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diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/31746-8.txt b/31746-8.txt new file mode 100644 index 0000000..7b9fdce --- /dev/null +++ b/31746-8.txt @@ -0,0 +1,12024 @@ +Project Gutenberg's Les rues de Paris, (1/2), by M. Bathild Bouniol + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Les rues de Paris, (1/2) + +Author: M. Bathild Bouniol + +Release Date: March 23, 2010 [EBook #31746] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES RUES DE PARIS, (1/2) *** + + + + +Produced by Adrian Mastronardi, Jean-Adrien Brothier and +the Online Distributed Proofreading Team at +http://www.pgdp.net (This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) + + + + + + + + + LES +RUES DE PARIS + + TOME PREMIER + + + + +OUVRAGES DU MÊME AUTEUR. + + +=La France héroïque=, vies et récits dramatiques d'après les +chroniques et les documents originaux, 3e édit. 4 vol. in-12 10 fr. »» + +=Les Marins Français=, suite et complément de la France +héroïque, 2 fort vol. in-12 6 fr. »» + +=Les Combats de la vie=, 2e édit. 4 vol. 8 fr. »» + +=À l'Ombre du Drapeau=, 3e édit. 4 vol. in-12. 2 fr. »» + +=Le Soldat=, chants et récits, 3e édit. 1 vol. in-18 2 fr. 60 + +=La filleule d'Alfred=, 2e édit. 1 vol. in-12 2 fr. »» + +=La Caverne de Vaugirard=, 1 vol. 2 fr. »» + +=Quand les Pommiers sont en fleurs=, 1 vol. 2 fr. »» + +=La joie du Foyer=, (3e édit.) 1 vol. in-18 1 fr. 50 + +=Les Soirées du Dimanche=, (2e édit.) 1 vol. 1 fr. 50 + +=La Femme=, ses vertus et ses défauts, (Tiré des écrits du +P. Caussin), fort vol. 3 fr. 50 + +=Je Politique=, (Récits et Portraits). 1 vol. 3 fr. 50 + +CAMBRAI.--IMP. DE RÉGNIER-FAREZ, PLACE-AU-BOIS, 28. + + + + LES + + =RUES DE PARIS= + + BIOGRAPHIES, + + PORTRAITS, RÉCITS ET LÉGENDES, + + PAR + + M. BATHILD BOUNIOL + + TOME PREMIER. + + PARIS + + BRAY ET RETAUX, LIBRAIRES-ÉDITEURS + + RUE BONAPARTE, 82. + + 1872 + +(Droits de traduction et de reproduction réservés.) + + + + +PRÉFACE + + +LA FRANCE ET PARIS. + +Cet ouvrage pourrait aussi bien s'appeler le _Livre d'or_ de la France +et un peu de l'Europe, car il comprend dans les Biographies plusieurs de +ces hommes illustres qui, nés dans une autre contrée, par leur renom +universel ne sauraient plus être considérés par nous comme des +étrangers, et que Paris semble avoir adoptés comme siens en inscrivant +leurs noms sur ses murailles. Ainsi a-t-il fait pour Raphaël, +Michel-Ange, Titien, Beethoven, Mozart, etc., ces représentants fameux +de l'art dont la gloire appartient au monde entier. + +Notre livre se compose de deux parties fort distinctes: la première +renferme les Biographies développées des personnages célèbres qui ont +donné leur nom à telle ou telle des rues de Paris, et dont la vie offre +un intérêt particulier en même temps qu'un utile enseignement. Cette +Galerie comprend tous les genres d'illustrations, mais surtout les +illustrations pacifiques, prélats et simples prêtres, orateurs sacrés et +profanes, poètes, littérateurs, médecins, artistes, savants, artisans, +etc., et aussi des guerriers, mais en petit nombre, et qui n'avaient pu +trouver place dans la _France héroïque_ ou les _Marins Français_. Ce +livre, qui contraste ainsi avec les précédents, n'offrira pas, +croyons-nous, un moins vif intérêt par la continuelle variété des +épisodes et des caractères. + +Cet intérêt ne pourra que s'augmenter par notre Seconde Partie qui +rappelle, dans l'ordre alphabétique, les rues dont l'origine plus ou +moins ancienne offre des particularités curieuses et sur lesquelles les +nombreux ouvrages par nous consultés ont pu nous renseigner. On a dû +passer sous silence, pour ne pas grossir inutilement le volume, les rues +dont l'origine était inconnue, comme celles dont la dénomination toute +banale n'avait pas besoin d'explication: rue de _l'Église_, rue du +_Chemin de Fer_, etc. Nous avons fait de même pour les désignations +ayant à nos yeux un caractère transitoire et qui tiennent à nos +vicissitudes politiques, hélas! trop fréquentes. Dans ce Dictionnaire, +pour être plus complet, nous avons fait figurer, avec la date de la +naissance et de la mort, et quelquefois un commentaire, les noms des +personnages célèbres à des titres divers et qui, pour un motif ou pour +un autre, n'avaient pu prendre place dans les Biographies. + +Quant aux Saints et Saintes en si grand nombre qui, grâce à la piété de +nos pères, ont donné leurs noms aux rues de Paris, nous avons dû, pour +ne pas grossir outre mesure ce recueil, nous borner à quelques-uns des +plus célèbres entre ceux dont la France s'honore. L'hagiographie +d'ailleurs n'avait point été jusqu'alors le but de nos études, et +pareils sujets ne se doivent pas traiter à la légère. + +Nous n'avons rien négligé en un mot pour que ce nouvel ouvrage, +littérairement et historiquement, ne fût en rien inférieur aux +précédents; et nous espérons pour lui, Dieu aidant, le même et favorable +accueil du public. + +Au moment de déposer la plume, à l'esprit nous revient un curieux +passage d'un écrivain célèbre, passage cité plus d'une fois sans doute, +mais qui nous paraît intéressant à reproduire sauf réserves; car de +récents et lamentables événements lui donnent un caractère singulier +d'actualité: + +«Je ne veux pas oublier ceci, dit Montaigne, que je ne me mutine jamais +tant contre la France que je ne regarde Paris de bon oeil: elle a mon +coeur dès mon enfance; et m'en est advenu comme des choses excellentes; +plus j'ai vu depuis d'autres villes belles, plus la beauté de celle-ci +peut et gagne sur mon affection: je l'aime par elle-même, et plus en son +être seul que rechargée de pompe étrangère: je l'aime tendrement, +jusques à ses verrues et à ses taches: _Je ne suis Français que par +cette grande cité_, grande en peuples, grande en félicité de son +assiette, mais surtout grande et incomparable en variété et diversité de +commodités, la gloire de la France et l'un des plus nobles ornements du +monde. Dieu en chasse loin nos divisions! Entière et unie, je la trouve +défendue de toute autre violence: je l'advise que de tous les partis le +pire sera celui qui la mettra en discorde; et ne crains pour elle +qu'elle-même; et crains pour elle certes autant que pour autre pièce de +cet État. Tant qu'elle durera, je n'aurai faute de retraite où rendre +mes abbois; suffisante à me faire perdre le regret de tout autre +retraite.» + +Sauf le passage souligné, volontiers on applaudit à cette opinion de +l'auteur des _Essais_ sur Paris, mais sans l'aimer d'une tendresse aussi +exclusive. On ne peut se dissimuler qu'à ce tableau flatteur il soit un +revers de médaille indiqué d'ailleurs par Montaigne, et qui en certains +temps diminue beaucoup le charme de la résidence dans Paris: c'est cet +esprit d'inquiétude, cette fièvre d'agitation qui, depuis les grandes +commotions populaires, comme s'expriment les chroniques, du règne des +Valois, semble endémique dans la capitale, battue soudain par les vents +d'orage, et attristée même par les plus tragiques scènes. Inutile +d'entrer à ce sujet dans des détails qui nous exposeraient à des +redites; il suffira d'ajouter que, depuis près d'un siècle surtout, la +grande ville, où l'on trouve tant à louer et admirer au point de vue des +arts, des lettres et des sciences, comme aussi des oeuvres du dévouement +et de la charité, si multipliées et si florissantes, trop souvent ne +s'est pas tenue assez en garde contre de fatals courants et, par une +initiative téméraire, qui s'imposait violemment à la France, elle a mis +en péril les destinées de notre cher pays. + +Aussi, quoique Paris nous tienne fort au coeur, il ne saurait être pour +nous toute la patrie, nous faire oublier et dédaigner cette noble France +qui nous est d'autant plus chère qu'elle a plus souffert. Car combien +n'aime-t-on pas davantage une mère qu'on voit éprouvée et malheureuse! +Aussi, c'est à la France à bien dire que notre ouvrage est consacré pour +la meilleure partie, puisque le plus grand nombre de ces Illustres dont +on lira les Biographies naquirent dans des villes ou villages de la +province, et parfois leur vie s'y est écoulée tout entière. Plusieurs du +moins, après de longues années passées dans les agitations de la grande +cité, sont revenus mourir au lieu de leur naissance. Comme tel glorieux +poète, ils ont voulu dormir leur dernier sommeil sous le ciel où fut +leur berceau, reposer près de la vieille église où, dans la candeur de +l'enfance, ils avaient prié, à l'ombre de ce clocher ou mieux de cette +croix sainte qui leur était, en fermant les yeux, un gage assuré du +suprême réveil! + + ....... Non! ne m'élevez rien! + Mais près des lieux où dort l'humble espoir du chrétien, + Creusez-moi dans ces champs la couche que j'envie, + Et ce dernier sillon où germe une autre vie! + ............... + Là, sous des cieux connus, sous ces collines sombres, + Qui couvrirent jadis mon berceau de leurs ombres, + Plus près du sol natal, de l'air et du soleil, + D'un sommeil plus léger j'attendrai le réveil[1]. + +En terminant, nous dirons avec un vieil auteur[2]: + +«Et supplie et requière tant humblement que je puis, à tous ceux qui le +verront et orront, que si aucune chose y a digne de répréhension ou +correction, il leur plaise, en suppléant à mon ignorance, de moi avoir +et tenir pour excusé, attendu que ce qui par moi a été fait, dit et +rédigé par écrit, l'ai fait le mieux et le plus véritablement que j'ai +pu et sans aucune faveur, pour recordation et mémoire de choses dessus +dites.» + +[1] Lamartine: _Milly ou la Terre natale_. + +[2] Lefèvre de Saint-Remy: _Mémoires_, de 1407 à 1435. + + + + +LES RUES DE PARIS + + + + +LE CARDINAL D'AMBOISE + +I + + +«Le cardinal d'Amboise, sans avoir eu au degré suprême toutes les vertus +qui ont signalé les évêques du premier âge de l'Église, en eut toutefois +qui, dans tous les temps, feront désirer des prélats qui lui soient +comparables. Il réunit d'ailleurs toutes les qualités sociales et +politiques qui font les ministres et les citoyens précieux. Magnifique +et modeste, libéral et économe, habile et vrai, aussi grand homme de +bien que grand homme d'État, le conseil et l'ami de son roi, tout dévoué +au monarque et très-zélé pour la patrie, ayant encore à concilier les +devoirs de légat du Saint-Siége avec les priviléges et les libertés de +sa nation, les fonctions paternelles de l'épiscopat avec le nerf du +gouvernement et le caractère même de réformateur des ordres religieux +avec le tumulte des affaires et la dissipation de la cour; partout il +fit le bien, réforma les abus et captiva les coeurs avec l'estime +publique.» (Bérault.) + +Tel est le magnifique éloge qu'on a fait du premier ministre de Louis +XII, éloge mérité d'après les auteurs contemporains. Le roi d'ailleurs, +qui se montra si digne d'un tel ministre et mit tant d'empressement à +seconder ses vues, ne doit y rien perdre dans notre estime, au +contraire; la sincère amitié qui unit jusqu'à la fin le prince et son +ministre, les recommande tous deux à la postérité. Le cardinal ne fut +pas seulement un éminent homme d'État, il lui fallut, pour certains +actes de son ministère, et pour accomplir certaines réformes en +particulier, une énergie de caractère voisine de l'héroïsme. + +«Il fit, dit Legendre, pour rétablir la discipline parmi les troupes, +des ordonnances si sévères et les fit exécuter avec tant de fermeté que, +pendant tout son ministère, loin de se plaindre des gens de guerre, les +provinces à l'envi demandaient qu'on leur en envoyât pour consommer les +denrées qu'ils payaient à prix raisonnable et en argent comptant. Les +gens de justice étaient d'autres sangsues qui n'avaient pas moins dévoré +la substance du peuple. Les procès ne finissaient point... Le juge, +d'intelligence avec le praticien, multipliait la procédure, ce qui +ruinait les parties en frais. La prévention ou l'intérêt, et le plus +souvent la faveur, décidaient trop souvent dans les affaires; aussi, le +nouveau roi (Louis XII), qui était juste et équitable, établit, par +l'avis du premier ministre, un tribunal supérieur sous le titre de +_Grand Conseil_ où l'homme sans protection, qui aurait peine à avoir +justice, devant les tribunaux ordinaires, contre gens d'un trop grand +crédit, pût avoir aisément recours et où ses plaintes fussent jugées +avec autant de diligence que d'équité[3].» + +C'était là une excellente institution et qui témoigne, à la gloire de +Georges d'Amboise, de son esprit d'équité comme de sa haute prévoyance. +Par malheur, quoique répondant à de si légitimes besoins, ayant, si l'on +peut s'exprimer ainsi, sa racine dans les entrailles même de la justice, +elle ne paraît avoir eu qu'une courte durée, laissant toute grande +ouverte la porte aux abus, à l'arbitraire, aux injustices, qui +contribuèrent pour une large part à amener et précipiter dans la suite +les catastrophes où s'engloutit la monarchie. Ces sages mesures, dont le +cardinal avait pris l'initiative, furent complétées par d'autres +ordonnances non moins utiles et qui longtemps servirent comme de code +national. Pourtant, quoique justes et sages, elles soulevèrent de vives +oppositions, particulièrement parmi les écoliers et les régents de +l'Université qui se prétendaient lésés dans leurs priviléges. Non +contents de déclamer contre le ministre et contre le roi lui-même, par +eux attaqués, insultés dans des libelles répandus à profusion, ils se +préparaient audacieusement à passer de la parole à l'action, et une +sédition eût éclaté sans la prudente fermeté du ministre. L'approche de +quelques troupes que conduisait le roi en personne fit réfléchir les +mutins. La clémence acheva ce que la peur avait commencé. Le roi, entré +dans Paris, se hâta de calmer les craintes, et le cardinal d'Amboise, +déclara en son nom que Sa Majesté voulait bien oublier les insolentes +étourderies des écoliers, les emportements sans doute irréfléchis des +régents, et les injures même que les uns et les autres s'étaient +permises contre lui, mais qu'on y prît garde, car une autre fois, il n'y +aurait pas de pardon! + +--Vive le roi! vive le cardinal! s'écrièrent à l'envi les écoliers et +leurs maîtres qui ne laissaient pas d'avoir une grande peur à la vue des +lances et des hallebardes, et ne regrettaient pas de se sentir rassurés. + +--Vive notre bon roi! vive le cardinal, son glorieux ministre! criaient +avec un enthousiasme plus sincère et un entraînement plus réel les bons +bourgeois et gens du peuple, grandement reconnaissants au prince comme à +son ministre, des mesures relatives aux impôts qui avaient signalé les +débuts du règne. Car le roi, faisant remise du don de joyeux avènement, +avait de plus voulu que toutes les dépenses du sacre fussent acquittées +sur les revenus de ses domaines particuliers. Puis aussitôt après, le +ministre diminua d'un dixième les impôts à recouvrer, et continua +toujours depuis à les réduire tant qu'ils fussent aux deux tiers de ce +qu'ils étaient d'abord. Malgré les charges résultant des guerres et des +coûteuses expéditions auxquelles le roi se laissa entraîner, Georges +d'Amboise sut, par de sévères économies, compenser le déficit et n'eut +jamais besoin de rétablir les impôts supprimés. + +On comprend que cette tutélaire administration ait rendu populaire le +ministre qui n'était pas moins cher à la France qu'à son roi, heureux +toujours de se rappeler que non-seulement d'Amboise, sous le règne +précédent, avait partagé sa disgrâce, mais que le frère de celui-ci, le +cardinal d'Albi, aumônier de la régente, avait fortement contribué pour +sa part à faire mettre en liberté le duc d'Orléans (Louis XII). Aussi +le prince, rentré en faveur, s'était empressé de faire nommer Georges +d'Amboise à l'archevêché de Rouen, et devenu roi, il le choisit pour son +principal ministre et obtint pour lui le chapeau de cardinal. + + +II + +Georges d'Amboise accompagna Louis XII, lors de ses expéditions en +Italie, expéditions que tout probablement il désapprouvait, mais dont il +eut en vain essayé de détourner le roi, non moins entraîné par sa +noblesse que par la passion des aventures et le désir du renom +militaire. La conquête du Milanais assurée, le cardinal s'efforça de +faire aimer le nouveau gouvernement en introduisant dans le pays des +institutions sages, modelées sur celles établies en France. Elles +auraient dû suffire à assurer pour jamais la soumission des Italiens, +sans la mobilité naturelle à ces peuples qui se montraient dès lors ce +qu'on les a vus presque toujours. «Tant que les troupes françaises +occupaient l'Italie, ils paraissaient humbles et soumis; mais dès +qu'elles avaient tourné le dos, ils secouaient le joug et fomentaient +des troubles,» dit un historien du temps. + +Le cardinal en eut bientôt la preuve. Après avoir établi à Milan pour +gouverneur le maréchal Trivulce (choix malheureux d'ailleurs), il +retourna en France. Mais à peine avait-il repassé les monts qu'il +apprenait la révolte des Milanais, qui cernaient Trivulce réfugié dans +la citadelle. D'Amboise, à la tête d'une armée que commande la +Trémouille, redescend en Italie, et les bourgeois de Milan, autant +effrayés et humbles qu'ils s'étaient montrés plus présomptueux d'abord, +se hâtent d'envoyer à sa rencontre une députation pour faire leur +soumission et implorer merci. Le cardinal, qui voulait donner une leçon +aux rebelles, passe sans répondre aux envoyés autrement que par un +regard sévère, puis il fait son entrée dans la ville au milieu des +troupes en armes, formidable cortége! et va se loger à la citadelle. Sur +tout son passage, on criait: _Grâce! grâce! miséricorde!_ Mais son +visage impassible ne laissait rien deviner de ses sentiments. Seulement, +il fit dire aux notables bourgeois que le vendredi suivant, trois jours +après, ils eussent à se réunir dans la cour de l'Hôtel de ville pour y +entendre leur sentence. + +Est-il besoin de dire l'anxiété de tous pendant ces trois jours +d'attente où il n'était permis à personne de sortir de la ville, et avec +quelles terreurs les pauvres bourgeois se rendirent le vendredi au lieu +indiqué? Ils n'eurent pas lieu d'être rassurés en voyant au dehors les +troupes fermant toutes les avenues et la cour de l'Hôtel de ville +elle-même garnie de soldats à l'air menaçant, tandis que, sur une sorte +de haut tribunal, apparaissait le cardinal, assis et entouré de tous les +officiers de la justice civile et militaire. Terrifiés, à cette vue, ils +tombent à genoux tendant les mains à la façon des suppliants. + +Le cardinal, naturellement doux et humain et qui avait peine à contenir +son émotion, leur ordonna de se relever et d'une voix qu'il s'efforçait +de rendre sévère, leur reprocha leur rébellion, menaçant des plus +terribles châtiments en cas de récidive, mais pour cette fois il annonça +que tout était pardonné. On imagine la joie de ceux qui l'écoutaient et +dont témoignaient les cris et les vivats des plus bruyants s'ils +n'étaient pas fort sincères. + +--Vive la France! vive le roi, le grand roi! le bon roi! Vive le +très-illustre cardinal, le meilleur des ministres, auquel nous devons +nos biens et nos vies! etc. + +Georges d'Amboise, étourdi de ces acclamations qu'il estimait à leur +valeur, fut reconduit par la foule dans son palais au bruit des vivats +et sous une pluie de fleurs. + +La paix rétablie dans le Milanais, dont il avait changé le gouverneur, +le cardinal revint en France où, dans l'année 1504, une famine et une +épidémie, qu'on eut à déplorer en même temps, lui donnèrent l'occasion +de montrer une fois de plus sa prudence comme sa charité. Ainsi +qu'autrefois, le ministre du Pharaon d'Égypte, il prit si bien ses +mesures qu'encore que le blé eût manqué en France, le peuple n'eut que +peu à souffrir de la disette. Quant à l'épidémie, que les historiens du +temps, selon leur coutume, qualifient du nom de peste: «Si le mal fut +grand, dit Legendre, le remède fut prompt par les secours continuels que +le roi envoya aux lieux infectés et par les précautions qu'on prit pour +en préserver ceux qui ne l'étaient pas. Et ainsi il s'attira d'infinies +bénédictions de la part des peuples.» + +À la suite d'un nouveau voyage en Italie, lors de la révolte des Génois, +le cardinal, âgé de cinquante ans à peine, tomba malade à Lyon où il +dut s'arrêter. Il succomba au bout de quelques jours, pleuré du peuple +et du roi qui, pendant les années qu'il lui survécut, ne cessa de +regretter son conseiller fidèle et son sage ami. + +On a reproché et ce semble avec quelque raison au cardinal d'Amboise +d'avoir désiré la tiare, ambition qui lui dicta plusieurs fausses +démarches: «Mais, dit un écrivain, comme l'ambition de Louis XII fut +toujours subordonnée à l'honneur, celle du cardinal d'Amboise fut +toujours excitée par l'espérance de faire plus de bien... On peut croire +qu'un homme qui ne se démentit pas un instant dans la plus haute +prospérité, s'il souhaitait, comme on l'a dit d'être pape, c'était pour +travailler à améliorer les moeurs de la chrétienneté.» (Fiévée). + +Au reste, si le cardinal eut dans cette circonstance à se reprocher +quelque faiblesse, il s'en repentit humblement. Il jugeait, avec des +yeux complétement dessillés, l'illusion des grandeurs et les vanités de +la terre, celui qui, sur ce lit de douleur, d'où il ne devait pas se +relever, répétait si volontiers au bon frère qui le soignait: + +«Ah! frère Jean, frère Jean! Que n'ai-je été toute ma vie comme vous +frère Jean!» + +Georges d'Amboise, comme Louis XII, avait reçu du peuple le beau surnom +de: _Père du Peuple!_ + +[3] Histoire du cardinal d'Amboise. + + + + +JACQUES AMYOT + + +«Jacques Amyot dit de lui-même, écrit le savant abbé Le Boeuf, qu'il +était né à Melun, le 30 octobre 1513, de parents plus avantagés du côté +de la vertu que de celui de la fortune. Il ne déclare point la +profession dont était son père, Nicolas Amyot, mais ses commensaux le +tenaient pour le fils d'un petit marchand de bonneterie: ce qui +s'accorde avec Rouillard, qui dit que ce marchand vendait des bourses et +des aiguillettes. Lorsqu'il eut appris les premiers rudiments à Melun, +il alla à Paris, où il continua ses études de grammaire, servant de +domestique à quelques écoliers d'un collége qu'il n'a jamais nommé. Sa +mère, Marguerite d'Amour ou des Amours, avait soin de lui envoyer chaque +semaine un pain par les bateliers de Melun. L'avidité d'apprendre le +poursuivant jusque dans la nuit, il avait recours à la lumière que +pouvaient fournir quelques charbons embrasés, et il s'en servait au lieu +de chandelle ou d'huile, tant était grande alors son indigence. Avec ces +faibles secours pour les premiers commencements il ne laissa pas +d'atteindre les classes supérieures.» + +Tels furent, d'après la Notice écrite avec autant de conscience que de +bonhomie par l'abbé Le Boeuf, les débuts de Jacques Amyot, représentés +par divers biographes, sous des couleurs trop romanesques. Devenu, en +suivant les cours de Jean Evagre Remois, au collége du cardinal Lemoine, +un excellent helléniste, ayant étudié pareillement la poésie, +l'éloquence, la philosophie, J. Amyot partit pour Bourges, à l'âge de 19 +ans, afin d'étudier le droit civil avec un jeune homme qui fut depuis +avocat célèbre au Parlement. + +À Bourges, où il prenait la qualité de maître-ès-arts, Amyot se +rencontra avec Jacques Colin, lecteur ordinaire du roi et abbé de +St-Ambroise, qui, prompt à apprécier son mérite, le choisit pour +précepteur de ses neveux et lui fit obtenir en même temps une chaire de +professeur des langues latine et grecque, dans l'Université dont la +ville à cette époque était fière. Les loisirs assez grands, paraît-il, +que lui laissait son double emploi, Amyot les consacrait aux travaux +littéraires qui devaient plus tard le rendre célèbre et faire de lui un +des personnages importants de l'état. Cependant au temps de sa plus +grande prospérité, Amyot n'hésitait pas à dire que les dix ou douze +années qu'il avait passées à Bourges, obscur professeur, mais tout +entier aux lettres, avaient été le plus heureux temps de sa vie. C'est +alors qu'après avoir traduit le roman grec de _Théagène et Chariclée_, +il commença la traduction de Plutarque et quelques vies des hommes +illustres furent publiées avec une dédicace à François 1er. D'après +Rouillard, au contraire, c'est le roman de _Théagène et Chariclée_ qu'il +fit présenter au roi, «lequel l'eut si agréable que l'abbaye de +Bellozane étant venue à vaquer par le trépas de Vatable, ou Guestabled, +très célèbre professeur du roi en la langue hébraïque, icelui roi la +lui donna comme au digne successeur d'un si brave devancier.» + +La version de Rouillard paraît plus vraisemblable encore qu'il semble +assez singulier de récompenser par une abbaye la traduction d'un ouvrage +qui n'est rien moins qu'édifiant, mais dans les idées du temps, il +s'agissait d'un livre grec et l'on ne voyait là, même François 1er, +que l'érudition. Si bien encouragé cependant, Amyot s'était mis avec +ardeur à la traduction de Plutarque; lorsqu'il la jugea assez avancée, +il fit un voyage en Italie pour consulter les manuscrits des plus +célèbres bibliothèques et conférer avec les savants illustres que +l'Italie comptait en fort grand nombre. Après son retour, le cardinal de +Tournon qu'il avait connu à Rome, «ayant appris que le roi souhaitait un +précepteur pour ses fils les ducs d'Orléans et d'Anjou, présenta Amyot à +Henri II qui lui donna cette charge dont il jouit le reste de son règne +et sous celui de _François II_.» Le loisir, que lui laissaient ses +fonctions de précepteur lui permit de terminer la translation en +français des _Vies des hommes illustres_ qui parut avec une dédicace à +Henri II. La traduction des _OEuvres morales_ de Plutarque ne put être +achevée que sous le règne de Charles IX (connu auparavant sous le nom de +_duc d'Orléans_), à qui l'ouvrage fut dédié. Le jeune roi n'avait pas +besoin de cette circonstance pour se rappeler son précepteur, car dès le +lendemain du jour de son avènement, (6 décembre 1560), il le fit son +grand aumônier et le nomma aussi conseiller d'état et conservateur de +l'Université de Paris. Il lui donna de plus l'abbaye de Roches au +diocèse d'Auxerre et celle de Saint-Corneille, de Compiègne. «Le +prince, dit le digne abbé Le Boeuf, l'appelait son maître lorsqu'il +voulait lui parler familièrement; mais il lui fit aussi quelquefois des +reproches, par exemple sur sa trop grande frugalité, en ce que pouvant +faire bonne chère, il se contentait souvent de manger des langues de +boeuf.» + +Quelques années après, l'évêché d'Auxerre étant venu à vaquer par la +mort du cardinal de la Bourdaisière «Charles IX, qui désirait ardemment +l'avancement de son maître, (c'est le nom qu'il lui donnait toujours),» +voulut que Jacques Amyot lui succédât. Celui-ci, ayant reçu les bulles +de Rome, se fit sacrer et, avec l'assentiment du roi, partit bientôt +après pour Auxerre où il arriva au mois de mai 1571. + +Amyot était alors âgé de cinquante-huit ans; il avouait lui-même qu'il +n'était ni théologien ni prédicateur, n'ayant presque étudié que des +auteurs profanes. Mais il les laissa dès lors pour s'occuper assiduement +de la lecture de l'Écriture Sainte et de celle des pères grecs et +latins. La Somme de Saint Thomas d'Aquin lui devint si familière qu'il +la possédait presque en entier. Il hésita longtemps à monter en chaire +«parce qu'il se défiait beaucoup de ses forces et que la faiblesse de sa +voix lui inspirait peu de courage», cependant malgré ses craintes, il +réussit parfaitement au gré de ses auditeurs «et prêcha dans un style si +clair et si châtié et en même temps si enrichi de sentences, que les +savants sortaient de la prédication bien plus éclairés qu'ils n'y +étaient arrivés et les ignorants n'en revenaient point sans être +instruits de leurs devoirs et rendus meilleurs qu'auparavant.» + +L'église d'Auxerre, comme plusieurs autres du diocèse, avait beaucoup +souffert des spoliations des huguenots. Le nouvel évêque, comme il s'y +était engagé par avance vis-à-vis des chanoines, fit don à la sacristie +de la cathédrale de divers ornements dont elle avait le plus grand +besoin, manquant même du nécessaire; il n'épargna rien ensuite pour +rendre au choeur son ancien lustre; les chaires des chanoines furent +refaites à neuf aussi bien que le trône épiscopal. Les grilles qui +entouraient le sanctuaire et que les profanateurs avaient arrachées et +emportées furent remplacées. Amyot fit don encore à son église d'un +nouveau jeu d'orgues qui fut construit par le frère Hilaire, religieux +de Notre-Dame-en-l'Ile à Troyes venu exprès pour la confection des +tuyaux. Une grande partie du vitrail cassé par les calvinistes, fut +aussi réparée aux dépens de l'évêque. + +Ces bienfaits et beaucoup d'autres auraient dû rendre le prélat cher à +son clergé comme à ses ouailles; il en fut ainsi les premières années, +mais lors de l'explosion des passions populaires, soulevées par les +guerres religieuses, tout fut oublié, la calomnie aidant. À Auxerre et +dans le diocèse le parti de la Ligue était dominant. Amyot que Henri +III, en succédant à son frère, s'était plu à maintenir dans ses +fonctions de grand aumônier, en l'appelant aussi son maître, se rendait +de temps en temps à la cour pour les fonctions de sa charge. Il se +trouvait malheureusement à Blois lors de l'assassinat de Guise. Ce crime +auquel il était complètement étranger, qu'il n'avait pas hésité à blâmer +même dès qu'il en avait eu connaissance en le qualifiant «un cas si +énorme qu'il n'y avait que le pape seul qui en pouvait absoudre» des +gens passionnés et violents, comme il s'en rencontre toujours dans les +grandes commotions populaires, voulurent qu'Amyot en eût été complice. +Un certain Claude Trahy, gardien des cordeliers à Auxerre, le publia +partout et même dans la chaire déclarant que non-seulement l'évêque et +grand aumônier avait connu par avance l'attentat projeté, mais qu'il +l'avait conseillé et que, le meurtre accompli, il avait donné au prince +l'absolution sacramentelle. + +Ces calomnies n'eurent que trop d'écho dans la ville où le cordelier +jouissait d'un certain crédit et il réussit à prévenir absolument le +populaire et même une partie de la bourgeoisie contre l'évêque que Trahy +haïssait parce que les jésuites lui avaient été préférés pour la +direction du collége. Amyot averti cru prudent d'ajourner son retour et +d'attendre que, par la réflexion, le calme se fit dans les esprits et il +ne se mit en route que plusieurs mois après, vers le temps du carême. +Mais les ennemis du prélat avaient continué par leurs discours et même +par des prédications d'entretenir l'irritation et, le mercredi saint, +lorsqu'Amyot rentra dans sa ville épiscopale, il courut par deux fois +risque de la vie; lui-même nous l'apprend dans le mémoire qu'il crut +devoir écrire pour se justifier. «La pistole (pistolet) lui fut +présentée à l'estomac par plusieurs fois et il y eut plusieurs coups +d'arquebuse tirés, de sorte qu'il fut obligé pour se sauver la vie +d'entrer promptement dans la maison d'un chanoine et passer de celle-là +dans une autre, pour faire perdre sa trace à ceux qui le poursuivaient.» +Sa crainte était d'autant mieux fondée que sur la place de St-Étienne il +avait pu voir et entendre un émissaire du cordelier qui, armé d'une +hallebarde, criait à pleine gorge: «Courage, soudard, messire Jacques +Amyot est un méchant homme, pire que Henri de Valois. Il a menacé de +faire pendre notre maître Trahy; mais il lui en cuira.» + +L'influence du cordelier et de ses adhérents fut telle que l'évêque ne +put officier dans la cathédrale et même il dut s'abstenir d'assister aux +offices dans les jours les plus solennels; ses ennemis prétendaient et +avaient fait croire qu'il était excommunié et suspendu _à divinis_ comme +ayant communiqué avec le roi et pour d'autres motifs qu'on ne précisait +point. Pour ramener à l'obéissance les opposants soit du peuple, soit du +clergé, il ne fallut rien moins que des lettres d'absolution en forme +signées du cardinal Cajetan, avec défense au chapitre comme au frère +Trahy de molester désormais leur évêque. Ces lettres, datées de Paris (6 +février 1509), mirent fin à la persécution et le prélat, après avoir été +félicité par cinq membres du chapitre au nom de leurs collègues, se vit +réintégré dans toutes ses fonctions et n'eut plus à souffrir de +nouvelles épreuves; aussi se fit-il un devoir comme un plaisir de +résider dans son diocèse, ce qui lui fut d'autant plus facile que, par +la mort de Henri III, tous ses liens avec la cour se trouvaient rompus. + +«Il commença donc, dit l'abbé Le Boeuf, à ne plus s'occuper que des +fonctions spirituelles, et dès le 7 mars, jour des Cendres, il reprit +son ancien usage de prêcher, sans paraître déconcerté ni ému par tout ce +qui était arrivé depuis un an, sans employer les invectives ni les +déclamations contre personne; ce qui parut digne d'admiration à ceux +qui ne le connaissaient pas encore parfaitement. Mais son secrétaire, +continuateur de sa vie, dit que, quoiqu'il fût enclin à la colère, +cependant il se retenait facilement; il n'était aucunement vindicatif, +et ne savait ce que c'était que de reprocher à personne les anciennes +fautes. Il passait pour mélancolique, sévère et d'un abord difficile; +mais il ne paraissait tel qu'à ceux qui le voyaient rarement. Il était +franc, candide, ingénu, ouvert, parlait librement et sans flatterie, ne +déguisant point aux grands ni aux princes leurs propres défauts.» + +Son biographe nous apprend aussi «qu'il aimait la musique et qu'étant +dans son palais épiscopal, il ne rougissait» point de chanter sa partie +avec des musiciens. Un fait assez curieux et qu'il ne faut pas oublier, +c'est que l'invention du bizarre instrument, si longtemps en usage dans +les paroisses sous le nom de _serpent_, fut due à l'un des chanoines +d'Auxerre vers 1590. + +Amyot, dont la constitution était robuste, vécut jusqu'à l'âge de +quatre-vingts ans où, miné par une fièvre lente, il succomba le 6 +février 1593, dans les sentiments d'une grande piété. Rouillard nous +donne à propos de ses obsèques ce détail intéressant: «Comme on le +voulut enterrer au devant du maître-autel de son église cathédrale, et +qu'on vînt à fouiller, on y trouva une sépulture de pierre, vide, en +laquelle autrefois avait été posé le corps d'une comtesse d'Auxerre, +nommée Mathilde, peut-être Mathilde ou Mahaut de Courtenay, comtesse +d'Auxerre environ l'an 1300; et là fut déposé le corps d'icelui évêque, +avec beaucoup de cérémonies, pompes et honneurs funèbres.» + +En outre de ce qui revenait à ses héritiers naturels, Amyot fit un assez +grand nombre de legs pieux; il laissa en particulier cinq cents livres à +l'hôpital d'Auxerre. Il n'est pas exact d'ailleurs qu'on ait trouvé chez +lui beaucoup d'argent ainsi que l'ont prétendu des biographes qui +écrivaient longtemps après sa mort et dont les assertions ont été trop +facilement acceptées. D'abord, en devenant évêque, il avait résigné la +plus grande partie de ses bénéfices. À une certaine époque, sans doute, +grâce à la munificence des rois ses anciens élèves, et aux émoluments de +ses hauts emplois, il était devenu presque riche, mais les premiers +tumultes de la Ligue naissante, en outre de la persécution dont on a +parlé, lui firent essuyer de grandes pertes qu'on évalue au minimum, à +cinquante mille écus. Aussi au mois d'août 1509, écrit-il au duc de +Nevers: «Me trouvant, pour le présent, le plus affligé, détruit, et +ruiné pauvre prêtre qui soit, comme je crois, en France... le tout pour +avoir été officier et serviteur du roi; étant demeuré nu et dépouillé de +tous moyens; de manière que je ne sais plus de quel bois (comme l'on +dit) faire flèche, ayant vendu jusqu'à mes chevaux pour vivre; et pour +accomplissement de tout malheur, cette prodigieuse et monstrueuse +mort[4] étant survenue, me fait avoir regret à ma vie.» + +Et précisément, ces épreuves, si pénibles qu'elles fussent, étaient +envoyées au digne évêque pour le détacher de ce qui passe et aussi lui +servir d'une sorte d'expiation pour sa préoccupation longtemps trop +exclusive (comme on l'a vu), des études profanes. Mais nous +appartient-il de l'en blâmer nous qui lui devons tant de travaux d'une +utilité si grande au point de vue littéraire, et en particulier ces +_Vies des Hommes illustres_, dont la traduction, par le mérite du style, +est devenue un livre original. + +Grâce au bon Amyot, comme l'appelait Bernardin de St-Pierre, et à sa +langue facile, colorée, abondante et qui jaillit à grands flots de la +meilleure source gauloise, le _bon_ Plutarque est pour nous tout +français et ses héros, grecs et romains, nous sont familiers autant que +ceux de notre pays, voire les contemporains. Pour les lettrés et les +hommes de savoir et d'étude, ce livre est une mine qu'on ne se lasse pas +de fouiller assuré d'y trouver toujours quelques nouveau filon. Pour +d'autres lecteurs et en particulier pour les jeunes gens, la traduction +d'Amyot ne serait pas toujours sans inconvénient; car dans sa langue +hardie, qui d'ailleurs était celle de son temps, il use peu des +périphrases, et certains détails de moeurs, qui ne sont point à l'honneur +des Grecs et des Romains, nous sont présentés dans toute leur nudité. +Cet inconvénient, qui tient à la consciencieuse fidélité du traducteur +comme à la langue qu'il parlait, nous ne pouvions le dissimuler et +néanmoins nous trouvons, que c'est avec toute raison qu'Amyot a pu dire, +en parlant de son livre, dans son excellente épître _aux lecteurs_: + +«Si nous sentons un plaisir singulier à écouter ceux qui retournent de +quelque lointain voyage, racontant les choses qu'ils ont vues en étrange +pays, les moeurs des hommes, la nature des lieux, les façons de vivre +différentes des nôtres: et si nous sommes quelquefois si ravis d'aise et +de joie, que nous ne sentons point le cours des heures, en oyant deviser +un sage, disert et éloquent vieillard, en la bouche duquel court un flux +de langue plus doux que miel, quand il va récitant les avant ures qu'il a +eues en ses verts et jeunes ans, les travaux qu'il a endurés et les +périls qu'il a passés: combien plus devons-nous sentir de ravissement, +d'aise et d'ébahissement de voir en une belle, riche et véritable +pointure d'éloquence, les cas humains représentés au vif, et les +variables accidents que la vieillesse du temps a produits dès et depuis +l'origine du monde, les établissements des empires, ruines des +monarchies, accroissements ou anéantissements des royaumes, et tout ce +qui oncques a été de plus émerveillable par l'univers? le tout +représenté si vivement qu'en le lisant nous nous sentons affectionnés, +comme si les choses n'avaient pas été faites par le passé, ains (_mais_) +se faisaient présentement et nous en trouvons passionnés de joie, de +pitié, de peur et d'espérance, ni plus ni moins presque que si nous +étions sur le fait, sans être en aucune peine ou danger, ains avec le +contentement qu'apporte la récordation en sûreté des maux que l'on a +autrefois endurés.» + +Ailleurs il dit plus éloquemment encore: + +«Au demeurant, quant à ceux qui vont disant que le papier endure tout, +s'il y en a aucuns qui à fausses enseignes usurpent le nom d'historiens, +et qui par haine ou faveur offensent la majesté de l'histoire, en y +mêlant quelque mensonge, cela n'est point la faute de l'histoire, ainsi +des hommes partiaux qui abusent indignement de ce nom pour déguiser et +couvrir leur passion: ce qui n'adviendra jamais si celui qui écrit +l'histoire a les parties qui lui sont nécessairement requises pour +mériter le nom d'historien, qu'il soit dépouillé de toute affection, +sans envie, sans haine ni flatterie, versé aux affaires du monde, +éloquent, homme de bon jugement, pour savoir discerner ce qui se doit +dire et ce qui se doit laisser, et ce qui nuirait plus à déclarer qu'il +ne profiterait à reprendre et condamner; attendu que sa fin principale +doit être de servir au public, et qu'il est comme un greffier, tenant +registre des arrêts de la cour et justice divine, les uns donnés selon +le style et portée de notre faible raison naturelle, les autres +procédant de puissance infinie et de sapience incompréhensible à nous +par-dessus et contre tout discours d'humain entendement, lequel ne +pouvant pénétrer jusques au fond des jugements de la divinité, pour en +savoir les motifs et les fondements, en attribue la cause à ne sais +quelle fortune, qui n'est autre chose que fiction de l'esprit de l'homme +s'éblouissant à regarder une telle splendeur et se perdant à sonder un +tel abîme, comme ainsi soit que rien n'advient, ni ne se fait sans la +permission de Celui qui est justice même et vérité essentielle, devant +qui rien n'est futur ni passé et qui sait et entend les choses casuelles +nécessairement. Laquelle considération enseigne aux hommes de s'humilier +sous sa puissante main, en reconnaissant qu'il y a une cause première +qui gouverne supernaturellement, d'où vient que ni la hardiesse n'est +pas toujours heureuse, ni la prudence bien assurée.» + +Si la prose d'Amyot est excellente, exquise, on ne saurait en dire +autant de sa poésie. Dans ses récits il lui arrive assez souvent de +citer les poètes, et par un scrupule regrettable, le consciencieux +traducteur croit ne pouvoir le bien faire qu'à l'aide du mètre et de la +rime. Mais ses vers, les plus hétéroclites du monde, tout en se +conformant à la prosodie pour la mesure, sont de ceux qu'aucun vrai +poète n'oserait avouer. Pourtant on sent qu'ils ont dû coûter +horriblement à leur auteur, et que sur chacun d'eux, bourré de +chevilles, il aura, selon l'expression vulgaire, mais énergique, il aura +sué sang et eau. Quelle différence avec sa prose si coulante et si +savoureuse! Mais: + + Pour lui Phébus est sourd et Pégase est rétif! + +Le bon Amyot eut eu besoin sous ce rapport de prendre conseil de son +royal élève Charles IX, dont les vers charmants à Ronsard sont dignes du +poète. + + L'art de faire des vers, doit-on s'en indigner, + Doit être à plus haut prix que celui de régner. + Tous deux également nous portons des couronnes; + Mais roi, je les reçois, poète, tu les donnes. + Ton esprit enflammé d'une céleste ardeur + Éclate par soi-même et moi par ma grandeur. + Si du côté des dieux je cherche l'avantage, + Ronsard est leur mignon et je suis leur image. + Ta lyre, qui ravit par de si doux accords, + T'assure les esprits dont je n'ai que les corps; + Elle t'en rend le maître et te sait introduire + Où le plus fier tyran ne peut avoir d'empire. + +[4] Celle de Henri III, son bienfaiteur. + + + + +ANDRIEUX + + +Andrieux (François-Guillaume-Jean-Stanislas), né à Strasbourg, le 6 mai +1759, est connu surtout par des comédies, la pièce des _Étourdis_ entre +autres, et des contes en vers et en prose dont quelques-uns sont +charmants. Qui n'a lu le _Meunier sans souci_? Par malheur, plusieurs de +ces récits ne sont point des plus louables, soit pour le fond, soit pour +la forme: ainsi, l'_Épître au Pape_ (1790); la _Querelle de saint Roch +et de saint Thomas_ (1792); la _Bulle d'Alexandre VI_ (1802). Tout cela +se sent trop de l'esprit du temps, de l'esprit du dix-huitième siècle +dont le poète partageait les préjugés. Il est juste de dire que ces +pièces, parues dans divers recueils périodiques de l'époque, n'ont point +été comprises par Andrieux dans la collection de ses oeuvres. + +«Professeur pendant trente années au Collége de France, dit un +biographe[5], il a formé plusieurs générations d'hommes qui, en diverses +carrières, ont illustré la France. Il fut jugé intègre, législateur sans +ambition, poète aimable, joyeux auteur.» C'est de lui ce beau vers +inspiré par Ducis, son ami: + + L'accord d'un beau talent et d'un beau caractère. + +Andrieux mourut à Paris, le 9 mai 1833. Quoique déjà malade, il se +refusait à quitter sa chaire: + +--Un professeur doit mourir en professant, répondait-il au médecin qui +lui parlait de repos. C'est mon seul moyen d'être utile maintenant: +qu'on ne me l'enlève pas; si on me l'ôte, il faut donc me résoudre à +n'être bon à rien. + +--Vous y périrez! + +--Eh bien! c'est mourir au champ d'honneur. + +«Sa parole était simple, spirituelle, malicieuse quelquefois, jamais +maligne et toujours empreinte d'une exquise urbanité», a dit M. Berville +dans sa notice... «Nul ne contait mieux, ne lançait mieux une saillie, +ne relevait mieux son discours par le charme du débit et par la vivacité +d'une pantomime expressive..... Aussi deux heures avant la leçon, toutes +les places étaient prises.» + +Cependant ni l'indépendance ni la fermeté ne manquaient au besoin à son +caractère. Après avoir fait partie du Conseil des Cinq-Cents (1798), +membre du Tribunat (1800), il fit dire de lui au premier Consul: + +«Il y a dans Andrieux autre chose que des comédies.» + +Un jour, Bonaparte se plaignant devant lui des hostilités du Tribunat, +qui se montrait souvent opposé aux actes de son administration, Andrieux +répondit avec son fin sourire: + +«Vous êtes de la section de mécanique (à l'Institut), et vous savez +qu'on ne s'appuie que sur ce qui résiste.» + +Rendu à la vie privée par la suppression du Tribunat (19 août 1807), +Andrieux s'en consola en disant: «J'ai rempli des fonctions importantes +que je n'ai ni désirées ni demandées, ni regrettées; j'en suis sorti +aussi pauvre que j'y étais entré, n'ayant pas cru qu'il me fût permis +d'en faire des moyens de fortune et d'avancement. Je me suis réfugié +dans les lettres, heureux d'y retrouver un peu de liberté, de revenir +tout entier aux études de mon enfance et de ma jeunesse, études que je +n'ai jamais abandonnées, mais qui ont été l'ordinaire emploi de mes +loisirs, qui m'ont procuré souvent du bonheur et m'ont aidé à passer les +mauvais jours de la vie.» + +Ces _mauvais jours_ ils étaient pour Andrieux la conséquence de la +suppression de son emploi, car sans fortune et père de famille, ayant à +sa charge, avec de jeunes enfants, une mère et une soeur, il se trouvait +dans une situation fort difficile. C'est alors que Fouché, ministre de +la police, qui en fut instruit, l'ayant fait venir, lui offrit une place +de censeur en ajoutant: + +--On ne peut craindre avec moi que la censure dégénère en inquisition. +Ce ne sera qu'une censure _anodine_. Je ne prétends nullement comprimer +la pensée: les idées libérales se sont réfugiées dans mon ministère. + +--Tenez, citoyen ministre, répondit Andrieux, mon rôle est d'être pendu, +non d'être bourreau. + +Et il sortit. À quelque temps de là eut lieu la proclamation de +l'Empire. Un matin, une voiture à la livrée impériale s'arrête devant la +modeste habitation dont Andrieux était un des locataires. Un personnage +en descend, devant lequel la porte s'ouvre, et, à la grande surprise +d'Andrieux, on annonce: + +--Son Altesse le prince Joseph Napoléon! + +Collègue d'Andrieux au Corps législatif, et d'habitude assis près du +futur académicien avec lequel il aimait à s'entretenir, Joseph, dans la +prospérité, ne l'avait point oublié. Allant à lui de l'air le plus +affectueux et serrant sa main, il lui dit: + +«Il me tombe sur les bras une grande fortune, il faut que mes amis +m'aident à en faire bon usage.» + +Andrieux fut nommé bibliothécaire du prince avec 6,000 francs +d'appointements; puis membre de la Légion d'honneur; deux ans après, il +devint bibliothécaire du Sénat et professeur de grammaire et +belles-lettres à l'École polytechnique. En 1814, il fut nommé professeur +de littérature au Collége de France. + +Andrieux n'oublia jamais à qui il était redevable de son heureuse +situation. Le portrait de Joseph avait la place d'honneur dans son +cabinet, et tous les ans ses lettres venaient témoigner de sa fidèle et +pieuse gratitude en portant au bienfaiteur le souvenir de l'obligé. Dans +le _Dialogue entre deux journalistes sur les mots Monsieur et Citoyen_ +(1797), Andrieux parle ainsi de lui-même. + + Mon esprit n'admet rien qui soit exagéré, + Et j'ai même eu l'affront qu'on me crût modéré. + +On peut juger par ces deux vers de la nature de son talent et l'on ne +s'étonnera pas si nous ajoutons, qu'aujourd'hui la forme chez lui paraît +un peu démodée. + +[5] _Biographie Universelle_ + + + + +D'ASSAS ET DESILLES + +I + +D'ASSAS. + + +D'Assas (chevalier), natif du Vigan, était capitaine au régiment +d'Auvergne. Pendant la nuit du 15 au 16 octobre 1760, il commandait près +de Closter-Camp, en Westphalie, une garde avancée. Sorti vers l'aube +pour inspecter les postes, il tomba tout à coup au milieu d'une division +ennemie qui se glissait silencieusement à travers les bois pour +surprendre l'armée française endormie dans ses campements. Le capitaine +d'Assas se voit aussitôt entouré; les épées et les baïonnettes se +croisent sur sa poitrine, en même temps qu'une voix à l'accent impérieux +et menaçant murmure à ses oreilles: + +--Pas un cri, pas un mot, ou vous êtes mort! + +Se taire cependant pour d'Assas c'était compromettre le salut de l'armée +française que l'ennemi ne pouvait manquer de surprendre. Le chevalier +l'a compris et il n'hésite pas; d'une voix éclatante qui retentit dans +les plus lointaines profondeurs du bois et que l'écho porte soudain aux +avant-postes français, il s'écrie: + +--À moi, d'Auvergne, voilà l'ennemi! + +À l'instant, il tombe la poitrine criblée de blessures, il tombe, mais +en tournant les yeux vers le ciel dont la justice ne refuse jamais sa +récompense à l'héroïque accomplissement du devoir. Et sur la terre après +lui, avec ce magnanime exemple qui égale s'il ne les surpasse les traits +les plus sublimes de l'antiquité trop vantée, d'Assas laissait un renom +immortel; car tant que la France sera la France, tant que dans nos +armées le patriotisme et le dévouement seront en honneur, le souvenir du +héros de Closter-Camp fera palpiter les coeurs généreux. + +D'Assas n'avait point de fortune; une pension de 1,000 livres fut +assurée à sa famille. Cette pension, la Révolution, qui parlait si haut +de patriotisme, eut l'indignité de la supprimer, mais les terroristes +balayés, elle fut rétablie. + + +II + +DESILLES. + +Au nom de d'Assas, il nous semble juste d'associer celui de Desilles, +beaucoup moins populaire, et qui cependant méritait de conserver la +célébrité dont il a joui naguère, mais trop peu de temps. Car le +dévouement de Desilles ne fut pas moins admirable, sinon plus admirable +que l'héroïsme de d'Assas, puisqu'il fut conseillé par la réflexion, et +se produisit dans des circonstances singulièrement difficiles et +douloureuses. Comme on l'a dit, plût à Dieu qu'il eût eu alors un plus +grand nombre d'imitateurs! + +Après la fédération du 14 juillet 1790, l'armée, ce fut le grand malheur +de l'époque, se vit travaillée par l'esprit d'insubordination. À Nancy, +notamment, la garnison, composée de trois régiments, ceux du +_Mestre-de-Camp_, de _Châteauvieux_ et de _Roi-Infanterie_, se mit en +pleine révolte. Desilles (Antoine-Joseph-Marc), né à Saint-Malo le 7 +mars 1767, et par conséquent âgé de vingt-trois ans seulement, était +officier dans le dernier de ces régiments, mais absent par suite d'un +congé. À peine a-t-il appris ce qui se passe à Nancy que, malgré les +larmes de sa mère et de ses soeurs tourmentées de cruels pressentiments, +il repart en poste pour sa garnison et vient rejoindre sa compagnie dans +l'espérance de la ramener ou de la maintenir dans le devoir, tout au +moins d'empêcher les violences et les excès. Le 31 août, le marquis de +Bouillé, à la tête de troupes peu nombreuses, mais sur lesquelles il +pouvait compter, se présente devant la place. Avant d'en venir à +l'_ultima ratio_, il voulut essayer des négociations qui paraissaient +devoir aboutir, lorsque les meneurs, inquiets de voir les dispositions +meilleures de la populace et des soldats, s'efforcèrent de raviver la +sédition, et par des calomnies et des mensonges, les provoquèrent à +commencer les hostilités. + +--Feu, feu, sur ces brigands! balayez-nous cette canaille! criaient-ils +aux artilleurs qui se tenaient mèche allumée devant une pièce chargée à +mitraille, tandis qu'on voyait s'avancer, l'arme au bras, croyant tout +arrangé, l'avant-garde de Bouillé, composée de gardes nationaux et de +Suisses. + +Un artilleur, trop docile à la voix des furieux, approche du canon la +mèche enflammée, qu'un officier, Desilles, lui arrache des mains, en +même temps qu'il se précipite devant la bouche du canon en criant d'une +voix vibrante: + +--Mes amis, à quoi pensez-vous? ne tirez pas! ce sont des braves comme +vous, des compatriotes, des frères! L'Assemblée nationale les envoie; +voulez-vous désobéir, déshonorer notre drapeau? + +Vaines supplications! on l'arrache violemment du canon, mais il se +précipite aussitôt sur une pièce de vingt-quatre à laquelle on allait +mettre le feu et s'asseoit sur la lumière en se cramponnant des deux +mains au bronze et murmurant: + +--Non, non, vous me tuerez plutôt! Au nom de la France, mes amis, ne +permettez pas cette guerre fratricide, impie... + +Il n'achève pas. Quatre coups de feu partis de divers côtés, +l'atteignent à la fois! Tombé du canon, foulé aux pieds, menacé par les +baïonnettes, il est enlevé tout sanglant par un brave garde national du +nom de Hoener, qui lui fait un rempart de son corps. «Cependant, dit +Bouillé dans ses _Mémoires_, les canons partent et jettent par terre +cinquante ou soixante hommes de l'avant-garde; le reste, suivi des +grenadiers français, se précipite avec furie sur les canons, ils s'en +emparent ainsi que de la porte de Stainville que ces canons +défendaient,» et facilitent le passage aux troupes. L'insurrection put +ainsi être réprimée. + +Cependant le jeune Desilles, transporté dans une maison voisine, vit +poser le premier appareil sur ses blessures qu'on jugeait des plus +graves, mais non pas peut-être mortelles. Illusion, hélas! après six +semaines de souffrances cruelles, il succomba (17 octobre 1790), consolé +du moins sur son lit de douleur par les espérances chrétiennes et par +des témoignages universels de sympathie. Le roi Louis XVI lui avait fait +remettre la croix de chevalier de Saint-Louis, en même temps que +l'Assemblée nationale, par l'organe de son président, lui adressait ses +félicitations. De Saint-Malo, pareillement une députation arrivait pour +témoigner à Desilles des sentiments de ses compatriotes. D'un bout de la +France à l'autre, l'écho faisait retentir son nom, acclamé avec +enthousiasme, mais autour duquel bientôt le silence se fit, quand +tonnèrent les refrains de la _Carmagnole_ et du _Ça ira_ et que le +peuple égaré, frénétique, prodiguant ses bravos à de monstrueuses +apothéoses, conduisait un Marat au Panthéon pour le précipiter plus tard +à l'égout. + +Pour en revenir à Desilles, on regrette que les _Mémoires de Bouillé_ +consacrent si peu de lignes à son sublime dévouement. + +«Des soldats, qui n'avaient pas suivi leurs drapeaux, se prennent de +querelle avec mon avant-garde composée de Suisses. Ils veulent faire feu +sur elle de plusieurs pièces de canon chargées à cartouches qu'ils +avaient placées à l'entrée de la porte. Un jeune officier du régiment du +roi, nommé Desilles, les arrête quelque temps. Il se met devant la +bouche du canon, ils l'en arrachent; il s'assied sur la lumière d'un +canon de vingt-quatre, ils le massacrent...» + +Et c'est tout, mais ce n'est pas assez assurément! On a peine à +comprendre qu'un ancien chef d'armée passe aussi rapidement, je pourrais +dire légèrement, sur ce sublime épisode. On s'étonne que, dominé par je +ne sais quelle préoccupation, il n'ait pas eu davantage à coeur de mettre +en relief et de glorifier, pour l'exemple, l'héroïsme de ce martyr de +l'honneur et de la discipline militaire. + +Voici de la même époque à peu près, un trait d'autant plus admirable que +son auteur est resté volontairement inconnu. + +Un grenadier garde-française sauve de la mort son chef dont le peuple +croyait avoir beaucoup à se plaindre. + +«Grenadier, quel est ton nom? demande le duc de Châtelet reconnaissant. + +--Colonel, répond le soldat, mon nom est celui de tous mes camarades. +Nous nous appelons: le Régiment.» + + + + +HUGUES AUBRIOT + + +Non seulement le nom de ce célèbre prévôt de Paris a été donné à l'une +des rues nouvelles de la capitale mais sa statue est une de celles qui +décorent la façade de l'Hôtel de Ville. Ces honneurs, Aubriot les +mérite, d'après les historiens, en dépit de graves reproches qui pèsent +sur sa mémoire. Venu de Dijon, où il était né, à Paris, et recommandé +par le duc de Bourgogne, Philippe le Hardi, son seigneur, il se fit +remarquer du roi Charles V qui, satisfait de ses premiers services, le +nomma, vers 1364, prévôt et capitaine de Paris. Dans ce poste +considérable, qu'il occupa durant dix-sept années, Aubriot témoigna +d'une activité rare et d'un caractère énergique et résolu, trop même +parfois peut-être. + +Non-seulement il fit exécuter des travaux en grand nombre pour la +défense comme pour la salubrité de la capitale, mais à ces travaux il +employa de gré ou de force les vagabonds et les malfaiteurs si nombreux +dans la ville depuis les troubles du règne précédent. Grâce à une police +sévère et vigilante, les voleurs disparurent et les bourgeois honnêtes +ne craignirent plus de s'aventurer, même le soir, dans les rues de la +capitale. + +Les tapages des écoliers de l'Université, trop enclins parfois à abuser +de leurs priviléges, durent cesser, mais le prévôt, dans la répression +des abus, ne tint pas assez compte des droits établis, des exigences du +temps et montra parfois plus de passion que de prudence. + +Il fit défense aux marchands de vendre ou de prêter des armes aux +écoliers, sans sa permission expresse; mais de plus, pour arrêter les +incursions de ces derniers, il construisit, au bout du pont +Saint-Michel, le petit Châtelet, dans lequel il fit creuser deux cachots +qu'il appelait par dérision le clos _Bruneau_ et la _rue de Fouarre_. + +L'Université, traitée plusieurs fois avec peu d'égards par le prévôt, +vit là, et pas à tort, sans doute, une nouvelle injure à son adresse, et +la perte d'Aubriot fut résolue. Pour son malheur, malgré ses grandes +qualités comme administrateur, Aubriot n'avait pas su se concilier +l'estime des honnêtes gens par une vie exemplaire et bien au contraire. +Tout en faisant la part des exagérations, il ne semble pas douteux qu'il +y eut trop de vérité dans les accusations si graves qui s'élevèrent de +divers côtés à la fois contre lui, et que nous trouvons reproduites dans +le _Laboureur_ et Jean Juvénal des Ursins, écrivains contemporains. +Voici ce que nous lisons dans l'_Histoire de Charles VI, roi de France_, +par le dernier: + +«Hugues Aubriot, natif de Bourgogne, lequel, par le moyen du duc +d'Anjou, fut fait prévôt de Paris, estoit et si avoit un grand +gouvernement des finances. Il fit plusieurs notables édifices à Paris, +le pont Saint-Michel, les murs de devers la bastille Saint-Antoine, le +Petit-Chastelet et plusieurs autres choses dignes de grande mémoire. +Mais, sur toutes choses, avoit, en grande irrévérence les gens d'église, +et principalement l'Université de Paris. Et tellement que secrètement on +fit enqueste de son gouvernement et de sa vie qui estoit très-orde et +deshonneste en toute ribaudise, à decevoir femmes, et ne croyoit point +le saint sacrement de l'autel, et s'en moquoit et ne se confessoit point +et estoit un très mauvais catholique. En plusieurs et diverses hérésies +estoit encouru et ne craignoit aucune puissance pour ce qu'il estoit +fort en la grâce du roy et des seigneurs. Toutefois fut fort poursuivi +par l'Université et gens d'église, tellement qu'on le prit et +emprisonna-t-on, et à la fin fut content de se rendre prisonnier ès +prisons de monsieur l'evesques de Paris. Et fut examiné sur plusieurs +points, lesquels il confessa, et fut trouvé par grands clercs à ce +cognoissans qu'il estoit digne d'être brûlé. Mais à la requeste des +princes, cette peine lui fut relaschée, et seulement aux parvis +Notre-Dame fut publiquement presché et mitré par l'Évêque de Paris, +vestu en habit pontifical, et fut déclaré en effet estre de la loy des +Juifs et contempteur des sacrements ecclésiastiques et avoir encouru les +sentences d'excomuniement qu'il avoit par longtemps contemnées et +méprisées. Et le condamna-t-on à estre perpétuellement en la fosse au +pain et à l'eau.» + +Il fut enfermé dans un des cachots de cette même Bastille qu'il avait +fait construire; de là, dit-on, transféré dans les prisons de l'évêque +de Paris. Mais l'année suivante (1382), lors de l'insurrection +populaire, dite des Maillotins, il fut délivré «et vinrent (les mutins), +aux prisons de l'évêque de Paris, et rompirent tout, et délivrèrent +ceux qui estoient, et mesmement Hugues Aubriot, qui estoit condamné +comme dit est; et lui fut requis qu'il fust leur capitaine, lequel le +consentit mais la nuit s'en alla... Et le lendemain vinrent à l'hostel +de Hugues Aubriot, et le cuidoient (pensaient) trouver pour le faire +leur capitaine. Et quand ils virent qu'il n'y estoit pas, furent comme +enragés et desplaisans, et commencèrent à entrer en fureur, et vouloient +aller abattre le pont de Charenton.» + +Aubriot, qui n'avait eu que le tort d'exagérer le principe d'autorité et +qui à aucun prix ne voulait jouer le rôle de Marcel et se faire chef de +révoltés, ayant quitté Paris dans la nuit même de sa délivrance, se +retira dans son pays natal à Dijon, et il y mourut peu de temps après, +1382 ou 1383.--D'après sa conduite dans cette dernière période de sa +vie, on peut croire que son repentir était sincère et qu'il y persévéra +jusqu'à la fin. + + + + +SYLVAIN BAILLY + +I + + +Bailly, célèbre comme savant avant la Révolution est aujourd'hui connu +surtout par sa fin tragique. À peine âgé de vingt-quatre ans[6], il +comptait déjà parmi les astronomes distingués. Élu membre de l'académie +des sciences à l'âge de vingt-sept ans (1763), il devint plus tard +membre de l'académie française, (1783) et deux ans après de celle des +inscriptions et belles-lettres. Ces distinctions, il les devait à ses +publications littéraires et scientifiques encore que les dernières +surtout aux yeux des juges compétents aient aujourd'hui perdu beaucoup +de leur valeur. + +«Bailly par des études opiniâtres avait acquis beaucoup d'instruction; +mais il avait le jugement faux ou du moins sujet à s'égarer en +poursuivant des systèmes qui ne sont fondés sur rien de précis. Son +_Histoire de l'astronomie_ est un véritable roman de physique dont le +but est de faire le monde très vieux contrairement aux écrivains, sacrés +et profanes, qui en ont déterminé l'âge, en opposition, d'ailleurs avec +l'aspect du globe et les découvertes de la géologie. Qui pourra +concevoir en effet la possibilité d'une révolution qui aura transporté +la Sibérie des régions équinoxiales aux régions polaires; qui trouvera +comme lui dans les Samoyèdes les pères des sciences et des arts? Son +histoire de l'astronomie indienne n'est pas moins remplie de paradoxes, +il en est de même des _Lettres de l'Atlantide_ et sur l'origine des +sciences. Aussi, tout en reconnaissant en lui de l'imagination, de la +science et le talent d'écrire, les savants de son temps appelèrent ses +systèmes astronomiques: Les _Rêveries de Bailly_[7]». + +La réputation d'honnêteté de Bailly le fit nommer, en 1786, membre de la +commission chargée d'inspecter les hôpitaux. Le rapport de Bailly choisi +par ses collègues pour tenir la plume, n'est pas le moins intéressant de +ses ouvrages, quoiqu'il attriste profondément par la révélation d'un +état de choses qui nous semble aujourd'hui monstrueux. D'abord quand les +commissaires se présentent à l'Hôtel-Dieu afin d'examiner par eux-mêmes +l'établissement où les abus leur avaient été particulièrement signalés, +la porte leur est refusée. «Nous avions besoin de divers éléments, nous +les avons demandés, aussi bien qu'une personne qui pût nous guider et +nous instruire; _nous n'avons rien obtenu_.» + +«Quelle était donc l'autorité, dit Arago[8], qui se permettait ainsi de +manquer aux plus simples égards envers des commissaires investis de la +confiance du roi, de l'académie et du public? Cette autorité se +composait de divers administrateurs (le type, dit-on, n'est pas +entièrement perdu) qui regardaient les pauvres comme leur patrimoine, +qui leur consacraient une activité désintéressée mais improductive; qui +souffraient impatiemment toute amélioration dont le germe ne s'était pas +développé dans leur tête ou dans celles de quelques hommes philanthropes +par naissance ou par privilége d'emploi.» + +Malgré ce mauvais vouloir, la commission put remplir sa mission: «ce +qu'elle fit avec une conscience qui n'avait d'égale que sa patience et +sa fermeté.» Quelques extraits seulement du rapport de Bailly, analysé +par Arago, suffiront pour montrer si la susceptibilité des +administrateurs était légitime. + +«En 1786, on traitait à l'Hôtel-Dieu les infirmités de toute nature.... +tout était admis, mais aussi tout présentait une inévitable confusion. +Un malade arrivant était souvent couché dans le lit et les draps du +galeux qui venait de mourir. + +»L'emplacement réservé aux fous étant très restreint, deux de ces +malheureux couchaient ensemble. Deux fous dans les mêmes draps! L'esprit +se révolte en y songeant. + +»Dans la salle St-François, exclusivement réservée aux hommes atteints +de la petite vérole, il y avait quelquefois, faute de place, jusqu'à six +adultes ou huit enfants dans un lit qui n'avait pas 1 mètre 1/2 de +large. + +»Les femmes atteintes de cette affreuse maladie se trouvaient réunies, +dans la salle Ste-Monique, à de simples fébricitantes; celles-ci +étaient livrées comme une inévitable proie à la hideuse contagion dans +le lieu même où, pleines de confiance, elles avaient espéré recouvrer la +santé. + +»Les femmes enceintes, les femmes en couche étaient également entassées +pêle-mêle sur des grabats étroits et infects. + +»... Dans l'état habituel, les lits de l'Hôtel-Dieu, des lits qui +n'avaient pas 1 mètre 1/2 de large, contenaient quatre et souvent six +malades; ils y étaient placés en sens inverse: les pieds des uns +répondaient aux épaules des autres; ils n'avaient chacun pour leur +quote-part que 25 centimètres.... Aussi se concertaient-ils, tant que +leur état le permettait, pour que les uns restassent levés dans la +ruelle pendant une partie de la nuit, tandis que les autres dormaient. + +»... Tel était l'état normal de l'ancien Hôtel-Dieu. Un mot, un seul mot +dira ce qu'était l'état exceptionnel (en temps d'épidémie); alors on +plaçait des malades jusque sur les ciels de ces mêmes lits où nous avons +trouvé tant de souffrances, tant de légitimes malédictions...» + +Combien d'autres détails non moins tristes, par exemple, relatifs à la +salle des opérations et sur lesquels nous glissons pour ne pas trop +attrister le lecteur. + +À qui, d'ailleurs, imputer la longue durée de cette organisation +vicieuse, inhumaine? «à la vulgaire toute puissance de la routine, à +l'ignorance!» s'écrie Arago s'appuyant des conclusions de Bailly qui dit +avec tous les ménagements que la circonstance exigeait: + +«L'Hôtel-Dieu existe peut-être depuis le VIIe siècle, et si cet hôpital +est le plus imparfait de tous, c'est parce qu'il est le plus ancien. Dès +les premiers temps de cet établissement, on a cherché le bien, on a +désiré s'y tenir, et la constance a paru un devoir. De là, toute +nouveauté utile a de la peine à s'y introduire; toute réforme est +difficile; c'est une administration nombreuse qu'il faut convaincre; +c'est une masse énorme qu'il faut remuer.» + +L'énormité de la masse à remuer ne découragea pas les commissaires de +l'Académie. Aussi, grâce à leur énergique persistance, les choses +changèrent, nos hôpitaux furent réformés, transformés, et c'est avec +toute justice et vérité qu'Arago a pu dire naguère: «Chaque pauvre est +aujourd'hui couché seul dans un lit, et il le doit principalement aux +efforts habiles, persévérants, courageux de l'Académie des sciences. Il +faut que le pauvre le sache et le pauvre ne l'oubliera pas.» + +Hélas! il fut trop prompt à l'oublier, au contraire, en ce qui concerne +Bailly du moins, dont la triste destinée prouve une fois de plus quel +fond il faut faire sur la popularité, avec la terrible mobilité des +multitudes, si promptes à subir toutes les influences, et qui, elles +aussi, tournent au moindre vent. Bailly en fit la cruelle expérience et +combien ne dut-il pas regretter souvent d'avoir cédé, qui sait à quelle +tentation fatale d'ambition? au lieu de se contenter de la gloire +modeste de savant et de lettré, à l'exemple de son maître l'astronome +Lacaille dont on a dit qu'il était le calculateur le plus courageux et +l'observateur le plus zélé, le plus actif, le plus assidu qui ait jamais +existé, «et avec cela» doux, simple, gai, égal avec ses amis; l'intérêt +ni l'ambition ne le tentèrent jamais; il sut se contenter de peu, sa +probité faisait son bonheur, les sciences ses plaisirs, et l'amitié ses +délassements.» + + +II + +L'impression que Bailly avait reçue de sa visite dans les hôpitaux et la +constatation trop facile des énormes abus qui, par le laps du temps, s'y +étaient introduits, tout probablement contribuèrent à l'entraîner vers +les «opinions nouvelles» comme on disait à la veille de la révolution. +Dans l'ordre social aussi, beaucoup d'abus existaient qui appelaient +l'oeil investigateur et la sollicitude de l'homme d'état s'il s'en fut +rencontré alors un digne de ce titre soit dans les conseils de la +couronne soit dans l'assemblée réunie d'abord sous le titre d'États +généraux. Mais, parmi les honnêtes gens, il ne se trouvait guère que des +utopistes ou des hommes à idées fausses, et politiquement peu pratiques +comme Bailly, entraînés tout d'abord par un zèle sincère, mais non pas +peut-être exempt de vanité et de présomption, à des exagérations dont +ils comprirent la portée plus tard, s'ils la comprirent, et qui, par +leur téméraire confiance, ne devaient pas tarder à tout compromettre. + +Lors de la convocation des États généraux, Bailly, nommé d'abord grand +électeur, fut élu député de Paris le 12 mai et le langage qu'il tint à +cette occasion d'après ses _Mémoires_, prouve les sentiments qui +l'animaient: «La nation doit se souvenir qu'elle est souveraine et +maîtresse de tout ordonner..., ce n'est pas quand la raison s'éveille +qu'il faut alléguer d'anciens priviléges et des préjugés absurdes... je +louerai les électeurs de Paris qui les premiers ont conçu l'idée de +faire précéder la Constitution française de la Déclaration des droits de +l'Homme.» + +C'était faire un peu vite bon marché de toute autorité même la plus +légitime et l'on sent trop dans ce langage le bourgeois gonflé de sa +soudaine importance qui faisait dire à Bailly avec un étonnement naïf, +en entrant, le 21 avril, dans la salle des Feuillants: «Je crus respirer +un air nouveau et je regardai comme un phénomène d'être quelque chose +dans l'ordre politique par ma seule qualité de citoyen.» + +Le 3 juin 1789, Bailly fut nommé doyen ou président des communes. Lors +de la séance royale du 23, Louis XVI qui, avec tant de grandes vertus, +manquait de la première qualité de l'homme d'État, la décision, termina +son discours en disant: «Je vous ordonne, messieurs, de vous séparer +tout de suite.» + +Les membres des deux premiers ordres pour la plus grande partie, +s'inclinant devant cette expression de la volonté royale, se retirèrent +pendant que les députés des communes restaient tranquillement à leurs +places. Le grand maître des cérémonies l'ayant remarqué, s'approcha de +Bailly, et lui dit: + +--Vous avez entendu l'ordre du roi, monsieur. + +--Je ne puis pas ajourner l'assemblée sans qu'elle ait délibéré, +répondit Bailly. + +--Est-ce bien là votre réponse et dois-je en faire part au roi? + +--Oui, monsieur! répliqua le président, et s'adressant aussitôt aux +députés qui l'entouraient: «Il me semble, dit-il, que la Nation +assemblée ne doit pas recevoir d'ordre.» + +Ce langage ne peut étonner de la part de celui qui, trois jours avant, +présidait la fameuse séance dite du Jeu de Paume. + +Le surlendemain de la prise de la Bastille, Bailly, venu de Versailles à +Paris, comme membre de la députation envoyée pour rétablir l'ordre, fut +proclamé d'enthousiasme maire de Paris, en même temps que Lafayette +était nommé commandant général de la garde nationale. Bailly, toujours +un peu naïf, dit au sujet de cette nomination: + +«Je ne sais pas si j'ai pleuré, je ne sais pas ce que j'ai dit; mais je +me rappelle que je n'ai jamais été si étonné, si confondu et si +au-dessous de moi-même. La surprise ajoutant à ma timidité naturelle +devant une grande assemblée, je me levai, je balbutiai quelques mots +qu'on n'entendit pas, que je n'entendis pas moi-même, mais que mon +trouble plus encore que ma bouche rendit expressifs. Un autre effet de +ma stupidité subite, c'est que j'acceptai _sans savoir de quel fardeau +je me chargeais_[9]». + +Le nouveau maire de Paris, en effet, le jour même de sa nomination put +constater «que d'une visite faite à la halle et chez tous les +boulangers, il résultait que les approvisionnements en grains et farines +seraient entièrement épuisés en trois jours. Le lendemain tous les +préposés à l'administration des farines avaient disparu.» + +Ce fut là, pendant les deux années que Bailly resta en fonctions, sa +continuelle et pénible préoccupation, celle de veiller à +l'approvisionnement d'une population de 800,000 âmes que le besoin +pouvait pousser aux derniers excès alors surtout que l'ignorance, la +prévention portaient si facilement la multitude à croire qu'il y avait +calcul, dessein prémédité de l'affamer. Mais quoi! ce n'était pas +seulement prévention résultant de l'ignorance; car cette détestable +calomnie, Marat, l'ennemi acharné de Bailly, ne se lassait pas de la +répéter dans sa feuille immonde. Chaque matin aussi, sur tous les tons, +l'infâme répétait: _Que Bailly rende ses comptes!_ alors que la probité +du maire de Paris devait être à l'abri de tout soupçon. Dans l'Assemblée +nationale même, ces odieuses provocations trouvaient des échos et du +haut de la tribune (le 15 juillet 1789) Mirabeau laissait tomber ces +paroles qu'Arago qualifie si justement d'incendiaires: + +«Henri IV faisait entrer des vivres dans Paris assiégé et rebelle, et +des ministres pervers interceptent maintenant les convois destinés pour +Paris affamé et soumis.» + +Néanmoins ce ne fut qu'après la fuite du roi, à Varennes, que la +popularité de Bailly parut sérieusement atteinte. On l'accusait, ainsi +que Lafayette, de complicité tout au moins indirecte dans le départ. De +là, dans Paris, travaillé par les meneurs, une effervescence croissante, +de violentes et continuelles agitations qui aboutirent à l'émeute du 17 +juillet 1791, au Champ de Mars où une foule immense s'était donné +rendez-vous devant l'autel de la Patrie, pour signer la pétition +réclamant la déchéance de Louis XVI. Le maire de Paris, tous les moyens +de conciliation épuisés, voyant que la réunion prenait un caractère de +plus en plus menaçant, après avoir demandé les ordres de l'Assemblée, +convoque la garde nationale, et à la tête de la municipalité, se +présente devant la foule qu'il somme à plusieurs reprises, mais +inutilement de se retirer. Il fallut avoir recours à la force, le +drapeau rouge est déployé, les gardes nationaux font usage de leurs +armes, le sang coule, et l'émeute se disperse en laissant sur le carreau +un certain nombre de victimes, nombre qui, comme toujours, fut exagéré. + +Dès lors c'en était fait de la popularité de Bailly qui trois mois +après, quittant la mairie (12 novembre 1791), se retira d'abord à +Chaillot, puis à Nantes; mais là, chose triste à dire, le pouvoir +central, alors aux mains des Girondins, le mit en surveillance et une +lettre de Roland, ministre de l'intérieur, lui annonça que le +gouvernement lui retirait le logement que, depuis cinquante ans, sa +famille occupait au Louvre. En même temps on l'obligeait à payer une +somme de 6,000 livres, à titre d'indemnité, pour le loyer de l'hôtel +qu'il avait occupé comme maire de Paris. C'était pour lui la ruine et il +ne s'acquitta qu'en vendant sa bibliothèque et sa maison de Chaillot. Et +les temps menacèrent bientôt de devenir pires par la prédominance, dans +l'Assemblée, des partis violents. Aussi l'un de ses amis, M. de Casaux, +offrit à Bailly, le supplia même, de prendre passage à bord d'un petit +bâtiment qu'il avait frété pour sa famille: + +«Nous nous rendrons d'abord en Angleterre, lui dit M. de Casaux; si +vous le préférez, nous irons passer notre exil en Amérique. N'ayez aucun +souci, j'ai de la fortune; je puis sans me gêner pourvoir à toutes les +dépenses. Il est sage de fuir une terre qui menace de dévorer ses +habitants.» + +Bailly, malgré les instances de sa femme, refusa: «Depuis le jour, +répondit-il, où je suis devenu un personnage public, ma destinée se +trouve invariablement liée à celle de la France; jamais je ne quitterai +mon poste au moment du danger. En toute circonstance, la patrie pourra +compter sur mon dévouement. Quoiqu'il doive arriver, je resterai.» + +Le 6 juillet 1793, Bailly quittait Nantes pour aller habiter Melun où +Laplace, son ami, lui avait offert l'hospitalité. Par malheur, peu de +jours avant, une division de l'armée révolutionnaire était venue occuper +la ville. Bailly, reconnu en arrivant par un soldat, fut sommé par +celui-ci de le suivre à la mairie. Mis en état d'arrestation, puis, par +un ordre du comité du salut public, conduit à Paris et écroué à la +Force, il en sortit quelque temps après, sous bonne escorte, cité comme +témoin dans le procès de Marie Antoinette. Mais sa conduite, dans cette +circonstance, ne fut pas celle qu'espéraient, le jugeant d'après eux, +les ennemis de la reine. Non-seulement il s'inclina devant elle avec +l'air du profond respect, mais en entendant certaines imputations +odieuses de l'acte d'accusation, il ne put retenir le cri de son +indignation et qualifia, comme elles le méritaient, ces exécrables +calomnies. Cet acte courageux, qui effaçait bien des fautes, ne lui fut +pas pardonné par les hommes de la Terreur. Un mois après, traduit devant +le tribunal révolutionnaire, il fut condamné à périr sur l'échafaud. +Ramené à la conciergerie, où il resta pendant deux jours encore, Bailly +conserva son calme et sa fermeté, et par son langage même, on peut +croire que revenu de bien des illusions, désabusé de beaucoup d'erreurs, +il se préparait sérieusement à la mort. Quelques-uns de ses compagnons +de captivité, se plaignant avec amertume et dans un langage qui semblait +trahir une sorte de regret d'être restés honnêtes: + +«Consolez-vous, leur dit-il, il y a une si grande distance entre la mort +et l'homme de bien et celle du méchant que le vulgaire n'est pas capable +de la mesurer.» + +Le 12 novembre eut lieu l'exécution, cette exécution qui est un des +épisodes les plus lamentables de nos annales, mais qu'il faut rappeler +pour la leçon de tous et afin que l'horreur et l'épouvante que soulèvent +de telles atrocités en rendent à tout jamais le retour impossible. Parmi +les nombreuses versions qui ont été données de ce tragique évènement, +nous choisirons de préférence celle de François Arago dont le témoignage +n'est pas suspect; car, après une enquête minutieuse, tout en s'étudiant +à rester impartial, par un motif sans doute honorable, il cherche à +diminuer plutôt qu'à augmenter l'horreur de la scène: «La vérité, la +stricte vérité, dit-il, n'était-elle pas assez déchirante? Fallait-il, +sans preuves d'aucune sorte, imputer à la masse le cynisme infernal de +quelques cannibales?... Je prouverai qu'en rendant le drame un peu moins +atroce je n'ai sacrifié que des détails imaginaires, fruits empestés de +l'esprit de parti: + +«Midi venait de sonner. Bailly adressa un dernier et tendre adieu à ses +compagnons de captivité, leur souhaita un meilleur sort et, suivant le +bourreau sans faiblesse comme sans forfanterie, monta sur la fatale +charrette, les mains attachées derrière le dos. Notre confrère avait +coutume de dire. «On doit avoir mauvaise opinion de ceux qui n'ont pas, +en mourant, un regard à jeter en arrière.» Le dernier regard de Bailly +fut pour sa femme. Un gendarme de l'escorte recueillit avec sensibilité +les paroles de la victime et les reporta fidèlement à la veuve. Le +cortége arriva à l'entrée du Champ de Mars, du côté de la rivière, à une +heure un quart. C'était la place où, conformément aux termes du +jugement, on avait élevé l'échafaud. La foule aveuglée qui s'y trouvait +réunie, s'écria avec fureur que la terre sacrée du Champ de la +Fédération ne devait pas être souillée par la présence et par le sang de +celui qu'elle appelait un grand criminel; sur sa demande, j'ai presque +dit, sur ses ordres, l'instrument du supplice fut démonté, transporté +pièce à pièce dans un des fossés, et remonté de nouveau. Bailly resta le +témoin impassible de ces effroyables préparatifs, de ces infernales +clameurs. Pas une plainte ne sortit de sa bouche. La pluie tombait +depuis le matin; elle était froide, elle inondait le corps et surtout la +tête nue du vieillard. Un misérable s'aperçut qu'il frissonnait, et lui +cria: «_Tu trembles Bailly?_--_Mon ami, j'ai froid_, répondit avec +douceur la victime.» Ce furent ses dernières paroles. + +«Bailly descendit dans le fossé, où le bourreau brûla devant lui le +drapeau rouge du 17 juillet; il monta ensuite d'un pas ferme sur +l'échafaud. Ayons le courage de le dire, lorsque la tête de notre +vénérable confrère tomba, les _témoins soldés_ que cette affreuse +exécution avait réunis au Champ de Mars, poussèrent d'infâmes +acclamations.» + +Maintenant faut-il croire à ces _témoins soldés_ dont parle Arago dans +son désir d'innocenter «ce qu'on appelle la populace»? Faut-il croire à +l'intervention de personnes riches et influentes dans les scènes d'une +inqualifiable barbarie du Champ de Mars? M. Arago n'obéit-il point à une +idée préconçue, aux exigences de sa position et au mot d'ordre d'un +parti quand il dit du ton le plus affirmatif: «Ce n'est point aux +malheureux sans propriétés, sans capital, vivant du travail de leurs +mains, aux prolétaires qu'on doit imputer les incidents déplorables qui +marquèrent les derniers moments de Bailly. Avancer une opinion si +éloignée de la vérité, c'est s'imposer le devoir d'en prouver la +réalité.» + +Et à l'appui de ces paroles il rapporte l'exclamation échappée à Bailly, +après sa condamnation, suivant le dire de Lafayette: «Je meurs pour la +séance du Jeu de Paume et non pour la funeste journée du Champ de Mars.» +Mais comment admettre ces audaces de la réaction, en pleine terreur, +quand pour satisfaire une haine posthume, elle s'exposait à tant de +périls? Comment admettre pareille supposition malgré les +invraisemblances, plutôt que ces égarements funestes, ces délires de la +multitude trop facile à tromper quand on l'excite dans le sens de ses +passions, quand elle est prise de la fièvre homicide en dépit de ses +naturels et généreux instincts? N'est-il pas dans notre révolution trop +d'exemples, hélas! de ces effroyables vertiges! Étaient-ils soldés ceux +qui battaient des mains sur le passage de Charlotte Corday, conduite à +l'échafaud, sur le passage de Marie Antoinette, de Madame Élisabeth, de +Beauharnais, de Custines, d'André Chénier et de tant d'autres illustres +victimes? Était-ce pour le salaire, qui fut si minime, que +_travaillaient_ les égorgeurs de septembre, les assassins des Carmes, +etc., que le peuple, le vrai peuple d'ailleurs hautement renie et +regarde comme des monstres? + +Maintenant, pour ne pas laisser le lecteur sous une impression trop +douloureuse, en regard de ces lugubres pages, mettons-en une qui repose +et console, «qui élève l'âme et remplisse le coeur de douces émotions.» +Après la mort de son mari, Madame Bailly se trouva dans une position qui +était plus que la gêne au point qu'elle fut heureuse de se voir inscrite +au bureau de charité de son arrondissement, grâce aux sollicitations +pressantes du géomètre Cousin, membre de l'Académie. Maintes fois on vit +cet homme éminent traverser tout Paris, ayant sous le bras le pain, la +viande et la chandelle destinés à la veuve d'un illustre confrère. + +Voici qui n'est pas moins touchant. Après le 18 brumaire, de Laplace fut +nommé ministre de l'intérieur. Le soir même, 21 du mois, il demandait +une pension de 2,000 francs pour Madame Bailly. Le premier consul +l'accorda aussitôt, en ajoutant comme condition expresse que le premier +trimestre serait payé d'avance et sur le champ. «Le 22, de bonne heure, +une voiture s'arrête dans la rue de la Sourdière (où demeurait la veuve +de Bailly); madame de Laplace en descend, portant à la main une bourse +remplie d'or. + +»Elle s'élance dans l'escalier, pénètre en courant dans l'humble +demeure, depuis plusieurs années témoin d'une douleur sans remède et +d'une cruelle misère; Madame Bailly était à la fenêtre: «Ma chère amie, +que faites-vous là de si grand matin? s'écrie la femme du +ministre.--Madame, repartit la veuve, j'entendis hier les crieurs +publics, et je vous attendais.[10]» + +Qu'ajouter à de telles paroles? il faut se taire et admirer. + +[6] Il était né à Paris, le 15 septembre 1736. + +[7] _Encyclopédie catholique._ + +[8] Éloge de Bailly. + +[9] Mémoires de Bailly. + +[10] François Arago.--Éloge de Bailly. + + + + +BEAUJON + + +Beaujon (Nicolas), né à Bordeaux en 1718, successivement banquier de la +cour, receveur-général des finances de la généralité de Rouen, +conseiller d'État à brevet, avait acquis, dans ces différentes +positions, une fortune considérable qu'il dépensait généreusement. C'est +ainsi qu'au mois de juillet 1784, fut par lui fondé l'hospice qui porte +son nom, mais dans un but fort différent du but actuel. En effet, cet +établissement construit, d'après les ordres de Beaujon, par l'architecte +Girardin et doté d'une rente annuelle de 25,000 livres, était destiné à +douze garçons et douze filles orphelins et nés dans le faubourg. Ils y +étaient nourris, vêtus, instruits depuis l'âge de six ans jusqu'à douze, +époque à laquelle on leur donnait 400 livres pour l'apprentissage du +métier qu'ils avaient choisi. Des soeurs de la Charité dirigeaient +l'éducation des filles; celle des garçons était confiée aux frères de la +doctrine chrétienne. + +Mais, lors de la révolution, l'État s'empara de l'établissement dont il +changea la destination en faisant de l'asile un hôpital pour les +malades. C'était méconnaître les intentions du fondateur, qui n'était +plus là pour protester, mort pendant l'année 1786. N'ayant point +d'enfants, par son testament, Beaujon voulut faire des heureux avec les +trois millions dont se composait sa fortune qu'il divisa en un grand +nombre de legs particuliers. + +Le célèbre banquier put ainsi trouver de précieuses jouissances dans ses +immenses richesses dont pour lui-même il ne faisait que médiocrement +usage. Dans les dernières années de sa vie surtout, son état d'infirmité +habituelle ne lui permettait même plus la promenade, et une maladie +chronique de l'estomac le condamnait au régime de vie le plus sévère. Il +n'en recevait pas moins à sa table, largement servie, chaque jour +quelques amis ou des artistes; mais pendant que les joyeux convives +savouraient à l'envi les mets délicats, dégustaient les vins fins, les +liqueurs et le café, l'amphytrion, un peu mélancolique sans doute, +devait se borner à l'eau claire et à la panade, à moins qu'il ne +préférât le laitage. + +Quelle amère dérision dans la possession même de ces trésors que lui +prodiguait la fortune, si M. de Beaujon n'eut trouvé une noble +compensation et une satisfaction délicieuse dans cette libéralité qui +s'épanchait si largement en bienfaits dont plusieurs, comme on l'a vu, +ont survécu au donateur et, après des siècles peut-être, feront bénir sa +mémoire! + + + + +BEETHOVEN (LOUIS VAN) + + +Contrairement à ce qui arriva pour Mozart et pour beaucoup d'autres, +l'instinct musical ne se révéla point chez Beethoven tout d'abord. Un de +ses compagnons d'enfance, M. Baden, dont le témoignage positif infirme +les récits de plusieurs biographes, raconte qu'il fallut user de +violence pour lui faire commencer l'étude de la musique, et que, pendant +les premiers temps, plus d'une fois il fut battu parce qu'il refusait de +se mettre au piano. M. Baden d'ailleurs ajoute, qu'une fois ces premiers +dégoûts surmontés, merveilleux furent les progrès du jeune Louis dans +cet art pour lequel il se passionna bientôt et qui devait si fort +l'absorber, témoin cette anecdote: + +Beethoven entre un jour chez un restaurateur pour dîner. Il prend la +carte des mets du jour pour choisir ce qui lui convient, mais au même +instant, une idée musicale se présente à sa pensée. Vite il saisit son +crayon et retournant la carte, il écrit sous la dictée de son +inspiration et couvre de notes la page blanche qu'il met ensuite dans sa +poche. Alors revenu à lui et voyant le garçon s'approcher, il tire sa +bourse et demande ce qu'il doit: + +«Vous ne devez rien, monsieur, puisque vous n'avez pas dîné. + +--Comment, je n'ai pas dîné! En êtes-vous bien sûr? + +--Très-sûr, monsieur, et mieux que moi vous devez le savoir. + +--Alors c'est différent, donnez-moi quelque chose. + +--Que désirez-vous? + +--Ce que vous voudrez. + +Mais n'anticipons point et revenons de quelques pas en arrière, car la +jeunesse de l'illustre maître offre quelques particularités dignes +d'intérêt. Beethoven (Louis) naquit à Bonn, sur le Rhin, le 10 décembre +1770, d'une famille originaire de Hollande, ce qui explique la particule +_Van_ qui précède le nom de l'illustre compositeur. + +Beethoven apprit de son père, dès l'âge de cinq ans, les premiers +principes de la musique. Son maître de piano fut Vander Eden, organiste +de la cour, qui de lui-même offrit ses conseils et, en véritable +artiste, donna gratuitement ses leçons. Après sa mort arrivée en 1782, +son successeur Neefe ne se montra pas moins bienveillant; il est vrai +que l'enfant, attirant déjà l'attention publique par ses rares +dispositions, lui était recommandé par l'électeur Maximilien d'Autriche. +Neefe n'hésita pas à initier de suite son élève aux grandes conceptions +de Bach et Haendel, et l'enthousiasme de l'enfant fut tel que, non +content d'exécuter sur le piano ces admirables compositions, il voulut +s'essayer à les imiter, tout ignorant qu'il fût des règles de +l'harmonie, et composa plusieurs morceaux (sonates et chansons) où se +trahit surtout son inexpérience et qu'il désavoua plus tard comme +l'oeuvre indigne d'un débutant. + +Vers l'année 1786 ou 1787, il fit un voyage à Vienne dans le seul but +de voir Mozart, dont il admirait passionnément la musique. Après avoir +lu la lettre d'introduction et de recommandation, Mozart dit au visiteur +de se mettre au piano et d'improviser. Le brillant et la sûreté de +l'exécution firent croire au maëstro que ce qu'il entendait était appris +de mémoire, et il ne put dissimuler ce soupçon au jeune homme. Celui-ci, +un peu piqué, dit avec vivacité: + +«Eh bien! donnez-moi vous-même un thème, celui que vous voudrez. + +--Soit, reprit Mozart, ajoutant en à-parté: je vais bien t'attraper. + +Et au bout de quelques instants, il remettait à Beethoven un sujet de +fugue hérissé de difficultés et qui pour un débutant offrait plus d'un +piége. Mais le jeune artiste sut les deviner, et ce thème presque +impossible il le développa avec tant de force, de verve, de génie, que +Mozart, confondu, se leva doucement, et se glissant sur la pointe du +pied dans la pièce voisine, dit à des amis qui s'y trouvaient: + +«Faites attention à ce jeune homme, vous en entendrez parler quelque +jour.» + +Après la mort de son père, (1792) Beethoven quitta la ville de Bonn, qui +lui offrait trop peu de ressources, et se rendit de nouveau à Vienne, +mais avec la pensée, cette fois, de s'y fixer. Il n'y retrouva plus +Mozart, mais la Providence lui ménageait un protecteur plus puissant et +non moins zélé dans la personne du prince Lichnowsky, «un de ces nobles +seigneurs, dit Fétis[11], comme on en rencontrait alors en Autriche et +dont la générosité ne connaissait pas de bornes pour l'encouragement des +hommes de talent.» Passionné pour la musique, il accueillit Beethoven +avec une bonté parfaite, lui assura une pension de 600 florins et voulut +qu'il demeurât dans son hôtel. La princesse partageait les goûts de son +mari et ne témoigna pas moins de bienveillance à l'artiste, profondément +reconnaissant, mais qui, de l'aveu de son ami Schindler, ne savait point +assez maîtriser les inégalités de son caractère et les brusqueries de +son humeur: «Personne n'était moins aimable que lui dans sa jeunesse,» +et la princesse, qui savait faire la part de la faiblesse humaine, eut +plus d'une fois à l'excuser auprès de son mari, moins porté à +l'indulgence pour ces fugues de l'artiste. + +Beethoven, apprécié alors surtout comme exécutant et improvisateur, +successivement fit connaître et jouer plusieurs grandes compositions, +entre autres la Symphonie en _ut majeur_, la Symphonie en _ré_, et le +grand Septuor, qui étendirent sa réputation au loin. Ces divers +ouvrages, composés dans un intervalle de 10 ans, de 1790 à 1800, +appartiennent à sa première manière, moins personnelle, et dans +laquelle, malgré le mérite incontestable, se trahit l'influence d'Haydn +et de Mozart pour lesquels, à cette époque, l'artiste professait une +admiration enthousiaste. + +Beethoven, sans nul souci de la vie matérielle, et sûr du lendemain, +jouissait paisiblement de ses succès, en rêvant des oeuvres nouvelles, +d'un caractère plus original et plus puissant, lorsque tous-à-coup, +hélas! il vit se couvrir des plus sombres nuages cet horizon que +l'espérance peignait de si riantes couleurs et déroulait avec +d'immenses et ravissantes perspectives. Faibles et ignorants que nous +sommes! Qui de nous n'est porté à envier, comme des mortels fortunés +entre tous, les privilégiés du génie et de la gloire, en oubliant trop +facilement que, par une loi mystérieuse, qui tient à un dessein profond +de la Providence, ils sont presque toujours aussi les prédestinés du +malheur. La couronne de lauriers sur leur front s'entrelace à la +couronne d'épines. Cette organisation supérieure, mais d'autant plus +délicate qui les tire hors de pair, les rend aussi plus vulnérables à la +douleur; ils ressemblent à ces pics élevés dont le sommet tout d'abord +attire la foudre. Et puis, comme l'a dit admirablement un poète +contemporain, malheureux lui surtout par sa faute, la souffrance, qui +fait vibrer en eux les cordes intimes, est d'ordinaire la source la plus +féconde d'inspiration: + + Rien ne nous rend si grand qu'une grande douleur. + Mais, pour en être atteint, ne crois pas, ô poète, + Que ta voix ici-bas doive rester muette. + Les plus désespérés font les chants les plus beaux, + Et j'en sais d'immortels qui sont de purs sanglots. + ................. + Quand ils parlent ainsi d'espérances trompées, + De tristesse et d'oubli, d'amour et de malheur, + Ce n'est pas un concert à dilater le coeur. + Leurs déclamations sont comme des épées; + Elles tracent dans l'air un cercle éblouissant; + Mais il y pend toujours une goutte de sang[12]. + +Son protecteur le plus généreux étant venu à mourir, (1801) Beethoven +perdit sa pension alors que la guerre qui troublait l'Allemagne +diminuait beaucoup ses autres ressources. Il habitait alors avec ses +deux frères, chargés de tous les détails de la vie commune, afin que +l'artiste ne fût en rien distrait de son travail; mais tout probablement +sa bourse supportait seule la dépense. Aussi la gêne, dont il a souffert +par malheur presque toute sa vie, ne devait pas être moindre à cette +époque que plus tard, quand en envoyant à Ries une sonate pour la vendre +à Londres, il écrivait: «Cette sonate a été écrite dans des +circonstances bien pénibles; car il est triste d'être obligé d'écrire +pour avoir du pain. C'est là où j'en suis maintenant.» + +Dans une autre lettre d'une date plus récente, il dit encore: «Si je +n'étais pas si pauvre et obligé de vivre de ma plume, je n'exigerais +rien de la Société Philharmonique; mais dans la position où je me +trouve, il faut que j'attende le prix de ma symphonie.» + +La situation toujours précaire de Beethoven ne lui permit pas de se +marier ainsi qu'il résulte d'une lettre écrite à son ami Wegeler en +1801: «Mon infirmité me poursuit partout comme un spectre; fuyant les +hommes, je devais paraître misanthrope, ce que pourtant je suis peu. Ce +changement a été produit par une aimable et charmante fille (Mlle +Julie de Guicciardi) qui m'aime et que j'aime aussi. Voilà depuis deux +ans quelques moments de bonheur et c'est la première fois que je sens +que le mariage pourrait me rendre heureux. Mais, hélas! elle est +au-dessus de mon rang; de plus il m'est impossible dans ce moment de +songer à me marier, il faut que je travaille à me faire un sort.» Le +mariage donc ne se fit point et l'artiste eut le chagrin de voir celle +qu'il aimait en épouser un autre, le comte de Gallenberg. + +Ce ne fut pas encore là pourtant sa plus grande douleur: elle lui vint +de l'infirmité, cruelle surtout pour un musicien, dont il avait ressenti +les premières atteintes dès l'année 1798, et qui fit des progrès trop +rapides. Car, par une lettre de Beethoven à Wegeler, sous la date du 29 +juin 1800, on voit que sa surdité avait pris un caractère grave. +Cependant le pauvre artiste, qui en éprouvait une sorte d'humiliation, +s'efforçait de dissimuler son infirmité, favorisé en cela par la +connivence inconsciente de ses amis attribuant à sa distraction +habituelle ce défaut d'audition. Ries, son élève, fut deux ans avant de +s'en apercevoir. Un jour qu'il se promenait avec Beethoven, en +traversant un bois, il entendit les sons d'une flûte dont un berger +jouait non sans talent. Ravi de cette mélodie champêtre, Ries se tourna +vers le maître pour lui demander ce qu'il en pensait, mais quelle ne fut +pas sa surprise quand Beethoven, après avoir prêté attentivement +l'oreille, lui dit avec un accent douloureux qu'il n'entendait rien, +rien.... Tout le reste de la promenade, il fut silencieux et Ries fit de +vains efforts pour l'arracher à sa pénible préoccupation. + +Tous les remèdes ordinaires épuisés, et la médecine avouant presque son +impuissance, l'illustre maëstro dut s'affermir de plus en plus dans +cette conviction désolante pour lui que son mal était incurable. Ce +qu'il souffrit alors, lui-même nous l'apprend par la peinture qu'il a +faite de son état, dans une espèce de testament, écrit en octobre 1802, +et dont le brouillon s'est retrouvé dans ses papiers après sa mort. + +«Ô hommes qui me croyez haineux, intraitable ou misanthrope, et qui me +représentez comme tel, combien vous me faites tort! Vous ignorez les +raisons qui font que je vous parais ainsi. Dès mon enfance, j'étais +porté de coeur et d'esprit au sentiment de la bienveillance: j'éprouvais +même le besoin de faire de belles actions; mais songez que, depuis six +années, je souffre d'un mal terrible qu'aggravent d'ignorants +médecins.... Pensez que, né avec un tempérament ardent, impétueux, +capable de sentir les agréments de la société, j'ai été obligé de m'en +séparer de bonne heure et de mener une vie solitaire. Si quelquefois je +voulais oublier mon infirmité, oh! combien j'en étais durement puni par +la triste et douloureuse épreuve de ma difficulté d'entendre. Et +cependant il m'était impossible de dire aux hommes: _Parlez plus haut, +criez, je suis sourd!