêtes ne craignirent plus
+de s'aventurer, même le soir, dans les rues de la capitale.<span class='pagenum'><a name="Page_33" id="Page_33">[Pg 33]</a></span></p>
+
+<p>Les tapages des écoliers de l'Université, trop enclins
+parfois à abuser de leurs priviléges, durent cesser, mais
+le prévôt, dans la répression des abus, ne tint pas assez
+compte des droits établis, des exigences du temps et
+montra parfois plus de passion que de prudence.</p>
+
+<p>Il fit défense aux marchands de vendre ou de prêter
+des armes aux écoliers, sans sa permission expresse;
+mais de plus, pour arrêter les incursions de ces derniers,
+il construisit, au bout du pont Saint-Michel, le petit
+Châtelet, dans lequel il fit creuser deux cachots qu'il
+appelait par dérision le clos <i>Bruneau</i> et la <i>rue de
+Fouarre</i>.</p>
+
+<p>L'Université, traitée plusieurs fois avec peu d'égards
+par le prévôt, vit là, et pas à tort, sans doute,
+une nouvelle injure à son adresse, et la perte d'Aubriot
+fut résolue. Pour son malheur, malgré ses grandes qualités
+comme administrateur, Aubriot n'avait pas su se
+concilier l'estime des honnêtes gens par une vie exemplaire
+et bien au contraire. Tout en faisant la part des
+exagérations, il ne semble pas douteux qu'il y eut trop
+de vérité dans les accusations si graves qui s'élevèrent
+de divers côtés à la fois contre lui, et que nous trouvons
+reproduites dans le <i>Laboureur</i> et Jean Juvénal des Ursins,
+écrivains contemporains. Voici ce que nous lisons
+dans l'<i>Histoire de Charles VI, roi de France</i>, par le dernier:</p>
+
+<p>&laquo;Hugues Aubriot, natif de Bourgogne, lequel, par le
+moyen du duc d'Anjou, fut fait prévôt de Paris, estoit
+et si avoit un grand gouvernement des finances. Il fit
+plusieurs notables édifices à Paris, le pont Saint-Michel,
+les murs de devers la bastille Saint-Antoine, le Petit-<span class='pagenum'><a name="Page_34" id="Page_34">[Pg 34]</a></span>Chastelet
+et plusieurs autres choses dignes de grande
+mémoire. Mais, sur toutes choses, avoit, en grande irrévérence
+les gens d'église, et principalement l'Université
+de Paris. Et tellement que secrètement on fit enqueste
+de son gouvernement et de sa vie qui estoit très-orde
+et deshonneste en toute ribaudise, à decevoir
+femmes, et ne croyoit point le saint sacrement de
+l'autel, et s'en moquoit et ne se confessoit point et
+estoit un très mauvais catholique. En plusieurs et diverses
+hérésies estoit encouru et ne craignoit aucune
+puissance pour ce qu'il estoit fort en la grâce du roy et
+des seigneurs. Toutefois fut fort poursuivi par l'Université
+et gens d'église, tellement qu'on le prit et emprisonna-t-on,
+et à la fin fut content de se rendre prisonnier
+ès prisons de monsieur l'evesques de Paris. Et
+fut examiné sur plusieurs points, lesquels il confessa, et
+fut trouvé par grands clercs à ce cognoissans qu'il estoit
+digne d'être brûlé. Mais à la requeste des princes, cette
+peine lui fut relaschée, et seulement aux parvis Notre-Dame
+fut publiquement presché et mitré par l'Évêque
+de Paris, vestu en habit pontifical, et fut déclaré en
+effet estre de la loy des Juifs et contempteur des sacrements
+ecclésiastiques et avoir encouru les sentences
+d'excomuniement qu'il avoit par longtemps contemnées
+et méprisées. Et le condamna-t-on à estre perpétuellement
+en la fosse au pain et à l'eau.&raquo;</p>
+
+<p>Il fut enfermé dans un des cachots de cette même
+Bastille qu'il avait fait construire; de là, dit-on, transféré
+dans les prisons de l'évêque de Paris. Mais l'année
+suivante (1382), lors de l'insurrection populaire, dite des
+Maillotins, il fut délivré &laquo;et vinrent (les mutins), aux pri<span class='pagenum'><a name="Page_35" id="Page_35">[Pg 35]</a></span>sons
+de l'évêque de Paris, et rompirent tout, et délivrèrent
+ceux qui estoient, et mesmement Hugues Aubriot, qui
+estoit condamné comme dit est; et lui fut requis qu'il
+fust leur capitaine, lequel le consentit mais la nuit s'en
+alla... Et le lendemain vinrent à l'hostel de Hugues Aubriot,
+et le cuidoient (pensaient) trouver pour le faire
+leur capitaine. Et quand ils virent qu'il n'y estoit pas,
+furent comme enragés et desplaisans, et commencèrent
+à entrer en fureur, et vouloient aller abattre le pont de
+Charenton.&raquo;</p>
+
+<p>Aubriot, qui n'avait eu que le tort d'exagérer le principe
+d'autorité et qui à aucun prix ne voulait jouer le
+rôle de Marcel et se faire chef de révoltés, ayant quitté
+Paris dans la nuit même de sa délivrance, se retira dans
+son pays natal à Dijon, et il y mourut peu de temps
+après, 1382 ou 1383.&mdash;D'après sa conduite dans cette
+dernière période de sa vie, on peut croire que son repentir
+était sincère et qu'il y persévéra jusqu'à la fin.<span class='pagenum'><a name="Page_36" id="Page_36">[Pg 36]</a></span></p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="SYLVAIN_BAILLY" id="SYLVAIN_BAILLY"></a>SYLVAIN BAILLY</h2>
+
+
+<h2>I</h2>
+
+<p>Bailly, célèbre comme savant avant la Révolution est
+aujourd'hui connu surtout par sa fin tragique. À peine
+âgé de vingt-quatre ans<a name="FNanchor_6_6" id="FNanchor_6_6"></a><a href="#Footnote_6_6" class="fnanchor">[6]</a>, il comptait déjà parmi les
+astronomes distingués. Élu membre de l'académie des
+sciences à l'âge de vingt-sept ans (1763), il devint plus
+tard membre de l'académie française, (1783) et deux
+ans après de celle des inscriptions et belles-lettres. Ces
+distinctions, il les devait à ses publications littéraires et
+scientifiques encore que les dernières surtout aux yeux
+des juges compétents aient aujourd'hui perdu beaucoup
+de leur valeur.</p>
+
+<p>&laquo;Bailly par des études opiniâtres avait acquis beaucoup
+d'instruction; mais il avait le jugement faux ou
+du moins sujet à s'égarer en poursuivant des systèmes
+qui ne sont fondés sur rien de précis. Son <i>Histoire de
+l'astronomie</i> est un véritable roman de physique dont le
+but est de faire le monde très vieux contrairement aux
+écrivains, sacrés et profanes, qui en ont déterminé l'âge,
+en opposition, d'ailleurs avec l'aspect du globe et les<span class='pagenum'><a name="Page_37" id="Page_37">[Pg 37]</a></span>
+découvertes de la géologie. Qui pourra concevoir en
+effet la possibilité d'une révolution qui aura transporté
+la Sibérie des régions équinoxiales aux régions polaires;
+qui trouvera comme lui dans les Samoyèdes les pères des
+sciences et des arts? Son histoire de l'astronomie indienne
+n'est pas moins remplie de paradoxes, il en
+est de même des <i>Lettres de l'Atlantide</i> et sur l'origine
+des sciences. Aussi, tout en reconnaissant en lui de
+l'imagination, de la science et le talent d'écrire, les savants
+de son temps appelèrent ses systèmes astronomiques:
+Les <i>Rêveries de Bailly</i><a name="FNanchor_7_7" id="FNanchor_7_7"></a><a href="#Footnote_7_7" class="fnanchor">[7]</a>&raquo;.</p>
+
+<p>La réputation d'honnêteté de Bailly le fit nommer,
+en 1786, membre de la commission chargée d'inspecter
+les hôpitaux. Le rapport de Bailly choisi par ses collègues
+pour tenir la plume, n'est pas le moins intéressant
+de ses ouvrages, quoiqu'il attriste profondément par la
+révélation d'un état de choses qui nous semble aujourd'hui
+monstrueux. D'abord quand les commissaires se
+présentent à l'Hôtel-Dieu afin d'examiner par eux-mêmes
+l'établissement où les abus leur avaient été
+particulièrement signalés, la porte leur est refusée.
+&laquo;Nous avions besoin de divers éléments, nous les
+avons demandés, aussi bien qu'une personne qui pût
+nous guider et nous instruire; <i>nous n'avons rien obtenu</i>.&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;Quelle était donc l'autorité, dit Arago<a name="FNanchor_8_8" id="FNanchor_8_8"></a><a href="#Footnote_8_8" class="fnanchor">[8]</a>, qui se permettait
+ainsi de manquer aux plus simples égards
+envers des commissaires investis de la confiance du roi,<span class='pagenum'><a name="Page_38" id="Page_38">[Pg 38]</a></span>
+de l'académie et du public? Cette autorité se composait
+de divers administrateurs (le type, dit-on, n'est pas
+entièrement perdu) qui regardaient les pauvres comme
+leur patrimoine, qui leur consacraient une activité
+désintéressée mais improductive; qui souffraient
+impatiemment toute amélioration dont le germe ne
+s'était pas développé dans leur tête ou dans celles de
+quelques hommes philanthropes par naissance ou par
+privilége d'emploi.&raquo;</p>
+
+<p>Malgré ce mauvais vouloir, la commission put remplir
+sa mission: &laquo;ce qu'elle fit avec une conscience qui
+n'avait d'égale que sa patience et sa fermeté.&raquo; Quelques
+extraits seulement du rapport de Bailly, analysé par
+Arago, suffiront pour montrer si la susceptibilité des
+administrateurs était légitime.</p>
+
+<p>&laquo;En 1786, on traitait à l'Hôtel-Dieu les infirmités de
+toute nature.... tout était admis, mais aussi tout présentait
+une inévitable confusion. Un malade arrivant
+était souvent couché dans le lit et les draps du galeux
+qui venait de mourir.</p>
+
+<p>&raquo;L'emplacement réservé aux fous étant très restreint,
+deux de ces malheureux couchaient ensemble.
+Deux fous dans les mêmes draps! L'esprit se révolte en
+y songeant.</p>
+
+<p>&raquo;Dans la salle St-François, exclusivement réservée
+aux hommes atteints de la petite vérole, il y avait quelquefois,
+faute de place, jusqu'à six adultes ou huit
+enfants dans un lit qui n'avait pas 1 mètre 1/2 de
+large.</p>
+
+<p>&raquo;Les femmes atteintes de cette affreuse maladie se
+trouvaient réunies, dans la salle Ste-Monique, à de<span class='pagenum'><a name="Page_39" id="Page_39">[Pg 39]</a></span>
+simples fébricitantes; celles-ci étaient livrées comme
+une inévitable proie à la hideuse contagion dans le lieu
+même où, pleines de confiance, elles avaient espéré
+recouvrer la santé.</p>
+
+<p>&raquo;Les femmes enceintes, les femmes en couche
+étaient également entassées pêle-mêle sur des grabats
+étroits et infects.</p>
+
+<p>&raquo;... Dans l'état habituel, les lits de l'Hôtel-Dieu, des
+lits qui n'avaient pas 1 mètre 1/2 de large, contenaient
+quatre et souvent six malades; ils y étaient placés en
+sens inverse: les pieds des uns répondaient aux épaules
+des autres; ils n'avaient chacun pour leur quote-part
+que 25 centimètres.... Aussi se concertaient-ils, tant
+que leur état le permettait, pour que les uns restassent
+levés dans la ruelle pendant une partie de la nuit,
+tandis que les autres dormaient.</p>
+
+<p>&raquo;... Tel était l'état normal de l'ancien Hôtel-Dieu.
+Un mot, un seul mot dira ce qu'était l'état exceptionnel
+(en temps d'épidémie); alors on plaçait des malades
+jusque sur les ciels de ces mêmes lits où nous avons
+trouvé tant de souffrances, tant de légitimes malédictions...&raquo;</p>
+
+<p>Combien d'autres détails non moins tristes, par exemple,
+relatifs à la salle des opérations et sur lesquels nous
+glissons pour ne pas trop attrister le lecteur.</p>
+
+<p>À qui, d'ailleurs, imputer la longue durée de cette
+organisation vicieuse, inhumaine? &laquo;à la vulgaire toute
+puissance de la routine, à l'ignorance!&raquo; s'écrie Arago
+s'appuyant des conclusions de Bailly qui dit avec tous
+les ménagements que la circonstance exigeait:</p>
+
+<p>&laquo;L'Hôtel-Dieu existe peut-être depuis le VII<sup>e</sup> siècle,<span class='pagenum'><a name="Page_40" id="Page_40">[Pg 40]</a></span>
+et si cet hôpital est le plus imparfait de tous, c'est
+parce qu'il est le plus ancien. Dès les premiers temps
+de cet établissement, on a cherché le bien, on a désiré
+s'y tenir, et la constance a paru un devoir. De là,
+toute nouveauté utile a de la peine à s'y introduire;
+toute réforme est difficile; c'est une administration
+nombreuse qu'il faut convaincre; c'est une masse
+énorme qu'il faut remuer.&raquo;</p>
+
+<p>L'énormité de la masse à remuer ne découragea pas
+les commissaires de l'Académie. Aussi, grâce à leur
+énergique persistance, les choses changèrent, nos hôpitaux
+furent réformés, transformés, et c'est avec toute
+justice et vérité qu'Arago a pu dire naguère: &laquo;Chaque
+pauvre est aujourd'hui couché seul dans un lit, et il le
+doit principalement aux efforts habiles, persévérants,
+courageux de l'Académie des sciences. Il faut que le
+pauvre le sache et le pauvre ne l'oubliera pas.&raquo;</p>
+
+<p>Hélas! il fut trop prompt à l'oublier, au contraire, en
+ce qui concerne Bailly du moins, dont la triste destinée
+prouve une fois de plus quel fond il faut faire sur la
+popularité, avec la terrible mobilité des multitudes, si
+promptes à subir toutes les influences, et qui, elles aussi,
+tournent au moindre vent. Bailly en fit la cruelle expérience
+et combien ne dut-il pas regretter souvent d'avoir
+cédé, qui sait à quelle tentation fatale d'ambition? au lieu
+de se contenter de la gloire modeste de savant et de
+lettré, à l'exemple de son maître l'astronome Lacaille
+dont on a dit qu'il était le calculateur le plus courageux
+et l'observateur le plus zélé, le plus actif, le plus assidu
+qui ait jamais existé, &laquo;et avec cela&raquo; doux, simple,
+gai, égal avec ses amis; l'intérêt ni l'ambition ne le<span class='pagenum'><a name="Page_41" id="Page_41">[Pg 41]</a></span>
+tentèrent jamais; il sut se contenter de peu, sa probité
+faisait son bonheur, les sciences ses plaisirs, et l'amitié
+ses délassements.&raquo;<br /><br /></p>
+
+
+<h2>II</h2>
+
+<p>L'impression que Bailly avait reçue de sa visite dans
+les hôpitaux et la constatation trop facile des énormes
+abus qui, par le laps du temps, s'y étaient introduits,
+tout probablement contribuèrent à l'entraîner vers les
+&laquo;opinions nouvelles&raquo; comme on disait à la veille de la
+révolution. Dans l'ordre social aussi, beaucoup d'abus
+existaient qui appelaient l'&#339;il investigateur et la sollicitude
+de l'homme d'état s'il s'en fut rencontré alors un
+digne de ce titre soit dans les conseils de la couronne
+soit dans l'assemblée réunie d'abord sous le titre d'États
+généraux. Mais, parmi les honnêtes gens, il ne se trouvait
+guère que des utopistes ou des hommes à idées
+fausses, et politiquement peu pratiques comme Bailly,
+entraînés tout d'abord par un zèle sincère, mais non
+pas peut-être exempt de vanité et de présomption, à des
+exagérations dont ils comprirent la portée plus tard, s'ils
+la comprirent, et qui, par leur téméraire confiance, ne
+devaient pas tarder à tout compromettre.</p>
+
+<p>Lors de la convocation des États généraux, Bailly,
+nommé d'abord grand électeur, fut élu député de Paris
+le 12 mai et le langage qu'il tint à cette occasion
+d'après ses <i>Mémoires</i>, prouve les sentiments qui l'animaient:
+&laquo;La nation doit se souvenir qu'elle est souveraine
+et maîtresse de tout ordonner..., ce n'est pas<span class='pagenum'><a name="Page_42" id="Page_42">[Pg 42]</a></span>
+quand la raison s'éveille qu'il faut alléguer d'anciens
+priviléges et des préjugés absurdes... je louerai les
+électeurs de Paris qui les premiers ont conçu l'idée de
+faire précéder la Constitution française de la Déclaration
+des droits de l'Homme.&raquo;</p>
+
+<p>C'était faire un peu vite bon marché de toute autorité
+même la plus légitime et l'on sent trop dans ce langage
+le bourgeois gonflé de sa soudaine importance qui faisait
+dire à Bailly avec un étonnement naïf, en entrant,
+le 21 avril, dans la salle des Feuillants: &laquo;Je crus respirer
+un air nouveau et je regardai comme un phénomène
+d'être quelque chose dans l'ordre politique par
+ma seule qualité de citoyen.&raquo;</p>
+
+<p>Le 3 juin 1789, Bailly fut nommé doyen ou président
+des communes. Lors de la séance royale du 23, Louis XVI
+qui, avec tant de grandes vertus, manquait de la première
+qualité de l'homme d'État, la décision, termina
+son discours en disant: &laquo;Je vous ordonne, messieurs,
+de vous séparer tout de suite.&raquo;</p>
+
+<p>Les membres des deux premiers ordres pour la plus
+grande partie, s'inclinant devant cette expression de la
+volonté royale, se retirèrent pendant que les députés
+des communes restaient tranquillement à leurs places.
+Le grand maître des cérémonies l'ayant remarqué,
+s'approcha de Bailly, et lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez entendu l'ordre du roi, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne puis pas ajourner l'assemblée sans qu'elle
+ait délibéré, répondit Bailly.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce bien là votre réponse et dois-je en faire part
+au roi?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur! répliqua le président, et s'adres<span class='pagenum'><a name="Page_43" id="Page_43">[Pg 43]</a></span>sant
+aussitôt aux députés qui l'entouraient: &laquo;Il me
+semble, dit-il, que la Nation assemblée ne doit pas recevoir
+d'ordre.&raquo;</p>
+
+<p>Ce langage ne peut étonner de la part de celui qui,
+trois jours avant, présidait la fameuse séance dite du
+Jeu de Paume.</p>
+
+<p>Le surlendemain de la prise de la Bastille, Bailly,
+venu de Versailles à Paris, comme membre de la députation
+envoyée pour rétablir l'ordre, fut proclamé d'enthousiasme
+maire de Paris, en même temps que
+Lafayette était nommé commandant général de la
+garde nationale. Bailly, toujours un peu naïf, dit au
+sujet de cette nomination:</p>
+
+<p>&laquo;Je ne sais pas si j'ai pleuré, je ne sais pas ce que
+j'ai dit; mais je me rappelle que je n'ai jamais été si
+étonné, si confondu et si au-dessous de moi-même. La
+surprise ajoutant à ma timidité naturelle devant une
+grande assemblée, je me levai, je balbutiai quelques
+mots qu'on n'entendit pas, que je n'entendis pas moi-même,
+mais que mon trouble plus encore que ma
+bouche rendit expressifs. Un autre effet de ma stupidité
+subite, c'est que j'acceptai <i>sans savoir de quel fardeau
+je me chargeais</i><a name="FNanchor_9_9" id="FNanchor_9_9"></a><a href="#Footnote_9_9" class="fnanchor">[9]</a>&raquo;.</p>
+
+<p>Le nouveau maire de Paris, en effet, le jour même de
+sa nomination put constater &laquo;que d'une visite faite à
+la halle et chez tous les boulangers, il résultait que les
+approvisionnements en grains et farines seraient entièrement
+épuisés en trois jours. Le lendemain tous les
+préposés à l'administration des farines avaient disparu.&raquo;<span class='pagenum'><a name="Page_44" id="Page_44">[Pg 44]</a></span></p>
+
+<p>Ce fut là, pendant les deux années que Bailly resta en
+fonctions, sa continuelle et pénible préoccupation, celle
+de veiller à l'approvisionnement d'une population de
+800,000 âmes que le besoin pouvait pousser aux derniers
+excès alors surtout que l'ignorance, la prévention
+portaient si facilement la multitude à croire qu'il y avait
+calcul, dessein prémédité de l'affamer. Mais quoi! ce
+n'était pas seulement prévention résultant de l'ignorance;
+car cette détestable calomnie, Marat, l'ennemi
+acharné de Bailly, ne se lassait pas de la répéter dans
+sa feuille immonde. Chaque matin aussi, sur tous les
+tons, l'infâme répétait: <i>Que Bailly rende ses comptes!</i>
+alors que la probité du maire de Paris devait être à
+l'abri de tout soupçon. Dans l'Assemblée nationale
+même, ces odieuses provocations trouvaient des échos
+et du haut de la tribune (le 15 juillet 1789) Mirabeau
+laissait tomber ces paroles qu'Arago qualifie si justement
+d'incendiaires:</p>
+
+<p>&laquo;Henri IV faisait entrer des vivres dans Paris assiégé
+et rebelle, et des ministres pervers interceptent maintenant
+les convois destinés pour Paris affamé et
+soumis.&raquo;</p>
+
+<p>Néanmoins ce ne fut qu'après la fuite du roi, à Varennes,
+que la popularité de Bailly parut sérieusement
+atteinte. On l'accusait, ainsi que Lafayette, de complicité
+tout au moins indirecte dans le départ. De là, dans
+Paris, travaillé par les meneurs, une effervescence
+croissante, de violentes et continuelles agitations qui
+aboutirent à l'émeute du 17 juillet 1791, au Champ de
+Mars où une foule immense s'était donné rendez-vous
+devant l'autel de la Patrie, pour signer la pétition récla<span class='pagenum'><a name="Page_45" id="Page_45">[Pg 45]</a></span>mant
+la déchéance de Louis XVI. Le maire de Paris,
+tous les moyens de conciliation épuisés, voyant
+que la réunion prenait un caractère de plus en plus
+menaçant, après avoir demandé les ordres de l'Assemblée,
+convoque la garde nationale, et à la tête de la municipalité,
+se présente devant la foule qu'il somme à
+plusieurs reprises, mais inutilement de se retirer. Il
+fallut avoir recours à la force, le drapeau rouge est
+déployé, les gardes nationaux font usage de leurs
+armes, le sang coule, et l'émeute se disperse en laissant
+sur le carreau un certain nombre de victimes, nombre
+qui, comme toujours, fut exagéré.</p>
+
+<p>Dès lors c'en était fait de la popularité de Bailly qui
+trois mois après, quittant la mairie (12 novembre 1791),
+se retira d'abord à Chaillot, puis à Nantes; mais là,
+chose triste à dire, le pouvoir central, alors aux mains
+des Girondins, le mit en surveillance et une lettre de
+Roland, ministre de l'intérieur, lui annonça que le gouvernement
+lui retirait le logement que, depuis cinquante
+ans, sa famille occupait au Louvre. En même
+temps on l'obligeait à payer une somme de 6,000 livres,
+à titre d'indemnité, pour le loyer de l'hôtel qu'il avait
+occupé comme maire de Paris. C'était pour lui la ruine
+et il ne s'acquitta qu'en vendant sa bibliothèque et
+sa maison de Chaillot. Et les temps menacèrent bientôt
+de devenir pires par la prédominance, dans l'Assemblée,
+des partis violents. Aussi l'un de ses amis,
+M. de Casaux, offrit à Bailly, le supplia même, de prendre
+passage à bord d'un petit bâtiment qu'il avait frété pour
+sa famille:</p>
+
+<p>&laquo;Nous nous rendrons d'abord en Angleterre, lui dit<span class='pagenum'><a name="Page_46" id="Page_46">[Pg 46]</a></span>
+M. de Casaux; si vous le préférez, nous irons passer
+notre exil en Amérique. N'ayez aucun souci, j'ai de la
+fortune; je puis sans me gêner pourvoir à toutes les
+dépenses. Il est sage de fuir une terre qui menace de
+dévorer ses habitants.&raquo;</p>
+
+<p>Bailly, malgré les instances de sa femme, refusa:
+&laquo;Depuis le jour, répondit-il, où je suis devenu un personnage
+public, ma destinée se trouve invariablement
+liée à celle de la France; jamais je ne quitterai mon
+poste au moment du danger. En toute circonstance, la
+patrie pourra compter sur mon dévouement. Quoiqu'il
+doive arriver, je resterai.&raquo;</p>
+
+<p>Le 6 juillet 1793, Bailly quittait Nantes pour aller
+habiter Melun où Laplace, son ami, lui avait offert l'hospitalité.
+Par malheur, peu de jours avant, une division
+de l'armée révolutionnaire était venue occuper la ville.
+Bailly, reconnu en arrivant par un soldat, fut sommé
+par celui-ci de le suivre à la mairie. Mis en état d'arrestation,
+puis, par un ordre du comité du salut public,
+conduit à Paris et écroué à la Force, il en sortit quelque
+temps après, sous bonne escorte, cité comme témoin
+dans le procès de Marie Antoinette. Mais sa conduite,
+dans cette circonstance, ne fut pas celle qu'espéraient, le
+jugeant d'après eux, les ennemis de la reine. Non-seulement
+il s'inclina devant elle avec l'air du profond respect,
+mais en entendant certaines imputations odieuses
+de l'acte d'accusation, il ne put retenir le cri de son indignation
+et qualifia, comme elles le méritaient, ces
+exécrables calomnies. Cet acte courageux, qui effaçait
+bien des fautes, ne lui fut pas pardonné par les hommes
+de la Terreur. Un mois après, traduit devant le tribunal<span class='pagenum'><a name="Page_47" id="Page_47">[Pg 47]</a></span>
+révolutionnaire, il fut condamné à périr sur l'échafaud.
+Ramené à la conciergerie, où il resta pendant deux jours
+encore, Bailly conserva son calme et sa fermeté, et par
+son langage même, on peut croire que revenu de bien
+des illusions, désabusé de beaucoup d'erreurs, il se préparait
+sérieusement à la mort. Quelques-uns de ses compagnons
+de captivité, se plaignant avec amertume et
+dans un langage qui semblait trahir une sorte de regret
+d'être restés honnêtes:</p>
+
+<p>&laquo;Consolez-vous, leur dit-il, il y a une si grande distance
+entre la mort et l'homme de bien et celle du méchant
+que le vulgaire n'est pas capable de la mesurer.&raquo;</p>
+
+<p>Le 12 novembre eut lieu l'exécution, cette exécution
+qui est un des épisodes les plus lamentables de nos annales,
+mais qu'il faut rappeler pour la leçon de tous et
+afin que l'horreur et l'épouvante que soulèvent de telles
+atrocités en rendent à tout jamais le retour impossible.
+Parmi les nombreuses versions qui ont été données de
+ce tragique évènement, nous choisirons de préférence
+celle de François Arago dont le témoignage n'est pas
+suspect; car, après une enquête minutieuse, tout en
+s'étudiant à rester impartial, par un motif sans doute
+honorable, il cherche à diminuer plutôt qu'à augmenter
+l'horreur de la scène: &laquo;La vérité, la stricte vérité, dit-il,
+n'était-elle pas assez déchirante? Fallait-il, sans
+preuves d'aucune sorte, imputer à la masse le cynisme
+infernal de quelques cannibales?... Je prouverai qu'en
+rendant le drame un peu moins atroce je n'ai sacrifié
+que des détails imaginaires, fruits empestés de l'esprit
+de parti:</p>
+
+<p>&laquo;Midi venait de sonner. Bailly adressa un dernier et<span class='pagenum'><a name="Page_48" id="Page_48">[Pg 48]</a></span>
+tendre adieu à ses compagnons de captivité, leur souhaita
+un meilleur sort et, suivant le bourreau sans faiblesse
+comme sans forfanterie, monta sur la fatale charrette,
+les mains attachées derrière le dos. Notre confrère
+avait coutume de dire. &laquo;On doit avoir mauvaise opinion
+de ceux qui n'ont pas, en mourant, un regard à jeter
+en arrière.&raquo; Le dernier regard de Bailly fut pour sa
+femme. Un gendarme de l'escorte recueillit avec sensibilité
+les paroles de la victime et les reporta fidèlement
+à la veuve. Le cortége arriva à l'entrée du Champ de
+Mars, du côté de la rivière, à une heure un quart. C'était
+la place où, conformément aux termes du jugement,
+on avait élevé l'échafaud. La foule aveuglée qui s'y
+trouvait réunie, s'écria avec fureur que la terre sacrée
+du Champ de la Fédération ne devait pas être souillée
+par la présence et par le sang de celui qu'elle appelait
+un grand criminel; sur sa demande, j'ai presque dit,
+sur ses ordres, l'instrument du supplice fut démonté,
+transporté pièce à pièce dans un des fossés, et remonté
+de nouveau. Bailly resta le témoin impassible de ces
+effroyables préparatifs, de ces infernales clameurs. Pas
+une plainte ne sortit de sa bouche. La pluie tombait
+depuis le matin; elle était froide, elle inondait le corps
+et surtout la tête nue du vieillard. Un misérable s'aperçut
+qu'il frissonnait, et lui cria: &laquo;<i>Tu trembles Bailly?</i>&mdash;<i>Mon
+ami, j'ai froid</i>, répondit avec douceur la victime.&raquo;
+Ce furent ses dernières paroles.</p>
+
+<p>&laquo;Bailly descendit dans le fossé, où le bourreau brûla
+devant lui le drapeau rouge du 17 juillet; il monta ensuite
+d'un pas ferme sur l'échafaud. Ayons le courage
+de le dire, lorsque la tête de notre vénérable confrère<span class='pagenum'><a name="Page_49" id="Page_49">[Pg 49]</a></span>
+tomba, les <i>témoins soldés</i> que cette affreuse exécution
+avait réunis au Champ de Mars, poussèrent d'infâmes
+acclamations.&raquo;</p>
+
+<p>Maintenant faut-il croire à ces <i>témoins soldés</i> dont
+parle Arago dans son désir d'innocenter &laquo;ce qu'on
+appelle la populace&raquo;? Faut-il croire à l'intervention de
+personnes riches et influentes dans les scènes d'une
+inqualifiable barbarie du Champ de Mars? M. Arago
+n'obéit-il point à une idée préconçue, aux exigences de
+sa position et au mot d'ordre d'un parti quand il dit du
+ton le plus affirmatif: &laquo;Ce n'est point aux malheureux
+sans propriétés, sans capital, vivant du travail de leurs
+mains, aux prolétaires qu'on doit imputer les incidents
+déplorables qui marquèrent les derniers moments de
+Bailly. Avancer une opinion si éloignée de la vérité,
+c'est s'imposer le devoir d'en prouver la réalité.&raquo;</p>
+
+<p>Et à l'appui de ces paroles il rapporte l'exclamation
+échappée à Bailly, après sa condamnation, suivant le dire
+de Lafayette: &laquo;Je meurs pour la séance du Jeu de
+Paume et non pour la funeste journée du Champ de
+Mars.&raquo; Mais comment admettre ces audaces de la réaction,
+en pleine terreur, quand pour satisfaire une haine
+posthume, elle s'exposait à tant de périls? Comment
+admettre pareille supposition malgré les invraisemblances,
+plutôt que ces égarements funestes, ces délires
+de la multitude trop facile à tromper quand on l'excite
+dans le sens de ses passions, quand elle est prise de la
+fièvre homicide en dépit de ses naturels et généreux instincts?
+N'est-il pas dans notre révolution trop d'exemples,
+hélas! de ces effroyables vertiges! Étaient-ils soldés
+ceux qui battaient des mains sur le passage de Charlotte<span class='pagenum'><a name="Page_50" id="Page_50">[Pg 50]</a></span>
+Corday, conduite à l'échafaud, sur le passage de Marie
+Antoinette, de Madame Élisabeth, de Beauharnais, de
+Custines, d'André Chénier et de tant d'autres illustres
+victimes? Était-ce pour le salaire, qui fut si minime,
+que <i>travaillaient</i> les égorgeurs de septembre, les assassins
+des Carmes, etc., que le peuple, le vrai peuple d'ailleurs
+hautement renie et regarde comme des monstres?</p>
+
+<p>Maintenant, pour ne pas laisser le lecteur sous une
+impression trop douloureuse, en regard de ces lugubres
+pages, mettons-en une qui repose et console, &laquo;qui
+élève l'âme et remplisse le c&#339;ur de douces émotions.&raquo;
+Après la mort de son mari, Madame Bailly se trouva
+dans une position qui était plus que la gêne au point
+qu'elle fut heureuse de se voir inscrite au bureau de
+charité de son arrondissement, grâce aux sollicitations
+pressantes du géomètre Cousin, membre de l'Académie.
+Maintes fois on vit cet homme éminent traverser tout
+Paris, ayant sous le bras le pain, la viande et la chandelle
+destinés à la veuve d'un illustre confrère.</p>
+
+<p>Voici qui n'est pas moins touchant. Après le 18 brumaire,
+de Laplace fut nommé ministre de l'intérieur.
+Le soir même, 21 du mois, il demandait une pension
+de 2,000 francs pour Madame Bailly. Le premier consul
+l'accorda aussitôt, en ajoutant comme condition expresse
+que le premier trimestre serait payé d'avance et sur le
+champ. &laquo;Le 22, de bonne heure, une voiture s'arrête
+dans la rue de la Sourdière (où demeurait la veuve de
+Bailly); madame de Laplace en descend, portant à la
+main une bourse remplie d'or.</p>
+
+<p>&raquo;Elle s'élance dans l'escalier, pénètre en courant dans
+l'humble demeure, depuis plusieurs années témoin d'une<span class='pagenum'><a name="Page_51" id="Page_51">[Pg 51]</a></span>
+douleur sans remède et d'une cruelle misère; Madame
+Bailly était à la fenêtre: &laquo;Ma chère amie, que faites-vous
+là de si grand matin? s'écrie la femme du ministre.&mdash;Madame,
+repartit la veuve, j'entendis hier les
+crieurs publics, et je vous attendais.<a name="FNanchor_10_10" id="FNanchor_10_10"></a><a href="#Footnote_10_10" class="fnanchor">[10]</a>&raquo;</p>
+
+<p>Qu'ajouter à de telles paroles? il faut se taire et admirer.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_6_6" id="Footnote_6_6"></a><a href="#FNanchor_6_6"><span class="label">[6]</span></a> Il était né à Paris, le 15 septembre 1736.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_7_7" id="Footnote_7_7"></a><a href="#FNanchor_7_7"><span class="label">[7]</span></a> <i>Encyclopédie catholique.</i></p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_8_8" id="Footnote_8_8"></a><a href="#FNanchor_8_8"><span class="label">[8]</span></a> Éloge de Bailly.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_9_9" id="Footnote_9_9"></a><a href="#FNanchor_9_9"><span class="label">[9]</span></a> Mémoires de Bailly.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_10_10" id="Footnote_10_10"></a><a href="#FNanchor_10_10"><span class="label">[10]</span></a> François Arago.&mdash;Éloge de Bailly.<span class='pagenum'><a name="Page_52" id="Page_52">[Pg 52]</a></span></p></div>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="BEAUJON" id="BEAUJON"></a>BEAUJON</h2>
+
+
+<p>Beaujon (Nicolas), né à Bordeaux en 1718, successivement
+banquier de la cour, receveur-général des finances
+de la généralité de Rouen, conseiller d'État à
+brevet, avait acquis, dans ces différentes positions, une
+fortune considérable qu'il dépensait généreusement.
+C'est ainsi qu'au mois de juillet 1784, fut par lui fondé
+l'hospice qui porte son nom, mais dans un but fort différent
+du but actuel. En effet, cet établissement construit,
+d'après les ordres de Beaujon, par l'architecte
+Girardin et doté d'une rente annuelle de 25,000 livres,
+était destiné à douze garçons et douze filles orphelins et
+nés dans le faubourg. Ils y étaient nourris, vêtus, instruits
+depuis l'âge de six ans jusqu'à douze, époque à
+laquelle on leur donnait 400 livres pour l'apprentissage
+du métier qu'ils avaient choisi. Des s&#339;urs de la Charité
+dirigeaient l'éducation des filles; celle des garçons était
+confiée aux frères de la doctrine chrétienne.</p>
+
+<p>Mais, lors de la révolution, l'État s'empara de l'établissement
+dont il changea la destination en faisant de
+l'asile un hôpital pour les malades. C'était méconnaître
+les intentions du fondateur, qui n'était plus là pour
+protester, mort pendant l'année 1786. N'ayant point
+d'enfants, par son testament, Beaujon voulut faire des<span class='pagenum'><a name="Page_53" id="Page_53">[Pg 53]</a></span>
+heureux avec les trois millions dont se composait sa fortune
+qu'il divisa en un grand nombre de legs particuliers.</p>
+
+<p>Le célèbre banquier put ainsi trouver de précieuses
+jouissances dans ses immenses richesses dont pour lui-même
+il ne faisait que médiocrement usage. Dans les
+dernières années de sa vie surtout, son état d'infirmité
+habituelle ne lui permettait même plus la promenade,
+et une maladie chronique de l'estomac le condamnait
+au régime de vie le plus sévère. Il n'en recevait pas
+moins à sa table, largement servie, chaque jour quelques
+amis ou des artistes; mais pendant que les joyeux
+convives savouraient à l'envi les mets délicats, dégustaient
+les vins fins, les liqueurs et le café, l'amphytrion,
+un peu mélancolique sans doute, devait se borner à
+l'eau claire et à la panade, à moins qu'il ne préférât le
+laitage.</p>
+
+<p>Quelle amère dérision dans la possession même de ces
+trésors que lui prodiguait la fortune, si M. de Beaujon
+n'eut trouvé une noble compensation et une satisfaction
+délicieuse dans cette libéralité qui s'épanchait si largement
+en bienfaits dont plusieurs, comme on l'a vu, ont
+survécu au donateur et, après des siècles peut-être, feront
+bénir sa mémoire!<span class='pagenum'><a name="Page_54" id="Page_54">[Pg 54]</a></span></p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="BEETHOVEN_LOUIS_VAN" id="BEETHOVEN_LOUIS_VAN"></a>BEETHOVEN (LOUIS VAN)</h2>
+
+
+<p>Contrairement à ce qui arriva pour Mozart et pour
+beaucoup d'autres, l'instinct musical ne se révéla point
+chez Beethoven tout d'abord. Un de ses compagnons
+d'enfance, M. Baden, dont le témoignage positif infirme
+les récits de plusieurs biographes, raconte qu'il
+fallut user de violence pour lui faire commencer l'étude
+de la musique, et que, pendant les premiers temps, plus
+d'une fois il fut battu parce qu'il refusait de se mettre
+au piano. M. Baden d'ailleurs ajoute, qu'une fois ces
+premiers dégoûts surmontés, merveilleux furent les
+progrès du jeune Louis dans cet art pour lequel il se
+passionna bientôt et qui devait si fort l'absorber, témoin
+cette anecdote:</p>
+
+<p>Beethoven entre un jour chez un restaurateur pour
+dîner. Il prend la carte des mets du jour pour choisir ce
+qui lui convient, mais au même instant, une idée musicale
+se présente à sa pensée. Vite il saisit son crayon et
+retournant la carte, il écrit sous la dictée de son inspiration
+et couvre de notes la page blanche qu'il met ensuite
+dans sa poche. Alors revenu à lui et voyant le
+garçon s'approcher, il tire sa bourse et demande ce
+qu'il doit:</p>
+
+<p>&laquo;Vous ne devez rien, monsieur, puisque vous n'avez
+pas dîné.<span class='pagenum'><a name="Page_55" id="Page_55">[Pg 55]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Comment, je n'ai pas dîné! En êtes-vous bien sûr?</p>
+
+<p>&mdash;Très-sûr, monsieur, et mieux que moi vous devez
+le savoir.</p>
+
+<p>&mdash;Alors c'est différent, donnez-moi quelque chose.</p>
+
+<p>&mdash;Que désirez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Ce que vous voudrez.</p>
+
+<p>Mais n'anticipons point et revenons de quelques pas
+en arrière, car la jeunesse de l'illustre maître offre
+quelques particularités dignes d'intérêt. Beethoven
+(Louis) naquit à Bonn, sur le Rhin, le 10 décembre 1770,
+d'une famille originaire de Hollande, ce qui explique la
+particule <i>Van</i> qui précède le nom de l'illustre compositeur.</p>
+
+<p>Beethoven apprit de son père, dès l'âge de cinq ans,
+les premiers principes de la musique. Son maître de
+piano fut Vander Eden, organiste de la cour, qui de lui-même
+offrit ses conseils et, en véritable artiste, donna
+gratuitement ses leçons. Après sa mort arrivée en 1782,
+son successeur Neefe ne se montra pas moins bienveillant;
+il est vrai que l'enfant, attirant déjà l'attention publique
+par ses rares dispositions, lui était recommandé
+par l'électeur Maximilien d'Autriche. Neefe n'hésita pas
+à initier de suite son élève aux grandes conceptions de
+Bach et Haendel, et l'enthousiasme de l'enfant fut tel
+que, non content d'exécuter sur le piano ces admirables
+compositions, il voulut s'essayer à les imiter, tout
+ignorant qu'il fût des règles de l'harmonie, et composa
+plusieurs morceaux (sonates et chansons) où se trahit
+surtout son inexpérience et qu'il désavoua plus tard
+comme l'&#339;uvre indigne d'un débutant.</p>
+
+<p>Vers l'année 1786 ou 1787, il fit un voyage à Vienne<span class='pagenum'><a name="Page_56" id="Page_56">[Pg 56]</a></span>
+dans le seul but de voir Mozart, dont il admirait passionnément
+la musique. Après avoir lu la lettre d'introduction
+et de recommandation, Mozart dit au visiteur
+de se mettre au piano et d'improviser. Le brillant et la
+sûreté de l'exécution firent croire au maëstro que ce
+qu'il entendait était appris de mémoire, et il ne put dissimuler
+ce soupçon au jeune homme. Celui-ci, un peu
+piqué, dit avec vivacité:</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien! donnez-moi vous-même un thème, celui
+que vous voudrez.</p>
+
+<p>&mdash;Soit, reprit Mozart, ajoutant en à-parté: je vais
+bien t'attraper.</p>
+
+<p>Et au bout de quelques instants, il remettait à Beethoven
+un sujet de fugue hérissé de difficultés et qui
+pour un débutant offrait plus d'un piége. Mais le jeune
+artiste sut les deviner, et ce thème presque impossible il
+le développa avec tant de force, de verve, de génie, que
+Mozart, confondu, se leva doucement, et se glissant sur
+la pointe du pied dans la pièce voisine, dit à des
+amis qui s'y trouvaient:</p>
+
+<p>&laquo;Faites attention à ce jeune homme, vous en entendrez
+parler quelque jour.&raquo;</p>
+
+<p>Après la mort de son père, (1792) Beethoven quitta la
+ville de Bonn, qui lui offrait trop peu de ressources,
+et se rendit de nouveau à Vienne, mais avec la pensée,
+cette fois, de s'y fixer. Il n'y retrouva plus Mozart, mais
+la Providence lui ménageait un protecteur plus puissant
+et non moins zélé dans la personne du prince
+Lichnowsky, &laquo;un de ces nobles seigneurs, dit Fétis<a name="FNanchor_11_11" id="FNanchor_11_11"></a><a href="#Footnote_11_11" class="fnanchor">[11]</a>,<span class='pagenum'><a name="Page_57" id="Page_57">[Pg 57]</a></span>
+comme on en rencontrait alors en Autriche et dont la
+générosité ne connaissait pas de bornes pour l'encouragement
+des hommes de talent.&raquo; Passionné pour la musique,
+il accueillit Beethoven avec une bonté parfaite,
+lui assura une pension de 600 florins et voulut qu'il demeurât
+dans son hôtel. La princesse partageait les
+goûts de son mari et ne témoigna pas moins de bienveillance
+à l'artiste, profondément reconnaissant, mais
+qui, de l'aveu de son ami Schindler, ne savait point assez
+maîtriser les inégalités de son caractère et les brusqueries
+de son humeur: &laquo;Personne n'était moins aimable
+que lui dans sa jeunesse,&raquo; et la princesse, qui savait
+faire la part de la faiblesse humaine, eut plus d'une fois
+à l'excuser auprès de son mari, moins porté à l'indulgence
+pour ces fugues de l'artiste.</p>
+
+<p>Beethoven, apprécié alors surtout comme exécutant et
+improvisateur, successivement fit connaître et jouer
+plusieurs grandes compositions, entre autres la Symphonie
+en <i>ut majeur</i>, la Symphonie en <i>ré</i>, et le grand
+Septuor, qui étendirent sa réputation au loin. Ces divers
+ouvrages, composés dans un intervalle de 10 ans, de
+1790 à 1800, appartiennent à sa première manière,
+moins personnelle, et dans laquelle, malgré le mérite
+incontestable, se trahit l'influence d'Haydn et de Mozart
+pour lesquels, à cette époque, l'artiste professait une admiration
+enthousiaste.</p>
+
+<p>Beethoven, sans nul souci de la vie matérielle, et sûr
+du lendemain, jouissait paisiblement de ses succès, en
+rêvant des &#339;uvres nouvelles, d'un caractère plus original
+et plus puissant, lorsque tous-à-coup, hélas! il vit
+se couvrir des plus sombres nuages cet horizon que l'es<span class='pagenum'><a name="Page_58" id="Page_58">[Pg 58]</a></span>pérance
+peignait de si riantes couleurs et déroulait avec
+d'immenses et ravissantes perspectives. Faibles et ignorants
+que nous sommes! Qui de nous n'est porté à envier,
+comme des mortels fortunés entre tous, les privilégiés
+du génie et de la gloire, en oubliant trop facilement
+que, par une loi mystérieuse, qui tient à un dessein
+profond de la Providence, ils sont presque toujours
+aussi les prédestinés du malheur. La couronne de lauriers
+sur leur front s'entrelace à la couronne d'épines.
+Cette organisation supérieure, mais d'autant plus délicate
+qui les tire hors de pair, les rend aussi plus vulnérables
+à la douleur; ils ressemblent à ces pics élevés
+dont le sommet tout d'abord attire la foudre. Et puis,
+comme l'a dit admirablement un poète contemporain,
+malheureux lui surtout par sa faute, la souffrance, qui
+fait vibrer en eux les cordes intimes, est d'ordinaire la
+source la plus féconde d'inspiration:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Rien ne nous rend si grand qu'une grande douleur.<br /></span>
+<span class="i0">Mais, pour en être atteint, ne crois pas, ô poète,<br /></span>
+<span class="i0">Que ta voix ici-bas doive rester muette.<br /></span>
+<span class="i0">Les plus désespérés font les chants les plus beaux,<br /></span>
+<span class="i0">Et j'en sais d'immortels qui sont de purs sanglots.<br /></span>
+<span class="i0">.................<br /></span>
+<span class="i0">Quand ils parlent ainsi d'espérances trompées,<br /></span>
+<span class="i0">De tristesse et d'oubli, d'amour et de malheur,<br /></span>
+<span class="i0">Ce n'est pas un concert à dilater le c&#339;ur.<br /></span>
+<span class="i0">Leurs déclamations sont comme des épées;<br /></span>
+<span class="i0">Elles tracent dans l'air un cercle éblouissant;<br /></span>
+<span class="i0">Mais il y pend toujours une goutte de sang<a name="FNanchor_12_12" id="FNanchor_12_12"></a><a href="#Footnote_12_12" class="fnanchor">[12]</a>.<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Son protecteur le plus généreux étant venu à mourir,<span class='pagenum'><a name="Page_59" id="Page_59">[Pg 59]</a></span>
+(1801) Beethoven perdit sa pension alors que la guerre
+qui troublait l'Allemagne diminuait beaucoup ses autres
+ressources. Il habitait alors avec ses deux frères,
+chargés de tous les détails de la vie commune, afin que
+l'artiste ne fût en rien distrait de son travail; mais tout
+probablement sa bourse supportait seule la dépense.
+Aussi la gêne, dont il a souffert par malheur presque
+toute sa vie, ne devait pas être moindre à cette époque
+que plus tard, quand en envoyant à Ries une sonate
+pour la vendre à Londres, il écrivait: &laquo;Cette sonate a
+été écrite dans des circonstances bien pénibles; car il
+est triste d'être obligé d'écrire pour avoir du pain.
+C'est là où j'en suis maintenant.&raquo;</p>
+
+<p>Dans une autre lettre d'une date plus récente, il dit
+encore: &laquo;Si je n'étais pas si pauvre et obligé de vivre
+de ma plume, je n'exigerais rien de la Société Philharmonique;
+mais dans la position où je me trouve, il
+faut que j'attende le prix de ma symphonie.&raquo;</p>
+
+<p>La situation toujours précaire de Beethoven ne lui
+permit pas de se marier ainsi qu'il résulte d'une lettre
+écrite à son ami Wegeler en 1801: &laquo;Mon infirmité me
+poursuit partout comme un spectre; fuyant les hommes,
+je devais paraître misanthrope, ce que pourtant
+je suis peu. Ce changement a été produit par une aimable
+et charmante fille (M<sup>lle</sup> Julie de Guicciardi) qui
+m'aime et que j'aime aussi. Voilà depuis deux ans
+quelques moments de bonheur et c'est la première
+fois que je sens que le mariage pourrait me rendre
+heureux. Mais, hélas! elle est au-dessus de mon rang;
+de plus il m'est impossible dans ce moment de songer
+à me marier, il faut que je travaille à me faire un<span class='pagenum'><a name="Page_60" id="Page_60">[Pg 60]</a></span>
+sort.&raquo; Le mariage donc ne se fit point et l'artiste eut
+le chagrin de voir celle qu'il aimait en épouser un autre,
+le comte de Gallenberg.</p>
+
+<p>Ce ne fut pas encore là pourtant sa plus grande douleur:
+elle lui vint de l'infirmité, cruelle surtout pour un
+musicien, dont il avait ressenti les premières atteintes
+dès l'année 1798, et qui fit des progrès trop rapides.
+Car, par une lettre de Beethoven à Wegeler, sous la
+date du 29 juin 1800, on voit que sa surdité avait pris
+un caractère grave. Cependant le pauvre artiste, qui en
+éprouvait une sorte d'humiliation, s'efforçait de dissimuler
+son infirmité, favorisé en cela par la connivence inconsciente
+de ses amis attribuant à sa distraction habituelle
+ce défaut d'audition. Ries, son élève, fut deux ans
+avant de s'en apercevoir. Un jour qu'il se promenait
+avec Beethoven, en traversant un bois, il entendit les
+sons d'une flûte dont un berger jouait non sans talent.
+Ravi de cette mélodie champêtre, Ries se tourna vers
+le maître pour lui demander ce qu'il en pensait, mais
+quelle ne fut pas sa surprise quand Beethoven, après
+avoir prêté attentivement l'oreille, lui dit avec un
+accent douloureux qu'il n'entendait rien, rien.... Tout
+le reste de la promenade, il fut silencieux et Ries fit
+de vains efforts pour l'arracher à sa pénible préoccupation.</p>
+
+<p>Tous les remèdes ordinaires épuisés, et la médecine
+avouant presque son impuissance, l'illustre maëstro dut
+s'affermir de plus en plus dans cette conviction désolante
+pour lui que son mal était incurable. Ce qu'il
+souffrit alors, lui-même nous l'apprend par la peinture
+qu'il a faite de son état, dans une espèce de testament,<span class='pagenum'><a name="Page_61" id="Page_61">[Pg 61]</a></span>
+écrit en octobre 1802, et dont le brouillon s'est retrouvé
+dans ses papiers après sa mort.</p>
+
+<p>&laquo;Ô hommes qui me croyez haineux, intraitable ou
+misanthrope, et qui me représentez comme tel, combien
+vous me faites tort! Vous ignorez les raisons qui
+font que je vous parais ainsi. Dès mon enfance, j'étais
+porté de c&#339;ur et d'esprit au sentiment de la bienveillance:
+j'éprouvais même le besoin de faire de
+belles actions; mais songez que, depuis six années, je
+souffre d'un mal terrible qu'aggravent d'ignorants
+médecins.... Pensez que, né avec un tempérament ardent,
+impétueux, capable de sentir les agréments de
+la société, j'ai été obligé de m'en séparer de bonne
+heure et de mener une vie solitaire. Si quelquefois je
+voulais oublier mon infirmité, oh! combien j'en étais
+durement puni par la triste et douloureuse épreuve de
+ma difficulté d'entendre. Et cependant il m'était impossible
+de dire aux hommes: <i>Parlez plus haut, criez,
+je suis sourd!</i> Comment me résoudre à avouer la faiblesse
+d'un sens qui aurait dû être chez moi plus
+complet que chez tout autre, d'un sens que j'ai possédé
+dans l'état de perfection.... Vivant presque entièrement
+seul, sans autres relations que celles qu'une impérieuse
+nécessité commande, semblable à un banni,
+toutes les fois que je m'approche du monde, une affreuse
+inquiétude s'empare de moi; je crains à tout
+moment d'y faire apercevoir mon état.&raquo;</p>
+
+<p>Voilà, il faut en convenir, un étrange amour-propre!
+On ne doit rougir que de ses fautes et de ce qui mérite
+le blâme. Mais pourquoi cette honte pour ce qui n'était
+qu'un malheur, fait pour éveiller la sympathie et la<span class='pagenum'><a name="Page_62" id="Page_62">[Pg 62]</a></span>
+commisération chez tout homme de c&#339;ur? Quoique
+Beethoven eût déjà composé l'admirable oratorio du
+<i>Christ au Mont des Oliviers</i>, il semble qu'à cette époque
+l'illustre artiste ne pût être protégé contre la tentation
+du désespoir par la croyance religieuse, chez lui ébranlée
+ou à l'état vague; il n'arriva que plus tard, par la
+réflexion et la lecture, à la sérénité de la foi et même à
+une sorte de mysticisme qui donne un caractère particulier
+à ses derniers ouvrages. Sans nul doute, au temps
+dont nous parlons, cette sublime consolation lui manquait,
+puisqu'il en vint à écrire: &laquo;Pourtant lorsque,
+en dépit des motifs qui m'éloignaient de la société,
+je m'y laissais entraîner, de quel chagrin j'étais saisi
+quand quelqu'un, se trouvant à côté de moi, entendait
+de loin une flûte et que moi je n'entendais rien!...
+J'en ressentais un chagrin si violent que <i>peu s'en
+fallait que je ne misse fin à ma vie</i>. L'art seul m'a
+retenu; il me semblait impossible de quitter le monde
+avant d'avoir produit tout ce que je sentais devoir
+produire. C'est ainsi que je continuais cette vie misérable,
+oh! bien misérable avec une organisation si
+nerveuse qu'un rien peut me faire passer de l'état le
+plus heureux à l'état le plus pénible. Patience! c'est
+le nom du guide que je dois prendre et que j'ai déjà
+pris; j'espère que ma résolution sera durable jusqu'à
+ce qu'il plaise aux Parques impitoyables de briser le
+fil de ma vie. Peut-être éprouverai-je un mieux, peut-être
+non; n'importe, je suis résolu à souffrir. Devenir
+philosophe dès l'âge de vingt-huit ans, cela n'est pas
+facile, moins encore pour l'artiste que pour tout
+autre.&raquo;<span class='pagenum'><a name="Page_63" id="Page_63">[Pg 63]</a></span></p>
+
+<p>Chose étonnante et merveilleuse puissance du génie!
+au milieu de ces cruelles souffrances physiques et morales,
+le travail de l'artiste n'avait été que peu interrompu;
+car, dans cette période, nous le voyons composer
+<i>Fidelio</i>, opéra en deux actes, le seul qu'il ait fait, la
+cantate d'Adélaïde, la <i>Symphonie héroïque</i>, dont le succès
+fut immense, etc. Les biographes allemands racontent
+que Beethoven avait eu l'intention d'abord d'appeler
+son &#339;uvre <i>Bonaparte</i>; mais en apprenant un matin que
+le premier consul s'était fait proclamer empereur, il
+changea le titre en celui de &laquo;<i>Symphonie héroïque</i> pour
+célébrer, suivant son expression, le souvenir d'un grand
+homme.&raquo;</p>
+
+<p><i>La Symphonie héroïque</i> commence la seconde période
+de la vie artistique de Beethoven, celle pendant laquelle
+il produisit ses &#339;uvres les plus remarquables, dont les
+beautés restent accessibles à tous, encore que, grandioses
+et originales, elles attestent, avec le génie de l'invention,
+la connaissance la plus étendue de toutes les ressources
+de l'art. De cette époque datent la quatrième
+symphonie en <i>fa</i>, dite <i>Symphonie pastorale</i>, un merveilleux
+chef-d'&#339;uvre; puis des concertos, des sonates, des
+quatuors, etc. Tous ces morceaux furent successivement
+exécutés dans les concerts que l'artiste donnait de temps
+en temps à Vienne et dont le produit était son principal
+et presque son unique revenu, revenu souvent insuffisant.
+Aussi, en 1809, le roi de Westphalie, Jérôme Napoléon,
+lui ayant fait offrir la place de maître de sa chapelle
+avec un traitement de 7,000 francs, il inclinait à
+accepter. Mais trois des amateurs les plus distingués de
+Vienne, l'archiduc Rodolphe, le prince Lobkowitz et le<span class='pagenum'><a name="Page_64" id="Page_64">[Pg 64]</a></span>
+comte de Kinsty, se réunirent pour conserver à l'Autriche
+l'artiste qui faisait sa gloire, et ils promirent, s'il consentait
+à rester, de lui assurer par contrat une pension
+annuelle de 4,000 florins. Profondément touché de ces
+témoignages éclatants de sympathie, Beethoven accepta
+et déclara se fixer pour toujours à Vienne, ou plutôt en
+Autriche, car, la plus grande partie de l'année, il résidait
+dans le village de Baden à quelques lieues de la capitale.</p>
+
+<p>Peu d'années après malheureusement, la création du
+papier monnaie en Autriche diminua presque de moitié
+la pension de l'artiste qui, par d'autres complications
+fâcheuses et douloureuses, vit empirer sa situation. Son
+frère aîné mourut après avoir été longtemps malade de
+la poitrine et comme Beethoven l'écrit à Ries: &laquo;Je puis
+dire que, pour le soulager, j'ai dépensé environ, 10,000
+florins.&raquo;</p>
+
+<p>Ce frère laissait un fils que l'artiste, nommé tuteur
+par le testament, après un procès pénible et dispendieux
+soutenu contre la veuve, une méchante femme, à ce
+qu'il paraît, fit élever avec sollicitude. Malheureusement
+le neveu répondit mal à la tendresse de son oncle qu'il
+contrista par le scandale de ses déréglements. En dépit
+de sa bonne intention, Beethoven, fût-ce à son insu, n'avait-il
+point cédé à un sentiment égoïste, lorsqu'il voulut
+séparer l'enfant de sa mère, et ne s'exagéra-t-il
+point l'indignité de celle-ci?</p>
+
+<p>Au milieu de ces soucis, et malgré les obstacles résultant
+de sa surdité, l'artiste continuait de produire des
+chefs-d'&#339;uvre; il semble que l'isolement fut une des
+causes de la fécondité de son génie. &laquo;Séparé du monde<span class='pagenum'><a name="Page_65" id="Page_65">[Pg 65]</a></span>
+extérieur par son infirmité, dit Fétis<a name="FNanchor_13_13" id="FNanchor_13_13"></a><a href="#Footnote_13_13" class="fnanchor">[13]</a>, la musique
+n'existait plus pour lui qu'au dedans de lui-même. Sa
+vie d'artiste tout entière était renfermée dans ses méditations,
+et c'était troubler le seul bonheur dont il pût
+encore jouir que de les interrompre.&raquo; Il composait le
+plus souvent en marchant; le mouvement du corps semblait
+favoriser l'activité de son génie. Ses longues promenades
+dans Vienne l'avaient fait connaître aux habitants
+des plus humbles quartiers, et l'admiration mêlée
+de respect qu'inspirait l'artiste n'était pas le privilége
+des classes élevées. Dès qu'il paraissait dans le faubourg,
+tout bas on murmurait, dans la boutique comme dans
+l'échoppe ou l'atelier: <i>Voilà Beethoven!</i> et l'on raconte
+que, certain jour, une troupe de charbonniers, courbés
+sous leurs lourds fardeaux, s'arrêtèrent respectueusement
+pour le laisser passer.</p>
+
+<p>À dater de l'année 1811, les séjours de Beethoven à
+la campagne se prolongèrent de plus en plus, et, dans
+ses longues promenades comme dans la solitude du cabinet,
+sans négliger son art, il s'occupa beaucoup d'études
+et de lectures historiques et philosophiques qui,
+dans l'opinion de Fétis, influèrent sur la direction de
+ses travaux. &laquo;Insensiblement et sans qu'il s'en aperçût,
+ces études donnèrent à ses idées une légère teinte de
+mysticisme qui se répandit sur tous ses ouvrages, comme
+on peut le voir par ses derniers quatuors; sans qu'il y
+prît garde, son originalité perdit quelque chose de sa
+spontanéité en devenant systématique... Les redites des
+mêmes pensées furent poussées jusqu'à l'excès... La<span class='pagenum'><a name="Page_66" id="Page_66">[Pg 66]</a></span>
+pensée mélodique devint moins nette, etc.&raquo; Ces défauts
+ne pourraient-ils pas plutôt s'attribuer à la surdité
+croissante qui ne permettait pas à l'artiste de se rendre
+compte des détails de son &#339;uvre, quand il ne pouvait
+guère juger que par l'intellect de ce qui s'adresse sans
+doute à l'âme, à l'intelligence, mais par l'intermédiaire
+obligé de l'ouïe?</p>
+
+<p>D'ailleurs les partisans zélés de Beethoven, le professeur
+Marx de Berlin par exemple<a name="FNanchor_14_14" id="FNanchor_14_14"></a><a href="#Footnote_14_14" class="fnanchor">[14]</a>, contestent vivement
+cette appréciation du génie de l'artiste par M. Fétis,
+dans ce qu'il appelle sa troisième manière. Pour eux il
+y a toujours progrès dans la carrière du maître. Je ne
+suis pas compétent pour décider entre ces deux opinions
+auxquelles il faut en ajouter une troisième, celle de M.
+Oulibicheff, qui admire presque exclusivement la première
+manière de Beethoven, estimant les deux autres
+une décadence progressive; mais évidemment il se
+trompe. Ce qui d'ailleurs ne fait pas de doute c'est que
+l'admiration du public dans toute l'Allemagne, peu
+préoccupée de ces distinctions, ne fit que s'accroître, et
+à chaque production nouvelle renchérissait sur son
+enthousiasme. En 1824, on exécuta à Vienne la composition
+de <i>Mélusine</i> &laquo;&#339;uvre colossale, comme l'appelle M.
+Dieudonné-Denne-Baron<a name="FNanchor_15_15" id="FNanchor_15_15"></a><a href="#Footnote_15_15" class="fnanchor">[15]</a>. À la fin de la cérémonie,
+l'admiration qu'elle avait excitée dans la salle éclata par
+un tonnerre de bravos; Beethoven était le seul qui ne
+les entendît pas. L'une des cantatrices, M<sup>lle</sup> Unger, le
+prit par la main et, le tournant vers le public, lui mon<span class='pagenum'><a name="Page_67" id="Page_67">[Pg 67]</a></span>tra
+les applaudissements qui redoublaient au milieu de
+l'attendrissement général.&raquo; Deux ans après, l'illustre
+maëstro n'existait plus.</p>
+
+<p>Les désordres de son neveu l'affligeaient profondément;
+la pensée lui vint de faire entrer ce jeune homme
+dans un régiment, et, quoique malade, il se rendit à
+Vienne dans ce but. Mais à peine arrivé, il dut s'aliter
+atteint d'une fluxion de poitrine que compliquait l'hydropisie
+dont il souffrait antérieurement. Au bout de
+quelques mois, son état était désespéré. &laquo;Lui-même, dit
+le biographe déjà cité d'après Ries et Spindeler, connaissait
+son état et disait tranquillement: <i>Plaudite,
+amici, com&aelig;dia finita est</i>.&raquo; La foule encombrait les abords
+de sa demeure; les plus grands personnages se faisaient
+inscrire à sa porte. Le bruit du danger qu'il courait
+s'était répandu avec rapidité; il parvint bientôt à Weimar
+où se trouvait le célèbre pianiste et compositeur
+Hummel qui partit aussitôt pour venir à Vienne se
+réconcilier avec Beethoven qui s'était brouillé avec lui
+quelques années auparavant: l'entrevue des deux
+maîtres fut touchante au delà de toute expression. Le
+24 mars au matin, Beethoven demanda les sacrements
+qu'il reçut avec une profonde piété. Hummel entra
+dans sa chambre; Beethoven ne parlait plus, cependant
+il parut se ranimer, il reconnut Hummel, une dernière
+étincelle brilla dans ses yeux; il serra la main de son
+ancien ami, et lui dit: &laquo;N'est-ce pas, Hummel, que
+j'avais du talent?&raquo;</p>
+
+<p>Ce fut sa dernière parole, l'agonie commença et le
+26, à six heures du soir, le grand artiste expirait.
+Beethoven avait fini de vider ce calice d'amertume in<span class='pagenum'><a name="Page_68" id="Page_68">[Pg 68]</a></span>finie
+dont il lui avait fallu payer sa gloire. Peu de destinées
+ont été plus douloureuses; mais on ne peut se
+dissimuler que, la surdité à part, le caractère de l'artiste
+fut pour quelque chose, pour beaucoup même, dans ses
+ennuis. &laquo;Bon, généreux et porté à l'obligeance, simple
+et naïf, dit M. Fétis, il était complètement étranger à
+toute man&#339;uvre, car il avait autant de justice que de
+noblesse dans l'âme, et l'on peut affirmer que la pensée
+d'une action mauvaise envers quelqu'un n'est jamais
+entrée dans son esprit.&raquo; Mais enclin à l'orgueil, et
+comme le personnage de la comédie &laquo;nerveux en diable
+et voulant pouvoir se mettre en colère&raquo; il céda trop
+facilement aux emportements de son humeur qui faisait
+explosion par instants avec une violence dont lui-même
+ne se rendait pas compte.</p>
+
+<p>À une soirée musicale chez le comte de Browne, qui
+réunissait dans ses salons l'élite de la capitale, Beethoven
+et Ries (son élève) devaient jouer un morceau à
+quatre mains. Ils avaient déjà commencé lorsque le
+jeune comte de P..., placé à l'entrée du salon, troubla
+le silence en parlant à une dame de la société. Après
+quelques efforts inutiles pour faire cesser cette conversation,
+Beethoven, arrêtant sur le clavier les mains de
+Ries, se leva brusquement et dit tout haut: &laquo;<i>Für
+solche schweine spiele ich nicht</i>: Je ne jouerai pas devant
+de semblables pourceaux.&raquo; Qu'on s'imagine la rumeur
+causée par cet incident. &laquo;Tout autre que Beethoven, dit
+Anders, aurait été mis à la porte.&raquo;</p>
+
+<p>À plusieurs reprises les vivacités de son humeur le
+brouillèrent avec son orchestre. &laquo;Beethoven, repoussé
+de la salle et désirant néanmoins entendre son &#339;uvre à<span class='pagenum'><a name="Page_69" id="Page_69">[Pg 69]</a></span>
+la répétition<a name="FNanchor_16_16" id="FNanchor_16_16"></a><a href="#Footnote_16_16" class="fnanchor">[16]</a>, fut obligé de rester dans l'antichambre et
+l'affaire ne s'arrangea que longtemps après<a name="FNanchor_17_17" id="FNanchor_17_17"></a><a href="#Footnote_17_17" class="fnanchor">[17]</a>.&raquo; Dominé
+par ses frères qui l'exploitaient et excitaient, par un
+calcul égoïste, les défiances auxquelles il était porté par
+sa surdité: &laquo;Il se brouillait facilement avec ses amis et
+il n'en est pas un seul avec lequel il n'ait été en froid
+une ou plusieurs fois.... Mais aussi, dès qu'on parvenait
+à l'éclairer sur l'origine ou le sujet de la mésintelligence,
+il était le premier à avouer son tort; non-seulement
+il en demandait pardon, mais il faisait tout ce qui
+était en son pouvoir pour le réparer.&raquo; Se faisant une
+fausse idée de l'indépendance, lui dont la faiblesse subissait
+à la maison un si misérable joug, il ne savait pas
+assez se plier dans le monde aux exigences de la vie
+sociale. Le prince Lichnowski, l'un de ses Mécènes les
+plus zélés, lui avait offert sa table régulièrement servie
+à quatre heures; Beethoven accepta d'abord; mais bientôt
+cette régularité lui devint à charge. &laquo;Quoi! s'écria-t-il
+en se plaignant à quelques amis, faudra-t-il toujours
+rentrer chez moi à trois heures et demie pour me
+raser et faire ma toilette? C'est insupportable, je n'y
+tiendrai plus.&raquo; Et il préféra manger chez le restaurateur.</p>
+
+<p>Dans les salons de l'archiduc Rodolphe, son élève, il
+ne put davantage s'astreindre à l'étiquette. Fatigué des
+continuelles observations qu'on lui faisait à ce sujet,
+un jour, devant tout le monde, il aborde l'archiduc et<span class='pagenum'><a name="Page_70" id="Page_70">[Pg 70]</a></span>
+lui dit: &laquo;Prince, je vous estime, je vous vénère autant
+que qui que ce soit; mais l'observation de tous ces
+détails d'une gênante et minutieuse étiquette qu'on
+s'obstine à vouloir m'apprendre, c'est pour moi la
+mer à boire. Je prie Votre Altesse de m'en dispenser.&raquo;
+L'archiduc sourit et donna l'ordre de ne plus
+inquiéter l'artiste à ce sujet: &laquo;Laissez-le faire, ajouta
+le prince; que voulez-vous, il est comme cela!&raquo;</p>
+
+<p>Vivant plus qu'aucun autre, par suite de son infirmité,
+dans le monde idéal, l'artiste était, pour cela
+même, très facilement dupe de son imagination et manquait
+du sens pratique, fruit de l'expérience et de la
+raison, qui doit nous conseiller incessamment dans la
+conduite de la vie. Profondément religieux de c&#339;ur, il
+restait trop, par respect humain peut-être, dans la
+théorie; aussi la vérité n'avait-elle point sur son
+caractère l'influence qu'on eût dû en attendre. D'ailleurs,
+ses m&#339;urs étaient pures et Schindeler va jusqu'à
+dire que &laquo;Beethoven, malgré les tentations nombreuses
+auxquelles il fut exposé, sut, tel qu'un demi-Dieu, conserver
+sa vertu intacte.... Il traversa la vie avec une
+pudeur virginale sans avoir jamais eu une faiblesse à se
+reprocher<a name="FNanchor_18_18" id="FNanchor_18_18"></a><a href="#Footnote_18_18" class="fnanchor">[18]</a>.&raquo;</p>
+
+<p>M. Oublichieff, le savant biographe russe, s'il se
+trompe le plus souvent dans son appréciation du génie
+de l'artiste, me paraît avoir mieux jugé l'homme:
+&laquo;Fabuleux ou impossible, dit-il, partout ailleurs, c'est<span class='pagenum'><a name="Page_71" id="Page_71">[Pg 71]</a></span>
+en Allemagne seulement que Beethoven, nature allemande
+par excellence, pouvait devenir ce qu'il fut: un
+homme de bien, d'intelligence et de savoir, un homme
+vertueux, allais-je dire, si le mot n'était tombé en
+désuétude&mdash;un philosophe de l'école de Zénon, mais
+constamment dominé par la fantaisie et <i>n'écoutant
+presque jamais le sens pratique</i>. Il avait le sentiment le
+plus élevé de tous les devoirs moraux, mais il en faisait
+une application que la vie réelle ne comporte point.
+Ses m&#339;urs furent toujours d'une pureté irréprochable;
+elles étaient même austères et claustrales, et cette austérité
+il eût voulu l'étendre aux pièces de théâtre et aux
+opéras. Des discours licencieux lui inspiraient la même
+horreur que la licence en action; et entrer, avec la
+vérité stricte et littérale, dans une de ces compositions
+sans lesquelles les hommes ne sauraient vivre ensemble,
+équivalait pour lui au mensonge et à la trahison. Il
+se dévoua au bonheur de ceux qu'il aimait, mais il prétendit
+qu'on fût heureux comme il l'entendait, sans
+examiner si cette manière d'être heureux ne trouvait
+pas des obstacles dans les circonstances ou même dans
+les élans les plus irrésistibles du c&#339;ur humain. Il désirait
+ardemment aussi le bonheur de l'humanité; mais
+ce v&#339;u auquel rien de ce qui existait ou avait existé ne
+lui paraissait répondre, il en demanda l'accomplissement
+aux rêves politiques les plus absurdes. Le vrai et
+le beau étaient les dieux de Beethoven, mais s'il
+demeura toujours fidèle d'intention à leur culte, il ne
+lui arriva pas moins de tomber dans le péché involontaire
+parce qu'un orgueil, supérieur à son intelligence
+et à son génie même, lui fit voir qu'il avait sur le<span class='pagenum'><a name="Page_72" id="Page_72">[Pg 72]</a></span>
+beau et le bien des notions plus justes que tous les
+hommes pris ensemble<a name="FNanchor_19_19" id="FNanchor_19_19"></a><a href="#Footnote_19_19" class="fnanchor">[19]</a>.&raquo;</p>
+
+<p>Encore que, dans ce remarquable passage, on puisse
+et doive trouver qu'il y a parfois exagération, il ne
+nous en paraît pas moins certain que, pour faire contre-poids
+aux fougues de l'artiste et maintenir toujours
+l'équilibre dans cette merveilleuse organisation, il eût
+suffi d'une plus grande dose d'humilité. Le musicien
+ne pouvait y perdre assurément et combien l'homme,
+au milieu de ses épreuves, n'y aurait-il pas gagné pour
+le repos et la tranquillité de sa vie!</p>
+
+<p><i>Com&aelig;dia finita est!</i> N'est-ce pas plutôt <i>trag&aelig;dia</i> qu'il
+eût fallu dire et une tragédie noyée dans les larmes à
+défaut de sang. Quand on la suit, jusqu'au dernier
+acte, jusqu'au dévouement suprême, à travers ses péripéties
+navrantes, n'est-on pas tenté de s'écrier avec le
+poète des <i>Méditations</i> et des <i>Harmonies</i>:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Heureuse au fond des bois la source vive et pure!<br /></span>
+<span class="i0">Heureux le sort caché dans une vie obscure!<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, il est bien que, dans Paris, une
+inscription rappelle le souvenir de ce nom glorieux,
+puisque nous devons au grand artiste une reconnaissance
+particulière. &laquo;C'est au génie de Beethoven, dont
+nous venons de caractériser l'&#339;uvre grandiose et patriotique,
+que la France doit sans contredit de comprendre
+mieux chaque jour la poésie intime de la musique ins<span class='pagenum'><a name="Page_73" id="Page_73">[Pg 73]</a></span>trumentale.
+Il fallait le peintre dramatique de la <i>Symphonie
+héroïque</i>, de celle en <i>ut mineur</i> et de la symphonie
+en <i>fa</i>, pour initier l'élite de la société française aux
+beautés d'un art mystérieux qui semble se refuser
+comme la lumière à toute analyse immédiate et n'avoir
+d'autre loi que le caprice des sons<a name="FNanchor_20_20" id="FNanchor_20_20"></a><a href="#Footnote_20_20" class="fnanchor">[20]</a>.&raquo;</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_11_11" id="Footnote_11_11"></a><a href="#FNanchor_11_11"><span class="label">[11]</span></a> <i>Biographie des musiciens.</i></p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_12_12" id="Footnote_12_12"></a><a href="#FNanchor_12_12"><span class="label">[12]</span></a> A. de Musset: <i>La nuit d'août</i>.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_13_13" id="Footnote_13_13"></a><a href="#FNanchor_13_13"><span class="label">[13]</span></a> <i>Biographie des musiciens.</i></p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_14_14" id="Footnote_14_14"></a><a href="#FNanchor_14_14"><span class="label">[14]</span></a> <i>Ludwig Van Beethoven, Leben und Schaffen (vie et travaux de
+Beethoven)</i>&mdash;Berlin 1819, 2 vol. in-8.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_15_15" id="Footnote_15_15"></a><a href="#FNanchor_15_15"><span class="label">[15]</span></a> Notice sur Beethoven, dans la <i>Biographie nouvelle</i>.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_16_16" id="Footnote_16_16"></a><a href="#FNanchor_16_16"><span class="label">[16]</span></a> Ce serait plutôt <i>voir</i> qu'il faudrait dire.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_17_17" id="Footnote_17_17"></a><a href="#FNanchor_17_17"><span class="label">[17]</span></a> Anders:&mdash;<i>Détails biographiques sur Beethoven</i>, d'après Wegeler
+et Ries.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_18_18" id="Footnote_18_18"></a><a href="#FNanchor_18_18"><span class="label">[18]</span></a> Schindeler.&mdash;<i>Vie de Beethoven</i>, Munster 1845. &laquo;La meilleure
+source de renseignements certains que l'on puisse consulter,&raquo; d'après
+Scudo.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_19_19" id="Footnote_19_19"></a><a href="#FNanchor_19_19"><span class="label">[19]</span></a> Beethoven, <i>ses critiques et ses glossateurs</i>, par M. Oublichieff;
+in-8&ordm;, 1857, Leipsik et Paris.</p></div>
+
+<p><span class='pagenum'><a name="Page_74" id="Page_74">[Pg 74]</a></span></p><div class="footnote"><p><a name="Footnote_20_20" id="Footnote_20_20"></a><a href="#FNanchor_20_20"><span class="label">[20]</span></a> Scudo: <i>Critique et littérature musicales</i>. T. 1<sup>er</sup>.</p></div>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="BELSUNCE_ET_ROZE" id="BELSUNCE_ET_ROZE"></a>BELSUNCE ET ROZE.</h2>
+
+<h2>I</h2>
+
+<h3>BELSUNCE.</h3>
+
+
+<p>Quel nom méritait mieux d'être rappelé à la postérité
+que celui du grand Évêque dont le souvenir est resté si
+glorieusement populaire! Il n'en fut point ainsi du chevalier
+Roze, non moins admirable, non moins héroïque
+dans les mêmes circonstances et pourtant à peu près inconnu
+du plus grand nombre des lecteurs, et à plus forte
+raison de ceux qui ne lisent pas. Aussi c'est un devoir
+comme un plaisir pour nous de ne point séparer ces
+deux noms unis dans une même pensée de dévouement,
+et qui vivront à jamais dans le c&#339;ur des Marseillais reconnaissants.</p>
+
+<p>&laquo;À Belsunce, dit très-bien un historien, la gloire
+d'avoir représenté en face du danger le prêtre chrétien
+et le clergé français; au chevalier Roze la gloire d'avoir
+déployé ce genre de courage qui ne manque pas plus à
+l'armée française quand, au lieu de soldats ennemis, ce
+sont les fléaux de la nature qu'on lui donne à combattre
+pour le bien de l'humanité<a name="FNanchor_21_21" id="FNanchor_21_21"></a><a href="#Footnote_21_21" class="fnanchor">[21]</a>.&raquo;<span class='pagenum'><a name="Page_75" id="Page_75">[Pg 75]</a></span></p>
+
+
+<p>Parlons de Belsunce d'abord.</p>
+
+<p>Henri-François-Xavier de Belsunce de Castelmoron,
+naquit au château de la Force dans le Périgord, le 4 décembre
+1671, d'Armand de Belsunce, marquis de Castelmoron,
+baron de Gavaudan, etc. Après avoir fait ses
+études à Paris au collége de Louis-le-Grand, il en sortit
+pour entrer dans la Compagnie de Jésus où, pendant
+plusieurs années, il enseigna avec distinction la grammaire
+et les humanités. &laquo;Appelé par la Providence à
+une plus haute destination, dit M. l'abbé Jauffret, de
+Metz<a name="FNanchor_22_22" id="FNanchor_22_22"></a><a href="#Footnote_22_22" class="fnanchor">[22]</a>, il sortit de cette compagnie en conservant toujours
+pour elle l'estime la mieux méritée, la plus vive
+reconnaissance et la plus tendre affection.&raquo;</p>
+
+<p>Nommé par le roi à l'abbaye de La Réole puis à celle
+de Notre-Dame-des-Chambons, et grand vicaire de l'évêque
+d'Agen, il fut appelé, le 19 janvier 1709, à remplacer
+à Marseille le pieux prélat dont la mort récente
+laissait le siége vacant. On n'en pouvait choisir un plus
+digne, d'après le témoignage que lui rendait un orateur,
+écho fidèle des jugements contemporains: &laquo;Je vois,
+dit M. Maire, chanoine de l'église cathédrale de Marseille,
+dans son Oraison funèbre de Belsunce, je vois un
+épiscopat de plus de quarante-cinq ans, dont tous les
+moments ont été occupés et sanctifiés par le zèle le plus
+ardent, le plus vif et le plus infatigable.... Je le vois...
+à la tête des fidèles ministres qu'il a choisis pour ses
+coopérateurs, il se charge du travail le plus pénible. Il
+prêche tous les jours et souvent jusqu'à quatre fois par
+jour; il prépare le peuple à recevoir les sacrements de<span class='pagenum'><a name="Page_76" id="Page_76">[Pg 76]</a></span>
+la réconciliation et de la communion; il porte le pain
+eucharistique dans les maisons et dans les hôpitaux, et
+il lui arrive souvent de le distribuer, lui seul dans une
+matinée, à plus de 4,000 personnes.&raquo;</p>
+
+<p>Ses revenus passaient pour la plus grande partie en
+aumônes, et lui-même dans le secret, autant qu'il lui
+était possible, il se plaisait à visiter les familles pauvres
+pour leur prodiguer les secours en tous genres avec les
+sages conseils et les paternelles exhortations. Mais ce
+fut surtout lorsque Marseille se vit désolée par le plus
+terrible des fléaux,</p>
+
+<div class="blockquot"><p>La peste, puisqu'il faut l'appeler par son nom<a name="FNanchor_23_23" id="FNanchor_23_23"></a><a href="#Footnote_23_23" class="fnanchor">[23]</a>,</p></div>
+
+<p>que la charité, que le dévouement de Belsunce éclata
+d'une façon non moins touchante qu'admirable, et rendit
+son nom illustre à jamais.</p>
+
+<p>Dans les premiers jours du mois de mai de l'année
+1720, un navire venu de l'Orient (Syrie) apportait le
+germe fatal. Plusieurs de ses passagers déposés au lazaret
+ayant succombé, le mal se propagea bientôt avec une
+effrayante rapidité, surtout quand il eut franchi la limite
+des <i>infirmeries</i>, et jeta dans la ville la consternation
+et la stupeur. Sous le coup de la première épouvante,
+beaucoup même des citoyens notables ou des
+fonctionnaires prirent la fuite. &laquo;On n'oublia rien, dit
+l'abbé Jauffret, pour persuader à l'Évêque que l'intérêt
+de la religion et celui de son peuple exigeaient qu'il
+mît ses jours à couvert.<span class='pagenum'><a name="Page_77" id="Page_77">[Pg 77]</a></span></p>
+
+<p>&laquo;À Dieu ne plaise! répondit-il, que j'abandonne un
+peuple dont je suis obligé d'être le père. Je lui dois et
+mes soins et ma vie, puisque je suis son pasteur.&raquo;</p>
+
+<p>Aussitôt il assemble les curés et les supérieurs des
+communautés, qui s'étaient dévoués comme lui au service
+des pestiférés; il leur donne ses instructions en applaudissant
+à leur zèle, et lui-même, le premier, intrépide,
+infatigable, il saura donner l'exemple du dévouement,
+d'un dévouement qui n'aura pas un instant non
+pas de défaillance mais seulement d'hésitation pendant
+les longs mois que dura la contagion. Pour savoir ce
+que fut celle-ci il faut lire ce qu'en dit le courageux
+pontife dans son mandement du 22 octobre 1720, dont
+nous détachons seulement ce passage si terriblement
+éloquent:</p>
+
+<p>&laquo;... Sans entrer dans le secret de tant de maisons
+désolées par la peste et la faim, où l'on ne voyait que
+des morts et des mourants, où l'on n'entendait que des
+gémissements et des cris, où des cadavres, que l'on n'avait
+pu faire enlever, pourrissant depuis plusieurs jours
+auprès de ceux qui n'étaient pas encore morts et, souvent
+dans le même lit, étaient pour ces malheureux un
+supplice plus dur que la mort même! Sans parler de
+toutes les horreurs qui n'ont pas été publiques, de quels
+spectacles affreux, vous et nous, pendant près de quatre
+mois, n'avons-nous pas été et ne sommes-nous pas encore
+les tristes témoins? Nous avons vu, pourrons-nous
+jamais nous en souvenir sans frémir et les siècles futurs
+pourront-ils y ajouter foi? nous avons vu tout à la fois
+toutes les rues de cette ville bordées des deux côtés de
+morts à demi pourris, si remplies de hardes et de meu<span class='pagenum'><a name="Page_78" id="Page_78">[Pg 78]</a></span>bles
+pestiférés jetés par les fenêtres que nous ne savions
+où poser les pieds! toutes les places publiques, toutes
+les portes des églises traversées de cadavres entassés, et
+en plus d'un endroit mangés par les chiens sans qu'il fût
+possible, pendant un nombre considérable de jours, de
+leur procurer la sépulture!... Nous avons vu, dans le
+même temps, une infinité de malades devenus un objet
+d'horreur et d'effroi pour les personnes mêmes à qui la
+nature devait inspirer pour eux les sentiments les plus
+tendres et les plus respectueux, abandonnés de ce qu'ils
+avaient de plus proche, jetés inhumainement hors de
+leurs propres maisons, placés sans aucun secours dans
+les rues parmi les morts dont la vue et la puanteur
+étaient intolérables.... Nous avons vu les corps de quelques
+riches du siècle enveloppés d'un simple drap et
+confondus avec ceux des plus pauvres et des plus misérables
+en apparence, jetés comme eux dans de vils et
+infâmes tombereaux et traînés avec eux sans distinction
+à une sépulture profane, hors de l'enceinte de nos
+murs; Dieu l'ordonnant ainsi pour faire connaître aux
+hommes la vanité et le néant des richesses de la terre
+et des honneurs après lesquels ils courent avec empressement...
+Cette ville enfin, dans les rues de laquelle il
+y a peu de temps on avait de la peine à passer par l'affluence
+ordinaire du peuple qu'elle contenait, est aujourd'hui
+livrée à la solitude, au silence, à l'indigence,
+à la désolation, à la mort.&raquo;</p>
+
+<p>Mais quelle est la cause première du fléau et de tous
+les malheurs qu'il entraîne à sa suite? L'homme apostolique,
+malgré sa compassion pour ceux qui souffrent, ne
+peut se la dissimuler, et la tendresse paternelle ne sau<span class='pagenum'><a name="Page_79" id="Page_79">[Pg 79]</a></span>rait
+étouffer sur ses lèvres le cri de la vérité. Écoutons:
+&laquo;N'en doutons pas, mes très-chers frères, c'est par le
+débordement de nos crimes que nous avons mérité cette
+effusion des vases de la colère et de la fureur de Dieu.
+L'impiété, l'irréligion, la mauvaise foi, l'usure, l'impureté,
+le luxe monstrueux se multipliaient parmi vous:
+la sainte loi du Seigneur n'y était presque plus connue;
+la sainteté des dimanches et des fêtes profanée; les
+saintes abstinences ordonnées par l'Eglise et les jeûnes
+également indispensables violés avec une licence scandaleuse,
+les temples augustes du Dieu vivant devenus
+pour plusieurs des lieux de rendez-vous, de conversation,
+d'amusements; des mystères d'iniquité étaient
+traités jusqu'au pied de l'autel, et souvent dans le temps
+du divin sacrifice; le Saint des saints était personnellement
+outragé dans le très-saint Sacrement par mille
+irrévérences et par une infinité de communions indignes
+et sacriléges!... si donc nous éprouvons combien il est
+terrible de tomber entre les mains d'un Dieu en courroux,
+si nous avons le malheur de servir d'exemple à
+nos voisins et à toutes les nations, n'en cherchons point
+la cause hors de nous.&raquo;</p>
+
+<p>Ce langage paraîtra peut-être sévère à quelques-uns
+aujourd'hui, mais il ne semblait que juste à ceux qui
+l'entendaient. Ils savaient d'ailleurs ce qu'il en coûtait
+pour parler ainsi à leur saint évêque qu'ils avaient vu,
+qu'ils voyaient sans cesse donner l'exemple de l'absolu
+dévouement, comme il avait fait naguère de toutes les
+vertus. Son zèle, disent à l'envi les historiens, son zèle
+le multiplie en quelque sorte; on le voit parcourir les
+rues à travers des monceaux de cadavres infectés; il<span class='pagenum'><a name="Page_80" id="Page_80">[Pg 80]</a></span>
+entre dans les maisons dont la puanteur est extrême; il
+y réconcilie les pécheurs couchés avec des morts sur le
+même lit, les console, les encourage et sacrifie tout à la
+douceur inexprimable de les voir mourir chrétiens. Les
+secours spirituels qu'il prodiguait aux malades étaient
+d'autant plus précieux qu'ils ne tardèrent pas à devenir
+rares par la mort d'un grand nombre de prêtres qui,
+dans l'exercice de leurs périlleuses fonctions, avaient
+trouvé sous ses yeux le martyre et la couronne de la
+charité... En même temps, il répand entre les mains
+des pauvres, tourmentés par la famine, tout ce qu'il a
+d'argent. Il se prive du nécessaire pour fournir à leurs
+besoins.</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Il se montre partout où le danger l'appelle;<br /></span>
+<span class="i0">Partout où le fléau semble le plus affreux,<br /></span>
+<span class="i0">Il vole, et ses secours sont au plus malheureux,<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>a dit admirablement le poète<a name="FNanchor_24_24" id="FNanchor_24_24"></a><a href="#Footnote_24_24" class="fnanchor">[24]</a>. Afin qu'aucun ne fût
+oublié, il réunit tous les indigents qui se présentent
+dans une vaste enceinte où, pendant plusieurs mois,
+chaque jour, il leur rend visite pour leur distribuer ou
+leur faire distribuer les secours dont ils ont besoin.</p>
+
+<p>Le fléau cependant continuant ses ravages, le pieux
+prélat, convaincu que de Dieu seul on pouvait obtenir
+la cessation d'une telle calamité, résolut de consacrer,
+par un v&#339;u solennel sa personne et son diocèse au
+Sacré-C&#339;ur de Jésus. Ce fut dans ce but qu'il publia le
+Mandement dont nous avons donné plus haut un
+<span class='pagenum'><a name="Page_81" id="Page_81">[Pg 81]</a></span>extrait, et il fixa au 1<sup>er</sup> novembre, jour de la Toussaint,
+la célébration de cette fête qui se fit avec les cérémonies
+les plus augustes. Dès le matin, le son des cloches,
+silencieuses depuis quatre mois, vint réjouir les Marseillais
+dont les c&#339;urs se réveillèrent à la foi comme à
+l'espérance.</p>
+
+<p>Toutes les églises se trouvant fermées depuis longtemps,
+le prélat fit dresser un autel au bout du Cours. Il
+s'y rendit processionnellement à la tête de son clergé,
+marchant la tête et les pieds nus, la corde au cou et la
+croix entre les bras. Après avoir prononcé l'amende
+honorable, suivie d'une exhortation des plus pathétiques,
+souvent interrompue par les larmes et les sanglots
+des assistants, il prononça à voix haute, la formule de
+la consécration du diocèse au Sacré-C&#339;ur, puis enfin
+célébra solennellement le Saint-Sacrifice. Le peuple,
+agenouillé sur la place et dans les rues voisines, s'unissait
+du fond du c&#339;ur à son évêque, et le rayonnement
+des visages au milieu du deuil témoignait de la confiance
+de tous dans ces invocations suprêmes. Cette
+espérance ne fut point trompée; à dater de ce jour, la
+contagion commença visiblement à décroître et Marseille
+sembla renaître. On avait craint que la réunion
+de tant de personnes sur un même point n'amenât une
+recrudescence du fléau, il n'en fut rien; la maladie
+avait perdu toute sa force et si quelque étincelle de la
+contagion parut se montrer encore, elle s'éteignit
+aussitôt.</p>
+
+<p>Pour récompenser le zèle du prélat, le Roi, dans
+l'année de 1746, le nomma à l'archevêché de Laon, la
+seconde pairie de France; mais Belsunce ne put se
+résigner à se séparer de ses ouailles qui lui étaient<span class='pagenum'><a name="Page_82" id="Page_82">[Pg 82]</a></span>
+devenues plus chères que jamais et que désolait la nouvelle
+de son départ. Quelques années après, il refusa
+pareillement l'archevêché de Bordeaux, en déclarant
+qu'il voulait mourir au milieu de son troupeau, comme
+il fit en effet plus tard. Car, pendant une longue suite
+d'années, il continua d'édifier les pieux fidèles par
+l'exemple de ses vertus comme aussi de les éclairer, en
+les prémunissant contre les erreurs en vogue, jansénisme
+ou philosophisme, par ses instructions pastorales
+si remarquables et bien dignes de celui qu'on désignait
+partout sous le nom du <i>saint et savant évêque de Marseille</i>.
+Après Clément XIII qui l'avait décoré du pallium,
+Benoît XIII, dans un bref du 13 décembre 1751, lui
+adressait ses félicitations dans les termes suivants:
+&laquo;Nous vous regardons comme notre joie et notre couronne,
+et comme la gloire et le modèle des pasteurs de
+toutes les églises. Nous craignons même de diminuer
+plutôt que d'augmenter l'éclat de vos vertus pastorales
+en ajoutant de nouveaux éloges à ceux que vous avez
+mérités et que vous ont si justement donnés nos prédécesseurs.
+Nous sommes persuadé qu'il n'y a personne
+qui ne connaisse votre nom et qui ne le célèbre par de
+justes éloges.&raquo;</p>
+
+<p>Ce langage est la meilleure réponse qu'on puisse
+opposer aux assertions de certains biographes modernes,
+entre lesquels on s'étonne de trouver le rédacteur
+de la <i>Biographie universelle</i>, et qui ne sont que l'écho
+des jansénistes, &laquo;lesquels, dit l'<i>Encyclopédie catholique</i>,
+lui ont fait un crime d'être resté attaché aux saines doctrines
+de l'Église; mais ce n'est pas d'eux qu'il faut
+apprendre à juger Belsunce; c'est dans ses &#339;uvres qu'il<span class='pagenum'><a name="Page_83" id="Page_83">[Pg 83]</a></span>
+s'est peint, dans ses <i>Instructions pastorales</i>, qui toutes
+se distinguent par une piété douce et tendre, que ceux
+mêmes qui l'ont accusé d'intolérance sont forcés de
+reconnaître.&raquo; Entre ces éloquents écrits, on cite tout
+particulièrement le <i>Traité de la bonne mort</i> et les deux
+discours sur la <i>Prédestination</i> et sur la <i>Grâce</i>, qui,
+d'après l'abbé Jauffret, &laquo;placent leur auteur au rang
+de nos plus illustres docteurs.&raquo; Supérieure cependant,
+peut-être, me semble l'instruction sur l'<i>Incrédulité</i>, où
+je n'ai que l'embarras du choix entre les passages éloquents.