_ Comment me résoudre à avouer la faiblesse d'un +sens qui aurait dû être chez moi plus complet que chez tout autre, d'un +sens que j'ai possédé dans l'état de perfection.... Vivant presque +entièrement seul, sans autres relations que celles qu'une impérieuse +nécessité commande, semblable à un banni, toutes les fois que je +m'approche du monde, une affreuse inquiétude s'empare de moi; je crains +à tout moment d'y faire apercevoir mon état.» + +Voilà, il faut en convenir, un étrange amour-propre! On ne doit rougir +que de ses fautes et de ce qui mérite le blâme. Mais pourquoi cette +honte pour ce qui n'était qu'un malheur, fait pour éveiller la sympathie +et la commisération chez tout homme de coeur? Quoique Beethoven eût déjà +composé l'admirable oratorio du _Christ au Mont des Oliviers_, il semble +qu'à cette époque l'illustre artiste ne pût être protégé contre la +tentation du désespoir par la croyance religieuse, chez lui ébranlée ou +à l'état vague; il n'arriva que plus tard, par la réflexion et la +lecture, à la sérénité de la foi et même à une sorte de mysticisme qui +donne un caractère particulier à ses derniers ouvrages. Sans nul doute, +au temps dont nous parlons, cette sublime consolation lui manquait, +puisqu'il en vint à écrire: «Pourtant lorsque, en dépit des motifs qui +m'éloignaient de la société, je m'y laissais entraîner, de quel chagrin +j'étais saisi quand quelqu'un, se trouvant à côté de moi, entendait de +loin une flûte et que moi je n'entendais rien!... J'en ressentais un +chagrin si violent que _peu s'en fallait que je ne misse fin à ma vie_. +L'art seul m'a retenu; il me semblait impossible de quitter le monde +avant d'avoir produit tout ce que je sentais devoir produire. C'est +ainsi que je continuais cette vie misérable, oh! bien misérable avec une +organisation si nerveuse qu'un rien peut me faire passer de l'état le +plus heureux à l'état le plus pénible. Patience! c'est le nom du guide +que je dois prendre et que j'ai déjà pris; j'espère que ma résolution +sera durable jusqu'à ce qu'il plaise aux Parques impitoyables de briser +le fil de ma vie. Peut-être éprouverai-je un mieux, peut-être non; +n'importe, je suis résolu à souffrir. Devenir philosophe dès l'âge de +vingt-huit ans, cela n'est pas facile, moins encore pour l'artiste que +pour tout autre.» + +Chose étonnante et merveilleuse puissance du génie! au milieu de ces +cruelles souffrances physiques et morales, le travail de l'artiste +n'avait été que peu interrompu; car, dans cette période, nous le voyons +composer _Fidelio_, opéra en deux actes, le seul qu'il ait fait, la +cantate d'Adélaïde, la _Symphonie héroïque_, dont le succès fut immense, +etc. Les biographes allemands racontent que Beethoven avait eu +l'intention d'abord d'appeler son oeuvre _Bonaparte_; mais en apprenant +un matin que le premier consul s'était fait proclamer empereur, il +changea le titre en celui de «_Symphonie héroïque_ pour célébrer, +suivant son expression, le souvenir d'un grand homme.» + +_La Symphonie héroïque_ commence la seconde période de la vie artistique +de Beethoven, celle pendant laquelle il produisit ses oeuvres les plus +remarquables, dont les beautés restent accessibles à tous, encore que, +grandioses et originales, elles attestent, avec le génie de l'invention, +la connaissance la plus étendue de toutes les ressources de l'art. De +cette époque datent la quatrième symphonie en _fa_, dite _Symphonie +pastorale_, un merveilleux chef-d'oeuvre; puis des concertos, des +sonates, des quatuors, etc. Tous ces morceaux furent successivement +exécutés dans les concerts que l'artiste donnait de temps en temps à +Vienne et dont le produit était son principal et presque son unique +revenu, revenu souvent insuffisant. Aussi, en 1809, le roi de +Westphalie, Jérôme Napoléon, lui ayant fait offrir la place de maître de +sa chapelle avec un traitement de 7,000 francs, il inclinait à accepter. +Mais trois des amateurs les plus distingués de Vienne, l'archiduc +Rodolphe, le prince Lobkowitz et le comte de Kinsty, se réunirent pour +conserver à l'Autriche l'artiste qui faisait sa gloire, et ils +promirent, s'il consentait à rester, de lui assurer par contrat une +pension annuelle de 4,000 florins. Profondément touché de ces +témoignages éclatants de sympathie, Beethoven accepta et déclara se +fixer pour toujours à Vienne, ou plutôt en Autriche, car, la plus grande +partie de l'année, il résidait dans le village de Baden à quelques +lieues de la capitale. + +Peu d'années après malheureusement, la création du papier monnaie en +Autriche diminua presque de moitié la pension de l'artiste qui, par +d'autres complications fâcheuses et douloureuses, vit empirer sa +situation. Son frère aîné mourut après avoir été longtemps malade de la +poitrine et comme Beethoven l'écrit à Ries: «Je puis dire que, pour le +soulager, j'ai dépensé environ, 10,000 florins.» + +Ce frère laissait un fils que l'artiste, nommé tuteur par le testament, +après un procès pénible et dispendieux soutenu contre la veuve, une +méchante femme, à ce qu'il paraît, fit élever avec sollicitude. +Malheureusement le neveu répondit mal à la tendresse de son oncle qu'il +contrista par le scandale de ses déréglements. En dépit de sa bonne +intention, Beethoven, fût-ce à son insu, n'avait-il point cédé à un +sentiment égoïste, lorsqu'il voulut séparer l'enfant de sa mère, et ne +s'exagéra-t-il point l'indignité de celle-ci? + +Au milieu de ces soucis, et malgré les obstacles résultant de sa +surdité, l'artiste continuait de produire des chefs-d'oeuvre; il semble +que l'isolement fut une des causes de la fécondité de son génie. «Séparé +du monde extérieur par son infirmité, dit Fétis[13], la musique +n'existait plus pour lui qu'au dedans de lui-même. Sa vie d'artiste tout +entière était renfermée dans ses méditations, et c'était troubler le +seul bonheur dont il pût encore jouir que de les interrompre.» Il +composait le plus souvent en marchant; le mouvement du corps semblait +favoriser l'activité de son génie. Ses longues promenades dans Vienne +l'avaient fait connaître aux habitants des plus humbles quartiers, et +l'admiration mêlée de respect qu'inspirait l'artiste n'était pas le +privilége des classes élevées. Dès qu'il paraissait dans le faubourg, +tout bas on murmurait, dans la boutique comme dans l'échoppe ou +l'atelier: _Voilà Beethoven!_ et l'on raconte que, certain jour, une +troupe de charbonniers, courbés sous leurs lourds fardeaux, s'arrêtèrent +respectueusement pour le laisser passer. + +À dater de l'année 1811, les séjours de Beethoven à la campagne se +prolongèrent de plus en plus, et, dans ses longues promenades comme dans +la solitude du cabinet, sans négliger son art, il s'occupa beaucoup +d'études et de lectures historiques et philosophiques qui, dans +l'opinion de Fétis, influèrent sur la direction de ses travaux. +«Insensiblement et sans qu'il s'en aperçût, ces études donnèrent à ses +idées une légère teinte de mysticisme qui se répandit sur tous ses +ouvrages, comme on peut le voir par ses derniers quatuors; sans qu'il y +prît garde, son originalité perdit quelque chose de sa spontanéité en +devenant systématique... Les redites des mêmes pensées furent poussées +jusqu'à l'excès... La pensée mélodique devint moins nette, etc.» Ces +défauts ne pourraient-ils pas plutôt s'attribuer à la surdité croissante +qui ne permettait pas à l'artiste de se rendre compte des détails de son +oeuvre, quand il ne pouvait guère juger que par l'intellect de ce qui +s'adresse sans doute à l'âme, à l'intelligence, mais par l'intermédiaire +obligé de l'ouïe? + +D'ailleurs les partisans zélés de Beethoven, le professeur Marx de +Berlin par exemple[14], contestent vivement cette appréciation du génie +de l'artiste par M. Fétis, dans ce qu'il appelle sa troisième manière. +Pour eux il y a toujours progrès dans la carrière du maître. Je ne suis +pas compétent pour décider entre ces deux opinions auxquelles il faut en +ajouter une troisième, celle de M. Oulibicheff, qui admire presque +exclusivement la première manière de Beethoven, estimant les deux autres +une décadence progressive; mais évidemment il se trompe. Ce qui +d'ailleurs ne fait pas de doute c'est que l'admiration du public dans +toute l'Allemagne, peu préoccupée de ces distinctions, ne fit que +s'accroître, et à chaque production nouvelle renchérissait sur son +enthousiasme. En 1824, on exécuta à Vienne la composition de _Mélusine_ +«oeuvre colossale, comme l'appelle M. Dieudonné-Denne-Baron[15]. À la fin +de la cérémonie, l'admiration qu'elle avait excitée dans la salle éclata +par un tonnerre de bravos; Beethoven était le seul qui ne les entendît +pas. L'une des cantatrices, Mlle Unger, le prit par la main et, le +tournant vers le public, lui montra les applaudissements qui +redoublaient au milieu de l'attendrissement général.» Deux ans après, +l'illustre maëstro n'existait plus. + +Les désordres de son neveu l'affligeaient profondément; la pensée lui +vint de faire entrer ce jeune homme dans un régiment, et, quoique +malade, il se rendit à Vienne dans ce but. Mais à peine arrivé, il dut +s'aliter atteint d'une fluxion de poitrine que compliquait l'hydropisie +dont il souffrait antérieurement. Au bout de quelques mois, son état +était désespéré. «Lui-même, dit le biographe déjà cité d'après Ries et +Spindeler, connaissait son état et disait tranquillement: _Plaudite, +amici, comædia finita est_.» La foule encombrait les abords de sa +demeure; les plus grands personnages se faisaient inscrire à sa porte. +Le bruit du danger qu'il courait s'était répandu avec rapidité; il +parvint bientôt à Weimar où se trouvait le célèbre pianiste et +compositeur Hummel qui partit aussitôt pour venir à Vienne se +réconcilier avec Beethoven qui s'était brouillé avec lui quelques années +auparavant: l'entrevue des deux maîtres fut touchante au delà de toute +expression. Le 24 mars au matin, Beethoven demanda les sacrements qu'il +reçut avec une profonde piété. Hummel entra dans sa chambre; Beethoven +ne parlait plus, cependant il parut se ranimer, il reconnut Hummel, une +dernière étincelle brilla dans ses yeux; il serra la main de son ancien +ami, et lui dit: «N'est-ce pas, Hummel, que j'avais du talent?» + +Ce fut sa dernière parole, l'agonie commença et le 26, à six heures du +soir, le grand artiste expirait. Beethoven avait fini de vider ce calice +d'amertume infinie dont il lui avait fallu payer sa gloire. Peu de +destinées ont été plus douloureuses; mais on ne peut se dissimuler que, +la surdité à part, le caractère de l'artiste fut pour quelque chose, +pour beaucoup même, dans ses ennuis. «Bon, généreux et porté à +l'obligeance, simple et naïf, dit M. Fétis, il était complètement +étranger à toute manoeuvre, car il avait autant de justice que de +noblesse dans l'âme, et l'on peut affirmer que la pensée d'une action +mauvaise envers quelqu'un n'est jamais entrée dans son esprit.» Mais +enclin à l'orgueil, et comme le personnage de la comédie «nerveux en +diable et voulant pouvoir se mettre en colère» il céda trop facilement +aux emportements de son humeur qui faisait explosion par instants avec +une violence dont lui-même ne se rendait pas compte. + +À une soirée musicale chez le comte de Browne, qui réunissait dans ses +salons l'élite de la capitale, Beethoven et Ries (son élève) devaient +jouer un morceau à quatre mains. Ils avaient déjà commencé lorsque le +jeune comte de P..., placé à l'entrée du salon, troubla le silence en +parlant à une dame de la société. Après quelques efforts inutiles pour +faire cesser cette conversation, Beethoven, arrêtant sur le clavier les +mains de Ries, se leva brusquement et dit tout haut: «_Für solche +schweine spiele ich nicht_: Je ne jouerai pas devant de semblables +pourceaux.» Qu'on s'imagine la rumeur causée par cet incident. «Tout +autre que Beethoven, dit Anders, aurait été mis à la porte.» + +À plusieurs reprises les vivacités de son humeur le brouillèrent avec +son orchestre. «Beethoven, repoussé de la salle et désirant néanmoins +entendre son oeuvre à la répétition[16], fut obligé de rester dans +l'antichambre et l'affaire ne s'arrangea que longtemps après[17].» +Dominé par ses frères qui l'exploitaient et excitaient, par un calcul +égoïste, les défiances auxquelles il était porté par sa surdité: «Il se +brouillait facilement avec ses amis et il n'en est pas un seul avec +lequel il n'ait été en froid une ou plusieurs fois.... Mais aussi, dès +qu'on parvenait à l'éclairer sur l'origine ou le sujet de la +mésintelligence, il était le premier à avouer son tort; non-seulement il +en demandait pardon, mais il faisait tout ce qui était en son pouvoir +pour le réparer.» Se faisant une fausse idée de l'indépendance, lui dont +la faiblesse subissait à la maison un si misérable joug, il ne savait +pas assez se plier dans le monde aux exigences de la vie sociale. Le +prince Lichnowski, l'un de ses Mécènes les plus zélés, lui avait offert +sa table régulièrement servie à quatre heures; Beethoven accepta +d'abord; mais bientôt cette régularité lui devint à charge. «Quoi! +s'écria-t-il en se plaignant à quelques amis, faudra-t-il toujours +rentrer chez moi à trois heures et demie pour me raser et faire ma +toilette? C'est insupportable, je n'y tiendrai plus.» Et il préféra +manger chez le restaurateur. + +Dans les salons de l'archiduc Rodolphe, son élève, il ne put davantage +s'astreindre à l'étiquette. Fatigué des continuelles observations qu'on +lui faisait à ce sujet, un jour, devant tout le monde, il aborde +l'archiduc et lui dit: «Prince, je vous estime, je vous vénère autant +que qui que ce soit; mais l'observation de tous ces détails d'une +gênante et minutieuse étiquette qu'on s'obstine à vouloir m'apprendre, +c'est pour moi la mer à boire. Je prie Votre Altesse de m'en dispenser.» +L'archiduc sourit et donna l'ordre de ne plus inquiéter l'artiste à ce +sujet: «Laissez-le faire, ajouta le prince; que voulez-vous, il est +comme cela!» + +Vivant plus qu'aucun autre, par suite de son infirmité, dans le monde +idéal, l'artiste était, pour cela même, très facilement dupe de son +imagination et manquait du sens pratique, fruit de l'expérience et de la +raison, qui doit nous conseiller incessamment dans la conduite de la +vie. Profondément religieux de coeur, il restait trop, par respect humain +peut-être, dans la théorie; aussi la vérité n'avait-elle point sur son +caractère l'influence qu'on eût dû en attendre. D'ailleurs, ses moeurs +étaient pures et Schindeler va jusqu'à dire que «Beethoven, malgré les +tentations nombreuses auxquelles il fut exposé, sut, tel qu'un +demi-Dieu, conserver sa vertu intacte.... Il traversa la vie avec une +pudeur virginale sans avoir jamais eu une faiblesse à se reprocher[18].» + +M. Oublichieff, le savant biographe russe, s'il se trompe le plus +souvent dans son appréciation du génie de l'artiste, me paraît avoir +mieux jugé l'homme: «Fabuleux ou impossible, dit-il, partout ailleurs, +c'est en Allemagne seulement que Beethoven, nature allemande par +excellence, pouvait devenir ce qu'il fut: un homme de bien, +d'intelligence et de savoir, un homme vertueux, allais-je dire, si le +mot n'était tombé en désuétude--un philosophe de l'école de Zénon, mais +constamment dominé par la fantaisie et _n'écoutant presque jamais le +sens pratique_. Il avait le sentiment le plus élevé de tous les devoirs +moraux, mais il en faisait une application que la vie réelle ne comporte +point. Ses moeurs furent toujours d'une pureté irréprochable; elles +étaient même austères et claustrales, et cette austérité il eût voulu +l'étendre aux pièces de théâtre et aux opéras. Des discours licencieux +lui inspiraient la même horreur que la licence en action; et entrer, +avec la vérité stricte et littérale, dans une de ces compositions sans +lesquelles les hommes ne sauraient vivre ensemble, équivalait pour lui +au mensonge et à la trahison. Il se dévoua au bonheur de ceux qu'il +aimait, mais il prétendit qu'on fût heureux comme il l'entendait, sans +examiner si cette manière d'être heureux ne trouvait pas des obstacles +dans les circonstances ou même dans les élans les plus irrésistibles du +coeur humain. Il désirait ardemment aussi le bonheur de l'humanité; mais +ce voeu auquel rien de ce qui existait ou avait existé ne lui paraissait +répondre, il en demanda l'accomplissement aux rêves politiques les plus +absurdes. Le vrai et le beau étaient les dieux de Beethoven, mais s'il +demeura toujours fidèle d'intention à leur culte, il ne lui arriva pas +moins de tomber dans le péché involontaire parce qu'un orgueil, +supérieur à son intelligence et à son génie même, lui fit voir qu'il +avait sur le beau et le bien des notions plus justes que tous les +hommes pris ensemble[19].» + +Encore que, dans ce remarquable passage, on puisse et doive trouver +qu'il y a parfois exagération, il ne nous en paraît pas moins certain +que, pour faire contre-poids aux fougues de l'artiste et maintenir +toujours l'équilibre dans cette merveilleuse organisation, il eût suffi +d'une plus grande dose d'humilité. Le musicien ne pouvait y perdre +assurément et combien l'homme, au milieu de ses épreuves, n'y aurait-il +pas gagné pour le repos et la tranquillité de sa vie! + +_Comædia finita est!_ N'est-ce pas plutôt _tragædia_ qu'il eût fallu +dire et une tragédie noyée dans les larmes à défaut de sang. Quand on la +suit, jusqu'au dernier acte, jusqu'au dévouement suprême, à travers ses +péripéties navrantes, n'est-on pas tenté de s'écrier avec le poète des +_Méditations_ et des _Harmonies_: + + Heureuse au fond des bois la source vive et pure! + Heureux le sort caché dans une vie obscure! + +Quoi qu'il en soit, il est bien que, dans Paris, une inscription +rappelle le souvenir de ce nom glorieux, puisque nous devons au grand +artiste une reconnaissance particulière. «C'est au génie de Beethoven, +dont nous venons de caractériser l'oeuvre grandiose et patriotique, que +la France doit sans contredit de comprendre mieux chaque jour la poésie +intime de la musique instrumentale. Il fallait le peintre dramatique de +la _Symphonie héroïque_, de celle en _ut mineur_ et de la symphonie en +_fa_, pour initier l'élite de la société française aux beautés d'un art +mystérieux qui semble se refuser comme la lumière à toute analyse +immédiate et n'avoir d'autre loi que le caprice des sons[20].» + +[11] _Biographie des musiciens._ + +[12] A. de Musset: _La nuit d'août_. + +[13] _Biographie des musiciens._ + +[14] _Ludwig Van Beethoven, Leben und Schaffen (vie et travaux de +Beethoven)_--Berlin 1819, 2 vol. in-8. + +[15] Notice sur Beethoven, dans la _Biographie nouvelle_. + +[16] Ce serait plutôt _voir_ qu'il faudrait dire. + +[17] Anders:--_Détails biographiques sur Beethoven_, d'après Wegeler et +Ries. + +[18] Schindeler.--_Vie de Beethoven_, Munster 1845. «La meilleure source +de renseignements certains que l'on puisse consulter,» d'après Scudo. + +[19] Beethoven, _ses critiques et ses glossateurs_, par M. Oublichieff; +in-8º, 1857, Leipsik et Paris. + +[20] Scudo: _Critique et littérature musicales_. T. 1er. + + + + +BELSUNCE ET ROZE. + +I + +BELSUNCE. + + +Quel nom méritait mieux d'être rappelé à la postérité que celui du grand +Évêque dont le souvenir est resté si glorieusement populaire! Il n'en +fut point ainsi du chevalier Roze, non moins admirable, non moins +héroïque dans les mêmes circonstances et pourtant à peu près inconnu du +plus grand nombre des lecteurs, et à plus forte raison de ceux qui ne +lisent pas. Aussi c'est un devoir comme un plaisir pour nous de ne point +séparer ces deux noms unis dans une même pensée de dévouement, et qui +vivront à jamais dans le coeur des Marseillais reconnaissants. + +«À Belsunce, dit très-bien un historien, la gloire d'avoir représenté en +face du danger le prêtre chrétien et le clergé français; au chevalier +Roze la gloire d'avoir déployé ce genre de courage qui ne manque pas +plus à l'armée française quand, au lieu de soldats ennemis, ce sont les +fléaux de la nature qu'on lui donne à combattre pour le bien de +l'humanité[21].» + + +Parlons de Belsunce d'abord. + +Henri-François-Xavier de Belsunce de Castelmoron, naquit au château de +la Force dans le Périgord, le 4 décembre 1671, d'Armand de Belsunce, +marquis de Castelmoron, baron de Gavaudan, etc. Après avoir fait ses +études à Paris au collége de Louis-le-Grand, il en sortit pour entrer +dans la Compagnie de Jésus où, pendant plusieurs années, il enseigna +avec distinction la grammaire et les humanités. «Appelé par la +Providence à une plus haute destination, dit M. l'abbé Jauffret, de +Metz[22], il sortit de cette compagnie en conservant toujours pour elle +l'estime la mieux méritée, la plus vive reconnaissance et la plus tendre +affection.» + +Nommé par le roi à l'abbaye de La Réole puis à celle de +Notre-Dame-des-Chambons, et grand vicaire de l'évêque d'Agen, il fut +appelé, le 19 janvier 1709, à remplacer à Marseille le pieux prélat dont +la mort récente laissait le siége vacant. On n'en pouvait choisir un +plus digne, d'après le témoignage que lui rendait un orateur, écho +fidèle des jugements contemporains: «Je vois, dit M. Maire, chanoine de +l'église cathédrale de Marseille, dans son Oraison funèbre de Belsunce, +je vois un épiscopat de plus de quarante-cinq ans, dont tous les moments +ont été occupés et sanctifiés par le zèle le plus ardent, le plus vif et +le plus infatigable.... Je le vois... à la tête des fidèles ministres +qu'il a choisis pour ses coopérateurs, il se charge du travail le plus +pénible. Il prêche tous les jours et souvent jusqu'à quatre fois par +jour; il prépare le peuple à recevoir les sacrements de la +réconciliation et de la communion; il porte le pain eucharistique dans +les maisons et dans les hôpitaux, et il lui arrive souvent de le +distribuer, lui seul dans une matinée, à plus de 4,000 personnes.» + +Ses revenus passaient pour la plus grande partie en aumônes, et lui-même +dans le secret, autant qu'il lui était possible, il se plaisait à +visiter les familles pauvres pour leur prodiguer les secours en tous +genres avec les sages conseils et les paternelles exhortations. Mais ce +fut surtout lorsque Marseille se vit désolée par le plus terrible des +fléaux, + + La peste, puisqu'il faut l'appeler par son nom[23], + +que la charité, que le dévouement de Belsunce éclata d'une façon non +moins touchante qu'admirable, et rendit son nom illustre à jamais. + +Dans les premiers jours du mois de mai de l'année 1720, un navire venu +de l'Orient (Syrie) apportait le germe fatal. Plusieurs de ses passagers +déposés au lazaret ayant succombé, le mal se propagea bientôt avec une +effrayante rapidité, surtout quand il eut franchi la limite des +_infirmeries_, et jeta dans la ville la consternation et la stupeur. +Sous le coup de la première épouvante, beaucoup même des citoyens +notables ou des fonctionnaires prirent la fuite. «On n'oublia rien, dit +l'abbé Jauffret, pour persuader à l'Évêque que l'intérêt de la religion +et celui de son peuple exigeaient qu'il mît ses jours à couvert. + +«À Dieu ne plaise! répondit-il, que j'abandonne un peuple dont je suis +obligé d'être le père. Je lui dois et mes soins et ma vie, puisque je +suis son pasteur.» + +Aussitôt il assemble les curés et les supérieurs des communautés, qui +s'étaient dévoués comme lui au service des pestiférés; il leur donne ses +instructions en applaudissant à leur zèle, et lui-même, le premier, +intrépide, infatigable, il saura donner l'exemple du dévouement, d'un +dévouement qui n'aura pas un instant non pas de défaillance mais +seulement d'hésitation pendant les longs mois que dura la contagion. +Pour savoir ce que fut celle-ci il faut lire ce qu'en dit le courageux +pontife dans son mandement du 22 octobre 1720, dont nous détachons +seulement ce passage si terriblement éloquent: + +«... Sans entrer dans le secret de tant de maisons désolées par la peste +et la faim, où l'on ne voyait que des morts et des mourants, où l'on +n'entendait que des gémissements et des cris, où des cadavres, que l'on +n'avait pu faire enlever, pourrissant depuis plusieurs jours auprès de +ceux qui n'étaient pas encore morts et, souvent dans le même lit, +étaient pour ces malheureux un supplice plus dur que la mort même! Sans +parler de toutes les horreurs qui n'ont pas été publiques, de quels +spectacles affreux, vous et nous, pendant près de quatre mois, +n'avons-nous pas été et ne sommes-nous pas encore les tristes témoins? +Nous avons vu, pourrons-nous jamais nous en souvenir sans frémir et les +siècles futurs pourront-ils y ajouter foi? nous avons vu tout à la fois +toutes les rues de cette ville bordées des deux côtés de morts à demi +pourris, si remplies de hardes et de meubles pestiférés jetés par les +fenêtres que nous ne savions où poser les pieds! toutes les places +publiques, toutes les portes des églises traversées de cadavres +entassés, et en plus d'un endroit mangés par les chiens sans qu'il fût +possible, pendant un nombre considérable de jours, de leur procurer la +sépulture!... Nous avons vu, dans le même temps, une infinité de malades +devenus un objet d'horreur et d'effroi pour les personnes mêmes à qui la +nature devait inspirer pour eux les sentiments les plus tendres et les +plus respectueux, abandonnés de ce qu'ils avaient de plus proche, jetés +inhumainement hors de leurs propres maisons, placés sans aucun secours +dans les rues parmi les morts dont la vue et la puanteur étaient +intolérables.... Nous avons vu les corps de quelques riches du siècle +enveloppés d'un simple drap et confondus avec ceux des plus pauvres et +des plus misérables en apparence, jetés comme eux dans de vils et +infâmes tombereaux et traînés avec eux sans distinction à une sépulture +profane, hors de l'enceinte de nos murs; Dieu l'ordonnant ainsi pour +faire connaître aux hommes la vanité et le néant des richesses de la +terre et des honneurs après lesquels ils courent avec empressement... +Cette ville enfin, dans les rues de laquelle il y a peu de temps on +avait de la peine à passer par l'affluence ordinaire du peuple qu'elle +contenait, est aujourd'hui livrée à la solitude, au silence, à +l'indigence, à la désolation, à la mort.» + +Mais quelle est la cause première du fléau et de tous les malheurs qu'il +entraîne à sa suite? L'homme apostolique, malgré sa compassion pour ceux +qui souffrent, ne peut se la dissimuler, et la tendresse paternelle ne +saurait étouffer sur ses lèvres le cri de la vérité. Écoutons: «N'en +doutons pas, mes très-chers frères, c'est par le débordement de nos +crimes que nous avons mérité cette effusion des vases de la colère et de +la fureur de Dieu. L'impiété, l'irréligion, la mauvaise foi, l'usure, +l'impureté, le luxe monstrueux se multipliaient parmi vous: la sainte +loi du Seigneur n'y était presque plus connue; la sainteté des dimanches +et des fêtes profanée; les saintes abstinences ordonnées par l'Eglise et +les jeûnes également indispensables violés avec une licence scandaleuse, +les temples augustes du Dieu vivant devenus pour plusieurs des lieux de +rendez-vous, de conversation, d'amusements; des mystères d'iniquité +étaient traités jusqu'au pied de l'autel, et souvent dans le temps du +divin sacrifice; le Saint des saints était personnellement outragé dans +le très-saint Sacrement par mille irrévérences et par une infinité de +communions indignes et sacriléges!... si donc nous éprouvons combien il +est terrible de tomber entre les mains d'un Dieu en courroux, si nous +avons le malheur de servir d'exemple à nos voisins et à toutes les +nations, n'en cherchons point la cause hors de nous.» + +Ce langage paraîtra peut-être sévère à quelques-uns aujourd'hui, mais il +ne semblait que juste à ceux qui l'entendaient. Ils savaient d'ailleurs +ce qu'il en coûtait pour parler ainsi à leur saint évêque qu'ils avaient +vu, qu'ils voyaient sans cesse donner l'exemple de l'absolu dévouement, +comme il avait fait naguère de toutes les vertus. Son zèle, disent à +l'envi les historiens, son zèle le multiplie en quelque sorte; on le +voit parcourir les rues à travers des monceaux de cadavres infectés; il +entre dans les maisons dont la puanteur est extrême; il y réconcilie les +pécheurs couchés avec des morts sur le même lit, les console, les +encourage et sacrifie tout à la douceur inexprimable de les voir mourir +chrétiens. Les secours spirituels qu'il prodiguait aux malades étaient +d'autant plus précieux qu'ils ne tardèrent pas à devenir rares par la +mort d'un grand nombre de prêtres qui, dans l'exercice de leurs +périlleuses fonctions, avaient trouvé sous ses yeux le martyre et la +couronne de la charité... En même temps, il répand entre les mains des +pauvres, tourmentés par la famine, tout ce qu'il a d'argent. Il se prive +du nécessaire pour fournir à leurs besoins. + + Il se montre partout où le danger l'appelle; + Partout où le fléau semble le plus affreux, + Il vole, et ses secours sont au plus malheureux, + +a dit admirablement le poète[24]. Afin qu'aucun ne fût oublié, il réunit +tous les indigents qui se présentent dans une vaste enceinte où, pendant +plusieurs mois, chaque jour, il leur rend visite pour leur distribuer ou +leur faire distribuer les secours dont ils ont besoin. + +Le fléau cependant continuant ses ravages, le pieux prélat, convaincu +que de Dieu seul on pouvait obtenir la cessation d'une telle calamité, +résolut de consacrer, par un voeu solennel sa personne et son diocèse au +Sacré-Coeur de Jésus. Ce fut dans ce but qu'il publia le Mandement dont +nous avons donné plus haut un extrait, et il fixa au 1er novembre, +jour de la Toussaint, la célébration de cette fête qui se fit avec les +cérémonies les plus augustes. Dès le matin, le son des cloches, +silencieuses depuis quatre mois, vint réjouir les Marseillais dont les +coeurs se réveillèrent à la foi comme à l'espérance. + +Toutes les églises se trouvant fermées depuis longtemps, le prélat fit +dresser un autel au bout du Cours. Il s'y rendit processionnellement à +la tête de son clergé, marchant la tête et les pieds nus, la corde au +cou et la croix entre les bras. Après avoir prononcé l'amende honorable, +suivie d'une exhortation des plus pathétiques, souvent interrompue par +les larmes et les sanglots des assistants, il prononça à voix haute, la +formule de la consécration du diocèse au Sacré-Coeur, puis enfin célébra +solennellement le Saint-Sacrifice. Le peuple, agenouillé sur la place et +dans les rues voisines, s'unissait du fond du coeur à son évêque, et le +rayonnement des visages au milieu du deuil témoignait de la confiance de +tous dans ces invocations suprêmes. Cette espérance ne fut point +trompée; à dater de ce jour, la contagion commença visiblement à +décroître et Marseille sembla renaître. On avait craint que la réunion +de tant de personnes sur un même point n'amenât une recrudescence du +fléau, il n'en fut rien; la maladie avait perdu toute sa force et si +quelque étincelle de la contagion parut se montrer encore, elle +s'éteignit aussitôt. + +Pour récompenser le zèle du prélat, le Roi, dans l'année de 1746, le +nomma à l'archevêché de Laon, la seconde pairie de France; mais Belsunce +ne put se résigner à se séparer de ses ouailles qui lui étaient +devenues plus chères que jamais et que désolait la nouvelle de son +départ. Quelques années après, il refusa pareillement l'archevêché de +Bordeaux, en déclarant qu'il voulait mourir au milieu de son troupeau, +comme il fit en effet plus tard. Car, pendant une longue suite d'années, +il continua d'édifier les pieux fidèles par l'exemple de ses vertus +comme aussi de les éclairer, en les prémunissant contre les erreurs en +vogue, jansénisme ou philosophisme, par ses instructions pastorales si +remarquables et bien dignes de celui qu'on désignait partout sous le nom +du _saint et savant évêque de Marseille_. Après Clément XIII qui l'avait +décoré du pallium, Benoît XIII, dans un bref du 13 décembre 1751, lui +adressait ses félicitations dans les termes suivants: «Nous vous +regardons comme notre joie et notre couronne, et comme la gloire et le +modèle des pasteurs de toutes les églises. Nous craignons même de +diminuer plutôt que d'augmenter l'éclat de vos vertus pastorales en +ajoutant de nouveaux éloges à ceux que vous avez mérités et que vous ont +si justement donnés nos prédécesseurs. Nous sommes persuadé qu'il n'y a +personne qui ne connaisse votre nom et qui ne le célèbre par de justes +éloges.» + +Ce langage est la meilleure réponse qu'on puisse opposer aux assertions +de certains biographes modernes, entre lesquels on s'étonne de trouver +le rédacteur de la _Biographie universelle_, et qui ne sont que l'écho +des jansénistes, «lesquels, dit l'_Encyclopédie catholique_, lui ont +fait un crime d'être resté attaché aux saines doctrines de l'Église; +mais ce n'est pas d'eux qu'il faut apprendre à juger Belsunce; c'est +dans ses oeuvres qu'il s'est peint, dans ses _Instructions pastorales_, +qui toutes se distinguent par une piété douce et tendre, que ceux mêmes +qui l'ont accusé d'intolérance sont forcés de reconnaître.» Entre ces +éloquents écrits, on cite tout particulièrement le _Traité de la bonne +mort_ et les deux discours sur la _Prédestination_ et sur la _Grâce_, +qui, d'après l'abbé Jauffret, «placent leur auteur au rang de nos plus +illustres docteurs.» Supérieure cependant, peut-être, me semble +l'instruction sur l'_Incrédulité_, où je n'ai que l'embarras du choix +entre les passages éloquents. Je me borne à deux courtes citations: + +«Ce n'est plus en secret, c'est ouvertement et avec une hardiesse +étonnante que l'incrédulité se montre sans voile et que partout elle +proclame impunément ses dogmes pernicieux. Peu contente de proposer +furtivement et sans dessein quelques difficultés détachées et +indépendantes les unes des autres, comme elle le faisait autrefois, elle +forme aujourd'hui des systèmes pleins à la vérité d'absurdités, de +contradictions, mais présentés sous les couleurs les plus capables de +tromper et d'entraîner dans l'erreur les faibles et les ignorants, et de +faire illusion à tous ceux dont les coeurs sont déjà séduits par leurs +passions.... Des coeurs déjà subjugés ou violemment sollicités par leurs +passions désirent que les systèmes mis sous leurs yeux soient +véritables, et plus ils le désirent plus aussi sont-ils portés à les +admettre comme certains.» + +Plus loin nous lisons: «Parce qu'un homme a le tort de ne pas croire en +Dieu, nous dit un fameux sceptique, faut-il l'injurier?»--Voilà sans +doute bien de l'urbanité, bien de la charité, bien de la modération +mais malheureusement il n'en fait paraître que pour les incrédules. Il +est bien éloigné de garder les mêmes ménagements lorsqu'il parle de ceux +qui, connaissant les dangers des passions dont il est le panégyriste, +travaillent à les affaiblir et voudraient pouvoir les éteindre. Il +s'abandonne à leur égard à toute la vivacité de son tempérament et à +toute l'amertume de son faux zèle; il ne craint plus de manquer +d'urbanité et de blesser la charité en leur attribuant le _comble de la +folie_ et les traitant de _forcenés_.» + +Ces pages ne semblent-elles pas écrites d'hier, et à l'adresse de +certains journalistes, toujours prompts à crier contre l'intolérance, +mais peu soucieux de prêcher d'exemple; car ils ne se font aucun +scrupule, à l'occasion, et même sans occasion, d'attaquer, calomnier, +injurier les catholiques, les prêtres, les évêques, et le Pape lui-même, +le Pape surtout. + +Belsunce, lorsqu'il parlait avec cette vigueur apostolique, était déjà +presque octogénaire et cette parole prophétique était en même temps un +adieu. Après avoir joui longtemps d'une santé des plus robustes, le 4 +juin 1755, il succombait à une atteinte de paralysie suivie d'apoplexie. +Quoique privé de la parole, il conserva toute sa connaissance, et par +ses regards et par des signes témoignait encore de sa résignation et de +sa piété. Après avoir reçu les saintes onctions, il s'endormit du +sommeil des justes. Est-il besoin de dire la solennité de ses +funérailles et l'affluence d'un peuple immense accouru des points les +plus éloignés du diocèse et qui par ses larmes attestait sa vénération +et ses regrets? À voir ce deuil on eût dit autant de fils autour du +cercueil du plus tendre des pères. + + +II + +ROZE. + +Roze (Nicolas, dit le chevalier), était né à Marseille en 1671, la même +année que Belsunce, d'une honnête famille de négociants. Ses parents le +destinaient à suivre la même carrière et, ses études terminées, il se +rendit, en 1696, à Alicante, royaume de Valence, pour y prendre la +direction d'une maison de commerce fondée par son frère aîné. Il ne +trompa point la confiance de ce dernier et fit preuve d'autant de +prudence que d'intelligence, quoique porté d'ailleurs par ses goûts +plutôt vers la carrière des armes que vers le commerce. Aussi +lorsqu'après l'avènement de Philippe V, petit-fils de Louis XIV, +l'Espagne eut à lutter contre une coalition qui porta la guerre jusque +dans l'intérieur du pays même envahi par l'armée des alliés, Roze, en +bon Français qu'il était, ne put résister à son ardeur guerrière +qu'aiguillonnait le patriotisme. Levant à ses frais deux compagnies, +infanterie et cavalerie, il se mit à leur tête et repoussa plusieurs +détachements ennemis qui s'étaient avancés jusque sous les murs +d'Alicante. Cette ville, à quelque temps de là, fut assiégée par des +forces considérables, et le gouverneur, qui avait pu apprécier le +courage de Roze comme sa capacité militaire, lui confia le commandement +du château que le jeune Français défendit avec une glorieuse +opiniâtreté, en ne consentant à capituler qu'après avoir épuisé toutes +ses munitions et provisions. + +Souffrant encore d'une blessure reçue pendant le siége, Roze revint dans +sa patrie pour achever de se guérir. Dès qu'il fut suffisamment rétabli, +il partit pour Versailles où il se rendait d'après une invitation +expresse du roi Louis XIV qui, en le félicitant de sa bravoure et de son +zèle patriotique, lui remit la croix de Saint-Lazare avec le bon d'une +gratification de 10,000 livres. Peu après (1707), Roze repartit pour +l'Espagne et il se distingua entre les plus braves à la bataille +d'Almanza. Chargé d'une mission secrète pour Alicante dont les Anglais +s'étaient emparés, il fut fait prisonnier et ne recouvra sa liberté que +lors de l'échange général. Revenu à Marseille, il y demeura jusqu'à sa +nomination comme consul à Modon, dans la Morée. + +Après trois années de séjour en Orient, de graves intérêts de famille le +rappelèrent en France, en 1720, et, coïncidence remarquable, il entrait +dans le port de Marseille en même temps que le vaisseau qui apportait, +comme nous l'avons dit, le germe fatal du fléau dont les ravages +devaient être si terribles. Roze, ou mieux le chevalier Roze, comme on +l'appelait dès lors, avait fait preuve sur les champs de bataille +d'autant d'intrépidité que de sang-froid, mais qu'était ce courage +auprès de celui qu'il allait déployer sur ce nouveau théâtre et qui fait +de lui, bien mieux que les plus célèbres exploits, un incomparable +héros? Car enfin, sur les champs de bataille, pour oublier le péril ou +le mépriser, pour se montrer brave et très-brave, à moins d'un +tempérament malheureux, il ne faut en quelque sorte que se laisser aller +et céder à la nature. Tout vous excite et sert d'aiguillon. Le bruit +des instruments guerriers, l'odeur de la poudre, l'exemple des +camarades, l'ardeur patriotique et les rêves de gloire, en outre de la +grande pensée du devoir, tout contribue à élever l'homme au-dessus de +lui-même, et l'exaltant par l'enthousiasme, à lui donner cette force +surhumaine qui fait qu'après la victoire, le vaillant soldat, tout le +premier, s'étonne de ce qu'il a pu accomplir pendant cette ivresse à la +fois sublime et terrible du combat, où l'escalade d'une muraille à pic, +sous le feu des batteries croisant leurs feux, ne fut qu'un jeu pour son +audace. + +Mais il n'en va pas ainsi en face de ce danger bien autrement formidable +qui résulte d'une épidémie, d'une contagion, éclatant avec violence et +qui dure des semaines, des mois, des années parfois. Là, nulle +prévoyance possible, nul espoir de lutter même à armes inégales contre +un ennemi qui, à toute heure de nuit comme de jour, vous menace, à tout +instant peut vous atteindre, qu'on sent partout quoique partout +insaisissable et invisible, mais révélant à chaque pas sa présence par +les plus effroyables coups. Et rien ici qui vous excite quand tant de +choses au contraire semblent faites pour décourager: la panique +générale, la terreur de ceux qui fuient comme de ceux qui restent, +l'horreur et le spectacle menaçant de tant de morts soudaines et +funestes: + + _Luctus ubique pavor et plurima mortis imago!_ + +Certes, pour rester calme et intrépide dans de telles circonstances, il +faut une force d'âme peu commune; il faut cette héroïque sérénité que +donne à l'homme de bien la conscience d'un grand devoir à remplir sous +l'oeil de Dieu avec la certitude que s'il succombe, victime ou plutôt +martyr de son dévouement, la récompense ne lui manquera pas là-haut, +mourût-il ignoré des hommes pour lesquels il a donné sa vie. Ce genre de +courage, le plus difficile quoique pas toujours le plus apprécié de la +foule, fut celui du chevalier Roze, d'autant plus admirable en cela que +son dévouement était tout spontané, tout volontaire, et que, n'ayant +dans la ville aucune position officielle, rien ne l'obligeait à y +rester; comme tant d'autres, à la première nouvelle du péril, il pouvait +s'éloigner. Mais tout au contraire, bien différente fut sa conduite. La +peste se déclare, aussitôt il se met à la disposition de ces courageux +citoyens dont les noms, comme on l'a dit, ne doivent jamais s'oublier: +le gouverneur Viguier, les échevins J.-B. Estille, J.-P. Moustier, J.-B. +Audimar et B. Dieudé. On connaissait le courage de Roze, qui avait fait +ses preuves comme militaire; on savait ou plutôt on pressentait son +énergie; aussi, pendant que l'on divise la ville en cent cinquante +districts confiés à différentes personnes pour veiller aux besoins les +plus pressants, il est nommé seul commissaire pour le quartier populeux +dit de la Rive-Neuve, depuis l'Arsenal jusqu'à l'abbaye de Saint-Victor. + +Roze à l'instant se rend à son poste, l'un des plus périlleux, le plus +périlleux peut-être. Par ses soins, un hôpital est établi sous les +voûtes de la Corderie pour y recevoir et soigner les pestiférés qu'on +présente. Aux indigents, il prodigue avec les secours son argent sans +s'inquiéter s'il lui sera rendu. Il veille aux inhumations comme au +transport des malades; mais le fléau va croissant; les places publiques, +les rues, les maisons, les navires même dans le port regorgent de +cadavres. Le chevalier de Rancé, commandant des galères, accorde des +secours d'hommes et, chaque matin, trois échevins montent à cheval pour +présider à cette dangereuse besogne de l'enlèvement des morts; le +quatrième, étant retenu à l'hôtel-de-ville pour l'expédition des +affaires d'urgence, le chevalier Roze se trouve là toujours pour le +remplacer. De vastes fosses ont été creusées dans la campagne, et grâce +à l'héroïque dévouement comme à l'infatigable activité de ces hommes de +coeur, chefs et soldats, travaillant sans relâche, même la nuit à la +lueur des torches, la ville, au bout de quelques jours, put être +déblayée, les monceaux de cadavres gisant dans les rues ayant été +successivement enlevés. + +Mais il est un endroit dans la ville qu'il semble comme impossible +d'aborder, quoiqu'il soit un foyer de pestilence dont les émanations +putrides, quand le vent souffle de la mer surtout, portent par toute la +cité de nouveaux germes de contagion: c'est l'esplanade de la _Tourette_ +s'étendant depuis le fort Saint-Jean jusqu'à l'église de la Major, et où +sont entassés plus de _douze cents_ cadavres, se putréfiant sous les +ardents rayons du soleil, et dont les plus récents gisent là depuis plus +de trois semaines. Le terrain ne permet pas de creuser des fosses dans +le voisinage, et toutefois, comment se risquer à remuer cet effroyable +charnier pour transporter les restes au travers de la ville? + +À la suite d'un conseil tenu chez le gouverneur, Roze, qui s'était +offert le premier comme toujours, se rend seul à la Tourette. Bravant la +puanteur intolérable, il traverse l'esplanade, en escalant les cadavres, +et arrive à l'extrémité du rempart du côté de la mer. Là il découvre au +pied de la muraille des bastions construits anciennement et abandonnés. +Bientôt il a pu s'assurer qu'ils sont vides à l'intérieur et +très-profonds sous les quelques pieds de terre qui ferment l'entrée. +Voilà les immenses tombeaux dont il avait besoin et que lui offre un +heureux hasard. Mais point de temps à perdre, car le projet, s'il +n'était immédiatement réalisé, deviendrait peut-être inexécutable. Roze +retourne à l'Hôtel-de-Ville, où sa proposition ne trouve que des +approbateurs. Le lendemain, dès le matin, les bastions sont défoncés et +déblayés. Le chevalier, alors suivi de ses ouvriers, composés d'une +compagnie de soldats et d'une centaine de forçats fournis par le +commandant des galères, remonte dans la ville et se dirige vers la +_Tourette_. Sur la place de _Linche_ il arrête sa troupe, fait +distribuer du vin à ses hommes et les encourage par de mâles paroles, +sans leur dissimuler toutefois le péril et l'horreur surtout du +spectacle qui les attend. Quoique avertis cependant, en approchant de +l'esplanade, les plus hardis reculent repoussés par l'odeur méphitique, +malgré les mouchoirs imbibés de vinaigre dont, par l'ordre du chevalier, +ils ont pris soin de se ceindre la tête. Roze, toujours tranquille, +sinon impassible, voit leurs hésitations qui peuvent, si l'on n'en +triomphe pas, devenir de la terreur panique. Il comprend que les paroles +ne suffisent point et qu'il faut davantage, qu'il faut l'exemple. Il +saute à bas de son cheval, s'avance au milieu de l'esplanade, et +saisissant par les jambes le premier cadavre qui se trouve à sa portée, +il le traîne jusqu'au rempart, le soulève et le précipite dans le +bastion béant. À cette vue, un frémissement parcourt la foule, un cri, +le même cri, expression d'admiration et d'enthousiasme, sort de la +poitrine de tous. + +--Vive Roze! Vive le chevalier! + +La peur qui paralysait les plus hardis, s'est évanouie comme par +enchantement. Les soldats et les autres à l'envi se précipitent sur +l'esplanade et le chevalier, profitant de cet élan, dirige si habilement +leurs efforts que dans un temps assez court, tous les cadavres étaient +enlevés et lancés dans les bastions, puis recouverts de chaux et de +terre. Cela avait lieu, le 16 septembre 1720. Par une espèce de miracle, +Roze qui semblait, comme Belsunce, couvert d'un bouclier céleste: + + Sous l'aile du Seigneur, le prélat vénérable + Dans le commun fléau demeure invulnérable; + +Roze en fut quitte pour une légère indisposition; mais les pauvres +forçats et les braves soldats, à l'exception de deux ou trois, au bout +de quelques jours, avaient succombé, en rendant à la ville un immense, +un inappréciable service. Le chevalier resta jusqu'à la fin intrépide, +infatigable au poste du péril et ce fut seulement lorsque toute trace +d'épidémie eut disparu, qu'il songea à prendre quelque repos et à se +démettre de ses fonctions. + +«Comme on a pu le remarquer dans l'histoire de plusieurs illustres +bienfaiteurs de l'humanité, dit M. Paul Autran[25], le chevalier Roze +avait si peu compté sur l'éclat de la renommée comme récompense de ses +belles actions, qu'il ne songea nullement à exploiter à son profit la +popularité qu'il s'était acquise. Il rentra dans l'obscurité. Quant à la +récompense que son dévouement avait si bien méritée, il est vrai de dire +qu'il ne semble pas qu'on ait rien fait de ce qu'on aurait dû faire en +sa faveur après la cessation de la peste. Dans les actes de la famille, +il ne porte que le titre modeste de capitaine d'infanterie, à la suite +de la garnison de Marseille. Mais qu'importe! plus de richesses et +d'honneur n'auraient rien ajouté à sa gloire.» Et là haut assurément, la +récompense et des plus belles ne manqua point à ce héros, qui fut lui +aussi un héros chrétien, car la religion seule peut exalter jusqu'à la +sublime abnégation d'un tel dévouement. + +D'ailleurs Roze eut aussi, même ici-bas, une première et douce +récompense. C'est à tort que des écrivains, Marmontel et Lacretelle +entre autres, ont affirmé qu'il mourut dans l'indigence. Parti en 1722 +de Marseille pour se rendre à Paris, d'après l'invitation de quelques +amis, le chevalier dut s'arrêter au hameau de Gavotte, près de Septêmes, +par suite d'un accident arrivé à sa voiture. Dans la maison qui lui +donna l'hospitalité, se trouvait une jeune et aimable personne, Mlle +Labasset qui, pleine d'admiration pour son dévouement, s'estima heureuse +(quoiqu'il ne fût ni jeune ni riche) de lui offrir sa main et avec elle +sa fortune assez considérable. Roze, tout désintéressé qu'il fût, en +acceptant la première, ne put refuser la seconde. Le mariage se fit dans +une chapelle dépendant de la paroisse de Pennes; et Roze, au lieu de +continuer son voyage, revint à Marseille, où il vécut dans la retraite, +content du bien qu'il pouvait faire et de la joie qu'il trouvait dans un +paisible et charmant intérieur. Marmontel se trompe encore quand il dit +que sa fille, à cause de sa pauvreté, se fit religieuse. Il mourut, sans +laisser d'enfants, le 2 septembre 1733, à l'âge de soixante-deux ans, et +nul doute qu'il ait reçu à son heure suprême la bénédiction de son +évêque, qui devait lui survivre tant d'années encore. On peut affirmer +pareillement sans crainte de se tromper que, malgré le silence qui +depuis un temps s'était fait autour de sa gloire, la mort de Roze fut un +deuil pour tous ses concitoyens et que la ville entière voulut assister +à ses funérailles. + +[21] Portraits et Histoire des hommes utiles.--1835-1836. + +[22] OEuvres choisies de Belsunce.--Tome 1er.--1822. + +[23] La Fontaine. + +[24] Millevoye. _La Peste de Marseille_ (poème). + +[25] _Éloge de Roze_, par Paul Autran.. + + + + +BÉRANGER + + +Peu d'hommes ont joui de leur vivant d'une pareille popularité, d'une +telle renommée, mais qui ne devaient lui survivre que très diminuées, et +cela fort justement d'ailleurs.--«Il a créé dans notre littérature, dit +un judicieux critique, un genre qui n'existait pas avant lui, la chanson +lyrique ou l'ode chantée. Son style est toujours (non pas, certes) pur, +correct, élégant, son vers souvent inspiré. Lorsqu'il veut chanter les +malheurs ou les gloires de la patrie, il élève et entraîne. Il sait +aussi exprimer des sentiments plus tendres, et faire vibrer les fibres +du coeur. Toutefois, même sous le rapport littéraire, il a été trop +vanté. Comme chansonnier il manque de gaîté; son rire est amer et n'a ni +l'abandon ni l'entrain de celui de Désaugiers, son émule. Comme poète +lyrique, il manque de souffle; il a de l'inspiration, mais une +inspiration qui dure peu et ne va guère au-delà de la première ou de la +seconde strophe. Les épithètes oiseuses ou redondantes prennent trop +souvent la place de la pensée; les chevilles même n'y sont pas rares. +Les refrains seuls sont toujours heureux et viennent se graver +d'eux-mêmes dans la mémoire. À tout prendre, Béranger est un poète, un +vrai poète, mais qui doit plus encore à l'art et au travail qu'à la +nature. Ses contemporains l'ont placé au premier rang, mais la +postérité plus juste le fera descendre au second (voire même au +troisième) qui seul lui appartient.» + +Ce qui est par dessus tout regrettable et déplorable, c'est que, dans +les oeuvres du chansonnier, se rencontrent, et nombreuses, des pièces +licencieuses, irreligieuses, cyniquement impies, ou qui sont empreintes +des passions politiques et des haines injustes de l'époque. Pourtant ce +n'était point un sentiment violent qui les avait dictées à l'auteur, +s'il est vrai qu'il ait répondu à des amis lui conseillant de retrancher +ces chansons: + +«Je m'en garderais bien, ce sont celles-là qui servent de passeport aux +autres.» + +Cette parole, que rapporte la _Biographie universelle_ de Feller, serait +tellement blâmable et coupable qu'on incline à douter de son +authenticité. Le biographe nous dit d'ailleurs: «Pendant les dernières +années de sa vie, Béranger montra des sentiments meilleurs que ceux +qu'il avait eus jusque-là; s'il n'était pas croyant encore, il parlait +de la religion avec respect; il tenait à rappeler qu'il avait toujours +été spiritualiste. Il avait conservé des relations avec sa soeur qui +était religieuse, et depuis longtemps retirée dans un couvent où elle +priait et expiait pour son frère; il s'était mis aussi en relation avec +le curé de sa paroisse qu'il chargeait de distribuer ses aumônes; car, +quoique peu riche, il était bienfaisant. Lorsque sa dernière heure +approcha, le prêtre et la religion vinrent au chevet du malade et furent +bien reçus; il sortit de sa bouche des paroles sympathiques, chrétiennes +même, et l'on peut croire qu'un retour à Dieu plus complet et plus +consolant aurait eu lieu si de malheureux amis (quels amis que +ceux-là!) n'étaient intervenus pour l'empêcher.» + +Sa mort eut lieu à Paris, le 16 juillet 1857, à l'âge de 77 ans; il +était né dans cette même ville le 19 août 1780 comme lui-même le dit +dans la chanson intitulée le _Tailleur et la Fée_. + + Dans ce Paris plein d'or et de misère, + En l'an du Christ mil sept cent quatre-vingt, + Chez un tailleur, mon pauvre vieux grand-père, + Moi, nouveau né, sachez ce qui m'advint: + Rien ne prédit la gloire d'un Orphée + À mon berceau qui n'était pas de fleurs; + Mais mon grand-père, accourant à mes pleurs, + Me trouve un jour dans les bras d'une fée; + Et cette fée, avec de gais refrains, + Calmait le cri de mes premiers chagrins. + + Le bon vieillard lui dit, l'âme inquiète: + «À cet enfant quel destin est promis?» + Elle répond: «Vois-le, sous ma baguette, + Garçon d'auberge, imprimeur et commis. + Un coup de foudre ajoute à mes présages[26]. + Ton fils atteint va périr consumé; + Dieu le regarde, et l'oiseau ranimé + Vole en chantant braver d'autres orages. + ........... + Tous les plaisirs, sylphes de la jeunesse, + Éveilleront sa lyre au sein des nuits.» + Le vieux tailleur s'écrie: «Eh quoi! ma fille + Ne m'a donné qu'un faiseur de chansons! + Mieux jour et nuit vaudrait tenir l'aiguille + Que, faible écho, mourir en de vains sons. + --Va, dit la fée, à tort tu t'en alarmes; + De grands talents ont de moins beaux succès. + Ses chants légers seront chers aux Français, + Et du proscrit adouciront les larmes.» + +Cette pièce, l'une des meilleures inspirations de Béranger, est en +quelque sorte une auto-biographie du poète comme aussi en même temps un +spécimen remarquable de son talent, ce qui nous a fait la citer pour la +plus grande partie. + +Vanité de la gloire humaine! Béranger à peine dans la tombe, en dépit de +ses funérailles si magnifiques, le silence, précurseur de l'oubli, se +fit autour de l'idole. L'ombre descendit sur la statue debout encore sur +le piédestal, mais devant laquelle la foule passait de plus en plus +rapide et froide, indifférente, parfois dédaigneuse. Dans les rangs +mêmes de ceux qui s'étaient montrés les plus prodigues de louanges, il +se trouvait des aristarques, M. Pelletan, par exemple, pour discuter, +presque contester le talent, le caractère même du poète, et nous étonner +par la sévère impartialité de leurs jugements. Aussi maintenant qui lit +Béranger, et combien se vend-il, bon an, mal an, de ses ouvrages? + +[26] L'auteur fut frappé de la foudre dans sa jeunesse. + + + + +BERTHOLLET + +I + + +Peu de temps avant le 9 thermidor, un dépôt graveleux, trouvé au fond de +quelques barriques d'eau-de-vie, donna lieu à une grave accusation +contre un fournisseur qui, dit-on, voulait empoisonner les soldats. On +confie à un chimiste, déjà célèbre, l'analyse du liquide. Tout semblait +prouver qu'on cherchait un coupable afin de s'emparer des richesses du +fournisseur. L'examen du liquide confirme cette présomption et le +chimiste, n'écoutant que le devoir et la conscience, n'hésite pas à +faire un rapport favorable. Appelé bientôt après devant le Comité du +salut public, il est soumis à un interrogatoire qui n'était rien moins +que rassurant. + +--Es-tu sûr de ce que tu dis? lui fut-il demandé d'un ton menaçant. + +--Très-sûr, répond avec calme le savant. + +--Ferais-tu sur toi-même l'épreuve de cette eau-de-vie. + +Le chimiste, sans répondre, emplit un verre du liquide et l'avale d'un +trait. + +--Tu es bien hardi. + +--Moins que je ne l'étais en écrivant mon rapport. + +L'accusation fut abandonnée, grâce à l'intrépide fermeté du savant qui, +dans une autre circonstance, fit preuve encore du sang-froid le plus +étonnant. C'était pendant l'expédition d'Égypte: un jour, que pour +certaines recherches, il remontait le Nil dans une barque, tout à coup, +sur le rivage, parurent des Mameluks, et sur la barque plut une grêle de +balles. Pendant que les rameurs faisaient force de rames dans l'espoir +d'échapper, on vit le savant en question occupé à remplir ses poches des +pierres, servant à lester l'embarcation. + +--Et que faites-vous là? lui dit un autre voyageur. + +--Vous le voyez, répondit-il, je prends mes précautions pour couler plus +vite, afin de n'être pas mutilé par ces barbares. + +La barque cependant put échapper au péril, et ceux qui la montaient +arrivèrent sains et saufs au port. Or, le savant qui, sans y songer, +donnait à nos braves soldats des leçons de courage, c'était Berthollet, +l'homme illustre dont Cuvier put dire à juste titre: + +«Témoin des événements les plus surprenants, porté par eux dans des +climats lointains, élevé à de grandes places et à des dignités +éminentes, tout ce monde extérieur est peu de chose pour lui en +comparaison de la vérité. Particulier, académicien, sénateur, pair de +France, il n'existe que pour méditer et pour découvrir. La science fait +naître à chaque instant dans ses mains de ces procédés avantageux, de +ces industries fructueuses qui enrichissent les peuples; mais ce n'est +point pour ces applications faciles qu'il la poursuit, c'est pour elle +seule. Dans l'invention la plus utile, il ne voit qu'un théorème de +plus, et dans ce théorème qu'un échelon d'où il s'efforce d'apercevoir +et d'atteindre un théorème plus élevé[27].» + +En effet, cet homme illustre à qui la chimie, au commencement de ce +siècle, fut redevable d'immenses progrès, ne songea jamais à tirer parti +de ses découvertes qu'il eût pu tenir secrètes, sans que personne l'en +eût blâmé. Le chlore ne lui valut qu'un ballot de toiles blanchies par +son procédé; encore sa délicatesse hésitait-elle à accepter, alors que +les Anglais auraient plus volontiers encore offert de le prendre pour +associé; ce qui eût été pour lui toute une fortune. + +«Personne n'ignore aujourd'hui ce que c'est qu'une blanchisserie +berthollienne. On dit même dans les ateliers, _bertholler_, +_berthollage_: on y entretient des ouvriers que l'on y appelle des +_bertholleurs_. Rien ne met plus authentiquement le sceau au mérite +d'une découverte. C'est la seule récompense qu'en ait tirée l'auteur, et +il n'en désira point d'autre.» + +Pourtant, à cette époque antérieure à la Révolution, il n'était point +riche quoique arrivé à une position déjà fort honorable, prix de sa +laborieuse persévérance. + + +II + +Berthollet (Claude-Louis), d'une famille originaire de la France, mais +expatriée, naquit à Talloire, à deux lieues d'Annecy, le 9 octobre 1748. +Il appartenait par sa mère, Philiberte Donier, à une des familles nobles +de la Savoie: son père était châtelain du lieu. Rien ne fut négligé +pour l'éducation de l'enfant, quoique la fortune des parents fût +médiocre. Après quelques années passées au collége d'Annecy, il fut +envoyé à celui de Chambéry, et termina ses études classiques au collége +des Provinces de Turin. Les plus brillantes carrières semblaient +ouvertes à sa jeune ambition, mais son goût pour les sciences lui fit +préférer la médecine. Reçu docteur en 1768, il vint quelques années +après à Paris, trouvant que dans la province les ressources lui +manquaient pour l'étude vers laquelle il se sentait plus +particulièrement entraîné, celle de la chimie. Il ne se trompait pas; +mais arrivé à Paris, où il ne connaissait personne et la bourse assez +peu garnie, il ne tarda pas à se trouver dans l'embarras. La pensée lui +vint alors de s'adresser au célèbre médecin génevois Tronchon, son +compatriote, qui, prévenu par son air franc et ouvert et par la tournure +sérieuse de son esprit, lui fit le meilleur accueil et devint bientôt +pour lui comme un père. Afin de lui assurer d'abord une existence +tranquille, il le recommanda au duc d'Orléans qui le nomma l'un de ses +médecins, en même temps qu'il faisait mettre à la disposition du jeune +savant son laboratoire de chimie, dans lequel volontiers le prince se +renfermait pour expérimenter avec l'habile préparateur Guettard, son +maître comme celui de son père. Rien ne pouvait être plus précieux pour +Berthollet, qui comprit aussitôt qu'il avait trouvé sa voie, ce qui lui +fut confirmé par l'illustre Lavoisier, dont il fit connaissance quelque +temps après. Plusieurs Mémoires publiés successivement par lui de 1776 à +1780 et «empreints, dit M. Parisot, de cette sagacité, de cette +finesse, de cette étendue dont plus tard il devait présenter aux savants +le modèle accompli,» attirèrent l'attention de l'Académie des sciences +qui le nomma adjoint chimiste à la place de Bucquet (15 avril 1780), et +cinq ans après, l'admit au nombre de ses membres. + +Il continua dès lors avec plus de zèle que jamais ses expériences et ses +publications, et en 1787, de concert avec Guyton de Morveau, Lavoisier +et Fourcroy, il s'occupa de la refonte de la terminologie scientifique, +qu'ils réussirent à faire prévaloir. «Comparé au langage extravagant que +la chimie avait hérité de l'art hermétique, dit Cuvier, ce nouvel idiome +fut un service réel rendu à la science, et contribua à accélérer +l'adoption de nouvelles théories.» + +En 1789, dans le tome II des _Annales de chimie_, notre savant publia, +sous le titre de: _Blanchiment des toiles avec l'acide muriatique +oxygéné_, le résultat de ses expériences relatives au chlore, «une +découverte, dit Parisot, qui l'eût rendu _dix fois millionnaire_, s'il +eût voulu l'exploiter à son seul profit.» D'autres découvertes également +utiles suivirent celle-là. On dut par exemple à Berthollet un moyen +nouveau de conserver l'eau douce pour les navigations de long cours, en +faisant brûler l'intérieur des tonneaux destinés à la contenir. + +Berthollet, depuis longtemps était devenu Français par des lettres de +naturalisation qu'il avait été heureux d'obtenir. Aussi, ce ne fut pas +en vain, qu'en 1792, devant les menaces de la plus formidable coalition, +la France fit appel au patriotisme de son fils d'adoption. De tous les +points de l'horizon, au Nord, au Midi, à l'Est, à l'Ouest, des légions +ennemies envahissaient notre territoire et la France n'avait à leur +opposer que des conscrits auxquels manquaient, avec l'habitude des +armes, les munitions et le matériel de guerre. Mais, grâce à Berthollet +et à son ami Monge, aidés par un petit bataillon de chimistes choisis +par eux, on trouva sur notre sol même tout ce qu'on s'était trop habitué +à demander à l'étranger: le soufre, le salpêtre, l'airain; dès lors les +produits de nos fabriques et de nos arsenaux suffirent à la prodigieuse +consommation de quatorze armées. Aussi, n'est-on que juste, en +reconnaissant et proclamant que la France, sauvée alors de l'invasion et +du démembrement, ne dut pas moins ce bonheur au zèle infatigable de nos +savants qu'à l'héroïque dévouement des soldats combattant et mourant aux +frontières. + +Pendant l'année 1791, Berthollet fut envoyé en Italie par le Directoire +comme président de la commission chargée du choix des objets d'art les +plus précieux qui devaient être transportés à Paris. La noble conduite +de Berthollet dans ces circonstances lui valut l'estime du général en +chef Bonaparte, qui, plein d'admiration pour sa science comme pour son +caractère, résolut dès lors de se l'attacher. Seul il connut à l'avance +le secret de l'expédition d'Égypte, dont il fit partie pour le plus +grand avantage de la science comme de l'armée. Pendant l'insurrection du +Caire, ce fut à son courage et à sa présence d'esprit que les membres de +l'Institut durent de conserver avec la vie tous les trésors +scientifiques recueillis jusqu'alors. Quand, après la levée du siége de +Saint-Jean-d'Acre, la peste se déclara dans le camp français, il +n'hésita point à s'associer à Larrey pour reconnaître, dès les premiers +symptômes, la présence du fléau et indiquer les mesures qui pourraient +rendre la contagion moins terrible. Monge, tombé malade, dut la vie à +ses soins fraternels. + +Lorsqu'on fut de retour en France, Bonaparte n'oublia pas les services +rendus par notre savant, qui, membre du Sénat conservateur après le 18 +brumaire, fut ensuite nommé comte, grand officier de la Légion +d'honneur, grand'croix de l'ordre de la Réunion, etc. «Heureusement pour +la science, dit Parisot, il ne se laissa ni éblouir, ni absorber par des +fonctions aussi élevées, aussi importantes. Toujours il conserva sa +simplicité et son goût pour la retraite et l'étude.» + +Les revenus de ses emplois, et en particulier de la sénatorie de +Montpellier, étaient dépensés au profit de la science et servaient à +l'entretien d'un magnifique laboratoire, toujours ouvert aux étrangers +comme aux amis et surtout à de nombreux élèves que l'illustre maître +voyait avec plaisir s'exercer sous ses yeux aux préparations les plus +délicates. Mais la générosité de Berthollet l'ayant entraîné, il dut +enfin s'apercevoir que son budget des recettes et dépenses se soldait +par un déficit; résolu tout aussitôt à rétablir l'équilibre, mais sans +détriment pour la science, il établit dans sa maison l'économie la plus +sévère, et vendit chevaux et voitures. + +On avertit l'Empereur, qui, tout aussitôt, mande Berthollet aux +Tuileries. Après quelques reproches bienveillants relativement au +silence gardé par le savant sur sa situation critique, Napoléon lui dit: + +«Souvenez-vous que j'ai toujours 100,000 écus au service de mes amis.» + +Et cette somme fut remise le lendemain à Berthollet, qui, tout occupé de +ses expériences et confiné pour ainsi dire dans son laboratoire, n'en +sortait que bien rarement pour se rendre aux Tuileries, et ne se montra +pas plus courtisan. On ne pourrait assurément que l'en louer si toujours +il s'en fût tenu là. Mais on regrette d'avoir à ajouter qu'en 1814, +cédant, paraît-il, aux conseils de son ami Laplace, il vota la déchéance +de Napoléon en se ralliant au gouvernement provisoire. Lui convenait-il +d'agir ainsi après les témoignages d'affectueuse estime dont l'Empereur, +qui l'appelait son chimiste et son ami, n'avait pas été pour lui avare? +Berthollet se devait à lui-même de rester à l'écart, et de n'accepter +rien des gouvernements qui devaient succéder à l'Empire. Mais, pour être +juste, il ne faut pas dissimuler que son caractère, sinon son +intelligence, avait reçu un grand ébranlement par suite de la terrible +catastrophe qui, en 1812, lui enleva son fils unique, dont la mort fut +des plus tragiques. «Dès lors, toute gaîté fut perdue pour lui. Pendant +le peu d'années qu'il survécut, son air morne et silencieux contrastait +péniblement avec ses habitudes antérieures; on ne le vit plus sourire; +quelquefois, une larme s'échappait malgré lui...» + +Cuvier ajoute: + +«Sa dernière maladie a été de celles qui surprennent et désespèrent la +médecine: un ulcère charbonneux, venu à la suite d'une fièvre légère, +l'a dévoré lentement pendant plusieurs mois, mais sans lui arracher un +mouvement d'impatience. Cette mort, qui arrivait à lui par le chemin de +la douleur, dont, comme médecin, il pouvait calculer les pas et prévoir +le moment, il l'a envisagée avec autant de constance que les souffrances +du désert ou les menaces des barbares.» + +Berthollet a laissé de nombreux travaux scientifiques fort loués par +Parisot, Cuvier, Mongellaz, etc., mais dont l'énumération, pas plus que +l'appréciation ne peuvent entrer dans notre cadre. + +C'est l'homme plus encore que le savant que nous avons tenu à faire +connaître, par des motifs qu'il n'est pas besoin d'indiquer à nos +lecteurs. + +[27] Cuvier, _Notices historiques_, tome II. + + + + +BOSSUET + +I + + +Dois-je l'avouer? Oui, je dois le dire, le confesser hautement pour +l'instruction et l'exemple de la jeunesse, je n'étais plus un +adolescent, depuis longtemps déjà sorti des bancs du collége, pourtant +je nourrissais contre l'illustre évêque de Meaux les plus étranges +préventions, d'autant moins excusables que j'en jugeais par ouï dire; +dans ma folle témérité, j'osais nier son génie sans avoir rien lu que +quelques bribes de ses ouvrages, et encore avec des idées préconçues, +avec le parti pris de n'y pas trouver ce qu'y voyaient, ce qu'y +admiraient tous les autres. On croit ainsi, à un certain âge, faire +preuve d'indépendance en ayant l'air de ne pas penser comme tout le +monde. + +Quand je lisais, dans les manuels de rhétorique et ailleurs, les éloges +prodigués à l'_aigle de Meaux_, volontiers je haussais les épaules, car +à cet aigle je trouvais, moi, une médiocre envergure et tout au plus +j'accordais qu'il fût un passereau. + +J'avais appris en vain par coeur les _Oraisons funèbres_, mauvais moyen à +la vérité de faire goûter les chefs-d'oeuvre par l'écolier auquel le +travail souvent pénible de la mémoire dérobe le sens de beautés que +faute d'expérience, il avait déjà bien de la peine à saisir. Les +comprît-il parfaitement, à force de les relire et de les ressasser pour +retenir le mot à mot, il ne tarde pas à se blaser tout à fait sur les +passages les plus sublimes et quelquefois irrémédiablement, pour la vie. +Du moins, en ce qui me concerne, ai-je éprouvé qu'il a fallu de longues +années avant que ces auteurs latins ou français, et je dis les meilleurs +et ceux-là surtout, trop appris par coeur dans la jeunesse, retrouvassent +pour moi le charme de la nouveauté et que j'y découvrisse ces détails +admirables, cette grâce ou cette majesté que tant de fois j'avais +entendu vanter naguère, sans y croire autrement que sur parole et sous +bénéfice d'inventaire. + +Ainsi m'arriva-t-il pour Virgile, pour Boileau, Corneille, La Fontaine, +Racine et tout particulièrement pour Bossuet contre lequel, qui sait +pourquoi? ma prévention était plus opiniâtre, peut-être parce que je le +connaissais moins que les autres. En outre des _Oraisons funèbres_, je +n'avais guère lu que le _Discours sur l'Histoire universelle_, et +précisément à l'époque où, par la complète ignorance des choses de la +vie, on se passionne pour les sottes inventions du roman. Aussi le +volume de Bossuet m'avait médiocrement intéressé, et par le souvenir +quelconque que j'en gardais, je restais un admirateur singulièrement +tiède du grand écrivain, et même, à parler rondement, je ne l'admirais +pas du tout, me gênant peu pour le dire. Bien au contraire, avec cette +outrecuidance et cet aplomb qui sont le propre du jeune homme d'autant +plus tranchant qu'il ignore davantage, je mettais une sorte de vanité, +vanité sotte, à dénigrer l'homme illustre, et je parlais de son génie +avec une irrévérence dont le seul ressouvenir me fait aujourd'hui monter +la rougeur au front. La contradiction d'hommes sensés, d'hommes graves, +juges compétents, ne faisait que m'exaspérer, et me pousser à multiplier +les sottises et les blasphèmes. + +«Ce temps dura son temps,» comme s'exprime Lacordaire; après quelques +années, m'éclairant par l'expérience, et moins affolé des lectures +frivoles, je commençai par l'étude, par la réflexion, à prendre goût aux +vraies beautés littéraires, à rectifier mon jugement faussé, à revenir +sur mes préventions, sans être entièrement raisonnable toutefois, +particulièrement à l'égard de Bossuet, peut-être, à cause de la fameuse +_Histoire Universelle_, lue ou plutôt feuilletée en temps inopportun et +à laquelle je gardais rancune et par contre coup à son auteur. + +Or, certain soir que, devant un homme respectable, à qui je dois être +reconnaissant à toujours du service qu'il me rendit alors, je +m'exprimais sur le compte de Bossuet écrivain en termes assez lestes et +le qualifiais comme je ne ferais pas maintenant tel de nos plumitifs à +la douzaine, je fus interrompu vivement quoique pourtant sans humeur par +l'auditeur en question qui me dit: + +«Je ne puis m'empêcher de vous l'avouer, mon jeune ami, ce langage +m'afflige pour vous; je le comprendrais à peine chez un lycéen ennuyé du +pensum et de la retenue. Mais vous n'en êtes plus là, Dieu merci? +Excusez-moi de vous le dire, pour en parler sur ce ton, il faut que vous +ne connaissiez pas ou connaissiez bien peu celui que vous attaquez. + +--Comment donc! j'ai appris par coeur ses _Oraisons funèbres_; j'ai lu, +il n'y a pas longtemps encore, son _Histoire universelle_, qui +franchement me paraît au-dessous de sa réputation; je n'ai pu même aller +jusqu'au bout tout d'une haleine au moins. + +--Sans doute, comme vous faisiez pour les romans de Walter Scott ou de +Cooper? + +--Je ne dis pas non. + +--Mais maintenant qu'il n'en est plus ainsi, que les oeuvres de pure +imagination sont appréciées par vous à leur valeur, et que votre esprit +s'étant mûri, vous prenez goût à des choses tout à la fois plus +sérieuses et plus littéraires, je m'étonne de cette obstination, dans ce +qui n'est pour moi qu'un déplorable préjugé. + +--Préjugé? + +--Oui, préjugé! car chez vous, mon ami, je ne puis croire que ce soit +défaut d'intelligence. Mais vous en reviendrez, je n'en doute pas, quand +vous aurez consenti à étudier les pièces du procès, et que vous pourrez +vous prononcer en connaissance de cause. Tenez, sans être prophète, je +ne crains pas d'affirmer que si, quelque jour, il vous tombe sous la +main par exemple un recueil des _Sermons_ de Bossuet (pour moi son oeuvre +capitale quoique peut-être pas la plus populaire), la lumière se fera et +votre opinion, sur l'homme incomparable, changera du tout au tout. + +--Si jamais cela arrive.... + +--Je n'en fais pas l'ombre d'un doute: plus tôt ou plus tard, vous +penserez de Bossuet ce qu'en pensait un homme qui, lui aussi, avait du +génie et n'est point suspect de... gallicanisme, l'illustre Joseph de +Maistre. Il n'a pas craint de dire à propos d'une citation du sermon +sur l'_Amour des Plaisirs_, par Bossuet: «_Cet homme dit ce qu'il veut; +rien n'est au-dessous ni au-dessus de lui._» + +--C'est de Maistre qui a dit cela? + +--Lui-même dans le deuxième entretien des _Soirées de +Saint-Pétersbourg_. Mais dans ses lettres il s'exprime en termes bien +plus énergiques encore! «Cet homme, dit-il, est mon grand oracle. Je +plie volontiers sous cette trinité de talents qui fait entendre à la +fois dans chaque phrase un logicien, un orateur et un prophète.» Se +peut-il un langage plus décisif? + +--Voilà qui donne à réfléchir, car de Maistre, depuis que j'ai lu, je ne +sais où, ses fameuses pages sur le bourreau comme celles sur la guerre, +est pour moi un écrivain de premier ordre et dont le jugement mérite +grande considération. Aussi vous me donneriez la tentation.... +D'aventure, auriez-vous dans votre bibliothèque l'ouvrage en question et +vous serait-il possible de me le prêter? + +--Parfaitement, j'ai là, sur ce rayon, à droite, quatre volumes +compactes des _Sermons choisis_ de Bossuet. Vous pouvez les emporter et +les lire tout à loisir. J'ai bon espoir, ou plutôt j'ai la certitude +qu'avant la fin du premier volume vous ne penserez pas autrement que moi +sur le grand orateur et que vous ferez hautement votre peccavi, trop +heureux de le faire. + +--Nous verrons bien! Grand merci toujours pour le prêt des volumes que +je garderai le moins longtemps qu'il me sera possible. + +--Gardez-les tout le temps nécessaire à votre édification.... +littéraire. On ne lit pas cela comme un roman ou un volume de poésies. +Il vous faut toujours bien quelques semaines.» + +Or, moins de huit jours après, je rapportais les quatre volumes. + +«Quoi! déjà! me dit l'ami presque avec l'accent du reproche. Est-il donc +possible que vous ayez pris si peu goût à cette lecture et qu'elle vous +ait lassé si vite? + +--Bien au contraire, elle m'a surpris, ravi, enthousiasmé jusqu'à +l'extase, jusqu'au délire. Bossuet est aussi pour moi maintenant le +sublime orateur, l'incomparable écrivain; et si j'ai quelque regret, +c'est qu'on ne songe pas à lui élever dans sa ville épiscopale une +statue, je serais des premiers à souscrire. Ah! mon ami, que je vous +remercie de me l'avoir fait connaître! Quel homme! quel homme! qui dit +tout ce qu'il veut dire, en effet, et comme il le veut. Ô la +merveilleuse, l'inimitable éloquence, inimitable parce qu'elle joint à +la solidité du fond la beauté de la forme, d'une forme d'autant plus +admirable qu'elle dédaigne toute recherche, et qu'elle fait tout +naturellement à la pensée un vêtement splendide! Quelle profondeur et +quelle élévation! Quelle puissance et quelle majesté! Quelle ample et +royale faconde! Ce style, plus plein encore de choses que de mots, +s'épanche à larges ondes, en flots impétueux, comme le fleuve des +Cordillières jaillit de la source intarissable. Merci mille fois, merci +de m'avoir conduit par la main et un peu malgré moi à la découverte de +trésors que je m'obstinais à méconnaître et dans lesquels je me promets +de puiser hardiment sans crainte de jamais les tarir. Si je vous +rapporte ces volumes, c'est qu'après lecture des deux premiers, j'ai +couru chez le libraire pour me procurer l'ouvrage que j'ai acheté bel +et bien sur mes économies. Ce sont là de ces livres qu'il faut avoir à +soi, assuré qu'on est de pouvoir les lire et relire dix fois plutôt +qu'une. Que n'ai-je la boîte de cèdre dans laquelle Alexandre renfermait +l'_Iliade_, j'y mettrais, moi, l'oeuvre de Bossuet et la placerais aussi +sous mon chevet! + +--Et là, là, doucement, mon ami! Je ne dis pas que vous exagériez +maintenant dans la louange; mais je crains l'excès de cet enthousiasme +si soudain parce que la réaction peut être à redouter. + +--Non, non, certes non! Ne vous troublez pas de ce souci. Mon +enthousiasme ne sera point un feu de paille parce qu'il ne vient pas de +la surprise. Je ne crois pas qu'il y ait présomption de ma part à +affirmer, à jurer que je penserai toujours de même et que vous ne me +verrez pas, fût-ce après dix ans, après vingt ans, me refroidir. + +Je ne m'étais point trop avancé et il n'y avait point témérité dans ces +affirmations. Je ne me suis jamais lassé de la lecture ou plutôt de +l'étude de ces admirables sermons dans lesquels je découvrais sans cesse +des beautés nouvelles. Quel moraliste et quel poète à la fois que ce +puissant orateur et dans lequel on ne sait ce qu'il faut admirer le plus +ou l'enchaînement logique du discours ou l'énergie et la vérité des +tableaux, ou la profondeur des pensées et la force des expressions! On +n'aurait que l'embarras du choix pour les citations. Quelle étonnante et +fidèle peinture par exemple que celle qu'il nous fait de la vie et des +illusions ou occupations qui jusqu'à la fin nous amusent! + + +II + +«Considérez, je vous prie, à quoi se passe la vie humaine. Chaque âge +n'a-t-il pas ses erreurs et sa folie? Qu'y a-t-il de plus insensé que la +jeunesse bouillante, téméraire et mal avisée, toujours précipitée dans +ses entreprises, à qui la violence de ses passions empêche de connaître +ce qu'elle fait? La force de l'âge se consume en mille soins et mille +travaux inutiles. Le désir d'établir son crédit et sa fortune; +l'ambition et les vengeances, et les jalousies, quelles tempêtes ne +causent-elles pas à cet âge? Et la vieillesse paresseuse et impuissante, +avec quelle pesanteur s'emploie-t-elle aux actions vertueuses! combien +est-elle froide et languissante! combien trouble-t-elle le présent par +la vue d'un avenir qui lui est funeste! + +»Jetons un peu la vue sur nos ans qui se sont écoulés; nous +désapprouverons presque tous nos desseins, si nous sommes juges un peu +équitables; et je n'en exempte pus les emplois les plus éclatants, car, +pour être les plus illustres, ils n'en sont pas pour cela les plus +accompagnés de raison. La plupart des choses que nous avons faites, les +avons-nous choisies par une mûre délibération? N'y avons-nous pas plutôt +été engagés par une certaine chaleur inconsidérée, qui donne le +mouvement à tous nos desseins? Et dans les choses mêmes dans lesquelles +nous croyons avoir apporté le plus de prudence, qu'avons-nous jugé par +les vrais principes? Avons-nous jamais songé à faire les choses par +leurs motifs essentiels et par leurs véritables raisons? Quand +avons-nous cherché la bonne constitution de notre âme? quand nous +sommes-nous donné le loisir de considérer quel devait être notre +intérieur, et pourquoi nous étions en ce monde? Nos amis, nos +prétentions, nos charges et nos emplois, nos divers intérêts que nous +n'avons jamais entendus, nous ont toujours entraînés; et jamais nous ne +sommes poussés que par des considérations étrangères. Ainsi se passe la +vie, parmi une infinité de vains projets et de folles imaginations; si +bien que les plus sages, après que cette première ardeur qui donne +l'agrément aux choses du monde est un peu tempérée par le temps, +s'étonnent le plus souvent de s'être si fort travaillés pour rien[28]». + +A-t-on mieux que Bossuet déchiffré l'insatiable convoitise qui, de même +qu'une autre non moins terrible passion, jamais ne dit: c'est assez! +_asser!_ _asser!_ + +«Premièrement, chrétiens, c'est une fausse imagination des âmes simples +et ignorantes, qui n'ont pas expérimenté la fortune, que la possession +des biens de la terre rend l'âme plus libre et plus dégagée. Par exemple +on se persuade que l'avarice serait tout à fait éteinte, que l'on +n'aurait plus d'attache aux richesses, si l'on en avait ce qu'il faut. +Ah! c'est alors, disons-nous, que le coeur qui se resserre dans +l'inquiétude du besoin, reprendra sa liberté tout entière dans la +commodité et dans l'aisance. Confessons la vérité devant Dieu: tous les +jours, nous nous flattons de cette pensée; mais certes nous nous +abusons, notre erreur est extrême. C'est une folie de s'imaginer que +les richesses guériront l'avarice, ni que cette eau puisse étancher +cette soif. Nous voyons par expérience que le riche, à qui tout abonde, +n'est pas moins impatient dans ses pertes que le pauvre à qui tout +manque; et je ne m'en étonne pas: car il faut entendre, messieurs, que +nous n'avons pas seulement pour tout notre bien une affection générale, +mais que chaque petite partie attire une affection particulière; ce qui +fait que nous voyons ordinairement que l'âme n'a pas moins d'attache, +que la perte n'est pas moins sensible dans l'abondance que dans la +disette. Il en est comme des cheveux qui font toujours sentir la même +douleur, soit qu'on les arrache d'une tête chauve, soit qu'on les tire +d'une tête qui en est couverte: on sent toujours la même douleur à cause +que chaque cheveu ayant sa racine propre, la violence est toujours +égale. Ainsi, chaque petite parcelle du bien que nous possédons tenant +dans le fond du coeur par sa racine particulière, il s'ensuit +manifestement que l'opulence n'a pas moins d'attache que la disette, au +contraire, qu'elle est du moins en ceci, et plus captive, et plus +engagée, qu'elle a plus de liens qui l'enchaînent et un plus grand poids +qui l'accable[29]». + +Quoi de plus éloquent et en même temps de plus vrai que ce morceau sur +les passions! + +«Si vous regardez la nature des passions auxquelles vous abandonnez +votre coeur, vous comprendrez aisément qu'elles peuvent devenir un +supplice intolérable. Elles ont toutes en elles-mêmes des peines +cruelles, des dégoûts, des amertumes. Elles ont toutes une infinité qui +se fâche de ne pouvoir être assouvie; ce qui mêle dans elles toutes des +emportements qui dégénèrent en une espèce de fureur non moins pénible +que déraisonnable. L'amour impur, s'il m'est permis de le nommer dans +cette chaire, a ses incertitudes, ses agitations violentes, et ses +résolutions irrésolues et l'enfer de ses jalousies. _Dura sicut infernus +simulatio_: et le reste que je ne dis pas. L'ambition a ses captivités, +ses empressements, ses défiances et ses craintes, dans sa hauteur même +qui est souvent la mesure de son précipice. L'avarice, passion basse, +passion odieuse au monde, amasse non-seulement les injustices, mais +encore les inquiétudes avec les trésors. Eh! qu'y a-t-il donc de plus +aisé que de faire de nos passions une peine plus insupportable en leur +ôtant, comme il est très juste, ce peu de douceur par où elles nous +séduisent, et leur laissant seulement les inquiétudes cruelles et +l'amertume dont elles abondent.... «Je ferai sortir du milieu de toi le +feu qui dévorera tes entrailles» dit le prophète. Je ne l'enverrai pas +de loin contre toi, il prendra dans ta conscience, et ses flammes +s'élanceront du milieu de toi, et ce seront tes péchés qui le +produiront. Le pensez-vous chrétiens, que vous fabriquiez en péchant +l'instrument de votre supplice éternel? Cependant vous le fabriquez. +Vous avalez l'iniquité comme l'eau; vous avalez des torrents de +flammes[30]». + +Quelle sublime ironie et quelle profondeur dans ces quelques lignes à +l'adresse des ambitieux dont les évènements, conduits par une +mystérieuse providence, déjouent si facilement et si continuellement les +desseins! _Et nunc reges intelligite!_ + +«En effet, considérez, chrétiens, ces grands et puissants génies; ils ne +savent tous ce qu'ils font: Ne voyons-nous pas tous les jours manquer +quelque ressort à leurs grands et vastes desseins, et que cela ruine +toute l'entreprise? L'évènement des choses est ordinairement si +extravagant, et revient si peu aux moyens que l'on y avait employés, +qu'il faudrait être aveugle pour ne pas voir qu'il y a une puissance +occulte et terrible qui se plaît à renverser les desseins des hommes, +qui se joue de ces grands esprits qui s'imaginent remuer tout le monde, +et qui ne s'aperçoivent pas qu'il y a une raison supérieure qui se sert +et se moque d'eux comme ils se servent et se moquent des autres[31]». + +Voici maintenant sur la souffrance une page merveilleusement consolante +pour les infortunés et qu'ils ne sauraient trop méditer et relire! + +«Oui, je le dis encore une fois, les grandes prospérités ordinairement +sont des supplices et les châtiments sont des grâces. «Car qui est le +fils, dit l'Apôtre, que son père ne corrige pas?».... Il n'est pas à +propos que tout nous succède; il est juste que la terre refuse ses +fruits à qui a voulu goûter le fruit défendu. Après avoir été chassés du +paradis, il faut que nous travaillions avec Adam, et que ce soit par nos +fatigues et nos sueurs que nous achetions le pain de vie.--Quand tout +nous rit dans le monde, nous nous y attachons trop facilement; le +charme est trop puissant et l'enchantement trop fort. Ainsi, mes frères, +si Dieu nous aime, croyez qu'il ne permet pas que nous dormions à notre +aise dans ce lieu d'exil. Il nous trouve dans nos vains divertissements, +il interrompt le cours de nos imaginaires félicités, de peur que nous ne +nous laissions entraîner aux fleuves de Babylone, c'est-à-dire au +courant des plaisirs qui passent. Croyez donc très certainement, ô +enfants de la nouvelle alliance, que lorsque Dieu vous envoie des +afflictions, c'est qu'il veut briser les liens qui vous tenaient +attachés au monde, et vous rappeler à votre patrie. Le soldat est trop +lâche qui veut toujours être à l'ombre; et c'est être trop délicat que +de vouloir vivre à son aise et en ce monde et en l'autre.... Ne t'étonne +donc pas, chrétien, si Jésus-Christ te donne part à ses souffrances, +afin de t'en donner à sa gloire[32]». + +Dans le sermon sur les _Obligations de l'état religieux_, il est sur le +mariage plusieurs pages que j'ai lues d'abord avec une sorte de stupeur +et dans lesquelles, aujourd'hui encore, j'inclinerais à trouver quelque +exagération quoique avec un fond de vérité. Mais la franchise de +l'expression, comme la profondeur de l'observation, et l'éloquente +réalité de certains détails m'avaient frappé, et je n'ai pu résister à +la tentation de cette nouvelle citation encore qu'un peu longue. + +«Demandez, voyez, écoutez: que trouvez-vous dans toutes les familles, +dans les mariages même qu'on croit les mieux assortis et les plus +heureux, sinon des peines, des contradictions, des angoisses? Les voilà +ces tribulations dont parle l'Apôtre; il n'en a point parlé en vain. Le +monde en parle encore plus que lui; toute la nature humaine est en +souffrance. Laissons-là tant de mariages pleins de dissensions +scandaleuses; encore une fois, prenons les meilleurs: il n'y paraît rien +de malheureux; mais pour empêcher que rien n'éclate, combien faut-il que +le mari et la femme souffrent l'un de l'autre! + +»Ils sont tous deux également raisonnables, si vous le voulez: chose +étrangement rare, et qu'il n'est pas permis d'espérer; mais chacun a ses +humeurs, ses préventions, ses habitudes, ses liaisons. Quelques +convenances qu'ils aient entre eux, les naturels sont toujours assez +opposés pour causer une contrariété fréquente dans une société si +longue: on se voit de si près, si souvent, avec tant de défauts de part +et d'autre, dans les occasions les plus naturelles et les plus +imprévues, où l'on ne peut point être préparé; on se lasse, le goût +s'use, l'imperfection rebute, l'humanité se fait sentir de plus en plus; +il faut à toute heure prendre sur soi, et ne pas montrer tout ce qu'on y +prend; il faut à son tour prendre sur son prochain, et s'apercevoir de +sa répugnance. La complaisance diminue, le coeur se dessèche; on se +devient une croix l'un à l'autre: on aime sa croix, je le veux; mais +c'est la croix qu'on porte. Souvent on ne tient plus l'un à l'autre que +par devoir tout au plus, ou par une estime sèche, ou par une amitié +altérée et sans goût, et qui ne se réveille que dans les fortes +occasions. Le commerce journalier n'a presque rien de doux: le coeur ne +s'y repose guère; c'est plutôt une conformité d'intérêt, un lien +d'honneur, un attachement fidèle, qu'une amitié sensible et cordiale. +Supposons même cette vive amitié: que fera-t-elle? où peut-elle aboutir? +Elle cause aux deux époux des délicatesses, des sensibilités, des +alarmes. Mais voici où je les attends: enfin, il faudra que l'un soit +presque inconsolable à la mort de l'autre; et il n'y a point dans +l'humanité de plus cruelles douleurs que celles qui sont préparées par +le meilleur mariage du monde. + +»Joignez à ces tribulations celle des enfants, ou indignes et dénaturés, +ou aimables mais insensibles à l'amitié; ou pleins de bonnes et de +mauvaises qualités, dont le mélange fait le supplice des parents; ou +enfin heureusement nés et propres à déchirer le coeur d'un père et d'une +mère qui dans leur vieillesse voient, par la mort prématurée de cet +enfant, éteindre toutes leurs espérances. Ajouterai-je encore toutes les +traverses qu'on souffre dans la vie par les voisins, par les ennemis, +par les amis même, les jalousies, les artifices, les calomnies, les +procès, les pertes de biens, les embarras des créanciers! Est-ce vivre? +Ô affreuses tribulations, qu'il est doux de vous voir de loin dans la +solitude![33]» + +Voilà certes qui doit consoler un peu le célibataire contristé de son +isolement, et qui ne semble pas fait pour encourager à l'hymen! Mais le +grand moraliste chrétien, s'il donne la préférence à la vie la plus +parfaite, ne dissimule pas que l'état religieux, lui aussi, a ses +épreuves, ses peines, ses tentations contre lesquelles on ne saurait +être trop en garde. Ô la page étonnante que celle-ci choisie entre +plusieurs autres: + +«Mais pendant que les enfants du siècle parlent ainsi, quel est le +langage de ceux qui doivent être enfants de Dieu? Hélas! ils conservent +une estime et une admiration secrète pour les choses les plus vaines, +que le monde même, tout vain qu'il est, ne peut s'empêcher de mépriser. +Ô mon Dieu, arrachez, arrachez du coeur de vos enfants cette erreur +maudite. J'en ai vu, même de bons, de sincères dans leur piété, qui, +faute d'expérience, étaient éblouis d'un éclat grossier. Ils étaient +étonnés de voir des gens, avancés dans les honneurs du siècle, leur +dire. «_Nous ne sommes point heureux!