+Je me borne à deux courtes citations:</p>
+
+<p>&laquo;Ce n'est plus en secret, c'est ouvertement et avec
+une hardiesse étonnante que l'incrédulité se montre
+sans voile et que partout elle proclame impunément ses
+dogmes pernicieux. Peu contente de proposer furtivement
+et sans dessein quelques difficultés détachées et
+indépendantes les unes des autres, comme elle le faisait
+autrefois, elle forme aujourd'hui des systèmes pleins à
+la vérité d'absurdités, de contradictions, mais présentés
+sous les couleurs les plus capables de tromper et d'entraîner
+dans l'erreur les faibles et les ignorants, et de
+faire illusion à tous ceux dont les c&#339;urs sont déjà
+séduits par leurs passions.... Des c&#339;urs déjà subjugés
+ou violemment sollicités par leurs passions désirent que
+les systèmes mis sous leurs yeux soient véritables, et
+plus ils le désirent plus aussi sont-ils portés à les admettre
+comme certains.&raquo;</p>
+
+<p>Plus loin nous lisons: &laquo;Parce qu'un homme a le tort
+de ne pas croire en Dieu, nous dit un fameux sceptique,
+faut-il l'injurier?&raquo;&mdash;Voilà sans doute bien de
+l'urbanité, bien de la charité, bien de la modération<span class='pagenum'><a name="Page_84" id="Page_84">[Pg 84]</a></span>
+mais malheureusement il n'en fait paraître que pour
+les incrédules. Il est bien éloigné de garder les mêmes
+ménagements lorsqu'il parle de ceux qui, connaissant
+les dangers des passions dont il est le panégyriste, travaillent
+à les affaiblir et voudraient pouvoir les éteindre.
+Il s'abandonne à leur égard à toute la vivacité de
+son tempérament et à toute l'amertume de son faux
+zèle; il ne craint plus de manquer d'urbanité et de
+blesser la charité en leur attribuant le <i>comble de la folie</i>
+et les traitant de <i>forcenés</i>.&raquo;</p>
+
+<p>Ces pages ne semblent-elles pas écrites d'hier, et à
+l'adresse de certains journalistes, toujours prompts à
+crier contre l'intolérance, mais peu soucieux de prêcher
+d'exemple; car ils ne se font aucun scrupule, à l'occasion,
+et même sans occasion, d'attaquer, calomnier,
+injurier les catholiques, les prêtres, les évêques, et
+le Pape lui-même, le Pape surtout.</p>
+
+<p>Belsunce, lorsqu'il parlait avec cette vigueur apostolique,
+était déjà presque octogénaire et cette parole prophétique
+était en même temps un adieu. Après avoir joui
+longtemps d'une santé des plus robustes, le 4 juin 1755,
+il succombait à une atteinte de paralysie suivie d'apoplexie.
+Quoique privé de la parole, il conserva toute sa connaissance,
+et par ses regards et par des signes témoignait
+encore de sa résignation et de sa piété. Après avoir reçu
+les saintes onctions, il s'endormit du sommeil des justes.
+Est-il besoin de dire la solennité de ses funérailles et l'affluence
+d'un peuple immense accouru des points les plus
+éloignés du diocèse et qui par ses larmes attestait sa
+vénération et ses regrets? À voir ce deuil on eût dit autant
+de fils autour du cercueil du plus tendre des pères.<span class='pagenum'><a name="Page_85" id="Page_85">[Pg 85]</a></span><br /><br /></p>
+
+<h2>II</h2>
+
+<h3>ROZE.</h3>
+
+
+<p>Roze (Nicolas, dit le chevalier), était né à Marseille
+en 1671, la même année que Belsunce, d'une honnête
+famille de négociants. Ses parents le destinaient à
+suivre la même carrière et, ses études terminées, il se
+rendit, en 1696, à Alicante, royaume de Valence, pour
+y prendre la direction d'une maison de commerce
+fondée par son frère aîné. Il ne trompa point la confiance
+de ce dernier et fit preuve d'autant de prudence
+que d'intelligence, quoique porté d'ailleurs par ses
+goûts plutôt vers la carrière des armes que vers le commerce.
+Aussi lorsqu'après l'avènement de Philippe V,
+petit-fils de Louis XIV, l'Espagne eut à lutter contre une
+coalition qui porta la guerre jusque dans l'intérieur du
+pays même envahi par l'armée des alliés, Roze, en bon
+Français qu'il était, ne put résister à son ardeur guerrière
+qu'aiguillonnait le patriotisme. Levant à ses frais
+deux compagnies, infanterie et cavalerie, il se mit à
+leur tête et repoussa plusieurs détachements ennemis
+qui s'étaient avancés jusque sous les murs d'Alicante.
+Cette ville, à quelque temps de là, fut assiégée par des
+forces considérables, et le gouverneur, qui avait pu
+apprécier le courage de Roze comme sa capacité militaire,
+lui confia le commandement du château que le
+jeune Français défendit avec une glorieuse opiniâtreté,
+en ne consentant à capituler qu'après avoir épuisé
+toutes ses munitions et provisions.<span class='pagenum'><a name="Page_86" id="Page_86">[Pg 86]</a></span></p>
+
+<p>Souffrant encore d'une blessure reçue pendant le
+siége, Roze revint dans sa patrie pour achever de se
+guérir. Dès qu'il fut suffisamment rétabli, il partit
+pour Versailles où il se rendait d'après une invitation
+expresse du roi Louis XIV qui, en le félicitant de sa
+bravoure et de son zèle patriotique, lui remit la croix
+de Saint-Lazare avec le bon d'une gratification de
+10,000 livres. Peu après (1707), Roze repartit pour
+l'Espagne et il se distingua entre les plus braves à la
+bataille d'Almanza. Chargé d'une mission secrète pour
+Alicante dont les Anglais s'étaient emparés, il fut fait
+prisonnier et ne recouvra sa liberté que lors de
+l'échange général. Revenu à Marseille, il y demeura
+jusqu'à sa nomination comme consul à Modon, dans la
+Morée.</p>
+
+<p>Après trois années de séjour en Orient, de graves
+intérêts de famille le rappelèrent en France, en 1720,
+et, coïncidence remarquable, il entrait dans le port de
+Marseille en même temps que le vaisseau qui apportait,
+comme nous l'avons dit, le germe fatal du fléau dont
+les ravages devaient être si terribles. Roze, ou mieux
+le chevalier Roze, comme on l'appelait dès lors, avait
+fait preuve sur les champs de bataille d'autant d'intrépidité
+que de sang-froid, mais qu'était ce courage
+auprès de celui qu'il allait déployer sur ce nouveau
+théâtre et qui fait de lui, bien mieux que les plus célèbres
+exploits, un incomparable héros? Car enfin, sur les
+champs de bataille, pour oublier le péril ou le mépriser,
+pour se montrer brave et très-brave, à moins d'un
+tempérament malheureux, il ne faut en quelque sorte
+que se laisser aller et céder à la nature. Tout vous<span class='pagenum'><a name="Page_87" id="Page_87">[Pg 87]</a></span>
+excite et sert d'aiguillon. Le bruit des instruments
+guerriers, l'odeur de la poudre, l'exemple des camarades,
+l'ardeur patriotique et les rêves de gloire, en
+outre de la grande pensée du devoir, tout contribue à
+élever l'homme au-dessus de lui-même, et l'exaltant
+par l'enthousiasme, à lui donner cette force surhumaine
+qui fait qu'après la victoire, le vaillant soldat, tout le
+premier, s'étonne de ce qu'il a pu accomplir pendant
+cette ivresse à la fois sublime et terrible du combat, où
+l'escalade d'une muraille à pic, sous le feu des batteries
+croisant leurs feux, ne fut qu'un jeu pour son
+audace.</p>
+
+<p>Mais il n'en va pas ainsi en face de ce danger bien
+autrement formidable qui résulte d'une épidémie, d'une
+contagion, éclatant avec violence et qui dure des semaines,
+des mois, des années parfois. Là, nulle prévoyance
+possible, nul espoir de lutter même à armes
+inégales contre un ennemi qui, à toute heure de nuit
+comme de jour, vous menace, à tout instant peut vous
+atteindre, qu'on sent partout quoique partout insaisissable
+et invisible, mais révélant à chaque pas sa présence
+par les plus effroyables coups. Et rien ici qui
+vous excite quand tant de choses au contraire semblent
+faites pour décourager: la panique générale, la terreur
+de ceux qui fuient comme de ceux qui restent, l'horreur
+et le spectacle menaçant de tant de morts soudaines et
+funestes:</p>
+
+<p>
+<i>Luctus ubique pavor et plurima mortis imago!</i><br />
+</p>
+
+<p>Certes, pour rester calme et intrépide dans de telles
+circonstances, il faut une force d'âme peu commune; il<span class='pagenum'><a name="Page_88" id="Page_88">[Pg 88]</a></span>
+faut cette héroïque sérénité que donne à l'homme de
+bien la conscience d'un grand devoir à remplir sous
+l'&#339;il de Dieu avec la certitude que s'il succombe, victime
+ou plutôt martyr de son dévouement, la récompense
+ne lui manquera pas là-haut, mourût-il ignoré
+des hommes pour lesquels il a donné sa vie. Ce genre
+de courage, le plus difficile quoique pas toujours le plus
+apprécié de la foule, fut celui du chevalier Roze, d'autant
+plus admirable en cela que son dévouement était
+tout spontané, tout volontaire, et que, n'ayant dans la
+ville aucune position officielle, rien ne l'obligeait à y
+rester; comme tant d'autres, à la première nouvelle
+du péril, il pouvait s'éloigner. Mais tout au contraire,
+bien différente fut sa conduite. La peste se déclare,
+aussitôt il se met à la disposition de ces courageux citoyens
+dont les noms, comme on l'a dit, ne doivent jamais
+s'oublier: le gouverneur Viguier, les échevins J.-B.
+Estille, J.-P. Moustier, J.-B. Audimar et B. Dieudé. On
+connaissait le courage de Roze, qui avait fait ses preuves
+comme militaire; on savait ou plutôt on pressentait
+son énergie; aussi, pendant que l'on divise la ville en
+cent cinquante districts confiés à différentes personnes
+pour veiller aux besoins les plus pressants, il est nommé
+seul commissaire pour le quartier populeux dit de la
+Rive-Neuve, depuis l'Arsenal jusqu'à l'abbaye de Saint-Victor.</p>
+
+<p>Roze à l'instant se rend à son poste, l'un des plus périlleux,
+le plus périlleux peut-être. Par ses soins, un
+hôpital est établi sous les voûtes de la Corderie pour y
+recevoir et soigner les pestiférés qu'on présente. Aux
+indigents, il prodigue avec les secours son argent sans<span class='pagenum'><a name="Page_89" id="Page_89">[Pg 89]</a></span>
+s'inquiéter s'il lui sera rendu. Il veille aux inhumations
+comme au transport des malades; mais le fléau va croissant;
+les places publiques, les rues, les maisons, les navires
+même dans le port regorgent de cadavres. Le
+chevalier de Rancé, commandant des galères, accorde
+des secours d'hommes et, chaque matin, trois échevins
+montent à cheval pour présider à cette dangereuse besogne
+de l'enlèvement des morts; le quatrième, étant
+retenu à l'hôtel-de-ville pour l'expédition des affaires
+d'urgence, le chevalier Roze se trouve là toujours pour
+le remplacer. De vastes fosses ont été creusées dans la
+campagne, et grâce à l'héroïque dévouement comme à
+l'infatigable activité de ces hommes de c&#339;ur, chefs et
+soldats, travaillant sans relâche, même la nuit à la
+lueur des torches, la ville, au bout de quelques jours,
+put être déblayée, les monceaux de cadavres gisant dans
+les rues ayant été successivement enlevés.</p>
+
+<p>Mais il est un endroit dans la ville qu'il semble
+comme impossible d'aborder, quoiqu'il soit un foyer de
+pestilence dont les émanations putrides, quand le vent
+souffle de la mer surtout, portent par toute la cité de
+nouveaux germes de contagion: c'est l'esplanade de la
+<i>Tourette</i> s'étendant depuis le fort Saint-Jean jusqu'à
+l'église de la Major, et où sont entassés plus de <i>douze
+cents</i> cadavres, se putréfiant sous les ardents rayons du
+soleil, et dont les plus récents gisent là depuis plus de
+trois semaines. Le terrain ne permet pas de creuser des
+fosses dans le voisinage, et toutefois, comment se risquer
+à remuer cet effroyable charnier pour transporter les
+restes au travers de la ville?</p>
+
+<p>À la suite d'un conseil tenu chez le gouverneur, Roze,<span class='pagenum'><a name="Page_90" id="Page_90">[Pg 90]</a></span>
+qui s'était offert le premier comme toujours, se rend
+seul à la Tourette. Bravant la puanteur intolérable, il
+traverse l'esplanade, en escalant les cadavres, et arrive
+à l'extrémité du rempart du côté de la mer. Là il découvre
+au pied de la muraille des bastions construits
+anciennement et abandonnés. Bientôt il a pu s'assurer
+qu'ils sont vides à l'intérieur et très-profonds sous les
+quelques pieds de terre qui ferment l'entrée. Voilà les
+immenses tombeaux dont il avait besoin et que lui offre
+un heureux hasard. Mais point de temps à perdre, car
+le projet, s'il n'était immédiatement réalisé, deviendrait
+peut-être inexécutable. Roze retourne à l'Hôtel-de-Ville,
+où sa proposition ne trouve que des approbateurs. Le
+lendemain, dès le matin, les bastions sont défoncés et déblayés.
+Le chevalier, alors suivi de ses ouvriers, composés
+d'une compagnie de soldats et d'une centaine de forçats
+fournis par le commandant des galères, remonte dans la
+ville et se dirige vers la <i>Tourette</i>. Sur la place de <i>Linche</i> il
+arrête sa troupe, fait distribuer du vin à ses hommes et
+les encourage par de mâles paroles, sans leur dissimuler
+toutefois le péril et l'horreur surtout du spectacle qui
+les attend. Quoique avertis cependant, en approchant
+de l'esplanade, les plus hardis reculent repoussés par
+l'odeur méphitique, malgré les mouchoirs imbibés de
+vinaigre dont, par l'ordre du chevalier, ils ont pris soin
+de se ceindre la tête. Roze, toujours tranquille, sinon
+impassible, voit leurs hésitations qui peuvent, si l'on
+n'en triomphe pas, devenir de la terreur panique. Il
+comprend que les paroles ne suffisent point et qu'il faut
+davantage, qu'il faut l'exemple. Il saute à bas de son
+cheval, s'avance au milieu de l'esplanade, et saisissant<span class='pagenum'><a name="Page_91" id="Page_91">[Pg 91]</a></span>
+par les jambes le premier cadavre qui se trouve à sa portée,
+il le traîne jusqu'au rempart, le soulève et le précipite
+dans le bastion béant. À cette vue, un frémissement
+parcourt la foule, un cri, le même cri, expression d'admiration
+et d'enthousiasme, sort de la poitrine de tous.</p>
+
+<p>&mdash;Vive Roze! Vive le chevalier!</p>
+
+<p>La peur qui paralysait les plus hardis, s'est évanouie
+comme par enchantement. Les soldats et les autres à l'envi
+se précipitent sur l'esplanade et le chevalier, profitant
+de cet élan, dirige si habilement leurs efforts que dans
+un temps assez court, tous les cadavres étaient enlevés
+et lancés dans les bastions, puis recouverts de chaux et
+de terre. Cela avait lieu, le 16 septembre 1720. Par une
+espèce de miracle, Roze qui semblait, comme Belsunce,
+couvert d'un bouclier céleste:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Sous l'aile du Seigneur, le prélat vénérable<br /></span>
+<span class="i0">Dans le commun fléau demeure invulnérable;<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Roze en fut quitte pour une légère indisposition; mais
+les pauvres forçats et les braves soldats, à l'exception de
+deux ou trois, au bout de quelques jours, avaient succombé,
+en rendant à la ville un immense, un inappréciable
+service. Le chevalier resta jusqu'à la fin intrépide,
+infatigable au poste du péril et ce fut seulement lorsque
+toute trace d'épidémie eut disparu, qu'il songea à
+prendre quelque repos et à se démettre de ses fonctions.</p>
+
+<p>&laquo;Comme on a pu le remarquer dans l'histoire de plusieurs
+illustres bienfaiteurs de l'humanité, dit M. Paul
+Autran<a name="FNanchor_25_25" id="FNanchor_25_25"></a><a href="#Footnote_25_25" class="fnanchor">[25]</a>, le chevalier Roze avait si peu compté sur<span class='pagenum'><a name="Page_92" id="Page_92">[Pg 92]</a></span>
+l'éclat de la renommée comme récompense de ses belles
+actions, qu'il ne songea nullement à exploiter à son
+profit la popularité qu'il s'était acquise. Il rentra dans
+l'obscurité. Quant à la récompense que son dévouement
+avait si bien méritée, il est vrai de dire qu'il ne semble
+pas qu'on ait rien fait de ce qu'on aurait dû faire en sa
+faveur après la cessation de la peste. Dans les actes de
+la famille, il ne porte que le titre modeste de capitaine
+d'infanterie, à la suite de la garnison de Marseille. Mais
+qu'importe! plus de richesses et d'honneur n'auraient
+rien ajouté à sa gloire.&raquo; Et là haut assurément, la
+récompense et des plus belles ne manqua point à ce héros,
+qui fut lui aussi un héros chrétien, car la religion
+seule peut exalter jusqu'à la sublime abnégation d'un
+tel dévouement.</p>
+
+<p>D'ailleurs Roze eut aussi, même ici-bas, une première
+et douce récompense. C'est à tort que des écrivains,
+Marmontel et Lacretelle entre autres, ont affirmé qu'il
+mourut dans l'indigence. Parti en 1722 de Marseille
+pour se rendre à Paris, d'après l'invitation de quelques
+amis, le chevalier dut s'arrêter au hameau de Gavotte,
+près de Septêmes, par suite d'un accident arrivé à sa
+voiture. Dans la maison qui lui donna l'hospitalité, se
+trouvait une jeune et aimable personne, M<sup>lle</sup> Labasset
+qui, pleine d'admiration pour son dévouement, s'estima
+heureuse (quoiqu'il ne fût ni jeune ni riche) de lui offrir
+sa main et avec elle sa fortune assez considérable. Roze,
+tout désintéressé qu'il fût, en acceptant la première, ne
+put refuser la seconde. Le mariage se fit dans une chapelle
+dépendant de la paroisse de Pennes; et Roze, au
+lieu de continuer son voyage, revint à Marseille, où il<span class='pagenum'><a name="Page_93" id="Page_93">[Pg 93]</a></span>
+vécut dans la retraite, content du bien qu'il pouvait faire
+et de la joie qu'il trouvait dans un paisible et charmant
+intérieur. Marmontel se trompe encore quand il dit que
+sa fille, à cause de sa pauvreté, se fit religieuse. Il mourut,
+sans laisser d'enfants, le 2 septembre 1733, à l'âge
+de soixante-deux ans, et nul doute qu'il ait reçu à son
+heure suprême la bénédiction de son évêque, qui devait
+lui survivre tant d'années encore. On peut affirmer pareillement
+sans crainte de se tromper que, malgré le
+silence qui depuis un temps s'était fait autour de sa
+gloire, la mort de Roze fut un deuil pour tous ses concitoyens
+et que la ville entière voulut assister à ses funérailles.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_21_21" id="Footnote_21_21"></a><a href="#FNanchor_21_21"><span class="label">[21]</span></a> Portraits et Histoire des hommes utiles.&mdash;1835-1836.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_22_22" id="Footnote_22_22"></a><a href="#FNanchor_22_22"><span class="label">[22]</span></a> &#338;uvres choisies de Belsunce.&mdash;Tome 1<sup>er</sup>.&mdash;1822.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_23_23" id="Footnote_23_23"></a><a href="#FNanchor_23_23"><span class="label">[23]</span></a> La Fontaine.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_24_24" id="Footnote_24_24"></a><a href="#FNanchor_24_24"><span class="label">[24]</span></a> Millevoye. <i>La Peste de Marseille</i> (poème).</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_25_25" id="Footnote_25_25"></a><a href="#FNanchor_25_25"><span class="label">[25]</span></a> <i>Éloge de Roze</i>, par Paul Autran.</p></div><p><span class='pagenum'><a name="Page_94" id="Page_94">[Pg 94]</a></span></p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="BERANGER" id="BERANGER"></a>BÉRANGER</h2>
+
+
+<p>Peu d'hommes ont joui de leur vivant d'une pareille
+popularité, d'une telle renommée, mais qui ne devaient
+lui survivre que très diminuées, et cela fort justement
+d'ailleurs.&mdash;&laquo;Il a créé dans notre littérature, dit un
+judicieux critique, un genre qui n'existait pas avant lui,
+la chanson lyrique ou l'ode chantée. Son style est toujours
+(non pas, certes) pur, correct, élégant, son vers
+souvent inspiré. Lorsqu'il veut chanter les malheurs ou
+les gloires de la patrie, il élève et entraîne. Il sait aussi
+exprimer des sentiments plus tendres, et faire vibrer les
+fibres du c&#339;ur. Toutefois, même sous le rapport littéraire,
+il a été trop vanté. Comme chansonnier il manque
+de gaîté; son rire est amer et n'a ni l'abandon ni
+l'entrain de celui de Désaugiers, son émule. Comme
+poète lyrique, il manque de souffle; il a de l'inspiration,
+mais une inspiration qui dure peu et ne va guère au-delà
+de la première ou de la seconde strophe. Les
+épithètes oiseuses ou redondantes prennent trop souvent
+la place de la pensée; les chevilles même n'y sont pas
+rares. Les refrains seuls sont toujours heureux et viennent
+se graver d'eux-mêmes dans la mémoire. À tout
+prendre, Béranger est un poète, un vrai poète, mais
+qui doit plus encore à l'art et au travail qu'à la nature.<span class='pagenum'><a name="Page_95" id="Page_95">[Pg 95]</a></span>
+Ses contemporains l'ont placé au premier rang, mais la
+postérité plus juste le fera descendre au second (voire
+même au troisième) qui seul lui appartient.&raquo;</p>
+
+<p>Ce qui est par dessus tout regrettable et déplorable,
+c'est que, dans les &#339;uvres du chansonnier, se rencontrent,
+et nombreuses, des pièces licencieuses, irreligieuses,
+cyniquement impies, ou qui sont empreintes
+des passions politiques et des haines injustes de l'époque.
+Pourtant ce n'était point un sentiment violent qui
+les avait dictées à l'auteur, s'il est vrai qu'il ait répondu
+à des amis lui conseillant de retrancher ces chansons:</p>
+
+<p>&laquo;Je m'en garderais bien, ce sont celles-là qui servent
+de passe-port aux autres.&raquo;</p>
+
+<p>Cette parole, que rapporte la <i>Biographie universelle</i>
+de Feller, serait tellement blâmable et coupable qu'on
+incline à douter de son authenticité. Le biographe nous
+dit d'ailleurs: &laquo;Pendant les dernières années de sa vie,
+Béranger montra des sentiments meilleurs que ceux
+qu'il avait eus jusque-là; s'il n'était pas croyant encore,
+il parlait de la religion avec respect; il tenait à rappeler
+qu'il avait toujours été spiritualiste. Il avait conservé
+des relations avec sa s&#339;ur qui était religieuse, et depuis
+longtemps retirée dans un couvent où elle priait et
+expiait pour son frère; il s'était mis aussi en relation
+avec le curé de sa paroisse qu'il chargeait de distribuer
+ses aumônes; car, quoique peu riche, il était bienfaisant.
+Lorsque sa dernière heure approcha, le prêtre et
+la religion vinrent au chevet du malade et furent bien
+reçus; il sortit de sa bouche des paroles sympathiques,
+chrétiennes même, et l'on peut croire qu'un retour à
+Dieu plus complet et plus consolant aurait eu lieu si de<span class='pagenum'><a name="Page_96" id="Page_96">[Pg 96]</a></span>
+malheureux amis (quels amis que ceux-là!) n'étaient
+intervenus pour l'empêcher.&raquo;</p>
+
+<p>Sa mort eut lieu à Paris, le 16 juillet 1857, à l'âge de
+77 ans; il était né dans cette même ville le 19 août 1780
+comme lui-même le dit dans la chanson intitulée le
+<i>Tailleur et la Fée</i>.</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Dans ce Paris plein d'or et de misère,<br /></span>
+<span class="i0">En l'an du Christ mil sept cent quatre-vingt,<br /></span>
+<span class="i0">Chez un tailleur, mon pauvre vieux grand-père,<br /></span>
+<span class="i0">Moi, nouveau né, sachez ce qui m'advint:<br /></span>
+<span class="i0">Rien ne prédit la gloire d'un Orphée<br /></span>
+<span class="i0">À mon berceau qui n'était pas de fleurs;<br /></span>
+<span class="i0">Mais mon grand-père, accourant à mes pleurs,<br /></span>
+<span class="i0">Me trouve un jour dans les bras d'une fée;<br /></span>
+<span class="i0">Et cette fée, avec de gais refrains,<br /></span>
+<span class="i0">Calmait le cri de mes premiers chagrins.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">Le bon vieillard lui dit, l'âme inquiète:<br /></span>
+<span class="i0">&laquo;À cet enfant quel destin est promis?&raquo;<br /></span>
+<span class="i0">Elle répond: &laquo;Vois-le, sous ma baguette,<br /></span>
+<span class="i0">Garçon d'auberge, imprimeur et commis.<br /></span>
+<span class="i0">Un coup de foudre ajoute à mes présages<a name="FNanchor_26_26" id="FNanchor_26_26"></a><a href="#Footnote_26_26" class="fnanchor">[26]</a>.<br /></span>
+<span class="i0">Ton fils atteint va périr consumé;<br /></span>
+<span class="i0">Dieu le regarde, et l'oiseau ranimé<br /></span>
+<span class="i0">Vole en chantant braver d'autres orages.<br /></span>
+<span class="i0">...........<br /></span>
+<span class="i0">Tous les plaisirs, sylphes de la jeunesse,<br /></span>
+<span class="i0">Éveilleront sa lyre au sein des nuits.&raquo;<br /></span>
+<span class="i0">Le vieux tailleur s'écrie: &laquo;Eh quoi! ma fille<br /></span>
+<span class="i0">Ne m'a donné qu'un faiseur de chansons!<br /></span>
+<span class="i0">Mieux jour et nuit vaudrait tenir l'aiguille<br /></span>
+<span class="i0">Que, faible écho, mourir en de vains sons.<br /></span><span class='pagenum'><a name="Page_97" id="Page_97">[Pg 97]</a></span>
+<span class="i0">&mdash;Va, dit la fée, à tort tu t'en alarmes;<br /></span>
+<span class="i0">De grands talents ont de moins beaux succès.<br /></span>
+<span class="i0">Ses chants légers seront chers aux Français,<br /></span>
+<span class="i0">Et du proscrit adouciront les larmes.&raquo;<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Cette pièce, l'une des meilleures inspirations de
+Béranger, est en quelque sorte une auto-biographie du
+poète comme aussi en même temps un spécimen remarquable
+de son talent, ce qui nous a fait la citer pour la
+plus grande partie.</p>
+
+<p>Vanité de la gloire humaine! Béranger à peine dans
+la tombe, en dépit de ses funérailles si magnifiques, le
+silence, précurseur de l'oubli, se fit autour de l'idole.
+L'ombre descendit sur la statue debout encore sur le
+piédestal, mais devant laquelle la foule passait de plus
+en plus rapide et froide, indifférente, parfois dédaigneuse.
+Dans les rangs mêmes de ceux qui s'étaient
+montrés les plus prodigues de louanges, il se trouvait
+des aristarques, M. Pelletan, par exemple, pour discuter,
+presque contester le talent, le caractère même du
+poète, et nous étonner par la sévère impartialité de
+leurs jugements. Aussi maintenant qui lit Béranger,
+et combien se vend-il, bon an, mal an, de ses ouvrages?</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_26_26" id="Footnote_26_26"></a><a href="#FNanchor_26_26"><span class="label">[26]</span></a> L'auteur fut frappé de la foudre dans sa jeunesse.<span class='pagenum'><a name="Page_98" id="Page_98">[Pg 98]</a></span></p></div>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="BERTHOLLET" id="BERTHOLLET"></a>BERTHOLLET</h2>
+
+
+<h2>I</h2>
+
+<p>Peu de temps avant le 9 thermidor, un dépôt graveleux,
+trouvé au fond de quelques barriques d'eau-de-vie,
+donna lieu à une grave accusation contre un fournisseur
+qui, dit-on, voulait empoisonner les soldats. On confie
+à un chimiste, déjà célèbre, l'analyse du liquide. Tout
+semblait prouver qu'on cherchait un coupable afin de
+s'emparer des richesses du fournisseur. L'examen du
+liquide confirme cette présomption et le chimiste, n'écoutant
+que le devoir et la conscience, n'hésite pas à faire
+un rapport favorable. Appelé bientôt après devant le
+Comité du salut public, il est soumis à un interrogatoire
+qui n'était rien moins que rassurant.</p>
+
+<p>&mdash;Es-tu sûr de ce que tu dis? lui fut-il demandé d'un
+ton menaçant.</p>
+
+<p>&mdash;Très-sûr, répond avec calme le savant.</p>
+
+<p>&mdash;Ferais-tu sur toi-même l'épreuve de cette eau-de-vie.</p>
+
+<p>Le chimiste, sans répondre, emplit un verre du liquide
+et l'avale d'un trait.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es bien hardi.</p>
+
+<p>&mdash;Moins que je ne l'étais en écrivant mon rapport.</p>
+
+<p>L'accusation fut abandonnée, grâce à l'intrépide fer<span class='pagenum'><a name="Page_99" id="Page_99">[Pg 99]</a></span>meté
+du savant qui, dans une autre circonstance, fit
+preuve encore du sang-froid le plus étonnant. C'était
+pendant l'expédition d'Égypte: un jour, que pour certaines
+recherches, il remontait le Nil dans une barque,
+tout à coup, sur le rivage, parurent des Mameluks, et
+sur la barque plut une grêle de balles. Pendant que
+les rameurs faisaient force de rames dans l'espoir
+d'échapper, on vit le savant en question occupé à
+remplir ses poches des pierres, servant à lester l'embarcation.</p>
+
+<p>&mdash;Et que faites-vous là? lui dit un autre voyageur.</p>
+
+<p>&mdash;Vous le voyez, répondit-il, je prends mes précautions
+pour couler plus vite, afin de n'être pas mutilé par
+ces barbares.</p>
+
+<p>La barque cependant put échapper au péril, et ceux
+qui la montaient arrivèrent sains et saufs au port. Or,
+le savant qui, sans y songer, donnait à nos braves soldats
+des leçons de courage, c'était Berthollet, l'homme
+illustre dont Cuvier put dire à juste titre:</p>
+
+<p>&laquo;Témoin des événements les plus surprenants, porté
+par eux dans des climats lointains, élevé à de grandes
+places et à des dignités éminentes, tout ce monde extérieur
+est peu de chose pour lui en comparaison de la
+vérité. Particulier, académicien, sénateur, pair de
+France, il n'existe que pour méditer et pour découvrir.
+La science fait naître à chaque instant dans ses mains
+de ces procédés avantageux, de ces industries fructueuses
+qui enrichissent les peuples; mais ce n'est point pour
+ces applications faciles qu'il la poursuit, c'est pour elle
+seule. Dans l'invention la plus utile, il ne voit qu'un
+théorème de plus, et dans ce théorème qu'un échelon<span class='pagenum'><a name="Page_100" id="Page_100">[Pg 100]</a></span>
+d'où il s'efforce d'apercevoir et d'atteindre un théorème
+plus élevé<a name="FNanchor_27_27" id="FNanchor_27_27"></a><a href="#Footnote_27_27" class="fnanchor">[27]</a>.&raquo;</p>
+
+<p>En effet, cet homme illustre à qui la chimie, au commencement
+de ce siècle, fut redevable d'immenses progrès,
+ne songea jamais à tirer parti de ses découvertes
+qu'il eût pu tenir secrètes, sans que personne l'en eût
+blâmé. Le chlore ne lui valut qu'un ballot de toiles blanchies
+par son procédé; encore sa délicatesse hésitait-elle
+à accepter, alors que les Anglais auraient plus volontiers
+encore offert de le prendre pour associé; ce qui
+eût été pour lui toute une fortune.</p>
+
+<p>&laquo;Personne n'ignore aujourd'hui ce que c'est qu'une
+blanchisserie berthollienne. On dit même dans les ateliers,
+<i>bertholler</i>, <i>berthollage</i>: on y entretient des ouvriers
+que l'on y appelle des <i>bertholleurs</i>. Rien ne met plus
+authentiquement le sceau au mérite d'une découverte.
+C'est la seule récompense qu'en ait tirée l'auteur, et il
+n'en désira point d'autre.&raquo;</p>
+
+<p>Pourtant, à cette époque antérieure à la Révolution,
+il n'était point riche quoique arrivé à une position déjà
+fort honorable, prix de sa laborieuse persévérance.<br /><br /></p>
+
+
+<h2>II</h2>
+
+<p>Berthollet (Claude-Louis), d'une famille originaire de
+la France, mais expatriée, naquit à Talloire, à deux
+lieues d'Annecy, le 9 octobre 1748. Il appartenait par
+sa mère, Philiberte Donier, à une des familles nobles de<span class='pagenum'><a name="Page_101" id="Page_101">[Pg 101]</a></span>
+la Savoie: son père était châtelain du lieu. Rien ne fut
+négligé pour l'éducation de l'enfant, quoique la fortune
+des parents fût médiocre. Après quelques années passées
+au collége d'Annecy, il fut envoyé à celui de Chambéry,
+et termina ses études classiques au collége des Provinces
+de Turin. Les plus brillantes carrières semblaient ouvertes
+à sa jeune ambition, mais son goût pour les
+sciences lui fit préférer la médecine. Reçu docteur en
+1768, il vint quelques années après à Paris, trouvant
+que dans la province les ressources lui manquaient pour
+l'étude vers laquelle il se sentait plus particulièrement
+entraîné, celle de la chimie. Il ne se trompait pas; mais
+arrivé à Paris, où il ne connaissait personne et la bourse
+assez peu garnie, il ne tarda pas à se trouver dans l'embarras.
+La pensée lui vint alors de s'adresser au célèbre
+médecin génevois Tronchon, son compatriote, qui, prévenu
+par son air franc et ouvert et par la tournure sérieuse
+de son esprit, lui fit le meilleur accueil et devint
+bientôt pour lui comme un père. Afin de lui assurer
+d'abord une existence tranquille, il le recommanda au
+duc d'Orléans qui le nomma l'un de ses médecins, en
+même temps qu'il faisait mettre à la disposition du
+jeune savant son laboratoire de chimie, dans lequel volontiers
+le prince se renfermait pour expérimenter avec
+l'habile préparateur Guettard, son maître comme celui
+de son père. Rien ne pouvait être plus précieux pour
+Berthollet, qui comprit aussitôt qu'il avait trouvé sa
+voie, ce qui lui fut confirmé par l'illustre Lavoisier, dont
+il fit connaissance quelque temps après. Plusieurs Mémoires
+publiés successivement par lui de 1776 à 1780 et
+&laquo;empreints, dit M. Parisot, de cette sagacité, de cette<span class='pagenum'><a name="Page_102" id="Page_102">[Pg 102]</a></span>
+finesse, de cette étendue dont plus tard il devait présenter
+aux savants le modèle accompli,&raquo; attirèrent l'attention
+de l'Académie des sciences qui le nomma adjoint chimiste
+à la place de Bucquet (15 avril 1780), et cinq ans
+après, l'admit au nombre de ses membres.</p>
+
+<p>Il continua dès lors avec plus de zèle que jamais ses
+expériences et ses publications, et en 1787, de concert
+avec Guyton de Morveau, Lavoisier et Fourcroy, il
+s'occupa de la refonte de la terminologie scientifique,
+qu'ils réussirent à faire prévaloir. &laquo;Comparé au langage
+extravagant que la chimie avait hérité de l'art
+hermétique, dit Cuvier, ce nouvel idiome fut un service
+réel rendu à la science, et contribua à accélérer l'adoption
+de nouvelles théories.&raquo;</p>
+
+<p>En 1789, dans le tome II des <i>Annales de chimie</i>, notre
+savant publia, sous le titre de: <i>Blanchiment des toiles
+avec l'acide muriatique oxygéné</i>, le résultat de ses expériences
+relatives au chlore, &laquo;une découverte, dit Parisot,
+qui l'eût rendu <i>dix fois millionnaire</i>, s'il eût voulu
+l'exploiter à son seul profit.&raquo; D'autres découvertes
+également utiles suivirent celle-là. On dut par exemple
+à Berthollet un moyen nouveau de conserver l'eau
+douce pour les navigations de long cours, en faisant
+brûler l'intérieur des tonneaux destinés à la contenir.</p>
+
+<p>Berthollet, depuis longtemps était devenu Français
+par des lettres de naturalisation qu'il avait été heureux
+d'obtenir. Aussi, ce ne fut pas en vain, qu'en 1792,
+devant les menaces de la plus formidable coalition, la
+France fit appel au patriotisme de son fils d'adoption.
+De tous les points de l'horizon, au Nord, au Midi, à
+l'Est, à l'Ouest, des légions ennemies envahissaient<span class='pagenum'><a name="Page_103" id="Page_103">[Pg 103]</a></span>
+notre territoire et la France n'avait à leur opposer que
+des conscrits auxquels manquaient, avec l'habitude
+des armes, les munitions et le matériel de guerre. Mais,
+grâce à Berthollet et à son ami Monge, aidés par un
+petit bataillon de chimistes choisis par eux, on trouva
+sur notre sol même tout ce qu'on s'était trop habitué à
+demander à l'étranger: le soufre, le salpêtre, l'airain;
+dès lors les produits de nos fabriques et de nos arsenaux
+suffirent à la prodigieuse consommation de quatorze
+armées. Aussi, n'est-on que juste, en reconnaissant et
+proclamant que la France, sauvée alors de l'invasion et
+du démembrement, ne dut pas moins ce bonheur au
+zèle infatigable de nos savants qu'à l'héroïque dévouement
+des soldats combattant et mourant aux frontières.</p>
+
+<p>Pendant l'année 1791, Berthollet fut envoyé en
+Italie par le Directoire comme président de la commission
+chargée du choix des objets d'art les plus précieux
+qui devaient être transportés à Paris. La noble conduite
+de Berthollet dans ces circonstances lui valut l'estime
+du général en chef Bonaparte, qui, plein d'admiration
+pour sa science comme pour son caractère, résolut dès
+lors de se l'attacher. Seul il connut à l'avance le secret
+de l'expédition d'Égypte, dont il fit partie pour le plus
+grand avantage de la science comme de l'armée. Pendant
+l'insurrection du Caire, ce fut à son courage et à
+sa présence d'esprit que les membres de l'Institut
+durent de conserver avec la vie tous les trésors scientifiques
+recueillis jusqu'alors. Quand, après la levée du
+siége de Saint-Jean-d'Acre, la peste se déclara dans le
+camp français, il n'hésita point à s'associer à Larrey
+pour reconnaître, dès les premiers symptômes, la pré<span class='pagenum'><a name="Page_104" id="Page_104">[Pg 104]</a></span>sence
+du fléau et indiquer les mesures qui pourraient
+rendre la contagion moins terrible. Monge, tombé malade,
+dut la vie à ses soins fraternels.</p>
+
+<p>Lorsqu'on fut de retour en France, Bonaparte n'oublia
+pas les services rendus par notre savant, qui,
+membre du Sénat conservateur après le 18 brumaire,
+fut ensuite nommé comte, grand officier de la Légion
+d'honneur, grand'croix de l'ordre de la Réunion, etc.
+&laquo;Heureusement pour la science, dit Parisot, il ne se
+laissa ni éblouir, ni absorber par des fonctions aussi
+élevées, aussi importantes. Toujours il conserva sa simplicité
+et son goût pour la retraite et l'étude.&raquo;</p>
+
+<p>Les revenus de ses emplois, et en particulier de la
+sénatorie de Montpellier, étaient dépensés au profit de
+la science et servaient à l'entretien d'un magnifique
+laboratoire, toujours ouvert aux étrangers comme aux
+amis et surtout à de nombreux élèves que l'illustre
+maître voyait avec plaisir s'exercer sous ses yeux aux
+préparations les plus délicates. Mais la générosité de
+Berthollet l'ayant entraîné, il dut enfin s'apercevoir
+que son budget des recettes et dépenses se soldait par
+un déficit; résolu tout aussitôt à rétablir l'équilibre,
+mais sans détriment pour la science, il établit dans sa
+maison l'économie la plus sévère, et vendit chevaux et
+voitures.</p>
+
+<p>On avertit l'Empereur, qui, tout aussitôt, mande
+Berthollet aux Tuileries. Après quelques reproches
+bienveillants relativement au silence gardé par le
+savant sur sa situation critique, Napoléon lui dit:</p>
+
+<p>&laquo;Souvenez-vous que j'ai toujours 100,000 écus au
+service de mes amis.&raquo;<span class='pagenum'><a name="Page_105" id="Page_105">[Pg 105]</a></span></p>
+
+<p>Et cette somme fut remise le lendemain à Berthollet,
+qui, tout occupé de ses expériences et confiné pour ainsi
+dire dans son laboratoire, n'en sortait que bien rarement
+pour se rendre aux Tuileries, et ne se montra pas
+plus courtisan. On ne pourrait assurément que l'en
+louer si toujours il s'en fût tenu là. Mais on regrette
+d'avoir à ajouter qu'en 1814, cédant, paraît-il, aux
+conseils de son ami Laplace, il vota la déchéance de
+Napoléon en se ralliant au gouvernement provisoire.
+Lui convenait-il d'agir ainsi après les témoignages
+d'affectueuse estime dont l'Empereur, qui l'appelait son
+chimiste et son ami, n'avait pas été pour lui avare?
+Berthollet se devait à lui-même de rester à l'écart, et de
+n'accepter rien des gouvernements qui devaient succéder
+à l'Empire. Mais, pour être juste, il ne faut pas
+dissimuler que son caractère, sinon son intelligence,
+avait reçu un grand ébranlement par suite de la terrible
+catastrophe qui, en 1812, lui enleva son fils unique,
+dont la mort fut des plus tragiques. &laquo;Dès lors, toute
+gaîté fut perdue pour lui. Pendant le peu d'années
+qu'il survécut, son air morne et silencieux contrastait
+péniblement avec ses habitudes antérieures; on ne le
+vit plus sourire; quelquefois, une larme s'échappait
+malgré lui...&raquo;</p>
+
+<p>Cuvier ajoute:</p>
+
+<p>&laquo;Sa dernière maladie a été de celles qui surprennent
+et désespèrent la médecine: un ulcère charbonneux,
+venu à la suite d'une fièvre légère, l'a dévoré lentement
+pendant plusieurs mois, mais sans lui arracher un
+mouvement d'impatience. Cette mort, qui arrivait à lui
+par le chemin de la douleur, dont, comme médecin, il<span class='pagenum'><a name="Page_106" id="Page_106">[Pg 106]</a></span>
+pouvait calculer les pas et prévoir le moment, il l'a
+envisagée avec autant de constance que les souffrances
+du désert ou les menaces des barbares.&raquo;</p>
+
+<p>Berthollet a laissé de nombreux travaux scientifiques
+fort loués par Parisot, Cuvier, Mongellaz, etc., mais
+dont l'énumération, pas plus que l'appréciation ne peuvent
+entrer dans notre cadre.</p>
+
+<p>C'est l'homme plus encore que le savant que nous
+avons tenu à faire connaître, par des motifs qu'il n'est
+pas besoin d'indiquer à nos lecteurs.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_27_27" id="Footnote_27_27"></a><a href="#FNanchor_27_27"><span class="label">[27]</span></a> Cuvier, <i>Notices historiques</i>, tome II.<span class='pagenum'><a name="Page_107" id="Page_107">[Pg 107]</a></span></p></div>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="BOSSUET" id="BOSSUET"></a>BOSSUET</h2>
+
+
+<h2>I</h2>
+
+<p>Dois-je l'avouer? Oui, je dois le dire, le confesser
+hautement pour l'instruction et l'exemple de la jeunesse,
+je n'étais plus un adolescent, depuis longtemps
+déjà sorti des bancs du collége, pourtant je nourrissais
+contre l'illustre évêque de Meaux les plus étranges préventions,
+d'autant moins excusables que j'en jugeais par
+ouï dire; dans ma folle témérité, j'osais nier son génie
+sans avoir rien lu que quelques bribes de ses ouvrages,
+et encore avec des idées préconçues, avec le parti pris
+de n'y pas trouver ce qu'y voyaient, ce qu'y admiraient
+tous les autres. On croit ainsi, à un certain âge, faire
+preuve d'indépendance en ayant l'air de ne pas penser
+comme tout le monde.</p>
+
+<p>Quand je lisais, dans les manuels de rhétorique et ailleurs,
+les éloges prodigués à l'<i>aigle de Meaux</i>, volontiers
+je haussais les épaules, car à cet aigle je trouvais, moi,
+une médiocre envergure et tout au plus j'accordais qu'il
+fût un passereau.</p>
+
+<p>J'avais appris en vain par c&#339;ur les <i>Oraisons funèbres</i>,
+mauvais moyen à la vérité de faire goûter les chefs-d'&#339;uvre
+par l'écolier auquel le travail souvent pénible<span class='pagenum'><a name="Page_108" id="Page_108">[Pg 108]</a></span>
+de la mémoire dérobe le sens de beautés que faute d'expérience,
+il avait déjà bien de la peine à saisir. Les
+comprît-il parfaitement, à force de les relire et de les
+ressasser pour retenir le mot à mot, il ne tarde pas à se
+blaser tout à fait sur les passages les plus sublimes et
+quelquefois irrémédiablement, pour la vie. Du moins, en
+ce qui me concerne, ai-je éprouvé qu'il a fallu de longues
+années avant que ces auteurs latins ou français, et
+je dis les meilleurs et ceux-là surtout, trop appris
+par c&#339;ur dans la jeunesse, retrouvassent pour moi le
+charme de la nouveauté et que j'y découvrisse ces détails
+admirables, cette grâce ou cette majesté que tant de
+fois j'avais entendu vanter naguère, sans y croire autrement
+que sur parole et sous bénéfice d'inventaire.</p>
+
+<p>Ainsi m'arriva-t-il pour Virgile, pour Boileau, Corneille,
+La Fontaine, Racine et tout particulièrement
+pour Bossuet contre lequel, qui sait pourquoi? ma prévention
+était plus opiniâtre, peut-être parce que je le
+connaissais moins que les autres. En outre des <i>Oraisons
+funèbres</i>, je n'avais guère lu que le <i>Discours sur l'Histoire
+universelle</i>, et précisément à l'époque où, par la complète
+ignorance des choses de la vie, on se passionne pour les
+sottes inventions du roman. Aussi le volume de Bossuet
+m'avait médiocrement intéressé, et par le souvenir quelconque
+que j'en gardais, je restais un admirateur singulièrement
+tiède du grand écrivain, et même, à parler
+rondement, je ne l'admirais pas du tout, me gênant
+peu pour le dire. Bien au contraire, avec cette outrecuidance
+et cet aplomb qui sont le propre du jeune
+homme d'autant plus tranchant qu'il ignore davantage,
+je mettais une sorte de vanité, vanité sotte, à dénigrer<span class='pagenum'><a name="Page_109" id="Page_109">[Pg 109]</a></span>
+l'homme illustre, et je parlais de son génie avec une
+irrévérence dont le seul ressouvenir me fait aujourd'hui
+monter la rougeur au front. La contradiction d'hommes
+sensés, d'hommes graves, juges compétents, ne faisait
+que m'exaspérer, et me pousser à multiplier les sottises
+et les blasphèmes.</p>
+
+<p>&laquo;Ce temps dura son temps,&raquo; comme s'exprime Lacordaire;
+après quelques années, m'éclairant par l'expérience,
+et moins affolé des lectures frivoles, je commençai
+par l'étude, par la réflexion, à prendre goût aux
+vraies beautés littéraires, à rectifier mon jugement
+faussé, à revenir sur mes préventions, sans être entièrement
+raisonnable toutefois, particulièrement à l'égard
+de Bossuet, peut-être, à cause de la fameuse <i>Histoire
+Universelle</i>, lue ou plutôt feuilletée en temps inopportun
+et à laquelle je gardais rancune et par contre coup à
+son auteur.</p>
+
+<p>Or, certain soir que, devant un homme respectable, à
+qui je dois être reconnaissant à toujours du service qu'il
+me rendit alors, je m'exprimais sur le compte de Bossuet
+écrivain en termes assez lestes et le qualifiais
+comme je ne ferais pas maintenant tel de nos plumitifs
+à la douzaine, je fus interrompu vivement quoique pourtant
+sans humeur par l'auditeur en question qui me dit:</p>
+
+<p>&laquo;Je ne puis m'empêcher de vous l'avouer, mon jeune
+ami, ce langage m'afflige pour vous; je le comprendrais
+à peine chez un lycéen ennuyé du pensum et de la retenue.
+Mais vous n'en êtes plus là, Dieu merci? Excusez-moi
+de vous le dire, pour en parler sur ce ton, il faut
+que vous ne connaissiez pas ou connaissiez bien peu celui
+que vous attaquez.<span class='pagenum'><a name="Page_110" id="Page_110">[Pg 110]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Comment donc! j'ai appris par c&#339;ur ses <i>Oraisons
+funèbres</i>; j'ai lu, il n'y a pas longtemps encore, son <i>Histoire
+universelle</i>, qui franchement me paraît au-dessous
+de sa réputation; je n'ai pu même aller jusqu'au bout
+tout d'une haleine au moins.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, comme vous faisiez pour les romans
+de Walter Scott ou de Cooper?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne dis pas non.</p>
+
+<p>&mdash;Mais maintenant qu'il n'en est plus ainsi, que les
+&#339;uvres de pure imagination sont appréciées par vous à
+leur valeur, et que votre esprit s'étant mûri, vous prenez
+goût à des choses tout à la fois plus sérieuses et plus
+littéraires, je m'étonne de cette obstination, dans ce qui
+n'est pour moi qu'un déplorable préjugé.</p>
+
+<p>&mdash;Préjugé?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, préjugé! car chez vous, mon ami, je ne puis
+croire que ce soit défaut d'intelligence. Mais vous en reviendrez,
+je n'en doute pas, quand vous aurez consenti
+à étudier les pièces du procès, et que vous pourrez vous
+prononcer en connaissance de cause. Tenez, sans être
+prophète, je ne crains pas d'affirmer que si, quelque
+jour, il vous tombe sous la main par exemple un recueil
+des <i>Sermons</i> de Bossuet (pour moi son &#339;uvre capitale
+quoique peut-être pas la plus populaire), la lumière se
+fera et votre opinion, sur l'homme incomparable, changera
+du tout au tout.</p>
+
+<p>&mdash;Si jamais cela arrive....</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en fais pas l'ombre d'un doute: plus tôt ou
+plus tard, vous penserez de Bossuet ce qu'en pensait un
+homme qui, lui aussi, avait du génie et n'est point suspect
+de... gallicanisme, l'illustre Joseph de Maistre. Il<span class='pagenum'><a name="Page_111" id="Page_111">[Pg 111]</a></span>
+n'a pas craint de dire à propos d'une citation du sermon
+sur l'<i>Amour des Plaisirs</i>, par Bossuet: &laquo;<i>Cet homme dit
+ce qu'il veut; rien n'est au-dessous ni au-dessus de lui.</i>&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;C'est de Maistre qui a dit cela?</p>
+
+<p>&mdash;Lui-même dans le deuxième entretien des <i>Soirées de
+Saint-Pétersbourg</i>. Mais dans ses lettres il s'exprime en
+termes bien plus énergiques encore! &laquo;Cet homme, dit-il,
+est mon grand oracle. Je plie volontiers sous cette trinité
+de talents qui fait entendre à la fois dans chaque
+phrase un logicien, un orateur et un prophète.&raquo; Se
+peut-il un langage plus décisif?</p>
+
+<p>&mdash;Voilà qui donne à réfléchir, car de Maistre, depuis
+que j'ai lu, je ne sais où, ses fameuses pages sur le bourreau
+comme celles sur la guerre, est pour moi un écrivain
+de premier ordre et dont le jugement mérite
+grande considération. Aussi vous me donneriez la tentation....
+D'aventure, auriez-vous dans votre bibliothèque
+l'ouvrage en question et vous serait-il possible de
+me le prêter?</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement, j'ai là, sur ce rayon, à droite, quatre
+volumes compactes des <i>Sermons choisis</i> de Bossuet.
+Vous pouvez les emporter et les lire tout à loisir. J'ai
+bon espoir, ou plutôt j'ai la certitude qu'avant la fin du
+premier volume vous ne penserez pas autrement que
+moi sur le grand orateur et que vous ferez hautement
+votre peccavi, trop heureux de le faire.</p>
+
+<p>&mdash;Nous verrons bien! Grand merci toujours pour le
+prêt des volumes que je garderai le moins longtemps
+qu'il me sera possible.</p>
+
+<p>&mdash;Gardez-les tout le temps nécessaire à votre édification....
+littéraire. On ne lit pas cela comme un roman<span class='pagenum'><a name="Page_112" id="Page_112">[Pg 112]</a></span>
+ou un volume de poésies. Il vous faut toujours bien quelques
+semaines.&raquo;</p>
+
+<p>Or, moins de huit jours après, je rapportais les quatre
+volumes.</p>
+
+<p>&laquo;Quoi! déjà! me dit l'ami presque avec l'accent du
+reproche. Est-il donc possible que vous ayez pris si peu
+goût à cette lecture et qu'elle vous ait lassé si vite?</p>
+
+<p>&mdash;Bien au contraire, elle m'a surpris, ravi, enthousiasmé
+jusqu'à l'extase, jusqu'au délire. Bossuet est aussi
+pour moi maintenant le sublime orateur, l'incomparable
+écrivain; et si j'ai quelque regret, c'est qu'on ne
+songe pas à lui élever dans sa ville épiscopale une statue,
+je serais des premiers à souscrire. Ah! mon ami, que je
+vous remercie de me l'avoir fait connaître! Quel homme!
+quel homme! qui dit tout ce qu'il veut dire, en effet, et
+comme il le veut. Ô la merveilleuse, l'inimitable éloquence,
+inimitable parce qu'elle joint à la solidité du
+fond la beauté de la forme, d'une forme d'autant plus
+admirable qu'elle dédaigne toute recherche, et qu'elle
+fait tout naturellement à la pensée un vêtement splendide!
+Quelle profondeur et quelle élévation! Quelle puissance
+et quelle majesté! Quelle ample et royale faconde!
+Ce style, plus plein encore de choses que de mots, s'épanche
+à larges ondes, en flots impétueux, comme le fleuve
+des Cordillières jaillit de la source intarissable. Merci
+mille fois, merci de m'avoir conduit par la main et un
+peu malgré moi à la découverte de trésors que je m'obstinais
+à méconnaître et dans lesquels je me promets de
+puiser hardiment sans crainte de jamais les tarir. Si je
+vous rapporte ces volumes, c'est qu'après lecture des
+deux premiers, j'ai couru chez le libraire pour me pro<span class='pagenum'><a name="Page_113" id="Page_113">[Pg 113]</a></span>curer
+l'ouvrage que j'ai acheté bel et bien sur mes économies.
+Ce sont là de ces livres qu'il faut avoir à soi,
+assuré qu'on est de pouvoir les lire et relire dix fois plutôt
+qu'une. Que n'ai-je la boîte de cèdre dans laquelle
+Alexandre renfermait l'<i>Iliade</i>, j'y mettrais, moi, l'&#339;uvre
+de Bossuet et la placerais aussi sous mon chevet!</p>
+
+<p>&mdash;Et là, là, doucement, mon ami! Je ne dis pas
+que vous exagériez maintenant dans la louange; mais
+je crains l'excès de cet enthousiasme si soudain parce
+que la réaction peut être à redouter.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, certes non! Ne vous troublez pas de ce
+souci. Mon enthousiasme ne sera point un feu de paille
+parce qu'il ne vient pas de la surprise. Je ne crois pas
+qu'il y ait présomption de ma part à affirmer, à jurer
+que je penserai toujours de même et que vous ne me
+verrez pas, fût-ce après dix ans, après vingt ans, me
+refroidir.</p>
+
+<p>Je ne m'étais point trop avancé et il n'y avait point
+témérité dans ces affirmations. Je ne me suis jamais
+lassé de la lecture ou plutôt de l'étude de ces admirables
+sermons dans lesquels je découvrais sans cesse des
+beautés nouvelles. Quel moraliste et quel poète à la fois
+que ce puissant orateur et dans lequel on ne sait ce qu'il
+faut admirer le plus ou l'enchaînement logique du discours
+ou l'énergie et la vérité des tableaux, ou la profondeur
+des pensées et la force des expressions! On n'aurait
+que l'embarras du choix pour les citations. Quelle
+étonnante et fidèle peinture par exemple que celle qu'il
+nous fait de la vie et des illusions ou occupations qui
+jusqu'à la fin nous amusent!<span class='pagenum'><a name="Page_114" id="Page_114">[Pg 114]</a></span><br /><br /></p>
+
+
+<h2>II</h2>
+
+<p>&laquo;Considérez, je vous prie, à quoi se passe la vie
+humaine. Chaque âge n'a-t-il pas ses erreurs et sa folie?
+Qu'y a-t-il de plus insensé que la jeunesse bouillante,
+téméraire et mal avisée, toujours précipitée dans ses
+entreprises, à qui la violence de ses passions empêche
+de connaître ce qu'elle fait? La force de l'âge se consume
+en mille soins et mille travaux inutiles. Le désir
+d'établir son crédit et sa fortune; l'ambition et les vengeances,
+et les jalousies, quelles tempêtes ne causent-elles
+pas à cet âge? Et la vieillesse paresseuse et impuissante,
+avec quelle pesanteur s'emploie-t-elle aux
+actions vertueuses! combien est-elle froide et languissante!
+combien trouble-t-elle le présent par la vue
+d'un avenir qui lui est funeste!</p>
+
+<p>&raquo;Jetons un peu la vue sur nos ans qui se sont écoulés;
+nous désapprouverons presque tous nos desseins, si
+nous sommes juges un peu équitables; et je n'en
+exempte pus les emplois les plus éclatants, car, pour être
+les plus illustres, ils n'en sont pas pour cela les plus
+accompagnés de raison. La plupart des choses que nous
+avons faites, les avons-nous choisies par une mûre délibération?
+N'y avons-nous pas plutôt été engagés par
+une certaine chaleur inconsidérée, qui donne le mouvement
+à tous nos desseins? Et dans les choses mêmes
+dans lesquelles nous croyons avoir apporté le plus de
+prudence, qu'avons-nous jugé par les vrais principes?
+Avons-nous jamais songé à faire les choses par leurs<span class='pagenum'><a name="Page_115" id="Page_115">[Pg 115]</a></span>
+motifs essentiels et par leurs véritables raisons? Quand
+avons-nous cherché la bonne constitution de notre âme?
+quand nous sommes-nous donné le loisir de considérer
+quel devait être notre intérieur, et pourquoi nous étions
+en ce monde? Nos amis, nos prétentions, nos charges
+et nos emplois, nos divers intérêts que nous n'avons
+jamais entendus, nous ont toujours entraînés; et jamais
+nous ne sommes poussés que par des considérations
+étrangères. Ainsi se passe la vie, parmi une infinité de
+vains projets et de folles imaginations; si bien que les
+plus sages, après que cette première ardeur qui donne
+l'agrément aux choses du monde est un peu tempérée
+par le temps, s'étonnent le plus souvent de s'être si fort
+travaillés pour rien<a name="FNanchor_28_28" id="FNanchor_28_28"></a><a href="#Footnote_28_28" class="fnanchor">[28]</a>&raquo;.</p>
+
+<p>A-t-on mieux que Bossuet déchiffré l'insatiable convoitise
+qui, de même qu'une autre non moins terrible
+passion, jamais ne dit: c'est assez! <i>a&#x017F;&#x017F;er!</i> <i>a&#x017F;&#x017F;er!</i></p>
+
+<p>&laquo;Premièrement, chrétiens, c'est une fausse imagination
+des âmes simples et ignorantes, qui n'ont pas
+expérimenté la fortune, que la possession des biens de
+la terre rend l'âme plus libre et plus dégagée. Par
+exemple on se persuade que l'avarice serait tout à fait
+éteinte, que l'on n'aurait plus d'attache aux richesses, si
+l'on en avait ce qu'il faut. Ah! c'est alors, disons-nous,
+que le c&#339;ur qui se resserre dans l'inquiétude du besoin,
+reprendra sa liberté tout entière dans la commodité et
+dans l'aisance. Confessons la vérité devant Dieu: tous
+les jours, nous nous flattons de cette pensée; mais
+certes nous nous abusons, notre erreur est extrême.<span class='pagenum'><a name="Page_116" id="Page_116">[Pg 116]</a></span>
+C'est une folie de s'imaginer que les richesses guériront
+l'avarice, ni que cette eau puisse étancher cette soif.
+Nous voyons par expérience que le riche, à qui tout
+abonde, n'est pas moins impatient dans ses pertes que
+le pauvre à qui tout manque; et je ne m'en étonne pas:
+car il faut entendre, messieurs, que nous n'avons pas
+seulement pour tout notre bien une affection générale,
+mais que chaque petite partie attire une affection particulière;
+ce qui fait que nous voyons ordinairement que
+l'âme n'a pas moins d'attache, que la perte n'est pas
+moins sensible dans l'abondance que dans la disette. Il
+en est comme des cheveux qui font toujours sentir la
+même douleur, soit qu'on les arrache d'une tête chauve,
+soit qu'on les tire d'une tête qui en est couverte: on
+sent toujours la même douleur à cause que chaque
+cheveu ayant sa racine propre, la violence est toujours
+égale. Ainsi, chaque petite parcelle du bien que nous
+possédons tenant dans le fond du c&#339;ur par sa racine
+particulière, il s'ensuit manifestement que l'opulence
+n'a pas moins d'attache que la disette, au contraire,
+qu'elle est du moins en ceci, et plus captive, et plus
+engagée, qu'elle a plus de liens qui l'enchaînent et un
+plus grand poids qui l'accable<a name="FNanchor_29_29" id="FNanchor_29_29"></a><a href="#Footnote_29_29" class="fnanchor">[29]</a>&raquo;.</p>
+
+<p>Quoi de plus éloquent et en même temps de plus
+vrai que ce morceau sur les passions!</p>
+
+<p>&laquo;Si vous regardez la nature des passions auxquelles
+vous abandonnez votre c&#339;ur, vous comprendrez aisément
+qu'elles peuvent devenir un supplice intolérable.
+Elles ont toutes en elles-mêmes des peines cruelles, des<span class='pagenum'><a name="Page_117" id="Page_117">[Pg 117]</a></span>
+dégoûts, des amertumes. Elles ont toutes une infinité
+qui se fâche de ne pouvoir être assouvie; ce qui mêle
+dans elles toutes des emportements qui dégénèrent en
+une espèce de fureur non moins pénible que déraisonnable.
+L'amour impur, s'il m'est permis de le nommer
+dans cette chaire, a ses incertitudes, ses agitations violentes,
+et ses résolutions irrésolues et l'enfer de ses
+jalousies. <i>Dura sicut infernus simulatio</i>: et le reste que
+je ne dis pas. L'ambition a ses captivités, ses empressements,
+ses défiances et ses craintes, dans sa hauteur
+même qui est souvent la mesure de son précipice. L'avarice,
+passion basse, passion odieuse au monde, amasse
+non-seulement les injustices, mais encore les inquiétudes
+avec les trésors. Eh! qu'y a-t-il donc de plus aisé
+que de faire de nos passions une peine plus insupportable
+en leur ôtant, comme il est très juste, ce peu de
+douceur par où elles nous séduisent, et leur laissant
+seulement les inquiétudes cruelles et l'amertume dont
+elles abondent.... &laquo;Je ferai sortir du milieu de toi le
+feu qui dévorera tes entrailles&raquo; dit le prophète. Je ne
+l'enverrai pas de loin contre toi, il prendra dans ta
+conscience, et ses flammes s'élanceront du milieu de toi,
+et ce seront tes péchés qui le produiront. Le pensez-vous
+chrétiens, que vous fabriquiez en péchant l'instrument
+de votre supplice éternel? Cependant vous le fabriquez.
+Vous avalez l'iniquité comme l'eau; vous avalez des
+torrents de flammes<a name="FNanchor_30_30" id="FNanchor_30_30"></a><a href="#Footnote_30_30" class="fnanchor">[30]</a>&raquo;.</p>
+
+<p>Quelle sublime ironie et quelle profondeur dans ces
+quelques lignes à l'adresse des ambitieux dont les évè<span class='pagenum'><a name="Page_118" id="Page_118">[Pg 118]</a></span>nements,
+conduits par une mystérieuse providence,
+déjouent si facilement et si continuellement les desseins!
+<i>Et nunc reges intelligite!</i></p>
+
+<p>&laquo;En effet, considérez, chrétiens, ces grands et puissants
+génies; ils ne savent tous ce qu'ils font: Ne
+voyons-nous pas tous les jours manquer quelque ressort
+à leurs grands et vastes desseins, et que cela ruine toute
+l'entreprise? L'évènement des choses est ordinairement
+si extravagant, et revient si peu aux moyens que l'on
+y avait employés, qu'il faudrait être aveugle pour ne
+pas voir qu'il y a une puissance occulte et terrible qui
+se plaît à renverser les desseins des hommes, qui se
+joue de ces grands esprits qui s'imaginent remuer tout
+le monde, et qui ne s'aperçoivent pas qu'il y a une raison
+supérieure qui se sert et se moque d'eux comme ils
+se servent et se moquent des autres<a name="FNanchor_31_31" id="FNanchor_31_31"></a><a href="#Footnote_31_31" class="fnanchor">[31]</a>&raquo;.</p>
+
+<p>Voici maintenant sur la souffrance une page merveilleusement
+consolante pour les infortunés et qu'ils ne
+sauraient trop méditer et relire!</p>
+
+<p>&laquo;Oui, je le dis encore une fois, les grandes prospérités
+ordinairement sont des supplices et les châtiments
+sont des grâces. &laquo;Car qui est le fils, dit l'Apôtre, que
+son père ne corrige pas?&raquo;.... Il n'est pas à propos que
+tout nous succède; il est juste que la terre refuse ses
+fruits à qui a voulu goûter le fruit défendu. Après avoir
+été chassés du paradis, il faut que nous travaillions
+avec Adam, et que ce soit par nos fatigues et nos sueurs
+que nous achetions le pain de vie.&mdash;Quand tout nous
+rit dans le monde, nous nous y attachons trop facile<span class='pagenum'><a name="Page_119" id="Page_119">[Pg 119]</a></span>ment;
+le charme est trop puissant et l'enchantement
+trop fort. Ainsi, mes frères, si Dieu nous aime, croyez
+qu'il ne permet pas que nous dormions à notre aise dans
+ce lieu d'exil. Il nous trouve dans nos vains divertissements,
+il interrompt le cours de nos imaginaires félicités,
+de peur que nous ne nous laissions entraîner aux
+fleuves de Babylone, c'est-à-dire au courant des plaisirs
+qui passent. Croyez donc très certainement, ô enfants de
+la nouvelle alliance, que lorsque Dieu vous envoie des
+afflictions, c'est qu'il veut briser les liens qui vous
+tenaient attachés au monde, et vous rappeler à votre
+patrie. Le soldat est trop lâche qui veut toujours être
+à l'ombre; et c'est être trop délicat que de vouloir vivre
+à son aise et en ce monde et en l'autre.... Ne t'étonne
+donc pas, chrétien, si Jésus-Christ te donne part à ses
+souffrances, afin de t'en donner à sa gloire<a name="FNanchor_32_32" id="FNanchor_32_32"></a><a href="#Footnote_32_32" class="fnanchor">[32]</a>&raquo;.</p>
+
+<p>Dans le sermon sur les <i>Obligations de l'état religieux</i>,
+il est sur le mariage plusieurs pages que j'ai lues
+d'abord avec une sorte de stupeur et dans lesquelles,
+aujourd'hui encore, j'inclinerais à trouver quelque
+exagération quoique avec un fond de vérité. Mais la
+franchise de l'expression, comme la profondeur de
+l'observation, et l'éloquente réalité de certains détails
+m'avaient frappé, et je n'ai pu résister à la tentation de
+cette nouvelle citation encore qu'un peu longue.</p>
+
+<p>&laquo;Demandez, voyez, écoutez: que trouvez-vous dans
+toutes les familles, dans les mariages même qu'on croit
+les mieux assortis et les plus heureux, sinon des peines,
+des contradictions, des angoisses? Les voilà ces tribu<span class='pagenum'><a name="Page_120" id="Page_120">[Pg 120]</a></span>lations
+dont parle l'Apôtre; il n'en a point parlé en
+vain. Le monde en parle encore plus que lui; toute la
+nature humaine est en souffrance. Laissons-là tant de
+mariages pleins de dissensions scandaleuses; encore une
+fois, prenons les meilleurs: il n'y paraît rien de malheureux;
+mais pour empêcher que rien n'éclate,
+combien faut-il que le mari et la femme souffrent l'un
+de l'autre!</p>
+
+<p>&raquo;Ils sont tous deux également raisonnables, si vous
+le voulez: chose étrangement rare, et qu'il n'est pas
+permis d'espérer; mais chacun a ses humeurs, ses préventions,
+ses habitudes, ses liaisons. Quelques convenances
+qu'ils aient entre eux, les naturels sont toujours
+assez opposés pour causer une contrariété fréquente
+dans une société si longue: on se voit de si près, si
+souvent, avec tant de défauts de part et d'autre, dans
+les occasions les plus naturelles et les plus imprévues,
+où l'on ne peut point être préparé; on se lasse, le goût
+s'use, l'imperfection rebute, l'humanité se fait sentir de
+plus en plus; il faut à toute heure prendre sur soi, et
+ne pas montrer tout ce qu'on y prend; il faut à son
+tour prendre sur son prochain, et s'apercevoir de sa
+répugnance. La complaisance diminue, le c&#339;ur se dessèche;
+on se devient une croix l'un à l'autre: on aime
+sa croix, je le veux; mais c'est la croix qu'on porte.
+Souvent on ne tient plus l'un à l'autre que par devoir
+tout au plus, ou par une estime sèche, ou par une
+amitié altérée et sans goût, et qui ne se réveille que
+dans les fortes occasions. Le commerce journalier n'a
+presque rien de doux: le c&#339;ur ne s'y repose guère;
+c'est plutôt une conformité d'intérêt, un lien d'honneur,<span class='pagenum'><a name="Page_121" id="Page_121">[Pg 121]</a></span>
+un attachement fidèle, qu'une amitié sensible et cordiale.
+Supposons même cette vive amitié: que fera-t-elle?
+où peut-elle aboutir? Elle cause aux deux époux
+des délicatesses, des sensibilités, des alarmes. Mais
+voici où je les attends: enfin, il faudra que l'un soit
+presque inconsolable à la mort de l'autre; et il n'y a
+point dans l'humanité de plus cruelles douleurs que celles
+qui sont préparées par le meilleur mariage du monde.</p>
+
+<p>&raquo;Joignez à ces tribulations celle des enfants, ou
+indignes et dénaturés, ou aimables mais insensibles à
+l'amitié; ou pleins de bonnes et de mauvaises qualités,
+dont le mélange fait le supplice des parents; ou enfin
+heureusement nés et propres à déchirer le c&#339;ur d'un
+père et d'une mère qui dans leur vieillesse voient, par
+la mort prématurée de cet enfant, éteindre toutes leurs
+espérances. Ajouterai-je encore toutes les traverses
+qu'on souffre dans la vie par les voisins, par les ennemis,
+par les amis même, les jalousies, les artifices, les
+calomnies, les procès, les pertes de biens, les embarras
+des créanciers! Est-ce vivre? Ô affreuses tribulations,
+qu'il est doux de vous voir de loin dans la solitude!<a name="FNanchor_33_33" id="FNanchor_33_33"></a><a href="#Footnote_33_33" class="fnanchor">[33]</a>&raquo;</p>
+
+<p>Voilà certes qui doit consoler un peu le célibataire
+contristé de son isolement, et qui ne semble pas fait
+pour encourager à l'hymen! Mais le grand moraliste
+chrétien, s'il donne la préférence à la vie la plus parfaite,
+ne dissimule pas que l'état religieux, lui aussi, a
+ses épreuves, ses peines, ses tentations contre lesquelles
+on ne saurait être trop en garde. Ô la page étonnante
+que celle-ci choisie entre plusieurs autres:<span class='pagenum'><a name="Page_122" id="Page_122">[Pg 122]</a></span></p>
+
+<p>&laquo;Mais pendant que les enfants du siècle parlent ainsi,
+quel est le langage de ceux qui doivent être enfants de
+Dieu? Hélas! ils conservent une estime et une admiration
+secrète pour les choses les plus vaines, que le monde
+même, tout vain qu'il est, ne peut s'empêcher de mépriser.
+Ô mon Dieu, arrachez, arrachez du c&#339;ur de vos
+enfants cette erreur maudite. J'en ai vu, même de bons,
+de sincères dans leur piété, qui, faute d'expérience,
+étaient éblouis d'un éclat grossier. Ils étaient étonnés de
+voir des gens, avancés dans les honneurs du siècle, leur
+dire. &laquo;<i>Nous ne sommes point heureux!</i>&raquo; Cette vérité leur
+était encore nouvelle, comme si l'Évangile ne la leur
+avait pas révélée, comme si leur renoncement au monde
+n'avait pas dû être fondé sur une pleine et constante
+persuasion de sa vanité.</p>
+
+<p>&laquo;Oh! qu'elle est redoutable cette puissance des ténèbres
+qui aveugle les plus clairvoyants! C'est une
+puissance d'enchanter les esprits, de les séduire, de leur
+ôter la vérité même, après qu'ils l'ont crue, sentie,
+aimée. Ô puissance terrible, qui répand l'erreur, qui
+fait qu'on ne voit plus ce qu'on voyait, qu'on craint de le
+revoir, et qu'on se complaît dans les ténèbres de la
+mort..... On promet à Dieu d'entrer dans cet état de
+nudité et de renoncement; on le promet et c'est à Dieu:
+on le déclare à la face des saints autels; mais après avoir
+goûté le don de Dieu, on retombe dans le piége de ses
+désirs. L'amour-propre, avide et timide, craint toujours
+de manquer: il s'accroche à tout, comme une personne
+qui se noie se prend à tout ce qu'elle trouve,
+même à des ronces et à des épines pour se sauver. Plus
+on ôte à l'amour-propre, plus il s'efforce de reprendre<span class='pagenum'><a name="Page_123" id="Page_123">[Pg 123]</a></span>
+d'une main ce qui échappe à l'autre. Il est inépuisable
+en beaux prétextes; il se replie comme un serpent, il
+se déguise, il prend toutes les formes; il invente mille
+nouveaux besoins, pour flatter sa délicatesse et pour
+autoriser ses relâchements. Il se dédommage en petits
+détails des sacrifices qu'il a faits en gros: il se retranche
+dans un meuble, dans un habit, un livre, un rien qu'on
+n'oserait nommer; il tient à un emploi, à une confidence,
+à une marque d'estime, à une vaine amitié.
+Voilà ce qui lui tient lieu des charges, des honneurs,
+des richesses, des rangs que les ambitieux du siècle poursuivent:
+tout ce qui a un goût de propriété, tout ce qui
+fait une petite distinction, tout ce qui console l'orgueil
+abattu et resserré dans des bornes si étroites, tout ce
+qui nourrit un reste de vie naturelle, et qui soutient ce
+qu'on appelle le moi; tout cela est recherché avec avidité.
+On le conserve, on craint de le perdre; on le défend avec
+subtilité, bien loin de l'abandonner; quand les autres
+nous le reprochent, nous ne pouvons nous résoudre à
+nous l'avouer à nous-mêmes: on est plus jaloux là-dessus
+qu'un avare ne le fut jamais de son trésor.</p>
+
+<p>&laquo;Ainsi la pauvreté n'est qu'un nom, et le grand sacrifice
+de la piété chrétienne se tourne en pure illusion
+et en petitesse d'esprit. On est plus vif pour des bagatelles
+que les gens du monde ne le sont pour les plus
+grands intérêts; on est sensible aux moindres commodités
+qui manquent: on ne veut rien posséder, mais on
+veut tout avoir, même le superflu, si peu qu'il flatte
+notre goût: non-seulement la pauvreté n'est point pratiquée,
+mais elle est inconnue. On ne sait ce que c'est
+que d'être pauvre par la nourriture grossière, pauvre<span class='pagenum'><a name="Page_124" id="Page_124">[Pg 124]</a></span>
+par la nécessité du travail, pauvre par la simplicité et
+la petitesse du logement, pauvre dans tout le détail de
+la vie.&raquo;</p>
+
+<p>Le lecteur n'aura point regret à ces citations encore
+que multipliées; il les préférerait certainement à une notice
+forcément écourtée, qui dans ces proportions réduites
+se trouve partout, mais dont pourtant nous ne
+croyons pas pouvoir nous dispenser comme on le verra
+plus loin. Bossuet est surtout dans ses écrits, en outre
+<i>du Discours sur l'Histoire universelle</i> et les <i>Sermons</i>, dans
+l'<i>Histoire des Variations</i>, le <i>Commentaire sur les Évangiles</i>,
+les <i>Élévations sur les Mystères</i>, etc, etc, et aussi
+dans ses <i>Lettres</i> où son génie, dans la spontanéité et la
+familiarité du style épistolaire, garde sa grandeur et sa
+sublimité<a name="FNanchor_34_34" id="FNanchor_34_34"></a><a href="#Footnote_34_34" class="fnanchor">[34]</a>. Même dans l'abandon de la correspondance
+intime qui semble devoir le retenir sur la terre, plus
+d'une fois l'Aigle tout à coup prend son vol qui l'emporte
+vers les hauteurs, et là, planant dans l'espace et s'élevant
+toujours, il apparaît de loin aux regards éblouis
+encore l'astre-roi qu'il fixe incessamment de sa prunelle
+immobile.<span class='pagenum'><a name="Page_125" id="Page_125">[Pg 125]</a></span><br /><br /></p>
+
+
+<h2>III</h2>
+
+<p>Terminons, comme nous l'avons promis, par quelques
+détails biographiques:</p>
+
+<p>Bossuet (Jacques Bénigne) naquit à Dijon, le 27 septembre
+1627, d'une famille de magistrats. Il avait six
+ans lorsque son père, nommé conseiller au parlement de
+Metz nouvellement institué, alla s'établir dans cette
+ville, mais en laissant ses deux fils au collége de Dijon
+dirigé par les Jésuites. Bossuet quitta cette maison neuf
+ans après, envoyé par ses parents à Paris, comme pensionnaire
+au collége de Navarre dont le grand maître
+était Nicolas Cornet, célèbre par son savoir et sa piété,
+et qui, prompt à distinguer son nouvel élève, le prit en
+grande affection. Dès l'année suivante, Bossuet &laquo;soutenait
+sa première thèse et avec un tel éclat, dit la <i>Biographie
+universelle</i> de Michaud, qu'on parla de lui à Paris
+comme d'un prodige. On voulut le voir à l'hôtel de
+Rambouillet. Le comte de Feuquières l'y amena, et là,
+pour essayer cette abondance de pensées et cette facilité
+d'expression dont il semblait doué, on l'invita à composer
+un sermon. Au milieu de cette assemblée des plus
+beaux esprits de France, Bossuet prononça, après quelques
+instants de réflexion, un sermon qui fut accueilli
+par l'admiration générale.&raquo;</p>
+
+<p>En 1652, Bossuet fut ordonné prêtre, après une retraite
+qu'il fit sous la direction de Saint Vincent de
+Paul, qui devint dès lors son ami et l'admit à ses conférences
+du mardi où l'on traitait de tout ce qui a rapport<span class='pagenum'><a name="Page_126" id="Page_126">[Pg 126]</a></span>
+au ministère ecclésiastique. Le vénérable Cornet, dont
+l'affection pour Bossuet n'avait fait que s'accroître, voulait
+le faire nommer à sa place grand maître du collége
+de Navarre auquel la munificence de Mazarin permettait
+de donner de nouveaux et grands développements. Mais
+Bossuet se jugea trop jeune pour une pareille tâche et,
+malgré tous les motifs qui semblaient devoir le retenir
+à Paris, il alla se fixer près de sa famille à Metz. Nommé
+chanoine de la cathédrale, il se livra avec zèle aux devoirs
+du ministère et particulièrement à la prédication.
+La foule se pressait à ses sermons qui déterminèrent parmi
+les protestants de nombreuses conversions.</p>
+
+<p>Appelé fréquemment à Paris pour les affaires du chapître,
+il prêcha et avec un grand succès dans cette ville,
+particulièrement un Avent et un Carême devant le roi
+et la reine mère; il prononça aussi plusieurs panégyriques,
+entre autres celui de Saint Paul qui fut fort remarqué.
+Vers la même époque, parut le beau livre de
+l'<i>Exposition de la Doctrine catholique</i>, composé d'abord à
+l'intention de Turenne et qui aida fort à sa conversion.</p>
+
+<p>En 1669, Bossuet devint évêque de Condom; deux
+mois après, il prononçait l'oraison funèbre d'Henriette
+d'Angleterre, l'un de ses chefs-d'&#339;uvre. Nommé l'année
+suivante précepteur du Dauphin, il accepta ces nouvelles
+fonctions, mais en se démettant de son évêché et ne voulut,
+comme indemnité, qu'un modeste bénéfice. C'est
+alors que furent composés, pour l'instruction du Dauphin,
+quelques-uns des meilleurs ouvrages de l'auteur,
+le <i>Discours sur l'Histoire universelle</i>, la <i>Politique tirée de
+l'Écriture sainte</i>, le <i>Traité de la connaissance de Dieu et
+de soi-même</i>. En 1781, l'éducation du jeune prince étant<span class='pagenum'><a name="Page_127" id="Page_127">[Pg 127]</a></span>
+terminée, le roi, pour récompenser Bossuet, le nomma
+évêque de Meaux. &laquo;Il embrassa dès lors avec zèle les
+devoirs de l'épiscopat, il reprit la prédication pour les
+fidèles de son diocèse.... Son éloquence avait laissé de
+longs souvenirs et une tradition de respect et d'admiration
+pour son troupeau. Il s'occupa sans cesse d'instructions
+pastorales, de pieuses recommandations; il composa
+des prières et un catéchisme qui depuis a été généralement
+adopté; lui-même l'enseignait quelquefois aux
+petits enfants<a name="FNanchor_35_35" id="FNanchor_35_35"></a><a href="#Footnote_35_35" class="fnanchor">[35]</a>.&raquo;</p>
+
+<p>Dans la regrettable assemblée du clergé de 1782,
+réunie à Paris par la volonté du roi, en opposition au
+pape, Bossuet, lors de la séance d'ouverture, prononça
+un sermon sur l'<i>Unité de l'Église</i> &laquo;ayant surtout pour
+but de montrer qu'on ne songeait point à s'en écarter.
+Mais, dit le biographe déjà cité, ce discours se sent un
+peu de l'embarras où se trouvait Bossuet à la fois si
+soumis et si dévoué aux deux puissances et <i>contraint</i> à
+combattre l'une au nom de l'autre.&raquo; Pourquoi contraint?
+L'illustre orateur n'aurait-il pas pu et dû, dans
+cette circonstance, conserver vis-à-vis de la royauté
+l'indépendance et la franchise dont il avait fait preuve
+en d'autres temps relativement à la conduite privée du
+roi. On sait que, condamnant avec un saint courage ses
+liaisons adultères, plus d'une fois il obtint de Louis XIV
+la cessation du scandale; par malheur trop fréquente
+était la rechute.</p>
+
+<p>Au milieu de ses sollicitudes pastorales, Bossuet continuait
+la rédaction et la publication de ses ouvrages, et en<span class='pagenum'><a name="Page_128" id="Page_128">[Pg 128]</a></span>
+particulier sa polémique avec les protestants, qui n'eurent
+pas une réponse sérieuse à opposer à l'<i>Histoire des Variations</i>,
+le chef-d'&#339;uvre du genre. Puis vint, à propos
+de la trop célèbre Madame Guyon, l'affaire du quiétisme
+dans laquelle Bossuet, ayant complètement raison quant
+au fond, ne sut pas toujours tempérer dans la forme
+l'emportement de son zèle. Dans sa polémique avec Fénelon
+qu'on vit, si prompt à reconnaître son erreur et à se
+condamner lui-même après la décision venue de Rome,
+Bossuet, trop souvent passionné et violent, ne se souvint
+pas assez des égards dus à un ancien ami, et son
+langage comme son attitude, qui contrastaient si fort
+avec la modération de son adversaire, lui firent tort
+dans l'esprit de beaucoup de personnes. On l'accusait de
+dureté et d'orgueil, quand il ne paraît avoir cédé qu'à
+l'impatience de la contradiction et à l'ardeur de son zèle
+dans des questions dont il s'exagérait, ce semble, l'importance
+par une certaine tendance à la sévérité contrastant
+avec la modération de son langage vis-à-vis des
+messieurs du Port Royal. C'est aller trop loin et exagérer
+d'une autre façon que d'insinuer, comme l'ont fait
+quelques-uns, qu'il inclinait vers leurs doctrines.</p>
+
+<p>À propos de la polémique dont il est parlé plus haut,
+racontons une anecdote qui prouve les sentiments dont
+Bossuet était animé et la vivacité passionnée de ses convictions.</p>
+
+<p>&laquo;Qu'auriez-vous fait si j'avais soutenu M. de Cambrai?
+lui demanda Louis XIV un jour.</p>
+
+<p>&mdash;Sire, répondit Bossuet, j'aurais crié vingt fois plus
+haut.&raquo;</p>
+
+<p>L'évêque de Meaux touchait à sa soixante-seizième<span class='pagenum'><a name="Page_129" id="Page_129">[Pg 129]</a></span>
+année et son intelligence n'avait point faibli, sa santé
+semblait robuste encore, lorsqu'il ressentit tout à coup
+les premières et douloureuses atteintes de la maladie (la
+pierre) à laquelle il devait succomber le 12 avril 1704, à
+Paris, où il se trouvait. De cette ville son corps fut ramené
+à Meaux et enterré dans la cathédrale après des
+funérailles solennelles. &laquo;Aujourd'hui, dit Michaud, l'on
+peut plus franchement prononcer que, parmi les hommes
+éloquents, aucun ne l'a été à la manière de Bossuet. Jamais
+l'éloquence ne fut plus dégagée de tout artifice, de
+tout calcul: c'est une grande âme qui se montre à nu et
+qui entraîne avec elle. Les mots, l'art de les disposer,
+l'harmonie des sons, la noblesse ou le vulgaire des
+expressions, rien n'importe à Bossuet; sa pensée est si
+forte que tout lui est bon pour l'exprimer.&raquo;</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_28_28" id="Footnote_28_28"></a><a href="#FNanchor_28_28"><span class="label">[28]</span></a> Sermon sur <i>la Loi de Dieu</i>.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_29_29" id="Footnote_29_29"></a><a href="#FNanchor_29_29"><span class="label">[29]</span></a> <i>Sermon sur l'Impénitence finale.</i></p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_30_30" id="Footnote_30_30"></a><a href="#FNanchor_30_30"><span class="label">[30]</span></a> Sermon sur la <i>Nécessité de la Pénitence</i>.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_31_31" id="Footnote_31_31"></a><a href="#FNanchor_31_31"><span class="label">[31]</span></a> Sermon sur la <i>Loi de Dieu</i>.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_32_32" id="Footnote_32_32"></a><a href="#FNanchor_32_32"><span class="label">[32]</span></a> Sermon sur l'<i>Utilité des souffrances</i>.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_33_33" id="Footnote_33_33"></a><a href="#FNanchor_33_33"><span class="label">[33]</span></a> <i>Sur les obligations de l'état religieux.</i></p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_34_34" id="Footnote_34_34"></a><a href="#FNanchor_34_34"><span class="label">[34]</span></a> Entre ses ouvrages nous ne mentionnons pas même pour mémoire:
+<i>La Défense de l'Église Gallicane</i>, ouvrage posthume apprécié
+par J. de Maistre à sa juste valeur, et fort suspect puisqu'il fut
+publié, sur une copie de provenance équivoque, et quarante ans
+après la mort de Bossuet qui, à un certain moment, paraît-il, avait
+qualifié les quatre propositions en termes plus que sévères, au risque
+de se condamner lui-même.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_35_35" id="Footnote_35_35"></a><a href="#FNanchor_35_35"><span class="label">[35]</span></a> <i>Biographie universelle.</i><span class='pagenum'><a name="Page_130" id="Page_130">[Pg 130]</a></span></p></div>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="BOURDALOUE" id="BOURDALOUE"></a>BOURDALOUE</h2>
+
+
+<h2>I</h2>
+
+<p>Celui qu'on a si bien nommé le <i>Prince des Orateurs</i>,
+n'est pas un artiste à la façon de Cicéron par exemple,
+avant tout préoccupé de l'art de bien dire, de cadencer
+la phrase et d'arrondir savamment la période. Bourdaloue
+veut convaincre plus encore que plaire, parce qu'il
+obéit à une conviction forte et que chez lui tous les actes
+et la vie entière sont en harmonie avec ses paroles. Il se
+prêche lui-même et met toujours l'exemple à côté de la
+leçon.</p>
+
+<p>Je ne sais rien de plus touchant, de plus admirable
+que ce que les biographes nous racontent des derniers
+temps de sa vie. Au comble de la célébrité, alors que les
+contemporains, le roi Louis XIV et les personnages les
+plus illustres lui demandaient conseil et que son nom
+était dans toutes les bouches, il disait, d'après ce que
+nous apprend le Père Martineau, son confrère:</p>
+
+<p>&laquo;Dieu m'a fait la grâce de connaître le néant de ce
+qui brille le plus aux yeux des hommes, et il me fait
+encore celle de n'en être point touché.&raquo;</p>
+
+<p>Un autre jour, il disait encore: &laquo;être si profondément
+convaincu de son incapacité pour tout bien que,<span class='pagenum'><a name="Page_131" id="Page_131">[Pg 131]</a></span>
+malgré tous ses succès, il avait beaucoup plus à se défendre
+du découragement que de la présomption.&raquo;</p>
+
+<p>En sorte que rien n'était plus remarquable, comme
+l'écrit Villenave, au milieu de tant de gloire que tant
+d'humilité<a name="FNanchor_36_36" id="FNanchor_36_36"></a><a href="#Footnote_36_36" class="fnanchor">[36]</a>.</p>
+
+<p>Aussi n'aspirait-il qu'à se faire oublier et il lui tardait
+de pouvoir s'ensevelir dans la solitude pour se préparer
+à la mort. Il en fit la demande au Père provincial &laquo;qui
+ne put consentir à priver la Société de celui qui en faisait
+le principal ornement.&raquo; Bourdaloue, pour cette fois
+se résigna; mais l'année suivante, il écrivit au général
+une longue lettre pour le supplier de lui accorder ce
+qu'il n'avait pu obtenir du Père provincial.</p>
+
+<p>&laquo;Il y a cinquante-deux ans dit-il, que je vis dans la
+Compagnie, non pour moi mais pour les autres; du
+moins plus pour les autres que pour moi. Mille affaires
+me détournent et m'empêchent de travailler, autant
+que je le voudrais, à ma perfection qui néanmoins est
+la seule chose nécessaire. Je souhaite de me retirer et
+de mener désormais une vie plus tranquille: je dis
+plus tranquille afin qu'elle soit plus régulière et plus
+sainte. Je sens que mon corps s'affaiblit et tend vers
+sa fin. J'ai achevé ma course et plût à Dieu que je
+pusse ajouter: J'ai été fidèle! Je suis dans un âge où
+je ne me trouve plus guère en état de prêcher. Qu'il
+me soit permis, je vous en conjure, d'employer uniquement
+pour Dieu et pour moi-même ce qui me reste
+de vie, et de me disposer par là à mourir en religieux.
+La Flèche, ou quelque autre maison qu'il plaira aux<span class='pagenum'><a name="Page_132" id="Page_132">[Pg 132]</a></span>
+supérieurs (car je n'en demande aucune en particulier
+pourvu que je sois éloigné de Paris), sera le lieu de
+mon repos. Là, oubliant les choses du monde, je repasserai
+devant Dieu toutes les années de ma vie dans
+l'amertume de mon âme. Voilà le sujet de tous mes
+v&#339;ux.&raquo;</p>
+
+<p>Bourdaloue est tout entier dans cette admirable lettre;
+aussi j'ai tenu à la donner tout au long et non par
+extraits seulement comme ont fait la plupart des biographes.
+Il se montre bien là tel que nous le dépeint son
+confrère, le Père Bretonneau: &laquo;Cependant Bourdaloue,
+en pensant aux autres, ne s'oubliait pas lui-même; au
+contraire, ce fut par de fréquents retours sur lui-même
+qu'il se mit en état de servir si utilement les autres....
+Ses succès ne l'éblouirent point et ses occupations ne
+l'empêchèrent pas de veiller rigoureusement sur sa conduite.
+D'autant plus en garde qu'il était plus connu et
+dans une plus haute considération... Étroitement resserré
+dans les bornes de sa profession, il joignait aux
+talents de la prédication et de la direction des âmes le
+véritable esprit religieux.... Il ne s'épargnait en rien
+également prêt pour qui que ce fut et se faisant tout à
+tous. Dans ce grand nombre de personnes de la première
+distinction dont il avait la conduite, bien loin de
+négliger les pauvres et les petits, il les recevait avec
+bonté; il descendait avec eux, dans le compte qu'ils lui
+rendaient de leur vie, jusques aux moindres particularités;
+et plus sa réputation et son nom leur inspiraient de
+timidité en l'approchant, plus il s'étudiait à gagner leur
+confiance, et à leur faciliter l'accès auprès de lui. Il
+ne se contentait pas de ce bon accueil. Il les allait<span class='pagenum'><a name="Page_133" id="Page_133">[Pg 133]</a></span>
+trouver s'ils étaient hors d'état de venir eux-mêmes<a name="FNanchor_37_37" id="FNanchor_37_37"></a><a href="#Footnote_37_37" class="fnanchor">[37]</a>.&raquo;</p>
+
+<p>Et avec cela chez cet homme vraiment apostolique:
+&laquo;un dévouement inviolable au service de l'Église, et
+une soumission entière aux puissances ecclésiastiques
+et à ses supérieurs.&raquo; Il le prouva bien dans cette circonstance;
+car le général, ayant fait à sa demande une
+réponse toute favorable, il se disposait à partir. Mais,
+d'après le désir exprimé par ses supérieurs immédiats,
+il crut devoir retarder de quelques semaines, et dans
+l'intervalle, par suite des remontrances venues de Paris,
+une seconde lettre arriva de Rome qui révoquait la permission
+donnée.</p>
+
+<p>Bourdaloue n'insista pas, prompt à se soumettre à
+l'ordre de ses supérieurs dans lequel il vit l'expression
+de la volonté du ciel. Il reprit ses fonctions avec un
+nouveau zèle, et même avec plus d'activité et d'ardeur
+que jamais, prêchant, enseignant, confessant, et il ne
+put être arrêté par un rhume opiniâtre dont il souffrait
+depuis plusieurs semaines. Mais, à la suite d'un sermon
+qu'il avait prêché pour une prise d'habit, il se sentit
+plus indisposé. Le dimanche, jour de la Pentecôte
+(11 mai 1704), il dut se mettre au lit et une fièvre maligne
+interne se déclara avec les symptômes les plus alarmants.
+Quoiqu'il se fît peu d'illusion sur son état, il
+insista auprès du médecin pour savoir la vérité toute
+entière. On satisfit à son désir, et avant même que le
+docteur eût fini de parler, le malade dit: &laquo;C'est assez,
+je vous entends: il faut maintenant que je fasse ce<span class='pagenum'><a name="Page_134" id="Page_134">[Pg 134]</a></span>
+que j'ai tant de fois prêché et conseillé aux autres.&raquo;</p>
+
+<p>Dès le lendemain, après s'être préparé par une confession
+de toute sa vie à recevoir les derniers sacrements,
+&laquo;il entra lui-même, dit le Père Bretonneau, témoin
+oculaire sans doute, dans tous les sentiments
+qu'il avait inspirés à tant de moribonds. Il se regarda
+comme un criminel condamné à mort par l'arrêt du ciel.
+Dans cet état, il se présenta à la justice divine. Il accepta
+l'arrêt qu'elle avait prononcé contre lui et qu'elle allait
+exécuter: &laquo;J'ai abusé de la vie, dit-il en s'adressant à
+Dieu: je mérite que vous me l'ôtiez et c'est de tout
+mon c&#339;ur que je me soumets à un si juste châtiment.&raquo;</p>
+
+<p>D'après ce que nous lisons ailleurs, il dit à ceux qui
+l'entouraient: &laquo;Je vois bien que je ne puis guérir sans
+miracle; mais que suis-je pour que Dieu daigne faire
+un miracle en ma faveur? Que sa sainte volonté s'accomplisse
+aux dépens de ma vie s'il l'ordonne ainsi;
+qu'il me sépare de ce monde où je n'ai été que trop
+longtemps et qu'il m'unisse pour jamais à lui!&raquo;</p>
+
+<p>Avec une entière tranquillité d'esprit et comme s'il
+pouvait encore compter sur de longs jours, il mit en ordre
+les papiers dont il était dépositaire. Puis, se souvenant
+de ses nombreux et illustres amis, &laquo;il désira qu'on
+leur apprît qu'il regardait sa séparation d'avec eux sur
+la terre comme une partie du sacrifice qu'il faisait à
+Dieu de sa vie.&raquo;</p>
+
+<p>Il s'entretint ensuite quelque temps avec son directeur,
+et alors un mieux s'étant manifesté, ses confrères
+et amis reprirent quelque espérance. Mais, dans la soirée,
+un violent accès de fièvre survint, bientôt suivi du<span class='pagenum'><a name="Page_135" id="Page_135">[Pg 135]</a></span>
+délire et l'agonie commença. Le lendemain mardi,
+13 mai, vers cinq heures du matin, il expira. Bossuet
+l'avait précédé de quelques semaines dans la tombe
+(12 avril 1704.)<br /><br /></p>
+
+
+<h2>II</h2>
+
+<p>Bourdaloue était dans la soixante-douzième année
+de son âge, né à Bourges, le 20 août 1632, l'année même
+où le pape Urbain VIII approuvait la Congrégation des
+Prêtres de la Mission, fondée par Saint Vincent-de-Paul.
+Bourdaloue, qui reçut au baptême le prénom de
+Louis, entra, dès l'âge de quinze ans, dans la Compagnie
+de Jésus. Il passa par tous les exercices, employant
+les dix-huit premières années de noviciat, soit à ses
+propres études, soit à professer la rhétorique, la philosophie,
+la théologie. Quelques sermons qu'il eut occasion
+de prêcher révélèrent sa véritable vocation à ses
+supérieurs qui le destinèrent dès lors à la prédication.
+Après s'être fait entendre en province avec un grand
+succès, il vint à Paris et prêcha tout d'abord dans l'église
+de la maison professe avec un éclat extraordinaire.
+Également aimé des grands, du peuple et des savants,
+il attirait une foule prodigieuse; sa réputation croissait
+d'un sermon à l'autre; plus on l'entendait, plus on voulait
+l'entendre.</p>
+
+<p>Le roi Louis XIV le goûtait tout particulièrement, et,
+après l'avoir entendu, depuis l'Avent de l'année 1670,
+plusieurs Avents et plusieurs Carêmes, il le redemandait
+toujours en disant: &laquo;J'aime mieux ses redites que les
+choses nouvelles d'un autre.&raquo;<span class='pagenum'><a name="Page_136" id="Page_136">[Pg 136]</a></span></p>
+
+<p>Sa courageuse franchise même ne le refroidissait pas.
+On raconte qu'un jour Bourdaloue, ayant prêché devant
+le roi, celui-ci lui dit:</p>
+
+<p>&laquo;Mon père, vous devez être content de moi; madame
+de Montespan est à Clagny.</p>
+
+<p>&mdash;&raquo;Oui, sire, répondit le prédicateur, mais Dieu serait
+plus satisfait si Clagny était à soixante-dix lieues
+de Versailles.&raquo;</p>
+
+<p>On conçoit après cela que madame de Sévigné pût
+écrire: &laquo;Jamais prédicateur n'a prêché si hautement
+ni si généreusement les vérités chrétiennes.... Le Père
+Bourdaloue frappe comme un sourd, disant des vérités
+à bride abattue, parlant à tort et à travers contre l'adultère.&raquo;</p>
+
+<p>La même madame de Sévigné disait à sa fille: &laquo;<i>Je
+m'en vais en Bourdaloue</i>,&raquo; comme elle eût dit: &laquo;<i>Je
+m'en vais en cour</i>,&raquo; et ne laissait échapper aucune occasion
+d'entendre le célèbre prédicateur, témoin cette anecdote:
+Bourdaloue devait prêcher une passion que madame
+de Sévigné avait déjà entendue avec sa fille l'année
+précédente: &laquo;Et c'était pour cela, dit-elle, que j'en
+avais envie; mais l'impossibilité m'en ôta le goût.
+Les laquais y étaient dès mercredi; et la presse était
+à mourir.&raquo;</p>
+
+<p>On ne saurait s'en étonner quand on lit aujourd'hui
+ces sermons, les premiers de ce genre, et dont le Père
+Bretonneau dit avec raison: &laquo;Il avait dans un éminent
+degré tout ce qui peut former un parfait prédicateur. Il
+reçut de la nature un fonds de raison qui, joint à une
+imagination vive et pénétrante, lui faisait trouver d'abord
+dans chaque chose le solide et le vrai... Ses divi<span class='pagenum'><a name="Page_137" id="Page_137">[Pg 137]</a></span>sions
+justes, ses raisonnements suivis et convaincants,
+ses mouvements pathétiques, ses réflexions judicieuses
+et d'un sens exquis, tout va à son but.... Persuadé que
+le prédicateur ne touche qu'autant qu'il intéresse et
+qu'il applique, et que rien n'intéresse davantage et n'attire
+plus l'attention qu'une peinture sensible des m&#339;urs
+où chacun se voit lui-même et se connaît, il tournait là
+tout son discours.&raquo; Il suffit de citer ces admirables sermons
+sur le <i>Mariage</i>, le <i>Choix</i>, <i>d'un état</i>, les <i>Divertissements
+du monde</i>, l'<i>Hypocrisie</i>, la <i>Prière</i>, les <i>Devoirs envers
+les domestiques</i> etc., dans lesquels abondent, avec les solides
+raisonnements, les observations et les conseils pratiques,
+les réflexions d'une étonnante sagacité et tous
+ces portraits admirables de relief et de vie d'une vérité
+si prodigieuse quoique on ne pût reconnaître les modèles
+et qui faisaient dire à madame de Termes: &laquo;Il est
+inimitable et les prédicateurs qui l'ont voulu copier sur
+cela n'ont fait que des marmousets.&raquo;</p>
+
+<p>Quoique admirable par la solidité des raisonnements
+et la victorieuse logique, Bourdaloue savait aussi parler
+au c&#339;ur, témoin ce qu'écrivait madame de Maintenon,
+à l'occasion d'un sermon prêché devant Louis XIV et sa
+cour. &laquo;Il a parlé au Roi sur sa santé, sur l'amour de
+son peuple, sur les craintes de la cour; il a fait verser
+bien des larmes; il en a versé lui-même: c'était son
+c&#339;ur qui parlait à tous les c&#339;urs.&raquo;</p>
+
+<p>Quand aujourd'hui la lecture seule de tant de pages
+éloquentes nous frappe d'une façon si vive et nous émeut
+si profondément, qu'on imagine ce que ce devait être
+quand ces mêmes choses étaient dites au milieu du silence
+solennel d'un immense et religieux auditoire, et<span class='pagenum'><a name="Page_138" id="Page_138">[Pg 138]</a></span>
+tombaient des lèvres de Bourdaloue: &laquo;Le feu dont il
+animait son action, dit le Père Bretonneau, sa rapidité
+en prononçant, sa voix pleine, résonnante, douce et
+harmonieuse, <i>tout était orateur en lui</i>, et tout servait à son
+talent.&raquo;</p>
+
+<p>On conçoit après cela que Bossuet ait pu dire dans la
+candeur de sa modestie: &laquo;Cet homme sera éternellement
+notre maître en tout.&raquo;</p>
+
+<p>N'oublions pas ce mot encore d'un des contemporains
+de Bourdaloue et qui prouve que, dans l'estime de tous,
+chez lui la vertu égalait le talent: &laquo;Sa conduite, disait
+on, est la meilleure réponse que l'on puisse faire aux
+<i>Lettres Provinciales</i>.&raquo;</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_36_36" id="Footnote_36_36"></a><a href="#FNanchor_36_36"><span class="label">[36]</span></a> Notice sur Bourdaloue. Édition de 1812. 16 volumes in-8&ordm;.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_37_37" id="Footnote_37_37"></a><a href="#FNanchor_37_37"><span class="label">[37]</span></a> Préface du Père Bretonneau dans la première édition des <i>Sermons
+de Bourdaloue</i>.<span class='pagenum'><a name="Page_139" id="Page_139">[Pg 139]</a></span></p></div>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="BREGUET" id="BREGUET"></a>BREGUET</h2>
+
+
+<p>&laquo;Les perfectionnements apportés par Breguet dans
+cette partie de la mécanique à laquelle il avait consacré
+ses veilles, ont eu pour résultat de donner à la France la
+première horlogerie de l'Europe, au dire de tous ceux
+qui ne sont pas Anglais. Ses perfectionnements s'étendent
+à toutes les branches comme à toutes les parties
+de l'art. C'est à lui qu'on doit, sinon la première idée,
+du moins l'usage commode des montres perpétuelles qui
+se remontent d'elles-mêmes par le mouvement qu'on
+leur donne en les portant.... C'est Breguet qui, pour garantir
+de fractures le pivot du balancier, en cas de choc
+violent ou de chute de la montre, imagina le parachute
+qui préserve le régulateur de toute atteinte; invention
+précieuse surtout pour les montres de poche. C'est lui
+qui, le premier, fabriqua des cadratures de répétition
+d'une disposition plus sûre, laissant plus de place pour
+les autres parties du mécanisme, etc., etc. Mais c'est
+surtout aux sciences exactes, à l'astronomie, à la physique
+et à la navigation, que Breguet, en multipliant
+les moyens de calculer les <i>minima</i> les plus délicats de la
+durée avec la dernière exactitude, a rendu des services
+inappréciables.&raquo;</p>
+
+<p>Ainsi s'exprime M. Val. Parisot, qui, par ses connais<span class='pagenum'><a name="Page_140" id="Page_140">[Pg 140]</a></span>sances
+spéciales, a su, mieux que nous ne pourrions le
+faire, mettre en relief les services rendus par cet artisan
+illustre dont le nom, resté justement populaire, est une
+preuve nouvelle que la gloire ne dédaigne personne, et
+se plaît à récompenser tous les genres de mérite. À ce
+titre, Breguet, comme Jacquard, comme Richard Lenoir,
+mérite une place dans notre galerie, d'autant plus
+que chez lui le caractère de l'homme était à la hauteur
+du talent, du génie de l'artiste; c'est M. Parisot qui
+n'hésite pas à lui donner ce titre, et qui songerait à le lui
+contester?</p>
+
+<p>&laquo;Breguet, dit M. Villenave, était recherché dans les
+premières classes de la société où il comptait plusieurs
+amis. On a dit de lui qu'il avait toujours conservé la
+naïveté de la jeunesse et même celle de l'enfance; qu'il
+voyait tout en beau, excepté ses ouvrages; qu'en lui,
+tout était égal, uni, simple; qu'il était timide sans être
+jamais embarrassé; qu'on trouvait des rapports entre lui
+et le bon La Fontaine; qu'il n'avait jamais voulu quitter
+sa petite et modeste maison où la fortune était venue le
+trouver; qu'il était toujours prêt à être utile aux artistes;
+que tous étaient heureux autour de lui, et lui plus
+que les autres. On raconte qu'étant devenu un peu sourd
+sans être susceptible, il disait, quand on riait de quelque
+quiproquo: <i>Dites-le-moi, que je rie aussi</i>, ce qu'il ne manquait
+pas de faire.&raquo;</p>
+
+<p>Breguet (Abraham-Louis), naquit à Neufchatel en
+Suisse, le 10 janvier 1747, d'une famille d'origine française.
+Enfant, il paraissait d'une intelligence paresseuse,
+et ses maîtres augurèrent assez mal de son peu
+de goût pour la grammaire française et latine. Tout<span class='pagenum'><a name="Page_141" id="Page_141">[Pg 141]</a></span>
+jeune encore, il perdit son père, et sa mère s'étant remariée
+à un horloger, celui-ci, voyant le peu de fruit que
+l'enfant tirait de la fréquentation du collége, résolut de
+le garder à la maison pour l'occuper aux travaux de son
+état. Cette vie sédentaire ne sembla point d'abord, plus
+que l'autre, agréable à l'enfant, doué d'une extrême
+vivacité; peu à peu, cependant, les combinaisons mécaniques
+l'intéressèrent et il devint apprenti des plus
+zélés.</p>
+
+<p>Son beau-père, cependant, qui voulait faire de lui un
+ouvrier émérite, l'emmena à Paris et le plaça chez un
+célèbre horloger de Versailles pour qu'il achevât de se
+perfectionner dans son art et, en effet, au bout de peu
+d'années, Abraham-Louis était le premier ouvrier de
+l'atelier; intelligent autant que laborieux et rangé.
+Quoique à peine sorti de l'adolescence, il se trouvait père
+de famille, ayant, par la mort précipitée de son beau-père
+et de sa mère, une jeune s&#339;ur à élever et établir!
+Son salaire de chaque jour devait seul suffire à toutes
+les charges; et non-seulement le jeune ouvrier réussit à
+équilibrer son budget, mais il put faire quelques économies
+et trouver du loisir pour suivre un cours de mathématiques,
+car il avait compris que la connaissance des
+sciences exactes lui devait être singulièrement utile
+ou plutôt indispensable. Son professeur était l'abbé
+Marie, savant distingué, que les rares dispositions de
+l'élève, comme sa bonne conduite, intéressèrent et qui
+ne fut pas avare pour lui de ses précieux enseignements.</p>
+
+<p>Il n'est pas douteux qu'ils contribuèrent beaucoup à
+développer le génie du jeune Breguet dont la réputation,
+comme habile horloger, date de cette époque et depuis<span class='pagenum'><a name="Page_142" id="Page_142">[Pg 142]</a></span>
+ne fit que s'accroître. Un jour le duc d'Orléans se trouvait
+à Londres, dans l'atelier de l'horloger Arnold, connu
+dans toute l'Europe, et renommé comme le premier
+dans son art. Le prince tira sa montre, et, la montrant
+à Arnold, lui demanda ce qu'il en pensait.</p>
+
+<p>L'horloger, après l'avoir ouverte et examinée avec
+grande attention, non sans témoigner plusieurs fois de
+son étonnement, la rendit au visiteur en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez là, monseigneur, un chef-d'&#339;uvre, et ce
+Breguet est, dans notre partie, un maître, mais un
+maître qu'au plus tôt je veux connaître, et dont il me
+tarde de serrer la main.&raquo; En effet, laissant là son atelier
+et ses travaux commencés, et, embrassant sa famille,
+Arnold s'embarqua pour le continent, et quelques jours
+après, il arrivait à Paris.</p>
+
+<p>Un matin, Breguet, averti par la sonnerie du timbre,
+voit entrer dans son atelier un étranger qui, le sourire
+aux lèvres et la main tendue, lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher confrère, j'ai vu tout récemment à
+Londres, dans la main d'une altesse française, une
+montre fabriquée par vous et que j'ai admirée comme
+un chef-d'&#339;uvre. Aussi ai-je passé le détroit tout exprès
+pour faire votre connaissance et vous adresser moi-même
+mes félicitations; je suis Arnold, de Londres.</p>
+
+<p>Qu'on juge de la stupéfaction comme de la joie de
+Breguet à cette visite si inattendue pour lui, car, même
+au temps de ses plus grandes prospérités, il était resté
+fort modeste.</p>
+
+<p>&laquo;Malgré tant de titres incontestables à la gloire et à
+la renommée, cet homme éminemment moral, qui rendait
+justice à tous, excepté à lui-même, jusqu'à s'étonner<span class='pagenum'><a name="Page_143" id="Page_143">[Pg 143]</a></span>
+de la régularité de ses instruments, <i>doutait de sa propre
+réputation</i>, même en présence des étrangers qui s'honoraient
+de lui en fournir le témoignage<a name="FNanchor_38_38" id="FNanchor_38_38"></a><a href="#Footnote_38_38" class="fnanchor">[38]</a>.&raquo;</p>
+
+<p>Profondément touché des témoignages d'estime et de
+sympathie que lui donnait Arnold, il s'efforça de le reconnaître
+de son mieux par son accueil, et lorsque le
+confrère repartit pour l'Angleterre, il lui confia son fils
+aîné qu'il devait, deux années après, mais sans l'avoir
+prévu, aller rejoindre.</p>
+
+<p>La révolution éclata, Breguet, tout entier à son art,
+resta complètement étranger à la politique; mais à cause
+de sa célébrité, et sans doute aussi de sa réputation
+d'honnête homme, il n'en fut pas moins classé parmi les
+suspects. Par bonheur, grâce à quelques-uns de ses
+clients, alors très-influents, il put éviter la prison et il
+lui fut permis de quitter la France. Il passa, avec sa famille,
+en Angleterre, où sa situation ne laissait pas que d'être
+critique et de le préoccuper. Il se voyait tout au moins
+dans la nécessité, afin de s'assurer le pain quotidien,
+d'abandonner ses savantes recherches pour redevenir un
+simple ouvrier, lorsqu'un ami généreux, témoin de ses
+perplexités, lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;À Dieu ne plaise, que vous abandonniez l'art pour
+le métier. Continuez vos importants travaux, dont le
+résultat pour moi est d'autant moins douteux que votre
+fils aîné peut s'y associer. D'ailleurs, n'ayez souci du
+lendemain ni pour votre famille ni pour vous; voici qui
+vous rassure pour l'avenir.</p>
+
+<p>Et l'excellent ami, M. Desnay-Flyche, présentait à
+Breguet un portefeuille rempli de banknotes, qu'après<span class='pagenum'><a name="Page_144" id="Page_144">[Pg 144]</a></span>
+s'être longtemps défendu, le Français dut accepter. C'est
+ainsi que, pendant les deux années de son exil dans la
+Grande-Bretagne, Breguet eut toute sécurité pour ses
+recherches. Aussi, quand il lui fut permis de rentrer en
+France, riche de nouvelles connaissances et devenu le
+premier dans son art, il put en peu de temps, aidé
+d'ailleurs par le secours de ses amis, relever ses
+établissements détruits, dont la prospérité alla toujours
+en augmentant. Sa vie dès lors s'écoula paisible
+et heureuse. Il devint successivement horloger de la marine,
+membre du bureau des longitudes, et en 1816
+remplaça Carnot à l'Institut. En 1823, il fit partie du
+jury d'examen pour les produits de l'industrie. Après
+avoir rempli ces fonctions momentanées avec le zèle et
+la conscience qu'il apportait à tout, il se remit à son
+grand ouvrage sur l'horlogerie, qu'il avait hâte de voir
+terminé, comme par un secret pressentiment. Car un
+matin, peu d'instants après s'être assis à son bureau, il
+tomba foudroyé par une attaque d'apoplexie.</p>
+
+<p>&laquo;Le talent de Breguet, dit M. Parisot, n'était point
+exclusivement restreint à l'art auquel il fit faire des pas
+si prodigieux. Il imagina le mécanisme léger et solide
+des télégraphes établis par Chappe; il créa un thermomètre
+métallique d'une sensibilité au-dessus de tout ce
+qui est connu, surtout pour le développement instantané
+du calorique, etc.&raquo;</p>
+
+<p>On ne peut trop regretter qu'il ait laissé inachevé son
+<i>Traité de l'Horlogerie</i>, dans lequel toutes ses découvertes
+devaient être consignées et qui eût renfermé, en particulier,
+beaucoup de faits intéressants sur la transmission du
+mouvement par les corps qui restent eux-mêmes en repos.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_38_38" id="Footnote_38_38"></a><a href="#FNanchor_38_38"><span class="label">[38]</span></a> <i>Encyclopédie des gens du monde.</i><span class='pagenum'><a name="Page_145" id="Page_145">[Pg 145]</a></span></p></div>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="LA_BRUYERE_JEAN_DE" id="LA_BRUYERE_JEAN_DE"></a>LA BRUYÈRE. (JEAN DE)</h2>
+
+
+<p>On n'a sur La Bruyère aucuns détails biographiques;
+&laquo;On ne connaît rien de sa famille, dit Suard l'académicien,
+et cela est fort indifférent; mais on aimerait à
+savoir quel était son caractère, son genre de vie, la
+tournure de son esprit, dans la société; et c'est ce qu'on
+ignore aussi.&raquo;</p>
+
+<p>D'Olivet, dans son <i>Histoire de l'Académie</i>, n'est pas
+absolument de cet avis puisqu'il nous dit: &laquo;On me l'a
+dépeint comme un philosophe qui ne songeait qu'à
+vivre tranquille avec des amis et des livres; faisant un
+bon choix des uns et des autres; ne cherchant ni ne
+fuyant le plaisir, toujours disposé à une joie modeste et
+ingénieux à la faire naître; poli dans ses manières et
+sage dans ses discours; craignant toute sorte d'ambition
+même celle de montrer de l'esprit.&raquo;</p>
+
+<p>De son côté Boileau nous dit<a name="FNanchor_39_39" id="FNanchor_39_39"></a><a href="#Footnote_39_39" class="fnanchor">[39]</a>, mais à la date du
+18 mai 1787, l'année même de la publication des
+<i>Caractères</i> et quelque temps auparavant sans doute:
+&laquo;Maximilien (La Bruyère) m'est venu voir à Auteuil,
+et m'a lu quelque chose de son <i>Théophraste</i>. C'est un
+fort honnête homme et à qui il ne manquerait rien si<span class='pagenum'><a name="Page_146" id="Page_146">[Pg 146]</a></span>
+la nature l'avait fait aussi agréable qu'il a envie de
+l'être. Du reste, il a de l'esprit, du savoir et du
+mérite.&raquo;</p>
+
+<p>L'éloge semble maigre, mais la lecture du livre,
+dont il ne connaissait que des fragments, sans doute
+ouvrit les yeux à Despréaux puisqu'il devint bientôt un
+des partisans zélés de La Bruyère et contribua beaucoup,
+avec Bossuet et Racine, à le faire entrer à l'Académie
+où le moraliste fut reçu six ans après la publication des
+<i>Caractères</i>, c'est-à-dire en 1693. On a remarqué qu'il
+fut le premier académicien qui, dans son discours, ait
+fait l'éloge des confrères vivants, Bossuet, La Fontaine
+et Despréaux. On ne sait plus rien de lui ensuite, si ce
+n'est la date de sa mort arrivée en 1696<a name="FNanchor_40_40" id="FNanchor_40_40"></a><a href="#Footnote_40_40" class="fnanchor">[40]</a>.</p>
+
+<p>Ce silence des contemporains n'est-il pas des plus
+étonnants quand il s'agit d'un homme à qui son livre
+avait fait sans nul doute bien des ennemis et dont il
+semble que les Mémoires du temps auraient dû particulièrement
+s'occuper? Il faut que sa vie tout à fait
+retirée, la réserve de son caractère, peut-être la crainte
+aient tenu la curiosité à distance.</p>
+
+<p>Mais si La Bruyère est ignoré comme homme, l'écrivain
+jouit d'une assez belle notoriété &laquo;et le livre des
+<i>Caractères</i>, qui fit beaucoup de bruit dès sa naissance&raquo;,
+n'a rien perdu pour nous de ses mérites, et il compte
+au premier rang des livres classiques. Ce n'est pas
+d'ailleurs le livre de tout le monde et qu'on puisse goûter
+à tous les âges. Il exige une certaine maturité d'es<span class='pagenum'><a name="Page_147" id="Page_147">[Pg 147]</a></span>prit
+et une connaissance du monde qui permette d'apprécier
+la sagacité des observations. Je me rappelle
+que, jeune homme encore, un volume des <i>Caractères</i>
+m'étant tombé dans les mains, tout en appréciant tels
+ou tels passages, certaines façons de s'exprimer qui me
+semblaient vives, ingénieuses, originales, le plus souvent,
+mon inexpérience me rendait hésitant; je m'étonnais
+ayant peine à comprendre et assez semblable à un
+homme qui entendrait parler une langue étrangère
+dont quelques mots seulement lui seraient familiers. Je
+pourrais encore me comparer à celui qui, voyant un
+portrait peint par un maître, mais sans connaître
+l'original, pourrait admirer l'habileté des procédés, le
+talent de facture, mais serait inapte à se prononcer
+quant à la ressemblance.</p>
+
+<p>Dans mon ignorance du monde, je jugeais ce La
+Bruyère un peu bien enclin à la médisance, et montrant
+trop l'humanité par les côtés qui ne la font ni aimer ni
+estimer. Pour un chrétien sincère tel qu'il paraît avoir
+été d'après le chapitre justement vanté des <i>Esprits
+forts</i>, je le trouvais en général fort peu charitable, très
+hardi et même téméraire dans certains de ses jugements
+soit sur les hommes, soit sur les choses. À part
+le chapitre cité plus haut, on dirait que ce moraliste,
+qui avait lu l'<i>Évangile</i> et l'<i>Imitation</i>, écrit avec la
+plume de Théophraste ou Sénèque, une plume dont la
+pointe est d'or, de diamant même, mais singulièrement
+affilée et qui peut faire des blessures mortelles mieux
+que le meilleur stylet italien. Encore ne semble-t-il pas
+que, pareille à la lance d'Achille, elle sut toujours
+guérir les blessures qu'elle aurait pu faire.<span class='pagenum'><a name="Page_148" id="Page_148">[Pg 148]</a></span></p>
+
+<p>La Bruyère dit excellemment: &laquo;Quand une lecture
+vous élève l'esprit et qu'elle vous inspire des sentiments
+nobles et courageux, ne cherchez pas une autre règle pour
+juger l'ouvrage, il est bon et fait de main d'ouvrier.&raquo;</p>
+
+<p>Très bien! mais si je ne craignais de paraître téméraire,
+j'exprimerais le doute que telle soit l'impression
+qui résulte le plus habituellement de la lecture des
+<i>Caractères</i> et non pas plutôt une disposition railleuse,
+ironique, sarcastique, un sentiment de dédain et de
+mépris pour l'humanité. Le tort du moraliste précisément,
+c'est de s'adresser trop à l'esprit, à l'intelligence,
+et, dans son livre il n'y a pas assez pour le c&#339;ur.
+J'ajouterai qu'en certains endroits, quand il s'agit de
+sujets chatouilleux, qui se rencontrent dans l'étude des
+passions, le moraliste, en témoignant de sa sagacité
+comme observateur, ne fait pas toujours assez preuve
+de discrétion; dans le chapitre sur <i>les Femmes</i> entre
+autres, il est telle phrase qu'on aurait plaisir à effacer,
+sûr de l'approbation du sexe, celle-ci par exemple:</p>
+
+<p>&laquo;Il y a peu de femmes si parfaites qu'elles empêchent
+un mari de se repentir, du moins une fois le jour,
+d'avoir une femme, ou de trouver heureux celui qui
+n'en a point.&raquo;</p>
+
+<p>La Bruyère, au reste, je le répète, n'est point le livre
+des jeunes gens et moins encore des demoiselles.</p>
+
+<p>Après ces réserves, appréciant les procédés de l'écrivain,
+je n'hésiterai pas à dire avec Suard: &laquo;Ce n'est
+pas seulement par la nouveauté et la variété des mouvements
+et des tours que le talent de La Bruyère se fait
+remarquer; c'est encore par un choix d'expressions,
+vives, figurées, pittoresques; c'est surtout par ses heu<span class='pagenum'><a name="Page_149" id="Page_149">[Pg 149]</a></span>reuses
+alliances de mots, ressource féconde des grands
+écrivains dans une langue qui ne permet pas, comme
+presque toutes les autres, de créer ou de composer des
+mots, ni d'en transplanter d'un idiome étranger..... En
+lisant avec attention les <i>Caractères</i>, il me semble qu'on
+est moins frappé des pensées que du style; les tournures
+et les expressions paraissent avoir quelque chose de
+plus brillant, de plus fin, de moins inattendu que le
+fond des choses mêmes; et c'est moins l'homme de génie
+que le grand écrivain que j'admire.&raquo;</p>
+
+<p>Il semble en effet que La Bruyère, pas toujours
+exempt de recherche, soit un ouvrier, non, un artiste
+merveilleusement habile dans l'art de bien dire et préoccupé
+surtout du désir de donner tout son relief à la
+pensée par l'expression. C'est un artiste, aussi voyons-nous
+qu'il excelle dans les portraits; ils abondent
+dans son livre ou plutôt dans sa galerie, et touchés
+avec une largeur de pinceau en même temps qu'une
+délicatesse qui font que, tout en conservant, dans une
+certaine mesure, quelque air de ressemblance avec le
+type original et premier, ils ne sont point de simples
+copies, mais par des traits ajoutés et empruntés à
+divers modèles, nous saisissent par &laquo;cet ensemble de
+vérité idéale et de vérité de nature qui constituent la
+perfection des beaux arts.&raquo;</p>
+
+<p>Dirai-je cependant qu'on voudrait chez l'écrivain
+plus de spontanéité, plus d'abandon; une phrase
+qui se détendit parfois et où l'on ne sentît pas
+autant le savant et studieux arrangement. On aimerait
+que La Bruyère se souvînt un peu davantage du conseil
+de Régnier:<span class='pagenum'><a name="Page_150" id="Page_150">[Pg 150]</a></span></p>
+
+<div class="blockquot"><p>Les négligences sont ses plus grands artifices.</p></div>
+
+<p>Le livre de La Bruyère est dans toutes les bibliothèques;
+aussi faut-il être sobre de citations. Quelques
+passages suffiront.</p>
+
+<p>&laquo;Il y a dans l'art un point de perfection comme de
+bonté et de maturité dans la nature: celui qui le sent
+et qui l'aime a le goût parfait; celui qui ne le sent pas
+et qui aime en deçà et au delà a le goût défectueux. Il
+y a donc un bon et un mauvais goût et l'on dispute des
+goûts avec fondement.</p>
+
+<p>&laquo;Il y a autant d'invention à s'enrichir par un sot livre
+qu'il y a de sottise à l'acheter; c'est ignorer le goût du
+peuple que de ne pas hasarder quelquefois de grandes
+fadaises.&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;Un beau visage est le plus beau de tous les spectacles;
+et l'harmonie la plus douce est la voix de celle que
+l'on aime.&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;Être avec les gens qu'on aime, cela suffit: rêver,
+leur parler, ne leur parler point, penser à eux, penser à
+des choses plus indifférentes, mais auprès d'eux, tout
+est égal.&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;Certains poètes sont sujets dans le dramatique à de
+longues suites de vers pompeux, qui semblent forts,
+élevés et remplis de grands sentiments. Le peuple
+écoute avidement, les yeux élevés et la bouche ouverte,
+croit que cela lui plaît, et à mesure qu'il y comprend
+moins, l'admire davantage: il n'a pas le temps de respirer,
+il a à peine celui de se récrier et d'applaudir.
+J'ai cru autrefois, et dans ma première jeunesse que ces<span class='pagenum'><a name="Page_151" id="Page_151">[Pg 151]</a></span>
+endroits étaient clairs et intelligibles pour les acteurs,
+pour le parterre et l'amphithéâtre; que leurs auteurs
+s'entendaient eux-mêmes et qu'avec toute l'attention
+que je donnais à leur récit, j'avais tort de n'y rien
+entendre: <i>je suis détrompé</i>.&raquo;</p>
+
+<p>À l'appui de cette observation nous citerons une
+curieuse anecdote racontée par Fontenelle dans la vie
+de Corneille. On lit ces quatre vers dans la 1<sup>re</sup> scène du
+II<sup>e</sup> acte de la tragédie de: <i>Tite et Bérénice</i>:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Faut-il mourir, madame; et, si proche du terme,<br /></span>
+<span class="i0">Votre illustre inconstance est-elle encor si ferme<br /></span>
+<span class="i0">Que les restes d'un feu que j'avais cru si fort<br /></span>
+<span class="i0">Puissent dans quatre jours se promettre ma mort?<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>L'acteur Baron qui, lors de la première représentation,
+faisait le personnage de Domitian et qui, en
+étudiant son rôle, trouvait quelque obscurité dans ces
+quatre vers, crut son intelligence en défaut et en alla
+demander l'explication à Molière, chez lequel il demeurait.
+Molière, après les avoir lus, avoua qu'il ne les entendait
+pas non plus: &laquo;Mais attendez, dit-il à Baron,
+M. Corneille doit venir souper avec nous aujourd'hui,
+et vous lui direz qu'il vous les explique.&raquo; Dès que Corneille
+arriva, le jeune Baron alla lui sauter au col
+comme il faisait ordinairement parce qu'il l'aimait, et
+ensuite il le pria de lui expliquer les vers qui l'embarrassaient:
+&laquo;Je ne les entends pas trop bien non plus,
+dit Corneille, mais récitez-les toujours, tel qui ne les
+entendra pas les admirera.&raquo;</p>
+
+<p>Une citation encore, mais celle-ci faite dans un senti<span class='pagenum'><a name="Page_152" id="Page_152">[Pg 152]</a></span>ment
+tout autre que pour les précédentes: &laquo;On a
+dû faire du style ce qu'on a fait de l'architecture. On a
+entièrement abandonné l'ordre gothique que <i>la barbarie
+avait introduit pour les palais et pour les temples</i>; on a
+rappelé le dorique, l'ionique et le corinthien; ce qu'on
+ne voyait plus que dans les ruines de l'ancienne Rome,
+devenu moderne, éclate dans nos portiques et dans nos
+péristyles. De même, etc.&raquo;</p>
+
+<p>Ce passage, ou plutôt cette diatribe malheureuse
+contre notre admirable architecture gothique, et qu'on
+a plusieurs fois, non sans raison, reprochée à La Bruyère
+depuis le retour à de meilleures idées, pèse sur sa
+mémoire; il est un bel exemple de la tyrannie des préjugés
+contemporains.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_39_39" id="Footnote_39_39"></a><a href="#FNanchor_39_39"><span class="label">[39]</span></a> Lettre à Racine.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_40_40" id="Footnote_40_40"></a><a href="#FNanchor_40_40"><span class="label">[40]</span></a> Il était né à Dourdan en 1639. Il venait d'acheter une charge
+de trésorier de France à Caen, lorsque Bossuet le fit venir à Paris
+pour enseigner l'histoire à M. le Duc, (fils du prince de Condé).<span class='pagenum'><a name="Page_153" id="Page_153">[Pg 153]</a></span></p></div>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="BUGEAUD" id="BUGEAUD"></a>BUGEAUD</h2>
+
+
+<p>Dans la <i>France héroïque</i> se trouve une biographie développée
+du maréchal Bugeaud, duc d'Isly. Mais depuis
+cette publication a paru une très-remarquable étude sur
+l'illustre guerrier en tête du livre aujourd'hui si connu
+du général Trochu et qui a pour titre: <i>L'Armée Française</i>
+en 1867, 20<sup>e</sup> édition. Nous n'avons pu nous refuser au
+plaisir de détacher quelques pages au moins de ce beau
+travail. L'auteur dédie son livre à Bugeaud en le qualifiant:
+&laquo;mon vénéré maître.&raquo; Pourquoi faut-il que
+l'élève, amené à passer de la théorie à la pratique ne se
+soit pas mieux souvenu des leçons et des exemples de ce
+maître si prompt à l'action et que les Arabes, dans leur
+langue imagée, avaient surnommé: <i>El Kébir</i>, le maître
+de la fortune! Imaginez Bugeaud gouverneur de Paris
+pendant le siége, quelle autre eût été la défense! M. de
+Moltke ne serait pas peut-être aujourd'hui si triomphant?
+Venons aux citations.</p>
+
+<p>&laquo;Si dans l'étude de la carrière du maréchal, dit le général
+Trochu, on s'arrête de parti pris, comme l'ont fait
+longtemps les adversaires politiques, au sans façon des
+attitudes, à de certaines faiblesses, à des contrastes souvent
+très-heurtés, à des témérités indiscrètes et hasardées,
+on juge partialement et on juge mal. Ses débuts<span class='pagenum'><a name="Page_154" id="Page_154">[Pg 154]</a></span>
+dans la vie et dans le monde, l'ardeur de ses convictions,
+les excitations de la lutte expliquaient surabondamment
+ces écarts du moment où dominaient, à ne pouvoir s'y
+méprendre, la bienveillance et la bonhomie. Mais comment
+ne pas s'incliner devant la sincérité de son patriotisme,
+la fermeté de son incomparable bon sens, l'ampleur
+de ses vues, la richesse de son expérience, la simplicité
+véritablement antique de ses habitudes et de sa vie?&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;Le maréchal Bugeaud écrivait et parlait avec une
+remarquable facilité, avec une éloquence entraînante,
+inégale quelquefois, toujours originale, pittoresque,
+imagée. Sa parole, quand il haranguait les troupes sous
+l'empire d'une grande passion et d'une grande conviction,
+atteignait à des hauteurs imprévues. Lequel d'entre
+nous n'a encore la mémoire et l'âme remplie de ce
+discours digne de Tacite par la grandeur des aperçus et
+par la sobriété du langage, où il nous annonça, le soir
+du 13 août, 1844, dans l'Ouerdefou, à la lueur des torches,
+sa ferme résolution de livrer bataille le lendemain
+à Isly. Les soldats saisis d'enthousiasme bordaient les
+escarpements des deux rives, et quatre cents officiers,
+pressés au fond de l'étroite vallée, acclamaient, palpitants,
+leur général dont la haute taille et la voix retentissante
+dominaient toutes les tailles et toutes les voix.
+Quelle grande scène militaire!... Nous fûmes tous persuadés,
+entraînés. Nous vîmes se resserrer étroitement
+entre notre chef et nous, sous l'influence de cette parole
+qui prouvait la victoire, des liens de solidarité et de confiance
+qui disaient assez ce que serait la journée du lendemain.&raquo;</p>
+
+<p>On sait que le maréchal avait pris pour devise:<span class='pagenum'><a name="Page_155" id="Page_155">[Pg 155]</a></span>
+<i>Ense et Aratro</i>, voici à quelle occasion: Après le glorieux
+combat de l'Hôpital-sous-Conflans (28 juin 1815)
+où avec dix-sept cents hommes d'infanterie, il battit un
+corps autrichien de six mille hommes, &laquo;emportant avec
+lui l'honneur d'avoir combattu le dernier pour la défense
+du territoire, il revit les bois de la Dordogne et ses
+foyers. C'est alors que commença pour lui cette seconde
+carrière où l'attendaient d'autres luttes et d'autres efforts,
+où il dut reconquérir par la plus persévérante économie,
+un <i>champ après l'autre</i>, comme il le disait souvent,
+le domaine paternel passé en des mains étrangères.
+L'agriculture, où il ne tarda pas à exceller,
+devint la passion de sa vie et il y apporta les aptitudes,
+les vues pratiques, le rare bon sens qu'il avait naguère
+montré dans les armées.</p>
+
+<p>&laquo;.... Je ne sais rien de plus caractéristique et de plus
+attachant que cette évolution de trente ans dans l'existence
+du maréchal, qui commence au camp de Boulogne
+comme simple soldat, le ramène à travers cent
+actions d'éclat dans les champs de la Piconerie, l'y fixe
+quinze ans, et le rejette pour le reste de sa vie, dans la
+lutte politique et dans l'armée.&raquo;</p>
+
+<p>Après les évènements de 1830, en effet, Bugeaud,
+rappelé à l'activité fut envoyé, en même temps par les
+électeurs à la Chambre des députés. Plus tard, il partit
+pour l'Algérie dont il devint par la suite gouverneur-général,
+et rendit à la colonie et à la France d'inappréciables
+services à la fois général habile et éminent
+administrateur. &laquo;La persévérance des efforts, l'éclat
+des moyens, la grandeur des résultats, forcèrent ses
+plus ardents contradicteurs à s'incliner devant l'homme<span class='pagenum'><a name="Page_156" id="Page_156">[Pg 156]</a></span>
+et devant les services rendus. Les récits des soldats rentrant
+dans leurs foyers le firent populaire. À un mouvement
+particulier des épaules, ils avaient deviné, dans
+ce général en chef, le grenadier qui avait autrefois porté
+comme eux le havre-sac. Son attentive sollicitude pour
+leurs besoins, ses ménagements pour leurs fatigues, sa
+résolution dans le danger, sa bonhomie, le leur avaient
+rendu cher. Ils l'appelaient affectueusement &laquo;le père
+Bugeaud&raquo; comme autrefois les vétérans de Louis XIV
+appelaient Catinat &laquo;le père la Pensée.&raquo;</p>
+
+<p>Bugeaud était né en 1784, dans la Dordogne; engagé
+en 1804, dans les vélites du camp de Boulogne, il était
+caporal à Austerlitz (2 décembre 1805). Maréchal de
+France et duc d'Isly, après la bataille de ce nom (14 août
+1844), il mourut en 1849 et couronna sa vie si glorieuse
+par une fin admirablement chrétienne.<span class='pagenum'><a name="Page_157" id="Page_157">[Pg 157]</a></span></p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CAFFARELLI" id="CAFFARELLI"></a>CAFFARELLI</h2>
+
+
+<p>Il est des noms plus populaires, sans doute, que celui-ci,
+et cependant qui fut plus digne de sympathie et
+d'estime que ce héros dont son consciencieux historien,
+de Gérando, disait, en dédiant son livre aux instituteurs
+de la jeunesse française: &laquo;La mémoire de Caffarelli
+doit vous être chère. Personne plus que lui n'honora
+les fonctions touchantes auxquelles vous consacrez
+votre vie; il voulut s'y associer. Vous trouverez en lui
+un ami, <i>vos élèves y trouveront un modèle</i>. Puissent nos
+enfants être nourris dans la méditation de semblables
+exemples! Puissent-ils s'accoutumer de bonne heure
+à répéter avec transport le nom de nos grands
+hommes!... Je n'ai pu que tracer la vie de Caffarelli;
+c'est à vous qu'il appartient d'en faire l'éloge et
+d'achever mon ouvrage; ou plutôt vous aurez fait
+bien plus que moi. Il devra à votre zèle la gloire dont
+il était le plus digne, celle d'avoir fait naître de nouvelles
+vertus par l'exemple des siennes.</p>
+
+<p>&laquo;Placé par un heureux concours de circonstances au
+milieu de tous ceux qui ont approché Caffarelli, dit
+plus loin l'écrivain, j'ai entendu ce concert unanime
+et touchant de témoignages qui lui sont universellement
+rendus; je l'ai entendu peut-être du point le<span class='pagenum'><a name="Page_158" id="Page_158">[Pg 158]</a></span>
+plus favorable et le plus propice pour en recueillir
+l'ensemble. Les regrets de l'amitié sont le plus beau
+monument que puisse conserver pour nous l'histoire
+de celui qui n'est plus; c'est un monument que j'ai
+consulté; j'y ai trouvé empreinte l'image de ses vertus...
+J'espère d'ailleurs que plus cet essai est étranger
+à toutes prétentions littéraires, mieux on y reconnaîtra
+le seul hommage rendu à la vérité par la droiture.
+Je n'ai pas eu d'autre motif, d'autre but que celui de
+transmettre aux âmes honnêtes l'émotion salutaire et
+douce que ces images ont fait passer dans mon
+c&#339;ur<a name="FNanchor_41_41" id="FNanchor_41_41"></a><a href="#Footnote_41_41" class="fnanchor">[41]</a>.&raquo;</p>
+
+<p>Caffarelli du Falga (Louis-Marie-Joseph-Maximilien),
+était né à Falga, dans le Haut-Languedoc (13 février
+1756). Élevé à l'école de Sorrèze, il en sortit pour entrer
+dans le corps royal du génie dont il devint bientôt l'un
+des officiers les plus distingués. Quoique appartenant à
+une arme spéciale, &laquo;le jeune officier comprenait que
+les sciences exactes, lorsqu'elles absorbent seules toute
+l'attention de l'esprit, l'épuisent souvent par une habitude
+trop continuelle de l'analyse et que, le fixant plus
+sur des signes que sur des idées, elles arrêtent le développement
+des facultés méditatrices; mais associées en
+lui à un heureux mélange d'études, plus variées et plus
+riches de faits, elles reçurent par ce rapprochement
+même une utilité nouvelle. Les sciences morales donnaient
+le mouvement à ses idées; les sciences mathématiques
+les réglèrent. Celles-ci fortifièrent sa raison pendant
+que celles-là nourrissaient sa curiosité et exaltaient
+sa pensée.&raquo;<span class='pagenum'><a name="Page_159" id="Page_159">[Pg 159]</a></span></p>
+
+<p>Très-bien! Voilà des paroles que les jeunes gens ne
+sauraient trop méditer. Continuons:</p>
+
+<p>&laquo;Il était remarquable, sans doute, de voir un jeune
+militaire dans l'âge des plaisirs, placé sur une scène
+bruyante et entouré de tant de séductions, se livrer à
+des occupations aussi sérieuses. Cependant, elles ne
+donnèrent rien de sauvage ou de brusque à son humeur;
+elles ne l'enlevèrent point au commerce de ses camarades
+et de ses amis. Il sut, au contraire, y répandre tous
+les charmes qui naissent de l'égalité du caractère, de
+l'affabilité et de cet abandon naturel qui obtient la confiance
+en la prévenant... Caffarelli s'acquit donc l'affection
+et l'estime de tous ses camarades et de ceux-là mêmes
+dont les habitudes présentaient plus d'oppositions
+avec les siennes. Dans ce nombre, il en trouva aussi qui
+surent les goûter, les partagèrent et s'unirent à lui par
+les plus étroits rapports!&raquo;</p>
+
+<p>Mais le jeune officier fut arraché brusquement à ses
+chères occupations par une terrible nouvelle, celle de la
+maladie de sa mère, la plus tendre des mères qui,
+d'après ce qu'on lui écrivait, était à toute extrémité. Le
+c&#339;ur navré, il accourut pour recueillir son dernier soupir
+et lui fermer les yeux, comme il avait fait pour son
+père quelques années auparavant. Il avait consolé sa
+mère mourante non-seulement par sa présence et ses
+soins affectueux, mais encore, mais surtout par la promesse
+qu'il serait lui, l'aîné, le tuteur, le père de ses
+frères et s&#339;urs, au nombre de huit et dont plusieurs
+étaient fort jeunes encore. Il tint parole; il fit plus
+même. En sa qualité d'aîné, les lois lui assuraient plus
+de la moitié de l'héritage; il ne voulut point profiter de<span class='pagenum'><a name="Page_160" id="Page_160">[Pg 160]</a></span>
+cet avantage, et déclara que le patrimoine serait partagé
+par portions égales entre tous. Il mit donc tout en commun
+ou plutôt, comme on l'a dit, il se réserva pour sa
+part toutes les privations et toutes les fatigues... Il pourvut
+à tous les besoins, et réglant l'administration du patrimoine,
+il en accrut la valeur par de sages améliorations.</p>
+
+<p>Il avait dû faire, momentanément du moins, à ses
+devoirs de père de famille le sacrifice de sa carrière militaire
+et remettre pour un temps son épée au fourreau
+en devenant l'intendant de la fortune commune et
+aussi l'instituteur, le professeur des orphelins. Mais,
+dans son amour du bien, cette tâche ne lui suffisait pas,
+d'après ce que nous apprend l'historien contemporain.
+&laquo;Surpassant encore le célèbre exemple qu'a donné en
+Prusse un seigneur bienfaisant (de Rochow), en créant
+dans ses terres des établissements réguliers d'instruction,
+il voulut lui-même devenir l'instituteur des enfants
+de son village. Chaque soir, après le travail des champs,
+on le vit au milieu d'eux leur donner des leçons de lecture,
+d'écriture et d'arithmétique; il s'attachait particulièrement
+à leur enseigner la première des sciences,
+celle du vrai bonheur, en leur apprenant à aimer la
+vertu. Ses domestiques avaient part à ses instructions.
+Il ne se laissa ni rebuter par les fastidieux détails qu'elles
+entraînaient, ni détourner par ses autres affaires ou
+par ses propres études. Il associait ses frères à ses touchantes
+fonctions, il les faisait jouir des douceurs qu'il
+leur devait; et sa vie se partageait ainsi entre l'accomplissement
+des devoirs modestes et sublimes qui appartiennent
+à une bienfaisance éclairée et les sentiments
+de la nature.&raquo;<span class='pagenum'><a name="Page_161" id="Page_161">[Pg 161]</a></span></p>
+
+<p>Cependant, le congé de Caffarelli, prolongé à diverses
+reprises, enfin expiré, il dut rejoindre sa compagnie
+à Cherbourg. Bientôt la révolution éclata, le jeune du
+Faya se montra sympathique à quelques-unes des idées
+nouvelles qui devaient amener, dans sa conviction, la
+réforme de graves abus. Mais, d'ailleurs, il sut toujours
+se défendre de l'exagération et témoigna hautement
+en toute occasion de son horreur pour les violences
+et les excès, fût-ce même au péril de sa vie; en voici la
+preuve:</p>
+
+<p>Lors du décret rendu par l'Assemblée législative, le
+10 août, et qui prononçait la déchéance du Roi, Caffarelli
+se trouvait, en qualité d'adjoint à l'état-major, à
+l'armée du Rhin, que commandait Biron. &laquo;Il opposa
+seul aux commissaires une résistance énergique et motivée,&raquo;
+protestant contre le décret qu'il déclarait injuste
+et inconstitutionnel. Il ajoutait que, quant à lui, jamais
+il ne pactiserait avec les factieux et les anarchistes. Destitué
+pour cet acte courageux par les commissaires, il
+s'enrôla comme simple soldat dans une compagnie de
+grenadiers; exclu par suite d'un décret de l'Assemblée
+ordonnant à tous les officiers suspendus de s'éloigner
+de la frontière, il revint à Paris. À peine arrivé,
+il se vit emprisonné; mais, comme par miracle, oublié
+dans la prison, et non traduit devant le tribunal révolutionnaire,
+il recouvra sa liberté après une détention de
+quatorze mois.&mdash;Employé quelque temps dans les bureaux
+du comité militaire, il obtint de retourner à l'armée
+du Rhin, commandée maintenant par Kléber qui,
+plus d'une fois, eut occasion de l'apprécier, mais surtout
+en septembre 1793, au passage du fleuve, près<span class='pagenum'><a name="Page_162" id="Page_162">[Pg 162]</a></span>
+de Dusseldorf. Peu de temps après, Caffarelli fit preuve
+du même sang-froid intrépide sous les yeux d'un autre
+non moins bon juge, l'héroïque Marceau. Lors du passage
+de la Nahe, près de Creutznach, Caffarelli commandait
+une man&#339;uvre, quand un boulet de canon lui
+brisa la jambe gauche; l'amputation reconnue nécessaire,
+le blessé la subit avec une fermeté stoïque et
+vit, sans un soupir, emporter la pauvre jambe mutilée
+que devait remplacer une jambe de bois. À peine l'opération
+terminée, &laquo;il demanda du papier, et, de sa
+main propre, écrivit au général Marceau une lettre détaillée
+sur les moyens qu'il jugeait les plus propres à
+contenir l'ennemi. Son héroïsme obtint la récompense
+la plus digne de lui; son conseil fut suivi et le détachement
+fut sauvé.&raquo;</p>
+
+<p>Le vaillant soldat guéri, malgré l'embarras de la
+jambe de bois, n'en continua pas moins le service d'activité.
+Lors de l'expédition d'Égypte, choisi tout d'abord
+par Bonaparte comme un des officiers les plus capables,
+il fut chargé de la direction en chef du génie.
+En outre de ce qui concernait ces fonctions, il chercha,
+dit un biographe, à s'assurer tous les moyens de transporter
+les éléments de notre industrie dans la colonie
+nouvelle, soit pour satisfaire aux besoins de l'armée,
+soit pour accélérer cette civilisation des peuples
+orientaux qui était, dans cette expédition, sa pensée
+dominante.</p>
+
+<p>Durant toute cette campagne laborieuse autant que
+pleine de périls, il donna l'exemple du courage, de l'abnégation,
+du dévouement héroïque; et cependant, au
+dire de quelques historiens (entre lesquels il ne faut<span class='pagenum'><a name="Page_163" id="Page_163">[Pg 163]</a></span>
+point compter Gérando), Caffarelli n'était pas populaire
+dans l'armée parce qu'on l'accusait d'être l'un des auteurs
+de l'expédition. Les soldats soulageaient leur
+mauvaise humeur par une plaisanterie d'ailleurs assez
+innocente, murmurant, lorsqu'ils voyaient passer le
+général traînant sa jambe de bois: &laquo;Celui-là se moque
+bien de ce qui arrivera, il est toujours sûr d'avoir un
+pied en France.&raquo;</p>
+
+<p>D'un autre côté, Caffarelli était l'objet d'une haine
+particulière de la part des indigènes qui, le voyant diriger
+tous les travaux, le regardaient comme un personnage
+des plus influents. Lors de la révolte du Caire,
+il courut risque de la vie; sa maison fut mise au pillage,
+et l'on y brisa tous les instruments de mathématiques
+et d'astronomie apportés d'Europe à grands frais. Le
+lendemain, les amis de Caffarelli lui témoignant leurs
+regrets de la perte irréparable pour lui de ces trésors
+et des précieux matériaux qu'il avait réunis déjà, il
+répondit simplement: L'armée et l'Égypte ont été sauvées!</p>
+
+<p>Caffarelli, comme Kléber, ne devait pas revoir la
+France. Au siége de Saint-Jean-d'Acre, il se trouvait,
+pour son service, dans un poste des plus périlleux. Renversé
+de son cheval et foulé aux pieds à plusieurs reprises,
+toujours il se relevait, obstiné à commander, lorsqu'une
+balle lui fracassa le coude. L'amputation, cette
+fois encore, fut jugée nécessaire; elle semblait avoir
+réussi; mais le chagrin que le blessé ressentit de la mort
+d'un officier, son ami, comme lui transporté à l'ambulance,
+provoqua une réaction fatale que toute la science
+des médecins fut impuissante à conjurer, et Caffarelli<span class='pagenum'><a name="Page_164" id="Page_164">[Pg 164]</a></span>
+succomba le 27 avril 1799. Dans l'ordre du jour du
+lendemain on lisait: &laquo;Il emporte au tombeau les regrets
+universels; l'armée perd en lui un de ses chefs les plus
+braves, l'Égypte un de ses législateurs, la France un
+de ses meilleurs citoyens, les sciences un homme qui y
+remplissait un rôle célèbre.&raquo;</p>
+
+<p>Ce témoignage, à la vérité officiel, prouve que le général
+était mieux apprécié par les soldats qu'on a pu le
+penser d'après les paroles rapportées plus haut. Mais
+voici qui le prouve mieux encore: le désir de reconnaître
+par lui-même un des points les plus importants de
+la géographie de l'Orient, avait engagé Bonaparte à se
+rendre à Suez (4 nivôse an VII), avec Monge, Berthollet,
+Costal et du Falga Caffarelli. On avait traversé la mer
+Rouge, près de Suez, à un gué praticable seulement pendant
+la marée basse. Au retour, la marée commençant
+à monter, on dut prendre un autre chemin en s'éloignant
+du rivage. Mais par une erreur du guide, on s'égara
+au milieu de marais profonds, entre lesquels donnait
+passage seulement un sentier fort étroit. Plusieurs
+des chevaux trébuchèrent et s'enfoncèrent dans la
+bourbe, d'où il fut impossible de les retirer. Il en fut
+ainsi de celui que montait Caffarelli qui, à cause de sa
+jambe, n'ayant pu descendre à temps, courait le plus
+grand danger. Deux guides (soldats) du général en chef,
+l'aperçoivent et s'efforcent d'arriver jusqu'à lui.</p>
+
+<p>&laquo;Mes amis, leur crie Caffarelli, il n'y a aucun moyen
+de se dégager d'ici, éloignez-vous et n'enlevez pas
+trois hommes à la patrie lorsque vous pouvez en sauver
+deux.&raquo;</p>
+
+<p>Ces généreuses paroles, au lieu de décourager les bra<span class='pagenum'><a name="Page_165" id="Page_165">[Pg 165]</a></span>ves
+soldats, ne font qu'exalter leur dévouement. Ils continuent
+intrépidement d'avancer, et par des efforts presque
+surhumains, parviennent à sauver la vie au général,
+cette vie qui promettait encore de si grandes choses; mais
+qui, pour le malheur de la France, devait bientôt toucher
+à son terme.</p>
+
+<p>La <i>Vie</i> ou l'éloge de Caffarelli par de Gérando, le document
+le plus important comme le plus sûr de tous ceux
+que nous avons pu consulter, fut lue deux années seulement
+après la mort du général, devant la seconde classe
+de l'Institut national (12 messidor an IX). Là, comme
+ailleurs, régnaient encore les préjugés dominant à la
+fin du siècle précédent, et qui avaient amené tant de
+catastrophes. Aussi l'historien, qui devait être moraliste
+chrétien si distingué, se montra-t-il fort discret relativement
+aux convictions religieuses de son héros. Mais le
+peu qu'il en dit suffit pour relever encore Caffarelli à
+nos yeux, parce que ce passage, explicite déjà dans sa
+brièveté, nous permet de penser davantage:</p>
+
+<p>&laquo;Une personne avait fixé son c&#339;ur, mais ne répondit
+point à ses espérances. Dès ce jour, il renonça à l'hymen
+et chercha sa consolation dans les soins qu'il prit de sa
+famille. Mais vivant dans le célibat, il y conserva des
+m&#339;urs pures.</p>
+
+<p>&laquo;... L'absolu scepticisme répugnait à son c&#339;ur. Il
+aimait à rapporter l'ensemble des phénomènes de l'univers
+à l'influence d'une cause bienfaisante et sage, dans
+laquelle il trouvait réalisées ces idées du meilleur absolu
+qui étaient le terme ordinaire de sa pensée et sous la
+protection de laquelle il plaçait les destinées de la vertu.
+Il aimait à étendre au delà des confins étroits de la vie la<span class='pagenum'><a name="Page_166" id="Page_166">[Pg 166]</a></span>
+carrière de ses espérances. Son âme avait, si l'on peut
+s'exprimer ainsi, un besoin immense de l'avenir. Le trait
+dominant de son caractère était un désir ardent du
+bonheur des hommes, une sorte de générosité impatiente
+qui allait au devant de tout ce qui était bon et
+utile, et ne pouvait jamais se satisfaire.&raquo;</p>
+
+<p>Pour un tel homme, malgré le malheur des temps,
+l'Évangile ne dut pas être toujours un livre fermé, et
+l'on peut croire assurément que sur son lit de douleur, à
+l'heure suprême, le héros tournait ses regards vers le
+ciel pendant que la prière du chrétien s'échappait de ses
+lèvres.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_41_41" id="Footnote_41_41"></a><a href="#FNanchor_41_41"><span class="label">[41]</span></a> De Gérando. <i>Vie de Caffarelli</i>; in-8&ordm;, 1801.<span class='pagenum'><a name="Page_167" id="Page_167">[Pg 167]</a></span></p></div>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="DE_LA_CHAISE" id="DE_LA_CHAISE"></a>DE LA CHAISE</h2>
+
+
+<p>Cette rue s'appela d'abord chemin de la <i>Maladrerie</i>,
+puis rue des <i>Teigneux</i>, noms qui lui furent donnés à
+cause d'un hôpital s'élevant sur l'emplacement occupé
+ensuite par l'hospice des <i>Petits Ménages</i>, monument,
+non, bâtiment qui lui-même va disparaître, car les
+démolisseurs sont à l'&#339;uvre et paraissent pressés d'en
+finir.</p>
+
+<p>On n'aura point à le regretter, si surtout à la place
+de ce vaste mais peu gracieux édifice, ayant un peu
+l'extérieur d'une prison, nous voyons s'épanouir le beau
+square que promet l'ancien jardin de l'établissement.
+De la rue on apercevait à travers la grille deux ou trois
+allées d'arbres magnifiques, et l'on n'eût pas demandé
+mieux parfois que de se reposer sous leur ombrage<a name="FNanchor_42_42" id="FNanchor_42_42"></a><a href="#Footnote_42_42" class="fnanchor">[42]</a>.</p>
+
+<p>Comment et à quelle époque la rue, dite des Teigneux,
+prit-elle le nom de la <i>Chaise</i>? Nous l'ignorons.
+Ce dernier nom lui vient-il d'une enseigne ainsi qu'un
+historien l'affirme, ou du célèbre Jésuite qui fut pendant
+tant d'années le confesseur de Louis XIV? Cette
+version me paraît préférable, d'abord comme la plus
+naturelle; puis parce qu'elle rappelle le souvenir d'un<span class='pagenum'><a name="Page_168" id="Page_168">[Pg 168]</a></span>
+homme qui, dans le poste le plus difficile qui fut jamais,
+fit preuve d'un mérite peu ordinaire, soit que la prudence
+chrétienne, ce que nous inclinons à croire, ait
+dicté sa conduite; soit, comme l'ont prétendu ses ennemis,
+qu'elle fut le résultat des calculs de la politique et
+d'une merveilleuse habileté.</p>
+
+<p>François d'Aix de la Chaise, petit neveu du père
+Cotton, confesseur de Henri IV, né au château d'Aix, le
+25 août 1624, était fils de Georges d'Aix, seigneur de la
+Chaise, et de Renée de Rochefort. Sa rhétorique terminée
+au collège de Roanne, il entra comme novice
+chez les Jésuites. Après deux années de préparation,
+chargé tour à tour du cours d'humanités et du cours de
+philosophie, il professa avec éclat, à ce point que ses
+leçons furent imprimées en 1661, sous ce titre: <i>Abrégé
+de mon cours de philosophie</i><a name="FNanchor_43_43" id="FNanchor_43_43"></a><a href="#Footnote_43_43" class="fnanchor">[43]</a>. Nommé supérieur de la
+province de Lyon, il fut, sans doute par le conseil de
+l'Archevêque de cette ville, Villeroi, frère du maréchal,
+choisi comme confesseur du roi Louis XIV, en remplacement
+du père Terrier, qui venait de mourir.</p>
+
+<p>&laquo;Jusque-là, dit un biographe, le Père La Chaise
+avait vécu à plus de cent lieues de la cour. Il y parut
+au commencement de 1675 et s'y montra simple et aisé
+dans ses manières, poli et prévenant sans affectation.
+Tous les suffrages se réunirent bientôt en sa faveur.&raquo;</p>
+
+<p>Cette unanimité dans la bienveillance ne devait pas
+être de longue durée; car, jeté au milieu de toutes les
+intrigues de la cour comme des complications et des difficultés
+suscitées tour à tour et presque coup sur coup par<span class='pagenum'><a name="Page_169" id="Page_169">[Pg 169]</a></span>
+les passions du roi, l'affaire du jansénisme, celle du
+quiétisme, la révocation de l'édit de Nantes, la déclaration
+de 1682, etc: &laquo;Quelque avis qu'il embrassât, dit
+le biographe déjà cité, il se faisait des ennemis et il lui
+arriva plus d'une fois de déplaire également aux partis
+opposés.&raquo;</p>
+
+<p>Le biographe exagère et le bon Père ne tint pas
+autant qu'il l'affirme la balance égale entre les opinions,
+à moins qu'elles ne fussent indifférentes au point de
+vue de la conscience. Mais ce qui doit surtout lui mériter
+nos éloges, c'est que, chargé, par suite de sa position,
+de la feuille des bénéfices, il s'attachait à ne faire
+que de bons choix. Il donna aux missions une grande
+impulsion. Les jansénistes, dont l'hostilité l'honore,
+l'accusaient de favoriser les passions du roi; le fait est
+qu'il travailla avec persévérance à ruiner l'influence de
+M<sup>me</sup> de Montespan et qu'il y parvint. Après la mort de
+la reine, il crut sage de conseiller et de bénir le mariage
+du roi avec M<sup>me</sup> de Maintenon, qui, dit-on, ne lui
+pardonna pas de s'être opposé à la publicité de cette
+union restée morganatique; il semblait difficile que la
+veuve de Scarron fût déclarée officiellement reine de
+France.</p>
+
+<p>Dans sa lettre au cardinal de Noailles (8 octobre
+1708), M<sup>me</sup> de Maintenon pourtant rendait au père La
+Chaise cette justice: &laquo;Qu'il avait osé <i>louer</i>, en présence
+du roi, <i>la générosité et le désintéressement de Fénelon</i>.&raquo;</p>
+
+<p>Il ne craignait pas d'ailleurs de dire la vérité au roi
+et même assez rudement parfois, d'après ce que racontait
+Louis XIV lui-même, après la mort du père La
+Chaise: &laquo;Je lui disais quelquefois: &laquo;<i>Vous êtes trop<span class='pagenum'><a name="Page_170" id="Page_170">[Pg 170]</a></span>
+doux!</i>&mdash;Ce n'est pas moi qui suis trop doux, répondait-il,
+<i>c'est vous, sire, qui êtes trop dur</i>.&raquo;</p>
+
+<p>Le roi cependant ne voulut jamais consentir à ce
+qu'il prît sa retraite bien que, devenu plus qu'octogénaire,
+le père La Chaise la demandât; mais y mit-il
+assez d'insistance? &laquo;Il lui fallut porter le fardeau jusqu'au
+bout. La décrépitude et les infirmités ne purent
+l'en délivrer. Sa mémoire s'était éteinte, son jugement
+affaibli, ses connaissances brouillées, et Louis
+XIV se faisait apporter ce cadavre pour dépêcher avec
+lui les affaires accoutumées.&raquo;</p>
+
+<p>Ainsi s'exprime Saint-Simon, si peu favorable aux
+Jésuites. Plus loin il ajoute: &laquo;Désintéressé en tout
+genre quoique fort attaché à sa famille; facile à revenir
+quand il avait été trompé, et ardent à réparer le
+mal que son erreur lui avait fait faire; d'ailleurs
+judicieux et précautionné, il ne fit jamais de mal qu'à
+son corps défendant. Les ennemis même des Jésuites
+furent forcés de lui rendre justice et d'avouer que
+c'était un homme de bien, honnêtement né et très-digne
+de remplir sa place.&raquo;</p>
+
+<p>Sa conduite, à l'égard de ses nombreux ennemis, en
+est la meilleure preuve: &laquo;Libelles, couplets satiriques,
+histoires scandaleuses, dit M. de Chantelauze, ne cessèrent
+de l'assaillir de toutes parts durant tout le
+cours de son ministère. Bien qu'il eût en main un
+pouvoir qui dût inspirer de sérieuses craintes à ses
+ennemis, il ne se vengea de leurs calomnies en toute
+occasion que par le silence. Plusieurs puissantes cabales
+s'élevèrent sourdement contre lui pour le supplanter:
+il eut l'habileté de les découvrir à temps et de<span class='pagenum'><a name="Page_171" id="Page_171">[Pg 171]</a></span>
+les déjouer sans en tirer vengeance et sans faire le
+moindre éclat.&raquo;</p>
+
+<p>Le chancelier d'Aguesseau, un contemporain du
+père La Chaise et très-prévenu contre les Jésuites, dit
+aussi de lui: &laquo;Le père La Chaise était un <i>bon gentilhomme</i>,
+qui aimait à vivre en paix et à y laisser vivre
+les autres; capable d'amitié, de reconnaissance, et
+bienfaisant.&raquo;</p>
+
+<p>Ce <i>bon gentilhomme</i>, comme dit assez singulièrement
+le célèbre magistrat, était brave à l'occasion, témoin ce
+passage d'une lettre de Boileau à Racine, datée de
+Mons, à l'époque du siége: &laquo;J'ai oublié de vous dire
+que, pendant que j'étais sur le mont Pagnotte, à
+regarder l'attaque, le R. P. de La Chaise était dans la
+tranchée et même tout près de l'attaque pour la voir
+plus distinctement. J'en parlais hier à son frère (capitaine
+des gardes) qui me dit tout naturellement: <i>Il se
+fera tuer un de ces jours</i>. Ne dites rien de cela à personne,
+car on croirait la chose inventée, et elle est
+très-vraie et très-sérieuse.&raquo;</p>
+
+<p>Le P. La Chaise mourut à Paris, le 20 janvier 1709, à
+l'âge de quatre-vingt-cinq ans. Il était membre de
+l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, et se
+montrait fort assidu aux séances.</p>
+
+<p>Les Jésuites avaient acheté, en 1626, non loin de
+Paris, une maison de campagne appelée la Folie-Regnault,
+qu'ils nommèrent plus tard le <i>Mont-Louis</i>, en
+l'honneur du roi. Cette résidence que Louis XIV fit
+embellir et agrandir, par considération pour son confesseur,
+devint une villa fort agréable, comme on dirait
+aujourd'hui, où volontiers le père La Chaise aimait à<span class='pagenum'><a name="Page_172" id="Page_172">[Pg 172]</a></span>
+venir se reposer et se distraire en compagnie de ses
+confrères. Aussi lorsque sous l'Empire, ce terrain fut
+converti en cimetière, le funèbre enclos prit le nom de
+<i>La Chaise</i>. Quand on songe qu'en soixante années au
+plus, le cimetière de l'Est, continuellement agrandi, est
+devenu l'immense nécropole que nous voyons, on ne
+peut s'empêcher de dire avec le refrain de la ballade
+allemande: <i>Les morts vont vite</i>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_42_42" id="Footnote_42_42"></a><a href="#FNanchor_42_42"><span class="label">[42]</span></a> Ces arbres, à l'exception de trois ou quatre, ont été abattus l'an
+dernier, pendant le siége.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_43_43" id="Footnote_43_43"></a><a href="#FNanchor_43_43"><span class="label">[43]</span></a> 2 petits vol. in-folio, à Lyon.<span class='pagenum'><a name="Page_173" id="Page_173">[Pg 173]</a></span></p></div>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHARLEMAGNE" id="CHARLEMAGNE"></a>CHARLEMAGNE</h2>
+
+
+<p>Nous ne saurions raconter ici la vie du grand Empereur,
+si célèbre dans les chroniques et les épopées du
+moyen-âge, d'autant plus que nous l'avons fait ailleurs
+assez longuement<a name="FNanchor_44_44" id="FNanchor_44_44"></a><a href="#Footnote_44_44" class="fnanchor">[44]</a> et que nous n'aimons point à nous
+répéter. Sauf quelques exceptions d'ailleurs, les récits
+de guerre n'entrent point dans notre nouveau cadre.</p>
+
+<p>Mais nous trouvons, dans le vieux chroniqueur presque
+contemporain, connu sous le nom de moine de
+Saint Gal, un très-curieux épisode et qui nous semble
+avoir le mérite d'être parfaitement de circonstance avec
+la folie des m&#339;urs actuelles. Nous reproduisons donc,
+tout au long, en le traduisant du latin, ce récit original
+et si fort empreint de ce qu'on appelle la couleur locale.</p>
+
+<p>Un certain jour de fête, après la célébration de la
+messe, l'Empereur dit aux siens:</p>
+
+<p>&laquo;Ne nous laissons point engourdir dans un repos
+qui nous mènerait à la paresse; allons chasser jusqu'à
+ce que nous ayons pris quelque venaison.&raquo;</p>
+
+<p>La journée cependant était pluvieuse et froide,
+Charles portait comme à l'ordinaire un vêtement de
+peau de brebis de peu de valeur. Arrivant de Pavie,<span class='pagenum'><a name="Page_174" id="Page_174">[Pg 174]</a></span>
+dont les marchands vénitiens avaient fait comme l'entrepôt
+du commerce de l'Orient, les grands au contraire
+étaient parés, ainsi qu'aux jours de fête, d'habits magnifiques
+en étoffes légères et moelleuses, ornées de plumes
+d'oiseaux de Phénicie et de plumes de paon, d'autres
+fois enrichies ou surchargées de fourrures, de pourpre
+de Tyr, et même de franges faites d'écorces de cèdre.
+L'Empereur ayant donné immédiatement le signal du
+départ, tous durent se mettre en chasse dans ce costume,
+et galoper tout le jour à travers les fourrés, les
+buissons et les ronces où les brillantes mais peu solides
+étoffes laissèrent maints lambeaux; elles furent en
+outre transpercées par la pluie, tachées par la boue
+comme par le sang des bêtes fauves tuées pendant la
+chasse. Puis au retour, comme les courtisans, tout honteux
+de leurs habits déchirés et flétris, grelottant aussi
+par le froid, se hâtaient de descendre de cheval pour
+courir changer de vêtements, l'Empereur, qui voulait
+que la leçon fût complète, dit d'un ton bref:</p>
+
+<p>&laquo;Inutile de changer d'habits avant l'heure du coucher;
+ceux-ci sècheront mieux sur nous.&raquo;</p>
+
+<p>Alors chacun, plus soucieux de son corps que de sa
+parure, s'empresse pour trouver un foyer où se réchauffer.
+Mais la chaleur du feu acheva de détériorer les
+minces étoffes et les légères fourrures qui, toutes grippées
+et plissées, se collaient sur les membres et le soir
+achevèrent de se gâter quand il fallut les retirer. Cependant
+l'Empereur avait donné l'ordre que tous, le lendemain,
+se présentassent devant lui avec le costume de la
+veille. On pense ce qu'il était. Il fallut obéir pourtant,
+mais non sans grande honte pour les illustres person<span class='pagenum'><a name="Page_175" id="Page_175">[Pg 175]</a></span>nages,
+si fiers naguère de leurs vêtements superbes et
+chèrement payés qui maintenant, insuffisants à les
+couvrir, ressemblaient avec leurs trous et leurs taches
+aux haillons du pauvre. Charles alors, souriant non
+sans quelque malice, dit à l'un des serviteurs de sa
+chambre:</p>
+
+<p>&laquo;Frotte un peu notre habit dans tes mains et apporte-nous-le.&raquo;</p>
+
+<p>Le serviteur fit ce qui lui était ordonné. L'Empereur
+aussitôt, prenant de ses mains et montrant le vêtement
+redevenu parfaitement propre et où l'on ne remarquait
+ni tache, ni déchirure, s'écria:</p>
+
+<p>&laquo;Ô les plus fous des hommes! Quel est maintenant
+le plus précieux et le plus utile de nos habits? Est-ce
+le mien que je n'ai acheté qu'un sou ou les vôtres si
+peu solides et qui vous ont coûté tant de livres pesant
+d'argent?&raquo;</p>
+
+<p>Les courtisans, interdits et silencieux, baissaient la
+tête et la rougeur de leurs visages attestait leur confusion</p>
+
+<p><span class='pagenum'><a name="Page_176" id="Page_176">[Pg 176]</a></span></p><div class="footnote"><p><a name="Footnote_44_44" id="Footnote_44_44"></a><a href="#FNanchor_44_44"><span class="label">[44]</span></a> <i>France héroïque</i>, t. I<sup>er</sup>.</p></div>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHATEAUBRIAND" id="CHATEAUBRIAND"></a>CHATEAUBRIAND</h2>
+
+
+<h2>I</h2>
+
+<p>&laquo;On n'est plus assez juste pour Chateaubriand tant
+vanté naguère!&raquo; écrivait un jour avec toute raison
+notre excellent confrère et ami Léon Gautier. Le temps
+est loin, hélas! où un poète républicain adressait à l'auteur
+du <i>Génie du Christianisme</i> cette épître qui n'est pas
+assurément l'une des pièces les moins remarquables de
+la <i>Némesis</i>:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">.... Aussi quand tu parus dans ton vol triomphant,<br /></span>
+<span class="i0">Fils du Nord, le Midi t'adopta pour enfant.<br /></span>
+<span class="i0">Oh! Dieu t'avait créé pour les sublimes sphères,<br /></span>
+<span class="i0">Où meurt le bruit lointain des mondaines affaires;<br /></span>
+<span class="i0">Il te mit dans les airs où ton vol s'abîma<br /></span>
+<span class="i0">Comme le grand condor que vénère Lima:<br /></span>
+<span class="i0">Oiseau géant, il fuit notre terre profane,<br /></span>
+<span class="i0">Dans l'océan de l'air il se maintient en panne;<br /></span>
+<span class="i0">Là, du lourd quadrupède il contemple l'abri,<br /></span>
+<span class="i0">L'aigle qui passe en bas lui semble un colibri,<br /></span>
+<span class="i0">Et noyé dans l'azur comme une tache ronde,<br /></span>
+<span class="i0">On dirait qu'immobile il voit tourner le monde.<br /></span>
+<span class="i0">C'était là ton domaine alors, que revenant<br /></span>
+<span class="i0">Des huttes du Sachem sur le vieux continent,<br /></span>
+<span class="i0">Tu t'élevas si haut d'un seul bond que l'Empire<br /></span>
+<span class="i0">Un instant s'arrêta pour écouter ta lyre.<br /></span><span class='pagenum'><a name="Page_177" id="Page_177">[Pg 177]</a></span>
+<span class="i0">Le monde des beaux-arts à peine renaissant<br /></span>
+<span class="i0">Se débattait encore dans son limon de sang;<br /></span>
+<span class="i0">Ce chaos attendait ta parole future;<br /></span>
+<span class="i0">Tu dis le <i>fiat lux</i> de la littérature.<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Quelques années après, un illustre orateur, du haut
+de la chaire de Notre-Dame, adressait au même poète
+un hommage plus solennel encore quoique en moins de
+paroles: &laquo;... Et tant d'autres que je ne veux pas nommer,
+pour ne pas approcher trop près des grands noms
+de l'époque; car, si j'en approchais, pourrais-je m'empêcher
+de saluer cet illustre vétéran, ce prince de la littérature
+française et chrétienne, sur qui la postérité semble
+avoir passé déjà tant on respire dans sa gloire le
+parfum et la paix de l'antiquité.&raquo;</p>
+
+<p>Ce langage dans la bouche de Lacordaire étonnerait
+sans doute aujourd'hui que, provoquée surtout par les
+<i>Mémoires d'Outre tombe</i>, la réaction s'accentue si énergiquement
+et ne reste pas toujours dans la juste mesure.
+Du grand écrivain si l'on ne se tait pas, on parle presque
+avec le ton du dédain, et cela de jeunes Messieurs
+tout fiers d'écrire, au courant de la plume et sans râture
+dans le journal en vogue, la chronique quotidienne et
+qui croient bien dans le for intérieur que feu Chateaubriand
+ne leur va pas à la cheville. Le chantre des <i>Martyrs</i>!
+bath, un phraseur et qui avait l'ingénuité de croire
+que les écrits, dignes de ce nom, ne s'improvisent pas,
+que:</p>
+
+<div class="blockquot"><p>La méditation du génie est la s&#339;ur;</p></div>
+
+<p>que les grandes pensées ne sauraient se passer de la
+nouveauté et de la splendeur de la forme. Quoique on<span class='pagenum'><a name="Page_178" id="Page_178">[Pg 178]</a></span>
+prétende aujourd'hui, Chateaubriand n'est pas le premier
+venu dans la république des lettres et il a laissé
+bon nombre de pages qui sont des plus belles de notre
+langue et que ne doit pas dédaigner la postérité. Dans
+le <i>Génie du Christianisme</i> en particulier, si l'auteur avec
+un grand appareil scientifique, se montre parfois médiocre
+docteur, faible théologien, polémiste arriéré; si,
+comme critique littéraire, il laisse à désirer par exemple
+lorsqu'il s'emporte à des louanges tellement hyperboliques
+pour B. Pascal dont &laquo;les Pensées tiennent
+plus du Dieu que de l'homme;&raquo; il n'est que juste de
+reconnaître que beaucoup de chapitres, tout le livre en
+particulier relatif à l'histoire naturelle, <i>Instinct des Oiseaux</i>,
+<i>Migrations des Oiseaux</i>, <i>des Plantes</i> etc., n'ont rien
+perdu de leur fraîcheur et de leur éclat. Il y a là un
+souffle puissant, un parfum de grâce et de poésie dont
+l'âme se sent doucement pénétrée comme d'une rosée
+céleste. Il en est de même de bien des pages qu'un chrétien
+seul pouvait écrire et dans lesquelles vibre l'accent
+de la conviction, le chapitre sur l'<i>Extrême-Onction</i> entre
+autres, ceux relatifs aux <i>Missions</i>, etc. Sans doute on
+peut reprocher parfois à l'auteur dans son meilleur langage
+un peu trop d'alliage et le mélange de locutions
+profanes; mais qui sait si ce n'était point une nécessité
+de l'époque et si, pour être compris de son siècle, il ne
+fallait pas ce style parfois un peu bariolé et qui s'efforce
+le plus possible de dérober aux regards ce que Bossuet
+appelle éloquemment &laquo;la face hideuse de l'Évangile?&raquo;</p>
+
+<p>Pour juger sainement du livre et tenir compte à l'auteur
+de tout le bien qu'il a produit, il faut se rappeler
+dans quelles circonstances il parut et quel était l'état gé<span class='pagenum'><a name="Page_179" id="Page_179">[Pg 179]</a></span>néral
+des esprits au lendemain du XVIII<sup>e</sup> siècle et de la
+Révolution. Voici à ce sujet et comme indication sûre,
+d'après un témoin oculaire, ce qui se passait en 1797 ou
+1798 dans l'atelier du peintre David:</p>
+
+<p>&laquo;Il arriva qu'un des élèves, en racontant une histoire
+bouffonne, y mêla à plusieurs reprises le nom de Jésus-Christ.
+La première fois, Maurice ne dit rien, seulement
+sa physionomie devint sévère; mais lorsque le conteur
+eut répété de nouveau le nom sacré, alors les yeux du
+chef de la secte des penseurs s'enflammèrent, et Maurice
+fit taire le mauvais plaisant en lui imposant impérieusement
+silence. L'étonnement des élèves parut
+grand; mais il ne fut exprimé que sur la physionomie
+de chacun qui resta muet. Maurice était sujet à des colères
+très-vives, mais qui duraient peu; il avait d'ailleurs
+du tact, et en cette occasion, il sentit la nécessité
+de justifier par quelques paroles la hardiesse de la sortie
+qu'il venait de faire:</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;Belle invention vraiment, dit-il en continuant
+de peindre, que de prendre Jésus-Christ pour sujet de
+plaisanterie! Vous n'avez donc jamais lu l'<i>Évangile</i>
+tous tant que vous êtes? L'<i>Évangile</i>! c'est plus beau
+qu'Homère, qu'Ossian! Jésus-Christ au milieu des
+blés, se détachant sur un ciel bleu! Jésus-Christ disant:
+&laquo;<i>Laissez venir à moi les petits enfants!</i>&raquo; Cherchez
+donc des sujets de tableaux plus grands, plus
+sublimes que ceux-là! Imbécile, ajouta-t-il en s'adressant
+avec un ton de supériorité amicale à son camarade
+qui avait plaisanté, achète donc l'<i>Évangile</i> et lis-le
+avant de parler de Jésus-Christ.&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;Il faut le répéter, de telles paroles, dites à cette épo<span class='pagenum'><a name="Page_180" id="Page_180">[Pg 180]</a></span>que
+et dans un lieu tout à fait public, eussent certainement
+excité de la rumeur et pu compromettre la sûreté
+du harangueur. Tous les élèves le sentirent bien; car
+lorsque Maurice eut cessé de parler, il y eut un intervalle
+de silence assez long pendant lequel tout le monde
+se consulta du regard pour savoir comment on prendrait
+la chose.</p>
+
+<p>&laquo;Le brave Moriès trancha la difficulté: &laquo;<i>C'est bien
+cela, Maurice!</i>&raquo; dit-il d'une voix ferme; et à peine ces
+mots eurent-ils été prononcés que tous les élèves crièrent
+à plusieurs reprises: <i>Vive Maurice</i>!</p>
+
+<p>&laquo;On aurait tort de croire cependant que, dans le sentiment
+généreux que fit éclater cette jeunesse, il entrât
+des idées de piété. À l'atelier de David, comme par toute
+la France alors, on était et l'on affectait surtout d'être
+très-indévot.&raquo;</p>
+
+<p>C'est à ce moment là même ou bientôt après, que parut
+le livre de Chateaubriand et l'on sait avec quel immense
+succès. Il fallait pour cela qu'il parlât au siècle
+une langue que celui-ci pût tout d'abord comprendre,
+qui lui fût sympathique bien loin de l'effaroucher, ce
+qui n'empêche pas que cette langue riche, imagée, colorée,
+brillantée, mais parfois trop humaine, n'ait fréquemment
+aussi la vraie note chrétienne, capable de
+faire sur le lecteur une heureuse impression, plus sans
+doute qu'on ne veut l'admettre aujourd'hui. Il nous
+semble que le livre, débarrassé du fatras scientifique et
+soi-disant théologique, et allégé par quelques autres retranchements,
+pourrait être grandement utile encore.
+Dans nul autre peut-être de ses ouvrages, Chateaubriand
+ne fut mieux inspiré, moins obsédé de préoccu<span class='pagenum'><a name="Page_181" id="Page_181">[Pg 181]</a></span>pations
+étrangères ou personnelles, et l'on sent à l'énergie
+de son accent, à la vivacité de sa foi, qu'il était dans
+toute la ferveur du néophyte et sous le coup encore du
+douloureux événement qui l'avait frappé comme un
+coup de foudre en déterminant sa conversion ainsi que
+lui-même l'a proclamé dans une page éloquente:</p>
+
+<p>&laquo;Ma mère, dit-il, après avoir été jetée à soixante-douze
+ans dans les cachots où elle vit périr une partie
+de ses enfants, expira sur un grabat où ses malheurs
+l'avait reléguée. Le souvenir de mes égarements répandit
+sur ses derniers jours une grande amertume. Elle
+chargea, en mourant, une de mes s&#339;urs de me rappeler
+à cette religion dans laquelle j'avais été élevé. Ma s&#339;ur
+me manda les derniers v&#339;ux de ma mère; quand la
+lettre me parvint au delà des mers, ma s&#339;ur elle-même
+n'existait plus; elle était morte aussi des suites de son
+emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau,
+cette mort qui servait d'interprète à la mort, m'ont
+frappé; je suis devenu chrétien; je n'ai point cédé, j'en
+conviens, à de grandes lumières surnaturelles; ma conviction
+est sortie de mon c&#339;ur; j'ai pleuré et j'ai cru.&raquo;</p>
+
+<p>L'<i>Itinéraire de Paris à Jérusalem</i> est un livre des plus
+remarquables et dans lequel on sent la conviction
+comme aussi sans doute dans les <i>Martyrs</i> encore que
+Chateaubriand, dominé par ses souvenirs ou ses préjugés
+classiques, ait fort enguirlandé, enjolivé, poétisé le
+paganisme de la décadence qui fait trop belle figure en
+vérité à côté du christianisme de l'âge d'or ou de l'âge
+héroïque. Puis dans tel chapître, l'épisode de Velléda
+par exemple, le langage des passions terrestres, des
+passions coupables, fait explosion avec trop de violence<span class='pagenum'><a name="Page_182" id="Page_182">[Pg 182]</a></span>
+et ce n'est pas à tort que Feller a dit: Un reproche assez
+grave a été fait à Chateaubriand; dans le tableau
+qu'il fait des passions, ses peintures sont si voluptueuses
+qu'elles ne peuvent être mises sans danger sous les yeux
+de la jeunesse et qu'elles seraient même capables de
+troubler l'âge mûr et la vieillesse.&raquo; Reproches qui peuvent
+et doivent s'adresser à <i>Réné</i>, <i>Atala</i>, les <i>Martyrs</i>, la
+<i>Vie de Rancé</i>.</p>
+
+<p>Dans des livres même sérieux pour le fond comme
+pour la forme, les <i>Études et Discours historiques</i> par
+exemple, l'illustre écrivain, qu'on ne saurait excuser
+parfois de témérité, quant à ses appréciations des faits
+politiques ou religieux, n'est pas toujours assez discret
+dans ses peintures ou ses citations, qu'il s'agisse des
+m&#339;urs des païens ou de celles de telle période de notre
+histoire. On ne saurait l'excuser par exemple de sa complaisance
+à citer tout au long, à propos du règne de
+Henri III, un immonde épisode qu'il copie textuellement
+dans Brantôme, (<i>Les Femmes galantes</i>). Ces passages risqués
+et ces témérités de langage sont d'autant plus regrettables
+que le livre est en général écrit de la meilleure
+plume du maître, qu'il abonde en portraits étonnants
+de relief, en tableaux saisissants, en réflexions et commentaires
+vraiment éloquents.<br /><br /></p>
+
+
+<h2>II</h2>
+
+<p>La politique a beaucoup, et trop même, préoccupé
+Chateaubriand, par l'entraînement d'illusions généreuses
+sans doute, mais il faut bien le reconnaître aussi,<span class='pagenum'><a name="Page_183" id="Page_183">[Pg 183]</a></span>
+par la passion de la popularité, par le vain désir de
+jouer un grand rôle, d'être un personnage important
+dans l'État:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Ton âme, insatiable aux choses du moment,<br /></span>
+<span class="i0">Redemandait toujours un nouvel aliment.<br /></span>
+<span class="i0">Quand ton char eut touché la borne de l'arène,<br /></span>
+<span class="i0">Tu voulus réunir dans ta main souveraine<br /></span>
+<span class="i0">La palme politique et celle des beaux-arts.<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Chateaubriand croyait sans doute, comme il le disait,
+n'écouter que la voix du patriotisme quand c'était surtout
+un sentiment personnel, égoïste qui lui soufflait ses
+résolutions et lui dictait plus d'une fausse démarche.
+&laquo;M. de Villèle, dit Feller, lui obtint le ministère des
+affaires étrangères; mais Chateaubriand ne croyait lui
+devoir aucune reconnaissance pour tant de bons offices:
+la domination du premier ministre lui devenait insupportable,
+il prit la résolution de le supplanter, et l'on
+ne peut s'empêcher de blâmer sa conduite à cette
+époque. M. de Villèle lui était sans doute infiniment inférieur
+comme écrivain, mais il lui était de beaucoup
+supérieur comme homme d'état; pour le renverser, Chateaubriand
+descendit à des man&#339;uvres peu dignes de
+lui..... Contre son intention sans doute, les coups qu'il
+avait portés à M. de Villèle étaient retombés sur le gouvernement
+et contribuèrent à décider la chute de la Restauration.&raquo;</p>
+
+<p>Dans la brochure intitulée: <i>De la Restauration et de la
+Monarchie élective</i>, publiée en 1831, on lit cette phrase
+entre autres: &laquo;Je suis bourbonnien par honneur,
+royaliste par raison et conviction, républicain par goût<span class='pagenum'><a name="Page_184" id="Page_184">[Pg 184]</a></span>
+et par caractère.&raquo; L'homme qui parlait et qui agissait
+ainsi se croyait de bonne foi un grand homme d'État et
+s'étonnait et s'indignait qu'on ne le prît pas au sérieux.</p>
+
+<p>Il ne semble pas douteux que cette personnalité, si
+fortement accusée dans les <i>Mémoires d'Outre-tombe</i>, n'ait
+été le grand malheur et aussi le tort de Chateaubriand
+qui eût dû apporter plus de désintéressement dans l'accomplissement
+de sa glorieuse tâche et donner à ses
+nobles labeurs leur véritable but dans lequel sa propre
+gloire ne vînt que comme une préoccupation secondaire,
+dernière, et non principale, comme l'affirme un de ses
+admirateurs, M. Loménie: &laquo;Paraître sous un beau jour
+devant la postérité, voilà la pensée dominante de toute
+la vie de Chateaubriand.... Il n'hésite jamais à <i>tout
+sacrifier</i>, non-seulement des intérêts ou des ambitions,
+mais peut-être aussi quelquefois des convenances et
+des devoirs du moment, à cette constante préoccupation
+de l'avenir.&raquo;</p>
+
+<p>Cela est d'autant plus étrange, d'autant plus inexplicable
+que, sincèrement et au plus profond de son c&#339;ur,
+Chateaubriand était chrétien et d'un christianisme non
+pas seulement spéculatif et théorique. Pourtant ce
+grand esprit, cette sublime intelligence, cette haute
+expérience même ne suffirent pas à l'éclairer dans la
+pratique, à faire tomber ce fatal bandeau que l'orgueil
+avait épaissi sur ses yeux à lui révéler ce qu'il avait
+proclamé plus d'une fois lui-même comme une vérité
+certaine, élémentaire, à savoir que l'humilité, que l'oubli
+plus ou moins complet de soi-même est la vertu
+essentielle du fidèle et que la religion seule peut et doit
+nous l'inspirer. Par l'obsession de cet orgueil étrange<span class='pagenum'><a name="Page_185" id="Page_185">[Pg 185]</a></span>ment
+naïf, et ces travers de son esprit, en dépit de son
+génie, l'illustre écrivain ne fit ni aux autres ni à lui-même
+tout le bien qu'il eût pu, et s'il faut l'avouer
+même, il fit à eux comme à lui, plus d'une fois, quelque
+mal. Comme nous l'avons dit, dans la plupart de ses ouvrages,
+il est un certain nombre de passages, de pages
+même qu'on s'étonne d'y lire, et que la main d'un chrétien,
+s'il les avait écrites dans la fièvre du travail, n'aurait
+pas dû hésiter, après réflexion, à effacer.</p>
+
+<p>Pour lui-même, l'illustre poète, faute d'une règle de
+conduite assez ferme, en écoutant trop, ce semble, les
+entraînements de l'ambition et d'autres, a vu souvent
+sa vie troublée par l'inquiétude, empoisonnée par les
+cruels déboires, par les déceptions amères, bouleversée
+même par des orages. Par les mêmes motifs, et faute sans
+doute d'avoir fait à la préoccupation religieuse la plus
+large part dans sa vie, ses dernières années furent désolées
+par cet ennui morne, par ces incurables et, sous
+certains rapports, inexcusables tristesses à l'état de phénomène
+et dont plusieurs témoins oculaires nous font de
+si prodigueux récits. Madame de Bawr dit dans ses <i>Mémoires
+et Souvenirs</i>:</p>
+
+<p>&laquo;Comment donc devînt-il si indifférent à tant de
+gloire? Hélas! il ne put supporter la perte de sa jeunesse.