_» Cette vérité leur était encore +nouvelle, comme si l'Évangile ne la leur avait pas révélée, comme si +leur renoncement au monde n'avait pas dû être fondé sur une pleine et +constante persuasion de sa vanité. + +«Oh! qu'elle est redoutable cette puissance des ténèbres qui aveugle les +plus clairvoyants! C'est une puissance d'enchanter les esprits, de les +séduire, de leur ôter la vérité même, après qu'ils l'ont crue, sentie, +aimée. Ô puissance terrible, qui répand l'erreur, qui fait qu'on ne voit +plus ce qu'on voyait, qu'on craint de le revoir, et qu'on se complaît +dans les ténèbres de la mort..... On promet à Dieu d'entrer dans cet +état de nudité et de renoncement; on le promet et c'est à Dieu: on le +déclare à la face des saints autels; mais après avoir goûté le don de +Dieu, on retombe dans le piége de ses désirs. L'amour-propre, avide et +timide, craint toujours de manquer: il s'accroche à tout, comme une +personne qui se noie se prend à tout ce qu'elle trouve, même à des +ronces et à des épines pour se sauver. Plus on ôte à l'amour-propre, +plus il s'efforce de reprendre d'une main ce qui échappe à l'autre. Il +est inépuisable en beaux prétextes; il se replie comme un serpent, il se +déguise, il prend toutes les formes; il invente mille nouveaux besoins, +pour flatter sa délicatesse et pour autoriser ses relâchements. Il se +dédommage en petits détails des sacrifices qu'il a faits en gros: il se +retranche dans un meuble, dans un habit, un livre, un rien qu'on +n'oserait nommer; il tient à un emploi, à une confidence, à une marque +d'estime, à une vaine amitié. Voilà ce qui lui tient lieu des charges, +des honneurs, des richesses, des rangs que les ambitieux du siècle +poursuivent: tout ce qui a un goût de propriété, tout ce qui fait une +petite distinction, tout ce qui console l'orgueil abattu et resserré +dans des bornes si étroites, tout ce qui nourrit un reste de vie +naturelle, et qui soutient ce qu'on appelle le moi; tout cela est +recherché avec avidité. On le conserve, on craint de le perdre; on le +défend avec subtilité, bien loin de l'abandonner; quand les autres nous +le reprochent, nous ne pouvons nous résoudre à nous l'avouer à +nous-mêmes: on est plus jaloux là-dessus qu'un avare ne le fut jamais de +son trésor. + +«Ainsi la pauvreté n'est qu'un nom, et le grand sacrifice de la piété +chrétienne se tourne en pure illusion et en petitesse d'esprit. On est +plus vif pour des bagatelles que les gens du monde ne le sont pour les +plus grands intérêts; on est sensible aux moindres commodités qui +manquent: on ne veut rien posséder, mais on veut tout avoir, même le +superflu, si peu qu'il flatte notre goût: non-seulement la pauvreté +n'est point pratiquée, mais elle est inconnue. On ne sait ce que c'est +que d'être pauvre par la nourriture grossière, pauvre par la nécessité +du travail, pauvre par la simplicité et la petitesse du logement, pauvre +dans tout le détail de la vie.» + +Le lecteur n'aura point regret à ces citations encore que multipliées; +il les préférerait certainement à une notice forcément écourtée, qui +dans ces proportions réduites se trouve partout, mais dont pourtant nous +ne croyons pas pouvoir nous dispenser comme on le verra plus loin. +Bossuet est surtout dans ses écrits, en outre _du Discours sur +l'Histoire universelle_ et les _Sermons_, dans l'_Histoire des +Variations_, le _Commentaire sur les Évangiles_, les _Élévations sur les +Mystères_, etc, etc, et aussi dans ses _Lettres_ où son génie, dans la +spontanéité et la familiarité du style épistolaire, garde sa grandeur et +sa sublimité[34]. Même dans l'abandon de la correspondance intime qui +semble devoir le retenir sur la terre, plus d'une fois l'Aigle tout à +coup prend son vol qui l'emporte vers les hauteurs, et là, planant dans +l'espace et s'élevant toujours, il apparaît de loin aux regards éblouis +encore l'astre-roi qu'il fixe incessamment de sa prunelle immobile. + + +III + +Terminons, comme nous l'avons promis, par quelques détails +biographiques: + +Bossuet (Jacques Bénigne) naquit à Dijon, le 27 septembre 1627, d'une +famille de magistrats. Il avait six ans lorsque son père, nommé +conseiller au parlement de Metz nouvellement institué, alla s'établir +dans cette ville, mais en laissant ses deux fils au collége de Dijon +dirigé par les Jésuites. Bossuet quitta cette maison neuf ans après, +envoyé par ses parents à Paris, comme pensionnaire au collége de Navarre +dont le grand maître était Nicolas Cornet, célèbre par son savoir et sa +piété, et qui, prompt à distinguer son nouvel élève, le prit en grande +affection. Dès l'année suivante, Bossuet «soutenait sa première thèse et +avec un tel éclat, dit la _Biographie universelle_ de Michaud, qu'on +parla de lui à Paris comme d'un prodige. On voulut le voir à l'hôtel de +Rambouillet. Le comte de Feuquières l'y amena, et là, pour essayer cette +abondance de pensées et cette facilité d'expression dont il semblait +doué, on l'invita à composer un sermon. Au milieu de cette assemblée des +plus beaux esprits de France, Bossuet prononça, après quelques instants +de réflexion, un sermon qui fut accueilli par l'admiration générale.» + +En 1652, Bossuet fut ordonné prêtre, après une retraite qu'il fit sous +la direction de Saint Vincent de Paul, qui devint dès lors son ami et +l'admit à ses conférences du mardi où l'on traitait de tout ce qui a +rapport au ministère ecclésiastique. Le vénérable Cornet, dont +l'affection pour Bossuet n'avait fait que s'accroître, voulait le faire +nommer à sa place grand maître du collége de Navarre auquel la +munificence de Mazarin permettait de donner de nouveaux et grands +développements. Mais Bossuet se jugea trop jeune pour une pareille tâche +et, malgré tous les motifs qui semblaient devoir le retenir à Paris, il +alla se fixer près de sa famille à Metz. Nommé chanoine de la +cathédrale, il se livra avec zèle aux devoirs du ministère et +particulièrement à la prédication. La foule se pressait à ses sermons +qui déterminèrent parmi les protestants de nombreuses conversions. + +Appelé fréquemment à Paris pour les affaires du chapître, il prêcha et +avec un grand succès dans cette ville, particulièrement un Avent et un +Carême devant le roi et la reine mère; il prononça aussi plusieurs +panégyriques, entre autres celui de Saint Paul qui fut fort remarqué. +Vers la même époque, parut le beau livre de l'_Exposition de la Doctrine +catholique_, composé d'abord à l'intention de Turenne et qui aida fort à +sa conversion. + +En 1669, Bossuet devint évêque de Condom; deux mois après, il prononçait +l'oraison funèbre d'Henriette d'Angleterre, l'un de ses chefs-d'oeuvre. +Nommé l'année suivante précepteur du Dauphin, il accepta ces nouvelles +fonctions, mais en se démettant de son évêché et ne voulut, comme +indemnité, qu'un modeste bénéfice. C'est alors que furent composés, pour +l'instruction du Dauphin, quelques-uns des meilleurs ouvrages de +l'auteur, le _Discours sur l'Histoire universelle_, la _Politique tirée +de l'Écriture sainte_, le _Traité de la connaissance de Dieu et de +soi-même_. En 1781, l'éducation du jeune prince étant terminée, le roi, +pour récompenser Bossuet, le nomma évêque de Meaux. «Il embrassa dès +lors avec zèle les devoirs de l'épiscopat, il reprit la prédication pour +les fidèles de son diocèse.... Son éloquence avait laissé de longs +souvenirs et une tradition de respect et d'admiration pour son troupeau. +Il s'occupa sans cesse d'instructions pastorales, de pieuses +recommandations; il composa des prières et un catéchisme qui depuis a +été généralement adopté; lui-même l'enseignait quelquefois aux petits +enfants[35].» + +Dans la regrettable assemblée du clergé de 1782, réunie à Paris par la +volonté du roi, en opposition au pape, Bossuet, lors de la séance +d'ouverture, prononça un sermon sur l'_Unité de l'Église_ «ayant surtout +pour but de montrer qu'on ne songeait point à s'en écarter. Mais, dit le +biographe déjà cité, ce discours se sent un peu de l'embarras où se +trouvait Bossuet à la fois si soumis et si dévoué aux deux puissances et +_contraint_ à combattre l'une au nom de l'autre.» Pourquoi contraint? +L'illustre orateur n'aurait-il pas pu et dû, dans cette circonstance, +conserver vis-à-vis de la royauté l'indépendance et la franchise dont il +avait fait preuve en d'autres temps relativement à la conduite privée du +roi. On sait que, condamnant avec un saint courage ses liaisons +adultères, plus d'une fois il obtint de Louis XIV la cessation du +scandale; par malheur trop fréquente était la rechute. + +Au milieu de ses sollicitudes pastorales, Bossuet continuait la +rédaction et la publication de ses ouvrages, et en particulier sa +polémique avec les protestants, qui n'eurent pas une réponse sérieuse à +opposer à l'_Histoire des Variations_, le chef-d'oeuvre du genre. Puis +vint, à propos de la trop célèbre Madame Guyon, l'affaire du quiétisme +dans laquelle Bossuet, ayant complètement raison quant au fond, ne sut +pas toujours tempérer dans la forme l'emportement de son zèle. Dans sa +polémique avec Fénelon qu'on vit, si prompt à reconnaître son erreur et +à se condamner lui-même après la décision venue de Rome, Bossuet, trop +souvent passionné et violent, ne se souvint pas assez des égards dus à +un ancien ami, et son langage comme son attitude, qui contrastaient si +fort avec la modération de son adversaire, lui firent tort dans l'esprit +de beaucoup de personnes. On l'accusait de dureté et d'orgueil, quand il +ne paraît avoir cédé qu'à l'impatience de la contradiction et à l'ardeur +de son zèle dans des questions dont il s'exagérait, ce semble, +l'importance par une certaine tendance à la sévérité contrastant avec la +modération de son langage vis-à-vis des messieurs du Port Royal. C'est +aller trop loin et exagérer d'une autre façon que d'insinuer, comme +l'ont fait quelques-uns, qu'il inclinait vers leurs doctrines. + +À propos de la polémique dont il est parlé plus haut, racontons une +anecdote qui prouve les sentiments dont Bossuet était animé et la +vivacité passionnée de ses convictions. + +«Qu'auriez-vous fait si j'avais soutenu M. de Cambrai? lui demanda Louis +XIV un jour. + +--Sire, répondit Bossuet, j'aurais crié vingt fois plus haut.» + +L'évêque de Meaux touchait à sa soixante-seizième année et son +intelligence n'avait point faibli, sa santé semblait robuste encore, +lorsqu'il ressentit tout à coup les premières et douloureuses atteintes +de la maladie (la pierre) à laquelle il devait succomber le 12 avril +1704, à Paris, où il se trouvait. De cette ville son corps fut ramené à +Meaux et enterré dans la cathédrale après des funérailles solennelles. +«Aujourd'hui, dit Michaud, l'on peut plus franchement prononcer que, +parmi les hommes éloquents, aucun ne l'a été à la manière de Bossuet. +Jamais l'éloquence ne fut plus dégagée de tout artifice, de tout calcul: +c'est une grande âme qui se montre à nu et qui entraîne avec elle. Les +mots, l'art de les disposer, l'harmonie des sons, la noblesse ou le +vulgaire des expressions, rien n'importe à Bossuet; sa pensée est si +forte que tout lui est bon pour l'exprimer.» + +[28] Sermon sur _la Loi de Dieu_. + +[29] _Sermon sur l'Impénitence finale._ + +[30] Sermon sur la _Nécessité de la Pénitence_. + +[31] Sermon sur la _Loi de Dieu_. + +[32] Sermon sur l'_Utilité des souffrances_. + +[33] _Sur les obligations de l'état religieux._ + +[34] Entre ses ouvrages nous ne mentionnons pas même pour mémoire: _La +Défense de l'Église Gallicane_, ouvrage posthume apprécié par J. de +Maistre à sa juste valeur, et fort suspect puisqu'il fut publié, sur une +copie de provenance équivoque, et quarante ans après la mort de Bossuet +qui, à un certain moment, paraît-il, avait qualifié les quatre +propositions en termes plus que sévères, au risque de se condamner +lui-même. + +[35] _Biographie universelle._ + + + + +BOURDALOUE + +I + + +Celui qu'on a si bien nommé le _Prince des Orateurs_, n'est pas un +artiste à la façon de Cicéron par exemple, avant tout préoccupé de l'art +de bien dire, de cadencer la phrase et d'arrondir savamment la période. +Bourdaloue veut convaincre plus encore que plaire, parce qu'il obéit à +une conviction forte et que chez lui tous les actes et la vie entière +sont en harmonie avec ses paroles. Il se prêche lui-même et met toujours +l'exemple à côté de la leçon. + +Je ne sais rien de plus touchant, de plus admirable que ce que les +biographes nous racontent des derniers temps de sa vie. Au comble de la +célébrité, alors que les contemporains, le roi Louis XIV et les +personnages les plus illustres lui demandaient conseil et que son nom +était dans toutes les bouches, il disait, d'après ce que nous apprend le +Père Martineau, son confrère: + +«Dieu m'a fait la grâce de connaître le néant de ce qui brille le plus +aux yeux des hommes, et il me fait encore celle de n'en être point +touché.» + +Un autre jour, il disait encore: «être si profondément convaincu de son +incapacité pour tout bien que, malgré tous ses succès, il avait +beaucoup plus à se défendre du découragement que de la présomption.» + +En sorte que rien n'était plus remarquable, comme l'écrit Villenave, au +milieu de tant de gloire que tant d'humilité[36]. + +Aussi n'aspirait-il qu'à se faire oublier et il lui tardait de pouvoir +s'ensevelir dans la solitude pour se préparer à la mort. Il en fit la +demande au Père provincial «qui ne put consentir à priver la Société de +celui qui en faisait le principal ornement.» Bourdaloue, pour cette fois +se résigna; mais l'année suivante, il écrivit au général une longue +lettre pour le supplier de lui accorder ce qu'il n'avait pu obtenir du +Père provincial. + +«Il y a cinquante-deux ans dit-il, que je vis dans la Compagnie, non +pour moi mais pour les autres; du moins plus pour les autres que pour +moi. Mille affaires me détournent et m'empêchent de travailler, autant +que je le voudrais, à ma perfection qui néanmoins est la seule chose +nécessaire. Je souhaite de me retirer et de mener désormais une vie plus +tranquille: je dis plus tranquille afin qu'elle soit plus régulière et +plus sainte. Je sens que mon corps s'affaiblit et tend vers sa fin. J'ai +achevé ma course et plût à Dieu que je pusse ajouter: J'ai été fidèle! +Je suis dans un âge où je ne me trouve plus guère en état de prêcher. +Qu'il me soit permis, je vous en conjure, d'employer uniquement pour +Dieu et pour moi-même ce qui me reste de vie, et de me disposer par là à +mourir en religieux. La Flèche, ou quelque autre maison qu'il plaira +aux supérieurs (car je n'en demande aucune en particulier pourvu que je +sois éloigné de Paris), sera le lieu de mon repos. Là, oubliant les +choses du monde, je repasserai devant Dieu toutes les années de ma vie +dans l'amertume de mon âme. Voilà le sujet de tous mes voeux.» + +Bourdaloue est tout entier dans cette admirable lettre; aussi j'ai tenu +à la donner tout au long et non par extraits seulement comme ont fait la +plupart des biographes. Il se montre bien là tel que nous le dépeint son +confrère, le Père Bretonneau: «Cependant Bourdaloue, en pensant aux +autres, ne s'oubliait pas lui-même; au contraire, ce fut par de +fréquents retours sur lui-même qu'il se mit en état de servir si +utilement les autres.... Ses succès ne l'éblouirent point et ses +occupations ne l'empêchèrent pas de veiller rigoureusement sur sa +conduite. D'autant plus en garde qu'il était plus connu et dans une plus +haute considération... Étroitement resserré dans les bornes de sa +profession, il joignait aux talents de la prédication et de la direction +des âmes le véritable esprit religieux.... Il ne s'épargnait en rien +également prêt pour qui que ce fut et se faisant tout à tous. Dans ce +grand nombre de personnes de la première distinction dont il avait la +conduite, bien loin de négliger les pauvres et les petits, il les +recevait avec bonté; il descendait avec eux, dans le compte qu'ils lui +rendaient de leur vie, jusques aux moindres particularités; et plus sa +réputation et son nom leur inspiraient de timidité en l'approchant, plus +il s'étudiait à gagner leur confiance, et à leur faciliter l'accès +auprès de lui. Il ne se contentait pas de ce bon accueil. Il les allait +trouver s'ils étaient hors d'état de venir eux-mêmes[37].» + +Et avec cela chez cet homme vraiment apostolique: «un dévouement +inviolable au service de l'Église, et une soumission entière aux +puissances ecclésiastiques et à ses supérieurs.» Il le prouva bien dans +cette circonstance; car le général, ayant fait à sa demande une réponse +toute favorable, il se disposait à partir. Mais, d'après le désir +exprimé par ses supérieurs immédiats, il crut devoir retarder de +quelques semaines, et dans l'intervalle, par suite des remontrances +venues de Paris, une seconde lettre arriva de Rome qui révoquait la +permission donnée. + +Bourdaloue n'insista pas, prompt à se soumettre à l'ordre de ses +supérieurs dans lequel il vit l'expression de la volonté du ciel. Il +reprit ses fonctions avec un nouveau zèle, et même avec plus d'activité +et d'ardeur que jamais, prêchant, enseignant, confessant, et il ne put +être arrêté par un rhume opiniâtre dont il souffrait depuis plusieurs +semaines. Mais, à la suite d'un sermon qu'il avait prêché pour une prise +d'habit, il se sentit plus indisposé. Le dimanche, jour de la Pentecôte +(11 mai 1704), il dut se mettre au lit et une fièvre maligne interne se +déclara avec les symptômes les plus alarmants. Quoiqu'il se fît peu +d'illusion sur son état, il insista auprès du médecin pour savoir la +vérité toute entière. On satisfit à son désir, et avant même que le +docteur eût fini de parler, le malade dit: «C'est assez, je vous +entends: il faut maintenant que je fasse ce que j'ai tant de fois +prêché et conseillé aux autres.» + +Dès le lendemain, après s'être préparé par une confession de toute sa +vie à recevoir les derniers sacrements, «il entra lui-même, dit le Père +Bretonneau, témoin oculaire sans doute, dans tous les sentiments qu'il +avait inspirés à tant de moribonds. Il se regarda comme un criminel +condamné à mort par l'arrêt du ciel. Dans cet état, il se présenta à la +justice divine. Il accepta l'arrêt qu'elle avait prononcé contre lui et +qu'elle allait exécuter: «J'ai abusé de la vie, dit-il en s'adressant à +Dieu: je mérite que vous me l'ôtiez et c'est de tout mon coeur que je me +soumets à un si juste châtiment.» + +D'après ce que nous lisons ailleurs, il dit à ceux qui l'entouraient: +«Je vois bien que je ne puis guérir sans miracle; mais que suis-je pour +que Dieu daigne faire un miracle en ma faveur? Que sa sainte volonté +s'accomplisse aux dépens de ma vie s'il l'ordonne ainsi; qu'il me sépare +de ce monde où je n'ai été que trop longtemps et qu'il m'unisse pour +jamais à lui!» + +Avec une entière tranquillité d'esprit et comme s'il pouvait encore +compter sur de longs jours, il mit en ordre les papiers dont il était +dépositaire. Puis, se souvenant de ses nombreux et illustres amis, «il +désira qu'on leur apprît qu'il regardait sa séparation d'avec eux sur la +terre comme une partie du sacrifice qu'il faisait à Dieu de sa vie.» + +Il s'entretint ensuite quelque temps avec son directeur, et alors un +mieux s'étant manifesté, ses confrères et amis reprirent quelque +espérance. Mais, dans la soirée, un violent accès de fièvre survint, +bientôt suivi du délire et l'agonie commença. Le lendemain mardi, 13 +mai, vers cinq heures du matin, il expira. Bossuet l'avait précédé de +quelques semaines dans la tombe (12 avril 1704.) + + +II + +Bourdaloue était dans la soixante-douzième année de son âge, né à +Bourges, le 20 août 1632, l'année même où le pape Urbain VIII approuvait +la Congrégation des Prêtres de la Mission, fondée par Saint +Vincent-de-Paul. Bourdaloue, qui reçut au baptême le prénom de Louis, +entra, dès l'âge de quinze ans, dans la Compagnie de Jésus. Il passa par +tous les exercices, employant les dix-huit premières années de noviciat, +soit à ses propres études, soit à professer la rhétorique, la +philosophie, la théologie. Quelques sermons qu'il eut occasion de +prêcher révélèrent sa véritable vocation à ses supérieurs qui le +destinèrent dès lors à la prédication. Après s'être fait entendre en +province avec un grand succès, il vint à Paris et prêcha tout d'abord +dans l'église de la maison professe avec un éclat extraordinaire. +Également aimé des grands, du peuple et des savants, il attirait une +foule prodigieuse; sa réputation croissait d'un sermon à l'autre; plus +on l'entendait, plus on voulait l'entendre. + +Le roi Louis XIV le goûtait tout particulièrement, et, après l'avoir +entendu, depuis l'Avent de l'année 1670, plusieurs Avents et plusieurs +Carêmes, il le redemandait toujours en disant: «J'aime mieux ses redites +que les choses nouvelles d'un autre.» + +Sa courageuse franchise même ne le refroidissait pas. On raconte qu'un +jour Bourdaloue, ayant prêché devant le roi, celui-ci lui dit: + +«Mon père, vous devez être content de moi; madame de Montespan est à +Clagny. + +--»Oui, sire, répondit le prédicateur, mais Dieu serait plus satisfait +si Clagny était à soixante-dix lieues de Versailles.» + +On conçoit après cela que madame de Sévigné pût écrire: «Jamais +prédicateur n'a prêché si hautement ni si généreusement les vérités +chrétiennes.... Le Père Bourdaloue frappe comme un sourd, disant des +vérités à bride abattue, parlant à tort et à travers contre l'adultère.» + +La même madame de Sévigné disait à sa fille: «_Je m'en vais en +Bourdaloue_,» comme elle eût dit: «_Je m'en vais en cour_,» et ne +laissait échapper aucune occasion d'entendre le célèbre prédicateur, +témoin cette anecdote: Bourdaloue devait prêcher une passion que madame +de Sévigné avait déjà entendue avec sa fille l'année précédente: «Et +c'était pour cela, dit-elle, que j'en avais envie; mais l'impossibilité +m'en ôta le goût. Les laquais y étaient dès mercredi; et la presse était +à mourir.» + +On ne saurait s'en étonner quand on lit aujourd'hui ces sermons, les +premiers de ce genre, et dont le Père Bretonneau dit avec raison: «Il +avait dans un éminent degré tout ce qui peut former un parfait +prédicateur. Il reçut de la nature un fonds de raison qui, joint à une +imagination vive et pénétrante, lui faisait trouver d'abord dans chaque +chose le solide et le vrai... Ses divisions justes, ses raisonnements +suivis et convaincants, ses mouvements pathétiques, ses réflexions +judicieuses et d'un sens exquis, tout va à son but.... Persuadé que le +prédicateur ne touche qu'autant qu'il intéresse et qu'il applique, et +que rien n'intéresse davantage et n'attire plus l'attention qu'une +peinture sensible des moeurs où chacun se voit lui-même et se connaît, il +tournait là tout son discours.» Il suffit de citer ces admirables +sermons sur le _Mariage_, le _Choix_, _d'un état_, les _Divertissements +du monde_, l'_Hypocrisie_, la _Prière_, les _Devoirs envers les +domestiques_ etc., dans lesquels abondent, avec les solides +raisonnements, les observations et les conseils pratiques, les +réflexions d'une étonnante sagacité et tous ces portraits admirables de +relief et de vie d'une vérité si prodigieuse quoique on ne pût +reconnaître les modèles et qui faisaient dire à madame de Termes: «Il +est inimitable et les prédicateurs qui l'ont voulu copier sur cela n'ont +fait que des marmousets.» + +Quoique admirable par la solidité des raisonnements et la victorieuse +logique, Bourdaloue savait aussi parler au coeur, témoin ce qu'écrivait +madame de Maintenon, à l'occasion d'un sermon prêché devant Louis XIV et +sa cour. «Il a parlé au Roi sur sa santé, sur l'amour de son peuple, sur +les craintes de la cour; il a fait verser bien des larmes; il en a versé +lui-même: c'était son coeur qui parlait à tous les coeurs.» + +Quand aujourd'hui la lecture seule de tant de pages éloquentes nous +frappe d'une façon si vive et nous émeut si profondément, qu'on imagine +ce que ce devait être quand ces mêmes choses étaient dites au milieu du +silence solennel d'un immense et religieux auditoire, et tombaient des +lèvres de Bourdaloue: «Le feu dont il animait son action, dit le Père +Bretonneau, sa rapidité en prononçant, sa voix pleine, résonnante, douce +et harmonieuse, _tout était orateur en lui_, et tout servait à son +talent.» + +On conçoit après cela que Bossuet ait pu dire dans la candeur de sa +modestie: «Cet homme sera éternellement notre maître en tout.» + +N'oublions pas ce mot encore d'un des contemporains de Bourdaloue et qui +prouve que, dans l'estime de tous, chez lui la vertu égalait le talent: +«Sa conduite, disait on, est la meilleure réponse que l'on puisse faire +aux _Lettres Provinciales_.» + +[36] Notice sur Bourdaloue. Édition de 1812. 16 volumes in-8º. + +[37] Préface du Père Bretonneau dans la première édition des _Sermons de +Bourdaloue_. + + + + +BREGUET + + +«Les perfectionnements apportés par Breguet dans cette partie de la +mécanique à laquelle il avait consacré ses veilles, ont eu pour résultat +de donner à la France la première horlogerie de l'Europe, au dire de +tous ceux qui ne sont pas Anglais. Ses perfectionnements s'étendent à +toutes les branches comme à toutes les parties de l'art. C'est à lui +qu'on doit, sinon la première idée, du moins l'usage commode des montres +perpétuelles qui se remontent d'elles-mêmes par le mouvement qu'on leur +donne en les portant.... C'est Breguet qui, pour garantir de fractures +le pivot du balancier, en cas de choc violent ou de chute de la montre, +imagina le parachute qui préserve le régulateur de toute atteinte; +invention précieuse surtout pour les montres de poche. C'est lui qui, le +premier, fabriqua des cadratures de répétition d'une disposition plus +sûre, laissant plus de place pour les autres parties du mécanisme, etc., +etc. Mais c'est surtout aux sciences exactes, à l'astronomie, à la +physique et à la navigation, que Breguet, en multipliant les moyens de +calculer les _minima_ les plus délicats de la durée avec la dernière +exactitude, a rendu des services inappréciables.» + +Ainsi s'exprime M. Val. Parisot, qui, par ses connaissances spéciales, +a su, mieux que nous ne pourrions le faire, mettre en relief les +services rendus par cet artisan illustre dont le nom, resté justement +populaire, est une preuve nouvelle que la gloire ne dédaigne personne, +et se plaît à récompenser tous les genres de mérite. À ce titre, +Breguet, comme Jacquard, comme Richard Lenoir, mérite une place dans +notre galerie, d'autant plus que chez lui le caractère de l'homme était +à la hauteur du talent, du génie de l'artiste; c'est M. Parisot qui +n'hésite pas à lui donner ce titre, et qui songerait à le lui contester? + +«Breguet, dit M. Villenave, était recherché dans les premières classes +de la société où il comptait plusieurs amis. On a dit de lui qu'il avait +toujours conservé la naïveté de la jeunesse et même celle de l'enfance; +qu'il voyait tout en beau, excepté ses ouvrages; qu'en lui, tout était +égal, uni, simple; qu'il était timide sans être jamais embarrassé; qu'on +trouvait des rapports entre lui et le bon La Fontaine; qu'il n'avait +jamais voulu quitter sa petite et modeste maison où la fortune était +venue le trouver; qu'il était toujours prêt à être utile aux artistes; +que tous étaient heureux autour de lui, et lui plus que les autres. On +raconte qu'étant devenu un peu sourd sans être susceptible, il disait, +quand on riait de quelque quiproquo: _Dites-le-moi, que je rie aussi_, +ce qu'il ne manquait pas de faire.» + +Breguet (Abraham-Louis), naquit à Neufchatel en Suisse, le 10 janvier +1747, d'une famille d'origine française. Enfant, il paraissait d'une +intelligence paresseuse, et ses maîtres augurèrent assez mal de son peu +de goût pour la grammaire française et latine. Tout jeune encore, il +perdit son père, et sa mère s'étant remariée à un horloger, celui-ci, +voyant le peu de fruit que l'enfant tirait de la fréquentation du +collége, résolut de le garder à la maison pour l'occuper aux travaux de +son état. Cette vie sédentaire ne sembla point d'abord, plus que +l'autre, agréable à l'enfant, doué d'une extrême vivacité; peu à peu, +cependant, les combinaisons mécaniques l'intéressèrent et il devint +apprenti des plus zélés. + +Son beau-père, cependant, qui voulait faire de lui un ouvrier émérite, +l'emmena à Paris et le plaça chez un célèbre horloger de Versailles pour +qu'il achevât de se perfectionner dans son art et, en effet, au bout de +peu d'années, Abraham-Louis était le premier ouvrier de l'atelier; +intelligent autant que laborieux et rangé. Quoique à peine sorti de +l'adolescence, il se trouvait père de famille, ayant, par la mort +précipitée de son beau-père et de sa mère, une jeune soeur à élever et +établir! Son salaire de chaque jour devait seul suffire à toutes les +charges; et non-seulement le jeune ouvrier réussit à équilibrer son +budget, mais il put faire quelques économies et trouver du loisir pour +suivre un cours de mathématiques, car il avait compris que la +connaissance des sciences exactes lui devait être singulièrement utile +ou plutôt indispensable. Son professeur était l'abbé Marie, savant +distingué, que les rares dispositions de l'élève, comme sa bonne +conduite, intéressèrent et qui ne fut pas avare pour lui de ses précieux +enseignements. + +Il n'est pas douteux qu'ils contribuèrent beaucoup à développer le génie +du jeune Breguet dont la réputation, comme habile horloger, date de +cette époque et depuis ne fit que s'accroître. Un jour le duc d'Orléans +se trouvait à Londres, dans l'atelier de l'horloger Arnold, connu dans +toute l'Europe, et renommé comme le premier dans son art. Le prince tira +sa montre, et, la montrant à Arnold, lui demanda ce qu'il en pensait. + +L'horloger, après l'avoir ouverte et examinée avec grande attention, non +sans témoigner plusieurs fois de son étonnement, la rendit au visiteur +en disant: + +--Vous avez là, monseigneur, un chef-d'oeuvre, et ce Breguet est, dans +notre partie, un maître, mais un maître qu'au plus tôt je veux +connaître, et dont il me tarde de serrer la main.» En effet, laissant là +son atelier et ses travaux commencés, et, embrassant sa famille, Arnold +s'embarqua pour le continent, et quelques jours après, il arrivait à +Paris. + +Un matin, Breguet, averti par la sonnerie du timbre, voit entrer dans +son atelier un étranger qui, le sourire aux lèvres et la main tendue, +lui dit: + +--Mon cher confrère, j'ai vu tout récemment à Londres, dans la main +d'une altesse française, une montre fabriquée par vous et que j'ai +admirée comme un chef-d'oeuvre. Aussi ai-je passé le détroit tout exprès +pour faire votre connaissance et vous adresser moi-même mes +félicitations; je suis Arnold, de Londres. + +Qu'on juge de la stupéfaction comme de la joie de Breguet à cette visite +si inattendue pour lui, car, même au temps de ses plus grandes +prospérités, il était resté fort modeste. + +«Malgré tant de titres incontestables à la gloire et à la renommée, cet +homme éminemment moral, qui rendait justice à tous, excepté à lui-même, +jusqu'à s'étonner de la régularité de ses instruments, _doutait de sa +propre réputation_, même en présence des étrangers qui s'honoraient de +lui en fournir le témoignage[38].» + +Profondément touché des témoignages d'estime et de sympathie que lui +donnait Arnold, il s'efforça de le reconnaître de son mieux par son +accueil, et lorsque le confrère repartit pour l'Angleterre, il lui +confia son fils aîné qu'il devait, deux années après, mais sans l'avoir +prévu, aller rejoindre. + +La révolution éclata, Breguet, tout entier à son art, resta complètement +étranger à la politique; mais à cause de sa célébrité, et sans doute +aussi de sa réputation d'honnête homme, il n'en fut pas moins classé +parmi les suspects. Par bonheur, grâce à quelques-uns de ses clients, +alors très-influents, il put éviter la prison et il lui fut permis de +quitter la France. Il passa, avec sa famille, en Angleterre, où sa +situation ne laissait pas que d'être critique et de le préoccuper. Il se +voyait tout au moins dans la nécessité, afin de s'assurer le pain +quotidien, d'abandonner ses savantes recherches pour redevenir un simple +ouvrier, lorsqu'un ami généreux, témoin de ses perplexités, lui dit: + +--À Dieu ne plaise, que vous abandonniez l'art pour le métier. Continuez +vos importants travaux, dont le résultat pour moi est d'autant moins +douteux que votre fils aîné peut s'y associer. D'ailleurs, n'ayez souci +du lendemain ni pour votre famille ni pour vous; voici qui vous rassure +pour l'avenir. + +Et l'excellent ami, M. Desnay-Flyche, présentait à Breguet un +portefeuille rempli de banknotes, qu'après s'être longtemps défendu, le +Français dut accepter. C'est ainsi que, pendant les deux années de son +exil dans la Grande-Bretagne, Breguet eut toute sécurité pour ses +recherches. Aussi, quand il lui fut permis de rentrer en France, riche +de nouvelles connaissances et devenu le premier dans son art, il put en +peu de temps, aidé d'ailleurs par le secours de ses amis, relever ses +établissements détruits, dont la prospérité alla toujours en augmentant. +Sa vie dès lors s'écoula paisible et heureuse. Il devint successivement +horloger de la marine, membre du bureau des longitudes, et en 1816 +remplaça Carnot à l'Institut. En 1823, il fit partie du jury d'examen +pour les produits de l'industrie. Après avoir rempli ces fonctions +momentanées avec le zèle et la conscience qu'il apportait à tout, il se +remit à son grand ouvrage sur l'horlogerie, qu'il avait hâte de voir +terminé, comme par un secret pressentiment. Car un matin, peu d'instants +après s'être assis à son bureau, il tomba foudroyé par une attaque +d'apoplexie. + +«Le talent de Breguet, dit M. Parisot, n'était point exclusivement +restreint à l'art auquel il fit faire des pas si prodigieux. Il imagina +le mécanisme léger et solide des télégraphes établis par Chappe; il créa +un thermomètre métallique d'une sensibilité au-dessus de tout ce qui est +connu, surtout pour le développement instantané du calorique, etc.» + +On ne peut trop regretter qu'il ait laissé inachevé son _Traité de +l'Horlogerie_, dans lequel toutes ses découvertes devaient être +consignées et qui eût renfermé, en particulier, beaucoup de faits +intéressants sur la transmission du mouvement par les corps qui restent +eux-mêmes en repos. + +[38] _Encyclopédie des gens du monde._ + + + + +LA BRUYÈRE. (JEAN DE) + + +On n'a sur La Bruyère aucuns détails biographiques; «On ne connaît rien +de sa famille, dit Suard l'académicien, et cela est fort indifférent; +mais on aimerait à savoir quel était son caractère, son genre de vie, la +tournure de son esprit, dans la société; et c'est ce qu'on ignore +aussi.» + +D'Olivet, dans son _Histoire de l'Académie_, n'est pas absolument de cet +avis puisqu'il nous dit: «On me l'a dépeint comme un philosophe qui ne +songeait qu'à vivre tranquille avec des amis et des livres; faisant un +bon choix des uns et des autres; ne cherchant ni ne fuyant le plaisir, +toujours disposé à une joie modeste et ingénieux à la faire naître; poli +dans ses manières et sage dans ses discours; craignant toute sorte +d'ambition même celle de montrer de l'esprit.» + +De son côté Boileau nous dit[39], mais à la date du 18 mai 1787, l'année +même de la publication des _Caractères_ et quelque temps auparavant sans +doute: «Maximilien (La Bruyère) m'est venu voir à Auteuil, et m'a lu +quelque chose de son _Théophraste_. C'est un fort honnête homme et à qui +il ne manquerait rien si la nature l'avait fait aussi agréable qu'il a +envie de l'être. Du reste, il a de l'esprit, du savoir et du mérite.» + +L'éloge semble maigre, mais la lecture du livre, dont il ne connaissait +que des fragments, sans doute ouvrit les yeux à Despréaux puisqu'il +devint bientôt un des partisans zélés de La Bruyère et contribua +beaucoup, avec Bossuet et Racine, à le faire entrer à l'Académie où le +moraliste fut reçu six ans après la publication des _Caractères_, +c'est-à-dire en 1693. On a remarqué qu'il fut le premier académicien +qui, dans son discours, ait fait l'éloge des confrères vivants, Bossuet, +La Fontaine et Despréaux. On ne sait plus rien de lui ensuite, si ce +n'est la date de sa mort arrivée en 1696[40]. + +Ce silence des contemporains n'est-il pas des plus étonnants quand il +s'agit d'un homme à qui son livre avait fait sans nul doute bien des +ennemis et dont il semble que les Mémoires du temps auraient dû +particulièrement s'occuper? Il faut que sa vie tout à fait retirée, la +réserve de son caractère, peut-être la crainte aient tenu la curiosité à +distance. + +Mais si La Bruyère est ignoré comme homme, l'écrivain jouit d'une assez +belle notoriété «et le livre des _Caractères_, qui fit beaucoup de bruit +dès sa naissance», n'a rien perdu pour nous de ses mérites, et il compte +au premier rang des livres classiques. Ce n'est pas d'ailleurs le livre +de tout le monde et qu'on puisse goûter à tous les âges. Il exige une +certaine maturité d'esprit et une connaissance du monde qui permette +d'apprécier la sagacité des observations. Je me rappelle que, jeune +homme encore, un volume des _Caractères_ m'étant tombé dans les mains, +tout en appréciant tels ou tels passages, certaines façons de s'exprimer +qui me semblaient vives, ingénieuses, originales, le plus souvent, mon +inexpérience me rendait hésitant; je m'étonnais ayant peine à comprendre +et assez semblable à un homme qui entendrait parler une langue étrangère +dont quelques mots seulement lui seraient familiers. Je pourrais encore +me comparer à celui qui, voyant un portrait peint par un maître, mais +sans connaître l'original, pourrait admirer l'habileté des procédés, le +talent de facture, mais serait inapte à se prononcer quant à la +ressemblance. + +Dans mon ignorance du monde, je jugeais ce La Bruyère un peu bien enclin +à la médisance, et montrant trop l'humanité par les côtés qui ne la font +ni aimer ni estimer. Pour un chrétien sincère tel qu'il paraît avoir été +d'après le chapitre justement vanté des _Esprits forts_, je le trouvais +en général fort peu charitable, très hardi et même téméraire dans +certains de ses jugements soit sur les hommes, soit sur les choses. À +part le chapitre cité plus haut, on dirait que ce moraliste, qui avait +lu l'_Évangile_ et l'_Imitation_, écrit avec la plume de Théophraste ou +Sénèque, une plume dont la pointe est d'or, de diamant même, mais +singulièrement affilée et qui peut faire des blessures mortelles mieux +que le meilleur stylet italien. Encore ne semble-t-il pas que, pareille +à la lance d'Achille, elle sut toujours guérir les blessures qu'elle +aurait pu faire. + +La Bruyère dit excellemment: «Quand une lecture vous élève l'esprit et +qu'elle vous inspire des sentiments nobles et courageux, ne cherchez pas +une autre règle pour juger l'ouvrage, il est bon et fait de main +d'ouvrier.» + +Très bien! mais si je ne craignais de paraître téméraire, j'exprimerais +le doute que telle soit l'impression qui résulte le plus habituellement +de la lecture des _Caractères_ et non pas plutôt une disposition +railleuse, ironique, sarcastique, un sentiment de dédain et de mépris +pour l'humanité. Le tort du moraliste précisément, c'est de s'adresser +trop à l'esprit, à l'intelligence, et, dans son livre il n'y a pas assez +pour le coeur. J'ajouterai qu'en certains endroits, quand il s'agit de +sujets chatouilleux, qui se rencontrent dans l'étude des passions, le +moraliste, en témoignant de sa sagacité comme observateur, ne fait pas +toujours assez preuve de discrétion; dans le chapitre sur _les Femmes_ +entre autres, il est telle phrase qu'on aurait plaisir à effacer, sûr de +l'approbation du sexe, celle-ci par exemple: + +«Il y a peu de femmes si parfaites qu'elles empêchent un mari de se +repentir, du moins une fois le jour, d'avoir une femme, ou de trouver +heureux celui qui n'en a point.» + +La Bruyère, au reste, je le répète, n'est point le livre des jeunes gens +et moins encore des demoiselles. + +Après ces réserves, appréciant les procédés de l'écrivain, je +n'hésiterai pas à dire avec Suard: «Ce n'est pas seulement par la +nouveauté et la variété des mouvements et des tours que le talent de La +Bruyère se fait remarquer; c'est encore par un choix d'expressions, +vives, figurées, pittoresques; c'est surtout par ses heureuses +alliances de mots, ressource féconde des grands écrivains dans une +langue qui ne permet pas, comme presque toutes les autres, de créer ou +de composer des mots, ni d'en transplanter d'un idiome étranger..... En +lisant avec attention les _Caractères_, il me semble qu'on est moins +frappé des pensées que du style; les tournures et les expressions +paraissent avoir quelque chose de plus brillant, de plus fin, de moins +inattendu que le fond des choses mêmes; et c'est moins l'homme de génie +que le grand écrivain que j'admire.» + +Il semble en effet que La Bruyère, pas toujours exempt de recherche, +soit un ouvrier, non, un artiste merveilleusement habile dans l'art de +bien dire et préoccupé surtout du désir de donner tout son relief à la +pensée par l'expression. C'est un artiste, aussi voyons-nous qu'il +excelle dans les portraits; ils abondent dans son livre ou plutôt dans +sa galerie, et touchés avec une largeur de pinceau en même temps qu'une +délicatesse qui font que, tout en conservant, dans une certaine mesure, +quelque air de ressemblance avec le type original et premier, ils ne +sont point de simples copies, mais par des traits ajoutés et empruntés à +divers modèles, nous saisissent par «cet ensemble de vérité idéale et de +vérité de nature qui constituent la perfection des beaux arts.» + +Dirai-je cependant qu'on voudrait chez l'écrivain plus de spontanéité, +plus d'abandon; une phrase qui se détendit parfois et où l'on ne sentît +pas autant le savant et studieux arrangement. On aimerait que La Bruyère +se souvînt un peu davantage du conseil de Régnier: + + Les négligences sont ses plus grands artifices. + +Le livre de La Bruyère est dans toutes les bibliothèques; aussi faut-il +être sobre de citations. Quelques passages suffiront. + +«Il y a dans l'art un point de perfection comme de bonté et de maturité +dans la nature: celui qui le sent et qui l'aime a le goût parfait; celui +qui ne le sent pas et qui aime en deçà et au delà a le goût défectueux. +Il y a donc un bon et un mauvais goût et l'on dispute des goûts avec +fondement. + +«Il y a autant d'invention à s'enrichir par un sot livre qu'il y a de +sottise à l'acheter; c'est ignorer le goût du peuple que de ne pas +hasarder quelquefois de grandes fadaises.» + +«Un beau visage est le plus beau de tous les spectacles; et l'harmonie +la plus douce est la voix de celle que l'on aime.» + +«Être avec les gens qu'on aime, cela suffit: rêver, leur parler, ne leur +parler point, penser à eux, penser à des choses plus indifférentes, mais +auprès d'eux, tout est égal.» + +«Certains poètes sont sujets dans le dramatique à de longues suites de +vers pompeux, qui semblent forts, élevés et remplis de grands +sentiments. Le peuple écoute avidement, les yeux élevés et la bouche +ouverte, croit que cela lui plaît, et à mesure qu'il y comprend moins, +l'admire davantage: il n'a pas le temps de respirer, il a à peine celui +de se récrier et d'applaudir. J'ai cru autrefois, et dans ma première +jeunesse que ces endroits étaient clairs et intelligibles pour les +acteurs, pour le parterre et l'amphithéâtre; que leurs auteurs +s'entendaient eux-mêmes et qu'avec toute l'attention que je donnais à +leur récit, j'avais tort de n'y rien entendre: _je suis détrompé_.» + +À l'appui de cette observation nous citerons une curieuse anecdote +racontée par Fontenelle dans la vie de Corneille. On lit ces quatre vers +dans la 1re scène du IIe acte de la tragédie de: _Tite et Bérénice_: + + Faut-il mourir, madame; et, si proche du terme, + Votre illustre inconstance est-elle encor si ferme + Que les restes d'un feu que j'avais cru si fort + Puissent dans quatre jours se promettre ma mort? + +L'acteur Baron qui, lors de la première représentation, faisait le +personnage de Domitian et qui, en étudiant son rôle, trouvait quelque +obscurité dans ces quatre vers, crut son intelligence en défaut et en +alla demander l'explication à Molière, chez lequel il demeurait. +Molière, après les avoir lus, avoua qu'il ne les entendait pas non plus: +«Mais attendez, dit-il à Baron, M. Corneille doit venir souper avec nous +aujourd'hui, et vous lui direz qu'il vous les explique.» Dès que +Corneille arriva, le jeune Baron alla lui sauter au col comme il faisait +ordinairement parce qu'il l'aimait, et ensuite il le pria de lui +expliquer les vers qui l'embarrassaient: «Je ne les entends pas trop +bien non plus, dit Corneille, mais récitez-les toujours, tel qui ne les +entendra pas les admirera.» + +Une citation encore, mais celle-ci faite dans un sentiment tout autre +que pour les précédentes: «On a dû faire du style ce qu'on a fait de +l'architecture. On a entièrement abandonné l'ordre gothique que _la +barbarie avait introduit pour les palais et pour les temples_; on a +rappelé le dorique, l'ionique et le corinthien; ce qu'on ne voyait plus +que dans les ruines de l'ancienne Rome, devenu moderne, éclate dans nos +portiques et dans nos péristyles. De même, etc.» + +Ce passage, ou plutôt cette diatribe malheureuse contre notre admirable +architecture gothique, et qu'on a plusieurs fois, non sans raison, +reprochée à La Bruyère depuis le retour à de meilleures idées, pèse sur +sa mémoire; il est un bel exemple de la tyrannie des préjugés +contemporains. + +[39] Lettre à Racine. + +[40] Il était né à Dourdan en 1639. Il venait d'acheter une charge de +trésorier de France à Caen, lorsque Bossuet le fit venir à Paris pour +enseigner l'histoire à M. le Duc, (fils du prince de Condé). + + + + +BUGEAUD + + +Dans la _France héroïque_ se trouve une biographie développée du +maréchal Bugeaud, duc d'Isly. Mais depuis cette publication a paru une +très-remarquable étude sur l'illustre guerrier en tête du livre +aujourd'hui si connu du général Trochu et qui a pour titre: _L'Armée +Française_ en 1867, 20e édition. Nous n'avons pu nous refuser au plaisir +de détacher quelques pages au moins de ce beau travail. L'auteur dédie +son livre à Bugeaud en le qualifiant: «mon vénéré maître.» Pourquoi +faut-il que l'élève, amené à passer de la théorie à la pratique ne se +soit pas mieux souvenu des leçons et des exemples de ce maître si prompt +à l'action et que les Arabes, dans leur langue imagée, avaient surnommé: +_El Kébir_, le maître de la fortune! Imaginez Bugeaud gouverneur de +Paris pendant le siége, quelle autre eût été la défense! M. de Moltke ne +serait pas peut-être aujourd'hui si triomphant? Venons aux citations. + +«Si dans l'étude de la carrière du maréchal, dit le général Trochu, on +s'arrête de parti pris, comme l'ont fait longtemps les adversaires +politiques, au sans façon des attitudes, à de certaines faiblesses, à +des contrastes souvent très-heurtés, à des témérités indiscrètes et +hasardées, on juge partialement et on juge mal. Ses débuts dans la vie +et dans le monde, l'ardeur de ses convictions, les excitations de la +lutte expliquaient surabondamment ces écarts du moment où dominaient, à +ne pouvoir s'y méprendre, la bienveillance et la bonhomie. Mais comment +ne pas s'incliner devant la sincérité de son patriotisme, la fermeté de +son incomparable bon sens, l'ampleur de ses vues, la richesse de son +expérience, la simplicité véritablement antique de ses habitudes et de +sa vie?» + +«Le maréchal Bugeaud écrivait et parlait avec une remarquable facilité, +avec une éloquence entraînante, inégale quelquefois, toujours originale, +pittoresque, imagée. Sa parole, quand il haranguait les troupes sous +l'empire d'une grande passion et d'une grande conviction, atteignait à +des hauteurs imprévues. Lequel d'entre nous n'a encore la mémoire et +l'âme remplie de ce discours digne de Tacite par la grandeur des aperçus +et par la sobriété du langage, où il nous annonça, le soir du 13 août, +1844, dans l'Ouerdefou, à la lueur des torches, sa ferme résolution de +livrer bataille le lendemain à Isly. Les soldats saisis d'enthousiasme +bordaient les escarpements des deux rives, et quatre cents officiers, +pressés au fond de l'étroite vallée, acclamaient, palpitants, leur +général dont la haute taille et la voix retentissante dominaient toutes +les tailles et toutes les voix. Quelle grande scène militaire!... Nous +fûmes tous persuadés, entraînés. Nous vîmes se resserrer étroitement +entre notre chef et nous, sous l'influence de cette parole qui prouvait +la victoire, des liens de solidarité et de confiance qui disaient assez +ce que serait la journée du lendemain.» + +On sait que le maréchal avait pris pour devise: _Ense et Aratro_, voici +à quelle occasion: Après le glorieux combat de l'Hôpital-sous-Conflans +(28 juin 1815) où avec dix-sept cents hommes d'infanterie, il battit un +corps autrichien de six mille hommes, «emportant avec lui l'honneur +d'avoir combattu le dernier pour la défense du territoire, il revit les +bois de la Dordogne et ses foyers. C'est alors que commença pour lui +cette seconde carrière où l'attendaient d'autres luttes et d'autres +efforts, où il dut reconquérir par la plus persévérante économie, un +_champ après l'autre_, comme il le disait souvent, le domaine paternel +passé en des mains étrangères. L'agriculture, où il ne tarda pas à +exceller, devint la passion de sa vie et il y apporta les aptitudes, les +vues pratiques, le rare bon sens qu'il avait naguère montré dans les +armées. + +«.... Je ne sais rien de plus caractéristique et de plus attachant que +cette évolution de trente ans dans l'existence du maréchal, qui commence +au camp de Boulogne comme simple soldat, le ramène à travers cent +actions d'éclat dans les champs de la Piconerie, l'y fixe quinze ans, et +le rejette pour le reste de sa vie, dans la lutte politique et dans +l'armée.» + +Après les évènements de 1830, en effet, Bugeaud, rappelé à l'activité +fut envoyé, en même temps par les électeurs à la Chambre des députés. +Plus tard, il partit pour l'Algérie dont il devint par la suite +gouverneur-général, et rendit à la colonie et à la France +d'inappréciables services à la fois général habile et éminent +administrateur. «La persévérance des efforts, l'éclat des moyens, la +grandeur des résultats, forcèrent ses plus ardents contradicteurs à +s'incliner devant l'homme et devant les services rendus. Les récits des +soldats rentrant dans leurs foyers le firent populaire. À un mouvement +particulier des épaules, ils avaient deviné, dans ce général en chef, le +grenadier qui avait autrefois porté comme eux le havre-sac. Son +attentive sollicitude pour leurs besoins, ses ménagements pour leurs +fatigues, sa résolution dans le danger, sa bonhomie, le leur avaient +rendu cher. Ils l'appelaient affectueusement «le père Bugeaud» comme +autrefois les vétérans de Louis XIV appelaient Catinat «le père la +Pensée.» + +Bugeaud était né en 1784, dans la Dordogne; engagé en 1804, dans les +vélites du camp de Boulogne, il était caporal à Austerlitz (2 décembre +1805). Maréchal de France et duc d'Isly, après la bataille de ce nom (14 +août 1844), il mourut en 1849 et couronna sa vie si glorieuse par une +fin admirablement chrétienne. + + + + +CAFFARELLI + + +Il est des noms plus populaires, sans doute, que celui-ci, et cependant +qui fut plus digne de sympathie et d'estime que ce héros dont son +consciencieux historien, de Gérando, disait, en dédiant son livre aux +instituteurs de la jeunesse française: «La mémoire de Caffarelli doit +vous être chère. Personne plus que lui n'honora les fonctions touchantes +auxquelles vous consacrez votre vie; il voulut s'y associer. Vous +trouverez en lui un ami, _vos élèves y trouveront un modèle_. Puissent +nos enfants être nourris dans la méditation de semblables exemples! +Puissent-ils s'accoutumer de bonne heure à répéter avec transport le nom +de nos grands hommes!... Je n'ai pu que tracer la vie de Caffarelli; +c'est à vous qu'il appartient d'en faire l'éloge et d'achever mon +ouvrage; ou plutôt vous aurez fait bien plus que moi. Il devra à votre +zèle la gloire dont il était le plus digne, celle d'avoir fait naître de +nouvelles vertus par l'exemple des siennes. + +«Placé par un heureux concours de circonstances au milieu de tous ceux +qui ont approché Caffarelli, dit plus loin l'écrivain, j'ai entendu ce +concert unanime et touchant de témoignages qui lui sont universellement +rendus; je l'ai entendu peut-être du point le plus favorable et le plus +propice pour en recueillir l'ensemble. Les regrets de l'amitié sont le +plus beau monument que puisse conserver pour nous l'histoire de celui +qui n'est plus; c'est un monument que j'ai consulté; j'y ai trouvé +empreinte l'image de ses vertus... J'espère d'ailleurs que plus cet +essai est étranger à toutes prétentions littéraires, mieux on y +reconnaîtra le seul hommage rendu à la vérité par la droiture. Je n'ai +pas eu d'autre motif, d'autre but que celui de transmettre aux âmes +honnêtes l'émotion salutaire et douce que ces images ont fait passer +dans mon coeur[41].» + +Caffarelli du Falga (Louis-Marie-Joseph-Maximilien), était né à Falga, +dans le Haut-Languedoc (13 février 1756). Élevé à l'école de Sorrèze, il +en sortit pour entrer dans le corps royal du génie dont il devint +bientôt l'un des officiers les plus distingués. Quoique appartenant à +une arme spéciale, «le jeune officier comprenait que les sciences +exactes, lorsqu'elles absorbent seules toute l'attention de l'esprit, +l'épuisent souvent par une habitude trop continuelle de l'analyse et +que, le fixant plus sur des signes que sur des idées, elles arrêtent le +développement des facultés méditatrices; mais associées en lui à un +heureux mélange d'études, plus variées et plus riches de faits, elles +reçurent par ce rapprochement même une utilité nouvelle. Les sciences +morales donnaient le mouvement à ses idées; les sciences mathématiques +les réglèrent. Celles-ci fortifièrent sa raison pendant que celles-là +nourrissaient sa curiosité et exaltaient sa pensée.» + +Très-bien! Voilà des paroles que les jeunes gens ne sauraient trop +méditer. Continuons: + +«Il était remarquable, sans doute, de voir un jeune militaire dans l'âge +des plaisirs, placé sur une scène bruyante et entouré de tant de +séductions, se livrer à des occupations aussi sérieuses. Cependant, +elles ne donnèrent rien de sauvage ou de brusque à son humeur; elles ne +l'enlevèrent point au commerce de ses camarades et de ses amis. Il sut, +au contraire, y répandre tous les charmes qui naissent de l'égalité du +caractère, de l'affabilité et de cet abandon naturel qui obtient la +confiance en la prévenant... Caffarelli s'acquit donc l'affection et +l'estime de tous ses camarades et de ceux-là mêmes dont les habitudes +présentaient plus d'oppositions avec les siennes. Dans ce nombre, il en +trouva aussi qui surent les goûter, les partagèrent et s'unirent à lui +par les plus étroits rapports!» + +Mais le jeune officier fut arraché brusquement à ses chères occupations +par une terrible nouvelle, celle de la maladie de sa mère, la plus +tendre des mères qui, d'après ce qu'on lui écrivait, était à toute +extrémité. Le coeur navré, il accourut pour recueillir son dernier soupir +et lui fermer les yeux, comme il avait fait pour son père quelques +années auparavant. Il avait consolé sa mère mourante non-seulement par +sa présence et ses soins affectueux, mais encore, mais surtout par la +promesse qu'il serait lui, l'aîné, le tuteur, le père de ses frères et +soeurs, au nombre de huit et dont plusieurs étaient fort jeunes encore. +Il tint parole; il fit plus même. En sa qualité d'aîné, les lois lui +assuraient plus de la moitié de l'héritage; il ne voulut point profiter +de cet avantage, et déclara que le patrimoine serait partagé par +portions égales entre tous. Il mit donc tout en commun ou plutôt, comme +on l'a dit, il se réserva pour sa part toutes les privations et toutes +les fatigues... Il pourvut à tous les besoins, et réglant +l'administration du patrimoine, il en accrut la valeur par de sages +améliorations. + +Il avait dû faire, momentanément du moins, à ses devoirs de père de +famille le sacrifice de sa carrière militaire et remettre pour un temps +son épée au fourreau en devenant l'intendant de la fortune commune et +aussi l'instituteur, le professeur des orphelins. Mais, dans son amour +du bien, cette tâche ne lui suffisait pas, d'après ce que nous apprend +l'historien contemporain. «Surpassant encore le célèbre exemple qu'a +donné en Prusse un seigneur bienfaisant (de Rochow), en créant dans ses +terres des établissements réguliers d'instruction, il voulut lui-même +devenir l'instituteur des enfants de son village. Chaque soir, après le +travail des champs, on le vit au milieu d'eux leur donner des leçons de +lecture, d'écriture et d'arithmétique; il s'attachait particulièrement à +leur enseigner la première des sciences, celle du vrai bonheur, en leur +apprenant à aimer la vertu. Ses domestiques avaient part à ses +instructions. Il ne se laissa ni rebuter par les fastidieux détails +qu'elles entraînaient, ni détourner par ses autres affaires ou par ses +propres études. Il associait ses frères à ses touchantes fonctions, il +les faisait jouir des douceurs qu'il leur devait; et sa vie se +partageait ainsi entre l'accomplissement des devoirs modestes et +sublimes qui appartiennent à une bienfaisance éclairée et les sentiments +de la nature.» + +Cependant, le congé de Caffarelli, prolongé à diverses reprises, enfin +expiré, il dut rejoindre sa compagnie à Cherbourg. Bientôt la révolution +éclata, le jeune du Faya se montra sympathique à quelques-unes des idées +nouvelles qui devaient amener, dans sa conviction, la réforme de graves +abus. Mais, d'ailleurs, il sut toujours se défendre de l'exagération et +témoigna hautement en toute occasion de son horreur pour les violences +et les excès, fût-ce même au péril de sa vie; en voici la preuve: + +Lors du décret rendu par l'Assemblée législative, le 10 août, et qui +prononçait la déchéance du Roi, Caffarelli se trouvait, en qualité +d'adjoint à l'état-major, à l'armée du Rhin, que commandait Biron. «Il +opposa seul aux commissaires une résistance énergique et motivée,» +protestant contre le décret qu'il déclarait injuste et +inconstitutionnel. Il ajoutait que, quant à lui, jamais il ne +pactiserait avec les factieux et les anarchistes. Destitué pour cet acte +courageux par les commissaires, il s'enrôla comme simple soldat dans une +compagnie de grenadiers; exclu par suite d'un décret de l'Assemblée +ordonnant à tous les officiers suspendus de s'éloigner de la frontière, +il revint à Paris. À peine arrivé, il se vit emprisonné; mais, comme par +miracle, oublié dans la prison, et non traduit devant le tribunal +révolutionnaire, il recouvra sa liberté après une détention de quatorze +mois.--Employé quelque temps dans les bureaux du comité militaire, il +obtint de retourner à l'armée du Rhin, commandée maintenant par Kléber +qui, plus d'une fois, eut occasion de l'apprécier, mais surtout en +septembre 1793, au passage du fleuve, près de Dusseldorf. Peu de temps +après, Caffarelli fit preuve du même sang-froid intrépide sous les yeux +d'un autre non moins bon juge, l'héroïque Marceau. Lors du passage de la +Nahe, près de Creutznach, Caffarelli commandait une manoeuvre, quand un +boulet de canon lui brisa la jambe gauche; l'amputation reconnue +nécessaire, le blessé la subit avec une fermeté stoïque et vit, sans un +soupir, emporter la pauvre jambe mutilée que devait remplacer une jambe +de bois. À peine l'opération terminée, «il demanda du papier, et, de sa +main propre, écrivit au général Marceau une lettre détaillée sur les +moyens qu'il jugeait les plus propres à contenir l'ennemi. Son héroïsme +obtint la récompense la plus digne de lui; son conseil fut suivi et le +détachement fut sauvé.» + +Le vaillant soldat guéri, malgré l'embarras de la jambe de bois, n'en +continua pas moins le service d'activité. Lors de l'expédition d'Égypte, +choisi tout d'abord par Bonaparte comme un des officiers les plus +capables, il fut chargé de la direction en chef du génie. En outre de ce +qui concernait ces fonctions, il chercha, dit un biographe, à s'assurer +tous les moyens de transporter les éléments de notre industrie dans la +colonie nouvelle, soit pour satisfaire aux besoins de l'armée, soit pour +accélérer cette civilisation des peuples orientaux qui était, dans cette +expédition, sa pensée dominante. + +Durant toute cette campagne laborieuse autant que pleine de périls, il +donna l'exemple du courage, de l'abnégation, du dévouement héroïque; et +cependant, au dire de quelques historiens (entre lesquels il ne faut +point compter Gérando), Caffarelli n'était pas populaire dans l'armée +parce qu'on l'accusait d'être l'un des auteurs de l'expédition. Les +soldats soulageaient leur mauvaise humeur par une plaisanterie +d'ailleurs assez innocente, murmurant, lorsqu'ils voyaient passer le +général traînant sa jambe de bois: «Celui-là se moque bien de ce qui +arrivera, il est toujours sûr d'avoir un pied en France.» + +D'un autre côté, Caffarelli était l'objet d'une haine particulière de la +part des indigènes qui, le voyant diriger tous les travaux, le +regardaient comme un personnage des plus influents. Lors de la révolte +du Caire, il courut risque de la vie; sa maison fut mise au pillage, et +l'on y brisa tous les instruments de mathématiques et d'astronomie +apportés d'Europe à grands frais. Le lendemain, les amis de Caffarelli +lui témoignant leurs regrets de la perte irréparable pour lui de ces +trésors et des précieux matériaux qu'il avait réunis déjà, il répondit +simplement: L'armée et l'Égypte ont été sauvées! + +Caffarelli, comme Kléber, ne devait pas revoir la France. Au siége de +Saint-Jean-d'Acre, il se trouvait, pour son service, dans un poste des +plus périlleux. Renversé de son cheval et foulé aux pieds à plusieurs +reprises, toujours il se relevait, obstiné à commander, lorsqu'une balle +lui fracassa le coude. L'amputation, cette fois encore, fut jugée +nécessaire; elle semblait avoir réussi; mais le chagrin que le blessé +ressentit de la mort d'un officier, son ami, comme lui transporté à +l'ambulance, provoqua une réaction fatale que toute la science des +médecins fut impuissante à conjurer, et Caffarelli succomba le 27 avril +1799. Dans l'ordre du jour du lendemain on lisait: «Il emporte au +tombeau les regrets universels; l'armée perd en lui un de ses chefs les +plus braves, l'Égypte un de ses législateurs, la France un de ses +meilleurs citoyens, les sciences un homme qui y remplissait un rôle +célèbre.» + +Ce témoignage, à la vérité officiel, prouve que le général était mieux +apprécié par les soldats qu'on a pu le penser d'après les paroles +rapportées plus haut. Mais voici qui le prouve mieux encore: le désir de +reconnaître par lui-même un des points les plus importants de la +géographie de l'Orient, avait engagé Bonaparte à se rendre à Suez (4 +nivôse an VII), avec Monge, Berthollet, Costal et du Falga Caffarelli. +On avait traversé la mer Rouge, près de Suez, à un gué praticable +seulement pendant la marée basse. Au retour, la marée commençant à +monter, on dut prendre un autre chemin en s'éloignant du rivage. Mais +par une erreur du guide, on s'égara au milieu de marais profonds, entre +lesquels donnait passage seulement un sentier fort étroit. Plusieurs des +chevaux trébuchèrent et s'enfoncèrent dans la bourbe, d'où il fut +impossible de les retirer. Il en fut ainsi de celui que montait +Caffarelli qui, à cause de sa jambe, n'ayant pu descendre à temps, +courait le plus grand danger. Deux guides (soldats) du général en chef, +l'aperçoivent et s'efforcent d'arriver jusqu'à lui. + +«Mes amis, leur crie Caffarelli, il n'y a aucun moyen de se dégager +d'ici, éloignez-vous et n'enlevez pas trois hommes à la patrie lorsque +vous pouvez en sauver deux.» + +Ces généreuses paroles, au lieu de décourager les braves soldats, ne +font qu'exalter leur dévouement. Ils continuent intrépidement d'avancer, +et par des efforts presque surhumains, parviennent à sauver la vie au +général, cette vie qui promettait encore de si grandes choses; mais qui, +pour le malheur de la France, devait bientôt toucher à son terme. + +La _Vie_ ou l'éloge de Caffarelli par de Gérando, le document le plus +important comme le plus sûr de tous ceux que nous avons pu consulter, +fut lue deux années seulement après la mort du général, devant la +seconde classe de l'Institut national (12 messidor an IX). Là, comme +ailleurs, régnaient encore les préjugés dominant à la fin du siècle +précédent, et qui avaient amené tant de catastrophes. Aussi l'historien, +qui devait être moraliste chrétien si distingué, se montra-t-il fort +discret relativement aux convictions religieuses de son héros. Mais le +peu qu'il en dit suffit pour relever encore Caffarelli à nos yeux, parce +que ce passage, explicite déjà dans sa brièveté, nous permet de penser +davantage: + +«Une personne avait fixé son coeur, mais ne répondit point à ses +espérances. Dès ce jour, il renonça à l'hymen et chercha sa consolation +dans les soins qu'il prit de sa famille. Mais vivant dans le célibat, il +y conserva des moeurs pures. + +«... L'absolu scepticisme répugnait à son coeur. Il aimait à rapporter +l'ensemble des phénomènes de l'univers à l'influence d'une cause +bienfaisante et sage, dans laquelle il trouvait réalisées ces idées du +meilleur absolu qui étaient le terme ordinaire de sa pensée et sous la +protection de laquelle il plaçait les destinées de la vertu. Il aimait à +étendre au delà des confins étroits de la vie la carrière de ses +espérances. Son âme avait, si l'on peut s'exprimer ainsi, un besoin +immense de l'avenir. Le trait dominant de son caractère était un désir +ardent du bonheur des hommes, une sorte de générosité impatiente qui +allait au devant de tout ce qui était bon et utile, et ne pouvait jamais +se satisfaire.» + +Pour un tel homme, malgré le malheur des temps, l'Évangile ne dut pas +être toujours un livre fermé, et l'on peut croire assurément que sur son +lit de douleur, à l'heure suprême, le héros tournait ses regards vers le +ciel pendant que la prière du chrétien s'échappait de ses lèvres. + +[41] De Gérando. _Vie de Caffarelli_; in-8º, 1801. + + + + +DE LA CHAISE + + +Cette rue s'appela d'abord chemin de la _Maladrerie_, puis rue des +_Teigneux_, noms qui lui furent donnés à cause d'un hôpital s'élevant +sur l'emplacement occupé ensuite par l'hospice des _Petits Ménages_, +monument, non, bâtiment qui lui-même va disparaître, car les +démolisseurs sont à l'oeuvre et paraissent pressés d'en finir. + +On n'aura point à le regretter, si surtout à la place de ce vaste mais +peu gracieux édifice, ayant un peu l'extérieur d'une prison, nous voyons +s'épanouir le beau square que promet l'ancien jardin de l'établissement. +De la rue on apercevait à travers la grille deux ou trois allées +d'arbres magnifiques, et l'on n'eût pas demandé mieux parfois que de se +reposer sous leur ombrage[42]. + +Comment et à quelle époque la rue, dite des Teigneux, prit-elle le nom +de la _Chaise_? Nous l'ignorons. Ce dernier nom lui vient-il d'une +enseigne ainsi qu'un historien l'affirme, ou du célèbre Jésuite qui fut +pendant tant d'années le confesseur de Louis XIV? Cette version me +paraît préférable, d'abord comme la plus naturelle; puis parce qu'elle +rappelle le souvenir d'un homme qui, dans le poste le plus difficile +qui fut jamais, fit preuve d'un mérite peu ordinaire, soit que la +prudence chrétienne, ce que nous inclinons à croire, ait dicté sa +conduite; soit, comme l'ont prétendu ses ennemis, qu'elle fut le +résultat des calculs de la politique et d'une merveilleuse habileté. + +François d'Aix de la Chaise, petit neveu du père Cotton, confesseur de +Henri IV, né au château d'Aix, le 25 août 1624, était fils de Georges +d'Aix, seigneur de la Chaise, et de Renée de Rochefort. Sa rhétorique +terminée au collège de Roanne, il entra comme novice chez les Jésuites. +Après deux années de préparation, chargé tour à tour du cours +d'humanités et du cours de philosophie, il professa avec éclat, à ce +point que ses leçons furent imprimées en 1661, sous ce titre: _Abrégé de +mon cours de philosophie_[43]. Nommé supérieur de la province de Lyon, +il fut, sans doute par le conseil de l'Archevêque de cette ville, +Villeroi, frère du maréchal, choisi comme confesseur du roi Louis XIV, +en remplacement du père Terrier, qui venait de mourir. + +«Jusque-là, dit un biographe, le Père La Chaise avait vécu à plus de +cent lieues de la cour. Il y parut au commencement de 1675 et s'y montra +simple et aisé dans ses manières, poli et prévenant sans affectation. +Tous les suffrages se réunirent bientôt en sa faveur.» + +Cette unanimité dans la bienveillance ne devait pas être de longue +durée; car, jeté au milieu de toutes les intrigues de la cour comme des +complications et des difficultés suscitées tour à tour et presque coup +sur coup par les passions du roi, l'affaire du jansénisme, celle du +quiétisme, la révocation de l'édit de Nantes, la déclaration de 1682, +etc: «Quelque avis qu'il embrassât, dit le biographe déjà cité, il se +faisait des ennemis et il lui arriva plus d'une fois de déplaire +également aux partis opposés.» + +Le biographe exagère et le bon Père ne tint pas autant qu'il l'affirme +la balance égale entre les opinions, à moins qu'elles ne fussent +indifférentes au point de vue de la conscience. Mais ce qui doit surtout +lui mériter nos éloges, c'est que, chargé, par suite de sa position, de +la feuille des bénéfices, il s'attachait à ne faire que de bons choix. +Il donna aux missions une grande impulsion. Les jansénistes, dont +l'hostilité l'honore, l'accusaient de favoriser les passions du roi; le +fait est qu'il travailla avec persévérance à ruiner l'influence de Mme +de Montespan et qu'il y parvint. Après la mort de la reine, il crut sage +de conseiller et de bénir le mariage du roi avec Mme de Maintenon, +qui, dit-on, ne lui pardonna pas de s'être opposé à la publicité de +cette union restée morganatique; il semblait difficile que la veuve de +Scarron fût déclarée officiellement reine de France. + +Dans sa lettre au cardinal de Noailles (8 octobre 1708), Mme de +Maintenon pourtant rendait au père La Chaise cette justice: «Qu'il avait +osé _louer_, en présence du roi, _la générosité et le désintéressement +de Fénelon_.» + +Il ne craignait pas d'ailleurs de dire la vérité au roi et même assez +rudement parfois, d'après ce que racontait Louis XIV lui-même, après la +mort du père La Chaise: «Je lui disais quelquefois: «_Vous êtes trop +doux!_--Ce n'est pas moi qui suis trop doux, répondait-il, _c'est vous, +sire, qui êtes trop dur_.» + +Le roi cependant ne voulut jamais consentir à ce qu'il prît sa retraite +bien que, devenu plus qu'octogénaire, le père La Chaise la demandât; +mais y mit-il assez d'insistance? «Il lui fallut porter le fardeau +jusqu'au bout. La décrépitude et les infirmités ne purent l'en délivrer. +Sa mémoire s'était éteinte, son jugement affaibli, ses connaissances +brouillées, et Louis XIV se faisait apporter ce cadavre pour dépêcher +avec lui les affaires accoutumées.» + +Ainsi s'exprime Saint-Simon, si peu favorable aux Jésuites. Plus loin il +ajoute: «Désintéressé en tout genre quoique fort attaché à sa famille; +facile à revenir quand il avait été trompé, et ardent à réparer le mal +que son erreur lui avait fait faire; d'ailleurs judicieux et +précautionné, il ne fit jamais de mal qu'à son corps défendant. Les +ennemis même des Jésuites furent forcés de lui rendre justice et +d'avouer que c'était un homme de bien, honnêtement né et très-digne de +remplir sa place.» + +Sa conduite, à l'égard de ses nombreux ennemis, en est la meilleure +preuve: «Libelles, couplets satiriques, histoires scandaleuses, dit M. +de Chantelauze, ne cessèrent de l'assaillir de toutes parts durant tout +le cours de son ministère. Bien qu'il eût en main un pouvoir qui dût +inspirer de sérieuses craintes à ses ennemis, il ne se vengea de leurs +calomnies en toute occasion que par le silence. Plusieurs puissantes +cabales s'élevèrent sourdement contre lui pour le supplanter: il eut +l'habileté de les découvrir à temps et de les déjouer sans en tirer +vengeance et sans faire le moindre éclat.» + +Le chancelier d'Aguesseau, un contemporain du père La Chaise et +très-prévenu contre les Jésuites, dit aussi de lui: «Le père La Chaise +était un _bon gentilhomme_, qui aimait à vivre en paix et à y laisser +vivre les autres; capable d'amitié, de reconnaissance, et bienfaisant.» + +Ce _bon gentilhomme_, comme dit assez singulièrement le célèbre +magistrat, était brave à l'occasion, témoin ce passage d'une lettre de +Boileau à Racine, datée de Mons, à l'époque du siége: «J'ai oublié de +vous dire que, pendant que j'étais sur le mont Pagnotte, à regarder +l'attaque, le R. P. de La Chaise était dans la tranchée et même tout +près de l'attaque pour la voir plus distinctement. J'en parlais hier à +son frère (capitaine des gardes) qui me dit tout naturellement: _Il se +fera tuer un de ces jours_. Ne dites rien de cela à personne, car on +croirait la chose inventée, et elle est très-vraie et très-sérieuse.» + +Le P. La Chaise mourut à Paris, le 20 janvier 1709, à l'âge de +quatre-vingt-cinq ans. Il était membre de l'Académie des Inscriptions et +Belles-Lettres, et se montrait fort assidu aux séances. + +Les Jésuites avaient acheté, en 1626, non loin de Paris, une maison de +campagne appelée la Folie-Regnault, qu'ils nommèrent plus tard le +_Mont-Louis_, en l'honneur du roi. Cette résidence que Louis XIV fit +embellir et agrandir, par considération pour son confesseur, devint une +villa fort agréable, comme on dirait aujourd'hui, où volontiers le père +La Chaise aimait à venir se reposer et se distraire en compagnie de ses +confrères. Aussi lorsque sous l'Empire, ce terrain fut converti en +cimetière, le funèbre enclos prit le nom de _La Chaise_. Quand on songe +qu'en soixante années au plus, le cimetière de l'Est, continuellement +agrandi, est devenu l'immense nécropole que nous voyons, on ne peut +s'empêcher de dire avec le refrain de la ballade allemande: _Les morts +vont vite_. + +[42] Ces arbres, à l'exception de trois ou quatre, ont été abattus l'an +dernier, pendant le siége. + +[43] 2 petits vol. in-folio, à Lyon. + + + + +CHARLEMAGNE + + +Nous ne saurions raconter ici la vie du grand Empereur, si célèbre dans +les chroniques et les épopées du moyen-âge, d'autant plus que nous +l'avons fait ailleurs assez longuement[44] et que nous n'aimons point à +nous répéter. Sauf quelques exceptions d'ailleurs, les récits de guerre +n'entrent point dans notre nouveau cadre. + +Mais nous trouvons, dans le vieux chroniqueur presque contemporain, +connu sous le nom de moine de Saint Gal, un très-curieux épisode et qui +nous semble avoir le mérite d'être parfaitement de circonstance avec la +folie des moeurs actuelles. Nous reproduisons donc, tout au long, en le +traduisant du latin, ce récit original et si fort empreint de ce qu'on +appelle la couleur locale. + +Un certain jour de fête, après la célébration de la messe, l'Empereur +dit aux siens: + +«Ne nous laissons point engourdir dans un repos qui nous mènerait à la +paresse; allons chasser jusqu'à ce que nous ayons pris quelque +venaison.» + +La journée cependant était pluvieuse et froide, Charles portait comme à +l'ordinaire un vêtement de peau de brebis de peu de valeur. Arrivant de +Pavie, dont les marchands vénitiens avaient fait comme l'entrepôt du +commerce de l'Orient, les grands au contraire étaient parés, ainsi +qu'aux jours de fête, d'habits magnifiques en étoffes légères et +moelleuses, ornées de plumes d'oiseaux de Phénicie et de plumes de paon, +d'autres fois enrichies ou surchargées de fourrures, de pourpre de Tyr, +et même de franges faites d'écorces de cèdre. L'Empereur ayant donné +immédiatement le signal du départ, tous durent se mettre en chasse dans +ce costume, et galoper tout le jour à travers les fourrés, les buissons +et les ronces où les brillantes mais peu solides étoffes laissèrent +maints lambeaux; elles furent en outre transpercées par la pluie, +tachées par la boue comme par le sang des bêtes fauves tuées pendant la +chasse. Puis au retour, comme les courtisans, tout honteux de leurs +habits déchirés et flétris, grelottant aussi par le froid, se hâtaient +de descendre de cheval pour courir changer de vêtements, l'Empereur, qui +voulait que la leçon fût complète, dit d'un ton bref: + +«Inutile de changer d'habits avant l'heure du coucher; ceux-ci sècheront +mieux sur nous.» + +Alors chacun, plus soucieux de son corps que de sa parure, s'empresse +pour trouver un foyer où se réchauffer. Mais la chaleur du feu acheva de +détériorer les minces étoffes et les légères fourrures qui, toutes +grippées et plissées, se collaient sur les membres et le soir achevèrent +de se gâter quand il fallut les retirer. Cependant l'Empereur avait +donné l'ordre que tous, le lendemain, se présentassent devant lui avec +le costume de la veille. On pense ce qu'il était. Il fallut obéir +pourtant, mais non sans grande honte pour les illustres personnages, si +fiers naguère de leurs vêtements superbes et chèrement payés qui +maintenant, insuffisants à les couvrir, ressemblaient avec leurs trous +et leurs taches aux haillons du pauvre. Charles alors, souriant non sans +quelque malice, dit à l'un des serviteurs de sa chambre: + +«Frotte un peu notre habit dans tes mains et apporte-nous-le.» + +Le serviteur fit ce qui lui était ordonné. L'Empereur aussitôt, prenant +de ses mains et montrant le vêtement redevenu parfaitement propre et où +l'on ne remarquait ni tache, ni déchirure, s'écria: + +«Ô les plus fous des hommes! Quel est maintenant le plus précieux et le +plus utile de nos habits? Est-ce le mien que je n'ai acheté qu'un sou ou +les vôtres si peu solides et qui vous ont coûté tant de livres pesant +d'argent?» + +Les courtisans, interdits et silencieux, baissaient la tête et la +rougeur de leurs visages attestait leur confusion. + +[44] _France héroïque_, t. Ier. + + + + +CHATEAUBRIAND + +I + + +«On n'est plus assez juste pour Chateaubriand tant vanté naguère!» +écrivait un jour avec toute raison notre excellent confrère et ami Léon +Gautier. Le temps est loin, hélas! où un poète républicain adressait à +l'auteur du _Génie du Christianisme_ cette épître qui n'est pas +assurément l'une des pièces les moins remarquables de la _Némesis_: + + .... Aussi quand tu parus dans ton vol triomphant, + Fils du Nord, le Midi t'adopta pour enfant. + Oh! Dieu t'avait créé pour les sublimes sphères, + Où meurt le bruit lointain des mondaines affaires; + Il te mit dans les airs où ton vol s'abîma + Comme le grand condor que vénère Lima: + Oiseau géant, il fuit notre terre profane, + Dans l'océan de l'air il se maintient en panne; + Là, du lourd quadrupède il contemple l'abri, + L'aigle qui passe en bas lui semble un colibri, + Et noyé dans l'azur comme une tache ronde, + On dirait qu'immobile il voit tourner le monde. + C'était là ton domaine alors, que revenant + Des huttes du Sachem sur le vieux continent, + Tu t'élevas si haut d'un seul bond que l'Empire + Un instant s'arrêta pour écouter ta lyre. + Le monde des beaux-arts à peine renaissant + Se débattait encore dans son limon de sang; + Ce chaos attendait ta parole future; + Tu dis le _fiat lux_ de la littérature. + +Quelques années après, un illustre orateur, du haut de la chaire de +Notre-Dame, adressait au même poète un hommage plus solennel encore +quoique en moins de paroles: «... Et tant d'autres que je ne veux pas +nommer, pour ne pas approcher trop près des grands noms de l'époque; +car, si j'en approchais, pourrais-je m'empêcher de saluer cet illustre +vétéran, ce prince de la littérature française et chrétienne, sur qui la +postérité semble avoir passé déjà tant on respire dans sa gloire le +parfum et la paix de l'antiquité.» + +Ce langage dans la bouche de Lacordaire étonnerait sans doute +aujourd'hui que, provoquée surtout par les _Mémoires d'Outre tombe_, la +réaction s'accentue si énergiquement et ne reste pas toujours dans la +juste mesure. Du grand écrivain si l'on ne se tait pas, on parle presque +avec le ton du dédain, et cela de jeunes Messieurs tout fiers d'écrire, +au courant de la plume et sans râture dans le journal en vogue, la +chronique quotidienne et qui croient bien dans le for intérieur que feu +Chateaubriand ne leur va pas à la cheville. Le chantre des _Martyrs_! +bath, un phraseur et qui avait l'ingénuité de croire que les écrits, +dignes de ce nom, ne s'improvisent pas, que: + + La méditation du génie est la soeur; + +que les grandes pensées ne sauraient se passer de la nouveauté et de la +splendeur de la forme. Quoique on prétende aujourd'hui, Chateaubriand +n'est pas le premier venu dans la république des lettres et il a laissé +bon nombre de pages qui sont des plus belles de notre langue et que ne +doit pas dédaigner la postérité. Dans le _Génie du Christianisme_ en +particulier, si l'auteur avec un grand appareil scientifique, se montre +parfois médiocre docteur, faible théologien, polémiste arriéré; si, +comme critique littéraire, il laisse à désirer par exemple lorsqu'il +s'emporte à des louanges tellement hyperboliques pour B. Pascal dont +«les Pensées tiennent plus du Dieu que de l'homme;» il n'est que juste +de reconnaître que beaucoup de chapitres, tout le livre en particulier +relatif à l'histoire naturelle, _Instinct des Oiseaux_, _Migrations des +Oiseaux_, _des Plantes_ etc., n'ont rien perdu de leur fraîcheur et de +leur éclat. Il y a là un souffle puissant, un parfum de grâce et de +poésie dont l'âme se sent doucement pénétrée comme d'une rosée céleste. +Il en est de même de bien des pages qu'un chrétien seul pouvait écrire +et dans lesquelles vibre l'accent de la conviction, le chapitre sur +l'_Extrême-Onction_ entre autres, ceux relatifs aux _Missions_, etc. +Sans doute on peut reprocher parfois à l'auteur dans son meilleur +langage un peu trop d'alliage et le mélange de locutions profanes; mais +qui sait si ce n'était point une nécessité de l'époque et si, pour être +compris de son siècle, il ne fallait pas ce style parfois un peu bariolé +et qui s'efforce le plus possible de dérober aux regards ce que Bossuet +appelle éloquemment «la face hideuse de l'Évangile?» + +Pour juger sainement du livre et tenir compte à l'auteur de tout le bien +qu'il a produit, il faut se rappeler dans quelles circonstances il parut +et quel était l'état général des esprits au lendemain du XVIIIe siècle +et de la Révolution. Voici à ce sujet et comme indication sûre, d'après +un témoin oculaire, ce qui se passait en 1797 ou 1798 dans l'atelier du +peintre David: + +«Il arriva qu'un des élèves, en racontant une histoire bouffonne, y mêla +à plusieurs reprises le nom de Jésus-Christ. La première fois, Maurice +ne dit rien, seulement sa physionomie devint sévère; mais lorsque le +conteur eut répété de nouveau le nom sacré, alors les yeux du chef de la +secte des penseurs s'enflammèrent, et Maurice fit taire le mauvais +plaisant en lui imposant impérieusement silence. L'étonnement des élèves +parut grand; mais il ne fut exprimé que sur la physionomie de chacun qui +resta muet. Maurice était sujet à des colères très-vives, mais qui +duraient peu; il avait d'ailleurs du tact, et en cette occasion, il +sentit la nécessité de justifier par quelques paroles la hardiesse de la +sortie qu'il venait de faire: + +«--Belle invention vraiment, dit-il en continuant de peindre, que de +prendre Jésus-Christ pour sujet de plaisanterie! Vous n'avez donc jamais +lu l'_Évangile_ tous tant que vous êtes? L'_Évangile_! c'est plus beau +qu'Homère, qu'Ossian! Jésus-Christ au milieu des blés, se détachant sur +un ciel bleu! Jésus-Christ disant: «_Laissez venir à moi les petits +enfants!_» Cherchez donc des sujets de tableaux plus grands, plus +sublimes que ceux-là! Imbécile, ajouta-t-il en s'adressant avec un ton +de supériorité amicale à son camarade qui avait plaisanté, achète donc +l'_Évangile_ et lis-le avant de parler de Jésus-Christ.» + +«Il faut le répéter, de telles paroles, dites à cette époque et dans un +lieu tout à fait public, eussent certainement excité de la rumeur et pu +compromettre la sûreté du harangueur. Tous les élèves le sentirent bien; +car lorsque Maurice eut cessé de parler, il y eut un intervalle de +silence assez long pendant lequel tout le monde se consulta du regard +pour savoir comment on prendrait la chose. + +«Le brave Moriès trancha la difficulté: «_C'est bien cela, Maurice!_» +dit-il d'une voix ferme; et à peine ces mots eurent-ils été prononcés +que tous les élèves crièrent à plusieurs reprises: _Vive Maurice_! + +«On aurait tort de croire cependant que, dans le sentiment généreux que +fit éclater cette jeunesse, il entrât des idées de piété. À l'atelier de +David, comme par toute la France alors, on était et l'on affectait +surtout d'être très-indévot.» + +C'est à ce moment là même ou bientôt après, que parut le livre de +Chateaubriand et l'on sait avec quel immense succès. Il fallait pour +cela qu'il parlât au siècle une langue que celui-ci pût tout d'abord +comprendre, qui lui fût sympathique bien loin de l'effaroucher, ce qui +n'empêche pas que cette langue riche, imagée, colorée, brillantée, mais +parfois trop humaine, n'ait fréquemment aussi la vraie note chrétienne, +capable de faire sur le lecteur une heureuse impression, plus sans doute +qu'on ne veut l'admettre aujourd'hui. Il nous semble que le livre, +débarrassé du fatras scientifique et soi-disant théologique, et allégé +par quelques autres retranchements, pourrait être grandement utile +encore. Dans nul autre peut-être de ses ouvrages, Chateaubriand ne fut +mieux inspiré, moins obsédé de préoccupations étrangères ou +personnelles, et l'on sent à l'énergie de son accent, à la vivacité de +sa foi, qu'il était dans toute la ferveur du néophyte et sous le coup +encore du douloureux événement qui l'avait frappé comme un coup de +foudre en déterminant sa conversion ainsi que lui-même l'a proclamé dans +une page éloquente: + +«Ma mère, dit-il, après avoir été jetée à soixante-douze ans dans les +cachots où elle vit périr une partie de ses enfants, expira sur un +grabat où ses malheurs l'avait reléguée. Le souvenir de mes égarements +répandit sur ses derniers jours une grande amertume. Elle chargea, en +mourant, une de mes soeurs de me rappeler à cette religion dans laquelle +j'avais été élevé. Ma soeur me manda les derniers voeux de ma mère; quand +la lettre me parvint au delà des mers, ma soeur elle-même n'existait +plus; elle était morte aussi des suites de son emprisonnement. Ces deux +voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d'interprète à la mort, +m'ont frappé; je suis devenu chrétien; je n'ai point cédé, j'en +conviens, à de grandes lumières surnaturelles; ma conviction est sortie +de mon coeur; j'ai pleuré et j'ai cru.» + +L'_Itinéraire de Paris à Jérusalem_ est un livre des plus remarquables +et dans lequel on sent la conviction comme aussi sans doute dans les +_Martyrs_ encore que Chateaubriand, dominé par ses souvenirs ou ses +préjugés classiques, ait fort enguirlandé, enjolivé, poétisé le +paganisme de la décadence qui fait trop belle figure en vérité à côté du +christianisme de l'âge d'or ou de l'âge héroïque. Puis dans tel +chapître, l'épisode de Velléda par exemple, le langage des passions +terrestres, des passions coupables, fait explosion avec trop de +violence et ce n'est pas à tort que Feller a dit: Un reproche assez +grave a été fait à Chateaubriand; dans le tableau qu'il fait des +passions, ses peintures sont si voluptueuses qu'elles ne peuvent être +mises sans danger sous les yeux de la jeunesse et qu'elles seraient même +capables de troubler l'âge mûr et la vieillesse.» Reproches qui peuvent +et doivent s'adresser à _Réné_, _Atala_, les _Martyrs_, la _Vie de +Rancé_. + +Dans des livres même sérieux pour le fond comme pour la forme, les +_Études et Discours historiques_ par exemple, l'illustre écrivain, qu'on +ne saurait excuser parfois de témérité, quant à ses appréciations des +faits politiques ou religieux, n'est pas toujours assez discret dans ses +peintures ou ses citations, qu'il s'agisse des moeurs des païens ou de +celles de telle période de notre histoire. On ne saurait l'excuser par +exemple de sa complaisance à citer tout au long, à propos du règne de +Henri III, un immonde épisode qu'il copie textuellement dans Brantôme, +(_Les Femmes galantes_). Ces passages risqués et ces témérités de +langage sont d'autant plus regrettables que le livre est en général +écrit de la meilleure plume du maître, qu'il abonde en portraits +étonnants de relief, en tableaux saisissants, en réflexions et +commentaires vraiment éloquents. + + +II + +La politique a beaucoup, et trop même, préoccupé Chateaubriand, par +l'entraînement d'illusions généreuses sans doute, mais il faut bien le +reconnaître aussi, par la passion de la popularité, par le vain désir +de jouer un grand rôle, d'être un personnage important dans l'État: + + Ton âme, insatiable aux choses du moment, + Redemandait toujours un nouvel aliment. + Quand ton char eut touché la borne de l'arène, + Tu voulus réunir dans ta main souveraine + La palme politique et celle des beaux-arts. + +Chateaubriand croyait sans doute, comme il le disait, n'écouter que la +voix du patriotisme quand c'était surtout un sentiment personnel, +égoïste qui lui soufflait ses résolutions et lui dictait plus d'une +fausse démarche. «M. de Villèle, dit Feller, lui obtint le ministère des +affaires étrangères; mais Chateaubriand ne croyait lui devoir aucune +reconnaissance pour tant de bons offices: la domination du premier +ministre lui devenait insupportable, il prit la résolution de le +supplanter, et l'on ne peut s'empêcher de blâmer sa conduite à cette +époque. M. de Villèle lui était sans doute infiniment inférieur comme +écrivain, mais il lui était de beaucoup supérieur comme homme d'état; +pour le renverser, Chateaubriand descendit à des manoeuvres peu dignes de +lui..... Contre son intention sans doute, les coups qu'il avait portés à +M. de Villèle étaient retombés sur le gouvernement et contribuèrent à +décider la chute de la Restauration.» + +Dans la brochure intitulée: _De la Restauration et de la Monarchie +élective_, publiée en 1831, on lit cette phrase entre autres: «Je suis +bourbonnien par honneur, royaliste par raison et conviction, républicain +par goût et par caractère.» L'homme qui parlait et qui agissait ainsi +se croyait de bonne foi un grand homme d'État et s'étonnait et +s'indignait qu'on ne le prît pas au sérieux. + +Il ne semble pas douteux que cette personnalité, si fortement accusée +dans les _Mémoires d'Outre-tombe_, n'ait été le grand malheur et aussi +le tort de Chateaubriand qui eût dû apporter plus de désintéressement +dans l'accomplissement de sa glorieuse tâche et donner à ses nobles +labeurs leur véritable but dans lequel sa propre gloire ne vînt que +comme une préoccupation secondaire, dernière, et non principale, comme +l'affirme un de ses admirateurs, M. Loménie: «Paraître sous un beau jour +devant la postérité, voilà la pensée dominante de toute la vie de +Chateaubriand.... Il n'hésite jamais à _tout sacrifier_, non-seulement +des intérêts ou des ambitions, mais peut-être aussi quelquefois des +convenances et des devoirs du moment, à cette constante préoccupation de +l'avenir.» + +Cela est d'autant plus étrange, d'autant plus inexplicable que, +sincèrement et au plus profond de son coeur, Chateaubriand était chrétien +et d'un christianisme non pas seulement spéculatif et théorique. +Pourtant ce grand esprit, cette sublime intelligence, cette haute +expérience même ne suffirent pas à l'éclairer dans la pratique, à faire +tomber ce fatal bandeau que l'orgueil avait épaissi sur ses yeux à lui +révéler ce qu'il avait proclamé plus d'une fois lui-même comme une +vérité certaine, élémentaire, à savoir que l'humilité, que l'oubli plus +ou moins complet de soi-même est la vertu essentielle du fidèle et que +la religion seule peut et doit nous l'inspirer. Par l'obsession de cet +orgueil étrangement naïf, et ces travers de son esprit, en dépit de son +génie, l'illustre écrivain ne fit ni aux autres ni à lui-même tout le +bien qu'il eût pu, et s'il faut l'avouer même, il fit à eux comme à lui, +plus d'une fois, quelque mal. Comme nous l'avons dit, dans la plupart de +ses ouvrages, il est un certain nombre de passages, de pages même qu'on +s'étonne d'y lire, et que la main d'un chrétien, s'il les avait écrites +dans la fièvre du travail, n'aurait pas dû hésiter, après réflexion, à +effacer. + +Pour lui-même, l'illustre poète, faute d'une règle de conduite assez +ferme, en écoutant trop, ce semble, les entraînements de l'ambition et +d'autres, a vu souvent sa vie troublée par l'inquiétude, empoisonnée par +les cruels déboires, par les déceptions amères, bouleversée même par des +orages. Par les mêmes motifs, et faute sans doute d'avoir fait à la +préoccupation religieuse la plus large part dans sa vie, ses dernières +années furent désolées par cet ennui morne, par ces incurables et, sous +certains rapports, inexcusables tristesses à l'état de phénomène et dont +plusieurs témoins oculaires nous font de si prodigueux récits. Madame de +Bawr dit dans ses _Mémoires et Souvenirs_: + +«Comment donc devînt-il si indifférent à tant de gloire? Hélas! il ne +put supporter la perte de sa jeunesse. Sans qu'il fût atteint d'aucune +infirmité, d'aucune souffrance grave, il était si malheureux de vieillir +que rien ici-bas n'excita plus son intérêt, ne lui apporta plus de joie. +Cette mélancolie de caractère, dont son ardente imagination lui donna +des accès auxquels nous devons _Réné_ et tant d'autres belles pages, +devint une tristesse habituelle. La tête penchée, l'oeil abattu, il +restait immobile et silencieux au milieu de ses amis et de ses +admirateurs sans prendre plus de part à ce qui se disait autour de lui +qu'il n'en prenait aux plus grands évènements du monde. Pensait-il à ses +belles années? Dans ce cas il faut croire que le brillant souvenir de la +jeunesse ajoutait encore à sa peine. Quelles que fussent les idées qui +venaient assombrir son visage, il était douloureux de voir ce beau génie +sous le poids d'un malheur sans remède et de voir s'éteindre le feu +d'une vie de gloire et d'amour dont la flamme ne se ranimait que par +instants.» + +M. Loménie n'est pas moins affirmatif: «Il croyait peu, il est vrai, au +génie de ses contemporains et à la durée de leur gloire, mais il doutait +presque autant de son génie et la crainte d'être enseveli dans le commun +naufrage des réputations de son siècle et de manquer le but de sa vie, +_faisait le tourment secret de ses derniers jours_... Le sentiment +religieux, quoique très vif dans cette âme d'artiste, ne fut jamais +assez fort pour lui faire prendre résolûment en mépris la destinée de +son nom. + +«Tant que la veillesse ne lui fit point trop sentir ses atteintes, il +résista de son mieux aux impulsions de ce caractère malheureux... Mais +plus tard, cette caducité, si odieuse à sa poétique imagination, le fit +s'abandonner tout entier à une profonde et incurable mélancolie. À +mesure que ses facultés faiblissaient, il se repliait sur lui-même et, +ne voulant pas qu'on vît son esprit subir comme son corps la pression +des années, il s'imposait le silence et ne parlait presque plus[45].» + +La biographe ajoute cependant en façon de correctif: «_L'auteur du Génie +du Christianisme_ n'a certainement pas échappé à la grande infirmité de +notre époque. Il a eu sa part, et une assez forte part d'égoïsme et +d'orgueil. Mais ceux qui ont pu l'étudier de près dans sa vieillesse, à +cet âge où les traits de caractère deviennent, comme les traits du +visage, plus accentués et plus saillants, ceux-là savent tout ce qui se +mêlait de noblesse d'âme et de sincère défiance de soi-même à cet +égoïsme et à cet orgueil qu'engendrent les séductions de la gloire.» + +Pour être juste et comme circonstance atténuante, faudrait-il ajouter +que chez le poète cet état douloureux autant que singulier pouvait tenir +à je ne sais quelle disposition physique et maladive, à une lacune dans +l'organisation. L'admirable Joubert, dans cette étonnante lettre du 21 +octobre 1803, où le Chateaubriand, qui sera pour tant d'autres une +énigme incompréhensible, se trouve, nombre d'années à l'avance, si bien +déchiffré, et l'on peut dire, percé à jour, Joubert nous dit en propres +termes: + +«Un fonds d'ennui, qui semble avoir pour réservoir l'espace immense qui +est vacant entre lui-même et ses pensées exige perpétuellement de lui +des distractions qu'aucune occupation, aucune société ne lui fourniront +jamais à son gré et auxquelles aucune fortune ne pourrait suffire, s'il +ne devenait tôt ou tard sage et réglé. Tel est en lui l'homme natif...» + +Citons de cette lettre quelques passages encore non moins instructifs +que curieux: «Il est certain qu'il a blessé dans son ouvrage des +convenances importantes, et que même il s'en soucie fort peu, car il +croit que son talent s'est encore mieux déployé dans ces écarts. + +«Il est certain qu'il aime mieux les erreurs que les vérités dont son +livre est rempli, parce que ces erreurs sont plus siennes, il en est +plus l'auteur. + +«.... Il a, pour ainsi dire, toutes ses facultés en dehors, et ne les +tourne point en dedans. Il ne se parle point, il ne s'écoute guère, il +ne s'interroge jamais, à moins que ce ne soit pour savoir si la partie +inférieure de son âme, je veux dire son goût et son imagination, sont +contents, si sa pensée est arrondie, si ses phrases sont bien sonnantes, +si ses images sont bien peintes, etc., observant peu si tout cela est +bon; c'est le moindre de ses soucis. + +«Il parle aux autres, c'est pour eux seuls et non pas pour lui qu'il +écrit; aussi c'est leur suffrage plus que le sien qu'il ambitionne, et +de là vient que son talent ne le rendra jamais heureux, car le fondement +de la satisfaction qu'il pourrait en recevoir est hors de lui, loin de +lui, varié, mobile, inconnu. + +«Sa vie est autre chose. Il la compose, ou pour mieux dire, il la laisse +s'arranger d'une toute autre manière. _Il n'écrit que pour les autres et +ne vit que pour lui._ Il ne songe point à être approuvé, mais à se +contenter. Il ignore même profondément ce qui est approuvé dans le monde +ou ce qui ne l'est pas. + +«Il n'y a songé de sa vie et ne veut point le savoir. Il y a plus: comme +il ne s'occupe jamais à juger personne, il suppose aussi que personne ne +s'occupe à le juger. Dans cette persuasion, il fait avec une pleine et +entière sécurité ce qui lui passe par la tête, sans s'approuver ni se +blâmer le moins du monde.» + +Cette lettre, qu'on a le regret de ne pouvoir citer en entier, atteste +chez son auteur une sagacité de coup d'oeil qui tient de la divination, +et vient à l'appui, ce semble, des considérations présentées plus haut. +Il n'a manqué à Chateaubriand, pour son propre bonheur et même pour sa +gloire devant la postérité, qu'une pratique plus conforme à sa théorie. + +Quoiqu'il en soit, il résulte de là pour qui sait réfléchir, un grand +enseignement, une leçon formidable et salutaire: c'est que les dons de +l'intelligence pas plus que les richesses matérielles ne sont un présent +gratuit; il faut les recevoir de la main de Dieu, quand ils nous +viennent, avec une profonde gratitude, mais aussi avec tremblement par +la crainte d'en user mal et que l'orgueil ou la vanité ne nous les rende +fatals alors même qu'ils profiteraient aux autres. Si le succès couronne +nos efforts, si la gloire entoure notre nom de son auréole, si nous +devenons célèbres, tâchons de rester modestes, d'être de plus en plus +humbles, en pensant que, par nous-même, nous ne sommes rien, nous ne +pouvons rien, et que cette petite flamme qu'on appelle le génie, un +souffle peut l'éteindre quand il n'a pas dépendu de nous de l'allumer. +Cette fugitive lueur, c'est le feu sacré venu du ciel, mais un mensonge +de la Fable à tort prétendit que Prométhée avait pu dérober aux dieux la +mystérieuse étincelle. Si nous ne pouvons être tout à fait indifférent +aux murmures caressants de la renommée, aux douces joies d'un triomphe +mérité, efforçons-nous d'épurer nos intentions, de travailler, de +lutter, de souffrir pour le vrai bien, pour le vrai beau en vue de la +récompense la plus sublime et des espérances d'une sainte immortalité. + +Chateaubriand (Réné) était né à Saint-Malo en 1768, il mourut à Paris en +1848, au lendemain de la révolution de février, aussi disparut-il de la +scène sans faire plus de bruit que le moindre des littérateurs en temps +ordinaire. Il est enterré, comme on sait, sur un rocher qui s'élève au +milieu des flots, non loin de sa ville natale. Lui-même s'était inquiété +longtemps à l'avance de se préparer une tombe à part et dans un mode qui +ne fût point banal. S'il y eut là encore quelque calcul de la vanité, +celle-ci s'est méprise; car maintenant les pèlerins deviennent rares de +plus en plus sur l'ilot. Ceux qui parfois encore y abordent, ne sont +guère que de pauvres matelots, ignorant le nom de grand homme et qui ne +s'arrêtent pas là d'habitude pour déposer des couronnes, mais pour faire +sécher leurs filets. + +[45] Loménie.--_Biographie des contemporains par un homme de rien._ + + + + +CHAUVEAU-LAGARDE + + +Cet homme éminent, l'une des gloires les plus pures du barreau moderne, +peut et doit être proposé en exemple aux jeunes stagiaires comme aux +avocats en renom; car il réunit toutes les vertus qui rendent cette +profession si admirable quand on l'exerce comme elle devrait toujours +s'exercer. Véritablement éloquent, de «cette éloquence qui est l'âme +même,» comme a dit si bien le père Lacordaire, et dont, en effet, les +inspirations venaient du coeur, Chauveau-Lagarde ne montrait pas pour ses +clients moins de zèle que de désintéressement, et plus d'une fois il +leur ouvrit sa bourse, bien loin d'accepter des honoraires. À ces vertus +il joignait le courage qui ne reculait pas devant l'accomplissement d'un +devoir pour lui sacré, fut-ce au péril de sa vie. + +Né à Chartres, le 21 janvier 1756, Chauveau-Lagarde (Claude-François) +était fils d'un modeste artisan récompensé, ce qui n'arrive pas +toujours, des sacrifices bien lourds qu'il s'était imposés pour son +éducation, par les succès de l'enfant au collége d'abord, puis par ceux +du jeune homme au barreau. Car, avant 89, Chauveau-Lagarde comptait déjà +parmi les avocats distingués au Parlement, et les évènements politiques +vinrent ouvrir à son talent une nouvelle et plus glorieuse carrière, +quand par le triomphe des violents montagnards, jacobins, maratistes, +hébertistes, la Révolution, qui avait éveillé tant d'espérances +cruellement déçues, fut devenue le régime abominable de la Terreur. +Alors que la guillotine, par décret spécial, se dressait en permanence +(moins le couperet, retiré tous les soirs) sur la place dite aujourd'hui +de la Concorde, la profession d'avocat exposait à de grands périls et, +pour les éviter ou les braver, il ne fallait pas moins de courage que +d'habileté. Chauveau-Lagarde eut l'un et l'autre, et souvent il ne +craignit pas de disputer obstinément à Fouquier-Tainville ses victimes. +Plus d'une fois, trop rarement au gré de son désir, il eut le bonheur de +les lui arracher comme il fit du général Miranda, acquitté grâce à +l'éloquente plaidoirie de son défenseur. + +Il fut moins heureux pour d'autres, pour Brissot, pour Charlotte Corday; +mais celle-ci, condamnée à l'avance, pouvait-elle être sauvée «quand, +dit un historien, son héroïsme se glorifiait de ce qu'on lui imputait à +crime.» Aux questions du président, lorsqu'elle comparut devant le +tribunal, elle répondit: «Oui, c'est moi qui ai tué Marat. + +--Qui vous a poussée à ce meurtre? + +--Ses crimes. + +--Quels sont ceux qui vous l'ont conseillé? + +--Moi seule; je l'avais résolu depuis longtemps; j'ai voulu rendre la +paix à mon pays. + +--Croyez-vous donc avoir tué tous les Marat? + +--Hélas! non, reprit-elle. + +Comment défendre une prévenue qui s'accusait ainsi elle-même? +«Chauveau-Lagarde, dit M. Durozoir, sans démentir ni son caractère, ni +l'opinion qu'il s'était formée comme citoyen ou comme homme de +l'assassinat de Marat» (blâmable au point de vue de la stricte morale), +sut remplir noblement sa mission d'humanité. Il prononça en faveur de +l'accusée un court mais émouvant plaidoyer, en s'efforçant, chose à peu +près impossible d'ailleurs, d'appeler l'indulgence des juges sur sa +cliente entraînée, disait-il, comme malgré elle, par le fanatisme et +l'exaltation politique. Mais ici il fut interrompu par Charlotte Corday +qui, dans un langage énergique, rétablit les faits et maintint le +caractère véritable selon elle de son acte accompli, après mûre +réflexion, dans la plénitude de la raison et avec une volonté tranquille +et résolue, par pur dévoûment à la patrie. Du reste, elle se plut à +rendre justice au zèle de son défenseur, et la condamnation prononcée, +elle lui dit: + +«Vous m'avez défendue, Monsieur, d'une manière délicate et généreuse; +c'était la seule qui pût me convenir; je vous en remercie et je veux +vous donner une preuve de mon estime. On vient de m'apprendre que tous +mes biens sont confisqués: je dois quelque chose à la prison, je vous +charge d'acquitter cette dette.» + +Chauveau-Lagarde s'empressa d'accomplir ce pieux devoir, et avant même +que Charlotte quittât la prison pour être conduite à l'échafaud, +toujours calme, toujours forte et courageuse, mais revenue de +quelques-unes de ses illusions d'après ce fragment d'une lettre à +Barbaroux: «Quel triste peuple pour fonder une république! On ne +conçoit pas ici qu'une femme inutile, dont la plus longue vie n'est +bonne à rien, puisse s'immoler de sang-froid à son pays.» La pauvre +jeune _héroïne_ n'eût pas dû ignorer que l'assassinat jamais n'a rien +fondé, et qu'_une vie n'est jamais inutile, n'est jamais trop longue_, +lorsqu'elle est remplie par la pratique des humbles et pieuses vertus et +des obscurs dévoûments qui sont l'honneur de la femme, jeune fille où +mère de famille. + +Quelques mois après l'exécution de Charlotte Corday, Chauveau-Lagarde +fut choisi d'office par le tribunal pour défendre une autre et plus +illustre accusée, l'infortunée Marie-Antoinette. «Quelques personnes, +dit Chauveau-Lagarde lui-même dans sa brochure si intéressante relative +au procès[46], ont vanté le prétendu courage qu'il nous fallut (à M. +Tronçon-Ducoudray et à moi) pour accepter cette tâche à la fois +honorable et pénible: elles se sont trompées. Il n'y a point de vrai +courage sans réflexion. Nous ne songeâmes pas même aux dangers que nous +allions courir. Je partis à l'instant pour la prison, plein du sentiment +d'un devoir si sacré, mêlé de la plus profonde amertume.» + +Puis il reprend avec un accent où le coeur se trahit, où l'on sent cette +vivacité de souvenirs du témoin oculaire ému, attendri: «La chambre où +fut renfermée la Reine était alors divisée en deux parties par un +paravent. À gauche en entrant était un gendarme avec ses armes; à +droite, on voyait dans la partie occupée par la Reine, un lit, une +table, deux chaises. Sa Majesté était vêtue de blanc avec la plus +extrême simplicité. + +«..... En abordant la Reine avec un saint respect, mes genoux +tremblaient sous moi; j'avais les yeux humides de pleurs; je ne pus +cacher le trouble dont mon âme était agitée, et mon embarras fut tel, +que je ne l'eusse éprouvé jamais à ce point si j'avais eu l'honneur +d'être présenté à la Reine et de la voir au milieu de sa cour, assise +sur un trône, environnée de tout l'éclat de sa couronne. + +«Elle me reçut avec une majesté si pleine de douceur, qu'elle ne tarda +pas à me rassurer par la confiance dont je m'aperçus bientôt qu'elle +m'honorait à mesure que je lui parlais et qu'elle m'observait.» De cette +confiance d'ailleurs le défenseur sut se montrer digne. «Je lus avec +elle son acte d'accusation. À la lecture de cette oeuvre d'enfer, mois +seul je fus anéanti. La Reine sans s'émouvoir, me fit des observations,» +insistant sur l'inanité de l'accusation fondée sur cette prétendue +_conspiration contre la France_, d'accord avec les ennemis de +l'extérieur et de l'intérieur. + +Les pièces annexées à l'acte d'accusation pourtant étaient en si grand +nombre, qu'il semblait impossible, dans le peu de temps qui restait, +d'en prendre connaissance. L'avocat obtint, non sans peine, de la Reine +qu'elle fît une demande à la Convention pour qu'il lui fût accordé un +délai rigoureusement nécessaire. La note fut remise à Fouquier-Tainville +qui promit de la communiquer à l'Assemblée; mais il n'en fit rien, on +n'en fit qu'un usage inutile, puisque, le lendemain matin, dès huit +heures, ainsi qu'il avait été annoncé, les débats commencèrent, _ils +durèrent pendant vingt heures consécutives_. + +«Il faut avoir été présent, dit Chauveau-Lagarde, à tous les détails de +ce débat trop fameux pour avoir une juste idée du beau caractère que la +Reine y a développé;» «plus occupée des autres que d'elle-même, comme +l'a écrit M. de Montjoie; elle mit tous ses soins à ne compromettre +aucune des personnes qui lui avaient été attachées.» + +«..... La Reine fut, dans son procès, comme elle l'avait toujours été +durant le cours de sa vie, admirable de bonté. En voici d'ailleurs comme +preuve quelques traits que j'ai recueillis dans ses réponses: + +«On lui reproche d'avoir, avec le Roi, _trompé le peuple_: + +»Elle répond: «Que sans doute le peuple _a été trompé_; qu'il l'a même +été _cruellement_; mais que ce n'est assurément ni par le Roi, ni par +elle qui l'ont toujours _également aimé_. + +»On reprochait à la Reine d'avoir entretenu, avant la Révolution, des +rapports politiques avec le roi de Bohème et de Hongrie (Joseph II). + +»Elle répond: «Qu'elle n'a jamais entretenu avec son frère que des +rapports d'amitié et point de politique; mais que si elle en avait eu de +ce genre, _ils auraient été tous à l'avantage de la France_. + +»On l'accuse d'avoir constamment nourri avec le Roi le projet de +détruire la liberté, en remontant sur le trône, à quelque prix que ce +soit. + +»Elle répond: «Que le Roi et elle n'avaient pas besoin de remonter sur +le trône, puisqu'ils y étaient qu'ils n'avaient, au reste, jamais +désiré rien autre chose que _le bonheur de la France_; et qu'il leur +aurait suffi que la _France fût heureuse_ pour qu'ils le fussent +eux-mêmes.» + +Toutes les autres et si nombreuses questions faites à l'illustre accusée +avaient le même caractère de puérilité odieuse ou d'absurdité ridicule; +et toujours elle sut répondre avec autant de dignité que d'à-propos. +Mais qu'importait au tribunal! que lui importait la plaidoierie des +avocats dont Chauveau-Lagarde dit modestement: «Sans doute quelque +talent que déploya M. Tronçon-Ducoudray dans sa plaidoierie et quelque +zèle que je pouvais avoir mis dans la mienne, nos défenses furent +nécessairement au-dessous d'une telle cause, pour laquelle toute +l'éloquence d'un Bossuet ou d'un Fénelon n'aurait pu suffire ou serait +restée du moins impuissante.» + +«... Ce que je puis dire, d'ailleurs, c'est que ni la présence des +bourreaux devant lesquels un mot, un geste, une réticence pouvaient être +un crime, ni l'appareil épouvantable de la mort dont nous étions +environnés, ne nous ont fait oublier nos obligations; mais qu'au +contraire nous combattîmes avec chaleur, avec énergie et de toutes nos +forces, tous les chefs d'accusation, et que _nous plaidâmes pendant plus +de trois heures_.... Il ne faut pas que les étrangers puissent croire +que, dans les temps horribles où la Reine et Mme Élisabeth ont été +assassinées, elles aient péri sans défense; ou, ce qui serait la même +chose, pour ne pas dire plus affreux encore, que les Français qui furent +chargés de les défendre n'aient pas senti toute l'importance de la +mission qui leur était confiée.» + +«... J'avais ainsi plaidé pendant près de deux heures, j'étais accablé +de fatigue; la Reine eut la bonté de le remarquer et de me dire avec +l'accent le plus touchant: + +«Combien vous devez être fatigué, M. Chauveau-Lagarde: je suis bien +sensible à toutes vos peines.» + +«Ces mots qu'on entendit autour d'elle ne furent point perdus pour les +bourreaux... La séance fut un instant suspendue avant que M. +Tronçon-Ducoudray prît la parole. Je voulus en vain me rendre auprès de +la Reine: un gendarme _m'arrêta sous ses propres yeux_. M. +Tronçon-Ducoudray, ayant ensuite plaidé, _fut arrêté de même en sa +présence_; et de ce moment, il ne nous fut plus permis de lui parler.» + +Voilà ces temps, ces affreux temps que, de nos jours encore, certains +écrivains, par une aberration de la folie ou du crime, osent excuser, +que dis-je? justifier, glorifier, et si l'on en croyait leur langage, +qu'on peut croire une misérable forfanterie, voudraient nous ramener! + +Les défenseurs revirent la Reine de loin seulement lorsqu'ils entrèrent, +toujours escortés par les gendarmes, pour le prononcé de l'arrêt. «Cet +horrible arrêt, dit Chauveau-Lagarde, nous ne pûmes l'entendre sans en +être consternés; la Reine seule l'écouta d'un air calme... Ce calme ne +l'a point abandonnée jusqu'à ses derniers moments. Rentrée à la prison +et avant de s'endormir dans la sécurité de sa conscience, du sommeil des +justes, elle écrivit à Mme Élisabeth la lettre que la Providence vient +de révéler au monde, et qui est un monument éternel de l'inébranlable +fermeté d'âme ainsi que de l'inépuisable bonté de coeur qu'elle avait +manifestée durant tout le cours du procès.» + +Les deux courageux avocats, après avoir été fouillés et longuement +interrogés sans qu'on trouvât rien à leur charge, furent laissés +cependant dans la prison: «moins occupés de ce que nous allions devenir, +dit la _Notice historique_, que de l'épouvantable issue de cet horrible +procès. Quand on nous mit en liberté... _la Reine n'existait plus_.» + +Sept mois après, Chauveau-Lagarde fut averti par un message de Mme +Élisabeth, qu'il était choisi pour la défendre. C'était la veille même +du jugement (9 mai 1794). Tout aussitôt, il courut à la prison, mais on +ne lui permit pas de communiquer avec son auguste cliente. +Fouquier-Tainville, par une exécrable perfidie, motiva le refus +d'autorisation sur l'ajournement du procès qui ne devait pas avoir lieu +de sitôt; et le lendemain matin, en entrant dans la salle des séances du +tribunal, Chauveau-Lagarde avait la douleur d'apercevoir «Mme +Élisabeth environnée d'une foule d'autres accusés, sur le haut des +gradins où on l'avait placée tout exprès la première pour la mettre plus +en évidence.» + +L'acte d'accusation fut plus absurde et plus odieux, s'il était +possible, que celui dirigé contre la Reine: on en jugera par ces deux +griefs principaux: «La complicité dans la conspiration du Roi et de la +Reine contre la nation.