+Sans qu'il fût atteint d'aucune infirmité, d'aucune
+souffrance grave, il était si malheureux de vieillir
+que rien ici-bas n'excita plus son intérêt, ne lui apporta
+plus de joie. Cette mélancolie de caractère, dont son
+ardente imagination lui donna des accès auxquels nous
+devons <i>Réné</i> et tant d'autres belles pages, devint une
+tristesse habituelle. La tête penchée, l'&#339;il abattu, il res<span class='pagenum'><a name="Page_186" id="Page_186">[Pg 186]</a></span>tait
+immobile et silencieux au milieu de ses amis et de
+ses admirateurs sans prendre plus de part à ce qui se
+disait autour de lui qu'il n'en prenait aux plus grands
+évènements du monde. Pensait-il à ses belles années?
+Dans ce cas il faut croire que le brillant souvenir de la
+jeunesse ajoutait encore à sa peine. Quelles que fussent
+les idées qui venaient assombrir son visage, il était douloureux
+de voir ce beau génie sous le poids d'un malheur
+sans remède et de voir s'éteindre le feu d'une vie
+de gloire et d'amour dont la flamme ne se ranimait que
+par instants.&raquo;</p>
+
+<p>M. Loménie n'est pas moins affirmatif: &laquo;Il croyait
+peu, il est vrai, au génie de ses contemporains et à la
+durée de leur gloire, mais il doutait presque autant de
+son génie et la crainte d'être enseveli dans le commun
+naufrage des réputations de son siècle et de manquer le
+but de sa vie, <i>faisait le tourment secret de ses derniers
+jours</i>... Le sentiment religieux, quoique très vif dans
+cette âme d'artiste, ne fut jamais assez fort pour lui
+faire prendre résolûment en mépris la destinée de son
+nom.</p>
+
+<p>&laquo;Tant que la veillesse ne lui fit point trop sentir ses
+atteintes, il résista de son mieux aux impulsions de ce
+caractère malheureux... Mais plus tard, cette caducité,
+si odieuse à sa poétique imagination, le fit s'abandonner
+tout entier à une profonde et incurable mélancolie. À
+mesure que ses facultés faiblissaient, il se repliait sur
+lui-même et, ne voulant pas qu'on vît son esprit subir
+comme son corps la pression des années, il s'imposait le
+silence et ne parlait presque plus<a name="FNanchor_45_45" id="FNanchor_45_45"></a><a href="#Footnote_45_45" class="fnanchor">[45]</a>.&raquo;<span class='pagenum'><a name="Page_187" id="Page_187">[Pg 187]</a></span></p>
+
+<p>La biographe ajoute cependant en façon de correctif:
+&laquo;<i>L'auteur du Génie du Christianisme</i> n'a certainement pas
+échappé à la grande infirmité de notre époque. Il a eu
+sa part, et une assez forte part d'égoïsme et d'orgueil.
+Mais ceux qui ont pu l'étudier de près dans sa vieillesse,
+à cet âge où les traits de caractère deviennent, comme
+les traits du visage, plus accentués et plus saillants,
+ceux-là savent tout ce qui se mêlait de noblesse d'âme
+et de sincère défiance de soi-même à cet égoïsme et à
+cet orgueil qu'engendrent les séductions de la gloire.&raquo;</p>
+
+<p>Pour être juste et comme circonstance atténuante,
+faudrait-il ajouter que chez le poète cet état douloureux
+autant que singulier pouvait tenir à je ne sais quelle
+disposition physique et maladive, à une lacune dans
+l'organisation. L'admirable Joubert, dans cette étonnante
+lettre du 21 octobre 1803, où le Chateaubriand,
+qui sera pour tant d'autres une énigme incompréhensible,
+se trouve, nombre d'années à l'avance, si bien
+déchiffré, et l'on peut dire, percé à jour, Joubert nous
+dit en propres termes:</p>
+
+<p>&laquo;Un fonds d'ennui, qui semble avoir pour réservoir
+l'espace immense qui est vacant entre lui-même et ses
+pensées exige perpétuellement de lui des distractions
+qu'aucune occupation, aucune société ne lui fourniront
+jamais à son gré et auxquelles aucune fortune ne pourrait
+suffire, s'il ne devenait tôt ou tard sage et réglé. Tel
+est en lui l'homme natif...&raquo;</p>
+
+<p>Citons de cette lettre quelques passages encore non
+moins instructifs que curieux: &laquo;Il est certain qu'il a
+blessé dans son ouvrage des convenances importantes,
+et que même il s'en soucie fort peu, car il croit que son<span class='pagenum'><a name="Page_188" id="Page_188">[Pg 188]</a></span>
+talent s'est encore mieux déployé dans ces écarts.</p>
+
+<p>&laquo;Il est certain qu'il aime mieux les erreurs que les
+vérités dont son livre est rempli, parce que ces erreurs
+sont plus siennes, il en est plus l'auteur.</p>
+
+<p>&laquo;.... Il a, pour ainsi dire, toutes ses facultés en dehors,
+et ne les tourne point en dedans. Il ne se parle point, il
+ne s'écoute guère, il ne s'interroge jamais, à moins que
+ce ne soit pour savoir si la partie inférieure de son âme,
+je veux dire son goût et son imagination, sont contents,
+si sa pensée est arrondie, si ses phrases sont bien sonnantes,
+si ses images sont bien peintes, etc., observant
+peu si tout cela est bon; c'est le moindre de ses soucis.</p>
+
+<p>&laquo;Il parle aux autres, c'est pour eux seuls et non pas
+pour lui qu'il écrit; aussi c'est leur suffrage plus que le
+sien qu'il ambitionne, et de là vient que son talent ne
+le rendra jamais heureux, car le fondement de la satisfaction
+qu'il pourrait en recevoir est hors de lui, loin de
+lui, varié, mobile, inconnu.</p>
+
+<p>&laquo;Sa vie est autre chose. Il la compose, ou pour mieux
+dire, il la laisse s'arranger d'une toute autre manière.
+<i>Il n'écrit que pour les autres et ne vit que pour lui.</i> Il ne
+songe point à être approuvé, mais à se contenter. Il
+ignore même profondément ce qui est approuvé dans le
+monde ou ce qui ne l'est pas.</p>
+
+<p>&laquo;Il n'y a songé de sa vie et ne veut point le savoir. Il
+y a plus: comme il ne s'occupe jamais à juger personne,
+il suppose aussi que personne ne s'occupe à le juger.
+Dans cette persuasion, il fait avec une pleine et entière
+sécurité ce qui lui passe par la tête, sans s'approuver ni
+se blâmer le moins du monde.&raquo;</p>
+
+<p>Cette lettre, qu'on a le regret de ne pouvoir citer en<span class='pagenum'><a name="Page_189" id="Page_189">[Pg 189]</a></span>
+entier, atteste chez son auteur une sagacité de coup
+d'&#339;il qui tient de la divination, et vient à l'appui, ce
+semble, des considérations présentées plus haut. Il n'a
+manqué à Chateaubriand, pour son propre bonheur et
+même pour sa gloire devant la postérité, qu'une pratique
+plus conforme à sa théorie.</p>
+
+<p>Quoiqu'il en soit, il résulte de là pour qui sait réfléchir,
+un grand enseignement, une leçon formidable et
+salutaire: c'est que les dons de l'intelligence pas plus
+que les richesses matérielles ne sont un présent gratuit;
+il faut les recevoir de la main de Dieu, quand ils nous
+viennent, avec une profonde gratitude, mais aussi avec
+tremblement par la crainte d'en user mal et que l'orgueil
+ou la vanité ne nous les rende fatals alors même qu'ils
+profiteraient aux autres. Si le succès couronne nos
+efforts, si la gloire entoure notre nom de son auréole, si
+nous devenons célèbres, tâchons de rester modestes,
+d'être de plus en plus humbles, en pensant que, par
+nous-même, nous ne sommes rien, nous ne pouvons rien,
+et que cette petite flamme qu'on appelle le génie, un
+souffle peut l'éteindre quand il n'a pas dépendu de nous
+de l'allumer. Cette fugitive lueur, c'est le feu sacré venu
+du ciel, mais un mensonge de la Fable à tort prétendit
+que Prométhée avait pu dérober aux dieux la mystérieuse
+étincelle. Si nous ne pouvons être tout à fait indifférent
+aux murmures caressants de la renommée, aux
+douces joies d'un triomphe mérité, efforçons-nous d'épurer
+nos intentions, de travailler, de lutter, de souffrir
+pour le vrai bien, pour le vrai beau en vue de la récompense
+la plus sublime et des espérances d'une sainte immortalité.<span class='pagenum'><a name="Page_190" id="Page_190">[Pg 190]</a></span></p>
+
+<p>Chateaubriand (Réné) était né à Saint-Malo en 1768, il
+mourut à Paris en 1848, au lendemain de la révolution
+de février, aussi disparut-il de la scène sans faire plus
+de bruit que le moindre des littérateurs en temps ordinaire.
+Il est enterré, comme on sait, sur un rocher qui
+s'élève au milieu des flots, non loin de sa ville natale.
+Lui-même s'était inquiété longtemps à l'avance de se
+préparer une tombe à part et dans un mode qui ne fût
+point banal. S'il y eut là encore quelque calcul de la vanité,
+celle-ci s'est méprise; car maintenant les pèlerins
+deviennent rares de plus en plus sur l'ilot. Ceux qui parfois
+encore y abordent, ne sont guère que de pauvres
+matelots, ignorant le nom de grand homme et qui ne
+s'arrêtent pas là d'habitude pour déposer des couronnes,
+mais pour faire sécher leurs filets.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_45_45" id="Footnote_45_45"></a><a href="#FNanchor_45_45"><span class="label">[45]</span></a> Loménie.&mdash;<i>Biographie des contemporains par un homme de rien.</i><span class='pagenum'><a name="Page_191" id="Page_191">[Pg 191]</a></span></p></div>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAUVEAU-LAGARDE" id="CHAUVEAU-LAGARDE"></a>CHAUVEAU-LAGARDE</h2>
+
+
+<p>Cet homme éminent, l'une des gloires les plus pures
+du barreau moderne, peut et doit être proposé en
+exemple aux jeunes stagiaires comme aux avocats en
+renom; car il réunit toutes les vertus qui rendent cette
+profession si admirable quand on l'exerce comme elle
+devrait toujours s'exercer. Véritablement éloquent, de
+&laquo;cette éloquence qui est l'âme même,&raquo; comme a dit si
+bien le père Lacordaire, et dont, en effet, les inspirations
+venaient du c&#339;ur, Chauveau-Lagarde ne montrait
+pas pour ses clients moins de zèle que de désintéressement,
+et plus d'une fois il leur ouvrit sa bourse, bien
+loin d'accepter des honoraires. À ces vertus il joignait
+le courage qui ne reculait pas devant l'accomplissement
+d'un devoir pour lui sacré, fut-ce au péril de sa
+vie.</p>
+
+<p>Né à Chartres, le 21 janvier 1756, Chauveau-Lagarde
+(Claude-François) était fils d'un modeste artisan récompensé,
+ce qui n'arrive pas toujours, des sacrifices bien
+lourds qu'il s'était imposés pour son éducation, par les
+succès de l'enfant au collége d'abord, puis par ceux du
+jeune homme au barreau. Car, avant 89, Chauveau-Lagarde
+comptait déjà parmi les avocats distingués au
+Parlement, et les évènements politiques vinrent ouvrir<span class='pagenum'><a name="Page_192" id="Page_192">[Pg 192]</a></span>
+à son talent une nouvelle et plus glorieuse carrière,
+quand par le triomphe des violents montagnards, jacobins,
+maratistes, hébertistes, la Révolution, qui avait
+éveillé tant d'espérances cruellement déçues, fut devenue
+le régime abominable de la Terreur. Alors que la
+guillotine, par décret spécial, se dressait en permanence
+(moins le couperet, retiré tous les soirs) sur la place
+dite aujourd'hui de la Concorde, la profession d'avocat
+exposait à de grands périls et, pour les éviter ou les
+braver, il ne fallait pas moins de courage que d'habileté.
+Chauveau-Lagarde eut l'un et l'autre, et souvent
+il ne craignit pas de disputer obstinément à Fouquier-Tainville
+ses victimes. Plus d'une fois, trop rarement au
+gré de son désir, il eut le bonheur de les lui arracher
+comme il fit du général Miranda, acquitté grâce à l'éloquente
+plaidoirie de son défenseur.</p>
+
+<p>Il fut moins heureux pour d'autres, pour Brissot,
+pour Charlotte Corday; mais celle-ci, condamnée à
+l'avance, pouvait-elle être sauvée &laquo;quand, dit un historien,
+son héroïsme se glorifiait de ce qu'on lui imputait
+à crime.&raquo; Aux questions du président, lorsqu'elle
+comparut devant le tribunal, elle répondit: &laquo;Oui, c'est
+moi qui ai tué Marat.</p>
+
+<p>&mdash;Qui vous a poussée à ce meurtre?</p>
+
+<p>&mdash;Ses crimes.</p>
+
+<p>&mdash;Quels sont ceux qui vous l'ont conseillé?</p>
+
+<p>&mdash;Moi seule; je l'avais résolu depuis longtemps;
+j'ai voulu rendre la paix à mon pays.</p>
+
+<p>&mdash;Croyez-vous donc avoir tué tous les Marat?</p>
+
+<p>&mdash;Hélas! non, reprit-elle.</p>
+
+<p>Comment défendre une prévenue qui s'accusait ainsi<span class='pagenum'><a name="Page_193" id="Page_193">[Pg 193]</a></span>
+elle-même? &laquo;Chauveau-Lagarde, dit M. Durozoir, sans
+démentir ni son caractère, ni l'opinion qu'il s'était
+formée comme citoyen ou comme homme de l'assassinat
+de Marat&raquo; (blâmable au point de vue de la stricte
+morale), sut remplir noblement sa mission d'humanité.
+Il prononça en faveur de l'accusée un court mais émouvant
+plaidoyer, en s'efforçant, chose à peu près impossible
+d'ailleurs, d'appeler l'indulgence des juges sur sa
+cliente entraînée, disait-il, comme malgré elle, par le
+fanatisme et l'exaltation politique. Mais ici il fut interrompu
+par Charlotte Corday qui, dans un langage
+énergique, rétablit les faits et maintint le caractère
+véritable selon elle de son acte accompli, après mûre
+réflexion, dans la plénitude de la raison et avec une
+volonté tranquille et résolue, par pur dévoûment à la
+patrie. Du reste, elle se plut à rendre justice au zèle
+de son défenseur, et la condamnation prononcée, elle
+lui dit:</p>
+
+<p>&laquo;Vous m'avez défendue, Monsieur, d'une manière
+délicate et généreuse; c'était la seule qui pût me
+convenir; je vous en remercie et je veux vous donner
+une preuve de mon estime. On vient de m'apprendre
+que tous mes biens sont confisqués: je dois quelque
+chose à la prison, je vous charge d'acquitter cette
+dette.&raquo;</p>
+
+<p>Chauveau-Lagarde s'empressa d'accomplir ce pieux
+devoir, et avant même que Charlotte quittât la prison
+pour être conduite à l'échafaud, toujours calme, toujours
+forte et courageuse, mais revenue de quelques-unes
+de ses illusions d'après ce fragment d'une lettre
+à Barbaroux: &laquo;Quel triste peuple pour fonder une<span class='pagenum'><a name="Page_194" id="Page_194">[Pg 194]</a></span>
+république! On ne conçoit pas ici qu'une femme
+inutile, dont la plus longue vie n'est bonne à rien,
+puisse s'immoler de sang-froid à son pays.&raquo; La pauvre
+jeune <i>héroïne</i> n'eût pas dû ignorer que l'assassinat
+jamais n'a rien fondé, et qu'<i>une vie n'est jamais inutile,
+n'est jamais trop longue</i>, lorsqu'elle est remplie par la
+pratique des humbles et pieuses vertus et des obscurs
+dévoûments qui sont l'honneur de la femme, jeune
+fille où mère de famille.</p>
+
+<p>Quelques mois après l'exécution de Charlotte Corday,
+Chauveau-Lagarde fut choisi d'office par le tribunal
+pour défendre une autre et plus illustre accusée, l'infortunée
+Marie-Antoinette. &laquo;Quelques personnes, dit
+Chauveau-Lagarde lui-même dans sa brochure si intéressante
+relative au procès<a name="FNanchor_46_46" id="FNanchor_46_46"></a><a href="#Footnote_46_46" class="fnanchor">[46]</a>, ont vanté le prétendu courage
+qu'il nous fallut (à M. Tronçon-Ducoudray et à
+moi) pour accepter cette tâche à la fois honorable et
+pénible: elles se sont trompées. Il n'y a point de vrai
+courage sans réflexion. Nous ne songeâmes pas même
+aux dangers que nous allions courir. Je partis à l'instant
+pour la prison, plein du sentiment d'un devoir si
+sacré, mêlé de la plus profonde amertume.&raquo;</p>
+
+<p>Puis il reprend avec un accent où le c&#339;ur se trahit,
+où l'on sent cette vivacité de souvenirs du témoin oculaire
+ému, attendri: &laquo;La chambre où fut renfermée la
+Reine était alors divisée en deux parties par un paravent.
+À gauche en entrant était un gendarme avec ses
+armes; à droite, on voyait dans la partie occupée par<span class='pagenum'><a name="Page_195" id="Page_195">[Pg 195]</a></span>
+la Reine, un lit, une table, deux chaises. Sa Majesté
+était vêtue de blanc avec la plus extrême simplicité.</p>
+
+<p>&laquo;..... En abordant la Reine avec un saint respect,
+mes genoux tremblaient sous moi; j'avais les yeux
+humides de pleurs; je ne pus cacher le trouble dont
+mon âme était agitée, et mon embarras fut tel, que je
+ne l'eusse éprouvé jamais à ce point si j'avais eu l'honneur
+d'être présenté à la Reine et de la voir au milieu
+de sa cour, assise sur un trône, environnée de tout
+l'éclat de sa couronne.</p>
+
+<p>&laquo;Elle me reçut avec une majesté si pleine de douceur,
+qu'elle ne tarda pas à me rassurer par la confiance
+dont je m'aperçus bientôt qu'elle m'honorait à
+mesure que je lui parlais et qu'elle m'observait.&raquo; De
+cette confiance d'ailleurs le défenseur sut se montrer
+digne. &laquo;Je lus avec elle son acte d'accusation. À la
+lecture de cette &#339;uvre d'enfer, mois seul je fus anéanti.
+La Reine sans s'émouvoir, me fit des observations,&raquo;
+insistant sur l'inanité de l'accusation fondée sur cette
+prétendue <i>conspiration contre la France</i>, d'accord avec
+les ennemis de l'extérieur et de l'intérieur.</p>
+
+<p>Les pièces annexées à l'acte d'accusation pourtant
+étaient en si grand nombre, qu'il semblait impossible,
+dans le peu de temps qui restait, d'en prendre connaissance.
+L'avocat obtint, non sans peine, de la Reine
+qu'elle fît une demande à la Convention pour qu'il lui
+fût accordé un délai rigoureusement nécessaire. La note
+fut remise à Fouquier-Tainville qui promit de la communiquer
+à l'Assemblée; mais il n'en fit rien, on n'en
+fit qu'un usage inutile, puisque, le lendemain matin,
+dès huit heures, ainsi qu'il avait été annoncé, les<span class='pagenum'><a name="Page_196" id="Page_196">[Pg 196]</a></span>
+débats commencèrent, <i>ils durèrent pendant vingt heures
+consécutives</i>.</p>
+
+<p>&laquo;Il faut avoir été présent, dit Chauveau-Lagarde, à
+tous les détails de ce débat trop fameux pour avoir une
+juste idée du beau caractère que la Reine y a développé;&raquo;
+&laquo;plus occupée des autres que d'elle-même,
+comme l'a écrit M. de Montjoie; elle mit tous ses
+soins à ne compromettre aucune des personnes qui
+lui avaient été attachées.&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;..... La Reine fut, dans son procès, comme elle
+l'avait toujours été durant le cours de sa vie, admirable
+de bonté. En voici d'ailleurs comme preuve quelques
+traits que j'ai recueillis dans ses réponses:</p>
+
+<p>&laquo;On lui reproche d'avoir, avec le Roi, <i>trompé le
+peuple</i>:</p>
+
+<p>&raquo;Elle répond: &laquo;Que sans doute le peuple <i>a été
+trompé</i>; qu'il l'a même été <i>cruellement</i>; mais que ce
+n'est assurément ni par le Roi, ni par elle qui l'ont
+toujours <i>également aimé</i>.</p>
+
+<p>&raquo;On reprochait à la Reine d'avoir entretenu, avant
+la Révolution, des rapports politiques avec le roi de
+Bohème et de Hongrie (Joseph II).</p>
+
+<p>&raquo;Elle répond: &laquo;Qu'elle n'a jamais entretenu avec
+son frère que des rapports d'amitié et point de politique;
+mais que si elle en avait eu de ce genre, <i>ils
+auraient été tous à l'avantage de la France</i>.</p>
+
+<p>&raquo;On l'accuse d'avoir constamment nourri avec le Roi
+le projet de détruire la liberté, en remontant sur le
+trône, à quelque prix que ce soit.</p>
+
+<p>&raquo;Elle répond: &laquo;Que le Roi et elle n'avaient pas
+besoin de remonter sur le trône, puisqu'ils y étaient<span class='pagenum'><a name="Page_197" id="Page_197">[Pg 197]</a></span>
+qu'ils n'avaient, au reste, jamais désiré rien autre
+chose que <i>le bonheur de la France</i>; et qu'il leur aurait
+suffi que la <i>France fût heureuse</i> pour qu'ils le fussent
+eux-mêmes.&raquo;</p>
+
+<p>Toutes les autres et si nombreuses questions faites à
+l'illustre accusée avaient le même caractère de puérilité
+odieuse ou d'absurdité ridicule; et toujours elle sut répondre
+avec autant de dignité que d'à-propos. Mais
+qu'importait au tribunal! que lui importait la plaidoierie
+des avocats dont Chauveau-Lagarde dit modestement:
+&laquo;Sans doute quelque talent que déploya M.
+Tronçon-Ducoudray dans sa plaidoierie et quelque zèle
+que je pouvais avoir mis dans la mienne, nos défenses
+furent nécessairement au-dessous d'une telle cause, pour
+laquelle toute l'éloquence d'un Bossuet ou d'un Fénelon
+n'aurait pu suffire ou serait restée du moins impuissante.&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;... Ce que je puis dire, d'ailleurs, c'est que ni la
+présence des bourreaux devant lesquels un mot, un
+geste, une réticence pouvaient être un crime, ni l'appareil
+épouvantable de la mort dont nous étions environnés,
+ne nous ont fait oublier nos obligations; mais
+qu'au contraire nous combattîmes avec chaleur, avec
+énergie et de toutes nos forces, tous les chefs d'accusation,
+et que <i>nous plaidâmes pendant plus de trois heures</i>....
+Il ne faut pas que les étrangers puissent croire que,
+dans les temps horribles où la Reine et M<sup>me</sup> Élisabeth
+ont été assassinées, elles aient péri sans défense; ou, ce
+qui serait la même chose, pour ne pas dire plus affreux
+encore, que les Français qui furent chargés de les défendre
+n'aient pas senti toute l'importance de la mission
+qui leur était confiée.&raquo;<span class='pagenum'><a name="Page_198" id="Page_198">[Pg 198]</a></span></p>
+
+<p>&laquo;... J'avais ainsi plaidé pendant près de deux heures,
+j'étais accablé de fatigue; la Reine eut la bonté de le
+remarquer et de me dire avec l'accent le plus touchant:</p>
+
+<p>&laquo;Combien vous devez être fatigué, M. Chauveau-Lagarde:
+je suis bien sensible à toutes vos peines.&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;Ces mots qu'on entendit autour d'elle ne furent point
+perdus pour les bourreaux... La séance fut un instant
+suspendue avant que M. Tronçon-Ducoudray prît la
+parole. Je voulus en vain me rendre auprès de la Reine:
+un gendarme <i>m'arrêta sous ses propres yeux</i>. M. Tronçon-Ducoudray,
+ayant ensuite plaidé, <i>fut arrêté de même
+en sa présence</i>; et de ce moment, il ne nous fut plus permis
+de lui parler.&raquo;</p>
+
+<p>Voilà ces temps, ces affreux temps que, de nos jours
+encore, certains écrivains, par une aberration de la folie
+ou du crime, osent excuser, que dis-je? justifier, glorifier,
+et si l'on en croyait leur langage, qu'on peut croire
+une misérable forfanterie, voudraient nous ramener!</p>
+
+<p>Les défenseurs revirent la Reine de loin seulement
+lorsqu'ils entrèrent, toujours escortés par les gendarmes,
+pour le prononcé de l'arrêt. &laquo;Cet horrible arrêt, dit
+Chauveau-Lagarde, nous ne pûmes l'entendre sans en
+être consternés; la Reine seule l'écouta d'un air calme...
+Ce calme ne l'a point abandonnée jusqu'à ses derniers
+moments. Rentrée à la prison et avant de s'endormir
+dans la sécurité de sa conscience, du sommeil des justes,
+elle écrivit à M<sup>me</sup> Élisabeth la lettre que la Providence
+vient de révéler au monde, et qui est un monument
+éternel de l'inébranlable fermeté d'âme ainsi que de
+l'inépuisable bonté de c&#339;ur qu'elle avait manifestée durant
+tout le cours du procès.&raquo;<span class='pagenum'><a name="Page_199" id="Page_199">[Pg 199]</a></span></p>
+
+<p>Les deux courageux avocats, après avoir été fouillés
+et longuement interrogés sans qu'on trouvât rien à leur
+charge, furent laissés cependant dans la prison:
+&laquo;moins occupés de ce que nous allions devenir, dit la
+<i>Notice historique</i>, que de l'épouvantable issue de cet horrible
+procès. Quand on nous mit en liberté... <i>la Reine
+n'existait plus</i>.&raquo;</p>
+
+<p>Sept mois après, Chauveau-Lagarde fut averti par un
+message de M<sup>me</sup> Élisabeth, qu'il était choisi pour la défendre.
+C'était la veille même du jugement (9 mai
+1794). Tout aussitôt, il courut à la prison, mais on ne
+lui permit pas de communiquer avec son auguste
+cliente. Fouquier-Tainville, par une exécrable perfidie,
+motiva le refus d'autorisation sur l'ajournement du
+procès qui ne devait pas avoir lieu de sitôt; et le
+lendemain matin, en entrant dans la salle des séances
+du tribunal, Chauveau-Lagarde avait la douleur d'apercevoir
+&laquo;M<sup>me</sup> Élisabeth environnée d'une foule d'autres
+accusés, sur le haut des gradins où on l'avait
+placée tout exprès la première pour la mettre plus en
+évidence.&raquo;</p>
+
+<p>L'acte d'accusation fut plus absurde et plus odieux,
+s'il était possible, que celui dirigé contre la Reine: on
+en jugera par ces deux griefs principaux: &laquo;La complicité
+dans la conspiration du Roi et de la Reine contre
+la nation.&mdash;Les secours donnés par elle (Madame)
+aux blessés du Champ-de-Mars qu'elle avait pansés
+de ses propres mains.&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;Accusation monstrueuse, dit éloquemment Chauveau-Lagarde,
+et bien digne de ces temps d'irréligion et
+d'immoralité où ce qui paraissait le plus criminel à ces<span class='pagenum'><a name="Page_200" id="Page_200">[Pg 200]</a></span>
+pervers était précisément ce qu'il y a de plus sacré
+parmi les hommes.&raquo;</p>
+
+<p>La princesse, en présence de ces assassins à gages
+affublés de la toge du juge, fut admirable de fermeté et
+ne montra pas moins de présence d'esprit que de dignité
+dans ses réponses. Bien que son défenseur n'eût
+pu conférer avec elle, et que le débat n'eût duré qu'un
+instant, Chauveau-Lagarde prit la parole et se montra à
+la hauteur de sa mission, en établissant d'abord que
+l'acte d'accusation n'avait aucune base sérieuse et que
+les faits allégués ne prouvaient rien autre chose que la
+bonté de c&#339;ur de Madame et l'héroïsme de son amitié.</p>
+
+<p>&laquo;Après avoir développé ces premières idées (lisons-nous
+dans la <i>Notice historique</i>), je finis en disant: qu'au
+lieu d'une défense je n'aurais plus à présenter pour M<sup>me</sup>
+Élisabeth que son <i>apologie</i>; mais que, dans l'impuissance
+où j'étais d'en trouver une qui fût digne d'elle, il ne me
+restait plus qu'une seule observation à faire, c'est que
+la princesse, qui avait été à la cour de France <i>le plus parfait
+modèle de toutes les vertus, ne pouvait être l'ennemie
+des Français</i>.&raquo;</p>
+
+<p>À ces paroles prononcées avec l'énergique accent de
+la conviction, le président du Tribunal, Dumas, s'emporta
+jusqu'au délire de la fureur, en reprochant avec
+une brutalité sauvage et impie à l'avocat &laquo;de <i>corrompre
+la morale publique</i> en ayant l'audace de parler des vertus
+de l'accusée.&raquo; &laquo;Il fut aisé de s'apercevoir que M<sup>me</sup> Élisabeth
+qui, jusqu'alors, était restée calme et comme
+insensible à ses propres dangers, fut émue de ceux auxquels
+je venais de m'exposer: et après avoir, comme la
+Reine, entendu sans s'émouvoir son arrêt de mort,<span class='pagenum'><a name="Page_201" id="Page_201">[Pg 201]</a></span>
+comme la Reine, elle a consommé paisiblement le grand
+sacrifice de sa vie.&raquo;</p>
+
+<p>Après l'audience, Dumas, toujours frénétique, proposa
+au tribunal de faire arrêter l'avocat. On ne l'osa pas
+encore cependant, parce qu'on voulait avoir l'air de
+laisser la liberté aux défenseurs tant qu'ils existaient,
+et ils ne furent supprimés que deux mois après &laquo;comme
+les fauteurs salariés de la tyrannie, dit le rapport à
+ce sujet, voués par état à la défense des ennemis du
+peuple.&raquo;</p>
+
+<p>Bientôt après, 1<sup>er</sup> juillet, Chauveau-Lagarde, arrêté à
+la campagne, à vingt lieues de Paris, fut amené par des
+gendarmes à la prison de la Conciergerie. L'ordre d'arrestation
+portait &laquo;qu'il serait traduit sous trois jours au
+tribunal révolutionnaire pour y être jugé, attendu <i>qu'il
+était temps que le défenseur de la Capet</i> (sic) <i>portât sa tête
+sur le même échafaud</i>.&raquo;</p>
+
+<p>Mais le prisonnier eut le bonheur d'être oublié dans
+cette foule de victimes que le tribunal immolait sans
+relâche: &laquo;Je ne réclamai point, dit-il, je gagnai du
+temps, et après quarante jours de captivité, je fus mis
+en liberté dix jours après la mort de Robespierre et de
+Payan qui m'avait fait arrêter.&raquo;</p>
+
+<p>Libre, le courageux avocat reprit avec la même indépendance
+l'exercice de sa profession. En 1797, nous le
+voyons défendre, devant une commission militaire,
+l'abbé Brottier, accusé de conspiration royaliste. Sous
+l'Empire, à force de démarches et de persévérance, il
+obtient la grâce du lieutenant-colonel espagnol Darguines,
+que son éloquence n'avait pu faire absoudre.
+Sous la Restauration, à laquelle ses sympathies étaient<span class='pagenum'><a name="Page_202" id="Page_202">[Pg 202]</a></span>
+acquises, un proscrit, le général Bonnaire, ne fit pas en
+vain appel à son dévouement; et ce fut grâce à Chauveau-Lagarde,
+sans doute, que la déportation, au lieu
+de la peine capitale, fut prononcée en présence des
+charges sérieuses qui pesaient sur l'accusé, &laquo;coupable
+au moins, dit M. Leroy, d'une grande faiblesse dans des
+circonstances graves, et que la prudence comme le sang-froid
+avaient abandonné.&raquo;</p>
+
+<p>La noble indépendance de son caractère ne nuisit
+point à Chauveau-Lagarde parmi les esprits élevés de
+son parti. La duchesse d'Angoulême fit au défenseur de
+sa mère et de sa tante l'accueil le plus bienveillant et
+lui dit avec un accent ému: &laquo;<i>Depuis longtemps je connais
+vos sentiments</i>.&raquo;</p>
+
+<p>Pourtant il semble que le gouvernement de la Restauration
+qui, parfois, avec les intentions les meilleures,
+circonvenu par l'intrigue ou la passion, se montrait
+trop avare de ses faveurs pour les vrais dévouements,
+ne reconnut point, autant qu'il eût dû, les services de
+Chauveau-Lagarde, et ce fut presque tardivement que
+celui-ci fut appelé à siéger à la Cour de cassation. Il
+reçut de plus la décoration de la Légion d'honneur et
+des titres de noblesse. L'illustre avocat, d'ailleurs,
+jouissait depuis longtemps de la plus belle des récompenses,
+l'estime universelle, méritée par une vie sans
+tache. Dirai-je aussi aux yeux de tous les gens de bien,
+cette gloire, cet incomparable honneur d'avoir pu défendre,
+au péril de sa vie, deux des plus augustes victimes
+de la Révolution. &laquo;Qu'y a-t-il, en effet, de plus
+admirable que cette princesse... qui, toujours reine,
+toujours mère, toujours épouse, toujours elle-même,<span class='pagenum'><a name="Page_203" id="Page_203">[Pg 203]</a></span>
+a su finir, comme Louis XVI, par demander à Dieu la
+grâce de ses bourreaux..... Quant à M<sup>me</sup> Élisabeth de
+France, ne s'est-elle pas aussi, par son angélique
+résignation, élevée comme au-dessus de l'humanité
+même<a name="FNanchor_47_47" id="FNanchor_47_47"></a><a href="#Footnote_47_47" class="fnanchor">[47]</a>?&raquo;</p>
+
+<p>Chauveau-Lagarde mourut en chrétien, il n'est pas
+besoin de le dire, à Paris, le 24 février 1841, ne laissant
+qu'une fortune modeste et bien inférieure à celle que
+son grand talent et sa réputation pouvaient lui faire
+acquérir s'il n'eût point été aussi désintéressé.</p>
+
+<p>Depuis longues années dans la tombe l'avait précédé
+l'autre défenseur de Marie-Antoinette, Tronçon-Ducoudray,
+mort, victime de son dévouement, à Synnamarie,
+où il avait été déporté.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_46_46" id="Footnote_46_46"></a><a href="#FNanchor_46_46"><span class="label">[46]</span></a> <i>Notice historique sur les procès de la reine Marie-Antoinette
+et de Madame Élisabeth</i>; in-8&ordm;, 1816.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_47_47" id="Footnote_47_47"></a><a href="#FNanchor_47_47"><span class="label">[47]</span></a> <i>Notice historique sur le procès de la Reine</i>, etc.<span class='pagenum'><a name="Page_204" id="Page_204">[Pg 204]</a></span></p></div>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHEVALERIE" id="CHEVALERIE"></a>QUELQUES MOTS SUR LA CHEVALERIE<a name="FNanchor_48_48" id="FNanchor_48_48"></a><a href="#Footnote_48_48" class="fnanchor">[48]</a></h2>
+
+
+<p>&laquo;On place ordinairement l'institution de la chevalerie
+à l'époque de la première croisade, dit Chateaubriand,
+quoiqu'elle remonte à une date fort antérieure.
+Elle est née du mélange des nations arabes et des peuples
+septentrionaux, lorsque les deux grandes invasions
+du Nord et du Midi se heurtèrent sur les rivages de la Sicile,
+de l'Italie, de la Provence, et dans le centre de la Gaule,&raquo;
+ce qui ferait remonter l'institution à la seconde moitié du
+VIII<sup>e</sup> siècle, mais son existence officielle, si l'on me permet
+cette expression, ne date guère que du XI<sup>e</sup> siècle et ce n'est
+qu'à cette époque qu'on la voit régulièrement organisée.</p>
+
+<p>&raquo;Mais, dit l'historien déjà cité, on a eu tort de vouloir
+faire des chevaliers <i>un corps</i> de chevalerie. Les cérémonies
+de la réception du chevalier, l'éperon, l'épée,
+l'accolade, la veille des armes, les grades de page, de
+damoiseau, de poursuivant, d'écuyer, sont des usages
+et des institutions militaires qui remplaçaient d'autres
+usages et d'autres institutions tombées en désuétude;
+mais ils ne constituaient pas un corps de troupes homogène,
+discipliné, agissant sous un même chef, dans une
+même subordination. Les ordres religieux chevaleres<span class='pagenum'><a name="Page_205" id="Page_205">[Pg 205]</a></span>ques
+ont été la cause de cette confusion d'idées; ils ont
+fait supposer une chevalerie historique <i>collective</i>, lorsqu'il
+n'existait qu'une chevalerie individuelle. Au surplus,
+cette chevalerie fut délicate, vaillante, généreuse,
+et garda l'empreinte des deux climats qui la virent éclore;
+elle eut le vague et la rêverie du ciel noyé des Scandinaves,
+l'éclat et l'ardeur du ciel pur d'Arabie.&raquo;</p>
+
+<p>Dans ces temps si différents des nôtres, où la guerre
+était en quelque sorte l'état normal de la société, où la
+police, à vrai dire, n'existait point, le but avoué du chevalier,
+sa mission glorieuse autant qu'utile, était la protection
+du faible, de la femme, de la veuve, comme de l'orphelin.</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">La terre a vu jadis errer des paladins;<br /></span>
+<span class="i0">Ils flamboyaient ainsi que des éclairs soudains,<br /></span>
+<span class="i0">Puis s'évanouissaient, laissant sur les visages<br /></span>
+<span class="i0">La crainte et la lueur de leurs brusques passages,<br /></span>
+<span class="i0">Ils étaient dans des temps d'oppression, de deuil<br /></span>
+<span class="i0">.............<br /></span>
+<span class="i0">Les spectres de l'honneur du droit, de la justice;<br /></span>
+<span class="i0">Ils foudroyaient le crime, ils souffletaient le vice;<br /></span>
+<span class="i0">On voyait le vol fuir, l'imposture hésiter,<br /></span>
+<span class="i0">Blêmir la trahison, et se déconcerter<br /></span>
+<span class="i0">Toute puissance injuste, inhumaine, usurpée,<br /></span>
+<span class="i0">Devant ces magistrats sinistres de l'épée...<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>a dit admirablement le poète. Le dévouement aux
+dames, l'inviolable fidélité à la parole jurée, la défense
+du prêtre, du religieux, du pèlerin, du berger gardant
+son troupeau, ou du laboureur piquant ses b&#339;ufs, tels
+étaient les devoirs du chevalier, et auxquels il s'engageait
+par des serments solennels. Comme, au reste, pendant
+longtemps, à ces devoirs la plupart se montrèrent<span class='pagenum'><a name="Page_206" id="Page_206">[Pg 206]</a></span>
+généreusement fidèles, l'institution rendit à la civilisation
+d'immenses services, dont les peuples lui furent reconnaissants.
+Aussi, quoique disparue depuis des siècles,
+elle a laissé, ainsi qu'on l'a dit, &laquo;des traces ineffaçables
+de son souvenir dans nos m&#339;urs, dans nos idées,
+dans notre langage, dans les rapports de famille, et
+dans le droit des gens.&raquo;</p>
+
+<p>Mais on ne peut dissimuler pourtant que, par l'exaltation
+de certains sentiments, la chevalerie, celle surtout
+qu'on appelait la <i>chevalerie errante</i>, fut entraînée à des
+écarts qui précipitèrent sa décadence, écarts qu'aujourd'hui
+nous avons peine à croire, tant sont prodigieuses
+ces exagérations, dont plusieurs, tout probablement,
+furent des actes de folie véritable qui conduiraient
+maintenant leur auteur à Charenton. Il y eut alors chez
+certains chevaliers un étrange amalgame des pratiques
+de la religion avec la fidélité, on pourrait dire, la dévotion
+à la <i>Dame de leurs pensées</i>, dont le culte devenait
+une espèce d'idolâtrie à la fois superstitieuse et fanatique.
+Car le chevalier prenait les couleurs de sa dame,
+subissait avec une humble soumission ses dédains, ses
+caprices, si déplaisants qu'ils fussent; bien plus, il l'invoquait
+à l'heure du combat, même à l'heure de la mort.
+C'est à cette divinité terrestre qu'il rapportait toute la
+gloire de ses exploits.</p>
+
+<p>On voyait, pour citer quelques exemples, tel chevalier
+qui, pour expier un tort souvent imaginaire, s'arrachait
+un ongle, se coupait même un doigt, qu'il envoyait
+en témoignage de repentir à la belle offensée.
+Un autre se couvrait un &#339;il d'un bandeau et se condamnait
+à ne pas y voir pendant un laps de temps<span class='pagenum'><a name="Page_207" id="Page_207">[Pg 207]</a></span>
+considérable. Qu'auraient fait de plus les faquirs de
+l'Inde? Un troisième parcourait le monde costumé d'une
+façon ridicule, en Vénus, en Junon, par exemple, mais
+d'ailleurs armé de la lance, et, sous son vêtement féminin,
+couvert de l'armure, il forçait tous les chevaliers
+qu'il rencontrait à rompre une lance en l'honneur de sa
+dame. D'autres, et nullement pour l'amour du ciel,
+s'imposaient des jeûnes excessifs, de longues et pénibles
+retraites dans les lieux les plus déserts, les bois et les
+rochers, en s'exposant à toutes les intempéries des saisons,
+comme fit l'<i>Orlando furioso</i>, d'après un poète trop
+célèbre.</p>
+
+<p>L'Église dut plus d'une fois intervenir pour réprimer
+ces excès, et il ne fallut pas moins que sa haute et sainte
+autorité et sa fermeté pour y réussir, en tournant cette
+fiévreuse exaltation vers le bien, ce qui donna naissance
+aux ordres religieux et militaires, ou du moins servit à
+leur développement.</p>
+
+<p>La vie du chevalier était soumise à des règles comme
+à des épreuves, lors de ses débuts; un noviciat assez
+long précédait d'ordinaire la réception, qui se faisait de
+la façon la plus solennelle et avec des cérémonies à la
+fois graves et touchantes dont le jeune chevalier devait
+se souvenir à jamais. Parfois cependant, vu la nécessité
+pressante, dans le déclin de l'institution surtout, la chevalerie
+se conférait sur la brèche, dans la tranchée d'une
+ville assiégée ou sur le champ de bataille. C'est ainsi
+qu'à Marignan, François I<sup>er</sup> voulut être armé chevalier
+de la main de Bayard.</p>
+
+<p>&laquo;Bayard, mon ami, lui dit-il d'après un vieil auteur,
+je veux être aujourd'hui fait chevalier par vos mains;<span class='pagenum'><a name="Page_208" id="Page_208">[Pg 208]</a></span>
+car avez vertueusement, en plusieurs royaumes et provinces,
+combattu contre plusieurs nations... Donc,
+mon ami, dépêchez-vous.&raquo;</p>
+
+<p>&raquo;Alors prit son épée Bayard, et dit:</p>
+
+<p>&laquo;Sire, autant vaille que si estais Roland ou Olivier,
+Godefroy ou Baudouin, son frère.</p>
+
+<p>&raquo;Et puis après, cria hautement l'épée en la main droite:</p>
+
+<p>&laquo;Tu es bienheureuse d'avoir aujourd'hui, à un si
+beau et puissant roi, donné l'ordre de la chevalerie.
+Certes, ma bonne épée, vous serez moult bien comme
+relique gardée, et sur toutes autres honorée, et ne
+vous porterai jamais si ce n'est contre Turcs, Sarrasins
+et Mores.&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;Et puis fait deux sauts, et après remet au fourreau
+son épée.&raquo;</p>
+
+<p>Pour la chevalerie, existait la dégradation, à laquelle
+on était condamné pour crime de félonie, et qui s'accomplissait
+avec des circonstances qui la rendaient terrible.
+On faisait monter le coupable sur un échafaud
+dressé tout exprès en place publique. Là, on brisait
+sous ses yeux les deux pièces de son armure; son écu,
+le blason gratté, était attaché à la queue d'une cavale
+pour être traîné par les rues. Le héraut d'armes outrageait,
+par toutes les injures que l'imagination pouvait
+lui fournir, le misérable, fou de honte et de douleur.
+Les prêtres alors récitaient les vigiles funèbres, terminées
+par les malédictions du psaume 108. Puis quelqu'un
+demandait par trois fois le nom du dégradé, et par trois
+fois le héraut répondait: &laquo;<i>Nescio!</i> Je ne connais pas le
+nom de cet homme; il n'y a devant nous qu'un parjure
+et un félon.&raquo;<span class='pagenum'><a name="Page_209" id="Page_209">[Pg 209]</a></span></p>
+
+<p>Tout n'était pas fini pourtant: car, après qu'on avait
+répandu sur la tête du coupable un bassin d'eau chaude,
+il était tiré jusqu'au pied de l'échafaud avec une corde.
+Là, on l'étendait sur une civière en le couvrant d'un
+drap mortuaire, et dans cet état on le portait à l'église
+voisine, où le clergé, sur un mode lugubre et lent,
+psalmodiait à l'intention de cette espèce de cadavre, de
+ce mort vivant, les prières des défunts. Effrayant spectacle!
+mais admirable aussi, mais salutaire, qui devait
+faire sur les esprits, ou plutôt sur les c&#339;urs, une impression
+ineffaçable et rendre, pour ceux-là surtout qui
+en avaient été les témoins, la violation du serment presque
+impossible</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_48_48" id="Footnote_48_48"></a><a href="#FNanchor_48_48"><span class="label">[48]</span></a> À propos de l'impasse dit des <i>Chevaliers</i>.<span class='pagenum'><a name="Page_210" id="Page_210">[Pg 210]</a></span></p></div>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="DE_CHEVERUS_LE_CARDINAL" id="DE_CHEVERUS_LE_CARDINAL"></a>DE CHEVERUS (LE CARDINAL)</h2>
+
+
+<p>De Cheverus (Jean Louis Anne-Madeleine) né à
+Mayenne, le 28 janvier 1768, d'une ancienne famille
+de magistrats, &laquo;s'est attiré dans les deux mondes, dit
+M. Delambre, par sa piété et ses vertus, l'estime et
+l'affection des hommes même les plus opposés à ses
+croyances; et revenu au sein de sa patrie après trente
+années d'absence, il a retracé le même spectacle d'une
+vie pure, apostolique, gagnant tous les c&#339;urs, multipliant
+les fidèles, par son aimable simplicité et l'inaltérable
+aménité de son caractère.&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;Nous l'avons vu au milieu de nous, écrivait à
+l'époque de sa mort un pieux ecclésiastique, tel qu'il
+avait été à Boston et à Montauban, inspirant l'amour
+par toutes les qualités qui gagnent les c&#339;urs, commandant
+le respect par les vertus les plus éminentes. Dans
+sa conduite comme évèque, comme homme privé, il a
+toujours été égal à lui-même, c'est-à-dire plein d'une
+haute sagesse, ne s'occupant que de ses devoirs et se
+conciliant par son zèle, sa prudence, sa douceur, sa
+charité, sa simplicité, une vénération et une confiance
+universelles.&raquo;</p>
+
+<p>Écoutons maintenant le témoignage des protestants.
+Un journal de Boston, en parlant de M. de Cheverus et<span class='pagenum'><a name="Page_211" id="Page_211">[Pg 211]</a></span>
+de l'abbé de Malignon, s'exprime ainsi: &laquo;Ces hommes
+sont si savants qu'il n'y a pas moyen d'argumenter avec
+eux; leur vie est si pure et si évangélique qu'il n'y a
+rien à leur reprocher.</p>
+
+<p>Dans un autre numéro du même journal on lit
+encore: &laquo;En voyant de tels hommes, qui peut douter
+s'il est permis à la nature humaine d'approcher de la
+perfection de l'Homme-Dieu et de l'imiter de très près.&raquo;</p>
+
+<p>Une autre fois, c'est un protestant de la ville qui
+vient trouver l'abbé de Cheverus pour lui dire les larmes
+aux yeux: &laquo;Je ne croyais pas qu'un homme de
+votre religion pût être un homme de bien; je viens
+vous faire réparation d'honneur; je vous déclare que je
+vous estime et vénère comme le plus vertueux que j'aie
+connu.&raquo;</p>
+
+<p>Voilà, pris au hasard entre mille, quelques-uns des
+témoignages publiés ou privés d'admiration et d'estime
+rendus à ce saint évèque qui fit bénir dans les deux
+mondes sa charité inépuisable, héroïque parfois, comme
+sa douceur merveilleuse, et fut dans ce siècle tourmenté
+un autre St-François de Sales. N'est-ce pas un
+bonheur d'avoir à raconter, quoique, hélas! trop
+brièvement, cette vie si pleine et dans laquelle abondent
+les traits touchants ou sublimes? Heureux si nous
+pouvons faire passer dans l'âme du lecteur quelques-unes
+des émotions qui, plus d'une fois, ont remué délicieusement
+notre c&#339;ur, et fait trembler des larmes à
+nos paupières! Mais c'est trop insister sur l'exorde,
+venons aux preuves, à savoir aux faits eux-mêmes dont
+l'éloquence sera bien autrement persuasive que tous les
+discours.<span class='pagenum'><a name="Page_212" id="Page_212">[Pg 212]</a></span></p>
+
+<p>Après avoir fait avec succès ses études classiques au
+collége de Louis-le-Grand, le jeune Cheverus, aspirant
+à l'honneur du sacerdoce, étudia la théologie au collége
+de St-Magloire tenu par les Oratoriens. Ferme
+dans sa vocation bien que l'avenir fût gros de menaces
+qui ne devaient que trop tôt devenir des réalités, il fut
+ordonné prêtre le 18 décembre 1790, lors de la dernière
+ordination publique qui ait eu lieu à Paris avant la
+Révolution, alors que déjà l'Église, dépouillée de tous
+ses biens, la constitution civile du clergé décrétée avec
+obligation du serment, le prêtre fidèle à ses devoirs se
+voyait placé entre sa conscience et le martyre. Pour le
+jeune de Cheverus le choix n'était pas douteux: il
+refusa le serment, et pendant deux ans, ne s'en dévoua
+pas moins aux saintes fonctions de son ministère qu'il
+lui fallait exercer d'ordinaire en secret au milieu de
+continuelles alarmes. Vers la fin de l'année 1792
+cependant, alors que tous les prêtres insermentés se
+voyaient condamnés à la déportation, l'abbé de Cheverus
+put, à l'aide d'un passeport, passer en Angleterre.
+Pour s'y créer des ressources, il entra comme professeur
+de français dans une pension tenue par un ministre
+protestant, et, en moins d'une année, il avait appris
+la langue anglaise dont il ne connaissait pas le premier
+mot lors de son arrivée dans l'île. Il s'exprimait assez
+bien déjà pour pouvoir se charger du service d'une
+chapelle catholique à Londres et même faire des instructions
+dans la langue du pays. Cependant, par un
+touchant scrupule, doutant qu'il pût être compris par
+tous, la première fois qu'il prêcha, après être descendu
+de chaire, il s'approcha d'un des auditeurs qu'à son<span class='pagenum'><a name="Page_213" id="Page_213">[Pg 213]</a></span>
+extérieur il jugeait devoir être un artisan, et lui
+demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, mon ami, j'aurais une petite question à
+vous faire.</p>
+
+<p>&mdash;Faites, monsieur, l'abbé, je tâcherai d'y répondre
+de mon mieux.</p>
+
+<p>&mdash;Vous assistiez au sermon, je crois. Là, franchement,
+la main sur la conscience, m'avez-vous toujours
+entendu, c'est-à-dire compris? Ce n'est pas un compliment
+que je vous demande.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le curé, en toute sincérité, voici ce que
+je puis vous répondre: votre sermon n'était pas
+comme ceux des autres, il n'y avait pas un seul mot
+du dictionnaire, tous les mots se comprenaient tout
+seuls.</p>
+
+<p>Dans le courant de l'année 1795, le jeune prêtre
+reçut une lettre de l'abbé de Malignon, ancien docteur
+et professeur en Sorbonne, qui, lors de la Révolution,
+était passé en Amérique où ses talents et ses vertus,
+dignement appréciés, trouvaient largement à s'exercer.
+De Boston qu'ils habitait, il écrivait au jeune de Cheverus,
+qu'il avait connu naguère en France, pour lui
+demander de venir l'aider dans l'exercice de son laborieux
+mais fructueux ministère. L'abbé de Cheverus,
+assuré que là bas il y avait plus de bien à faire encore
+qu'en Angleterre où, grâce à la proscription, les prêtres
+catholiques se comptaient par centaines, partit pour
+l'Amérique. On pense avec quelles larmes paternelles,
+le vénérable abbé de Malignon serra dans ses bras et
+sur son c&#339;ur, ce frère ou plutôt ce fils qui lui apportait,
+dans son lointain exil, avec la joie de sa présence,<span class='pagenum'><a name="Page_214" id="Page_214">[Pg 214]</a></span>
+comme un parfum de la patrie qu'il n'espérait plus
+revoir. Puis, pour l'apôtre qui déjà commençait à sentir
+le poids des ans, quel bonheur de pouvoir compter sur
+le zèle de ce vaillant, de ce savant, de ce vertueux
+collaborateur, au bout de quelques mois estimé, aimé,
+apprécié dans la ville à l'égal de lui-même et qu'il
+savait capable, au besoin, de le suppléer, malgré sa jeunesse,
+dans les circonstances les plus difficiles! Aussi
+qu'on juge de son émotion quand un matin arriva un
+message de l'évêque de Baltimore, qui, instruit par la
+voix publique des mérites du prêtre français, lui offrait
+la cure importante de Sainte-Marie à Philadelphie. Mais,
+sans hésiter d'un instant, l'abbé de Cheverus, tout en
+remerciant Mgr Carrol dans les termes les plus respectueux
+comme les plus chaleureux, répondit qu'il ne
+pouvait, dans aucun cas, se séparer de l'abbé de Malignon
+qui l'avait appelé en Amérique et était pour lui
+non pas seulement un vénérable ami, mais un bien-aimé
+père.</p>
+
+<p>Pourtant, à quelque temps de là, il le quittait, à la
+vérité pour une absence seulement de quelque mois
+employés à évangiliser les bons Indiens de Passamaquody
+et de Penobscot, une mission qui fut des plus
+pénibles au point de vue de la fatigue matérielle, mais
+dont il fut amplement dédommagé par ces consolations
+les plus douces au c&#339;ur de l'apôtre. &laquo;Jamais il n'avait
+fait encore pareille route&raquo; dit l'éloquent auteur<a name="FNanchor_49_49" id="FNanchor_49_49"></a><a href="#Footnote_49_49" class="fnanchor">[49]</a> de
+cette <i>Vie de cardinal de Cheverus</i> qu'il n'est plus besoin
+de recommander:<span class='pagenum'><a name="Page_215" id="Page_215">[Pg 215]</a></span></p>
+
+<p>&laquo;Une sombre forêt, aucun chemin tracé, des broussailles
+et des épines à travers lesquelles il était obligé
+de s'ouvrir un passage et puis, après de longues fatigues,
+point d'autre nourriture que le morceau de pain
+qu'ils avaient pris à leur départ; le soir pas d'autre lit
+que quelques branches d'arbres étendues par terre, et
+encore fallait-il allumer un grand feu tout autour pour
+éloigner les serpents et autres animaux dangereux qui
+auraient pu, pendant le sommeil, leur donner la mort.
+Ils marchaient ainsi depuis plusieurs jours lorsqu'un
+matin (c'était un dimanche), grand nombre de voix,
+chantant avec ensemble et harmonie, se font entendre
+dans le lointain. M. de Cheverus écoute, s'avance et à
+son grand étonnement il discerne un chant qui lui est
+connu, la messe royale de Dumont, dont retentissent
+nos grandes églises et cathédrales de France, dans nos
+plus belles solennités. Quelle aimable surprise et que
+de douces émotions son c&#339;ur éprouva! Il trouvait
+réunis à la fois dans cette scène l'attendrissant et le
+sublime; car quoi de plus attendrissant que de voir un
+peuple sauvage, <i>sans prêtres depuis cinquante ans</i>, et qui
+n'en est pas moins fidèle à solenniser le jour du Seigneur;
+et quoi de plus sublime que ces chants sacrés
+inspirés par la piété seule, retentissant au loin dans
+cette immense et majestueuse forêt?&raquo;</p>
+
+<p>Trois mois s'étaient écoulés au milieu des fatigues et
+des consolations abondantes de cette heureuse mission,
+lorsque un message, arrivé non sans peine à l'abbé de
+Cheverus, le fit revenir en toute hâte à Boston où la
+fièvre jaune avait éclaté. Le prêtre intrépide, pareil au
+soldat que le champ de bataille attire, accourut aussitôt<span class='pagenum'><a name="Page_216" id="Page_216">[Pg 216]</a></span>
+au poste du péril, et comme si lui-même il eut été
+invulnérable, il se prodigua de jour et de nuit, à la fois
+aumônier, infirmier, ensevelisseur au besoin. Comme
+quelques amis le blâmaient de se ménager trop peu et
+de s'exposer même témérairement, il fit cette réponse
+qu'on eût dû écrire en lettres d'or sur quelque monument
+de la ville:</p>
+
+<p>&laquo;Il n'est pas nécessaire que je vive, mais il est nécessaire
+que les malades soient soignés et les moribonds
+assistés.&raquo;</p>
+
+<p>Est-il besoin d'ajouter que ces nouvelles preuves
+d'un dévouement si souvent héroïque ne firent qu'ajouter
+à la vénération de tous &laquo;catholiques et protestants
+pour le bon prêtre; en voici une preuve des plus touchantes:</p>
+
+<p>&raquo;Chose remarquable! dit M. Delambre, dans les
+repas de cérémonie où les bienséances l'obligeaient à
+se trouver et où assistaient jusqu'à trente ministres de
+sectes diverses, c'était toujours lui que le maître de la
+maison et les ministres eux-mêmes invitaient, <i>comme le
+plus digne</i>, à bénir la table et qui faisait avec le signe
+de la croix la prière accoutumée de l'Église catholique.&raquo;</p>
+
+<p>Le nombre des fidèles, grâce à de tels exemples,
+allant toujours en augmentant, la chapelle devenait
+insuffisante d'autant plus que nombre de protestants
+ne se montraient pas moins empressés que les catholiques
+pour assister aux instructions et même aux offices.
+L'abbé de Cheverus, afin de répondre aux désirs
+de ces âmes pieuses, prit courageusement l'initiative
+d'une souscription ayant pour but la construction d'une
+église; et le président des États-Unis à cette époque,<span class='pagenum'><a name="Page_217" id="Page_217">[Pg 217]</a></span>
+John Adams fut le premier, quoique protestant, à s'inscrire
+sur la liste &laquo;couverte bientôt des noms les plus
+honorables protestants aussi bien que catholiques.&raquo;</p>
+
+<p>L'abbé de Cheverus fit aussitôt creuser les fondations;
+mais, dans son zèle conseillé par la prudence, quand
+les sommes par lui reçues se trouvèrent épuisées, il
+suspendit les travaux et ne permit de les reprendre
+qu'après avoir touché l'argent nécessaire. Dans un pays
+où la banqueroute est endémique, il croyait ne pouvoir
+être trop prudent en n'escomptant point par le crédit
+un avenir incertain et des ressources éventuelles; car
+des dettes, s'il n'eût pu tenir à ses engagements, c'était
+pour son ministère encore plus que pour lui-même la
+déconsidération et la ruine de toute influence.</p>
+
+<p>Dans le courant de l'année 1803, il eut occasion de
+prouver que chez lui la charité la plus sublime, la compassion
+la plus tendre s'unissaient à toute la vigueur
+d'une âme sacerdotale. Deux pauvres Irlandais, condamnés
+à mort pour un crime dont ils étaient innocents,
+lui écrivirent de la prison de Northampon pour réclamer
+le secours de son ministère. La lettre reçue, l'abbé part
+aussitôt et prodigue à ces infortunés toutes les consolations
+que lui suggère un c&#339;ur attendri par la pitié
+en même temps qu'exalté par la foi. Le jour fixé pour
+l'exécution arrive; il est d'usage, paraît-il, aux États-Unis,
+c'était du moins la coutume à cette époque, de
+conduire, avant de le mener au milieu du supplice, le
+condamné à l'église ou au temple pour y entendre une
+suprême exhortation.</p>
+
+<p>L'abbé de Cheverus, monté en chaire, aperçoit au-dessous
+de lui toute une foule empressée et compacte,<span class='pagenum'><a name="Page_218" id="Page_218">[Pg 218]</a></span>
+composée de femmes surtout, qui venaient attirées par
+une curiosité blâmable et pour assister aux derniers
+moments des malheureux condamnés. Alors, enflammé
+d'une sainte indignation, lui d'ordinaire tout onction et
+toute douceur, il s'écrie avec le geste véhément et la
+voix tonnante d'un Bridaine:</p>
+
+<p>&laquo;Les orateurs sont ordinairement flattés d'avoir un
+auditoire nombreux et moi j'ai honte de celui que j'ai
+sous les yeux. Il y a donc des hommes pour qui la
+mort de leurs semblables est un spectacle de plaisir,
+et un objet de curiosité? Mais vous surtout, femmes,
+que venez-vous faire ici? Est-ce pour essuyer les
+sueurs froides de la mort qui découlent du visage de
+ces infortunés? Est-ce pour éprouver les émotions
+douloureuses que cette scène doit inspirer à toute âme
+sensible? Non sans doute: c'est donc pour voir leurs
+angoisses et les voir d'un &#339;il sec, avide et empressé?
+Ah! j'ai honte pour vous et vos yeux sont pleins d'homicide.
+Vous vous vantez d'être sensibles et vous
+dites que c'est la première vertu de la femme; mais
+si le supplice d'autrui est pour vous un plaisir et la
+mort d'un homme un amusement de curiosité qui
+vous attire, je ne dois plus croire à la vertu; vous
+oubliez votre sexe, vous en faites le déshonneur et
+l'opprobre.&raquo;</p>
+
+<p>Ambroise ou Chrysostôme n'aurait pas mieux dit. À
+de tels élans on reconnaît le grand c&#339;ur; et c'est à eux
+surtout que peut s'appliquer cette belle parole de Lacordaire:
+&laquo;<i>L'éloquence c'est l'âme même</i>.&raquo; Après cette terrible
+apostrophe, il n'est pas besoin de dire qu'autour de
+l'échafaud rares furent les curieux et surtout les cu<span class='pagenum'><a name="Page_219" id="Page_219">[Pg 219]</a></span>rieuses.
+Personne cependant ne garda rancune au courageux
+apôtre, et, tout au contraire, ce fut une joie
+universelle quand, quelques années après, on apprit que
+l'abbé de Cheverus, promu à l'épiscopat, était choisi
+pour remplir l'un des quatre nouveaux siéges érigés en
+Amérique, celui de Boston, diocèse comprenant toute
+la Nouvelle-Angleterre. Cette haute dignité avait été
+proposée d'abord à l'abbé de Malignon, qui certes en
+était digne par ses vertus et par sa science; il en donna
+la meilleure preuve puisque, dans son humilité, il fit si
+bien que M. de Cheverus fut nommé à sa place comme
+plus apte à remplir ces hautes fonctions dans les circonstances
+actuelles.</p>
+
+<p>Le nouvel évêque d'ailleurs ne trompa point l'attente
+de son ami ni celle de ses ouailles, et sa dignité ne refroidit
+en rien l'ardeur de son zèle, bien au contraire.
+Évêque, il resta missionnaire, se faisant tout à tous selon
+la parole du grand Paul, et continuant d'exercer toutes
+les fonctions du saint ministère, baptisant, confessant,
+catéchisant, visitant les pauvres, les malades, et les plus
+délaissés, les plus abandonnés. Un jour, la vieille domestique
+qui le servait remarque que Monseigneur,
+sorti de bonne heure pour se rendre à l'église, rentrait
+plus tard qu'à l'ordinaire, et sur ses vêtements froissés
+elle aperçoit des traces de poussière mêlée avec un grossier
+duvet. Le lendemain et le jour suivant, elle fait la
+même remarque. Alors, se doutant bien qu'il y avait là
+quelque touchant mystère de charité, et craignant que
+son maître ne fût entraîné par son zèle, elle le suit à
+distance un matin et le voit, dans un faubourg éloigné
+de la ville, entrer dans une cabane. Elle s'approche, et<span class='pagenum'><a name="Page_220" id="Page_220">[Pg 220]</a></span>
+alors, appuyée contre la cloison, retenant son souffle,
+elle regarde à travers les planches mal jointes, et que
+voit-elle? sur un misérable grabat, un pauvre vieux nègre,
+malade, infirme que l'évêque, agenouillé près de
+lui, console, encourage, en lui parlant comme un père
+eût fait à son fils. Après avoir allumé du feu, il le découvre
+doucement, panse ses plaies, puis il lui fait manger
+les aliments préparés de ses propres mains, et
+l'ayant ensuite recouché avec la plus tendre sollicitude,
+il lui dit adieu en l'embrassant tout inondé des larmes
+du pauvre noir qui ne trouvait pas de mots pour exprimer
+sa gratitude, mais ne fut pas aussi muet quand,
+plus tard convalescent, il s'agit de la publier dans la
+ville, malgré le silence à lui recommandé par le prélat.</p>
+
+<p>Une autre fois, c'est un brave matelot qui, au retour
+d'un long voyage, trouve, montant son escalier et portant
+une charge de bois sur l'épaule, le bon évêque auquel,
+avant de partir, il avait recommandé naïvement
+sa femme et qui, à défaut d'une s&#339;ur de charité, faisait
+auprès de la pauvre malade les fonctions d'infirmier.
+On conçoit après des traits pareils, qui se renouvelaient
+chaque jour, que l'évêque de Boston fût des plus chers
+à son troupeau. Nombre de gens voulaient au baptême
+donner à leurs fils le nom de Jean par affection pour
+leur pasteur. Un jour, celui-ci demandant au parrain
+selon l'usage quel nom il voulait donner à l'enfant,
+l'autre répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Jean de Cheverus, évêque.</p>
+
+<p>&mdash;Comment dites-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Jean de Cheverus, évêque! reprit le brave homme
+sans sourciller. Le prélat sourit, puis il murmura:<span class='pagenum'><a name="Page_221" id="Page_221">[Pg 221]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Pauvre enfant, Dieu te garde de jamais le devenir!
+Ce n'est pas un léger fardeau.</p>
+
+<p>Vers la fin de l'année 1818, Mgr de Cheverus eut une
+grande douleur, il perdit son ami, son père, le bon
+abbé Malignon. Le chagrin qu'il ressentit de cette perte
+comme ses fatigues et ses occupations qui s'en accrurent,
+le défunt n'ayant pu d'abord être remplacé, eurent
+une action fâcheuse sur sa santé. Son état même devint
+assez pénible pour qu'il prît conseil des médecins; tous
+furent d'avis que le climat rigoureux de Boston lui était
+contraire, à ce point qu'à leur dire un nouvel hiver
+passé par lui sous ce ciel inclément pourrait être mortel.
+Qu'on juge des perplexités de l'évêque alors que, dans
+le même temps, il recevait du roi Louis XVIII l'invitation
+ou plutôt l'ordre de revenir en France pour y occuper
+l'un des siéges vacants. M. Hyde de Neuville,
+dans un récent voyage à Boston, avait vu son compatriote
+à l'&#339;uvre et n'avait pu se tenir, après son retour,
+d'en parler au roi. M. de Cheverus, bien que son c&#339;ur
+fût resté tout français, et qu'il lui semblât doux de revoir
+la terre natale, ne pouvait se décider pourtant à
+se séparer de ses enfants d'adoption, et à une lettre
+plus pressante du grand aumônier, parlant au nom du
+roi, il répondit &laquo;qu'il suppliait Sa Majesté de lui pardonner
+de faire ce qu'il croyait devant Dieu être de
+son devoir.&raquo;</p>
+
+<p>Le refus ne fut pas admis, et le grand aumônier insista
+dans les termes les plus énergiques précisément
+alors que les médecins déclaraient le climat de Boston
+trop rigoureux pour l'évêque. Mgr de Cheverus, dont
+le c&#339;ur était combattu et comme déchiré entre deux<span class='pagenum'><a name="Page_222" id="Page_222">[Pg 222]</a></span>
+partis vers lesquels il inclinait également, se résigna
+enfin au départ. Dieu sait ce qu'il lui en coûtait et avec
+quelles larmes il se sépara de son troupeau désolé, après
+avoir fait don au diocèse et à ses amis de tout ce qu'il
+possédait, l'église, la maison épiscopale, le couvent des
+Ursulines, restés sa propriété; il donna aussi ses ornements,
+jusqu'à ses livres. Il ne se réservait rien et partait
+plus pauvre qu'il n'était venu. La ville presque entière
+voulut lui faire cortége à sa sortie des murs, et quarante
+voitures au moins l'accompagnèrent pendant plusieurs
+lieues sur la route de New-York. Quand enfin, il fallut
+se séparer, protestants et catholiques s'agenouillèrent
+également pour recevoir une dernière fois sa bénédiction.</p>
+
+<p>Vers la fin de l'année 1823, Mgr de Cheverus arrivait
+en France, et la tristesse qu'il ressentait souvent encore
+à la pensée de ceux qu'il laissait orphelins, s'adoucit peu
+à peu par la joie de revoir, avec la terre natale, de vieux
+amis, des parents qui lui faisaient fête, et auxquels il
+croyait avoir dit un éternel adieu. Présenté au roi lors
+de son arrivée à Paris, puis nommé à l'évêché de Montauban,
+après quelques retards provenant de difficultés
+relatives à l'enregistrement des bulles, il put faire son
+entrée dans sa ville épiscopale où sa réputation l'avait
+devancé; aussi catholiques et protestants s'empressèrent
+à l'envi pour le recevoir et les ministres furent des premiers
+à venir le saluer. Un trait touchant marqua les
+débuts de son épiscopat. Il apprit que, dans une ville
+assez importante de son diocèse, le maire et le curé ne
+vivaient point en bonne intelligence, mais par la faute
+surtout du premier. L'évêque va le trouver:<span class='pagenum'><a name="Page_223" id="Page_223">[Pg 223]</a></span></p>
+
+<p>&laquo;Monsieur, lui dit-il, j'ai un grand service à vous
+demander; vous me trouverez sans doute indiscret,
+mais j'attends tout de votre obligeance.</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur, répond le maire, vous me rendez
+confus; qu'aurais-je à vous refuser? je serais trop heureux
+s'il était quelque moyen de vous prouver que je
+partage les sentiments de respect, d'affection, de vénération
+pour notre premier pasteur qui remplissent ici
+tous les c&#339;urs.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! reprend aussitôt l'évêque en l'embrassant,
+le service que j'ai à vous demander c'est d'aller
+porter ce baiser de paix à votre curé.</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur, je ne puis pas vous dire: <i>Non!</i> et j'y
+vais de ce pas.&raquo; Ce qui eut lieu en effet et la réconciliation
+fut complète.</p>
+
+<p>L'année suivante, la charité de l'évêque eut à s'exercer
+sur un plus vaste théâtre. Par suite d'un débordement
+du Tarn, deux faubourgs de la ville furent envahis,
+et les habitants chassés de leur domicile quand ils
+avaient pu fuir. L'évêque, après avoir pendant toute
+une journée, monté dans une barque, aidé au sauvetage,
+ouvre son palais aux victimes du fléau dont le
+nombre s'éleva bientôt à plus de trois cents. Une pauvre
+femme cependant restait au dehors regardant les fenêtres
+d'un air désolé. L'évêque l'aperçoit.</p>
+
+<p>&mdash;Mais pourquoi, demande-t-il à quelqu'un, cette
+pauvre femme n'entre-t-elle pas comme les autres? Il y
+a de la place encore, il y en aura toujours.</p>
+
+<p>&mdash;Elle n'ose pas! fut-il répondu, elle n'est point catholique,
+mais protestante.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'importe! répond l'homme de Dieu qui descend<span class='pagenum'><a name="Page_224" id="Page_224">[Pg 224]</a></span>
+au plus vite les degrés, traverse la cour, sort dans la rue
+et s'approchant de l'infortunée:</p>
+
+<p>&mdash;Entrez, ma fille, entrez, dit-il, et ne craignez rien,
+je sais ce qui vous arrête. Mais ne sommes-nous pas
+tous frères dans le malheur surtout?</p>
+
+<p>Après de tels actes de bonté, on pense avec quels regrets,
+moins de deux années après, les fidèles de Montauban
+virent s'éloigner leur pasteur nommé à l'archevêché
+de Bordeaux en remplacement de Mgr d'Aviau
+du Bois-Sanzay, décédé. Les pleurs que faisait verser la
+mort de ce dernier ne furent point taris, mais ils coulèrent
+avec moins d'amertume dès qu'on sut le nom de
+son successeur, accueilli, quoique inconnu de la plupart,
+comme un père qui revient au milieu de ses enfants, et
+il fut bien en effet pour tous un père.</p>
+
+<p>Après les évènements de 1830, éliminé de la chambre
+des pairs dont il faisait partie, il apprit que des personnages
+influents s'employaient activement auprès du
+gouvernement pour faire comprendre l'archevêque dans
+une nouvelle promotion. Il fit alors publier dans les
+journaux une note conçue en ces termes: &laquo;Je me réjouis
+de me trouver hors de la carrière politique. J'ai
+pris la ferme résolution de ne pas y rentrer et de n'accepter
+aucune place, aucune fonction. Je désire rester
+au milieu de mon troupeau, et continuer à y exercer un
+ministère de charité, de paix et d'union. Je prêcherai la
+soumission au nouveau gouvernement; j'en donnerai
+l'exemple, et nous ne cesserons, mon clergé et moi, de
+prier avec nos ouailles pour la prospérité de notre chère
+patrie.&raquo;</p>
+
+<p>Cette sage ligne de conduite n'empêchait point la<span class='pagenum'><a name="Page_225" id="Page_225">[Pg 225]</a></span>
+fidélité à d'anciennes convictions. Lors de la captivité de
+la duchesse de Berry, Mgr de Cheverus demanda qu'il
+lui fût permis d'aller lui porter les consolations de son
+ministère. Et certain jour, il disait aux autorités de la
+ville pour lui toutes bienveillantes: &laquo;Je ne serais pas
+digne de votre estime si je vous cachais mes affections
+pour la famille déchue, et vous devriez me mépriser
+comme un ingrat puisque Charles X m'a comblé de
+ses bontés.&raquo;</p>
+
+<p>Lors de l'invasion du choléra en 1832, l'archevêque
+fit de son palais épiscopal une vaste ambulance dont il
+était à la fois le grand aumônier et le premier infirmier
+et au-dessus de la porte d'entrée on lisait en gros caractères:
+<i>Maison de secours</i>.</p>
+
+<p>Aussi dans la ville de Bordeaux, ou plutôt dans le
+diocèse, la satisfaction fut générale quand on apprit que,
+dans le consistoire du 1<sup>er</sup> février 1836, le pape avait
+nommé Mgr de Cheverus cardinal. Lui seul parut ne
+pas se réjouir, étranger qu'il était à toute pensée d'ambition.
+Des amis étant venus le féliciter, il leur dit avec
+un sourire: &laquo;Qu'importe d'être enveloppé après la mort
+d'un suaire rouge ou noir.&raquo;</p>
+
+<p>Cette parole était-elle l'effet d'un pressentiment? Il
+avait reçu la barrette dans les premiers jours de mai,
+et trois mois après, le 19 juillet, il succombait aux suites
+d'une attaque d'apoplexie et de paralysie, mais non
+foudroyante, ce qui lui laissa toute sa liberté d'esprit
+pour se disposer par l'accomplissement des saints devoirs
+à ce solennel passage auquel il était toujours préparé
+d'ailleurs, pas n'est besoin de le dire.</p>
+
+<p>Le deuil dans le diocèse fut universel parmi les laïques<span class='pagenum'><a name="Page_226" id="Page_226">[Pg 226]</a></span>
+comme parmi ses prêtres que le cardinal accueillait
+toujours avec une bienveillance si paternelle.</p>
+
+<p>Mgr de Cheverus était mort le jour même de la fête
+de Saint Vincent de Paul dont il rappelait les vertus
+comme celles de Saint François de Sales, surtout son
+inaltérable douceur et sa parfaite charité. C'est par cette
+charité, par la prédication toute puissante de l'exemple
+qu'il gagnait les c&#339;urs, plus encore que par son éloquence
+si persuasive pourtant, et qu'il ramena dans le
+sein de l'Église tant de protestants, parmi lesquels plusieurs
+ministres.</p>
+
+<p>Quelques anecdotes encore à ce sujet: &laquo;S'il était
+permis, disait-il, de ne pas aimer un homme parce
+qu'il se trompe ou ne voit pas les choses comme nous,
+la charité serait bannie de la terre, car il n'y a que
+dans le ciel qu'on ne se trompe pas.&raquo;</p>
+
+<p>C'était chez lui une règle invariable de ne jamais avoir
+ni contestation ni dispute avec qui que ce fût: &laquo;Pour
+disputer ou contester, disait-il, il faut être deux et je
+ne veux me faire le second de personne.&raquo;</p>
+
+<p>On l'engageait à choisir pour certaines visites pastorales
+une saison moins rigoureuse: &laquo;Ce qui serait plus
+commode pour moi, répondit-il, serait plus gênant
+pour les pauvres; c'est à moi à prendre le temps qui
+leur convient le mieux.&raquo;</p>
+
+<p>Heureux de rendre service, il disait: &laquo;Quel bonheur
+de pouvoir procurer un moment de jouissance à ses
+frères! Qu'on est heureux de pouvoir faire un c&#339;ur
+content!&raquo;</p>
+
+<p>Mais si tolérant, si doux pour le personnes, le cardinal
+était inflexible sur les principes. Un jour, on vint se<span class='pagenum'><a name="Page_227" id="Page_227">[Pg 227]</a></span>
+plaindre à lui d'un refus de sépulture fait à l'égard d'un
+homme riche mort, comme il avait vécu, dans le désordre.
+On blâmait à ce sujet l'intolérance du curé.</p>
+
+<p>&laquo;L'intolérance, reprit avec force le cardinal, elle est
+tout entière de votre côté: vous ne pouvez souffrir
+qu'un prêtre remplisse son devoir et vous le voulez
+forcer à reconnaître pour catholique un homme dont
+la vie et la mort ont été anti-catholiques.&raquo;</p>
+
+<p>Et cependant, comme nous l'avons dit, cette fermeté
+n'ôtait rien à sa tolérance éclairée, à sa charité. Aussi
+les protestants, les juifs même, témoignaient pour
+lui d'une profonde vénération. Le grand rabbin qui,
+lors de l'arrivée du prélat à Bordeaux, était venu le
+premier lui faire visite et le complimenter, entretenait
+avec lui les meilleurs rapports. Un jour, sous le coup
+d'une grande affliction, la perte d'une fille chérie, il vient
+trouver l'archevêque pour lui demander des consolations
+en disant: &laquo;Je viens chercher des consolations près du
+représentant de Jésus-Christ qui pleurait sur Lazare<a name="FNanchor_50_50" id="FNanchor_50_50"></a><a href="#Footnote_50_50" class="fnanchor">[50]</a>.&raquo;</p>
+
+<p>La mémoire de Mgr de Cheverus est restée en grande
+vénération dans son diocèse, en voici une preuve à la fois
+curieuse et touchante. L'anecdote a de plus le mérite
+d'être inédite. Une bonne dame, qui avait eu de
+grandes obligations au prélat, arrivée à Bordeaux, en
+venant de Paris, voulut aller prier sur sa tombe. Le
+monument se compose, nous a-t-on dit, d'une petite
+chapelle et d'une pierre tombale. L'étrangère, après
+être restée agenouillée quelque temps, se sentant<span class='pagenum'><a name="Page_228" id="Page_228">[Pg 228]</a></span>
+fatiguée, avisa près d'un autre monument une chaise
+laissée là sans doute par quelque visiteuse. Elle se leva,
+et en l'absence du propriétaire, la prit soit pour se reposer,
+soit pour s'appuyer à défaut de prie-Dieu et continuer
+ses <i>de profundis</i>. Mais tout à coup une femme du
+peuple qui priait de l'autre côté, s'approchant, lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Hé bien! que faites-vous là?</p>
+
+<p>&mdash;Vous le voyez, j'emprunte un moment cette
+chaise; je me sentais fatiguée..</p>
+
+<p>&mdash;C'est fâcheux! Mais il faut aller vous asseoir ou
+vous reposer ailleurs. Ici, ce serait manquer de respect
+à la mémoire du Saint. Pour ma part, je ne le permettrai
+point.</p>
+
+<p>Et sans plus de façon, enlevant la chaise, elle alla la
+reporter où la dame l'avait prise.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_49_49" id="Footnote_49_49"></a><a href="#FNanchor_49_49"><span class="label">[49]</span></a> Huen-Dubourg (M. l'abbé Hamon, je crois).</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_50_50" id="Footnote_50_50"></a><a href="#FNanchor_50_50"><span class="label">[50]</span></a> <i>Vie du Cardinal de Cheverus</i>, par M. Huen-Dubourg (Hamon).<span class='pagenum'><a name="Page_229" id="Page_229">[Pg 229]</a></span></p></div>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="COCHIN" id="COCHIN"></a>COCHIN</h2>
+
+
+<p>Cette rue, nous la mentionnons seulement pour
+mémoire, puisque, de création récente, elle a disparu
+déjà par suite des démolitions. Son nom lui avait
+été donné en souvenir d'un contemporain, d'un homme
+de bien, Jean-Denys-Marie Cochin, né à Paris le 14 juillet
+1789 (jour de la prise de la Bastille), et qui fut successivement
+maire, conseiller municipal, député du XII<sup>e</sup>
+arrondissement, administrateur des hospices, du Mont-de-Piété,
+etc.</p>
+
+<p>On lui dut la première salle d'asile et, pour le XII<sup>e</sup>
+arrondissement, des améliorations précieuses: la canalisation
+de la Bièvre, le grand réservoir de l'Estrapade,
+l'élargissement des boulevards extérieurs, etc. &laquo;Mais
+les salles d'asile et les écoles gratuites, dit M. Louis Lazare,
+eurent toujours sa première pensée et ses soins les
+plus actifs et les plus constants. Il sentait que, pour régénérer
+une pauvre et ignorante population, il fallait la
+prendre au berceau; dans de nombreux écrits, il s'efforça
+d'enseigner aux autres les devoirs qu'il pratiquait
+si bien.&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai qu'un regret, dit-il en mourant jeune encore
+(18 août 1841), celui de n'avoir pu réaliser tout le
+bien qui était dans mon c&#339;ur!</p>
+
+<p>Ce nom de <i>Cochin</i>, donné pareillement à l'hôpital<span class='pagenum'><a name="Page_230" id="Page_230">[Pg 230]</a></span>
+presque voisin, rappelle un bienfaiteur de l'humanité,
+un de ses héros, devrais-je dire, un prêtre vénérable,
+mort curé de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, le 3 juin
+1783. Il était né non loin de cette église, le 17 janvier
+1726. Tout enfant, il reçut les éléments de l'instruction
+du supérieur général des Chartreux, et sa vocation religieuse
+s'étant manifestée, il fut admis au séminaire de
+Saint-Magloire, d'où il sortit docteur. Sa science ne le
+rendit point orgueilleux, et volontiers il laissait ses livres
+pour la visite des pauvres et des malades.</p>
+
+<p>Ses vertus le firent nommer jeune encore (il n'avait
+pas trente ans) à la cure de Saint-Jacques-du-Haut-Pas,
+où son zèle devait se manifester d'une façon si admirable.
+Dans le courant de l'année 1765, une épidémie de
+petite vérole éclata dans Paris avec une violence terrible,
+qui faisait de la contagion un fléau non moins
+redoutable que la peste ou le choléra, avant que la
+précieuse découverte de Jenner (la vaccine) fût venue
+neutraliser ses ravages. La maladie sévissait tout particulièrement
+sur la paroisse dont était curé le bon abbé
+Cochin, qui, le jour et la nuit, se dévouait pour le service
+corporel et spirituel des malades. Ses amis, voyant
+sa fatigue, s'inquiétèrent; ils lui représentèrent vivement
+le danger auquel il s'exposait, en ajoutant qu'il serait
+prudent, qu'il serait sage à lui de laisser le soin de visiter
+les malades atteints de la variole à ceux de ses
+vicaires qui déjà avaient subi l'influence de la maladie.</p>
+
+<p>&mdash;À Dieu ne plaise! répondit le généreux pasteur.
+Que penseriez-vous d'un soldat qui demanderait son
+congé en temps de guerre, ou déserterait, par peur du
+péril, en face de l'ennemi?<span class='pagenum'><a name="Page_231" id="Page_231">[Pg 231]</a></span></p>
+
+<p>Il continua de visiter assiduement les malades, et par
+une sorte de miracle, sans cesse au milieu de cette
+atmosphère empoisonnée, n'en reçut aucune atteinte.
+Mais quelques années après, en 1771, dans des circonstances
+semblables, il n'en fut point de même, et le bon
+curé, cette fois, obtint presque cette couronne du martyr
+qu'ambitionnait son dévouement; il tomba malade à
+son tour de la petite vérole. Les prières sans doute de
+ses chers paroissiens, de ses enfants, firent violence au
+ciel, et longtemps entre la vie et la mort, l'abbé Cochin
+guérit, mais sa santé resta gravement altérée, au point
+qu'à deux reprises, il voulut se démettre de ses fonctions.
+La paroisse aussi se ressentit longtemps du passage du
+fléau, d'autant plus que le faubourg Saint-Jacques était
+surtout peuplé par des familles d'ouvriers travaillant
+dans les carrières voisines. Cependant il ne se trouvait
+point d'hôpital, pas même d'infirmerie dans tout le
+quartier; il fallait porter les malades, les blessés
+mêmes à l'Hôtel-Dieu, et trop souvent le transport,
+avec les retards qu'il entraînait, devenait fatal aux
+infortunés.</p>
+
+<p>Le bon curé s'en émut, et il résolut de doter sa paroisse
+d'un hospice. Il possédait un patrimoine d'un revenu
+d'environ 1,500 livres qu'il vendit, et avec cet
+argent il acheta un terrain sur lequel s'éleva, d'après les
+plans de l'architecte Viel, son ami, un établissement qui
+fut appelé, suivant le désir du fondateur, simplement:
+<i>Hospice de la paroisse Saint-Jacques-du-Haut-Pas</i>. Commencé
+en 1779, l'édifice fut bâti avec rapidité et il était
+terminé en moins de quatre années, vers 1782, peu de
+temps avant la mort du zélé pasteur, tranquille sur l'ave<span class='pagenum'><a name="Page_232" id="Page_232">[Pg 232]</a></span>nir
+de la fondation, assurée par une dotation de quinze
+mille livres de revenu due à des âmes charitables.</p>
+
+<p>Une circonstance touchante, relative à la pose de la
+première pierre de cette maison, ne doit pas être oubliée.</p>
+
+<p>On ne choisit point, comme il est assez d'usage pour
+cette solennité, un personnage considérable selon le
+monde; mais, par une pieuse inspiration du curé, deux
+pauvres de la paroisse, furent élus à cet effet en assemblée
+générale de charité comme les plus recommandables
+par leurs vertus.</p>
+
+<p>Non moins instruit que pieux et zélé, l'abbé Cochin
+trouvait le temps, au milieu des occupations si nombreuses
+que lui créait la charité, de composer, en outre
+de ses prônes et instructions, des ouvrages, ayant pour
+but l'édification, mais dont la publication effrayait sa
+modestie. &laquo;Ce fut avec beaucoup de peine, dit M. A.
+Biot dans sa Notice, que de son vivant il livra à l'impression
+quelques opuscules. Il avait recommandé par son
+testament de ne pas mettre au jour ses manuscrits; ses
+héritiers jugèrent à propos de ne pas se conformer sur
+ce point à ses intentions. Le produit de ses &#339;uvres
+posthumes fut consacré à l'hospice Cochin.&raquo;<span class='pagenum'><a name="Page_233" id="Page_233">[Pg 233]</a></span></p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="COLBERT_ET_LOUVOIS" id="COLBERT_ET_LOUVOIS"></a>COLBERT ET LOUVOIS</h2>
+
+<p>J.-B. Colbert, ministre et secrétaire d'état, contrôleur
+général des finances sous Louis XIV, né en 1619, mourut
+en 1683. On sait en quels termes Mazarin mourant
+recommandait au roi son futur successeur:</p>
+
+<p>&laquo;Je dois beaucoup à Votre Majesté, mais je crois
+m'acquitter en lui donnant Colbert.&raquo;</p>
+
+<p>On sait de même avec quels éloges les contemporains,
+prosateurs et poètes, parlent de ce célèbre ministre.
+Son nom revient plus d'une fois dans les <i>Satires</i> de
+Boileau, mais non pas comme celui de Cotin, Quinault,
+Bonnecorse, etc., pour servir de jouet au poète railleur,
+tout au contraire:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Et trompant de Colbert la prudence importune,<br /></span>
+<span class="i0">Va, par tes cruautés mériter la fortune,<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>dit Despréaux dans la huitième Satire. Racine, en
+dédiant &laquo;à Monseigneur Colbert&raquo; sa tragédie de <i>Bérenice</i>,
+ne lui ménage pas les compliments: &laquo;..... Ce qui
+fait son plus grand mérite (de la tragédie) auprès de
+vous, c'est, Monseigneur, que vous avez été témoin du
+bonheur qu'elle a eu de ne pas déplaire à Sa Majesté.</p>
+
+<p>&laquo;L'on sait que les moindres choses vous deviennent<span class='pagenum'><a name="Page_234" id="Page_234">[Pg 234]</a></span>
+considérables, pour peu qu'elles puissent servir à sa
+gloire et à son plaisir; et c'est ce qui fait qu'au milieu
+de tant d'importantes occupations, où le zèle de votre
+prince et le bien public vous tiennent continuellement
+attaché, vous ne dédaignez pas quelquefois de descendre
+jusqu'à nous, pour nous demander compte de
+notre loisir.</p>
+
+<p>&laquo;J'aurais ici une belle occasion de m'étendre sur vos
+louanges si vous me permettiez de vous louer. Et que
+ne dirais-je point de tant de rares qualités qui vous ont
+attiré l'admiration de toute la France; de cette pénétration
+à laquelle rien n'échappe; de cet esprit vaste
+qui embrasse, qui exécute tout à la fois de grandes
+choses; de cette âme que rien n'étonne, que rien ne
+fatigue!</p>
+
+<p>&laquo;Mais, Monseigneur, il faut être plus retenu à vous
+parler de vous-même; et je craindrais de m'exposer,
+par un éloge importun, à vous faire repentir de l'attention
+favorable dont vous m'avez honoré.&raquo;</p>
+
+<p>Malgré quelques dissonnances, le concert de louanges
+en l'honneur du marquis de Louvois, ministre de la
+guerre et de la marine sous Louis XIV, n'est pas moins
+bruyant. L'auteur des <i>Caractères</i> lui-même, si rude à
+tant d'autres, faisant un sujet de louanges pour Louvois
+de ce qui méritait le blâme peut-être, ne va-t-il pas jusqu'à
+dire:</p>
+
+<p>&laquo;De même une bonne tête ou un ferme génie qui se
+trouve né avec cette prudence que les autres hommes
+cherchent vainement à acquérir, qui a fortifié la trempe
+de son esprit par une grande expérience; que, le nombre,
+le poids, la diversité, la difficulté et l'importance<span class='pagenum'><a name="Page_235" id="Page_235">[Pg 235]</a></span>
+des affaires occupent seulement et n'accablent point;
+qui par l'étendue de ses vues et de sa pénétration se
+rend maître de tous les évènements; qui, bien loin de
+consulter toutes les réflexions qui sont écrites sur le
+gouvernement et la politique est peut-être de ces âmes
+sublimes nées pour régir les autres et sur qui ces premières
+règles ont été faites; qui est détourné par les
+grandes choses qu'il fait des belles ou des agréables
+qu'il pourrait lire, et qui, au contraire, ne perd rien à
+retracer et à feuilleter pour ainsi dire sa vie et ses
+actions; un homme ainsi fait <i>peut dire</i> aisément et sans
+se commettre <i>qu'il ne connaît aucun livre et qu'il ne lit
+jamais</i><a name="FNanchor_51_51" id="FNanchor_51_51"></a><a href="#Footnote_51_51" class="fnanchor">[51]</a>.&raquo;</p>
+
+<p>Comment s'étonner, après ces citations, que l'éloge
+de Louvois et plus encore celui de Colbert se trouve
+comme stéréotypé dans toutes les histoires et qu'on ne
+tarisse pas sur leur compte, même certains écrivains
+qui se proclament <i>libéraux</i> et se piquent d'indépendance
+vis-à-vis des puissances, qualifiant &laquo;d'esprit
+courtisanesque et rétrograde&raquo; la réserve et
+les témoignages de respect pour l'autorité dont ne se
+croient jamais affranchis les historiens qui savent ne
+rien sacrifier des principes tout en n'oubliant point,
+dans leur impartialité, ce qu'ils doivent à la vérité.
+Nous en trouvons un remarquable exemple dans un
+auteur que nous avons eu plus d'une fois l'occasion de
+citer et dont nous reproduisons d'autant plus volontiers
+les appréciations sur <i>Colbert</i> et <i>Louvois</i> qu'elles différent
+beaucoup des jugements du plus grand nombre,<span class='pagenum'><a name="Page_236" id="Page_236">[Pg 236]</a></span>
+de la presque totalité (à l'égard de Colbert surtout) des
+écrivains même monarchiques et conservateurs auxquels
+le parti pris de la tradition semble avoir fait illusion
+et dérobé la claire-vue des évènements. Voici
+comment St-Victor s'exprime sur Colbert:</p>
+
+<p>&laquo;Il entendait les finances, le commerce, les manufactures
+et toutes les branches de l'administration intérieure,
+aussi bien que Louvois entendait la guerre; et
+pour les administrateurs exclusifs de cette science
+industrielle qu'il rendit florissante en France plus
+qu'elle ne l'avait été jusqu'à lui, il n'y eut jamais de
+plus grand ministre que Colbert. Il faudrait sans doute
+le louer sans réserve, si, tout en administrant avec cette
+supériorité qu'on ne peut lui contester, son esprit se fût
+élevé au-dessus du matériel de son administration, et
+si, non moins blâmable en ce point que son rival, il
+n'eût pas, comme lui, cherché à tout abattre sous le
+despotisme étroit dans lequel leurs basses flatteries
+avaient renfermé leur maître et dont ils partageaient
+avec lui, et à l'ombre de son nom, les funestes prérogatives....