--Les secours donnés par elle (Madame) aux +blessés du Champ-de-Mars qu'elle avait pansés de ses propres mains.» + +«Accusation monstrueuse, dit éloquemment Chauveau-Lagarde, et bien digne +de ces temps d'irréligion et d'immoralité où ce qui paraissait le plus +criminel à ces pervers était précisément ce qu'il y a de plus sacré +parmi les hommes.» + +La princesse, en présence de ces assassins à gages affublés de la toge +du juge, fut admirable de fermeté et ne montra pas moins de présence +d'esprit que de dignité dans ses réponses. Bien que son défenseur n'eût +pu conférer avec elle, et que le débat n'eût duré qu'un instant, +Chauveau-Lagarde prit la parole et se montra à la hauteur de sa mission, +en établissant d'abord que l'acte d'accusation n'avait aucune base +sérieuse et que les faits allégués ne prouvaient rien autre chose que la +bonté de coeur de Madame et l'héroïsme de son amitié. + +«Après avoir développé ces premières idées (lisons-nous dans la _Notice +historique_), je finis en disant: qu'au lieu d'une défense je n'aurais +plus à présenter pour Mme Élisabeth que son _apologie_; mais que, dans +l'impuissance où j'étais d'en trouver une qui fût digne d'elle, il ne me +restait plus qu'une seule observation à faire, c'est que la princesse, +qui avait été à la cour de France _le plus parfait modèle de toutes les +vertus, ne pouvait être l'ennemie des Français_.» + +À ces paroles prononcées avec l'énergique accent de la conviction, le +président du Tribunal, Dumas, s'emporta jusqu'au délire de la fureur, en +reprochant avec une brutalité sauvage et impie à l'avocat «de _corrompre +la morale publique_ en ayant l'audace de parler des vertus de +l'accusée.» «Il fut aisé de s'apercevoir que Mme Élisabeth qui, +jusqu'alors, était restée calme et comme insensible à ses propres +dangers, fut émue de ceux auxquels je venais de m'exposer: et après +avoir, comme la Reine, entendu sans s'émouvoir son arrêt de mort, comme +la Reine, elle a consommé paisiblement le grand sacrifice de sa vie.» + +Après l'audience, Dumas, toujours frénétique, proposa au tribunal de +faire arrêter l'avocat. On ne l'osa pas encore cependant, parce qu'on +voulait avoir l'air de laisser la liberté aux défenseurs tant qu'ils +existaient, et ils ne furent supprimés que deux mois après «comme les +fauteurs salariés de la tyrannie, dit le rapport à ce sujet, voués par +état à la défense des ennemis du peuple.» + +Bientôt après, 1er juillet, Chauveau-Lagarde, arrêté à la campagne, à +vingt lieues de Paris, fut amené par des gendarmes à la prison de la +Conciergerie. L'ordre d'arrestation portait «qu'il serait traduit sous +trois jours au tribunal révolutionnaire pour y être jugé, attendu _qu'il +était temps que le défenseur de la Capet_ (sic) _portât sa tête sur le +même échafaud_.» + +Mais le prisonnier eut le bonheur d'être oublié dans cette foule de +victimes que le tribunal immolait sans relâche: «Je ne réclamai point, +dit-il, je gagnai du temps, et après quarante jours de captivité, je fus +mis en liberté dix jours après la mort de Robespierre et de Payan qui +m'avait fait arrêter.» + +Libre, le courageux avocat reprit avec la même indépendance l'exercice +de sa profession. En 1797, nous le voyons défendre, devant une +commission militaire, l'abbé Brottier, accusé de conspiration royaliste. +Sous l'Empire, à force de démarches et de persévérance, il obtient la +grâce du lieutenant-colonel espagnol Darguines, que son éloquence +n'avait pu faire absoudre. Sous la Restauration, à laquelle ses +sympathies étaient acquises, un proscrit, le général Bonnaire, ne fit +pas en vain appel à son dévouement; et ce fut grâce à Chauveau-Lagarde, +sans doute, que la déportation, au lieu de la peine capitale, fut +prononcée en présence des charges sérieuses qui pesaient sur l'accusé, +«coupable au moins, dit M. Leroy, d'une grande faiblesse dans des +circonstances graves, et que la prudence comme le sang-froid avaient +abandonné.» + +La noble indépendance de son caractère ne nuisit point à +Chauveau-Lagarde parmi les esprits élevés de son parti. La duchesse +d'Angoulême fit au défenseur de sa mère et de sa tante l'accueil le plus +bienveillant et lui dit avec un accent ému: «_Depuis longtemps je +connais vos sentiments_.» + +Pourtant il semble que le gouvernement de la Restauration qui, parfois, +avec les intentions les meilleures, circonvenu par l'intrigue ou la +passion, se montrait trop avare de ses faveurs pour les vrais +dévouements, ne reconnut point, autant qu'il eût dû, les services de +Chauveau-Lagarde, et ce fut presque tardivement que celui-ci fut appelé +à siéger à la Cour de cassation. Il reçut de plus la décoration de la +Légion d'honneur et des titres de noblesse. L'illustre avocat, +d'ailleurs, jouissait depuis longtemps de la plus belle des récompenses, +l'estime universelle, méritée par une vie sans tache. Dirai-je aussi aux +yeux de tous les gens de bien, cette gloire, cet incomparable honneur +d'avoir pu défendre, au péril de sa vie, deux des plus augustes victimes +de la Révolution. «Qu'y a-t-il, en effet, de plus admirable que cette +princesse... qui, toujours reine, toujours mère, toujours épouse, +toujours elle-même, a su finir, comme Louis XVI, par demander à Dieu la +grâce de ses bourreaux..... Quant à Mme Élisabeth de France, ne +s'est-elle pas aussi, par son angélique résignation, élevée comme +au-dessus de l'humanité même[47]?» + +Chauveau-Lagarde mourut en chrétien, il n'est pas besoin de le dire, à +Paris, le 24 février 1841, ne laissant qu'une fortune modeste et bien +inférieure à celle que son grand talent et sa réputation pouvaient lui +faire acquérir s'il n'eût point été aussi désintéressé. + +Depuis longues années dans la tombe l'avait précédé l'autre défenseur de +Marie-Antoinette, Tronçon-Ducoudray, mort, victime de son dévouement, à +Synnamarie, où il avait été déporté. + +[46] _Notice historique sur les procès de la reine Marie-Antoinette et +de Madame Élisabeth_; in-8º, 1816. + +[47] _Notice historique sur le procès de la Reine_, etc. + + + + +QUELQUES MOTS SUR LA CHEVALERIE[48] + + +«On place ordinairement l'institution de la chevalerie à l'époque de la +première croisade, dit Chateaubriand, quoiqu'elle remonte à une date +fort antérieure. Elle est née du mélange des nations arabes et des +peuples septentrionaux, lorsque les deux grandes invasions du Nord et du +Midi se heurtèrent sur les rivages de la Sicile, de l'Italie, de la +Provence, et dans le centre de la Gaule,» ce qui ferait remonter +l'institution à la seconde moitié du VIIIe siècle, mais son existence +officielle, si l'on me permet cette expression, ne date guère que du XIe +siècle et ce n'est qu'à cette époque qu'on la voit régulièrement +organisée. + +»Mais, dit l'historien déjà cité, on a eu tort de vouloir faire des +chevaliers _un corps_ de chevalerie. Les cérémonies de la réception du +chevalier, l'éperon, l'épée, l'accolade, la veille des armes, les grades +de page, de damoiseau, de poursuivant, d'écuyer, sont des usages et des +institutions militaires qui remplaçaient d'autres usages et d'autres +institutions tombées en désuétude; mais ils ne constituaient pas un +corps de troupes homogène, discipliné, agissant sous un même chef, dans +une même subordination. Les ordres religieux chevaleresques ont été la +cause de cette confusion d'idées; ils ont fait supposer une chevalerie +historique _collective_, lorsqu'il n'existait qu'une chevalerie +individuelle. Au surplus, cette chevalerie fut délicate, vaillante, +généreuse, et garda l'empreinte des deux climats qui la virent éclore; +elle eut le vague et la rêverie du ciel noyé des Scandinaves, l'éclat et +l'ardeur du ciel pur d'Arabie.» + +Dans ces temps si différents des nôtres, où la guerre était en quelque +sorte l'état normal de la société, où la police, à vrai dire, n'existait +point, le but avoué du chevalier, sa mission glorieuse autant qu'utile, +était la protection du faible, de la femme, de la veuve, comme de +l'orphelin. + + La terre a vu jadis errer des paladins; + Ils flamboyaient ainsi que des éclairs soudains, + Puis s'évanouissaient, laissant sur les visages + La crainte et la lueur de leurs brusques passages, + Ils étaient dans des temps d'oppression, de deuil + ............. + Les spectres de l'honneur du droit, de la justice; + Ils foudroyaient le crime, ils souffletaient le vice; + On voyait le vol fuir, l'imposture hésiter, + Blêmir la trahison, et se déconcerter + Toute puissance injuste, inhumaine, usurpée, + Devant ces magistrats sinistres de l'épée... + +a dit admirablement le poète. Le dévouement aux dames, l'inviolable +fidélité à la parole jurée, la défense du prêtre, du religieux, du +pèlerin, du berger gardant son troupeau, ou du laboureur piquant ses +boeufs, tels étaient les devoirs du chevalier, et auxquels il s'engageait +par des serments solennels. Comme, au reste, pendant longtemps, à ces +devoirs la plupart se montrèrent généreusement fidèles, l'institution +rendit à la civilisation d'immenses services, dont les peuples lui +furent reconnaissants. Aussi, quoique disparue depuis des siècles, elle +a laissé, ainsi qu'on l'a dit, «des traces ineffaçables de son souvenir +dans nos moeurs, dans nos idées, dans notre langage, dans les rapports de +famille, et dans le droit des gens.» + +Mais on ne peut dissimuler pourtant que, par l'exaltation de certains +sentiments, la chevalerie, celle surtout qu'on appelait la _chevalerie +errante_, fut entraînée à des écarts qui précipitèrent sa décadence, +écarts qu'aujourd'hui nous avons peine à croire, tant sont prodigieuses +ces exagérations, dont plusieurs, tout probablement, furent des actes de +folie véritable qui conduiraient maintenant leur auteur à Charenton. Il +y eut alors chez certains chevaliers un étrange amalgame des pratiques +de la religion avec la fidélité, on pourrait dire, la dévotion à la +_Dame de leurs pensées_, dont le culte devenait une espèce d'idolâtrie à +la fois superstitieuse et fanatique. Car le chevalier prenait les +couleurs de sa dame, subissait avec une humble soumission ses dédains, +ses caprices, si déplaisants qu'ils fussent; bien plus, il l'invoquait à +l'heure du combat, même à l'heure de la mort. C'est à cette divinité +terrestre qu'il rapportait toute la gloire de ses exploits. + +On voyait, pour citer quelques exemples, tel chevalier qui, pour expier +un tort souvent imaginaire, s'arrachait un ongle, se coupait même un +doigt, qu'il envoyait en témoignage de repentir à la belle offensée. Un +autre se couvrait un oeil d'un bandeau et se condamnait à ne pas y voir +pendant un laps de temps considérable. Qu'auraient fait de plus les +faquirs de l'Inde? Un troisième parcourait le monde costumé d'une façon +ridicule, en Vénus, en Junon, par exemple, mais d'ailleurs armé de la +lance, et, sous son vêtement féminin, couvert de l'armure, il forçait +tous les chevaliers qu'il rencontrait à rompre une lance en l'honneur de +sa dame. D'autres, et nullement pour l'amour du ciel, s'imposaient des +jeûnes excessifs, de longues et pénibles retraites dans les lieux les +plus déserts, les bois et les rochers, en s'exposant à toutes les +intempéries des saisons, comme fit l'_Orlando furioso_, d'après un poète +trop célèbre. + +L'Église dut plus d'une fois intervenir pour réprimer ces excès, et il +ne fallut pas moins que sa haute et sainte autorité et sa fermeté pour y +réussir, en tournant cette fiévreuse exaltation vers le bien, ce qui +donna naissance aux ordres religieux et militaires, ou du moins servit à +leur développement. + +La vie du chevalier était soumise à des règles comme à des épreuves, +lors de ses débuts; un noviciat assez long précédait d'ordinaire la +réception, qui se faisait de la façon la plus solennelle et avec des +cérémonies à la fois graves et touchantes dont le jeune chevalier devait +se souvenir à jamais. Parfois cependant, vu la nécessité pressante, dans +le déclin de l'institution surtout, la chevalerie se conférait sur la +brèche, dans la tranchée d'une ville assiégée ou sur le champ de +bataille. C'est ainsi qu'à Marignan, François Ier voulut être armé +chevalier de la main de Bayard. + +«Bayard, mon ami, lui dit-il d'après un vieil auteur, je veux être +aujourd'hui fait chevalier par vos mains; car avez vertueusement, en +plusieurs royaumes et provinces, combattu contre plusieurs nations... +Donc, mon ami, dépêchez-vous.» + +»Alors prit son épée Bayard, et dit: + +«Sire, autant vaille que si estais Roland ou Olivier, Godefroy ou +Baudouin, son frère. + +»Et puis après, cria hautement l'épée en la main droite: + +«Tu es bienheureuse d'avoir aujourd'hui, à un si beau et puissant roi, +donné l'ordre de la chevalerie. Certes, ma bonne épée, vous serez moult +bien comme relique gardée, et sur toutes autres honorée, et ne vous +porterai jamais si ce n'est contre Turcs, Sarrasins et Mores.» + +«Et puis fait deux sauts, et après remet au fourreau son épée.» + +Pour la chevalerie, existait la dégradation, à laquelle on était +condamné pour crime de félonie, et qui s'accomplissait avec des +circonstances qui la rendaient terrible. On faisait monter le coupable +sur un échafaud dressé tout exprès en place publique. Là, on brisait +sous ses yeux les deux pièces de son armure; son écu, le blason gratté, +était attaché à la queue d'une cavale pour être traîné par les rues. Le +héraut d'armes outrageait, par toutes les injures que l'imagination +pouvait lui fournir, le misérable, fou de honte et de douleur. Les +prêtres alors récitaient les vigiles funèbres, terminées par les +malédictions du psaume 108. Puis quelqu'un demandait par trois fois le +nom du dégradé, et par trois fois le héraut répondait: «_Nescio!_ Je ne +connais pas le nom de cet homme; il n'y a devant nous qu'un parjure et +un félon.» + +Tout n'était pas fini pourtant: car, après qu'on avait répandu sur la +tête du coupable un bassin d'eau chaude, il était tiré jusqu'au pied de +l'échafaud avec une corde. Là, on l'étendait sur une civière en le +couvrant d'un drap mortuaire, et dans cet état on le portait à l'église +voisine, où le clergé, sur un mode lugubre et lent, psalmodiait à +l'intention de cette espèce de cadavre, de ce mort vivant, les prières +des défunts. Effrayant spectacle! mais admirable aussi, mais salutaire, +qui devait faire sur les esprits, ou plutôt sur les coeurs, une +impression ineffaçable et rendre, pour ceux-là surtout qui en avaient +été les témoins, la violation du serment presque impossible + +[48] À propos de l'impasse dit des _Chevaliers_. + + + + +DE CHEVERUS (LE CARDINAL) + + +De Cheverus (Jean Louis Anne-Madeleine) né à Mayenne, le 28 janvier +1768, d'une ancienne famille de magistrats, «s'est attiré dans les deux +mondes, dit M. Delambre, par sa piété et ses vertus, l'estime et +l'affection des hommes même les plus opposés à ses croyances; et revenu +au sein de sa patrie après trente années d'absence, il a retracé le même +spectacle d'une vie pure, apostolique, gagnant tous les coeurs, +multipliant les fidèles, par son aimable simplicité et l'inaltérable +aménité de son caractère.» + +«Nous l'avons vu au milieu de nous, écrivait à l'époque de sa mort un +pieux ecclésiastique, tel qu'il avait été à Boston et à Montauban, +inspirant l'amour par toutes les qualités qui gagnent les coeurs, +commandant le respect par les vertus les plus éminentes. Dans sa +conduite comme évêque, comme homme privé, il a toujours été égal à +lui-même, c'est-à-dire plein d'une haute sagesse, ne s'occupant que de +ses devoirs et se conciliant par son zèle, sa prudence, sa douceur, sa +charité, sa simplicité, une vénération et une confiance universelles.» + +Écoutons maintenant le témoignage des protestants. Un journal de Boston, +en parlant de M. de Cheverus et de l'abbé de Malignon, s'exprime ainsi: +«Ces hommes sont si savants qu'il n'y a pas moyen d'argumenter avec eux; +leur vie est si pure et si évangélique qu'il n'y a rien à leur +reprocher. + +Dans un autre numéro du même journal on lit encore: «En voyant de tels +hommes, qui peut douter s'il est permis à la nature humaine d'approcher +de la perfection de l'Homme-Dieu et de l'imiter de très près.» + +Une autre fois, c'est un protestant de la ville qui vient trouver l'abbé +de Cheverus pour lui dire les larmes aux yeux: «Je ne croyais pas qu'un +homme de votre religion pût être un homme de bien; je viens vous faire +réparation d'honneur; je vous déclare que je vous estime et vénère comme +le plus vertueux que j'aie connu.» + +Voilà, pris au hasard entre mille, quelques-uns des témoignages publiés +ou privés d'admiration et d'estime rendus à ce saint évêque qui fit +bénir dans les deux mondes sa charité inépuisable, héroïque parfois, +comme sa douceur merveilleuse, et fut dans ce siècle tourmenté un autre +St-François de Sales. N'est-ce pas un bonheur d'avoir à raconter, +quoique, hélas! trop brièvement, cette vie si pleine et dans laquelle +abondent les traits touchants ou sublimes? Heureux si nous pouvons faire +passer dans l'âme du lecteur quelques-unes des émotions qui, plus d'une +fois, ont remué délicieusement notre coeur, et fait trembler des larmes à +nos paupières! Mais c'est trop insister sur l'exorde, venons aux +preuves, à savoir aux faits eux-mêmes dont l'éloquence sera bien +autrement persuasive que tous les discours. + +Après avoir fait avec succès ses études classiques au collége de +Louis-le-Grand, le jeune Cheverus, aspirant à l'honneur du sacerdoce, +étudia la théologie au collége de St-Magloire tenu par les Oratoriens. +Ferme dans sa vocation bien que l'avenir fût gros de menaces qui ne +devaient que trop tôt devenir des réalités, il fut ordonné prêtre le 18 +décembre 1790, lors de la dernière ordination publique qui ait eu lieu à +Paris avant la Révolution, alors que déjà l'Église, dépouillée de tous +ses biens, la constitution civile du clergé décrétée avec obligation du +serment, le prêtre fidèle à ses devoirs se voyait placé entre sa +conscience et le martyre. Pour le jeune de Cheverus le choix n'était pas +douteux: il refusa le serment, et pendant deux ans, ne s'en dévoua pas +moins aux saintes fonctions de son ministère qu'il lui fallait exercer +d'ordinaire en secret au milieu de continuelles alarmes. Vers la fin de +l'année 1792 cependant, alors que tous les prêtres insermentés se +voyaient condamnés à la déportation, l'abbé de Cheverus put, à l'aide +d'un passeport, passer en Angleterre. Pour s'y créer des ressources, il +entra comme professeur de français dans une pension tenue par un +ministre protestant, et, en moins d'une année, il avait appris la langue +anglaise dont il ne connaissait pas le premier mot lors de son arrivée +dans l'île. Il s'exprimait assez bien déjà pour pouvoir se charger du +service d'une chapelle catholique à Londres et même faire des +instructions dans la langue du pays. Cependant, par un touchant +scrupule, doutant qu'il pût être compris par tous, la première fois +qu'il prêcha, après être descendu de chaire, il s'approcha d'un des +auditeurs qu'à son extérieur il jugeait devoir être un artisan, et lui +demanda: + +--Pardon, mon ami, j'aurais une petite question à vous faire. + +--Faites, monsieur, l'abbé, je tâcherai d'y répondre de mon mieux. + +--Vous assistiez au sermon, je crois. Là, franchement, la main sur la +conscience, m'avez-vous toujours entendu, c'est-à-dire compris? Ce n'est +pas un compliment que je vous demande. + +--Monsieur le curé, en toute sincérité, voici ce que je puis vous +répondre: votre sermon n'était pas comme ceux des autres, il n'y avait +pas un seul mot du dictionnaire, tous les mots se comprenaient tout +seuls. + +Dans le courant de l'année 1795, le jeune prêtre reçut une lettre de +l'abbé de Malignon, ancien docteur et professeur en Sorbonne, qui, lors +de la Révolution, était passé en Amérique où ses talents et ses vertus, +dignement appréciés, trouvaient largement à s'exercer. De Boston qu'ils +habitait, il écrivait au jeune de Cheverus, qu'il avait connu naguère en +France, pour lui demander de venir l'aider dans l'exercice de son +laborieux mais fructueux ministère. L'abbé de Cheverus, assuré que là +bas il y avait plus de bien à faire encore qu'en Angleterre où, grâce à +la proscription, les prêtres catholiques se comptaient par centaines, +partit pour l'Amérique. On pense avec quelles larmes paternelles, le +vénérable abbé de Malignon serra dans ses bras et sur son coeur, ce frère +ou plutôt ce fils qui lui apportait, dans son lointain exil, avec la +joie de sa présence, comme un parfum de la patrie qu'il n'espérait plus +revoir. Puis, pour l'apôtre qui déjà commençait à sentir le poids des +ans, quel bonheur de pouvoir compter sur le zèle de ce vaillant, de ce +savant, de ce vertueux collaborateur, au bout de quelques mois estimé, +aimé, apprécié dans la ville à l'égal de lui-même et qu'il savait +capable, au besoin, de le suppléer, malgré sa jeunesse, dans les +circonstances les plus difficiles! Aussi qu'on juge de son émotion quand +un matin arriva un message de l'évêque de Baltimore, qui, instruit par +la voix publique des mérites du prêtre français, lui offrait la cure +importante de Sainte-Marie à Philadelphie. Mais, sans hésiter d'un +instant, l'abbé de Cheverus, tout en remerciant Mgr Carrol dans les +termes les plus respectueux comme les plus chaleureux, répondit qu'il ne +pouvait, dans aucun cas, se séparer de l'abbé de Malignon qui l'avait +appelé en Amérique et était pour lui non pas seulement un vénérable ami, +mais un bien-aimé père. + +Pourtant, à quelque temps de là, il le quittait, à la vérité pour une +absence seulement de quelque mois employés à évangiliser les bons +Indiens de Passamaquody et de Penobscot, une mission qui fut des plus +pénibles au point de vue de la fatigue matérielle, mais dont il fut +amplement dédommagé par ces consolations les plus douces au coeur de +l'apôtre. «Jamais il n'avait fait encore pareille route» dit l'éloquent +auteur[49] de cette _Vie de cardinal de Cheverus_ qu'il n'est plus +besoin de recommander: + +«Une sombre forêt, aucun chemin tracé, des broussailles et des épines à +travers lesquelles il était obligé de s'ouvrir un passage et puis, après +de longues fatigues, point d'autre nourriture que le morceau de pain +qu'ils avaient pris à leur départ; le soir pas d'autre lit que quelques +branches d'arbres étendues par terre, et encore fallait-il allumer un +grand feu tout autour pour éloigner les serpents et autres animaux +dangereux qui auraient pu, pendant le sommeil, leur donner la mort. Ils +marchaient ainsi depuis plusieurs jours lorsqu'un matin (c'était un +dimanche), grand nombre de voix, chantant avec ensemble et harmonie, se +font entendre dans le lointain. M. de Cheverus écoute, s'avance et à son +grand étonnement il discerne un chant qui lui est connu, la messe royale +de Dumont, dont retentissent nos grandes églises et cathédrales de +France, dans nos plus belles solennités. Quelle aimable surprise et que +de douces émotions son coeur éprouva! Il trouvait réunis à la fois dans +cette scène l'attendrissant et le sublime; car quoi de plus +attendrissant que de voir un peuple sauvage, _sans prêtres depuis +cinquante ans_, et qui n'en est pas moins fidèle à solenniser le jour du +Seigneur; et quoi de plus sublime que ces chants sacrés inspirés par la +piété seule, retentissant au loin dans cette immense et majestueuse +forêt?» + +Trois mois s'étaient écoulés au milieu des fatigues et des consolations +abondantes de cette heureuse mission, lorsque un message, arrivé non +sans peine à l'abbé de Cheverus, le fit revenir en toute hâte à Boston +où la fièvre jaune avait éclaté. Le prêtre intrépide, pareil au soldat +que le champ de bataille attire, accourut aussitôt au poste du péril, +et comme si lui-même il eut été invulnérable, il se prodigua de jour et +de nuit, à la fois aumônier, infirmier, ensevelisseur au besoin. Comme +quelques amis le blâmaient de se ménager trop peu et de s'exposer même +témérairement, il fit cette réponse qu'on eût dû écrire en lettres d'or +sur quelque monument de la ville: + +«Il n'est pas nécessaire que je vive, mais il est nécessaire que les +malades soient soignés et les moribonds assistés.» + +Est-il besoin d'ajouter que ces nouvelles preuves d'un dévouement si +souvent héroïque ne firent qu'ajouter à la vénération de tous +«catholiques et protestants pour le bon prêtre; en voici une preuve des +plus touchantes: + +»Chose remarquable! dit M. Delambre, dans les repas de cérémonie où les +bienséances l'obligeaient à se trouver et où assistaient jusqu'à trente +ministres de sectes diverses, c'était toujours lui que le maître de la +maison et les ministres eux-mêmes invitaient, _comme le plus digne_, à +bénir la table et qui faisait avec le signe de la croix la prière +accoutumée de l'Église catholique.» + +Le nombre des fidèles, grâce à de tels exemples, allant toujours en +augmentant, la chapelle devenait insuffisante d'autant plus que nombre +de protestants ne se montraient pas moins empressés que les catholiques +pour assister aux instructions et même aux offices. L'abbé de Cheverus, +afin de répondre aux désirs de ces âmes pieuses, prit courageusement +l'initiative d'une souscription ayant pour but la construction d'une +église; et le président des États-Unis à cette époque, John Adams fut +le premier, quoique protestant, à s'inscrire sur la liste «couverte +bientôt des noms les plus honorables protestants aussi bien que +catholiques.» + +L'abbé de Cheverus fit aussitôt creuser les fondations; mais, dans son +zèle conseillé par la prudence, quand les sommes par lui reçues se +trouvèrent épuisées, il suspendit les travaux et ne permit de les +reprendre qu'après avoir touché l'argent nécessaire. Dans un pays où la +banqueroute est endémique, il croyait ne pouvoir être trop prudent en +n'escomptant point par le crédit un avenir incertain et des ressources +éventuelles; car des dettes, s'il n'eût pu tenir à ses engagements, +c'était pour son ministère encore plus que pour lui-même la +déconsidération et la ruine de toute influence. + +Dans le courant de l'année 1803, il eut occasion de prouver que chez lui +la charité la plus sublime, la compassion la plus tendre s'unissaient à +toute la vigueur d'une âme sacerdotale. Deux pauvres Irlandais, +condamnés à mort pour un crime dont ils étaient innocents, lui +écrivirent de la prison de Northampon pour réclamer le secours de son +ministère. La lettre reçue, l'abbé part aussitôt et prodigue à ces +infortunés toutes les consolations que lui suggère un coeur attendri par +la pitié en même temps qu'exalté par la foi. Le jour fixé pour +l'exécution arrive; il est d'usage, paraît-il, aux États-Unis, c'était +du moins la coutume à cette époque, de conduire, avant de le mener au +milieu du supplice, le condamné à l'église ou au temple pour y entendre +une suprême exhortation. + +L'abbé de Cheverus, monté en chaire, aperçoit au-dessous de lui toute +une foule empressée et compacte, composée de femmes surtout, qui +venaient attirées par une curiosité blâmable et pour assister aux +derniers moments des malheureux condamnés. Alors, enflammé d'une sainte +indignation, lui d'ordinaire tout onction et toute douceur, il s'écrie +avec le geste véhément et la voix tonnante d'un Bridaine: + +«Les orateurs sont ordinairement flattés d'avoir un auditoire nombreux +et moi j'ai honte de celui que j'ai sous les yeux. Il y a donc des +hommes pour qui la mort de leurs semblables est un spectacle de plaisir, +et un objet de curiosité? Mais vous surtout, femmes, que venez-vous +faire ici? Est-ce pour essuyer les sueurs froides de la mort qui +découlent du visage de ces infortunés? Est-ce pour éprouver les émotions +douloureuses que cette scène doit inspirer à toute âme sensible? Non +sans doute: c'est donc pour voir leurs angoisses et les voir d'un oeil +sec, avide et empressé? Ah! j'ai honte pour vous et vos yeux sont pleins +d'homicide. Vous vous vantez d'être sensibles et vous dites que c'est la +première vertu de la femme; mais si le supplice d'autrui est pour vous +un plaisir et la mort d'un homme un amusement de curiosité qui vous +attire, je ne dois plus croire à la vertu; vous oubliez votre sexe, vous +en faites le déshonneur et l'opprobre.» + +Ambroise ou Chrysostôme n'aurait pas mieux dit. À de tels élans on +reconnaît le grand coeur; et c'est à eux surtout que peut s'appliquer +cette belle parole de Lacordaire: «_L'éloquence c'est l'âme même_.» +Après cette terrible apostrophe, il n'est pas besoin de dire qu'autour +de l'échafaud rares furent les curieux et surtout les curieuses. +Personne cependant ne garda rancune au courageux apôtre, et, tout au +contraire, ce fut une joie universelle quand, quelques années après, on +apprit que l'abbé de Cheverus, promu à l'épiscopat, était choisi pour +remplir l'un des quatre nouveaux siéges érigés en Amérique, celui de +Boston, diocèse comprenant toute la Nouvelle-Angleterre. Cette haute +dignité avait été proposée d'abord à l'abbé de Malignon, qui certes en +était digne par ses vertus et par sa science; il en donna la meilleure +preuve puisque, dans son humilité, il fit si bien que M. de Cheverus fut +nommé à sa place comme plus apte à remplir ces hautes fonctions dans les +circonstances actuelles. + +Le nouvel évêque d'ailleurs ne trompa point l'attente de son ami ni +celle de ses ouailles, et sa dignité ne refroidit en rien l'ardeur de +son zèle, bien au contraire. Évêque, il resta missionnaire, se faisant +tout à tous selon la parole du grand Paul, et continuant d'exercer +toutes les fonctions du saint ministère, baptisant, confessant, +catéchisant, visitant les pauvres, les malades, et les plus délaissés, +les plus abandonnés. Un jour, la vieille domestique qui le servait +remarque que Monseigneur, sorti de bonne heure pour se rendre à +l'église, rentrait plus tard qu'à l'ordinaire, et sur ses vêtements +froissés elle aperçoit des traces de poussière mêlée avec un grossier +duvet. Le lendemain et le jour suivant, elle fait la même remarque. +Alors, se doutant bien qu'il y avait là quelque touchant mystère de +charité, et craignant que son maître ne fût entraîné par son zèle, elle +le suit à distance un matin et le voit, dans un faubourg éloigné de la +ville, entrer dans une cabane. Elle s'approche, et alors, appuyée +contre la cloison, retenant son souffle, elle regarde à travers les +planches mal jointes, et que voit-elle? sur un misérable grabat, un +pauvre vieux nègre, malade, infirme que l'évêque, agenouillé près de +lui, console, encourage, en lui parlant comme un père eût fait à son +fils. Après avoir allumé du feu, il le découvre doucement, panse ses +plaies, puis il lui fait manger les aliments préparés de ses propres +mains, et l'ayant ensuite recouché avec la plus tendre sollicitude, il +lui dit adieu en l'embrassant tout inondé des larmes du pauvre noir qui +ne trouvait pas de mots pour exprimer sa gratitude, mais ne fut pas +aussi muet quand, plus tard convalescent, il s'agit de la publier dans +la ville, malgré le silence à lui recommandé par le prélat. + +Une autre fois, c'est un brave matelot qui, au retour d'un long voyage, +trouve, montant son escalier et portant une charge de bois sur l'épaule, +le bon évêque auquel, avant de partir, il avait recommandé naïvement sa +femme et qui, à défaut d'une soeur de charité, faisait auprès de la +pauvre malade les fonctions d'infirmier. On conçoit après des traits +pareils, qui se renouvelaient chaque jour, que l'évêque de Boston fût +des plus chers à son troupeau. Nombre de gens voulaient au baptême +donner à leurs fils le nom de Jean par affection pour leur pasteur. Un +jour, celui-ci demandant au parrain selon l'usage quel nom il voulait +donner à l'enfant, l'autre répondit: + +--Jean de Cheverus, évêque. + +--Comment dites-vous? + +--Jean de Cheverus, évêque! reprit le brave homme sans sourciller. Le +prélat sourit, puis il murmura: + +--Pauvre enfant, Dieu te garde de jamais le devenir! Ce n'est pas un +léger fardeau. + +Vers la fin de l'année 1818, Mgr de Cheverus eut une grande douleur, il +perdit son ami, son père, le bon abbé Malignon. Le chagrin qu'il +ressentit de cette perte comme ses fatigues et ses occupations qui s'en +accrurent, le défunt n'ayant pu d'abord être remplacé, eurent une action +fâcheuse sur sa santé. Son état même devint assez pénible pour qu'il +prît conseil des médecins; tous furent d'avis que le climat rigoureux de +Boston lui était contraire, à ce point qu'à leur dire un nouvel hiver +passé par lui sous ce ciel inclément pourrait être mortel. Qu'on juge +des perplexités de l'évêque alors que, dans le même temps, il recevait +du roi Louis XVIII l'invitation ou plutôt l'ordre de revenir en France +pour y occuper l'un des siéges vacants. M. Hyde de Neuville, dans un +récent voyage à Boston, avait vu son compatriote à l'oeuvre et n'avait pu +se tenir, après son retour, d'en parler au roi. M. de Cheverus, bien que +son coeur fût resté tout français, et qu'il lui semblât doux de revoir la +terre natale, ne pouvait se décider pourtant à se séparer de ses enfants +d'adoption, et à une lettre plus pressante du grand aumônier, parlant au +nom du roi, il répondit «qu'il suppliait Sa Majesté de lui pardonner de +faire ce qu'il croyait devant Dieu être de son devoir.» + +Le refus ne fut pas admis, et le grand aumônier insista dans les termes +les plus énergiques précisément alors que les médecins déclaraient le +climat de Boston trop rigoureux pour l'évêque. Mgr de Cheverus, dont le +coeur était combattu et comme déchiré entre deux partis vers lesquels il +inclinait également, se résigna enfin au départ. Dieu sait ce qu'il lui +en coûtait et avec quelles larmes il se sépara de son troupeau désolé, +après avoir fait don au diocèse et à ses amis de tout ce qu'il +possédait, l'église, la maison épiscopale, le couvent des Ursulines, +restés sa propriété; il donna aussi ses ornements, jusqu'à ses livres. +Il ne se réservait rien et partait plus pauvre qu'il n'était venu. La +ville presque entière voulut lui faire cortége à sa sortie des murs, et +quarante voitures au moins l'accompagnèrent pendant plusieurs lieues sur +la route de New-York. Quand enfin, il fallut se séparer, protestants et +catholiques s'agenouillèrent également pour recevoir une dernière fois +sa bénédiction. + +Vers la fin de l'année 1823, Mgr de Cheverus arrivait en France, et la +tristesse qu'il ressentait souvent encore à la pensée de ceux qu'il +laissait orphelins, s'adoucit peu à peu par la joie de revoir, avec la +terre natale, de vieux amis, des parents qui lui faisaient fête, et +auxquels il croyait avoir dit un éternel adieu. Présenté au roi lors de +son arrivée à Paris, puis nommé à l'évêché de Montauban, après quelques +retards provenant de difficultés relatives à l'enregistrement des +bulles, il put faire son entrée dans sa ville épiscopale où sa +réputation l'avait devancé; aussi catholiques et protestants +s'empressèrent à l'envi pour le recevoir et les ministres furent des +premiers à venir le saluer. Un trait touchant marqua les débuts de son +épiscopat. Il apprit que, dans une ville assez importante de son +diocèse, le maire et le curé ne vivaient point en bonne intelligence, +mais par la faute surtout du premier. L'évêque va le trouver: + +«Monsieur, lui dit-il, j'ai un grand service à vous demander; vous me +trouverez sans doute indiscret, mais j'attends tout de votre obligeance. + +--Monseigneur, répond le maire, vous me rendez confus; qu'aurais-je à +vous refuser? je serais trop heureux s'il était quelque moyen de vous +prouver que je partage les sentiments de respect, d'affection, de +vénération pour notre premier pasteur qui remplissent ici tous les +coeurs. + +--Eh bien! reprend aussitôt l'évêque en l'embrassant, le service que +j'ai à vous demander c'est d'aller porter ce baiser de paix à votre +curé. + +--Monseigneur, je ne puis pas vous dire: _Non!_ et j'y vais de ce pas.» +Ce qui eut lieu en effet et la réconciliation fut complète. + +L'année suivante, la charité de l'évêque eut à s'exercer sur un plus +vaste théâtre. Par suite d'un débordement du Tarn, deux faubourgs de la +ville furent envahis, et les habitants chassés de leur domicile quand +ils avaient pu fuir. L'évêque, après avoir pendant toute une journée, +monté dans une barque, aidé au sauvetage, ouvre son palais aux victimes +du fléau dont le nombre s'éleva bientôt à plus de trois cents. Une +pauvre femme cependant restait au dehors regardant les fenêtres d'un air +désolé. L'évêque l'aperçoit. + +--Mais pourquoi, demande-t-il à quelqu'un, cette pauvre femme +n'entre-t-elle pas comme les autres? Il y a de la place encore, il y en +aura toujours. + +--Elle n'ose pas! fut-il répondu, elle n'est point catholique, mais +protestante. + +--Qu'importe! répond l'homme de Dieu qui descend au plus vite les +degrés, traverse la cour, sort dans la rue et s'approchant de +l'infortunée: + +--Entrez, ma fille, entrez, dit-il, et ne craignez rien, je sais ce qui +vous arrête. Mais ne sommes-nous pas tous frères dans le malheur +surtout? + +Après de tels actes de bonté, on pense avec quels regrets, moins de deux +années après, les fidèles de Montauban virent s'éloigner leur pasteur +nommé à l'archevêché de Bordeaux en remplacement de Mgr d'Aviau du +Bois-Sanzay, décédé. Les pleurs que faisait verser la mort de ce dernier +ne furent point taris, mais ils coulèrent avec moins d'amertume dès +qu'on sut le nom de son successeur, accueilli, quoique inconnu de la +plupart, comme un père qui revient au milieu de ses enfants, et il fut +bien en effet pour tous un père. + +Après les évènements de 1830, éliminé de la chambre des pairs dont il +faisait partie, il apprit que des personnages influents s'employaient +activement auprès du gouvernement pour faire comprendre l'archevêque +dans une nouvelle promotion. Il fit alors publier dans les journaux une +note conçue en ces termes: «Je me réjouis de me trouver hors de la +carrière politique. J'ai pris la ferme résolution de ne pas y rentrer et +de n'accepter aucune place, aucune fonction. Je désire rester au milieu +de mon troupeau, et continuer à y exercer un ministère de charité, de +paix et d'union. Je prêcherai la soumission au nouveau gouvernement; +j'en donnerai l'exemple, et nous ne cesserons, mon clergé et moi, de +prier avec nos ouailles pour la prospérité de notre chère patrie.» + +Cette sage ligne de conduite n'empêchait point la fidélité à +d'anciennes convictions. Lors de la captivité de la duchesse de Berry, +Mgr de Cheverus demanda qu'il lui fût permis d'aller lui porter les +consolations de son ministère. Et certain jour, il disait aux autorités +de la ville pour lui toutes bienveillantes: «Je ne serais pas digne de +votre estime si je vous cachais mes affections pour la famille déchue, +et vous devriez me mépriser comme un ingrat puisque Charles X m'a comblé +de ses bontés.» + +Lors de l'invasion du choléra en 1832, l'archevêque fit de son palais +épiscopal une vaste ambulance dont il était à la fois le grand aumônier +et le premier infirmier et au-dessus de la porte d'entrée on lisait en +gros caractères: _Maison de secours_. + +Aussi dans la ville de Bordeaux, ou plutôt dans le diocèse, la +satisfaction fut générale quand on apprit que, dans le consistoire du +1er février 1836, le pape avait nommé Mgr de Cheverus cardinal. Lui +seul parut ne pas se réjouir, étranger qu'il était à toute pensée +d'ambition. Des amis étant venus le féliciter, il leur dit avec un +sourire: «Qu'importe d'être enveloppé après la mort d'un suaire rouge ou +noir.» + +Cette parole était-elle l'effet d'un pressentiment? Il avait reçu la +barrette dans les premiers jours de mai, et trois mois après, le 19 +juillet, il succombait aux suites d'une attaque d'apoplexie et de +paralysie, mais non foudroyante, ce qui lui laissa toute sa liberté +d'esprit pour se disposer par l'accomplissement des saints devoirs à ce +solennel passage auquel il était toujours préparé d'ailleurs, pas n'est +besoin de le dire. + +Le deuil dans le diocèse fut universel parmi les laïques comme parmi +ses prêtres que le cardinal accueillait toujours avec une bienveillance +si paternelle. + +Mgr de Cheverus était mort le jour même de la fête de Saint Vincent de +Paul dont il rappelait les vertus comme celles de Saint François de +Sales, surtout son inaltérable douceur et sa parfaite charité. C'est par +cette charité, par la prédication toute puissante de l'exemple qu'il +gagnait les coeurs, plus encore que par son éloquence si persuasive +pourtant, et qu'il ramena dans le sein de l'Église tant de protestants, +parmi lesquels plusieurs ministres. + +Quelques anecdotes encore à ce sujet: «S'il était permis, disait-il, de +ne pas aimer un homme parce qu'il se trompe ou ne voit pas les choses +comme nous, la charité serait bannie de la terre, car il n'y a que dans +le ciel qu'on ne se trompe pas.» + +C'était chez lui une règle invariable de ne jamais avoir ni contestation +ni dispute avec qui que ce fût: «Pour disputer ou contester, disait-il, +il faut être deux et je ne veux me faire le second de personne.» + +On l'engageait à choisir pour certaines visites pastorales une saison +moins rigoureuse: «Ce qui serait plus commode pour moi, répondit-il, +serait plus gênant pour les pauvres; c'est à moi à prendre le temps qui +leur convient le mieux.» + +Heureux de rendre service, il disait: «Quel bonheur de pouvoir procurer +un moment de jouissance à ses frères! Qu'on est heureux de pouvoir faire +un coeur content!» + +Mais si tolérant, si doux pour le personnes, le cardinal était +inflexible sur les principes. Un jour, on vint se plaindre à lui d'un +refus de sépulture fait à l'égard d'un homme riche mort, comme il avait +vécu, dans le désordre. On blâmait à ce sujet l'intolérance du curé. + +«L'intolérance, reprit avec force le cardinal, elle est tout entière de +votre côté: vous ne pouvez souffrir qu'un prêtre remplisse son devoir et +vous le voulez forcer à reconnaître pour catholique un homme dont la vie +et la mort ont été anti-catholiques.» + +Et cependant, comme nous l'avons dit, cette fermeté n'ôtait rien à sa +tolérance éclairée, à sa charité. Aussi les protestants, les juifs même, +témoignaient pour lui d'une profonde vénération. Le grand rabbin qui, +lors de l'arrivée du prélat à Bordeaux, était venu le premier lui faire +visite et le complimenter, entretenait avec lui les meilleurs rapports. +Un jour, sous le coup d'une grande affliction, la perte d'une fille +chérie, il vient trouver l'archevêque pour lui demander des consolations +en disant: «Je viens chercher des consolations près du représentant de +Jésus-Christ qui pleurait sur Lazare[50].» + +La mémoire de Mgr de Cheverus est restée en grande vénération dans son +diocèse, en voici une preuve à la fois curieuse et touchante. L'anecdote +a de plus le mérite d'être inédite. Une bonne dame, qui avait eu de +grandes obligations au prélat, arrivée à Bordeaux, en venant de Paris, +voulut aller prier sur sa tombe. Le monument se compose, nous a-t-on +dit, d'une petite chapelle et d'une pierre tombale. L'étrangère, après +être restée agenouillée quelque temps, se sentant fatiguée, avisa près +d'un autre monument une chaise laissée là sans doute par quelque +visiteuse. Elle se leva, et en l'absence du propriétaire, la prit soit +pour se reposer, soit pour s'appuyer à défaut de prie-Dieu et continuer +ses _de profundis_. Mais tout à coup une femme du peuple qui priait de +l'autre côté, s'approchant, lui dit: + +--Hé bien! que faites-vous là? + +--Vous le voyez, j'emprunte un moment cette chaise; je me sentais +fatiguée.. + +--C'est fâcheux! Mais il faut aller vous asseoir ou vous reposer +ailleurs. Ici, ce serait manquer de respect à la mémoire du Saint. Pour +ma part, je ne le permettrai point. + +Et sans plus de façon, enlevant la chaise, elle alla la reporter où la +dame l'avait prise. + +[49] Huen-Dubourg (M. l'abbé Hamon, je crois). + +[50] _Vie du Cardinal de Cheverus_, par M. Huen-Dubourg (Hamon). + + + + +COCHIN + + +Cette rue, nous la mentionnons seulement pour mémoire, puisque, de +création récente, elle a disparu déjà par suite des démolitions. Son nom +lui avait été donné en souvenir d'un contemporain, d'un homme de bien, +Jean-Denys-Marie Cochin, né à Paris le 14 juillet 1789 (jour de la prise +de la Bastille), et qui fut successivement maire, conseiller municipal, +député du XIIe arrondissement, administrateur des hospices, du +Mont-de-Piété, etc. + +On lui dut la première salle d'asile et, pour le XIIe arrondissement, +des améliorations précieuses: la canalisation de la Bièvre, le grand +réservoir de l'Estrapade, l'élargissement des boulevards extérieurs, +etc. «Mais les salles d'asile et les écoles gratuites, dit M. Louis +Lazare, eurent toujours sa première pensée et ses soins les plus actifs +et les plus constants. Il sentait que, pour régénérer une pauvre et +ignorante population, il fallait la prendre au berceau; dans de nombreux +écrits, il s'efforça d'enseigner aux autres les devoirs qu'il pratiquait +si bien.» + +--Je n'ai qu'un regret, dit-il en mourant jeune encore (18 août 1841), +celui de n'avoir pu réaliser tout le bien qui était dans mon coeur! + +Ce nom de _Cochin_, donné pareillement à l'hôpital presque voisin, +rappelle un bienfaiteur de l'humanité, un de ses héros, devrais-je dire, +un prêtre vénérable, mort curé de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, le 3 juin +1783. Il était né non loin de cette église, le 17 janvier 1726. Tout +enfant, il reçut les éléments de l'instruction du supérieur général des +Chartreux, et sa vocation religieuse s'étant manifestée, il fut admis au +séminaire de Saint-Magloire, d'où il sortit docteur. Sa science ne le +rendit point orgueilleux, et volontiers il laissait ses livres pour la +visite des pauvres et des malades. + +Ses vertus le firent nommer jeune encore (il n'avait pas trente ans) à +la cure de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, où son zèle devait se manifester +d'une façon si admirable. Dans le courant de l'année 1765, une épidémie +de petite vérole éclata dans Paris avec une violence terrible, qui +faisait de la contagion un fléau non moins redoutable que la peste ou le +choléra, avant que la précieuse découverte de Jenner (la vaccine) fût +venue neutraliser ses ravages. La maladie sévissait tout +particulièrement sur la paroisse dont était curé le bon abbé Cochin, +qui, le jour et la nuit, se dévouait pour le service corporel et +spirituel des malades. Ses amis, voyant sa fatigue, s'inquiétèrent; ils +lui représentèrent vivement le danger auquel il s'exposait, en ajoutant +qu'il serait prudent, qu'il serait sage à lui de laisser le soin de +visiter les malades atteints de la variole à ceux de ses vicaires qui +déjà avaient subi l'influence de la maladie. + +--À Dieu ne plaise! répondit le généreux pasteur. Que penseriez-vous +d'un soldat qui demanderait son congé en temps de guerre, ou +déserterait, par peur du péril, en face de l'ennemi? + +Il continua de visiter assiduement les malades, et par une sorte de +miracle, sans cesse au milieu de cette atmosphère empoisonnée, n'en +reçut aucune atteinte. Mais quelques années après, en 1771, dans des +circonstances semblables, il n'en fut point de même, et le bon curé, +cette fois, obtint presque cette couronne du martyr qu'ambitionnait son +dévouement; il tomba malade à son tour de la petite vérole. Les prières +sans doute de ses chers paroissiens, de ses enfants, firent violence au +ciel, et longtemps entre la vie et la mort, l'abbé Cochin guérit, mais +sa santé resta gravement altérée, au point qu'à deux reprises, il voulut +se démettre de ses fonctions. La paroisse aussi se ressentit longtemps +du passage du fléau, d'autant plus que le faubourg Saint-Jacques était +surtout peuplé par des familles d'ouvriers travaillant dans les +carrières voisines. Cependant il ne se trouvait point d'hôpital, pas +même d'infirmerie dans tout le quartier; il fallait porter les malades, +les blessés mêmes à l'Hôtel-Dieu, et trop souvent le transport, avec les +retards qu'il entraînait, devenait fatal aux infortunés. + +Le bon curé s'en émut, et il résolut de doter sa paroisse d'un hospice. +Il possédait un patrimoine d'un revenu d'environ 1,500 livres qu'il +vendit, et avec cet argent il acheta un terrain sur lequel s'éleva, +d'après les plans de l'architecte Viel, son ami, un établissement qui +fut appelé, suivant le désir du fondateur, simplement: _Hospice de la +paroisse Saint-Jacques-du-Haut-Pas_. Commencé en 1779, l'édifice fut +bâti avec rapidité et il était terminé en moins de quatre années, vers +1782, peu de temps avant la mort du zélé pasteur, tranquille sur +l'avenir de la fondation, assurée par une dotation de quinze mille +livres de revenu due à des âmes charitables. + +Une circonstance touchante, relative à la pose de la première pierre de +cette maison, ne doit pas être oubliée. + +On ne choisit point, comme il est assez d'usage pour cette solennité, un +personnage considérable selon le monde; mais, par une pieuse inspiration +du curé, deux pauvres de la paroisse, furent élus à cet effet en +assemblée générale de charité comme les plus recommandables par leurs +vertus. + +Non moins instruit que pieux et zélé, l'abbé Cochin trouvait le temps, +au milieu des occupations si nombreuses que lui créait la charité, de +composer, en outre de ses prônes et instructions, des ouvrages, ayant +pour but l'édification, mais dont la publication effrayait sa modestie. +«Ce fut avec beaucoup de peine, dit M. A. Biot dans sa Notice, que de +son vivant il livra à l'impression quelques opuscules. Il avait +recommandé par son testament de ne pas mettre au jour ses manuscrits; +ses héritiers jugèrent à propos de ne pas se conformer sur ce point à +ses intentions. Le produit de ses oeuvres posthumes fut consacré à +l'hospice Cochin.» + + + + +COLBERT ET LOUVOIS + +J.-B. Colbert, ministre et secrétaire d'état, contrôleur général des +finances sous Louis XIV, né en 1619, mourut en 1683. On sait en quels +termes Mazarin mourant recommandait au roi son futur successeur: + +«Je dois beaucoup à Votre Majesté, mais je crois m'acquitter en lui +donnant Colbert.» + +On sait de même avec quels éloges les contemporains, prosateurs et +poètes, parlent de ce célèbre ministre. Son nom revient plus d'une fois +dans les _Satires_ de Boileau, mais non pas comme celui de Cotin, +Quinault, Bonnecorse, etc., pour servir de jouet au poète railleur, tout +au contraire: + + Et trompant de Colbert la prudence importune, + Va, par tes cruautés mériter la fortune, + +dit Despréaux dans la huitième Satire. Racine, en dédiant «à Monseigneur +Colbert» sa tragédie de _Bérenice_, ne lui ménage pas les compliments: +«..... Ce qui fait son plus grand mérite (de la tragédie) auprès de +vous, c'est, Monseigneur, que vous avez été témoin du bonheur qu'elle a +eu de ne pas déplaire à Sa Majesté. + +«L'on sait que les moindres choses vous deviennent considérables, pour +peu qu'elles puissent servir à sa gloire et à son plaisir; et c'est ce +qui fait qu'au milieu de tant d'importantes occupations, où le zèle de +votre prince et le bien public vous tiennent continuellement attaché, +vous ne dédaignez pas quelquefois de descendre jusqu'à nous, pour nous +demander compte de notre loisir. + +«J'aurais ici une belle occasion de m'étendre sur vos louanges si vous +me permettiez de vous louer. Et que ne dirais-je point de tant de rares +qualités qui vous ont attiré l'admiration de toute la France; de cette +pénétration à laquelle rien n'échappe; de cet esprit vaste qui embrasse, +qui exécute tout à la fois de grandes choses; de cette âme que rien +n'étonne, que rien ne fatigue! + +«Mais, Monseigneur, il faut être plus retenu à vous parler de vous-même; +et je craindrais de m'exposer, par un éloge importun, à vous faire +repentir de l'attention favorable dont vous m'avez honoré.» + +Malgré quelques dissonnances, le concert de louanges en l'honneur du +marquis de Louvois, ministre de la guerre et de la marine sous Louis +XIV, n'est pas moins bruyant. L'auteur des _Caractères_ lui-même, si +rude à tant d'autres, faisant un sujet de louanges pour Louvois de ce +qui méritait le blâme peut-être, ne va-t-il pas jusqu'à dire: + +«De même une bonne tête ou un ferme génie qui se trouve né avec cette +prudence que les autres hommes cherchent vainement à acquérir, qui a +fortifié la trempe de son esprit par une grande expérience; que, le +nombre, le poids, la diversité, la difficulté et l'importance des +affaires occupent seulement et n'accablent point; qui par l'étendue de +ses vues et de sa pénétration se rend maître de tous les évènements; +qui, bien loin de consulter toutes les réflexions qui sont écrites sur +le gouvernement et la politique est peut-être de ces âmes sublimes nées +pour régir les autres et sur qui ces premières règles ont été faites; +qui est détourné par les grandes choses qu'il fait des belles ou des +agréables qu'il pourrait lire, et qui, au contraire, ne perd rien à +retracer et à feuilleter pour ainsi dire sa vie et ses actions; un homme +ainsi fait _peut dire_ aisément et sans se commettre _qu'il ne connaît +aucun livre et qu'il ne lit jamais_[51].» + +Comment s'étonner, après ces citations, que l'éloge de Louvois et plus +encore celui de Colbert se trouve comme stéréotypé dans toutes les +histoires et qu'on ne tarisse pas sur leur compte, même certains +écrivains qui se proclament _libéraux_ et se piquent d'indépendance +vis-à-vis des puissances, qualifiant «d'esprit courtisanesque et +rétrograde» la réserve et les témoignages de respect pour l'autorité +dont ne se croient jamais affranchis les historiens qui savent ne rien +sacrifier des principes tout en n'oubliant point, dans leur +impartialité, ce qu'ils doivent à la vérité. Nous en trouvons un +remarquable exemple dans un auteur que nous avons eu plus d'une fois +l'occasion de citer et dont nous reproduisons d'autant plus volontiers +les appréciations sur _Colbert_ et _Louvois_ qu'elles différent beaucoup +des jugements du plus grand nombre, de la presque totalité (à l'égard +de Colbert surtout) des écrivains même monarchiques et conservateurs +auxquels le parti pris de la tradition semble avoir fait illusion et +dérobé la claire-vue des évènements. Voici comment St-Victor s'exprime +sur Colbert: + +«Il entendait les finances, le commerce, les manufactures et toutes les +branches de l'administration intérieure, aussi bien que Louvois +entendait la guerre; et pour les administrateurs exclusifs de cette +science industrielle qu'il rendit florissante en France plus qu'elle ne +l'avait été jusqu'à lui, il n'y eut jamais de plus grand ministre que +Colbert. Il faudrait sans doute le louer sans réserve, si, tout en +administrant avec cette supériorité qu'on ne peut lui contester, son +esprit se fût élevé au-dessus du matériel de son administration, et si, +non moins blâmable en ce point que son rival, il n'eût pas, comme lui, +cherché à tout abattre sous le despotisme étroit dans lequel leurs +basses flatteries avaient renfermé leur maître et dont ils partageaient +avec lui, et à l'ombre de son nom, les funestes prérogatives.... Tout ce +qui osait résister à ce despotisme sans règles et sans bornes devait +être brisé. Ce n'était point assez que Louis XIV eût la plénitude du +pouvoir temporel à un degré où aucun roi de France ne l'avait possédé +avant lui; il arriva, ainsi que nous l'avons vu, qu'un pape eut l'audace +de ne pas se plier à toutes ses volontés; il convint d'apprendre au +pouvoir spirituel à quelle distance il devait se tenir du grand _roi_, +et comme nous l'apprend Bossuet lui-même, «_les quatre articles +sortirent à cet effet des bureaux du surintendant_.» + +La conduite de Louis XIV, par exemple, conseillé ou mieux influencé, +entraîné du côté où il penchait par Colbert, dans l'affaire du duc de +Créquy à Rome, comment la comprendre, et surtout, dit très-bien +St-Victor, comment l'excuser? «En fut-il jamais de plus dure, de plus +injuste, de plus cruelle même et d'un plus dangereux exemple? Quel +triomphe pour le roi de France de se montrer plus puissant que le pape +comme prince temporel, et sous ce rapport, de ne mettre aucune +différence entre lui et le dey d'Alger ou la république de Hollande; de +refuser toutes les satisfactions convenables à sa dignité que celui-ci +s'empressait de lui offrir à l'occasion d'un malheureux évènement que +les hauteurs de son ambassadeur avaient provoqué et dont il lui avait +plu de faire une insulte[52]; de violer en lui tous les droits de la +souveraineté en le citant devant une de ses cours de justice et en +séquestrant une de ses provinces; de le contraindre, par un tel abus de +la force, à s'humilier devant lui par une ambassade extraordinaire dont +l'effet immanquable était d'affaiblir, au profit de son orgueil, la +vénération que ses peuples devaient au Père commun des fidèles et dont +son devoir à lui-même était de leur donner le premier l'exemple? Il le +remporta ce déplorable triomphe....» + +«Louvois avait fait de Louis XIV le vainqueur et l'arbitre de l'Europe: +Colbert jugea que ce n'était point assez et ne prétendit pas moins qu'à +le soustraire entièrement à l'ascendant, de jour en jour moins sensible, +que l'autorité spirituelle exerçait sur le souverain. Il n'y réussit +point entièrement parce qu'il aurait fallu pour obtenir un tel succès +que Louis XIV cessât d'être catholique; mais le mal qu'il fit pour +l'avoir tenté fut irréparable.» + +Néanmoins il ne faut pas dire: «Qu'importe!» à propos du repentir tardif +de Colbert tourmenté sur son lit de mort, d'après ce qu'on rapporte, de +remords et d'anxiétés qui prouvent qu'en agissant comme on l'a vu, dans +l'intérêt de son ambition seule, il faisait violence à sa propre +conscience: + +«Oh! s'écriait-il avec une amère douleur, combien n'étais-je pas aveugle +et insensé? Hélas! si j'avais fait pour le Roi du ciel la moindre partie +de ce que j'ai fait pour un roi de la terre, si j'avais donné au souci +de l'éternité un peu davantage de ce temps prodigué si malheureusement à +de vaines sollicitudes, hélas! je serais en ce moment plus tranquille!» + +Un autre et grand sujet d'inquiétude pour le mourant dut être le +ressouvenir de certaines opérations financières, au profit de l'État, +sur lesquelles autrefois il avait pu se faire illusion, mais qu'il +appréciait comme la probité sévère avait fait dès lors. À Colbert, comme +on l'a souvent répété «Louis XIV dut ce rétablissement des finances qui +le rendit en peu d'années maître si tranquille et si absolu de son +royaume; mais il n'est pas inutile d'observer, pour réduire à sa juste +valeur ce qui, au premier coup d'oeil, pourrait sembler un effort du +génie, que cette _restauration financière_ ne fût opérée que par un +odieux abus de ce pouvoir qui déjà ne voulait plus reconnaître de borne +et qu'une _banqueroute_ fut le moyen expéditif que le contrôleur +général imagina pour arriver au but qu'il voulait atteindre. Elle fut +opérée tout à la fois et sur les engagements de la cour connus sous le +nom de _billets d'épargne_ et sur _les rentes de l'Hôtel-de-Ville_[53], +par des manoeuvres qui ne peuvent étonner de la part d'un homme dont la +conduite envers Fouquet n'offre qu'un tissu de bassesses, de fourberies +et de cruautés, mais qui étaient assurément fort indignes de la probité +du grand roi. Enfin ce qui eût été difficile pour qui aurait voulu avant +tout être juste, se fit très facilement par l'injustice et par la +violence.» + +Le jugement motivé de l'auteur du _Tableau historique et pittoresque de +Paris_ sur Louvois (t. 4, 1re partie) ne nous semble pas moins digne +d'attention. + +«Louvois mourut pendant le cours de cette guerre (1692) que son égoïsme +cruel et sa basse jalousie avait allumée; et sa mort prévint de quelques +instants la disgrâce éclatante que lui préparait son maître désabusé.... +On ne peut nier que ce ministre ne possédât à un très haut degré, ainsi +que nous l'avons déjà dit, la sagacité et l'activité nécessaires pour +saisir l'ensemble et les détails de la vaste administration qui lui +avait été confiée, et qu'il ne l'eût perfectionnée de manière à y +produire ce qu'on n'aurait pas cru possible avant lui; mais sans parler +des guerres injustes et impolitiques dans lesquelles il entraîna Louis +XIV, guerres qui creusèrent pour la monarchie un abîme que rien n'a pu +combler, et même en ne le considérant que comme ministre de la guerre, +ce qui est son beau côté, il est important de remarquer que, sous ce +rapport, il fut encore pernicieux à la France en voulant tout soumettre +à ce mécanisme administratif qu'il avait si singulièrement perfectionné. +_L'ordre du tableau_, dont il fut l'inventeur et qui plut à un monarque +absolu dont la politique était de tout niveler autour de lui, éteignit +toute émulation, toute ardeur pour le service militaire, _et détruisit +l'école des grands capitaines_. Le système de tracer les plans de +campagne dans le cabinet et de tenir ainsi les généraux à la lisière +acheva ce que l'ordre du tableau avait commencé.» (_Saint-Victor_). + +Louvois aussi bien que Colbert réussit à confisquer à son profit la +meilleure et la plus solide part du pouvoir en persuadant au roi qu'il +n'était que le simple exécuteur de ses volontés, quand lui ministre +faisait faire au souverain tout ce qu'il voulait et voici comment +d'après ce que Saint Simon nous raconte: «Son esprit naturellement petit +(nous laissons à Saint Simon la responsabilité de ce langage excessif à +notre sens), se plut en toutes sortes de détails. Il (le roi) entra sans +cesse dans les deniers sur les troupes, habillement, évolutions, +armement, exercice, discipline, en un mot, dans toutes sortes de bas +détails; il ne s'en occupait pas moins sur ses bâtiments, sa maison +civile, ses extraordinaires de bouche: il croyait toujours apprendre +quelque chose à ceux qui en ce genre en savaient le plus, qui recevaient +en novices les leçons qu'ils savaient par coeur depuis longtemps. Ces +pertes de temps, qui paraissaient au roi avoir tout le mérite d'une +application continuelle, étaient le triomphe de ses ministres qui, avec +un peu d'art et d'expérience à le tourner, faisaient venir comme de lui +ce qu'ils voulaient eux-mêmes, et qui conduisaient le grand monarque +selon leurs vues et trop souvent selon leurs intérêts tandis qu'ils +s'applaudissaient de le voir se noyer dans les détails.» + +Saint-Victor, après d'autres considérations qu'il est inutile de +reproduire, arrive à cette conclusion: «Colbert et Louvois furent de +_grands ministres_ si ce nom peut être donné à d'habiles +administrateurs, à des hommes actifs, vigilants, rompus à tous les +détails du service dont ils avaient acquis une longue expérience dans +les emplois subalternes, capables en même temps d'en saisir l'ensemble +avec une grande perspicacité et d'y apporter de nouveaux +perfectionnements. Mais si, pour mériter une si haute renommée, ce n'est +point assez de se courber vers ces soins matériels et qu'il faille +comprendre que les sociétés se composent d'hommes et non de choses, que +leur véritable prospérité est dans l'ordre que l'on sait établir au +milieu des intelligences; enfin, si _gouverner_ est autre chose +qu'_administrer_, nous ne craignons pas de le dire, jamais ministres ne +se montrèrent plus étrangers que ces deux personnages si étrangement +célèbres à la science du gouvernement; et les jugeant par des faits +irrécusables, il nous sera facile de prouver que tous les deux furent +funestes à la France et lui firent un mal qui n'a point été réparé.» + +Encore que ce langage, qui contredit bien des opinions reçues, soit de +nature à étonner, il mérite qu'on le prenne en sérieuse considération, +car l'écrivain ne se prononce pas à la légère, mais après mûre réflexion +et examen consciencieux des faits. On sent que la vérité lui coûte à +dire, qu'il blâme à regret, par la force de la conviction et +certainement eût préféré, à l'exemple de tant d'autres, n'avoir qu'à +applaudir. _Amicus Plato sed amica veritas._ + +[51] _De l'Homme_: Chap. XXI _des Caractères_. + +[52] Ses laquais avaient chargé, l'épée à la main, une escouade de +Corses qui protégeait les exécutions de la justice. + +[53] + + Et ce visage enfin plus pâle qu'un rentier + À l'aspect de l'arrêt qui retranche un quartier! + +a dit Boileau qu'on peut s'étonner de voir approuver pareille mesure. + + + + +COMBES (MICHEL) + + +Né à Feurs (Loire), le 20 octobre 1787, Combes entra au service comme +volontaire en 1803; après avoir servi avec distinction sous l'Empire, il +se trouvait chef de bataillon lors du désastre de Waterloo. Resté l'un +des derniers sur le champ de bataille, et désespéré de la défaite, il +quitta la France, où il ne revint qu'après les évènements de 1830. +Rentré dans l'armée comme lieutenant-colonel du 24e de ligne, il fut +nommé colonel du 66e en décembre 1831, et ce fut en cette qualité qu'il +s'empara de la forteresse d'Ancône. Désavoué, et pas à tort, par son +gouvernement, Combes se vit retirer son commandement; mais l'année +suivante, remis en activité, il fut fait colonel de la légion étrangère, +et quelques mois après, du 47e de ligne. + +Pourtant un biographe affirme qu'à cette même époque, prenant en dégoût +sa carrière, il songeait à demander sa retraite, lorsqu'il fut appelé à +faire partie du corps expéditionnaire du général Bugeaud, en Afrique. Sa +conduite au combat de la Sicka lui valut la croix de commandeur de la +Légion d'honneur. Mais quelle récompense n'eût-il pas méritée par son +héroïque dévouement devant Constantine, s'il avait survécu à la +victoire? La tranchée ouverte le 12 octobre 1837, l'assaut fut résolu +pour le lendemain matin 13. Combes commandait la deuxième colonne +d'attaque, à la tête de laquelle il s'élança, sous une grêle de balles, +vers la brèche, en criant: + +«En avant, mes amis, et vive à jamais la France!» + +Arrivé l'un des premiers au sommet de la brèche, le colonel, quoique +blessé assez grièvement au cou, n'en continua pas moins de marcher en +avant. Une barricade, à l'abri de laquelle les Arabes faisaient un feu +meurtrier, barrait le passage. Comprenant de quelle importance il était +de renverser cet obstacle, Combes, montrant du doigt la barricade à ses +soldats, s'écrie: + +«La croix d'honneur est derrière ce retranchement; qui veut la gagner? + +--Moi!» s'écrie le sous-lieutenant du 47e, Besson, qui, d'un bond, +franchit la barricade en entraînant derrière lui ses braves voltigeurs. +Presque au même instant, Combes, atteint mortellement, reçoit en pleine +poitrine une balle qui lui traverse le poumon. Mais, dominant la douleur +par l'énergie de la volonté et préoccupé avant tout de la pensée +d'assurer la victoire, il dit aux soldats, qui l'entourent d'un air +inquiet: + +«Ce n'est rien, mes enfants, je marcherai bientôt à votre tête.» + +Sûr enfin que toute résistance sérieuse a cessé, il quitte la brèche, et +d'un pas ferme encore, se rend auprès du commandant du siége pour lui +rendre compte du succès décisif des colonnes d'assaut. + +«La ville ne peut tenir plus longtemps, dit-il avec calme, le feu +continue, mais va bientôt cesser; je suis heureux et fier d'être le +premier à vous l'annoncer. Ceux qui ne sont pas blessés mortellement +pourront se réjouir d'un aussi beau succès, pour moi, je suis satisfait +d'avoir pu verser encore une fois mon sang pour ma patrie. Je vais me +faire panser,» ajouta-t-il, avec un sourire qui prouvait qu'il ne se +faisait pas illusion sur la gravité de sa blessure. En effet, en dépit +de sa stoïque fermeté, à quelques pas de là, chancelant et prêt à +s'évanouir par la perte du sang, il dut être transporté à l'ambulance où +il expira bientôt âgé de cinquante ans seulement. + +Le gouvernement ordonna que le buste du vaillant soldat ornerait l'une +des salles de l'Hôtel-de-Ville de Feurs, où son coeur serait également +déposé. Une pension de 2,000 francs fut allouée à sa veuve, à titre de +récompense nationale. + +Entre les noms qu'ont illustrés nos guerres d'Afrique, celui du colonel +Combes est assurément l'un des plus glorieux, et l'épisode du siége de +Constantine, dans sa simplicité sublime, est l'un des plus admirables +que rappellent nos annales militaires. + + + + +COMMINES + + +Philippe de Commines naquit au château de Commines sur la Lys, à deux +lieues de Ménin. Quoique sa famille fût des plus honorables de la +province, son éducation, comme il arrivait souvent alors pour les jeunes +gentilshommes, fut assez négligée, et souvent il regretta de n'avoir pas +appris le latin. En 1464, à l'âge de 19 ans, il entra au service de +Charles, comte de Charolais, fils du duc de Bourgogne. «Au saillir de +mon enfance, dit-il au livre 1er de ses _Mémoires_, et en l'âge de +pouvoir monter à cheval, je hantai à Lisle vers le duc Charles de +Bourgogne, lors appelé comte de Charolais, lequel me prit à son +service.» + +L'année suivante, (1465) il se trouvait à la bataille de Monthléry, +livrée contre les troupes du roi de France par le comte de Charolais et +les seigneurs et princes unis pour faire la guerre à leur Suzerain. «Et +fut cette guerre depuis appelée le _Bien Public_, pour ce qu'elle +s'entreprenoit sous couleur de dire que c'estoit pour le bien public.» + +Commines pendant le combat se tenait auprès du prince «et me trouvai ce +jour toujours avec lui ayant moins de crainte que je n'eus jamais en +lieu où je me trouvasse depuis, pour la jeunesse en quoi j'étais, et +que je n'avais nulle connaissance du péril; mais étais ébahi comme nul +s'osait défendre contre tel prince à qui j'étais, estimant que ce fut le +plus grand de tous les autres. Ainsi sont gens qui n'ont point +d'expérience, dont vient qu'ils soutiennent assez d'argus (arguments) +mal fondés et avec peu de raisons. Par quoi fait bon user de l'opinion +de celui qui dit que: «l'on ne se repent jamais pour parler peu, mais +bien souvent de trop parler.» + +La victoire, après une assez grande effusion de sang, semblait rester +indécise, lorsque la retraite du roi, pendant la nuit, fut regardée par +les alliés comme l'aveu d'une défaite. Le comte en particulier +triomphait d'un succès qui devait être pour son malheur comme +l'historien en fait la remarque: «Tout ce jour demeura encore +monseigneur de Charolais, sur le champ, fort joyeux, estimant la gloire +être sienne. Ce qui depuis lui a coûté bien cher: car oncques puis il +n'usa de conseil d'homme mais du sien propre: et au lieu qu'il était +très-inutile pour la guerre paravant ce jour, et n'aimait nulle chose +qui y appartint, depuis furent muées et changées ses pensées, car il a +continué jusques à sa mort; et par là fut finie sa vie et sa maison +détruite; et si elle ne l'est du tout, si est-elle toute désolée.» + +Commines, devenu chambellan de Charles le Téméraire, qui avait succédé à +son père Philippe comme duc de Bourgogne, se trouvait à Péronne lors de +l'entrevue du duc avec le roi de France; Louis XI, s'était pris à son +propre piége en se mettant à la discrétion de celui qu'il espérait +tromper. On sait que Charles, ayant acquis la preuve de la trahison du +roi qui excitait sous main les Liégeois à la révolte, ordonna de fermer +les portes du château et retint le monarque prisonnier. Et dans la +première émotion de sa colère, il se fût emporté peut-être aux dernières +extrémités, s'il n'eût été retenu par ses conseillers dont était +Commines qui réussirent, non sans peine, à réconcilier les deux princes. + +«Comme le duc arriva en sa présence, la voix lui tremblait, tant il +était ému, et prêt de se courroucer. Il fit humble contenance de corps; +mais son geste et parole était âpre, demandant au roi s'il ne voulait +pas tenir le traité de paix, qui avait été écrit et accordé, et si ainsi +le voulait jurer, et le roi lui répondit que oui... Ces paroles +éjouirent fort le duc; et incontinent fut apporté le dit traité de paix, +et fut tirée des coffres du roi la vraie croix, que saint Charlemagne +portait, qui s'appelle la croix de la victoire; et jurèrent la paix; et +tantôt furent sonnées les cloches par la ville: et tout le monde fut +fort éjoui. Autrefois a plu au roi me faire cet honneur de dire que +j'avais bien servi à cette pacification[54].» + +En effet, dans ses lettres patentes, plus tard Louis XI déclara qu'il +avait obligation à Commines, lors de sa détention à Péronne. Louis, qui +se connaissait en hommes et qui avait vu Commines à l'oeuvre, ne négligea +rien pour se l'attacher, et il y réussit d'autant mieux que le +chambellan de Charles, témoin de ses violences, prévoyait que, dans un +temps plus ou moins éloigné, ce caractère fougueux et emporté causerait +sa ruine. Aussi ne se fit-il pas trop prier pour l'abandonner et passer +au service de Louis XI (1472). + +Charles, furieux, ordonna la confiscation de tous ses biens, mais le +roi s'empressa de dédommager Commines, par le don de riches seigneuries; +en outre des terres de Bran et Brandon, en Poitou, il lui donna la +principauté de Talmont et les seigneuries de Curzon, Aulonne, +Chasteau-Gontier et les Chaulmes dans le même pays. En 1474, Commines +reçut encore en toute propriété la seigneurie de Chaillot près Paris et +celle de la Chèvre en Poitou; l'année suivante, il épousa Hélène de +Chambres qui lui apportait en dot la seigneurie d'Argenton et plusieurs +autres. + +Créé sénéchal du Poitou en 1477, Commines se trouvait l'un des +personnages les plus importants du royaume et l'un des familiers du roi +qu'il eut plusieurs fois l'honneur de recevoir dans son château. On +s'explique ainsi que, comblé par le prince de tant de bienfaits, il ne +le juge pas avec la même sévérité que la plupart des autres historiens +et glisse sur les côtés fâcheux de son caractère sans les dissimuler +entièrement. Je trouve donc qu'il y a exagération dans ce jugement de +certains biographes: «Il est vrai que Commines, le serviteur le plus +fidèle et le plus habile de Louis XI, fut aussi le plus dévoué pour tous +les actes injustes, cruels et perfides que l'histoire reproche à ce +monarque. + +«... Il a été beaucoup loué; mais ce qu'on ne peut approuver, c'est le +sang-froid avec lequel il parle des actes les plus iniques et les plus +révoltants..., il est vrai que des actes auxquels il ne fut pas toujours +étranger n'ont pu exciter son indignation. Aussi n'y a-t-il pas plus de +leçons de morale à tirer de ses _Mémoires_ qu'il n'y en a à prendre dans +sa vie publique[55].» + +Ces affirmations sont assurément beaucoup trop absolues, et il est tel +passage des _Mémoires_ qui semble les contredire entièrement, celui-ci +par exemple relatif à la mort du connétable de saint Paul livré au roi +par le duc de Bourgogne: «Il n'était nul besoin au dit duc, qui était si +grand prince, de lui donner une sûreté pour le prendre; et fut grande +cruauté de le bailler où il était certain de la mort, et pour avarice. +Après cette grande honte qu'il se fit, il ne mit guère à recevoir du +dommage. Et ainsi, à voir les choses que Dieu a faites de notre temps, +et fait chacun jour, semble qu'il ne veuille rien laisser impuni; et +peut-on voir évidemment que ces étranges ouvrages viennent de lui; car +ils sont hors des oeuvres de nature, et sont des punitions soudaines; et +par espécial contre ceux qui usent de violence et de cruauté, qui +communément ne peuvent être petits personnages, mais très-grands de +seigneurie ou d'autorité de prince.» (Liv. IV.) + +À propos de la mort du duc de Bourgogne tué sous les murs de Nancy, il +dit encore: «et périt lui et sa maison, comme j'ai dit, au lieu où il +avait consenti par avarice de bailler (livrer) le connétable, et peu de +temps après. Dieu lui veuille pardonner ses péchés! je l'ai vu grand et +honorable prince, et autant estimé et requis de ses voisins, un temps a +été, que nul prince qui fut en chrétienté ou par aventure plus. Je n'ai +vu nulle occasion pour quoi plutôt il dût avoir encouru l'ire de Dieu, +que de ce que toutes les grâces et honneurs qu'il avait reçus en ce +monde, il les estimait tous être procédés de son sens et vertu sans les +attribuer à Dieu comme il devait.» (Liv. V.) + +Commines n'approuve pas, bien s'en faut, la conduite que tint le roi +après la mort du duc, et ses procédés injustes vis-à-vis de l'héritière +légitime Marguerite: «Mais nonobstant qu'il fût ainsi hors de toute +crainte, Dieu ne lui permit pas de prendre cette matière qui était si +grande, par le bout qu'il la devait prendre.... pour joindre à sa +couronne toutes ces grandes seigneuries, où il ne pouvait prétendre nul +bon droit; ce qu'il devait faire par quelque traité de mariage ou les +attraire à soi par vraie et bonne amitié, comme aisément il le pouvait +faire.... Mais par aventure Notre Seigneur ne lui voulut pas de tous +points accomplir son désir, pour aucunes raisons que j'ai dites, ou +qu'il ne voulait point qu'il usurpât sur ces pays du Hainaut pour ce +qu'il n'y avait aucun titre.» + +Voici maintenant comment Commines nous parle de Louis XI dans les +derniers temps de sa vie: «Le roi s'en retourna à Tours (1481), et +s'enfermait fort, et tellement que peu de gens le voyaient; et entra en +merveilleuse suspicion de tout le monde; et avait peur qu'on ne lui ôtât +ou diminuât son autorité. Il recula de lui toutes gens qu'il eut +accoutumés, et les plus prochains qu'il eut jamais.... Mais ceci ne dura +guères; car il ne vécut point longuement; et fit de bien étranges +choses.» + +«Notre Roi était en ce Plessis, avec peu de gens, sauf archers, et en +ces suspicions dont j'ai parlé; mais il y avait pourvu; car il ne +laissait nuls hommes, ni en la ville, ni aux champs dont il eut +suspicion; mais par archers les en faisait aller et conduire. Il +semblait mieux, à le voir, homme mort que vif, tant était maigre; ni +jamais homme ne l'eût cru. Il se vêtait richement, ce que jamais n'avait +accoutumé par avant.... Il faisait d'âpres punitions, pour être craint, +et de peur de perdre obéissance; car ainsi me le dit lui-même. Il +renvoyait officiers et cassait gens d'armes, rognait pensions, et en +ôtait de tous points. Et me dit, peu de jours avant sa mort, qu'il +passait temps à faire et à défaire gens.. et le faisait de peur qu'on ne +le tînt pour mort.» + +«... Mais tout ainsi qu'à deux grands personnages qu'il avait fait +mourir de son temps (dont de l'un fit conscience à son trépas, et de +l'autre non, ce fut du duc de Nemours, et du comte de Saint-Paul) fut +signifiée la mort par commissaires députés à ce faire, lesquels +commissaires en briefs mots leur déclarèrent leur sentence et baillèrent +confesseur pour disposer de leurs consciences, en peu d'heures qu'ils +leur baillèrent à ce faire; tout ainsi signifièrent à notre roi, les +dessus dits, sa mort en brièves paroles et rudes, disant: + +«Sire, il faut que nous nous acquittions, n'ayez plus d'espérance en ce +saint homme (l'ermite Paul), ni en autre chose; car sûrement il est fait +de vous; et pour ce pensez à votre conscience, car il n'y a nul +remède...» + +«Quelle douleur lui fut d'ouïr cette nouvelle et cette sentence? Car +oncques homme ne craignit plus la mort.... Faut revenir à dire qu'ainsi +comme de son temps furent trouvées ces mauvaises et diverses prisons, +tout ainsi avant mourir, il se trouva en semblables et plus grandes +prisons, et aussi plus grande peur il eut que ceux qu'il y avait tenus. +Laquelle chose je tiens à très grande grâce pour lui et pour partie de +son purgatoire. Et l'ai dit ici pour montrer qu'il n'est nul homme de +quelque dignité qu'il soit qui ne souffre ou en secret ou en public, et +par espécial ceux qui font souffrir les autres.» + +Ce langage n'est pas assurément d'un homme habitué «à ne voir et +considérer les actes les plus iniques que comme des moyens de succès et +ne les juger que par les résultats[56]». + +La conclusion de ce sixième livre n'est pas moins admirable et le +prédicateur dans la chaire ne s'exprimerait pas autrement. «Or, +voyez-vous la mort de tant de grands hommes en si peu de temps, qui tant +ont travaillé pour s'accroître et pour avoir gloire, et tant en ont +souffert de passions et de peines, et abrégé leur vie; et par aventure +leurs âmes en pourraient souffrir.... N'eut-il pas mieux valu à eux, et +à tous autres princes, et hommes de moyen état, qui ont vécu sous ces +grands, et vivront sous ceux qui règnent, élire le moyen chemin en ces +choses. C'est à savoir, moins se soucier, et moins se travailler, et +entreprendre moins de choses, et plus craindre à offenser Dieu, et à +persécuter le peuple, et leurs voisins, et par tant de voies cruelles +que j'ai assez déclarées par ci-devant, et prendre des aises et plaisirs +honnêtes? Leurs vies en seraient plus longues. Les maladies en +viendraient plus tard, et leur mort en serait plus regrettée, et de plus +de gens, et moins désirée, et aurait moins à douter (craindre) la mort. +Pourrait-on voir de plus beaux exemples pour connaître que c'est peu de +chose que de l'homme; et que cette vie est misérable et briève et que ce +n'est rien des grands; et qu'incontinent qu'ils sont morts, tout homme +en a le corps en horreur et vitupère? et qu'il faut que l'âme sur +l'heure se sépare d'eux et qu'elle aille recevoir son jugement? Et à la +vérité, en l'instant que l'âme est séparée du corps, jà la sentence en +est donnée de Dieu, selon les oeuvres et mérites du corps, laquelle +sentence s'appelle le jugement particulier.» (Liv. VI). + +Ce langage n'est pas celui du politique, mais du chrétien amené à la +saine appréciation des choses par les malheurs d'autrui et aussi par sa +propre et douloureuse expérience. Celle-ci ne manqua pas à Commines; +car, après la mort de Louis XI, devenu suspect à la régente par suite de +ses relations avec le duc d'Orléans (depuis Louis XII), il fut arrêté et +pendant plus de deux années retenu dans une étroite prison, (bien +étroite) pendant huit mois surtout, puisque c'était une de ces fameuses +cages de fer imaginées par Louis XI: «Il avait fait de vigoureuses +prisons, comme cages de fer et autres de bois, couvertes de plaques de +fer par le dehors et par le dedans avec terribles ferrures de quelques +huit pieds de large et de la hauteur d'un homme et un pied de plus. Le +premier qui les dévisa (essaya) fut l'évêque de Verdun qui, en la +première qui fut faite, fut mis incontinent et y a couché quatorze ans. +Plusieurs l'ont maudit, et moi aussi qui en ont tâté sous le roi de +présent (Charles VIII) l'espace de huit mois.» + +Rendu à la liberté, Commines retrouva en partie son crédit et fut +chargé de plusieurs missions importantes par Charles VIII auquel il +rendit de grands services pendant l'expédition d'Italie. Mais sous le +successeur de ce prince, sous Louis XII, pour qui Commines s'était +naguère si fort compromis, il ne fut aucunement employé, et vécut (qui +sait pourquoi?) dans une sorte de disgrâce, ce qui lui permit d'ailleurs +d'achever tout à loisir la rédaction de ses _Mémoires_. Il mourut, en +1509, dans son château d'Argenton. + +La première édition des _Mémoires_, in-fol. fut publiée à Paris en 1523. + +[54] _Commines._ Liv. II. + +[55] _Biographie nouvelle._ + +[56] _Nouvelle Biographie._--_Encyclopédie des gens du monde._ + + + + +LA CONDAMINE ET JENNER + + +«On peut dire de La Condamine, écrivait naguère le judicieux M. Biot, +que le trait saillant de son caractère, la cause principale de ses +succès dans les sciences, dans les lettres et dans le monde, fut la +curiosité, mais une curiosité active, unie à des qualités solides, +telles que l'ardeur, le courage et la constance dans les +entreprises[57]!» + +Delille, de son côté, nous dit dans son _Éloge de La Condamine_, «un des +plus beaux morceaux de prose que ce grand poète ait écrits», comme +s'exprime Biot qui n'exagère pas: «Sa passion dominante fut cette +curiosité insatiable. Ce doit être celle de ce petit nombre d'hommes +destinés à éclairer la foule, et qui, tandis que les autres s'efforcent +d'arracher à la nature ses productions, travaillent à lui dérober ses +secrets. Sans ce puissant aiguillon, elle resterait pour nous invisible +et muette; car elle ne parle qu'à ceux qui l'appellent; elle ne se +montre qu'à ceux qui cherchent à la pénétrer; elle ensevelit ses +mystères dans des abîmes, les place sur des hauteurs, les plonge dans +les ténèbres, les montre sous de faux jours. Et comment +parviendraient-ils jusqu'à nous, sans la courageuse opiniâtreté d'un +petit nombre d'hommes qui, plus impérieusement maîtrisés par les besoins +de l'esprit que par ceux du corps, aimeraient mieux renoncer à ses +bienfaits que de ne pas les connaître, ne les saisissent pour ainsi dire +que par l'intelligence, et ne jouissent que par la pensée? Cette +qualité, dis-je, fut dominante chez M. de La Condamine; elle lui rendait +tous les objets piquants, tous les livres curieux, tous les hommes +intéressants.» + +De cette curiosité qui, chez notre savant, était une violente passion, +on cite des exemples singuliers, mais que le caractère de l'homme nous +rend vraisemblables. + +Agé de dix-huit ans à peine[58], au sortir du collége, il alla servir +comme volontaire au siége de Roses (1719) où tout d'abord sa curiosité +lui faillit être fatale. Désireux d'observer l'effet d'une batterie, il +monta sur une hauteur, et, armé d'une lunette d'approche, il se mit à +regarder, mais tellement absorbé par sa préoccupation qu'autour de lui +les boulets tombaient comme grêle sans qu'il eût l'air de s'en +apercevoir. C'était sur lui cependant qu'on tirait de la ville, un +certain manteau de couleur écarlate qu'il portait, servant de point de +mire aux artilleurs. Heureusement que du camp un officier supérieur vit +le péril et envoya au jeune homme l'ordre de descendre. + +Dans un voyage qu'il fit bien des années après (1737) en Italie, La +Condamine eut occasion de visiter le trésor de Gênes. On lui montra un +grand vase d'une seule émeraude connu sous le nom de _sacro cattino_, +regardé comme une relique et qui, de plus, pouvait être une ressource +dans les besoins pressants... La Condamine doutait que le vase, vu sa +grandeur, fût réellement une émeraude, et, pour s'en assurer et éprouver +sa dureté, il allait tenter de le rayer, lorsqu'on le prévint et le vase +lui fut retiré des mains. + +Autre anecdote que rapporte Biot, mais qu'il est difficile de ne pas +croire apocryphe: «Dans un petit village, sur les bords de la mer, on +lui montrait un cierge que l'on entretenait toujours allumé, et l'on +ajoutait que, s'il venait à s'éteindre, le village serait tout aussitôt +englouti par les flots. + +«Êtes-vous bien sûr de ce que vous dites? demanda La Condamine au +cicerone; et comme celui-ci répondit qu'il n'en doutait point: + +«Eh bien! reprend l'académicien, nous allons voir, et aussitôt il +souffle sur le cierge qu'il éteint. On n'eut que le temps de le dérober +à la fureur du peuple en le faisant échapper par une issue secrète et +lui recommandant de quitter le village au plus vite.» + +Voici qui paraît plus vraisemblable: un jour qu'il se trouvait près de +Mme de Choiseul pendant qu'elle écrivait une lettre, il se pencha, +soit distraction, soit indiscrétion, comme pour regarder. Mme de +Choiseul s'en aperçut, et continuant néanmoins d'écrire, elle ajouta: + +«Je vous en dirais bien davantage si M. de La Condamine n'était pas +derrière moi, lisant ce que je vous écris.» + +La leçon était méritée encore que La Condamine protestât bien haut de +son innocence en disant: «Ah! madame, rien n'est plus injuste, et je +vous assure que je ne lis pas.» + +On raconte que, lors de l'exécution du régicide Damiens, condamné à être +écartelé, c'est-à-dire tiré à quatre chevaux, La Condamine, afin que +rien ne lui échappât des détails du supplice, s'était mêlé aux valets du +bourreau. Comme les archers voulaient le faire retirer, l'exécuteur le +prit sous sa protection en disant, et paraît-il, sans aucune intention +ironique: + +--Laissez monsieur, c'est un amateur. + +Supposé vraies ces anecdotes, on peut, dans une certaine mesure, excuser +La Condamine en disant avec Delille: «On a prétendu que cette curiosité, +précieuse dans le savant, ressemblait quelquefois à l'indiscrétion dans +l'homme de société; mais ces petits torts, qu'on remarque dans un homme +ordinaire, s'éclipsent dans un homme célèbre, par la considération des +avantages que retire la société de ses défauts mêmes; et c'est peut-être +le louer encore que d'avouer qu'il porta cette passion à l'excès.» + +Après la campagne dont nous avons parlé, La Condamine voyant la paix +signée se dégoûta de la carrière militaire qui ne répondait plus à son +besoin d'activité, et donnant sa démission, il entra comme adjoint +chimiste à l'Académie des sciences. Fût-ce en cette qualité qu'il obtint +de s'embarquer sur l'escadre de Duguay-Trouin, avec laquelle il +parcourut les côtes de l'Asie et de l'Afrique? Il visita la Troade en +particulier et fit un séjour de plusieurs mois à Constantinople. + + +II + +De retour à Paris, il apprit qu'à l'Académie on s'occupait d'un grand +projet de voyage à l'équateur ayant pour but de déterminer la grandeur +et la figure de la terre. Il demanda tout aussitôt à faire partie de +l'expédition, et connu du comte de Maurepas, il ne contribua pas peu à +rendre le ministre tout favorable à l'entreprise et à accélérer les +préparatifs. La Condamine partit avec deux autres membres de l'Académie, +Bouguer et Godin, plus savants peut-être que leur confrère, sans lequel +cependant l'expédition eût échoué; car ce furent son courage, sa gaieté, +sa présence d'esprit, qui soutinrent les deux autres au milieu des +difficultés d'une tâche des plus ardues et des rudes épreuves d'un +voyage qui ne dura pas moins de dix années. Voici ce que Delille nous +apprend: + +«Si nous plaignons l'astronome dans nos villes, imaginez ce que dut +éprouver M. de la Condamine dans ces contrées lointaines. Pour le bien +peindre, il faudrait les couleurs, je ne dis pas de l'éloquence, mais de +la poésie même; et je ne sais si je pourrai me défendre d'employer +quelquefois son langage; du moins ici le merveilleux n'a pas besoin de +fiction. Aux travaux fabuleux de cet Ulysse banni par la colère des +Dieux, cherchant sa patrie sur terre et sur mer, et échappant aux +enchantements de la cour de Circé, on peut opposer sans doute les +travaux réels de M. de La Condamine, s'arrachant aux délices de la +capitale, fuyant sa patrie pour chercher la vérité, traversant de +vastes déserts, souvent abandonné de ses guides, escaladant des +montagnes inaccessibles jusqu'à lui, menacé d'un côté par les masses de +neige suspendues à leur sommet, de l'autre par la profondeur des +précipices, marchant sur des volcans plus terribles cent fois que ceux +de notre continent, respirant de près leurs exhalaisons, quelquefois +même entendant gronder ces foudres souterrains et voyant des torrents de +soufre sillonner ces neiges antiques que n'avaient point effleurées les +feux de l'équateur... Tandis qu'il sondait le volcan de Pitchincha, il +voyait s'enflammer, à sept lieues de distance, celui de Coteau Paxi, sur +lequel il observait quelques jours auparavant; et peut-être sans cet +éloignement, dont sa curiosité s'indignait, sans doute entraîné par +elle, et trop digne émule de Pline, il lui aurait ressemblé dans sa +mort, comme il l'avait imité dans sa vie. + +»À d'incroyables dangers se joignaient d'incroyables fatigues: mesurer +la toise en main une base immense; chercher à travers des rochers, des +ravins, des abîmes, les points de ses triangles; replanter vingt fois, +sur des monts escarpés, des signaux, tantôt enlevés par les Indiens, +tantôt emportés par les ouragans; passer plusieurs nuits sous des tentes +chargées de frimas, quelquefois arrachées par les vents; essuyer la +cruelle alternative et des plus accablantes chaleurs dans la plaine, et +du froid le plus âpre dans les montagnes; voilà quelle fut sa vie +pendant sept ans entiers.» + +Plus loin Delille nous dit encore: «Je ne vous le représenterai point, +après un trajet de cinq cents lieues sur la rivière des Amazones, ce +fleuve immense, large de cinquante lieues à son embouchure, s'enfonçant +dans la rivière du Para large de trois lieues, échouant contre un banc +de vase, obligé d'attendre sept jours les grandes marées, remis à flot +par une vague plus terrible que celle qui l'avait fait échouer, et sauvé +par où il devait périr; je ne vous peindrai pas les tempêtes qu'il +essuya, les nations inconnues qu'il traversa, tous les dangers enfin +menaçant ses jours, tandis que lui, tranquille observateur, seul au +milieu de ces déserts, avec trois Indiens, maîtres de sa vie, tenait +toujours le baromètre, la sonde et la boussole.» + +La Condamine a publié de son voyage une relation intéressante, quoique à +la façon d'un résumé. Nous détachons de ce volume quelques pages qui +prouvent, avec le talent d'observation de l'auteur, que son style ne +manque ni d'agrément ni de facilité: + +«_Pont suspendu._--Je rencontrai sur ma route plusieurs rivières qu'il +fallut passer sur des ponts de cordes d'écorce d'arbre, ou de ces +espèces d'osiers qu'on appelle _lianes_ dans nos îles de l'Amérique. Ces +lianes, entrelacées en réseau, forment d'un bord à l'autre une galerie +en l'air, suspendue à deux câbles de la même matière, dont les +extrémités sont attachées sur chaque bord à des branches d'arbre. Le +tout ensemble présente le même aspect qu'un filet de pêcheur, ou mieux +encore, un hamac indien qui serait tendu d'un côté à l'autre de la +rivière. Comme les mailles de ce réseau sont fort larges et que le pied +pourrait passer au travers, on tend quelques roseaux dans le fond de ce +berceau renversé pour servir de plancher. On voit bien que le poids seul +de tout ce tissu, et plus encore le poids de celui qui y passe, doit +faire prendre une grande courbure à toute la machine, et si l'on fait +attention que le passant, quand il est au milieu de sa carrière surtout +lorsqu'il fait du vent, se trouve exposé à de grands balancements, on +jugera aisément qu'un pont de cette espèce, quelquefois de plus de +trente toises de long, a quelque chose d'effrayant au premier coup +d'oeil... Cependant ce n'est pas encore là l'espèce de pont la plus +singulière ni la plus dangereuse qui soit en usage dans le pays.» + +Voici le portrait que l'auteur nous fait des indigènes indiens: «J'ai +cru reconnaître en tous un même fonds de caractère, l'insensibilité en +fait la base; je laisse à décider si on la doit honorer du nom +d'apathie, ou l'avilir par celui de stupidité. Elle naît sans doute du +petit nombre de leurs idées, qui ne s'étend pas au-delà de leurs +besoins. Gloutons jusqu'à la voracité, quand ils ont de quoi se +satisfaire; sobres, quand la nécessité les y oblige, jusqu'à se passer +de tout sans paraître rien désirer; pusillanimes et poltrons à l'excès, +si l'ivresse ne les transporte pas; ennemis du travail, indifférents à +tout motif de gloire, d'honneur ou de reconnaissance; uniquement occupés +de l'objet présent et toujours déterminés par lui; sans inquiétude pour +l'avenir; incapables de prévoyance et de réflexion, se livrant quand +rien ne les gêne à une joie puérile qu'ils manifestent par des sauts et +des éclats de rire immodérés, sans objet et sans dessein; ils passent +leur vie sans penser et ils vieillissent sans sortir de l'enfance dont +ils conservent tous les désirs.» + +Ce portrait du sauvage, dessiné d'après nature, d'après l'original, ne +ressemble guère à celui que Jean-Jacques traçait de fantaisie à la même +époque, pour justifier ses folles théories. Le passage de La Condamine +était fait pour l'embarrasser et le contrarier, surtout à cause de la +conclusion qui contredit si formellement le système du philosophe de +Genève: «L'homme naît bon, c'est la société qui le déprave.» Or La +Condamine répond: «On ne peut voir sans humiliation combien l'homme +_abandonné à la simple nature_, privé d'éducation et de société, +_diffère peu de la brute_.» + +De courageux missionnaires cependant s'étaient dévoués à la rude tâche +d'évangéliser ces populations dégradées et de faire des hommes de ces +brutes. Notre voyageur dut aux bons pères de grands secours et se plaît +à le reconnaître. «J'étais attendu à Borja par le R. P. Magnin, +missionnaire jésuite, en qui je trouvai toutes les attentions et +prévenances que j'aurais pu espérer d'un compatriote et d'un ami.» + +«Le missionnaire (portugais) de Saint-Paul, dit-il ailleurs, prévenu de +notre arrivée, nous tenait prêt un grand canot équipé de quatorze +rameurs avec un patron. Il nous donna de plus un guide portugais et nous +reçûmes de lui et des autres religieux de son ordre, chez qui nous avons +déjeuné, un traitement qui nous fit oublier que nous étions au centre de +l'Amérique de 500 lieues de terre habitées par des européens[59].» + +Pendant que La Condamine, ne pensant qu'à la science, explorait les +Cordilières du Pérou, les habitants du pays le croyaient occupé sur ces +montagnes à découvrir de l'or. Or, «au moment où il se préparait à +revoir sa patrie et à lui porter les vérités qu'il avait conquises, on +lui enlève une cassette qui renfermait ses journaux et l'argent destiné +pour son voyage. Il fait publier sur-le-champ qu'il consent à perdre la +somme entière, pourvu qu'on lui rende ses papiers. La condition fut +acceptée, et, malgré la perte d'une somme considérable, il crut en effet +avoir retrouvé son trésor[60].» + +Son courage égalait son désintéressement. Dans son voyage du Levant, +plutôt que de livrer au cadi de Baffa un dépôt d'argent qui lui avait +été confié, on le vit se défendre contre soixante hommes, braver les +coups de fusil, le canon même, enfin traîné devant le cadi, lui en +imposer par sa fermeté, lui arracher des excuses par ses menaces; en un +mot faire respecter les droits de la propriété dans le pays des +usurpations et ceux de la liberté dans le séjour de l'esclavage. + +Après dix années d'absence, La Condamine revit l'Europe où il ne tarda +pas à publier le résultat de ses observations. Mais ce Mémoire fut +attaqué violemment par Bouguer avec lequel, pendant le voyage, s'était +brouillé La Condamine. Celui-ci, dans sa réponse plus malicieuse que +passionnée, mit les rieurs de son côté, ce qui lui donna gain de cause. + + +III + +On eût cru qu'après tant de fatigues, La Condamine devait éprouver le +besoin du repos, mais la dispute avec Bouguer à peine terminée, nous le +voyons partir pour l'Italie; il est vrai, qu'en outre de la curiosité du +touriste, un motif particulier le portait à entreprendre ce voyage. Il +voulait voir Rome et surtout le Souverain-Pontife dont l'accueil fut +pour lui des plus bienveillants. Benoit XIV fit à La Condamine cadeau de +son portrait en l'interrogeant longuement sur ses voyages, et il lui +accorda avec bonne grâce la dispense que le savant sollicitait afin de +pouvoir épouser une de ses parentes. Cette démarche, pour le dire en +passant, prouve que La Condamine n'était point tout à fait un sceptique +à la façon de certains de ses confrères de l'Académie. Du reste, il en +fut récompensé, Delille nous l'atteste: + +«Sa plus douce consolation, c'était l'attachement de sa digne épouse. Si +jamais l'hymen est respectable, c'est surtout lorsqu'une femme jeune +adoucit à son époux les derniers jours d'une vie immolée au bien public. +La sienne aimait en lui un mari vertueux; elle respectait un citoyen +utile. Cette impétuosité inquiète qui, dans M. de La Condamine, +ressemblait quelquefois à l'humeur, loin de rebuter sa tendresse, la +rendait plus ingénieuse. Elle le consolait des maux du corps, des peines +de l'esprit, de ses craintes, de ses inquiétudes, de ses ennemis et de +lui-même; et ce bonheur, qui lui avait échappé peut-être dans ses +courses immenses, il le trouvait à côté de lui dans un coeur tendre, qui +s'imposait, par l'amour constant du devoir, ces soins recherchés +qu'inspire à peine le sentiment passager de l'amour.» + +La Condamine, spirituel, aimable, célèbre par ses longs voyages, +jouissant dans le monde d'une grande réputation comme savant, écrivant +avec correction, souvent même avec élégance, semblait tout naturellement +désigné au choix de l'Académie, qui, en effet, l'admit dans son sein en +1760. Son discours de réception se distingue par la clarté et la +simplicité avec laquelle contrastait le ton solennel de Buffon, +d'ailleurs très-éloquent dans la brièveté. «Sa réponse n'a que deux +pages, nous dit Biot, mais ces deux pages, écrites avec génie, porteront +plus loin le nom de La Condamine que tous ses ouvrages n'auraient pu +faire.» + +À l'occasion de cette séance, on fit circuler une épigramme assez +malicieuse que quelques-uns attribuent à La Condamine lui-même: + + La Condamine est aujourd'hui + Reçu dans la troupe immortelle; + Il est bien sourd: tant mieux pour lui; + Mais non muet: tant pis pour elle. + +Cette surdité, gagnée par le voyageur dans ses courses au sommet des +Cordilières, lui fut une cruelle épreuve, aggravée dans les dernières +années par une paralysie qui ne lui permettait presque plus aucun +mouvement. Dans cet état, ne pouvant plus se rendre à l'Académie, il se +faisait lire le compte-rendu des séances et les Mémoires les plus +intéressants. + +Il apprit par l'un d'eux qu'un jeune chirurgien venait de proposer une +opération très-hardie et nouvelle pour une des maladies dont il +souffrait. Aussitôt il le fait appeler et l'invite à tenter sur lui-même +une nouvelle expérience. + +--Mais, dit le praticien, je puis avoir le malheur de ne pas réussir. + +--Que cela ne vous inquiète pas, monsieur; je suis vieux et malade; on +dira que la nature vous a mal secondé. Tout au contraire, si vous me +guérissez, je rendrai moi-même à l'Académie un compte exact de votre +procédé, et cela vous fera, je crois, grand honneur. + +Le jeune homme consent, l'opération a lieu, mais ce qui n'arrive guère +d'habitude, le malade, trouvant qu'il était trop expéditif, lui disait: + +«Allez donc plus doucement, monsieur, je vous prie, qu'importe que je +souffre un peu davantage! L'important est que je voie et puisse bien me +rendre compte de votre procédé, afin de faire mon rapport à l'Académie.» + +La Condamine n'eut pas cette satisfaction. Il succomba aux suites de +cette opération, supportée avec un courage qui ne l'abandonna pas +jusqu'à la fin, en dépit de ses souffrances. On aime à voir Delille +ajouter: «Le même enthousiasme et la même curiosité qui lui avaient fait +si souvent exposer sa vie, ont avancé sa mort; il l'a vue s'approcher, +je ne dis pas avec intrépidité, mais j'oserais presque dire avec +distraction. Ce n'était point l'incrédulité stupide, qui cherche à +s'étourdir sur ce dernier moment, c'était l'inattention d'un homme +ardent, dont l'âme se prend et s'attache, jusqu'au dernier soupir, à +tout ce qui l'environne, qui se hâte de vivre, et dont l'activité n'a +fini qu'avec lui.» Mais cette préoccupation excessive, on peut +l'espérer, ne le détourna point absolument des pensées de l'éternité, et +«sa curiosité, pour parler comme Bossuet, ne languit pas sur ce seul +point.» + +Parmi les nombreux ouvrages de La Condamine, il s'en trouve plusieurs +relatifs à l'_inoculation_ de la petite vérole, pratique qu'il s'efforça +de propager, mais depuis si heureusement remplacée par la vaccine. Quand +on lit, dans les historiens du temps, les ravages causés par la terrible +maladie qui, souvent devenant épidémique, enlevait en quelques jours des +villages entiers, on se sent plein d'une reconnaissance profonde pour +Jenner qu'on n'hésite pas à placer au premier rang des bienfaiteurs de +l'humanité. + +«Il est juste de dire, avec M. Renauldin, que c'est en France, dans +l'année 1781, que l'idée première de la possibilité du transport d'une +éruption de la vache sur l'homme a eu lieu, que cette idée, émise par un +Français (M. Rabaut-Pommier) devant un médecin anglais, a été +communiquée par ce dernier à Jenner, son compatriote, qui, ensuite +appliquant toute son attention à ce fait, aurait consulté les traditions +populaires du pays où il exerçait la médecine et aurait appris que +depuis longtemps on y connaissait cette propriété qu'avait la maladie de +la vache, non-seulement de se communiquer à l'homme, mais encore de le +préserver de la petite vérole.» + +«Ainsi, continue M. le docteur Husson[61], la vaccine était connue avant +que Jenner s'en fût sérieusement occupé, et sans rien ôter au mérite du +docteur anglais qui a étudié, approfondi, expérimenté et fait connaître +tout ce qui est relatif à la vaccine, notre patrie peut réclamer sa part +dans cette heureuse invention... dont l'idée mère et première a été +donnée par un Français, et dont l'étude et la juste appréciation ont +été, même de l'aveu de nos voisins d'outre-Manche, plus vigoureusement +suivies parmi nous que parmi eux.» + +Chaptal, lorsqu'il était ministre de l'intérieur, y contribua tout +particulièrement, et l'on ne saurait donner trop d'éloges à son zèle. + +Il n'est pas inutile d'ajouter que Jenner, à l'honneur de l'Angleterre, +fut magnifiquement récompensé. Le parlement, par deux fois, lui vota des +remercîments publics et unanimes en lui accordant le 2 juin 1802, à +titre de récompense nationale, une somme de dix mille livres sterling, +et en 1807 une autre somme de vingt mille livres, auxquelles il faut +ajouter cinq cents livres données par le roi (total, 762,500 fr.). Le +chancelier d'Angleterre dit à cette occasion: + +«La Chambre peut voter pour le docteur Jenner telle récompense qu'elle +jugera convenable; elle recevra l'approbation unanime, parce que cette +récompense a pour objet la plus grande ou l'une des plus importantes +découvertes que la société ait faites depuis la création du monde.» + +De telles paroles font honneur à l'homme d'État qui les prononçait, +comme à la haute assemblée qui savait les comprendre et s'y associer par +l'unanimité de ses applaudissements. + +D'ailleurs le dévouement et le zèle désintéressés de Jenner méritaient +ces récompenses; car après avoir refusé une place lucrative dans l'Inde +par attachement pour son frère et pour sa patrie, il alla s'établir à +Berkeley (comté de Glocester), lieu de sa naissance (17 mai 1749), pour +y exercer la chirurgie. Là, mis sur la trace de la découverte qui devait +immortaliser son nom, il consacra plusieurs années à des recherches, à +des observations, des expériences nécessaires pour s'assurer avec une +entière certitude des propriétés bienfaisantes de la vaccine. Sa +conviction formée et devenue inébranlable, il dut se résigner à quitter +sa paisible vallée de Glocester pour aller habiter Londres «où, dit M. +Renauldin[62], il consacra tout son temps à donner aux médecins les +instructions dont ils pouvaient avoir besoin pour le succès de la +vaccination, et à entretenir avec l'étranger une immense correspondance, +laquelle devint même tellement étendue, qu'il fut forcé d'en demander +l'interruption à cause des frais énormes qu'elle lui occasionnait.» + +L'indemnité dont nous avons parlé le dédommagea amplement de ces +généreuses dépenses. Riche, grâce à la munificence nationale, il n'en +continua pas moins jusqu'à la fin de sa vie, avec le même zèle, ses +études et ses recherches, tout occupé de la pensée d'étendre les +applications de la vaccine à certaines autres affections éruptives, à la +coqueluche, etc. Devenu veuf en 1815, il se retira avec son fils et sa +fille à Berkeley, où il mourut subitement d'apoplexie, dans sa +bibliothèque, le 26 janvier 1823. Ses enfants, quoique vivant près de +lui, arrivèrent seulement pour lui fermer les yeux. + +Trois années après (1826), on érigeait à Jenner une statue en marbre +blanc, dans l'église de Glocester. + +[57] _Notice sur La Condamine_, par Biot. + +[58] Il était né à Paris le 28 janvier 1701. + +[59] _Abrégé d'un voyage dans l'Amérique méridionale._--in-8º.