+Tout ce qui osait résister à ce despotisme sans
+règles et sans bornes devait être brisé. Ce n'était point
+assez que Louis XIV eût la plénitude du pouvoir temporel
+à un degré où aucun roi de France ne l'avait
+possédé avant lui; il arriva, ainsi que nous l'avons vu,
+qu'un pape eut l'audace de ne pas se plier à toutes ses
+volontés; il convint d'apprendre au pouvoir spirituel à
+quelle distance il devait se tenir du grand <i>roi</i>, et
+comme nous l'apprend Bossuet lui-même, &laquo;<i>les quatre
+articles sortirent à cet effet des bureaux du surintendant</i>.&raquo;</p>
+
+<p>La conduite de Louis XIV, par exemple, conseillé ou<span class='pagenum'><a name="Page_237" id="Page_237">[Pg 237]</a></span>
+mieux influencé, entraîné du côté où il penchait par
+Colbert, dans l'affaire du duc de Créquy à Rome,
+comment la comprendre, et surtout, dit très-bien St-Victor,
+comment l'excuser? &laquo;En fut-il jamais de plus
+dure, de plus injuste, de plus cruelle même et d'un plus
+dangereux exemple? Quel triomphe pour le roi de
+France de se montrer plus puissant que le pape comme
+prince temporel, et sous ce rapport, de ne mettre
+aucune différence entre lui et le dey d'Alger ou la
+république de Hollande; de refuser toutes les satisfactions
+convenables à sa dignité que celui-ci s'empressait
+de lui offrir à l'occasion d'un malheureux évènement
+que les hauteurs de son ambassadeur avaient provoqué
+et dont il lui avait plu de faire une insulte<a name="FNanchor_52_52" id="FNanchor_52_52"></a><a href="#Footnote_52_52" class="fnanchor">[52]</a>; de violer
+en lui tous les droits de la souveraineté en le citant
+devant une de ses cours de justice et en séquestrant
+une de ses provinces; de le contraindre, par un tel abus
+de la force, à s'humilier devant lui par une ambassade
+extraordinaire dont l'effet immanquable était d'affaiblir,
+au profit de son orgueil, la vénération que ses
+peuples devaient au Père commun des fidèles et dont
+son devoir à lui-même était de leur donner le premier
+l'exemple? Il le remporta ce déplorable triomphe....&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;Louvois avait fait de Louis XIV le vainqueur et
+l'arbitre de l'Europe: Colbert jugea que ce n'était
+point assez et ne prétendit pas moins qu'à le soustraire
+entièrement à l'ascendant, de jour en jour moins sensible,
+que l'autorité spirituelle exerçait sur le souve<span class='pagenum'><a name="Page_238" id="Page_238">[Pg 238]</a></span>rain.
+Il n'y réussit point entièrement parce qu'il aurait
+fallu pour obtenir un tel succès que Louis XIV cessât
+d'être catholique; mais le mal qu'il fit pour l'avoir
+tenté fut irréparable.&raquo;</p>
+
+<p>Néanmoins il ne faut pas dire: &laquo;Qu'importe!&raquo; à
+propos du repentir tardif de Colbert tourmenté sur son
+lit de mort, d'après ce qu'on rapporte, de remords et
+d'anxiétés qui prouvent qu'en agissant comme on l'a
+vu, dans l'intérêt de son ambition seule, il faisait violence
+à sa propre conscience:</p>
+
+<p>&laquo;Oh! s'écriait-il avec une amère douleur, combien
+n'étais-je pas aveugle et insensé? Hélas! si j'avais fait
+pour le Roi du ciel la moindre partie de ce que j'ai fait
+pour un roi de la terre, si j'avais donné au souci de
+l'éternité un peu davantage de ce temps prodigué si
+malheureusement à de vaines sollicitudes, hélas! je
+serais en ce moment plus tranquille!&raquo;</p>
+
+<p>Un autre et grand sujet d'inquiétude pour le mourant
+dut être le ressouvenir de certaines opérations financières,
+au profit de l'État, sur lesquelles autrefois
+il avait pu se faire illusion, mais qu'il appréciait
+comme la probité sévère avait fait dès lors. À Colbert,
+comme on l'a souvent répété &laquo;Louis XIV dut
+ce rétablissement des finances qui le rendit en peu d'années
+maître si tranquille et si absolu de son royaume;
+mais il n'est pas inutile d'observer, pour réduire à sa juste
+valeur ce qui, au premier coup d'&#339;il, pourrait sembler
+un effort du génie, que cette <i>restauration financière</i> ne
+fût opérée que par un odieux abus de ce pouvoir qui
+déjà ne voulait plus reconnaître de borne et qu'une
+<i>banqueroute</i> fut le moyen expéditif que le contrôleur<span class='pagenum'><a name="Page_239" id="Page_239">[Pg 239]</a></span>
+général imagina pour arriver au but qu'il voulait
+atteindre. Elle fut opérée tout à la fois et sur les engagements
+de la cour connus sous le nom de <i>billets d'épargne</i>
+et sur <i>les rentes de l'Hôtel-de-Ville</i><a name="FNanchor_53_53" id="FNanchor_53_53"></a><a href="#Footnote_53_53" class="fnanchor">[53]</a>, par des man&#339;uvres
+qui ne peuvent étonner de la part d'un homme dont la
+conduite envers Fouquet n'offre qu'un tissu de bassesses,
+de fourberies et de cruautés, mais qui étaient assurément
+fort indignes de la probité du grand roi. Enfin ce qui
+eût été difficile pour qui aurait voulu avant tout être
+juste, se fit très facilement par l'injustice et par la violence.&raquo;</p>
+
+<p>Le jugement motivé de l'auteur du <i>Tableau historique
+et pittoresque de Paris</i> sur Louvois (t. 4, 1<sup>re</sup> partie) ne
+nous semble pas moins digne d'attention.</p>
+
+<p>&laquo;Louvois mourut pendant le cours de cette guerre
+(1692) que son égoïsme cruel et sa basse jalousie avait
+allumée; et sa mort prévint de quelques instants la disgrâce
+éclatante que lui préparait son maître désabusé....
+On ne peut nier que ce ministre ne possédât à un très
+haut degré, ainsi que nous l'avons déjà dit, la sagacité
+et l'activité nécessaires pour saisir l'ensemble et les détails
+de la vaste administration qui lui avait été confiée, et
+qu'il ne l'eût perfectionnée de manière à y produire ce
+qu'on n'aurait pas cru possible avant lui; mais sans parler
+des guerres injustes et impolitiques dans lesquelles
+il entraîna Louis XIV, guerres qui creusèrent pour la
+monarchie un abîme que rien n'a pu combler, et même<span class='pagenum'><a name="Page_240" id="Page_240">[Pg 240]</a></span>
+en ne le considérant que comme ministre de la guerre,
+ce qui est son beau côté, il est important de remarquer
+que, sous ce rapport, il fut encore pernicieux à la France
+en voulant tout soumettre à ce mécanisme administratif
+qu'il avait si singulièrement perfectionné. <i>L'ordre du
+tableau</i>, dont il fut l'inventeur et qui plut à un monarque
+absolu dont la politique était de tout niveler autour de
+lui, éteignit toute émulation, toute ardeur pour le service
+militaire, <i>et détruisit l'école des grands capitaines</i>.
+Le système de tracer les plans de campagne dans le
+cabinet et de tenir ainsi les généraux à la lisière
+acheva ce que l'ordre du tableau avait commencé.&raquo;
+(<i>Saint-Victor</i>).</p>
+
+<p>Louvois aussi bien que Colbert réussit à confisquer à
+son profit la meilleure et la plus solide part du pouvoir
+en persuadant au roi qu'il n'était que le simple exécuteur
+de ses volontés, quand lui ministre faisait faire au
+souverain tout ce qu'il voulait et voici comment d'après
+ce que Saint Simon nous raconte: &laquo;Son esprit naturellement
+petit (nous laissons à Saint Simon la responsabilité
+de ce langage excessif à notre sens), se plut en toutes
+sortes de détails. Il (le roi) entra sans cesse dans les
+deniers sur les troupes, habillement, évolutions, armement,
+exercice, discipline, en un mot, dans toutes sortes
+de bas détails; il ne s'en occupait pas moins sur ses bâtiments,
+sa maison civile, ses extraordinaires de bouche:
+il croyait toujours apprendre quelque chose à ceux qui
+en ce genre en savaient le plus, qui recevaient en novices
+les leçons qu'ils savaient par c&#339;ur depuis longtemps.
+Ces pertes de temps, qui paraissaient au roi avoir tout
+le mérite d'une application continuelle, étaient le<span class='pagenum'><a name="Page_241" id="Page_241">[Pg 241]</a></span>
+triomphe de ses ministres qui, avec un peu d'art et
+d'expérience à le tourner, faisaient venir comme de lui
+ce qu'ils voulaient eux-mêmes, et qui conduisaient le
+grand monarque selon leurs vues et trop souvent selon
+leurs intérêts tandis qu'ils s'applaudissaient de le voir se
+noyer dans les détails.&raquo;</p>
+
+<p>Saint-Victor, après d'autres considérations qu'il est
+inutile de reproduire, arrive à cette conclusion: &laquo;Colbert
+et Louvois furent de <i>grands ministres</i> si ce nom peut être
+donné à d'habiles administrateurs, à des hommes actifs,
+vigilants, rompus à tous les détails du service dont ils
+avaient acquis une longue expérience dans les emplois
+subalternes, capables en même temps d'en saisir l'ensemble
+avec une grande perspicacité et d'y apporter de
+nouveaux perfectionnements. Mais si, pour mériter une
+si haute renommée, ce n'est point assez de se courber
+vers ces soins matériels et qu'il faille comprendre que
+les sociétés se composent d'hommes et non de choses,
+que leur véritable prospérité est dans l'ordre que l'on
+sait établir au milieu des intelligences; enfin, si <i>gouverner</i>
+est autre chose qu'<i>administrer</i>, nous ne craignons
+pas de le dire, jamais ministres ne se montrèrent
+plus étrangers que ces deux personnages si étrangement
+célèbres à la science du gouvernement; et les jugeant
+par des faits irrécusables, il nous sera facile de prouver
+que tous les deux furent funestes à la France et lui
+firent un mal qui n'a point été réparé.&raquo;</p>
+
+<p>Encore que ce langage, qui contredit bien des opinions
+reçues, soit de nature à étonner, il mérite qu'on
+le prenne en sérieuse considération, car l'écrivain ne se
+prononce pas à la légère, mais après mûre réflexion et<span class='pagenum'><a name="Page_242" id="Page_242">[Pg 242]</a></span>
+examen consciencieux des faits. On sent que la vérité
+lui coûte à dire, qu'il blâme à regret, par la force de la
+conviction et certainement eût préféré, à l'exemple de
+tant d'autres, n'avoir qu'à applaudir. <i>Amicus Plato sed
+amica veritas.</i></p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_51_51" id="Footnote_51_51"></a><a href="#FNanchor_51_51"><span class="label">[51]</span></a> <i>De l'Homme</i>: Chap. XXI <i>des Caractères</i>.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_52_52" id="Footnote_52_52"></a><a href="#FNanchor_52_52"><span class="label">[52]</span></a> Ses laquais avaient chargé, l'épée à la main, une escouade de
+Corses qui protégeait les exécutions de la justice.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_53_53" id="Footnote_53_53"></a><a href="#FNanchor_53_53"><span class="label">[53]</span></a>
+</p>
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Et ce visage enfin plus pâle qu'un rentier<br /></span>
+<span class="i0">À l'aspect de l'arrêt qui retranche un quartier!<br /></span>
+</div></div>
+<p>
+a dit Boileau qu'on peut s'étonner de voir approuver pareille mesure.<span class='pagenum'><a name="Page_243" id="Page_243">[Pg 243]</a></span></p></div>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="COMBES_MICHEL" id="COMBES_MICHEL"></a>COMBES (MICHEL)</h2>
+
+
+<p>Né à Feurs (Loire), le 20 octobre 1787, Combes entra
+au service comme volontaire en 1803; après avoir servi
+avec distinction sous l'Empire, il se trouvait chef de bataillon
+lors du désastre de Waterloo. Resté l'un des derniers
+sur le champ de bataille, et désespéré de la défaite,
+il quitta la France, où il ne revint qu'après les évènements
+de 1830. Rentré dans l'armée comme lieutenant-colonel
+du 24<sup>e</sup> de ligne, il fut nommé colonel du 66<sup>e</sup> en décembre
+1831, et ce fut en cette qualité qu'il s'empara de la
+forteresse d'Ancône. Désavoué, et pas à tort, par son gouvernement,
+Combes se vit retirer son commandement;
+mais l'année suivante, remis en activité, il fut fait colonel
+de la légion étrangère, et quelques mois après, du 47<sup>e</sup> de
+ligne.</p>
+
+<p>Pourtant un biographe affirme qu'à cette même époque,
+prenant en dégoût sa carrière, il songeait à demander
+sa retraite, lorsqu'il fut appelé à faire partie du
+corps expéditionnaire du général Bugeaud, en Afrique.
+Sa conduite au combat de la Sicka lui valut la croix de
+commandeur de la Légion d'honneur. Mais quelle récompense
+n'eût-il pas méritée par son héroïque dévouement
+devant Constantine, s'il avait survécu à la victoire?
+La tranchée ouverte le 12 octobre 1837, l'assaut<span class='pagenum'><a name="Page_244" id="Page_244">[Pg 244]</a></span>
+fut résolu pour le lendemain matin 13. Combes commandait
+la deuxième colonne d'attaque, à la tête de laquelle
+il s'élança, sous une grêle de balles, vers la brèche,
+en criant:</p>
+
+<p>&laquo;En avant, mes amis, et vive à jamais la France!&raquo;</p>
+
+<p>Arrivé l'un des premiers au sommet de la brèche, le
+colonel, quoique blessé assez grièvement au cou, n'en
+continua pas moins de marcher en avant. Une barricade,
+à l'abri de laquelle les Arabes faisaient un feu meurtrier,
+barrait le passage. Comprenant de quelle importance
+il était de renverser cet obstacle, Combes, montrant
+du doigt la barricade à ses soldats, s'écrie:</p>
+
+<p>&laquo;La croix d'honneur est derrière ce retranchement;
+qui veut la gagner?</p>
+
+<p>&mdash;Moi!&raquo; s'écrie le sous-lieutenant du 47<sup>e</sup>, Besson,
+qui, d'un bond, franchit la barricade en entraînant derrière
+lui ses braves voltigeurs. Presque au même instant,
+Combes, atteint mortellement, reçoit en pleine
+poitrine une balle qui lui traverse le poumon. Mais, dominant
+la douleur par l'énergie de la volonté et préoccupé
+avant tout de la pensée d'assurer la victoire, il dit
+aux soldats, qui l'entourent d'un air inquiet:</p>
+
+<p>&laquo;Ce n'est rien, mes enfants, je marcherai bientôt à
+votre tête.&raquo;</p>
+
+<p>Sûr enfin que toute résistance sérieuse a cessé, il
+quitte la brèche, et d'un pas ferme encore, se rend auprès
+du commandant du siége pour lui rendre compte
+du succès décisif des colonnes d'assaut.</p>
+
+<p>&laquo;La ville ne peut tenir plus longtemps, dit-il avec
+calme, le feu continue, mais va bientôt cesser; je suis
+heureux et fier d'être le premier à vous l'annoncer.<span class='pagenum'><a name="Page_245" id="Page_245">[Pg 245]</a></span>
+Ceux qui ne sont pas blessés mortellement pourront
+se réjouir d'un aussi beau succès, pour moi, je suis
+satisfait d'avoir pu verser encore une fois mon sang
+pour ma patrie. Je vais me faire panser,&raquo; ajouta-t-il,
+avec un sourire qui prouvait qu'il ne se faisait pas illusion
+sur la gravité de sa blessure. En effet, en dépit de
+sa stoïque fermeté, à quelques pas de là, chancelant et
+prêt à s'évanouir par la perte du sang, il dut être transporté
+à l'ambulance où il expira bientôt âgé de cinquante
+ans seulement.</p>
+
+<p>Le gouvernement ordonna que le buste du vaillant
+soldat ornerait l'une des salles de l'Hôtel-de-Ville de
+Feurs, où son c&#339;ur serait également déposé. Une pension
+de 2,000 francs fut allouée à sa veuve, à titre de
+récompense nationale.</p>
+
+<p>Entre les noms qu'ont illustrés nos guerres d'Afrique,
+celui du colonel Combes est assurément l'un des plus
+glorieux, et l'épisode du siége de Constantine, dans sa
+simplicité sublime, est l'un des plus admirables que
+rappellent nos annales militaires.<span class='pagenum'><a name="Page_246" id="Page_246">[Pg 246]</a></span></p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="COMMINES" id="COMMINES"></a>COMMINES</h2>
+
+
+<p>Philippe de Commines naquit au château de Commines
+sur la Lys, à deux lieues de Ménin. Quoique sa famille
+fût des plus honorables de la province, son éducation,
+comme il arrivait souvent alors pour les jeunes
+gentilshommes, fut assez négligée, et souvent il regretta
+de n'avoir pas appris le latin. En 1464, à l'âge de
+19 ans, il entra au service de Charles, comte de Charolais,
+fils du duc de Bourgogne. &laquo;Au saillir de mon enfance,
+dit-il au livre 1<sup>er</sup> de ses <i>Mémoires</i>, et en l'âge de
+pouvoir monter à cheval, je hantai à Lisle vers le duc
+Charles de Bourgogne, lors appelé comte de Charolais,
+lequel me prit à son service.&raquo;</p>
+
+<p>L'année suivante, (1465) il se trouvait à la bataille de
+Monthléry, livrée contre les troupes du roi de France
+par le comte de Charolais et les seigneurs et princes
+unis pour faire la guerre à leur Suzerain. &laquo;Et fut cette
+guerre depuis appelée le <i>Bien Public</i>, pour ce qu'elle
+s'entreprenoit sous couleur de dire que c'estoit pour le
+bien public.&raquo;</p>
+
+<p>Commines pendant le combat se tenait auprès du
+prince &laquo;et me trouvai ce jour toujours avec lui ayant
+moins de crainte que je n'eus jamais en lieu où je me
+trouvasse depuis, pour la jeunesse en quoi j'étais, et<span class='pagenum'><a name="Page_247" id="Page_247">[Pg 247]</a></span>
+que je n'avais nulle connaissance du péril; mais étais
+ébahi comme nul s'osait défendre contre tel prince à qui
+j'étais, estimant que ce fut le plus grand de tous les autres.
+Ainsi sont gens qui n'ont point d'expérience, dont
+vient qu'ils soutiennent assez d'argus (arguments) mal
+fondés et avec peu de raisons. Par quoi fait bon user de
+l'opinion de celui qui dit que: &laquo;l'on ne se repent jamais
+pour parler peu, mais bien souvent de trop parler.&raquo;</p>
+
+<p>La victoire, après une assez grande effusion de sang,
+semblait rester indécise, lorsque la retraite du roi, pendant
+la nuit, fut regardée par les alliés comme l'aveu
+d'une défaite. Le comte en particulier triomphait d'un
+succès qui devait être pour son malheur comme l'historien
+en fait la remarque: &laquo;Tout ce jour demeura encore
+monseigneur de Charolais, sur le champ, fort
+joyeux, estimant la gloire être sienne. Ce qui depuis lui
+a coûté bien cher: car oncques puis il n'usa de conseil
+d'homme mais du sien propre: et au lieu qu'il était très-inutile
+pour la guerre paravant ce jour, et n'aimait
+nulle chose qui y appartint, depuis furent muées et changées
+ses pensées, car il a continué jusques à sa mort; et
+par là fut finie sa vie et sa maison détruite; et si elle ne
+l'est du tout, si est-elle toute désolée.&raquo;</p>
+
+<p>Commines, devenu chambellan de Charles le Téméraire,
+qui avait succédé à son père Philippe comme duc
+de Bourgogne, se trouvait à Péronne lors de l'entrevue
+du duc avec le roi de France; Louis XI, s'était pris à son
+propre piége en se mettant à la discrétion de celui qu'il
+espérait tromper. On sait que Charles, ayant acquis la
+preuve de la trahison du roi qui excitait sous main les
+Liégeois à la révolte, ordonna de fermer les portes du<span class='pagenum'><a name="Page_248" id="Page_248">[Pg 248]</a></span>
+château et retint le monarque prisonnier. Et dans la
+première émotion de sa colère, il se fût emporté peut-être
+aux dernières extrémités, s'il n'eût été retenu par
+ses conseillers dont était Commines qui réussirent, non
+sans peine, à réconcilier les deux princes.</p>
+
+<p>&laquo;Comme le duc arriva en sa présence, la voix lui
+tremblait, tant il était ému, et prêt de se courroucer. Il
+fit humble contenance de corps; mais son geste et parole
+était âpre, demandant au roi s'il ne voulait pas tenir
+le traité de paix, qui avait été écrit et accordé, et si
+ainsi le voulait jurer, et le roi lui répondit que oui...
+Ces paroles éjouirent fort le duc; et incontinent fut apporté
+le dit traité de paix, et fut tirée des coffres du roi
+la vraie croix, que saint Charlemagne portait, qui s'appelle
+la croix de la victoire; et jurèrent la paix; et tantôt
+furent sonnées les cloches par la ville: et tout le monde
+fut fort éjoui. Autrefois a plu au roi me faire cet honneur
+de dire que j'avais bien servi à cette pacification<a name="FNanchor_54_54" id="FNanchor_54_54"></a><a href="#Footnote_54_54" class="fnanchor">[54]</a>.&raquo;</p>
+
+<p>En effet, dans ses lettres patentes, plus tard Louis XI
+déclara qu'il avait obligation à Commines, lors de sa
+détention à Péronne. Louis, qui se connaissait en hommes
+et qui avait vu Commines à l'&#339;uvre, ne négligea
+rien pour se l'attacher, et il y réussit d'autant mieux
+que le chambellan de Charles, témoin de ses violences,
+prévoyait que, dans un temps plus ou moins éloigné, ce
+caractère fougueux et emporté causerait sa ruine. Aussi
+ne se fit-il pas trop prier pour l'abandonner et passer au
+service de Louis XI (1472).</p>
+
+<p>Charles, furieux, ordonna la confiscation de tous ses<span class='pagenum'><a name="Page_249" id="Page_249">[Pg 249]</a></span>
+biens, mais le roi s'empressa de dédommager Commines,
+par le don de riches seigneuries; en outre des terres
+de Bran et Brandon, en Poitou, il lui donna la
+principauté de Talmont et les seigneuries de Curzon,
+Aulonne, Chasteau-Gontier et les Chaulmes dans le
+même pays. En 1474, Commines reçut encore en toute
+propriété la seigneurie de Chaillot près Paris et celle de
+la Chèvre en Poitou; l'année suivante, il épousa Hélène
+de Chambres qui lui apportait en dot la seigneurie
+d'Argenton et plusieurs autres.</p>
+
+<p>Créé sénéchal du Poitou en 1477, Commines se trouvait
+l'un des personnages les plus importants du royaume
+et l'un des familiers du roi qu'il eut plusieurs fois l'honneur
+de recevoir dans son château. On s'explique ainsi
+que, comblé par le prince de tant de bienfaits, il ne le juge
+pas avec la même sévérité que la plupart des autres historiens
+et glisse sur les côtés fâcheux de son caractère sans
+les dissimuler entièrement. Je trouve donc qu'il y a exagération
+dans ce jugement de certains biographes: &laquo;Il
+est vrai que Commines, le serviteur le plus fidèle et le
+plus habile de Louis XI, fut aussi le plus dévoué pour
+tous les actes injustes, cruels et perfides que l'histoire
+reproche à ce monarque.</p>
+
+<p>&laquo;... Il a été beaucoup loué; mais ce qu'on ne peut
+approuver, c'est le sang-froid avec lequel il parle des
+actes les plus iniques et les plus révoltants..., il est vrai
+que des actes auxquels il ne fut pas toujours étranger
+n'ont pu exciter son indignation. Aussi n'y a-t-il pas
+plus de leçons de morale à tirer de ses <i>Mémoires</i> qu'il
+n'y en a à prendre dans sa vie publique<a name="FNanchor_55_55" id="FNanchor_55_55"></a><a href="#Footnote_55_55" class="fnanchor">[55]</a>.&raquo;<span class='pagenum'><a name="Page_250" id="Page_250">[Pg 250]</a></span></p>
+
+<p>Ces affirmations sont assurément beaucoup trop absolues,
+et il est tel passage des <i>Mémoires</i> qui semble les
+contredire entièrement, celui-ci par exemple relatif à la
+mort du connétable de saint Paul livré au roi par le duc
+de Bourgogne: &laquo;Il n'était nul besoin au dit duc, qui
+était si grand prince, de lui donner une sûreté pour le
+prendre; et fut grande cruauté de le bailler où il était
+certain de la mort, et pour avarice. Après cette grande
+honte qu'il se fit, il ne mit guère à recevoir du dommage.
+Et ainsi, à voir les choses que Dieu a faites de
+notre temps, et fait chacun jour, semble qu'il ne veuille
+rien laisser impuni; et peut-on voir évidemment que ces
+étranges ouvrages viennent de lui; car ils sont hors des
+&#339;uvres de nature, et sont des punitions soudaines; et
+par espécial contre ceux qui usent de violence et de
+cruauté, qui communément ne peuvent être petits personnages,
+mais très-grands de seigneurie ou d'autorité
+de prince.&raquo; (Liv. IV.)</p>
+
+<p>À propos de la mort du duc de Bourgogne tué sous
+les murs de Nancy, il dit encore: &laquo;et périt lui et sa
+maison, comme j'ai dit, au lieu où il avait consenti par
+avarice de bailler (livrer) le connétable, et peu de temps
+après. Dieu lui veuille pardonner ses péchés! je l'ai
+vu grand et honorable prince, et autant estimé et
+requis de ses voisins, un temps a été, que nul prince
+qui fut en chrétienté ou par aventure plus. Je n'ai vu
+nulle occasion pour quoi plutôt il dût avoir encouru
+l'ire de Dieu, que de ce que toutes les grâces et honneurs
+qu'il avait reçus en ce monde, il les estimait
+tous être procédés de son sens et vertu sans les attribuer
+à Dieu comme il devait.&raquo; (Liv. V.)<span class='pagenum'><a name="Page_251" id="Page_251">[Pg 251]</a></span></p>
+
+<p>Commines n'approuve pas, bien s'en faut, la conduite
+que tint le roi après la mort du duc, et ses procédés
+injustes vis-à-vis de l'héritière légitime Marguerite:
+&laquo;Mais nonobstant qu'il fût ainsi hors de toute
+crainte, Dieu ne lui permit pas de prendre cette matière
+qui était si grande, par le bout qu'il la devait prendre....
+pour joindre à sa couronne toutes ces grandes
+seigneuries, où il ne pouvait prétendre nul bon droit;
+ce qu'il devait faire par quelque traité de mariage ou
+les attraire à soi par vraie et bonne amitié, comme
+aisément il le pouvait faire.... Mais par aventure
+Notre Seigneur ne lui voulut pas de tous points accomplir
+son désir, pour aucunes raisons que j'ai dites, ou
+qu'il ne voulait point qu'il usurpât sur ces pays du Hainaut
+pour ce qu'il n'y avait aucun titre.&raquo;</p>
+
+<p>Voici maintenant comment Commines nous parle de
+Louis XI dans les derniers temps de sa vie: &laquo;Le roi
+s'en retourna à Tours (1481), et s'enfermait fort, et
+tellement que peu de gens le voyaient; et entra en
+merveilleuse suspicion de tout le monde; et avait peur
+qu'on ne lui ôtât ou diminuât son autorité. Il recula de
+lui toutes gens qu'il eut accoutumés, et les plus prochains
+qu'il eut jamais.... Mais ceci ne dura guères;
+car il ne vécut point longuement; et fit de bien étranges
+choses.&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;Notre Roi était en ce Plessis, avec peu de gens,
+sauf archers, et en ces suspicions dont j'ai parlé; mais
+il y avait pourvu; car il ne laissait nuls hommes, ni en
+la ville, ni aux champs dont il eut suspicion; mais par
+archers les en faisait aller et conduire. Il semblait
+mieux, à le voir, homme mort que vif, tant était mai<span class='pagenum'><a name="Page_252" id="Page_252">[Pg 252]</a></span>gre;
+ni jamais homme ne l'eût cru. Il se vêtait richement,
+ce que jamais n'avait accoutumé par avant.... Il
+faisait d'âpres punitions, pour être craint, et de peur
+de perdre obéissance; car ainsi me le dit lui-même. Il
+renvoyait officiers et cassait gens d'armes, rognait
+pensions, et en ôtait de tous points. Et me dit, peu de
+jours avant sa mort, qu'il passait temps à faire et à
+défaire gens.. et le faisait de peur qu'on ne le tînt pour
+mort.&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;... Mais tout ainsi qu'à deux grands personnages
+qu'il avait fait mourir de son temps (dont de l'un fit
+conscience à son trépas, et de l'autre non, ce fut du
+duc de Nemours, et du comte de Saint-Paul) fut signifiée
+la mort par commissaires députés à ce faire,
+lesquels commissaires en briefs mots leur déclarèrent
+leur sentence et baillèrent confesseur pour disposer de
+leurs consciences, en peu d'heures qu'ils leur baillèrent
+à ce faire; tout ainsi signifièrent à notre roi, les dessus
+dits, sa mort en brièves paroles et rudes, disant:</p>
+
+<p>&laquo;Sire, il faut que nous nous acquittions, n'ayez plus
+d'espérance en ce saint homme (l'ermite Paul), ni en
+autre chose; car sûrement il est fait de vous; et pour
+ce pensez à votre conscience, car il n'y a nul remède...&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;Quelle douleur lui fut d'ouïr cette nouvelle et cette
+sentence? Car oncques homme ne craignit plus la
+mort.... Faut revenir à dire qu'ainsi comme de son
+temps furent trouvées ces mauvaises et diverses prisons,
+tout ainsi avant mourir, il se trouva en semblables et
+plus grandes prisons, et aussi plus grande peur il eut
+que ceux qu'il y avait tenus. Laquelle chose je tiens à<span class='pagenum'><a name="Page_253" id="Page_253">[Pg 253]</a></span>
+très grande grâce pour lui et pour partie de son purgatoire.
+Et l'ai dit ici pour montrer qu'il n'est nul homme
+de quelque dignité qu'il soit qui ne souffre ou en secret
+ou en public, et par espécial ceux qui font souffrir les
+autres.&raquo;</p>
+
+<p>Ce langage n'est pas assurément d'un homme habitué
+&laquo;à ne voir et considérer les actes les plus iniques que
+comme des moyens de succès et ne les juger que par
+les résultats<a name="FNanchor_56_56" id="FNanchor_56_56"></a><a href="#Footnote_56_56" class="fnanchor">[56]</a>&raquo;.</p>
+
+<p>La conclusion de ce sixième livre n'est pas moins
+admirable et le prédicateur dans la chaire ne s'exprimerait
+pas autrement. &laquo;Or, voyez-vous la mort de
+tant de grands hommes en si peu de temps, qui tant
+ont travaillé pour s'accroître et pour avoir gloire, et
+tant en ont souffert de passions et de peines, et abrégé
+leur vie; et par aventure leurs âmes en pourraient souffrir....
+N'eut-il pas mieux valu à eux, et à tous autres
+princes, et hommes de moyen état, qui ont vécu sous
+ces grands, et vivront sous ceux qui règnent, élire le
+moyen chemin en ces choses. C'est à savoir, moins se
+soucier, et moins se travailler, et entreprendre moins
+de choses, et plus craindre à offenser Dieu, et à persécuter
+le peuple, et leurs voisins, et par tant de voies
+cruelles que j'ai assez déclarées par ci-devant, et prendre
+des aises et plaisirs honnêtes? Leurs vies en seraient
+plus longues. Les maladies en viendraient plus tard, et
+leur mort en serait plus regrettée, et de plus de gens,
+et moins désirée, et aurait moins à douter (craindre) la
+mort. Pourrait-on voir de plus beaux exemples pour<span class='pagenum'><a name="Page_254" id="Page_254">[Pg 254]</a></span>
+connaître que c'est peu de chose que de l'homme; et
+que cette vie est misérable et briève et que ce n'est rien
+des grands; et qu'incontinent qu'ils sont morts, tout
+homme en a le corps en horreur et vitupère? et qu'il
+faut que l'âme sur l'heure se sépare d'eux et qu'elle
+aille recevoir son jugement? Et à la vérité, en l'instant
+que l'âme est séparée du corps, jà la sentence en est
+donnée de Dieu, selon les &#339;uvres et mérites du corps,
+laquelle sentence s'appelle le jugement particulier.&raquo;
+(Liv. VI).</p>
+
+<p>Ce langage n'est pas celui du politique, mais du
+chrétien amené à la saine appréciation des choses par
+les malheurs d'autrui et aussi par sa propre et douloureuse
+expérience. Celle-ci ne manqua pas à Commines;
+car, après la mort de Louis XI, devenu suspect à la
+régente par suite de ses relations avec le duc d'Orléans
+(depuis Louis XII), il fut arrêté et pendant plus de
+deux années retenu dans une étroite prison, (bien
+étroite) pendant huit mois surtout, puisque c'était une
+de ces fameuses cages de fer imaginées par Louis XI:
+&laquo;Il avait fait de vigoureuses prisons, comme cages de
+fer et autres de bois, couvertes de plaques de fer par le
+dehors et par le dedans avec terribles ferrures de quelques
+huit pieds de large et de la hauteur d'un homme
+et un pied de plus. Le premier qui les dévisa (essaya)
+fut l'évêque de Verdun qui, en la première qui fut
+faite, fut mis incontinent et y a couché quatorze ans.
+Plusieurs l'ont maudit, et moi aussi qui en ont tâté
+sous le roi de présent (Charles VIII) l'espace de huit
+mois.&raquo;</p>
+
+<p>Rendu à la liberté, Commines retrouva en partie<span class='pagenum'><a name="Page_255" id="Page_255">[Pg 255]</a></span>
+son crédit et fut chargé de plusieurs missions importantes
+par Charles VIII auquel il rendit de grands services
+pendant l'expédition d'Italie. Mais sous le successeur
+de ce prince, sous Louis XII, pour qui Commines
+s'était naguère si fort compromis, il ne fut aucunement
+employé, et vécut (qui sait pourquoi?) dans une sorte
+de disgrâce, ce qui lui permit d'ailleurs d'achever tout
+à loisir la rédaction de ses <i>Mémoires</i>. Il mourut, en
+1509, dans son château d'Argenton.</p>
+
+<p>La première édition des <i>Mémoires</i>, in-fol. fut publiée
+à Paris en 1523.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_54_54" id="Footnote_54_54"></a><a href="#FNanchor_54_54"><span class="label">[54]</span></a> <i>Commines.</i> Liv. II.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_55_55" id="Footnote_55_55"></a><a href="#FNanchor_55_55"><span class="label">[55]</span></a> <i>Biographie nouvelle.</i></p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_56_56" id="Footnote_56_56"></a><a href="#FNanchor_56_56"><span class="label">[56]</span></a> <i>Nouvelle Biographie.</i>&mdash;<i>Encyclopédie des gens du monde.</i><span class='pagenum'><a name="Page_256" id="Page_256">[Pg 256]</a></span></p></div>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="LA_CONDAMINE_ET_JENNER" id="LA_CONDAMINE_ET_JENNER"></a>LA CONDAMINE ET JENNER</h2>
+
+
+<p>&laquo;On peut dire de La Condamine, écrivait naguère le
+judicieux M. Biot, que le trait saillant de son caractère,
+la cause principale de ses succès dans les sciences, dans
+les lettres et dans le monde, fut la curiosité, mais une
+curiosité active, unie à des qualités solides, telles que
+l'ardeur, le courage et la constance dans les entreprises<a name="FNanchor_57_57" id="FNanchor_57_57"></a><a href="#Footnote_57_57" class="fnanchor">[57]</a>!&raquo;</p>
+
+<p>Delille, de son côté, nous dit dans son <i>Éloge de La
+Condamine</i>, &laquo;un des plus beaux morceaux de prose que
+ce grand poète ait écrits&raquo;, comme s'exprime Biot qui
+n'exagère pas: &laquo;Sa passion dominante fut cette curiosité
+insatiable. Ce doit être celle de ce petit nombre
+d'hommes destinés à éclairer la foule, et qui, tandis que
+les autres s'efforcent d'arracher à la nature ses productions,
+travaillent à lui dérober ses secrets. Sans ce puissant
+aiguillon, elle resterait pour nous invisible et
+muette; car elle ne parle qu'à ceux qui l'appellent; elle
+ne se montre qu'à ceux qui cherchent à la pénétrer; elle
+ensevelit ses mystères dans des abîmes, les place sur
+des hauteurs, les plonge dans les ténèbres, les montre
+sous de faux jours. Et comment parviendraient-ils<span class='pagenum'><a name="Page_257" id="Page_257">[Pg 257]</a></span>
+jusqu'à nous, sans la courageuse opiniâtreté d'un petit
+nombre d'hommes qui, plus impérieusement maîtrisés
+par les besoins de l'esprit que par ceux du corps, aimeraient
+mieux renoncer à ses bienfaits que de ne pas les
+connaître, ne les saisissent pour ainsi dire que par l'intelligence,
+et ne jouissent que par la pensée? Cette qualité,
+dis-je, fut dominante chez M. de La Condamine;
+elle lui rendait tous les objets piquants, tous les livres
+curieux, tous les hommes intéressants.&raquo;</p>
+
+<p>De cette curiosité qui, chez notre savant, était une
+violente passion, on cite des exemples singuliers, mais
+que le caractère de l'homme nous rend vraisemblables.</p>
+
+<p>Agé de dix-huit ans à peine<a name="FNanchor_58_58" id="FNanchor_58_58"></a><a href="#Footnote_58_58" class="fnanchor">[58]</a>, au sortir du collége, il
+alla servir comme volontaire au siége de Roses (1719)
+où tout d'abord sa curiosité lui faillit être fatale. Désireux
+d'observer l'effet d'une batterie, il monta sur une
+hauteur, et, armé d'une lunette d'approche, il se mit à
+regarder, mais tellement absorbé par sa préoccupation
+qu'autour de lui les boulets tombaient comme grêle sans
+qu'il eût l'air de s'en apercevoir. C'était sur lui cependant
+qu'on tirait de la ville, un certain manteau de couleur
+écarlate qu'il portait, servant de point de mire aux
+artilleurs. Heureusement que du camp un officier supérieur
+vit le péril et envoya au jeune homme l'ordre de
+descendre.</p>
+
+<p>Dans un voyage qu'il fit bien des années après (1737)
+en Italie, La Condamine eut occasion de visiter le trésor
+de Gênes. On lui montra un grand vase d'une seule
+émeraude connu sous le nom de <i>sacro cattino</i>, regardé<span class='pagenum'><a name="Page_258" id="Page_258">[Pg 258]</a></span>
+comme une relique et qui, de plus, pouvait être une ressource
+dans les besoins pressants... La Condamine doutait
+que le vase, vu sa grandeur, fût réellement une
+émeraude, et, pour s'en assurer et éprouver sa dureté,
+il allait tenter de le rayer, lorsqu'on le prévint et le vase
+lui fut retiré des mains.</p>
+
+<p>Autre anecdote que rapporte Biot, mais qu'il est difficile
+de ne pas croire apocryphe: &laquo;Dans un petit village,
+sur les bords de la mer, on lui montrait un cierge que
+l'on entretenait toujours allumé, et l'on ajoutait que,
+s'il venait à s'éteindre, le village serait tout aussitôt
+englouti par les flots.</p>
+
+<p>&laquo;Êtes-vous bien sûr de ce que vous dites? demanda
+La Condamine au cicerone; et comme celui-ci répondit
+qu'il n'en doutait point:</p>
+
+<p>&laquo;Eh bien! reprend l'académicien, nous allons voir,
+et aussitôt il souffle sur le cierge qu'il éteint. On n'eut
+que le temps de le dérober à la fureur du peuple en le
+faisant échapper par une issue secrète et lui recommandant
+de quitter le village au plus vite.&raquo;</p>
+
+<p>Voici qui paraît plus vraisemblable: un jour qu'il
+se trouvait près de M<sup>me</sup> de Choiseul pendant qu'elle
+écrivait une lettre, il se pencha, soit distraction,
+soit indiscrétion, comme pour regarder. M<sup>me</sup> de Choiseul
+s'en aperçut, et continuant néanmoins d'écrire,
+elle ajouta:</p>
+
+<p>&laquo;Je vous en dirais bien davantage si M. de La Condamine
+n'était pas derrière moi, lisant ce que je vous
+écris.&raquo;</p>
+
+<p>La leçon était méritée encore que La Condamine protestât
+bien haut de son innocence en disant: &laquo;Ah!<span class='pagenum'><a name="Page_259" id="Page_259">[Pg 259]</a></span>
+madame, rien n'est plus injuste, et je vous assure que
+je ne lis pas.&raquo;</p>
+
+<p>On raconte que, lors de l'exécution du régicide Damiens,
+condamné à être écartelé, c'est-à-dire tiré à
+quatre chevaux, La Condamine, afin que rien ne lui
+échappât des détails du supplice, s'était mêlé aux valets
+du bourreau. Comme les archers voulaient le faire retirer,
+l'exécuteur le prit sous sa protection en disant, et
+paraît-il, sans aucune intention ironique:</p>
+
+<p>&mdash;Laissez monsieur, c'est un amateur.</p>
+
+<p>Supposé vraies ces anecdotes, on peut, dans une certaine
+mesure, excuser La Condamine en disant avec
+Delille: &laquo;On a prétendu que cette curiosité, précieuse
+dans le savant, ressemblait quelquefois à l'indiscrétion
+dans l'homme de société; mais ces petits torts, qu'on
+remarque dans un homme ordinaire, s'éclipsent dans un
+homme célèbre, par la considération des avantages que
+retire la société de ses défauts mêmes; et c'est peut-être
+le louer encore que d'avouer qu'il porta cette passion à
+l'excès.&raquo;</p>
+
+<p>Après la campagne dont nous avons parlé, La Condamine
+voyant la paix signée se dégoûta de la carrière
+militaire qui ne répondait plus à son besoin d'activité,
+et donnant sa démission, il entra comme adjoint chimiste
+à l'Académie des sciences. Fût-ce en cette qualité qu'il
+obtint de s'embarquer sur l'escadre de Duguay-Trouin,
+avec laquelle il parcourut les côtes de l'Asie et de
+l'Afrique? Il visita la Troade en particulier et fit un
+séjour de plusieurs mois à Constantinople.<span class='pagenum'><a name="Page_260" id="Page_260">[Pg 260]</a></span><br /><br /></p>
+
+
+<h2>II</h2>
+
+<p>De retour à Paris, il apprit qu'à l'Académie on s'occupait
+d'un grand projet de voyage à l'équateur ayant
+pour but de déterminer la grandeur et la figure de la
+terre. Il demanda tout aussitôt à faire partie de l'expédition,
+et connu du comte de Maurepas, il ne contribua
+pas peu à rendre le ministre tout favorable à l'entreprise
+et à accélérer les préparatifs. La Condamine partit
+avec deux autres membres de l'Académie, Bouguer
+et Godin, plus savants peut-être que leur confrère, sans
+lequel cependant l'expédition eût échoué; car ce furent
+son courage, sa gaieté, sa présence d'esprit, qui soutinrent
+les deux autres au milieu des difficultés d'une tâche
+des plus ardues et des rudes épreuves d'un voyage qui
+ne dura pas moins de dix années. Voici ce que Delille
+nous apprend:</p>
+
+<p>&laquo;Si nous plaignons l'astronome dans nos villes, imaginez
+ce que dut éprouver M. de la Condamine dans ces
+contrées lointaines. Pour le bien peindre, il faudrait les
+couleurs, je ne dis pas de l'éloquence, mais de la poésie
+même; et je ne sais si je pourrai me défendre d'employer
+quelquefois son langage; du moins ici le merveilleux
+n'a pas besoin de fiction. Aux travaux fabuleux
+de cet Ulysse banni par la colère des Dieux, cherchant
+sa patrie sur terre et sur mer, et échappant aux enchantements
+de la cour de Circé, on peut opposer sans doute
+les travaux réels de M. de La Condamine, s'arrachant
+aux délices de la capitale, fuyant sa patrie pour cher<span class='pagenum'><a name="Page_261" id="Page_261">[Pg 261]</a></span>cher
+la vérité, traversant de vastes déserts, souvent
+abandonné de ses guides, escaladant des montagnes
+inaccessibles jusqu'à lui, menacé d'un côté par les masses
+de neige suspendues à leur sommet, de l'autre par la
+profondeur des précipices, marchant sur des volcans
+plus terribles cent fois que ceux de notre continent, respirant
+de près leurs exhalaisons, quelquefois même entendant
+gronder ces foudres souterrains et voyant des
+torrents de soufre sillonner ces neiges antiques que n'avaient
+point effleurées les feux de l'équateur... Tandis
+qu'il sondait le volcan de Pitchincha, il voyait s'enflammer,
+à sept lieues de distance, celui de Coteau Paxi, sur
+lequel il observait quelques jours auparavant; et peut-être
+sans cet éloignement, dont sa curiosité s'indignait,
+sans doute entraîné par elle, et trop digne émule de
+Pline, il lui aurait ressemblé dans sa mort, comme il
+l'avait imité dans sa vie.</p>
+
+<p>&raquo;À d'incroyables dangers se joignaient d'incroyables
+fatigues: mesurer la toise en main une base immense;
+chercher à travers des rochers, des ravins, des abîmes,
+les points de ses triangles; replanter vingt fois, sur des
+monts escarpés, des signaux, tantôt enlevés par les Indiens,
+tantôt emportés par les ouragans; passer plusieurs
+nuits sous des tentes chargées de frimas, quelquefois
+arrachées par les vents; essuyer la cruelle
+alternative et des plus accablantes chaleurs dans la
+plaine, et du froid le plus âpre dans les montagnes;
+voilà quelle fut sa vie pendant sept ans entiers.&raquo;</p>
+
+<p>Plus loin Delille nous dit encore: &laquo;Je ne vous le représenterai
+point, après un trajet de cinq cents lieues
+sur la rivière des Amazones, ce fleuve immense, large<span class='pagenum'><a name="Page_262" id="Page_262">[Pg 262]</a></span>
+de cinquante lieues à son embouchure, s'enfonçant dans
+la rivière du Para large de trois lieues, échouant contre
+un banc de vase, obligé d'attendre sept jours les grandes
+marées, remis à flot par une vague plus terrible que
+celle qui l'avait fait échouer, et sauvé par où il devait
+périr; je ne vous peindrai pas les tempêtes qu'il essuya,
+les nations inconnues qu'il traversa, tous les dangers
+enfin menaçant ses jours, tandis que lui, tranquille observateur,
+seul au milieu de ces déserts, avec trois Indiens,
+maîtres de sa vie, tenait toujours le baromètre, la
+sonde et la boussole.&raquo;</p>
+
+<p>La Condamine a publié de son voyage une relation
+intéressante, quoique à la façon d'un résumé. Nous détachons
+de ce volume quelques pages qui prouvent, avec
+le talent d'observation de l'auteur, que son style ne
+manque ni d'agrément ni de facilité:</p>
+
+<p>&laquo;<i>Pont suspendu.</i>&mdash;Je rencontrai sur ma route plusieurs
+rivières qu'il fallut passer sur des ponts de cordes
+d'écorce d'arbre, ou de ces espèces d'osiers qu'on appelle
+<i>lianes</i> dans nos îles de l'Amérique. Ces lianes, entrelacées
+en réseau, forment d'un bord à l'autre une galerie
+en l'air, suspendue à deux câbles de la même matière,
+dont les extrémités sont attachées sur chaque bord à des
+branches d'arbre. Le tout ensemble présente le même
+aspect qu'un filet de pêcheur, ou mieux encore, un hamac
+indien qui serait tendu d'un côté à l'autre de la rivière.
+Comme les mailles de ce réseau sont fort larges
+et que le pied pourrait passer au travers, on tend quelques
+roseaux dans le fond de ce berceau renversé pour
+servir de plancher. On voit bien que le poids seul de
+tout ce tissu, et plus encore le poids de celui qui y passe,<span class='pagenum'><a name="Page_263" id="Page_263">[Pg 263]</a></span>
+doit faire prendre une grande courbure à toute la machine,
+et si l'on fait attention que le passant, quand il
+est au milieu de sa carrière surtout lorsqu'il fait du vent,
+se trouve exposé à de grands balancements, on jugera
+aisément qu'un pont de cette espèce, quelquefois de plus
+de trente toises de long, a quelque chose d'effrayant au
+premier coup d'&#339;il... Cependant ce n'est pas encore là
+l'espèce de pont la plus singulière ni la plus dangereuse
+qui soit en usage dans le pays.&raquo;</p>
+
+<p>Voici le portrait que l'auteur nous fait des indigènes
+indiens: &laquo;J'ai cru reconnaître en tous un même fonds
+de caractère, l'insensibilité en fait la base; je laisse à
+décider si on la doit honorer du nom d'apathie, ou l'avilir
+par celui de stupidité. Elle naît sans doute du petit
+nombre de leurs idées, qui ne s'étend pas au-delà de
+leurs besoins. Gloutons jusqu'à la voracité, quand ils ont
+de quoi se satisfaire; sobres, quand la nécessité les y
+oblige, jusqu'à se passer de tout sans paraître rien désirer;
+pusillanimes et poltrons à l'excès, si l'ivresse ne les
+transporte pas; ennemis du travail, indifférents à tout
+motif de gloire, d'honneur ou de reconnaissance; uniquement
+occupés de l'objet présent et toujours déterminés
+par lui; sans inquiétude pour l'avenir; incapables
+de prévoyance et de réflexion, se livrant quand rien ne
+les gêne à une joie puérile qu'ils manifestent par des
+sauts et des éclats de rire immodérés, sans objet et sans
+dessein; ils passent leur vie sans penser et ils vieillissent
+sans sortir de l'enfance dont ils conservent tous les
+désirs.&raquo;</p>
+
+<p>Ce portrait du sauvage, dessiné d'après nature, d'après
+l'original, ne ressemble guère à celui que Jean-Jacques<span class='pagenum'><a name="Page_264" id="Page_264">[Pg 264]</a></span>
+traçait de fantaisie à la même époque, pour justifier ses
+folles théories. Le passage de La Condamine était fait
+pour l'embarrasser et le contrarier, surtout à cause de
+la conclusion qui contredit si formellement le système
+du philosophe de Genève: &laquo;L'homme naît bon, c'est la
+société qui le déprave.&raquo; Or La Condamine répond:
+&laquo;On ne peut voir sans humiliation combien l'homme
+<i>abandonné à la simple nature</i>, privé d'éducation et de société,
+<i>diffère peu de la brute</i>.&raquo;</p>
+
+<p>De courageux missionnaires cependant s'étaient dévoués
+à la rude tâche d'évangéliser ces populations dégradées
+et de faire des hommes de ces brutes. Notre
+voyageur dut aux bons pères de grands secours et se
+plaît à le reconnaître. &laquo;J'étais attendu à Borja par le
+R. P. Magnin, missionnaire jésuite, en qui je trouvai
+toutes les attentions et prévenances que j'aurais pu espérer
+d'un compatriote et d'un ami.&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;Le missionnaire (portugais) de Saint-Paul, dit-il
+ailleurs, prévenu de notre arrivée, nous tenait prêt un
+grand canot équipé de quatorze rameurs avec un patron.
+Il nous donna de plus un guide portugais et nous
+reçûmes de lui et des autres religieux de son ordre, chez
+qui nous avons déjeuné, un traitement qui nous fit oublier
+que nous étions au centre de l'Amérique de 500
+lieues de terre habitées par des européens<a name="FNanchor_59_59" id="FNanchor_59_59"></a><a href="#Footnote_59_59" class="fnanchor">[59]</a>.&raquo;</p>
+
+<p>Pendant que La Condamine, ne pensant qu'à la
+science, explorait les Cordilières du Pérou, les habitants
+du pays le croyaient occupé sur ces montagnes à décou<span class='pagenum'><a name="Page_265" id="Page_265">[Pg 265]</a></span>vrir
+de l'or. Or, &laquo;au moment où il se préparait à revoir
+sa patrie et à lui porter les vérités qu'il avait conquises,
+on lui enlève une cassette qui renfermait ses
+journaux et l'argent destiné pour son voyage. Il fait
+publier sur-le-champ qu'il consent à perdre la somme
+entière, pourvu qu'on lui rende ses papiers. La condition
+fut acceptée, et, malgré la perte d'une somme considérable,
+il crut en effet avoir retrouvé son trésor<a name="FNanchor_60_60" id="FNanchor_60_60"></a><a href="#Footnote_60_60" class="fnanchor">[60]</a>.&raquo;</p>
+
+<p>Son courage égalait son désintéressement. Dans son
+voyage du Levant, plutôt que de livrer au cadi de Baffa
+un dépôt d'argent qui lui avait été confié, on le vit se
+défendre contre soixante hommes, braver les coups de
+fusil, le canon même, enfin traîné devant le cadi, lui en
+imposer par sa fermeté, lui arracher des excuses par ses
+menaces; en un mot faire respecter les droits de la propriété
+dans le pays des usurpations et ceux de la liberté
+dans le séjour de l'esclavage.</p>
+
+<p>Après dix années d'absence, La Condamine revit
+l'Europe où il ne tarda pas à publier le résultat de ses
+observations. Mais ce Mémoire fut attaqué violemment
+par Bouguer avec lequel, pendant le voyage, s'était
+brouillé La Condamine. Celui-ci, dans sa réponse plus
+malicieuse que passionnée, mit les rieurs de son côté, ce
+qui lui donna gain de cause.<span class='pagenum'><a name="Page_266" id="Page_266">[Pg 266]</a></span><br /><br /></p>
+
+
+<h2>III</h2>
+
+<p>On eût cru qu'après tant de fatigues, La Condamine
+devait éprouver le besoin du repos, mais la dispute avec
+Bouguer à peine terminée, nous le voyons partir pour
+l'Italie; il est vrai, qu'en outre de la curiosité du touriste,
+un motif particulier le portait à entreprendre ce
+voyage. Il voulait voir Rome et surtout le Souverain-Pontife
+dont l'accueil fut pour lui des plus bienveillants.
+Benoit XIV fit à La Condamine cadeau de son portrait en
+l'interrogeant longuement sur ses voyages, et il lui
+accorda avec bonne grâce la dispense que le savant sollicitait
+afin de pouvoir épouser une de ses parentes.
+Cette démarche, pour le dire en passant, prouve que La
+Condamine n'était point tout à fait un sceptique à la
+façon de certains de ses confrères de l'Académie. Du
+reste, il en fut récompensé, Delille nous l'atteste:</p>
+
+<p>&laquo;Sa plus douce consolation, c'était l'attachement de
+sa digne épouse. Si jamais l'hymen est respectable, c'est
+surtout lorsqu'une femme jeune adoucit à son époux les
+derniers jours d'une vie immolée au bien public. La
+sienne aimait en lui un mari vertueux; elle respectait
+un citoyen utile. Cette impétuosité inquiète qui, dans
+M. de La Condamine, ressemblait quelquefois à l'humeur,
+loin de rebuter sa tendresse, la rendait plus
+ingénieuse. Elle le consolait des maux du corps, des
+peines de l'esprit, de ses craintes, de ses inquiétudes, de
+ses ennemis et de lui-même; et ce bonheur, qui lui avait
+échappé peut-être dans ses courses immenses, il le trou<span class='pagenum'><a name="Page_267" id="Page_267">[Pg 267]</a></span>vait
+à côté de lui dans un c&#339;ur tendre, qui s'imposait,
+par l'amour constant du devoir, ces soins recherchés
+qu'inspire à peine le sentiment passager de l'amour.&raquo;</p>
+
+<p>La Condamine, spirituel, aimable, célèbre par ses
+longs voyages, jouissant dans le monde d'une grande
+réputation comme savant, écrivant avec correction,
+souvent même avec élégance, semblait tout naturellement
+désigné au choix de l'Académie, qui, en effet,
+l'admit dans son sein en 1760. Son discours de réception
+se distingue par la clarté et la simplicité avec laquelle
+contrastait le ton solennel de Buffon, d'ailleurs très-éloquent
+dans la brièveté. &laquo;Sa réponse n'a que deux
+pages, nous dit Biot, mais ces deux pages, écrites avec
+génie, porteront plus loin le nom de La Condamine que
+tous ses ouvrages n'auraient pu faire.&raquo;</p>
+
+<p>À l'occasion de cette séance, on fit circuler une
+épigramme assez malicieuse que quelques-uns attribuent
+à La Condamine lui-même:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">La Condamine est aujourd'hui<br /></span>
+<span class="i0">Reçu dans la troupe immortelle;<br /></span>
+<span class="i0">Il est bien sourd: tant mieux pour lui;<br /></span>
+<span class="i0">Mais non muet: tant pis pour elle.<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Cette surdité, gagnée par le voyageur dans ses
+courses au sommet des Cordilières, lui fut une cruelle
+épreuve, aggravée dans les dernières années par une
+paralysie qui ne lui permettait presque plus aucun
+mouvement. Dans cet état, ne pouvant plus se rendre à
+l'Académie, il se faisait lire le compte-rendu des séances
+et les Mémoires les plus intéressants.</p>
+
+<p>Il apprit par l'un d'eux qu'un jeune chirurgien venait<span class='pagenum'><a name="Page_268" id="Page_268">[Pg 268]</a></span>
+de proposer une opération très-hardie et nouvelle pour
+une des maladies dont il souffrait. Aussitôt il le fait
+appeler et l'invite à tenter sur lui-même une nouvelle
+expérience.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, dit le praticien, je puis avoir le malheur de
+ne pas réussir.</p>
+
+<p>&mdash;Que cela ne vous inquiète pas, monsieur; je suis
+vieux et malade; on dira que la nature vous a mal
+secondé. Tout au contraire, si vous me guérissez, je
+rendrai moi-même à l'Académie un compte exact de
+votre procédé, et cela vous fera, je crois, grand honneur.</p>
+
+<p>Le jeune homme consent, l'opération a lieu, mais
+ce qui n'arrive guère d'habitude, le malade, trouvant
+qu'il était trop expéditif, lui disait:</p>
+
+<p>&laquo;Allez donc plus doucement, monsieur, je vous prie,
+qu'importe que je souffre un peu davantage! L'important
+est que je voie et puisse bien me rendre compte de
+votre procédé, afin de faire mon rapport à l'Académie.&raquo;</p>
+
+<p>La Condamine n'eut pas cette satisfaction. Il succomba
+aux suites de cette opération, supportée avec un courage
+qui ne l'abandonna pas jusqu'à la fin, en dépit de ses
+souffrances. On aime à voir Delille ajouter: &laquo;Le même
+enthousiasme et la même curiosité qui lui avaient fait
+si souvent exposer sa vie, ont avancé sa mort; il l'a vue
+s'approcher, je ne dis pas avec intrépidité, mais j'oserais
+presque dire avec distraction. Ce n'était point l'incrédulité
+stupide, qui cherche à s'étourdir sur ce dernier
+moment, c'était l'inattention d'un homme ardent, dont
+l'âme se prend et s'attache, jusqu'au dernier soupir, à
+tout ce qui l'environne, qui se hâte de vivre, et dont
+l'activité n'a fini qu'avec lui.&raquo; Mais cette préoccupation<span class='pagenum'><a name="Page_269" id="Page_269">[Pg 269]</a></span>
+excessive, on peut l'espérer, ne le détourna point absolument
+des pensées de l'éternité, et &laquo;sa curiosité, pour
+parler comme Bossuet, ne languit pas sur ce seul point.&raquo;</p>
+
+<p>Parmi les nombreux ouvrages de La Condamine, il
+s'en trouve plusieurs relatifs à l'<i>inoculation</i> de la petite
+vérole, pratique qu'il s'efforça de propager, mais depuis
+si heureusement remplacée par la vaccine. Quand on
+lit, dans les historiens du temps, les ravages causés par
+la terrible maladie qui, souvent devenant épidémique,
+enlevait en quelques jours des villages entiers, on se
+sent plein d'une reconnaissance profonde pour Jenner
+qu'on n'hésite pas à placer au premier rang des bienfaiteurs
+de l'humanité.</p>
+
+<p>&laquo;Il est juste de dire, avec M. Renauldin, que c'est en
+France, dans l'année 1781, que l'idée première de la
+possibilité du transport d'une éruption de la vache sur
+l'homme a eu lieu, que cette idée, émise par un Français
+(M. Rabaut-Pommier) devant un médecin anglais, a été
+communiquée par ce dernier à Jenner, son compatriote,
+qui, ensuite appliquant toute son attention à ce fait,
+aurait consulté les traditions populaires du pays où il
+exerçait la médecine et aurait appris que depuis longtemps
+on y connaissait cette propriété qu'avait la maladie
+de la vache, non-seulement de se communiquer à
+l'homme, mais encore de le préserver de la petite
+vérole.&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;Ainsi, continue M. le docteur Husson<a name="FNanchor_61_61" id="FNanchor_61_61"></a><a href="#Footnote_61_61" class="fnanchor">[61]</a>, la vaccine
+était connue avant que Jenner s'en fût sérieusement
+occupé, et sans rien ôter au mérite du docteur anglais<span class='pagenum'><a name="Page_270" id="Page_270">[Pg 270]</a></span>
+qui a étudié, approfondi, expérimenté et fait connaître
+tout ce qui est relatif à la vaccine, notre patrie peut
+réclamer sa part dans cette heureuse invention... dont
+l'idée mère et première a été donnée par un Français,
+et dont l'étude et la juste appréciation ont été, même de
+l'aveu de nos voisins d'outre-Manche, plus vigoureusement
+suivies parmi nous que parmi eux.&raquo;</p>
+
+<p>Chaptal, lorsqu'il était ministre de l'intérieur, y contribua
+tout particulièrement, et l'on ne saurait donner
+trop d'éloges à son zèle.</p>
+
+<p>Il n'est pas inutile d'ajouter que Jenner, à l'honneur
+de l'Angleterre, fut magnifiquement récompensé. Le
+parlement, par deux fois, lui vota des remercîments publics
+et unanimes en lui accordant le 2 juin 1802, à titre
+de récompense nationale, une somme de dix mille
+livres sterling, et en 1807 une autre somme de vingt
+mille livres, auxquelles il faut ajouter cinq cents livres
+données par le roi (total, 762,500 fr.). Le chancelier
+d'Angleterre dit à cette occasion:</p>
+
+<p>&laquo;La Chambre peut voter pour le docteur Jenner telle
+récompense qu'elle jugera convenable; elle recevra
+l'approbation unanime, parce que cette récompense a
+pour objet la plus grande ou l'une des plus importantes
+découvertes que la société ait faites depuis la création
+du monde.&raquo;</p>
+
+<p>De telles paroles font honneur à l'homme d'État qui
+les prononçait, comme à la haute assemblée qui savait
+les comprendre et s'y associer par l'unanimité de ses
+applaudissements.</p>
+
+<p>D'ailleurs le dévouement et le zèle désintéressés de
+Jenner méritaient ces récompenses; car après avoir<span class='pagenum'><a name="Page_271" id="Page_271">[Pg 271]</a></span>
+refusé une place lucrative dans l'Inde par attachement
+pour son frère et pour sa patrie, il alla s'établir à Berkeley
+(comté de Glocester), lieu de sa naissance (17 mai
+1749), pour y exercer la chirurgie. Là, mis sur la trace
+de la découverte qui devait immortaliser son nom, il
+consacra plusieurs années à des recherches, à des observations,
+des expériences nécessaires pour s'assurer avec
+une entière certitude des propriétés bienfaisantes de la
+vaccine. Sa conviction formée et devenue inébranlable,
+il dut se résigner à quitter sa paisible vallée de Glocester
+pour aller habiter Londres &laquo;où, dit M. Renauldin<a name="FNanchor_62_62" id="FNanchor_62_62"></a><a href="#Footnote_62_62" class="fnanchor">[62]</a>,
+il consacra tout son temps à donner aux médecins les
+instructions dont ils pouvaient avoir besoin pour le
+succès de la vaccination, et à entretenir avec l'étranger
+une immense correspondance, laquelle devint même tellement
+étendue, qu'il fut forcé d'en demander l'interruption
+à cause des frais énormes qu'elle lui occasionnait.&raquo;</p>
+
+<p>L'indemnité dont nous avons parlé le dédommagea
+amplement de ces généreuses dépenses. Riche, grâce à
+la munificence nationale, il n'en continua pas moins
+jusqu'à la fin de sa vie, avec le même zèle, ses études et
+ses recherches, tout occupé de la pensée d'étendre les
+applications de la vaccine à certaines autres affections
+éruptives, à la coqueluche, etc. Devenu veuf en 1815, il
+se retira avec son fils et sa fille à Berkeley, où il mourut
+subitement d'apoplexie, dans sa bibliothèque, le 26 janvier
+1823. Ses enfants, quoique vivant près de lui, arrivèrent
+seulement pour lui fermer les yeux.</p>
+
+<p>Trois années après (1826), on érigeait à Jenner une
+statue en marbre blanc, dans l'église de Glocester.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_57_57" id="Footnote_57_57"></a><a href="#FNanchor_57_57"><span class="label">[57]</span></a> <i>Notice sur La Condamine</i>, par Biot.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_58_58" id="Footnote_58_58"></a><a href="#FNanchor_58_58"><span class="label">[58]</span></a> Il était né à Paris le 28 janvier 1701.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_59_59" id="Footnote_59_59"></a><a href="#FNanchor_59_59"><span class="label">[59]</span></a> <i>Abrégé d'un voyage dans l'Amérique méridionale.</i>&mdash;in-8&ordm;.&mdash;1745.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_60_60" id="Footnote_60_60"></a><a href="#FNanchor_60_60"><span class="label">[60]</span></a> <i>Éloge de La Condamine</i>, par Delille.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_61_61" id="Footnote_61_61"></a><a href="#FNanchor_61_61"><span class="label">[61]</span></a> <i>Dictionnaire des Sciences médicales.</i>&mdash;T. 56.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_62_62" id="Footnote_62_62"></a><a href="#FNanchor_62_62"><span class="label">[62]</span></a> <i>Biographie universelle.</i><span class='pagenum'><a name="Page_272" id="Page_272">[Pg 272]</a></span></p></div>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CORNEILLE_PIERRE" id="CORNEILLE_PIERRE"></a>CORNEILLE (PIERRE)</h2>
+
+<h2>I</h2>
+
+
+<p>&laquo;Le créateur de l'art dramatique en France, dit
+Victorin Fabre<a name="FNanchor_63_63" id="FNanchor_63_63"></a><a href="#Footnote_63_63" class="fnanchor">[63]</a> l'un des hommes qui ont le plus contribué
+au développement du génie national, et le premier
+dans l'ordre des temps entre les grands écrivains
+du siècle de Louis XIV.&raquo; En effet, il avait depuis
+longtemps publié tous ses chefs-d'&#339;uvre lorsque, en
+1664, Racine fit jouer sa première pièce (<i>les Frères
+ennemis</i>). Un intervalle de trente-quatre ans sépare le
+<i>Cid d'Andromaque</i>.</p>
+
+<p>Corneille (Pierre) naquit à Rouen, le 6 juin 1606;
+son père nommé aussi Pierre Corneille, était avocat
+général à la table de Normandie<a name="FNanchor_64_64" id="FNanchor_64_64"></a><a href="#Footnote_64_64" class="fnanchor">[64]</a> et il destinait son
+fils au barreau lorsqu'une aventure racontée par Fontenelle,
+mais qu'il me paraît inutile de rappeler, révéla
+au jeune homme sa vocation littéraire, et lui inspira sa
+première comédie, <i>Mélite</i>, jouée non sans succès en 1629.
+Elle fut suivie de <i>Clitandre</i>, <i>la Veuve</i>, <i>la Galerie du Palais</i>,
+<i>la Suivante</i>, <i>la Place Royale</i>, fort bien accueillies par le
+public qui, par comparaison avec ce qu'on voyait alors<span class='pagenum'><a name="Page_273" id="Page_273">[Pg 273]</a></span>
+sur la scène, trouvait presque des chefs-d'&#339;uvre ces
+faibles essais d'un talent qui suivait le goût de son
+siècle avant de le réformer, ces ébauches informes dans
+lesquelles déjà cependant se rencontrent des combinaisons
+ingénieuses, des vers heureux, des traits spirituels.
+Dans <i>Médée</i>(1635), malgré l'horreur et l'invraisemblance
+du sujet, moins choquant d'ailleurs à l'époque
+où Corneille écrivait qu'aujourd'hui, le grand
+tragique se révèle par quelques passages et surtout par
+le fameux vers:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Dans un si grand revers que vous reste-t-il?&mdash;Moi!<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Quoique ces divers ouvrages ne se lisent plus guère,
+le succès qu'ils eurent alors attira l'attention de Richelieu,
+visant au rôle de Mécène, et qui volontiers pensionnait
+des poètes, Bois-Robert, Colletet, Rotrou,
+l'Étoile qu'il chargeait de mettre en vers les pièces dont
+il fournissait le canevas<a name="FNanchor_65_65" id="FNanchor_65_65"></a><a href="#Footnote_65_65" class="fnanchor">[65]</a>. Corneille leur fut adjoint, et
+pour se concilier ce puissant protecteur, il se résigna,
+lui aussi, à cette ennuyeuse besogne. Mais, en honnête
+homme qu'il était, il y mit de la conscience, et trouvant,
+en certains endroits, le scénario donné par l'éminence,
+mal combiné, il n'hésita pas à faire les changements
+nécessaires dont le cardinal eût dû lui savoir gré. Tout
+au contraire, son amour-propre d'auteur fort chatouilleux
+s'offensa et il fit à Corneille en termes assez vifs
+des reproches que le poète ne crut pas devoir prendre<span class='pagenum'><a name="Page_274" id="Page_274">[Pg 274]</a></span>
+en bonne part, ce qui lui valut une admonestation plus
+sévère du haut personnage. &laquo;Vous manquez d'esprit
+de suite,&raquo; lui dit-il entre autres choses, expression qui,
+à cette époque, signifiait que Corneille n'était pas
+suffisamment docile ou servile.</p>
+
+<p>Le poète, qui avait dans le caractère quelque chose
+de la fierté romaine, garda le silence; mais le lendemain,
+prétextant que des affaires de famille le rappelaient
+à Rouen, il demanda son congé et déclara
+renoncer à sa pension. Le cardinal prit de l'humeur de
+cette incartade que les envieux et les flatteurs se plurent
+à exagérer, et de là son mécontentement que le succès
+inattendu du <i>Cid</i> ne fit qu'exaspérer. Maintenant faut-il,
+à l'exemple des biographes, qui nous racontent ces
+détails, la plupart contestables, faut-il prendre parti
+complètement pour Corneille et donner tous les torts
+au ministre? Non, sans doute, Corneille déjà disait de
+lui-même avec la conscience de son génie:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Je sais ce que je vaux et crois ce qu'on m'en dit.<br /></span>
+<span class="i0">Pour me faire admirer, je ne fais point de ligue,<br /></span>
+<span class="i0">J'ai peu de voix pour moi, mais je les ai sans brigue.<br /></span>
+<span class="i0">Je satisfais ensemble et peuple et courtisans,<br /></span>
+<span class="i0">Et mes vers en tous lieux sont mes seuls partisans;<br /></span>
+<span class="i0">Par leur seule beauté ma plume est estimée:<br /></span>
+<span class="i0">Je ne dois qu'à moi seul toute ma renommée;<br /></span>
+<span class="i0">Et pense toutefois n'avoir point de rival,<br /></span>
+<span class="i0">À qui je fasse tort en le traitant d'égal<a name="FNanchor_66_66" id="FNanchor_66_66"></a><a href="#Footnote_66_66" class="fnanchor">[66]</a>.<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Il n'eut pas peut-être dans la discussion les ménagements
+que la situation commandait et dont plus tard il<span class='pagenum'><a name="Page_275" id="Page_275">[Pg 275]</a></span>
+comprit mieux la nécessité. Quoiqu'il en soit, retourné
+à Rouen, il y fit par fortune la connaissance d'un
+M. de Châlon, ancien secrétaire de Marie de Médécis,
+qui lui dit un jour:</p>
+
+<p>&laquo;Monsieur, vos comédies sont pleines d'esprit; mais
+permettez-moi de vous le dire, le genre que vous avez
+embrassé est indigne de vos talents: vous n'y pouvez
+acquérir qu'une renommée passagère. Vous trouverez,
+chez les Espagnols, des sujets qui, traités dans notre
+goût par un esprit tel que le vôtre, produiront de
+grands effets. Apprenez leur langue; elle est aisée:
+j'offre de vous montrer ce que j'en sais. Nous traduirons
+d'abord quelque endroits de Guilhen de Castro.&raquo;</p>
+
+<p>Corneille accepta et il n'eut qu'à s'en applaudir, car
+ce fut ainsi qu'il trouva le sujet du <i>Cid</i> accueilli par
+une explosion d'enthousiasme et des transports dont
+Pélisson se fait l'écho: &laquo;Il est malaisé, dit-il, de s'imaginer
+avec quelle approbation cette pièce fut reçue de
+la cour et du public. On ne pouvait se lasser de la voir;
+on n'entendait autre chose dans les compagnies; chacun
+en savait quelques parties par c&#339;ur; on la faisait
+apprendre aux enfants, et en plusieurs endroits de la
+France, il était passé en proverbe de dire: &laquo;<i>Cela est
+beau comme le Cid.</i>&raquo;</p>
+
+<p>Maintenant faut-il prendre à la lettre les récriminations
+des biographes résumées dans ces deux vers de
+Boileau:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">En vain contre le <i>Cid</i> un ministre se ligue,<br /></span>
+<span class="i0">Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue.<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Est-il bien vrai, comme l'affirme M. Victorin Fabre,<span class='pagenum'><a name="Page_276" id="Page_276">[Pg 276]</a></span>
+que ce succès trop éclatant excita contre l'auteur une
+des persécutions les plus violentes dont l'histoire des
+lettres et des passions qui les déshonorent ait conservé
+le souvenir? Rivaux de gloire, amis de cour, tout jette
+le masque; un ministre tout puissant s'était ligué contre
+le <i>Cid</i>.</p>
+
+<p>Sans contester que le succès du <i>Cid</i> ait dû provoquer
+des jalousies, doit-on voir là le motif unique des critiques
+dirigées contre la pièce et en particulier de l'attitude
+de Richelieu qui n'aurait obéi qu'à une misérable
+rancune? Suivant mon habitude de n'accepter que,
+sous bénéfice d'inventaire les affirmations des biographes
+quand elles ne s'appuient pas sur des faits indiscutables,
+dans cette circonstance, je me permettrai de
+penser autrement qu'eux relativement au cardinal. Il
+faut bien le reconnaître aujourd'hui qu'on peut tout
+dire, le <i>Cid</i>, absous par le succès, n'est pas une pièce
+irréprochable au point de vue de l'art non plus que de
+la morale quoique disent M. Victorin Fabre et d'autres:
+&laquo;C'était l'un des plus heureux sujets que pût offrir le
+théâtre; une intrigue noble et touchante, le combat des
+passions entre elles, et du <i>devoir</i> contre les passions;
+c'était l'art encore inconnu de disposer, de mouvoir les
+grands ressorts dramatiques, l'art d'élever les âmes et
+de toucher les c&#339;urs; en un mot c'était la vraie tragédie.&raquo;</p>
+
+<p>Ce jugement, stéréotypé pour tous les manuels littéraires,
+ne peut s'admettre sans réserve. Assurément la
+pièce du <i>Cid</i> est une conception des plus dramatiques;
+on y trouve et en nombre des scènes émouvantes, et
+ces admirables dialogues dont le grand Corneille semble<span class='pagenum'><a name="Page_277" id="Page_277">[Pg 277]</a></span>
+avoir gardé le secret; qui vous enlèvent par la sublime
+fierté du langage, la force et la vivacité des reparties
+jetées dans un alexandrin superbe dont le moule est
+d'airain. Ces merveilles de l'art nul homme de sens et
+de goût ne les conteste; mais faut-il nier pour cela les
+longueurs et les fastidieuses redites de ce rôle inutile
+et ennuyeux de l'Infante? La morale de la pièce mérite
+un blâme plus sévère encore. Qu'est-ce au fond que ce
+<i>devoir</i> auquel obéissent les principaux personnages en
+se sacrifiant eux et les leurs avec une résolution inexorable?
+Qu'est-ce que &laquo;<i>cet honneur</i>&raquo; qui revient à
+chaque instant sur leurs lèvres? <i>L'orgueil</i>, rien que
+l'orgueil, un orgueil féroce, qui, foulant aux pieds
+toute religion, toute morale, estime le pardon des injures
+une suprême lâcheté, et après un soufflet reçu, ne
+voit que la vengeance, et prompte, et se juge avili,
+déshonoré, indigne de vivre si l'affront n'est pas lavé
+dans le sang. Ces maximes si profondément anti-chrétiennes
+s'étalent dans les plus beaux vers, triomphent
+partout dans la pièce qui est, avec la glorification d'une
+passion amoureuse, celle plus condamnable du duel, et
+du duel à outrance:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Ce bras, jadis l'effroi d'une armée ennemie,<br /></span>
+<span class="i0">Descendait au tombeau tout chargé d'infamie,<br /></span>
+<span class="i0">Si je n'eusse produit un fils digne de moi,<br /></span>
+<span class="i0">Digne de son pays et digne de son roi.<br /></span>
+<span class="i0">Il m'a prêté sa main, <i>il a tué le comte</i>,<br /></span>
+<span class="i0"><i>Il m'a rendu l'honneur</i>, il a lavé ma honte.<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>S'écrie le père de Rodrigue. Or, ne peut-on pas admettre
+que Richelieu, cardinal et assez bon théologien,<span class='pagenum'><a name="Page_278" id="Page_278">[Pg 278]</a></span>
+surtout grand homme d'état, ait pris ombrage de tout
+cela, lui qui comme ministre, combattait avec tant
+d'énergie ce malheureux préjugé, ce crime du duel qui
+de son temps avait fait un trop grand nombre de victimes?
+Quoi d'étonnant à ce qu'il eût été choqué comme
+d'une atteinte à l'autorité aussi bien qu'à la religion de
+toutes ces fausses et sauvages maximes, débitées au
+théâtre avec audace et accueillies par des applaudissements
+frénétiques, et que tel fut le principal motif de
+son irritation à l'endroit du <i>Cid</i>, bien plutôt qu'une
+mesquine jalousie littéraire.</p>
+
+<p>Cette opinion nous paraît d'autant plus vraisemblable
+que, tout en déférant à l'Académie le jugement de la
+fameuse pièce, il rendait justice au mérite du poète, et
+lui continuait ses libéralités que Corneille &laquo;acceptait
+avec résignation&raquo;, dit Victorin Fabre, non moins
+ingénieux et raffiné dans son interprétation que M. L. J.
+de la <i>Nouvelle Biographie</i> qui voit une ironie à peine
+dissimulée dans la dédicace si louangeuse des <i>Horaces</i>
+où Corneille dit à Richelieu: &laquo;C'est de votre Éminence
+que je tiens tout ce que je suis.... Nous vous avons deux
+obligations très signalées, l'une d'avoir ennobli le but
+de l'art, l'autre de nous en avoir facilité la connaissance....
+J'ai souvent appris en <i>deux heures</i> (dans ses
+entretiens avec le cardinal) ce que mes livres n'eussent
+pu m'apprendre en <i>dix ans</i>; c'est là que j'ai puisé ce
+qui m'a valu l'applaudissement du public, ce que j'ai de
+réputation, dont je vous suis entièrement redevable.&raquo;</p>
+
+<p>Il y avait trop d'honnêteté dans le caractère de Corneille
+pour qu'on puisse supposer qu'il ne parlait pas
+sérieusement, réconcilié de bonne foi avec le cardinal.<span class='pagenum'><a name="Page_279" id="Page_279">[Pg 279]</a></span>
+Il le louait comme on louait alors dans les dédicaces,
+avec peu de discrétion et de mesure, témoin l'épître<a name="FNanchor_67_67" id="FNanchor_67_67"></a><a href="#Footnote_67_67" class="fnanchor">[67]</a> au
+président du parlement de Toulouse, Montauron, comparé
+à Auguste, un compliment que le magistrat prit en
+bonne part et ne crut pas payer trop cher par un
+cadeau de 1,000 pistoles au poète, lequel ne s'en trouva
+nullement humilié, tout au contraire, car dans les idées
+du temps, cela faisait honneur à l'un comme à l'autre.</p>
+
+<p><i>Polyeucte</i> succéda à <i>Cinna</i> et ne fut pas moins bien
+accueilli encore que, dans une lecture faite à l'hôtel de
+Rambouillet, le cercle des précieuses eût peu goûté ce
+sujet chrétien, tant, par suite d'une fausse éducation,
+les idées païennes dominaient les esprits les plus cultivés
+et ceux-là surtout; car la pièce fut jouée aux
+applaudissements réitérés d'un parterre enthousiaste.
+Après la communication officieuse qui lui avait été faite
+par Voiture témoignant de la désapprobation des dames
+et messieurs de l'hôtel Rambouillet, Corneille, découragé,
+aurait retiré sa pièce s'il n'en eût été empêché
+par un obscur comédien, La Roque, qui en jugea mieux
+que tous les beaux esprits du temps, et là où ils ne
+voyaient qu'une déclamation pieuse et ennuyeuse, sut
+deviner un chef-d'&#339;uvre. On peut dire, à la décharge
+de l'hôtel de Rambouillet, que, dans <i>Polyeucte</i>, où se
+voient tant d'admirables scènes, tant de dialogues sublimes,
+il y avait aussi des choses faites pour déplaire,
+par exemple le caractère bas de Félix, le zèle pas toujours
+éclairé de Néarque et de Polyeucte, et comme dit Fontenelle,
+&laquo;on pouvait craindre qu'un homme qui résigne<span class='pagenum'><a name="Page_280" id="Page_280">[Pg 280]</a></span>
+sa femme à son rival ne passât pour un imbécile plutôt
+que pour un bon chrétien.&raquo; Ce ne fut donc pas peut-être
+&laquo;le christianisme qui avait extrêmement déplu&raquo;
+mais l'exagération qui pouvait le montrer sous un jour
+peu favorable en le rendant odieux ou ridicule.</p>
+
+<p>Le <i>Menteur</i>, la <i>Suite du Menteur</i>, et <i>Rodogune</i> furent
+jouées avec le même succès que les pièces précédentes
+de l'auteur. Mais <i>Théodore</i> et <i>Don Sanche d'Aragon</i>
+réussirent peu, <i>Perthrarite</i> tomba tout-à-fait, et ces
+trois pièces méritaient leur sort. Le public, formé par
+Corneille lui-même, en avait bien jugé; mais le poète,
+on a regret à le dire, ne sut pas se résigner, aveuglé
+par la fausse tendresse paternelle. &laquo;Méconnaissant
+l'intervalle immense qui séparait ses chefs-d'&#339;uvre
+d'un ouvrage si peu digne de lui, dit Villenave<a name="FNanchor_68_68" id="FNanchor_68_68"></a><a href="#Footnote_68_68" class="fnanchor">[68]</a>, il crut
+voir chanceler dès lors tout l'édifice de sa gloire. Le
+sentiment amer de l'injustice entra dans son âme
+ardente et la remplit de douleur; il accusa le public
+d'inconstance et renonça au théâtre en se plaignant
+d'avoir &laquo;trop longtemps écrit pour être encore de
+mode.&raquo;</p>
+
+<p>C'est alors que Corneille entreprit la traduction de
+l'<i>Imitation de Jésus Christ</i> &laquo;travail auquel il fut porté
+par des pères jésuites de ses amis et par des sentiments
+de piété qu'il eut toute sa vie&raquo;, et qui l'occupa plusieurs
+années. Il n'eut pas à le regretter puisque, outre
+la satisfaction intime qu'il éprouvait dans une occupation
+selon son c&#339;ur, le livre eut un succès prodigieux
+&laquo;et le dédommagea en toutes manières d'avoir quitté le<span class='pagenum'><a name="Page_281" id="Page_281">[Pg 281]</a></span>
+théâtre. Cependant, si j'ose en parler avec une liberté
+que je ne devrais peut-être pas me permettre, dit le
+neveu de Corneille<a name="FNanchor_69_69" id="FNanchor_69_69"></a><a href="#Footnote_69_69" class="fnanchor">[69]</a>, je ne trouve point dans la traduction
+le plus grand charme de l'<i>Imitation</i>, je veux dire sa
+simplicité et sa naïveté. Elle se perd dans la pompe des
+vers et je crois même qu'absolument la forme du vers
+lui est contraire.&raquo;</p>
+
+<p>Ce jugement, quoique ratifié par la postérité qui a
+délaissé complètement le livre de Corneille dont il
+s'était fait naguère tant d'éditions, ce jugement me
+paraît très-discutable et la traduction de Corneille se
+rapproche, beaucoup plus que Fontenelle ne semble le
+croire, des mérites de l'original, outre qu'elle a celui
+d'une grande fidélité surtout pour une interprétation en
+vers. Elle n'est point, selon nous, indigne du grand
+poète comme le pensent trop de gens qui ne la connaissent
+que par ouï-dire, et ne manque ni de simplicité
+ni d'onction. Prenons au hasard quelques passages dans
+les premiers chapitres:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Vanité d'entasser richesses sur richesses;<br /></span>
+<span class="i0">Vanité de languir dans la soif des honneurs;<br /></span>
+<span class="i0">Vanité de choisir pour souverains bonheurs<br /></span>
+<span class="i0">De la chair et des sens les damnables caresses;<br /></span>
+<span class="i0">Vanité d'aspirer à voir durer nos jours<br /></span>
+<span class="i0">Sans nous mettre en souci d'en mieux régler le cours,<br /></span>
+<span class="i0">D'aimer la longue vie et négliger la bonne,<br /></span>
+<span class="i0">D'embrasser le présent sans soin de l'avenir,<br /></span>
+<span class="i0">Et de plus estimer un moment qu'il nous donne<br /></span>
+<span class="i0">Que l'attente des biens qui ne sauraient finir.<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Autre citation:<span class='pagenum'><a name="Page_282" id="Page_282">[Pg 282]</a></span></p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Souvent l'esprit est faible et les sens indociles,<br /></span>
+<span class="i0">L'amour-propre leur fait ou la guerre ou la loi;<br /></span>
+<span class="i0">Mais bien qu'en général nous soyons tous fragiles,<br /></span>
+<span class="i0">Tu n'en dois croire aucun si fragile que toi.<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>La traduction de Corneille ne méritait pas assurément
+le discrédit dans lequel elle est tombée après sa mort et
+que le judicieux Victorin Fabre la qualifiât si étrangement
+&laquo;un travail malheureux.&raquo; Point du tout malheureux
+au gré de Corneille qui tira du livre si grand profit
+pour sa bourse comme pour sa réputation. On pourrait
+s'étonner après cela qu'il soit revenu au théâtre dont,
+pendant six années, il avait paru complètement dégoûté,
+et mieux eût valu qu'il persévérât dans ce sentiment.
+Ses nouvelles et nombreuses pièces (<i>Sertorius</i>
+excepté) ne font qu'attester l'affaiblissement de son
+génie qui ne se révèle plus que par de rares éclairs dans
+<i>&#338;dipe</i>,la <i>Toison d'Or,</i> <i>Sophonisbe</i>, <i>Othon</i>, <i>Surena</i>, <i>Attila</i>,
+etc. Si médiocre d'ailleurs que soit cette dernière pièce
+Boileau n'est pas à louer d'avoir fait sur elle une méchante
+épigramme.</p>
+
+<p>On s'explique d'autant moins l'illusion de Corneille à
+l'endroit de ses dernières tragédies que le sens critique
+ne lui manquait pas comme on l'a prétendu: &laquo;pour
+démentir une assertion si étrange aux yeux de quiconque
+a réfléchi, dit Fabre, sur la marche de l'esprit humain,
+il faudrait renvoyer ceux qui persisteraient à y croire
+aux préfaces de Corneille et aux examens qu'il a faits de
+ses pièces.&raquo; Mais comme l'a dit un poète:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">........ Un père est toujours père,<br /></span>
+<span class='pagenum'><a name="Page_283" id="Page_283">[Pg 283]</a></span></div></div>
+
+<p>et la tendresse paternelle aveugla Corneille, comme elle
+fait de beaucoup de parents, sur les défauts de ses enfants
+tard venus, pour lesquels sa faiblesse fut d'autant
+plus grande qu'ils semblaient aux autres mal conformés,
+boîteux ou rachitiques. Peut-être aussi Corneille
+céda-t-il à l'habitude aussi bien qu'à ces fâcheuses
+nécessités qui attristèrent sa vieillesse mais qu'il eût pu
+s'éviter avec un peu plus de prévoyance. &laquo;Rien n'était
+égal, dit Fontenelle, à son incapacité pour les affaires
+que son aversion; les plus légères lui causaient de
+l'effroi et de la terreur. Quoique son talent lui eût beaucoup
+rapporté, il n'en était guère plus riche. Ce n'est
+pas qu'il eût été fâché de l'être; mais il eût fallu le devenir
+par une habileté qu'il n'avait pas et par des soins
+qu'il ne pouvait prendre.&raquo;</p>
+
+<p>C'est à ce &laquo;manque de soins&raquo;, regrettable et non
+point au goût du luxe et des folles dépenses qu'il faut
+attribuer la gêne dont le poète souffrit à diverses
+époques; car d'ailleurs &laquo;Corneille conserva des goûts
+simples parce que ses m&#339;urs étaient pures&raquo;, dit très
+bien Victorin Fabre. Il put avoir des défauts, mais on
+ne lui connut pas de vices. Il sut goûter les douceurs de
+la vie domestique et trouver son bonheur dans ses
+devoirs. Son frère et lui couraient la même carrière; ils
+avaient épousé deux s&#339;urs, et sans arrangement de fortune,
+sans partage de succession, les deux ménages confondus
+ne firent qu'une même famille tant que vécut
+l'aîné des deux frères.&raquo;</p>
+
+<p>Cela est assurément à la louange des deux frères
+comme aussi de leurs femmes; mais sans doute la meilleure
+part de l'éloge doit revenir à l'illustre poète. Dan<span class='pagenum'><a name="Page_284" id="Page_284">[Pg 284]</a></span>geau,
+en annonçant sa mort d'une façon si brève, lui
+faisait une épitaphe méritée: &laquo;Aujourd'hui est mort
+le <i>bonhomme</i> Corneille.&raquo; <i>Bonhomme</i>, oui, c'est-à-dire
+plein de bonhomie ce grand homme que Fontenelle, qui
+avait recueilli les traditions de famille, nous dépeint
+&laquo;avec l'humeur brusque et quelquefois rude en apparence,
+au fond très aisé à vivre, bon mari, bon parent,
+tendre et plein d'amitié. Il avait l'âme fière et indépendante,
+nulle souplesse, nul manège.... Il parlait peu
+même sur la matière qu'il entendait si parfaitement et
+n'ornait pas ce qu'il disait.&raquo; Il en fait naïvement l'aveu
+dans son <i>Épître à Pélisson</i>:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Et l'on peut rarement m'écouter sans ennui,<br /></span>
+<span class="i0">Que quand je me produis par la bouche d'autrui.<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Membre de l'Académie française dès l'année 1647, et
+vénéré de ses confrères, il était doyen de la compagnie
+lorsqu'il mourut le 1<sup>er</sup> octobre 1684, à l'âge de 78 ans.
+Comme nous l'avons dit ailleurs, il fut enterré dans
+l'église Saint Roch dont il était l'un des paroissiens, et
+non des moins fidèles d'après les témoignages contemporains
+auxquels s'ajoute celui de Fontenelle qui s'en
+appuie en les confirmant par ce qu'il avait appris de
+source certaine. &laquo;À beaucoup de probité naturelle il a
+joint, dans tous les temps de sa vie, beaucoup de religion
+et plus de piété que le commerce du monde n'en
+permet ordinairement. Il a eu souvent besoin d'être
+rassuré par des casuistes sur ses pièces de théâtre, et ils
+lui ont toujours fait grâce en faveur des nobles sentiments
+qui règnent dans ses ouvrages, et de la vertu qu'il
+a mise jusque dans l'amour.&raquo;<span class='pagenum'><a name="Page_285" id="Page_285">[Pg 285]</a></span><br /><br /></p>
+
+
+<h2>II</h2>
+
+
+<p>Quels étaient ces casuistes? Je ne sais, mais je doute
+un peu qu'il s'en soit trouvé de tels, car, quoique le
+théâtre de Corneille, relativement à ce qui avait précédé
+et souvent a suivi, puisse paraître épuré, on doit reconnaître,
+qu'à part quelques exceptions, la morale en est
+tout humaine, toute mondaine. C'est là même un phénomène
+qui frappe dans l'&#339;uvre du grand tragique; chrétien
+zélé, comme il se montrait dans la pratique de la
+vie, on s'étonne que l'esprit du christianisme se trahisse
+si peu d'ordinaire dans ses &#339;uvres &laquo;dramatiques.&raquo; Sa
+vertu c'est la vertu romaine, celle des beaux temps de
+la république assurément, et telle qu'un Cincinnatus, un
+Fabius, un Scipion, l'imaginaient et la glorifiaient par
+la parole et par l'exemple, mais de Corneille, nourri de
+l'<i>Évangile</i> et de l'<i>Imitation</i>, ne pouvait-on pas attendre
+davantage? On souhaiterait que le grand poète fût tout
+à la fois <i>plus national et plus chrétien</i>. National, tel regret
+qu'on en ait, il faut bien le reconnaître, il ne l'est pas
+du tout. Par suite des préjugés du temps, résultant d'une
+éducation plutôt romaine que française, plutôt républicaine
+que monarchique, l'idée ne lui vint même pas de
+traiter un sujet tiré de nos vieilles et glorieuses annales,
+emprunté à nos précieuses chroniques qu'on ne lisait
+guère à cette époque. La coalition des pédants, donnant
+la main aux précieuses, permettait bien encore que le
+poète, en se conformant aux prétendues règles inventées
+par Aristote, mît sur la scène un sujet tiré de l'his<span class='pagenum'><a name="Page_286" id="Page_286">[Pg 286]</a></span>toire
+espagnole, mais un sujet puisé dans notre propre
+histoire, cela eût paru singulier, extravagant. Corneille,
+si en avant de son siècle par son génie, plutôt
+que de lutter, afin d'imposer sa volonté, préféra subir
+le joug, passer sous les fourches caudines, et, malgré le
+succès du <i>Cid</i>, importuné des clameurs opiniâtres de ses
+adversaires, et du <i>tolle</i> &laquo;de la docte cabale d'Aristote,&raquo;
+il abandonna la veine féconde qu'il avait fait soudainement
+jaillir, pour se vouer presque exclusivement à la
+tragédie rétrospective dont l'histoire romaine faisait
+tous les frais.</p>
+
+<p>Hâtons-nous de dire que, ce système admis, il en a
+tiré tout le parti possible; il ne saurait y avoir qu'un
+cri sur la vigueur et la puissance de ses conceptions, le
+pathétique de certaines scènes, l'étonnante vérité dans
+les m&#339;urs et le dialogue, la grandeur des caractères et
+cet art de ressusciter en quelque sorte les personnages
+les plus illustres de l'histoire qui parlent aussi bien et
+mieux qu'ils n'ont dû parler. On ne s'étonne donc pas
+de ce cri d'admiration échappé à Turenne pendant une
+représentation de <i>Sertorius</i>:</p>
+
+<p>&laquo;Où donc Corneille a-t-il appris l'art de la guerre?&raquo;</p>
+
+<p>Aussi, jugeant au point de vue de l'art, on ne peut
+qu'applaudir La Bruyère quand il dit:</p>
+
+<p>&laquo;Corneille ne peut être égalé dans les endroits où il
+excelle; il a pour lors un caractère original et inimitable,
+mais il est inégal. Ses premières comédies sont sèches,
+languissantes et ne laissaient pas espérer qu'il dût aller
+si loin; comme ses dernières pièces font qu'on s'étonne
+qu'il ait pu tomber de si haut.... Ce qu'il y a en lui de
+plus éminent c'est l'esprit qu'il avait sublime, auquel il<span class='pagenum'><a name="Page_287" id="Page_287">[Pg 287]</a></span>
+a été redevable de certains vers les plus heureux qu'on
+ait jamais lus ailleurs, de la conduite de son théâtre,
+qu'il a quelquefois hasardé contre les règles des anciens,
+et enfin de ses dénouements; car il ne s'est pas toujours
+assujetti au goût des Grecs et à leur grande simplicité;
+il a aimé, au contraire, à charger la scène d'évènements
+dont il est presque toujours sorti avec succès: admirable
+surtout par l'extrême variété et le peu de rapport qui se
+trouve pour le dessein entre un si grand nombre de poèmes
+qu'il a composés, etc.&raquo;</p>
+
+<p>Racine, juge des plus compétents, et qu'on aime à
+voir rendre si pleinement justice à son illustre rival, a
+dit mieux encore: &laquo;Dans cette enfance, ou pour mieux
+dire, dans ce chaos du poème dramatique parmi nous,
+votre illustre frère<a name="FNanchor_70_70" id="FNanchor_70_70"></a><a href="#Footnote_70_70" class="fnanchor">[70]</a>, après avoir quelque temps cherché
+le bon chemin, et lutté, si j'ose ainsi dire, contre le mauvais
+goût du siècle; enfin, inspiré d'un génie extraordinaire,
+et aidé de la lecture des anciens, fit voir sur la
+scène la raison, mais la raison accompagnée de toute la
+pompe, de tous les ornements dont notre langue est capable...
+À dire le vrai, où trouve-t-on un poète qui ait
+possédé à la fois tant de grands talents, tant d'excellentes
+parties, l'art, la force, le jugement, l'esprit?
+Quelle noblesse, quelle économie dans les sujets? Quelle
+véhémence dans les passions! Quelle gravité dans
+les sentiments! Quelle dignité et en même temps
+quelle prodigieuse variété dans les caractères! Combien
+de rois, de princes, de héros de toutes nations nous<span class='pagenum'><a name="Page_288" id="Page_288">[Pg 288]</a></span>
+a-t-il représentés, toujours tels qu'ils doivent être, toujours
+uniformes avec eux-mêmes, et jamais ne ressemblant
+les uns aux autres? Parmi tout cela une magnificence
+d'expression proportionnée aux maîtres du monde
+qu'il fait souvent parler, capable néanmoins de s'abaisser
+quand il veut, et de descendre jusqu'aux plus simples
+naïvetés du comique, où il est encore inimitable. Enfin
+ce qui lui est surtout particulier, une certaine force, une
+certaine élévation qui surprend, qui enlève, et qui rend
+jusqu'à ses défauts, si on peut lui en reprocher quelques-uns,
+plus estimables que les vertus des autres:
+personnage véritablement admirable et né pour la
+gloire de son pays.... La France se souviendra avec
+plaisir que, sous le règne du plus grand de ses rois, a
+fleuri le plus grand de ses poètes....&raquo;</p>
+
+<p>Ainsi s'exprime l'auteur de <i>Britannicus</i>, à la vérité
+dans un discours académique et qui ne permettait guère
+que l'éloge, outre que, dans la bouche de Racine, on eût
+trouvé déplacées les réserves que le moraliste, après
+une large part faite à la louange, ne craint pas d'accentuer
+en ces termes: &laquo;Dans quelques-unes de ses meilleures
+pièces il y a des fautes inexcusables contre les
+m&#339;urs; un style de déclamateur qui arrête l'action et
+la fait languir; des négligences dans les vers et dans
+l'expression qu'on ne peut comprendre en un si grand
+homme.&raquo;</p>
+
+<p>La Bruyère, ce que je ne crois pas, aurait tort de parler
+ainsi et Racine n'eût pas exagéré quelque peu dans
+la louange que notre première observation ne nous paraîtrait
+que mieux fondée. Ce sera pour nous un sujet
+d'éternel regret que l'impérissable génie de Corneille ne<span class='pagenum'><a name="Page_289" id="Page_289">[Pg 289]</a></span>
+soit guère exercé que sur des sujets en quelque sorte
+posthumes et d'un intérêt purement rétrospectif. Il ne
+connaissait pas Shakespeare, mais il avait étudié Calderon,
+comment la pensée de faire comme celui-ci ne
+lui fut-elle pas suggérée par la lecture de ces beaux drames
+empruntés par le tragique espagnol aux annales de
+son pays et qui doivent à cette circonstance, comme
+aussi au génie du poète, un intérêt palpitant et en quelque
+sorte actuel? Comment les superbes pièces: <i>El Alcade
+de Zalamea</i>, l'Alcade de Zalamea, <i>El Sitio de Breda</i>,
+le Siége de Bréda, <i>El Fenix de Espana</i>, le Phénix de
+l'Espagne, etc, et d'autres, quoique d'ailleurs mêlant
+trop la fantaisie à l'histoire, ne portèrent-elles point
+Corneille à s'inspirer de la muse patriotique? Imaginez
+quelqu'un de ces personnages chevaleresques de notre
+histoire tout autrement grands et admirables que les
+héros trop vantés de la Grèce et de Rome, un saint
+Louis, un Duguesclin, une Jeanne d'Arc, un Bayard,
+évoqué par le génie souverain de Corneille et nous parlant
+la langue incomparable des <i>Horaces</i>, de <i>Cinna</i>, de
+<i>Pompée</i> ou de <i>Nicomède</i>, se pourrait-il un plus admirable
+spectacle et comment croire que les applaudissements
+auraient manqué à cette glorieuse tentative, faite, (à la
+vérité bon nombre d'années après) avec un plein succès
+par un poète<a name="FNanchor_71_71" id="FNanchor_71_71"></a><a href="#Footnote_71_71" class="fnanchor">[71]</a> dont le talent était bien inférieur au génie
+de Corneille?</p>
+
+<p>Je ne m'étonne pas moins que la connaissance du
+théâtre espagnol n'ait pas, au point de vue religieux,
+profité davantage à Corneille encore que je ne conteste<span class='pagenum'><a name="Page_290" id="Page_290">[Pg 290]</a></span>
+pas les reproches que méritent parfois ces poètes catholiques
+à leur manière et trop à la mode du pays. Cette
+réserve faite, je n'en dirai pas moins qu'il faut, par suite
+des préjugés ayant cours de son temps, que Corneille
+connût de Calderon surtout les pièces dites de <i>cape</i> et
+<i>d'épée</i>, les moins bonnes à notre avis, et n'eut pas feuilleté
+même ces drames philosophico-religieux, d'une conception
+si originale et d'une inspiration si haute, malgré
+les impertinences, les froids bons mots, les lazzis alambiqués
+et parfois cyniques du <i>Gracioso</i> qui détonnent
+avec le reste: La <i>Vida es un sueno</i>, la Vie est un songe,
+le <i>Cisma de Inglaterra</i>, le Schisme d'Angleterre, <i>El Magico
+prodigioso</i>, le Magicien prodigieux, <i>Los dos Amantes del
+cielo</i>, les deux Amants du ciel, etc. Parlerai-je de ces fameux:
+<i>Autos sacramentales</i> particuliers à l'Espagne, par
+exemple, la <i>Cena de Baltasar</i>, le Festin de Balthasar, <i>La
+primer Flor del Carmélo</i>, la première Fleur du Carmel, <i>La
+Vina del Senor</i>, la Vigne du Seigneur etc. Se peut-il, s'il
+n'eût pas ignoré ces &#339;uvres remarquables, que Corneille
+n'en fût pas frappé et que, dans l'admiration de
+cette étonnante poésie, unie à une si prodigieuse richesse
+d'invention, s'inspirant de tant de traits sublimes,
+répandus à profusion, et évitant les exagérations
+de la métaphore et les subtilités du rébus, il n'eût pas
+multiplié les essais dans le genre de <i>Polyeucte</i>? Qu'on ne
+m'objecte pas que le poète écrivait pour le théâtre et
+qu'il lui fallait consulter le goût du public, contraire, il
+le savait, à des tentatives de ce genre? Cette raison n'en
+devait pas être une pour Corneille, car un génie de sa
+taille, bien loin de subir les exigences du parterre, ne
+devait prendre conseil seulement de lui-même, et faire des<span class='pagenum'><a name="Page_291" id="Page_291">[Pg 291]</a></span>
+chefs-d'&#339;uvre en se résignant à ne pas les voir applaudis
+de son vivant, sûr que la postérité lui rendrait justice
+et surtout que la récompense ne lui manquerait pas
+de la part de Celui qui lui avait prodigué ces dons merveilleux
+de l'esprit employés si noblement alors que le
+poète, sincèrement chrétien comme on l'a vu, eût mis
+davantage ses écrits en harmonie avec sa conduite. &laquo;L'usage
+des sacrements auxquels on l'a toujours vu porté
+dit, Thomas Corneille, lui faisait mener une vie très-régulière
+et son plus grand soin était d'édifier sa famille
+par ses bons exemples. Il récitait tous les jours le bréviaire
+romain, ce qu'il a fait sans discontinuer pendant
+les trente dernières années de sa vie.&raquo;</p>
+
+<p>Et pourtant, contradiction étonnante et presque inexplicable,
+c'est de cette même époque que M. Taschereau,
+le dernier historien de Corneille et très-zélé pour sa
+gloire, nous dit: &laquo;Il ne nous est pas échappé que l'amour
+joue un bien plus grand rôle dans ses derniers ouvrages
+que dans ceux qui illustrèrent sa carrière. En
+cela, <i>il se conformait au goût du temps</i>; il cherchait à
+mettre en &#339;uvre les moyens de succès qui avaient si bien
+réussi à Racine, et dont il avait pu connaître par lui-même
+la puissance à la représentation de <i>Psyché</i>.&raquo;</p>
+
+<p>Cela n'est que trop vrai, et l'on a peine à comprendre
+que, dans la partie la plus importante de son &#339;uvre, à
+savoir son théâtre, Corneille se souvienne aussi peu de
+ce qu'il écrivait excellemment dans la préface de son
+poème: <i>Louanges de la sainte Vierge</i>: &laquo;Si ce coup d'essai
+ne déplaît pas, il m'enhardira à donner de temps en
+temps au public des ouvrages de cette nature pour <i>satisfaire</i>
+en quelque sorte l'<i>obligation que nous avons tous</i><span class='pagenum'><a name="Page_292" id="Page_292">[Pg 292]</a></span>
+d'employer à la gloire de Dieu du moins une partie des
+talents que nous en avons reçus.&raquo;</p>
+
+<p>À la bonne heure, et l'on ne saurait mieux dire; mais
+j'ose penser que le poète eût pu mieux faire; autrement
+il faudrait s'en prendre au genre lui-même et l'on ne
+devrait plus du tout s'étonner du jugement sévère porté
+sur le théâtre par le plus grand nombre des théologiens
+et des moralistes. Il nous paraît donc regrettable à tous
+égards que le grand Corneille ait autant subi la tyrannique
+influence de son époque dont le Misanthrope dit
+si bien dans sa rude franchise:</p>
+
+<div class="blockquot"><p>Le mauvais goût du siècle en cela me fait peur.</p></div>
+
+<p>Terrible mauvais goût puisque nous lui devons tant
+de fadeurs amoureuses, de tirades à la Céladon qui choquent
+dans les chefs-d'&#339;uvre mêmes du poète lequel
+n'avait pas besoin de ces mesquins agréments. Son génie
+naturellement moral, sain, viril, aurait bien mieux encore
+mérité l'éloge que faisait de lui Napoléon à Sainte-Hélène:
+&laquo;La tragédie échauffe l'âme, élève le c&#339;ur,
+peut et doit créer des héros. Sous ce rapport peut-être,
+la France doit à Corneille une partie de ses belles actions;
+aussi, messieurs, s'il vivait, je le ferais prince<a name="FNanchor_72_72" id="FNanchor_72_72"></a><a href="#Footnote_72_72" class="fnanchor">[72]</a>.&raquo;</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_63_63" id="Footnote_63_63"></a><a href="#FNanchor_63_63"><span class="label">[63]</span></a> <i>Biographie Universelle.</i></p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_64_64" id="Footnote_64_64"></a><a href="#FNanchor_64_64"><span class="label">[64]</span></a> Sa mère s'appelait Marthe de Pesan.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_65_65" id="Footnote_65_65"></a><a href="#FNanchor_65_65"><span class="label">[65]</span></a> Au dire des biographes, mais ce que je crois une pure imagination
+de leur part.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_66_66" id="Footnote_66_66"></a><a href="#FNanchor_66_66"><span class="label">[66]</span></a> <i>Poésies diverses.&mdash;Excuse à Ariste.</i></p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_67_67" id="Footnote_67_67"></a><a href="#FNanchor_67_67"><span class="label">[67]</span></a> En tête de <i>Cinna</i>.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_68_68" id="Footnote_68_68"></a><a href="#FNanchor_68_68"><span class="label">[68]</span></a> <i>Notice</i> en tête des <i>&#338;uvres de Corneille</i>.&mdash;Édit. in-8&ordm;.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_69_69" id="Footnote_69_69"></a><a href="#FNanchor_69_69"><span class="label">[69]</span></a> Fontenelle. <i>Notice sur Corneille.</i></p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_70_70" id="Footnote_70_70"></a><a href="#FNanchor_70_70"><span class="label">[70]</span></a> Il s'adressait à Thomas Corneille reçu en remplacement de son
+frère.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_71_71" id="Footnote_71_71"></a><a href="#FNanchor_71_71"><span class="label">[71]</span></a> De Belloy, auteur du <i>Siége de Calais</i>.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_72_72" id="Footnote_72_72"></a><a href="#FNanchor_72_72"><span class="label">[72]</span></a> <i>Mémorial de Sainte-Hélène</i>, à la date du 26 février 1816.<span class='pagenum'><a name="Page_293" id="Page_293">[Pg 293]</a></span></p></div>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="LE_GENERAL_DESAIX" id="LE_GENERAL_DESAIX"></a>LE GÉNÉRAL DESAIX</h2>
+
+<h2>I</h2>
+
+
+<p>On ne saurait trop, en ce moment, mettre en relief
+les types de la vertu militaire exaltée par le patriotisme.
+Desaix en est un, assurément.</p>
+
+<p>Né le 14 août 1768, à St-Hilaire-d'Ayat (Auvergne),
+de Gilbert-Antoine de Veygoux-Desaix et d'Amable de
+Beaufranchet d'Ayat, il fut mis, dès l'âge de sept ans,
+à l'école militaire d'Effiat, dont il devint un des plus
+brillants élèves. Aussi, à peine âgé de quinze ans, il
+entrait comme sous-lieutenant dans un régiment de
+Bretagne, où, comme à l'école, il se fit remarquer par
+sa conduite, qui lui fit donner par ses camarades le
+surnom de <i>Caton</i> ou le <i>sage</i>.</p>
+
+<p>Quelques anecdotes à son sujet.</p>
+
+<p>&laquo;Desaix, simple aide-de-camp encore, revenait
+d'une de ces promenades solitaires qu'il faisait loin des
+murs de Landau, contemplant la nature entière et observant
+avec un goût particulier celui de ses règnes qui
+a toujours eu le plus d'attrait pour les âmes douces et
+paisibles. Tout à coup, il voit la campagne et ses végétaux
+couverts de tourbillons de poussière; il entend des
+cris et des bruits d'armes. Il court aux lieux d'où ils<span class='pagenum'><a name="Page_294" id="Page_294">[Pg 294]</a></span>
+partent: c'était un choc, c'était un combat entre une
+forte reconnaissance française et trois escadrons autrichiens.
+Sans armes, n'ayant qu'une cravache à la main,
+Desaix se jette au milieu de la mêlée: il est renversé
+et fait prisonnier. On le dégage, il recommence à
+combattre, et rentre dans Landau avec la reconnaissance
+victorieuse et un prisonnier qu'il a fait lui-même<a name="FNanchor_73_73" id="FNanchor_73_73"></a><a href="#Footnote_73_73" class="fnanchor">[73]</a>.&raquo;</p>
+
+<p>Devant Strasbourg, ses troupes, attaquées par un
+ennemi très-supérieur en nombre, plient et se retirent.
+Il se jette au-devant d'elles.</p>
+
+<p>&mdash;Général, lui crie-t-on, n'avez-vous pas ordonné la
+retraite?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, répond Desaix, mais c'est celle de l'ennemi.</p>
+
+<p>À ce cri d'une âme courageuse, et qui ménageait
+avec tant de délicatesse la fierté des soldats, ceux-ci,
+comme dans une man&#339;uvre d'exercice, se retournent,
+fondent sur un ennemi qui se croyait déjà vainqueur
+et ne lui laissent pas même la ressource de la fuite.</p>
+
+<p>&laquo;Je battrai l'ennemi tant que je serai aimé de mes
+soldats,&raquo; disait Desaix, et il en était adoré.</p>
+
+<p>&laquo;Au passage du Rhin, en l'an V, l'un des premiers
+il touche la rive droite du fleuve; et au moment où,
+avec un petit nombre de soldats, il arrête, désarme ou
+renverse les bataillons autrichiens, un coup de fusil,
+qu'il a vu ajuster sur lui, lui perce la cuisse et le blesse
+grièvement. Cette générosité, qui ne l'abandonne jamais
+et qui semble le dominer davantage au milieu des
+scènes de carnage, lui donne la force d'aller jusqu'au<span class='pagenum'><a name="Page_295" id="Page_295">[Pg 295]</a></span>
+soldat autrichien qui a tiré le coup et de le déclarer son
+prisonnier pour lui sauver la vie: ce n'est qu'alors qu'il
+fait connaître sa blessure.&raquo;</p>
+
+<p>Bayard, assurément, ou quelque autre héros chrétien,
+n'aurait pas fait mieux.</p>
+
+<p>Dans le livre assez récent de M. Martha-Becker,
+neveu de Desaix<a name="FNanchor_74_74" id="FNanchor_74_74"></a><a href="#Footnote_74_74" class="fnanchor">[74]</a>, nous trouvons à glaner bien plus
+encore que dans l'opuscule de Garat. Quoique appartenant
+par sa naissance à l'aristocratie, Desaix, dans
+son patriotisme intelligent, jugea que c'était pour lui
+un devoir de ne pas quitter son régiment, le 46<sup>e</sup> de
+ligne, resté, grâce au corps d'officiers et au bon esprit
+des soldats, pur de tout excès. Mais, pour tenir à cette
+résolution, il lui fallut une certaine force d'âme, car
+son frère et plusieurs membres de sa famille se trouvaient
+dans l'armée de Condé, et sa mère elle-même,
+pour laquelle sa vénération était profonde, s'étonnait
+qu'il ne les eût point imités. Lors d'un congé qu'il
+vint passer près d'elle, au château de Veygoux, ils
+eurent à ce sujet une explication:</p>
+
+<p>&mdash;J'avais cru, dit M<sup>me</sup> de Veygoux à son fils, que
+vous auriez suivi vos frères?</p>
+
+<p>&mdash;Maman, répondit-il, pouvais-je me séparer de
+mon régiment quand tous les officiers y sont demeurés?</p>
+
+<p>&mdash;Votre refus d'émigrer vous portera malheur et
+fera rejaillir une honte éternelle sur notre famille. Il ne
+vous reste plus qu'à venir garder nos troupeaux pendant
+que vos frères combattront pour la défense du trône.</p>
+
+<p>L'amertume de ce langage, si pénible pour Desaix<span class='pagenum'><a name="Page_296" id="Page_296">[Pg 296]</a></span>
+dans la bouche de sa mère, avait ébranlé sa conviction,
+qui était celle du bon sens, lorsqu'une lettre de son
+frère, tombée d'aventure entre ses mains, en lui montrant
+sous leur vrai jour la situation faite aux émigrés
+dits retardataires, raffermit ses résolutions. À la menace
+faite par une parente de l'envoi d'une quenouille, présent
+dont on qualifiait les gentilshommes restés en
+France, il répondit: &laquo;Je n'émigrerai à aucun prix, <i>je
+ne veux pas servir contre mon pays</i>; je veux demeurer
+et avancer dans l'armée; non, jamais je ne serai
+émigré.&raquo;</p>
+
+<p>Mais, d'ailleurs, il ne dissimulait pas son aversion et
+son dégoût pour les violences révolutionnaires, et, après
+la triste journée du 10 août, blâmée hautement et courageusement
+par le général Victor de Broglie, dont il
+était aide de camp, Desaix applaudit à la protestation
+de celui-ci et le suivit quelque temps dans la retraite.
+Revenu à l'armée du Rhin où, dans une seule année
+(1793), par la désastreuse influence des commissaires,
+se succédèrent neuf généraux en chef, Desaix, quoique
+dans un poste secondaire, par son infatigable activité,
+son dévouement pour le soldat, comme son intrépidité,
+&laquo;était devenu l'âme des combats et des combinaisons
+militaires.&raquo; Au mois d'août, il fut promu, sur le champ
+de bataille même, par les représentants, au grade de
+général de brigade, et le 21 octobre, il était nommé
+général de division. Desaix comptait vingt-cinq ans à
+peine. C'est alors qu'il écrit à sa s&#339;ur, restée près de
+M<sup>me</sup> de Veygoux, une lettre admirable qu'on voudrait
+pouvoir citer tout entière, mais dont nous détacherons
+au moins quelques passages:<span class='pagenum'><a name="Page_297" id="Page_297">[Pg 297]</a></span></p>
+
+<p>&laquo;... Je sais combien vous m'êtes attachées, et combien
+vous désirez qu'il ne m'arrive pas de malheurs. Je
+t'assure que vous avez bien tort de vous tourmenter si
+fort; je vais toujours très-bien; ma santé est bonne;
+ma blessure est entièrement guérie; je n'en attends
+plus que quelques autres, pourvu qu'elles soient glorieuses
+et utiles à mon pays. Que j'aurai de plaisir,
+chère petite s&#339;ur, à te présenter mes cicatrices glorieuses!
+Quand la guerre terrible et effroyable qui
+ravage et dévaste, qui sépare les amis, sera enfin terminée,
+simple, ignoré, paisible, content d'avoir contribué
+à rétablir la paix et à repousser les cruels ennemis,
+les barbares étrangers qui veulent nous faire la loi,
+je viendrai près de toi et nous ne nous séparerons plus;
+nous adoucirons la vieillesse de la bonne maman, nous
+chercherons à la rendre heureuse...</p>
+
+<p>&raquo;Je ne crois pas avoir le plaisir de t'embrasser, cette
+année encore; l'hiver approche et la campagne ne
+finit pas; elle est bien dure. Plains nos malheureux
+volontaires couchés à terre, dans la boue jusqu'aux
+genoux et fatigués d'un service pénible et continuel.
+Plains-moi aussi, chère s&#339;ur, je suis élevé à un grade
+difficile et pénible, que je n'ai accepté qu'avec le plus
+grand regret. Je suis général de division et commande
+l'avant-garde; c'est bien de l'ouvrage pour ton frère
+que tu sais jeune et pas très-expérimenté..... J'espère
+que la fortune m'aidera, qu'elle me sourira. Si la victoire
+me couronnait, j'en déposerais les couronnes entre
+les mains de maman, comme autrefois je lui donnais
+celles de lierre que méritait mon assiduité au collége.
+Je lui suis bien attaché à cette bonne mère; je l'aime<span class='pagenum'><a name="Page_298" id="Page_298">[Pg 298]</a></span>
+au delà de ce qu'on peut dire. Que je voudrais la savoir
+contente et heureuse!</p>
+
+<p>&laquo;Je suis bien désolé de voir, au milieu de mes richesses,
+avec les beaux appartements qu'on m'a donnés,
+que je ne puisse pas réunir une somme un peu considérable
+pour l'aider; elle ne m'a pas encore dit qu'elle en
+eût besoin; je crains qu'elle ne me le cache. Tu sais
+bien que tu as toujours été la confidente de mon c&#339;ur,
+que je n'ai jamais rien eu de caché pour toi. Eh bien!
+dis-moi, avez-vous besoin de quelque chose? Parle vite,
+je serai trop heureux de me priver pour vous offrir tout
+ce que je possède.&raquo;</p>
+
+<p>Se peut-il un plus noble c&#339;ur, un plus tendre fils, un
+meilleur frère?</p>
+
+<p>Grâce au patriotisme des officiers et des soldats, la
+campagne de 1793, dont les débuts n'avaient pas été
+heureux, se termina par des victoires. Desaix, plus que
+personne avait contribué à ce résultat. Eh bien! à ce
+moment-là même, par suite d'une dénonciation signée
+de quelques misérables et partie de l'Auvergne, sa vie
+fut en péril et il faillit avoir le sort de Custine, son
+ancien général. Déjà, par suite de cette dénonciation
+calomnieuse, pesait sur lui la menace d'une arrestation,
+quand eut lieu la prise d'Haguenau, dont les habitants,
+aussi bien que ceux des cantons environnants, se sachant
+assimilés par la prétendue justice révolutionnaire
+aux émigrés, cherchèrent, au nombre de plus de cinquante
+mille, leur salut dans la fuite. Desaix recueillit
+une foule de ces malheureux dans sa division, refusa de
+les livrer et favorisa leur évasion. Nouvelle dénonciation
+contre lui. Alors la fureur des révolutionnaires ne<span class='pagenum'><a name="Page_299" id="Page_299">[Pg 299]</a></span>
+connut plus de bornes; malgré les efforts de Pichegru,
+et même de Saint-Just, l'ordre d'arrêter Desaix est
+donné et les commissaires de la Convention se présentent
+pour l'exécuter.</p>
+
+<p>Mais soudain un généreux mouvement d'indignation
+soulève la division tout entière. Les soldats enlèvent le
+général, et, le plaçant au milieu des rangs, lui font un
+rempart de leurs corps en disant aux commissaires: &laquo;Il
+ne fallait pas faire la guerre si vous ne vouliez pas nous
+laisser le général qui nous a toujours menés à la victoire!&raquo;
+Devant cette énergique manifestation, les commissaires
+durent se retirer, et le général fut sauvé. Mais
+peu de temps après, Desaix avait à trembler pour sa
+mère et sa s&#339;ur, incarcérées à Riom comme parentes
+d'émigrés. Non-seulement il sollicite sans relâche en
+leur faveur, mais il pourvoit à leurs moindres besoins,
+en envoyant de l'argent au geôlier pour le sucre et le
+café. Puis il s'efforce de soutenir ou relever le courage
+des prisonnières. &laquo;Console-toi, ma bonne et chère s&#339;ur,
+de ta détention malheureuse! moi-même passionné
+pour la liberté, passionné pour les combats, je me suis
+attendu à être privé du plaisir de jouir de tous deux.&raquo;
+Ce ne fut qu'au bout de plusieurs mois cependant que
+Desaix obtint la mise en liberté des captives qui rentrèrent
+dans le domaine de Veygoux dont le séquestre
+avait été en partie levé.</p>
+
+<p>Après la campagne de 1795, par suite du manque
+de vivres, si pénible pour l'armée, qui fit preuve
+d'une résignation héroïque et d'un admirable esprit
+de discipline, Desaix eut la satisfaction de signer
+une trêve nécessaire à nos braves soldats, heureux de<span class='pagenum'><a name="Page_300" id="Page_300">[Pg 300]</a></span>
+pouvoir se refaire dans les cantonnements de l'Alsace
+et de la Lorraine. Telle était l'affection des troupes
+pour le jeune général, que le représentant Rivaut écrivait
+à cette époque au Directoire: &laquo;Ce sont toujours
+les chevaux qui nous manquent. Je vous l'ai dit, si
+Desaix, qui a habitué les troupes à le voir partout,
+avait des chevaux assez pour toujours aller, les troupes
+iraient avec lui au diable.&raquo;</p>
+
+<p>Pichegru ayant quitté l'armée, Desaix fut chargé par
+intérim du commandement en chef. Mais la responsabilité
+qui pesait sur lui l'inquiétait; il fut heureux que
+Moreau vînt pour l'alléger de ce lourd fardeau, et il
+reprit avec empressement sa place au second rang.
+Moreau eut grandement à s'applaudir de son concours
+dans cette rude campagne, qui commença par le passage
+du Rhin dans les circonstances les plus difficiles,
+une marche audacieuse sur Vienne, et se termina par
+une retraite forcée et cependant des plus glorieuses
+pour le général en chef.</p>
+
+<p>Après l'armistice de Léoben, Desaix, qui s'était pris
+d'une admiration enthousiaste pour le général en chef
+de l'armée d'Italie, demanda et obtint une mission qui
+lui permît d'aller lui rendre visite à Milan. Ils se voyaient
+pour la première fois, mais tous deux, faits pour se
+comprendre et s'apprécier, ils se serrèrent la main
+comme de vieux frères d'armes, et au bout de quelques
+jours, arrivés à cette intimité d'où résulte la pleine
+confiance, ils n'avaient plus de secrets l'un pour l'autre.
+Bonaparte confia à son ami le projet de l'expédition
+d'Égypte, et Desaix ne doutait pas du succès. Lorsqu'après
+la signature du traité de Campo-Formio, le Direc<span class='pagenum'><a name="Page_301" id="Page_301">[Pg 301]</a></span>toire
+eut nommé Bonaparte général en chef de l'armée
+rassemblée sur les côtes de l'Océan, qui prenait le
+nom d'armée d'Angleterre, en chargeant provisoirement
+Desaix de la commander, celui-ci répondit, heureux de
+voir son nom associé a celui du vainqueur d'Italie:</p>
+
+<p>&laquo;Il n'est rien que je craigne d'entreprendre sous ses
+ordres.&raquo;</p>
+
+<p>Un mot encore, avant de continuer, sur le voyage de
+Desaix en Italie. Ce voyage, il l'avait fait avec un tel
+bonheur, qu'il en rédigea une espèce de journal écrit au
+courant de la plume, et reflétant ses impressions au jour
+le jour. En voici quelques-unes. Après une visite à la
+cathédrale de Milan, il pénètre dans plusieurs couvents,
+et ses paroles sont grandement à noter pour l'époque:</p>
+
+<p>&laquo;Pouvais-je ne pas prendre les moines et les bons
+abbés pour des hommes du ciel descendus chez les
+hommes corrompus?&raquo;</p>
+
+<p>Dans le cimetière, à la vue des tombeaux fastueux des
+nobles, il s'écrie: &laquo;Ils ont beau faire, ils ont beau se
+séparer des autres; après leur mort, ils n'en sont pas
+moins oubliés et confondus.&raquo;</p>
+
+<p>Desaix a le goût et l'intelligence des &#339;uvres d'art, et
+les musées comme les galeries particulières n'ont pas
+de visiteur plus enthousiaste. Après avoir admiré les
+<i>Titans</i> de Jules Romain, il s'écrie: &laquo;On passerait sa vie
+à voir les détails, les Titans renversés, écrasés sous les
+montagnes, et exprimant la rage, le désespoir, le
+repentir, le pardon et la douleur.&raquo;</p>
+
+<p>Devant le buste de l'amiral vénitien Angelo Emo, il
+dit comme par un soudain pressentiment: &laquo;Il mourut
+après son expédition de Tunis, à la fleur de l'âge,<span class='pagenum'><a name="Page_302" id="Page_302">[Pg 302]</a></span>
+n'ayant pas encore pu faire assez pour être immortalisé
+et avoir la couronne de lauriers.&raquo;</p>
+
+<p>Au moment de s'embarquer pour l'Égypte, il s'écria:
+&laquo;Oui, j'en conviens, c'est l'ambition qui me pousse. Elle
+est noble cette ambition, celle de s'exposer au plus
+grand des dangers, et risquer la gloire acquise pour
+en acquérir de nouvelle. On a toujours assez de
+richesses, on n'a jamais assez de célébrité.&raquo; Et il termine
+en disant: &laquo;qu'il aspire <i>non à la gloire des dévastateurs,
+mais à celle de bienfaiteur des peuples</i>.&raquo;<br /><br /></p>
+
+
+<h2>II</h2>
+
+<p>On sait le rôle glorieux de Desaix pendant la campagne
+d'Égypte, et qu'après avoir conquis le Saïd septentrional
+(Égypte moyenne) et la Thébaïde (haute
+Égypte) (1798-1799), il y fit bénir son administration
+tutélaire par les populations indigènes qui, d'une voix
+unanime, lui décernèrent le beau surnom de <i>Sultan
+juste</i>. Dans l'admiration de la bravoure des soldats
+comme de leur exacte discipline, des scheiks lui disaient:
+&laquo;Sultan, tu ne devrais pas donner de pain à
+tes soldats, ils méritent d'être nourris avec du sucre.&raquo;</p>
+
+<p>On ne s'étonne pas aussi de voir le général en chef
+écrire à son illustre lieutenant: &laquo;Croyez que rien n'égale
+l'estime que j'ai pour vous, si ce n'est l'amitié
+que je vous porte.&raquo;</p>
+
+<p>Lorsqu'à la suite des nouvelles venues d'Europe,
+Bonaparte eut résolu de quitter l'Égypte, il hésita sur
+le choix du général à qui il confierait le commandement<span class='pagenum'><a name="Page_303" id="Page_303">[Pg 303]</a></span>
+de l'armée d'Orient. S'il eût consulté celle-ci, nul doute
+qu'elle aurait désigné Desaix, &laquo;le plus capable de
+tous,&raquo; comme Napoléon l'écrivait à Sainte-Hélène, mais
+en ajoutant: &laquo;Il était plus utile en France.&raquo; Et Kléber
+lui fut préféré. En même temps Desaix, par une lettre
+écrite la veille du départ, était invité à s'embarquer
+pour l'Europe dans le courant de novembre.</p>
+
+<p>Ce ne fut pourtant qu'au mois de janvier (1800) qu'il
+put effectuer son départ et prendre passage sur un vaisseau
+neutre, muni en outre d'un sauf-conduit signé par
+Sidney Smith, en conséquence de la convention d'El-Arish.
+Malgré ces garanties formelles, dans les eaux de
+la Sicile, le <i>Saint-Antoine de Padoue</i>, sur lequel se trouvait
+Desaix avec ses deux aides de camp, ayant été rencontré
+par la corvette anglaise la <i>Dorothée</i>, les Français
+furent retenus prisonniers par les ordres de lord Keith,
+amiral de la flotte britannique. Lord Keith, par le désir
+de rabaisser la France dans la personne de ses plus
+braves soldats, fit offrir au patron du <i>Saint-Antoine de
+Padoue</i> mille guinées s'il voulait déclarer que les marchandises
+confisquées sur le bâtiment appartenaient aux
+passagers. L'honnête marin se refusa énergiquement à
+ce mensonge, dont la proposition fit dire à Desaix:</p>
+
+<p>&laquo;Monsieur l'amiral, prenez le navire, prenez nos
+bagages, nous tenons peu à l'intérêt, mais laissez-nous
+l'honneur.&raquo;</p>
+
+<p>Enfin, par l'ordre du gouvernement anglais, qui se
+refusa à sanctionner une telle iniquité, les prisonniers
+furent rendus à la liberté, et peu de jours après, ils débarquaient
+à Toulon. Pendant son séjour forcé au lazaret,
+Desaix trompa son ennui par une correspondance<span class='pagenum'><a name="Page_304" id="Page_304">[Pg 304]</a></span>
+très-active. Il adressa d'abord à son ancien général en
+chef, devenu le premier Consul, une dépêche dans
+laquelle on lit: &laquo;Je sais que vous voulez porter la
+France à son plus haut point de gloire, et cela en rendant
+tout le monde heureux. Peut-on faire mieux?
+Oui, mon général, je désire vivement faire la guerre,
+mais de préférence aux Anglais... Quelque grade que
+vous me donniez, je serai content; vous savez que je
+ne tiens pas à avoir les premiers commandements...
+que je ne les désire pas; je serai avec le même plaisir
+volontaire ou général. Je désire bien connaître ma
+situation de suite afin de ne pas perdre un instant
+pour entrer en campagne. <i>Un jour qui n'est pas bien
+employé est un jour perdu.</i>&raquo;</p>
+
+<p>À sa mère, à sa s&#339;ur, il écrit des lettres pleines de
+la plus touchante effusion et dans lesquelles son c&#339;ur
+s'épanche avec bonheur. Dans une lettre à un ami nous
+trouvons ces lignes: &laquo;J'ai vu bien des pays, l'Égypte,
+la Syrie, la Grèce, la Sicile, Rome. Que de monuments,
+que de ruines! J'ai acheté ce plaisir par des
+peines excessives, des fatigues prodigieuses, des inquiétudes
+sans nombre, mais j'ai revu la patrie et
+tout s'est effacé.&raquo;</p>
+
+<p>Enfin les portes du lazaret sont ouvertes. Desaix ne
+perd pas un instant pour rejoindre, en Italie, le premier
+Consul, et &laquo;le 11 juin, dit M. Thiers, on vit arriver au
+quartier général de Stradella, un des généraux les plus
+distingués de l'époque, Desaix, qui égalait peut-être
+Moreau, Masséna, Kléber, Lannes, en talents militaires,
+mais qui, par les rares perfections de son caractère, les
+effaçait tous.&raquo;<span class='pagenum'><a name="Page_305" id="Page_305">[Pg 305]</a></span></p>
+
+<p>Bonaparte serra Desaix dans ses bras à plusieurs
+reprises, et se plut à le montrer à cheval à ses côtés,
+<i>comme un gage assuré de la victoire</i>; il ne se trompait
+pas. Mais cette victoire, Desaix devait la payer de son
+sang. On sait toutes les vicissitudes de cette étrange
+bataille de Marengo, où Mélas, qui se croyait victorieux,
+fut le vaincu. Un moment cependant, dans l'armée
+française, on crut tout perdu. Les généraux, formés en
+cercle autour du premier Consul, le pressent d'ordonner
+la retraite. Bonaparte s'y refuse en demandant l'avis
+de Desaix. Celui-ci tire sa montre et dit au général en
+chef: &laquo;Oui, la bataille est perdue; mais il n'est que
+trois heures, nous avons encore le temps d'en gagner
+une autre.&raquo;</p>
+
+<p>À l'instant, l'offensive est reprise à la voix de Bonaparte,
+qui parcourt le front des régiments en disant aux
+soldats: &laquo;C'est avoir fait trop de pas en arrière; le
+moment est venu de faire un pas décisif en avant. Soldats,
+souvenez-vous que notre habitude est de coucher
+sur le champ de bataille.&raquo;</p>
+
+<p>Sur toute la ligne, la fusillade et la canonnade
+recommencent. Une charge, surtout, exécutée par
+Desaix, décida la victoire. Mais, au moment même où
+les cavaliers arrivaient sur l'ennemi comme une furieuse
+avalanche, on vit Desaix chanceler sur son cheval
+et tomber sans avoir pu proférer une parole, au dire du
+dernier biographe. Le soir, comme les officiers félicitaient
+Bonaparte de cette belle journée, il répondit:
+&laquo;Oui, bien belle, si ce soir j'avais pu embrasser Desaix
+sur le champ de bataille. J'allais le faire ministre, je
+l'aurais fait prince si j'avais pu.&raquo;<span class='pagenum'><a name="Page_306" id="Page_306">[Pg 306]</a></span></p>
+
+<p>Savary, depuis duc de Rovigo, l'un des aides de camp
+de Desaix, nous dit dans le premier volume de ses
+Mémoires:</p>
+
+<p>&laquo;Le colonel du 9<sup>e</sup> léger m'apprit qu'il n'existait plus.
+Je n'étais pas à cent pas du lieu où je l'avais laissé, j'y
+courus et le trouvai par terre, au milieu des morts
+déjà dépouillés, et dépouillé entièrement lui-même.
+Malgré l'obscurité, je le reconnus à sa volumineuse
+chevelure, de laquelle on n'avait pas encore ôté le
+ruban qui la liait.</p>
+
+<p>&laquo;Je lui étais trop attaché depuis longtemps, pour le
+laisser là, où on l'aurait enterré, sans distinction, avec
+les cadavres qui gisaient à côté de lui. Je pris à l'équipage
+d'un cheval, mort à quelques pas de là, un manteau
+qui était encore à la selle du cheval; j'enveloppai
+le corps du général Desaix dedans, et un hussard, égaré
+sur le champ de bataille, vint m'aider à remplir ce
+triste devoir auprès du général. Il consentit à le charger
+sur son cheval et à conduire celui-ci par la bride
+jusqu'à Garofolh, pendant que j'irais apprendre ce
+malheur au premier Consul... Il m'approuva et ordonna
+de faire porter le corps à Milan pour qu'il y fût embaumé<a name="FNanchor_75_75" id="FNanchor_75_75"></a><a href="#Footnote_75_75" class="fnanchor">[75]</a>&raquo;.</p>
+
+<p>Il n'est pas besoin de dire quelle fut la douleur de la
+mère et de la s&#339;ur de Desaix. Le premier Consul, en
+témoignant par une lettre à la première de sa profonde
+sympathie, lui fit remettre le premier quartier d'une
+pension qui lui était accordée au nom de la patrie
+reconnaissante. La seconde fut mariée par lui au général
+Becker, officier très-estimé.<span class='pagenum'><a name="Page_307" id="Page_307">[Pg 307]</a></span></p>
+
+<p>Des honneurs singuliers furent rendus à Desaix, dont
+la tombe se voit au sommet du grand Saint-Bernard.</p>
+
+<p>En posant la première pierre du quai qui devait
+porter ce nom illustre, Lucien Bonaparte prononça ces
+paroles: &laquo;Puisse ce quai avoir une durée aussi longue
+que la mémoire de Desaix!&raquo;</p>
+
+<p>Un monument à la gloire du héros et surmonté de
+son buste orne la place du Châtelet.</p>
+
+<p>Voici, d'après Martha Becker, l'épitaphe qui fut faite
+à Strasbourg pour Desaix: &laquo;<i>Hic jacet hostium terror et
+admiratio, Patri&aelig; amor et luctus.</i>&raquo;</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_73_73" id="Footnote_73_73"></a><a href="#FNanchor_73_73"><span class="label">[73]</span></a> <i>Éloge de Kléber et Desaix</i>, par Garat (1<sup>er</sup> vendémiaire, an IX).&mdash;1800.
+In-8&ordm;.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_74_74" id="Footnote_74_74"></a><a href="#FNanchor_74_74"><span class="label">[74]</span></a> <i>Le général Desaix</i>, 1 vol. in-8&ordm;.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_75_75" id="Footnote_75_75"></a><a href="#FNanchor_75_75"><span class="label">[75]</span></a> Savary: <i>Mémoires</i>.<span class='pagenum'><a name="Page_308" id="Page_308">[Pg 308]</a></span></p></div>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="MATHIEU_DE_DOMBASLE" id="MATHIEU_DE_DOMBASLE"></a>MATHIEU DE DOMBASLE</h2>
+
+<h2>I</h2>
+
+<p class="indent2">
+L'agriculture produit le bon sens, et un bon
+sens d'une nature excellente.</p>
+
+<p class="signature"><span class="smcap">Joubert</span>.<br /></p>
+
+
+<p>Un homme qui n'est pas moins illustre qu'Olivier de
+Serres et auquel notre patrie ne doit pas moins de reconnaissance
+pour les services immenses qu'il a rendus à
+l'agriculture, c'est notre contemporain, Mathieu de
+Dombasle. Nous regrettions pour le premier l'absence
+de documents qui permissent d'écrire avec détails sa
+biographie; et le même regret nous pourrions l'exprimer
+à propos de Mathieu de Dombasle dont la vie s'est
+écoulée presque sous nos yeux. Cette vie pourtant offre
+un intérêt sérieux, quoique peu accidentée, peu remplie
+d'évènements dans sa plus importante période, tout
+entière absorbée par un travail dont l'austère régularité
+avait quelque chose de monastique.</p>
+
+<p>L'ordre parfait que M. de Dombasle avait su établir
+dans la répartition de son temps, le pouvoir sans
+bornes qu'il exerçait sur lui-même et la rigoureuse
+attention qu'il mettait à éviter toute cause de distraction<span class='pagenum'><a name="Page_309" id="Page_309">[Pg 309]</a></span>
+lui permettaient de suffire à tout. &laquo;Pendant un séjour
+de vingt ans qu'il passa à Roville, écrivait M. Jules
+Rieffel, un de ses élèves, directeur de l'institut de Grand-Jouan,
+il ne fit peut-être pas vingt absences, et, chose
+admirable, durant cette longue période, sa vie fut réglée,
+au point de vue du travail, comme on voit les
+heures distribuées pour la prière dans une communauté
+de religieux. Cette présence continuelle, cette régularité
+qu'il avait su s'imposer à lui-même, avant de l'exiger
+des autres, ne furent pas certainement la moindre cause
+de ses succès et l'exemple le moins salutaire qu'il donna
+aux élèves dont la France est aujourd'hui redevable à
+l'école de Roville.&raquo;</p>
+
+<p>C'est ainsi que Mathieu de Dombasle, tout en veillant
+avec tant de sollicitude aux moindres détails de son
+exploitation devenue la première ferme modèle, en
+même temps, qu'il initiait ses nombreux élèves à la
+science agronomique, plus pratique encore que théorique,
+pouvait suffire aux exigences de son immense
+correspondance. Après sa mort, on trouva <i>vingt-et-un</i>
+cartons remplis des lettres adressées de tous les points
+de la France à Mathieu de Dombasle par des agriculteurs
+heureux de compter au nombre de ses disciples;
+<i>quarante-et-un</i> cahiers, chacun d'au moins 150 pages,
+renfermaient la copie des réponses à ces lettres comme
+à celles de tant d'illustres étrangers avec lesquels le fermier
+de Roville était en relations habituelles: Sir John
+Sinclair, le célèbre fondateur du bureau d'agriculture
+de Londres; Thaër, si cher à la Prusse, ou plutôt à
+l'Allemagne, et dont les travaux se lièrent si intimement
+en France aux premiers progrès de l'école moderne; le<span class='pagenum'><a name="Page_310" id="Page_310">[Pg 310]</a></span>
+vénérable de Fellenberg, le baron de Woght et vingt
+autres.</p>
+
+<p>Mais comment Mathieu de Dombasle avait-il été amené
+à s'occuper exclusivement d'agriculture? Peut-être
+avant de parler de Roville, il eût été utile de donner à
+ce sujet quelques détails puisés surtout dans l'excellente
+<i>Notice biographique</i>, de M. Leclerc-Thouin, lue à la
+séance publique de la Société royale et centrale d'Agriculture,
+du 14 avril 1844 et publiée dans le recueil de la
+dite Société<a name="FNanchor_76_76" id="FNanchor_76_76"></a><a href="#Footnote_76_76" class="fnanchor">[76]</a>.</p>
+
+<p>Ce document, très-complet pour ce qui a trait aux
+travaux de l'agriculteur, nous donne moins de détails
+sur l'homme, dont la vie, dans sa plus grande partie,
+s'écoula, comme nous l'avons dit, paisible et uniforme,
+et sauf au début ne connut guère les péripéties dramatiques.</p>
+
+<p>Christophe Joseph Alexandre Mathieu de Dombasle
+naquit à Nancy, le 26 février 1777. Sa famille, anoblie
+par le duc Léopold, était une des plus honorables de l'ancienne
+Lorraine. Après avoir fait ses premières études
+sous les yeux de ses parents, il entra, vers l'âge de douze
+ans, au collége de Saint-Symphorien, de Metz, dirigé
+par les bénédictins. Ces maîtres, zélés non moins
+qu'intelligents, constatèrent chez leur élève, avec des
+habitudes singulières de méditation et de réflexion,
+une ardeur pour le travail qu'il aurait fallu presque
+contenir. Aussi les progrès de l'adolescent furent rapides
+et donnaient les plus grandes espérances lorsque par
+malheur la Révolution, en chassant les moines de leurs<span class='pagenum'><a name="Page_311" id="Page_311">[Pg 311]</a></span>
+couvents et fermant tous les établissements d'instruction
+publique, vint arracher le jeune Dombasle à ses
+études. Revenu dans la maison paternelle, et livré à peu
+près à lui-même, il partageait son temps entre la culture
+des beaux-arts, musique, dessin, gravure, et la chasse
+qu'il aimait de passion. Néanmoins un matin il quitta
+généreusement tout cela lorsque pour la patrie sonna
+l'heure des grands périls et que l'étranger envahit la
+France. Quoiqu'il n'eût pas eu beaucoup à se louer de
+la Révolution qui lui avait enlevé le titre de grand
+maître des eaux et forêts, héréditaire dans sa famille,
+le jeune Dombasle n'hésita pas à s'enrôler comme volontaire
+et combattit, pendant plusieurs mois en cette qualité,
+sous les drapeaux de la République. Mais une affection
+nerveuse dont il fut atteint sans doute à la suite de
+ses fatigues, et que la petite vérole vint cruellement
+compliquer, mit sa vie en péril. Lorsque enfin, convalescent,
+il put quitter l'hôpital, son état de santé était
+tel que les médecins jugèrent qu'il lui fallait, pour longtemps
+ou même pour toujours, renoncer au rude métier
+du soldat et lui délivrèrent son congé.</p>
+
+<p>&laquo;Cette double circonstance, dit M. Leclerc-Thouin,
+décida du reste de sa vie, car ce fut alors que s'accrurent
+chez lui les goûts d'application studieuse et que les
+facultés intellectuelles prirent, aux dépens de l'agilité et
+de la force du corps, un développement nouveau. Aux
+études littéraires, il joignit celles des sciences... La chimie
+avait surtout appelé son attention... Après avoir
+abandonné quelques spéculations commerciales peu en
+harmonie avec ses goûts, il lui dut de pouvoir s'adonner
+sérieusement à la fabrication du sucre de betterave, et,<span class='pagenum'><a name="Page_312" id="Page_312">[Pg 312]</a></span>
+à cette occasion se livrer à la pratique de l'agriculture
+qui avait toujours eu pour lui un vif attrait.&raquo;</p>
+
+<p>Mais au moment même où, sa fabrique, de plus en
+plus prospère, il commençait à recueillir le fruit de ses
+efforts, arrivèrent les évènements de 1814. L'invasion
+russe et la libre introduction des sucres coloniaux, en
+faisant une concurrence écrasante à ses produits, lui
+enlevèrent la majeure partie des capitaux considérables
+qu'il avait versés dans ses usines. Mathieu de Dombasle
+se trouvait ruiné, mais ruiné si complètement qu'à la
+mort de son père, il fut obligé d'abandonner la portion
+de bien qui lui revenait à ses frères et s&#339;urs, tout en
+restant débiteur envers eux d'une somme assez forte
+qu'il ne put acquitter que longtemps après.<br /><br /></p>
+
+
+<h2>II</h2>
+
+<p>Loin de perdre courage cependant, il envisagea froidement
+le désastre dans toute son étendue et confiant
+dans les ressources qu'il sentait en lui-même et surtout
+dans les résultats d'un travail intelligent et persévérant,
+il n'hésita pas, quoique déjà plus jeune (il avait alors
+trente-huit ans) à recommencer une nouvelle carrière;
+son penchant comme le bonheur des circonstances le
+poussèrent, cette fois, exclusivement vers l'agriculture.
+Un de ses voisins, M. Bertier, riche propriétaire, avait
+depuis longtemps le désir de transformer sa terre de
+Roville en école d'agriculture, genre d'établissement qui
+manquait en France quoique des fermes ouvertes à
+l'instruction publique existassent déjà dans presque tou<span class='pagenum'><a name="Page_313" id="Page_313">[Pg 313]</a></span>tes
+les contrées de l'Europe. M. Bertier sut apprécier
+Dombasle à sa valeur, et en homme éclairé, en véritable
+ami de l'agriculture, il proposa un bail à long terme,
+conçu sur les bases les plus larges, et qui, tout en assurant
+l'amélioration foncière, garantissait au fermier un
+intérêt convenable de ses avances et une juste rémunération
+de ses travaux. Il fournissait de plus pour l'exploitation
+une part importante du capital complété par
+d'autres actionnaires qui, réunis en assemblée générale,
+le 1<sup>er</sup> septembre, arrêtèrent la nouvelle destination de
+Roville et nommèrent directeur Mathieu de Dombasle.
+Celui-ci vint trois mois après, le 4 décembre, s'installer
+à la ferme, et il travailla dès lors sans relâche à lui acquérir
+cette célébrité européenne qui a tant contribué,
+pendant vingt ans, à appeler l'attention publique sur
+l'agriculture et à propager ses progrès.&raquo;</p>
+
+<p>La ferme de Roville comptait environ 200 hectares.
+Malgré la médiocrité du sol, le nouveau fermier sut, au
+bout de peu d'années, en obtenir d'admirables récoltes,
+en céréales, maïs, pommes de terre, betteraves, carottes;
+Mathieu Dombasle en outre améliora la fabrication
+des instruments aratoires, inventa une charrue qui
+porte son nom, et livra un grand nombre de ces instruments
+perfectionnés à l'agriculture. Mais ce qui surtout
+fit de Roville un établissement important c'est qu'il devint
+une excellente école d'agriculture où des jeunes
+gens, envoyés par leurs parents ou par les conseils généraux,
+se mettaient rapidement en état de diriger eux-mêmes
+une grande exploitation, grâce à l'habile enseignement
+du maître.</p>
+
+<p>&laquo;La pratique du chef d'exploitation, disait souvent<span class='pagenum'><a name="Page_314" id="Page_314">[Pg 314]</a></span>
+Mathieu de Dombasle, est tout intellectuelle quoiqu'elle
+ait pour objet la direction des opérations manuelles.
+Connaître et prévenir l'effet de ces opérations, les combiner
+entre elles et les modifier selon les circonstances,
+voilà en quoi elle consiste véritablement et voilà pourquoi
+il s'efforçait de placer les jeunes gens en contact
+aussi immédiat que possible avec toutes les opérations
+agricoles, de leur faire suivre en un mot un véritable
+cours de clinique agricole<a name="FNanchor_77_77" id="FNanchor_77_77"></a><a href="#Footnote_77_77" class="fnanchor">[77]</a>.&raquo;</p>
+
+<p>Sans nier, et bien au contraire l'utilité de l'instruction
+puisée dans les livres, Mathieu de Dombasle la déclarait,
+seule, tout à fait insuffisante. Il comparait avec
+raison le cultivateur riche seulement en connaissances
+puisées dans de bons ouvrages à l'homme qui aurait
+suivi d'excellentes études médicales dans les cours publics,
+mais qui n'aurait jamais fait sur le corps humain
+l'application de ces études, et il montrait l'embarras de
+l'un et de l'autre lorsque, pour la première fois, ils se
+trouvaient près du lit d'un malade et devant un champ
+à cultiver.&raquo;</p>
+
+<p>En 1831, le roi Louis-Philippe, préoccupé de popularité,
+fit une visite à la ferme de Roville, et témoigna
+vivement de sa satisfaction au directeur. Dans la même
+année, l'illustre agronome fut nommé membre de la Légion-d'Honneur,
+en même temps que le ministre allouait
+à Roville une assez forte subvention annuelle pour
+la création de dix bourses de 300 francs chacune, et
+pour le traitement des professeurs. De ceux-ci Mathieu
+de Dombasle, pas n'est besoin de le dire, était le pre<span class='pagenum'><a name="Page_315" id="Page_315">[Pg 315]</a></span>mier
+quoique son enseignement, essentiellement pratique,
+n'empruntât rien à la forme oratoire.</p>
+
+<p>&laquo;Cet homme d'une activité, d'une netteté d'esprit si
+remarquables, cet homme doué d'une si grande énergie
+pour le travail, était d'une faible constitution et d'une
+santé débile. Habituellement silencieux, parfois presque
+taciturne, il conserva jusqu'à ses dernières années, en
+présence d'un certain nombre d'auditeurs, une timidité
+dont il avouait que son amour-propre eut plus d'une fois
+à souffrir, et qui le tourmentait encore à Roville au milieu
+de ses élèves. Ce n'est que dans l'isolement du cabinet
+qu'il retrouvait toute la liberté de sa pensée. Là, le
+travail lui devenait si facile, qu'il avait dès longtemps
+perdu l'habitude d'écrire. Il dictait sans que presque
+jamais une rature vînt modifier le premier jet de sa
+phrase ou interrompre le facile enchaînement de ses
+idées<a name="FNanchor_78_78" id="FNanchor_78_78"></a><a href="#Footnote_78_78" class="fnanchor">[78]</a>.&raquo;</p>
+
+<p>Aussi le nombre de ses écrits est considérable. En
+outre des <i>Annales de Roville</i>, publication périodique qui
+compte 9 volumes in-8&ordm;&mdash;1824&mdash;1837, il a fait paraître
+un grand nombre de brochures sur les questions à
+l'ordre du jour: <i>De la production des chevaux en France;
+Faits et observations sur la fabrication du sucre de betterave</i>;
+etc., etc. Le <i>Calendrier du Bon Cultivateur</i>, paru
+en 1821, eut du vivant de l'auteur sept éditions.</p>
+
+<p>À l'expiration de son bail, Mathieu de Dombasle, heureux
+de la très-modeste aisance qu'il avait su reconquérir
+(sa fortune ne s'élevait pas à plus de 110,000 francs),
+vint s'établir à Nancy, sa ville natale, où il comptait de<span class='pagenum'><a name="Page_316" id="Page_316">[Pg 316]</a></span>
+nombreux amis. &laquo;Désormais, dit M. Leclerc-Thouin, il
+allait pouvoir s'occuper tout à loisir de la rédaction de
+son <i>Traité général d'Agriculture</i>, depuis longtemps déjà
+l'objet de ses méditations et de ses veilles, lorsque tout
+à coup la nouvelle de sa mort se répandit au milieu de
+la stupeur générale. Le 19 décembre 1843, il fut atteint
+d'une toux en apparence catharrale; jusqu'au samedi
+23, bien qu'il prît quelques médicaments, il n'interrompit
+en rien ses occupations ordinaires; mais pendant la
+nuit, il tomba dans un état de faiblesse qui ne lui permit
+plus de se livrer à aucun travail d'esprit. Le mercredi
+27, à midi, ses facultés intellectuelles et morales
+s'obscurcirent, et avant trois heures il succomba aux
+suites d'une affection de c&#339;ur qui amena, sans agonie
+et sans souffrance, une mort que personne n'avait pu juger
+sitôt prochaine.&raquo;</p>
+
+<p>La ville toute entière fut dans le deuil. Une souscription
+s'ouvrit pour élever à l'illustre agronome une statue
+que l'on voit maintenant sur la place dite de <i>Mathieu
+de Dombasle</i>. Cette statue est en bronze fondue
+d'après un modèle dû à David d'Angers. Le célèbre
+agronome est représenté tenant la plume d'une main,
+de l'autre, la liste de ses principaux ouvrages. À ses
+pieds se trouve la charrue qui porte son nom.<br /><br /></p>
+
+
+<h2>III</h2>
+
+<p>Quelques mots encore sur Mathieu de Dombasle écrivain.
+Son style facile et courant, qui se préoccupe
+moins de l'élégance que de la netteté, dit bien ce qu'il<span class='pagenum'><a name="Page_317" id="Page_317">[Pg 317]</a></span>
+veut dire et ne manque point d'agrément dans sa simplicité
+qui le rend intelligible au lecteur le moins lettré.
+Ces qualités recommandent le <i>Calendrier du Bon Cultivateur</i>,
+paru pour la première fois en 1821 et que
+Mathieu de Dombasle affectionnait particulièrement:
+&laquo;C'était sa première publication agricole, dit l'éditeur
+de la huitième édition; puis il avait trop de foi dans le
+bon sens des masses pour n'être pas flatté et frappé en
+même temps du succès d'un livre qui, sans prôneurs,
+sans aucun patronage, s'était en moins de vingt ans
+répandu au nombre de plus de vingt mille exemplaires.&raquo;
+<i>Le Calendrier du Bon Cultivateur</i> forme un gros volume
+in-12 de plus de 600 pages, rempli d'excellents conseils,
+d'instructions pratiques, disposées avec méthode et dans
+l'ordre des saisons, ou mieux des douze mois de l'année.
+Le livre se termine par une sorte de récit en plusieurs
+chapitres, ayant pour titre: <i>La richesse du cultivateur</i>
+ou <i>les secrets de Jean Benoit</i>, et dont nous détacherons
+quelques passages pour faire connaître la manière de
+l'auteur. L'histoire de Benoit se lit avec un vif intérêt
+quoique ne rappelant en rien le roman ou la nouvelle,
+témoin la façon dont l'auteur raconte le mariage de son
+héros:</p>
+
+<p>&laquo;Benoit avait le projet de visiter l'Angleterre parce
+qu'il avait entendu dire que plusieurs parties de ce
+royaume sont cultivées avec une grande perfection;
+mais ayant fait connaissance d'une fille qui était en
+service chez le même maître que lui, il se détermina à
+l'épouser. Cette fille venait d'hériter d'un de ses oncles
+qui lui avait laissé une maison et quelques terres, dans
+un village du pays de Hanovre. Ils partirent ensemble<span class='pagenum'><a name="Page_318" id="Page_318">[Pg 318]</a></span>
+pour aller cultiver leur petit bien..... Comme la femme
+de Benoit était forte et aussi laborieuse que lui presque,
+tout cela fut labouré à la bêche et biné de leurs propres
+mains.&raquo;</p>
+
+<p>Voilà qui est simple et primitif. Quoiqu'il en soit, à
+la fin de l'année, grâce à la vente du lait et du beurre,
+des grains et des fruits, il restait à l'ami Benoit un
+bénéfice net de 800 francs. &laquo;Il aurait bien pu employer
+cet argent à acheter des terres, car il y en avait alors à
+vendre à très bon marché et qui lui auraient bien convenu;
+mais il s'en garda bien parce qu'il s'était imposé
+la loi de ne jamais acheter de terres que lorsque celles
+qu'il avait seraient parfaitement amendées, et lorsqu'il
+aurait du fumier en abondance pour en amender de
+nouvelles; il savait bien qu'un jour (arpent) de terre
+bien amendé en vaut deux, et que les terres sans fumier
+ne paient pas les frais de culture.&raquo;</p>
+
+<p>Benoit employa ses 800 francs à agrandir son étable
+ce qui lui permit de doubler le nombre de ses vaches et
+la quantité de ses produits. Bref, au bout de quatre
+années, il lui fallait une charrue et même deux pour
+labourer ses terres. Au bout de vingt années, Benoit
+était devenu presque riche; mais, comme il arrive si
+souvent dans le monde, en même temps que la fortune
+le malheur venait frapper à sa porte. Successivement il
+perdit sa femme et deux enfants déjà grands, sa joie et
+sa consolation. &laquo;Accablé de tous ces malheurs, le pays
+où il les avait éprouvés lui devint insupportable; il se
+détermina à vendre tout ce qu'il avait et à revenir dans
+son pays natal, pour achever ses jours dans la société
+de quelques parents qu'il y avait laissés.<span class='pagenum'><a name="Page_319" id="Page_319">[Pg 319]</a></span></p>
+
+<p>&laquo;Il y a maintenant quatre ans que Benoit revenu en
+France, s'est fixé à R.....<a name="FNanchor_79_79" id="FNanchor_79_79"></a><a href="#Footnote_79_79" class="fnanchor">[79]</a> où il est né; il y a acheté
+une jolie petite maison et un vaste jardin qu'il cultive
+lui-même, car il lui serait impossible de demeurer oisif.
+J'habite dans le voisinage de ce brave homme, et jamais
+je n'éprouve plus de plaisir que lorsque je m'entretiens
+avec lui.&raquo;</p>
+
+<p>On n'en doute pas d'après le portrait que l'auteur
+nous fait du digne homme qu'il est difficile de ne pas
+croire peint d'après nature. Ne serait-ce pas Mathieu de
+Dombasle qui s'est ainsi <i>pourtrait</i> lui-même à son insu
+dans cette honnête homme si sympathique? &laquo;Benoit a
+aujourd'hui soixante-quatre ans; mais il jouit d'une
+santé parfaite qu'il doit à une vie constamment laborieuse;
+à peine ses cheveux sont-ils gris et il conserve
+une vivacité qui ferait croire qu'il n'a que vingt ans.
+C'est un petit homme assez maigre, mais dont la
+physionomie est remarquable par le feu du génie qui
+étincelle dans ses yeux, et par un air de franchise qui
+prévient en sa faveur aussitôt qu'on le voit. Il a conservé
+toute la simplicité du costume et des m&#339;urs des
+cultivateurs du pays qu'il a habité si longtemps; mais
+dans ses vêtements, dans son ameublement, dans toute
+son habitation, respire la propreté la plus soignée.</p>
+
+<p>&laquo;Il parle très peu lorsqu'il se trouve avec des étrangers;
+mais dans ses entretiens avec les hommes qu'il
+voit habituellement, il devient très communicatif. On
+voit surtout qu'il éprouve un vif plaisir à parler d'agriculture:
+alors il parle beaucoup et longtemps. Cepen<span class='pagenum'><a name="Page_320" id="Page_320">[Pg 320]</a></span>dant
+on ne se lasse pas de l'entendre, parce qu'il sait
+beaucoup, qu'il ne parle que de ce qu'il sait bien, et
+que toutes ses paroles portent le caractère de ce bon
+sens naturel et de ce jugement exquis et sûr qui ont
+dirigé toutes les actions de sa vie.&raquo;</p>
+
+<p>Aussi, que de progrès réalisés dans tout le voisinage,
+au point de vue agricole, par la seule influence de sa
+parole et de son exemple! Mais ce n'est pas de ses
+conseils seulement qu'il est prodigue: &laquo;Il donne beaucoup
+à ses parents et même à quelques étrangers, mais
+c'est à la condition qu'ils soient actifs, laborieux et
+probes; les paresseux et les négligents ne sont pas bien
+venus près de lui: il dit souvent qu'il ne peut mieux
+faire que d'imiter la Providence qui ne distribue ses
+dons qu'à ceux qui s'en rendent dignes par le travail.</p>
+
+<p>
+Aide-toi et le Ciel t'aidera.<br />
+</p>
+
+<p>&laquo;Des malheurs survenus à un homme industrieux et
+rangé, sont un titre qui donne des droits certains à sa
+générosité. C'est ainsi qu'il a sauvé d'une ruine complète
+un père de famille de son voisinage qui avait
+éprouvé des pertes énormes dans les invasions.... Benoit
+le connaissait à peine, mais il a un tact sûr pour
+juger les hommes; il n'hésita pas à lui avancer une
+forte somme, et il n'a pas lieu de s'en repentir; car la
+plus grande partie lui est déjà remboursée, et l'état
+prospère qu'ont repris les affaires de l'homme qu'il a
+ainsi aidé est un gage certain pour ce qui lui reste dû.
+Il s'est acquis un ami qui ne peut parler de lui sans
+verser des larmes d'attendrissement.&raquo;<span class='pagenum'><a name="Page_321" id="Page_321">[Pg 321]</a></span></p>
+
+<p>J'ai réservé pour la fin un dernier trait qui achève le
+portrait: &laquo;du brave homme&raquo; et qui prouve que Mathieu
+de Dombasle n'avait jamais oublié les leçons de
+ses anciens et vénérables maîtres. &laquo;Benoit a habité
+trente ans un pays où le culte catholique n'est pas
+exercé, et où il n'existe pas de pasteur; cependant il
+n'a rien perdu de son attachement à la religion, et par
+sa piété franche et douce, il est aujourd'hui le modèle
+du canton.&raquo;</p>
+
+<p>Faut-il s'étonner ensuite que l'ami Benoit ait conquis
+à l'auteur tant de sympathies dont témoignent les
+lettres en fort grand nombre qu'il reçut après la publication
+de son livre? Entre ces lettres dont beaucoup
+expriment, avec une affectueuse reconnaissance
+et parfois une éloquente naïveté, les sentiments dont
+étaient pénétrés les signataires, je n'aurais que l'embarras
+du choix. Je me bornerai à une seule citation,
+tirée d'une lettre datée du 24 mai 1827 et curieuse
+autant que touchante dans sa simplicité pleine de bonhomie:</p>
+
+<p>&laquo;J'ai lu avec beaucoup de plaisir les secrets de votre
+ami, J.-N. Benoit. Je désirerais bien l'avoir avec
+moi, pour quelque temps, dans une propriété que
+j'exploite à un quart d'heure de cette ville, dans une
+position des plus agréables, où nous ferions quelque
+chose de beau; le terrain y est très facile. Aimant
+l'agriculture autant que vous pouvez l'aimer, ainsi
+que M. Benoit, je désirerais beaucoup être aidé d'un
+homme entendu tel que lui, je vous prie de lui en
+faire part et de me dire ce qu'il en pense.&raquo;</p>
+
+<p>Pour qu'on pût s'y tromper ainsi certes l'ingénieuse<span class='pagenum'><a name="Page_322" id="Page_322">[Pg 322]</a></span>
+fiction devait s'inspirer beaucoup de la réalité? Mais
+quel bon sourire dut illuminer la figure de Mathieu
+de Dombasle quand il lut cette épitre qui témoignait
+d'une confiance si ingénue et de cette naïve crédulité?</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_76_76" id="Footnote_76_76"></a><a href="#FNanchor_76_76"><span class="label">[76]</span></a> Année 1844.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_77_77" id="Footnote_77_77"></a><a href="#FNanchor_77_77"><span class="label">[77]</span></a> Leclerc-Thouin.&mdash;<i>Notice.</i></p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_78_78" id="Footnote_78_78"></a><a href="#FNanchor_78_78"><span class="label">[78]</span></a> <i>Notice biographique</i>, par M. Thouin.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_79_79" id="Footnote_79_79"></a><a href="#FNanchor_79_79"><span class="label">[79]</span></a> Roville.<span class='pagenum'><a name="Page_323" id="Page_323">[Pg 323]</a></span></p></div>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="DUPUYTREN" id="DUPUYTREN"></a>DUPUYTREN</h2>
+
+
+<p>Dupuytren (Guillaume), naquit à Pierre-Buffière, en
+Limousin, le 6 octobre 1777. Voici sur sa première enfance
+des détails assez curieux. On raconte qu'une dame, passant
+en poste dans les rues de la petite ville, avisa un
+jeune garçon de l'âge d'environ trois ans dont la gentille
+figure lui plut tout d'abord. Cette dame n'avait point d'enfant,
+l'idée lui vint d'enlever celui-ci pour en faire son fils
+adoptif; et en effet, le bambin séduit par les douces paroles
+de la dame, peut-être affriandé par la vue de quelques
+bonbons ou gâteaux, monta dans la voiture qui
+aussitôt s'éloigna de toute la vitesse des chevaux. Il
+fallut que le père averti, pour ravoir son enfant, poursuivît
+la dame jusqu'à Tours.</p>
+
+<p>On peut croire cependant que la tendresse du père
+n'empêchait point de sa part une assez grande négligence,
+puisque, bon nombre d'années après, nous
+retrouvons encore l'enfant courant seul les rues de la
+ville où sa figure intelligente, son air délibéré et surtout
+la vivacité et l'à-propos de ses réparties frappèrent
+un capitaine de cavalerie nommé Keffer qui, d'après la
+légende, le prit en croupe, l'amena à Paris, et le plaça
+au collége de la Marche dont un sien frère était principal.
+Des biographes, dont le témoignage paraît plus<span class='pagenum'><a name="Page_324" id="Page_324">[Pg 324]</a></span>
+vraisemblable, disent que le capitaine, avant de se
+charger de l'éducation du bambin, demanda le consentement
+des parents qui ne le firent pas attendre. Soit
+que son protecteur fût mort, soit qu'il se le fût aliéné, le
+jeune Guillaume, ses classes terminées, revint à Pierre-Buffière,
+assez incertain sur sa vocation quoiqu'il parût
+incliner vers la carrière militaire, pourtant sans grand
+enthousiasme. Mais son père un jour coupa court à ses
+hésitations en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Tu seras chirurgien.</p>
+
+<p>Et, chose remarquable! comme si la décision paternelle
+l'eût soudain éclairé pleinement sur sa vocation,
+Guillaume ne manifesta plus aucune incertitude. De retour
+à Paris, il retrouva, au collége de la Marche, sa
+chambre d'écolier, commença et poursuivit ses études
+médicales avec une opiniâtre persévérance, s'aidant tout
+à la fois des livres et des leçons orales des professeurs en
+renom, Boyer pour l'anatomie, Vauquelin et Bouillon-Lagrange
+pour la chimie. Constamment, à ce qu'on
+raconte, il avait à la bouche cette parole: &laquo;Que rien
+n'est tant à redouter pour un homme que la médiocrité.&raquo;</p>
+
+<p>Aussi, aiguillonné sans cesse par cette pensée d'ambition
+qui, à cette époque comme plus tard, fut trop,
+paraît-il, son mobile, il travaillait avec une ardeur fiévreuse,
+et lors de la création des écoles de santé (février
+1795), il put se présenter pour l'une des six places de
+prosecteurs mises au concours. Il ne vint qu'au quatrième
+rang; mais c'était beaucoup déjà pour un adolescent
+qui comptait dix-huit ans à peine. Néanmoins il s'indigna
+contre lui-même, ne se pardonnant point de n'avoir<span class='pagenum'><a name="Page_325" id="Page_325">[Pg 325]</a></span>
+réussi qu'à demi; aussi nous le voyons redoubler d'efforts,
+et, peu d'années après (mars 1801), il était nommé
+par un vote unanime chef des travaux anatomiques.</p>
+
+<p>&laquo;Maître de cette position indépendante, dit le docteur
+Malgaigne, il ne tarda pas à apporter dans le service
+des dissections une discipline et une activité jusqu'alors
+inconnues. En quinze mois, il déposa, dans les
+cabinets de l'École, quarante pièces anatomiques relatives
+à toutes les parties des systèmes artériel et veineux.
+Il poursuivait des recherches d'anatomie normales sur
+les canaux différents, la rate, etc; il multipliait les
+vivisections, etc.&raquo; En même temps, il professait un
+cours d'anatomie non sans succès quoiqu'il ne pût se
+dissimuler qu'il restait inférieur à Bichat et plus tard à
+Laënnec pour la science pathologique. Cette conviction
+sans doute contribua à le lancer dans une autre direction.
+Bien que nommé chirurgien de seconde classe à
+l'Hôtel-Dieu (1802), il s'était jusqu'alors assez peu
+occupé de chirurgie lorsqu'il fut amené par les circonstances
+à se vouer presque exclusivement à cette partie si
+importante de la science médicale. Devenu par le départ
+de Giraud, chirurgien-adjoint, il gagna à juste titre la
+confiance du chirurgien en chef Pelletan, qui se reposa
+sur lui d'une partie importante du service et lui donna
+ainsi l'occasion de se produire.</p>
+
+<p>Sa position était déjà assez honorable pour qu'elle
+lui permît de faire un mariage avantageux; il épousa
+M<sup>lle</sup> de Sainte-Olive qui lui apportait en dot au moins
+80,000 francs. Mais il se brouillait en même temps avec
+Boyer dont il avait demandé la fille, et qui ne lui pardonnait
+pas une rupture nullement motivée et aggravée<span class='pagenum'><a name="Page_326" id="Page_326">[Pg 326]</a></span>
+par cette circonstance fâcheuse qu'elle avait eu lieu le
+jour même fixé pour la signature du contrat.</p>
+
+<p>En 1811, Dupuytren obtint, au concours et à l'unanimité
+des suffrages, la chaire de médecine opératoire
+vacante par la mort de Sabatier. En 1815, par la retraite
+un peu forcée de Pelletan, il se trouva chirurgien en
+chef de l'Hôtel-Dieu, et il se promit bien de ne pas la
+partager. Le service chirurgical comptait parfois jusqu'à
+trois cents malades: c'était un travail d'Hercule qui
+allait peser sur lui seul, il s'y dévoua sans réserve. Tous
+les jours levé régulièrement à cinq heures, il accomplissait
+ses visites de 6 à 9 heures, faisait une leçon d'une
+heure à l'amphithéâtre, donnait ensuite des consultations
+aux malades du dehors, et quittait rarement l'hôpital
+avant onze heures; enfin, le soir, il faisait une
+seconde visite de six à sept heures, et jusqu'en 1825, à
+peine y manqua-t-il un jour.&raquo;</p>
+
+<p>Rallié au gouvernement de la Restauration, il fut,
+lors de l'assassinat du duc de Berry, l'un des premiers
+appelé auprès du blessé. Faut-il croire à cette anecdote
+rapportée par quelques biographes et qui serait une des
+causes, suivant eux, du peu de faveur dont Dupuytren
+jouit auprès du roi Louis XVIII qui, comme on le sait,
+se piquait de littérature. Lorsqu'il arriva près du lit de
+son neveu, le roi dans la crainte d'être entendu du
+blessé, dit en latin au chirurgien: <i>Superest-ne spes
+aliqua salutis?</i> Reste-t-il quelque chance de salut?</p>
+
+<p>Dupuytren, soit qu'il fût préoccupé, soit qu'il eût en
+effet oublié tout à fait la langue de l'ancienne Rome,
+n'eût pas l'air de comprendre et ce fut Dubois qui se
+chargea de la réponse. Aussi, quoique Dupuytren eût<span class='pagenum'><a name="Page_327" id="Page_327">[Pg 327]</a></span>
+été créé baron au mois d'août, trois années s'écoulèrent
+avant qu'il fût nommé chirurgien consultant. J'ai peine
+à croire, d'ailleurs, que Dupuytren, pour se concilier de
+hautes influences, se soit abaissé, lui si peu dévot alors,
+jusqu'à ce petit et honteux manége que lui prête un
+biographe et qui n'eût été que de la misérable hypocrisie.</p>
+
+<p>Pendant une messe célébrée à la chapelle du château
+de Saint-Cloud, Dupuytren laissa tomber avec fracas,
+au moment de l'élévation, son volumineux Livre-d'Heures
+garni d'épais fermoirs. M<sup>me</sup> la duchesse d'Angoulême
+dit en levant les yeux:</p>
+
+<p>&mdash;Voici M. Dupuytren qui perd ses Heures!</p>
+
+<p>&mdash;Mais qui ne perd pas son temps! murmura le duc
+de Maillé.</p>
+
+<p>Le mot est joli, mais ne paraît point réellement avoir
+été prononcé, parce que l'occasion n'en fut point donnée
+par Dupuytren, qui témoigna d'une façon dure, brutale
+même, son indignation à la personne qui la première,
+d'après ce qu'il croyait, avait mis en circulation cette
+petite calomnie. Appelé par cette dame, la duchesse de
+***, auprès du lit de sa fille, gravement malade, il entra
+dans la chambre sans paraître même s'apercevoir de la
+présence de la mère, sans répondre autrement que par
+un silence glacial à ses politesses empressées, examina
+la malade, fit son ordonnance, et sortit comme il était
+entré, en n'ayant pas l'air de voir la maîtresse de la maison
+dont les regards, plus encore que les paroles, trahissaient
+une si terrible anxiété.</p>
+
+<p>Charles X, aussitôt après son avènement, parut
+empressé de dédommager Dupuytren des procédés de
+son frère, et tout d'abord il le nomma son premier chi<span class='pagenum'><a name="Page_328" id="Page_328">[Pg 328]</a></span>rurgien.
+Il usa également de sa haute influence pour
+écarter les obstacles qui empêchaient qu'il ne fût reçu à
+l'Institut où la mort de Percy laissait une place vacante.
+Dupuytren, pour qui les biographes en général se
+montrent sévères, prouva qu'il comprenait la reconnaissance
+et de la façon la plus large; car, après la Révolution
+de 1830, apprenant que le roi Charles X, dans l'exil,
+se trouvait à la veille de manquer d'argent, il lui écrivit
+spontanément:</p>
+
+<p>&laquo;Sire, grâce en partie à vos bienfaits, je possède
+trois millions, je vous en offre un, je destine le second
+à ma fille, et je réserve le troisième pour mes vieux
+jours.&raquo;</p>
+
+<p>M. Richerand, dans la <i>Biographie universelle</i>, nie d'un
+ton assez aigre ce trait si honorable pour son confrère:
+&laquo;En remontant à la source de cette anecdote, dit-il, on
+s'est bientôt convaincu qu'elle n'avait aucun fondement:
+c'était une de ces rumeurs adroitement propagées et
+qui n'étaient pas inutiles à sa renommée et à ses succès.&raquo;</p>
+
+<p>Pourtant dans sa <i>Notice</i> publiée ultérieurement<a name="FNanchor_80_80" id="FNanchor_80_80"></a><a href="#Footnote_80_80" class="fnanchor">[80]</a>,
+M. Malgaigne maintient le fait en s'appuyant du témoignage
+si considérable de M. Cruveilhier: &laquo;Dupuytren,
+dit-il, écrivit une lettre ainsi rapportée par M. Cruveilhier.&raquo;
+Or, on ne voit point que celui-ci ait démenti l'affirmation.
+On ne saurait d'ailleurs suspecter Malgaigne
+de partialité en faveur de Dupuytren, au contraire, car
+il dit de lui entre autres choses: &laquo;Pour réaliser ces
+idées de suprématie qu'il nourrissait dès sa jeunesse, il<span class='pagenum'><a name="Page_329" id="Page_329">[Pg 329]</a></span>
+sacrifia son repos, sa santé, quelquefois jusqu'à son orgueil.
+Toute supériorité naissante lui était importune,
+et ses élèves les plus distingués étaient ceux dont il prenait
+le plus d'ombrage. Par ses jalousies, par ses noirceurs,
+il avait fini par éloigner tous ses amis, tous ses
+collègues; et comme nul ne se fiait plus à lui, il en vint
+à son tour à se méfier de tous. Il vit partout des ennemis
+et sous son toit domestique et dans la foule qui se
+pressait à ses leçons et dans les journaux qui les répétaient,
+et dans ceux qui ne les répétaient pas; et n'ayant
+personne à qui confier ni ses joies ni ses peines, il mena
+vraiment, au comble de la fortune et de la prospérité,
+la vie la plus misérable.&raquo;</p>
+
+<p>Formidable exemple pour les ambitieux que celui de
+cet homme en apparence si favorisé de la fortune, riche
+à millions; ayant la gloire, ayant la célébrité plus
+grande qu'il ne l'avait rêvée, et avec tout cela malheureux,
+misérable, comme dit M. Malgaigne qui continue:</p>
+
+<p>&laquo;Fier et hautain, il aimait qu'on pliât devant lui-même
+jusqu'à terre; et cependant par un contraste
+étrange, il réservait son estime aux caractères indépendants,
+alors même qu'il les écartait de son entourage,
+etc.&raquo; Il ne se peut guère un jugement plus sévère, et
+l'on en doit croire assurément l'écrivain dans ce qu'il
+dit de favorable à Dupuytren auquel comme homme,
+des biographes accordent davantage. Il faut lire à ce
+sujet ce que le recueil intitulé: <i>Portraits et histoire des
+hommes utiles</i>, nous apprend de sa bienveillance, de sa
+bonté vraiment singulière pour les enfants malades près
+desquels il oubliait ses brusqueries, laissant sa figure
+d'ordinaire dure, impassible, rigide, se détendre par le<span class='pagenum'><a name="Page_330" id="Page_330">[Pg 330]</a></span>
+plus paternel des sourires. Au milieu d'eux il oubliait
+ses hauteurs, son amer dédain des hommes qui paraît
+avoir eu sa principale source dans ce désenchantement
+résultant de l'expérience, et aussi et davantage peut-être,
+dans ce triste scepticisme, dans cette misérable incrédulité,
+alors comme aujourd'hui trop peu rare chez des
+praticiens même éminents et qui n'en reste pas moins
+pour nous une aberration incompréhensible. Car, quoi!
+ne devraient-ils pas avoir toujours présente à l'esprit
+cette magnifique profession de foi de l'un des plus illustres
+patriarches de la science, qui, encore armé du scalpel,
+devant un cadavre dont le thorax et les flancs étaient
+ouverts, après avoir fait en quelque sorte toucher du
+doigt à ses nombreux élèves les merveilles de l'organisme,
+ne pouvait s'empêcher de s'écrier dans un élan
+de religieux enthousiasme:</p>
+
+<p>&laquo;Ô Éternel, quel hymne je viens de chanter à ta
+gloire!&raquo;</p>
+
+<p>Il ne pensait pas autrement, le savant Ambroise Paré,
+quand il disait à propos du duc de Guise, je crois: &laquo;Je
+le pansai, Dieu le guérit.&raquo;</p>
+
+<p>On a peine vraiment à comprendre le médecin, le chirurgien,
+sceptique, impie, ou seulement indifférent, à
+moins que ce ne soit par un prodigieux aveuglement,
+suite de passions viles, ou de préjugés grossiers inculqués
+par cette première et inepte éducation qu'on reçoit
+trop souvent dans les colléges, les facultés, les cliniques
+et qui ne pouvait qu'être pire à l'époque où Dupuytren
+commença ses études, et après les avoir terminées, obtint
+ses diplômes. L'orgueil, la vanité aidant, et aussi la
+dévorante activité de cette vie qui ne permet guère le<span class='pagenum'><a name="Page_331" id="Page_331">[Pg 331]</a></span>
+repos non plus que la réflexion au médecin en vogue,
+ses préjugés, son indifférence ou plutôt son hostilité persistèrent
+longtemps. Mais enfin, il vint un jour, il vint
+une heure, heure à jamais bénie, où d'autres pensées,
+des pensées pour lui bien nouvelles, bien inattendues,
+tout à coup étonnèrent, inquiétèrent ce grand esprit;
+des sentiments qu'il ne connaissait plus, qu'il n'avait
+jamais connus peut-être, firent soudain palpiter son
+c&#339;ur et dans des circonstances singulières et providentielles.
+Mais le fait a été si admirablement raconté par
+un illustre et à jamais regrettable orateur qu'il y aurait
+présomption à vouloir refaire ce récit où il semble en
+quelque sorte s'être surpassé lui-même. Je me trouve
+trop heureux de pouvoir le reproduire tout au long en
+remettant sous les yeux du lecteur qui m'en saura gré
+ces pages incomparables. Mon humble prose ne gagnera
+pas sans doute à pareil voisinage, mais qu'importe!</p>
+
+<p>&laquo;Notre âge se rappelle encore la célébrité dont jouissait,
+il y a un quart de siècle, un homme qui avait porté
+dans les &#339;uvres de la chirurgie une intrépidité d'âme
+aussi rare que la précision de sa main. Cet homme, déjà
+vieux, vit entrer dans son cabinet une figure simple,
+grave et douce, qu'il reconnut aisément pour un curé
+de campagne. Après l'avoir entendu et examiné quelques
+instants, il lui dit d'un ton brusque qui lui était
+naturel:</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Monsieur le curé, avec cela on meurt.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Monsieur le docteur, répondit le curé, vous eussiez
+pu me dire la vérité avec plus de ménagement; car
+bien qu'avancé dans la vie, il y a des hommes de mon
+âge qui craignent de mourir. Mais en quelque manière<span class='pagenum'><a name="Page_332" id="Page_332">[Pg 332]</a></span>
+qu'elle soit dite, la vérité est toujours précieuse, et je
+vous remercie de ne me l'avoir pas cachée.&raquo; Puis posant
+sur la table une pièce de cinq francs préparée d'avance,
+il ajouta: &laquo;Je suis honteux plus que je ne puis
+le dire de si mal témoigner ma reconnaissance à un
+homme comme monsieur le docteur Dupuytren: mais
+je suis pauvre, et il y a bien des pauvres dans ma paroisse;
+je retourne mourir au milieu d'eux.&raquo;</p>
+
+<p>&raquo;Cet accent parvint au c&#339;ur de l'homme que le cri
+de la douleur n'avait jamais troublé; il se sentit aux
+prises avec lui-même; et courant après le vieillard qu'il
+avait repoussé d'abord, il le rappela du haut de sa
+porte et lui offrit son secours. L'opération eut lieu. Elle
+touchait aux organes les plus délicats de la vie; elle fut
+longue et douloureuse. Mais le patient la supporta avec
+une sérénité de visage inaltérable, et comme l'opérateur
+étonné lui demandait s'il n'avait rien senti:</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;J'ai souffert, répondit-il, mais je pensais à quelque
+chose qui m'a fait du bien.</p>
+
+<p>&raquo;Il ne voulait pas lui dire: J'ai pensé à Jésus-Christ,
+mon Maître et mon Dieu crucifié pour moi; il eût craint
+de blesser peut-être l'incroyance de son bienfaiteur, et
+retenant sa foi sous le voile de la plus aimable modestie,
+il lui disait seulement: J'ai pensé à quelque chose qui
+m'a fait du bien. À plusieurs mois de là, par un grand
+jour d'été, le docteur Dupuytren se trouvait à l'Hôtel-Dieu,
+entouré de ses élèves à l'heure de son service. Il vit
+venir de loin le vieux prêtre, suant et poudreux, comme
+un homme qui a fait à pied un long chemin et tenant à
+son bras un lourd panier.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Monsieur le docteur, lui dit le vieillard, je suis le<span class='pagenum'><a name="Page_333" id="Page_333">[Pg 333]</a></span>
+pauvre curé de campagne que vous avez opéré et guéri
+il y a déjà bien des semaines; jamais je n'ai joui d'une
+santé plus solide qu'aujourd'hui, et j'ai voulu vous en
+donner la preuve en vous apportant moi-même des
+fruits de mon jardin que je vous prie d'accepter en souvenir
+d'une cure merveilleuse que vous avez faite et
+d'une bonne action dont Dieu vous est redevable en ma
+personne.&raquo; &laquo;Dupuytren prit la main du vieillard; c'était
+la troisième fois que le même homme l'avait ému jusqu'au
+fond des entrailles.&raquo;</p>
+
+<p>Dès lors, il n'est point douteux que des pensées d'un
+ordre tout nouveau préoccupèrent souvent l'illustre docteur
+encore que son caractère ombrageux, concentré,
+ait retenu toujours peut-être sur ses lèvres le cri de son
+angoisse intérieure, l'aveu poignant de ses troubles secrets,
+de ses doutes, de ses perplexités, qui devaient faire
+explosion, à la grande stupeur de beaucoup de ses contemporains,
+par un acte de foi solennel autant que sincère.
+Voici dans quelles circonstances: atteint d'une
+pleurésie latente, il ne put douter bientôt, à de certains
+symptômes, que son état ne fût des plus graves. &laquo;On
+lui proposa la ponction; il accepta d'abord, dit M. Malgaigne,
+et finit par refuser.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Que ferai-je de la vie? disait-il, la coupe en a été
+si amère pour moi!</p>
+
+<p>&raquo;Il se regarda donc mourir, conservant la plénitude
+de son intelligence jusqu'au dernier moment. La veille
+même de sa mort, il se fit lire le journal:</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;Voulant disait-il, porter là-haut des nouvelles
+de ce monde. Il expira le 8 janvier 1835, à trois heures
+du matin.&raquo;<span class='pagenum'><a name="Page_334" id="Page_334">[Pg 334]</a></span></p>
+
+<p>Rien de plus dans le récit du docteur. Mais grâce à
+Dieu, d'après les témoignages les plus authentiques, la
+mort de Dupuytren n'eut point ce caractère froidement
+stoïque, sceptique, et les plus précieuses des consolations
+ne manquèrent pas à son agonie. Écoutons encore
+le grand orateur.</p>
+
+<p>&laquo;Enfin, cet homme illustre, le docteur Dupuytren, se
+trouva lui-même sur son lit de mort, et du regard dont
+il avait jugé le péril de tant d'autres, il connut le sien.
+Cette heure le trouva ferme; il avait eut trop de gloire
+pour regretter la terre et se méprendre sur son néant.
+Mais la révélation du peu qu'est la vie ne suffit pas pour
+éclairer l'âme sur sa destinée, et peut-être est-elle le
+plus grave péril de l'orgueil aux prises avec la mort. Il
+faut, à ce moment suprême, reconnaître également la
+misère et la grandeur de l'homme, et si le génie peut de
+lui-même s'élever jusqu'à sentir sa misère, il ne peut
+pas en même temps sentir sa grandeur. Ce double secret
+ne s'unit et ne se manifeste à la fois que dans une clarté
+qui vient de plus haut que la gloire. Dupuytren la vit
+venir. En roulant dans les replis de sa mémoire le spectacle
+des choses auxquelles il avait assisté, parmi tant de
+figures qui s'abaissaient sous son dernier regard, il en
+était une qui grandissait toujours, et dont la simplicité
+pleine de grâce lui rappelait des sentiments qu'il n'avait
+éprouvés que par elle. Le vieux curé de campagne était
+demeuré présent à son âme, et il en recevait, dans ce
+vestibule étroit de la mort, une constante et douce apparition.
+Messieurs, je ne vous dirai pas le reste: Dupuytren
+touchait aux abîmes de la vérité, et pour y descendre
+vivant, il n'avait plus qu'à tomber dans les bras<span class='pagenum'><a name="Page_335" id="Page_335">[Pg 335]</a></span>
+d'un ami. C'est le don que Dieu a fait aux hommes
+depuis le jour où il leur a tendu les mains du haut
+de la croix, le don de recevoir la vie d'une âme qui la
+possède avant nous et qui la verse dans la nôtre parce
+qu'elle nous aime. Dupuytren eut ce bonheur. Au terme
+d'une mémorable carrière, il connut qu'il y avait quelque
+chose de plus heureux que le succès et de plus
+grand que la gloire: la certitude d'avoir un Dieu pour
+père, une âme capable de le connaître et de l'aimer, un
+Rédempteur qui a donné son sang pour nous, et enfin
+la joie de mourir éternellement réconcilié avec la vérité,
+la justice et la paix. Messieurs, la Providence gouverne
+le monde, et son premier ministre vous venez de l'apprendre,
+c'est la vertu<a name="FNanchor_81_81" id="FNanchor_81_81"></a><a href="#Footnote_81_81" class="fnanchor">[81]</a>.&raquo;</p>
+
+<p>Dans un petit volume où vu son titre<a name="FNanchor_82_82" id="FNanchor_82_82"></a><a href="#Footnote_82_82" class="fnanchor">[82]</a> comme la
+table des chapitres et aussi le nom de l'auteur, je ne
+m'attendais certes pas à rencontrer de telles pages, j'ai
+lu tout un récit ayant pour titre: <i>La mort de Dupuytren</i>.