--1745. + +[60] _Éloge de La Condamine_, par Delille. + +[61] _Dictionnaire des Sciences médicales._--T. 56. + +[62] _Biographie universelle._ + + + + +CORNEILLE (PIERRE) + +I + + +«Le créateur de l'art dramatique en France, dit Victorin Fabre[63] l'un +des hommes qui ont le plus contribué au développement du génie national, +et le premier dans l'ordre des temps entre les grands écrivains du +siècle de Louis XIV.» En effet, il avait depuis longtemps publié tous +ses chefs-d'oeuvre lorsque, en 1664, Racine fit jouer sa première pièce +(_les Frères ennemis_). Un intervalle de trente-quatre ans sépare le +_Cid d'Andromaque_. + +Corneille (Pierre) naquit à Rouen, le 6 juin 1606; son père nommé aussi +Pierre Corneille, était avocat général à la table de Normandie[64] et il +destinait son fils au barreau lorsqu'une aventure racontée par +Fontenelle, mais qu'il me paraît inutile de rappeler, révéla au jeune +homme sa vocation littéraire, et lui inspira sa première comédie, +_Mélite_, jouée non sans succès en 1629. Elle fut suivie de _Clitandre_, +_la Veuve_, _la Galerie du Palais_, _la Suivante_, _la Place Royale_, +fort bien accueillies par le public qui, par comparaison avec ce qu'on +voyait alors sur la scène, trouvait presque des chefs-d'oeuvre ces +faibles essais d'un talent qui suivait le goût de son siècle avant de le +réformer, ces ébauches informes dans lesquelles déjà cependant se +rencontrent des combinaisons ingénieuses, des vers heureux, des traits +spirituels. Dans _Médée_(1635), malgré l'horreur et l'invraisemblance du +sujet, moins choquant d'ailleurs à l'époque où Corneille écrivait +qu'aujourd'hui, le grand tragique se révèle par quelques passages et +surtout par le fameux vers: + + Dans un si grand revers que vous reste-t-il?--Moi! + +Quoique ces divers ouvrages ne se lisent plus guère, le succès qu'ils +eurent alors attira l'attention de Richelieu, visant au rôle de Mécène, +et qui volontiers pensionnait des poètes, Bois-Robert, Colletet, Rotrou, +l'Étoile qu'il chargeait de mettre en vers les pièces dont il +fournissait le canevas[65]. Corneille leur fut adjoint, et pour se +concilier ce puissant protecteur, il se résigna, lui aussi, à cette +ennuyeuse besogne. Mais, en honnête homme qu'il était, il y mit de la +conscience, et trouvant, en certains endroits, le scénario donné par +l'éminence, mal combiné, il n'hésita pas à faire les changements +nécessaires dont le cardinal eût dû lui savoir gré. Tout au contraire, +son amour-propre d'auteur fort chatouilleux s'offensa et il fit à +Corneille en termes assez vifs des reproches que le poète ne crut pas +devoir prendre en bonne part, ce qui lui valut une admonestation plus +sévère du haut personnage. «Vous manquez d'esprit de suite,» lui dit-il +entre autres choses, expression qui, à cette époque, signifiait que +Corneille n'était pas suffisamment docile ou servile. + +Le poète, qui avait dans le caractère quelque chose de la fierté +romaine, garda le silence; mais le lendemain, prétextant que des +affaires de famille le rappelaient à Rouen, il demanda son congé et +déclara renoncer à sa pension. Le cardinal prit de l'humeur de cette +incartade que les envieux et les flatteurs se plurent à exagérer, et de +là son mécontentement que le succès inattendu du _Cid_ ne fit +qu'exaspérer. Maintenant faut-il, à l'exemple des biographes, qui nous +racontent ces détails, la plupart contestables, faut-il prendre parti +complètement pour Corneille et donner tous les torts au ministre? Non, +sans doute, Corneille déjà disait de lui-même avec la conscience de son +génie: + + Je sais ce que je vaux et crois ce qu'on m'en dit. + Pour me faire admirer, je ne fais point de ligue, + J'ai peu de voix pour moi, mais je les ai sans brigue. + Je satisfais ensemble et peuple et courtisans, + Et mes vers en tous lieux sont mes seuls partisans; + Par leur seule beauté ma plume est estimée: + Je ne dois qu'à moi seul toute ma renommée; + Et pense toutefois n'avoir point de rival, + À qui je fasse tort en le traitant d'égal[66]. + +Il n'eut pas peut-être dans la discussion les ménagements que la +situation commandait et dont plus tard il comprit mieux la nécessité. +Quoiqu'il en soit, retourné à Rouen, il y fit par fortune la +connaissance d'un M. de Châlon, ancien secrétaire de Marie de Médécis, +qui lui dit un jour: + +«Monsieur, vos comédies sont pleines d'esprit; mais permettez-moi de +vous le dire, le genre que vous avez embrassé est indigne de vos +talents: vous n'y pouvez acquérir qu'une renommée passagère. Vous +trouverez, chez les Espagnols, des sujets qui, traités dans notre goût +par un esprit tel que le vôtre, produiront de grands effets. Apprenez +leur langue; elle est aisée: j'offre de vous montrer ce que j'en sais. +Nous traduirons d'abord quelque endroits de Guilhen de Castro.» + +Corneille accepta et il n'eut qu'à s'en applaudir, car ce fut ainsi +qu'il trouva le sujet du _Cid_ accueilli par une explosion +d'enthousiasme et des transports dont Pélisson se fait l'écho: «Il est +malaisé, dit-il, de s'imaginer avec quelle approbation cette pièce fut +reçue de la cour et du public. On ne pouvait se lasser de la voir; on +n'entendait autre chose dans les compagnies; chacun en savait quelques +parties par coeur; on la faisait apprendre aux enfants, et en plusieurs +endroits de la France, il était passé en proverbe de dire: «_Cela est +beau comme le Cid._» + +Maintenant faut-il prendre à la lettre les récriminations des biographes +résumées dans ces deux vers de Boileau: + + En vain contre le _Cid_ un ministre se ligue, + Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue. + +Est-il bien vrai, comme l'affirme M. Victorin Fabre, que ce succès trop +éclatant excita contre l'auteur une des persécutions les plus violentes +dont l'histoire des lettres et des passions qui les déshonorent ait +conservé le souvenir? Rivaux de gloire, amis de cour, tout jette le +masque; un ministre tout puissant s'était ligué contre le _Cid_. + +Sans contester que le succès du _Cid_ ait dû provoquer des jalousies, +doit-on voir là le motif unique des critiques dirigées contre la pièce +et en particulier de l'attitude de Richelieu qui n'aurait obéi qu'à une +misérable rancune? Suivant mon habitude de n'accepter que, sous bénéfice +d'inventaire les affirmations des biographes quand elles ne s'appuient +pas sur des faits indiscutables, dans cette circonstance, je me +permettrai de penser autrement qu'eux relativement au cardinal. Il faut +bien le reconnaître aujourd'hui qu'on peut tout dire, le _Cid_, absous +par le succès, n'est pas une pièce irréprochable au point de vue de +l'art non plus que de la morale quoique disent M. Victorin Fabre et +d'autres: «C'était l'un des plus heureux sujets que pût offrir le +théâtre; une intrigue noble et touchante, le combat des passions entre +elles, et du _devoir_ contre les passions; c'était l'art encore inconnu +de disposer, de mouvoir les grands ressorts dramatiques, l'art d'élever +les âmes et de toucher les coeurs; en un mot c'était la vraie tragédie.» + +Ce jugement, stéréotypé pour tous les manuels littéraires, ne peut +s'admettre sans réserve. Assurément la pièce du _Cid_ est une conception +des plus dramatiques; on y trouve et en nombre des scènes émouvantes, et +ces admirables dialogues dont le grand Corneille semble avoir gardé le +secret; qui vous enlèvent par la sublime fierté du langage, la force et +la vivacité des reparties jetées dans un alexandrin superbe dont le +moule est d'airain. Ces merveilles de l'art nul homme de sens et de goût +ne les conteste; mais faut-il nier pour cela les longueurs et les +fastidieuses redites de ce rôle inutile et ennuyeux de l'Infante? La +morale de la pièce mérite un blâme plus sévère encore. Qu'est-ce au fond +que ce _devoir_ auquel obéissent les principaux personnages en se +sacrifiant eux et les leurs avec une résolution inexorable? Qu'est-ce +que «_cet honneur_» qui revient à chaque instant sur leurs lèvres? +_L'orgueil_, rien que l'orgueil, un orgueil féroce, qui, foulant aux +pieds toute religion, toute morale, estime le pardon des injures une +suprême lâcheté, et après un soufflet reçu, ne voit que la vengeance, et +prompte, et se juge avili, déshonoré, indigne de vivre si l'affront +n'est pas lavé dans le sang. Ces maximes si profondément +anti-chrétiennes s'étalent dans les plus beaux vers, triomphent partout +dans la pièce qui est, avec la glorification d'une passion amoureuse, +celle plus condamnable du duel, et du duel à outrance: + + Ce bras, jadis l'effroi d'une armée ennemie, + Descendait au tombeau tout chargé d'infamie, + Si je n'eusse produit un fils digne de moi, + Digne de son pays et digne de son roi. + Il m'a prêté sa main, _il a tué le comte_, + _Il m'a rendu l'honneur_, il a lavé ma honte. + +S'écrie le père de Rodrigue. Or, ne peut-on pas admettre que Richelieu, +cardinal et assez bon théologien, surtout grand homme d'état, ait pris +ombrage de tout cela, lui qui comme ministre, combattait avec tant +d'énergie ce malheureux préjugé, ce crime du duel qui de son temps avait +fait un trop grand nombre de victimes? Quoi d'étonnant à ce qu'il eût +été choqué comme d'une atteinte à l'autorité aussi bien qu'à la religion +de toutes ces fausses et sauvages maximes, débitées au théâtre avec +audace et accueillies par des applaudissements frénétiques, et que tel +fut le principal motif de son irritation à l'endroit du _Cid_, bien +plutôt qu'une mesquine jalousie littéraire. + +Cette opinion nous paraît d'autant plus vraisemblable que, tout en +déférant à l'Académie le jugement de la fameuse pièce, il rendait +justice au mérite du poète, et lui continuait ses libéralités que +Corneille «acceptait avec résignation», dit Victorin Fabre, non moins +ingénieux et raffiné dans son interprétation que M. L. J. de la +_Nouvelle Biographie_ qui voit une ironie à peine dissimulée dans la +dédicace si louangeuse des _Horaces_ où Corneille dit à Richelieu: +«C'est de votre Éminence que je tiens tout ce que je suis.... Nous vous +avons deux obligations très signalées, l'une d'avoir ennobli le but de +l'art, l'autre de nous en avoir facilité la connaissance.... J'ai +souvent appris en _deux heures_ (dans ses entretiens avec le cardinal) +ce que mes livres n'eussent pu m'apprendre en _dix ans_; c'est là que +j'ai puisé ce qui m'a valu l'applaudissement du public, ce que j'ai de +réputation, dont je vous suis entièrement redevable.» + +Il y avait trop d'honnêteté dans le caractère de Corneille pour qu'on +puisse supposer qu'il ne parlait pas sérieusement, réconcilié de bonne +foi avec le cardinal. Il le louait comme on louait alors dans les +dédicaces, avec peu de discrétion et de mesure, témoin l'épître[67] au +président du parlement de Toulouse, Montauron, comparé à Auguste, un +compliment que le magistrat prit en bonne part et ne crut pas payer trop +cher par un cadeau de 1,000 pistoles au poète, lequel ne s'en trouva +nullement humilié, tout au contraire, car dans les idées du temps, cela +faisait honneur à l'un comme à l'autre. + +_Polyeucte_ succéda à _Cinna_ et ne fut pas moins bien accueilli encore +que, dans une lecture faite à l'hôtel de Rambouillet, le cercle des +précieuses eût peu goûté ce sujet chrétien, tant, par suite d'une fausse +éducation, les idées païennes dominaient les esprits les plus cultivés +et ceux-là surtout; car la pièce fut jouée aux applaudissements réitérés +d'un parterre enthousiaste. Après la communication officieuse qui lui +avait été faite par Voiture témoignant de la désapprobation des dames et +messieurs de l'hôtel Rambouillet, Corneille, découragé, aurait retiré sa +pièce s'il n'en eût été empêché par un obscur comédien, La Roque, qui en +jugea mieux que tous les beaux esprits du temps, et là où ils ne +voyaient qu'une déclamation pieuse et ennuyeuse, sut deviner un +chef-d'oeuvre. On peut dire, à la décharge de l'hôtel de Rambouillet, +que, dans _Polyeucte_, où se voient tant d'admirables scènes, tant de +dialogues sublimes, il y avait aussi des choses faites pour déplaire, +par exemple le caractère bas de Félix, le zèle pas toujours éclairé de +Néarque et de Polyeucte, et comme dit Fontenelle, «on pouvait craindre +qu'un homme qui résigne sa femme à son rival ne passât pour un imbécile +plutôt que pour un bon chrétien.» Ce ne fut donc pas peut-être «le +christianisme qui avait extrêmement déplu» mais l'exagération qui +pouvait le montrer sous un jour peu favorable en le rendant odieux ou +ridicule. + +Le _Menteur_, la _Suite du Menteur_, et _Rodogune_ furent jouées avec le +même succès que les pièces précédentes de l'auteur. Mais _Théodore_ et +_Don Sanche d'Aragon_ réussirent peu, _Perthrarite_ tomba tout-à-fait, +et ces trois pièces méritaient leur sort. Le public, formé par Corneille +lui-même, en avait bien jugé; mais le poète, on a regret à le dire, ne +sut pas se résigner, aveuglé par la fausse tendresse paternelle. +«Méconnaissant l'intervalle immense qui séparait ses chefs-d'oeuvre d'un +ouvrage si peu digne de lui, dit Villenave[68], il crut voir chanceler +dès lors tout l'édifice de sa gloire. Le sentiment amer de l'injustice +entra dans son âme ardente et la remplit de douleur; il accusa le public +d'inconstance et renonça au théâtre en se plaignant d'avoir «trop +longtemps écrit pour être encore de mode.» + +C'est alors que Corneille entreprit la traduction de l'_Imitation de +Jésus Christ_ «travail auquel il fut porté par des pères jésuites de ses +amis et par des sentiments de piété qu'il eut toute sa vie», et qui +l'occupa plusieurs années. Il n'eut pas à le regretter puisque, outre la +satisfaction intime qu'il éprouvait dans une occupation selon son coeur, +le livre eut un succès prodigieux «et le dédommagea en toutes manières +d'avoir quitté le théâtre. Cependant, si j'ose en parler avec une +liberté que je ne devrais peut-être pas me permettre, dit le neveu de +Corneille[69], je ne trouve point dans la traduction le plus grand +charme de l'_Imitation_, je veux dire sa simplicité et sa naïveté. Elle +se perd dans la pompe des vers et je crois même qu'absolument la forme +du vers lui est contraire.» + +Ce jugement, quoique ratifié par la postérité qui a délaissé +complètement le livre de Corneille dont il s'était fait naguère tant +d'éditions, ce jugement me paraît très-discutable et la traduction de +Corneille se rapproche, beaucoup plus que Fontenelle ne semble le +croire, des mérites de l'original, outre qu'elle a celui d'une grande +fidélité surtout pour une interprétation en vers. Elle n'est point, +selon nous, indigne du grand poète comme le pensent trop de gens qui ne +la connaissent que par ouï-dire, et ne manque ni de simplicité ni +d'onction. Prenons au hasard quelques passages dans les premiers +chapitres: + + Vanité d'entasser richesses sur richesses; + Vanité de languir dans la soif des honneurs; + Vanité de choisir pour souverains bonheurs + De la chair et des sens les damnables caresses; + Vanité d'aspirer à voir durer nos jours + Sans nous mettre en souci d'en mieux régler le cours, + D'aimer la longue vie et négliger la bonne, + D'embrasser le présent sans soin de l'avenir, + Et de plus estimer un moment qu'il nous donne + Que l'attente des biens qui ne sauraient finir. + +Autre citation: + + Souvent l'esprit est faible et les sens indociles, + L'amour-propre leur fait ou la guerre ou la loi; + Mais bien qu'en général nous soyons tous fragiles, + Tu n'en dois croire aucun si fragile que toi. + +La traduction de Corneille ne méritait pas assurément le discrédit dans +lequel elle est tombée après sa mort et que le judicieux Victorin Fabre +la qualifiât si étrangement «un travail malheureux.» Point du tout +malheureux au gré de Corneille qui tira du livre si grand profit pour sa +bourse comme pour sa réputation. On pourrait s'étonner après cela qu'il +soit revenu au théâtre dont, pendant six années, il avait paru +complètement dégoûté, et mieux eût valu qu'il persévérât dans ce +sentiment. Ses nouvelles et nombreuses pièces (_Sertorius_ excepté) ne +font qu'attester l'affaiblissement de son génie qui ne se révèle plus +que par de rares éclairs dans _OEdipe_, la _Toison d'Or,_ _Sophonisbe_, +_Othon_, _Surena_, _Attila_, etc. Si médiocre d'ailleurs que soit cette +dernière pièce Boileau n'est pas à louer d'avoir fait sur elle une +méchante épigramme. + +On s'explique d'autant moins l'illusion de Corneille à l'endroit de ses +dernières tragédies que le sens critique ne lui manquait pas comme on +l'a prétendu: «pour démentir une assertion si étrange aux yeux de +quiconque a réfléchi, dit Fabre, sur la marche de l'esprit humain, il +faudrait renvoyer ceux qui persisteraient à y croire aux préfaces de +Corneille et aux examens qu'il a faits de ses pièces.» Mais comme l'a +dit un poète: + + ........ Un père est toujours père, + +et la tendresse paternelle aveugla Corneille, comme elle fait de +beaucoup de parents, sur les défauts de ses enfants tard venus, pour +lesquels sa faiblesse fut d'autant plus grande qu'ils semblaient aux +autres mal conformés, boîteux ou rachitiques. Peut-être aussi Corneille +céda-t-il à l'habitude aussi bien qu'à ces fâcheuses nécessités qui +attristèrent sa vieillesse mais qu'il eût pu s'éviter avec un peu plus +de prévoyance. «Rien n'était égal, dit Fontenelle, à son incapacité pour +les affaires que son aversion; les plus légères lui causaient de +l'effroi et de la terreur. Quoique son talent lui eût beaucoup rapporté, +il n'en était guère plus riche. Ce n'est pas qu'il eût été fâché de +l'être; mais il eût fallu le devenir par une habileté qu'il n'avait pas +et par des soins qu'il ne pouvait prendre.» + +C'est à ce «manque de soins», regrettable et non point au goût du luxe +et des folles dépenses qu'il faut attribuer la gêne dont le poète +souffrit à diverses époques; car d'ailleurs «Corneille conserva des +goûts simples parce que ses moeurs étaient pures», dit très bien Victorin +Fabre. Il put avoir des défauts, mais on ne lui connut pas de vices. Il +sut goûter les douceurs de la vie domestique et trouver son bonheur dans +ses devoirs. Son frère et lui couraient la même carrière; ils avaient +épousé deux soeurs, et sans arrangement de fortune, sans partage de +succession, les deux ménages confondus ne firent qu'une même famille +tant que vécut l'aîné des deux frères.» + +Cela est assurément à la louange des deux frères comme aussi de leurs +femmes; mais sans doute la meilleure part de l'éloge doit revenir à +l'illustre poète. Dangeau, en annonçant sa mort d'une façon si brève, +lui faisait une épitaphe méritée: «Aujourd'hui est mort le _bonhomme_ +Corneille.» _Bonhomme_, oui, c'est-à-dire plein de bonhomie ce grand +homme que Fontenelle, qui avait recueilli les traditions de famille, +nous dépeint «avec l'humeur brusque et quelquefois rude en apparence, au +fond très aisé à vivre, bon mari, bon parent, tendre et plein d'amitié. +Il avait l'âme fière et indépendante, nulle souplesse, nul manège.... Il +parlait peu même sur la matière qu'il entendait si parfaitement et +n'ornait pas ce qu'il disait.» Il en fait naïvement l'aveu dans son +_Épître à Pélisson_: + + Et l'on peut rarement m'écouter sans ennui, + Que quand je me produis par la bouche d'autrui. + +Membre de l'Académie française dès l'année 1647, et vénéré de ses +confrères, il était doyen de la compagnie lorsqu'il mourut le 1er +octobre 1684, à l'âge de 78 ans. Comme nous l'avons dit ailleurs, il fut +enterré dans l'église Saint Roch dont il était l'un des paroissiens, et +non des moins fidèles d'après les témoignages contemporains auxquels +s'ajoute celui de Fontenelle qui s'en appuie en les confirmant par ce +qu'il avait appris de source certaine. «À beaucoup de probité naturelle +il a joint, dans tous les temps de sa vie, beaucoup de religion et plus +de piété que le commerce du monde n'en permet ordinairement. Il a eu +souvent besoin d'être rassuré par des casuistes sur ses pièces de +théâtre, et ils lui ont toujours fait grâce en faveur des nobles +sentiments qui règnent dans ses ouvrages, et de la vertu qu'il a mise +jusque dans l'amour.» + + +II + +Quels étaient ces casuistes? Je ne sais, mais je doute un peu qu'il s'en +soit trouvé de tels, car, quoique le théâtre de Corneille, relativement +à ce qui avait précédé et souvent a suivi, puisse paraître épuré, on +doit reconnaître, qu'à part quelques exceptions, la morale en est tout +humaine, toute mondaine. C'est là même un phénomène qui frappe dans +l'oeuvre du grand tragique; chrétien zélé, comme il se montrait dans la +pratique de la vie, on s'étonne que l'esprit du christianisme se +trahisse si peu d'ordinaire dans ses oeuvres «dramatiques.» Sa vertu +c'est la vertu romaine, celle des beaux temps de la république +assurément, et telle qu'un Cincinnatus, un Fabius, un Scipion, +l'imaginaient et la glorifiaient par la parole et par l'exemple, mais de +Corneille, nourri de l'_Évangile_ et de l'_Imitation_, ne pouvait-on pas +attendre davantage? On souhaiterait que le grand poète fût tout à la +fois _plus national et plus chrétien_. National, tel regret qu'on en +ait, il faut bien le reconnaître, il ne l'est pas du tout. Par suite des +préjugés du temps, résultant d'une éducation plutôt romaine que +française, plutôt républicaine que monarchique, l'idée ne lui vint même +pas de traiter un sujet tiré de nos vieilles et glorieuses annales, +emprunté à nos précieuses chroniques qu'on ne lisait guère à cette +époque. La coalition des pédants, donnant la main aux précieuses, +permettait bien encore que le poète, en se conformant aux prétendues +règles inventées par Aristote, mît sur la scène un sujet tiré de +l'histoire espagnole, mais un sujet puisé dans notre propre histoire, +cela eût paru singulier, extravagant. Corneille, si en avant de son +siècle par son génie, plutôt que de lutter, afin d'imposer sa volonté, +préféra subir le joug, passer sous les fourches caudines, et, malgré le +succès du _Cid_, importuné des clameurs opiniâtres de ses adversaires, +et du _tolle_ «de la docte cabale d'Aristote,» il abandonna la veine +féconde qu'il avait fait soudainement jaillir, pour se vouer presque +exclusivement à la tragédie rétrospective dont l'histoire romaine +faisait tous les frais. + +Hâtons-nous de dire que, ce système admis, il en a tiré tout le parti +possible; il ne saurait y avoir qu'un cri sur la vigueur et la puissance +de ses conceptions, le pathétique de certaines scènes, l'étonnante +vérité dans les moeurs et le dialogue, la grandeur des caractères et cet +art de ressusciter en quelque sorte les personnages les plus illustres +de l'histoire qui parlent aussi bien et mieux qu'ils n'ont dû parler. On +ne s'étonne donc pas de ce cri d'admiration échappé à Turenne pendant +une représentation de _Sertorius_: + +«Où donc Corneille a-t-il appris l'art de la guerre?» + +Aussi, jugeant au point de vue de l'art, on ne peut qu'applaudir La +Bruyère quand il dit: + +«Corneille ne peut être égalé dans les endroits où il excelle; il a pour +lors un caractère original et inimitable, mais il est inégal. Ses +premières comédies sont sèches, languissantes et ne laissaient pas +espérer qu'il dût aller si loin; comme ses dernières pièces font qu'on +s'étonne qu'il ait pu tomber de si haut.... Ce qu'il y a en lui de plus +éminent c'est l'esprit qu'il avait sublime, auquel il a été redevable +de certains vers les plus heureux qu'on ait jamais lus ailleurs, de la +conduite de son théâtre, qu'il a quelquefois hasardé contre les règles +des anciens, et enfin de ses dénouements; car il ne s'est pas toujours +assujetti au goût des Grecs et à leur grande simplicité; il a aimé, au +contraire, à charger la scène d'évènements dont il est presque toujours +sorti avec succès: admirable surtout par l'extrême variété et le peu de +rapport qui se trouve pour le dessein entre un si grand nombre de poèmes +qu'il a composés, etc.» + +Racine, juge des plus compétents, et qu'on aime à voir rendre si +pleinement justice à son illustre rival, a dit mieux encore: «Dans cette +enfance, ou pour mieux dire, dans ce chaos du poème dramatique parmi +nous, votre illustre frère[70], après avoir quelque temps cherché le bon +chemin, et lutté, si j'ose ainsi dire, contre le mauvais goût du siècle; +enfin, inspiré d'un génie extraordinaire, et aidé de la lecture des +anciens, fit voir sur la scène la raison, mais la raison accompagnée de +toute la pompe, de tous les ornements dont notre langue est capable... À +dire le vrai, où trouve-t-on un poète qui ait possédé à la fois tant de +grands talents, tant d'excellentes parties, l'art, la force, le +jugement, l'esprit? Quelle noblesse, quelle économie dans les sujets? +Quelle véhémence dans les passions! Quelle gravité dans les sentiments! +Quelle dignité et en même temps quelle prodigieuse variété dans les +caractères! Combien de rois, de princes, de héros de toutes nations +nous a-t-il représentés, toujours tels qu'ils doivent être, toujours +uniformes avec eux-mêmes, et jamais ne ressemblant les uns aux autres? +Parmi tout cela une magnificence d'expression proportionnée aux maîtres +du monde qu'il fait souvent parler, capable néanmoins de s'abaisser +quand il veut, et de descendre jusqu'aux plus simples naïvetés du +comique, où il est encore inimitable. Enfin ce qui lui est surtout +particulier, une certaine force, une certaine élévation qui surprend, +qui enlève, et qui rend jusqu'à ses défauts, si on peut lui en reprocher +quelques-uns, plus estimables que les vertus des autres: personnage +véritablement admirable et né pour la gloire de son pays.... La France +se souviendra avec plaisir que, sous le règne du plus grand de ses rois, +a fleuri le plus grand de ses poètes....» + +Ainsi s'exprime l'auteur de _Britannicus_, à la vérité dans un discours +académique et qui ne permettait guère que l'éloge, outre que, dans la +bouche de Racine, on eût trouvé déplacées les réserves que le moraliste, +après une large part faite à la louange, ne craint pas d'accentuer en +ces termes: «Dans quelques-unes de ses meilleures pièces il y a des +fautes inexcusables contre les moeurs; un style de déclamateur qui arrête +l'action et la fait languir; des négligences dans les vers et dans +l'expression qu'on ne peut comprendre en un si grand homme.» + +La Bruyère, ce que je ne crois pas, aurait tort de parler ainsi et +Racine n'eût pas exagéré quelque peu dans la louange que notre première +observation ne nous paraîtrait que mieux fondée. Ce sera pour nous un +sujet d'éternel regret que l'impérissable génie de Corneille ne soit +guère exercé que sur des sujets en quelque sorte posthumes et d'un +intérêt purement rétrospectif. Il ne connaissait pas Shakespeare, mais +il avait étudié Calderon, comment la pensée de faire comme celui-ci ne +lui fut-elle pas suggérée par la lecture de ces beaux drames empruntés +par le tragique espagnol aux annales de son pays et qui doivent à cette +circonstance, comme aussi au génie du poète, un intérêt palpitant et en +quelque sorte actuel? Comment les superbes pièces: _El Alcade de +Zalamea_, l'Alcade de Zalamea, _El Sitio de Breda_, le Siége de Bréda, +_El Fenix de Espana_, le Phénix de l'Espagne, etc, et d'autres, quoique +d'ailleurs mêlant trop la fantaisie à l'histoire, ne portèrent-elles +point Corneille à s'inspirer de la muse patriotique? Imaginez quelqu'un +de ces personnages chevaleresques de notre histoire tout autrement +grands et admirables que les héros trop vantés de la Grèce et de Rome, +un saint Louis, un Duguesclin, une Jeanne d'Arc, un Bayard, évoqué par +le génie souverain de Corneille et nous parlant la langue incomparable +des _Horaces_, de _Cinna_, de _Pompée_ ou de _Nicomède_, se pourrait-il +un plus admirable spectacle et comment croire que les applaudissements +auraient manqué à cette glorieuse tentative, faite, (à la vérité bon +nombre d'années après) avec un plein succès par un poète[71] dont le +talent était bien inférieur au génie de Corneille? + +Je ne m'étonne pas moins que la connaissance du théâtre espagnol n'ait +pas, au point de vue religieux, profité davantage à Corneille encore que +je ne conteste pas les reproches que méritent parfois ces poètes +catholiques à leur manière et trop à la mode du pays. Cette réserve +faite, je n'en dirai pas moins qu'il faut, par suite des préjugés ayant +cours de son temps, que Corneille connût de Calderon surtout les pièces +dites de _cape_ et _d'épée_, les moins bonnes à notre avis, et n'eut pas +feuilleté même ces drames philosophico-religieux, d'une conception si +originale et d'une inspiration si haute, malgré les impertinences, les +froids bons mots, les lazzis alambiqués et parfois cyniques du +_Gracioso_ qui détonnent avec le reste: La _Vida es un sueno_, la Vie +est un songe, le _Cisma de Inglaterra_, le Schisme d'Angleterre, _El +Magico prodigioso_, le Magicien prodigieux, _Los dos Amantes del cielo_, +les deux Amants du ciel, etc. Parlerai-je de ces fameux: _Autos +sacramentales_ particuliers à l'Espagne, par exemple, la _Cena de +Baltasar_, le Festin de Balthasar, _La primer Flor del Carmélo_, la +première Fleur du Carmel, _La Vina del Senor_, la Vigne du Seigneur etc. +Se peut-il, s'il n'eût pas ignoré ces oeuvres remarquables, que Corneille +n'en fût pas frappé et que, dans l'admiration de cette étonnante poésie, +unie à une si prodigieuse richesse d'invention, s'inspirant de tant de +traits sublimes, répandus à profusion, et évitant les exagérations de la +métaphore et les subtilités du rébus, il n'eût pas multiplié les essais +dans le genre de _Polyeucte_? Qu'on ne m'objecte pas que le poète +écrivait pour le théâtre et qu'il lui fallait consulter le goût du +public, contraire, il le savait, à des tentatives de ce genre? Cette +raison n'en devait pas être une pour Corneille, car un génie de sa +taille, bien loin de subir les exigences du parterre, ne devait prendre +conseil seulement de lui-même, et faire des chefs-d'oeuvre en se +résignant à ne pas les voir applaudis de son vivant, sûr que la +postérité lui rendrait justice et surtout que la récompense ne lui +manquerait pas de la part de Celui qui lui avait prodigué ces dons +merveilleux de l'esprit employés si noblement alors que le poète, +sincèrement chrétien comme on l'a vu, eût mis davantage ses écrits en +harmonie avec sa conduite. «L'usage des sacrements auxquels on l'a +toujours vu porté dit, Thomas Corneille, lui faisait mener une vie +très-régulière et son plus grand soin était d'édifier sa famille par ses +bons exemples. Il récitait tous les jours le bréviaire romain, ce qu'il +a fait sans discontinuer pendant les trente dernières années de sa vie.» + +Et pourtant, contradiction étonnante et presque inexplicable, c'est de +cette même époque que M. Taschereau, le dernier historien de Corneille +et très-zélé pour sa gloire, nous dit: «Il ne nous est pas échappé que +l'amour joue un bien plus grand rôle dans ses derniers ouvrages que dans +ceux qui illustrèrent sa carrière. En cela, _il se conformait au goût du +temps_; il cherchait à mettre en oeuvre les moyens de succès qui avaient +si bien réussi à Racine, et dont il avait pu connaître par lui-même la +puissance à la représentation de _Psyché_.» + +Cela n'est que trop vrai, et l'on a peine à comprendre que, dans la +partie la plus importante de son oeuvre, à savoir son théâtre, Corneille +se souvienne aussi peu de ce qu'il écrivait excellemment dans la préface +de son poème: _Louanges de la sainte Vierge_: «Si ce coup d'essai ne +déplaît pas, il m'enhardira à donner de temps en temps au public des +ouvrages de cette nature pour _satisfaire_ en quelque sorte +l'_obligation que nous avons tous_ d'employer à la gloire de Dieu du +moins une partie des talents que nous en avons reçus.» + +À la bonne heure, et l'on ne saurait mieux dire; mais j'ose penser que +le poète eût pu mieux faire; autrement il faudrait s'en prendre au genre +lui-même et l'on ne devrait plus du tout s'étonner du jugement sévère +porté sur le théâtre par le plus grand nombre des théologiens et des +moralistes. Il nous paraît donc regrettable à tous égards que le grand +Corneille ait autant subi la tyrannique influence de son époque dont le +Misanthrope dit si bien dans sa rude franchise: + + Le mauvais goût du siècle en cela me fait peur. + +Terrible mauvais goût puisque nous lui devons tant de fadeurs +amoureuses, de tirades à la Céladon qui choquent dans les chefs-d'oeuvre +mêmes du poète lequel n'avait pas besoin de ces mesquins agréments. Son +génie naturellement moral, sain, viril, aurait bien mieux encore mérité +l'éloge que faisait de lui Napoléon à Sainte-Hélène: «La tragédie +échauffe l'âme, élève le coeur, peut et doit créer des héros. Sous ce +rapport peut-être, la France doit à Corneille une partie de ses belles +actions; aussi, messieurs, s'il vivait, je le ferais prince[72].» + +[63] _Biographie Universelle._ + +[64] Sa mère s'appelait Marthe de Pesan. + +[65] Au dire des biographes, mais ce que je crois une pure imagination +de leur part. + +[66] _Poésies diverses.--Excuse à Ariste._ + +[67] En tête de _Cinna_. + +[68] _Notice_ en tête des _OEuvres de Corneille_.--Édit. in-8º. + +[69] Fontenelle. _Notice sur Corneille._ + +[70] Il s'adressait à Thomas Corneille reçu en remplacement de son +frère. + +[71] De Belloy, auteur du _Siége de Calais_. + +[72] _Mémorial de Sainte-Hélène_, à la date du 26 février 1816. + + + + +LE GÉNÉRAL DESAIX + +I + + +On ne saurait trop, en ce moment, mettre en relief les types de la vertu +militaire exaltée par le patriotisme. Desaix en est un, assurément. + +Né le 14 août 1768, à St-Hilaire-d'Ayat (Auvergne), de Gilbert-Antoine +de Veygoux-Desaix et d'Amable de Beaufranchet d'Ayat, il fut mis, dès +l'âge de sept ans, à l'école militaire d'Effiat, dont il devint un des +plus brillants élèves. Aussi, à peine âgé de quinze ans, il entrait +comme sous-lieutenant dans un régiment de Bretagne, où, comme à l'école, +il se fit remarquer par sa conduite, qui lui fit donner par ses +camarades le surnom de _Caton_ ou le _sage_. + +Quelques anecdotes à son sujet. + +«Desaix, simple aide-de-camp encore, revenait d'une de ces promenades +solitaires qu'il faisait loin des murs de Landau, contemplant la nature +entière et observant avec un goût particulier celui de ses règnes qui a +toujours eu le plus d'attrait pour les âmes douces et paisibles. Tout à +coup, il voit la campagne et ses végétaux couverts de tourbillons de +poussière; il entend des cris et des bruits d'armes. Il court aux lieux +d'où ils partent: c'était un choc, c'était un combat entre une forte +reconnaissance française et trois escadrons autrichiens. Sans armes, +n'ayant qu'une cravache à la main, Desaix se jette au milieu de la +mêlée: il est renversé et fait prisonnier. On le dégage, il recommence à +combattre, et rentre dans Landau avec la reconnaissance victorieuse et +un prisonnier qu'il a fait lui-même[73].» + +Devant Strasbourg, ses troupes, attaquées par un ennemi très-supérieur +en nombre, plient et se retirent. Il se jette au-devant d'elles. + +--Général, lui crie-t-on, n'avez-vous pas ordonné la retraite? + +--Oui, répond Desaix, mais c'est celle de l'ennemi. + +À ce cri d'une âme courageuse, et qui ménageait avec tant de délicatesse +la fierté des soldats, ceux-ci, comme dans une manoeuvre d'exercice, se +retournent, fondent sur un ennemi qui se croyait déjà vainqueur et ne +lui laissent pas même la ressource de la fuite. + +«Je battrai l'ennemi tant que je serai aimé de mes soldats,» disait +Desaix, et il en était adoré. + +«Au passage du Rhin, en l'an V, l'un des premiers il touche la rive +droite du fleuve; et au moment où, avec un petit nombre de soldats, il +arrête, désarme ou renverse les bataillons autrichiens, un coup de +fusil, qu'il a vu ajuster sur lui, lui perce la cuisse et le blesse +grièvement. Cette générosité, qui ne l'abandonne jamais et qui semble le +dominer davantage au milieu des scènes de carnage, lui donne la force +d'aller jusqu'au soldat autrichien qui a tiré le coup et de le déclarer +son prisonnier pour lui sauver la vie: ce n'est qu'alors qu'il fait +connaître sa blessure.» + +Bayard, assurément, ou quelque autre héros chrétien, n'aurait pas fait +mieux. + +Dans le livre assez récent de M. Martha-Becker, neveu de Desaix[74], +nous trouvons à glaner bien plus encore que dans l'opuscule de Garat. +Quoique appartenant par sa naissance à l'aristocratie, Desaix, dans son +patriotisme intelligent, jugea que c'était pour lui un devoir de ne pas +quitter son régiment, le 46e de ligne, resté, grâce au corps d'officiers +et au bon esprit des soldats, pur de tout excès. Mais, pour tenir à +cette résolution, il lui fallut une certaine force d'âme, car son frère +et plusieurs membres de sa famille se trouvaient dans l'armée de Condé, +et sa mère elle-même, pour laquelle sa vénération était profonde, +s'étonnait qu'il ne les eût point imités. Lors d'un congé qu'il vint +passer près d'elle, au château de Veygoux, ils eurent à ce sujet une +explication: + +--J'avais cru, dit Mme de Veygoux à son fils, que vous auriez suivi +vos frères? + +--Maman, répondit-il, pouvais-je me séparer de mon régiment quand tous +les officiers y sont demeurés? + +--Votre refus d'émigrer vous portera malheur et fera rejaillir une honte +éternelle sur notre famille. Il ne vous reste plus qu'à venir garder nos +troupeaux pendant que vos frères combattront pour la défense du trône. + +L'amertume de ce langage, si pénible pour Desaix dans la bouche de sa +mère, avait ébranlé sa conviction, qui était celle du bon sens, +lorsqu'une lettre de son frère, tombée d'aventure entre ses mains, en +lui montrant sous leur vrai jour la situation faite aux émigrés dits +retardataires, raffermit ses résolutions. À la menace faite par une +parente de l'envoi d'une quenouille, présent dont on qualifiait les +gentilshommes restés en France, il répondit: «Je n'émigrerai à aucun +prix, _je ne veux pas servir contre mon pays_; je veux demeurer et +avancer dans l'armée; non, jamais je ne serai émigré.» + +Mais, d'ailleurs, il ne dissimulait pas son aversion et son dégoût pour +les violences révolutionnaires, et, après la triste journée du 10 août, +blâmée hautement et courageusement par le général Victor de Broglie, +dont il était aide de camp, Desaix applaudit à la protestation de +celui-ci et le suivit quelque temps dans la retraite. Revenu à l'armée +du Rhin où, dans une seule année (1793), par la désastreuse influence +des commissaires, se succédèrent neuf généraux en chef, Desaix, quoique +dans un poste secondaire, par son infatigable activité, son dévouement +pour le soldat, comme son intrépidité, «était devenu l'âme des combats +et des combinaisons militaires.» Au mois d'août, il fut promu, sur le +champ de bataille même, par les représentants, au grade de général de +brigade, et le 21 octobre, il était nommé général de division. Desaix +comptait vingt-cinq ans à peine. C'est alors qu'il écrit à sa soeur, +restée près de Mme de Veygoux, une lettre admirable qu'on voudrait +pouvoir citer tout entière, mais dont nous détacherons au moins quelques +passages: + +«... Je sais combien vous m'êtes attachées, et combien vous désirez +qu'il ne m'arrive pas de malheurs. Je t'assure que vous avez bien tort +de vous tourmenter si fort; je vais toujours très-bien; ma santé est +bonne; ma blessure est entièrement guérie; je n'en attends plus que +quelques autres, pourvu qu'elles soient glorieuses et utiles à mon pays. +Que j'aurai de plaisir, chère petite soeur, à te présenter mes cicatrices +glorieuses! Quand la guerre terrible et effroyable qui ravage et +dévaste, qui sépare les amis, sera enfin terminée, simple, ignoré, +paisible, content d'avoir contribué à rétablir la paix et à repousser +les cruels ennemis, les barbares étrangers qui veulent nous faire la +loi, je viendrai près de toi et nous ne nous séparerons plus; nous +adoucirons la vieillesse de la bonne maman, nous chercherons à la rendre +heureuse... + +»Je ne crois pas avoir le plaisir de t'embrasser, cette année encore; +l'hiver approche et la campagne ne finit pas; elle est bien dure. Plains +nos malheureux volontaires couchés à terre, dans la boue jusqu'aux +genoux et fatigués d'un service pénible et continuel. Plains-moi aussi, +chère soeur, je suis élevé à un grade difficile et pénible, que je n'ai +accepté qu'avec le plus grand regret. Je suis général de division et +commande l'avant-garde; c'est bien de l'ouvrage pour ton frère que tu +sais jeune et pas très-expérimenté..... J'espère que la fortune +m'aidera, qu'elle me sourira. Si la victoire me couronnait, j'en +déposerais les couronnes entre les mains de maman, comme autrefois je +lui donnais celles de lierre que méritait mon assiduité au collége. Je +lui suis bien attaché à cette bonne mère; je l'aime au delà de ce qu'on +peut dire. Que je voudrais la savoir contente et heureuse! + +«Je suis bien désolé de voir, au milieu de mes richesses, avec les beaux +appartements qu'on m'a donnés, que je ne puisse pas réunir une somme un +peu considérable pour l'aider; elle ne m'a pas encore dit qu'elle en eût +besoin; je crains qu'elle ne me le cache. Tu sais bien que tu as +toujours été la confidente de mon coeur, que je n'ai jamais rien eu de +caché pour toi. Eh bien! dis-moi, avez-vous besoin de quelque chose? +Parle vite, je serai trop heureux de me priver pour vous offrir tout ce +que je possède.» + +Se peut-il un plus noble coeur, un plus tendre fils, un meilleur frère? + +Grâce au patriotisme des officiers et des soldats, la campagne de 1793, +dont les débuts n'avaient pas été heureux, se termina par des victoires. +Desaix, plus que personne avait contribué à ce résultat. Eh bien! à ce +moment-là même, par suite d'une dénonciation signée de quelques +misérables et partie de l'Auvergne, sa vie fut en péril et il faillit +avoir le sort de Custine, son ancien général. Déjà, par suite de cette +dénonciation calomnieuse, pesait sur lui la menace d'une arrestation, +quand eut lieu la prise d'Haguenau, dont les habitants, aussi bien que +ceux des cantons environnants, se sachant assimilés par la prétendue +justice révolutionnaire aux émigrés, cherchèrent, au nombre de plus de +cinquante mille, leur salut dans la fuite. Desaix recueillit une foule +de ces malheureux dans sa division, refusa de les livrer et favorisa +leur évasion. Nouvelle dénonciation contre lui. Alors la fureur des +révolutionnaires ne connut plus de bornes; malgré les efforts de +Pichegru, et même de Saint-Just, l'ordre d'arrêter Desaix est donné et +les commissaires de la Convention se présentent pour l'exécuter. + +Mais soudain un généreux mouvement d'indignation soulève la division +tout entière. Les soldats enlèvent le général, et, le plaçant au milieu +des rangs, lui font un rempart de leurs corps en disant aux +commissaires: «Il ne fallait pas faire la guerre si vous ne vouliez pas +nous laisser le général qui nous a toujours menés à la victoire!» Devant +cette énergique manifestation, les commissaires durent se retirer, et le +général fut sauvé. Mais peu de temps après, Desaix avait à trembler pour +sa mère et sa soeur, incarcérées à Riom comme parentes d'émigrés. +Non-seulement il sollicite sans relâche en leur faveur, mais il pourvoit +à leurs moindres besoins, en envoyant de l'argent au geôlier pour le +sucre et le café. Puis il s'efforce de soutenir ou relever le courage +des prisonnières. «Console-toi, ma bonne et chère soeur, de ta détention +malheureuse! moi-même passionné pour la liberté, passionné pour les +combats, je me suis attendu à être privé du plaisir de jouir de tous +deux.» Ce ne fut qu'au bout de plusieurs mois cependant que Desaix +obtint la mise en liberté des captives qui rentrèrent dans le domaine de +Veygoux dont le séquestre avait été en partie levé. + +Après la campagne de 1795, par suite du manque de vivres, si pénible +pour l'armée, qui fit preuve d'une résignation héroïque et d'un +admirable esprit de discipline, Desaix eut la satisfaction de signer une +trêve nécessaire à nos braves soldats, heureux de pouvoir se refaire +dans les cantonnements de l'Alsace et de la Lorraine. Telle était +l'affection des troupes pour le jeune général, que le représentant +Rivaut écrivait à cette époque au Directoire: «Ce sont toujours les +chevaux qui nous manquent. Je vous l'ai dit, si Desaix, qui a habitué +les troupes à le voir partout, avait des chevaux assez pour toujours +aller, les troupes iraient avec lui au diable.» + +Pichegru ayant quitté l'armée, Desaix fut chargé par intérim du +commandement en chef. Mais la responsabilité qui pesait sur lui +l'inquiétait; il fut heureux que Moreau vînt pour l'alléger de ce lourd +fardeau, et il reprit avec empressement sa place au second rang. Moreau +eut grandement à s'applaudir de son concours dans cette rude campagne, +qui commença par le passage du Rhin dans les circonstances les plus +difficiles, une marche audacieuse sur Vienne, et se termina par une +retraite forcée et cependant des plus glorieuses pour le général en +chef. + +Après l'armistice de Léoben, Desaix, qui s'était pris d'une admiration +enthousiaste pour le général en chef de l'armée d'Italie, demanda et +obtint une mission qui lui permît d'aller lui rendre visite à Milan. Ils +se voyaient pour la première fois, mais tous deux, faits pour se +comprendre et s'apprécier, ils se serrèrent la main comme de vieux +frères d'armes, et au bout de quelques jours, arrivés à cette intimité +d'où résulte la pleine confiance, ils n'avaient plus de secrets l'un +pour l'autre. Bonaparte confia à son ami le projet de l'expédition +d'Égypte, et Desaix ne doutait pas du succès. Lorsqu'après la signature +du traité de Campo-Formio, le Directoire eut nommé Bonaparte général en +chef de l'armée rassemblée sur les côtes de l'Océan, qui prenait le nom +d'armée d'Angleterre, en chargeant provisoirement Desaix de la +commander, celui-ci répondit, heureux de voir son nom associé à celui du +vainqueur d'Italie: + +«Il n'est rien que je craigne d'entreprendre sous ses ordres.» + +Un mot encore, avant de continuer, sur le voyage de Desaix en Italie. Ce +voyage, il l'avait fait avec un tel bonheur, qu'il en rédigea une espèce +de journal écrit au courant de la plume, et reflétant ses impressions au +jour le jour. En voici quelques-unes. Après une visite à la cathédrale +de Milan, il pénètre dans plusieurs couvents, et ses paroles sont +grandement à noter pour l'époque: + +«Pouvais-je ne pas prendre les moines et les bons abbés pour des hommes +du ciel descendus chez les hommes corrompus?» + +Dans le cimetière, à la vue des tombeaux fastueux des nobles, il +s'écrie: «Ils ont beau faire, ils ont beau se séparer des autres; après +leur mort, ils n'en sont pas moins oubliés et confondus.» + +Desaix a le goût et l'intelligence des oeuvres d'art, et les musées comme +les galeries particulières n'ont pas de visiteur plus enthousiaste. +Après avoir admiré les _Titans_ de Jules Romain, il s'écrie: «On +passerait sa vie à voir les détails, les Titans renversés, écrasés sous +les montagnes, et exprimant la rage, le désespoir, le repentir, le +pardon et la douleur.» + +Devant le buste de l'amiral vénitien Angelo Emo, il dit comme par un +soudain pressentiment: «Il mourut après son expédition de Tunis, à la +fleur de l'âge, n'ayant pas encore pu faire assez pour être immortalisé +et avoir la couronne de lauriers.» + +Au moment de s'embarquer pour l'Égypte, il s'écria: «Oui, j'en conviens, +c'est l'ambition qui me pousse. Elle est noble cette ambition, celle de +s'exposer au plus grand des dangers, et risquer la gloire acquise pour +en acquérir de nouvelle. On a toujours assez de richesses, on n'a jamais +assez de célébrité.» Et il termine en disant: «qu'il aspire _non à la +gloire des dévastateurs, mais à celle de bienfaiteur des peuples_.» + + +II + +On sait le rôle glorieux de Desaix pendant la campagne d'Égypte, et +qu'après avoir conquis le Saïd septentrional (Égypte moyenne) et la +Thébaïde (haute Égypte) (1798-1799), il y fit bénir son administration +tutélaire par les populations indigènes qui, d'une voix unanime, lui +décernèrent le beau surnom de _Sultan juste_. Dans l'admiration de la +bravoure des soldats comme de leur exacte discipline, des scheiks lui +disaient: «Sultan, tu ne devrais pas donner de pain à tes soldats, ils +méritent d'être nourris avec du sucre.» + +On ne s'étonne pas aussi de voir le général en chef écrire à son +illustre lieutenant: «Croyez que rien n'égale l'estime que j'ai pour +vous, si ce n'est l'amitié que je vous porte.» + +Lorsqu'à la suite des nouvelles venues d'Europe, Bonaparte eut résolu de +quitter l'Égypte, il hésita sur le choix du général à qui il confierait +le commandement de l'armée d'Orient. S'il eût consulté celle-ci, nul +doute qu'elle aurait désigné Desaix, «le plus capable de tous,» comme +Napoléon l'écrivait à Sainte-Hélène, mais en ajoutant: «Il était plus +utile en France.» Et Kléber lui fut préféré. En même temps Desaix, par +une lettre écrite la veille du départ, était invité à s'embarquer pour +l'Europe dans le courant de novembre. + +Ce ne fut pourtant qu'au mois de janvier (1800) qu'il put effectuer son +départ et prendre passage sur un vaisseau neutre, muni en outre d'un +sauf-conduit signé par Sidney Smith, en conséquence de la convention +d'El-Arish. Malgré ces garanties formelles, dans les eaux de la Sicile, +le _Saint-Antoine de Padoue_, sur lequel se trouvait Desaix avec ses +deux aides de camp, ayant été rencontré par la corvette anglaise la +_Dorothée_, les Français furent retenus prisonniers par les ordres de +lord Keith, amiral de la flotte britannique. Lord Keith, par le désir de +rabaisser la France dans la personne de ses plus braves soldats, fit +offrir au patron du _Saint-Antoine de Padoue_ mille guinées s'il voulait +déclarer que les marchandises confisquées sur le bâtiment appartenaient +aux passagers. L'honnête marin se refusa énergiquement à ce mensonge, +dont la proposition fit dire à Desaix: + +«Monsieur l'amiral, prenez le navire, prenez nos bagages, nous tenons +peu à l'intérêt, mais laissez-nous l'honneur.» + +Enfin, par l'ordre du gouvernement anglais, qui se refusa à sanctionner +une telle iniquité, les prisonniers furent rendus à la liberté, et peu +de jours après, ils débarquaient à Toulon. Pendant son séjour forcé au +lazaret, Desaix trompa son ennui par une correspondance très-active. Il +adressa d'abord à son ancien général en chef, devenu le premier Consul, +une dépêche dans laquelle on lit: «Je sais que vous voulez porter la +France à son plus haut point de gloire, et cela en rendant tout le monde +heureux. Peut-on faire mieux? Oui, mon général, je désire vivement faire +la guerre, mais de préférence aux Anglais... Quelque grade que vous me +donniez, je serai content; vous savez que je ne tiens pas à avoir les +premiers commandements... que je ne les désire pas; je serai avec le +même plaisir volontaire ou général. Je désire bien connaître ma +situation de suite afin de ne pas perdre un instant pour entrer en +campagne. _Un jour qui n'est pas bien employé est un jour perdu._» + +À sa mère, à sa soeur, il écrit des lettres pleines de la plus touchante +effusion et dans lesquelles son coeur s'épanche avec bonheur. Dans une +lettre à un ami nous trouvons ces lignes: «J'ai vu bien des pays, +l'Égypte, la Syrie, la Grèce, la Sicile, Rome. Que de monuments, que de +ruines! J'ai acheté ce plaisir par des peines excessives, des fatigues +prodigieuses, des inquiétudes sans nombre, mais j'ai revu la patrie et +tout s'est effacé.» + +Enfin les portes du lazaret sont ouvertes. Desaix ne perd pas un instant +pour rejoindre, en Italie, le premier Consul, et «le 11 juin, dit M. +Thiers, on vit arriver au quartier général de Stradella, un des généraux +les plus distingués de l'époque, Desaix, qui égalait peut-être Moreau, +Masséna, Kléber, Lannes, en talents militaires, mais qui, par les rares +perfections de son caractère, les effaçait tous.» + +Bonaparte serra Desaix dans ses bras à plusieurs reprises, et se plut à +le montrer à cheval à ses côtés, _comme un gage assuré de la victoire_; +il ne se trompait pas. Mais cette victoire, Desaix devait la payer de +son sang. On sait toutes les vicissitudes de cette étrange bataille de +Marengo, où Mélas, qui se croyait victorieux, fut le vaincu. Un moment +cependant, dans l'armée française, on crut tout perdu. Les généraux, +formés en cercle autour du premier Consul, le pressent d'ordonner la +retraite. Bonaparte s'y refuse en demandant l'avis de Desaix. Celui-ci +tire sa montre et dit au général en chef: «Oui, la bataille est perdue; +mais il n'est que trois heures, nous avons encore le temps d'en gagner +une autre.» + +À l'instant, l'offensive est reprise à la voix de Bonaparte, qui +parcourt le front des régiments en disant aux soldats: «C'est avoir fait +trop de pas en arrière; le moment est venu de faire un pas décisif en +avant. Soldats, souvenez-vous que notre habitude est de coucher sur le +champ de bataille.» + +Sur toute la ligne, la fusillade et la canonnade recommencent. Une +charge, surtout, exécutée par Desaix, décida la victoire. Mais, au +moment même où les cavaliers arrivaient sur l'ennemi comme une furieuse +avalanche, on vit Desaix chanceler sur son cheval et tomber sans avoir +pu proférer une parole, au dire du dernier biographe. Le soir, comme les +officiers félicitaient Bonaparte de cette belle journée, il répondit: +«Oui, bien belle, si ce soir j'avais pu embrasser Desaix sur le champ de +bataille. J'allais le faire ministre, je l'aurais fait prince si j'avais +pu.» + +Savary, depuis duc de Rovigo, l'un des aides de camp de Desaix, nous dit +dans le premier volume de ses Mémoires: + +«Le colonel du 9e léger m'apprit qu'il n'existait plus. Je n'étais pas à +cent pas du lieu où je l'avais laissé, j'y courus et le trouvai par +terre, au milieu des morts déjà dépouillés, et dépouillé entièrement +lui-même. Malgré l'obscurité, je le reconnus à sa volumineuse chevelure, +de laquelle on n'avait pas encore ôté le ruban qui la liait. + +«Je lui étais trop attaché depuis longtemps, pour le laisser là, où on +l'aurait enterré, sans distinction, avec les cadavres qui gisaient à +côté de lui. Je pris à l'équipage d'un cheval, mort à quelques pas de +là, un manteau qui était encore à la selle du cheval; j'enveloppai le +corps du général Desaix dedans, et un hussard, égaré sur le champ de +bataille, vint m'aider à remplir ce triste devoir auprès du général. Il +consentit à le charger sur son cheval et à conduire celui-ci par la +bride jusqu'à Garofolh, pendant que j'irais apprendre ce malheur au +premier Consul... Il m'approuva et ordonna de faire porter le corps à +Milan pour qu'il y fût embaumé[75]». + +Il n'est pas besoin de dire quelle fut la douleur de la mère et de la +soeur de Desaix. Le premier Consul, en témoignant par une lettre à la +première de sa profonde sympathie, lui fit remettre le premier quartier +d'une pension qui lui était accordée au nom de la patrie reconnaissante. +La seconde fut mariée par lui au général Becker, officier très-estimé. + +Des honneurs singuliers furent rendus à Desaix, dont la tombe se voit au +sommet du grand Saint-Bernard. + +En posant la première pierre du quai qui devait porter ce nom illustre, +Lucien Bonaparte prononça ces paroles: «Puisse ce quai avoir une durée +aussi longue que la mémoire de Desaix!» + +Un monument à la gloire du héros et surmonté de son buste orne la place +du Châtelet. + +Voici, d'après Martha Becker, l'épitaphe qui fut faite à Strasbourg pour +Desaix: «_Hic jacet hostium terror et admiratio, Patriæ amor et +luctus._» + +[73] _Éloge de Kléber et Desaix_, par Garat (1er vendémiaire, an +IX).--1800. In-8º. + +[74] _Le général Desaix_, 1 vol. in-8º. + +[75] Savary: _Mémoires_. + + + + +MATHIEU DE DOMBASLE + +I + + + L'agriculture produit le bon sens, et un bon +sens d'une nature excellente. + + JOUBERT. + + +Un homme qui n'est pas moins illustre qu'Olivier de Serres et auquel +notre patrie ne doit pas moins de reconnaissance pour les services +immenses qu'il a rendus à l'agriculture, c'est notre contemporain, +Mathieu de Dombasle. Nous regrettions pour le premier l'absence de +documents qui permissent d'écrire avec détails sa biographie; et le même +regret nous pourrions l'exprimer à propos de Mathieu de Dombasle dont la +vie s'est écoulée presque sous nos yeux. Cette vie pourtant offre un +intérêt sérieux, quoique peu accidentée, peu remplie d'évènements dans +sa plus importante période, tout entière absorbée par un travail dont +l'austère régularité avait quelque chose de monastique. + +L'ordre parfait que M. de Dombasle avait su établir dans la répartition +de son temps, le pouvoir sans bornes qu'il exerçait sur lui-même et la +rigoureuse attention qu'il mettait à éviter toute cause de distraction +lui permettaient de suffire à tout. «Pendant un séjour de vingt ans +qu'il passa à Roville, écrivait M. Jules Rieffel, un de ses élèves, +directeur de l'institut de Grand-Jouan, il ne fit peut-être pas vingt +absences, et, chose admirable, durant cette longue période, sa vie fut +réglée, au point de vue du travail, comme on voit les heures distribuées +pour la prière dans une communauté de religieux. Cette présence +continuelle, cette régularité qu'il avait su s'imposer à lui-même, avant +de l'exiger des autres, ne furent pas certainement la moindre cause de +ses succès et l'exemple le moins salutaire qu'il donna aux élèves dont +la France est aujourd'hui redevable à l'école de Roville.» + +C'est ainsi que Mathieu de Dombasle, tout en veillant avec tant de +sollicitude aux moindres détails de son exploitation devenue la première +ferme modèle, en même temps, qu'il initiait ses nombreux élèves à la +science agronomique, plus pratique encore que théorique, pouvait suffire +aux exigences de son immense correspondance. Après sa mort, on trouva +_vingt-et-un_ cartons remplis des lettres adressées de tous les points +de la France à Mathieu de Dombasle par des agriculteurs heureux de +compter au nombre de ses disciples; _quarante-et-un_ cahiers, chacun +d'au moins 150 pages, renfermaient la copie des réponses à ces lettres +comme à celles de tant d'illustres étrangers avec lesquels le fermier de +Roville était en relations habituelles: Sir John Sinclair, le célèbre +fondateur du bureau d'agriculture de Londres; Thaër, si cher à la +Prusse, ou plutôt à l'Allemagne, et dont les travaux se lièrent si +intimement en France aux premiers progrès de l'école moderne; le +vénérable de Fellenberg, le baron de Woght et vingt autres. + +Mais comment Mathieu de Dombasle avait-il été amené à s'occuper +exclusivement d'agriculture? Peut-être avant de parler de Roville, il +eût été utile de donner à ce sujet quelques détails puisés surtout dans +l'excellente _Notice biographique_, de M. Leclerc-Thouin, lue à la +séance publique de la Société royale et centrale d'Agriculture, du 14 +avril 1844 et publiée dans le recueil de la dite Société[76]. + +Ce document, très-complet pour ce qui a trait aux travaux de +l'agriculteur, nous donne moins de détails sur l'homme, dont la vie, +dans sa plus grande partie, s'écoula, comme nous l'avons dit, paisible +et uniforme, et sauf au début ne connut guère les péripéties +dramatiques. + +Christophe Joseph Alexandre Mathieu de Dombasle naquit à Nancy, le 26 +février 1777. Sa famille, anoblie par le duc Léopold, était une des plus +honorables de l'ancienne Lorraine. Après avoir fait ses premières études +sous les yeux de ses parents, il entra, vers l'âge de douze ans, au +collége de Saint-Symphorien, de Metz, dirigé par les bénédictins. Ces +maîtres, zélés non moins qu'intelligents, constatèrent chez leur élève, +avec des habitudes singulières de méditation et de réflexion, une ardeur +pour le travail qu'il aurait fallu presque contenir. Aussi les progrès +de l'adolescent furent rapides et donnaient les plus grandes espérances +lorsque par malheur la Révolution, en chassant les moines de leurs +couvents et fermant tous les établissements d'instruction publique, vint +arracher le jeune Dombasle à ses études. Revenu dans la maison +paternelle, et livré à peu près à lui-même, il partageait son temps +entre la culture des beaux-arts, musique, dessin, gravure, et la chasse +qu'il aimait de passion. Néanmoins un matin il quitta généreusement tout +cela lorsque pour la patrie sonna l'heure des grands périls et que +l'étranger envahit la France. Quoiqu'il n'eût pas eu beaucoup à se louer +de la Révolution qui lui avait enlevé le titre de grand maître des eaux +et forêts, héréditaire dans sa famille, le jeune Dombasle n'hésita pas à +s'enrôler comme volontaire et combattit, pendant plusieurs mois en cette +qualité, sous les drapeaux de la République. Mais une affection nerveuse +dont il fut atteint sans doute à la suite de ses fatigues, et que la +petite vérole vint cruellement compliquer, mit sa vie en péril. Lorsque +enfin, convalescent, il put quitter l'hôpital, son état de santé était +tel que les médecins jugèrent qu'il lui fallait, pour longtemps ou même +pour toujours, renoncer au rude métier du soldat et lui délivrèrent son +congé. + +«Cette double circonstance, dit M. Leclerc-Thouin, décida du reste de sa +vie, car ce fut alors que s'accrurent chez lui les goûts d'application +studieuse et que les facultés intellectuelles prirent, aux dépens de +l'agilité et de la force du corps, un développement nouveau. Aux études +littéraires, il joignit celles des sciences... La chimie avait surtout +appelé son attention... Après avoir abandonné quelques spéculations +commerciales peu en harmonie avec ses goûts, il lui dut de pouvoir +s'adonner sérieusement à la fabrication du sucre de betterave, et, à +cette occasion se livrer à la pratique de l'agriculture qui avait +toujours eu pour lui un vif attrait.» + +Mais au moment même où, sa fabrique, de plus en plus prospère, il +commençait à recueillir le fruit de ses efforts, arrivèrent les +évènements de 1814. L'invasion russe et la libre introduction des sucres +coloniaux, en faisant une concurrence écrasante à ses produits, lui +enlevèrent la majeure partie des capitaux considérables qu'il avait +versés dans ses usines. Mathieu de Dombasle se trouvait ruiné, mais +ruiné si complètement qu'à la mort de son père, il fut obligé +d'abandonner la portion de bien qui lui revenait à ses frères et soeurs, +tout en restant débiteur envers eux d'une somme assez forte qu'il ne put +acquitter que longtemps après. + + +II + +Loin de perdre courage cependant, il envisagea froidement le désastre +dans toute son étendue et confiant dans les ressources qu'il sentait en +lui-même et surtout dans les résultats d'un travail intelligent et +persévérant, il n'hésita pas, quoique déjà plus jeune (il avait alors +trente-huit ans) à recommencer une nouvelle carrière; son penchant comme +le bonheur des circonstances le poussèrent, cette fois, exclusivement +vers l'agriculture. Un de ses voisins, M. Bertier, riche propriétaire, +avait depuis longtemps le désir de transformer sa terre de Roville en +école d'agriculture, genre d'établissement qui manquait en France +quoique des fermes ouvertes à l'instruction publique existassent déjà +dans presque toutes les contrées de l'Europe. M. Bertier sut apprécier +Dombasle à sa valeur, et en homme éclairé, en véritable ami de +l'agriculture, il proposa un bail à long terme, conçu sur les bases les +plus larges, et qui, tout en assurant l'amélioration foncière, +garantissait au fermier un intérêt convenable de ses avances et une +juste rémunération de ses travaux. Il fournissait de plus pour +l'exploitation une part importante du capital complété par d'autres +actionnaires qui, réunis en assemblée générale, le 1er septembre, +arrêtèrent la nouvelle destination de Roville et nommèrent directeur +Mathieu de Dombasle. Celui-ci vint trois mois après, le 4 décembre, +s'installer à la ferme, et il travailla dès lors sans relâche à lui +acquérir cette célébrité européenne qui a tant contribué, pendant vingt +ans, à appeler l'attention publique sur l'agriculture et à propager ses +progrès.» + +La ferme de Roville comptait environ 200 hectares. Malgré la médiocrité +du sol, le nouveau fermier sut, au bout de peu d'années, en obtenir +d'admirables récoltes, en céréales, maïs, pommes de terre, betteraves, +carottes; Mathieu Dombasle en outre améliora la fabrication des +instruments aratoires, inventa une charrue qui porte son nom, et livra +un grand nombre de ces instruments perfectionnés à l'agriculture. Mais +ce qui surtout fit de Roville un établissement important c'est qu'il +devint une excellente école d'agriculture où des jeunes gens, envoyés +par leurs parents ou par les conseils généraux, se mettaient rapidement +en état de diriger eux-mêmes une grande exploitation, grâce à l'habile +enseignement du maître. + +«La pratique du chef d'exploitation, disait souvent Mathieu de +Dombasle, est tout intellectuelle quoiqu'elle ait pour objet la +direction des opérations manuelles. Connaître et prévenir l'effet de ces +opérations, les combiner entre elles et les modifier selon les +circonstances, voilà en quoi elle consiste véritablement et voilà +pourquoi il s'efforçait de placer les jeunes gens en contact aussi +immédiat que possible avec toutes les opérations agricoles, de leur +faire suivre en un mot un véritable cours de clinique agricole[77].» + +Sans nier, et bien au contraire l'utilité de l'instruction puisée dans +les livres, Mathieu de Dombasle la déclarait, seule, tout à fait +insuffisante. Il comparait avec raison le cultivateur riche seulement en +connaissances puisées dans de bons ouvrages à l'homme qui aurait suivi +d'excellentes études médicales dans les cours publics, mais qui n'aurait +jamais fait sur le corps humain l'application de ces études, et il +montrait l'embarras de l'un et de l'autre lorsque, pour la première +fois, ils se trouvaient près du lit d'un malade et devant un champ à +cultiver.» + +En 1831, le roi Louis-Philippe, préoccupé de popularité, fit une visite +à la ferme de Roville, et témoigna vivement de sa satisfaction au +directeur. Dans la même année, l'illustre agronome fut nommé membre de +la Légion-d'Honneur, en même temps que le ministre allouait à Roville +une assez forte subvention annuelle pour la création de dix bourses de +300 francs chacune, et pour le traitement des professeurs. De ceux-ci +Mathieu de Dombasle, pas n'est besoin de le dire, était le premier +quoique son enseignement, essentiellement pratique, n'empruntât rien à +la forme oratoire. + +«Cet homme d'une activité, d'une netteté d'esprit si remarquables, cet +homme doué d'une si grande énergie pour le travail, était d'une faible +constitution et d'une santé débile. Habituellement silencieux, parfois +presque taciturne, il conserva jusqu'à ses dernières années, en présence +d'un certain nombre d'auditeurs, une timidité dont il avouait que son +amour-propre eut plus d'une fois à souffrir, et qui le tourmentait +encore à Roville au milieu de ses élèves. Ce n'est que dans l'isolement +du cabinet qu'il retrouvait toute la liberté de sa pensée. Là, le +travail lui devenait si facile, qu'il avait dès longtemps perdu +l'habitude d'écrire. Il dictait sans que presque jamais une rature vînt +modifier le premier jet de sa phrase ou interrompre le facile +enchaînement de ses idées[78].» + +Aussi le nombre de ses écrits est considérable. En outre des _Annales de +Roville_, publication périodique qui compte 9 volumes in-8º--1824--1837, +il a fait paraître un grand nombre de brochures sur les questions à +l'ordre du jour: _De la production des chevaux en France; Faits et +observations sur la fabrication du sucre de betterave_; etc., etc. Le +_Calendrier du Bon Cultivateur_, paru en 1821, eut du vivant de l'auteur +sept éditions. + +À l'expiration de son bail, Mathieu de Dombasle, heureux de la +très-modeste aisance qu'il avait su reconquérir (sa fortune ne s'élevait +pas à plus de 110,000 francs), vint s'établir à Nancy, sa ville natale, +où il comptait de nombreux amis. «Désormais, dit M. Leclerc-Thouin, il +allait pouvoir s'occuper tout à loisir de la rédaction de son _Traité +général d'Agriculture_, depuis longtemps déjà l'objet de ses méditations +et de ses veilles, lorsque tout à coup la nouvelle de sa mort se +répandit au milieu de la stupeur générale. Le 19 décembre 1843, il fut +atteint d'une toux en apparence catharrale; jusqu'au samedi 23, bien +qu'il prît quelques médicaments, il n'interrompit en rien ses +occupations ordinaires; mais pendant la nuit, il tomba dans un état de +faiblesse qui ne lui permit plus de se livrer à aucun travail d'esprit. +Le mercredi 27, à midi, ses facultés intellectuelles et morales +s'obscurcirent, et avant trois heures il succomba aux suites d'une +affection de coeur qui amena, sans agonie et sans souffrance, une mort +que personne n'avait pu juger sitôt prochaine.» + +La ville toute entière fut dans le deuil. Une souscription s'ouvrit pour +élever à l'illustre agronome une statue que l'on voit maintenant sur la +place dite de _Mathieu de Dombasle_. Cette statue est en bronze fondue +d'après un modèle dû à David d'Angers. Le célèbre agronome est +représenté tenant la plume d'une main, de l'autre, la liste de ses +principaux ouvrages. À ses pieds se trouve la charrue qui porte son nom. + + +III + +Quelques mots encore sur Mathieu de Dombasle écrivain. Son style facile +et courant, qui se préoccupe moins de l'élégance que de la netteté, dit +bien ce qu'il veut dire et ne manque point d'agrément dans sa +simplicité qui le rend intelligible au lecteur le moins lettré. Ces +qualités recommandent le _Calendrier du Bon Cultivateur_, paru pour la +première fois en 1821 et que Mathieu de Dombasle affectionnait +particulièrement: «C'était sa première publication agricole, dit +l'éditeur de la huitième édition; puis il avait trop de foi dans le bon +sens des masses pour n'être pas flatté et frappé en même temps du succès +d'un livre qui, sans prôneurs, sans aucun patronage, s'était en moins de +vingt ans répandu au nombre de plus de vingt mille exemplaires.» _Le +Calendrier du Bon Cultivateur_ forme un gros volume in-12 de plus de 600 +pages, rempli d'excellents conseils, d'instructions pratiques, disposées +avec méthode et dans l'ordre des saisons, ou mieux des douze mois de +l'année. Le livre se termine par une sorte de récit en plusieurs +chapitres, ayant pour titre: _La richesse du cultivateur_ ou _les +secrets de Jean Benoit_, et dont nous détacherons quelques passages pour +faire connaître la manière de l'auteur. L'histoire de Benoit se lit avec +un vif intérêt quoique ne rappelant en rien le roman ou la nouvelle, +témoin la façon dont l'auteur raconte le mariage de son héros: + +«Benoit avait le projet de visiter l'Angleterre parce qu'il avait +entendu dire que plusieurs parties de ce royaume sont cultivées avec une +grande perfection; mais ayant fait connaissance d'une fille qui était en +service chez le même maître que lui, il se détermina à l'épouser. Cette +fille venait d'hériter d'un de ses oncles qui lui avait laissé une +maison et quelques terres, dans un village du pays de Hanovre. Ils +partirent ensemble pour aller cultiver leur petit bien..... Comme la +femme de Benoit était forte et aussi laborieuse que lui presque, tout +cela fut labouré à la bêche et biné de leurs propres mains.» + +Voilà qui est simple et primitif. Quoiqu'il en soit, à la fin de +l'année, grâce à la vente du lait et du beurre, des grains et des +fruits, il restait à l'ami Benoit un bénéfice net de 800 francs. «Il +aurait bien pu employer cet argent à acheter des terres, car il y en +avait alors à vendre à très bon marché et qui lui auraient bien convenu; +mais il s'en garda bien parce qu'il s'était imposé la loi de ne jamais +acheter de terres que lorsque celles qu'il avait seraient parfaitement +amendées, et lorsqu'il aurait du fumier en abondance pour en amender de +nouvelles; il savait bien qu'un jour (arpent) de terre bien amendé en +vaut deux, et que les terres sans fumier ne paient pas les frais de +culture.» + +Benoit employa ses 800 francs à agrandir son étable ce qui lui permit de +doubler le nombre de ses vaches et la quantité de ses produits. Bref, au +bout de quatre années, il lui fallait une charrue et même deux pour +labourer ses terres. Au bout de vingt années, Benoit était devenu +presque riche; mais, comme il arrive si souvent dans le monde, en même +temps que la fortune le malheur venait frapper à sa porte. +Successivement il perdit sa femme et deux enfants déjà grands, sa joie +et sa consolation. «Accablé de tous ces malheurs, le pays où il les +avait éprouvés lui devint insupportable; il se détermina à vendre tout +ce qu'il avait et à revenir dans son pays natal, pour achever ses jours +dans la société de quelques parents qu'il y avait laissés. + +«Il y a maintenant quatre ans que Benoit revenu en France, s'est fixé à +R.....[79] où il est né; il y a acheté une jolie petite maison et un +vaste jardin qu'il cultive lui-même, car il lui serait impossible de +demeurer oisif. J'habite dans le voisinage de ce brave homme, et jamais +je n'éprouve plus de plaisir que lorsque je m'entretiens avec lui.» + +On n'en doute pas d'après le portrait que l'auteur nous fait du digne +homme qu'il est difficile de ne pas croire peint d'après nature. Ne +serait-ce pas Mathieu de Dombasle qui s'est ainsi _pourtrait_ lui-même à +son insu dans cette honnête homme si sympathique? «Benoit a aujourd'hui +soixante-quatre ans; mais il jouit d'une santé parfaite qu'il doit à une +vie constamment laborieuse; à peine ses cheveux sont-ils gris et il +conserve une vivacité qui ferait croire qu'il n'a que vingt ans. C'est +un petit homme assez maigre, mais dont la physionomie est remarquable +par le feu du génie qui étincelle dans ses yeux, et par un air de +franchise qui prévient en sa faveur aussitôt qu'on le voit. Il a +conservé toute la simplicité du costume et des moeurs des cultivateurs du +pays qu'il a habité si longtemps; mais dans ses vêtements, dans son +ameublement, dans toute son habitation, respire la propreté la plus +soignée. + +«Il parle très peu lorsqu'il se trouve avec des étrangers; mais dans ses +entretiens avec les hommes qu'il voit habituellement, il devient très +communicatif. On voit surtout qu'il éprouve un vif plaisir à parler +d'agriculture: alors il parle beaucoup et longtemps. Cependant on ne se +lasse pas de l'entendre, parce qu'il sait beaucoup, qu'il ne parle que +de ce qu'il sait bien, et que toutes ses paroles portent le caractère de +ce bon sens naturel et de ce jugement exquis et sûr qui ont dirigé +toutes les actions de sa vie.» + +Aussi, que de progrès réalisés dans tout le voisinage, au point de vue +agricole, par la seule influence de sa parole et de son exemple! Mais ce +n'est pas de ses conseils seulement qu'il est prodigue: «Il donne +beaucoup à ses parents et même à quelques étrangers, mais c'est à la +condition qu'ils soient actifs, laborieux et probes; les paresseux et +les négligents ne sont pas bien venus près de lui: il dit souvent qu'il +ne peut mieux faire que d'imiter la Providence qui ne distribue ses dons +qu'à ceux qui s'en rendent dignes par le travail. + + Aide-toi et le Ciel t'aidera. + +«Des malheurs survenus à un homme industrieux et rangé, sont un titre +qui donne des droits certains à sa générosité. C'est ainsi qu'il a sauvé +d'une ruine complète un père de famille de son voisinage qui avait +éprouvé des pertes énormes dans les invasions.... Benoit le connaissait +à peine, mais il a un tact sûr pour juger les hommes; il n'hésita pas à +lui avancer une forte somme, et il n'a pas lieu de s'en repentir; car la +plus grande partie lui est déjà remboursée, et l'état prospère qu'ont +repris les affaires de l'homme qu'il a ainsi aidé est un gage certain +pour ce qui lui reste dû. Il s'est acquis un ami qui ne peut parler de +lui sans verser des larmes d'attendrissement.» + +J'ai réservé pour la fin un dernier trait qui achève le portrait: «du +brave homme» et qui prouve que Mathieu de Dombasle n'avait jamais oublié +les leçons de ses anciens et vénérables maîtres. «Benoit a habité trente +ans un pays où le culte catholique n'est pas exercé, et où il n'existe +pas de pasteur; cependant il n'a rien perdu de son attachement à la +religion, et par sa piété franche et douce, il est aujourd'hui le modèle +du canton.» + +Faut-il s'étonner ensuite que l'ami Benoit ait conquis à l'auteur tant +de sympathies dont témoignent les lettres en fort grand nombre qu'il +reçut après la publication de son livre? Entre ces lettres dont beaucoup +expriment, avec une affectueuse reconnaissance et parfois une éloquente +naïveté, les sentiments dont étaient pénétrés les signataires, je +n'aurais que l'embarras du choix. Je me bornerai à une seule citation, +tirée d'une lettre datée du 24 mai 1827 et curieuse autant que touchante +dans sa simplicité pleine de bonhomie: + +«J'ai lu avec beaucoup de plaisir les secrets de votre ami, J.-N. +Benoit. Je désirerais bien l'avoir avec moi, pour quelque temps, dans +une propriété que j'exploite à un quart d'heure de cette ville, dans une +position des plus agréables, où nous ferions quelque chose de beau; le +terrain y est très facile. Aimant l'agriculture autant que vous pouvez +l'aimer, ainsi que M. Benoit, je désirerais beaucoup être aidé d'un +homme entendu tel que lui, je vous prie de lui en faire part et de me +dire ce qu'il en pense.» + +Pour qu'on pût s'y tromper ainsi certes l'ingénieuse fiction devait +s'inspirer beaucoup de la réalité? Mais quel bon sourire dut illuminer +la figure de Mathieu de Dombasle quand il lut cette épitre qui +témoignait d'une confiance si ingénue et de cette naïve crédulité? + +[76] Année 1844. + +[77] Leclerc-Thouin.--_Notice._ + +[78] _Notice biographique_, par M. Thouin. + +[79] Roville. + + + + +DUPUYTREN + + +Dupuytren (Guillaume), naquit à Pierre-Buffière, en Limousin, le 6 +octobre 1777. Voici sur sa première enfance des détails assez curieux. +On raconte qu'une dame, passant en poste dans les rues de la petite +ville, avisa un jeune garçon de l'âge d'environ trois ans dont la +gentille figure lui plut tout d'abord. Cette dame n'avait point +d'enfant, l'idée lui vint d'enlever celui-ci pour en faire son fils +adoptif; et en effet, le bambin séduit par les douces paroles de la +dame, peut-être affriandé par la vue de quelques bonbons ou gâteaux, +monta dans la voiture qui aussitôt s'éloigna de toute la vitesse des +chevaux. Il fallut que le père averti, pour ravoir son enfant, +poursuivît la dame jusqu'à Tours. + +On peut croire cependant que la tendresse du père n'empêchait point de +sa part une assez grande négligence, puisque, bon nombre d'années après, +nous retrouvons encore l'enfant courant seul les rues de la ville où sa +figure intelligente, son air délibéré et surtout la vivacité et +l'à-propos de ses réparties frappèrent un capitaine de cavalerie nommé +Keffer qui, d'après la légende, le prit en croupe, l'amena à Paris, et +le plaça au collége de la Marche dont un sien frère était principal. Des +biographes, dont le témoignage paraît plus vraisemblable, disent que le +capitaine, avant de se charger de l'éducation du bambin, demanda le +consentement des parents qui ne le firent pas attendre. Soit que son +protecteur fût mort, soit qu'il se le fût aliéné, le jeune Guillaume, +ses classes terminées, revint à Pierre-Buffière, assez incertain sur sa +vocation quoiqu'il parût incliner vers la carrière militaire, pourtant +sans grand enthousiasme. Mais son père un jour coupa court à ses +hésitations en disant: + +--Tu seras chirurgien. + +Et, chose remarquable! comme si la décision paternelle l'eût soudain +éclairé pleinement sur sa vocation, Guillaume ne manifesta plus aucune +incertitude. De retour à Paris, il retrouva, au collége de la Marche, sa +chambre d'écolier, commença et poursuivit ses études médicales avec une +opiniâtre persévérance, s'aidant tout à la fois des livres et des leçons +orales des professeurs en renom, Boyer pour l'anatomie, Vauquelin et +Bouillon-Lagrange pour la chimie. Constamment, à ce qu'on raconte, il +avait à la bouche cette parole: «Que rien n'est tant à redouter pour un +homme que la médiocrité.» + +Aussi, aiguillonné sans cesse par cette pensée d'ambition qui, à cette +époque comme plus tard, fut trop, paraît-il, son mobile, il travaillait +avec une ardeur fiévreuse, et lors de la création des écoles de santé +(février 1795), il put se présenter pour l'une des six places de +prosecteurs mises au concours. Il ne vint qu'au quatrième rang; mais +c'était beaucoup déjà pour un adolescent qui comptait dix-huit ans à +peine. Néanmoins il s'indigna contre lui-même, ne se pardonnant point de +n'avoir réussi qu'à demi; aussi nous le voyons redoubler d'efforts, et, +peu d'années après (mars 1801), il était nommé par un vote unanime chef +des travaux anatomiques. + +«Maître de cette position indépendante, dit le docteur Malgaigne, il ne +tarda pas à apporter dans le service des dissections une discipline et +une activité jusqu'alors inconnues. En quinze mois, il déposa, dans les +cabinets de l'École, quarante pièces anatomiques relatives à toutes les +parties des systèmes artériel et veineux. Il poursuivait des recherches +d'anatomie normales sur les canaux différents, la rate, etc; il +multipliait les vivisections, etc.» En même temps, il professait un +cours d'anatomie non sans succès quoiqu'il ne pût se dissimuler qu'il +restait inférieur à Bichat et plus tard à Laënnec pour la science +pathologique. Cette conviction sans doute contribua à le lancer dans une +autre direction. Bien que nommé chirurgien de seconde classe à +l'Hôtel-Dieu (1802), il s'était jusqu'alors assez peu occupé de +chirurgie lorsqu'il fut amené par les circonstances à se vouer presque +exclusivement à cette partie si importante de la science médicale. +Devenu par le départ de Giraud, chirurgien-adjoint, il gagna à juste +titre la confiance du chirurgien en chef Pelletan, qui se reposa sur lui +d'une partie importante du service et lui donna ainsi l'occasion de se +produire. + +Sa position était déjà assez honorable pour qu'elle lui permît de faire +un mariage avantageux; il épousa Mlle de Sainte-Olive qui lui +apportait en dot au moins 80,000 francs. Mais il se brouillait en même +temps avec Boyer dont il avait demandé la fille, et qui ne lui +pardonnait pas une rupture nullement motivée et aggravée par cette +circonstance fâcheuse qu'elle avait eu lieu le jour même fixé pour la +signature du contrat. + +En 1811, Dupuytren obtint, au concours et à l'unanimité des suffrages, +la chaire de médecine opératoire vacante par la mort de Sabatier. En +1815, par la retraite un peu forcée de Pelletan, il se trouva chirurgien +en chef de l'Hôtel-Dieu, et il se promit bien de ne pas la partager. Le +service chirurgical comptait parfois jusqu'à trois cents malades: +c'était un travail d'Hercule qui allait peser sur lui seul, il s'y +dévoua sans réserve. Tous les jours levé régulièrement à cinq heures, il +accomplissait ses visites de 6 à 9 heures, faisait une leçon d'une heure +à l'amphithéâtre, donnait ensuite des consultations aux malades du +dehors, et quittait rarement l'hôpital avant onze heures; enfin, le +soir, il faisait une seconde visite de six à sept heures, et jusqu'en +1825, à peine y manqua-t-il un jour.» + +Rallié au gouvernement de la Restauration, il fut, lors de l'assassinat +du duc de Berry, l'un des premiers appelé auprès du blessé. Faut-il +croire à cette anecdote rapportée par quelques biographes et qui serait +une des causes, suivant eux, du peu de faveur dont Dupuytren jouit +auprès du roi Louis XVIII qui, comme on le sait, se piquait de +littérature. Lorsqu'il arriva près du lit de son neveu, le roi dans la +crainte d'être entendu du blessé, dit en latin au chirurgien: +_Superest-ne spes aliqua salutis?_ Reste-t-il quelque chance de salut? + +Dupuytren, soit qu'il fût préoccupé, soit qu'il eût en effet oublié tout +à fait la langue de l'ancienne Rome, n'eût pas l'air de comprendre et ce +fut Dubois qui se chargea de la réponse. Aussi, quoique Dupuytren eût +été créé baron au mois d'août, trois années s'écoulèrent avant qu'il fût +nommé chirurgien consultant. J'ai peine à croire, d'ailleurs, que +Dupuytren, pour se concilier de hautes influences, se soit abaissé, lui +si peu dévot alors, jusqu'à ce petit et honteux manége que lui prête un +biographe et qui n'eût été que de la misérable hypocrisie. + +Pendant une messe célébrée à la chapelle du château de Saint-Cloud, +Dupuytren laissa tomber avec fracas, au moment de l'élévation, son +volumineux Livre-d'Heures garni d'épais fermoirs. Mme la duchesse +d'Angoulême dit en levant les yeux: + +--Voici M. Dupuytren qui perd ses Heures! + +--Mais qui ne perd pas son temps! murmura le duc de Maillé. + +Le mot est joli, mais ne paraît point réellement avoir été prononcé, +parce que l'occasion n'en fut point donnée par Dupuytren, qui témoigna +d'une façon dure, brutale même, son indignation à la personne qui la +première, d'après ce qu'il croyait, avait mis en circulation cette +petite calomnie. Appelé par cette dame, la duchesse de ***, auprès du +lit de sa fille, gravement malade, il entra dans la chambre sans +paraître même s'apercevoir de la présence de la mère, sans répondre +autrement que par un silence glacial à ses politesses empressées, +examina la malade, fit son ordonnance, et sortit comme il était entré, +en n'ayant pas l'air de voir la maîtresse de la maison dont les regards, +plus encore que les paroles, trahissaient une si terrible anxiété. + +Charles X, aussitôt après son avènement, parut empressé de dédommager +Dupuytren des procédés de son frère, et tout d'abord il le nomma son +premier chirurgien. Il usa également de sa haute influence pour écarter +les obstacles qui empêchaient qu'il ne fût reçu à l'Institut où la mort +de Percy laissait une place vacante. Dupuytren, pour qui les biographes +en général se montrent sévères, prouva qu'il comprenait la +reconnaissance et de la façon la plus large; car, après la Révolution de +1830, apprenant que le roi Charles X, dans l'exil, se trouvait à la +veille de manquer d'argent, il lui écrivit spontanément: + +«Sire, grâce en partie à vos bienfaits, je possède trois millions, je +vous en offre un, je destine le second à ma fille, et je réserve le +troisième pour mes vieux jours.» + +M. Richerand, dans la _Biographie universelle_, nie d'un ton assez aigre +ce trait si honorable pour son confrère: «En remontant à la source de +cette anecdote, dit-il, on s'est bientôt convaincu qu'elle n'avait aucun +fondement: c'était une de ces rumeurs adroitement propagées et qui +n'étaient pas inutiles à sa renommée et à ses succès.» + +Pourtant dans sa _Notice_ publiée ultérieurement[80], M. Malgaigne +maintient le fait en s'appuyant du témoignage si considérable de M. +Cruveilhier: «Dupuytren, dit-il, écrivit une lettre ainsi rapportée par +M. Cruveilhier.» Or, on ne voit point que celui-ci ait démenti +l'affirmation. On ne saurait d'ailleurs suspecter Malgaigne de +partialité en faveur de Dupuytren, au contraire, car il dit de lui entre +autres choses: «Pour réaliser ces idées de suprématie qu'il nourrissait +dès sa jeunesse, il sacrifia son repos, sa santé, quelquefois jusqu'à +son orgueil. Toute supériorité naissante lui était importune, et ses +élèves les plus distingués étaient ceux dont il prenait le plus +d'ombrage. Par ses jalousies, par ses noirceurs, il avait fini par +éloigner tous ses amis, tous ses collègues; et comme nul ne se fiait +plus à lui, il en vint à son tour à se méfier de tous. Il vit partout +des ennemis et sous son toit domestique et dans la foule qui se pressait +à ses leçons et dans les journaux qui les répétaient, et dans ceux qui +ne les répétaient pas; et n'ayant personne à qui confier ni ses joies ni +ses peines, il mena vraiment, au comble de la fortune et de la +prospérité, la vie la plus misérable.» + +Formidable exemple pour les ambitieux que celui de cet homme en +apparence si favorisé de la fortune, riche à millions; ayant la gloire, +ayant la célébrité plus grande qu'il ne l'avait rêvée, et avec tout cela +malheureux, misérable, comme dit M. Malgaigne qui continue: + +«Fier et hautain, il aimait qu'on pliât devant lui-même jusqu'à terre; +et cependant par un contraste étrange, il réservait son estime aux +caractères indépendants, alors même qu'il les écartait de son entourage, +etc.» Il ne se peut guère un jugement plus sévère, et l'on en doit +croire assurément l'écrivain dans ce qu'il dit de favorable à Dupuytren +auquel comme homme, des biographes accordent davantage. Il faut lire à +ce sujet ce que le recueil intitulé: _Portraits et histoire des hommes +utiles_, nous apprend de sa bienveillance, de sa bonté vraiment +singulière pour les enfants malades près desquels il oubliait ses +brusqueries, laissant sa figure d'ordinaire dure, impassible, rigide, se +détendre par le plus paternel des sourires. Au milieu d'eux il oubliait +ses hauteurs, son amer dédain des hommes qui paraît avoir eu sa +principale source dans ce désenchantement résultant de l'expérience, et +aussi et davantage peut-être, dans ce triste scepticisme, dans cette +misérable incrédulité, alors comme aujourd'hui trop peu rare chez des +praticiens même éminents et qui n'en reste pas moins pour nous une +aberration incompréhensible. Car, quoi! ne devraient-ils pas avoir +toujours présente à l'esprit cette magnifique profession de foi de l'un +des plus illustres patriarches de la science, qui, encore armé du +scalpel, devant un cadavre dont le thorax et les flancs étaient ouverts, +après avoir fait en quelque sorte toucher du doigt à ses nombreux élèves +les merveilles de l'organisme, ne pouvait s'empêcher de s'écrier dans un +élan de religieux enthousiasme: + +«Ô Éternel, quel hymne je viens de chanter à ta gloire!» + +Il ne pensait pas autrement, le savant Ambroise Paré, quand il disait à +propos du duc de Guise, je crois: «Je le pansai, Dieu le guérit.» + +On a peine vraiment à comprendre le médecin, le chirurgien, sceptique, +impie, ou seulement indifférent, à moins que ce ne soit par un +prodigieux aveuglement, suite de passions viles, ou de préjugés +grossiers inculqués par cette première et inepte éducation qu'on reçoit +trop souvent dans les colléges, les facultés, les cliniques et qui ne +pouvait qu'être pire à l'époque où Dupuytren commença ses études, et +après les avoir terminées, obtint ses diplômes. L'orgueil, la vanité +aidant, et aussi la dévorante activité de cette vie qui ne permet guère +le repos non plus que la réflexion au médecin en vogue, ses préjugés, +son indifférence ou plutôt son hostilité persistèrent longtemps. Mais +enfin, il vint un jour, il vint une heure, heure à jamais bénie, où +d'autres pensées, des pensées pour lui bien nouvelles, bien inattendues, +tout à coup étonnèrent, inquiétèrent ce grand esprit; des sentiments +qu'il ne connaissait plus, qu'il n'avait jamais connus peut-être, firent +soudain palpiter son coeur et dans des circonstances singulières et +providentielles. Mais le fait a été si admirablement raconté par un +illustre et à jamais regrettable orateur qu'il y aurait présomption à +vouloir refaire ce récit où il semble en quelque sorte s'être surpassé +lui-même. Je me trouve trop heureux de pouvoir le reproduire tout au +long en remettant sous les yeux du lecteur qui m'en saura gré ces pages +incomparables. Mon humble prose ne gagnera pas sans doute à pareil +voisinage, mais qu'importe! + +«Notre âge se rappelle encore la célébrité dont jouissait, il y a un +quart de siècle, un homme qui avait porté dans les oeuvres de la +chirurgie une intrépidité d'âme aussi rare que la précision de sa main. +Cet homme, déjà vieux, vit entrer dans son cabinet une figure simple, +grave et douce, qu'il reconnut aisément pour un curé de campagne. Après +l'avoir entendu et examiné quelques instants, il lui dit d'un ton +brusque qui lui était naturel: + +»--Monsieur le curé, avec cela on meurt. + +»--Monsieur le docteur, répondit le curé, vous eussiez pu me dire la +vérité avec plus de ménagement; car bien qu'avancé dans la vie, il y a +des hommes de mon âge qui craignent de mourir. Mais en quelque manière +qu'elle soit dite, la vérité est toujours précieuse, et je vous remercie +de ne me l'avoir pas cachée.» Puis posant sur la table une pièce de cinq +francs préparée d'avance, il ajouta: «Je suis honteux plus que je ne +puis le dire de si mal témoigner ma reconnaissance à un homme comme +monsieur le docteur Dupuytren: mais je suis pauvre, et il y a bien des +pauvres dans ma paroisse; je retourne mourir au milieu d'eux.» + +»Cet accent parvint au coeur de l'homme que le cri de la douleur n'avait +jamais troublé; il se sentit aux prises avec lui-même; et courant après +le vieillard qu'il avait repoussé d'abord, il le rappela du haut de sa +porte et lui offrit son secours. L'opération eut lieu. Elle touchait aux +organes les plus délicats de la vie; elle fut longue et douloureuse. +Mais le patient la supporta avec une sérénité de visage inaltérable, et +comme l'opérateur étonné lui demandait s'il n'avait rien senti: + +»--J'ai souffert, répondit-il, mais je pensais à quelque chose qui m'a +fait du bien. + +»Il ne voulait pas lui dire: J'ai pensé à Jésus-Christ, mon Maître et +mon Dieu crucifié pour moi; il eût craint de blesser peut-être +l'incroyance de son bienfaiteur, et retenant sa foi sous le voile de la +plus aimable modestie, il lui disait seulement: J'ai pensé à quelque +chose qui m'a fait du bien. À plusieurs mois de là, par un grand jour +d'été, le docteur Dupuytren se trouvait à l'Hôtel-Dieu, entouré de ses +élèves à l'heure de son service. Il vit venir de loin le vieux prêtre, +suant et poudreux, comme un homme qui a fait à pied un long chemin et +tenant à son bras un lourd panier. + +»--Monsieur le docteur, lui dit le vieillard, je suis le pauvre curé de +campagne que vous avez opéré et guéri il y a déjà bien des semaines; +jamais je n'ai joui d'une santé plus solide qu'aujourd'hui, et j'ai +voulu vous en donner la preuve en vous apportant moi-même des fruits de +mon jardin que je vous prie d'accepter en souvenir d'une cure +merveilleuse que vous avez faite et d'une bonne action dont Dieu vous +est redevable en ma personne.» «Dupuytren prit la main du vieillard; +c'était la troisième fois que le même homme l'avait ému jusqu'au fond +des entrailles.» + +Dès lors, il n'est point douteux que des pensées d'un ordre tout nouveau +préoccupèrent souvent l'illustre docteur encore que son caractère +ombrageux, concentré, ait retenu toujours peut-être sur ses lèvres le +cri de son angoisse intérieure, l'aveu poignant de ses troubles secrets, +de ses doutes, de ses perplexités, qui devaient faire explosion, à la +grande stupeur de beaucoup de ses contemporains, par un acte de foi +solennel autant que sincère. Voici dans quelles circonstances: atteint +d'une pleurésie latente, il ne put douter bientôt, à de certains +symptômes, que son état ne fût des plus graves. «On lui proposa la +ponction; il accepta d'abord, dit M. Malgaigne, et finit par refuser. + +»--Que ferai-je de la vie? disait-il, la coupe en a été si amère pour +moi! + +»Il se regarda donc mourir, conservant la plénitude de son intelligence +jusqu'au dernier moment. La veille même de sa mort, il se fit lire le +journal: + +»--Voulant disait-il, porter là-haut des nouvelles de ce monde. Il +expira le 8 janvier 1835, à trois heures du matin.» + +Rien de plus dans le récit du docteur. Mais grâce à Dieu, d'après les +témoignages les plus authentiques, la mort de Dupuytren n'eut point ce +caractère froidement stoïque, sceptique, et les plus précieuses des +consolations ne manquèrent pas à son agonie. Écoutons encore le grand +orateur. + +«Enfin, cet homme illustre, le docteur Dupuytren, se trouva lui-même sur +son lit de mort, et du regard dont il avait jugé le péril de tant +d'autres, il connut le sien. Cette heure le trouva ferme; il avait eut +trop de gloire pour regretter la terre et se méprendre sur son néant. +Mais la révélation du peu qu'est la vie ne suffit pas pour éclairer +l'âme sur sa destinée, et peut-être est-elle le plus grave péril de +l'orgueil aux prises avec la mort. Il faut, à ce moment suprême, +reconnaître également la misère et la grandeur de l'homme, et si le +génie peut de lui-même s'élever jusqu'à sentir sa misère, il ne peut pas +en même temps sentir sa grandeur. Ce double secret ne s'unit et ne se +manifeste à la fois que dans une clarté qui vient de plus haut que la +gloire. Dupuytren la vit venir. En roulant dans les replis de sa mémoire +le spectacle des choses auxquelles il avait assisté, parmi tant de +figures qui s'abaissaient sous son dernier regard, il en était une qui +grandissait toujours, et dont la simplicité pleine de grâce lui +rappelait des sentiments qu'il n'avait éprouvés que par elle. Le vieux +curé de campagne était demeuré présent à son âme, et il en recevait, +dans ce vestibule étroit de la mort, une constante et douce apparition. +Messieurs, je ne vous dirai pas le reste: Dupuytren touchait aux abîmes +de la vérité, et pour y descendre vivant, il n'avait plus qu'à tomber +dans les bras d'un ami. C'est le don que Dieu a fait aux hommes depuis +le jour où il leur a tendu les mains du haut de la croix, le don de +recevoir la vie d'une âme qui la possède avant nous et qui la verse dans +la nôtre parce qu'elle nous aime. Dupuytren eut ce bonheur. Au terme +d'une mémorable carrière, il connut qu'il y avait quelque chose de plus +heureux que le succès et de plus grand que la gloire: la certitude +d'avoir un Dieu pour père, une âme capable de le connaître et de +l'aimer, un Rédempteur qui a donné son sang pour nous, et enfin la joie +de mourir éternellement réconcilié avec la vérité, la justice et la +paix. Messieurs, la Providence gouverne le monde, et son premier +ministre vous venez de l'apprendre, c'est la vertu[81].» + +Dans un petit volume où vu son titre[82] comme la table des chapitres et +aussi le nom de l'auteur, je ne m'attendais certes pas à rencontrer de +telles pages, j'ai lu tout un récit ayant pour titre: _La mort de +Dupuytren_. Là se trouvent les détails les plus curieux relatifs soit à +la fameuse opération qui sauva la vie au bon curé, soit aux derniers +moments du célèbre chirurgien. Ils offrent, par leur caractère de +précision, un commentaire intéressant qui complète dans ce qu'il a d'un +peu vague, vers la fin, l'admirable récit du père Lacordaire. Aussi +quelques citations ne déplairont pas au lecteur. Voici d'abord ce qui a +trait à l'opération: + +«La maladie était un abcès de la glande sous-maxillaire compliqué d'un +anévrisme de l'artère carotide. La plaie était gangrenée en plusieurs +endroits..... Dupuytren taillait et tranchait avec le couteau et les +ciseaux; ses pinces d'acier sondaient le fond de la plaie et ramenaient +des fibres qu'il tordait et qu'il attachait ensuite. Puis la scie enleva +en grinçant des fragments cariés du maxillaire inférieur. Les éponges, +pressées à chaque instant, rendaient le sang qui coulait à flots. +L'opération dura vingt-cinq minutes. L'abbé ne fronça pas le sourcil, +mais il était un peu pâle. + +«--Je crois que tout ira bien, lui dit amicalement Dupuytren. Avez-vous +beaucoup souffert? + +«--J'ai tâché de penser à autre chose, répondit le prêtre.» + +«...Chaque matin, lorsque Dupuytren arrivait, par une étrange infraction +à ses habitudes, il passait les premiers lits et commençait la visite +par son malade favori. Plus tard, lorsque celui-ci put se lever et faire +quelques pas, Dupuytren, la clinique achevée, allait à lui, prenait son +bras sous le sien, et harmonisant son pas avec celui du convalescent, +faisait avec lui un tour de salle. Pour qui connaissait l'insouciante +dureté avec laquelle Dupuytren traitait habituellement ses malades, ce +changement était inexplicable.» + +Plus inexplicable ou plus admirable, alors que, quelques pages plus +haut, l'auteur nous dit: «Poussant jusqu'aux dernières limites ses +doctrines de positivisme, Dupuytren s'acharna avec la plus excessive +ténacité contre ce qu'il appelait les utopies spéculatives +(religieuses), chaque fois qu'il trouva à les combattre sous quelque +forme que ce fût. Par degrés son antipathie devint de l'exécration.» + +Après avoir raconté les visites du bon curé apportant, chaque année, le +6 mai, jour anniversaire de l'opération, à Dupuytren son petit cadeau: +«son inévitable panier et ses inévitables poires et poulets,» M. Nadar +termine par le récit de la mort du grand chirurgien, récit des plus +émouvants dans sa brièveté: + +»L'amélioration n'était qu'apparente et Dupuytren le sentait bien. Il se +voyait mourir et avait compté ses instants. Son caractère devint plus +inexpansif et plus sombre à mesure qu'il approchait du terme fatal... +Tout à coup il appelle M..., son fils adoptif, qui veillait dans un +cabinet voisin. + +»--M..., lui dit-il, écrivez au curé de ***, près Nemours, vous savez +l'adresse: + + «Mon cher abbé, + +»Le docteur a besoin de vous à son tour. Venez vite: peut-être +arriverez-vous trop tard: + + »Votre ami, + DUPUYTREN.» + +«Le petit curé accourut aussitôt. Il resta longtemps enfermé avec +Dupuytren. Nul ne sait ce que tous deux se dirent; mais quand l'abbé +sortit de la chambre du mourant, ses yeux étaient humides, et sa +physionomie rayonnait d'une douce exaltation. Le lendemain, Dupuytren +appelait auprès de lui l'archevêque de Paris (Mgr de Quelen). + +»Le jour de l'enterrement.... l'église Sainte-Eustache eut peine à +contenir le cortége. Après le service, les élèves portèrent à bras le +cercueil jusqu'au cimetière. + +«Le petit prêtre suivait le convoi en pleurant.» + +L'auteur ajoute assez étrangement, quoique je ne puisse le regretter, +puisque ce langage même donne plus de poids à son témoignage: «Que ceux +qui viennent de lire ces lignes n'y veuillent pas avoir une _intention +dogmatique_ et ne s'occupent pas d'y chercher la pensée de celui qui les +a écrites. Il raconte cette histoire tout simplement comme on la lui a +racontée, sans autre dessein de persuader ou d'instruire (et quel mal à +cela, honnête Nadar?), parce que c'est une histoire vraie et qu'elle se +rattache à un grand nom.» + +À la bonne heure, et nous en remercions l'historien fidèle, malgré cette +réflexion dernière qui pourrait bien, fût-ce à l'insu de l'auteur, avoir +été soufflée par le respect humain. Quoi qu'il en soit, voilà certes un +mémorable exemple et que feront bien de méditer, non pas seulement les +jeunes étudiants, ceux qu'on appelle d'un autre nom dont je m'abstiens +parce qu'il ressemble à une injure; mais aussi, mais surtout certains de +leurs professeurs, de leurs maîtres, docteurs plus ou moins célèbres, +qui, trop oublieux des plus sacrés devoirs, compromettent l'honneur de +leur profession, laquelle est aussi un sacerdoce, par des prédications +honteuses, sceptiques, matérialistes, athées, alors que de leurs chaires +il ne devrait tomber que de graves, disons mieux, de religieuses +paroles, «des hymnes à la gloire de l'Éternel.» + +[80] _Biographie nouvelle_, 1858. + +[81] Lacordaire: _Conférences de Notre-Dame_. + +[82] _Quand j'étais étudiant_: in-18, par Nadar. + + + + +L'ABBÉ DE L'ÉPÉE + + +«Un jour de l'année 1753, suivant toutes les probabilités, une affaire +de peu d'importance amena l'abbé de l'Épée dans une maison de la rue des +Fossés-Saint-Victor qui faisait face à celle des Frères de la doctrine +chrétienne. La maîtresse du logis était absente; on l'introduisit dans +une pièce où se trouvaient ses deux filles, soeurs jumelles, le regard +attentivement fixé sur leurs travaux à l'aiguille. En attendant le +retour de leur mère, il voulut leur adresser quelques paroles; mais quel +fut son étonnement de ne recevoir d'elles aucune réponse. Il eut beau +élever la voix à plusieurs reprises, s'approcher d'elles avec douceur, +tout fut inutile. À quelle cause attribuer ce silence opiniâtre? + +»Le bon ecclésiastique s'y perdait. Enfin, la mère arrive, le visiteur +est au fait de tout. Les deux pauvres enfants sont sourdes-muettes. +Elles viennent de perdre leur maître, le vénérable P. Vanin ou Tanin, +prêtre de la Doctrine chrétienne de Saint-Julien des Ménétriers à Paris. +Il avait entrepris charitablement leur éducation au moyen d'estampes qui +ne pouvaient leur être d'un grand secours. En ce moment décisif, un +rayon du ciel révèle à l'étranger sa vocation. Sans aucune expérience +dans l'art difficile dont il va sonder les profondeurs inconnues, il est +déjà tout prêt à se sacrifier. + +»À partir de ce jour, il remplira auprès des deux infortunées la place +que le P. Vanin laisse vide. Après avoir mûrement réfléchi aux moyens +par lesquels il pourra remplacer chez elles l'ouïe et la parole, il +croit entrevoir, _dans le langage des gestes_, la pierre angulaire que +le ciel destine à soutenir l'édifice intellectuel du sourd-muet[83].» + +Cet homme de bien, ce zélé prêtre, c'était l'abbé de l'Épée, né à +Versailles le 25 novembre 1712, fils d'un expert des bâtiments du roi, +chrétien pieux qui, de bonne heure, forma l'âme de l'enfant à la vertu; +mais cependant, contradiction étrange! par l'instinct de l'égoïsme +paternel, il ne vit pas sans répugnance la vocation qui, dès l'âge de +dix-sept ans, appelait le jeune homme à l'honneur du sacerdoce. Il +fallut à Charles Michel une énergie réelle pour triompher de cette +opposition; mais, dit très-bien son biographe: «Il était écrit au ciel +que, nouveau pontife du Dieu vivant, il servirait d'intermédiaire entre +le Tout-Puissant et les ouailles égarées qui l'attendaient.» + +Par malheur, l'entêtement de certaines idées, et non plus l'opposition +de ses parents, vinrent tout à coup l'arrêter sur le seuil même du +temple, et, pendant plusieurs années, le détournèrent de sa vocation +pour le jeter dans une autre carrière (le barreau), où ses débuts +semblaient lui promettre de brillants succès. Mais, sentant bien qu'il +n'était point là dans la voie indiquée par la Providence, il accueillit +avec empressement les offres bienveillantes de l'évêque de Troyes, qui, +après lui avoir conféré les ordres, le nomma l'un des chanoines de sa +cathédrale. + +Après la mort du digne évêque, l'abbé de l'Épée revint à Paris; +l'attitude qu'il prit, dans les trop fameuses discussions entre +jansénistes et molinistes, l'exposa aux censures de l'autorité +diocésaine, et l'on a regret à dire que ce blâme il le méritait; car, +bien qu'il eut signé l'acte d'adhésion à la bulle _Unigenitus_, +condamnation du jansénisme, et dans des termes qui attestaient, suivant +le biographe, «la droiture de son âme et la pureté de son intention,» il +ne put s'abstenir de restrictions qui n'étaient point, à son insu sans +doute, dans le même esprit de soumission. Cette faute, il ne faut point +la dissimuler; «car, dit très bien l'abbé Bouchet, son génie et sa +bienfaisance ne l'ont malheureusement pas mis à l'abri des faiblesses +humaines... et quand même nous écririons la vie d'un saint, nous +croirions de notre devoir d'historien de chercher et de montrer en lui +quelque point vulnérable dans son existence. Le sort des hagiographes, +dans leurs vies de saints, est de ne nous montrer que le beau côté de +leur héros, ce qui nuit à la vérité historique et en fausse les +conséquences morales; car, avec de telles vies, les lecteurs s'imaginent +toujours que les saints ne sont pas des hommes comme eux, et qu'eux, +lecteurs, étant hommes, ils ne peuvent être saints. + +»..... Mais notre pénible tâche d'historien une fois remplie, nous ne +persistons pas moins à croire que la question de bonne foi et l'immense +charité de l'ami des sourds et muets lui auront fait trouver grâce +devant Celui qui est le Dieu de vérité, mais qui est aussi et surtout le +Dieu de charité: _Deus caritas est_.» + +Mais précisément on a plus de peine à comprendre que l'abbé de l'Épée, à +cette époque de sa vie, parut incliner vers les doctrines outrées du +jansénisme, alors que sa piété douce, facile, aimable, ne trahissait +rien des allures hautaines et intolérantes de la secte. Le bon abbé +avait eu par lui-même la preuve qu'il n'est pas de prédication plus +éloquente que celle de la douceur, de la charité, puisque par ces moyens +seuls il avait ramené à la vérité le protestant Ulrich, venu du fond de +la Suisse pour demander ses conseils, et qui, après quelques entretiens, +n'avait pas hésité à abjurer l'hérésie de Calvin, quoi qu'il dût lui en +coûter par la suite. En effet, après cet acte courageux, n'ayant pu +retourner dans sa famille, il se trouvait à Paris presque réduit à la +détresse. L'abbé, devenu son ami et qui souffrait pour le néophyte de +cette situation, insistait pour qu'il acceptât, afin de s'en aider, une +somme de six cents livres, dont il pouvait disposer: + +«Vous m'avez enseigné, répondit généreusement Ulrich, combien est +agréable au Ciel l'état de l'homme qui travaille en paix dans +l'indigence et qui souffre les privations sans murmurer; vous m'avez +inculqué vos principes. Après ce don, tous les autres me seraient +inutiles; de plus nécessiteux jouiront de vos largesses. J'ai appris de +vous à aimer Dieu, mes frères et le travail: je suis riche de vos +bienfaits.» + +Ulrich, d'ailleurs, devait être prophète. L'abbé de l'Épée, en dépit des +obstacles venant de lui-même ou du dehors, conduit comme par la main +par la Providence dans sa voie véritable, et ramené à sa sainte mission +par la circonstance racontée plus haut (la rencontre des deux +sourdes-muettes) ne devait plus s'en écarter. Les succès qu'il avait +obtenus au moyen du langage des gestes et de cette mimique ingénieuse, +sorte de langue universelle que, plus tard, l'abbé Sicard devait +compléter, lui attirèrent bientôt d'autres et nombreux élèves. +L'attention publique fut éveillée, et cette humble école avait peine +parfois à contenir l'affluence des visiteurs, entre lesquels un jour se +trouvèrent l'empereur d'Allemagne, Joseph II, et l'ambassadeur de +Catherine, l'impératrice de Russie. + +Ces résultats ne pouvaient que surexciter le zèle de l'abbé qui, vu le +nombre toujours croissant des élèves, était incessamment entraîné à +développer son établissement. Il possédait, quand il en jeta les +premiers fondements, un patrimoine d'environ 7,000 livres de revenu, +d'autres disent 12,000, et au bout de quelques années, l'OEuvre avait +presque tout absorbé encore qu'il eût eu plus d'une fois recours à la +bourse de son digne frère, architecte du roi, et qu'il s'imposât pour +tout ce qui le concernait lui-même, la plus stricte économie: «Il se +dépouillait, dit M. Berthier, pour couvrir ses enfants d'adoption, et +traînait des vêtements usés pour qu'ils en portassent de bons... Durant +le rude hiver de 1788, il se refusait même du bois, malgré les +infirmités de la vieillesse, et ce ne fut que, vaincu par les instances +réitérées de ses élèves en larmes, qu'il renonça à cette privation +volontaire. Longtemps encore après, il leur répétait en soupirant: + +«Mes pauvres enfants, je vous ai fait tort de trois cents livres au +moins.» + +Ne sent-on pas ses yeux se mouiller en lisant de telles paroles, aussi +bien que l'admirable lettre dans laquelle il remerciait Joseph II de +l'offre qu'il lui faisait de demander pour lui une abbaye au roi de +France, et dans le cas d'insuccès de lui en donner une dans son empire? +«Je suis confus, Sire, de vos bontés. Si, à l'époque où mon entreprise +n'offrait encore aucune chance de succès, quelque médiateur puissant eût +sollicité et obtenu pour moi un riche bénéfice, je l'aurais accepté pour +en faire servir les ressources au profit de l'Institution. Mais je suis +vieux; si Votre Majesté veut du bien aux sourds-muets, ce n'est pas sur +ma tête, déjà courbée vers la tombe, qu'il faut le placer, c'est sur +l'OEuvre elle-même: il est digne d'un grand prince de la perpétuer pour +le bien de l'humanité.» + +Voici comment le bon prêtre avait fait la connaissance de l'empereur. +L'abbé de l'Épée disait d'habitude sa messe de fort bonne heure dans la +chapelle Saint-Nicolas, à l'église Saint-Roch, sa paroisse. Un matin, au +moment de monter à l'autel, il cherche vainement des yeux l'enfant qui, +d'ordinaire, servait la messe; mais bientôt il voit, agenouillé à sa +place, un inconnu simplement vêtu, quoique avec un air d'élégance et de +distinction, qui, devinant l'embarras du prêtre, s'était offert de +lui-même pour suppléer l'absent, ce qu'il fit à l'édification de l'abbé: +celui-ci, sa messe et l'action de grâces terminées, remercie l'étranger +et l'invite à visiter son établissement. L'inconnu s'empresse +d'accepter et, après avoir tout vu de ses yeux, tout examiné à loisir +avec l'air du profond intérêt, il quitte la maison en glissant dans les +mains de l'abbé un objet enveloppé d'un papier: + +«Voici, dit-il, un léger souvenir de ma visite.» + +C'était une magnifique tabatière avec le portrait de l'empereur +d'Autriche, enrichi de diamants. L'inconnu était Joseph II lui-même. La +tabatière et le portrait ne quittèrent plus, dès lors, la poche de +l'abbé, mais je doute qu'il en ait été de même des diamants. + +Cependant le prince, tout ému encore de sa visite à la maison des +sourds-muets, en parla dans les termes les plus chaleureux à sa soeur, la +reine Marie-Antoinette, qui voulut à son tour connaître l'établissement +et n'en sortit pas moins enthousiasmée. Sans doute elle ne contribua pas +peu à appeler sur l'institution l'intérêt de Louis XVI, qui lui accorda, +bientôt après, une pension de 6,000 livres sur sa cassette particulière. +Il est juste de dire qu'avant cet acte de la munificence royale, le +généreux secours du duc de Penthièvre et de plusieurs autres personnes, +dans les moments critiques, n'avaient pas manqué à l'OEuvre. Des motifs, +tirés de la dignité, ne permirent pas à l'abbé de l'Épée d'accepter les +riches présents que Catherine II lui faisait offrir par son ambassadeur; +il n'en témoigna pas moins de sa gratitude, demandant qu'on lui envoyât +un jeune russe sourd et muet pour l'instruire, afin qu'il pût à son tour +devenir l'instituteur des autres infortunés en Russie, où l'on +établirait une école comme cela avait eu lieu pour l'Autriche. + +Maintenant, faut-il avec des biographes appeler un excès de zèle la +conduite de l'abbé de l'Épée, dans la mystérieuse affaire du jeune +Solar, émouvant épisode, dont s'inspirait quelques années après Bouilly, +pour son drame représenté avec tant de succès, et qui n'a pas nui à la +popularité de l'abbé de l'Épée. + +Un jour de l'année 1775, que celui-ci s'était rendu à l'Hôtel-Dieu, «un +enfant vêtu d'une casaque grise et coiffé d'un bonnet de coton blanc, +costume uniforme de l'hôpital, lui est présenté par la mère +Saint-Antoine, chargée du service de la salle. À une seconde visite, +cette religieuse conjure l'abbé de le retirer de cette hôpital pour +l'instruire. Il l'interroge, les gestes du sourd-muet lui donnent à +entendre qu'il appartient à des parents riches, que son père boîtait et +qu'il est mort; que sa mère est restée veuve avec quatre enfants,... +qu'il y a dans la maison des domestiques et un grand jardin qui rapporte +beaucoup de fruits; qu'un cavalier enfin, après l'avoir mené bien loin, +l'a abandonné, le visage couvert d'un masque et d'un voile sur la +grand'route. Son maintien, son air distingué sous les haillons de la +misère, et sa pantomime expressive semblent confirmer cette déposition +de l'orphelin» qui, lorsqu'il fut instruit, la confirma par des +explications plus précises. + +De ces explications et des longues et patientes recherches qui +suivirent, non sans résultat, l'abbé fut amené à conclure que le +sourd-muet, Joseph (nom qu'on lui donna), devait être le fils du comte +de Solar, mort naguère, et auquel sa veuve n'avait survécu que peu de +temps; et il n'hésita pas à réclamer devant la justice en faveur de son +pupille. De là un long et curieux procès qui, à cette époque, passionna +l'opinion publique, généralement sympathique à l'abbé de l'Épée, et une +lutte avec la famille réelle ou prétendue de l'orphelin, reconnu par +quelques-uns de ses parents, mais traité par d'autres d'imposteur. Le +Châtelet, saisi de l'affaire, admit les prétentions de Joseph et, par +deux fois, lui donna gain de cause. Mais la partie adverse, en appela +devant le Parlement; celui-ci supprimé, le procès se trouva suspendu; +dans l'intervalle, les deux seuls protecteurs de Joseph, le duc de +Penthièvre, qui lui faisait une pension, et l'abbé de l'Épée moururent, +ce qu'on attendait peut-être. Deux ans après, l'affaire ayant repris son +cours, les plaidoiries entendues, le nouveau Tribunal de Paris (24 +juillet 1792) infirma l'arrêt des premiers juges, et déclara Joseph non +fondé dans sa demande, en lui interdisant de porter à l'avenir le nom de +comte de Solar. + +Le jeune homme, à qui cet arrêt sans appel ôtait toute espérance, seul +maintenant, sans appui, sans amis, prit une résolution énergique; il +s'engagea dans un régiment de dragons, partant pour la frontière, et +trois mois après il périssait glorieusement sur le champ de bataille. +D'autres disent qu'il mourut des suites de ses fatigues dans un hôpital. +Tel fut le dénouement de cette aventure étrange, qui reste à toujours +une énigme, un problème, ce qui n'empêche pas d'admirer le dévouement du +bon abbé, qu'il ait été ou non déçu par les apparences militant, à +défaut des preuves décisives, en faveur de son malheureux protégé. + +Mais les fatigues et les émotions de ce procès, ajoutées à tant +d'années de privations et de labeurs, contribuèrent sans doute à hâter +la fin du vénérable prêtre qui, le 23 décembre 1789, s'éteignit +doucement, au milieu de sa famille adoptive en pleurs, après avoir reçu, +dans les sentiments de la plus fervente piété, les derniers sacrements +des mains de M. l'abbé Marduel, curé de sa paroisse. Pendant sa maladie +on l'entendit plusieurs fois répéter ces touchantes paroles: «Grâce à +Dieu, je n'ai jamais commis de ces fautes qui tuent les âmes; mais je +suis épouvanté quand je réfléchis combien j'ai mal répondu à une telle +faveur d'en haut... Ce sont les grands combats qui font les grands +saints; Dieu a tout fait pour mon salut, et je n'ai rien fait qui +réponde à l'excellence de sa grâce.» + +L'humilité de l'abbé de l'Épée lui fermait les yeux sur ses mérites; +certes il n'arrivait pas les mains vides devant Dieu celui qui, par ce +merveilleux langage, inventé par le coeur plus encore que par le génie, +avait ouvert et ouvre encore les portes du Ciel à tant de pauvres âmes +qui, sans lui, n'auraient point connu la lumière. L'apôtre infatigable +de ces infortunés, longtemps à cause de leur infirmité, traités en +parias, ne mérite-t-il pas au moins la même récompense, les mêmes +louanges que le courageux missionnaire qui va, par delà les mers et les +déserts, porter l'évangile aux pauvres idolâtres? car tels abrutis +qu'ils paraissent, grâce à ce don précieux de la parole, ne sont-ils pas +moins étrangers encore à toute tradition, à toutes notions concernant la +divinité, l'âme, la conscience, que les malheureux sourds-muets, qui, +faute de moyens de communication avec les autres hommes, restaient comme +murés dans leur complète ignorance? Qu'on juge à ce point de vue +supérieur de l'immense bienfait résultant de la découverte de l'abbé de +l'Épée[84], qui dans son livre intitulé: _Véritable manière d'instruire +les sourds-muets_, va jusqu'à dire: «D'après les exemples contenus dans +ce chapitre (XIII), on conviendra sans doute qu'il est possible de faire +entendre aux sourds-muets les mystères de notre religion, et qu'ils +doivent même les mieux entendre que ceux qui ne les ont appris que dans +leur catéchisme[85].» + +À l'appui de cette affirmation, qui paraît si hardie d'abord, je dirai +qu'ayant eu plusieurs fois l'occasion d'entendre, c'est-à-dire de voir +les prédications qui se font le dimanche, à Saint-Roch, par un digne +successeur de l'abbé de l'Épée, aux sourds-muets, je ne me lassais pas +d'admirer l'éloquence naturelle, la vivacité d'accent, l'onction surtout +de ce langage des gestes, si expressif, que moi, qui ne le comprenais +point dans le détail, je n'en étais pas moins touché profondément, sûr +que l'orateur parlait à ses ouailles attentives des choses du ciel, de +Dieu, de l'âme et de l'éternité. + +C'est dans l'église Saint-Roch, où l'abbé de l'Épée fut inhumé, que se +trouve le monument élevé à sa mémoire par les sourds-muets +reconnaissants. Il est dû au ciseau du sculpteur Préault qui, dans cette +circonstance, dit-on, a fait preuve, à son grand honneur, de plus de +désintéressement encore que de talent. + +Une statue de l'abbé de l'Épée, dont une souscription a fait les frais, +s'élève également sur une des places de Versailles, où se voit aussi la +statue de Hoche, autre gloire de cette noble cité. + +Par un décret de l'Assemblée nationale, qui ne fut pas toujours si bien +inspirée (1791), l'Institution des sourds-muets, reconnue solennellement +d'utilité publique, se trouva consolidée. Peu d'années après elle fut, +par mesure administrative, transférée dans le vaste local qu'elle occupe +aujourd'hui encore. Des fenêtres élevées d'une maison située en face, et +que naguère habitait l'un de nos amis, nous avons souvent admiré le beau +et grand jardin dont les murs bornent à droite la rue dite de _l'Abbé de +l'Épée_. + +[83] Ferdinand Berthier, sourd-muet. _Vie de l'abbé de l'Épée_, in-8º, +1832. + +[84] Il est juste de dire que, bien qu'il n'eût pas eu connaissance de +leurs ouvrages, l'abbé de l'Épée avait été précédé dans cette carrière +de dévouement par les Espagnols Paul Bronet et Ramire, et aussi les +Anglais et les Allemands. + +[85] La _Véritable manière d'instruire les sourds-muets_, in-12, 1784.. + + + + +FÉNELON + +I + + +«Dans sa douleur elle (Calypso) se trouvait malheureuse d'être +immortelle; etc.» + +Que de fois et que de fois n'ai-je pas copié cette ritournelle du temps +que j'étais écolier, et que de fois, professeur, à mon tour ai-je +infligé cet ennui aux pauvres élèves! C'est pour moi un problème dont je +cherche vainement la solution, une énigme dont le mot m'échappe, de +penser que le _Télémaque_ soit devenu le livre des collégiens +concurremment avec _Robinson Crusoé_, et même le livre des bambins, +presque des bébés; car j'ai connu plusieurs écoles où l'on avait fait de +ce grave volume le livre de lecture à l'usage de la petite classe, soit +des enfants qui, ayant appris à épeler dans le Syllabaire, commençaient +à déchiffrer couramment la lettre moulée. + +Fénelon, tout le premier, me paraît s'être mépris à ce sujet quand il +dit avoir fait son livre «pour amuser en l'instruisant son élève, le duc +de Bourgogne.» Toutefois on peut l'admettre quant au jeune prince dont +l'intelligence était singulièrement précoce alors que sa position +contribuait encore à la développer plus vite et lui permettait de +comprendre bien des choses absolument inintelligibles pour le fils d'un +artisan ou d'un petit bourgeois. Ce poème, car, pour la plus grande +partie, l'ouvrage, comme l'a dit excellemment Chateaubriand, n'est +qu'une épopée écrite en prose harmonieuse, pour être goûté, exige non +pas seulement un esprit cultivé, mais déjà une certaine connaissance du +monde; nous disons cela surtout pour l'épisode relatif à Eucharis et +Calypso, pour celui du roi de Tyr, etc, destinés à prémunir le jeune +prince contre certains écueils trop fréquents dans les cours, mais qu'il +peut n'être pas sans inconvénient de faire prématurément connaître à +d'autres. Les chapitres, j'allais dire, les chants consacrés à Idoménée +et à la fondation de Salente, sont faits pour être lus ou plutôt médités +moins par des écoliers que par l'historien et l'homme d'état, et je +trouve qu'il y a exagération quoique avec un fond de vérité dans ce +jugement d'un critique très judicieux d'ailleurs: + +«Le livre dans son ensemble ne saurait être considéré comme un traité de +politique pratique. À côté de maximes très sages on trouve des pensées +chimériques et des détails un peu puérils. On sent en le lisant qu'on +n'a pas affaire à un homme d'état.» + +Que dans la pensée de Fénelon, l'ouvrage ait pu être même indirectement +une critique du gouvernement de Louis XIV, on ne peut le croire alors +que lui-même affirme le contraire en disant: «Je l'ai fait dans un temps +où j'étais charmé des marques de bonté et de confiance dont le roi +m'honorait.... Je n'ai jamais songé qu'à amuser M. le duc de Bourgogne +et qu'à l'instruire en l'amusant par ces aventures sans jamais vouloir +donner cet ouvrage au public.» + +En effet, le livre ne vit le jour du vivant de l'auteur que par +«l'infidélité d'un domestique auquel Fénelon avait confié son manuscrit +pour en faire une copie. Cette transcription circula clandestinement +dans quelques sociétés dès le mois d'octobre 1698, et la curiosité +qu'elle fit naître encouragea le copiste à la vendre à un libraire sans +désignation d'auteur. La veuve Barbier obtint un privilége et l'ouvrage +s'imprimait lorsque, au mois d'octobre 1699, la cour, ayant été informée +que le _Télémaque_ était de l'archevêque de Cambrai, fit saisir les +exemplaires des feuilles imprimées et prit les mesures les plus sévères +pour sa destruction totale.» + +Elle n'y réussit pas néanmoins; une partie de l'édition fut soustraite à +la vigilance des agents, et les exemplaires se répandirent dans le +public. Un libraire de La Haye, Moetyens, en profita pour faire +réimprimer le livre qui eut à l'étranger comme en France un immense +retentissement. La _Bibliothèque Britannique_ de l'année 1743, le +constate en ces termes: «À peine les presses pouvaient suffire à la +curiosité du public; et quoique ces éditions fussent pleines de fautes, +à travers toutes ces taches, il était facile d'y reconnaître un grand +maître.» + +Ce succès prodigieux, qui n'avait pas pour seule et sans doute pour +principale cause le mérite du livre, acheva d'indisposer Louis XIV déjà +fort mécontent de Fénelon depuis l'affaire du Quiétisme: «Louis XIV ne +lui pardonnait pas l'obstination qu'il avait mise à défendre une +doctrine où le roi ne voyait que des illusions et des éblouissements de +l'esprit qui répugnaient à son bon sens pratique.» + +La publication du _Télémaque_ qui, par une coïncidence fâcheuse, sous le +voile transparent de la fiction, semblait la critique ou plutôt la +condamnation sévère de l'administration de Louis XIV, acheva la disgrâce +de Fénelon; l'archevêque de Cambrai même put craindre un moment qu'on ne +lui créât des difficultés qui le paralyseraient dans l'exercice de son +ministère pastoral. Mais cette appréhension n'était point fondée, le +roi, faisant taire ses répugnances personnelles, non-seulement laissa +toujours liberté pleine et entière au prélat pour tout ce qui concernait +le salut des âmes, mais plus d'une fois il l'aida de sa protection. + +Du reste, Fénelon n'usa jamais de cette protection qu'avec une grande +réserve et pour faire le bien, se montrant dans son diocèse le modèle +accompli des pasteurs. + +Revenons au _Télémaque_ qui, en dehors des circonstances indiquées plus +haut, méritait son succès par le bonheur de l'invention, la solidité des +pensées et surtout le charme du style auquel on ne pourrait reprocher +qu'une certaine recherche de la phrase trop fleurie parfois. Cet excès +de parure n'est pas le défaut des autres écrits de Fénelon, car dans +leur élégance et leur correction, ils se recommandent en général par la +sobriété de l'expression et l'auteur n'abuse pas de l'épithète. Pourtant +je ne saurais désapprouver les louanges données par Chateaubriand à ce +style tout imprégné du parfum de l'antiquité, tout virgilien dans la +forme, encore que, dans la pensée, il s'élève jusqu'au plus pur idéal +par une inspiration toute chrétienne, témoin ce merveilleux épisode des +Champs-Élysées que l'auteur du _Génie du Christianisme_ a tant raison de +citer en exemple, car cette admirable prose, dans sa suavité, enchante +l'oreille comme les plus beaux vers. + +«.... Ni les jalousies, ni les défiances, ni la crainte, ni les vains +désirs n'approchent jamais de cet heureux séjour de la paix. Le jour n'y +finit point, et la nuit avec ses sombres voiles, y est inconnue: une +lumière pure et douce se répand autour des corps de ces hommes justes et +les environne de ses rayons comme d'un vêtement. Cette lumière n'est +point semblable à la lumière sombre qui éclaire les yeux des misérables +mortels et qui n'est que ténèbres; c'est plutôt une gloire céleste +qu'une lumière: elle pénètre plus subtilement les corps les plus épais +que les rayons du soleil ne pénètrent le plus pur cristal: elle +n'éblouit jamais; au contraire elle fortifie les yeux et porte dans le +fond de l'âme je ne sais quelle sérénité; c'est d'elle seule que ces +hommes bienheureux sont nourris; elle sort d'eux et elle y entre: elle +les pénètre et s'incorpore à eux comme les aliments s'incorporent à +nous. Ils la voient, ils la sentent, ils la respirent; elle fait naître +en eux une source intarissable de paix et de joie; ils sont plongés dans +cet abîme de délices comme les poissons dans la mer. Ils ne veulent plus +rien, ils ont tout sans rien avoir, car ce goût de lumière pure apaise +la faim de leur coeur; tous leurs désirs sont rassasiés, et leur +plénitude les élève au dessus de tout ce que les hommes vides et affamés +cherchent sur la terre: toutes les délices qui les environnent ne leur +sont rien parce que le comble de leur félicité, qui vient du dedans, ne +leur laisse aucun sentiment pour tout ce qu'ils voient de délicieux au +dehors. Ils sont tels que les dieux qui, rassasiés de nectar et +d'ambroisie, ne daigneraient pas se nourrir des viandes grossières qu'on +leur présenterait à la table la plus exquise des hommes mortels.» + +Virgile chrétien et écrivant en prose n'aurait dit ni mieux ni +autrement, on peut l'affirmer. + +Mais avant le _Télémaque_, Fénelon avait publié plusieurs ouvrages fort +appréciés, et l'un des premiers, son _Traité de l'Éducation des Filles_, +qu'on a le tort de ne plus assez lire aujourd'hui; car, à part un petit +nombre de passages, il n'a rien perdu de son actualité et de son +utilité. Je ne sais pas de livre sur l'éducation qui puisse faire plus +de bien, qui soit plus rempli de conseils excellents, de leçons +pratiques, d'observations prises sur le vif et d'après la nature. Ce +court volume, qui vaut des centaines et des milliers de gros livres, est +un trésor d'instructions précieuses dont les mères de famille doivent +faire leur _vade mecum_ et que je voudrais voir mettre dans la corbeille +de la mariée tout d'abord avant les bijoux et les cachemires. Si je +n'écoutais que mes prédilections, je le copierais ici en entier, car +tout en est admirable la forme comme le fond, du moins je ne me +refuserai pas la joie de quelques citations que personne, j'en suis sûr, +ne pensera à regretter, fussent-elles un peu longues. Qui pourrait +songer à s'en apercevoir, et pour faire connaître, admirer, aimer +Fénelon, comme écrivain et comme homme, vaudront-elles pas mieux que +tous mes commentaires et les plus élogieux? + +Détachons du premier chapitre cette page éloquente: «Le monde n'est +point un fantôme; c'est l'assemblage de toutes les familles; et qui +est-ce qui peut les policer avec un soin plus exact que les femmes qui, +outre leur autorité naturelle et leur assiduité dans leur maison, ont +encore l'avantage d'être nées soigneuses, attentives au détail, +industrieuses, insinuantes et persuasives? Mais les hommes peuvent-ils +espérer pour eux-mêmes quelque douceur dans la vie, si leur plus étroite +société, qui est celle du mariage, se tourne en amertume? Mais les +enfants, qui feront dans la suite tout le genre humain, que +deviendront-ils si les mères les gâtent dès leurs premières années... Il +est constant que la mauvaise éducation des femmes fait plus de mal que +celle des hommes puisque les désordres des hommes viennent souvent et de +la mauvaise éducation qu'ils ont reçue de leurs mères et des passions +que d'autres femmes leur ont inspirées dans un âge plus avancé.» + +Mais voici qui me paraît plus remarquable encore: «L'ignorance d'une +fille est cause qu'elle s'ennuie et qu'elle ne sait à quoi s'occuper +innocemment. Quand elle est venue jusqu'à un certain âge sans +s'appliquer aux choses solides, elle n'en peut avoir ni le goût ni +l'estime; tout ce qui est sérieux lui paraît triste, tout ce qui demande +une attention suivie la fatigue, la pente aux plaisirs, qui est forte +pendant la jeunesse, l'exemple des personnes du même âge qui sont +plongées dans l'amusement, tout sert à lui faire craindre une vie réglée +et laborieuse.... La piété lui paraît une occupation languissante et une +règle ennemie de tous les plaisirs. À quoi donc s'occupera-t-elle? à +rien d'utile. Cette inapplication se tourne même en habitude incurable. +Cependant voilà un grand vide, qu'on ne peut espérer de remplir de +choses solides; il faut donc que les frivoles prennent la place. Dans +cette oisiveté, une fille s'abandonne à sa paresse, et la paresse, qui +est une langueur de l'âme, est une source inépuisable d'ennuis. + +».... Les filles mal instruites et inappliquées ont une imagination +toujours errante. Faute d'aliment solide, leur curiosité se tourne en +ardeur vers les objets vains, dangereux. Celles qui ont de l'esprit +s'érigent souvent en précieuses, et lisent tous les livres qui peuvent +nourrir leur vanité; elles se passionnent, pour des romans, pour des +comédies, pour des récits d'aventures chimériques, où l'amour profane +est mêlé. Elles se rendent l'esprit visionnaire, en s'accoutumant au +langage magnifique des héros de roman; elles se gâtent même par là pour +le monde; car tous ces beaux sentiments en l'air, toutes ces passions +généreuses, toutes ces aventures que l'auteur du roman a inventées pour +le plaisir, n'ont aucun rapport avec les vrais motifs qui font agir dans +le monde et qui décident des affaires, ni avec les mécomptes qu'on +trouve dans tout ce qu'on entreprend. + +»Une pauvre fille, pleine du tendre et du merveilleux qui l'ont charmée +dans ses lectures, est étonnée de ne trouver point dans le monde de +vrais personnages qui ressemblent à ces héros: elle voudrait vivre comme +ces princesses imaginaires qui sont dans les romans toujours charmantes, +toujours adorées, toujours au-dessus de tous les besoins. Quel dégoût +pour elle de descendre de l'héroïsme jusqu'au plus bas détail du +ménage!» + +Tout cela est-il assez vrai non moins admirable par la sagacité de +l'observation, la force et la délicatesse des pensées que par la +propriété des expressions? Quelle pureté de style? c'est un diamant de +la plus belle eau enchâssé dans un or très-pur. Je continue à citer +quoique un peu au hasard. L'éducation doit se commencer dès la plus +tendre enfance: «Si peu que le naturel des enfants soit bon, on peut les +rendre ainsi dociles, patients, fermes, gais et tranquilles: au lieu que +si on néglige ce premier âge, ils y deviennent ardents et inquiets pour +toute leur vie; leur sang se brûle, les habitudes se forment, le corps +encore tendre, et l'âme, qui n'a encore aucune pente vers aucun objet, +se plient vers le mal; il se fait en eux une espèce de second péché +originel, qui est la source de mille désordres quand ils sont plus +grands.» + +«Souvent le plaisir qu'on veut tirer des jolis enfants les gâte; on les +accoutume à hasarder tous ce qui leur vient dans l'esprit et à parler de +choses dont ils n'ont pas encore des connaissances distinctes.... Ce +plaisir qu'on veut tirer des enfants produit encore un effet pernicieux: +ils aperçoivent qu'on les regarde avec complaisance, qu'on observe tout +ce qu'ils font, qu'on les écoute avec plaisir; par là, ils s'accoutument +à croire que le monde sera toujours occupé d'eux.» + +«.... Il faut donc prendre soin des enfants, sans laisser voir qu'on +pense beaucoup à eux. Montrez-leur que c'est par amitié et par le besoin +où ils sont d'être redressés que vous êtes attentif à leur conduite, et +non par l'admiration de leur esprit. Contentez-vous de les former peu à +peu selon les occasions qui viennent naturellement: quand même vous +pourriez avancer beaucoup l'esprit d'un enfant sans le presser, vous +devriez craindre de le faire; _car le danger de la vanité et de la +présomption est toujours plus grand que le fruit de ces éducations +prématurées qui font tant de bruit_.» + +«Laissez jouer un enfant, et mêlez l'instruction avec le jeu; que la +sagesse ne se montre à lui que par intervalle et avec un visage riant; +gardez-vous de le fatiguer par une exactitude indiscrète. Si l'enfant se +fait une idée triste et sombre de la vertu, si la liberté et le +dérèglement se présentent à lui sous une figure agréable, tout est +perdu, vous travaillez en vain. + +«Remarquez un grand défaut des éducations ordinaires; on met tout le +plaisir d'un côté et tout l'ennui de l'autre: tout l'ennui dans l'étude, +tout le plaisir dans les divertissements. Que peut faire un enfant, +sinon supporter impatiemment cette règle et courir ardemment après les +jeux?» + +Voici, quant au divertissement lui-même, une précieuse observation: +«Quand on ne s'est encore gâté par aucun grand divertissement, et qu'on +n'a fait naître en soi aucune passion ardente, on trouve aisément la +joie; la santé et l'innocence en sont les vraies sources; mais les gens +qui ont eu le malheur de s'accoutumer aux plaisirs violents perdent le +goût des plaisirs modérés, et s'ennuient toujours dans une recherche +inquiète de la joie. + +»Les plaisirs simples sont moins vifs et moins sensibles, il est vrai: +les autres enlèvent l'âme en remuant les ressorts des passions. Mais les +plaisirs simples sont d'un meilleur usage; ils donnent une joie égale et +durable sans aucune suite maligne: ils sont toujours bienfaisants; au +lieu que les autres plaisirs sont comme les vins frelatés qui plaisent +d'abord plus que les naturels, mais qui altèrent et qui nuisent à la +santé. Le tempérament de l'âme se gâte, aussi bien que le goût, par la +recherche de ces plaisirs vifs et piquants.» + + +II + +Combien d'autres passages non moins instructifs on pourrait emprunter à +cet inestimable petit volume! Que de citations excellentes aussi +pourrait nous offrir ce beau et solide _Traité de l'existence de Dieu_, +d'une argumentation si serrée, d'un style si ferme, et qui enchante tout +à la fois le coeur et l'esprit. En le relisant tout récemment, le crayon +à la main, à l'intention de mes lecteurs, j'avais noté, pour la +citation, nombre de passages qui multiplieraient plus que de raison les +pages de cette étude. Il y faut plus de discrétion d'autant que le +volume est de ceux qui se trouvent facilement sous la main et il ne +manque dans aucune bibliothèque de famille. Tel regret que j'en aie, je +me bornerai donc à la reproduction de deux ou trois passages, au lieu de +huit ou dix que j'avais indiqués, celui-ci par exemple: + +«Tout ce que la terre produit se corrompt, rentre dans son sein et +devient le germe d'une nouvelle fécondité. Ainsi elle reprend tout ce +qu'elle a donné pour le rendre encore. Ainsi la corruption des plantes +et les excréments des animaux qu'elle nourrit la nourrissent elle-même +et perfectionnent sa fertilité. Ainsi plus elle donne plus elle reprend; +et elle ne s'épuise jamais pourvu qu'on sache, dans sa culture, lui +rendre ce qu'elle a donné. Tout sort de son sein, tout y entre et rien +ne s'y perd. Toutes les semences qui y retournent se multiplient. +Confiez à la terre des grains de blé, en se pourrissant, ils germent, et +cette mère féconde nous rend avec usure plus d'épis qu'elle n'a reçu de +grains. Creusez dans ses entrailles, vous y trouverez la pierre et le +marbre pour les plus superbes édifices. Mais qui est-ce qui a renfermé +tant de trésors dans son sein, à condition qu'ils se reproduisent sans +cesse? Voyez tant de métaux précieux et utiles, tant de minéraux +destinés à la commodité de l'homme.... C'est du sein inépuisable de la +terre que sort tout ce qu'il y a de plus précieux. Cette masse informe, +vile et grossière, prend toutes les formes les plus diverses; et elle +seule donne tour à tour tous les biens que nous lui demandons. Cette +boue si sale se transforme en mille beaux objets qui charment les yeux.» + +L'auteur nous montre ensuite les plantes, herbes, fleurs, arbres, +arbustes qui sortent du sol et font à la terre une si admirable parure; +puis il continue: «Regardons maintenant ce qu'on appelle l'_eau_. C'est +un corps liquide, clair et transparent. D'un côté, il coule, il échappe, +il s'enfuit. De l'autre, il prend toutes les formes des corps qui +l'environnent, n'en ayant aucune par lui-même. Si l'eau était un peu +plus raréfiée, elle deviendrait une espèce d'air, toute la face de la +terre serait sèche et stérile. Il n'y aurait que des animaux volatiles: +nulle espèce d'animal ne pourrait nager, nul poisson ne pourrait vivre; +il n'y aurait aucun commerce par la navigation. Quelle main industrieuse +a su épaissir l'eau en subtilisant l'air, et distinguer si bien ces deux +espèces de corps fluides? Si l'eau était un peu plus raréfiée, elle ne +pourrait plus soutenir ces prodigieux édifices flottants qu'on nomme +vaisseaux. Les corps les moins pesants s'enfonceraient d'abord dans +l'eau. Qui est-ce qui a pris le soin de choisir une si juste +configuration des parties et un degré si précis de mouvement pour rendre +l'eau si fluide, si insinuante, si propre à échapper, si incapable de +toute consistance; et néanmoins si forte pour porter, et si impétueuse +pour entraîner les plus pesantes masses?» + +Combien d'autres passages non moins intéressants à citer sur le feu, sur +l'air, sur les animaux, sur l'homme, etc. «Un homme qui vit sans +réflexion ne pense qu'aux espaces qui sont auprès de lui, ou qui ont +quelque rapport à ses besoins. Il ne regarde la terre que comme le +plancher de sa chambre, et le soleil qui l'éclaire pendant le jour que +comme la bougie qui l'éclaire pendant la nuit. Ses pensées se renferment +dans le lieu étroit qu'il habite. Au contraire, l'homme accoutumé à +faire des réflexions étend ses regards plus loin, et considère avec +curiosité les abîmes presque infinis dont il est environné de toutes +parts. Un vaste royaume ne lui paraît alors qu'un petit coin de la +terre: la terre elle-même n'est à ses yeux qu'un point dans la masse de +l'univers; et il admire de s'y voir placé sans savoir comment il y a été +mis.» + +Dans les _Fables_ et les _Dialogues des morts_, Fénelon fait preuve d'un +esprit aussi ingénieux qu'agréable et judicieux. Dans les _Lettres +spirituelles_, les âmes qui aspirent à la perfection trouvent de +précieux conseils donnés avec cet accent de la conviction et cette +autorité de la vertu qui prêche d'exemple. Mais cette admirable +correspondance, dans sa plus grande partie au moins, ne me semble pas à +l'usage des néophytes qu'elle pourrait déconcerter en leur parlant un +langage qui ravit avec raison les âmes d'élite et exalte les parfaits. + +Dans les _Dialogues sur l'Éloquence_, je trouve ce remarquable passage +qui peut s'appliquer aux écrivains, poètes, historiens, etc, aussi bien +qu'à l'orateur: «Il faut donc que les orateurs ne craignent et +n'espèrent rien de leurs auditeurs pour leur propre intérêt. Si vous +admettez des orateurs ambitieux et mercenaires, s'opposeraient-ils à +toutes les passions des hommes? S'ils sont malades de l'avarice, de +l'ambition, de la mollesse, en pourront-ils guérir les autres? S'ils +cherchent les richesses en pourront-ils détacher autrui? Je sais qu'on +ne doit pas laisser un orateur vertueux et désintéressé manquer du +nécessaire: aussi cela n'arrive-t-il jamais s'il est vrai philosophe, +c'est-à-dire tel qu'il doit être pour redresser les moeurs des hommes. Il +mènera une vie simple, modeste, frugale, laborieuse; il lui faudra peu, +ce peu ne lui manquera point, dût-il de ses propres mains le gagner. Le +surplus ne doit pas être sa récompense et n'est pas digne de l'être. Le +public lui pourra rendre des honneurs et lui donner de l'autorité, mais +s'il est dégagé des passions et désintéressé, il n'usera de cette +autorité que pour le bien public, prêt à la perdre toutes les fois qu'il +ne pourra la conserver qu'en dissimulant et flattant les hommes. Ainsi, +l'orateur, pour être digne de persuader les peuples, doit être un homme +incorruptible; sans cela son talent et son art se tourneraient en poison +mortel contre la république même: de là vient que, selon Cicéron, la +première et la plus essentielle des qualités d'un orateur est la vertu. +Il faut une probité qui soit à l'épreuve de tout, et qui puisse servir +de modèle à tous les citoyens; sans cela, on ne peut paraître persuadé +ni par conséquent persuader les autres.» + +Tout serait à souligner dans cette page qu'on croirait écrite d'hier et +à l'intention de tels de nos députés et journalistes qui sûrement ne +l'ont point lue ou ne songent guère à en faire leur règle de conduite. + +Les écrits relatifs à la controverse se recommandent par les mêmes +mérites du fond et de la forme, et par cette courtoisie du langage qui +trahit à la fois le vrai chrétien et le gentilhomme. Malheureusement, +ces ouvrages n'ont plus qu'un intérêt purement rétrospectif puisque +presque toutes les questions qui y sont traitées, et qui soulevaient à +l'époque des polémiques si ardentes, sont pour nous non pas seulement +comme les almanachs de l'autre année, mais comme ceux d'il y a cinquante +ans. Le _Jansénisme_ est mort et bien mort, et aussi le _Quiétisme_ qui +fournit à l'évêque de Cambrai l'occasion d'un si beau triomphe par +l'empressement et la sincérité de sa soumission. On ne peut trop +déplorer d'ailleurs que cette malheureuse controverse ait séparé des +hommes comme Fénelon et Bossuet, si bien faits, chacun de leur côté, +pour se comprendre; et dont l'amitié, malgré la divergence des opinions +sur certains points, aurait dû rester indissoluble. La désunion de ces +deux grands coeurs et de ces deux sublimes esprits est à jamais +regrettable et nous doit être à tous un sujet de graves réflexions. Je +regarderais presque comme une témérité de me prononcer entre ces deux +illustres qui me sont chers également; toutefois, s'il faut l'avouer, +j'inclinerais à croire que Bossuet doit avoir la plus grande part de +responsabilité dans la rupture. Je trouve d'ailleurs dans un écrit assez +récent une appréciation qui m'a frappé par son cachet d'impartialité et +me semble bien près de la vérité. + +«Avant l'enregistrement du bref à la cour du parlement et dès qu'il eut +reçu l'autorisation du roi, Fénelon fit un mandement dans lequel il +accepta sa condamnation avec une simplicité et une dignité remarquables. +Cette soumission fut généralement admirée; toutefois les protestants et +les journalistes en furent mécontents. Vers la fin de sa vie, +l'archevêque de Cambrai constata de nouveau sa soumission par un +ostensoir d'or qu'il offrit à son église, et qui représentait un +personnage symbolique foulant aux pieds plusieurs livres hérétiques sur +l'un desquels on lisait ces mots: _Maximes des Saints_. Ainsi finit ce +fameux débat dans lequel Bossuet, par intérêt pour la religion qu'il +croyait menacée, se montra quelquefois importé, dur et même injurieux, +(_Relation du Quiétisme_, 1698). Fénelon n'est pas non plus exempt de +reproches. Par égard pour une femme dont la doctrine était généralement +réprouvée, il ne paraît pas toujours sincère dans les protestations +qu'il prodiguait à ses adversaires. La situation qu'il s'était faite lui +créa des difficultés; elle l'obligea par exemple à se défendre par des +subtilités qui prouvèrent la souplesse de son esprit, mais qui gâtèrent +parfois sa cause. Ces deux prélats y gagnèrent cependant quelque chose: +Bossuet une connaissance de la théologie mystique qu'il n'avait point et +qui lui servit à corriger ses idées sur la charité; Fénelon, une plus +grande circonspection dans la matière extrêmement épineuse de la +spiritualité. Si le triomphe de l'un a été glorieux, la défaite de +l'autre n'est pas moins digne d'éloges,[86] A. K.» + + +III + +Maintenant avant de terminer, quelques détails biographiques qui +complèteront notre travail. + +François de Salignac de Lamotte-Fénelon, d'une famille ancienne et +illustre, naquit au château de Fénelon, en Périgord (6 août 1651). C'est +là qu'il fut élevé sous les yeux de son père également vertueux et +instruit et qui ne se sépara pas sans quelque regret de l'enfant ou +plutôt de l'adolescent; car celui-ci avait quinze ans lorsqu'il fut +envoyé à Paris qu'habitait son oncle, le marquis de Fénelon, pour +achever ses études philosophiques et commencer le cours de théologie +conformément à sa vocation. Mais l'oncle du jeune Salignac, après +l'avoir gardé quelque temps dans son hôtel, craignit pour lui les +séductions ou tout au moins les distractions du monde, et il crut +prudent de le faire entrer au séminaire de Saint Sulpice, dirigé alors +par le savant et vertueux M. Tronson. Fénelon, dans cette sainte +retraite, employa les belles années de sa jeunesse aux études +théologiques les plus sérieuses et par sa piété comme par son savoir il +se montra digne au bout de quelques années de recevoir les ordres +sacrés. Dans la ferveur de son zèle, il voulait d'abord se consacrer aux +missions lointaines, mais contrarié dans ce dessein par la faiblesse de +sa santé comme par l'opposition de sa famille, il se dévoua à un +apostolat plus modeste mais non moins utile, l'instruction des +_Nouvelles Catholiques_ ou protestantes converties. Les dix années, +consacrées par lui à cet obscur ministère, le préparèrent à la +composition de son premier ouvrage: de l'_Éducation des Filles_, destiné +à la duchesse de Beauvilliers, mère d'une famille nombreuse, et femme du +duc de Beauvilliers, devenu l'intime ami de Fénelon. + +Aussi lorsque en 1689, de Beauvilliers, par les conseils et l'influence +de Madame de Maintenon, eut été nommé gouverneur du duc de Bourgogne, +fils du Dauphin et petit fils de Louis XIV, il proposa et fit agréer +comme précepteur l'abbé de Fénelon. Grâce aux soins assidus et au zèle +éclairé de ces deux vertueux amis, secondés par des hommes de bien, +choisis par eux, le jeune prince, dont le tempérament violent, les +passions précoces, l'orgueil en particulier de bonne heure étrangement +développé, pouvaient faire tout craindre, devint par degrés moins +indomptable, et après quelques années, étonnant la cour par ses vertus, +il promettait dans l'avenir un roi modèle. Au témoignage des +contemporains et de Saint-Simon en particulier, la transformation tenait +du miracle, et jamais on ne vit mieux qu'en cette circonstance +l'influence de l'éducation, d'une éducation forte et chrétienne, sur la +nature la plus rebelle. + +Après les cinq années qu'il avait passées près du jeune prince, Fénelon +fut nommé à l'archevêché de Cambrai (1694). Ce choix, tout spontané de +la part du roi, prouvait le cas qu'il faisait du précepteur pour lequel +d'ailleurs il se sentait plus d'estime que de sympathie. On a dit que +les grandes manières de Fénelon, la supériorité de son génie, mises en +relief par une élocution facile et brillante, gênaient Louis XIV qui, +dans la conversation, s'étonnait qu'on eût un avis trop différent du +sien et qu'on ne lui laissât pas toujours l'honneur du premier rôle. +Nous doutons que cette explication soit la vraie: ne faudrait-il pas +plutôt attribuer les sentiments du roi, sa froideur persévérante qui +devint de l'antipathie, à une autre cause, à certain passage d'une +lettre écrite, paraît-il, à Madame de Maintenon et dans laquelle, par +une regrettable exagération, Fénelon allait jusqu'à dire «qu'il (le Roi) +n'avait aucune idée de ses devoirs.» Ce jugement, qui semblait si dur, +excessif dans sa forme brève et absolue, dut choquer horriblement Louis +XIV, et sans l'excuser, on comprend qu'une telle parole ait eu peine à +s'effacer de son souvenir. + +Par malheur, comme nous l'avons dit plus haut, l'affaire du Quiétisme, +les ménagements de l'évêque de Cambrai pour Madame Guyon et enfin la +publication du livre des _Maximes des Saints_, dénoncé avec tant de +véhémence par Bossuet comme la quintessence de l'hérésie, ajoutèrent +coup sur coup aux préventions du roi que l'apparition du _Télémaque_, +bientôt après, acheva d'irriter. De ce jour la disgrâce de Fénelon fut +complète et sans nul espoir de retour, d'autant plus que Madame de +Maintenon, autrefois son amie, n'avait pas été la dernière à +l'abandonner. Fénelon souffrit de tout cela, mais surtout de se voir +éloigné et presque séparé de son élève le duc de Bourgogne qui le +récompensait de son dévouement par une affection tendrement filiale. Au +milieu de ces tribulations déjà si pénibles, il eut à supporter une +épreuve encore d'un autre genre mais cruelle aussi. Son palais épiscopal +devint la proie des flammes et, dans l'incendie, Fénelon perdit sa +bibliothèque, ses nombreux manuscrits et des papiers précieux. Admirable +pourtant fut sa résignation et aux compliments de condoléance de ses +amis, il se contenta de répondre: + +«Il vaut mieux que le feu ait pris à ma maison qu'à celle d'un pauvre +laboureur.» + +Cette parole était digne de celui qu'on voyait dans son zèle apostolique +si plein de condescendance et de sollicitude pour les faibles et les +petits et qui s'en allait courir les champs, pendant toute une nuit, +pour aider un brave paysan à retrouver sa vache égarée. Touchant épisode +qui a si heureusement inspiré la muse d'Andrieux! + +La charité de Fénelon eut à s'exercer sur un plus vaste théâtre. «Les +malheurs de la guerre, dit Villemain, d'après le cardinal de Beausset, +amenèrent les troupes ennemies dans le diocèse de Cambrai: ce fut, pour +le saint évêque, l'occasion d'efforts et de sacrifices nouveaux. Sa +sagesse, sa fermeté, la noblesse de son langage inspiraient aux généraux +ennemis un respect salutaire aux malheureuses provinces de Flandre. +Eugène était digne d'entendre la voix du grand homme dont il connaissait +et admirait le génie.» + +Pendant le désastreux hiver de 1709, Fénelon trouvait de nouvelles +ressources pour nourrir l'armée française en même temps qu'il faisait de +son palais un hôpital pour les malades et les blessés. + +Ce zèle patriotique et chrétien fut apprécié de Louis XIV qui n'en +conserva pas moins contre le prélat ses préventions devenues incurables. +Vers cette même époque cependant, vu l'âge avancé du roi, une +catastrophe imprévue pouvait faire espérer à Fénelon un autre et +meilleur avenir. Le grand Dauphin mourut, et son fils, le duc de +Bourgogne, l'élève de Beauvilliers et de Fénelon, «se vit tout à coup +rapproché du trône et du roi dont il était le confident et l'appui.» +C'est alors que l'archevêque de Cambrai, dans la joie d'entrevoir la +réalisation possible de ses espérances, écrit à St-Simon ces graves +paroles qui résument en peu de mots tous les devoirs de la royauté: «Il +ne faut pas que tous soient à un seul; mais un seul doit être à tous +pour faire leur bonheur.» + +Le duc de Bourgogne, devenu roi, aurait-il répondu à l'attente de ses +généreux amis, et, avec les intentions les meilleures et de hautes +vertus, devait-il triompher de cette timidité et de cette indécision, +venant du scrupule, qui l'avaient fait échouer comme général à la tête +de l'armée? Dieu le sait qui ne permit pas que se fit l'expérience! Car, +peu de temps après, le jeune prince succomba presque subitement aux +atteintes d'une maladie dont sa femme, la princesse de Savoie, fut +également victime. + +La douleur de Fénelon fut profonde et de celles pour lesquelles il n'est +point de consolations humaines; car il aimait le prince non pas +seulement comme son élève, j'allais dire son enfant, mais avec toute +l'ardeur de son patriotisme intelligent dont témoignent ses divers +mémoires au duc de Beauvilliers et ses écrits politiques. Puis coup sur +coup, il se voyait enlever par la mort ses amis les plus chers, ce qui +lui faisait écrire avec désolation: «Je ne vis plus que d'amitié et ce +sera l'amitié qui me fera mourir.» + +Parole prophétique, car la mort du duc de Beauvilliers, arrivée sur ces +entrefaites, acheva de briser son coeur et, quatre mois après, Fénelon, +que rien ne rattachait plus à la terre, allait rejoindre au ciel tous +ceux qu'il avait aimés. «Sa mort comme sa vie fut celle d'un grand et +vertueux évêque, dit Villemain qui ajoute: Quoique Fénelon ait beaucoup +écrit, il ne paraît jamais chercher la gloire d'auteur; tous ses +ouvrages furent inspirés par les devoirs de son état, par ses malheurs +et ceux de sa patrie. La plupart échappèrent à son insu de ses mains et +ne furent connus qu'après sa mort.... On peut remarquer, d'après ses +lettres au duc de Bourgogne et la sévérité de ses jugements sur quelques +généraux, que Fénelon avait beaucoup de douceur dans le caractère et +beaucoup de domination dans l'esprit. Ses idées étaient absolues et +décisives, habitude qui semble tenir à la promptitude et à la force de +l'esprit.» + +Cette tendance a dû contribuer à l'éloignement de Louis XIV pour Fénelon +et n'était pas faite pour rapprocher de lui Bossuet, génie dominateur et +inflexible, avec des formes moins conciliantes. + +Un contemporain de Fénelon, un maître dans l'art de peindre avec la +plume, nous a laissé de l'illustre prélat un portrait remarquable par la +vigueur comme par la délicatesse de la touche, et d'autant plus +intéressant pour nous que le peintre, on le sait, assez peu des amis de +Fénelon, ne cherchait point à flatter son modèle: «Ce prélat était un +grand homme maigre, bien fait, avec un grand nez, des yeux d'où le feu +et l'esprit sortaient comme un torrent et une physionomie telle que je +n'en ai jamais vu qui lui ressemblât, et qui ne pouvait s'oublier quand +on ne l'aurait vue qu'une fois; elle rassemblait tout, et les contraires +ne s'y combattaient point; elle avait de la gravité et de l'agrément, du +sérieux de la gaîté, elle sentait également le docteur, l'évêque et le +grand seigneur. Tout ce qui y surnageait, ainsi que dans toute sa +personne, c'était la finesse, l'esprit, les grâces, la douceur et +surtout la noblesse: il fallait faire effort pour cesser de le regarder. +Tous ses portraits sont parlants, sans toutefois avoir pu attraper la +justesse de l'harmonie qui frappait dans l'original, et la délicatesse +de chaque caractère que ce visage rassemblait; ses manières y +répondaient dans la même proportion avec une aisance qui en donnait aux +autres, et cet air et ce bon goût, qu'on ne tient que de l'usage de la +meilleure compagnie et du grand monde, qui se trouvait répandu de +soi-même dans toutes ses conversations.» (_Saint-Simon_). + +[86] _Nouvelle Biographie._--_Fénelon._ + + + + +NICOLAS FLAMEL + + +«Flamel l'aîné, écrivain, qui faisait tant d'aumônes et hospitalités, et +fit plusieurs maisons où gens de métiers demeuraient en bas, et du loyer +qu'ils payaient étaient soutenus pauvres laboureurs en haut.» + +Voilà ce qu'un auteur à peu près contemporain, Guillebert de Metz, qui +écrivait vers 1430, nous dit de ce personnage singulier, «complexe, +comme s'exprime M. Vallet de Viriville, et qui par un côté appartient à +la biographie et par l'autre touche au roman et à la légende.» + +On n'est fixé ni sur le lieu ni sur la date de sa naissance, qui, selon +toute probabilité et par induction, d'après des faits authentiques, ne +saurait remonter au-delà de 1330. Ce qui n'est pas douteux, c'est que +Flamel exerça de bonne heure la profession d'écrivain-libraire, +laquelle, avant la découverte de l'imprimerie, regardée comme une +profession libérale, ne donnait pas moins de considération que de +profit. La calligraphie, à cette époque, était à son apogée; le roi +(Charles V) et ses frères, Jean, duc de Berry, et Philippe, duc de +Bourgogne, ainsi que leur neveu, Louis, duc d'Orléans, faisaient +exécuter à l'envi ces magnifiques manuscrits qui sont encore de nos +jours l'ornement de nos plus riches bibliothèques. Les docteurs si +nombreux de l'Université, d'autre part, multipliaient avec non moins de +zèle les livres originaux. + +Flamel qui, paraît-il, exerçait sa profession plutôt en commerçant, en +industriel, qu'en artiste, visant surtout à l'utile, se trouvait déjà +dans une position fort satisfaisante, lorsqu'il épousa, par intérêt, +sans doute, autant que par amour, une bourgeoise de Paris, la dame +Pernelle, deux fois veuve, et qui, possédant quelque bien, accrut +l'actif de la communauté, tant par son apport que par ses talents de +ménagère, sobre, laborieuse, active, économe, le modèle du genre en un +mot. + +Les époux habitaient d'abord deux modestes échoppes d'écrivain adossées +à l'église Saint-Jacques-la-Boucherie. Ces échoppes, rebâties et +agrandies, devinrent des maisons, et vis-à-vis, sur un terrain vague +acheté par l'écrivain-juré, s'éleva une autre maison plus grande, un +véritable _hostel_ tout enrichi au dehors d'histoires (sculptures) et +devises peintes ou gravées. Dans cet _hostel_, en sa qualité de +calligraphe agrégé et émérite, Me Flamel instruisait dans son art des +écoliers externes; d'autres y demeuraient _en bourse_, c'est-à-dire +comme pensionnaires. L'argent ainsi lui venait de tous les côtés à la +fois, car les manuscrits, copiés par ses élèves les plus habiles, tout +probablement se vendaient à son profit, au moins pour une partie. Riches +de plus en plus, les deux époux s'honorèrent d'ailleurs par le bon +emploi de leur fortune, en faisant construire une arcade au charnier ou +cimetière des Innocents, ainsi que le petit portail de l'église en face +de leur maison. + +Quelques années après, Flamel devenu veuf, et qui avait hérité de sa +femme, les époux s'étant fait donation mutuelle, était réputé le +bourgeois le plus riche de Paris, et cette fortune considérable il ne +cessait de l'accroître par son industrie. Il continuait aussi ses +libéralités dont le sentiment religieux paraît avoir été le premier, le +principal, sinon le seul mobile. Il fit élever une seconde arcade au +charnier des Innocents, aida à la construction de nombreuses églises, +monastères, maisons de charité, etc., et fit don en outre de dix-neuf +calices aux églises ou chapelles. Sans doute un peu de vanité se mêlait +à tout cela puisque sur tous ces calices on voyait son chiffre, en même +temps que, sur la plupart des monuments, il avait soin de se faire +représenter en image ou statue, ainsi que feue Pernelle, son épouse. +Mais on ne peut douter cependant, qu'à part quelque ostentation +peut-être, la piété, comme nous l'avons dit, ne fût son grand mobile; +cette conviction résulte en particulier pour nous de la lecture de son +remarquable testament, commençant ainsi: + +«Par devant, etc... a comparu, Nicolas Flamel, sain de corps et pensée, +bien parlant et de bon et vrai entendement, et comme il disait et comme +de prime face apparaît, attendant et sagement considérant qu'il n'est +chose plus certaine que la mort, ni chose moins certaine que l'heure +d'icelle, et pour ce que, en la fin de ses jours, il ne fit et ne soit +trouvé importunité sur ce, non voulant de ce siècle trépasser en l'autre +intestat, pensant aux choses _celestiaux_ et pendant que sens et raison +gouvernent sa pensée; désirant pourvoir au salut et remède de son âme, +fit, ordonna et avisa son testament ou ordonnance de dernière volonté, +au nom de la glorieuse trinité du Père, du Fils, et du Saint-Esprit, +etc.» + +Suivent les dispositions testamentaires qui sont toutes relatives à des +legs pieux et fondations, et ne contiennent pas moins de seize pages +petit texte dans le livre de Piganiol de la Force[87], où le testament +est cité textuellement et tout au long. Nous savons par là le chiffre de +la fortune de N. Flamel, chiffre que la rumeur populaire avait +singulièrement exagéré. En effet, «tous les legs désignés pour une fois +payés, dit l'abbé Vilain, se réduisent à 1,440 livres parisis ou 1,800 +livres tournois, somme qui dans ce temps-ci serait représentée par celle +de 12,234 livres 15 sols, et somme qui ne fut payée qu'en sept ans. +Quant aux fondations perpétuelles, il resta pour leur acquit à peine 300 +livres parisis de rente.» + +Il y a loin de là, sans doute, à l'énorme richesse que la crédulité +populaire attribuait à Nicolas Flamel et dont la source, au dire de tous +ou de la plupart, ne pouvait être qu'étrange et mystérieuse. Cette +réputation, non seulement survécut à Flamel, mais elle ne fit que +s'accroître et pendant longtemps, plus de deux siècles après, même les +érudits et les autres discutaient sur l'origine de cette fortune, +attribuée par les uns à la découverte d'un trésor caché, par d'autres à +celle de la pierre philosophale ou transmutation des métaux d'or pur. +Cette opinion même prévalut, appuyée qu'elle était de passages +significatifs tirés d'un petit livre sur la science hermétique qu'on +disait, mais à tort, écrit par Flamel. Nous voyons qu'en 1742, un +écrivain, homme de sens et de mérite, Piganiol de la Force, incline à +ce sentiment insinué sinon formulé dans son second volume, quoique plus +tard ébranlé, ainsi qu'il l'avoue, par la publication du savant ouvrage +de l'abbé Vilain: _Histoire critique de Nicolas Flamel_, etc., il +paraisse hésitant et même tout près de se rétracter: «Ce judicieux +auteur (l'abbé Vilain), écrit Piganiol, a fait voir par un inventaire +très-exact de tout ce que Flamel a eu de biens, que ce prétendu +_philosophe_ ne jouissait pas d'une fortune aussi immense que le veulent +les alchimistes, et que les dépenses qu'on lui attribue n'étaient pas +aussi considérables pour être au-dessus des facultés d'un écrivain +(calligraphe) qui était fort occupé dans sa profession et qui, par +conséquent, gagnait beaucoup.» + +C'est l'opinion, aujourd'hui généralement adoptée et que formulait +récemment M. Vallet de Viriville: «L'idée qu'on se fait, d'après ces +renseignements authentiques, au sujet de Nicolas Flamel, n'est déjà plus +celle d'un bourgeois vulgaire. On y voit: un homme sagace, habile au +gain, amoureux de sa renommée, imitant la dévote et vaniteuse +ostentation des princes de son temps, mais mêlant à ces travers _le zèle +du bien, du juste et de l'utile_.» + +Flamel mourut en 1418; il fut enterré dans l'intérieur de l'église +Saint-Jacques-la-Boucherie, à laquelle (n'ayant point d'enfants), il +avait légué la meilleure part de sa fortune. + +En outre des constructions, dont nous avons parlé, Flamel, ayant acquis +du prieuré de Saint-Martin-des-Champs, dans le faubourg, un grand +terrain, «fit construire en ce lieu, dit M. de Viriville, divers +édifices d'un caractère mixte; c'étaient à la fois des institutions +utiles, des maisons de rapport et des établissements de charité.» Le +produit des locations du rez-de-chaussée, notamment, servait à +l'entretien de pauvres laboureurs auxquels l'âge ne permettait plus le +travail et qui se trouvaient logés à l'étage supérieur. En récompense de +cette charité, on ne leur demandait que de réciter tous les jours un +_Pater_ et un _Ave Maria_ à l'intention des pécheurs trépassés. Aussi, +sur la façade de la principale maison, dite du _Grand Pignon_, qui +subsiste encore rue Montmorency, 51, on lisait en gros caractère cette +inscription véritablement touchante: + +«Nous, hommes et femmes, laboureurs demeurans ou porche (sur le devant) +de ceste maison, qui fut faicte en l'an de grâce mil quatre cens et sept +(1407), sommes tenus, chascun en droit soy, dire tous les jours une +patenostre et j. _Ave Maria_ en priant Dieu que de sa grâce face pardon +aus povres pecheurs trespassez. _Amen_.» + +[87] _Histoire de Paris._ + + + + +LA FONTAINE (JEAN DE) + +I + + + Papillon du Parnasse et semblable aux abeilles, + À qui le bon Platon compare nos merveilles, + Je suis chose légère et vole à tout sujet: + Je vais de fleur en fleur et d'objet en objet; + À beaucoup de plaisirs je mêle un peu de gloire.[88] + +A dit La Fontaine de lui-même. Et ailleurs: + + J'aime le jeu, l'amour, les livres, la musique, + La ville et la campagne, enfin tout; il n'est rien + Qui ne soit souverain bien, + Jusqu'au sombre plaisir d'un coeur mélancolique[89]. + +Tel fut en effet notre poète quoique d'abord des pensées très +différentes aient paru le préoccuper. Né à Château-Thierry (Marne), le 8 +juillet 1621, à l'âge de dix-neuf ans, il se crut appelé à la vie +religieuse, et voulut entrer à l'Oratoire. Mais, après un séjour de +dix-huit mois dans la maison, il reconnut qu'il se trompait sur sa +vocation et rentra dans le monde. Son père, qui exerçait à +Château-Thierry la charge de maître particulier des eaux et forêts, lui +céda son emploi en le mariant avec Marie Héricart, fille d'un lieutenant +au baillage de la Ferté-Milon, personne qui joignait à la beauté +beaucoup d'esprit[90]. D'après ce qu'affirment les biographes, La +Fontaine, n'eut pour ainsi dire point de part à ces deux engagements: on +les exigea de lui, et il s'y soumit plutôt par indolence que par goût. +Aussi n'exerça-t-il sa charge pendant plus de vingt ans qu'avec +indifférence. + +Et cette indifférence s'accrut avec le goût de plus en plus vif pour la +poésie qu'avait éveillé chez La Fontaine, dit-on, l'audition d'une pièce +de vers de Malherbe, déclamée avec emphase par un officier en garnison à +Château-Thierry. Cette lecture provoqua chez lui une véritable explosion +d'enthousiasme. Non-seulement il lut et relut les vers de Malherbe; mais +il les apprit par coeur et s'efforça dans ses premiers essais de +l'imiter. «Par bonheur, d'utiles conseils lui ouvrirent les yeux, et +l'un de ses parents nommé Pintrel, dit Montenault, homme de bon sens qui +n'était point sans goût, mit entre ses mains Horace, Virgile, Térence, +Quintilien, comme les vraies sources du bon goût et de l'art +d'écrire.... À ces livres, La Fontaine joignit ensuite la lecture de +Rabelais, Marot, Boccace, l'Arioste.» Pour ces derniers il eût pu mieux +choisir et l'influence pernicieuse que ces lectures exercèrent sur le +poète n'est que trop visible dans certains de ses ouvrages. + +C'est à peu près vers cette époque qu'il faut placer un évènement +raconté par les contemporains, Louis Racine, d'Olivet, etc et qui +prouve, avec la bonhomie originale de La Fontaine, l'influence toute +puissante de cet absurde préjugé du faux point d'honneur qui, à cette +époque et sous le règne précédent surtout, fit tant de victimes. Dans la +circonstance par bonheur, il n'y eut pas de sang répandu, et la querelle +finit par un déjeuner où les amis, le verre en main, fêtèrent la +réconciliation. + +Le poète était fort lié avec un ancien capitaine de dragons retiré à +Château-Thierry, nommé Poignant, homme franc et loyal, et déjà plus +jeune. Tout le temps que Poignant n'était pas au cabaret, il le passait +chez La Fontaine, et par conséquent, en l'absence de celui-ci, auprès de +sa femme. + +«Comment, lui dit un voisin médisant, souffres-tu que le capitaine +s'installe ainsi chez toi chaque jour? + +--Et pourquoi n'y viendrait-il pas? répond La Fontaine, c'est mon +meilleur ami. + +--Ce n'est pas ce que dit le public; on prétend qu'il ne va chez toi que +pour madame de La Fontaine. + +--Sottises! mais d'ailleurs que puis-je faire à cela? + +--Demander satisfaction l'épée à la main pour le tort qui t'est fait +dans l'opinion. + +--J'aviserai, dit La Fontaine. + +Le lendemain, dès quatre heures du matin, il frappait chez Poignant +qu'il réveille. + +--Lève-toi vite, dit-il, et sortons ensemble pour une affaire +importante. + +--Laquelle? demande Poignant. + +--Tu le sauras, répond La Fontaine, quand nous serons dehors. + +Poignant, assez surpris, se lève, s'habille et suit La Fontaine qui, +après l'avoir conduit dans un lieu écarté, lui dit de l'air le plus +tranquille: + +--Mon ami, il faut nous battre. + +--Comment! qu'est-ce que cela veut dire? répond Poignant de plus en plus +étonné. Entre nous d'ailleurs la partie n'est pas égale; je suis, un +vieux soldat et toi tu n'as jamais tiré l'épée. + +--N'importe, le public veut que je me batte avec toi; ainsi en garde. + +Bon gré, mal gré alors, Poignant tire son épée, et dès les premières +passes, il fait sauter à dix pas celle de La Fontaine. Alors l'ayant +désarmé, il lui demande l'explication de sa conduite et La Fontaine +s'empresse de le satisfaire. + +--Ce sont propos absurdes! dit alors Poignant, et mon âge, mon humeur, +comme l'estime que j'ai pour ta femme, l'amitié que j'ai pour toi +devaient écarter toute inquiétude, mais puisqu'il est ainsi je proteste +que je ne mettrai plus les pieds dans ta maison. + +--Au contraire, répond La Fontaine en lui serrant la main, j'ai fait ce +que le public voulait; maintenant je veux que tu viennes chez moi tous +les jours sans quoi nous nous battrons encore.» + +La Fontaine, venu à Paris en 1654, fut présenté par un de ses parents, +Jannart, oncle de sa femme et favori de Fouquet, au surintendant des +finances alors tout puissant. Fouquet, qui par goût et sans doute aussi +par calcul, se plaisait au rôle de Mécène, fit au poète peu connu +encore, une pension dont La Fontaine «tenait compte par une autre +pension en vers qu'il lui payait exactement par quartier.» Lors de la +disgrâce de Fouquet (1661), disgrâce méritée, La Fontaine auquel la +reconnaissance faisait illusion, éleva généreusement la voix en faveur +de son protecteur, et composa l'élégie intitulée aux _Nymphes de Vaux_, +«alors, dit Walckenaer, toute l'animosité qui existait contre le +surintendant se calma.» Jannart, enveloppé dans la disgrâce de Fouquet, +fut exilé à Limoges et La Fontaine le suivit par dévouement pour son +ami, disent les biographes; mais peut-être aussi par d'autres motifs, +parce qu'il était peu pressé de retourner près de sa femme pour laquelle +il s'était déjà refroidi sans avoir été jamais fort épris d'ailleurs. De +Limoges, il lui écrit: + +«Vous ne jouez ni ne travaillez, ni ne vous souciez du ménage, et hors +le temps que vos bonnes amies vous donnent par charité, il n'y a que les +romans qui vous divertissent. Considérez, je vous prie, l'utilité que ce +vous serait si, en badinant, je vous avais accoutumée à l'histoire soit +des lieux, soit des personnes; vous auriez de quoi vous désennuyer toute +votre vie.» + +Mais, outre que ces remontrances sont faites sur un ton assez peu +affectueux, La Fontaine, dans cette même correspondance, par une étrange +indiscrétion, fait à sa femme des confidences qui ne sont pas de nature +à la flatter. Pendant son voyage, «il avait trouvé, dit-il, trois femmes +dans la diligence: Parmi ces trois femmes, il y avait une Poitevine qui +se qualifiait comtesse; elle paraissait assez jeune et de taille +raisonnable, témoignait avoir de l'esprit; déguisait son nom et venait +plaider en séparation contre son mari: toutes qualités d'un bon augure, +et j'y eusse trouvé matière de cajolerie si la beauté s'y fût +rencontrée; mais je vous défie de me faire trouver un grain de sel dans +une personne à qui elle manque.» + +Se peut-il rien de plus déplacé que ce langage? Mais il semble que La +Fontaine n'en eût pas conscience, et ce même homme «le plus singulier +qui peut-être ait existé» d'après Walckenaer, fait preuve, bientôt +après, d'une sensibilité des plus touchantes. En passant à Amboise où +Fouquet avait été renfermé d'abord, La Fontaine voulut voir la chambre +qu'avait habitée le prisonnier; «triste plaisir, je vous le confesse, +mais enfin je le demandai. Le soldat, qui nous conduisait, n'avait pas +la clef; au défaut je fus longtemps à considérer la porte et me fis +conter la manière dont le prisonnier était gardé. Je vous en ferais +volontiers la description; mais ce souvenir est trop affligeant.... Sans +la nuit on n'eut jamais pu m'arracher de cet endroit.» + +À son retour de Limoges, La Fontaine se rendit à Château-Thierry; il y +retrouva la duchesse de Bouillon, Marie-Anne Mancini, nièce de Mazarin, +à laquelle il avait été présenté naguère et qui devint dès lors une de +ses plus zélées protectrices. «C'était, dit Walckenaer, une brune +piquante, plus jolie que belle, vive et même un peu emportée, aimant les +plaisirs et animant la conversation par une gaîté spirituelle et des +saillies inattendues; elle avait un goût décidé pour la poésie et même +elle faisait des vers. Le désir de lui plaire et d'amuser son +imagination libre et badine lui inspira, dit-on, ses plus jolis contes, +mais malheureusement aussi les plus licencieux.» + +Qu'une femme et une jeune femme, appartenant à la société la plus +élevée, ait pris plaisir à ces tristes produits de la verve libertine du +poète et n'ait pas craint d'encourager, d'applaudir ce qu'elle eût dû +avoir honte seulement d'écouter, c'est ce qu'on a peine à comprendre. +Lorsque la duchesse de Bouillon revint à Paris, elle emmena avec elle La +Fontaine qu'elle fit connaître aux membres de sa famille comme à +plusieurs personnages importants. La même année (1665), le poète, âgé de +44 ans, publia son premier recueil de _Contes et Nouvelles en vers_ où, +quoi qu'on ait dit, le mérite de la forme, mérite fort exagéré, ne +suffit pas à racheter l'indignité du fond. + + +II + +Toutefois, pour être juste, il faut reconnaître que le caractère +exceptionnel de La Fontaine permet de croire qu'il ne se rendait pas +bien compte à lui-même de la portée si blâmable de son oeuvre. Il s'était +lié, vers 1664 ou 1665, avec Molière déjà célèbre, Racine et Boileau qui +ne devaient pas tarder à le devenir, et Chapelle «qui n'eut pas le génie +de ses quatre amis, mais leur fut supérieur comme homme de société.» +Dans une réunion qui eut lieu chez Boileau et où se trouvait un frère de +celui-ci, docteur en Sorbonne, l'ecclésiastique se mit à disserter sur +Saint Augustin et en fit un éloge pompeux. La Fontaine qui, plongé dans +une de ses rêveries habituelles, semblait écouter sans entendre, se +réveille tout à coup comme en sursaut pour dire au théologien: + +«Croyez-vous que Saint Augustin eut plus d'esprit que Rabelais?» + +Quelque temps interdit, le docteur le regarda de la tête aux pieds et +finit par répondre: + +--«Prenez garde, M. de La Fontaine, vous avez mis un de vos bas à +l'envers;» ce qui était vrai. + +Un autre jour, La Fontaine soupait avec Racine, Despréaux, Molière et +Descoteaux, le joueur de flûte. La Fontaine était ce jour là, plus qu'à +l'ordinaire, plongé dans ses distractions. Racine et Boileau, pour le +tirer de sa léthargie, mais sans pouvoir y réussir, ne lui ménagèrent +point les épigrammes au point que Molière trouva que c'était passer les +bornes; aussi, dit-il, en _à parte_ à Descoteaux: + +«Nos beaux-esprits ont beau se trémousser, ils n'effacent pas le +bonhomme.» + +À propos d'à parte, voici une autre curieuse anecdote et parfaitement +authentique: «Dans un repas qu'il fit avec Molière et Despréaux, dit +Montenault, où l'on disputait sur le genre dramatique, il se mit à +condamner les _à parte_. + +«Rien, disait-il, n'est plus contraire au bon sens. Quoi! le parterre +entendra ce qu'un acteur n'entend pas, quoiqu'il soit à côté de celui +qui parle?» + +«Comme il s'échauffait en soutenant son sentiment de façon qu'il n'était +pas possible de l'interrompre et lui faire entendre un mot: «Il faut, +disait Despréaux, à haute voix tandis qu'il parlait, il faut que La +Fontaine soit un grand coquin, un grand maraud!» et répétait +continuellement les mêmes paroles sans que La Fontaine cessât de +disserter. Enfin l'on éclata de rire; sur quoi revenant à lui comme d'un +rêve interrompu: «De quoi riez-vous donc?» demanda-t-il.