+Là se trouvent les détails les plus curieux relatifs soit à
+la fameuse opération qui sauva la vie au bon curé, soit
+aux derniers moments du célèbre chirurgien. Ils offrent,
+par leur caractère de précision, un commentaire intéressant
+qui complète dans ce qu'il a d'un peu vague,
+vers la fin, l'admirable récit du père Lacordaire. Aussi
+quelques citations ne déplairont pas au lecteur. Voici
+d'abord ce qui a trait à l'opération:</p>
+
+<p>&laquo;La maladie était un abcès de la glande sous-maxillaire
+compliqué d'un anévrisme de l'artère carotide. La<span class='pagenum'><a name="Page_336" id="Page_336">[Pg 336]</a></span>
+plaie était gangrenée en plusieurs endroits..... Dupuytren
+taillait et tranchait avec le couteau et les ciseaux;
+ses pinces d'acier sondaient le fond de la plaie et ramenaient
+des fibres qu'il tordait et qu'il attachait ensuite.
+Puis la scie enleva en grinçant des fragments cariés du
+maxillaire inférieur. Les éponges, pressées à chaque
+instant, rendaient le sang qui coulait à flots. L'opération
+dura vingt-cinq minutes. L'abbé ne fronça pas le
+sourcil, mais il était un peu pâle.</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;Je crois que tout ira bien, lui dit amicalement
+Dupuytren. Avez-vous beaucoup souffert?</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;J'ai tâché de penser à autre chose, répondit le
+prêtre.&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;...Chaque matin, lorsque Dupuytren arrivait, par
+une étrange infraction à ses habitudes, il passait les
+premiers lits et commençait la visite par son malade
+favori. Plus tard, lorsque celui-ci put se lever et faire
+quelques pas, Dupuytren, la clinique achevée, allait à
+lui, prenait son bras sous le sien, et harmonisant son
+pas avec celui du convalescent, faisait avec lui un tour
+de salle. Pour qui connaissait l'insouciante dureté avec
+laquelle Dupuytren traitait habituellement ses malades,
+ce changement était inexplicable.&raquo;</p>
+
+<p>Plus inexplicable ou plus admirable, alors que,
+quelques pages plus haut, l'auteur nous dit: &laquo;Poussant
+jusqu'aux dernières limites ses doctrines de positivisme,
+Dupuytren s'acharna avec la plus excessive ténacité
+contre ce qu'il appelait les utopies spéculatives (religieuses),
+chaque fois qu'il trouva à les combattre sous
+quelque forme que ce fût. Par degrés son antipathie
+devint de l'exécration.&raquo;<span class='pagenum'><a name="Page_337" id="Page_337">[Pg 337]</a></span></p>
+
+<p>Après avoir raconté les visites du bon curé apportant,
+chaque année, le 6 mai, jour anniversaire de l'opération,
+à Dupuytren son petit cadeau: &laquo;son inévitable
+panier et ses inévitables poires et poulets,&raquo; M. Nadar
+termine par le récit de la mort du grand chirurgien,
+récit des plus émouvants dans sa brièveté:</p>
+
+<p>&raquo;L'amélioration n'était qu'apparente et Dupuytren
+le sentait bien. Il se voyait mourir et avait compté ses
+instants. Son caractère devint plus inexpansif et plus
+sombre à mesure qu'il approchait du terme fatal...
+Tout à coup il appelle M..., son fils adoptif, qui veillait
+dans un cabinet voisin.</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;M..., lui dit-il, écrivez au curé de ***, près Nemours,
+vous savez l'adresse:</p>
+
+<p class="indent1">
+&laquo;Mon cher abbé,<br />
+</p>
+
+<p>&raquo;Le docteur a besoin de vous à son tour. Venez vite:
+peut-être arriverez-vous trop tard:</p>
+
+<p class="indent1">
+&raquo;Votre ami,<br /></p>
+<p class="signature"><span class="smcap">Dupuytren</span>.&raquo;<br />
+</p>
+
+<p>&laquo;Le petit curé accourut aussitôt. Il resta longtemps
+enfermé avec Dupuytren. Nul ne sait ce que tous deux
+se dirent; mais quand l'abbé sortit de la chambre du
+mourant, ses yeux étaient humides, et sa physionomie
+rayonnait d'une douce exaltation. Le lendemain, Dupuytren
+appelait auprès de lui l'archevêque de Paris
+(Mgr de Quelen).</p>
+
+<p>&raquo;Le jour de l'enterrement.... l'église Sainte-Eustache
+eut peine à contenir le cortége. Après le service, les
+élèves portèrent à bras le cercueil jusqu'au cimetière.</p>
+
+<p>&laquo;Le petit prêtre suivait le convoi en pleurant.&raquo;<span class='pagenum'><a name="Page_338" id="Page_338">[Pg 338]</a></span></p>
+
+<p>L'auteur ajoute assez étrangement, quoique je ne
+puisse le regretter, puisque ce langage même donne
+plus de poids à son témoignage: &laquo;Que ceux qui viennent
+de lire ces lignes n'y veuillent pas avoir une <i>intention
+dogmatique</i> et ne s'occupent pas d'y chercher la
+pensée de celui qui les a écrites. Il raconte cette histoire
+tout simplement comme on la lui a racontée, sans autre
+dessein de persuader ou d'instruire (et quel mal à cela,
+honnête Nadar?), parce que c'est une histoire vraie et
+qu'elle se rattache à un grand nom.&raquo;</p>
+
+<p>À la bonne heure, et nous en remercions l'historien
+fidèle, malgré cette réflexion dernière qui pourrait bien,
+fût-ce à l'insu de l'auteur, avoir été soufflée par le respect
+humain. Quoi qu'il en soit, voilà certes un mémorable
+exemple et que feront bien de méditer, non pas
+seulement les jeunes étudiants, ceux qu'on appelle d'un
+autre nom dont je m'abstiens parce qu'il ressemble à
+une injure; mais aussi, mais surtout certains de leurs
+professeurs, de leurs maîtres, docteurs plus ou moins
+célèbres, qui, trop oublieux des plus sacrés devoirs,
+compromettent l'honneur de leur profession, laquelle
+est aussi un sacerdoce, par des prédications honteuses,
+sceptiques, matérialistes, athées, alors que de leurs
+chaires il ne devrait tomber que de graves, disons mieux,
+de religieuses paroles, &laquo;des hymnes à la gloire de
+l'Éternel.&raquo;</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_80_80" id="Footnote_80_80"></a><a href="#FNanchor_80_80"><span class="label">[80]</span></a> <i>Biographie nouvelle</i>, 1858.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_81_81" id="Footnote_81_81"></a><a href="#FNanchor_81_81"><span class="label">[81]</span></a> Lacordaire: <i>Conférences de Notre-Dame</i>.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_82_82" id="Footnote_82_82"></a><a href="#FNanchor_82_82"><span class="label">[82]</span></a> <i>Quand j'étais étudiant</i>: in-18, par Nadar.<span class='pagenum'><a name="Page_339" id="Page_339">[Pg 339]</a></span></p></div>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="LABBE_DE_LEPEE" id="LABBE_DE_LEPEE"></a>L'ABBÉ DE L'ÉPÉE</h2>
+
+
+<p>&laquo;Un jour de l'année 1753, suivant toutes les probabilités,
+une affaire de peu d'importance amena l'abbé
+de l'Épée dans une maison de la rue des Fossés-Saint-Victor
+qui faisait face à celle des Frères de la doctrine
+chrétienne. La maîtresse du logis était absente; on
+l'introduisit dans une pièce où se trouvaient ses deux
+filles, s&#339;urs jumelles, le regard attentivement fixé sur
+leurs travaux à l'aiguille. En attendant le retour de leur
+mère, il voulut leur adresser quelques paroles; mais
+quel fut son étonnement de ne recevoir d'elles aucune
+réponse. Il eut beau élever la voix à plusieurs reprises,
+s'approcher d'elles avec douceur, tout fut inutile. À
+quelle cause attribuer ce silence opiniâtre?</p>
+
+<p>&raquo;Le bon ecclésiastique s'y perdait. Enfin, la mère
+arrive, le visiteur est au fait de tout. Les deux pauvres
+enfants sont sourdes-muettes. Elles viennent de perdre
+leur maître, le vénérable P. Vanin ou Tanin, prêtre de
+la Doctrine chrétienne de Saint-Julien des Ménétriers à
+Paris. Il avait entrepris charitablement leur éducation
+au moyen d'estampes qui ne pouvaient leur être d'un
+grand secours. En ce moment décisif, un rayon du ciel
+révèle à l'étranger sa vocation. Sans aucune expérience<span class='pagenum'><a name="Page_340" id="Page_340">[Pg 340]</a></span>
+dans l'art difficile dont il va sonder les profondeurs
+inconnues, il est déjà tout prêt à se sacrifier.</p>
+
+<p>&raquo;À partir de ce jour, il remplira auprès des deux
+infortunées la place que le P. Vanin laisse vide. Après
+avoir mûrement réfléchi aux moyens par lesquels il
+pourra remplacer chez elles l'ouïe et la parole, il croit
+entrevoir, <i>dans le langage des gestes</i>, la pierre angulaire
+que le ciel destine à soutenir l'édifice intellectuel du
+sourd-muet<a name="FNanchor_83_83" id="FNanchor_83_83"></a><a href="#Footnote_83_83" class="fnanchor">[83]</a>.&raquo;</p>
+
+<p>Cet homme de bien, ce zélé prêtre, c'était l'abbé de
+l'Épée, né à Versailles le 25 novembre 1712, fils d'un
+expert des bâtiments du roi, chrétien pieux qui, de
+bonne heure, forma l'âme de l'enfant à la vertu; mais
+cependant, contradiction étrange! par l'instinct de
+l'égoïsme paternel, il ne vit pas sans répugnance la
+vocation qui, dès l'âge de dix-sept ans, appelait le jeune
+homme à l'honneur du sacerdoce. Il fallut à Charles
+Michel une énergie réelle pour triompher de cette
+opposition; mais, dit très-bien son biographe: &laquo;Il était
+écrit au ciel que, nouveau pontife du Dieu vivant, il
+servirait d'intermédiaire entre le Tout-Puissant et les
+ouailles égarées qui l'attendaient.&raquo;</p>
+
+<p>Par malheur, l'entêtement de certaines idées, et non
+plus l'opposition de ses parents, vinrent tout à coup
+l'arrêter sur le seuil même du temple, et, pendant
+plusieurs années, le détournèrent de sa vocation pour
+le jeter dans une autre carrière (le barreau), où ses
+débuts semblaient lui promettre de brillants succès.
+Mais, sentant bien qu'il n'était point là dans la voie<span class='pagenum'><a name="Page_341" id="Page_341">[Pg 341]</a></span>
+indiquée par la Providence, il accueillit avec empressement
+les offres bienveillantes de l'évêque de Troyes,
+qui, après lui avoir conféré les ordres, le nomma l'un
+des chanoines de sa cathédrale.</p>
+
+<p>Après la mort du digne évêque, l'abbé de l'Épée
+revint à Paris; l'attitude qu'il prit, dans les trop fameuses
+discussions entre jansénistes et molinistes, l'exposa
+aux censures de l'autorité diocésaine, et l'on a
+regret à dire que ce blâme il le méritait; car, bien qu'il
+eut signé l'acte d'adhésion à la bulle <i>Unigenitus</i>, condamnation
+du jansénisme, et dans des termes qui
+attestaient, suivant le biographe, &laquo;la droiture de son
+âme et la pureté de son intention,&raquo; il ne put s'abstenir
+de restrictions qui n'étaient point, à son insu sans
+doute, dans le même esprit de soumission. Cette faute,
+il ne faut point la dissimuler; &laquo;car, dit très bien l'abbé
+Bouchet, son génie et sa bienfaisance ne l'ont malheureusement
+pas mis à l'abri des faiblesses humaines...
+et quand même nous écririons la vie d'un saint, nous
+croirions de notre devoir d'historien de chercher et de
+montrer en lui quelque point vulnérable dans son existence.
+Le sort des hagiographes, dans leurs vies de
+saints, est de ne nous montrer que le beau côté de leur
+héros, ce qui nuit à la vérité historique et en fausse les
+conséquences morales; car, avec de telles vies, les lecteurs
+s'imaginent toujours que les saints ne sont pas
+des hommes comme eux, et qu'eux, lecteurs, étant
+hommes, ils ne peuvent être saints.</p>
+
+<p>&raquo;..... Mais notre pénible tâche d'historien une fois
+remplie, nous ne persistons pas moins à croire que la
+question de bonne foi et l'immense charité de l'ami des<span class='pagenum'><a name="Page_342" id="Page_342">[Pg 342]</a></span>
+sourds et muets lui auront fait trouver grâce devant
+Celui qui est le Dieu de vérité, mais qui est aussi et
+surtout le Dieu de charité: <i>Deus caritas est</i>.&raquo;</p>
+
+<p>Mais précisément on a plus de peine à comprendre
+que l'abbé de l'Épée, à cette époque de sa vie, parut
+incliner vers les doctrines outrées du jansénisme, alors
+que sa piété douce, facile, aimable, ne trahissait rien
+des allures hautaines et intolérantes de la secte. Le
+bon abbé avait eu par lui-même la preuve qu'il n'est
+pas de prédication plus éloquente que celle de la douceur,
+de la charité, puisque par ces moyens seuls il
+avait ramené à la vérité le protestant Ulrich, venu du
+fond de la Suisse pour demander ses conseils, et qui,
+après quelques entretiens, n'avait pas hésité à abjurer
+l'hérésie de Calvin, quoi qu'il dût lui en coûter par la
+suite. En effet, après cet acte courageux, n'ayant pu
+retourner dans sa famille, il se trouvait à Paris presque
+réduit à la détresse. L'abbé, devenu son ami et qui
+souffrait pour le néophyte de cette situation, insistait
+pour qu'il acceptât, afin de s'en aider, une somme de
+six cents livres, dont il pouvait disposer:</p>
+
+<p>&laquo;Vous m'avez enseigné, répondit généreusement
+Ulrich, combien est agréable au Ciel l'état de l'homme
+qui travaille en paix dans l'indigence et qui souffre les
+privations sans murmurer; vous m'avez inculqué vos
+principes. Après ce don, tous les autres me seraient
+inutiles; de plus nécessiteux jouiront de vos largesses.
+J'ai appris de vous à aimer Dieu, mes frères et le travail:
+je suis riche de vos bienfaits.&raquo;</p>
+
+<p>Ulrich, d'ailleurs, devait être prophète. L'abbé de
+l'Épée, en dépit des obstacles venant de lui-même ou<span class='pagenum'><a name="Page_343" id="Page_343">[Pg 343]</a></span>
+du dehors, conduit comme par la main par la Providence
+dans sa voie véritable, et ramené à sa sainte
+mission par la circonstance racontée plus haut (la rencontre
+des deux sourdes-muettes) ne devait plus s'en
+écarter. Les succès qu'il avait obtenus au moyen du
+langage des gestes et de cette mimique ingénieuse,
+sorte de langue universelle que, plus tard, l'abbé Sicard
+devait compléter, lui attirèrent bientôt d'autres et
+nombreux élèves. L'attention publique fut éveillée, et
+cette humble école avait peine parfois à contenir l'affluence
+des visiteurs, entre lesquels un jour se trouvèrent
+l'empereur d'Allemagne, Joseph II, et l'ambassadeur
+de Catherine, l'impératrice de Russie.</p>
+
+<p>Ces résultats ne pouvaient que surexciter le zèle de
+l'abbé qui, vu le nombre toujours croissant des élèves,
+était incessamment entraîné à développer son établissement.
+Il possédait, quand il en jeta les premiers fondements,
+un patrimoine d'environ 7,000 livres de revenu,
+d'autres disent 12,000, et au bout de quelques
+années, l'&#338;uvre avait presque tout absorbé encore qu'il
+eût eu plus d'une fois recours à la bourse de son digne
+frère, architecte du roi, et qu'il s'imposât pour tout ce
+qui le concernait lui-même, la plus stricte économie:
+&laquo;Il se dépouillait, dit M. Berthier, pour couvrir ses
+enfants d'adoption, et traînait des vêtements usés pour
+qu'ils en portassent de bons... Durant le rude hiver de
+1788, il se refusait même du bois, malgré les infirmités
+de la vieillesse, et ce ne fut que, vaincu par les instances
+réitérées de ses élèves en larmes, qu'il renonça à cette
+privation volontaire. Longtemps encore après, il leur
+répétait en soupirant:<span class='pagenum'><a name="Page_344" id="Page_344">[Pg 344]</a></span></p>
+
+<p>&laquo;Mes pauvres enfants, je vous ai fait tort de trois
+cents livres au moins.&raquo;</p>
+
+<p>Ne sent-on pas ses yeux se mouiller en lisant de telles
+paroles, aussi bien que l'admirable lettre dans laquelle
+il remerciait Joseph II de l'offre qu'il lui faisait de
+demander pour lui une abbaye au roi de France, et
+dans le cas d'insuccès de lui en donner une dans son
+empire? &laquo;Je suis confus, Sire, de vos bontés. Si, à
+l'époque où mon entreprise n'offrait encore aucune
+chance de succès, quelque médiateur puissant eût
+sollicité et obtenu pour moi un riche bénéfice, je
+l'aurais accepté pour en faire servir les ressources au
+profit de l'Institution. Mais je suis vieux; si Votre
+Majesté veut du bien aux sourds-muets, ce n'est pas
+sur ma tête, déjà courbée vers la tombe, qu'il faut le
+placer, c'est sur l'&#338;uvre elle-même: il est digne d'un
+grand prince de la perpétuer pour le bien de l'humanité.&raquo;</p>
+
+<p>Voici comment le bon prêtre avait fait la connaissance
+de l'empereur. L'abbé de l'Épée disait d'habitude
+sa messe de fort bonne heure dans la chapelle
+Saint-Nicolas, à l'église Saint-Roch, sa paroisse. Un
+matin, au moment de monter à l'autel, il cherche vainement
+des yeux l'enfant qui, d'ordinaire, servait la
+messe; mais bientôt il voit, agenouillé à sa place, un
+inconnu simplement vêtu, quoique avec un air d'élégance
+et de distinction, qui, devinant l'embarras du
+prêtre, s'était offert de lui-même pour suppléer l'absent,
+ce qu'il fit à l'édification de l'abbé: celui-ci, sa
+messe et l'action de grâces terminées, remercie l'étranger
+et l'invite à visiter son établissement. L'inconnu<span class='pagenum'><a name="Page_345" id="Page_345">[Pg 345]</a></span>
+s'empresse d'accepter et, après avoir tout vu de ses
+yeux, tout examiné à loisir avec l'air du profond intérêt,
+il quitte la maison en glissant dans les mains de
+l'abbé un objet enveloppé d'un papier:</p>
+
+<p>&laquo;Voici, dit-il, un léger souvenir de ma visite.&raquo;</p>
+
+<p>C'était une magnifique tabatière avec le portrait
+de l'empereur d'Autriche, enrichi de diamants. L'inconnu
+était Joseph II lui-même. La tabatière et le
+portrait ne quittèrent plus, dès lors, la poche de
+l'abbé, mais je doute qu'il en ait été de même des diamants.</p>
+
+<p>Cependant le prince, tout ému encore de sa visite à
+la maison des sourds-muets, en parla dans les termes
+les plus chaleureux à sa s&#339;ur, la reine Marie-Antoinette,
+qui voulut à son tour connaître l'établissement
+et n'en sortit pas moins enthousiasmée. Sans doute elle
+ne contribua pas peu à appeler sur l'institution l'intérêt
+de Louis XVI, qui lui accorda, bientôt après, une
+pension de 6,000 livres sur sa cassette particulière. Il
+est juste de dire qu'avant cet acte de la munificence
+royale, le généreux secours du duc de Penthièvre et de
+plusieurs autres personnes, dans les moments critiques,
+n'avaient pas manqué à l'&#338;uvre. Des motifs, tirés de
+la dignité, ne permirent pas à l'abbé de l'Épée d'accepter
+les riches présents que Catherine II lui faisait offrir
+par son ambassadeur; il n'en témoigna pas moins de
+sa gratitude, demandant qu'on lui envoyât un jeune
+russe sourd et muet pour l'instruire, afin qu'il pût à
+son tour devenir l'instituteur des autres infortunés en
+Russie, où l'on établirait une école comme cela avait
+eu lieu pour l'Autriche.<span class='pagenum'><a name="Page_346" id="Page_346">[Pg 346]</a></span></p>
+
+<p>Maintenant, faut-il avec des biographes appeler un
+excès de zèle la conduite de l'abbé de l'Épée, dans la
+mystérieuse affaire du jeune Solar, émouvant épisode,
+dont s'inspirait quelques années après Bouilly, pour son
+drame représenté avec tant de succès, et qui n'a pas
+nui à la popularité de l'abbé de l'Épée.</p>
+
+<p>Un jour de l'année 1775, que celui-ci s'était rendu à
+l'Hôtel-Dieu, &laquo;un enfant vêtu d'une casaque grise et
+coiffé d'un bonnet de coton blanc, costume uniforme de
+l'hôpital, lui est présenté par la mère Saint-Antoine,
+chargée du service de la salle. À une seconde visite,
+cette religieuse conjure l'abbé de le retirer de cette
+hôpital pour l'instruire. Il l'interroge, les gestes du
+sourd-muet lui donnent à entendre qu'il appartient à
+des parents riches, que son père boîtait et qu'il est
+mort; que sa mère est restée veuve avec quatre enfants,...
+qu'il y a dans la maison des domestiques et un
+grand jardin qui rapporte beaucoup de fruits; qu'un
+cavalier enfin, après l'avoir mené bien loin, l'a abandonné,
+le visage couvert d'un masque et d'un voile sur la
+grand'route. Son maintien, son air distingué sous les
+haillons de la misère, et sa pantomime expressive semblent
+confirmer cette déposition de l'orphelin&raquo; qui,
+lorsqu'il fut instruit, la confirma par des explications
+plus précises.</p>
+
+<p>De ces explications et des longues et patientes recherches
+qui suivirent, non sans résultat, l'abbé fut amené
+à conclure que le sourd-muet, Joseph (nom qu'on lui
+donna), devait être le fils du comte de Solar, mort naguère,
+et auquel sa veuve n'avait survécu que peu de
+temps; et il n'hésita pas à réclamer devant la justice<span class='pagenum'><a name="Page_347" id="Page_347">[Pg 347]</a></span>
+en faveur de son pupille. De là un long et curieux procès
+qui, à cette époque, passionna l'opinion publique,
+généralement sympathique à l'abbé de l'Épée, et une lutte
+avec la famille réelle ou prétendue de l'orphelin, reconnu
+par quelques-uns de ses parents, mais traité par
+d'autres d'imposteur. Le Châtelet, saisi de l'affaire,
+admit les prétentions de Joseph et, par deux fois, lui
+donna gain de cause. Mais la partie adverse, en appela
+devant le Parlement; celui-ci supprimé, le procès se
+trouva suspendu; dans l'intervalle, les deux seuls protecteurs
+de Joseph, le duc de Penthièvre, qui lui faisait
+une pension, et l'abbé de l'Épée moururent, ce qu'on
+attendait peut-être. Deux ans après, l'affaire ayant
+repris son cours, les plaidoiries entendues, le nouveau
+Tribunal de Paris (24 juillet 1792) infirma l'arrêt des
+premiers juges, et déclara Joseph non fondé dans sa
+demande, en lui interdisant de porter à l'avenir le nom
+de comte de Solar.</p>
+
+<p>Le jeune homme, à qui cet arrêt sans appel ôtait
+toute espérance, seul maintenant, sans appui, sans amis,
+prit une résolution énergique; il s'engagea dans un régiment
+de dragons, partant pour la frontière, et trois
+mois après il périssait glorieusement sur le champ de
+bataille. D'autres disent qu'il mourut des suites de ses
+fatigues dans un hôpital. Tel fut le dénouement de cette
+aventure étrange, qui reste à toujours une énigme, un
+problème, ce qui n'empêche pas d'admirer le dévouement
+du bon abbé, qu'il ait été ou non déçu par les apparences
+militant, à défaut des preuves décisives, en faveur
+de son malheureux protégé.</p>
+
+<p>Mais les fatigues et les émotions de ce procès, ajou<span class='pagenum'><a name="Page_348" id="Page_348">[Pg 348]</a></span>tées
+à tant d'années de privations et de labeurs, contribuèrent
+sans doute à hâter la fin du vénérable prêtre
+qui, le 23 décembre 1789, s'éteignit doucement, au milieu
+de sa famille adoptive en pleurs, après avoir reçu,
+dans les sentiments de la plus fervente piété, les derniers
+sacrements des mains de M. l'abbé Marduel, curé de sa
+paroisse. Pendant sa maladie on l'entendit plusieurs fois
+répéter ces touchantes paroles: &laquo;Grâce à Dieu, je n'ai
+jamais commis de ces fautes qui tuent les âmes; mais
+je suis épouvanté quand je réfléchis combien j'ai mal
+répondu à une telle faveur d'en haut... Ce sont les
+grands combats qui font les grands saints; Dieu a tout
+fait pour mon salut, et je n'ai rien fait qui réponde à
+l'excellence de sa grâce.&raquo;</p>
+
+<p>L'humilité de l'abbé de l'Épée lui fermait les yeux sur
+ses mérites; certes il n'arrivait pas les mains vides devant
+Dieu celui qui, par ce merveilleux langage, inventé
+par le c&#339;ur plus encore que par le génie, avait ouvert
+et ouvre encore les portes du Ciel à tant de pauvres
+âmes qui, sans lui, n'auraient point connu la lumière.
+L'apôtre infatigable de ces infortunés, longtemps à cause
+de leur infirmité, traités en parias, ne mérite-t-il pas au
+moins la même récompense, les mêmes louanges que le
+courageux missionnaire qui va, par delà les mers et les
+déserts, porter l'évangile aux pauvres idolâtres? car
+tels abrutis qu'ils paraissent, grâce à ce don précieux
+de la parole, ne sont-ils pas moins étrangers encore à
+toute tradition, à toutes notions concernant la divinité,
+l'âme, la conscience, que les malheureux sourds-muets,
+qui, faute de moyens de communication avec les autres
+hommes, restaient comme murés dans leur complète<span class='pagenum'><a name="Page_349" id="Page_349">[Pg 349]</a></span>
+ignorance? Qu'on juge à ce point de vue supérieur de
+l'immense bienfait résultant de la découverte de l'abbé
+de l'Épée<a name="FNanchor_84_84" id="FNanchor_84_84"></a><a href="#Footnote_84_84" class="fnanchor">[84]</a>, qui dans son livre intitulé: <i>Véritable manière
+d'instruire les sourds-muets</i>, va jusqu'à dire: &laquo;D'après
+les exemples contenus dans ce chapitre (XIII), on conviendra
+sans doute qu'il est possible de faire entendre
+aux sourds-muets les mystères de notre religion, et
+qu'ils doivent même les mieux entendre que ceux qui
+ne les ont appris que dans leur catéchisme<a name="FNanchor_85_85" id="FNanchor_85_85"></a><a href="#Footnote_85_85" class="fnanchor">[85]</a>.&raquo;</p>
+
+<p>À l'appui de cette affirmation, qui paraît si hardie
+d'abord, je dirai qu'ayant eu plusieurs fois l'occasion
+d'entendre, c'est-à-dire de voir les prédications qui se
+font le dimanche, à Saint-Roch, par un digne successeur
+de l'abbé de l'Épée, aux sourds-muets, je ne me
+lassais pas d'admirer l'éloquence naturelle, la vivacité
+d'accent, l'onction surtout de ce langage des gestes, si
+expressif, que moi, qui ne le comprenais point dans le
+détail, je n'en étais pas moins touché profondément,
+sûr que l'orateur parlait à ses ouailles attentives des
+choses du ciel, de Dieu, de l'âme et de l'éternité.</p>
+
+<p>C'est dans l'église Saint-Roch, où l'abbé de l'Épée fut
+inhumé, que se trouve le monument élevé à sa mémoire
+par les sourds-muets reconnaissants. Il est dû au
+ciseau du sculpteur Préault qui, dans cette circonstance,
+dit-on, a fait preuve, à son grand honneur, de plus de
+désintéressement encore que de talent.<span class='pagenum'><a name="Page_350" id="Page_350">[Pg 350]</a></span></p>
+
+<p>Une statue de l'abbé de l'Épée, dont une souscription
+a fait les frais, s'élève également sur une des places de
+Versailles, où se voit aussi la statue de Hoche, autre
+gloire de cette noble cité.</p>
+
+<p>Par un décret de l'Assemblée nationale, qui ne fut
+pas toujours si bien inspirée (1791), l'Institution des
+sourds-muets, reconnue solennellement d'utilité publique,
+se trouva consolidée. Peu d'années après elle fut,
+par mesure administrative, transférée dans le vaste
+local qu'elle occupe aujourd'hui encore. Des fenêtres
+élevées d'une maison située en face, et que naguère habitait
+l'un de nos amis, nous avons souvent admiré le
+beau et grand jardin dont les murs bornent à droite la
+rue dite de <i>l'Abbé de l'Épée</i>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_83_83" id="Footnote_83_83"></a><a href="#FNanchor_83_83"><span class="label">[83]</span></a> Ferdinand Berthier, sourd-muet. <i>Vie de l'abbé de l'Épée</i>, in-8&ordm;,
+1832.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_84_84" id="Footnote_84_84"></a><a href="#FNanchor_84_84"><span class="label">[84]</span></a> Il est juste de dire que, bien qu'il n'eût pas eu connaissance de
+leurs ouvrages, l'abbé de l'Épée avait été précédé dans cette carrière
+de dévouement par les Espagnols Paul Bronet et Ramire, et
+aussi les Anglais et les Allemands.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_85_85" id="Footnote_85_85"></a><a href="#FNanchor_85_85"><span class="label">[85]</span></a> La <i>Véritable manière d'instruire les sourds-muets</i>, in-12, 1784.</p></div><p><span class='pagenum'><a name="Page_351" id="Page_351">[Pg 351]</a></span></p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="FENELON" id="FENELON"></a>FÉNELON</h2>
+
+
+<h2>I</h2>
+
+<p>&laquo;Dans sa douleur elle (Calypso) se trouvait malheureuse
+d'être immortelle; etc.&raquo;</p>
+
+<p>Que de fois et que de fois n'ai-je pas copié cette
+ritournelle du temps que j'étais écolier, et que de fois,
+professeur, à mon tour ai-je infligé cet ennui aux
+pauvres élèves! C'est pour moi un problème dont je
+cherche vainement la solution, une énigme dont le mot
+m'échappe, de penser que le <i>Télémaque</i> soit devenu le
+livre des collégiens concurremment avec <i>Robinson Crusoé</i>,
+et même le livre des bambins, presque des bébés; car
+j'ai connu plusieurs écoles où l'on avait fait de ce grave
+volume le livre de lecture à l'usage de la petite classe,
+soit des enfants qui, ayant appris à épeler dans le Syllabaire,
+commençaient à déchiffrer couramment la lettre
+moulée.</p>
+
+<p>Fénelon, tout le premier, me paraît s'être mépris à
+ce sujet quand il dit avoir fait son livre &laquo;pour amuser
+en l'instruisant son élève, le duc de Bourgogne.&raquo; Toutefois
+on peut l'admettre quant au jeune prince dont l'intelligence
+était singulièrement précoce alors que sa
+position contribuait encore à la développer plus vite et<span class='pagenum'><a name="Page_352" id="Page_352">[Pg 352]</a></span>
+lui permettait de comprendre bien des choses absolument
+inintelligibles pour le fils d'un artisan ou d'un petit
+bourgeois. Ce poème, car, pour la plus grande partie,
+l'ouvrage, comme l'a dit excellemment Chateaubriand,
+n'est qu'une épopée écrite en prose harmonieuse, pour
+être goûté, exige non pas seulement un esprit cultivé,
+mais déjà une certaine connaissance du monde; nous
+disons cela surtout pour l'épisode relatif à Eucharis et
+Calypso, pour celui du roi de Tyr, etc, destinés à prémunir
+le jeune prince contre certains écueils trop fréquents
+dans les cours, mais qu'il peut n'être pas sans
+inconvénient de faire prématurément connaître à
+d'autres. Les chapitres, j'allais dire, les chants consacrés
+à Idoménée et à la fondation de Salente, sont
+faits pour être lus ou plutôt médités moins par des
+écoliers que par l'historien et l'homme d'état, et
+je trouve qu'il y a exagération quoique avec un fond
+de vérité dans ce jugement d'un critique très judicieux
+d'ailleurs:</p>
+
+<p>&laquo;Le livre dans son ensemble ne saurait être considéré
+comme un traité de politique pratique. À côté de
+maximes très sages on trouve des pensées chimériques
+et des détails un peu puérils. On sent en le lisant qu'on
+n'a pas affaire à un homme d'état.&raquo;</p>
+
+<p>Que dans la pensée de Fénelon, l'ouvrage ait pu être
+même indirectement une critique du gouvernement de
+Louis XIV, on ne peut le croire alors que lui-même
+affirme le contraire en disant: &laquo;Je l'ai fait dans un
+temps où j'étais charmé des marques de bonté et de
+confiance dont le roi m'honorait.... Je n'ai jamais
+songé qu'à amuser M. le duc de Bourgogne et qu'à<span class='pagenum'><a name="Page_353" id="Page_353">[Pg 353]</a></span>
+l'instruire en l'amusant par ces aventures sans jamais
+vouloir donner cet ouvrage au public.&raquo;</p>
+
+<p>En effet, le livre ne vit le jour du vivant de l'auteur
+que par &laquo;l'infidélité d'un domestique auquel Fénelon
+avait confié son manuscrit pour en faire une copie.
+Cette transcription circula clandestinement dans quelques
+sociétés dès le mois d'octobre 1698, et la curiosité
+qu'elle fit naître encouragea le copiste à la vendre à un
+libraire sans désignation d'auteur. La veuve Barbier
+obtint un privilége et l'ouvrage s'imprimait lorsque, au
+mois d'octobre 1699, la cour, ayant été informée que le
+<i>Télémaque</i> était de l'archevêque de Cambrai, fit saisir les
+exemplaires des feuilles imprimées et prit les mesures
+les plus sévères pour sa destruction totale.&raquo;</p>
+
+<p>Elle n'y réussit pas néanmoins; une partie de l'édition
+fut soustraite à la vigilance des agents, et les exemplaires
+se répandirent dans le public. Un libraire de La
+Haye, Moetyens, en profita pour faire réimprimer le
+livre qui eut à l'étranger comme en France un immense
+retentissement. La <i>Bibliothèque Britannique</i> de l'année
+1743, le constate en ces termes: &laquo;À peine les presses
+pouvaient suffire à la curiosité du public; et quoique
+ces éditions fussent pleines de fautes, à travers toutes
+ces taches, il était facile d'y reconnaître un grand
+maître.&raquo;</p>
+
+<p>Ce succès prodigieux, qui n'avait pas pour seule et
+sans doute pour principale cause le mérite du livre,
+acheva d'indisposer Louis XIV déjà fort mécontent de
+Fénelon depuis l'affaire du Quiétisme: &laquo;Louis XIV ne
+lui pardonnait pas l'obstination qu'il avait mise à défendre
+une doctrine où le roi ne voyait que des illusions<span class='pagenum'><a name="Page_354" id="Page_354">[Pg 354]</a></span>
+et des éblouissements de l'esprit qui répugnaient à son
+bon sens pratique.&raquo;</p>
+
+<p>La publication du <i>Télémaque</i> qui, par une coïncidence
+fâcheuse, sous le voile transparent de la fiction, semblait
+la critique ou plutôt la condamnation sévère de l'administration
+de Louis XIV, acheva la disgrâce de Fénelon;
+l'archevêque de Cambrai même put craindre un moment
+qu'on ne lui créât des difficultés qui le paralyseraient
+dans l'exercice de son ministère pastoral. Mais cette
+appréhension n'était point fondée, le roi, faisant taire
+ses répugnances personnelles, non-seulement laissa toujours
+liberté pleine et entière au prélat pour tout ce qui
+concernait le salut des âmes, mais plus d'une fois il l'aida
+de sa protection.</p>
+
+<p>Du reste, Fénelon n'usa jamais de cette protection
+qu'avec une grande réserve et pour faire le bien, se
+montrant dans son diocèse le modèle accompli des pasteurs.</p>
+
+<p>Revenons au <i>Télémaque</i> qui, en dehors des circonstances
+indiquées plus haut, méritait son succès par le
+bonheur de l'invention, la solidité des pensées et surtout
+le charme du style auquel on ne pourrait reprocher
+qu'une certaine recherche de la phrase trop fleurie parfois.
+Cet excès de parure n'est pas le défaut des autres
+écrits de Fénelon, car dans leur élégance et leur correction,
+ils se recommandent en général par la sobriété de
+l'expression et l'auteur n'abuse pas de l'épithète. Pourtant
+je ne saurais désapprouver les louanges données
+par Chateaubriand à ce style tout imprégné du parfum
+de l'antiquité, tout virgilien dans la forme, encore que,
+dans la pensée, il s'élève jusqu'au plus pur idéal par une<span class='pagenum'><a name="Page_355" id="Page_355">[Pg 355]</a></span>
+inspiration toute chrétienne, témoin ce merveilleux
+épisode des Champs-Élysées que l'auteur du <i>Génie du
+Christianisme</i> a tant raison de citer en exemple, car cette
+admirable prose, dans sa suavité, enchante l'oreille
+comme les plus beaux vers.</p>
+
+<p>&laquo;.... Ni les jalousies, ni les défiances, ni la crainte,
+ni les vains désirs n'approchent jamais de cet heureux
+séjour de la paix. Le jour n'y finit point, et la nuit avec
+ses sombres voiles, y est inconnue: une lumière pure et
+douce se répand autour des corps de ces hommes justes
+et les environne de ses rayons comme d'un vêtement.
+Cette lumière n'est point semblable à la lumière sombre
+qui éclaire les yeux des misérables mortels et qui n'est
+que ténèbres; c'est plutôt une gloire céleste qu'une lumière:
+elle pénètre plus subtilement les corps les plus
+épais que les rayons du soleil ne pénètrent le plus pur
+cristal: elle n'éblouit jamais; au contraire elle fortifie
+les yeux et porte dans le fond de l'âme je ne sais quelle
+sérénité; c'est d'elle seule que ces hommes bienheureux
+sont nourris; elle sort d'eux et elle y entre: elle les pénètre
+et s'incorpore à eux comme les aliments s'incorporent
+à nous. Ils la voient, ils la sentent, ils la respirent;
+elle fait naître en eux une source intarissable
+de paix et de joie; ils sont plongés dans cet abîme de
+délices comme les poissons dans la mer. Ils ne veulent
+plus rien, ils ont tout sans rien avoir, car ce goût de
+lumière pure apaise la faim de leur c&#339;ur; tous leurs
+désirs sont rassasiés, et leur plénitude les élève au dessus
+de tout ce que les hommes vides et affamés cherchent
+sur la terre: toutes les délices qui les environnent ne
+leur sont rien parce que le comble de leur félicité, qui<span class='pagenum'><a name="Page_356" id="Page_356">[Pg 356]</a></span>
+vient du dedans, ne leur laisse aucun sentiment pour
+tout ce qu'ils voient de délicieux au dehors. Ils sont tels
+que les dieux qui, rassasiés de nectar et d'ambroisie,
+ne daigneraient pas se nourrir des viandes grossières
+qu'on leur présenterait à la table la plus exquise des
+hommes mortels.&raquo;</p>
+
+<p>Virgile chrétien et écrivant en prose n'aurait dit ni
+mieux ni autrement, on peut l'affirmer.</p>
+
+<p>Mais avant le <i>Télémaque</i>, Fénelon avait publié plusieurs
+ouvrages fort appréciés, et l'un des premiers, son
+<i>Traité de l'Éducation des Filles</i>, qu'on a le tort de ne plus
+assez lire aujourd'hui; car, à part un petit nombre de
+passages, il n'a rien perdu de son actualité et de son
+utilité. Je ne sais pas de livre sur l'éducation qui
+puisse faire plus de bien, qui soit plus rempli de conseils
+excellents, de leçons pratiques, d'observations
+prises sur le vif et d'après la nature. Ce court volume,
+qui vaut des centaines et des milliers de gros livres, est
+un trésor d'instructions précieuses dont les mères de
+famille doivent faire leur <i>vade mecum</i> et que je voudrais
+voir mettre dans la corbeille de la mariée tout d'abord
+avant les bijoux et les cachemires. Si je n'écoutais que
+mes prédilections, je le copierais ici en entier, car tout
+en est admirable la forme comme le fond, du moins je
+ne me refuserai pas la joie de quelques citations que
+personne, j'en suis sûr, ne pensera à regretter, fussent-elles
+un peu longues. Qui pourrait songer à s'en apercevoir,
+et pour faire connaître, admirer, aimer Fénelon,
+comme écrivain et comme homme, vaudront-elles pas
+mieux que tous mes commentaires et les plus élogieux?</p>
+
+<p>Détachons du premier chapitre cette page éloquente:<span class='pagenum'><a name="Page_357" id="Page_357">[Pg 357]</a></span>
+&laquo;Le monde n'est point un fantôme; c'est l'assemblage
+de toutes les familles; et qui est-ce qui peut les policer
+avec un soin plus exact que les femmes qui, outre leur
+autorité naturelle et leur assiduité dans leur maison,
+ont encore l'avantage d'être nées soigneuses, attentives
+au détail, industrieuses, insinuantes et persuasives?
+Mais les hommes peuvent-ils espérer pour eux-mêmes
+quelque douceur dans la vie, si leur plus étroite société,
+qui est celle du mariage, se tourne en amertume? Mais
+les enfants, qui feront dans la suite tout le genre humain,
+que deviendront-ils si les mères les gâtent dès leurs premières
+années... Il est constant que la mauvaise éducation
+des femmes fait plus de mal que celle des hommes
+puisque les désordres des hommes viennent souvent et
+de la mauvaise éducation qu'ils ont reçue de leurs mères
+et des passions que d'autres femmes leur ont inspirées
+dans un âge plus avancé.&raquo;</p>
+
+<p>Mais voici qui me paraît plus remarquable encore:
+&laquo;L'ignorance d'une fille est cause qu'elle s'ennuie et
+qu'elle ne sait à quoi s'occuper innocemment. Quand elle
+est venue jusqu'à un certain âge sans s'appliquer aux
+choses solides, elle n'en peut avoir ni le goût ni l'estime;
+tout ce qui est sérieux lui paraît triste, tout ce qui demande
+une attention suivie la fatigue, la pente aux plaisirs,
+qui est forte pendant la jeunesse, l'exemple des
+personnes du même âge qui sont plongées dans l'amusement,
+tout sert à lui faire craindre une vie réglée et
+laborieuse.... La piété lui paraît une occupation languissante
+et une règle ennemie de tous les plaisirs. À
+quoi donc s'occupera-t-elle? à rien d'utile. Cette inapplication
+se tourne même en habitude incurable. Cepen<span class='pagenum'><a name="Page_358" id="Page_358">[Pg 358]</a></span>dant
+voilà un grand vide, qu'on ne peut espérer de
+remplir de choses solides; il faut donc que les frivoles
+prennent la place. Dans cette oisiveté, une fille s'abandonne
+à sa paresse, et la paresse, qui est une langueur
+de l'âme, est une source inépuisable d'ennuis.</p>
+
+<p>&raquo;.... Les filles mal instruites et inappliquées ont une
+imagination toujours errante. Faute d'aliment solide,
+leur curiosité se tourne en ardeur vers les objets vains,
+dangereux. Celles qui ont de l'esprit s'érigent souvent
+en précieuses, et lisent tous les livres qui peuvent nourrir
+leur vanité; elles se passionnent, pour des romans,
+pour des comédies, pour des récits d'aventures chimériques,
+où l'amour profane est mêlé. Elles se rendent l'esprit
+visionnaire, en s'accoutumant au langage magnifique
+des héros de roman; elles se gâtent même par là
+pour le monde; car tous ces beaux sentiments en l'air,
+toutes ces passions généreuses, toutes ces aventures que
+l'auteur du roman a inventées pour le plaisir, n'ont
+aucun rapport avec les vrais motifs qui font agir dans
+le monde et qui décident des affaires, ni avec les mécomptes
+qu'on trouve dans tout ce qu'on entreprend.</p>
+
+<p>&raquo;Une pauvre fille, pleine du tendre et du merveilleux
+qui l'ont charmée dans ses lectures, est étonnée de ne
+trouver point dans le monde de vrais personnages qui
+ressemblent à ces héros: elle voudrait vivre comme ces
+princesses imaginaires qui sont dans les romans toujours
+charmantes, toujours adorées, toujours au-dessus de
+de tous les besoins. Quel dégoût pour elle de descendre
+de l'héroïsme jusqu'au plus bas détail du ménage!&raquo;</p>
+
+<p>Tout cela est-il assez vrai non moins admirable par
+la sagacité de l'observation, la force et la délicatesse<span class='pagenum'><a name="Page_359" id="Page_359">[Pg 359]</a></span>
+des pensées que par la propriété des expressions? Quelle
+pureté de style? c'est un diamant de la plus belle eau
+enchâssé dans un or très-pur. Je continue à citer quoique
+un peu au hasard. L'éducation doit se commencer
+dès la plus tendre enfance: &laquo;Si peu que le naturel des
+enfants soit bon, on peut les rendre ainsi dociles, patients,
+fermes, gais et tranquilles: au lieu que si on néglige
+ce premier âge, ils y deviennent ardents et inquiets
+pour toute leur vie; leur sang se brûle, les habitudes
+se forment, le corps encore tendre, et l'âme, qui n'a encore
+aucune pente vers aucun objet, se plient vers le
+mal; il se fait en eux une espèce de second péché originel,
+qui est la source de mille désordres quand ils sont
+plus grands.&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;Souvent le plaisir qu'on veut tirer des jolis enfants
+les gâte; on les accoutume à hasarder tous ce qui leur
+vient dans l'esprit et à parler de choses dont ils n'ont
+pas encore des connaissances distinctes.... Ce plaisir
+qu'on veut tirer des enfants produit encore un effet pernicieux:
+ils aperçoivent qu'on les regarde avec complaisance,
+qu'on observe tout ce qu'ils font, qu'on les
+écoute avec plaisir; par là, ils s'accoutument à croire
+que le monde sera toujours occupé d'eux.&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;.... Il faut donc prendre soin des enfants, sans laisser
+voir qu'on pense beaucoup à eux. Montrez-leur que
+c'est par amitié et par le besoin où ils sont d'être redressés
+que vous êtes attentif à leur conduite, et non par
+l'admiration de leur esprit. Contentez-vous de les former
+peu à peu selon les occasions qui viennent naturellement:
+quand même vous pourriez avancer beaucoup
+l'esprit d'un enfant sans le presser, vous devriez<span class='pagenum'><a name="Page_360" id="Page_360">[Pg 360]</a></span>
+craindre de le faire; <i>car le danger de la vanité et de la présomption
+est toujours plus grand que le fruit de ces éducations
+prématurées qui font tant de bruit</i>.&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;Laissez jouer un enfant, et mêlez l'instruction avec
+le jeu; que la sagesse ne se montre à lui que par intervalle
+et avec un visage riant; gardez-vous de le fatiguer
+par une exactitude indiscrète. Si l'enfant se fait une
+idée triste et sombre de la vertu, si la liberté et le dérèglement
+se présentent à lui sous une figure agréable,
+tout est perdu, vous travaillez en vain.</p>
+
+<p>&laquo;Remarquez un grand défaut des éducations ordinaires;
+on met tout le plaisir d'un côté et tout l'ennui
+de l'autre: tout l'ennui dans l'étude, tout le plaisir dans
+les divertissements. Que peut faire un enfant, sinon supporter
+impatiemment cette règle et courir ardemment
+après les jeux?&raquo;</p>
+
+<p>Voici, quant au divertissement lui-même, une précieuse
+observation: &laquo;Quand on ne s'est encore gâté par
+aucun grand divertissement, et qu'on n'a fait naître en
+soi aucune passion ardente, on trouve aisément la joie;
+la santé et l'innocence en sont les vraies sources; mais
+les gens qui ont eu le malheur de s'accoutumer aux plaisirs
+violents perdent le goût des plaisirs modérés, et
+s'ennuient toujours dans une recherche inquiète de la
+joie.</p>
+
+<p>&raquo;Les plaisirs simples sont moins vifs et moins sensibles,
+il est vrai: les autres enlèvent l'âme en remuant
+les ressorts des passions. Mais les plaisirs simples
+sont d'un meilleur usage; ils donnent une joie égale et
+durable sans aucune suite maligne: ils sont toujours
+bienfaisants; au lieu que les autres plaisirs sont comme les<span class='pagenum'><a name="Page_361" id="Page_361">[Pg 361]</a></span>
+vins frelatés qui plaisent d'abord plus que les naturels,
+mais qui altèrent et qui nuisent à la santé. Le tempérament
+de l'âme se gâte, aussi bien que le goût, par la
+recherche de ces plaisirs vifs et piquants.&raquo;<br /><br /></p>
+
+
+<h2>II</h2>
+
+<p>Combien d'autres passages non moins instructifs on
+pourrait emprunter à cet inestimable petit volume!
+Que de citations excellentes aussi pourrait nous offrir ce
+beau et solide <i>Traité de l'existence de Dieu</i>, d'une argumentation
+si serrée, d'un style si ferme, et qui enchante
+tout à la fois le c&#339;ur et l'esprit. En le relisant tout récemment,
+le crayon à la main, à l'intention de mes lecteurs,
+j'avais noté, pour la citation, nombre de passages
+qui multiplieraient plus que de raison les pages de cette
+étude. Il y faut plus de discrétion d'autant que le volume
+est de ceux qui se trouvent facilement sous la
+main et il ne manque dans aucune bibliothèque de famille.
+Tel regret que j'en aie, je me bornerai donc à la
+reproduction de deux ou trois passages, au lieu de huit
+ou dix que j'avais indiqués, celui-ci par exemple:</p>
+
+<p>&laquo;Tout ce que la terre produit se corrompt, rentre
+dans son sein et devient le germe d'une nouvelle fécondité.
+Ainsi elle reprend tout ce qu'elle a donné pour le
+rendre encore. Ainsi la corruption des plantes et les excréments
+des animaux qu'elle nourrit la nourrissent elle-même
+et perfectionnent sa fertilité. Ainsi plus elle donne
+plus elle reprend; et elle ne s'épuise jamais pourvu
+qu'on sache, dans sa culture, lui rendre ce qu'elle a donné.<span class='pagenum'><a name="Page_362" id="Page_362">[Pg 362]</a></span>
+Tout sort de son sein, tout y entre et rien ne s'y perd.
+Toutes les semences qui y retournent se multiplient.
+Confiez à la terre des grains de blé, en se pourrissant,
+ils germent, et cette mère féconde nous rend avec usure
+plus d'épis qu'elle n'a reçu de grains. Creusez dans ses
+entrailles, vous y trouverez la pierre et le marbre pour
+les plus superbes édifices. Mais qui est-ce qui a renfermé
+tant de trésors dans son sein, à condition qu'ils se reproduisent
+sans cesse? Voyez tant de métaux précieux et
+utiles, tant de minéraux destinés à la commodité de
+l'homme.... C'est du sein inépuisable de la terre que
+sort tout ce qu'il y a de plus précieux. Cette masse informe,
+vile et grossière, prend toutes les formes les plus
+diverses; et elle seule donne tour à tour tous les biens
+que nous lui demandons. Cette boue si sale se transforme
+en mille beaux objets qui charment les yeux.&raquo;</p>
+
+<p>L'auteur nous montre ensuite les plantes, herbes,
+fleurs, arbres, arbustes qui sortent du sol et font à la
+terre une si admirable parure; puis il continue: &laquo;Regardons
+maintenant ce qu'on appelle l'<i>eau</i>. C'est un
+corps liquide, clair et transparent. D'un côté, il coule, il
+échappe, il s'enfuit. De l'autre, il prend toutes les formes
+des corps qui l'environnent, n'en ayant aucune par
+lui-même. Si l'eau était un peu plus raréfiée, elle deviendrait
+une espèce d'air, toute la face de la terre serait
+sèche et stérile. Il n'y aurait que des animaux volatiles:
+nulle espèce d'animal ne pourrait nager, nul poisson ne
+pourrait vivre; il n'y aurait aucun commerce par la navigation.
+Quelle main industrieuse a su épaissir l'eau en
+subtilisant l'air, et distinguer si bien ces deux espèces
+de corps fluides? Si l'eau était un peu plus raréfiée, elle<span class='pagenum'><a name="Page_363" id="Page_363">[Pg 363]</a></span>
+ne pourrait plus soutenir ces prodigieux édifices flottants
+qu'on nomme vaisseaux. Les corps les moins pesants
+s'enfonceraient d'abord dans l'eau. Qui est-ce qui a pris
+le soin de choisir une si juste configuration des parties
+et un degré si précis de mouvement pour rendre l'eau
+si fluide, si insinuante, si propre à échapper, si incapable
+de toute consistance; et néanmoins si forte pour porter,
+et si impétueuse pour entraîner les plus pesantes
+masses?&raquo;</p>
+
+<p>Combien d'autres passages non moins intéressants à
+citer sur le feu, sur l'air, sur les animaux, sur l'homme,
+etc. &laquo;Un homme qui vit sans réflexion ne pense qu'aux
+espaces qui sont auprès de lui, ou qui ont quelque rapport
+à ses besoins. Il ne regarde la terre que comme le
+plancher de sa chambre, et le soleil qui l'éclaire pendant
+le jour que comme la bougie qui l'éclaire pendant
+la nuit. Ses pensées se renferment dans le lieu étroit
+qu'il habite. Au contraire, l'homme accoutumé à faire
+des réflexions étend ses regards plus loin, et considère
+avec curiosité les abîmes presque infinis dont il est environné
+de toutes parts. Un vaste royaume ne lui paraît
+alors qu'un petit coin de la terre: la terre elle-même
+n'est à ses yeux qu'un point dans la masse de l'univers;
+et il admire de s'y voir placé sans savoir comment il y
+a été mis.&raquo;</p>
+
+<p>Dans les <i>Fables</i> et les <i>Dialogues des morts</i>, Fénelon fait
+preuve d'un esprit aussi ingénieux qu'agréable et
+judicieux. Dans les <i>Lettres spirituelles</i>, les âmes qui
+aspirent à la perfection trouvent de précieux conseils
+donnés avec cet accent de la conviction et cette autorité
+de la vertu qui prêche d'exemple. Mais cette admirable<span class='pagenum'><a name="Page_364" id="Page_364">[Pg 364]</a></span>
+correspondance, dans sa plus grande partie au moins,
+ne me semble pas à l'usage des néophytes qu'elle pourrait
+déconcerter en leur parlant un langage qui ravit
+avec raison les âmes d'élite et exalte les parfaits.</p>
+
+<p>Dans les <i>Dialogues sur l'Éloquence</i>, je trouve ce remarquable
+passage qui peut s'appliquer aux écrivains,
+poètes, historiens, etc, aussi bien qu'à l'orateur: &laquo;Il faut
+donc que les orateurs ne craignent et n'espèrent rien de
+leurs auditeurs pour leur propre intérêt. Si vous admettez
+des orateurs ambitieux et mercenaires, s'opposeraient-ils
+à toutes les passions des hommes? S'ils sont
+malades de l'avarice, de l'ambition, de la mollesse, en
+pourront-ils guérir les autres? S'ils cherchent les richesses
+en pourront-ils détacher autrui? Je sais qu'on ne
+doit pas laisser un orateur vertueux et désintéressé manquer
+du nécessaire: aussi cela n'arrive-t-il jamais s'il est
+vrai philosophe, c'est-à-dire tel qu'il doit être pour redresser
+les m&#339;urs des hommes. Il mènera une vie simple, modeste,
+frugale, laborieuse; il lui faudra peu, ce peu ne
+lui manquera point, dût-il de ses propres mains le
+gagner. Le surplus ne doit pas être sa récompense et
+n'est pas digne de l'être. Le public lui pourra rendre des
+honneurs et lui donner de l'autorité, mais s'il est dégagé
+des passions et désintéressé, il n'usera de cette autorité
+que pour le bien public, prêt à la perdre toutes les fois
+qu'il ne pourra la conserver qu'en dissimulant et flattant
+les hommes. Ainsi, l'orateur, pour être digne de
+persuader les peuples, doit être un homme incorruptible;
+sans cela son talent et son art se tourneraient en
+poison mortel contre la république même: de là vient
+que, selon Cicéron, la première et la plus essentielle des<span class='pagenum'><a name="Page_365" id="Page_365">[Pg 365]</a></span>
+qualités d'un orateur est la vertu. Il faut une probité
+qui soit à l'épreuve de tout, et qui puisse servir de modèle
+à tous les citoyens; sans cela, on ne peut paraître
+persuadé ni par conséquent persuader les autres.&raquo;</p>
+
+<p>Tout serait à souligner dans cette page qu'on croirait
+écrite d'hier et à l'intention de tels de nos députés et
+journalistes qui sûrement ne l'ont point lue ou ne
+songent guère à en faire leur règle de conduite.</p>
+
+<p>Les écrits relatifs à la controverse se recommandent
+par les mêmes mérites du fond et de la forme, et par
+cette courtoisie du langage qui trahit à la fois le vrai
+chrétien et le gentilhomme. Malheureusement, ces
+ouvrages n'ont plus qu'un intérêt purement rétrospectif
+puisque presque toutes les questions qui y sont traitées,
+et qui soulevaient à l'époque des polémiques si ardentes,
+sont pour nous non pas seulement comme les
+almanachs de l'autre année, mais comme ceux d'il y a
+cinquante ans. Le <i>Jansénisme</i> est mort et bien mort, et
+aussi le <i>Quiétisme</i> qui fournit à l'évêque de Cambrai
+l'occasion d'un si beau triomphe par l'empressement et
+la sincérité de sa soumission. On ne peut trop déplorer
+d'ailleurs que cette malheureuse controverse ait séparé
+des hommes comme Fénelon et Bossuet, si bien faits,
+chacun de leur côté, pour se comprendre; et dont l'amitié,
+malgré la divergence des opinions sur certains
+points, aurait dû rester indissoluble. La désunion de
+ces deux grands c&#339;urs et de ces deux sublimes esprits
+est à jamais regrettable et nous doit être à tous un sujet
+de graves réflexions. Je regarderais presque comme une
+témérité de me prononcer entre ces deux illustres qui
+me sont chers également; toutefois, s'il faut l'avouer,<span class='pagenum'><a name="Page_366" id="Page_366">[Pg 366]</a></span>
+j'inclinerais à croire que Bossuet doit avoir la plus
+grande part de responsabilité dans la rupture. Je trouve
+d'ailleurs dans un écrit assez récent une appréciation
+qui m'a frappé par son cachet d'impartialité et me
+semble bien près de la vérité.</p>
+
+<p>&laquo;Avant l'enregistrement du bref à la cour du parlement
+et dès qu'il eut reçu l'autorisation du roi, Fénelon
+fit un mandement dans lequel il accepta sa condamnation
+avec une simplicité et une dignité remarquables.
+Cette soumission fut généralement admirée; toutefois
+les protestants et les journalistes en furent mécontents.
+Vers la fin de sa vie, l'archevêque de Cambrai constata
+de nouveau sa soumission par un ostensoir d'or qu'il
+offrit à son église, et qui représentait un personnage
+symbolique foulant aux pieds plusieurs livres hérétiques
+sur l'un desquels on lisait ces mots: <i>Maximes des
+Saints</i>. Ainsi finit ce fameux débat dans lequel Bossuet,
+par intérêt pour la religion qu'il croyait menacée, se
+montra quelquefois importé, dur et même injurieux,
+(<i>Relation du Quiétisme</i>, 1698). Fénelon n'est pas non plus
+exempt de reproches. Par égard pour une femme dont
+la doctrine était généralement réprouvée, il ne paraît
+pas toujours sincère dans les protestations qu'il prodiguait
+à ses adversaires. La situation qu'il s'était faite
+lui créa des difficultés; elle l'obligea par exemple à se
+défendre par des subtilités qui prouvèrent la souplesse
+de son esprit, mais qui gâtèrent parfois sa cause. Ces
+deux prélats y gagnèrent cependant quelque chose:
+Bossuet une connaissance de la théologie mystique qu'il
+n'avait point et qui lui servit à corriger ses idées sur la
+charité; Fénelon, une plus grande circonspection dans<span class='pagenum'><a name="Page_367" id="Page_367">[Pg 367]</a></span>
+la matière extrêmement épineuse de la spiritualité. Si le
+triomphe de l'un a été glorieux, la défaite de l'autre
+n'est pas moins digne d'éloges,<a name="FNanchor_86_86" id="FNanchor_86_86"></a><a href="#Footnote_86_86" class="fnanchor">[86]</a> A. K.&raquo;<br /><br /></p>
+
+
+<h2>III</h2>
+
+<p>Maintenant avant de terminer, quelques détails biographiques
+qui complèteront notre travail.</p>
+
+<p>François de Salignac de Lamotte-Fénelon, d'une
+famille ancienne et illustre, naquit au château de Fénelon,
+en Périgord (6 août 1651). C'est là qu'il fut élevé
+sous les yeux de son père également vertueux et instruit
+et qui ne se sépara pas sans quelque regret de l'enfant
+ou plutôt de l'adolescent; car celui-ci avait quinze ans
+lorsqu'il fut envoyé à Paris qu'habitait son oncle, le
+marquis de Fénelon, pour achever ses études philosophiques
+et commencer le cours de théologie conformément
+à sa vocation. Mais l'oncle du jeune Salignac,
+après l'avoir gardé quelque temps dans son hôtel, craignit
+pour lui les séductions ou tout au moins les distractions
+du monde, et il crut prudent de le faire entrer au
+séminaire de Saint Sulpice, dirigé alors par le savant et
+vertueux M. Tronson. Fénelon, dans cette sainte retraite,
+employa les belles années de sa jeunesse aux études
+théologiques les plus sérieuses et par sa piété comme
+par son savoir il se montra digne au bout de quelques
+années de recevoir les ordres sacrés. Dans la ferveur de
+son zèle, il voulait d'abord se consacrer aux missions
+lointaines, mais contrarié dans ce dessein par la faiblesse<span class='pagenum'><a name="Page_368" id="Page_368">[Pg 368]</a></span>
+de sa santé comme par l'opposition de sa famille, il se
+dévoua à un apostolat plus modeste mais non moins
+utile, l'instruction des <i>Nouvelles Catholiques</i> ou protestantes
+converties. Les dix années, consacrées par lui à
+cet obscur ministère, le préparèrent à la composition de
+son premier ouvrage: de l'<i>Éducation des Filles</i>, destiné
+à la duchesse de Beauvilliers, mère d'une famille nombreuse,
+et femme du duc de Beauvilliers, devenu l'intime
+ami de Fénelon.</p>
+
+<p>Aussi lorsque en 1689, de Beauvilliers, par les conseils
+et l'influence de Madame de Maintenon, eut été
+nommé gouverneur du duc de Bourgogne, fils du Dauphin
+et petit fils de Louis XIV, il proposa et fit agréer
+comme précepteur l'abbé de Fénelon. Grâce aux soins
+assidus et au zèle éclairé de ces deux vertueux amis,
+secondés par des hommes de bien, choisis par eux, le
+jeune prince, dont le tempérament violent, les passions
+précoces, l'orgueil en particulier de bonne heure
+étrangement développé, pouvaient faire tout craindre,
+devint par degrés moins indomptable, et après quelques
+années, étonnant la cour par ses vertus, il promettait
+dans l'avenir un roi modèle. Au témoignage des contemporains
+et de Saint-Simon en particulier, la transformation
+tenait du miracle, et jamais on ne vit mieux
+qu'en cette circonstance l'influence de l'éducation, d'une
+éducation forte et chrétienne, sur la nature la plus rebelle.</p>
+
+<p>Après les cinq années qu'il avait passées près du jeune
+prince, Fénelon fut nommé à l'archevêché de Cambrai
+(1694). Ce choix, tout spontané de la part du roi, prouvait
+le cas qu'il faisait du précepteur pour lequel d'ailleurs<span class='pagenum'><a name="Page_369" id="Page_369">[Pg 369]</a></span>
+il se sentait plus d'estime que de sympathie. On a dit
+que les grandes manières de Fénelon, la supériorité de
+son génie, mises en relief par une élocution facile et
+brillante, gênaient Louis XIV qui, dans la conversation,
+s'étonnait qu'on eût un avis trop différent du sien et
+qu'on ne lui laissât pas toujours l'honneur du premier
+rôle. Nous doutons que cette explication soit la vraie:
+ne faudrait-il pas plutôt attribuer les sentiments du roi,
+sa froideur persévérante qui devint de l'antipathie, à
+une autre cause, à certain passage d'une lettre écrite,
+paraît-il, à Madame de Maintenon et dans laquelle, par
+une regrettable exagération, Fénelon allait jusqu'à
+dire &laquo;qu'il (le Roi) n'avait aucune idée de ses devoirs.&raquo;
+Ce jugement, qui semblait si dur, excessif dans sa forme
+brève et absolue, dut choquer horriblement Louis XIV,
+et sans l'excuser, on comprend qu'une telle parole ait
+eu peine à s'effacer de son souvenir.</p>
+
+<p>Par malheur, comme nous l'avons dit plus haut,
+l'affaire du Quiétisme, les ménagements de l'évêque de
+Cambrai pour Madame Guyon et enfin la publication
+du livre des <i>Maximes des Saints</i>, dénoncé avec tant de
+véhémence par Bossuet comme la quintessence de l'hérésie,
+ajoutèrent coup sur coup aux préventions du roi
+que l'apparition du <i>Télémaque</i>, bientôt après, acheva
+d'irriter. De ce jour la disgrâce de Fénelon fut complète
+et sans nul espoir de retour, d'autant plus que Madame
+de Maintenon, autrefois son amie, n'avait pas été la
+dernière à l'abandonner. Fénelon souffrit de tout cela,
+mais surtout de se voir éloigné et presque séparé de son
+élève le duc de Bourgogne qui le récompensait de son
+dévouement par une affection tendrement filiale. Au<span class='pagenum'><a name="Page_370" id="Page_370">[Pg 370]</a></span>
+milieu de ces tribulations déjà si pénibles, il eut à supporter
+une épreuve encore d'un autre genre mais cruelle
+aussi. Son palais épiscopal devint la proie des flammes
+et, dans l'incendie, Fénelon perdit sa bibliothèque, ses
+nombreux manuscrits et des papiers précieux. Admirable
+pourtant fut sa résignation et aux compliments de
+condoléance de ses amis, il se contenta de répondre:</p>
+
+<p>&laquo;Il vaut mieux que le feu ait pris à ma maison qu'à
+celle d'un pauvre laboureur.&raquo;</p>
+
+<p>Cette parole était digne de celui qu'on voyait dans
+son zèle apostolique si plein de condescendance et de
+sollicitude pour les faibles et les petits et qui s'en allait
+courir les champs, pendant toute une nuit, pour aider
+un brave paysan à retrouver sa vache égarée. Touchant
+épisode qui a si heureusement inspiré la muse
+d'Andrieux!</p>
+
+<p>La charité de Fénelon eut à s'exercer sur un plus
+vaste théâtre. &laquo;Les malheurs de la guerre, dit Villemain,
+d'après le cardinal de Beausset, amenèrent les
+troupes ennemies dans le diocèse de Cambrai: ce fut,
+pour le saint évêque, l'occasion d'efforts et de sacrifices
+nouveaux. Sa sagesse, sa fermeté, la noblesse de
+son langage inspiraient aux généraux ennemis un
+respect salutaire aux malheureuses provinces de
+Flandre. Eugène était digne d'entendre la voix du
+grand homme dont il connaissait et admirait le
+génie.&raquo;</p>
+
+<p>Pendant le désastreux hiver de 1709, Fénelon trouvait
+de nouvelles ressources pour nourrir l'armée française
+en même temps qu'il faisait de son palais un
+hôpital pour les malades et les blessés.<span class='pagenum'><a name="Page_371" id="Page_371">[Pg 371]</a></span></p>
+
+<p>Ce zèle patriotique et chrétien fut apprécié de Louis
+XIV qui n'en conserva pas moins contre le prélat ses
+préventions devenues incurables. Vers cette même
+époque cependant, vu l'âge avancé du roi, une catastrophe
+imprévue pouvait faire espérer à Fénelon un
+autre et meilleur avenir. Le grand Dauphin mourut, et
+son fils, le duc de Bourgogne, l'élève de Beauvilliers et
+de Fénelon, &laquo;se vit tout à coup rapproché du trône et
+du roi dont il était le confident et l'appui.&raquo; C'est
+alors que l'archevêque de Cambrai, dans la joie d'entrevoir
+la réalisation possible de ses espérances, écrit à
+St-Simon ces graves paroles qui résument en peu de
+mots tous les devoirs de la royauté: &laquo;Il ne faut pas que
+tous soient à un seul; mais un seul doit être à tous
+pour faire leur bonheur.&raquo;</p>
+
+<p>Le duc de Bourgogne, devenu roi, aurait-il répondu
+à l'attente de ses généreux amis, et, avec les intentions
+les meilleures et de hautes vertus, devait-il triompher
+de cette timidité et de cette indécision, venant du scrupule,
+qui l'avaient fait échouer comme général à la tête
+de l'armée? Dieu le sait qui ne permit pas que se fit
+l'expérience! Car, peu de temps après, le jeune prince
+succomba presque subitement aux atteintes d'une maladie
+dont sa femme, la princesse de Savoie, fut également
+victime.</p>
+
+<p>La douleur de Fénelon fut profonde et de celles pour
+lesquelles il n'est point de consolations humaines; car
+il aimait le prince non pas seulement comme son élève,
+j'allais dire son enfant, mais avec toute l'ardeur de son
+patriotisme intelligent dont témoignent ses divers mémoires
+au duc de Beauvilliers et ses écrits politiques.<span class='pagenum'><a name="Page_372" id="Page_372">[Pg 372]</a></span>
+Puis coup sur coup, il se voyait enlever par la mort ses
+amis les plus chers, ce qui lui faisait écrire avec désolation:
+&laquo;Je ne vis plus que d'amitié et ce sera l'amitié
+qui me fera mourir.&raquo;</p>
+
+<p>Parole prophétique, car la mort du duc de Beauvilliers,
+arrivée sur ces entrefaites, acheva de briser son
+c&#339;ur et, quatre mois après, Fénelon, que rien ne rattachait
+plus à la terre, allait rejoindre au ciel tous ceux
+qu'il avait aimés. &laquo;Sa mort comme sa vie fut celle d'un
+grand et vertueux évêque, dit Villemain qui ajoute:
+Quoique Fénelon ait beaucoup écrit, il ne paraît
+jamais chercher la gloire d'auteur; tous ses ouvrages
+furent inspirés par les devoirs de son état, par ses
+malheurs et ceux de sa patrie. La plupart échappèrent
+à son insu de ses mains et ne furent connus qu'après
+sa mort.... On peut remarquer, d'après ses lettres au
+duc de Bourgogne et la sévérité de ses jugements sur
+quelques généraux, que Fénelon avait beaucoup de
+douceur dans le caractère et beaucoup de domination
+dans l'esprit. Ses idées étaient absolues et décisives,
+habitude qui semble tenir à la promptitude et à la
+force de l'esprit.&raquo;</p>
+
+<p>Cette tendance a dû contribuer à l'éloignement de
+Louis XIV pour Fénelon et n'était pas faite pour rapprocher
+de lui Bossuet, génie dominateur et inflexible,
+avec des formes moins conciliantes.</p>
+
+<p>Un contemporain de Fénelon, un maître dans l'art
+de peindre avec la plume, nous a laissé de l'illustre
+prélat un portrait remarquable par la vigueur comme
+par la délicatesse de la touche, et d'autant plus intéressant
+pour nous que le peintre, on le sait, assez peu des<span class='pagenum'><a name="Page_373" id="Page_373">[Pg 373]</a></span>
+amis de Fénelon, ne cherchait point à flatter son modèle:
+&laquo;Ce prélat était un grand homme maigre, bien
+fait, avec un grand nez, des yeux d'où le feu et l'esprit
+sortaient comme un torrent et une physionomie telle
+que je n'en ai jamais vu qui lui ressemblât, et qui ne
+pouvait s'oublier quand on ne l'aurait vue qu'une fois;
+elle rassemblait tout, et les contraires ne s'y combattaient
+point; elle avait de la gravité et de l'agrément,
+du sérieux de la gaîté, elle sentait également le docteur,
+l'évêque et le grand seigneur. Tout ce qui y surnageait,
+ainsi que dans toute sa personne, c'était la finesse, l'esprit,
+les grâces, la douceur et surtout la noblesse: il
+fallait faire effort pour cesser de le regarder. Tous ses
+portraits sont parlants, sans toutefois avoir pu attraper
+la justesse de l'harmonie qui frappait dans l'original, et
+la délicatesse de chaque caractère que ce visage rassemblait;
+ses manières y répondaient dans la même proportion
+avec une aisance qui en donnait aux autres, et cet
+air et ce bon goût, qu'on ne tient que de l'usage de la
+meilleure compagnie et du grand monde, qui se trouvait
+répandu de soi-même dans toutes ses conversations.&raquo;
+(<i>Saint-Simon</i>).</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_86_86" id="Footnote_86_86"></a><a href="#FNanchor_86_86"><span class="label">[86]</span></a> <i>Nouvelle Biographie.</i>&mdash;<i>Fénelon.</i><span class='pagenum'><a name="Page_374" id="Page_374">[Pg 374]</a></span></p></div>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="NICOLAS_FLAMEL" id="NICOLAS_FLAMEL"></a>NICOLAS FLAMEL</h2>
+
+
+<p>&laquo;Flamel l'aîné, écrivain, qui faisait tant d'aumônes
+et hospitalités, et fit plusieurs maisons où gens de métiers
+demeuraient en bas, et du loyer qu'ils payaient
+étaient soutenus pauvres laboureurs en haut.&raquo;</p>
+
+<p>Voilà ce qu'un auteur à peu près contemporain, Guillebert
+de Metz, qui écrivait vers 1430, nous dit de ce
+personnage singulier, &laquo;complexe, comme s'exprime
+M. Vallet de Viriville, et qui par un côté appartient à
+la biographie et par l'autre touche au roman et à la légende.&raquo;</p>
+
+<p>On n'est fixé ni sur le lieu ni sur la date de sa naissance,
+qui, selon toute probabilité et par induction,
+d'après des faits authentiques, ne saurait remonter au-delà
+de 1330. Ce qui n'est pas douteux, c'est que Flamel
+exerça de bonne heure la profession d'écrivain-libraire,
+laquelle, avant la découverte de l'imprimerie, regardée
+comme une profession libérale, ne donnait pas moins de
+considération que de profit. La calligraphie, à cette
+époque, était à son apogée; le roi (Charles V) et ses frères,
+Jean, duc de Berry, et Philippe, duc de Bourgogne,
+ainsi que leur neveu, Louis, duc d'Orléans, faisaient
+exécuter à l'envi ces magnifiques manuscrits qui sont
+encore de nos jours l'ornement de nos plus riches biblio<span class='pagenum'><a name="Page_375" id="Page_375">[Pg 375]</a></span>thèques.
+Les docteurs si nombreux de l'Université, d'autre
+part, multipliaient avec non moins de zèle les livres
+originaux.</p>
+
+<p>Flamel qui, paraît-il, exerçait sa profession plutôt en
+commerçant, en industriel, qu'en artiste, visant surtout
+à l'utile, se trouvait déjà dans une position fort satisfaisante,
+lorsqu'il épousa, par intérêt, sans doute, autant
+que par amour, une bourgeoise de Paris, la dame Pernelle,
+deux fois veuve, et qui, possédant quelque bien,
+accrut l'actif de la communauté, tant par son apport
+que par ses talents de ménagère, sobre, laborieuse, active,
+économe, le modèle du genre en un mot.</p>
+
+<p>Les époux habitaient d'abord deux modestes échoppes
+d'écrivain adossées à l'église Saint-Jacques-la-Boucherie.
+Ces échoppes, rebâties et agrandies, devinrent des
+maisons, et vis-à-vis, sur un terrain vague acheté par
+l'écrivain-juré, s'éleva une autre maison plus grande,
+un véritable <i>hostel</i> tout enrichi au dehors d'histoires
+(sculptures) et devises peintes ou gravées. Dans cet <i>hostel</i>,
+en sa qualité de calligraphe agrégé et émérite,
+M<sup>e</sup> Flamel instruisait dans son art des écoliers externes;
+d'autres y demeuraient <i>en bourse</i>, c'est-à-dire comme
+pensionnaires. L'argent ainsi lui venait de tous les côtés
+à la fois, car les manuscrits, copiés par ses élèves les
+plus habiles, tout probablement se vendaient à son profit,
+au moins pour une partie. Riches de plus en plus, les
+deux époux s'honorèrent d'ailleurs par le bon emploi de
+leur fortune, en faisant construire une arcade au charnier
+ou cimetière des Innocents, ainsi que le petit portail
+de l'église en face de leur maison.</p>
+
+<p>Quelques années après, Flamel devenu veuf, et qui<span class='pagenum'><a name="Page_376" id="Page_376">[Pg 376]</a></span>
+avait hérité de sa femme, les époux s'étant fait donation
+mutuelle, était réputé le bourgeois le plus riche de Paris, et
+cette fortune considérable il ne cessait de l'accroître par
+son industrie. Il continuait aussi ses libéralités dont le
+sentiment religieux paraît avoir été le premier, le principal,
+sinon le seul mobile. Il fit élever une seconde arcade
+au charnier des Innocents, aida à la construction
+de nombreuses églises, monastères, maisons de charité,
+etc., et fit don en outre de dix-neuf calices aux églises
+ou chapelles. Sans doute un peu de vanité se mêlait à
+tout cela puisque sur tous ces calices on voyait son chiffre,
+en même temps que, sur la plupart des monuments,
+il avait soin de se faire représenter en image ou statue,
+ainsi que feue Pernelle, son épouse. Mais on ne peut douter
+cependant, qu'à part quelque ostentation peut-être,
+la piété, comme nous l'avons dit, ne fût son grand
+mobile; cette conviction résulte en particulier pour nous
+de la lecture de son remarquable testament, commençant
+ainsi:</p>
+
+<p>&laquo;Par devant, etc... a comparu, Nicolas Flamel, sain
+de corps et pensée, bien parlant et de bon et vrai entendement,
+et comme il disait et comme de prime face
+apparaît, attendant et sagement considérant qu'il n'est
+chose plus certaine que la mort, ni chose moins certaine
+que l'heure d'icelle, et pour ce que, en la fin de
+ses jours, il ne fit et ne soit trouvé importunité sur ce,
+non voulant de ce siècle trépasser en l'autre intestat,
+pensant aux choses <i>celestiaux</i> et pendant que sens et
+raison gouvernent sa pensée; désirant pourvoir au
+salut et remède de son âme, fit, ordonna et avisa son
+testament ou ordonnance de dernière volonté, au nom<span class='pagenum'><a name="Page_377" id="Page_377">[Pg 377]</a></span>
+de la glorieuse trinité du Père, du Fils, et du Saint-Esprit,
+etc.&raquo;</p>
+
+<p>Suivent les dispositions testamentaires qui sont toutes
+relatives à des legs pieux et fondations, et ne contiennent
+pas moins de seize pages petit texte dans le livre
+de Piganiol de la Force<a name="FNanchor_87_87" id="FNanchor_87_87"></a><a href="#Footnote_87_87" class="fnanchor">[87]</a>, où le testament est cité
+textuellement et tout au long. Nous savons par là le chiffre
+de la fortune de N. Flamel, chiffre que la rumeur
+populaire avait singulièrement exagéré. En effet, &laquo;tous
+les legs désignés pour une fois payés, dit l'abbé Vilain,
+se réduisent à 1,440 livres parisis ou 1,800 livres tournois,
+somme qui dans ce temps-ci serait représentée par celle
+de 12,234 livres 15 sols, et somme qui ne fut payée qu'en
+sept ans. Quant aux fondations perpétuelles, il resta pour
+leur acquit à peine 300 livres parisis de rente.&raquo;</p>
+
+<p>Il y a loin de là, sans doute, à l'énorme richesse que
+la crédulité populaire attribuait à Nicolas Flamel et dont
+la source, au dire de tous ou de la plupart, ne pouvait
+être qu'étrange et mystérieuse. Cette réputation, non
+seulement survécut à Flamel, mais elle ne fit que s'accroître
+et pendant longtemps, plus de deux siècles après,
+même les érudits et les autres discutaient sur l'origine de
+cette fortune, attribuée par les uns à la découverte d'un
+trésor caché, par d'autres à celle de la pierre philosophale
+ou transmutation des métaux d'or pur. Cette
+opinion même prévalut, appuyée qu'elle était de passages
+significatifs tirés d'un petit livre sur la science hermétique
+qu'on disait, mais à tort, écrit par Flamel.
+Nous voyons qu'en 1742, un écrivain, homme de sens<span class='pagenum'><a name="Page_378" id="Page_378">[Pg 378]</a></span>
+et de mérite, Piganiol de la Force, incline à ce sentiment
+insinué sinon formulé dans son second volume, quoique
+plus tard ébranlé, ainsi qu'il l'avoue, par la publication
+du savant ouvrage de l'abbé Vilain: <i>Histoire critique de
+Nicolas Flamel</i>, etc., il paraisse hésitant et même tout
+près de se rétracter: &laquo;Ce judicieux auteur (l'abbé Vilain),
+écrit Piganiol, a fait voir par un inventaire très-exact
+de tout ce que Flamel a eu de biens, que ce prétendu
+<i>philosophe</i> ne jouissait pas d'une fortune aussi immense
+que le veulent les alchimistes, et que les dépenses qu'on
+lui attribue n'étaient pas aussi considérables pour être
+au-dessus des facultés d'un écrivain (calligraphe) qui
+était fort occupé dans sa profession et qui, par conséquent,
+gagnait beaucoup.&raquo;</p>
+
+<p>C'est l'opinion, aujourd'hui généralement adoptée et
+que formulait récemment M. Vallet de Viriville: &laquo;L'idée
+qu'on se fait, d'après ces renseignements authentiques,
+au sujet de Nicolas Flamel, n'est déjà plus celle
+d'un bourgeois vulgaire. On y voit: un homme sagace,
+habile au gain, amoureux de sa renommée, imitant la
+dévote et vaniteuse ostentation des princes de son temps,
+mais mêlant à ces travers <i>le zèle du bien, du juste et de
+l'utile</i>.&raquo;</p>
+
+<p>Flamel mourut en 1418; il fut enterré dans l'intérieur
+de l'église Saint-Jacques-la-Boucherie, à laquelle
+(n'ayant point d'enfants), il avait légué la meilleure part
+de sa fortune.</p>
+
+<p>En outre des constructions, dont nous avons parlé,
+Flamel, ayant acquis du prieuré de Saint-Martin-des-Champs,
+dans le faubourg, un grand terrain, &laquo;fit construire
+en ce lieu, dit M. de Viriville, divers édifices d'un<span class='pagenum'><a name="Page_379" id="Page_379">[Pg 379]</a></span>
+caractère mixte; c'étaient à la fois des institutions utiles,
+des maisons de rapport et des établissements de charité.&raquo;
+Le produit des locations du rez-de-chaussée, notamment,
+servait à l'entretien de pauvres laboureurs
+auxquels l'âge ne permettait plus le travail et qui se
+trouvaient logés à l'étage supérieur. En récompense de
+cette charité, on ne leur demandait que de réciter tous
+les jours un <i>Pater</i> et un <i>Ave Maria</i> à l'intention des pécheurs
+trépassés. Aussi, sur la façade de la principale
+maison, dite du <i>Grand Pignon</i>, qui subsiste encore rue
+Montmorency, 51, on lisait en gros caractère cette inscription
+véritablement touchante:</p>
+
+<p>&laquo;Nous, hommes et femmes, laboureurs demeurans
+ou porche (sur le devant) de ceste maison, qui fut
+faicte en l'an de grâce mil quatre cens et sept (1407),
+sommes tenus, chascun en droit soy, dire tous les jours
+une patenostre et j. <i>Ave Maria</i> en priant Dieu que de
+sa grâce face pardon aus povres pecheurs trespassez.
+<i>Amen</i>.&raquo;</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_87_87" id="Footnote_87_87"></a><a href="#FNanchor_87_87"><span class="label">[87]</span></a> <i>Histoire de Paris.</i><span class='pagenum'><a name="Page_380" id="Page_380">[Pg 380]</a></span></p></div>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="LA_FONTAINE_JEAN_DE" id="LA_FONTAINE_JEAN_DE"></a>LA FONTAINE (JEAN DE)</h2>
+
+
+<h2>I</h2>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Papillon du Parnasse et semblable aux abeilles,<br /></span>
+<span class="i0">À qui le bon Platon compare nos merveilles,<br /></span>
+<span class="i0">Je suis chose légère et vole à tout sujet:<br /></span>
+<span class="i0">Je vais de fleur en fleur et d'objet en objet;<br /></span>
+<span class="i0">À beaucoup de plaisirs je mêle un peu de gloire.<a name="FNanchor_88_88" id="FNanchor_88_88"></a><a href="#Footnote_88_88" class="fnanchor">[88]</a><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>A dit La Fontaine de lui-même. Et ailleurs:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">J'aime le jeu, l'amour, les livres, la musique,<br /></span>
+<span class="i0">La ville et la campagne, enfin tout; il n'est rien<br /></span>
+<span class="i0">Qui ne soit souverain bien,<br /></span>
+<span class="i0">Jusqu'au sombre plaisir d'un c&#339;ur mélancolique<a name="FNanchor_89_89" id="FNanchor_89_89"></a><a href="#Footnote_89_89" class="fnanchor">[89]</a>.<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Tel fut en effet notre poète quoique d'abord des pensées
+très différentes aient paru le préoccuper. Né à
+Château-Thierry (Marne), le 8 juillet 1621, à l'âge de
+dix-neuf ans, il se crut appelé à la vie religieuse, et
+voulut entrer à l'Oratoire. Mais, après un séjour de dix-huit
+mois dans la maison, il reconnut qu'il se trompait<span class='pagenum'><a name="Page_381" id="Page_381">[Pg 381]</a></span>
+sur sa vocation et rentra dans le monde. Son père, qui
+exerçait à Château-Thierry la charge de maître particulier
+des eaux et forêts, lui céda son emploi en le
+mariant avec Marie Héricart, fille d'un lieutenant au
+baillage de la Ferté-Milon, personne qui joignait à la
+beauté beaucoup d'esprit<a name="FNanchor_90_90" id="FNanchor_90_90"></a><a href="#Footnote_90_90" class="fnanchor">[90]</a>. D'après ce qu'affirment les
+biographes, La Fontaine, n'eut pour ainsi dire point de
+part à ces deux engagements: on les exigea de lui, et
+il s'y soumit plutôt par indolence que par goût. Aussi
+n'exerça-t-il sa charge pendant plus de vingt ans qu'avec
+indifférence.</p>
+
+<p>Et cette indifférence s'accrut avec le goût de plus en
+plus vif pour la poésie qu'avait éveillé chez La Fontaine,
+dit-on, l'audition d'une pièce de vers de Malherbe,
+déclamée avec emphase par un officier en garnison à
+Château-Thierry. Cette lecture provoqua chez lui une
+véritable explosion d'enthousiasme. Non-seulement il
+lut et relut les vers de Malherbe; mais il les apprit par
+c&#339;ur et s'efforça dans ses premiers essais de l'imiter.
+&laquo;Par bonheur, d'utiles conseils lui ouvrirent les yeux,
+et l'un de ses parents nommé Pintrel, dit Montenault,
+homme de bon sens qui n'était point sans goût, mit
+entre ses mains Horace, Virgile, Térence, Quintilien,
+comme les vraies sources du bon goût et de l'art d'écrire....
+À ces livres, La Fontaine joignit ensuite la lecture
+de Rabelais, Marot, Boccace, l'Arioste.&raquo; Pour ces
+derniers il eût pu mieux choisir et l'influence pernicieuse
+que ces lectures exercèrent sur le poète n'est que
+trop visible dans certains de ses ouvrages.<span class='pagenum'><a name="Page_382" id="Page_382">[Pg 382]</a></span></p>
+
+<p>C'est à peu près vers cette époque qu'il faut placer
+un évènement raconté par les contemporains, Louis
+Racine, d'Olivet, etc et qui prouve, avec la bonhomie
+originale de La Fontaine, l'influence toute puissante de
+cet absurde préjugé du faux point d'honneur qui, à cette
+époque et sous le règne précédent surtout, fit tant de
+victimes. Dans la circonstance par bonheur, il n'y eut
+pas de sang répandu, et la querelle finit par un déjeuner
+où les amis, le verre en main, fêtèrent la réconciliation.</p>
+
+<p>Le poète était fort lié avec un ancien capitaine de
+dragons retiré à Château-Thierry, nommé Poignant,
+homme franc et loyal, et déjà plus jeune. Tout le
+temps que Poignant n'était pas au cabaret, il le passait
+chez La Fontaine, et par conséquent, en l'absence de
+celui-ci, auprès de sa femme.</p>
+
+<p>&laquo;Comment, lui dit un voisin médisant, souffres-tu
+que le capitaine s'installe ainsi chez toi chaque jour?</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi n'y viendrait-il pas? répond La Fontaine,
+c'est mon meilleur ami.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas ce que dit le public; on prétend qu'il
+ne va chez toi que pour madame de La Fontaine.</p>
+
+<p>&mdash;Sottises! mais d'ailleurs que puis-je faire à cela?</p>
+
+<p>&mdash;Demander satisfaction l'épée à la main pour le tort
+qui t'est fait dans l'opinion.</p>
+
+<p>&mdash;J'aviserai, dit La Fontaine.</p>
+
+<p>Le lendemain, dès quatre heures du matin, il frappait
+chez Poignant qu'il réveille.</p>
+
+<p>&mdash;Lève-toi vite, dit-il, et sortons ensemble pour une
+affaire importante.</p>
+
+<p>&mdash;Laquelle? demande Poignant.<span class='pagenum'><a name="Page_383" id="Page_383">[Pg 383]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Tu le sauras, répond La Fontaine, quand nous
+serons dehors.</p>
+
+<p>Poignant, assez surpris, se lève, s'habille et suit La
+Fontaine qui, après l'avoir conduit dans un lieu écarté,
+lui dit de l'air le plus tranquille:</p>
+
+<p>&mdash;Mon ami, il faut nous battre.</p>
+
+<p>&mdash;Comment! qu'est-ce que cela veut dire? répond
+Poignant de plus en plus étonné. Entre nous d'ailleurs
+la partie n'est pas égale; je suis, un vieux soldat et toi
+tu n'as jamais tiré l'épée.</p>
+
+<p>&mdash;N'importe, le public veut que je me batte avec toi;
+ainsi en garde.</p>
+
+<p>Bon gré, mal gré alors, Poignant tire son épée, et dès
+les premières passes, il fait sauter à dix pas celle de
+La Fontaine. Alors l'ayant désarmé, il lui demande
+l'explication de sa conduite et La Fontaine s'empresse
+de le satisfaire.</p>
+
+<p>&mdash;Ce sont propos absurdes! dit alors Poignant, et
+mon âge, mon humeur, comme l'estime que j'ai pour
+ta femme, l'amitié que j'ai pour toi devaient écarter
+toute inquiétude, mais puisqu'il est ainsi je proteste
+que je ne mettrai plus les pieds dans ta maison.</p>
+
+<p>&mdash;Au contraire, répond La Fontaine en lui serrant
+la main, j'ai fait ce que le public voulait; maintenant
+je veux que tu viennes chez moi tous les jours sans quoi
+nous nous battrons encore.&raquo;</p>
+
+<p>La Fontaine, venu à Paris en 1654, fut présenté par
+un de ses parents, Jannart, oncle de sa femme et favori
+de Fouquet, au surintendant des finances alors tout
+puissant. Fouquet, qui par goût et sans doute aussi par
+calcul, se plaisait au rôle de Mécène, fit au poète peu<span class='pagenum'><a name="Page_384" id="Page_384">[Pg 384]</a></span>
+connu encore, une pension dont La Fontaine &laquo;tenait
+compte par une autre pension en vers qu'il lui payait
+exactement par quartier.&raquo; Lors de la disgrâce de Fouquet
+(1661), disgrâce méritée, La Fontaine auquel la
+reconnaissance faisait illusion, éleva généreusement la
+voix en faveur de son protecteur, et composa l'élégie
+intitulée aux <i>Nymphes de Vaux</i>, &laquo;alors, dit Walckenaer,
+toute l'animosité qui existait contre le surintendant se
+calma.&raquo; Jannart, enveloppé dans la disgrâce de Fouquet,
+fut exilé à Limoges et La Fontaine le suivit par
+dévouement pour son ami, disent les biographes; mais
+peut-être aussi par d'autres motifs, parce qu'il était peu
+pressé de retourner près de sa femme pour laquelle il
+s'était déjà refroidi sans avoir été jamais fort épris
+d'ailleurs. De Limoges, il lui écrit:</p>
+
+<p>&laquo;Vous ne jouez ni ne travaillez, ni ne vous souciez
+du ménage, et hors le temps que vos bonnes amies
+vous donnent par charité, il n'y a que les romans qui
+vous divertissent. Considérez, je vous prie, l'utilité
+que ce vous serait si, en badinant, je vous avais
+accoutumée à l'histoire soit des lieux, soit des personnes;
+vous auriez de quoi vous désennuyer toute
+votre vie.&raquo;</p>
+
+<p>Mais, outre que ces remontrances sont faites sur un
+ton assez peu affectueux, La Fontaine, dans cette même
+correspondance, par une étrange indiscrétion, fait à sa
+femme des confidences qui ne sont pas de nature à la
+flatter. Pendant son voyage, &laquo;il avait trouvé, dit-il,
+trois femmes dans la diligence: Parmi ces trois femmes,
+il y avait une Poitevine qui se qualifiait comtesse;
+elle paraissait assez jeune et de taille raisonna<span class='pagenum'><a name="Page_385" id="Page_385">[Pg 385]</a></span>ble,
+témoignait avoir de l'esprit; déguisait son nom
+et venait plaider en séparation contre son mari:
+toutes qualités d'un bon augure, et j'y eusse trouvé
+matière de cajolerie si la beauté s'y fût rencontrée;
+mais je vous défie de me faire trouver un grain de
+sel dans une personne à qui elle manque.&raquo;</p>
+
+<p>Se peut-il rien de plus déplacé que ce langage? Mais
+il semble que La Fontaine n'en eût pas conscience, et
+ce même homme &laquo;le plus singulier qui peut-être ait
+existé&raquo; d'après Walckenaer, fait preuve, bientôt après,
+d'une sensibilité des plus touchantes. En passant à
+Amboise où Fouquet avait été renfermé d'abord, La
+Fontaine voulut voir la chambre qu'avait habitée le
+prisonnier; &laquo;triste plaisir, je vous le confesse, mais
+enfin je le demandai. Le soldat, qui nous conduisait,
+n'avait pas la clef; au défaut je fus longtemps à considérer
+la porte et me fis conter la manière dont le
+prisonnier était gardé. Je vous en ferais volontiers
+la description; mais ce souvenir est trop affligeant....
+Sans la nuit on n'eut jamais pu m'arracher de cet
+endroit.&raquo;</p>
+
+<p>À son retour de Limoges, La Fontaine se rendit à
+Château-Thierry; il y retrouva la duchesse de Bouillon,
+Marie-Anne Mancini, nièce de Mazarin, à laquelle il
+avait été présenté naguère et qui devint dès lors une de
+ses plus zélées protectrices. &laquo;C'était, dit Walckenaer,
+une brune piquante, plus jolie que belle, vive et même
+un peu emportée, aimant les plaisirs et animant la
+conversation par une gaîté spirituelle et des saillies
+inattendues; elle avait un goût décidé pour la poésie et
+même elle faisait des vers. Le désir de lui plaire et<span class='pagenum'><a name="Page_386" id="Page_386">[Pg 386]</a></span>
+d'amuser son imagination libre et badine lui inspira,
+dit-on, ses plus jolis contes, mais malheureusement
+aussi les plus licencieux.&raquo;</p>
+
+<p>Qu'une femme et une jeune femme, appartenant à la
+société la plus élevée, ait pris plaisir à ces tristes produits
+de la verve libertine du poète et n'ait pas craint
+d'encourager, d'applaudir ce qu'elle eût dû avoir honte
+seulement d'écouter, c'est ce qu'on a peine à comprendre.
+Lorsque la duchesse de Bouillon revint à Paris,
+elle emmena avec elle La Fontaine qu'elle fit connaître
+aux membres de sa famille comme à plusieurs personnages
+importants. La même année (1665), le poète,
+âgé de 44 ans, publia son premier recueil de <i>Contes et
+Nouvelles en vers</i> où, quoi qu'on ait dit, le mérite de la
+forme, mérite fort exagéré, ne suffit pas à racheter
+l'indignité du fond.<span class='pagenum'><a name="Page_387" id="Page_387">[Pg 387]</a></span><br /><br /></p>
+
+
+<h2>II</h2>
+
+<p>Toutefois, pour être juste, il faut reconnaître que le
+caractère exceptionnel de La Fontaine permet de croire
+qu'il ne se rendait pas bien compte à lui-même de la
+portée si blâmable de son &#339;uvre. Il s'était lié, vers
+1664 ou 1665, avec Molière déjà célèbre, Racine et Boileau
+qui ne devaient pas tarder à le devenir, et Chapelle
+&laquo;qui n'eut pas le génie de ses quatre amis, mais
+leur fut supérieur comme homme de société.&raquo; Dans
+une réunion qui eut lieu chez Boileau et où se trouvait
+un frère de celui-ci, docteur en Sorbonne, l'ecclésiastique
+se mit à disserter sur Saint Augustin et en fit un
+éloge pompeux. La Fontaine qui, plongé dans une de
+ses rêveries habituelles, semblait écouter sans entendre,
+se réveille tout à coup comme en sursaut pour dire au
+théologien:</p>
+
+<p>&laquo;Croyez-vous que Saint Augustin eut plus d'esprit
+que Rabelais?&raquo;</p>
+
+<p>Quelque temps interdit, le docteur le regarda de la
+tête aux pieds et finit par répondre:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Prenez garde, M. de La Fontaine, vous avez mis
+un de vos bas à l'envers;&raquo; ce qui était vrai.</p>
+
+<p>Un autre jour, La Fontaine soupait avec Racine,
+Despréaux, Molière et Descoteaux, le joueur de flûte.
+La Fontaine était ce jour là, plus qu'à l'ordinaire,
+plongé dans ses distractions. Racine et Boileau, pour le
+tirer de sa léthargie, mais sans pouvoir y réussir, ne
+lui ménagèrent point les épigrammes au point que<span class='pagenum'><a name="Page_388" id="Page_388">[Pg 388]</a></span>
+Molière trouva que c'était passer les bornes; aussi, dit-il,
+en <i>à parte</i> à Descoteaux:</p>
+
+<p>&laquo;Nos beaux-esprits ont beau se trémousser, ils n'effacent
+pas le bonhomme.&raquo;</p>
+
+<p>À propos d'à parte, voici une autre curieuse anecdote
+et parfaitement authentique: &laquo;Dans un repas qu'il fit
+avec Molière et Despréaux, dit Montenault, où l'on disputait
+sur le genre dramatique, il se mit à condamner
+les <i>à parte</i>.</p>
+
+<p>&laquo;Rien, disait-il, n'est plus contraire au bon sens.
+Quoi! le parterre entendra ce qu'un acteur n'entend
+pas, quoiqu'il soit à côté de celui qui parle?&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;Comme il s'échauffait en soutenant son sentiment
+de façon qu'il n'était pas possible de l'interrompre et lui
+faire entendre un mot: &laquo;Il faut, disait Despréaux, à
+haute voix tandis qu'il parlait, il faut que La Fontaine
+soit un grand coquin, un grand maraud!&raquo; et
+répétait continuellement les mêmes paroles sans que La
+Fontaine cessât de disserter. Enfin l'on éclata de rire;
+sur quoi revenant à lui comme d'un rêve interrompu:
+&laquo;De quoi riez-vous donc?&raquo; demanda-t-il.&mdash;Comment!
+lui répondit &laquo;Despréaux, je m'épuise à vous injurier
+fort haut, et vous ne m'entendez point quoique
+je sois si près de vous que je vous touche: et vous
+êtes surpris qu'un acteur sur le théâtre n'entende
+point un <i>à parte</i> qu'un autre acteur dit auprès de
+lui?..&raquo;</p>
+
+<p>Ces distractions parfois si plaisantes de même que la
+profonde méditation dans laquelle d'autres fois il était
+absorbé au point de paraître comme insensible n'empêchaient
+point qu'il fût causeur des plus charmants, con<span class='pagenum'><a name="Page_389" id="Page_389">[Pg 389]</a></span>vive
+des plus aimables, s'il se trouvait dans une société
+de personnes à lui bien connues et dont la présence lui
+était tout agréable. Ses yeux alors s'animaient, le sourire
+s'épanouissait sur ses lèvres; &laquo;il disait tout ce qu'il
+voulait, et le disait si bien qu'il enchantait les oreilles
+les plus délicates.&raquo; Cette réputation de merveilleux
+causeur, que lui avaient valu quelques-unes de ces soirées
+intimes, le faisait singulièrement rechercher par les
+gourmets... d'esprit et l'on était plus heureux et plus
+fier d'annoncer La Fontaine à ses convives que ce
+fameux Lambert dont nous parlent à l'envi La Bruyère
+et Boileau. Mais plus d'une fois l'amphytrion et ses
+amis y furent attrapés, témoin cette anecdote:</p>
+
+<p>La Fontaine avait été invité à dîner chez M. Laugeois
+d'Imbercourt, fermier-général. Racine le fils dit chez M.
+Le Verrier. Il arriva à l'heure précise, prit place à la
+table, mangea du meilleur appétit, mais sans répondre
+autrement que par des monosyllabes ou par le silence
+aux interrogations du maître de la maison et des conviés.
+Puis comme, avant la fin du repas, il se levait de
+table, s'excusant sur la nécessité pour lui de se rendre à
+l'Académie, on lui fit remarquer qu'il était de bonne
+heure encore et qu'il avait peu de chemin à faire.</p>
+
+<p>&laquo;Je prendrai le plus long!&raquo; répondit tranquillement
+La Fontaine et le voilà parti. Une autre fois, &laquo;trois de
+complot, dit Vigneul de Marville<a name="FNanchor_91_91" id="FNanchor_91_91"></a><a href="#Footnote_91_91" class="fnanchor">[91]</a> par le moyen d'un
+quatrième qui avait quelque habitude auprès de cet
+homme rare, nous l'attirâmes dans un petit coin de la
+ville, à une maison consacrée aux Muses, où nous lui<span class='pagenum'><a name="Page_390" id="Page_390">[Pg 390]</a></span>
+donnâmes un repas pour avoir le plaisir de jouir de son
+agréable entretien. Il ne se fit point prier; il vint à
+point nommé sur le midi. La compagnie était bonne, la
+table propre et délicate, et le buffet bien garni. Point
+de compliments d'entrée, point de façons, nulle grimace,
+nulle contrainte. La Fontaine garda un profond
+silence; on ne s'en étonna point parce qu'il avait autre
+chose à faire qu'à parler. Il mangea comme quatre et
+but de même. Le repas fini, on commença à souhaiter
+qu'il parlât, mais il s'endormit. Après trois quarts
+d'heure de sommeil, il revint à lui. Il voulait s'excuser
+sur ce qu'il avait fatigué. On lui dit que cela ne demandait
+pas d'excuse, que tout ce qu'il faisait était bien fait.
+On s'approcha de lui, on voulut le mettre en humeur et
+l'obliger à laisser voir son esprit; mais son esprit ne
+parut point, il était allé je ne sais où et peut-être alors
+animait-il ou une grenouille dans les marais, ou une
+cigale dans les prés, ou un renard dans la tanière; car
+durant tout le temps que La Fontaine demeura avec
+nous il ne nous sembla être qu'une machine sans âme.
+On le jeta dans un carrosse où nous lui dîmes adieu pour
+toujours. Jamais gens ne furent plus surpris; et nous
+nous disions les uns aux autres: &laquo;Comment se peut-il
+faire qu'un homme qui a su rendre spirituelles les
+plus grossières bêtes du monde, et les faire parler le
+plus joli langage qu'on ait jamais ouï, ait une conversation
+si sèche, et ne puisse pas pour un quart d'heure
+faire venir son esprit sur ses lèvres et nous avertir
+qu'il est là?&raquo;</p>
+
+<p>C'est que chez le poète cette facilité de caractère en
+même temps que cette irréflexion, qui le livraient presque<span class='pagenum'><a name="Page_391" id="Page_391">[Pg 391]</a></span>
+sans défense à la curiosité indiscrète, s'unissaient à une
+impatience singulière de toute contrainte, et d'autant
+plus difficile à vaincre que lui-même n'en avait pas
+conscience. Alors, poussé dans ses derniers retranchements,
+il se tirait d'affaire par une excuse telle quelle,
+bonne ou mauvaise, il n'importe, mais la première qui
+lui venait à l'esprit, témoin cette aventure.</p>
+
+<p>Lorsque à la suite des premières brouilles, Madame
+de La Fontaine se fut retirée à Château-Thierry, Racine
+et Despréaux représentèrent à notre poète que cette séparation
+n'était pas décente et lui faisait peu d'honneur;
+ils insistèrent pour un raccommodement. Docile
+à leurs conseils, La Fontaine partit. En descendant de
+la diligence de Château-Thierry, il se rendit chez sa
+femme.</p>
+
+<p>&laquo;Madame est au salut!&raquo; répondit la domestique qui
+ne le connaissait point.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! fit La Fontaine qui, ennuyé bientôt d'attendre,
+s'en va rendre visite à un ami lequel l'invite à
+souper. &laquo;La Fontaine bien régalé, comme dit Montenault,
+s'oublie à table jusqu'à une heure fort avancée
+et volontiers il accepte l'hospitalité que lui offre son
+aimable amphytrion. Le lendemain matin, sans plus
+songer à sa femme, il reprend la voiture publique et
+revient à Paris. En le voyant de retour, ses amis s'empressent
+de l'interroger sur les résultats de son voyage:</p>
+
+<p>&laquo;J'ai été pour voir ma femme, leur dit-il, mais je ne
+l'ai point trouvée; elle était au salut.&raquo;</p>
+
+<p>Il faut voir là non, comme l'ont trop répété la plupart
+des biographes, une distraction un peu forte sans doute,
+mais bien plutôt l'excuse vaille que vaille d'un homme<span class='pagenum'><a name="Page_392" id="Page_392">[Pg 392]</a></span>
+faible et qui veut à tout prix échapper à une démarche
+pour lui déplaisante. On ne peut trop regretter cependant,
+pour le bonheur comme pour le talent de La Fontaine,
+que cette reconciliation avec sa femme n'ait point
+eu lieu, et on se l'explique d'autant moins que le ravissant
+poème de <i>Philémon et Beaucis</i>, prouve qu'il était
+fait pour comprendre le paisible bonheur du foyer
+domestique. Citons seulement ces quelques vers:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Pour peu que des époux séjournent sous leur ombre,<br /></span>
+<span class="i0">Ils s'aiment jusqu'au bout malgré l'effort des ans.<br /></span>
+<span class="i0">Ah! si!... Mais autre part j'ai porté mes présens.<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Walckenaer dit excellemment: &laquo;Oui, La Fontaine, La
+Fontaine, nous le répèterons après toi: Ah! si le ciel
+t'avait donné une compagne qui t'eût fait connaître les
+tranquilles jouissances de la vie domestique, ton imagination
+n'eût été ni moins gaie, ni moins vive, ni moins
+spirituelle; mais elle eût été mieux réglée et plus pure.
+Tes fables seraient toujours l'objet de notre admiration
+et de nos louanges; mais, dans tes autres écrits, la peinture
+des plus doux sentiments du c&#339;ur, dont tu connais si
+bien le langage, qui a fait des chefs-d'&#339;uvre irréprochables
+du petit nombre de contes où tu l'as employée,
+aurait remplacé ces tableaux licencieux où tu as outragé
+les m&#339;urs et quelquefois le dieu du goût. Alors,
+ô La Fontaine, les satyres n'eussent point mêlé de
+fleurs pernicieuses parmi les fleurs suaves et brillantes
+dont les Muses et les Grâces ont tressé ta couronne;
+et ces vierges du Parnasse ne te reprocheraient
+point, en rougissant, de les avoir si souvent forcées à se<span class='pagenum'><a name="Page_393" id="Page_393">[Pg 393]</a></span>
+séparer de la pudeur qui doit toujours être leur inséparable
+compagne. Alors il ne nous faudrait plus soustraire,
+comme un poison corrupteur, aux regards des
+jeunes gens et des enfants, une seule des pages du poète
+de l'enfance et de la jeunesse.&raquo;</p>
+
+<p>Dans ses <i>fables</i><a name="FNanchor_92_92" id="FNanchor_92_92"></a><a href="#Footnote_92_92" class="fnanchor">[92]</a> mêmes où se trouvent tant d'incomparables
+chefs-d'&#339;uvre, il est çà et là plus d'une tache qu'il
+faudrait effacer avant de mettre le livre en des mains
+innocentes. Il n'en serait point ainsi sans doute si La
+Fontaine, au lieu de s'abandonner lui-même à tous les
+hasards de l'existence, comprenant mieux ses devoirs
+d'époux et de père, eût eu près de lui, pour le consoler,
+une femme sérieuse, une épouse vraiment chrétienne et
+dont la piété s'inspirât de l'esprit plus que de la lettre.
+Supposons le poète dans ces conditions de bonheur, de
+vie chaste et paisible, au lieu de ces vilains contes, de
+comédies médiocres, ou du fade roman de <i>Psyché</i>, nous
+aurions peut-être un volume de plus de fables exquises
+et de délicieux poèmes.</p>
+
+<p>Cette douce providence du foyer domestique, dira-t-on,
+ne manqua point à La Fontaine; car on sait qu'une
+femme non moins distinguée par l'esprit que par le
+c&#339;ur, Madame de la Sablière, voyant le poète si fort
+ignorant des choses de la vie pratique et par ce motif
+souvent dans l'embarras, se plut à le recueillir dans
+sa maison en lui ôtant tout souci du lendemain. Mais à
+cette époque, femme du monde et trop du monde, la
+généreuse bienfaitrice n'était pas un Mentor bien sévère<span class='pagenum'><a name="Page_394" id="Page_394">[Pg 394]</a></span>
+pour le génie du poète. Plus tard, lorsque les déceptions
+amères d'une affection illégitime trahie eurent amené
+Madame de la Sablière au repentir, sa piété dans ses
+saintes ardeurs et la pratique assidue des bonnes &#339;uvres
+la rendirent presque une étrangère dans sa propre maison.
+Jusqu'à la fin de sa vie cependant, la noble femme
+continua de veiller de loin sur l'hôte qui lui fut toujours
+cher, mais dont elle ne disait plus comme autrefois,
+après avoir congédié tous les importuns et les domestiques,
+afin d'être toute à la poésie et à la conversation:
+&laquo;Je n'ai gardé avec moi que mes trois animaux, mon
+chat, mon chien et mon La Fontaine.&raquo;</p>
+
+<p>La maison d'où M<sup>me</sup> de la Sablière était absente le
+plus souvent, retenue près du lit d'une pauvre malade à
+l'hospice des Incurables ou ailleurs, cette maison semblait
+bien vide à La Fontaine. Presque sexagénaire
+déjà, il aurait eu plus que jamais besoin d'un intérieur
+aimable qui le détournât de certaines sociétés dans lesquelles
+il était entraîné par la facilité de son humeur et
+l'attrait d'une conversation plus spirituelle que réservée.</p>
+
+<p>Pendant l'année 1683, une place se trouva vacante à
+l'Académie par la mort de Colbert. La Fontaine se mit
+sur les rangs et, ce qu'on n'eût pas attendu de son indifférence
+habituelle, &laquo;il prit fort à c&#339;ur, dit Montenault,
+le succès de cette affaire et c'est le seul trait
+d'ambition qu'on puisse remarquer dans le cours de sa
+vie.&raquo; Il se trouvait en concurrence avec Boileau, mais
+seize voix contre sept témoignèrent de la préférence de
+l'Académie pour le Bonhomme. Louis XIV, prévenu
+contre le poète à cause de ses <i>Contes</i>, témoigna quelque
+mécontentement de ce choix, et fit attendre six mois ses<span class='pagenum'><a name="Page_395" id="Page_395">[Pg 395]</a></span>
+ordres pour la réception de La Fontaine. Mais une
+seconde vacance ayant permis de nommer l'auteur des
+<i>Satires</i>, Louis XIV, lorsqu'il lui fut rendu compte de
+cette nouvelle élection, dit aux académiciens: &laquo;Le
+choix qu'on a fait de M. Despréaux m'est agréable et
+sera généralement approuvé. Vous pouvez, ajouta-t-il,
+recevoir incessamment La Fontaine, il a promis d'être
+sage.&raquo;</p>
+
+<p>L'Académie s'empressa de recevoir l'auteur des <i>Fables</i>
+et tous applaudirent à ce compliment que lui adressa
+l'abbé de la Chambre alors directeur: &laquo;L'Académie
+reconnaît en vous, Monsieur, un de ces excellents ouvriers,
+un de ces fameux artisans de la belle gloire, qui
+la va soulager dans les travaux qu'elle a entrepris pour
+l'ornement de la France et pour perpétuer la mémoire
+d'un règne si fécond en merveilles.</p>
+
+<p>&laquo;Elle reconnaît en vous un génie aisé et facile, plein
+de délicatesse et de naïveté, quelque chose d'original et
+qui, dans sa simplicité apparente et sous un air négligé,
+renferme de grands trésors et de grandes beautés.&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;La Fontaine, dit Montenault, fut estimé et chéri
+de ses confrères parmi lesquels il parut toujours avec
+cette candeur et cette bonté de caractère qu'on ne peut
+se donner ni même imiter quand on ne l'a pas; simple,
+doux, ingénu, plein de droiture, il n'eut jamais la
+moindre mésintelligence avec aucun d'eux.&raquo;<span class='pagenum'><a name="Page_396" id="Page_396">[Pg 396]</a></span><br /><br /></p>
+
+
+<h2>III</h2>
+
+<p>Mais d'ailleurs il resta toujours, pour lui-même et un
+peu pour les siens<a name="FNanchor_93_93" id="FNanchor_93_93"></a><a href="#Footnote_93_93" class="fnanchor">[93]</a>, aussi étranger à la vie pratique,
+ayant l'imprévoyance de l'enfant ou de l'homme primitif,
+et trouvant tout simple, pour faire face aux embarras
+du moment, de vendre pièce à pièce son patrimoine.
+Aussi la mort de M<sup>me</sup> de la Sablière (1693) fut-elle pour
+lui un très-grand malheur. &laquo;En perdant cette illustre
+amie, La Fontaine perdit aussi les douceurs de la vie
+qui lui étaient les plus chères. Son repos et sa tranquillité
+en furent troublés. Il se vit isolé, et contraint de
+pourvoir à ses besoins devenus plus sensibles par l'âge
+et que l'attention et la générosité de sa bienfaitrice lui
+avaient laissé ignorer pendant une bonne partie de la
+vie. La nécessité, s'il faut le dire, pensa pour lors l'exiler
+de sa patrie.&raquo; En effet, peut-être il eût cédé aux sollicitations
+d'amis dévoués, la duchesse de Mazarin,
+M<sup>me</sup> Harvey, veuve de l'ambassadeur, le duc de Devonshère,
+milord Montaigu, milord Godolphin, qui lui offraient,
+en Angleterre, par l'entremise de Saint-Evremont,
+une généreuse hospitalité lorsqu'il tomba gravement
+malade; lui, qui si longtemps avait joui d'une
+santé excellente, il fut forcé de s'aliter ce qui dut lui
+rendre plus pénible la solitude. Mais cette grande
+épreuve était pour le poète une grâce singulière de la<span class='pagenum'><a name="Page_397" id="Page_397">[Pg 397]</a></span>
+Providence. Quoique nullement impie au fond, tout absorbé
+par la passion littéraire et cédant aussi à d'autres
+moins louables entraînements, il avait vécu, chose rare
+pour l'époque, trop étranger à la pratique religieuse, au
+point même d'avoir presque oublié les premiers enseignements
+du christianisme, témoin cette parole adressée
+par lui au P. Pouget venu avec un ami pour lui rendre
+visite. &laquo;Après les politesses d'usage, dit un biographe,
+l'ecclésiastique fit tomber insensiblement la conversation
+sur la religion et sur les preuves qu'on en tire tant
+de la raison que des Livres Saints. Sans se douter du but
+de ces discours:</p>
+
+<p>&laquo;Je me suis mis, lui dit La Fontaine avec sa naïveté
+ordinaire, depuis quelque temps à lire le <i>Nouveau-Testament</i>:
+je vous assure que c'est un fort bon livre,
+oui, vraiment, c'est un bon livre. Mais il y a un article
+sur lequel je ne me suis pas rendu; c'est l'éternité
+des peines; je ne comprends pas comment cette éternité
+peut s'accorder avec la bonté de Dieu.&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;Le P. Pouget satisfit à cette objection par les meilleures
+raisons qu'il put trouver dans ce moment; et La
+Fontaine, après plusieurs répliques fut si content de
+l'entendre qu'il le pria de revenir. Le P. Pouget ne demandait
+pas mieux&raquo; car il n'était venu que pour cela.
+Après une suite d'entretiens prolongés avec le jeune et
+savant ecclésiastique, La Fontaine, pleinement éclairé,
+voulut faire une confession générale en se résignant aux
+sacrifices que lui imposait son directeur et de la nécessité
+desquels il n'avait pas été facile d'abord de le convaincre:
+un désaveu public de ses contes, puis la promesse
+de ne pas donner aux comédiens une pièce com<span class='pagenum'><a name="Page_398" id="Page_398">[Pg 398]</a></span>posée
+depuis peu et qui avait été fort goûtée par tous les
+amis du poète.</p>
+
+<p>La répugnance qu'éprouvait La Fontaine à céder
+sur ces deux points lui suggéra plus d'une objection
+à laquelle le théologien répondit avec sa charité
+ordinaire, ce qui n'empêcha point, par la contrariété du
+poète, que la discussion fût parfois assez vive. On
+sait à ce sujet la réflexion originale de la garde-malade:</p>
+
+<p>&laquo;Eh! ne le tourmentez pas tant, dit-elle un jour avec
+impatience au P. Pouget, il est plus bête que méchant.&raquo;
+Et une autre fois, avec un air de compassion: &laquo;Dieu
+n'aura jamais, dit-elle, le courage de le damner.&raquo;</p>
+
+<p>Enfin, après plusieurs semaines de conférences assidues,
+La Fontaine reçut le Saint Viatique &laquo;avec des
+sentiments dignes de la candeur de son âme et des vertus
+du meilleur chrétien.&raquo; Plusieurs de ses confrères de
+l'Académie, sur sa demande expresse, assistaient à la
+cérémonie, et en leur présence il témoigna hautement
+d'un profond repentir de ses égarements passés comme
+de la publication de ses <i>Contes</i>, promettant, s'il recouvrait
+la santé, de ne plus employer ses talents qu'à la
+composition d'&#339;uvres morales et pieuses, et il tint exactement
+parole.</p>
+
+<p>Il ne faut pas oublier un noble trait du jeune duc de
+Bourgogne à peine âgé de onze ans. &laquo;De son pur mouvement,
+dit Montenault, et sans y être porté par aucun
+conseil, il envoya un gentilhomme à La Fontaine pour
+s'informer de l'état de sa santé et pour lui présenter de
+sa part une bourse de cinquante louis d'or. Il lui fit dire
+en même temps qu'il aurait souhaité d'en avoir davantage;
+mais que c'était tout ce qui lui restait du mois<span class='pagenum'><a name="Page_399" id="Page_399">[Pg 399]</a></span>
+courant et de ce que le roi lui avait fait donner pour ses
+menus plaisirs.&raquo;</p>
+
+<p>Tous ces évènements firent abandonner complètement
+la pensée du départ pour l'Angleterre; et l'on peut douter
+que La Fontaine ait jamais songé sérieusement à cet
+exil, alors qu'il savait avoir en France des amis sur lesquels
+il pouvait compter. Dès qu'il put sortir, il se dirigea
+vers la demeure de M. d'Hervard, conseiller au parlement,
+et qui lui était tout dévoué. Chemin faisant, il
+rencontra le conseiller qui, avec la plus touchante bonté,
+lui dit:</p>
+
+<p>&laquo;Je venais vous chercher, ma femme et moi nous
+vous offrons l'hospitalité de l'amitié et nous vous prions
+de venir demeurer avec nous.</p>
+
+<p>&mdash;J'y allais! répondit La Fontaine avec cette simplicité
+de la pleine confiance qui ne fait pas moins d'honneur
+au poète qu'à ses amis. La postérité doit une reconnaissance
+non moins vive à ceux-ci qu'à M<sup>me</sup> de la
+Sablière puisque, grâce à eux, languissant, presque infirme,
+pendant les deux années qu'il vécut encore, La
+Fontaine se vit entouré de toutes les sollicitudes d'une
+affection presque filiale. M<sup>me</sup> d'Hervard, jeune femme
+encore, fut pour le septuagénaire une garde-malade des
+plus dévouées. Ce fut dans les bras de ces deux excellents
+amis que La Fontaine mourut à l'âge de soixante-treize
+ans (13 mars 1695). Alors seulement on s'aperçut
+que sous sa chemise le poète pénitent portait un cilice,
+ce qui fit dire à Racine le fils.</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Vrai dans tous ses écrits, vrai dans tous ses discours,<br /></span>
+<span class="i0">Vrai dans sa pénitence à la fin de ses jours,<br /></span><span class='pagenum'><a name="Page_400" id="Page_400">[Pg 400]</a></span>
+<span class="i0">Du maître qu'il approche il prévient la justice,<br /></span>
+<span class="i0">Et l'auteur de <i>Joconde</i> est armé d'un cilice.<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Mais mieux encore que Racine, La Fontaine témoigne
+des sentiments qui l'animaient par cette lettre qu'il
+écrivit, un mois à peine avant sa mort, à son ami de
+Maucroy<a name="FNanchor_94_94" id="FNanchor_94_94"></a><a href="#Footnote_94_94" class="fnanchor">[94]</a>:</p>
+
+<p>&laquo;Tu te trompes assurément, mon cher ami, s'il est
+bien vrai, comme M. de Soissons me l'a dit, que
+tu me crois plus malade d'esprit que de corps. Il
+me l'a dit pour tâcher de m'inspirer du courage; mais
+ce n'est pas de quoi je manque. Je t'assure que le
+meilleur de tes amis n'a plus à compter sur quinze
+jours de vie. Voilà deux mois que je ne sors
+point si ce n'est pour aller un peu à l'Académie, afin
+que cela m'amuse. Hier, comme j'en revenais, il me
+prit, au milieu de la rue... une si grande faiblesse que
+je crus véritablement mourir. Ô mon cher, <i>mourir
+n'est rien</i>; mais songes-tu <i>que je vais comparaître devant
+Dieu</i>? Tu sais comme j'ai vécu. Avant que tu reçoives
+ce billet, les portes de l'éternité seront peut-être
+ouvertes pour moi.&raquo;</p>
+
+<p>Pareille lettre n'a pas besoin de commentaire; et certes
+nous préférons de beaucoup ce grave et admirable
+langage à celui que tenait, bien des années auparavant,
+il est vrai, et sans doute en se jouant, le poète:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Jean s'en alla comme il était venu,<br /></span>
+<span class="i0">Mangeant son fonds avec son revenu,<br /></span>
+<span class="i0">Et crut les biens chose peu nécessaire.<br /></span><span class='pagenum'><a name="Page_401" id="Page_401">[Pg 401]</a></span>
+<span class="i0">Quant à son temps bien sut le dispenser;<br /></span>
+<span class="i0">Deux parts en fit, dont il soulait passer<br /></span>
+<span class="i0">L'une à dormir et l'autre à ne rien faire.<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Voici le portrait que D'Olivet, qui avait vécu avec
+plusieurs des amis du poète, nous a laissé de La Fontaine
+et qu'on peut croire plus fidèle que celui de La Bruyère,
+enclin à exagérer:</p>
+
+<p>&laquo;À sa physionomie on n'eut point deviné ses talents.
+Rarement il commençait la conversation, et même pour
+l'ordinaire, il y était si distrait qu'il ne savait ce que disaient
+les autres. Il rêvait à tout autre chose sans qu'il
+pût dire à quoi il rêvait. Si pourtant il se trouvait entre
+amis et que le discours vînt à s'animer par quelque
+agréable dispute, surtout à table, alors il s'échauffait
+véritablement, ses yeux s'allumaient, c'était La Fontaine
+en personne et non pas un fantôme revêtu de sa
+figure.</p>
+
+<p>&laquo;On ne tirait rien de lui dans un tête à tête, à moins
+que le discours ne roulât sur quelque chose de sérieux
+et d'intéressant pour celui qui parlait. Si des personnes
+dans l'affliction s'avisaient de le consulter, non seulement
+il écoutait avec grande attention, mais, je le sais
+de gens qui l'ont éprouvé, il s'attendrissait; il cherchait
+des expédients, il en trouvait; et cet idiot (<i>sic</i>), qui de
+sa vie n'a fait à propos une démarche pour lui, donnait
+les meilleurs conseils du monde; autant était-il sincère
+dans le discours, autant était-il facile à croire ce qu'on
+lui disait.</p>
+
+<p>&laquo;Une chose qu'on ne croirait pas de lui et qui est
+pourtant très-vraie, c'est que, dans ses conversations, il
+ne laissait rien échapper de libre ni d'équivoque. Quan<span class='pagenum'><a name="Page_402" id="Page_402">[Pg 402]</a></span>tité
+de gens l'agaçaient dans l'espérance de lui entendre
+faire des contes semblables à ceux qu'il a rimés; mais il
+était sourd et muet sur ces matières; toujours plein de
+respect pour les femmes, donnant de grandes louanges
+à celles qui avaient de la raison, et ne témoignant jamais
+de mépris à celles qui en manquaient<a name="FNanchor_95_95" id="FNanchor_95_95"></a><a href="#Footnote_95_95" class="fnanchor">[95]</a>.&raquo;</p>
+
+<p>Une anecdote encore avant de terminer, anecdote qui
+nous est racontée par l'auteur de la <i>Vie de La Fontaine</i>,
+mise en tête de l'édition des <i>Fables</i> de l'année 1813.
+&laquo;On aime à voir, comme le dit Walckenaer, aux temps
+les plus affreux de la Révolution, le nom seul de La
+Fontaine sauver d'une mort inévitable ses derniers descendants.&raquo;</p>
+
+<p>Après avoir perdu toute sa fortune par suite des évènements
+politiques, madame de Marson, arrière-petite
+fille de La Fontaine, vivait obscurément à Versailles
+avec son fils et sa fille, et s'occupait de leur éducation,
+quand on surprit une lettre à elle écrite par un de ses
+parents émigré. &laquo;Mandée au comité révolutionnaire,
+dit M. Creuzé de Lessert, madame de Marson y comparut
+accompagnée de ses deux enfants. Il était incontestable
+qu'elle avait été en correspondance avec un parent
+proscrit: on lui prononçait son arrestation qui, d'après
+ce fait alors si criminel, la perdait infailliblement, lorsqu'un
+des nombreux témoins de cette scène, un homme
+du peuple qui venait souvent dans sa maison s'écria:</p>
+
+<p>&laquo;Ô ciel! faire périr une petite fille de La Fontaine,
+une dame qui élève si bien ses enfants!&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;Cette exclamation fit le plus grand effet sur l'assem<span class='pagenum'><a name="Page_403" id="Page_403">[Pg 403]</a></span>blée
+et même sur le comité. Le président, se tournant
+vers le petit de Marson, alors âgé de dix ans, lui dit:</p>
+
+<p>&laquo;Que t'apprend-on?&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;À cet interrogatoire qui ressemblait fort à celui fait
+par Athalie, la mère tremblante craignait que son fils
+n'eût un peu la franchise de Joas; mais heureusement
+l'enfant répondit:</p>
+
+<p>&laquo;On m'enseigne à être bon.&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;À ce mot si touchant, ces hommes de fer sentirent
+leurs entrailles s'amollir. On fit encore quelques questions
+à l'enfant qui y répondit aussi bien: la mère fut
+renvoyée chez elle et l'affaire assoupie.&raquo;</p>
+
+<p>Le biographe, qui nous a transmis ce trait touchant,
+apprécie très-judicieusement l'omission inconcevable
+que Boileau a faite du Fabuliste dans l'<i>Art poétique</i>:
+&laquo;Il ne manque pas à La Fontaine de n'avoir pas été apprécié
+par Boileau; mais il manque à Boileau de n'avoir
+pas apprécié La Fontaine.&raquo;</p>
+
+<p>La Fontaine pour nous est surtout dans ses <i>Fables</i>;
+c'est là qu'il se montre génie original, inimitable, en
+tant qu'écrivain, si parfois, comme moraliste, il laisse à
+désirer. Aussi nous comprenons que des esprits judicieux
+aient paru douter que ses Fables, du moins un certain
+nombre d'entre elles, puissent être mises sans inconvénient
+aux mains de la jeunesse. Peut-être même ses
+chefs-d'&#339;uvre irréprochables de tout point et qui sont
+pour nous des joyaux sans prix, des diamants de la plus
+belle eau: <i>Le Savetier et le Financier</i>, <i>le Lion et le Moucheron</i>,
+<i>le Meunier, son Fils et l'Âne</i>, <i>la Laitière et le Pot
+au lait</i>, <i>les Animaux malades de la Peste</i>, et vingt autres
+gagneraient à n'être point déflorés en quelque sorte à<span class='pagenum'><a name="Page_404" id="Page_404">[Pg 404]</a></span>
+l'avance parce qu'on les fait apprendre par c&#339;ur à l'écolier
+avant l'âge où, son goût étant formé, il pourrait
+apprécier le bon sens exquis pour le fond et cet art merveilleux
+de la forme qui se dérobe sous une si adorable
+simplicité.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_88_88" id="Footnote_88_88"></a><a href="#FNanchor_88_88"><span class="label">[88]</span></a> <i>Épître à Madame de la Sablière.</i></p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_89_89" id="Footnote_89_89"></a><a href="#FNanchor_89_89"><span class="label">[89]</span></a> <i>Psyché.</i></p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_90_90" id="Footnote_90_90"></a><a href="#FNanchor_90_90"><span class="label">[90]</span></a> La Fontaine avait alors 26 ans.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_91_91" id="Footnote_91_91"></a><a href="#FNanchor_91_91"><span class="label">[91]</span></a> <i>Mélanges.</i></p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_92_92" id="Footnote_92_92"></a><a href="#FNanchor_92_92"><span class="label">[92]</span></a> La première édition, comprenant les six premiers livres, parut
+en un volume in 4&ordm;, chez Claude-Barbin.&mdash;1668.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_93_93" id="Footnote_93_93"></a><a href="#FNanchor_93_93"><span class="label">[93]</span></a> Son fils fut élevé par le président Hénault et La Fontaine paraît
+s'en être assez peu occupé.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_94_94" id="Footnote_94_94"></a><a href="#FNanchor_94_94"><span class="label">[94]</span></a> Maucroy était chanoine de Reims et lié avec La Fontaine depuis
+l'année 1645.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_95_95" id="Footnote_95_95"></a><a href="#FNanchor_95_95"><span class="label">[95]</span></a> D'Olivet:&mdash;<i>Histoire de l'Académie française.</i><span class='pagenum'><a name="Page_405" id="Page_405">[Pg 405]</a></span></p></div>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="FROISSARD_OU_FROISSART" id="FROISSARD_OU_FROISSART"></a>FROISSARD OU FROISSART</h2>
+
+
+<p>Quoique Froissard nous ait souvent parlé de lui dans
+ses <i>Chroniques</i> comme dans ses <i>Poésies</i>, somme toute il
+nous en apprend peu de chose, et ce qu'il nous en
+apprend mieux eût valu le plus souvent nous le laisser
+ignorer; car ces détails ont trait à ses goûts qui ne
+prouvent guère beaucoup de sérieux dans l'esprit et
+cette gravité de m&#339;urs qu'exigeait son caractère, puisque
+Froissart était prêtre. Mais tout probablement ces
+confidences concernent l'époque où, libre encore de lui-même,
+il n'était point entré dans les ordres:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">En mon jouvent (jeunesse), tout tel estoie<br /></span>
+<span class="i0">Que trop volontiers m'esbatoie.<br /></span>
+<span class="i0">Et tel que fui encor le sui....<br /></span>
+<span class="i0">Très que n'avoie que douze ans<br /></span>
+<span class="i0">Estoie fortement goulousans (désireux)<br /></span>
+<span class="i0">De vésir (voir) danses et carolles,<br /></span>
+<span class="i0">D'oïr ménestrels et parolles,<br /></span>
+<span class="i0">Qui s'appartiennent à déduit,<br /></span>
+<span class="i0">Et de ma nature introduit<br /></span>
+<span class="i0">D'aimer par amour tous ceauls (ceux)<br /></span>
+<span class="i0">Qui aiment et chiens et oiseauls;<br /></span>
+<span class="i0">.........<br /></span>
+<span class="i0">Et si destoupe mes oreilles,<br /></span>
+<span class="i0">Quand j'oï vin verser de bouteilles,<br /></span>
+<span class="i0">Car au boire prens grand plaisir.<br /></span><span class='pagenum'><a name="Page_406" id="Page_406">[Pg 406]</a></span>
+<span class="i0">Aussi fais en beaux draps vestir,<br /></span>
+<span class="i0">En viande fresche et nouvelle.<br /></span>
+<span class="i0">Violettes en leurs saisons<br /></span>
+<span class="i0">Et roses blanches et vermeilles<br /></span>
+<span class="i0">Voi volontiers, car c'est raison,&raquo;<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>&laquo;Cette confession est explicite&raquo;, dit avec raison un
+biographe qui la donne un peu plus au long et ne s'est
+pas fait scrupule, comme nous, de reproduire tel ou tel
+passage qui trahit chez le poète des goûts plus mondains
+encore. &laquo;On voit que la chasse, la musique, les joyeuses
+assemblées, les danses, la parure, la bonne chère, le vin
+et les dames tinrent de bonne heure une grande place
+dans la vie de Froissart. Mais il trouva aussi du temps
+pour l'étude.&raquo;</p>
+
+<p>À bien dire cette vie se passa surtout à voyager, non
+pour le seul plaisir de voir du pays, mais, comme il
+nous l'apprend, dans un but plus sérieux:</p>
+
+<p>&laquo;Je cherchai la plus grande partie de la chrétienté,
+et partout où je venais, je faisais enquête aux anciens
+chevaliers et écuyers qui avaient été en faits d'armes
+et qui proprement en savaient parler, et aussi à aucuns
+herauts de crédence, pour vérifier et justifier toutes
+matières. Ainsi ai-je rassemblé la haute et noble histoire
+et matière, et le gentil comte de Blois dessus
+nommé y a rendu grande peine; et tant comme je
+vivrai, par la grâce de Dieu, je la continuerai; car
+comme plus j'y suis et plus y laboure, et plus me
+plaît; car ainsi comme le gentil chevalier et écuyer
+qui aime les armes, et en persévérant et en continuant
+il s'y nourrit parfait, ainsi en labourant et ouvrant sur
+cette matière je m'habilite et délecte.&raquo;<span class='pagenum'><a name="Page_407" id="Page_407">[Pg 407]</a></span></p>
+
+<p>Et cette vie nomade, cette éternelle chevauchée à
+laquelle une curiosité toujours en éveil donnait tant
+d'attrait, commença pour lui de bonne heure.</p>
+
+<p>&laquo;Et pour vous informer de la vérité, je commençai
+jeune dès l'âge de vingt ans; et si suis venu au monde
+avec les faits et aventures; et si y ai toujours pris
+grand plaisance plus que de tout autre chose.&raquo;</p>
+
+<p>Froissart (Jean) était né à Valenciennes, en 1337;
+autant qu'on peut conjecturer par quelques-uns de ses
+vers, son père, appelé Thomas, était peintre d'armoiries.
+Tout jeune, il fut destiné à l'état ecclésiastique qui ne
+semblait guère pourtant dans le sens de sa vocation;
+car son humeur vagabonde était celle d'un ancien trouvère.
+Il n'avait pas vingt ans lorsque &laquo;à la prière de
+son cher et seigneur et maître messire Robert de Namur,
+chevalier seigneur de Beaufort&raquo;, il entreprit d'écrire
+l'histoire de son temps, mais envisagée surtout au point
+de vue anecdotique et guerrier. La première partie de
+ses récits ou <i>chroniques</i>, ayant un caractère tout rétrospectif
+(de 1326 à 1340), &laquo;était fondée et ordonnée sur
+celles qu'avait jadis faites et rassemblées vénérable
+homme et discret seigneur monseigneur Jehan le Bel&raquo;
+chanoine de Saint Lambert de Liége dont le livre manuscrit,
+retrouvé, il y a quelques années seulement, par
+M. Polain, archiviste de la province de Liége, a été publié
+en 1850.</p>
+
+<p>La première partie de son travail terminée, Froissart
+partit pour l'Angleterre afin de faire hommage du dit
+volume à la reine Philippa de Hainaut, femme du roi
+Édouard III &laquo;laquelle liement et doucement le reçut de
+lui et lui en fit grand profit... et Dieu m'a donné, dit<span class='pagenum'><a name="Page_408" id="Page_408">[Pg 408]</a></span>
+Froissart, tant de grâce que j'ai été bien de toutes les
+parties et des hôtels des rois, et par espécial de l'hôtel
+du roi d'Angleterre et de la noble reine sa femme, Madame
+Philippa de Hainaut, dame d'Irlande et d'Acquitaine...
+Ainsi, au titre de la bonne dame et à ses coûtages
+et aux coûtages de hauts seigneurs en mon temps,
+je cherchais la plus grande partie de la chrétienté.&raquo;</p>
+
+<p>En effet, après un court séjour en Angleterre, il revint
+sur le continent, puis retourna à Londres, l'année suivante
+(1362) où la reine le fit clerc de sa chapelle, ce qui
+ne l'obligeait pas sans doute à résidence, car nous le
+voyons, en 1364, visitant l'Écosse; en 1366, il suit le
+prince de Galles (Prince Noir) à Bordeaux qu'il quitte
+pour retourner en Angleterre. En 1368, il passe en
+Italie avec le duc de Clarence, Lionel, et assiste, à Milan,
+aux fêtes du mariage de ce prince avec la fille de Galéas
+Visconti. Libre alors, il visite successivement la Savoie,
+Bologne, Ferrare, Rome et revient par l'Allemagne en
+Flandre où il pensait s'embarquer pour l'Angleterre
+quand la nouvelle de la mort de la reine vint modifier
+ses projets et il se résolut à demeurer en Flandre. Nommé
+à la cure de Lestines, il n'exerça que peu de temps
+le ministère; cette existence sédentaire, toute remplie
+par des occupations sérieuses, ne convenait aucunement
+à son humeur vagabonde, et résignant ses fonctions
+curiales, il se remit à courir le monde. Nous le voyons
+tour à tour dans le Brabant, la Touraine, le Berry, le
+Béarn, l'Auvergne, la Hollande, etc, tant qu'enfin, vers
+1390, il s'arrête à Chimay. Là, riche de tous les matériaux
+si divers recueillis par lui dans ses continuelles
+pérégrinations, il reprit la rédaction de sa <i>Chronique</i>,<span class='pagenum'><a name="Page_409" id="Page_409">[Pg 409]</a></span>
+travail qui l'occupa plusieurs années et dont il se délassait
+par la composition de ses poésies. Il en forma tout
+un recueil qu'il fit magnifiquement copier, enluminer et
+relier afin de pouvoir l'offrir au roi d'Angleterre (1394),
+Richard, fils du prince de Galles et neveu par conséquent
+d'Édouard III et de Philippa de Hainaut. Le présent,
+offert par Froissart lui-même venu dans ce but en Angleterre,
+fut reçu à merveille.</p>
+
+<p>&laquo;Et voulut voir le roi le livre que j'avais apporté....
+Il l'ouvrit et regarda dedans, et lui plut, et plaire lui
+devait, car il était enluminé, écrit et historié, et couvert
+de vermeil velours à dix clous d'argent dorés d'or, et
+roses d'or au milieu et à deux grands fermaux (fermoirs)
+dorés, et richement ouvrés au milieu de rosiers d'or....
+et me fit très bonne chère, pour la cause de ce que de ma
+jeunesse j'avais été clerc et familier au noble roi
+Édouard son tayan (oncle) et à Madame Philippa de
+Hainaut, sa taye (tante); et fus un quart d'an en son
+hôtel; et quand je me départis de lui, ce fut à Windsor.
+À prendre congé, il me fit par un chevalier donner un
+gobelet d'argent doré, pesant deux marcs largement, et
+dedans cent nobles dont je valus mieux depuis tout mon
+vivant. <i>Et suis moult tenu à prier pour lui.</i>&raquo;</p>
+
+<p>On remarquera cette dernière phrase soulignée par nous
+à dessein; car elle prouve que, par une contradiction
+peu rare alors, et qui est, hélas! de tous les temps, le
+poète historien trouvait moyen d'accommoder et de
+concilier une vie parfois assez mondaine avec l'esprit
+religieux. La théorie était parfaite encore que la pratique
+laissât souvent à désirer. C'est là le caractère de
+ses ouvrages qui nous charment dans le vieil idiome<span class='pagenum'><a name="Page_410" id="Page_410">[Pg 410]</a></span>
+par la vivacité des tableaux, la vérité des portraits,
+l'entrain de la narration toujours animée qui reflète si
+bien la physionomie du siècle, mais sans autre préoccupation,
+ce semble, que de peindre ce que voit l'auteur et
+comme il le voit, c'est-à-dire en s'arrêtant aux apparences,
+à la surface brillante, mais sans trop aller au
+fond des choses. Lui prêtre, il écrit comme pourrait le
+faire un lettré du monde, un joyeux et vaillant chevalier.
+Dans ses <i>Chroniques</i>, il faut chercher l'agrément, le
+plaisir qui résulte de la description pittoresque des
+m&#339;urs du temps, de la variété des épisodes, de détails
+curieux contés avec grâce et naïveté, plutôt que la sévère
+appréciation des faits et ces graves réflexions qui
+donnent à l'histoire même des temps mauvais sa moralité.
+Comme l'a dit fort bien un écrivain déjà cité:</p>
+
+<p>&laquo;En racontant la vie de Froissart, nous avons fait
+connaître le caractère de son ouvrage; ce n'est pas une
+histoire sérieuse, à la fois impartiale et nationale, telle
+que l'a écrite le Religieux de Saint-Denis, c'est un tableau
+brillant et artificiel du quatorzième siècle... Il est
+indifférent aux souffrances du peuple et réserve ses
+complaisants récits pour les combats et fêtes des seigneurs.
+Il prend également ses héros en Angleterre et
+en France, mais toujours parmi les nobles, et il ne leur
+demande que du courage, de la libéralité, l'amour des
+lettres, fort disposé d'ailleurs à leur pardonner tous les
+excès. En un mot, une moralité élevée manque tout à
+fait à ces charmantes peintures<a name="FNanchor_96_96" id="FNanchor_96_96"></a><a href="#Footnote_96_96" class="fnanchor">[96]</a>.&raquo;</p>
+
+<p>Pourtant dans son Prologue Froissart avait dit excellemment:
+&laquo;.... Je veux traiter et recorder histoire<span class='pagenum'><a name="Page_411" id="Page_411">[Pg 411]</a></span>
+et matière de grande louange. Mais ainsi que je la
+commence, je requiers au Sauveur de tout le monde,
+qui de néant créa toutes choses, qu'il veuille créer et
+mettre en moi sens et entendement si vertueux que ce
+livre que j'ai commencé je le puisse continuer et persévérer
+en toute matière que tous ceux et celles qui le
+liront, verront et orront y puissent prendre esbatement
+et plaisance et je enchoir en leur grâce.... Donc,
+pour ainsi atteindre et venir à la matière que j'ai
+entreprise de commencer, premièrement par la grâce
+de Dieu et de la benoite Vierge Marie dont tout confort
+et avancement viennent, je me veux fonder et
+ordonner sur les vraies chroniques jadis faites et rassemblées
+par vénérable homme et discret seigneur
+monseigneur Jehan le Bel, chanoine de Saint-Lambert
+de Liége, qui grand'cure et toute bonne diligence
+mit en cette matière.&raquo;</p>
+
+<p>C'est bien là le langage de l'historien chrétien et cet
+admirable programme on peut regretter que l'auteur
+ne s'en soit pas assez souvenu dans le cours de son travail,
+car le livre ne perdrait certes pas à nos yeux s'il
+était toujours, comme le voulait Jacques Amyot, &laquo;une
+lecture qui délecte et profite à la fois.&raquo; Un esprit plus
+fortement chrétien donnerait tout autrement d'élévation
+et de vigueur à la pensée, en même temps qu'une
+âme plus largement sympathique aux douleurs humaines
+communiquerait plus souvent à la narration cette
+grandeur et cette émotion qui rendent si pathétique le
+récit du dévouement des bourgeois de Calais. Dommage
+que ce récit soit trop long, car nous aurions eu plaisir à le
+citer tout entier. Détachons-en quelques pages seulement.<span class='pagenum'><a name="Page_412" id="Page_412">[Pg 412]</a></span></p>
+
+<p>&laquo;Si (or) vint messire Gautier de Mauny et les Bourgeois
+de Calais (Eustache de Saint Pierre, Jean d'Aire,
+Jacques de Vissant, Pierre de Vissant et les deux autres),
+et descendit en la place et puis s'en vint devers le roi
+et lui dit:</p>
+
+<p>&raquo;Sire, voici la représentation de la ville de Calais, à
+votre ordonnance.</p>
+
+<p>&laquo;Le roi se tint tout coi et les regarda moult fellement
+(cruellement), car moult héait (haissait) les habitants de
+Calais pour les grands dommages et contraires que au
+temps passé sur mer lui avaient faits. Ces six bourgeois
+se mirent tantôt à genoux devant le roi, et dirent ainsi
+en joignant leurs mains:</p>
+
+<p>&raquo;Gentil sire et gentil roi, veez-nous (voyez-nous) cy
+six qui avons été d'ancienneté bourgeois de Calais et
+grands marchands: si vous apportons les clefs de la
+ville et du chastel de Calais et les rendons à votre plaisir
+et nous mettons en tel point que vous voyez, en votre
+pure volonté, pour sauver le demeurant du peuple de
+Calais, qui a souffert moult de grièvetés. Si veuillez
+avoir de nous pitié et merci par votre très haute noblesse.</p>
+
+<p>&raquo;Certes il n'y eut adonc en la place seigneur,
+chevalier, ni vaillant homme qui se pût abstenir de
+pleurer de droite pitié, ni qui pût de grand'pièce (de
+longtemps) parler. Et vraiment ce n'était pas merveille;
+car c'est grand'pitié de voir homme déchoir,
+et être en tel état et danger. Le roi les regarda très
+ireusement (avec colère), car il avait le c&#339;ur si dur
+et si épris de grand courroux qu'il ne put parler. Et
+quand il parla, il commanda qu'on leur coupât tantôt<span class='pagenum'><a name="Page_413" id="Page_413">[Pg 413]</a></span>
+les têtes<a name="FNanchor_97_97" id="FNanchor_97_97"></a><a href="#Footnote_97_97" class="fnanchor">[97]</a>. Tous les barons et chevaliers, qui là étaient,
+en pleurant prièrent si acertes que faire pouvaient au
+roi qu'il en voulut avoir pitié et mercy; mais il n'y voulait
+entendre.</p>
+
+<p>&raquo;.... Adonc fit grande humilité la reine d'Angleterre,
+qui était durement enceinte et pleurait si tendrement
+de pitié qu'elle ne se pouvait soutenir. Si se jeta à
+genoux pardevant le roi son seigneur et dit ainsi:</p>
+
+<p>&raquo;Ha! gentil sire, depuis que je repassai la mer en
+grand péril, si comme vous savez, je ne vous ai rien
+requis ni demandé: or, vous prie-je humblement et
+requiers en propre don que, pour le fils de Sainte Marie
+et pour l'amour de moi, vous veuillez avoir de ces six
+hommes merci.</p>
+
+<p>&raquo;Le roi attendit un petit à parler et regarda la
+bonne dame sa femme qui pleurait à genoux moult
+tendrement; si lui amollia (amollit) le c&#339;ur, car envis
+(malgré soi) l'eut courroucée au point où elle était; si
+dit:</p>
+
+<p>&raquo;Ha! dame, j'aimerais trop mieux que vous fussiez
+autre part qu'ici. Vous me priez si acertes (fort) que
+je ne le vous ose éconduire (refuser); et combien que je
+le fasse envis, tenez, je vous les donne, si en faites à
+votre plaisir.</p>
+
+<p>&raquo;La bonne dame dit: &laquo;Monseigneur, très grand
+merci.&raquo; Lors se leva la reine et fit lever les six bourgeois
+et leur ôter les chevestres (cordes) d'entour leur
+cou, et les emmena avec elle en sa chambre et les fit<span class='pagenum'><a name="Page_414" id="Page_414">[Pg 414]</a></span>
+revêtir et dîner tout à l'aise, et puis donna à chacun
+six nobles, et les fit conduire hors de l'ost (armée) à sauveté.&raquo;</p>
+
+<p>Tout cela est admirable et, dans les historiens les plus
+renommés de l'antiquité, je ne sais pas beaucoup d'épisodes
+qui vaillent celui-ci. Une citation encore, non
+moins intéressante quoique d'un genre différent:</p>
+
+<p>&laquo;Vérité fut selon la fame (renommée) qui courait,
+que le roi de Navarre (Charles-le-Mauvais), du temps
+qu'il se tenait en Normandie et que le roi de France
+(Charles V) était duc de Normandie, il le voulut faire
+empoisonner; et reçut le roi de France le venin; et fut
+si avant mené que tous les cheveux de la tête lui churent,
+et tous les ongles des pieds et des mains, et devint
+aussi sec qu'un bâton, et n'y trouvait-on point de
+remède. Son oncle, l'empereur de Rome, ouït parler de
+sa maladie; si (or) lui envoya tantôt et sans délai un
+maître médecin qu'il avait de lez (près de) lui, le meilleur
+maître et le plus grand en science qui fût en ce
+temps au monde, ni que on sût ni connût, et bien le
+voyait-on par ses &#339;uvres. Quand ce maître médecin fut
+venu en France de lez le roi, qui lors était duc de Normandie,
+et il eut la connaissance de sa maladie, il dit
+qu'il était empoisonné et en grand péril de mort. Si fit
+adonc, en ce temps, de celui qui puis fut roi de France,
+la plus belle cure dont on put ouïr parler; car il amortit
+en tout ou en partie le venin qu'il avait pris et reçu;
+et lui fit recouvrer cheveux et ongles et santé, et le
+remit en point et en force d'homme parmi ce que, tout
+petit à petit, le venin lui issait et coulait par une petite
+fistule qu'il avait au bras. Et à son département, car on<span class='pagenum'><a name="Page_415" id="Page_415">[Pg 415]</a></span>
+ne put le retenir en France, il donna une recette dont
+on userait tant qu'il vivrait. Et bien dit au roi de France
+et à ceux qui de lez lui étaient:</p>
+
+<p>&laquo;Si très tôt que cette petite fistule laira (cessera) de
+couler et sèchera, vous mourrez sans point de remède,
+mais vous avez quinze jours au plus de loisir pour vous
+aviser et penser à l'âme. Bien avait le roi de France
+retenu toutes ces paroles; et porta cette fistule vingt-trois
+ans, laquelle chose par maintes fois l'avait fort
+ébahi... Si quand cette fistule commença à sécher et
+non couler, les doutes (craintes) de la mort lui commencèrent
+à approcher. Si ordonna, comme sage homme
+et vaillant qu'il était, toutes ses besognes.&raquo; (Froissart:
+Livre II.)</p>
+
+<p>Froissart mourut à Chimay vers 1410. D'après un
+vieux manuscrit découvert dans cette ville: &laquo;Son corps
+est ensepulturé à Chimay, en la chapelle où sont les
+fonts baptismaux.&raquo; Après sa mort, on fit beaucoup de
+vers à sa louange, nous citerons seulement une de ces
+pièces en façon d'épitaphes.</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">HONORARIUM.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">Gallorum sublimis honos et fama tuorum,<br /></span>
+<span class="i0">Hic, Froissarde, jaces, si modò fortè jaces.<br /></span>
+<span class="i0">Histori&aelig; vivus studuisti reddere vitam,<br /></span>
+<span class="i0">Defuncto vitam reddet at illa tibi.<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>&laquo;Froissart, qui fut la gloire et l'honneur des Gaules,
+gît ici, supposé qu'il soit mort. Vivant, ô Froissart, tu
+t'étudiais à rendre la vie à l'histoire, et celle-ci, quand
+tu n'es plus, fait de même pour toi.&raquo;</p>
+
+<p>Froissart n'était pas seulement prosateur excellent<span class='pagenum'><a name="Page_416" id="Page_416">[Pg 416]</a></span>
+mais aussi poète distingué. D'ailleurs, sa verve s'exerçait
+trop volontiers, à la façon de Pétrarque, sur les
+sujets chers alors comme aujourd'hui aux faiseurs de
+romans et romances. Voici d'une de ses meilleures pièces
+un fragment comme échantillon de sa manière:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Ce fut au joli mois de may,<br /></span>
+<span class="i0">Je n'eus doubtance ni esmai (effroi)<br /></span>
+<span class="i0">Quand j'entray en un jardinet.<br /></span>
+<span class="i0">Il estoit assez matinet,<br /></span>
+<span class="i0">Un peu après l'aube crevant (croissant)<br /></span>
+<span class="i0">Nulle riens ne m'alloit gresvant (pesant),<br /></span>
+<span class="i0">Mès (mais) toute chose me plaisoit<br /></span>
+<span class="i0">Pour le joli temps qu'il faisoit,<br /></span>
+<span class="i0">Et estoit apparent dou (de) faire.<br /></span>
+<span class="i0">.........<br /></span>
+<span class="i0">Je me tenois en un moment<br /></span>
+<span class="i0">Et pensois au chant des oiseauls,<br /></span>
+<span class="i0">En regardant les arbriseaus,<br /></span>
+<span class="i0">Dont il y avait grant foison,<br /></span>
+<span class="i0">Et estoie sous un buisson<br /></span>
+<span class="i0">Que nous appelons aube-espine<br /></span>
+<span class="i0">Qui devant et puis l'aube espine;<br /></span>
+<span class="i0">Mes la flour (fleur) est de tel (telle) noblesse.<br /></span>
+<span class="i0">Que la pointure petit blesse;<br /></span>
+<span class="i0">.........<br /></span>
+<span class="i0">Tout envi que là me seoie (seyais)<br /></span>
+<span class="i0">Et que le firmament veoie (voyais)<br /></span>
+<span class="i0">Qui estoit plus clair et plus pur<br /></span>
+<span class="i0">Que ne soit argent ne azur,<br /></span>
+<span class="i0">En un penser je me ravis.....<br /></span>
+</div></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_96_96" id="Footnote_96_96"></a><a href="#FNanchor_96_96"><span class="label">[96]</span></a> <i>Biographie Universelle</i>, article <i>Froissart</i>.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_97_97" id="Footnote_97_97"></a><a href="#FNanchor_97_97"><span class="label">[97]</span></a> Quel monstrueux abus de la victoire! La guerre était plus inhumaine
+alors qu'aujourd'hui.<span class='pagenum'><a name="Page_417" id="Page_417">[Pg 417]</a></span></p></div>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="DES_GENETTES" id="DES_GENETTES"></a>DES GENETTES</h2>
+
+
+<p>Tout le monde connaît la belle gravure d'<i>Hippocrate
+refusant les présents du roi Artaxercès</i>, gravure faite
+d'après le tableau de Girodet-Trioson. Il est dans la vie
+de notre illustre contemporain Des Genettes, plusieurs
+traits dignes assurément d'une bien autre admiration et
+qui, plus encore que le magnanime refus du médecin
+grec, méritaient d'être popularisés par la peinture et la
+gravure. Mais en était-il besoin alors que les plus glorieux
+sont encore dans la mémoire de tous? Qui ne sait
+par exemple l'héroïque, l'infatigable dévouement de
+Des Genettes comme médecin en chef de l'armée pendant
+l'expédition d'Égypte.</p>
+
+<p>&laquo;À peine arrivé en Égypte, disent les biographes<a name="FNanchor_98_98" id="FNanchor_98_98"></a><a href="#Footnote_98_98" class="fnanchor">[98]</a>, il
+ne tarda pas à se trouver aux prises avec la peste; cette
+maladie terrible et mystérieuse, qui semble se propager
+surtout par l'effroi qu'elle inspire, fut combattue avec
+un merveilleux succès par le docteur Des Genettes au
+moyen des plus sages prescriptions hygiéniques, au besoin
+par une thérapeutique hardie et savante, et toujours
+en agissant avec force sur le moral des malades et
+sur l'imagination de tous. À la fin du siège de Saint-<span class='pagenum'><a name="Page_418" id="Page_418">[Pg 418]</a></span>Jean
+d'Acre, lorsque le fléau exerçait de tels ravages
+dans l'armée de Syrie qu'on voyait défaillir les plus intrépides
+courages, comprenant qu'un grand exemple
+était nécessaire pour rendre un peu de calme et de confiance
+aux soldats que démoralisait la terreur, pour les
+faire douter au moins du caractère contagieux de la
+maladie, au milieu de l'hôpital, M. Des Genettes trempa
+une lancette dans le pus d'un bubon et se fit deux piqûres
+dans l'aine et près de l'aisselle, expérience incomplète
+a-t-il dit plus tard, et qui fait seulement voir que
+les conditions nécessaires pour que la contagion ait lieu
+ne sont pas déterminées.&raquo;</p>
+
+<p>Un autre jour, à la suite d'une conversation qu'il
+avait eue avec Berthollet soutenant que les miasmes
+pestilentiels se transmettent surtout par la salive, il se
+rend avec son ami dans la salle des malades. Un de ces
+derniers, moribonds déjà, voyant approcher de son lit le
+médecin, se soulève par un suprême effort et lui tend
+son verre dans lequel restait une partie de la potion ordonnée
+et demande au docteur de la partager avec lui.</p>
+
+<p>&laquo;Donnez!&raquo; dit Des Genettes qui prend le verre des
+mains du pestiféré et le vide sans sourciller: &laquo;Action,
+dit le docteur Pariset, qui donna une lueur d'espoir au
+mourant, mais qui fit pâlir et reculer d'horreur tous les
+assistants: seconde inoculation, plus redoutable que la
+première, de laquelle Des Genettes semblait lui-même
+tenir peu de compte<a name="FNanchor_99_99" id="FNanchor_99_99"></a><a href="#Footnote_99_99" class="fnanchor">[99]</a>.&raquo;</p>
+
+<p>Mais revenons à l'ordre chronologique et à la biographie.
+Des Genettes (Réné-Nicolas Dufriche, baron) naquit
+à Alençon en 1762. Sa famille (les Dufriche et les<span class='pagenum'><a name="Page_419" id="Page_419">[Pg 419]</a></span>
+Valazé) était originaire d'Essée, joli bourg situé entre
+Seez et Alençon. Il commença ses études classiques au
+collège de cette dernière ville et les acheva à Paris
+dans la maison de Sainte-Barbe. Peu de temps après sa
+sortie, il lui échut un héritage, et cette fortune inespérée
+lui permit d'employer quelques années en voyages.
+Après un séjour en Angleterre, il se rendit en Italie où
+il se lia avec les professeurs les plus distingués des universités,
+et notamment le docteur Paul Mascagni. Les
+voyages ne l'avaient pas détourné des études médicales
+vers lesquelles l'entraînait sa vocation puisque, à son
+retour en France, il se rendit immédiatement à Montpellier
+où il fut reçu docteur après un brillant examen.
+Faut-il croire à l'exactitude du portrait que nous fait de
+Des Genettes à cette époque un biographe qui, contrairement
+à tous les autres, paraît assez peu sympathique
+à l'illustre médecin? &laquo;Des Genettes avait alors vingt-sept
+ans. Bien fait de sa personne, d'un esprit mordant
+et ironique et d'une physionomie saisissante, libéral par
+tempérament quoique assez fier de sa gentilhommerie,
+fort disert, démonstratif et enjoué; peu scrupuleux en
+fait d'épigrammes et de médisances, faisant le portrait
+sans atténuer les défauts et joignant le talent du mime
+à celui du causeur; habile à improviser l'anecdote sans
+jamais taire ni les dates ni les noms propres, ce qui allait
+fréquemment jusqu'à la personnalité, Des Genettes
+fréquentait non-seulement les cercles du monde, mais
+les personnages haut placés dont sa façon de parler très-accentuée
+et son verbe élevé aiguillonnaient singulièrement
+la curiosité et l'attention<a name="FNanchor_100_100" id="FNanchor_100_100"></a><a href="#Footnote_100_100" class="fnanchor">[100]</a>.&raquo;<span class='pagenum'><a name="Page_420" id="Page_420">[Pg 420]</a></span></p>
+
+<p>J'ai peur qu'il n'y ait dans ce portrait plus de fantaisie
+et de parti pris que de vérité; dans tous les cas,
+Des Genettes, corrigé par l'expérience et la réflexion,
+pensait et surtout agissait bien différemment plus tard
+lui qui disait dans son <i>Éloge de Hallé</i>: &laquo;M. Hallé avait
+des volontés bien prononcées dès que cela devenait nécessaire.
+Ce n'était point de l'obstination mais du vrai
+caractère. Quand il entendait médire, il souriait finement
+et souvent avec dédain; plus souvent il détournait
+la tête pour se boucher les oreilles. Quand il entendait
+calomnier des gens de bien, déprécier des services éminents,
+attaquer les institutions utiles et recommandables,
+c'était bien autre chose. En effet, lorsqu'il éprouvait
+des mouvements d'indignation, sa voix s'animait
+tout à coup, les expressions les plus heureuses accouraient
+en foule pour seconder sa pressante dialectique, et
+il s'élevait à une éloquence d'autant plus persuasive
+qu'elle jaillissait de son c&#339;ur.&raquo;</p>
+
+<p>Voilà certes un noble langage, et qui répond victorieusement
+à ce qu'on a lu plus haut. Au mois de mars
+de l'année 1793, Des Genettes, par l'entremise de Thouret,
+directeur de l'École de santé et dont plus tard il
+épousa la fille, obtint un brevet de médecin militaire, et
+tout aussitôt il quitta Paris pour se rendre à son poste
+en Italie. &laquo;Il y passa trois années, servit sous plusieurs
+généraux, et comme il montra du zèle et surtout de
+l'humanité, un esprit capable et prompt, un caractère
+résolu, il obtint bientôt l'estime de ses chefs, la confiance
+du soldat, le respect même des étrangers, et ce fut
+de l'assentiment de tous qu'il franchit les grades
+intermédiaires: dès 1794, c'est-à-dire après une année<span class='pagenum'><a name="Page_421" id="Page_421">[Pg 421]</a></span>
+de service, il était déjà médecin en chef de l'armée.&raquo;</p>
+
+<p>Ainsi s'exprime le biographe cité plus haut qui, quoique
+peu disposé, ce semble, à la sympathie, parle comme
+ses confrères (avec moins de chaleur sans doute) et ne
+peut se refuser à rendre témoignage à la vérité. Des Genettes
+se rencontra à Nice avec Bonaparte, plus jeune
+que lui de quelques années, et qui fut prompt à l'apprécier;
+car lorsqu'ils se séparèrent, le jeune général lui
+dit:</p>
+
+<p>&laquo;Étudiez tous les détails d'une armée; j'en profiterai
+plus tard, vous aussi.&raquo;</p>
+
+<p>En effet, l'expédition d'Égypte résolue, Bonaparte
+nomma Des Genettes médecin en chef de l'armée, et
+comme on l'a vu déjà, il n'eut point à le regretter.
+&laquo;Dès son entrée dans la contrée nouvelle, dit le docteur
+Pariset, qui lui-même visita l'Égypte, après avoir réparti
+ses collaborateurs sur les différents points que devaient
+occuper nos armes, son premier soin fut de les inviter,
+par une instruction, à l'étude des lieux, des hommes,
+des travaux, des aliments, etc. De là sont nées les curieuses
+topographies et les notes et les mémoires qu'il a
+publiés dans son ouvrage (<i>Histoire médicale de l'armée
+d'Orient</i>) sous les noms de leurs auteurs; car loin de tenir
+dans l'ombre les savants et courageux médecins de
+l'armée d'Égypte, il aimait à les parer de leurs talents,
+comme il aimait à reconnaître et à proclamer leurs services.&raquo;</p>
+
+<p>Des Genettes, après le départ de Bonaparte, resta en
+Égypte avec Kléber, son ami, dont la statue occupa
+toujours une place d'honneur dans sa bibliothèque.
+De retour en France seulement vers 1801, il fut nommé<span class='pagenum'><a name="Page_422" id="Page_422">[Pg 422]</a></span>
+médecin en chef de l'hôpital du Val-de-Grâce, puis inspecteur
+général du service de santé des armées. Envoyé
+en Espagne en 1805, pour étudier l'épidémie qui, l'année
+précédente, avait fait de cruels ravages à Cadix,
+Malaga et Alicante, il suivit les armées françaises en
+Prusse, en Pologne, en Autriche, &laquo;où il fit preuve du
+plus rare talent joint au plus sincère dévouement&raquo; dit
+Feller.</p>
+
+<p>Dans cette désastreuse campagne de 1812, fait prisonnier
+pendant la retraite, il écrivit à l'empereur Alexandre
+pour demander sa liberté en invoquant la bienveillance
+que pourraient lui mériter les services rendus
+par lui aux blessés de toutes les nations. Alexandre
+effaça sur la demande le mot <i>bienveillance</i> qu'il remplaça
+par celui de <i>reconnaissance</i>, et Des Genettes, rendu à la
+liberté, fut reconduit aux avant-postes français avec une
+garde d'honneur.</p>
+
+<p>Alexandre sans doute n'ignorait pas la fermeté dont
+Des Genettes avait fait preuve tout récemment dans
+l'intérêt de l'humanité vis-à-vis de l'empereur Napoléon.</p>
+
+<p>Celui-ci, après l'entrée des Français dans Moscou, eut
+l'idée de transformer en caserne un hospice destiné aux
+Enfants-Trouvés. Des Genettes en est averti; aussitôt il
+se présente à l'empereur et réclame avec énergie contre
+la mesure projetée. Sous le coup de son émotion, à ce
+qu'on raconte, il termine en disant:</p>
+
+<p>&laquo;Si les soldats prennent la place des malheureux
+orphelins, que deviendront ces derniers? Ne se trouveront-ils
+pas sans asile et ne vous exposez-vous pas, sire,
+à ce que la postérité plus tard parle de vous comme elle
+fait d'Hérode.<span class='pagenum'><a name="Page_423" id="Page_423">[Pg 423]</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Hérode! répond l'empereur non sans quelque
+étonnement! Qu'a-t-il à faire ici et à quoi cela pourrait-il
+ressembler?</p>
+
+<p>&mdash;Au Massacre des Innocents! reprend hardiment le
+médecin en chef.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez raison, dit l'empereur après un court silence.
+Je vais donner l'ordre que ce projet n'ait pas de suite.</p>
+
+<p>Après la bataille de Leipsick, Des Genettes, forcé de
+se renfermer dans la citadelle de Torgau, ne revint en
+France qu'au mois de mai 1814. À cause de ses antécédents
+et par suite de certaines intrigues surtout, sa
+situation devint difficile et peu s'en fallut que sa chaire
+de professeur adjoint de physique médicale et d'hygiène
+à la Faculté ne lui fût enlevée. Louis XVIII cependant,
+qui ne partageait point les rancunes des bureaux, nomma
+Des Genettes commandeur de la Légion d'Honneur;
+et plus tard, en 1819, il voulut qu'il fît partie du conseil
+de santé des armées, bien que Des Genettes se fût trouvé
+à Waterloo comme médecin en chef de l'armée et de la
+Garde impériale. Quelques mois avant la mort de Napoléon,
+il fut officiellement chargé de désigner les médecins
+qui devaient se rendre à Sainte Hélène. Ces témoignages
+réitérés et mérités de confiance permettent de
+croire que sa destitution en 1823, comme professeur, fut
+la suite d'un regrettable malentendu comme l'affirment
+les rédacteurs de la <i>Nouvelle Biographe générale</i>, et de
+l'<i>Encyclopédie des Gens du monde</i>, après Rabbe et Boisjolin
+qui écrivaient en 1834:</p>
+
+<p>&laquo;Un léger tumulte, fomenté par des individus étrangers
+à la Faculté eut lieu à l'occasion d'un discours<span class='pagenum'><a name="Page_424" id="Page_424">[Pg 424]</a></span><a name="FNanchor_101_101" id="FNanchor_101_101"></a><a href="#Footnote_101_101" class="fnanchor">[101]</a>
+qu'il prononça pour la rentrée de l'École. Ce tumulte,
+qui certes n'avait rien de séditieux, servit de prétexte
+à la dissolution momentanée de l'École et à sa réorganisation
+préparée de longue main<a name="FNanchor_102_102" id="FNanchor_102_102"></a><a href="#Footnote_102_102" class="fnanchor">[102]</a>.&raquo;</p>
+
+<p>M. Is. Bourdon qui, dans la <i>Biographie universelle</i>,
+comme nous l'avons dit, contrairement aux autres biographes,
+juge son confrère avec plus de sévérité que de
+sympathie, contredit Rabbe et Boisjolin dans les termes
+suivants: &laquo;Des Genettes vint ensuite qui, loin de les
+calmer, ne fit qu'exaspérer les passions haineuses de
+l'assemblée. Une phrase où l'imprudent orateur faisait
+allusion à la fin chrétienne du docteur Hallé, fut répétée
+par lui jusqu'à trois fois en la commentant par des
+gestes aux marques croissantes d'une improbation scandaleuse.
+Jamais mauvaise comédie ne mit en jeu tant
+de sifflets.&raquo;</p>
+
+<p>Il est difficile de ne pas douter un peu de la parfaite
+exactitude de ce langage où l'on sent, à travers la formule
+embarrassée et énigmatique, je ne sais quelle
+pointe d'aigreur. Cette opinion paraît plus vraisemblable
+si l'on rapproche le commentaire du passage
+incriminé tel qu'il se trouve dans le texte original et
+dans lequel je cherche en vain l'ombre de l'ironie ou de
+la raillerie.</p>
+
+<p>&laquo;Nous croirions manquer à la mémoire de M. Hallé
+(interruption), nous croirions la trahir (interruptions
+prolongées); vous auriez le droit de me traiter comme
+un lâche (profond silence et attention générale), si
+j'appréhendais de dire hautement ici que M. Hallé eut<span class='pagenum'><a name="Page_425" id="Page_425">[Pg 425]</a></span>
+des sentiments de religion aussi sincères que profonds.
+Comme Pascal, il s'anéantissait devant la grandeur
+de Dieu; une teinte de l'âme de Fénelon émoussait
+en lui le rigorisme; et comme il se croyait sans mission
+pour amener les autres à ses opinions, il se borna
+à prêcher d'exemple<a name="FNanchor_103_103" id="FNanchor_103_103"></a><a href="#Footnote_103_103" class="fnanchor">[103]</a>.&raquo;</p>
+
+<p>J'estime que, bien loin d'accuser l'orateur d'<i>imprudence</i>,
+on ne pouvait que le louer de la franchise et de la
+netteté de son langage. On a d'autant plus lieu de croire
+qu'il était sincère et que la passion des auditeurs,
+seule, interprétait son langage en sens contraire, que la
+conduite de Des Genettes ne le démentit point à l'instant
+solennel, M. Is. Bourdon lui-même le proclame loyalement:
+&laquo;Quelle qu'eût été son opinion, quinze ans plutôt,
+sur la foi docile de Hallé, son collègue de chaire, sa
+fin ne fut ni moins résignée, ni moins exemplaire et
+chrétienne, tant l'espérance en Dieu, tant la foi sont un
+rapprochement digne des grands esprits.&raquo;</p>
+
+<p>En dépit de sa vie agitée et occupée, l'illustre docteur a
+laissé de nombreux écrits relatifs à la science médicale et
+aussi des <i>Mémoires</i> dont deux volumes seulement ont été
+publiés et que sa mort, arrivée en 1837 (2 février), ne lui
+permit pas de terminer. Il était alors, et depuis 1832,
+médecin en chef des Invalides. L'empereur l'avait créé
+baron en 1809 et, &laquo;il n'avait garde de l'oublier, lui qui
+eût renoncé à toute son hygiène plutôt qu'à sa noblesse,
+il est vrai, fort méritée&raquo; dit toujours avec le même
+accent le rédacteur presque narquois de la <i>Biographie
+universelle</i> qui ne paraît point du tout désireux d'apporter
+sa pierre au piédestal de notre héros.<span class='pagenum'><a name="Page_426" id="Page_426">[Pg 426]</a></span></p>
+
+<p>Parlant de lui comme professeur, il écrit:</p>
+
+<p>&laquo;Des Genettes était moins écouté qu'applaudi, car sa
+mimique était mieux comprise que sa parole. Aux examens
+il était fier de son latin en effet élégant et facile;
+et il posait ses questions avec autant d'esprit que d'autorité,
+toujours plus occupé de l'auditoire que des candidats,
+et dispensant ceux-ci de toute réponse par de
+longs et brillants monologues où il excellait.</p>
+
+<p>&laquo;Laissez-moi parler, leur disait-il, vous gagnerez à
+vous taire. En parlant, je vous instruis, et préserve
+votre vanité du remords d'une mauvaise réponse.&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;Il était le même à l'Académie toujours personnel et
+blessant.... Trop conteur pour administrer sagement et
+pour bien conclure, sa vie entière ne fut pour ainsi dire
+qu'une longue narration, y compris le temps où il fut
+maire du 10<sup>e</sup> arrondissement de Paris.&raquo;</p>
+
+<p>À ces affirmations ayant un peu l'air d'accusations
+sous la forme d'épigrammes, mais dont l'exagération
+même atténue beaucoup la portée, nous opposerons le
+jugement formulé antérieurement par Rabbe et Boisjolin
+dont la <i>Biographie Nouvelle</i>, l'<i>Encyclopédie des Gens
+du monde</i>, etc, se font les échos:</p>
+
+<p>&laquo;Nous n'aurions fait connaître que très imparfaitement
+M. Des Genettes, si nous ne parlions pas de ses
+talents comme professeur. Ses cours à la Faculté étaient
+des modèles de clarté et de méthode, pleins d'idées
+neuves et saillantes. Comme orateur, il se distingue par
+une familiarité originale et piquante. Dans ses divers
+discours à la Faculté, dans les discussions journalières
+de l'Académie de Médecine, il a constamment fait
+preuve d'une grande sagacité de raisonnement jointe au<span class='pagenum'><a name="Page_427" id="Page_427">[Pg 427]</a></span>
+charme d'une élocution facile et animée. Son langage
+est remarquable surtout par <i>cette observation de toutes les
+convenances, ce tact</i> que donnent seules, même à un
+homme d'esprit, la variété des connaissances et des relations
+sociales distinguées.&raquo;</p>
+
+<p>Il y a là, ce semble, l'accent de la vérité, et volontiers
+on applaudit aux biographes quand ils disent: &laquo;Des
+Genettes a rendu son nom célèbre en France et en Europe
+par de belles actions, de savants ouvrages, de glorieux
+services rendus à l'humanité, et par son habileté supérieure
+dans l'administration hygiénique et médicale
+des armées.&raquo;</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_98_98" id="Footnote_98_98"></a><a href="#FNanchor_98_98"><span class="label">[98]</span></a> <i>Biographie des Contemporains</i>, <i>Nouvelle Biographie</i>, <i>Biographie
+de Feller</i>, <i>etc.</i></p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_99_99" id="Footnote_99_99"></a><a href="#FNanchor_99_99"><span class="label">[99]</span></a> Pariset&mdash;Éloge de Des Genettes.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_100_100" id="Footnote_100_100"></a><a href="#FNanchor_100_100"><span class="label">[100]</span></a> Is. Bourdon.&mdash;<i>Biographie universelle.</i></p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_101_101" id="Footnote_101_101"></a><a href="#FNanchor_101_101"><span class="label">[101]</span></a> <i>Éloge de Hallé.</i></p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_102_102" id="Footnote_102_102"></a><a href="#FNanchor_102_102"><span class="label">[102]</span></a> <i>Biographie universelle et portative des Contemporains.</i></p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_103_103" id="Footnote_103_103"></a><a href="#FNanchor_103_103"><span class="label">[103]</span></a> <i>Éloge de M. Hallé</i>, in 8&ordm;, 1823.<span class='pagenum'><a name="Page_428" id="Page_428">[Pg 428]</a></span></p></div>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="GEOFFROY-MARIE" id="GEOFFROY-MARIE"></a>GEOFFROY-MARIE</h2>
+
+
+<p>Cette rue fut ouverte en 1842 seulement, sur les
+terrains dits de la Boule-Rouge, appartenant à l'Hôtel-Dieu
+de Paris, en vertu d'une donation fort ancienne
+faite par <i>Geoffroy</i> cordonnier à Paris, et <i>Marie</i>, son
+épouse, lesquels, d'après le contrat, à la date du mois
+d'avril 1261<a name="FNanchor_104_104" id="FNanchor_104_104"></a><a href="#Footnote_104_104" class="fnanchor">[104]</a>, ont cédé <i>aux pauvres</i> de l'Hôtel-Dieu une
+pièce de terre de huit arpents située vis-à-vis la grange
+qui est appelée la <i>Grange-Bataillière</i>; plus un arpent et
+demi de vignes, sis en trois pièces dans la censive de
+Saint Germain-des-Prés (avec réserve de l'usufruit);
+plus <i>quarante sols parisis</i> de rente annuelle et perpétuelle
+à prendre sur une maison appartenant auxdits
+sieur et dame.</p>
+
+<p>&laquo;En récompense de quoi, dit le contrat, les Frères
+dudit Hôtel-Dieu ont concédé à toujours auxdits Geoffroy
+et Marie la participation, comme ils l'ont eux-mêmes,
+aux prières et aux bienfaits qui ont été faits
+et se feront à l'avenir au susdit Hôtel-Dieu. Et aussi
+ont promis lesdits Frères de donner et fournir, en
+récompense de ce qui précède, auxdits Geoffroy et
+Marie, pendant leur vie et au survivant d'eux, tout ce<span class='pagenum'><a name="Page_429" id="Page_429">[Pg 429]</a></span>
+qui sera nécessaire pour la <i>nourriture et l'habillement</i> à
+la manière des Frères et des S&#339;urs dudit Hôtel-Dieu,
+quelle que soit leur manière d'être et dans quelque
+état qu'ils deviennent et se trouvent.&raquo;</p>
+
+<p>Cet acte est intéressant à rappeler sous plus d'un
+rapport: il fut passé en plein moyen-âge, dans ces
+temps si fort décriés et souvent calomniés par certains
+écrivains de peu de science ou de peu de bonne foi. Il
+montre la sollicitude dont les <i>pauvres</i>, ces membres
+souffrants de Jésus-Christ, étaient l'objet alors; car ce
+n'est pas à l'établissement, c'est aux pauvres mêmes,
+qu'on y soignait et entretenait en grand nombre,
+qu'est faite la donation; les bons Frères ne sont là que
+leurs représentants; c'est en leur nom qu'ils acceptent
+et aux conditions si touchantes qu'on a vues. Cet acte
+prouve encore que l'aisance, la richesse même, n'étaient
+point en ce temps, comme on est porté à le croire, le
+partage uniquement des classes supérieures, de la noblesse
+en particulier, puisque de petits bourgeois de
+Paris, en exerçant une industrie assurément des plus
+modestes, avaient pu acquérir une fortune si considérable
+même pour l'époque.</p>
+
+<p>Une partie de ces terrains, restés la propriété de
+l'hospice, fut vendue, au mois de novembre 1840, pour
+la somme énorme de 3,075,800 fr., à MM. Maufra et
+Pène; ce dernier fut autorisé, par ordonnance royale du
+10 janvier 1842, à ouvrir sur cet emplacement une rue
+nouvelle, dite rue <i>Geoffroy-Marie</i>, en souvenir du cordonnier
+et de sa femme, les anciens et généreux donataires.
+On ne saurait trop applaudir à cet acte de gratitude
+pour les deux pauvres bourgeois du treizième<span class='pagenum'><a name="Page_430" id="Page_430">[Pg 430]</a></span>
+siècle, dont le bienfait si considérable, qui n'avait eu
+d'autre mobile que la charité, remis en lumière et
+comme rajeuni par la publicité, obtient ainsi après tant
+d'années sa récompense temporelle, sans préjudice de
+l'autre bien autrement précieuse et qu'ont reçue dès
+longtemps sans doute <i>Geoffroy</i> et <i>Marie</i>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_104_104" id="Footnote_104_104"></a><a href="#FNanchor_104_104"><span class="label">[104]</span></a> Sous le règne de Saint-Louis.</p></div>
+
+
+<h4>FIN DU PREMIER VOLUME.</h4>
+<p><span class='pagenum'><a name="Page_431" id="Page_431">[Pg 431]</a></span></p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+
+<h2><a name="TABLE" id="TABLE"></a>TABLE</h2>
+
+
+<div class="center">
+<table summary="table_des_matieres" border="0" cellpadding="4"
+cellspacing="0">
+
+<tbody><tr><td align="left"><a href="#PREFACE"><b><span class="smcap">préface</span></b></a></td>
+<td align="left">&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;</td>
+<td align="right">v</td></tr>
+
+<tr><td align="left"><a href="#LE_CARDINAL_DAMBOISE"><b>Amboise (le cardinal d')</b></a></td>
+<td align="left"></td>
+<td align="right">1</td></tr>
+
+<tr><td align="left"><a href="#JACQUES_AMYOT"><b>Amyot</b></a></td>
+<td align="left"></td>
+<td align="right">9</td></tr>
+
+<tr><td align="left"><a href="#ANDRIEUX"><b>Andrieux</b></a></td>
+<td align="left"></td>
+<td align="right">22</td></tr>
+
+<tr><td align="left"><a href="#DASSAS_ET_DESILLES"><b>Assas (d') et Desilles</b></a></td>
+<td align="left"></td>
+<td align="right">26</td></tr>
+
+<tr><td align="left"><a href="#HUGUES_AUBRIOT"><b>Aubriot</b></a></td>
+<td align="left"></td>
+<td align="right">32</td></tr>
+
+<tr><td align="left"><a href="#SYLVAIN_BAILLY"><b>Bailly (Sylvain)</b></a></td>
+<td align="left"></td>
+<td align="right">36</td></tr>
+
+<tr><td align="left"><a href="#BEAUJON"><b>Beaujon</b></a></td>
+<td align="left"></td>
+<td align="right">52</td></tr>
+
+<tr><td align="left"><a href="#BEETHOVEN_LOUIS_VAN"><b>Beethoven</b></a></td>
+<td align="left"></td>
+<td align="right">54</td></tr>
+
+<tr><td align="left"><a href="#BELSUNCE_ET_ROZE"><b>Belsunce et Roze</b></a></td>
+<td align="left"></td>
+<td align="right">74</td></tr>
+
+<tr><td align="left"><a href="#BERANGER"><b>Béranger</b></a></td>
+<td align="left"></td>
+<td align="right">94</td></tr>
+
+<tr><td align="left"><a href="#BERTHOLLET"><b>Berthollet</b></a></td>
+<td align="left"></td>
+<td align="right">98</td></tr>
+
+<tr><td align="left"><a href="#BOSSUET"><b>Bossuet</b></a></td>
+<td align="left"></td>
+<td align="right">107</td></tr>
+
+<tr><td align="left"><a href="#BOURDALOUE"><b>Bourdaloue</b></a></td>
+<td align="left"></td>
+<td align="right">130</td></tr>
+
+<tr><td align="left"><a href="#BREGUET"><b>Breguet</b></a></td>
+<td align="left"></td>
+<td align="right">39</td></tr>
+
+<tr><td align="left"><a href="#LA_BRUYERE_JEAN_DE"><b>Bruyère (Jean de la)</b></a></td>
+<td align="left"></td>
+<td align="left">144</td></tr>
+
+<tr><td align="left"><a href="#BUGEAUD"><b>Bugeaud</b></a></td>
+<td align="right"></td>
+<td align="left">153</td></tr>
+
+<tr><td align="left"><a href="#CAFFARELLI"><b>Caffarelli</b></a></td>
+<td align="left"></td>
+<td align="right">157</td></tr>
+
+<tr><td align="left"><a href="#DE_LA_CHAISE"><b>Chaise (La)</b></a></td>
+<td align="left"></td>
+<td align="right">167</td></tr>
+
+<tr><td align="left"><a href="#CHARLEMAGNE"><b>Charlemagne</b></a></td>
+<td align="left"></td>
+<td align="right">173</td></tr>
+
+<tr><td align="left"><a href="#CHATEAUBRIAND"><b>Chateaubriand</b></a></td>
+<td align="left"></td>
+<td align="right">176</td></tr>
+
+<tr><td align="left"><a href="#CHAUVEAU-LAGARDE"><b>Chauveau-Lagarde</b></a></td>
+<td align="left"></td>
+<td align="right">191</td></tr>
+
+<tr><td align="left"><a href="#CHEVALERIE"><b>Chevalerie</b></a></td>
+<td align="left"></td>
+<td align="right">204</td></tr>
+
+<tr><td align="left"><a href="#DE_CHEVERUS_LE_CARDINAL"><b>Cheverus (de)</b></a></td>
+<td align="left"></td>
+<td align="right">210</td></tr>
+
+<tr><td align="left"><a href="#COCHIN"><b>Cochin</b></a></td>
+<td align="left"></td>
+<td align="right">229</td></tr>
+
+<tr><td align="left"><a href="#COLBERT_ET_LOUVOIS"><b>Colbert et Louvois</b></a></td>
+<td align="left"></td>
+<td align="right">233</td></tr>
+
+<tr><td align="left"><a href="#COMBES_MICHEL"><b>Combes (Michel)</b></a></td>
+<td align="left"></td>
+<td align="right">243</td></tr>
+
+<tr><td align="left"><a href="#COMMINES"><b>Commines</b></a></td>
+<td align="left"></td>
+<td align="right">256</td></tr>
+
+<tr><td align="left"><a href="#LA_CONDAMINE_ET_JENNER"><b>Condamine (La) et Jenner</b></a></td>
+<td align="left"></td>
+<td align="right">246</td></tr>
+
+</tbody></table></div>
+
+<p><span class='pagenum'><a name="Page_432" id="Page_432">[Pg 432]</a></span></p>
+
+<div class="center">
+<table summary="table_des_matieres" border="0" cellpadding="4"
+cellspacing="0">
+
+<tbody><tr><td align="left"><a href="#CORNEILLE_PIERRE"><b>Corneille (Pierre)</b></a></td>
+<td align="left">&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;</td>
+<td align="right">272</td></tr>
+
+<tr><td align="left"><a href="#LE_GENERAL_DESAIX"><b>Desaix</b></a></td>
+<td align="left"></td>
+<td align="right">293</td></tr>
+
+<tr><td align="left"><a href="#MATHIEU_DE_DOMBASLE"><b>Dombasle</b></a></td>
+<td align="left"></td>
+<td align="right">308</td></tr>
+
+<tr><td align="left"><a href="#DUPUYTREN"><b>Dupuytren</b></a></td>
+<td align="left"></td>
+<td align="right">323</td></tr>
+
+<tr><td align="left"><a href="#LABBE_DE_LEPEE"><b>Épée (l'abbé de l')</b></a></td>
+<td align="left"></td>
+<td align="right">339</td></tr>
+
+<tr><td align="left"><a href="#FENELON"><b>Fénelon</b></a></td>
+<td align="left"></td>
+<td align="right">351</td></tr>
+
+<tr><td align="left"><a href="#NICOLAS_FLAMEL"><b>Flamel (Nicolas)</b></a></td>
+<td align="left"></td>
+<td align="right">374</td></tr>
+
+<tr><td align="left"><a href="#LA_FONTAINE_JEAN_DE"><b>Fontaine (Jean de la)</b></a>&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;</td>
+<td align="left"></td>
+<td align="right">380</td></tr>
+
+<tr><td align="left"><a href="#FROISSARD_OU_FROISSART"><b>Froissart</b></a></td>
+<td align="left"></td>
+<td align="right">405</td></tr>
+
+<tr><td align="left"><a href="#DES_GENETTES"><b>Genettes (Des)</b></a></td>
+<td align="left"></td>
+<td align="right">417</td></tr>
+
+<tr><td align="left"><a href="#GEOFFROY-MARIE"><b>Geoffroy-Marie</b></a></td>
+<td align="left"></td>
+<td align="right">428</td></tr>
+
+</tbody></table></div>
+
+<p class="center"><br /><br /><span class="smcap">fin de la table du premier volume</span>.</p>
+<p class="center"><br /><br /><span class="smcap">cambrai.&mdash;imprimerie de a. régnier-farez, place-au-bois, 28</span>.</p>
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Les rues de Paris, (1/2), by M. Bathild Bouniol
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES RUES DE PARIS, (1/2) ***
+
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+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
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+
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+License terms from this work, or any files containing a part of this
+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
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+Gutenberg-tm License.
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+
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+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
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+ of receipt of the work.
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+electronic work or group of works on different terms than are set
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+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
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+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
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+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
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+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
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+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
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