--Comment! lui +répondit «Despréaux, je m'épuise à vous injurier fort haut, et vous ne +m'entendez point quoique je sois si près de vous que je vous touche: et +vous êtes surpris qu'un acteur sur le théâtre n'entende point un _à +parte_ qu'un autre acteur dit auprès de lui?..» + +Ces distractions parfois si plaisantes de même que la profonde +méditation dans laquelle d'autres fois il était absorbé au point de +paraître comme insensible n'empêchaient point qu'il fût causeur des plus +charmants, convive des plus aimables, s'il se trouvait dans une société +de personnes à lui bien connues et dont la présence lui était tout +agréable. Ses yeux alors s'animaient, le sourire s'épanouissait sur ses +lèvres; «il disait tout ce qu'il voulait, et le disait si bien qu'il +enchantait les oreilles les plus délicates.» Cette réputation de +merveilleux causeur, que lui avaient valu quelques-unes de ces soirées +intimes, le faisait singulièrement rechercher par les gourmets... +d'esprit et l'on était plus heureux et plus fier d'annoncer La Fontaine +à ses convives que ce fameux Lambert dont nous parlent à l'envi La +Bruyère et Boileau. Mais plus d'une fois l'amphytrion et ses amis y +furent attrapés, témoin cette anecdote: + +La Fontaine avait été invité à dîner chez M. Laugeois d'Imbercourt, +fermier-général. Racine le fils dit chez M. Le Verrier. Il arriva à +l'heure précise, prit place à la table, mangea du meilleur appétit, mais +sans répondre autrement que par des monosyllabes ou par le silence aux +interrogations du maître de la maison et des conviés. Puis comme, avant +la fin du repas, il se levait de table, s'excusant sur la nécessité pour +lui de se rendre à l'Académie, on lui fit remarquer qu'il était de bonne +heure encore et qu'il avait peu de chemin à faire. + +«Je prendrai le plus long!» répondit tranquillement La Fontaine et le +voilà parti. Une autre fois, «trois de complot, dit Vigneul de +Marville[91] par le moyen d'un quatrième qui avait quelque habitude +auprès de cet homme rare, nous l'attirâmes dans un petit coin de la +ville, à une maison consacrée aux Muses, où nous lui donnâmes un repas +pour avoir le plaisir de jouir de son agréable entretien. Il ne se fit +point prier; il vint à point nommé sur le midi. La compagnie était +bonne, la table propre et délicate, et le buffet bien garni. Point de +compliments d'entrée, point de façons, nulle grimace, nulle contrainte. +La Fontaine garda un profond silence; on ne s'en étonna point parce +qu'il avait autre chose à faire qu'à parler. Il mangea comme quatre et +but de même. Le repas fini, on commença à souhaiter qu'il parlât, mais +il s'endormit. Après trois quarts d'heure de sommeil, il revint à lui. +Il voulait s'excuser sur ce qu'il avait fatigué. On lui dit que cela ne +demandait pas d'excuse, que tout ce qu'il faisait était bien fait. On +s'approcha de lui, on voulut le mettre en humeur et l'obliger à laisser +voir son esprit; mais son esprit ne parut point, il était allé je ne +sais où et peut-être alors animait-il ou une grenouille dans les marais, +ou une cigale dans les prés, ou un renard dans la tanière; car durant +tout le temps que La Fontaine demeura avec nous il ne nous sembla être +qu'une machine sans âme. On le jeta dans un carrosse où nous lui dîmes +adieu pour toujours. Jamais gens ne furent plus surpris; et nous nous +disions les uns aux autres: «Comment se peut-il faire qu'un homme qui a +su rendre spirituelles les plus grossières bêtes du monde, et les faire +parler le plus joli langage qu'on ait jamais ouï, ait une conversation +si sèche, et ne puisse pas pour un quart d'heure faire venir son esprit +sur ses lèvres et nous avertir qu'il est là?» + +C'est que chez le poète cette facilité de caractère en même temps que +cette irréflexion, qui le livraient presque sans défense à la curiosité +indiscrète, s'unissaient à une impatience singulière de toute +contrainte, et d'autant plus difficile à vaincre que lui-même n'en avait +pas conscience. Alors, poussé dans ses derniers retranchements, il se +tirait d'affaire par une excuse telle quelle, bonne ou mauvaise, il +n'importe, mais la première qui lui venait à l'esprit, témoin cette +aventure. + +Lorsque à la suite des premières brouilles, Madame de La Fontaine se fut +retirée à Château-Thierry, Racine et Despréaux représentèrent à notre +poète que cette séparation n'était pas décente et lui faisait peu +d'honneur; ils insistèrent pour un raccommodement. Docile à leurs +conseils, La Fontaine partit. En descendant de la diligence de +Château-Thierry, il se rendit chez sa femme. + +«Madame est au salut!» répondit la domestique qui ne le connaissait +point. + +--Ah! fit La Fontaine qui, ennuyé bientôt d'attendre, s'en va rendre +visite à un ami lequel l'invite à souper. «La Fontaine bien régalé, +comme dit Montenault, s'oublie à table jusqu'à une heure fort avancée et +volontiers il accepte l'hospitalité que lui offre son aimable +amphytrion. Le lendemain matin, sans plus songer à sa femme, il reprend +la voiture publique et revient à Paris. En le voyant de retour, ses amis +s'empressent de l'interroger sur les résultats de son voyage: + +«J'ai été pour voir ma femme, leur dit-il, mais je ne l'ai point +trouvée; elle était au salut.» + +Il faut voir là non, comme l'ont trop répété la plupart des biographes, +une distraction un peu forte sans doute, mais bien plutôt l'excuse +vaille que vaille d'un homme faible et qui veut à tout prix échapper à +une démarche pour lui déplaisante. On ne peut trop regretter cependant, +pour le bonheur comme pour le talent de La Fontaine, que cette +réconciliation avec sa femme n'ait point eu lieu, et on se l'explique +d'autant moins que le ravissant poème de _Philémon et Beaucis_, prouve +qu'il était fait pour comprendre le paisible bonheur du foyer +domestique. Citons seulement ces quelques vers: + + Pour peu que des époux séjournent sous leur ombre, + Ils s'aiment jusqu'au bout malgré l'effort des ans. + Ah! si!... Mais autre part j'ai porté mes présens. + +Walckenaer dit excellemment: «Oui, La Fontaine, La Fontaine, nous le +répèterons après toi: Ah! si le ciel t'avait donné une compagne qui +t'eût fait connaître les tranquilles jouissances de la vie domestique, +ton imagination n'eût été ni moins gaie, ni moins vive, ni moins +spirituelle; mais elle eût été mieux réglée et plus pure. Tes fables +seraient toujours l'objet de notre admiration et de nos louanges; mais, +dans tes autres écrits, la peinture des plus doux sentiments du coeur, +dont tu connais si bien le langage, qui a fait des chefs-d'oeuvre +irréprochables du petit nombre de contes où tu l'as employée, aurait +remplacé ces tableaux licencieux où tu as outragé les moeurs et +quelquefois le dieu du goût. Alors, ô La Fontaine, les satyres n'eussent +point mêlé de fleurs pernicieuses parmi les fleurs suaves et brillantes +dont les Muses et les Grâces ont tressé ta couronne; et ces vierges du +Parnasse ne te reprocheraient point, en rougissant, de les avoir si +souvent forcées à se séparer de la pudeur qui doit toujours être leur +inséparable compagne. Alors il ne nous faudrait plus soustraire, comme +un poison corrupteur, aux regards des jeunes gens et des enfants, une +seule des pages du poète de l'enfance et de la jeunesse.» + +Dans ses _fables_[92] mêmes où se trouvent tant d'incomparables +chefs-d'oeuvre, il est çà et là plus d'une tache qu'il faudrait effacer +avant de mettre le livre en des mains innocentes. Il n'en serait point +ainsi sans doute si La Fontaine, au lieu de s'abandonner lui-même à tous +les hasards de l'existence, comprenant mieux ses devoirs d'époux et de +père, eût eu près de lui, pour le consoler, une femme sérieuse, une +épouse vraiment chrétienne et dont la piété s'inspirât de l'esprit plus +que de la lettre. Supposons le poète dans ces conditions de bonheur, de +vie chaste et paisible, au lieu de ces vilains contes, de comédies +médiocres, ou du fade roman de _Psyché_, nous aurions peut-être un +volume de plus de fables exquises et de délicieux poèmes. + +Cette douce providence du foyer domestique, dira-t-on, ne manqua point à +La Fontaine; car on sait qu'une femme non moins distinguée par l'esprit +que par le coeur, Madame de la Sablière, voyant le poète si fort ignorant +des choses de la vie pratique et par ce motif souvent dans l'embarras, +se plut à le recueillir dans sa maison en lui ôtant tout souci du +lendemain. Mais à cette époque, femme du monde et trop du monde, la +généreuse bienfaitrice n'était pas un Mentor bien sévère pour le génie +du poète. Plus tard, lorsque les déceptions amères d'une affection +illégitime trahie eurent amené Madame de la Sablière au repentir, sa +piété dans ses saintes ardeurs et la pratique assidue des bonnes oeuvres +la rendirent presque une étrangère dans sa propre maison. Jusqu'à la fin +de sa vie cependant, la noble femme continua de veiller de loin sur +l'hôte qui lui fut toujours cher, mais dont elle ne disait plus comme +autrefois, après avoir congédié tous les importuns et les domestiques, +afin d'être toute à la poésie et à la conversation: «Je n'ai gardé avec +moi que mes trois animaux, mon chat, mon chien et mon La Fontaine.» + +La maison d'où Mme de la Sablière était absente le plus souvent, +retenue près du lit d'une pauvre malade à l'hospice des Incurables ou +ailleurs, cette maison semblait bien vide à La Fontaine. Presque +sexagénaire déjà, il aurait eu plus que jamais besoin d'un intérieur +aimable qui le détournât de certaines sociétés dans lesquelles il était +entraîné par la facilité de son humeur et l'attrait d'une conversation +plus spirituelle que réservée. + +Pendant l'année 1683, une place se trouva vacante à l'Académie par la +mort de Colbert. La Fontaine se mit sur les rangs et, ce qu'on n'eût pas +attendu de son indifférence habituelle, «il prit fort à coeur, dit +Montenault, le succès de cette affaire et c'est le seul trait d'ambition +qu'on puisse remarquer dans le cours de sa vie.» Il se trouvait en +concurrence avec Boileau, mais seize voix contre sept témoignèrent de la +préférence de l'Académie pour le Bonhomme. Louis XIV, prévenu contre le +poète à cause de ses _Contes_, témoigna quelque mécontentement de ce +choix, et fit attendre six mois ses ordres pour la réception de La +Fontaine. Mais une seconde vacance ayant permis de nommer l'auteur des +_Satires_, Louis XIV, lorsqu'il lui fut rendu compte de cette nouvelle +élection, dit aux académiciens: «Le choix qu'on a fait de M. Despréaux +m'est agréable et sera généralement approuvé. Vous pouvez, ajouta-t-il, +recevoir incessamment La Fontaine, il a promis d'être sage.» + +L'Académie s'empressa de recevoir l'auteur des _Fables_ et tous +applaudirent à ce compliment que lui adressa l'abbé de la Chambre alors +directeur: «L'Académie reconnaît en vous, Monsieur, un de ces excellents +ouvriers, un de ces fameux artisans de la belle gloire, qui la va +soulager dans les travaux qu'elle a entrepris pour l'ornement de la +France et pour perpétuer la mémoire d'un règne si fécond en merveilles. + +«Elle reconnaît en vous un génie aisé et facile, plein de délicatesse et +de naïveté, quelque chose d'original et qui, dans sa simplicité +apparente et sous un air négligé, renferme de grands trésors et de +grandes beautés.» + +«La Fontaine, dit Montenault, fut estimé et chéri de ses confrères parmi +lesquels il parut toujours avec cette candeur et cette bonté de +caractère qu'on ne peut se donner ni même imiter quand on ne l'a pas; +simple, doux, ingénu, plein de droiture, il n'eut jamais la moindre +mésintelligence avec aucun d'eux.» + + +III + +Mais d'ailleurs il resta toujours, pour lui-même et un peu pour les +siens[93], aussi étranger à la vie pratique, ayant l'imprévoyance de +l'enfant ou de l'homme primitif, et trouvant tout simple, pour faire +face aux embarras du moment, de vendre pièce à pièce son patrimoine. +Aussi la mort de Mme de la Sablière (1693) fut-elle pour lui un +très-grand malheur. «En perdant cette illustre amie, La Fontaine perdit +aussi les douceurs de la vie qui lui étaient les plus chères. Son repos +et sa tranquillité en furent troublés. Il se vit isolé, et contraint de +pourvoir à ses besoins devenus plus sensibles par l'âge et que +l'attention et la générosité de sa bienfaitrice lui avaient laissé +ignorer pendant une bonne partie de la vie. La nécessité, s'il faut le +dire, pensa pour lors l'exiler de sa patrie.» En effet, peut-être il eût +cédé aux sollicitations d'amis dévoués, la duchesse de Mazarin, Mme +Harvey, veuve de l'ambassadeur, le duc de Devonshère, milord Montaigu, +milord Godolphin, qui lui offraient, en Angleterre, par l'entremise de +Saint-Evremont, une généreuse hospitalité lorsqu'il tomba gravement +malade; lui, qui si longtemps avait joui d'une santé excellente, il fut +forcé de s'aliter ce qui dut lui rendre plus pénible la solitude. Mais +cette grande épreuve était pour le poète une grâce singulière de la +Providence. Quoique nullement impie au fond, tout absorbé par la passion +littéraire et cédant aussi à d'autres moins louables entraînements, il +avait vécu, chose rare pour l'époque, trop étranger à la pratique +religieuse, au point même d'avoir presque oublié les premiers +enseignements du christianisme, témoin cette parole adressée par lui au +P. Pouget venu avec un ami pour lui rendre visite. «Après les politesses +d'usage, dit un biographe, l'ecclésiastique fit tomber insensiblement la +conversation sur la religion et sur les preuves qu'on en tire tant de la +raison que des Livres Saints. Sans se douter du but de ces discours: + +«Je me suis mis, lui dit La Fontaine avec sa naïveté ordinaire, depuis +quelque temps à lire le _Nouveau-Testament_: je vous assure que c'est un +fort bon livre, oui, vraiment, c'est un bon livre. Mais il y a un +article sur lequel je ne me suis pas rendu; c'est l'éternité des peines; +je ne comprends pas comment cette éternité peut s'accorder avec la bonté +de Dieu.» + +«Le P. Pouget satisfit à cette objection par les meilleures raisons +qu'il put trouver dans ce moment; et La Fontaine, après plusieurs +répliques fut si content de l'entendre qu'il le pria de revenir. Le P. +Pouget ne demandait pas mieux» car il n'était venu que pour cela. Après +une suite d'entretiens prolongés avec le jeune et savant ecclésiastique, +La Fontaine, pleinement éclairé, voulut faire une confession générale en +se résignant aux sacrifices que lui imposait son directeur et de la +nécessité desquels il n'avait pas été facile d'abord de le convaincre: +un désaveu public de ses contes, puis la promesse de ne pas donner aux +comédiens une pièce composée depuis peu et qui avait été fort goûtée +par tous les amis du poète. + +La répugnance qu'éprouvait La Fontaine à céder sur ces deux points lui +suggéra plus d'une objection à laquelle le théologien répondit avec sa +charité ordinaire, ce qui n'empêcha point, par la contrariété du poète, +que la discussion fût parfois assez vive. On sait à ce sujet la +réflexion originale de la garde-malade: + +«Eh! ne le tourmentez pas tant, dit-elle un jour avec impatience au P. +Pouget, il est plus bête que méchant.» Et une autre fois, avec un air de +compassion: «Dieu n'aura jamais, dit-elle, le courage de le damner.» + +Enfin, après plusieurs semaines de conférences assidues, La Fontaine +reçut le Saint Viatique «avec des sentiments dignes de la candeur de son +âme et des vertus du meilleur chrétien.» Plusieurs de ses confrères de +l'Académie, sur sa demande expresse, assistaient à la cérémonie, et en +leur présence il témoigna hautement d'un profond repentir de ses +égarements passés comme de la publication de ses _Contes_, promettant, +s'il recouvrait la santé, de ne plus employer ses talents qu'à la +composition d'oeuvres morales et pieuses, et il tint exactement parole. + +Il ne faut pas oublier un noble trait du jeune duc de Bourgogne à peine +âgé de onze ans. «De son pur mouvement, dit Montenault, et sans y être +porté par aucun conseil, il envoya un gentilhomme à La Fontaine pour +s'informer de l'état de sa santé et pour lui présenter de sa part une +bourse de cinquante louis d'or. Il lui fit dire en même temps qu'il +aurait souhaité d'en avoir davantage; mais que c'était tout ce qui lui +restait du mois courant et de ce que le roi lui avait fait donner pour +ses menus plaisirs.» + +Tous ces évènements firent abandonner complètement la pensée du départ +pour l'Angleterre; et l'on peut douter que La Fontaine ait jamais songé +sérieusement à cet exil, alors qu'il savait avoir en France des amis sur +lesquels il pouvait compter. Dès qu'il put sortir, il se dirigea vers la +demeure de M. d'Hervard, conseiller au parlement, et qui lui était tout +dévoué. Chemin faisant, il rencontra le conseiller qui, avec la plus +touchante bonté, lui dit: + +«Je venais vous chercher, ma femme et moi nous vous offrons +l'hospitalité de l'amitié et nous vous prions de venir demeurer avec +nous. + +--J'y allais! répondit La Fontaine avec cette simplicité de la pleine +confiance qui ne fait pas moins d'honneur au poète qu'à ses amis. La +postérité doit une reconnaissance non moins vive à ceux-ci qu'à Mme de +la Sablière puisque, grâce à eux, languissant, presque infirme, pendant +les deux années qu'il vécut encore, La Fontaine se vit entouré de toutes +les sollicitudes d'une affection presque filiale. Mme d'Hervard, jeune +femme encore, fut pour le septuagénaire une garde-malade des plus +dévouées. Ce fut dans les bras de ces deux excellents amis que La +Fontaine mourut à l'âge de soixante-treize ans (13 mars 1695). Alors +seulement on s'aperçut que sous sa chemise le poète pénitent portait un +cilice, ce qui fit dire à Racine le fils. + + Vrai dans tous ses écrits, vrai dans tous ses discours, + Vrai dans sa pénitence à la fin de ses jours, + Du maître qu'il approche il prévient la justice, + Et l'auteur de _Joconde_ est armé d'un cilice. + +Mais mieux encore que Racine, La Fontaine témoigne des sentiments qui +l'animaient par cette lettre qu'il écrivit, un mois à peine avant sa +mort, à son ami de Maucroy[94]: + +«Tu te trompes assurément, mon cher ami, s'il est bien vrai, comme M. de +Soissons me l'a dit, que tu me crois plus malade d'esprit que de corps. +Il me l'a dit pour tâcher de m'inspirer du courage; mais ce n'est pas de +quoi je manque. Je t'assure que le meilleur de tes amis n'a plus à +compter sur quinze jours de vie. Voilà deux mois que je ne sors point si +ce n'est pour aller un peu à l'Académie, afin que cela m'amuse. Hier, +comme j'en revenais, il me prit, au milieu de la rue... une si grande +faiblesse que je crus véritablement mourir. Ô mon cher, _mourir n'est +rien_; mais songes-tu _que je vais comparaître devant Dieu_? Tu sais +comme j'ai vécu. Avant que tu reçoives ce billet, les portes de +l'éternité seront peut-être ouvertes pour moi.» + +Pareille lettre n'a pas besoin de commentaire; et certes nous préférons +de beaucoup ce grave et admirable langage à celui que tenait, bien des +années auparavant, il est vrai, et sans doute en se jouant, le poète: + + Jean s'en alla comme il était venu, + Mangeant son fonds avec son revenu, + Et crut les biens chose peu nécessaire. + Quant à son temps bien sut le dispenser; + Deux parts en fit, dont il soulait passer + L'une à dormir et l'autre à ne rien faire. + +Voici le portrait que D'Olivet, qui avait vécu avec plusieurs des amis +du poète, nous a laissé de La Fontaine et qu'on peut croire plus fidèle +que celui de La Bruyère, enclin à exagérer: + +«À sa physionomie on n'eut point deviné ses talents. Rarement il +commençait la conversation, et même pour l'ordinaire, il y était si +distrait qu'il ne savait ce que disaient les autres. Il rêvait à tout +autre chose sans qu'il pût dire à quoi il rêvait. Si pourtant il se +trouvait entre amis et que le discours vînt à s'animer par quelque +agréable dispute, surtout à table, alors il s'échauffait véritablement, +ses yeux s'allumaient, c'était La Fontaine en personne et non pas un +fantôme revêtu de sa figure. + +«On ne tirait rien de lui dans un tête à tête, à moins que le discours +ne roulât sur quelque chose de sérieux et d'intéressant pour celui qui +parlait. Si des personnes dans l'affliction s'avisaient de le consulter, +non seulement il écoutait avec grande attention, mais, je le sais de +gens qui l'ont éprouvé, il s'attendrissait; il cherchait des expédients, +il en trouvait; et cet idiot (_sic_), qui de sa vie n'a fait à propos +une démarche pour lui, donnait les meilleurs conseils du monde; autant +était-il sincère dans le discours, autant était-il facile à croire ce +qu'on lui disait. + +«Une chose qu'on ne croirait pas de lui et qui est pourtant très-vraie, +c'est que, dans ses conversations, il ne laissait rien échapper de libre +ni d'équivoque. Quantité de gens l'agaçaient dans l'espérance de lui +entendre faire des contes semblables à ceux qu'il a rimés; mais il était +sourd et muet sur ces matières; toujours plein de respect pour les +femmes, donnant de grandes louanges à celles qui avaient de la raison, +et ne témoignant jamais de mépris à celles qui en manquaient[95].» + +Une anecdote encore avant de terminer, anecdote qui nous est racontée +par l'auteur de la _Vie de La Fontaine_, mise en tête de l'édition des +_Fables_ de l'année 1813. «On aime à voir, comme le dit Walckenaer, aux +temps les plus affreux de la Révolution, le nom seul de La Fontaine +sauver d'une mort inévitable ses derniers descendants.» + +Après avoir perdu toute sa fortune par suite des évènements politiques, +madame de Marson, arrière-petite fille de La Fontaine, vivait +obscurément à Versailles avec son fils et sa fille, et s'occupait de +leur éducation, quand on surprit une lettre à elle écrite par un de ses +parents émigré. «Mandée au comité révolutionnaire, dit M. Creuzé de +Lessert, madame de Marson y comparut accompagnée de ses deux enfants. Il +était incontestable qu'elle avait été en correspondance avec un parent +proscrit: on lui prononçait son arrestation qui, d'après ce fait alors +si criminel, la perdait infailliblement, lorsqu'un des nombreux témoins +de cette scène, un homme du peuple qui venait souvent dans sa maison +s'écria: + +«Ô ciel! faire périr une petite fille de La Fontaine, une dame qui élève +si bien ses enfants!» + +«Cette exclamation fit le plus grand effet sur l'assemblée et même sur +le comité. Le président, se tournant vers le petit de Marson, alors âgé +de dix ans, lui dit: + +«Que t'apprend-on?» + +«À cet interrogatoire qui ressemblait fort à celui fait par Athalie, la +mère tremblante craignait que son fils n'eût un peu la franchise de +Joas; mais heureusement l'enfant répondit: + +«On m'enseigne à être bon.» + +«À ce mot si touchant, ces hommes de fer sentirent leurs entrailles +s'amollir. On fit encore quelques questions à l'enfant qui y répondit +aussi bien: la mère fut renvoyée chez elle et l'affaire assoupie.» + +Le biographe, qui nous a transmis ce trait touchant, apprécie +très-judicieusement l'omission inconcevable que Boileau a faite du +Fabuliste dans l'_Art poétique_: «Il ne manque pas à La Fontaine de +n'avoir pas été apprécié par Boileau; mais il manque à Boileau de +n'avoir pas apprécié La Fontaine.» + +La Fontaine pour nous est surtout dans ses _Fables_; c'est là qu'il se +montre génie original, inimitable, en tant qu'écrivain, si parfois, +comme moraliste, il laisse à désirer. Aussi nous comprenons que des +esprits judicieux aient paru douter que ses Fables, du moins un certain +nombre d'entre elles, puissent être mises sans inconvénient aux mains de +la jeunesse. Peut-être même ses chefs-d'oeuvre irréprochables de tout +point et qui sont pour nous des joyaux sans prix, des diamants de la +plus belle eau: _Le Savetier et le Financier_, _le Lion et le +Moucheron_, _le Meunier, son Fils et l'Âne_, _la Laitière et le Pot au +lait_, _les Animaux malades de la Peste_, et vingt autres gagneraient à +n'être point déflorés en quelque sorte à l'avance parce qu'on les fait +apprendre par coeur à l'écolier avant l'âge où, son goût étant formé, +il pourrait apprécier le bon sens exquis pour le fond et cet art +merveilleux de la forme qui se dérobe sous une si adorable simplicité. + +[88] _Épître à Madame de la Sablière._ + +[89] _Psyché._ + +[90] La Fontaine avait alors 26 ans. + +[91] _Mélanges._ + +[92] La première édition, comprenant les six premiers livres, parut en +un volume in 4º, chez Claude-Barbin.--1668. + +[93] Son fils fut élevé par le président Hénault et La Fontaine paraît +s'en être assez peu occupé. + +[94] Maucroy était chanoine de Reims et lié avec La Fontaine depuis +l'année 1645. + +[95] D'Olivet:--_Histoire de l'Académie française._ + + + + +FROISSARD OU FROISSART + + +Quoique Froissard nous ait souvent parlé de lui dans ses _Chroniques_ +comme dans ses _Poésies_, somme toute il nous en apprend peu de chose, +et ce qu'il nous en apprend mieux eût valu le plus souvent nous le +laisser ignorer; car ces détails ont trait à ses goûts qui ne prouvent +guère beaucoup de sérieux dans l'esprit et cette gravité de moeurs +qu'exigeait son caractère, puisque Froissart était prêtre. Mais tout +probablement ces confidences concernent l'époque où, libre encore de +lui-même, il n'était point entré dans les ordres: + + En mon jouvent (jeunesse), tout tel estoie + Que trop volontiers m'esbatoie. + Et tel que fui encor le sui.... + Très que n'avoie que douze ans + Estoie fortement goulousans (désireux) + De vésir (voir) danses et carolles, + D'oïr ménestrels et parolles, + Qui s'appartiennent à déduit, + Et de ma nature introduit + D'aimer par amour tous ceauls (ceux) + Qui aiment et chiens et oiseauls; + ......... + Et si destoupe mes oreilles, + Quand j'oï vin verser de bouteilles, + Car au boire prens grand plaisir. + Aussi fais en beaux draps vestir, + En viande fresche et nouvelle. + Violettes en leurs saisons + Et roses blanches et vermeilles + Voi volontiers, car c'est raison,» + +«Cette confession est explicite», dit avec raison un biographe qui la +donne un peu plus au long et ne s'est pas fait scrupule, comme nous, de +reproduire tel ou tel passage qui trahit chez le poète des goûts plus +mondains encore. «On voit que la chasse, la musique, les joyeuses +assemblées, les danses, la parure, la bonne chère, le vin et les dames +tinrent de bonne heure une grande place dans la vie de Froissart. Mais +il trouva aussi du temps pour l'étude.» + +À bien dire cette vie se passa surtout à voyager, non pour le seul +plaisir de voir du pays, mais, comme il nous l'apprend, dans un but plus +sérieux: + +«Je cherchai la plus grande partie de la chrétienté, et partout où je +venais, je faisais enquête aux anciens chevaliers et écuyers qui avaient +été en faits d'armes et qui proprement en savaient parler, et aussi à +aucuns herauts de crédence, pour vérifier et justifier toutes matières. +Ainsi ai-je rassemblé la haute et noble histoire et matière, et le +gentil comte de Blois dessus nommé y a rendu grande peine; et tant comme +je vivrai, par la grâce de Dieu, je la continuerai; car comme plus j'y +suis et plus y laboure, et plus me plaît; car ainsi comme le gentil +chevalier et écuyer qui aime les armes, et en persévérant et en +continuant il s'y nourrit parfait, ainsi en labourant et ouvrant sur +cette matière je m'habilite et délecte.» + +Et cette vie nomade, cette éternelle chevauchée à laquelle une curiosité +toujours en éveil donnait tant d'attrait, commença pour lui de bonne +heure. + +«Et pour vous informer de la vérité, je commençai jeune dès l'âge de +vingt ans; et si suis venu au monde avec les faits et aventures; et si y +ai toujours pris grand plaisance plus que de tout autre chose.» + +Froissart (Jean) était né à Valenciennes, en 1337; autant qu'on peut +conjecturer par quelques-uns de ses vers, son père, appelé Thomas, était +peintre d'armoiries. Tout jeune, il fut destiné à l'état ecclésiastique +qui ne semblait guère pourtant dans le sens de sa vocation; car son +humeur vagabonde était celle d'un ancien trouvère. Il n'avait pas vingt +ans lorsque «à la prière de son cher et seigneur et maître messire +Robert de Namur, chevalier seigneur de Beaufort», il entreprit d'écrire +l'histoire de son temps, mais envisagée surtout au point de vue +anecdotique et guerrier. La première partie de ses récits ou +_chroniques_, ayant un caractère tout rétrospectif (de 1326 à 1340), +«était fondée et ordonnée sur celles qu'avait jadis faites et +rassemblées vénérable homme et discret seigneur monseigneur Jehan le +Bel» chanoine de Saint Lambert de Liége dont le livre manuscrit, +retrouvé, il y a quelques années seulement, par M. Polain, archiviste de +la province de Liége, a été publié en 1850. + +La première partie de son travail terminée, Froissart partit pour +l'Angleterre afin de faire hommage du dit volume à la reine Philippa de +Hainaut, femme du roi Édouard III «laquelle liement et doucement le +reçut de lui et lui en fit grand profit... et Dieu m'a donné, dit +Froissart, tant de grâce que j'ai été bien de toutes les parties et des +hôtels des rois, et par espécial de l'hôtel du roi d'Angleterre et de la +noble reine sa femme, Madame Philippa de Hainaut, dame d'Irlande et +d'Acquitaine... Ainsi, au titre de la bonne dame et à ses coûtages et +aux coûtages de hauts seigneurs en mon temps, je cherchais la plus +grande partie de la chrétienté.» + +En effet, après un court séjour en Angleterre, il revint sur le +continent, puis retourna à Londres, l'année suivante (1362) où la reine +le fit clerc de sa chapelle, ce qui ne l'obligeait pas sans doute à +résidence, car nous le voyons, en 1364, visitant l'Écosse; en 1366, il +suit le prince de Galles (Prince Noir) à Bordeaux qu'il quitte pour +retourner en Angleterre. En 1368, il passe en Italie avec le duc de +Clarence, Lionel, et assiste, à Milan, aux fêtes du mariage de ce prince +avec la fille de Galéas Visconti. Libre alors, il visite successivement +la Savoie, Bologne, Ferrare, Rome et revient par l'Allemagne en Flandre +où il pensait s'embarquer pour l'Angleterre quand la nouvelle de la mort +de la reine vint modifier ses projets et il se résolut à demeurer en +Flandre. Nommé à la cure de Lestines, il n'exerça que peu de temps le +ministère; cette existence sédentaire, toute remplie par des occupations +sérieuses, ne convenait aucunement à son humeur vagabonde, et résignant +ses fonctions curiales, il se remit à courir le monde. Nous le voyons +tour à tour dans le Brabant, la Touraine, le Berry, le Béarn, +l'Auvergne, la Hollande, etc, tant qu'enfin, vers 1390, il s'arrête à +Chimay. Là, riche de tous les matériaux si divers recueillis par lui +dans ses continuelles pérégrinations, il reprit la rédaction de sa +_Chronique_, travail qui l'occupa plusieurs années et dont il se +délassait par la composition de ses poésies. Il en forma tout un recueil +qu'il fit magnifiquement copier, enluminer et relier afin de pouvoir +l'offrir au roi d'Angleterre (1394), Richard, fils du prince de Galles +et neveu par conséquent d'Édouard III et de Philippa de Hainaut. Le +présent, offert par Froissart lui-même venu dans ce but en Angleterre, +fut reçu à merveille. + +«Et voulut voir le roi le livre que j'avais apporté.... Il l'ouvrit et +regarda dedans, et lui plut, et plaire lui devait, car il était +enluminé, écrit et historié, et couvert de vermeil velours à dix clous +d'argent dorés d'or, et roses d'or au milieu et à deux grands fermaux +(fermoirs) dorés, et richement ouvrés au milieu de rosiers d'or.... et +me fit très bonne chère, pour la cause de ce que de ma jeunesse j'avais +été clerc et familier au noble roi Édouard son tayan (oncle) et à Madame +Philippa de Hainaut, sa taye (tante); et fus un quart d'an en son hôtel; +et quand je me départis de lui, ce fut à Windsor. À prendre congé, il me +fit par un chevalier donner un gobelet d'argent doré, pesant deux marcs +largement, et dedans cent nobles dont je valus mieux depuis tout mon +vivant. _Et suis moult tenu à prier pour lui._» + +On remarquera cette dernière phrase soulignée par nous à dessein; car +elle prouve que, par une contradiction peu rare alors, et qui est, +hélas! de tous les temps, le poète historien trouvait moyen d'accommoder +et de concilier une vie parfois assez mondaine avec l'esprit religieux. +La théorie était parfaite encore que la pratique laissât souvent à +désirer. C'est là le caractère de ses ouvrages qui nous charment dans le +vieil idiome par la vivacité des tableaux, la vérité des portraits, +l'entrain de la narration toujours animée qui reflète si bien la +physionomie du siècle, mais sans autre préoccupation, ce semble, que de +peindre ce que voit l'auteur et comme il le voit, c'est-à-dire en +s'arrêtant aux apparences, à la surface brillante, mais sans trop aller +au fond des choses. Lui prêtre, il écrit comme pourrait le faire un +lettré du monde, un joyeux et vaillant chevalier. Dans ses _Chroniques_, +il faut chercher l'agrément, le plaisir qui résulte de la description +pittoresque des moeurs du temps, de la variété des épisodes, de détails +curieux contés avec grâce et naïveté, plutôt que la sévère appréciation +des faits et ces graves réflexions qui donnent à l'histoire même des +temps mauvais sa moralité. Comme l'a dit fort bien un écrivain déjà +cité: + +«En racontant la vie de Froissart, nous avons fait connaître le +caractère de son ouvrage; ce n'est pas une histoire sérieuse, à la fois +impartiale et nationale, telle que l'a écrite le Religieux de +Saint-Denis, c'est un tableau brillant et artificiel du quatorzième +siècle... Il est indifférent aux souffrances du peuple et réserve ses +complaisants récits pour les combats et fêtes des seigneurs. Il prend +également ses héros en Angleterre et en France, mais toujours parmi les +nobles, et il ne leur demande que du courage, de la libéralité, l'amour +des lettres, fort disposé d'ailleurs à leur pardonner tous les excès. En +un mot, une moralité élevée manque tout à fait à ces charmantes +peintures[96].» + +Pourtant dans son Prologue Froissart avait dit excellemment: «.... Je +veux traiter et recorder histoire et matière de grande louange. Mais +ainsi que je la commence, je requiers au Sauveur de tout le monde, qui +de néant créa toutes choses, qu'il veuille créer et mettre en moi sens +et entendement si vertueux que ce livre que j'ai commencé je le puisse +continuer et persévérer en toute matière que tous ceux et celles qui le +liront, verront et orront y puissent prendre esbatement et plaisance et +je enchoir en leur grâce.... Donc, pour ainsi atteindre et venir à la +matière que j'ai entreprise de commencer, premièrement par la grâce de +Dieu et de la benoite Vierge Marie dont tout confort et avancement +viennent, je me veux fonder et ordonner sur les vraies chroniques jadis +faites et rassemblées par vénérable homme et discret seigneur +monseigneur Jehan le Bel, chanoine de Saint-Lambert de Liége, qui +grand'cure et toute bonne diligence mit en cette matière.» + +C'est bien là le langage de l'historien chrétien et cet admirable +programme on peut regretter que l'auteur ne s'en soit pas assez souvenu +dans le cours de son travail, car le livre ne perdrait certes pas à nos +yeux s'il était toujours, comme le voulait Jacques Amyot, «une lecture +qui délecte et profite à la fois.» Un esprit plus fortement chrétien +donnerait tout autrement d'élévation et de vigueur à la pensée, en même +temps qu'une âme plus largement sympathique aux douleurs humaines +communiquerait plus souvent à la narration cette grandeur et cette +émotion qui rendent si pathétique le récit du dévouement des bourgeois +de Calais. Dommage que ce récit soit trop long, car nous aurions eu +plaisir à le citer tout entier. Détachons-en quelques pages seulement. + +«Si (or) vint messire Gautier de Mauny et les Bourgeois de Calais +(Eustache de Saint Pierre, Jean d'Aire, Jacques de Vissant, Pierre de +Vissant et les deux autres), et descendit en la place et puis s'en vint +devers le roi et lui dit: + +»Sire, voici la représentation de la ville de Calais, à votre +ordonnance. + +«Le roi se tint tout coi et les regarda moult fellement (cruellement), +car moult héait (haissait) les habitants de Calais pour les grands +dommages et contraires que au temps passé sur mer lui avaient faits. Ces +six bourgeois se mirent tantôt à genoux devant le roi, et dirent ainsi +en joignant leurs mains: + +»Gentil sire et gentil roi, veez-nous (voyez-nous) cy six qui avons été +d'ancienneté bourgeois de Calais et grands marchands: si vous apportons +les clefs de la ville et du chastel de Calais et les rendons à votre +plaisir et nous mettons en tel point que vous voyez, en votre pure +volonté, pour sauver le demeurant du peuple de Calais, qui a souffert +moult de grièvetés. Si veuillez avoir de nous pitié et merci par votre +très haute noblesse. + +»Certes il n'y eut adonc en la place seigneur, chevalier, ni vaillant +homme qui se pût abstenir de pleurer de droite pitié, ni qui pût de +grand'pièce (de longtemps) parler. Et vraiment ce n'était pas merveille; +car c'est grand'pitié de voir homme déchoir, et être en tel état et +danger. Le roi les regarda très ireusement (avec colère), car il avait +le coeur si dur et si épris de grand courroux qu'il ne put parler. Et +quand il parla, il commanda qu'on leur coupât tantôt les têtes[97]. +Tous les barons et chevaliers, qui là étaient, en pleurant prièrent si +acertes que faire pouvaient au roi qu'il en voulut avoir pitié et mercy; +mais il n'y voulait entendre. + +».... Adonc fit grande humilité la reine d'Angleterre, qui était +durement enceinte et pleurait si tendrement de pitié qu'elle ne se +pouvait soutenir. Si se jeta à genoux pardevant le roi son seigneur et +dit ainsi: + +»Ha! gentil sire, depuis que je repassai la mer en grand péril, si comme +vous savez, je ne vous ai rien requis ni demandé: or, vous prie-je +humblement et requiers en propre don que, pour le fils de Sainte Marie +et pour l'amour de moi, vous veuillez avoir de ces six hommes merci. + +»Le roi attendit un petit à parler et regarda la bonne dame sa femme qui +pleurait à genoux moult tendrement; si lui amollia (amollit) le coeur, +car envis (malgré soi) l'eut courroucée au point où elle était; si dit: + +»Ha! dame, j'aimerais trop mieux que vous fussiez autre part qu'ici. +Vous me priez si acertes (fort) que je ne le vous ose éconduire +(refuser); et combien que je le fasse envis, tenez, je vous les donne, +si en faites à votre plaisir. + +»La bonne dame dit: «Monseigneur, très grand merci.» Lors se leva la +reine et fit lever les six bourgeois et leur ôter les chevestres +(cordes) d'entour leur cou, et les emmena avec elle en sa chambre et les +fit revêtir et dîner tout à l'aise, et puis donna à chacun six nobles, +et les fit conduire hors de l'ost (armée) à sauveté.» + +Tout cela est admirable et, dans les historiens les plus renommés de +l'antiquité, je ne sais pas beaucoup d'épisodes qui vaillent celui-ci. +Une citation encore, non moins intéressante quoique d'un genre +différent: + +«Vérité fut selon la fame (renommée) qui courait, que le roi de Navarre +(Charles-le-Mauvais), du temps qu'il se tenait en Normandie et que le +roi de France (Charles V) était duc de Normandie, il le voulut faire +empoisonner; et reçut le roi de France le venin; et fut si avant mené +que tous les cheveux de la tête lui churent, et tous les ongles des +pieds et des mains, et devint aussi sec qu'un bâton, et n'y trouvait-on +point de remède. Son oncle, l'empereur de Rome, ouït parler de sa +maladie; si (or) lui envoya tantôt et sans délai un maître médecin qu'il +avait de lez (près de) lui, le meilleur maître et le plus grand en +science qui fût en ce temps au monde, ni que on sût ni connût, et bien +le voyait-on par ses oeuvres. Quand ce maître médecin fut venu en France +de lez le roi, qui lors était duc de Normandie, et il eut la +connaissance de sa maladie, il dit qu'il était empoisonné et en grand +péril de mort. Si fit adonc, en ce temps, de celui qui puis fut roi de +France, la plus belle cure dont on put ouïr parler; car il amortit en +tout ou en partie le venin qu'il avait pris et reçu; et lui fit +recouvrer cheveux et ongles et santé, et le remit en point et en force +d'homme parmi ce que, tout petit à petit, le venin lui issait et coulait +par une petite fistule qu'il avait au bras. Et à son département, car +on ne put le retenir en France, il donna une recette dont on userait +tant qu'il vivrait. Et bien dit au roi de France et à ceux qui de lez +lui étaient: + +«Si très tôt que cette petite fistule laira (cessera) de couler et +sèchera, vous mourrez sans point de remède, mais vous avez quinze jours +au plus de loisir pour vous aviser et penser à l'âme. Bien avait le roi +de France retenu toutes ces paroles; et porta cette fistule vingt-trois +ans, laquelle chose par maintes fois l'avait fort ébahi... Si quand +cette fistule commença à sécher et non couler, les doutes (craintes) de +la mort lui commencèrent à approcher. Si ordonna, comme sage homme et +vaillant qu'il était, toutes ses besognes.» (Froissart: Livre II.) + +Froissart mourut à Chimay vers 1410. D'après un vieux manuscrit +découvert dans cette ville: «Son corps est ensepulturé à Chimay, en la +chapelle où sont les fonts baptismaux.» Après sa mort, on fit beaucoup +de vers à sa louange, nous citerons seulement une de ces pièces en façon +d'épitaphes. + + HONORARIUM. + + Gallorum sublimis honos et fama tuorum, + Hic, Froissarde, jaces, si modò fortè jaces. + Historiæ vivus studuisti reddere vitam, + Defuncto vitam reddet at illa tibi. + +«Froissart, qui fut la gloire et l'honneur des Gaules, gît ici, supposé +qu'il soit mort. Vivant, ô Froissart, tu t'étudiais à rendre la vie à +l'histoire, et celle-ci, quand tu n'es plus, fait de même pour toi.» + +Froissart n'était pas seulement prosateur excellent mais aussi poète +distingué. D'ailleurs, sa verve s'exerçait trop volontiers, à la façon +de Pétrarque, sur les sujets chers alors comme aujourd'hui aux faiseurs +de romans et romances. Voici d'une de ses meilleures pièces un fragment +comme échantillon de sa manière: + + Ce fut au joli mois de may, + Je n'eus doubtance ni esmai (effroi) + Quand j'entray en un jardinet. + Il estoit assez matinet, + Un peu après l'aube crevant (croissant) + Nulle riens ne m'alloit gresvant (pesant), + Mès (mais) toute chose me plaisoit + Pour le joli temps qu'il faisoit, + Et estoit apparent dou (de) faire. + ......... + Je me tenois en un moment + Et pensois au chant des oiseauls, + En regardant les arbriseaus, + Dont il y avait grant foison, + Et estoie sous un buisson + Que nous appelons aube-espine + Qui devant et puis l'aube espine; + Mes la flour (fleur) est de tel (telle) noblesse. + Que la pointure petit blesse; + ......... + Tout envi que là me seoie (seyais) + Et que le firmament veoie (voyais) + Qui estoit plus clair et plus pur + Que ne soit argent ne azur, + En un penser je me ravis..... + +[96] _Biographie Universelle_, article _Froissart_. + +[97] Quel monstrueux abus de la victoire! La guerre était plus inhumaine +alors qu'aujourd'hui. + + + + +DES GENETTES + + +Tout le monde connaît la belle gravure d'_Hippocrate refusant les +présents du roi Artaxercès_, gravure faite d'après le tableau de +Girodet-Trioson. Il est dans la vie de notre illustre contemporain Des +Genettes, plusieurs traits dignes assurément d'une bien autre admiration +et qui, plus encore que le magnanime refus du médecin grec, méritaient +d'être popularisés par la peinture et la gravure. Mais en était-il +besoin alors que les plus glorieux sont encore dans la mémoire de tous? +Qui ne sait par exemple l'héroïque, l'infatigable dévouement de Des +Genettes comme médecin en chef de l'armée pendant l'expédition d'Égypte. + +«À peine arrivé en Égypte, disent les biographes[98], il ne tarda pas à +se trouver aux prises avec la peste; cette maladie terrible et +mystérieuse, qui semble se propager surtout par l'effroi qu'elle +inspire, fut combattue avec un merveilleux succès par le docteur Des +Genettes au moyen des plus sages prescriptions hygiéniques, au besoin +par une thérapeutique hardie et savante, et toujours en agissant avec +force sur le moral des malades et sur l'imagination de tous. À la fin du +siège de Saint-Jean d'Acre, lorsque le fléau exerçait de tels ravages +dans l'armée de Syrie qu'on voyait défaillir les plus intrépides +courages, comprenant qu'un grand exemple était nécessaire pour rendre un +peu de calme et de confiance aux soldats que démoralisait la terreur, +pour les faire douter au moins du caractère contagieux de la maladie, au +milieu de l'hôpital, M. Des Genettes trempa une lancette dans le pus +d'un bubon et se fit deux piqûres dans l'aine et près de l'aisselle, +expérience incomplète a-t-il dit plus tard, et qui fait seulement voir +que les conditions nécessaires pour que la contagion ait lieu ne sont +pas déterminées.» + +Un autre jour, à la suite d'une conversation qu'il avait eue avec +Berthollet soutenant que les miasmes pestilentiels se transmettent +surtout par la salive, il se rend avec son ami dans la salle des +malades. Un de ces derniers, moribonds déjà, voyant approcher de son lit +le médecin, se soulève par un suprême effort et lui tend son verre dans +lequel restait une partie de la potion ordonnée et demande au docteur de +la partager avec lui. + +«Donnez!» dit Des Genettes qui prend le verre des mains du pestiféré et +le vide sans sourciller: «Action, dit le docteur Pariset, qui donna une +lueur d'espoir au mourant, mais qui fit pâlir et reculer d'horreur tous +les assistants: seconde inoculation, plus redoutable que la première, de +laquelle Des Genettes semblait lui-même tenir peu de compte[99].» + +Mais revenons à l'ordre chronologique et à la biographie. Des Genettes +(Réné-Nicolas Dufriche, baron) naquit à Alençon en 1762. Sa famille (les +Dufriche et les Valazé) était originaire d'Essée, joli bourg situé +entre Seez et Alençon. Il commença ses études classiques au collège de +cette dernière ville et les acheva à Paris dans la maison de +Sainte-Barbe. Peu de temps après sa sortie, il lui échut un héritage, et +cette fortune inespérée lui permit d'employer quelques années en +voyages. Après un séjour en Angleterre, il se rendit en Italie où il se +lia avec les professeurs les plus distingués des universités, et +notamment le docteur Paul Mascagni. Les voyages ne l'avaient pas +détourné des études médicales vers lesquelles l'entraînait sa vocation +puisque, à son retour en France, il se rendit immédiatement à +Montpellier où il fut reçu docteur après un brillant examen. Faut-il +croire à l'exactitude du portrait que nous fait de Des Genettes à cette +époque un biographe qui, contrairement à tous les autres, paraît assez +peu sympathique à l'illustre médecin? «Des Genettes avait alors +vingt-sept ans. Bien fait de sa personne, d'un esprit mordant et +ironique et d'une physionomie saisissante, libéral par tempérament +quoique assez fier de sa gentilhommerie, fort disert, démonstratif et +enjoué; peu scrupuleux en fait d'épigrammes et de médisances, faisant le +portrait sans atténuer les défauts et joignant le talent du mime à celui +du causeur; habile à improviser l'anecdote sans jamais taire ni les +dates ni les noms propres, ce qui allait fréquemment jusqu'à la +personnalité, Des Genettes fréquentait non-seulement les cercles du +monde, mais les personnages haut placés dont sa façon de parler +très-accentuée et son verbe élevé aiguillonnaient singulièrement la +curiosité et l'attention[100].» + +J'ai peur qu'il n'y ait dans ce portrait plus de fantaisie et de parti +pris que de vérité; dans tous les cas, Des Genettes, corrigé par +l'expérience et la réflexion, pensait et surtout agissait bien +différemment plus tard lui qui disait dans son _Éloge de Hallé_: «M. +Hallé avait des volontés bien prononcées dès que cela devenait +nécessaire. Ce n'était point de l'obstination mais du vrai caractère. +Quand il entendait médire, il souriait finement et souvent avec dédain; +plus souvent il détournait la tête pour se boucher les oreilles. Quand +il entendait calomnier des gens de bien, déprécier des services +éminents, attaquer les institutions utiles et recommandables, c'était +bien autre chose. En effet, lorsqu'il éprouvait des mouvements +d'indignation, sa voix s'animait tout à coup, les expressions les plus +heureuses accouraient en foule pour seconder sa pressante dialectique, +et il s'élevait à une éloquence d'autant plus persuasive qu'elle +jaillissait de son coeur.» + +Voilà certes un noble langage, et qui répond victorieusement à ce qu'on +a lu plus haut. Au mois de mars de l'année 1793, Des Genettes, par +l'entremise de Thouret, directeur de l'École de santé et dont plus tard +il épousa la fille, obtint un brevet de médecin militaire, et tout +aussitôt il quitta Paris pour se rendre à son poste en Italie. «Il y +passa trois années, servit sous plusieurs généraux, et comme il montra +du zèle et surtout de l'humanité, un esprit capable et prompt, un +caractère résolu, il obtint bientôt l'estime de ses chefs, la confiance +du soldat, le respect même des étrangers, et ce fut de l'assentiment de +tous qu'il franchit les grades intermédiaires: dès 1794, c'est-à-dire +après une année de service, il était déjà médecin en chef de l'armée.» + +Ainsi s'exprime le biographe cité plus haut qui, quoique peu disposé, ce +semble, à la sympathie, parle comme ses confrères (avec moins de chaleur +sans doute) et ne peut se refuser à rendre témoignage à la vérité. Des +Genettes se rencontra à Nice avec Bonaparte, plus jeune que lui de +quelques années, et qui fut prompt à l'apprécier; car lorsqu'ils se +séparèrent, le jeune général lui dit: + +«Étudiez tous les détails d'une armée; j'en profiterai plus tard, vous +aussi.» + +En effet, l'expédition d'Égypte résolue, Bonaparte nomma Des Genettes +médecin en chef de l'armée, et comme on l'a vu déjà, il n'eut point à le +regretter. «Dès son entrée dans la contrée nouvelle, dit le docteur +Pariset, qui lui-même visita l'Égypte, après avoir réparti ses +collaborateurs sur les différents points que devaient occuper nos armes, +son premier soin fut de les inviter, par une instruction, à l'étude des +lieux, des hommes, des travaux, des aliments, etc. De là sont nées les +curieuses topographies et les notes et les mémoires qu'il a publiés dans +son ouvrage (_Histoire médicale de l'armée d'Orient_) sous les noms de +leurs auteurs; car loin de tenir dans l'ombre les savants et courageux +médecins de l'armée d'Égypte, il aimait à les parer de leurs talents, +comme il aimait à reconnaître et à proclamer leurs services.» + +Des Genettes, après le départ de Bonaparte, resta en Égypte avec Kléber, +son ami, dont la statue occupa toujours une place d'honneur dans sa +bibliothèque. De retour en France seulement vers 1801, il fut nommé +médecin en chef de l'hôpital du Val-de-Grâce, puis inspecteur général du +service de santé des armées. Envoyé en Espagne en 1805, pour étudier +l'épidémie qui, l'année précédente, avait fait de cruels ravages à +Cadix, Malaga et Alicante, il suivit les armées françaises en Prusse, en +Pologne, en Autriche, «où il fit preuve du plus rare talent joint au +plus sincère dévouement» dit Feller. + +Dans cette désastreuse campagne de 1812, fait prisonnier pendant la +retraite, il écrivit à l'empereur Alexandre pour demander sa liberté en +invoquant la bienveillance que pourraient lui mériter les services +rendus par lui aux blessés de toutes les nations. Alexandre effaça sur +la demande le mot _bienveillance_ qu'il remplaça par celui de +_reconnaissance_, et Des Genettes, rendu à la liberté, fut reconduit aux +avant-postes français avec une garde d'honneur. + +Alexandre sans doute n'ignorait pas la fermeté dont Des Genettes avait +fait preuve tout récemment dans l'intérêt de l'humanité vis-à-vis de +l'empereur Napoléon. + +Celui-ci, après l'entrée des Français dans Moscou, eut l'idée de +transformer en caserne un hospice destiné aux Enfants-Trouvés. Des +Genettes en est averti; aussitôt il se présente à l'empereur et réclame +avec énergie contre la mesure projetée. Sous le coup de son émotion, à +ce qu'on raconte, il termine en disant: + +«Si les soldats prennent la place des malheureux orphelins, que +deviendront ces derniers? Ne se trouveront-ils pas sans asile et ne vous +exposez-vous pas, sire, à ce que la postérité plus tard parle de vous +comme elle fait d'Hérode. + +--Hérode! répond l'empereur non sans quelque étonnement! Qu'a-t-il à +faire ici et à quoi cela pourrait-il ressembler? + +--Au Massacre des Innocents! reprend hardiment le médecin en chef. + +--Vous avez raison, dit l'empereur après un court silence. Je vais +donner l'ordre que ce projet n'ait pas de suite. + +Après la bataille de Leipsick, Des Genettes, forcé de se renfermer dans +la citadelle de Torgau, ne revint en France qu'au mois de mai 1814. À +cause de ses antécédents et par suite de certaines intrigues surtout, sa +situation devint difficile et peu s'en fallut que sa chaire de +professeur adjoint de physique médicale et d'hygiène à la Faculté ne lui +fût enlevée. Louis XVIII cependant, qui ne partageait point les rancunes +des bureaux, nomma Des Genettes commandeur de la Légion d'Honneur; et +plus tard, en 1819, il voulut qu'il fît partie du conseil de santé des +armées, bien que Des Genettes se fût trouvé à Waterloo comme médecin en +chef de l'armée et de la Garde impériale. Quelques mois avant la mort de +Napoléon, il fut officiellement chargé de désigner les médecins qui +devaient se rendre à Sainte Hélène. Ces témoignages réitérés et mérités +de confiance permettent de croire que sa destitution en 1823, comme +professeur, fut la suite d'un regrettable malentendu comme l'affirment +les rédacteurs de la _Nouvelle Biographe générale_, et de +l'_Encyclopédie des Gens du monde_, après Rabbe et Boisjolin qui +écrivaient en 1834: + +«Un léger tumulte, fomenté par des individus étrangers à la Faculté eut +lieu à l'occasion d'un discours[101] qu'il prononça pour la rentrée de +l'École. Ce tumulte, qui certes n'avait rien de séditieux, servit de +prétexte à la dissolution momentanée de l'École et à sa réorganisation +préparée de longue main[102].» + +M. Is. Bourdon qui, dans la _Biographie universelle_, comme nous l'avons +dit, contrairement aux autres biographes, juge son confrère avec plus de +sévérité que de sympathie, contredit Rabbe et Boisjolin dans les termes +suivants: «Des Genettes vint ensuite qui, loin de les calmer, ne fit +qu'exaspérer les passions haineuses de l'assemblée. Une phrase où +l'imprudent orateur faisait allusion à la fin chrétienne du docteur +Hallé, fut répétée par lui jusqu'à trois fois en la commentant par des +gestes aux marques croissantes d'une improbation scandaleuse. Jamais +mauvaise comédie ne mit en jeu tant de sifflets.» + +Il est difficile de ne pas douter un peu de la parfaite exactitude de ce +langage où l'on sent, à travers la formule embarrassée et énigmatique, +je ne sais quelle pointe d'aigreur. Cette opinion paraît plus +vraisemblable si l'on rapproche le commentaire du passage incriminé tel +qu'il se trouve dans le texte original et dans lequel je cherche en vain +l'ombre de l'ironie ou de la raillerie. + +«Nous croirions manquer à la mémoire de M. Hallé (interruption), nous +croirions la trahir (interruptions prolongées); vous auriez le droit de +me traiter comme un lâche (profond silence et attention générale), si +j'appréhendais de dire hautement ici que M. Hallé eut des sentiments de +religion aussi sincères que profonds. Comme Pascal, il s'anéantissait +devant la grandeur de Dieu; une teinte de l'âme de Fénelon émoussait en +lui le rigorisme; et comme il se croyait sans mission pour amener les +autres à ses opinions, il se borna à prêcher d'exemple[103].» + +J'estime que, bien loin d'accuser l'orateur d'_imprudence_, on ne +pouvait que le louer de la franchise et de la netteté de son langage. On +a d'autant plus lieu de croire qu'il était sincère et que la passion des +auditeurs, seule, interprétait son langage en sens contraire, que la +conduite de Des Genettes ne le démentit point à l'instant solennel, M. +Is. Bourdon lui-même le proclame loyalement: «Quelle qu'eût été son +opinion, quinze ans plutôt, sur la foi docile de Hallé, son collègue de +chaire, sa fin ne fut ni moins résignée, ni moins exemplaire et +chrétienne, tant l'espérance en Dieu, tant la foi sont un rapprochement +digne des grands esprits.» + +En dépit de sa vie agitée et occupée, l'illustre docteur a laissé de +nombreux écrits relatifs à la science médicale et aussi des _Mémoires_ +dont deux volumes seulement ont été publiés et que sa mort, arrivée en +1837 (2 février), ne lui permit pas de terminer. Il était alors, et +depuis 1832, médecin en chef des Invalides. L'empereur l'avait créé +baron en 1809 et, «il n'avait garde de l'oublier, lui qui eût renoncé à +toute son hygiène plutôt qu'à sa noblesse, il est vrai, fort méritée» +dit toujours avec le même accent le rédacteur presque narquois de la +_Biographie universelle_ qui ne paraît point du tout désireux d'apporter +sa pierre au piédestal de notre héros. + +Parlant de lui comme professeur, il écrit: + +«Des Genettes était moins écouté qu'applaudi, car sa mimique était mieux +comprise que sa parole. Aux examens il était fier de son latin en effet +élégant et facile; et il posait ses questions avec autant d'esprit que +d'autorité, toujours plus occupé de l'auditoire que des candidats, et +dispensant ceux-ci de toute réponse par de longs et brillants monologues +où il excellait. + +«Laissez-moi parler, leur disait-il, vous gagnerez à vous taire. En +parlant, je vous instruis, et préserve votre vanité du remords d'une +mauvaise réponse.» + +«Il était le même à l'Académie toujours personnel et blessant.... Trop +conteur pour administrer sagement et pour bien conclure, sa vie entière +ne fut pour ainsi dire qu'une longue narration, y compris le temps où il +fut maire du 10e arrondissement de Paris.» + +À ces affirmations ayant un peu l'air d'accusations sous la forme +d'épigrammes, mais dont l'exagération même atténue beaucoup la portée, +nous opposerons le jugement formulé antérieurement par Rabbe et +Boisjolin dont la _Biographie Nouvelle_, l'_Encyclopédie des Gens du +monde_, etc, se font les échos: + +«Nous n'aurions fait connaître que très imparfaitement M. Des Genettes, +si nous ne parlions pas de ses talents comme professeur. Ses cours à la +Faculté étaient des modèles de clarté et de méthode, pleins d'idées +neuves et saillantes. Comme orateur, il se distingue par une familiarité +originale et piquante. Dans ses divers discours à la Faculté, dans les +discussions journalières de l'Académie de Médecine, il a constamment +fait preuve d'une grande sagacité de raisonnement jointe au charme +d'une élocution facile et animée. Son langage est remarquable surtout +par _cette observation de toutes les convenances, ce tact_ que donnent +seules, même à un homme d'esprit, la variété des connaissances et des +relations sociales distinguées.» + +Il y a là, ce semble, l'accent de la vérité, et volontiers on applaudit +aux biographes quand ils disent: «Des Genettes a rendu son nom célèbre +en France et en Europe par de belles actions, de savants ouvrages, de +glorieux services rendus à l'humanité, et par son habileté supérieure +dans l'administration hygiénique et médicale des armées.» + +[98] _Biographie des Contemporains_, _Nouvelle Biographie_, _Biographie +de Feller_, _etc._ + +[99] Pariset--Éloge de Des Genettes. + +[100] Is. Bourdon.--_Biographie universelle._ + +[101] _Éloge de Hallé._ + +[102] _Biographie universelle et portative des Contemporains._ + +[103] _Éloge de M. Hallé_, in 8º, 1823. + + + + +GEOFFROY-MARIE + + +Cette rue fut ouverte en 1842 seulement, sur les terrains dits de la +Boule-Rouge, appartenant à l'Hôtel-Dieu de Paris, en vertu d'une +donation fort ancienne faite par _Geoffroy_ cordonnier à Paris, et +_Marie_, son épouse, lesquels, d'après le contrat, à la date du mois +d'avril 1261[104], ont cédé _aux pauvres_ de l'Hôtel-Dieu une pièce de +terre de huit arpents située vis-à-vis la grange qui est appelée la +_Grange-Bataillière_; plus un arpent et demi de vignes, sis en trois +pièces dans la censive de Saint Germain-des-Prés (avec réserve de +l'usufruit); plus _quarante sols parisis_ de rente annuelle et +perpétuelle à prendre sur une maison appartenant auxdits sieur et dame. + +«En récompense de quoi, dit le contrat, les Frères dudit Hôtel-Dieu ont +concédé à toujours auxdits Geoffroy et Marie la participation, comme ils +l'ont eux-mêmes, aux prières et aux bienfaits qui ont été faits et se +feront à l'avenir au susdit Hôtel-Dieu. Et aussi ont promis lesdits +Frères de donner et fournir, en récompense de ce qui précède, auxdits +Geoffroy et Marie, pendant leur vie et au survivant d'eux, tout ce qui +sera nécessaire pour la _nourriture et l'habillement_ à la manière des +Frères et des Soeurs dudit Hôtel-Dieu, quelle que soit leur manière +d'être et dans quelque état qu'ils deviennent et se trouvent.» + +Cet acte est intéressant à rappeler sous plus d'un rapport: il fut passé +en plein moyen-âge, dans ces temps si fort décriés et souvent calomniés +par certains écrivains de peu de science ou de peu de bonne foi. Il +montre la sollicitude dont les _pauvres_, ces membres souffrants de +Jésus-Christ, étaient l'objet alors; car ce n'est pas à l'établissement, +c'est aux pauvres mêmes, qu'on y soignait et entretenait en grand +nombre, qu'est faite la donation; les bons Frères ne sont là que leurs +représentants; c'est en leur nom qu'ils acceptent et aux conditions si +touchantes qu'on a vues. Cet acte prouve encore que l'aisance, la +richesse même, n'étaient point en ce temps, comme on est porté à le +croire, le partage uniquement des classes supérieures, de la noblesse en +particulier, puisque de petits bourgeois de Paris, en exerçant une +industrie assurément des plus modestes, avaient pu acquérir une fortune +si considérable même pour l'époque. + +Une partie de ces terrains, restés la propriété de l'hospice, fut +vendue, au mois de novembre 1840, pour la somme énorme de 3,075,800 fr., +à MM. Maufra et Pène; ce dernier fut autorisé, par ordonnance royale du +10 janvier 1842, à ouvrir sur cet emplacement une rue nouvelle, dite rue +_Geoffroy-Marie_, en souvenir du cordonnier et de sa femme, les anciens +et généreux donataires. On ne saurait trop applaudir à cet acte de +gratitude pour les deux pauvres bourgeois du treizième siècle, dont le +bienfait si considérable, qui n'avait eu d'autre mobile que la charité, +remis en lumière et comme rajeuni par la publicité, obtient ainsi après +tant d'années sa récompense temporelle, sans préjudice de l'autre bien +autrement précieuse et qu'ont reçue dès longtemps sans doute _Geoffroy_ +et _Marie_. + +[104] Sous le règne de Saint-Louis. + + +FIN DU PREMIER VOLUME. + + + + +TABLE + + +PRÉFACE v +Amboise (cardinal d') 1 +Amyot 9 +Andrieux 22 +Assas (d') et Desilles 26 +Aubriot 32 +Bailly (Sylvain) 36 +Beaujon 52 +Beethoven 54 +Belsunce et Roze 74 +Béranger 94 +Berthollet 98 +Bossuet 107 +Bourdaloue 130 +Breguet 139 +Bruyère (Jean de la) 144 +Bugeaud 153 +Caffarelli 157 +Chaise (La) 167 +Charlemagne 173 +Chateaubriand 176 +Chauveau-Lagarde 191 +Chevalerie 204 +Cheverus (de) 210 +Cochin 229 +Colbert 233 +Combes (Michel) 243 +Commines 246 +Condamine (La) 256 +Corneille (Pierre) 272 +Desaix 293 +Dombasle 308 +Dupuytren 323 +Épée (abbé de l') 339 +Fénelon 351 +Flamel (Nicolas) 374 +Fontaine (Jean de La) 380 +Froissart 405 +Genettes (Des) 417 +Geoffroy-Marie 428 + + +FIN DE LA TABLE DU PREMIER VOLUME. + +CAMBRAI.--IMPRIMERIE DE A. RÉGNIER-FAREZ, PLACE-AU-BOIS, 28. + + + + + + +End of Project Gutenberg's Les rues de Paris, (1/2), by M. Bathild Bouniol + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES RUES DE PARIS, (1/2) *** + +***** This file should be named 31746-8.txt or 31746-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/1/7/4/31746/ + +Produced by Adrian Mastronardi, Jean-Adrien Brothier and +the Online Distributed Proofreading Team at +http://www.pgdp.net (This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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Bathild Bouniol + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Les rues de Paris, (1/2) + +Author: M. Bathild Bouniol + +Release Date: March 23, 2010 [EBook #31746] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES RUES DE PARIS, (1/2) *** + + + + +Produced by Adrian Mastronardi, Jean-Adrien Brothier and +the Online Distributed Proofreading Team at +http://www.pgdp.net (This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) + + + + + + +</pre> + + +<p><span class='pagenum'><a name="Page_i" id="Page_i">[Pg i]</a></span></p> + +<h3>LES</h3> +<h1>RUES DE PARIS</h1> +<p><br /><br /></p> +<h3>TOME PREMIER</h3> + +<p><span class='pagenum'><a name="Page_ii" id="Page_ii">[Pg ii]</a></span></p> +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="OUVRAGES_DU_MEME_AUTEUR" id="OUVRAGES_DU_MEME_AUTEUR"></a>OUVRAGES DU MÊME AUTEUR.</h2> +<hr style="width: 65%;" /> + + +<div class="center"> +<table summary="table_des_matieres" border="0" cellpadding="4" +cellspacing="0"> + +<tbody><tr><td align="left"><b>La France héroïque</b>, vies et récits dramatiques d'après les chroniques<br /> +et les documents originaux, 3<sup>e</sup> édit. 4 vol. in-12</td> +<td align="right"><br />10 fr. »»</td></tr> + +<tr><td align="left"><b>Les Marins Français</b>, suite et complément de la France<br /> +héroïque, 2 fort vol. in-12</td> +<td align="right"><br />6 fr. »»</td></tr> + +<tr><td align="left"><b>Les Combats de la vie</b>, 2<sup>e</sup> édit. 4 vol.</td> +<td align="right">8 fr. »»</td></tr> + +<tr><td align="left"><b>À l'Ombre du Drapeau</b>, 3<sup>e</sup> édit. 4 vol. in-12.</td> +<td align="right">2 fr. »»</td></tr> + +<tr><td align="left"><b>Le Soldat</b>, chants et récits, 3<sup>e</sup> édit. 1 vol. in-18</td> +<td align="right">» fr. 60</td></tr> + +<tr><td align="left"><b>La filleule d'Alfred</b>, 2<sup>e</sup> édit. 1 vol. in-12</td> +<td align="right">2 fr. »»</td></tr> + +<tr><td align="left"><b>La Caverne de Vaugirard</b>, 1 vol.</td> +<td align="right">2 fr. »»</td></tr> + +<tr><td align="left"><b>Quand les Pommiers sont en fleurs</b>, 1 vol.</td> +<td align="right">2 fr. »»</td></tr> + +<tr><td align="left"><b>La joie du Foyer</b>, (3<sup>e</sup> édit.) 1 vol. in-18</td> +<td align="right">1 fr. 50</td></tr> + +<tr><td align="left"><b>Les Soirées du Dimanche</b>, (2<sup>e</sup> édit.) 1 vol.</td> +<td align="right">1 fr. 50</td></tr> + +<tr><td align="left"><b>La Femme</b>, ses vertus et ses défauts, (Tiré des écrits du<br /> +P. Caussin), fort vol.</td> +<td align="right">3 fr. 50</td></tr> + +<tr><td align="left"><b>Je Politique</b>, (Récits et Portraits). 1 vol.</td> +<td align="right">3 fr. 50</td></tr> + +</tbody></table></div> + + + + +<p class="center"><br /><br /><br />CAMBRAI.—IMP. DE RÉGNIER-FAREZ, PLACE-AU-BOIS, 28.</p> + +<p><br /><br /><br /><span class='pagenum'><a name="Page_iii" id="Page_iii">[Pg iii]</a></span></p> + +<h3>LES</h3> +<h1><b>RUES DE PARIS</b></h1> +<p><br /></p> +<p class="center"><span class="smcap">biographies,<br /> +portraits, récits et légendes,<br /> +<br /> +par</span><br /> +<br /></p> +<h2>M. BATHILD BOUNIOL</h2> +<p><br /><br /></p> +<hr style="width: 10%;" /> +<h3>TOME PREMIER.</h3> +<hr style="width: 10%;" /> +<p class="center"><br /> +PARIS<br /><br /> +<span class="smcap">bray et retaux, libraires-éditeurs<br /><br /> +rue bonaparte, 82.</span><br /><br /></p> +<hr style="width: 10%;" /> +<p class="center">1872<br /><br /> +(Droits de traduction et de reproduction réservés.)<br /></p> + +<hr style="width: 65%;" /> +<p><span class='pagenum'><a name="Page_v" id="Page_v">[Pg v]</a></span></p> + + +<h2><a name="PREFACE" id="PREFACE"></a>PRÉFACE</h2> +<hr style="width: 10%;" /> + +<p class="center">LA FRANCE ET PARIS.</p> + +<p>Cet ouvrage pourrait aussi bien s'appeler le <i>Livre +d'or</i> de la France et un peu de l'Europe, car il comprend +dans les Biographies plusieurs de ces hommes +illustres qui, nés dans une autre contrée, par leur +renom universel ne sauraient plus être considérés +par nous comme des étrangers, et que Paris semble +avoir adoptés comme siens en inscrivant leurs noms +sur ses murailles. Ainsi a-t-il fait pour Raphaël, +Michel-Ange, Titien, Beethoven, Mozart, etc., ces +représentants fameux de l'art dont la gloire appartient +au monde entier.</p> + +<p>Notre livre se compose de deux parties fort distinctes: +la première renferme les Biographies développées +des personnages célèbres qui ont donné leur +nom à telle ou telle des rues de Paris, et dont la vie +<span class='pagenum'><a name="Page_vi" id="Page_vi">[Pg vi]</a></span>offre un intérêt particulier en même temps qu'un +utile enseignement. Cette Galerie comprend tous les +genres d'illustrations, mais surtout les illustrations +pacifiques, prélats et simples prêtres, orateurs sacrés +et profanes, poètes, littérateurs, médecins, artistes, +savants, artisans, etc., et aussi des guerriers, mais en +petit nombre, et qui n'avaient pu trouver place dans +la <i>France héroïque</i> ou les <i>Marins Français</i>. Ce livre, +qui contraste ainsi avec les précédents, n'offrira pas, +croyons-nous, un moins vif intérêt par la continuelle +variété des épisodes et des caractères.</p> + +<p>Cet intérêt ne pourra que s'augmenter par notre +Seconde Partie qui rappelle, dans l'ordre alphabétique, +les rues dont l'origine plus ou moins ancienne +offre des particularités curieuses et sur lesquelles les +nombreux ouvrages par nous consultés ont pu nous +renseigner. On a dû passer sous silence, pour ne pas +grossir inutilement le volume, les rues dont l'origine +était inconnue, comme celles dont la dénomination +toute banale n'avait pas besoin d'explication: rue de +<i>l'Église</i>, rue du <i>Chemin de Fer</i>, etc. Nous avons fait +de même pour les désignations ayant à nos yeux un +caractère transitoire et qui tiennent à nos vicissitudes +politiques, hélas! trop fréquentes. Dans ce Dictionnaire, +pour être plus complet, nous avons fait figurer, +avec la date de la naissance et de la mort, et quelquefois<span class='pagenum'><a name="Page_vii" id="Page_vii">[Pg vii]</a></span> +un commentaire, les noms des personnages célèbres +à des titres divers et qui, pour un motif ou pour un +autre, n'avaient pu prendre place dans les Biographies.</p> + +<p>Quant aux Saints et Saintes en si grand nombre +qui, grâce à la piété de nos pères, ont donné leurs +noms aux rues de Paris, nous avons dû, pour ne pas +grossir outre mesure ce recueil, nous borner à quelques-uns +des plus célèbres entre ceux dont la France +s'honore. L'hagiographie d'ailleurs n'avait point été +jusqu'alors le but de nos études, et pareils sujets ne +se doivent pas traiter à la légère.</p> + +<p>Nous n'avons rien négligé en un mot pour que ce +nouvel ouvrage, littérairement et historiquement, ne +fût en rien inférieur aux précédents; et nous espérons +pour lui, Dieu aidant, le même et favorable +accueil du public.</p> + +<p>Au moment de déposer la plume, à l'esprit +nous revient un curieux passage d'un écrivain célèbre, +passage cité plus d'une fois sans doute, +mais qui nous paraît intéressant à reproduire sauf +réserves; car de récents et lamentables événements +lui donnent un caractère singulier d'actualité:</p> + +<p>«Je ne veux pas oublier ceci, dit Montaigne, que<span class='pagenum'><a name="Page_viii" id="Page_viii">[Pg viii]</a></span> +je ne me mutine jamais tant contre la France que +je ne regarde Paris de bon œil: elle a mon cœur +dès mon enfance; et m'en est advenu comme des +choses excellentes; plus j'ai vu depuis d'autres +villes belles, plus la beauté de celle-ci peut et gagne +sur mon affection: je l'aime par elle-même, et +plus en son être seul que rechargée de pompe étrangère: +je l'aime tendrement, jusques à ses verrues +et à ses taches: <i>Je ne suis Français que par cette +grande cité</i>, grande en peuples, grande en félicité +de son assiette, mais surtout grande et incomparable +en variété et diversité de commodités, la +gloire de la France et l'un des plus nobles ornements +du monde. Dieu en chasse loin nos divisions! +Entière et unie, je la trouve défendue de +toute autre violence: je l'advise que de tous les +partis le pire sera celui qui la mettra en discorde; +et ne crains pour elle qu'elle-même; et crains pour +elle certes autant que pour autre pièce de cet État. +Tant qu'elle durera, je n'aurai faute de retraite où +rendre mes abbois; suffisante à me faire perdre le +regret de tout autre retraite.»</p> + +<p>Sauf le passage souligné, volontiers on applaudit à +cette opinion de l'auteur des <i>Essais</i> sur Paris, mais sans +l'aimer d'une tendresse aussi exclusive. On ne peut<span class='pagenum'><a name="Page_ix" id="Page_ix">[Pg ix]</a></span> +se dissimuler qu'à ce tableau flatteur il soit un revers +de médaille indiqué d'ailleurs par Montaigne, +et qui en certains temps diminue beaucoup le charme +de la résidence dans Paris: c'est cet esprit d'inquiétude, +cette fièvre d'agitation qui, depuis les grandes +commotions populaires, comme s'expriment les +chroniques, du règne des Valois, semble endémique +dans la capitale, battue soudain par les vents d'orage, +et attristée même par les plus tragiques scènes. Inutile +d'entrer à ce sujet dans des détails qui nous exposeraient +à des redites; il suffira d'ajouter que, depuis +près d'un siècle surtout, la grande ville, où l'on +trouve tant à louer et admirer au point de vue des +arts, des lettres et des sciences, comme aussi des +œuvres du dévouement et de la charité, si multipliées +et si florissantes, trop souvent ne s'est pas tenue assez +en garde contre de fatals courants et, par une initiative +téméraire, qui s'imposait violemment à la +France, elle a mis en péril les destinées de notre cher +pays.</p> + +<p>Aussi, quoique Paris nous tienne fort au cœur, il ne +saurait être pour nous toute la patrie, nous faire oublier +et dédaigner cette noble France qui nous est d'autant +plus chère qu'elle a plus souffert. Car combien +n'aime-t-on pas davantage une mère qu'on voit<span class='pagenum'><a name="Page_x" id="Page_x">[Pg x]</a></span> +éprouvée et malheureuse! Aussi, c'est à la France +à bien dire que notre ouvrage est consacré pour +la meilleure partie, puisque le plus grand nombre +de ces Illustres dont on lira les Biographies naquirent +dans des villes ou villages de la province, et +parfois leur vie s'y est écoulée tout entière. Plusieurs +du moins, après de longues années passées dans les +agitations de la grande cité, sont revenus mourir au +lieu de leur naissance. Comme tel glorieux poète, ils +ont voulu dormir leur dernier sommeil sous le ciel +où fut leur berceau, reposer près de la vieille église +où, dans la candeur de l'enfance, ils avaient prié, à +l'ombre de ce clocher ou mieux de cette croix sainte +qui leur était, en fermant les yeux, un gage assuré +du suprême réveil!</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">....... Non! ne m'élevez rien!<br /></span> +<span class="i0">Mais près des lieux où dort l'humble espoir du chrétien,<br /></span> +<span class="i0">Creusez-moi dans ces champs la couche que j'envie,<br /></span> +<span class="i0">Et ce dernier sillon où germe une autre vie!<br /></span> +<span class="i0">...............<br /></span> +<span class="i0">Là, sous des cieux connus, sous ces collines sombres,<br /></span> +<span class="i0">Qui couvrirent jadis mon berceau de leurs ombres,<br /></span> +<span class="i0">Plus près du sol natal, de l'air et du soleil,<br /></span> +<span class="i0">D'un sommeil plus léger j'attendrai le réveil<a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor">[1]</a>.<br /></span> +<span class='pagenum'><a name="Page_xi" id="Page_xi">[Pg xi]</a></span></div></div> + +<p>En terminant, nous dirons avec un vieil auteur<a name="FNanchor_2_2" id="FNanchor_2_2"></a><a href="#Footnote_2_2" class="fnanchor">[2]</a>:</p> + +<p>«Et supplie et requière tant humblement que je +puis, à tous ceux qui le verront et orront, que si +aucune chose y a digne de répréhension ou correction, +il leur plaise, en suppléant à mon ignorance, de moi +avoir et tenir pour excusé, attendu que ce qui par +moi a été fait, dit et rédigé par écrit, l'ai fait le mieux +et le plus véritablement que j'ai pu et sans aucune +faveur, pour recordation et mémoire de choses dessus +dites.»</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1_1" id="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a> Lamartine: <i>Milly ou la Terre natale</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2_2" id="Footnote_2_2"></a><a href="#FNanchor_2_2"><span class="label">[2]</span></a> Lefèvre de Saint-Remy: <i>Mémoires</i>, de 1407 à 1435.<span class='pagenum'><a name="Page_xii" id="Page_xii">[Pg xii]</a></span></p></div> + +<hr style="width: 65%;" /> +<p><span class='pagenum'><a name="Page_1" id="Page_1">[Pg 1]</a></span></p> +<h2>LES</h2> +<h2>RUES DE PARIS</h2> + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="LE_CARDINAL_DAMBOISE" id="LE_CARDINAL_DAMBOISE"></a>LE CARDINAL D'AMBOISE</h2> + +<h2>I</h2> + + +<p>«Le cardinal d'Amboise, sans avoir eu au degré +suprême toutes les vertus qui ont signalé les évêques +du premier âge de l'Église, en eut toutefois qui, dans +tous les temps, feront désirer des prélats qui lui soient +comparables. Il réunit d'ailleurs toutes les qualités +sociales et politiques qui font les ministres et les +citoyens précieux. Magnifique et modeste, libéral et +économe, habile et vrai, aussi grand homme de bien +que grand homme d'État, le conseil et l'ami de son roi, +tout dévoué au monarque et très-zélé pour la patrie, +ayant encore à concilier les devoirs de légat du Saint-Siége +avec les priviléges et les libertés de sa nation, les +fonctions paternelles de l'épiscopat avec le nerf du gouvernement +et le caractère même de réformateur des +ordres religieux avec le tumulte des affaires et la dissipation +de la cour; partout il fit le bien, réforma les +abus et captiva les cœurs avec l'estime publique.» +(Bérault.)<span class='pagenum'><a name="Page_2" id="Page_2">[Pg 2]</a></span></p> + +<p>Tel est le magnifique éloge qu'on a fait du premier +ministre de Louis XII, éloge mérité d'après les auteurs +contemporains. Le roi d'ailleurs, qui se montra si digne +d'un tel ministre et mit tant d'empressement à seconder +ses vues, ne doit y rien perdre dans notre estime, au +contraire; la sincère amitié qui unit jusqu'à la fin le +prince et son ministre, les recommande tous deux à la +postérité. Le cardinal ne fut pas seulement un éminent +homme d'État, il lui fallut, pour certains actes de son +ministère, et pour accomplir certaines réformes en +particulier, une énergie de caractère voisine de l'héroïsme.</p> + +<p>«Il fit, dit Legendre, pour rétablir la discipline +parmi les troupes, des ordonnances si sévères et les fit +exécuter avec tant de fermeté que, pendant tout son +ministère, loin de se plaindre des gens de guerre, les +provinces à l'envi demandaient qu'on leur en envoyât +pour consommer les denrées qu'ils payaient à prix raisonnable +et en argent comptant. Les gens de justice +étaient d'autres sangsues qui n'avaient pas moins dévoré +la substance du peuple. Les procès ne finissaient +point... Le juge, d'intelligence avec le praticien, multipliait +la procédure, ce qui ruinait les parties en frais. +La prévention ou l'intérêt, et le plus souvent la faveur, +décidaient trop souvent dans les affaires; aussi, le nouveau +roi (Louis XII), qui était juste et équitable, établit, +par l'avis du premier ministre, un tribunal supérieur +sous le titre de <i>Grand Conseil</i> où l'homme sans protection, +qui aurait peine à avoir justice, devant les tribunaux +ordinaires, contre gens d'un trop grand crédit, +pût avoir aisément recours et où ses plaintes fussent<span class='pagenum'><a name="Page_3" id="Page_3">[Pg 3]</a></span> +jugées avec autant de diligence que d'équité<a name="FNanchor_3_3" id="FNanchor_3_3"></a><a href="#Footnote_3_3" class="fnanchor">[3]</a>.»</p> + +<p>C'était là une excellente institution et qui témoigne, +à la gloire de Georges d'Amboise, de son esprit d'équité +comme de sa haute prévoyance. Par malheur, quoique +répondant à de si légitimes besoins, ayant, si l'on peut +s'exprimer ainsi, sa racine dans les entrailles même de +la justice, elle ne paraît avoir eu qu'une courte durée, +laissant toute grande ouverte la porte aux abus, à l'arbitraire, +aux injustices, qui contribuèrent pour une +large part à amener et précipiter dans la suite les +catastrophes où s'engloutit la monarchie. Ces sages mesures, +dont le cardinal avait pris l'initiative, furent +complétées par d'autres ordonnances non moins utiles +et qui longtemps servirent comme de code national. +Pourtant, quoique justes et sages, elles soulevèrent de +vives oppositions, particulièrement parmi les écoliers +et les régents de l'Université qui se prétendaient lésés +dans leurs priviléges. Non contents de déclamer contre +le ministre et contre le roi lui-même, par eux attaqués, +insultés dans des libelles répandus à profusion, ils se +préparaient audacieusement à passer de la parole à +l'action, et une sédition eût éclaté sans la prudente fermeté +du ministre. L'approche de quelques troupes que +conduisait le roi en personne fit réfléchir les mutins. La +clémence acheva ce que la peur avait commencé. Le +roi, entré dans Paris, se hâta de calmer les craintes, et +le cardinal d'Amboise, déclara en son nom que Sa Majesté +voulait bien oublier les insolentes étourderies des +écoliers, les emportements sans doute irréfléchis des<span class='pagenum'><a name="Page_4" id="Page_4">[Pg 4]</a></span> +régents, et les injures même que les uns et les autres +s'étaient permises contre lui, mais qu'on y prît garde, +car une autre fois, il n'y aurait pas de pardon!</p> + +<p>—Vive le roi! vive le cardinal! s'écrièrent à l'envi +les écoliers et leurs maîtres qui ne laissaient pas d'avoir +une grande peur à la vue des lances et des hallebardes, +et ne regrettaient pas de se sentir rassurés.</p> + +<p>—Vive notre bon roi! vive le cardinal, son glorieux +ministre! criaient avec un enthousiasme plus sincère et +un entraînement plus réel les bons bourgeois et gens du +peuple, grandement reconnaissants au prince comme à +son ministre, des mesures relatives aux impôts qui +avaient signalé les débuts du règne. Car le roi, faisant +remise du don de joyeux avènement, avait de plus +voulu que toutes les dépenses du sacre fussent acquittées +sur les revenus de ses domaines particuliers. Puis +aussitôt après, le ministre diminua d'un dixième les +impôts à recouvrer, et continua toujours depuis à les +réduire tant qu'ils fussent aux deux tiers de ce qu'ils +étaient d'abord. Malgré les charges résultant des guerres +et des coûteuses expéditions auxquelles le roi se +laissa entraîner, Georges d'Amboise sut, par de sévères +économies, compenser le déficit et n'eut jamais besoin +de rétablir les impôts supprimés.</p> + +<p>On comprend que cette tutélaire administration ait +rendu populaire le ministre qui n'était pas moins cher +à la France qu'à son roi, heureux toujours de se rappeler +que non-seulement d'Amboise, sous le règne précédent, +avait partagé sa disgrâce, mais que le frère de +celui-ci, le cardinal d'Albi, aumônier de la régente, +avait fortement contribué pour sa part à faire mettre<span class='pagenum'><a name="Page_5" id="Page_5">[Pg 5]</a></span> +en liberté le duc d'Orléans (Louis XII). Aussi le prince, +rentré en faveur, s'était empressé de faire nommer +Georges d'Amboise à l'archevêché de Rouen, et devenu +roi, il le choisit pour son principal ministre et obtint +pour lui le chapeau de cardinal.<br /><br /></p> + + +<h2>II</h2> + +<p>Georges d'Amboise accompagna Louis XII, lors de +ses expéditions en Italie, expéditions que tout probablement +il désapprouvait, mais dont il eut en vain essayé +de détourner le roi, non moins entraîné par sa +noblesse que par la passion des aventures et le désir du +renom militaire. La conquête du Milanais assurée, le +cardinal s'efforça de faire aimer le nouveau gouvernement +en introduisant dans le pays des institutions +sages, modelées sur celles établies en France. Elles +auraient dû suffire à assurer pour jamais la soumission +des Italiens, sans la mobilité naturelle à ces peuples qui +se montraient dès lors ce qu'on les a vus presque toujours. +«Tant que les troupes françaises occupaient l'Italie, +ils paraissaient humbles et soumis; mais dès +qu'elles avaient tourné le dos, ils secouaient le joug +et fomentaient des troubles,» dit un historien du +temps.</p> + +<p>Le cardinal en eut bientôt la preuve. Après avoir +établi à Milan pour gouverneur le maréchal Trivulce +(choix malheureux d'ailleurs), il retourna en France. +Mais à peine avait-il repassé les monts qu'il apprenait +la révolte des Milanais, qui cernaient Trivulce réfugié<span class='pagenum'><a name="Page_6" id="Page_6">[Pg 6]</a></span> +dans la citadelle. D'Amboise, à la tête d'une armée que +commande la Trémouille, redescend en Italie, et les +bourgeois de Milan, autant effrayés et humbles qu'ils +s'étaient montrés plus présomptueux d'abord, se hâtent +d'envoyer à sa rencontre une députation pour faire +leur soumission et implorer merci. Le cardinal, qui +voulait donner une leçon aux rebelles, passe sans répondre +aux envoyés autrement que par un regard sévère, +puis il fait son entrée dans la ville au milieu des troupes +en armes, formidable cortége! et va se loger à la +citadelle. Sur tout son passage, on criait: <i>Grâce! grâce! +miséricorde!</i> Mais son visage impassible ne laissait rien +deviner de ses sentiments. Seulement, il fit dire aux notables +bourgeois que le vendredi suivant, trois jours +après, ils eussent à se réunir dans la cour de l'Hôtel de +ville pour y entendre leur sentence.</p> + +<p>Est-il besoin de dire l'anxiété de tous pendant ces +trois jours d'attente où il n'était permis à personne de +sortir de la ville, et avec quelles terreurs les pauvres +bourgeois se rendirent le vendredi au lieu indiqué? Ils +n'eurent pas lieu d'être rassurés en voyant au dehors +les troupes fermant toutes les avenues et la cour de +l'Hôtel de ville elle-même garnie de soldats à l'air menaçant, +tandis que, sur une sorte de haut tribunal, +apparaissait le cardinal, assis et entouré de tous les +officiers de la justice civile et militaire. Terrifiés, à cette +vue, ils tombent à genoux tendant les mains à la façon +des suppliants.</p> + +<p>Le cardinal, naturellement doux et humain et qui +avait peine à contenir son émotion, leur ordonna de se +relever et d'une voix qu'il s'efforçait de rendre sévère,<span class='pagenum'><a name="Page_7" id="Page_7">[Pg 7]</a></span> +leur reprocha leur rébellion, menaçant des plus terribles +châtiments en cas de récidive, mais pour cette fois +il annonça que tout était pardonné. On imagine la joie +de ceux qui l'écoutaient et dont témoignaient les cris et +les vivats des plus bruyants s'ils n'étaient pas fort sincères.</p> + +<p>—Vive la France! vive le roi, le grand roi! le +bon roi! Vive le très-illustre cardinal, le meilleur +des ministres, auquel nous devons nos biens et nos +vies! etc.</p> + +<p>Georges d'Amboise, étourdi de ces acclamations qu'il +estimait à leur valeur, fut reconduit par la foule dans +son palais au bruit des vivats et sous une pluie de +fleurs.</p> + +<p>La paix rétablie dans le Milanais, dont il avait changé +le gouverneur, le cardinal revint en France où, dans +l'année 1504, une famine et une épidémie, qu'on eut à +déplorer en même temps, lui donnèrent l'occasion de +montrer une fois de plus sa prudence comme sa charité. +Ainsi qu'autrefois, le ministre du Pharaon d'Égypte, il +prit si bien ses mesures qu'encore que le blé eût manqué +en France, le peuple n'eut que peu à souffrir de la +disette. Quant à l'épidémie, que les historiens du temps, +selon leur coutume, qualifient du nom de peste: «Si le +mal fut grand, dit Legendre, le remède fut prompt par +les secours continuels que le roi envoya aux lieux infectés +et par les précautions qu'on prit pour en préserver +ceux qui ne l'étaient pas. Et ainsi il s'attira d'infinies +bénédictions de la part des peuples.»</p> + +<p>À la suite d'un nouveau voyage en Italie, lors de la +révolte des Génois, le cardinal, âgé de cinquante ans à<span class='pagenum'><a name="Page_8" id="Page_8">[Pg 8]</a></span> +peine, tomba malade à Lyon où il dut s'arrêter. Il succomba +au bout de quelques jours, pleuré du peuple et +du roi qui, pendant les années qu'il lui survécut, ne +cessa de regretter son conseiller fidèle et son sage +ami.</p> + +<p>On a reproché et ce semble avec quelque raison au +cardinal d'Amboise d'avoir désiré la tiare, ambition qui +lui dicta plusieurs fausses démarches: «Mais, dit un +écrivain, comme l'ambition de Louis XII fut toujours +subordonnée à l'honneur, celle du cardinal d'Amboise +fut toujours excitée par l'espérance de faire plus de +bien... On peut croire qu'un homme qui ne se démentit +pas un instant dans la plus haute prospérité, s'il +souhaitait, comme on l'a dit d'être pape, c'était pour +travailler à améliorer les mœurs de la chrétienneté.» +(Fiévée).</p> + +<p>Au reste, si le cardinal eut dans cette circonstance à +se reprocher quelque faiblesse, il s'en repentit humblement. +Il jugeait, avec des yeux complétement dessillés, +l'illusion des grandeurs et les vanités de la terre, celui +qui, sur ce lit de douleur, d'où il ne devait pas se +relever, répétait si volontiers au bon frère qui le soignait:</p> + +<p>«Ah! frère Jean, frère Jean! Que n'ai-je été toute +ma vie comme vous frère Jean!»</p> + +<p>Georges d'Amboise, comme Louis XII, avait reçu du +peuple le beau surnom de: <i>Père du Peuple!</i><span class='pagenum'><a name="Page_9" id="Page_9">[Pg 9]</a></span></p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_3_3" id="Footnote_3_3"></a><a href="#FNanchor_3_3"><span class="label">[3]</span></a> Histoire du cardinal d'Amboise.</p></div> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="JACQUES_AMYOT" id="JACQUES_AMYOT"></a>JACQUES AMYOT</h2> + + +<p>«Jacques Amyot dit de lui-même, écrit le savant abbé +Le Bœuf, qu'il était né à Melun, le 30 octobre 1513, de +parents plus avantagés du côté de la vertu que de celui +de la fortune. Il ne déclare point la profession dont +était son père, Nicolas Amyot, mais ses commensaux le +tenaient pour le fils d'un petit marchand de bonneterie: +ce qui s'accorde avec Rouillard, qui dit que ce marchand +vendait des bourses et des aiguillettes. Lorsqu'il eut +appris les premiers rudiments à Melun, il alla à Paris, +où il continua ses études de grammaire, servant de +domestique à quelques écoliers d'un collége qu'il n'a +jamais nommé. Sa mère, Marguerite d'Amour ou des +Amours, avait soin de lui envoyer chaque semaine un +pain par les bateliers de Melun. L'avidité d'apprendre +le poursuivant jusque dans la nuit, il avait recours à la +lumière que pouvaient fournir quelques charbons embrasés, +et il s'en servait au lieu de chandelle ou d'huile, +tant était grande alors son indigence. Avec ces faibles +secours pour les premiers commencements il ne laissa +pas d'atteindre les classes supérieures.»</p> + +<p>Tels furent, d'après la Notice écrite avec autant de +conscience que de bonhomie par l'abbé Le Bœuf, les<span class='pagenum'><a name="Page_10" id="Page_10">[Pg 10]</a></span> +débuts de Jacques Amyot, représentés par divers biographes, +sous des couleurs trop romanesques. Devenu, +en suivant les cours de Jean Evagre Remois, au collége +du cardinal Lemoine, un excellent helléniste, ayant +étudié pareillement la poésie, l'éloquence, la philosophie, +J. Amyot partit pour Bourges, à l'âge de 19 ans, +afin d'étudier le droit civil avec un jeune homme qui fut +depuis avocat célèbre au Parlement.</p> + +<p>À Bourges, où il prenait la qualité de maître-ès-arts, +Amyot se rencontra avec Jacques Colin, lecteur ordinaire +du roi et abbé de St-Ambroise, qui, prompt à +apprécier son mérite, le choisit pour précepteur de ses +neveux et lui fit obtenir en même temps une chaire de +professeur des langues latine et grecque, dans l'Université +dont la ville à cette époque était fière. Les loisirs +assez grands, paraît-il, que lui laissait son double emploi, +Amyot les consacrait aux travaux littéraires qui +devaient plus tard le rendre célèbre et faire de lui un des +personnages importants de l'état. Cependant au temps +de sa plus grande prospérité, Amyot n'hésitait pas à +dire que les dix ou douze années qu'il avait passées à +Bourges, obscur professeur, mais tout entier aux lettres, +avaient été le plus heureux temps de sa vie. C'est alors +qu'après avoir traduit le roman grec de <i>Théagène et +Chariclée</i>, il commença la traduction de Plutarque et +quelques vies des hommes illustres furent publiées avec +une dédicace à François 1<sup>er</sup>. D'après Rouillard, au contraire, +c'est le roman de <i>Théagène et Chariclée</i> qu'il fit +présenter au roi, «lequel l'eut si agréable que l'abbaye +de Bellozane étant venue à vaquer par le trépas de Vatable, +ou Guestabled, très célèbre professeur du roi en<span class='pagenum'><a name="Page_11" id="Page_11">[Pg 11]</a></span> +la langue hébraïque, icelui roi la lui donna comme au +digne successeur d'un si brave devancier.»</p> + +<p>La version de Rouillard paraît plus vraisemblable +encore qu'il semble assez singulier de récompenser +par une abbaye la traduction d'un ouvrage qui n'est +rien moins qu'édifiant, mais dans les idées du temps, il +s'agissait d'un livre grec et l'on ne voyait là, même +François 1<sup>er</sup>, que l'érudition. Si bien encouragé cependant, +Amyot s'était mis avec ardeur à la traduction de +Plutarque; lorsqu'il la jugea assez avancée, il fit un +voyage en Italie pour consulter les manuscrits des plus +célèbres bibliothèques et conférer avec les savants +illustres que l'Italie comptait en fort grand nombre. +Après son retour, le cardinal de Tournon qu'il avait +connu à Rome, «ayant appris que le roi souhaitait un +précepteur pour ses fils les ducs d'Orléans et d'Anjou, +présenta Amyot à Henri II qui lui donna cette charge +dont il jouit le reste de son règne et sous celui de +<i>François II</i>.» Le loisir, que lui laissaient ses fonctions +de précepteur lui permit de terminer la translation en +français des <i>Vies des hommes illustres</i> qui parut avec une +dédicace à Henri II. La traduction des <i>Œuvres morales</i> de +Plutarque ne put être achevée que sous le règne de +Charles IX (connu auparavant sous le nom de <i>duc d'Orléans</i>), +à qui l'ouvrage fut dédié. Le jeune roi n'avait pas +besoin de cette circonstance pour se rappeler son précepteur, +car dès le lendemain du jour de son avènement, +(6 décembre 1560), il le fit son grand aumônier et le +nomma aussi conseiller d'état et conservateur de l'Université +de Paris. Il lui donna de plus l'abbaye de Roches +au diocèse d'Auxerre et celle de Saint-Corneille, de<span class='pagenum'><a name="Page_12" id="Page_12">[Pg 12]</a></span> +Compiègne. «Le prince, dit le digne abbé Le Bœuf, +l'appelait son maître lorsqu'il voulait lui parler familièrement; +mais il lui fit aussi quelquefois des reproches, +par exemple sur sa trop grande frugalité, en ce que +pouvant faire bonne chère, il se contentait souvent de +manger des langues de bœuf.»</p> + +<p>Quelques années après, l'évêché d'Auxerre étant venu +à vaquer par la mort du cardinal de la Bourdaisière +«Charles IX, qui désirait ardemment l'avancement de +son maître, (c'est le nom qu'il lui donnait toujours),» +voulut que Jacques Amyot lui succédât. Celui-ci, ayant +reçu les bulles de Rome, se fit sacrer et, avec l'assentiment +du roi, partit bientôt après pour Auxerre où il +arriva au mois de mai 1571.</p> + +<p>Amyot était alors âgé de cinquante-huit ans; il +avouait lui-même qu'il n'était ni théologien ni prédicateur, +n'ayant presque étudié que des auteurs profanes. +Mais il les laissa dès lors pour s'occuper assiduement +de la lecture de l'Écriture Sainte et de celle des pères +grecs et latins. La Somme de Saint Thomas d'Aquin lui +devint si familière qu'il la possédait presque en entier. +Il hésita longtemps à monter en chaire «parce qu'il se +défiait beaucoup de ses forces et que la faiblesse de sa +voix lui inspirait peu de courage», cependant malgré +ses craintes, il réussit parfaitement au gré de ses auditeurs +«et prêcha dans un style si clair et si châtié et en +même temps si enrichi de sentences, que les savants sortaient +de la prédication bien plus éclairés qu'ils n'y +étaient arrivés et les ignorants n'en revenaient point +sans être instruits de leurs devoirs et rendus meilleurs +qu'auparavant.»<span class='pagenum'><a name="Page_13" id="Page_13">[Pg 13]</a></span></p> + +<p>L'église d'Auxerre, comme plusieurs autres du diocèse, +avait beaucoup souffert des spoliations des huguenots. +Le nouvel évêque, comme il s'y était engagé par avance +vis-à-vis des chanoines, fit don à la sacristie de la cathédrale +de divers ornements dont elle avait le plus grand +besoin, manquant même du nécessaire; il n'épargna +rien ensuite pour rendre au chœur son ancien lustre; +les chaires des chanoines furent refaites à neuf aussi bien +que le trône épiscopal. Les grilles qui entouraient le +sanctuaire et que les profanateurs avaient arrachées et +emportées furent remplacées. Amyot fit don encore à +son église d'un nouveau jeu d'orgues qui fut construit +par le frère Hilaire, religieux de Notre-Dame-en-l'Ile à +Troyes venu exprès pour la confection des tuyaux. Une +grande partie du vitrail cassé par les calvinistes, fut +aussi réparée aux dépens de l'évêque.</p> + +<p>Ces bienfaits et beaucoup d'autres auraient dû +rendre le prélat cher à son clergé comme à ses ouailles; +il en fut ainsi les premières années, mais lors de l'explosion +des passions populaires, soulevées par les +guerres religieuses, tout fut oublié, la calomnie aidant. +À Auxerre et dans le diocèse le parti de la Ligue était +dominant. Amyot que Henri III, en succédant à son +frère, s'était plu à maintenir dans ses fonctions de +grand aumônier, en l'appelant aussi son maître, se rendait +de temps en temps à la cour pour les fonctions de +sa charge. Il se trouvait malheureusement à Blois lors +de l'assassinat de Guise. Ce crime auquel il était complètement +étranger, qu'il n'avait pas hésité à blâmer +même dès qu'il en avait eu connaissance en le qualifiant +«un cas si énorme qu'il n'y avait que le pape seul qui<span class='pagenum'><a name="Page_14" id="Page_14">[Pg 14]</a></span> +en pouvait absoudre» des gens passionnés et violents, +comme il s'en rencontre toujours dans les grandes commotions +populaires, voulurent qu'Amyot en eût été complice. +Un certain Claude Trahy, gardien des cordeliers +à Auxerre, le publia partout et même dans la chaire +déclarant que non-seulement l'évêque et grand aumônier +avait connu par avance l'attentat projeté, mais +qu'il l'avait conseillé et que, le meurtre accompli, il +avait donné au prince l'absolution sacramentelle.</p> + +<p>Ces calomnies n'eurent que trop d'écho dans la ville +où le cordelier jouissait d'un certain crédit et il réussit à +prévenir absolument le populaire et même une partie +de la bourgeoisie contre l'évêque que Trahy haïssait +parce que les jésuites lui avaient été préférés pour la +direction du collége. Amyot averti cru prudent d'ajourner +son retour et d'attendre que, par la réflexion, le +calme se fit dans les esprits et il ne se mit en route que +plusieurs mois après, vers le temps du carême. Mais les +ennemis du prélat avaient continué par leurs discours et +même par des prédications d'entretenir l'irritation et, le +mercredi saint, lorsqu'Amyot rentra dans sa ville épiscopale, +il courut par deux fois risque de la vie; lui-même +nous l'apprend dans le mémoire qu'il crut devoir écrire +pour se justifier. «La pistole (pistolet) lui fut présentée +à l'estomac par plusieurs fois et il y eut plusieurs +coups d'arquebuse tirés, de sorte qu'il fut obligé pour +se sauver la vie d'entrer promptement dans la maison +d'un chanoine et passer de celle-là dans une autre, +pour faire perdre sa trace à ceux qui le poursuivaient.» +Sa crainte était d'autant mieux fondée que +sur la place de St-Étienne il avait pu voir et entendre<span class='pagenum'><a name="Page_15" id="Page_15">[Pg 15]</a></span> +un émissaire du cordelier qui, armé d'une hallebarde, +criait à pleine gorge: «Courage, soudard, messire +Jacques Amyot est un méchant homme, pire que +Henri de Valois. Il a menacé de faire pendre notre +maître Trahy; mais il lui en cuira.»</p> + +<p>L'influence du cordelier et de ses adhérents fut telle +que l'évêque ne put officier dans la cathédrale et même +il dut s'abstenir d'assister aux offices dans les jours les +plus solennels; ses ennemis prétendaient et avaient +fait croire qu'il était excommunié et suspendu <i>à divinis</i> +comme ayant communiqué avec le roi et pour d'autres +motifs qu'on ne précisait point. Pour ramener à l'obéissance +les opposants soit du peuple, soit du clergé, il ne +fallut rien moins que des lettres d'absolution en forme +signées du cardinal Cajetan, avec défense au chapitre +comme au frère Trahy de molester désormais leur +évêque. Ces lettres, datées de Paris (6 février 1509), +mirent fin à la persécution et le prélat, après avoir été +félicité par cinq membres du chapitre au nom de leurs +collègues, se vit réintégré dans toutes ses fonctions et +n'eut plus à souffrir de nouvelles épreuves; aussi se fit-il +un devoir comme un plaisir de résider dans son diocèse, +ce qui lui fut d'autant plus facile que, par la mort de +Henri III, tous ses liens avec la cour se trouvaient +rompus.</p> + +<p>«Il commença donc, dit l'abbé Le Bœuf, à ne plus +s'occuper que des fonctions spirituelles, et dès le 7 mars, +jour des Cendres, il reprit son ancien usage de prêcher, +sans paraître déconcerté ni ému par tout ce qui était +arrivé depuis un an, sans employer les invectives ni les +déclamations contre personne; ce qui parut digne d'ad<span class='pagenum'><a name="Page_16" id="Page_16">[Pg 16]</a></span>miration +à ceux qui ne le connaissaient pas encore parfaitement. +Mais son secrétaire, continuateur de sa vie, +dit que, quoiqu'il fût enclin à la colère, cependant il se +retenait facilement; il n'était aucunement vindicatif, et +ne savait ce que c'était que de reprocher à personne les +anciennes fautes. Il passait pour mélancolique, sévère et +d'un abord difficile; mais il ne paraissait tel qu'à ceux +qui le voyaient rarement. Il était franc, candide, +ingénu, ouvert, parlait librement et sans flatterie, ne +déguisant point aux grands ni aux princes leurs propres +défauts.»</p> + +<p>Son biographe nous apprend aussi «qu'il aimait la +musique et qu'étant dans son palais épiscopal, il ne rougissait» +point de chanter sa partie avec des musiciens. +Un fait assez curieux et qu'il ne faut pas oublier, c'est +que l'invention du bizarre instrument, si longtemps en +usage dans les paroisses sous le nom de <i>serpent</i>, fut due +à l'un des chanoines d'Auxerre vers 1590.</p> + +<p>Amyot, dont la constitution était robuste, vécut jusqu'à +l'âge de quatre-vingts ans où, miné par une fièvre +lente, il succomba le 6 février 1593, dans les sentiments +d'une grande piété. Rouillard nous donne à propos +de ses obsèques ce détail intéressant: «Comme on +le voulut enterrer au devant du maître-autel de son église +cathédrale, et qu'on vînt à fouiller, on y trouva une +sépulture de pierre, vide, en laquelle autrefois avait été +posé le corps d'une comtesse d'Auxerre, nommée Mathilde, +peut-être Mathilde ou Mahaut de Courtenay, +comtesse d'Auxerre environ l'an 1300; et là fut déposé +le corps d'icelui évêque, avec beaucoup de cérémonies, +pompes et honneurs funèbres.»<span class='pagenum'><a name="Page_17" id="Page_17">[Pg 17]</a></span></p> + +<p>En outre de ce qui revenait à ses héritiers naturels, +Amyot fit un assez grand nombre de legs pieux; il +laissa en particulier cinq cents livres à l'hôpital +d'Auxerre. Il n'est pas exact d'ailleurs qu'on ait trouvé +chez lui beaucoup d'argent ainsi que l'ont prétendu des +biographes qui écrivaient longtemps après sa mort et +dont les assertions ont été trop facilement acceptées. +D'abord, en devenant évêque, il avait résigné la plus +grande partie de ses bénéfices. À une certaine époque, +sans doute, grâce à la munificence des rois ses anciens +élèves, et aux émoluments de ses hauts emplois, il était +devenu presque riche, mais les premiers tumultes de la +Ligue naissante, en outre de la persécution dont on a +parlé, lui firent essuyer de grandes pertes qu'on évalue +au minimum, à cinquante mille écus. Aussi au mois +d'août 1509, écrit-il au duc de Nevers: «Me trouvant, +pour le présent, le plus affligé, détruit, et ruiné pauvre +prêtre qui soit, comme je crois, en France... le +tout pour avoir été officier et serviteur du roi; étant +demeuré nu et dépouillé de tous moyens; de manière +que je ne sais plus de quel bois (comme l'on dit) faire +flèche, ayant vendu jusqu'à mes chevaux pour vivre; +et pour accomplissement de tout malheur, cette prodigieuse +et monstrueuse mort<a name="FNanchor_4_4" id="FNanchor_4_4"></a><a href="#Footnote_4_4" class="fnanchor">[4]</a> étant survenue, me +fait avoir regret à ma vie.»</p> + +<p>Et précisément, ces épreuves, si pénibles qu'elles +fussent, étaient envoyées au digne évêque pour le +détacher de ce qui passe et aussi lui servir d'une sorte +d'expiation pour sa préoccupation longtemps trop exclu<span class='pagenum'><a name="Page_18" id="Page_18">[Pg 18]</a></span>sive +(comme on l'a vu), des études profanes. Mais nous +appartient-il de l'en blâmer nous qui lui devons tant de +travaux d'une utilité si grande au point de vue littéraire, +et en particulier ces <i>Vies des Hommes illustres</i>, +dont la traduction, par le mérite du style, est devenue +un livre original.</p> + +<p>Grâce au bon Amyot, comme l'appelait Bernardin de +St-Pierre, et à sa langue facile, colorée, abondante et +qui jaillit à grands flots de la meilleure source gauloise, +le <i>bon</i> Plutarque est pour nous tout français et ses héros, +grecs et romains, nous sont familiers autant que ceux de +notre pays, voire les contemporains. Pour les lettrés et +les hommes de savoir et d'étude, ce livre est une mine +qu'on ne se lasse pas de fouiller assuré d'y trouver +toujours quelques nouveau filon. Pour d'autres lecteurs +et en particulier pour les jeunes gens, la traduction +d'Amyot ne serait pas toujours sans inconvénient; car +dans sa langue hardie, qui d'ailleurs était celle de son +temps, il use peu des périphrases, et certains détails de +mœurs, qui ne sont point à l'honneur des Grecs et des +Romains, nous sont présentés dans toute leur nudité. +Cet inconvénient, qui tient à la consciencieuse fidélité +du traducteur comme à la langue qu'il parlait, nous ne +pouvions le dissimuler et néanmoins nous trouvons, +que c'est avec toute raison qu'Amyot a pu dire, en parlant +de son livre, dans son excellente épître <i>aux lecteurs</i>:</p> + +<p>«Si nous sentons un plaisir singulier à écouter ceux +qui retournent de quelque lointain voyage, racontant +les choses qu'ils ont vues en étrange pays, les mœurs +des hommes, la nature des lieux, les façons de vivre<span class='pagenum'><a name="Page_19" id="Page_19">[Pg 19]</a></span> +différentes des nôtres: et si nous sommes quelquefois +si ravis d'aise et de joie, que nous ne sentons point le +cours des heures, en oyant deviser un sage, disert et +éloquent vieillard, en la bouche duquel court un flux de +langue plus doux que miel, quand il va récitant les +avantures qu'il a eues en ses verts et jeunes ans, les +travaux qu'il a endurés et les périls qu'il a passés: combien +plus devons-nous sentir de ravissement, d'aise et +d'ébahissement de voir en une belle, riche et véritable +pointure d'éloquence, les cas humains représentés au +vif, et les variables accidents que la vieillesse du temps +a produits dès et depuis l'origine du monde, les établissements +des empires, ruines des monarchies, accroissements +ou anéantissements des royaumes, et tout ce qui +oncques a été de plus émerveillable par l'univers? le +tout représenté si vivement qu'en le lisant nous nous +sentons affectionnés, comme si les choses n'avaient pas +été faites par le passé, ains (<i>mais</i>) se faisaient présentement +et nous en trouvons passionnés de joie, de pitié, +de peur et d'espérance, ni plus ni moins presque que +si nous étions sur le fait, sans être en aucune peine ou +danger, ains avec le contentement qu'apporte la récordation +en sûreté des maux que l'on a autrefois endurés.»</p> + +<p>Ailleurs il dit plus éloquemment encore:</p> + +<p>«Au demeurant, quant à ceux qui vont disant que le +papier endure tout, s'il y en a aucuns qui à fausses enseignes +usurpent le nom d'historiens, et qui par haine +ou faveur offensent la majesté de l'histoire, en y mêlant +quelque mensonge, cela n'est point la faute de +l'histoire, ainsi des hommes partiaux qui abusent indignement +de ce nom pour déguiser et couvrir leur pas<span class='pagenum'><a name="Page_20" id="Page_20">[Pg 20]</a></span>sion: +ce qui n'adviendra jamais si celui qui écrit l'histoire +a les parties qui lui sont necessairement requises +pour mériter le nom d'historien, qu'il soit dépouillé de +toute affection, sans envie, sans haine ni flatterie, versé +aux affaires du monde, éloquent, homme de bon jugement, +pour savoir discerner ce qui se doit dire et ce qui +se doit laisser, et ce qui nuirait plus à déclarer qu'il ne +profiterait à reprendre et condamner; attendu que sa +fin principale doit être de servir au public, et qu'il est +comme un greffier, tenant registre des arrêts de la cour +et justice divine, les uns donnés selon le style et portée +de notre faible raison naturelle, les autres procédant +de puissance infinie et de sapience incompréhensible à +nous par-dessus et contre tout discours d'humain entendement, +lequel ne pouvant pénétrer jusques au fond des +jugements de la divinité, pour en savoir les motifs et +les fondements, en attribue la cause à ne sais quelle fortune, +qui n'est autre chose que fiction de l'esprit de +l'homme s'éblouissant à regarder une telle splendeur et +se perdant à sonder un tel abîme, comme ainsi soit que +rien n'advient, ni ne se fait sans la permission de Celui +qui est justice même et vérité essentielle, devant qui rien +n'est futur ni passé et qui sait et entend les choses casuelles +nécessairement. Laquelle considération enseigne +aux hommes de s'humilier sous sa puissante main, en +reconnaissant qu'il y a une cause première qui gouverne +supernaturellement, d'où vient que ni la hardiesse +n'est pas toujours heureuse, ni la prudence bien +assurée.»</p> + +<p>Si la prose d'Amyot est excellente, exquise, on ne +saurait en dire autant de sa poésie. Dans ses récits il<span class='pagenum'><a name="Page_21" id="Page_21">[Pg 21]</a></span> +lui arrive assez souvent de citer les poètes, et par un +scrupule regrettable, le consciencieux traducteur croit +ne pouvoir le bien faire qu'à l'aide du mètre et de la +rime. Mais ses vers, les plus hétéroclites du monde, tout +en se conformant à la prosodie pour la mesure, sont de +ceux qu'aucun vrai poète n'oserait avouer. Pourtant on +sent qu'ils ont dû coûter horriblement à leur auteur, et +que sur chacun d'eux, bourré de chevilles, il aura, selon +l'expression vulgaire, mais énergique, il aura sué sang +et eau. Quelle différence avec sa prose si coulante et si +savoureuse! Mais:</p> + +<p> +Pour lui Phébus est sourd et Pégase est rétif!<br /> +</p> + +<p>Le bon Amyot eut eu besoin sous ce rapport de prendre +conseil de son royal élève Charles IX, dont les +vers charmants à Ronsard sont dignes du poète.</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">L'art de faire des vers, doit-on s'en indigner,<br /></span> +<span class="i0">Doit être à plus haut prix que celui de régner.<br /></span> +<span class="i0">Tous deux également nous portons des couronnes;<br /></span> +<span class="i0">Mais roi, je les reçois, poète, tu les donnes.<br /></span> +<span class="i0">Ton esprit enflammé d'une céleste ardeur<br /></span> +<span class="i0">Éclate par soi-même et moi par ma grandeur.<br /></span> +<span class="i0">Si du côté des dieux je cherche l'avantage,<br /></span> +<span class="i0">Ronsard est leur mignon et je suis leur image.<br /></span> +<span class="i0">Ta lyre, qui ravit par de si doux accords,<br /></span> +<span class="i0">T'assure les esprits dont je n'ai que les corps;<br /></span> +<span class="i0">Elle t'en rend le maître et te sait introduire<br /></span> +<span class="i0">Où le plus fier tyran ne peut avoir d'empire.<br /></span> +</div></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_4_4" id="Footnote_4_4"></a><a href="#FNanchor_4_4"><span class="label">[4]</span></a> Celle de Henri III, son bienfaiteur.<span class='pagenum'><a name="Page_22" id="Page_22">[Pg 22]</a></span></p></div> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="ANDRIEUX" id="ANDRIEUX"></a>ANDRIEUX</h2> + + +<p>Andrieux (François-Guillaume-Jean-Stanislas), né à +Strasbourg, le 6 mai 1759, est connu surtout par des +comédies, la pièce des <i>Étourdis</i> entre autres, et des +contes en vers et en prose dont quelques-uns sont charmants. +Qui n'a lu le <i>Meunier sans souci</i>? Par malheur, +plusieurs de ces récits ne sont point des plus louables, +soit pour le fond, soit pour la forme: ainsi, l'<i>Épître au +Pape</i> (1790); la <i>Querelle de saint Roch et de saint Thomas</i> +(1792); la <i>Bulle d'Alexandre VI</i> (1802). Tout cela se +sent trop de l'esprit du temps, de l'esprit du dix-huitième +siècle dont le poète partageait les préjugés. Il est +juste de dire que ces pièces, parues dans divers recueils +périodiques de l'époque, n'ont point été comprises par +Andrieux dans la collection de ses œuvres.</p> + +<p>«Professeur pendant trente années au Collége de +France, dit un biographe<a name="FNanchor_5_5" id="FNanchor_5_5"></a><a href="#Footnote_5_5" class="fnanchor">[5]</a>, il a formé plusieurs générations +d'hommes qui, en diverses carrières, ont illustré +la France. Il fut jugé intègre, législateur sans ambition, +poète aimable, joyeux auteur.» C'est de lui ce +beau vers inspiré par Ducis, son ami:</p> + +<p> +L'accord d'un beau talent et d'un beau caractère.<br /> +<span class='pagenum'><a name="Page_23" id="Page_23">[Pg 23]</a></span></p> + +<p>Andrieux mourut à Paris, le 9 mai 1833. Quoique +déjà malade, il se refusait à quitter sa chaire:</p> + +<p>—Un professeur doit mourir en professant, répondait-il +au médecin qui lui parlait de repos. C'est mon +seul moyen d'être utile maintenant: qu'on ne me l'enlève +pas; si on me l'ôte, il faut donc me résoudre à +n'être bon à rien.</p> + +<p>—Vous y périrez!</p> + +<p>—Eh bien! c'est mourir au champ d'honneur.</p> + +<p>«Sa parole était simple, spirituelle, malicieuse quelquefois, +jamais maligne et toujours empreinte d'une +exquise urbanité», a dit M. Berville dans sa notice... +«Nul ne contait mieux, ne lançait mieux une saillie, +ne relevait mieux son discours par le charme du débit +et par la vivacité d'une pantomime expressive..... Aussi +deux heures avant la leçon, toutes les places étaient +prises.»</p> + +<p>Cependant ni l'indépendance ni la fermeté ne manquaient +au besoin à son caractère. Après avoir fait +partie du Conseil des Cinq-Cents (1798), membre du +Tribunat (1800), il fit dire de lui au premier Consul:</p> + +<p>«Il y a dans Andrieux autre chose que des comédies.»</p> + +<p>Un jour, Bonaparte se plaignant devant lui des hostilités +du Tribunat, qui se montrait souvent opposé aux +actes de son administration, Andrieux répondit avec +son fin sourire:</p> + +<p>«Vous êtes de la section de mécanique (à l'Institut), +et vous savez qu'on ne s'appuie que sur ce qui résiste.»</p> + +<p>Rendu à la vie privée par la suppression du Tribunat +(19 août 1807), Andrieux s'en consola en disant:<span class='pagenum'><a name="Page_24" id="Page_24">[Pg 24]</a></span> +«J'ai rempli des fonctions importantes que je n'ai ni +désirées ni demandées, ni regrettées; j'en suis sorti +aussi pauvre que j'y étais entré, n'ayant pas cru qu'il +me fût permis d'en faire des moyens de fortune et +d'avancement. Je me suis réfugié dans les lettres, +heureux d'y retrouver un peu de liberté, de revenir +tout entier aux études de mon enfance et de ma jeunesse, +études que je n'ai jamais abandonnées, mais +qui ont été l'ordinaire emploi de mes loisirs, qui m'ont +procuré souvent du bonheur et m'ont aidé à passer +les mauvais jours de la vie.»</p> + +<p>Ces <i>mauvais jours</i> ils étaient pour Andrieux la conséquence +de la suppression de son emploi, car sans fortune +et père de famille, ayant à sa charge, avec de jeunes +enfants, une mère et une sœur, il se trouvait dans +une situation fort difficile. C'est alors que Fouché, ministre +de la police, qui en fut instruit, l'ayant fait venir, +lui offrit une place de censeur en ajoutant:</p> + +<p>—On ne peut craindre avec moi que la censure +dégénère en inquisition. Ce ne sera qu'une censure +<i>anodine</i>. Je ne prétends nullement comprimer la pensée: +les idées libérales se sont réfugiées dans mon ministère.</p> + +<p>—Tenez, citoyen ministre, répondit Andrieux, mon +rôle est d'être pendu, non d'être bourreau.</p> + +<p>Et il sortit. À quelque temps de là eut lieu la proclamation +de l'Empire. Un matin, une voiture à la livrée +impériale s'arrête devant la modeste habitation dont +Andrieux était un des locataires. Un personnage en +descend, devant lequel la porte s'ouvre, et, à la grande +surprise d'Andrieux, on annonce:<span class='pagenum'><a name="Page_25" id="Page_25">[Pg 25]</a></span></p> + +<p>—Son Altesse le prince Joseph Napoléon!</p> + +<p>Collègue d'Andrieux au Corps législatif, et d'habitude +assis près du futur académicien avec lequel il +aimait à s'entretenir, Joseph, dans la prospérité, ne +l'avait point oublié. Allant à lui de l'air le plus affectueux +et serrant sa main, il lui dit:</p> + +<p>«Il me tombe sur les bras une grande fortune, il +faut que mes amis m'aident à en faire bon usage.»</p> + +<p>Andrieux fut nommé bibliothécaire du prince avec +6,000 francs d'appointements; puis membre de la +Légion d'honneur; deux ans après, il devint bibliothécaire +du Sénat et professeur de grammaire et belles-lettres +à l'École polytechnique. En 1814, il fut nommé +professeur de littérature au Collége de France.</p> + +<p>Andrieux n'oublia jamais à qui il était redevable de +son heureuse situation. Le portrait de Joseph avait la +place d'honneur dans son cabinet, et tous les ans ses +lettres venaient témoigner de sa fidèle et pieuse gratitude +en portant au bienfaiteur le souvenir de l'obligé. +Dans le <i>Dialogue entre deux journalistes sur les mots +Monsieur et Citoyen</i> (1797), Andrieux parle ainsi de lui-même.</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Mon esprit n'admet rien qui soit exagéré,<br /></span> +<span class="i0">Et j'ai même eu l'affront qu'on me crût modéré.<br /></span> +</div></div> + +<p>On peut juger par ces deux vers de la nature de son +talent et l'on ne s'étonnera pas si nous ajoutons, +qu'aujourd'hui la forme chez lui paraît un peu +démodée.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_5_5" id="Footnote_5_5"></a><a href="#FNanchor_5_5"><span class="label">[5]</span></a> <i>Biographie Universelle</i><span class='pagenum'><a name="Page_26" id="Page_26">[Pg 26]</a></span></p></div> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="DASSAS_ET_DESILLES" id="DASSAS_ET_DESILLES"></a>D'ASSAS ET DESILLES</h2> + + +<h2>I</h2> + +<h3>D'ASSAS.</h3> + +<p>D'Assas (chevalier), natif du Vigan, était capitaine au +régiment d'Auvergne. Pendant la nuit du 15 au 16 +octobre 1760, il commandait près de Closter-Camp, en +Westphalie, une garde avancée. Sorti vers l'aube pour +inspecter les postes, il tomba tout à coup au milieu +d'une division ennemie qui se glissait silencieusement à +travers les bois pour surprendre l'armée française endormie +dans ses campements. Le capitaine d'Assas se voit +aussitôt entouré; les épées et les baïonnettes se croisent +sur sa poitrine, en même temps qu'une voix à l'accent +impérieux et menaçant murmure à ses oreilles:</p> + +<p>—Pas un cri, pas un mot, ou vous êtes mort!</p> + +<p>Se taire cependant pour d'Assas c'était compromettre +le salut de l'armée française que l'ennemi ne pouvait +manquer de surprendre. Le chevalier l'a compris et il +n'hésite pas; d'une voix éclatante qui retentit dans les +plus lointaines profondeurs du bois et que l'écho porte +soudain aux avant-postes français, il s'écrie:</p> + +<p>—À moi, d'Auvergne, voilà l'ennemi!<span class='pagenum'><a name="Page_27" id="Page_27">[Pg 27]</a></span></p> + +<p>À l'instant, il tombe la poitrine criblée de blessures, +il tombe, mais en tournant les yeux vers le ciel dont la +justice ne refuse jamais sa récompense à l'héroïque +accomplissement du devoir. Et sur la terre après lui, +avec ce magnanime exemple qui égale s'il ne les surpasse +les traits les plus sublimes de l'antiquité trop +vantée, d'Assas laissait un renom immortel; car tant +que la France sera la France, tant que dans nos armées +le patriotisme et le dévouement seront en honneur, le +souvenir du héros de Closter-Camp fera palpiter les +cœurs généreux.</p> + +<p>D'Assas n'avait point de fortune; une pension de +1,000 livres fut assurée à sa famille. Cette pension, la +Révolution, qui parlait si haut de patriotisme, eut l'indignité +de la supprimer, mais les terroristes balayés, +elle fut rétablie.<br /><br /></p> + + +<h2>II</h2> + +<h3>DESILLES.</h3> + +<p>Au nom de d'Assas, il nous semble juste d'associer +celui de Desilles, beaucoup moins populaire, et qui +cependant méritait de conserver la célébrité dont il a +joui naguère, mais trop peu de temps. Car le dévouement +de Desilles ne fut pas moins admirable, sinon +plus admirable que l'héroïsme de d'Assas, puisqu'il +fut conseillé par la réflexion, et se produisit +dans des circonstances singulièrement difficiles et +douloureuses. Comme on l'a dit, plût à Dieu qu'il<span class='pagenum'><a name="Page_28" id="Page_28">[Pg 28]</a></span> +eût eu alors un plus grand nombre d'imitateurs!</p> + +<p>Après la fédération du 14 juillet 1790, l'armée, ce fut +le grand malheur de l'époque, se vit travaillée par l'esprit +d'insubordination. À Nancy, notamment, la garnison, +composée de trois régiments, ceux du <i>Mestre-de-Camp</i>, +de <i>Châteauvieux</i> et de <i>Roi-Infanterie</i>, se mit en +pleine révolte. Desilles (Antoine-Joseph-Marc), né à +Saint-Malo le 7 mars 1767, et par conséquent âgé de +vingt-trois ans seulement, était officier dans le dernier +de ces régiments, mais absent par suite d'un congé. À +peine a-t-il appris ce qui se passe à Nancy que, malgré +les larmes de sa mère et de ses sœurs tourmentées de +cruels pressentiments, il repart en poste pour sa garnison +et vient rejoindre sa compagnie dans l'espérance de +la ramener ou de la maintenir dans le devoir, tout au +moins d'empêcher les violences et les excès. Le 31 août, +le marquis de Bouillé, à la tête de troupes peu nombreuses, +mais sur lesquelles il pouvait compter, se présente +devant la place. Avant d'en venir à l'<i>ultima ratio</i>, +il voulut essayer des négociations qui paraissaient +devoir aboutir, lorsque les meneurs, inquiets de voir les +dispositions meilleures de la populace et des soldats, +s'efforcèrent de raviver la sédition, et par des calomnies +et des mensonges, les provoquèrent à commencer les +hostilités.</p> + +<p>—Feu, feu, sur ces brigands! balayez-nous cette canaille! +criaient-ils aux artilleurs qui se tenaient mèche +allumée devant une pièce chargée à mitraille, tandis +qu'on voyait s'avancer, l'arme au bras, croyant tout +arrangé, l'avant-garde de Bouillé, composée de gardes +nationaux et de Suisses.<span class='pagenum'><a name="Page_29" id="Page_29">[Pg 29]</a></span></p> + +<p>Un artilleur, trop docile à la voix des furieux, approche +du canon la mèche enflammée, qu'un officier, +Desilles, lui arrache des mains, en même temps qu'il se +précipite devant la bouche du canon en criant d'une +voix vibrante:</p> + +<p>—Mes amis, à quoi pensez-vous? ne tirez pas! ce +sont des braves comme vous, des compatriotes, des +frères! L'Assemblée nationale les envoie; voulez-vous +désobéir, déshonorer notre drapeau?</p> + +<p>Vaines supplications! on l'arrache violemment du +canon, mais il se précipite aussitôt sur une pièce de +vingt-quatre à laquelle on allait mettre le feu et s'asseoit +sur la lumière en se campronnant des deux mains +au bronze et murmurant:</p> + +<p>—Non, non, vous me tuerez plutôt! Au nom de la +France, mes amis, ne permettez pas cette guerre fratricide, +impie...</p> + +<p>Il n'achève pas. Quatre coups de feu partis de divers +côtés, l'atteignent à la fois! Tombé du canon, foulé +aux pieds, menacé par les baïonnettes, il est enlevé +tout sanglant par un brave garde national du nom de +Hœner, qui lui fait un rempart de son corps. «Cependant, +dit Bouillé dans ses <i>Mémoires</i>, les canons partent +et jettent par terre cinquante ou soixante hommes de +l'avant-garde; le reste, suivi des grenadiers français, +se précipite avec furie sur les canons, ils s'en emparent +ainsi que de la porte de Stainville que ces canons défendaient,» +et facilitent le passage aux troupes. L'insurrection +put ainsi être réprimée.</p> + +<p>Cependant le jeune Desilles, transporté dans une maison +voisine, vit poser le premier appareil sur ses bles<span class='pagenum'><a name="Page_30" id="Page_30">[Pg 30]</a></span>sures +qu'on jugeait des plus graves, mais non pas +peut-être mortelles. Illusion, hélas! après six semaines +de souffrances cruelles, il succomba (17 octobre 1790), +consolé du moins sur son lit de douleur par les espérances +chrétiennes et par des témoignages universels de +sympathie. Le roi Louis XVI lui avait fait remettre la +croix de chevalier de Saint-Louis, en même temps que +l'Assemblée nationale, par l'organe de son président, lui +adressait ses félicitations. De Saint-Malo, pareillement +une députation arrivait pour témoigner à Desilles des +sentiments de ses compatriotes. D'un bout de la France +à l'autre, l'écho faisait retentir son nom, acclamé avec +enthousiasme, mais autour duquel bientôt le silence se +fit, quand tonnèrent les refrains de la <i>Carmagnole</i> et du +<i>Ça ira</i> et que le peuple égaré, frénétique, prodiguant +ses bravos à de monstrueuses apothéoses, conduisait un +Marat au Panthéon pour le précipiter plus tard à l'égout.</p> + +<p>Pour en revenir à Desilles, on regrette que les <i>Mémoires +de Bouillé</i> consacrent si peu de lignes à son sublime +dévouement.</p> + +<p>«Des soldats, qui n'avaient pas suivi leurs drapeaux, +se prennent de querelle avec mon avant-garde composée +de Suisses. Ils veulent faire feu sur elle de plusieurs +pièces de canon chargées à cartouches qu'ils +avaient placées à l'entrée de la porte. Un jeune officier +du régiment du roi, nommé Desilles, les arrête quelque +temps. Il se met devant la bouche du canon, ils +l'en arrachent; il s'assied sur la lumière d'un canon +de vingt-quatre, ils le massacrent...»</p> + +<p>Et c'est tout, mais ce n'est pas assez assurément! On<span class='pagenum'><a name="Page_31" id="Page_31">[Pg 31]</a></span> +a peine à comprendre qu'un ancien chef d'armée passe +aussi rapidement, je pourrais dire légèrement, sur ce +sublime épisode. On s'étonne que, dominé par je ne sais +quelle préoccupation, il n'ait pas eu davantage à cœur +de mettre en relief et de glorifier, pour l'exemple, l'héroïsme +de ce martyr de l'honneur et de la discipline +militaire.</p> + +<p>Voici de la même époque à peu près, un trait d'autant +plus admirable que son auteur est resté volontairement +inconnu.</p> + +<p>Un grenadier garde-française sauve de la mort son +chef dont le peuple croyait avoir beaucoup à se plaindre.</p> + +<p>«Grenadier, quel est ton nom? demande le duc de +Châtelet reconnaissant.</p> + +<p>—Colonel, répond le soldat, mon nom est celui de +tous mes camarades. Nous nous appelons: le Régiment.»<span class='pagenum'><a name="Page_32" id="Page_32">[Pg 32]</a></span></p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="HUGUES_AUBRIOT" id="HUGUES_AUBRIOT"></a>HUGUES AUBRIOT</h2> + + +<p>Non seulement le nom de ce célèbre prévôt de Paris +a été donné à l'une des rues nouvelles de la capitale +mais sa statue est une de celles qui décorent la façade +de l'Hôtel de Ville. Ces honneurs, Aubriot les mérite, +d'après les historiens, en dépit de graves reproches +qui pèsent sur sa mémoire. Venu de Dijon, où il +était né, à Paris, et recommandé par le duc de Bourgogne, +Philippe le Hardi, son seigneur, il se fit remarquer +du roi Charles V qui, satisfait de ses premiers services, +le nomma, vers 1364, prévôt et capitaine de +Paris. Dans ce poste considérable, qu'il occupa +durant dix-sept années, Aubriot témoigna d'une +activité rare et d'un caractère énergique et résolu, +trop même parfois peut-être.</p> + +<p>Non-seulement il fit exécuter des travaux en grand +nombre pour la défense comme pour la salubrité de la +capitale, mais à ces travaux il employa de gré ou de +force les vagabonds et les malfaiteurs si nombreux +dans la ville depuis les troubles du règne précédent. +Grâce à une police sévère et vigilante, les voleurs disparurent +et les bourgeois honnêtes ne craignirent plus +de s'aventurer, même le soir, dans les rues de la capitale.<span class='pagenum'><a name="Page_33" id="Page_33">[Pg 33]</a></span></p> + +<p>Les tapages des écoliers de l'Université, trop enclins +parfois à abuser de leurs priviléges, durent cesser, mais +le prévôt, dans la répression des abus, ne tint pas assez +compte des droits établis, des exigences du temps et +montra parfois plus de passion que de prudence.</p> + +<p>Il fit défense aux marchands de vendre ou de prêter +des armes aux écoliers, sans sa permission expresse; +mais de plus, pour arrêter les incursions de ces derniers, +il construisit, au bout du pont Saint-Michel, le petit +Châtelet, dans lequel il fit creuser deux cachots qu'il +appelait par dérision le clos <i>Bruneau</i> et la <i>rue de +Fouarre</i>.</p> + +<p>L'Université, traitée plusieurs fois avec peu d'égards +par le prévôt, vit là, et pas à tort, sans doute, +une nouvelle injure à son adresse, et la perte d'Aubriot +fut résolue. Pour son malheur, malgré ses grandes qualités +comme administrateur, Aubriot n'avait pas su se +concilier l'estime des honnêtes gens par une vie exemplaire +et bien au contraire. Tout en faisant la part des +exagérations, il ne semble pas douteux qu'il y eut trop +de vérité dans les accusations si graves qui s'élevèrent +de divers côtés à la fois contre lui, et que nous trouvons +reproduites dans le <i>Laboureur</i> et Jean Juvénal des Ursins, +écrivains contemporains. Voici ce que nous lisons +dans l'<i>Histoire de Charles VI, roi de France</i>, par le dernier:</p> + +<p>«Hugues Aubriot, natif de Bourgogne, lequel, par le +moyen du duc d'Anjou, fut fait prévôt de Paris, estoit +et si avoit un grand gouvernement des finances. Il fit +plusieurs notables édifices à Paris, le pont Saint-Michel, +les murs de devers la bastille Saint-Antoine, le Petit-<span class='pagenum'><a name="Page_34" id="Page_34">[Pg 34]</a></span>Chastelet +et plusieurs autres choses dignes de grande +mémoire. Mais, sur toutes choses, avoit, en grande irrévérence +les gens d'église, et principalement l'Université +de Paris. Et tellement que secrètement on fit enqueste +de son gouvernement et de sa vie qui estoit très-orde +et deshonneste en toute ribaudise, à decevoir +femmes, et ne croyoit point le saint sacrement de +l'autel, et s'en moquoit et ne se confessoit point et +estoit un très mauvais catholique. En plusieurs et diverses +hérésies estoit encouru et ne craignoit aucune +puissance pour ce qu'il estoit fort en la grâce du roy et +des seigneurs. Toutefois fut fort poursuivi par l'Université +et gens d'église, tellement qu'on le prit et emprisonna-t-on, +et à la fin fut content de se rendre prisonnier +ès prisons de monsieur l'evesques de Paris. Et +fut examiné sur plusieurs points, lesquels il confessa, et +fut trouvé par grands clercs à ce cognoissans qu'il estoit +digne d'être brûlé. Mais à la requeste des princes, cette +peine lui fut relaschée, et seulement aux parvis Notre-Dame +fut publiquement presché et mitré par l'Évêque +de Paris, vestu en habit pontifical, et fut déclaré en +effet estre de la loy des Juifs et contempteur des sacrements +ecclésiastiques et avoir encouru les sentences +d'excomuniement qu'il avoit par longtemps contemnées +et méprisées. Et le condamna-t-on à estre perpétuellement +en la fosse au pain et à l'eau.»</p> + +<p>Il fut enfermé dans un des cachots de cette même +Bastille qu'il avait fait construire; de là, dit-on, transféré +dans les prisons de l'évêque de Paris. Mais l'année +suivante (1382), lors de l'insurrection populaire, dite des +Maillotins, il fut délivré «et vinrent (les mutins), aux pri<span class='pagenum'><a name="Page_35" id="Page_35">[Pg 35]</a></span>sons +de l'évêque de Paris, et rompirent tout, et délivrèrent +ceux qui estoient, et mesmement Hugues Aubriot, qui +estoit condamné comme dit est; et lui fut requis qu'il +fust leur capitaine, lequel le consentit mais la nuit s'en +alla... Et le lendemain vinrent à l'hostel de Hugues Aubriot, +et le cuidoient (pensaient) trouver pour le faire +leur capitaine. Et quand ils virent qu'il n'y estoit pas, +furent comme enragés et desplaisans, et commencèrent +à entrer en fureur, et vouloient aller abattre le pont de +Charenton.»</p> + +<p>Aubriot, qui n'avait eu que le tort d'exagérer le principe +d'autorité et qui à aucun prix ne voulait jouer le +rôle de Marcel et se faire chef de révoltés, ayant quitté +Paris dans la nuit même de sa délivrance, se retira dans +son pays natal à Dijon, et il y mourut peu de temps +après, 1382 ou 1383.—D'après sa conduite dans cette +dernière période de sa vie, on peut croire que son repentir +était sincère et qu'il y persévéra jusqu'à la fin.<span class='pagenum'><a name="Page_36" id="Page_36">[Pg 36]</a></span></p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="SYLVAIN_BAILLY" id="SYLVAIN_BAILLY"></a>SYLVAIN BAILLY</h2> + + +<h2>I</h2> + +<p>Bailly, célèbre comme savant avant la Révolution est +aujourd'hui connu surtout par sa fin tragique. À peine +âgé de vingt-quatre ans<a name="FNanchor_6_6" id="FNanchor_6_6"></a><a href="#Footnote_6_6" class="fnanchor">[6]</a>, il comptait déjà parmi les +astronomes distingués. Élu membre de l'académie des +sciences à l'âge de vingt-sept ans (1763), il devint plus +tard membre de l'académie française, (1783) et deux +ans après de celle des inscriptions et belles-lettres. Ces +distinctions, il les devait à ses publications littéraires et +scientifiques encore que les dernières surtout aux yeux +des juges compétents aient aujourd'hui perdu beaucoup +de leur valeur.</p> + +<p>«Bailly par des études opiniâtres avait acquis beaucoup +d'instruction; mais il avait le jugement faux ou +du moins sujet à s'égarer en poursuivant des systèmes +qui ne sont fondés sur rien de précis. Son <i>Histoire de +l'astronomie</i> est un véritable roman de physique dont le +but est de faire le monde très vieux contrairement aux +écrivains, sacrés et profanes, qui en ont déterminé l'âge, +en opposition, d'ailleurs avec l'aspect du globe et les<span class='pagenum'><a name="Page_37" id="Page_37">[Pg 37]</a></span> +découvertes de la géologie. Qui pourra concevoir en +effet la possibilité d'une révolution qui aura transporté +la Sibérie des régions équinoxiales aux régions polaires; +qui trouvera comme lui dans les Samoyèdes les pères des +sciences et des arts? Son histoire de l'astronomie indienne +n'est pas moins remplie de paradoxes, il en +est de même des <i>Lettres de l'Atlantide</i> et sur l'origine +des sciences. Aussi, tout en reconnaissant en lui de +l'imagination, de la science et le talent d'écrire, les savants +de son temps appelèrent ses systèmes astronomiques: +Les <i>Rêveries de Bailly</i><a name="FNanchor_7_7" id="FNanchor_7_7"></a><a href="#Footnote_7_7" class="fnanchor">[7]</a>».</p> + +<p>La réputation d'honnêteté de Bailly le fit nommer, +en 1786, membre de la commission chargée d'inspecter +les hôpitaux. Le rapport de Bailly choisi par ses collègues +pour tenir la plume, n'est pas le moins intéressant +de ses ouvrages, quoiqu'il attriste profondément par la +révélation d'un état de choses qui nous semble aujourd'hui +monstrueux. D'abord quand les commissaires se +présentent à l'Hôtel-Dieu afin d'examiner par eux-mêmes +l'établissement où les abus leur avaient été +particulièrement signalés, la porte leur est refusée. +«Nous avions besoin de divers éléments, nous les +avons demandés, aussi bien qu'une personne qui pût +nous guider et nous instruire; <i>nous n'avons rien obtenu</i>.»</p> + +<p>«Quelle était donc l'autorité, dit Arago<a name="FNanchor_8_8" id="FNanchor_8_8"></a><a href="#Footnote_8_8" class="fnanchor">[8]</a>, qui se permettait +ainsi de manquer aux plus simples égards +envers des commissaires investis de la confiance du roi,<span class='pagenum'><a name="Page_38" id="Page_38">[Pg 38]</a></span> +de l'académie et du public? Cette autorité se composait +de divers administrateurs (le type, dit-on, n'est pas +entièrement perdu) qui regardaient les pauvres comme +leur patrimoine, qui leur consacraient une activité +désintéressée mais improductive; qui souffraient +impatiemment toute amélioration dont le germe ne +s'était pas développé dans leur tête ou dans celles de +quelques hommes philanthropes par naissance ou par +privilége d'emploi.»</p> + +<p>Malgré ce mauvais vouloir, la commission put remplir +sa mission: «ce qu'elle fit avec une conscience qui +n'avait d'égale que sa patience et sa fermeté.» Quelques +extraits seulement du rapport de Bailly, analysé par +Arago, suffiront pour montrer si la susceptibilité des +administrateurs était légitime.</p> + +<p>«En 1786, on traitait à l'Hôtel-Dieu les infirmités de +toute nature.... tout était admis, mais aussi tout présentait +une inévitable confusion. Un malade arrivant +était souvent couché dans le lit et les draps du galeux +qui venait de mourir.</p> + +<p>»L'emplacement réservé aux fous étant très restreint, +deux de ces malheureux couchaient ensemble. +Deux fous dans les mêmes draps! L'esprit se révolte en +y songeant.</p> + +<p>»Dans la salle St-François, exclusivement réservée +aux hommes atteints de la petite vérole, il y avait quelquefois, +faute de place, jusqu'à six adultes ou huit +enfants dans un lit qui n'avait pas 1 mètre 1/2 de +large.</p> + +<p>»Les femmes atteintes de cette affreuse maladie se +trouvaient réunies, dans la salle Ste-Monique, à de<span class='pagenum'><a name="Page_39" id="Page_39">[Pg 39]</a></span> +simples fébricitantes; celles-ci étaient livrées comme +une inévitable proie à la hideuse contagion dans le lieu +même où, pleines de confiance, elles avaient espéré +recouvrer la santé.</p> + +<p>»Les femmes enceintes, les femmes en couche +étaient également entassées pêle-mêle sur des grabats +étroits et infects.</p> + +<p>»... Dans l'état habituel, les lits de l'Hôtel-Dieu, des +lits qui n'avaient pas 1 mètre 1/2 de large, contenaient +quatre et souvent six malades; ils y étaient placés en +sens inverse: les pieds des uns répondaient aux épaules +des autres; ils n'avaient chacun pour leur quote-part +que 25 centimètres.... Aussi se concertaient-ils, tant +que leur état le permettait, pour que les uns restassent +levés dans la ruelle pendant une partie de la nuit, +tandis que les autres dormaient.</p> + +<p>»... Tel était l'état normal de l'ancien Hôtel-Dieu. +Un mot, un seul mot dira ce qu'était l'état exceptionnel +(en temps d'épidémie); alors on plaçait des malades +jusque sur les ciels de ces mêmes lits où nous avons +trouvé tant de souffrances, tant de légitimes malédictions...»</p> + +<p>Combien d'autres détails non moins tristes, par exemple, +relatifs à la salle des opérations et sur lesquels nous +glissons pour ne pas trop attrister le lecteur.</p> + +<p>À qui, d'ailleurs, imputer la longue durée de cette +organisation vicieuse, inhumaine? «à la vulgaire toute +puissance de la routine, à l'ignorance!» s'écrie Arago +s'appuyant des conclusions de Bailly qui dit avec tous +les ménagements que la circonstance exigeait:</p> + +<p>«L'Hôtel-Dieu existe peut-être depuis le VII<sup>e</sup> siècle,<span class='pagenum'><a name="Page_40" id="Page_40">[Pg 40]</a></span> +et si cet hôpital est le plus imparfait de tous, c'est +parce qu'il est le plus ancien. Dès les premiers temps +de cet établissement, on a cherché le bien, on a désiré +s'y tenir, et la constance a paru un devoir. De là, +toute nouveauté utile a de la peine à s'y introduire; +toute réforme est difficile; c'est une administration +nombreuse qu'il faut convaincre; c'est une masse +énorme qu'il faut remuer.»</p> + +<p>L'énormité de la masse à remuer ne découragea pas +les commissaires de l'Académie. Aussi, grâce à leur +énergique persistance, les choses changèrent, nos hôpitaux +furent réformés, transformés, et c'est avec toute +justice et vérité qu'Arago a pu dire naguère: «Chaque +pauvre est aujourd'hui couché seul dans un lit, et il le +doit principalement aux efforts habiles, persévérants, +courageux de l'Académie des sciences. Il faut que le +pauvre le sache et le pauvre ne l'oubliera pas.»</p> + +<p>Hélas! il fut trop prompt à l'oublier, au contraire, en +ce qui concerne Bailly du moins, dont la triste destinée +prouve une fois de plus quel fond il faut faire sur la +popularité, avec la terrible mobilité des multitudes, si +promptes à subir toutes les influences, et qui, elles aussi, +tournent au moindre vent. Bailly en fit la cruelle expérience +et combien ne dut-il pas regretter souvent d'avoir +cédé, qui sait à quelle tentation fatale d'ambition? au lieu +de se contenter de la gloire modeste de savant et de +lettré, à l'exemple de son maître l'astronome Lacaille +dont on a dit qu'il était le calculateur le plus courageux +et l'observateur le plus zélé, le plus actif, le plus assidu +qui ait jamais existé, «et avec cela» doux, simple, +gai, égal avec ses amis; l'intérêt ni l'ambition ne le<span class='pagenum'><a name="Page_41" id="Page_41">[Pg 41]</a></span> +tentèrent jamais; il sut se contenter de peu, sa probité +faisait son bonheur, les sciences ses plaisirs, et l'amitié +ses délassements.»<br /><br /></p> + + +<h2>II</h2> + +<p>L'impression que Bailly avait reçue de sa visite dans +les hôpitaux et la constatation trop facile des énormes +abus qui, par le laps du temps, s'y étaient introduits, +tout probablement contribuèrent à l'entraîner vers les +«opinions nouvelles» comme on disait à la veille de la +révolution. Dans l'ordre social aussi, beaucoup d'abus +existaient qui appelaient l'œil investigateur et la sollicitude +de l'homme d'état s'il s'en fut rencontré alors un +digne de ce titre soit dans les conseils de la couronne +soit dans l'assemblée réunie d'abord sous le titre d'États +généraux. Mais, parmi les honnêtes gens, il ne se trouvait +guère que des utopistes ou des hommes à idées +fausses, et politiquement peu pratiques comme Bailly, +entraînés tout d'abord par un zèle sincère, mais non +pas peut-être exempt de vanité et de présomption, à des +exagérations dont ils comprirent la portée plus tard, s'ils +la comprirent, et qui, par leur téméraire confiance, ne +devaient pas tarder à tout compromettre.</p> + +<p>Lors de la convocation des États généraux, Bailly, +nommé d'abord grand électeur, fut élu député de Paris +le 12 mai et le langage qu'il tint à cette occasion +d'après ses <i>Mémoires</i>, prouve les sentiments qui l'animaient: +«La nation doit se souvenir qu'elle est souveraine +et maîtresse de tout ordonner..., ce n'est pas<span class='pagenum'><a name="Page_42" id="Page_42">[Pg 42]</a></span> +quand la raison s'éveille qu'il faut alléguer d'anciens +priviléges et des préjugés absurdes... je louerai les +électeurs de Paris qui les premiers ont conçu l'idée de +faire précéder la Constitution française de la Déclaration +des droits de l'Homme.»</p> + +<p>C'était faire un peu vite bon marché de toute autorité +même la plus légitime et l'on sent trop dans ce langage +le bourgeois gonflé de sa soudaine importance qui faisait +dire à Bailly avec un étonnement naïf, en entrant, +le 21 avril, dans la salle des Feuillants: «Je crus respirer +un air nouveau et je regardai comme un phénomène +d'être quelque chose dans l'ordre politique par +ma seule qualité de citoyen.»</p> + +<p>Le 3 juin 1789, Bailly fut nommé doyen ou président +des communes. Lors de la séance royale du 23, Louis XVI +qui, avec tant de grandes vertus, manquait de la première +qualité de l'homme d'État, la décision, termina +son discours en disant: «Je vous ordonne, messieurs, +de vous séparer tout de suite.»</p> + +<p>Les membres des deux premiers ordres pour la plus +grande partie, s'inclinant devant cette expression de la +volonté royale, se retirèrent pendant que les députés +des communes restaient tranquillement à leurs places. +Le grand maître des cérémonies l'ayant remarqué, +s'approcha de Bailly, et lui dit:</p> + +<p>—Vous avez entendu l'ordre du roi, monsieur.</p> + +<p>—Je ne puis pas ajourner l'assemblée sans qu'elle +ait délibéré, répondit Bailly.</p> + +<p>—Est-ce bien là votre réponse et dois-je en faire part +au roi?</p> + +<p>—Oui, monsieur! répliqua le président, et s'adres<span class='pagenum'><a name="Page_43" id="Page_43">[Pg 43]</a></span>sant +aussitôt aux députés qui l'entouraient: «Il me +semble, dit-il, que la Nation assemblée ne doit pas recevoir +d'ordre.»</p> + +<p>Ce langage ne peut étonner de la part de celui qui, +trois jours avant, présidait la fameuse séance dite du +Jeu de Paume.</p> + +<p>Le surlendemain de la prise de la Bastille, Bailly, +venu de Versailles à Paris, comme membre de la députation +envoyée pour rétablir l'ordre, fut proclamé d'enthousiasme +maire de Paris, en même temps que +Lafayette était nommé commandant général de la +garde nationale. Bailly, toujours un peu naïf, dit au +sujet de cette nomination:</p> + +<p>«Je ne sais pas si j'ai pleuré, je ne sais pas ce que +j'ai dit; mais je me rappelle que je n'ai jamais été si +étonné, si confondu et si au-dessous de moi-même. La +surprise ajoutant à ma timidité naturelle devant une +grande assemblée, je me levai, je balbutiai quelques +mots qu'on n'entendit pas, que je n'entendis pas moi-même, +mais que mon trouble plus encore que ma +bouche rendit expressifs. Un autre effet de ma stupidité +subite, c'est que j'acceptai <i>sans savoir de quel fardeau +je me chargeais</i><a name="FNanchor_9_9" id="FNanchor_9_9"></a><a href="#Footnote_9_9" class="fnanchor">[9]</a>».</p> + +<p>Le nouveau maire de Paris, en effet, le jour même de +sa nomination put constater «que d'une visite faite à +la halle et chez tous les boulangers, il résultait que les +approvisionnements en grains et farines seraient entièrement +épuisés en trois jours. Le lendemain tous les +préposés à l'administration des farines avaient disparu.»<span class='pagenum'><a name="Page_44" id="Page_44">[Pg 44]</a></span></p> + +<p>Ce fut là, pendant les deux années que Bailly resta en +fonctions, sa continuelle et pénible préoccupation, celle +de veiller à l'approvisionnement d'une population de +800,000 âmes que le besoin pouvait pousser aux derniers +excès alors surtout que l'ignorance, la prévention +portaient si facilement la multitude à croire qu'il y avait +calcul, dessein prémédité de l'affamer. Mais quoi! ce +n'était pas seulement prévention résultant de l'ignorance; +car cette détestable calomnie, Marat, l'ennemi +acharné de Bailly, ne se lassait pas de la répéter dans +sa feuille immonde. Chaque matin aussi, sur tous les +tons, l'infâme répétait: <i>Que Bailly rende ses comptes!</i> +alors que la probité du maire de Paris devait être à +l'abri de tout soupçon. Dans l'Assemblée nationale +même, ces odieuses provocations trouvaient des échos +et du haut de la tribune (le 15 juillet 1789) Mirabeau +laissait tomber ces paroles qu'Arago qualifie si justement +d'incendiaires:</p> + +<p>«Henri IV faisait entrer des vivres dans Paris assiégé +et rebelle, et des ministres pervers interceptent maintenant +les convois destinés pour Paris affamé et +soumis.»</p> + +<p>Néanmoins ce ne fut qu'après la fuite du roi, à Varennes, +que la popularité de Bailly parut sérieusement +atteinte. On l'accusait, ainsi que Lafayette, de complicité +tout au moins indirecte dans le départ. De là, dans +Paris, travaillé par les meneurs, une effervescence +croissante, de violentes et continuelles agitations qui +aboutirent à l'émeute du 17 juillet 1791, au Champ de +Mars où une foule immense s'était donné rendez-vous +devant l'autel de la Patrie, pour signer la pétition récla<span class='pagenum'><a name="Page_45" id="Page_45">[Pg 45]</a></span>mant +la déchéance de Louis XVI. Le maire de Paris, +tous les moyens de conciliation épuisés, voyant +que la réunion prenait un caractère de plus en plus +menaçant, après avoir demandé les ordres de l'Assemblée, +convoque la garde nationale, et à la tête de la municipalité, +se présente devant la foule qu'il somme à +plusieurs reprises, mais inutilement de se retirer. Il +fallut avoir recours à la force, le drapeau rouge est +déployé, les gardes nationaux font usage de leurs +armes, le sang coule, et l'émeute se disperse en laissant +sur le carreau un certain nombre de victimes, nombre +qui, comme toujours, fut exagéré.</p> + +<p>Dès lors c'en était fait de la popularité de Bailly qui +trois mois après, quittant la mairie (12 novembre 1791), +se retira d'abord à Chaillot, puis à Nantes; mais là, +chose triste à dire, le pouvoir central, alors aux mains +des Girondins, le mit en surveillance et une lettre de +Roland, ministre de l'intérieur, lui annonça que le gouvernement +lui retirait le logement que, depuis cinquante +ans, sa famille occupait au Louvre. En même +temps on l'obligeait à payer une somme de 6,000 livres, +à titre d'indemnité, pour le loyer de l'hôtel qu'il avait +occupé comme maire de Paris. C'était pour lui la ruine +et il ne s'acquitta qu'en vendant sa bibliothèque et +sa maison de Chaillot. Et les temps menacèrent bientôt +de devenir pires par la prédominance, dans l'Assemblée, +des partis violents. Aussi l'un de ses amis, +M. de Casaux, offrit à Bailly, le supplia même, de prendre +passage à bord d'un petit bâtiment qu'il avait frété pour +sa famille:</p> + +<p>«Nous nous rendrons d'abord en Angleterre, lui dit<span class='pagenum'><a name="Page_46" id="Page_46">[Pg 46]</a></span> +M. de Casaux; si vous le préférez, nous irons passer +notre exil en Amérique. N'ayez aucun souci, j'ai de la +fortune; je puis sans me gêner pourvoir à toutes les +dépenses. Il est sage de fuir une terre qui menace de +dévorer ses habitants.»</p> + +<p>Bailly, malgré les instances de sa femme, refusa: +«Depuis le jour, répondit-il, où je suis devenu un personnage +public, ma destinée se trouve invariablement +liée à celle de la France; jamais je ne quitterai mon +poste au moment du danger. En toute circonstance, la +patrie pourra compter sur mon dévouement. Quoiqu'il +doive arriver, je resterai.»</p> + +<p>Le 6 juillet 1793, Bailly quittait Nantes pour aller +habiter Melun où Laplace, son ami, lui avait offert l'hospitalité. +Par malheur, peu de jours avant, une division +de l'armée révolutionnaire était venue occuper la ville. +Bailly, reconnu en arrivant par un soldat, fut sommé +par celui-ci de le suivre à la mairie. Mis en état d'arrestation, +puis, par un ordre du comité du salut public, +conduit à Paris et écroué à la Force, il en sortit quelque +temps après, sous bonne escorte, cité comme témoin +dans le procès de Marie Antoinette. Mais sa conduite, +dans cette circonstance, ne fut pas celle qu'espéraient, le +jugeant d'après eux, les ennemis de la reine. Non-seulement +il s'inclina devant elle avec l'air du profond respect, +mais en entendant certaines imputations odieuses +de l'acte d'accusation, il ne put retenir le cri de son indignation +et qualifia, comme elles le méritaient, ces +exécrables calomnies. Cet acte courageux, qui effaçait +bien des fautes, ne lui fut pas pardonné par les hommes +de la Terreur. Un mois après, traduit devant le tribunal<span class='pagenum'><a name="Page_47" id="Page_47">[Pg 47]</a></span> +révolutionnaire, il fut condamné à périr sur l'échafaud. +Ramené à la conciergerie, où il resta pendant deux jours +encore, Bailly conserva son calme et sa fermeté, et par +son langage même, on peut croire que revenu de bien +des illusions, désabusé de beaucoup d'erreurs, il se préparait +sérieusement à la mort. Quelques-uns de ses compagnons +de captivité, se plaignant avec amertume et +dans un langage qui semblait trahir une sorte de regret +d'être restés honnêtes:</p> + +<p>«Consolez-vous, leur dit-il, il y a une si grande distance +entre la mort et l'homme de bien et celle du méchant +que le vulgaire n'est pas capable de la mesurer.»</p> + +<p>Le 12 novembre eut lieu l'exécution, cette exécution +qui est un des épisodes les plus lamentables de nos annales, +mais qu'il faut rappeler pour la leçon de tous et +afin que l'horreur et l'épouvante que soulèvent de telles +atrocités en rendent à tout jamais le retour impossible. +Parmi les nombreuses versions qui ont été données de +ce tragique évènement, nous choisirons de préférence +celle de François Arago dont le témoignage n'est pas +suspect; car, après une enquête minutieuse, tout en +s'étudiant à rester impartial, par un motif sans doute +honorable, il cherche à diminuer plutôt qu'à augmenter +l'horreur de la scène: «La vérité, la stricte vérité, dit-il, +n'était-elle pas assez déchirante? Fallait-il, sans +preuves d'aucune sorte, imputer à la masse le cynisme +infernal de quelques cannibales?... Je prouverai qu'en +rendant le drame un peu moins atroce je n'ai sacrifié +que des détails imaginaires, fruits empestés de l'esprit +de parti:</p> + +<p>«Midi venait de sonner. Bailly adressa un dernier et<span class='pagenum'><a name="Page_48" id="Page_48">[Pg 48]</a></span> +tendre adieu à ses compagnons de captivité, leur souhaita +un meilleur sort et, suivant le bourreau sans faiblesse +comme sans forfanterie, monta sur la fatale charrette, +les mains attachées derrière le dos. Notre confrère +avait coutume de dire. «On doit avoir mauvaise opinion +de ceux qui n'ont pas, en mourant, un regard à jeter +en arrière.» Le dernier regard de Bailly fut pour sa +femme. Un gendarme de l'escorte recueillit avec sensibilité +les paroles de la victime et les reporta fidèlement +à la veuve. Le cortége arriva à l'entrée du Champ de +Mars, du côté de la rivière, à une heure un quart. C'était +la place où, conformément aux termes du jugement, +on avait élevé l'échafaud. La foule aveuglée qui s'y +trouvait réunie, s'écria avec fureur que la terre sacrée +du Champ de la Fédération ne devait pas être souillée +par la présence et par le sang de celui qu'elle appelait +un grand criminel; sur sa demande, j'ai presque dit, +sur ses ordres, l'instrument du supplice fut démonté, +transporté pièce à pièce dans un des fossés, et remonté +de nouveau. Bailly resta le témoin impassible de ces +effroyables préparatifs, de ces infernales clameurs. Pas +une plainte ne sortit de sa bouche. La pluie tombait +depuis le matin; elle était froide, elle inondait le corps +et surtout la tête nue du vieillard. Un misérable s'aperçut +qu'il frissonnait, et lui cria: «<i>Tu trembles Bailly?</i>—<i>Mon +ami, j'ai froid</i>, répondit avec douceur la victime.» +Ce furent ses dernières paroles.</p> + +<p>«Bailly descendit dans le fossé, où le bourreau brûla +devant lui le drapeau rouge du 17 juillet; il monta ensuite +d'un pas ferme sur l'échafaud. Ayons le courage +de le dire, lorsque la tête de notre vénérable confrère<span class='pagenum'><a name="Page_49" id="Page_49">[Pg 49]</a></span> +tomba, les <i>témoins soldés</i> que cette affreuse exécution +avait réunis au Champ de Mars, poussèrent d'infâmes +acclamations.»</p> + +<p>Maintenant faut-il croire à ces <i>témoins soldés</i> dont +parle Arago dans son désir d'innocenter «ce qu'on +appelle la populace»? Faut-il croire à l'intervention de +personnes riches et influentes dans les scènes d'une +inqualifiable barbarie du Champ de Mars? M. Arago +n'obéit-il point à une idée préconçue, aux exigences de +sa position et au mot d'ordre d'un parti quand il dit du +ton le plus affirmatif: «Ce n'est point aux malheureux +sans propriétés, sans capital, vivant du travail de leurs +mains, aux prolétaires qu'on doit imputer les incidents +déplorables qui marquèrent les derniers moments de +Bailly. Avancer une opinion si éloignée de la vérité, +c'est s'imposer le devoir d'en prouver la réalité.»</p> + +<p>Et à l'appui de ces paroles il rapporte l'exclamation +échappée à Bailly, après sa condamnation, suivant le dire +de Lafayette: «Je meurs pour la séance du Jeu de +Paume et non pour la funeste journée du Champ de +Mars.» Mais comment admettre ces audaces de la réaction, +en pleine terreur, quand pour satisfaire une haine +posthume, elle s'exposait à tant de périls? Comment +admettre pareille supposition malgré les invraisemblances, +plutôt que ces égarements funestes, ces délires +de la multitude trop facile à tromper quand on l'excite +dans le sens de ses passions, quand elle est prise de la +fièvre homicide en dépit de ses naturels et généreux instincts? +N'est-il pas dans notre révolution trop d'exemples, +hélas! de ces effroyables vertiges! Étaient-ils soldés +ceux qui battaient des mains sur le passage de Charlotte<span class='pagenum'><a name="Page_50" id="Page_50">[Pg 50]</a></span> +Corday, conduite à l'échafaud, sur le passage de Marie +Antoinette, de Madame Élisabeth, de Beauharnais, de +Custines, d'André Chénier et de tant d'autres illustres +victimes? Était-ce pour le salaire, qui fut si minime, +que <i>travaillaient</i> les égorgeurs de septembre, les assassins +des Carmes, etc., que le peuple, le vrai peuple d'ailleurs +hautement renie et regarde comme des monstres?</p> + +<p>Maintenant, pour ne pas laisser le lecteur sous une +impression trop douloureuse, en regard de ces lugubres +pages, mettons-en une qui repose et console, «qui +élève l'âme et remplisse le cœur de douces émotions.» +Après la mort de son mari, Madame Bailly se trouva +dans une position qui était plus que la gêne au point +qu'elle fut heureuse de se voir inscrite au bureau de +charité de son arrondissement, grâce aux sollicitations +pressantes du géomètre Cousin, membre de l'Académie. +Maintes fois on vit cet homme éminent traverser tout +Paris, ayant sous le bras le pain, la viande et la chandelle +destinés à la veuve d'un illustre confrère.</p> + +<p>Voici qui n'est pas moins touchant. Après le 18 brumaire, +de Laplace fut nommé ministre de l'intérieur. +Le soir même, 21 du mois, il demandait une pension +de 2,000 francs pour Madame Bailly. Le premier consul +l'accorda aussitôt, en ajoutant comme condition expresse +que le premier trimestre serait payé d'avance et sur le +champ. «Le 22, de bonne heure, une voiture s'arrête +dans la rue de la Sourdière (où demeurait la veuve de +Bailly); madame de Laplace en descend, portant à la +main une bourse remplie d'or.</p> + +<p>»Elle s'élance dans l'escalier, pénètre en courant dans +l'humble demeure, depuis plusieurs années témoin d'une<span class='pagenum'><a name="Page_51" id="Page_51">[Pg 51]</a></span> +douleur sans remède et d'une cruelle misère; Madame +Bailly était à la fenêtre: «Ma chère amie, que faites-vous +là de si grand matin? s'écrie la femme du ministre.—Madame, +repartit la veuve, j'entendis hier les +crieurs publics, et je vous attendais.<a name="FNanchor_10_10" id="FNanchor_10_10"></a><a href="#Footnote_10_10" class="fnanchor">[10]</a>»</p> + +<p>Qu'ajouter à de telles paroles? il faut se taire et admirer.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_6_6" id="Footnote_6_6"></a><a href="#FNanchor_6_6"><span class="label">[6]</span></a> Il était né à Paris, le 15 septembre 1736.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_7_7" id="Footnote_7_7"></a><a href="#FNanchor_7_7"><span class="label">[7]</span></a> <i>Encyclopédie catholique.</i></p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_8_8" id="Footnote_8_8"></a><a href="#FNanchor_8_8"><span class="label">[8]</span></a> Éloge de Bailly.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_9_9" id="Footnote_9_9"></a><a href="#FNanchor_9_9"><span class="label">[9]</span></a> Mémoires de Bailly.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_10_10" id="Footnote_10_10"></a><a href="#FNanchor_10_10"><span class="label">[10]</span></a> François Arago.—Éloge de Bailly.<span class='pagenum'><a name="Page_52" id="Page_52">[Pg 52]</a></span></p></div> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="BEAUJON" id="BEAUJON"></a>BEAUJON</h2> + + +<p>Beaujon (Nicolas), né à Bordeaux en 1718, successivement +banquier de la cour, receveur-général des finances +de la généralité de Rouen, conseiller d'État à +brevet, avait acquis, dans ces différentes positions, une +fortune considérable qu'il dépensait généreusement. +C'est ainsi qu'au mois de juillet 1784, fut par lui fondé +l'hospice qui porte son nom, mais dans un but fort différent +du but actuel. En effet, cet établissement construit, +d'après les ordres de Beaujon, par l'architecte +Girardin et doté d'une rente annuelle de 25,000 livres, +était destiné à douze garçons et douze filles orphelins et +nés dans le faubourg. Ils y étaient nourris, vêtus, instruits +depuis l'âge de six ans jusqu'à douze, époque à +laquelle on leur donnait 400 livres pour l'apprentissage +du métier qu'ils avaient choisi. Des sœurs de la Charité +dirigeaient l'éducation des filles; celle des garçons était +confiée aux frères de la doctrine chrétienne.</p> + +<p>Mais, lors de la révolution, l'État s'empara de l'établissement +dont il changea la destination en faisant de +l'asile un hôpital pour les malades. C'était méconnaître +les intentions du fondateur, qui n'était plus là pour +protester, mort pendant l'année 1786. N'ayant point +d'enfants, par son testament, Beaujon voulut faire des<span class='pagenum'><a name="Page_53" id="Page_53">[Pg 53]</a></span> +heureux avec les trois millions dont se composait sa fortune +qu'il divisa en un grand nombre de legs particuliers.</p> + +<p>Le célèbre banquier put ainsi trouver de précieuses +jouissances dans ses immenses richesses dont pour lui-même +il ne faisait que médiocrement usage. Dans les +dernières années de sa vie surtout, son état d'infirmité +habituelle ne lui permettait même plus la promenade, +et une maladie chronique de l'estomac le condamnait +au régime de vie le plus sévère. Il n'en recevait pas +moins à sa table, largement servie, chaque jour quelques +amis ou des artistes; mais pendant que les joyeux +convives savouraient à l'envi les mets délicats, dégustaient +les vins fins, les liqueurs et le café, l'amphytrion, +un peu mélancolique sans doute, devait se borner à +l'eau claire et à la panade, à moins qu'il ne préférât le +laitage.</p> + +<p>Quelle amère dérision dans la possession même de ces +trésors que lui prodiguait la fortune, si M. de Beaujon +n'eut trouvé une noble compensation et une satisfaction +délicieuse dans cette libéralité qui s'épanchait si largement +en bienfaits dont plusieurs, comme on l'a vu, ont +survécu au donateur et, après des siècles peut-être, feront +bénir sa mémoire!<span class='pagenum'><a name="Page_54" id="Page_54">[Pg 54]</a></span></p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="BEETHOVEN_LOUIS_VAN" id="BEETHOVEN_LOUIS_VAN"></a>BEETHOVEN (LOUIS VAN)</h2> + + +<p>Contrairement à ce qui arriva pour Mozart et pour +beaucoup d'autres, l'instinct musical ne se révéla point +chez Beethoven tout d'abord. Un de ses compagnons +d'enfance, M. Baden, dont le témoignage positif infirme +les récits de plusieurs biographes, raconte qu'il +fallut user de violence pour lui faire commencer l'étude +de la musique, et que, pendant les premiers temps, plus +d'une fois il fut battu parce qu'il refusait de se mettre +au piano. M. Baden d'ailleurs ajoute, qu'une fois ces +premiers dégoûts surmontés, merveilleux furent les +progrès du jeune Louis dans cet art pour lequel il se +passionna bientôt et qui devait si fort l'absorber, témoin +cette anecdote:</p> + +<p>Beethoven entre un jour chez un restaurateur pour +dîner. Il prend la carte des mets du jour pour choisir ce +qui lui convient, mais au même instant, une idée musicale +se présente à sa pensée. Vite il saisit son crayon et +retournant la carte, il écrit sous la dictée de son inspiration +et couvre de notes la page blanche qu'il met ensuite +dans sa poche. Alors revenu à lui et voyant le +garçon s'approcher, il tire sa bourse et demande ce +qu'il doit:</p> + +<p>«Vous ne devez rien, monsieur, puisque vous n'avez +pas dîné.<span class='pagenum'><a name="Page_55" id="Page_55">[Pg 55]</a></span></p> + +<p>—Comment, je n'ai pas dîné! En êtes-vous bien sûr?</p> + +<p>—Très-sûr, monsieur, et mieux que moi vous devez +le savoir.</p> + +<p>—Alors c'est différent, donnez-moi quelque chose.</p> + +<p>—Que désirez-vous?</p> + +<p>—Ce que vous voudrez.</p> + +<p>Mais n'anticipons point et revenons de quelques pas +en arrière, car la jeunesse de l'illustre maître offre +quelques particularités dignes d'intérêt. Beethoven +(Louis) naquit à Bonn, sur le Rhin, le 10 décembre 1770, +d'une famille originaire de Hollande, ce qui explique la +particule <i>Van</i> qui précède le nom de l'illustre compositeur.</p> + +<p>Beethoven apprit de son père, dès l'âge de cinq ans, +les premiers principes de la musique. Son maître de +piano fut Vander Eden, organiste de la cour, qui de lui-même +offrit ses conseils et, en véritable artiste, donna +gratuitement ses leçons. Après sa mort arrivée en 1782, +son successeur Neefe ne se montra pas moins bienveillant; +il est vrai que l'enfant, attirant déjà l'attention publique +par ses rares dispositions, lui était recommandé +par l'électeur Maximilien d'Autriche. Neefe n'hésita pas +à initier de suite son élève aux grandes conceptions de +Bach et Haendel, et l'enthousiasme de l'enfant fut tel +que, non content d'exécuter sur le piano ces admirables +compositions, il voulut s'essayer à les imiter, tout +ignorant qu'il fût des règles de l'harmonie, et composa +plusieurs morceaux (sonates et chansons) où se trahit +surtout son inexpérience et qu'il désavoua plus tard +comme l'œuvre indigne d'un débutant.</p> + +<p>Vers l'année 1786 ou 1787, il fit un voyage à Vienne<span class='pagenum'><a name="Page_56" id="Page_56">[Pg 56]</a></span> +dans le seul but de voir Mozart, dont il admirait passionnément +la musique. Après avoir lu la lettre d'introduction +et de recommandation, Mozart dit au visiteur +de se mettre au piano et d'improviser. Le brillant et la +sûreté de l'exécution firent croire au maëstro que ce +qu'il entendait était appris de mémoire, et il ne put dissimuler +ce soupçon au jeune homme. Celui-ci, un peu +piqué, dit avec vivacité:</p> + +<p>«Eh bien! donnez-moi vous-même un thème, celui +que vous voudrez.</p> + +<p>—Soit, reprit Mozart, ajoutant en à-parté: je vais +bien t'attraper.</p> + +<p>Et au bout de quelques instants, il remettait à Beethoven +un sujet de fugue hérissé de difficultés et qui +pour un débutant offrait plus d'un piége. Mais le jeune +artiste sut les deviner, et ce thème presque impossible il +le développa avec tant de force, de verve, de génie, que +Mozart, confondu, se leva doucement, et se glissant sur +la pointe du pied dans la pièce voisine, dit à des +amis qui s'y trouvaient:</p> + +<p>«Faites attention à ce jeune homme, vous en entendrez +parler quelque jour.»</p> + +<p>Après la mort de son père, (1792) Beethoven quitta la +ville de Bonn, qui lui offrait trop peu de ressources, +et se rendit de nouveau à Vienne, mais avec la pensée, +cette fois, de s'y fixer. Il n'y retrouva plus Mozart, mais +la Providence lui ménageait un protecteur plus puissant +et non moins zélé dans la personne du prince +Lichnowsky, «un de ces nobles seigneurs, dit Fétis<a name="FNanchor_11_11" id="FNanchor_11_11"></a><a href="#Footnote_11_11" class="fnanchor">[11]</a>,<span class='pagenum'><a name="Page_57" id="Page_57">[Pg 57]</a></span> +comme on en rencontrait alors en Autriche et dont la +générosité ne connaissait pas de bornes pour l'encouragement +des hommes de talent.» Passionné pour la musique, +il accueillit Beethoven avec une bonté parfaite, +lui assura une pension de 600 florins et voulut qu'il demeurât +dans son hôtel. La princesse partageait les +goûts de son mari et ne témoigna pas moins de bienveillance +à l'artiste, profondément reconnaissant, mais +qui, de l'aveu de son ami Schindler, ne savait point assez +maîtriser les inégalités de son caractère et les brusqueries +de son humeur: «Personne n'était moins aimable +que lui dans sa jeunesse,» et la princesse, qui savait +faire la part de la faiblesse humaine, eut plus d'une fois +à l'excuser auprès de son mari, moins porté à l'indulgence +pour ces fugues de l'artiste.</p> + +<p>Beethoven, apprécié alors surtout comme exécutant et +improvisateur, successivement fit connaître et jouer +plusieurs grandes compositions, entre autres la Symphonie +en <i>ut majeur</i>, la Symphonie en <i>ré</i>, et le grand +Septuor, qui étendirent sa réputation au loin. Ces divers +ouvrages, composés dans un intervalle de 10 ans, de +1790 à 1800, appartiennent à sa première manière, +moins personnelle, et dans laquelle, malgré le mérite +incontestable, se trahit l'influence d'Haydn et de Mozart +pour lesquels, à cette époque, l'artiste professait une admiration +enthousiaste.</p> + +<p>Beethoven, sans nul souci de la vie matérielle, et sûr +du lendemain, jouissait paisiblement de ses succès, en +rêvant des œuvres nouvelles, d'un caractère plus original +et plus puissant, lorsque tous-à-coup, hélas! il vit +se couvrir des plus sombres nuages cet horizon que l'es<span class='pagenum'><a name="Page_58" id="Page_58">[Pg 58]</a></span>pérance +peignait de si riantes couleurs et déroulait avec +d'immenses et ravissantes perspectives. Faibles et ignorants +que nous sommes! Qui de nous n'est porté à envier, +comme des mortels fortunés entre tous, les privilégiés +du génie et de la gloire, en oubliant trop facilement +que, par une loi mystérieuse, qui tient à un dessein +profond de la Providence, ils sont presque toujours +aussi les prédestinés du malheur. La couronne de lauriers +sur leur front s'entrelace à la couronne d'épines. +Cette organisation supérieure, mais d'autant plus délicate +qui les tire hors de pair, les rend aussi plus vulnérables +à la douleur; ils ressemblent à ces pics élevés +dont le sommet tout d'abord attire la foudre. Et puis, +comme l'a dit admirablement un poète contemporain, +malheureux lui surtout par sa faute, la souffrance, qui +fait vibrer en eux les cordes intimes, est d'ordinaire la +source la plus féconde d'inspiration:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Rien ne nous rend si grand qu'une grande douleur.<br /></span> +<span class="i0">Mais, pour en être atteint, ne crois pas, ô poète,<br /></span> +<span class="i0">Que ta voix ici-bas doive rester muette.<br /></span> +<span class="i0">Les plus désespérés font les chants les plus beaux,<br /></span> +<span class="i0">Et j'en sais d'immortels qui sont de purs sanglots.<br /></span> +<span class="i0">.................<br /></span> +<span class="i0">Quand ils parlent ainsi d'espérances trompées,<br /></span> +<span class="i0">De tristesse et d'oubli, d'amour et de malheur,<br /></span> +<span class="i0">Ce n'est pas un concert à dilater le cœur.<br /></span> +<span class="i0">Leurs déclamations sont comme des épées;<br /></span> +<span class="i0">Elles tracent dans l'air un cercle éblouissant;<br /></span> +<span class="i0">Mais il y pend toujours une goutte de sang<a name="FNanchor_12_12" id="FNanchor_12_12"></a><a href="#Footnote_12_12" class="fnanchor">[12]</a>.<br /></span> +</div></div> + +<p>Son protecteur le plus généreux étant venu à mourir,<span class='pagenum'><a name="Page_59" id="Page_59">[Pg 59]</a></span> +(1801) Beethoven perdit sa pension alors que la guerre +qui troublait l'Allemagne diminuait beaucoup ses autres +ressources. Il habitait alors avec ses deux frères, +chargés de tous les détails de la vie commune, afin que +l'artiste ne fût en rien distrait de son travail; mais tout +probablement sa bourse supportait seule la dépense. +Aussi la gêne, dont il a souffert par malheur presque +toute sa vie, ne devait pas être moindre à cette époque +que plus tard, quand en envoyant à Ries une sonate +pour la vendre à Londres, il écrivait: «Cette sonate a +été écrite dans des circonstances bien pénibles; car il +est triste d'être obligé d'écrire pour avoir du pain. +C'est là où j'en suis maintenant.»</p> + +<p>Dans une autre lettre d'une date plus récente, il dit +encore: «Si je n'étais pas si pauvre et obligé de vivre +de ma plume, je n'exigerais rien de la Société Philharmonique; +mais dans la position où je me trouve, il +faut que j'attende le prix de ma symphonie.»</p> + +<p>La situation toujours précaire de Beethoven ne lui +permit pas de se marier ainsi qu'il résulte d'une lettre +écrite à son ami Wegeler en 1801: «Mon infirmité me +poursuit partout comme un spectre; fuyant les hommes, +je devais paraître misanthrope, ce que pourtant +je suis peu. Ce changement a été produit par une aimable +et charmante fille (M<sup>lle</sup> Julie de Guicciardi) qui +m'aime et que j'aime aussi. Voilà depuis deux ans +quelques moments de bonheur et c'est la première +fois que je sens que le mariage pourrait me rendre +heureux. Mais, hélas! elle est au-dessus de mon rang; +de plus il m'est impossible dans ce moment de songer +à me marier, il faut que je travaille à me faire un<span class='pagenum'><a name="Page_60" id="Page_60">[Pg 60]</a></span> +sort.» Le mariage donc ne se fit point et l'artiste eut +le chagrin de voir celle qu'il aimait en épouser un autre, +le comte de Gallenberg.</p> + +<p>Ce ne fut pas encore là pourtant sa plus grande douleur: +elle lui vint de l'infirmité, cruelle surtout pour un +musicien, dont il avait ressenti les premières atteintes +dès l'année 1798, et qui fit des progrès trop rapides. +Car, par une lettre de Beethoven à Wegeler, sous la +date du 29 juin 1800, on voit que sa surdité avait pris +un caractère grave. Cependant le pauvre artiste, qui en +éprouvait une sorte d'humiliation, s'efforçait de dissimuler +son infirmité, favorisé en cela par la connivence inconsciente +de ses amis attribuant à sa distraction habituelle +ce défaut d'audition. Ries, son élève, fut deux ans +avant de s'en apercevoir. Un jour qu'il se promenait +avec Beethoven, en traversant un bois, il entendit les +sons d'une flûte dont un berger jouait non sans talent. +Ravi de cette mélodie champêtre, Ries se tourna vers +le maître pour lui demander ce qu'il en pensait, mais +quelle ne fut pas sa surprise quand Beethoven, après +avoir prêté attentivement l'oreille, lui dit avec un +accent douloureux qu'il n'entendait rien, rien.... Tout +le reste de la promenade, il fut silencieux et Ries fit +de vains efforts pour l'arracher à sa pénible préoccupation.</p> + +<p>Tous les remèdes ordinaires épuisés, et la médecine +avouant presque son impuissance, l'illustre maëstro dut +s'affermir de plus en plus dans cette conviction désolante +pour lui que son mal était incurable. Ce qu'il +souffrit alors, lui-même nous l'apprend par la peinture +qu'il a faite de son état, dans une espèce de testament,<span class='pagenum'><a name="Page_61" id="Page_61">[Pg 61]</a></span> +écrit en octobre 1802, et dont le brouillon s'est retrouvé +dans ses papiers après sa mort.</p> + +<p>«Ô hommes qui me croyez haineux, intraitable ou +misanthrope, et qui me représentez comme tel, combien +vous me faites tort! Vous ignorez les raisons qui +font que je vous parais ainsi. Dès mon enfance, j'étais +porté de cœur et d'esprit au sentiment de la bienveillance: +j'éprouvais même le besoin de faire de +belles actions; mais songez que, depuis six années, je +souffre d'un mal terrible qu'aggravent d'ignorants +médecins.... Pensez que, né avec un tempérament ardent, +impétueux, capable de sentir les agréments de +la société, j'ai été obligé de m'en séparer de bonne +heure et de mener une vie solitaire. Si quelquefois je +voulais oublier mon infirmité, oh! combien j'en étais +durement puni par la triste et douloureuse épreuve de +ma difficulté d'entendre. Et cependant il m'était impossible +de dire aux hommes: <i>Parlez plus haut, criez, +je suis sourd!</i> Comment me résoudre à avouer la faiblesse +d'un sens qui aurait dû être chez moi plus +complet que chez tout autre, d'un sens que j'ai possédé +dans l'état de perfection.... Vivant presque entièrement +seul, sans autres relations que celles qu'une impérieuse +nécessité commande, semblable à un banni, +toutes les fois que je m'approche du monde, une affreuse +inquiétude s'empare de moi; je crains à tout +moment d'y faire apercevoir mon état.»</p> + +<p>Voilà, il faut en convenir, un étrange amour-propre! +On ne doit rougir que de ses fautes et de ce qui mérite +le blâme. Mais pourquoi cette honte pour ce qui n'était +qu'un malheur, fait pour éveiller la sympathie et la<span class='pagenum'><a name="Page_62" id="Page_62">[Pg 62]</a></span> +commisération chez tout homme de cœur? Quoique +Beethoven eût déjà composé l'admirable oratorio du +<i>Christ au Mont des Oliviers</i>, il semble qu'à cette époque +l'illustre artiste ne pût être protégé contre la tentation +du désespoir par la croyance religieuse, chez lui ébranlée +ou à l'état vague; il n'arriva que plus tard, par la +réflexion et la lecture, à la sérénité de la foi et même à +une sorte de mysticisme qui donne un caractère particulier +à ses derniers ouvrages. Sans nul doute, au temps +dont nous parlons, cette sublime consolation lui manquait, +puisqu'il en vint à écrire: «Pourtant lorsque, +en dépit des motifs qui m'éloignaient de la société, +je m'y laissais entraîner, de quel chagrin j'étais saisi +quand quelqu'un, se trouvant à côté de moi, entendait +de loin une flûte et que moi je n'entendais rien!... +J'en ressentais un chagrin si violent que <i>peu s'en +fallait que je ne misse fin à ma vie</i>. L'art seul m'a +retenu; il me semblait impossible de quitter le monde +avant d'avoir produit tout ce que je sentais devoir +produire. C'est ainsi que je continuais cette vie misérable, +oh! bien misérable avec une organisation si +nerveuse qu'un rien peut me faire passer de l'état le +plus heureux à l'état le plus pénible. Patience! c'est +le nom du guide que je dois prendre et que j'ai déjà +pris; j'espère que ma résolution sera durable jusqu'à +ce qu'il plaise aux Parques impitoyables de briser le +fil de ma vie. Peut-être éprouverai-je un mieux, peut-être +non; n'importe, je suis résolu à souffrir. Devenir +philosophe dès l'âge de vingt-huit ans, cela n'est pas +facile, moins encore pour l'artiste que pour tout +autre.»<span class='pagenum'><a name="Page_63" id="Page_63">[Pg 63]</a></span></p> + +<p>Chose étonnante et merveilleuse puissance du génie! +au milieu de ces cruelles souffrances physiques et morales, +le travail de l'artiste n'avait été que peu interrompu; +car, dans cette période, nous le voyons composer +<i>Fidelio</i>, opéra en deux actes, le seul qu'il ait fait, la +cantate d'Adélaïde, la <i>Symphonie héroïque</i>, dont le succès +fut immense, etc. Les biographes allemands racontent +que Beethoven avait eu l'intention d'abord d'appeler +son œuvre <i>Bonaparte</i>; mais en apprenant un matin que +le premier consul s'était fait proclamer empereur, il +changea le titre en celui de «<i>Symphonie héroïque</i> pour +célébrer, suivant son expression, le souvenir d'un grand +homme.»</p> + +<p><i>La Symphonie héroïque</i> commence la seconde période +de la vie artistique de Beethoven, celle pendant laquelle +il produisit ses œuvres les plus remarquables, dont les +beautés restent accessibles à tous, encore que, grandioses +et originales, elles attestent, avec le génie de l'invention, +la connaissance la plus étendue de toutes les ressources +de l'art. De cette époque datent la quatrième +symphonie en <i>fa</i>, dite <i>Symphonie pastorale</i>, un merveilleux +chef-d'œuvre; puis des concertos, des sonates, des +quatuors, etc. Tous ces morceaux furent successivement +exécutés dans les concerts que l'artiste donnait de temps +en temps à Vienne et dont le produit était son principal +et presque son unique revenu, revenu souvent insuffisant. +Aussi, en 1809, le roi de Westphalie, Jérôme Napoléon, +lui ayant fait offrir la place de maître de sa chapelle +avec un traitement de 7,000 francs, il inclinait à +accepter. Mais trois des amateurs les plus distingués de +Vienne, l'archiduc Rodolphe, le prince Lobkowitz et le<span class='pagenum'><a name="Page_64" id="Page_64">[Pg 64]</a></span> +comte de Kinsty, se réunirent pour conserver à l'Autriche +l'artiste qui faisait sa gloire, et ils promirent, s'il consentait +à rester, de lui assurer par contrat une pension +annuelle de 4,000 florins. Profondément touché de ces +témoignages éclatants de sympathie, Beethoven accepta +et déclara se fixer pour toujours à Vienne, ou plutôt en +Autriche, car, la plus grande partie de l'année, il résidait +dans le village de Baden à quelques lieues de la capitale.</p> + +<p>Peu d'années après malheureusement, la création du +papier monnaie en Autriche diminua presque de moitié +la pension de l'artiste qui, par d'autres complications +fâcheuses et douloureuses, vit empirer sa situation. Son +frère aîné mourut après avoir été longtemps malade de +la poitrine et comme Beethoven l'écrit à Ries: «Je puis +dire que, pour le soulager, j'ai dépensé environ, 10,000 +florins.»</p> + +<p>Ce frère laissait un fils que l'artiste, nommé tuteur +par le testament, après un procès pénible et dispendieux +soutenu contre la veuve, une méchante femme, à ce +qu'il paraît, fit élever avec sollicitude. Malheureusement +le neveu répondit mal à la tendresse de son oncle qu'il +contrista par le scandale de ses déréglements. En dépit +de sa bonne intention, Beethoven, fût-ce à son insu, n'avait-il +point cédé à un sentiment égoïste, lorsqu'il voulut +séparer l'enfant de sa mère, et ne s'exagéra-t-il +point l'indignité de celle-ci?</p> + +<p>Au milieu de ces soucis, et malgré les obstacles résultant +de sa surdité, l'artiste continuait de produire des +chefs-d'œuvre; il semble que l'isolement fut une des +causes de la fécondité de son génie. «Séparé du monde<span class='pagenum'><a name="Page_65" id="Page_65">[Pg 65]</a></span> +extérieur par son infirmité, dit Fétis<a name="FNanchor_13_13" id="FNanchor_13_13"></a><a href="#Footnote_13_13" class="fnanchor">[13]</a>, la musique +n'existait plus pour lui qu'au dedans de lui-même. Sa +vie d'artiste tout entière était renfermée dans ses méditations, +et c'était troubler le seul bonheur dont il pût +encore jouir que de les interrompre.» Il composait le +plus souvent en marchant; le mouvement du corps semblait +favoriser l'activité de son génie. Ses longues promenades +dans Vienne l'avaient fait connaître aux habitants +des plus humbles quartiers, et l'admiration mêlée +de respect qu'inspirait l'artiste n'était pas le privilége +des classes élevées. Dès qu'il paraissait dans le faubourg, +tout bas on murmurait, dans la boutique comme dans +l'échoppe ou l'atelier: <i>Voilà Beethoven!</i> et l'on raconte +que, certain jour, une troupe de charbonniers, courbés +sous leurs lourds fardeaux, s'arrêtèrent respectueusement +pour le laisser passer.</p> + +<p>À dater de l'année 1811, les séjours de Beethoven à +la campagne se prolongèrent de plus en plus, et, dans +ses longues promenades comme dans la solitude du cabinet, +sans négliger son art, il s'occupa beaucoup d'études +et de lectures historiques et philosophiques qui, +dans l'opinion de Fétis, influèrent sur la direction de +ses travaux. «Insensiblement et sans qu'il s'en aperçût, +ces études donnèrent à ses idées une légère teinte de +mysticisme qui se répandit sur tous ses ouvrages, comme +on peut le voir par ses derniers quatuors; sans qu'il y +prît garde, son originalité perdit quelque chose de sa +spontanéité en devenant systématique... Les redites des +mêmes pensées furent poussées jusqu'à l'excès... La<span class='pagenum'><a name="Page_66" id="Page_66">[Pg 66]</a></span> +pensée mélodique devint moins nette, etc.» Ces défauts +ne pourraient-ils pas plutôt s'attribuer à la surdité +croissante qui ne permettait pas à l'artiste de se rendre +compte des détails de son œuvre, quand il ne pouvait +guère juger que par l'intellect de ce qui s'adresse sans +doute à l'âme, à l'intelligence, mais par l'intermédiaire +obligé de l'ouïe?</p> + +<p>D'ailleurs les partisans zélés de Beethoven, le professeur +Marx de Berlin par exemple<a name="FNanchor_14_14" id="FNanchor_14_14"></a><a href="#Footnote_14_14" class="fnanchor">[14]</a>, contestent vivement +cette appréciation du génie de l'artiste par M. Fétis, +dans ce qu'il appelle sa troisième manière. Pour eux il +y a toujours progrès dans la carrière du maître. Je ne +suis pas compétent pour décider entre ces deux opinions +auxquelles il faut en ajouter une troisième, celle de M. +Oulibicheff, qui admire presque exclusivement la première +manière de Beethoven, estimant les deux autres +une décadence progressive; mais évidemment il se +trompe. Ce qui d'ailleurs ne fait pas de doute c'est que +l'admiration du public dans toute l'Allemagne, peu +préoccupée de ces distinctions, ne fit que s'accroître, et +à chaque production nouvelle renchérissait sur son +enthousiasme. En 1824, on exécuta à Vienne la composition +de <i>Mélusine</i> «œuvre colossale, comme l'appelle M. +Dieudonné-Denne-Baron<a name="FNanchor_15_15" id="FNanchor_15_15"></a><a href="#Footnote_15_15" class="fnanchor">[15]</a>. À la fin de la cérémonie, +l'admiration qu'elle avait excitée dans la salle éclata par +un tonnerre de bravos; Beethoven était le seul qui ne +les entendît pas. L'une des cantatrices, M<sup>lle</sup> Unger, le +prit par la main et, le tournant vers le public, lui mon<span class='pagenum'><a name="Page_67" id="Page_67">[Pg 67]</a></span>tra +les applaudissements qui redoublaient au milieu de +l'attendrissement général.» Deux ans après, l'illustre +maëstro n'existait plus.</p> + +<p>Les désordres de son neveu l'affligeaient profondément; +la pensée lui vint de faire entrer ce jeune homme +dans un régiment, et, quoique malade, il se rendit à +Vienne dans ce but. Mais à peine arrivé, il dut s'aliter +atteint d'une fluxion de poitrine que compliquait l'hydropisie +dont il souffrait antérieurement. Au bout de +quelques mois, son état était désespéré. «Lui-même, dit +le biographe déjà cité d'après Ries et Spindeler, connaissait +son état et disait tranquillement: <i>Plaudite, +amici, comædia finita est</i>.» La foule encombrait les abords +de sa demeure; les plus grands personnages se faisaient +inscrire à sa porte. Le bruit du danger qu'il courait +s'était répandu avec rapidité; il parvint bientôt à Weimar +où se trouvait le célèbre pianiste et compositeur +Hummel qui partit aussitôt pour venir à Vienne se +réconcilier avec Beethoven qui s'était brouillé avec lui +quelques années auparavant: l'entrevue des deux +maîtres fut touchante au delà de toute expression. Le +24 mars au matin, Beethoven demanda les sacrements +qu'il reçut avec une profonde piété. Hummel entra +dans sa chambre; Beethoven ne parlait plus, cependant +il parut se ranimer, il reconnut Hummel, une dernière +étincelle brilla dans ses yeux; il serra la main de son +ancien ami, et lui dit: «N'est-ce pas, Hummel, que +j'avais du talent?»</p> + +<p>Ce fut sa dernière parole, l'agonie commença et le +26, à six heures du soir, le grand artiste expirait. +Beethoven avait fini de vider ce calice d'amertume in<span class='pagenum'><a name="Page_68" id="Page_68">[Pg 68]</a></span>finie +dont il lui avait fallu payer sa gloire. Peu de destinées +ont été plus douloureuses; mais on ne peut se +dissimuler que, la surdité à part, le caractère de l'artiste +fut pour quelque chose, pour beaucoup même, dans ses +ennuis. «Bon, généreux et porté à l'obligeance, simple +et naïf, dit M. Fétis, il était complètement étranger à +toute manœuvre, car il avait autant de justice que de +noblesse dans l'âme, et l'on peut affirmer que la pensée +d'une action mauvaise envers quelqu'un n'est jamais +entrée dans son esprit.» Mais enclin à l'orgueil, et +comme le personnage de la comédie «nerveux en diable +et voulant pouvoir se mettre en colère» il céda trop +facilement aux emportements de son humeur qui faisait +explosion par instants avec une violence dont lui-même +ne se rendait pas compte.</p> + +<p>À une soirée musicale chez le comte de Browne, qui +réunissait dans ses salons l'élite de la capitale, Beethoven +et Ries (son élève) devaient jouer un morceau à +quatre mains. Ils avaient déjà commencé lorsque le +jeune comte de P..., placé à l'entrée du salon, troubla +le silence en parlant à une dame de la société. Après +quelques efforts inutiles pour faire cesser cette conversation, +Beethoven, arrêtant sur le clavier les mains de +Ries, se leva brusquement et dit tout haut: «<i>Für +solche schweine spiele ich nicht</i>: Je ne jouerai pas devant +de semblables pourceaux.» Qu'on s'imagine la rumeur +causée par cet incident. «Tout autre que Beethoven, dit +Anders, aurait été mis à la porte.»</p> + +<p>À plusieurs reprises les vivacités de son humeur le +brouillèrent avec son orchestre. «Beethoven, repoussé +de la salle et désirant néanmoins entendre son œuvre à<span class='pagenum'><a name="Page_69" id="Page_69">[Pg 69]</a></span> +la répétition<a name="FNanchor_16_16" id="FNanchor_16_16"></a><a href="#Footnote_16_16" class="fnanchor">[16]</a>, fut obligé de rester dans l'antichambre et +l'affaire ne s'arrangea que longtemps après<a name="FNanchor_17_17" id="FNanchor_17_17"></a><a href="#Footnote_17_17" class="fnanchor">[17]</a>.» Dominé +par ses frères qui l'exploitaient et excitaient, par un +calcul égoïste, les défiances auxquelles il était porté par +sa surdité: «Il se brouillait facilement avec ses amis et +il n'en est pas un seul avec lequel il n'ait été en froid +une ou plusieurs fois.... Mais aussi, dès qu'on parvenait +à l'éclairer sur l'origine ou le sujet de la mésintelligence, +il était le premier à avouer son tort; non-seulement +il en demandait pardon, mais il faisait tout ce qui +était en son pouvoir pour le réparer.» Se faisant une +fausse idée de l'indépendance, lui dont la faiblesse subissait +à la maison un si misérable joug, il ne savait pas +assez se plier dans le monde aux exigences de la vie +sociale. Le prince Lichnowski, l'un de ses Mécènes les +plus zélés, lui avait offert sa table régulièrement servie +à quatre heures; Beethoven accepta d'abord; mais bientôt +cette régularité lui devint à charge. «Quoi! s'écria-t-il +en se plaignant à quelques amis, faudra-t-il toujours +rentrer chez moi à trois heures et demie pour me +raser et faire ma toilette? C'est insupportable, je n'y +tiendrai plus.» Et il préféra manger chez le restaurateur.</p> + +<p>Dans les salons de l'archiduc Rodolphe, son élève, il +ne put davantage s'astreindre à l'étiquette. Fatigué des +continuelles observations qu'on lui faisait à ce sujet, +un jour, devant tout le monde, il aborde l'archiduc et<span class='pagenum'><a name="Page_70" id="Page_70">[Pg 70]</a></span> +lui dit: «Prince, je vous estime, je vous vénère autant +que qui que ce soit; mais l'observation de tous ces +détails d'une gênante et minutieuse étiquette qu'on +s'obstine à vouloir m'apprendre, c'est pour moi la +mer à boire. Je prie Votre Altesse de m'en dispenser.» +L'archiduc sourit et donna l'ordre de ne plus +inquiéter l'artiste à ce sujet: «Laissez-le faire, ajouta +le prince; que voulez-vous, il est comme cela!»</p> + +<p>Vivant plus qu'aucun autre, par suite de son infirmité, +dans le monde idéal, l'artiste était, pour cela +même, très facilement dupe de son imagination et manquait +du sens pratique, fruit de l'expérience et de la +raison, qui doit nous conseiller incessamment dans la +conduite de la vie. Profondément religieux de cœur, il +restait trop, par respect humain peut-être, dans la +théorie; aussi la vérité n'avait-elle point sur son +caractère l'influence qu'on eût dû en attendre. D'ailleurs, +ses mœurs étaient pures et Schindeler va jusqu'à +dire que «Beethoven, malgré les tentations nombreuses +auxquelles il fut exposé, sut, tel qu'un demi-Dieu, conserver +sa vertu intacte.... Il traversa la vie avec une +pudeur virginale sans avoir jamais eu une faiblesse à se +reprocher<a name="FNanchor_18_18" id="FNanchor_18_18"></a><a href="#Footnote_18_18" class="fnanchor">[18]</a>.»</p> + +<p>M. Oublichieff, le savant biographe russe, s'il se +trompe le plus souvent dans son appréciation du génie +de l'artiste, me paraît avoir mieux jugé l'homme: +«Fabuleux ou impossible, dit-il, partout ailleurs, c'est<span class='pagenum'><a name="Page_71" id="Page_71">[Pg 71]</a></span> +en Allemagne seulement que Beethoven, nature allemande +par excellence, pouvait devenir ce qu'il fut: un +homme de bien, d'intelligence et de savoir, un homme +vertueux, allais-je dire, si le mot n'était tombé en +désuétude—un philosophe de l'école de Zénon, mais +constamment dominé par la fantaisie et <i>n'écoutant +presque jamais le sens pratique</i>. Il avait le sentiment le +plus élevé de tous les devoirs moraux, mais il en faisait +une application que la vie réelle ne comporte point. +Ses mœurs furent toujours d'une pureté irréprochable; +elles étaient même austères et claustrales, et cette austérité +il eût voulu l'étendre aux pièces de théâtre et aux +opéras. Des discours licencieux lui inspiraient la même +horreur que la licence en action; et entrer, avec la +vérité stricte et littérale, dans une de ces compositions +sans lesquelles les hommes ne sauraient vivre ensemble, +équivalait pour lui au mensonge et à la trahison. Il +se dévoua au bonheur de ceux qu'il aimait, mais il prétendit +qu'on fût heureux comme il l'entendait, sans +examiner si cette manière d'être heureux ne trouvait +pas des obstacles dans les circonstances ou même dans +les élans les plus irrésistibles du cœur humain. Il désirait +ardemment aussi le bonheur de l'humanité; mais +ce vœu auquel rien de ce qui existait ou avait existé ne +lui paraissait répondre, il en demanda l'accomplissement +aux rêves politiques les plus absurdes. Le vrai et +le beau étaient les dieux de Beethoven, mais s'il +demeura toujours fidèle d'intention à leur culte, il ne +lui arriva pas moins de tomber dans le péché involontaire +parce qu'un orgueil, supérieur à son intelligence +et à son génie même, lui fit voir qu'il avait sur le<span class='pagenum'><a name="Page_72" id="Page_72">[Pg 72]</a></span> +beau et le bien des notions plus justes que tous les +hommes pris ensemble<a name="FNanchor_19_19" id="FNanchor_19_19"></a><a href="#Footnote_19_19" class="fnanchor">[19]</a>.»</p> + +<p>Encore que, dans ce remarquable passage, on puisse +et doive trouver qu'il y a parfois exagération, il ne +nous en paraît pas moins certain que, pour faire contre-poids +aux fougues de l'artiste et maintenir toujours +l'équilibre dans cette merveilleuse organisation, il eût +suffi d'une plus grande dose d'humilité. Le musicien +ne pouvait y perdre assurément et combien l'homme, +au milieu de ses épreuves, n'y aurait-il pas gagné pour +le repos et la tranquillité de sa vie!</p> + +<p><i>Comædia finita est!</i> N'est-ce pas plutôt <i>tragædia</i> qu'il +eût fallu dire et une tragédie noyée dans les larmes à +défaut de sang. Quand on la suit, jusqu'au dernier +acte, jusqu'au dévouement suprême, à travers ses péripéties +navrantes, n'est-on pas tenté de s'écrier avec le +poète des <i>Méditations</i> et des <i>Harmonies</i>:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Heureuse au fond des bois la source vive et pure!<br /></span> +<span class="i0">Heureux le sort caché dans une vie obscure!<br /></span> +</div></div> + +<p>Quoi qu'il en soit, il est bien que, dans Paris, une +inscription rappelle le souvenir de ce nom glorieux, +puisque nous devons au grand artiste une reconnaissance +particulière. «C'est au génie de Beethoven, dont +nous venons de caractériser l'œuvre grandiose et patriotique, +que la France doit sans contredit de comprendre +mieux chaque jour la poésie intime de la musique ins<span class='pagenum'><a name="Page_73" id="Page_73">[Pg 73]</a></span>trumentale. +Il fallait le peintre dramatique de la <i>Symphonie +héroïque</i>, de celle en <i>ut mineur</i> et de la symphonie +en <i>fa</i>, pour initier l'élite de la société française aux +beautés d'un art mystérieux qui semble se refuser +comme la lumière à toute analyse immédiate et n'avoir +d'autre loi que le caprice des sons<a name="FNanchor_20_20" id="FNanchor_20_20"></a><a href="#Footnote_20_20" class="fnanchor">[20]</a>.»</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_11_11" id="Footnote_11_11"></a><a href="#FNanchor_11_11"><span class="label">[11]</span></a> <i>Biographie des musiciens.</i></p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_12_12" id="Footnote_12_12"></a><a href="#FNanchor_12_12"><span class="label">[12]</span></a> A. de Musset: <i>La nuit d'août</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_13_13" id="Footnote_13_13"></a><a href="#FNanchor_13_13"><span class="label">[13]</span></a> <i>Biographie des musiciens.</i></p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_14_14" id="Footnote_14_14"></a><a href="#FNanchor_14_14"><span class="label">[14]</span></a> <i>Ludwig Van Beethoven, Leben und Schaffen (vie et travaux de +Beethoven)</i>—Berlin 1819, 2 vol. in-8.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_15_15" id="Footnote_15_15"></a><a href="#FNanchor_15_15"><span class="label">[15]</span></a> Notice sur Beethoven, dans la <i>Biographie nouvelle</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_16_16" id="Footnote_16_16"></a><a href="#FNanchor_16_16"><span class="label">[16]</span></a> Ce serait plutôt <i>voir</i> qu'il faudrait dire.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_17_17" id="Footnote_17_17"></a><a href="#FNanchor_17_17"><span class="label">[17]</span></a> Anders:—<i>Détails biographiques sur Beethoven</i>, d'après Wegeler +et Ries.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_18_18" id="Footnote_18_18"></a><a href="#FNanchor_18_18"><span class="label">[18]</span></a> Schindeler.—<i>Vie de Beethoven</i>, Munster 1845. «La meilleure +source de renseignements certains que l'on puisse consulter,» d'après +Scudo.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_19_19" id="Footnote_19_19"></a><a href="#FNanchor_19_19"><span class="label">[19]</span></a> Beethoven, <i>ses critiques et ses glossateurs</i>, par M. Oublichieff; +in-8º, 1857, Leipsik et Paris.</p></div> + +<p><span class='pagenum'><a name="Page_74" id="Page_74">[Pg 74]</a></span></p><div class="footnote"><p><a name="Footnote_20_20" id="Footnote_20_20"></a><a href="#FNanchor_20_20"><span class="label">[20]</span></a> Scudo: <i>Critique et littérature musicales</i>. T. 1<sup>er</sup>.</p></div> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="BELSUNCE_ET_ROZE" id="BELSUNCE_ET_ROZE"></a>BELSUNCE ET ROZE.</h2> + +<h2>I</h2> + +<h3>BELSUNCE.</h3> + + +<p>Quel nom méritait mieux d'être rappelé à la postérité +que celui du grand Évêque dont le souvenir est resté si +glorieusement populaire! Il n'en fut point ainsi du chevalier +Roze, non moins admirable, non moins héroïque +dans les mêmes circonstances et pourtant à peu près inconnu +du plus grand nombre des lecteurs, et à plus forte +raison de ceux qui ne lisent pas. Aussi c'est un devoir +comme un plaisir pour nous de ne point séparer ces +deux noms unis dans une même pensée de dévouement, +et qui vivront à jamais dans le cœur des Marseillais reconnaissants.</p> + +<p>«À Belsunce, dit très-bien un historien, la gloire +d'avoir représenté en face du danger le prêtre chrétien +et le clergé français; au chevalier Roze la gloire d'avoir +déployé ce genre de courage qui ne manque pas plus à +l'armée française quand, au lieu de soldats ennemis, ce +sont les fléaux de la nature qu'on lui donne à combattre +pour le bien de l'humanité<a name="FNanchor_21_21" id="FNanchor_21_21"></a><a href="#Footnote_21_21" class="fnanchor">[21]</a>.»<span class='pagenum'><a name="Page_75" id="Page_75">[Pg 75]</a></span></p> + + +<p>Parlons de Belsunce d'abord.</p> + +<p>Henri-François-Xavier de Belsunce de Castelmoron, +naquit au château de la Force dans le Périgord, le 4 décembre +1671, d'Armand de Belsunce, marquis de Castelmoron, +baron de Gavaudan, etc. Après avoir fait ses +études à Paris au collége de Louis-le-Grand, il en sortit +pour entrer dans la Compagnie de Jésus où, pendant +plusieurs années, il enseigna avec distinction la grammaire +et les humanités. «Appelé par la Providence à +une plus haute destination, dit M. l'abbé Jauffret, de +Metz<a name="FNanchor_22_22" id="FNanchor_22_22"></a><a href="#Footnote_22_22" class="fnanchor">[22]</a>, il sortit de cette compagnie en conservant toujours +pour elle l'estime la mieux méritée, la plus vive +reconnaissance et la plus tendre affection.»</p> + +<p>Nommé par le roi à l'abbaye de La Réole puis à celle +de Notre-Dame-des-Chambons, et grand vicaire de l'évêque +d'Agen, il fut appelé, le 19 janvier 1709, à remplacer +à Marseille le pieux prélat dont la mort récente +laissait le siége vacant. On n'en pouvait choisir un plus +digne, d'après le témoignage que lui rendait un orateur, +écho fidèle des jugements contemporains: «Je vois, +dit M. Maire, chanoine de l'église cathédrale de Marseille, +dans son Oraison funèbre de Belsunce, je vois un +épiscopat de plus de quarante-cinq ans, dont tous les +moments ont été occupés et sanctifiés par le zèle le plus +ardent, le plus vif et le plus infatigable.... Je le vois... +à la tête des fidèles ministres qu'il a choisis pour ses +coopérateurs, il se charge du travail le plus pénible. Il +prêche tous les jours et souvent jusqu'à quatre fois par +jour; il prépare le peuple à recevoir les sacrements de<span class='pagenum'><a name="Page_76" id="Page_76">[Pg 76]</a></span> +la réconciliation et de la communion; il porte le pain +eucharistique dans les maisons et dans les hôpitaux, et +il lui arrive souvent de le distribuer, lui seul dans une +matinée, à plus de 4,000 personnes.»</p> + +<p>Ses revenus passaient pour la plus grande partie en +aumônes, et lui-même dans le secret, autant qu'il lui +était possible, il se plaisait à visiter les familles pauvres +pour leur prodiguer les secours en tous genres avec les +sages conseils et les paternelles exhortations. Mais ce +fut surtout lorsque Marseille se vit désolée par le plus +terrible des fléaux,</p> + +<div class="blockquot"><p>La peste, puisqu'il faut l'appeler par son nom<a name="FNanchor_23_23" id="FNanchor_23_23"></a><a href="#Footnote_23_23" class="fnanchor">[23]</a>,</p></div> + +<p>que la charité, que le dévouement de Belsunce éclata +d'une façon non moins touchante qu'admirable, et rendit +son nom illustre à jamais.</p> + +<p>Dans les premiers jours du mois de mai de l'année +1720, un navire venu de l'Orient (Syrie) apportait le +germe fatal. Plusieurs de ses passagers déposés au lazaret +ayant succombé, le mal se propagea bientôt avec une +effrayante rapidité, surtout quand il eut franchi la limite +des <i>infirmeries</i>, et jeta dans la ville la consternation +et la stupeur. Sous le coup de la première épouvante, +beaucoup même des citoyens notables ou des +fonctionnaires prirent la fuite. «On n'oublia rien, dit +l'abbé Jauffret, pour persuader à l'Évêque que l'intérêt +de la religion et celui de son peuple exigeaient qu'il +mît ses jours à couvert.<span class='pagenum'><a name="Page_77" id="Page_77">[Pg 77]</a></span></p> + +<p>«À Dieu ne plaise! répondit-il, que j'abandonne un +peuple dont je suis obligé d'être le père. Je lui dois et +mes soins et ma vie, puisque je suis son pasteur.»</p> + +<p>Aussitôt il assemble les curés et les supérieurs des +communautés, qui s'étaient dévoués comme lui au service +des pestiférés; il leur donne ses instructions en applaudissant +à leur zèle, et lui-même, le premier, intrépide, +infatigable, il saura donner l'exemple du dévouement, +d'un dévouement qui n'aura pas un instant non +pas de défaillance mais seulement d'hésitation pendant +les longs mois que dura la contagion. Pour savoir ce +que fut celle-ci il faut lire ce qu'en dit le courageux +pontife dans son mandement du 22 octobre 1720, dont +nous détachons seulement ce passage si terriblement +éloquent:</p> + +<p>«... Sans entrer dans le secret de tant de maisons +désolées par la peste et la faim, où l'on ne voyait que +des morts et des mourants, où l'on n'entendait que des +gémissements et des cris, où des cadavres, que l'on n'avait +pu faire enlever, pourrissant depuis plusieurs jours +auprès de ceux qui n'étaient pas encore morts et, souvent +dans le même lit, étaient pour ces malheureux un +supplice plus dur que la mort même! Sans parler de +toutes les horreurs qui n'ont pas été publiques, de quels +spectacles affreux, vous et nous, pendant près de quatre +mois, n'avons-nous pas été et ne sommes-nous pas encore +les tristes témoins? Nous avons vu, pourrons-nous +jamais nous en souvenir sans frémir et les siècles futurs +pourront-ils y ajouter foi? nous avons vu tout à la fois +toutes les rues de cette ville bordées des deux côtés de +morts à demi pourris, si remplies de hardes et de meu<span class='pagenum'><a name="Page_78" id="Page_78">[Pg 78]</a></span>bles +pestiférés jetés par les fenêtres que nous ne savions +où poser les pieds! toutes les places publiques, toutes +les portes des églises traversées de cadavres entassés, et +en plus d'un endroit mangés par les chiens sans qu'il fût +possible, pendant un nombre considérable de jours, de +leur procurer la sépulture!... Nous avons vu, dans le +même temps, une infinité de malades devenus un objet +d'horreur et d'effroi pour les personnes mêmes à qui la +nature devait inspirer pour eux les sentiments les plus +tendres et les plus respectueux, abandonnés de ce qu'ils +avaient de plus proche, jetés inhumainement hors de +leurs propres maisons, placés sans aucun secours dans +les rues parmi les morts dont la vue et la puanteur +étaient intolérables.... Nous avons vu les corps de quelques +riches du siècle enveloppés d'un simple drap et +confondus avec ceux des plus pauvres et des plus misérables +en apparence, jetés comme eux dans de vils et +infâmes tombereaux et traînés avec eux sans distinction +à une sépulture profane, hors de l'enceinte de nos +murs; Dieu l'ordonnant ainsi pour faire connaître aux +hommes la vanité et le néant des richesses de la terre +et des honneurs après lesquels ils courent avec empressement... +Cette ville enfin, dans les rues de laquelle il +y a peu de temps on avait de la peine à passer par l'affluence +ordinaire du peuple qu'elle contenait, est aujourd'hui +livrée à la solitude, au silence, à l'indigence, +à la désolation, à la mort.»</p> + +<p>Mais quelle est la cause première du fléau et de tous +les malheurs qu'il entraîne à sa suite? L'homme apostolique, +malgré sa compassion pour ceux qui souffrent, ne +peut se la dissimuler, et la tendresse paternelle ne sau<span class='pagenum'><a name="Page_79" id="Page_79">[Pg 79]</a></span>rait +étouffer sur ses lèvres le cri de la vérité. Écoutons: +«N'en doutons pas, mes très-chers frères, c'est par le +débordement de nos crimes que nous avons mérité cette +effusion des vases de la colère et de la fureur de Dieu. +L'impiété, l'irréligion, la mauvaise foi, l'usure, l'impureté, +le luxe monstrueux se multipliaient parmi vous: +la sainte loi du Seigneur n'y était presque plus connue; +la sainteté des dimanches et des fêtes profanée; les +saintes abstinences ordonnées par l'Eglise et les jeûnes +également indispensables violés avec une licence scandaleuse, +les temples augustes du Dieu vivant devenus +pour plusieurs des lieux de rendez-vous, de conversation, +d'amusements; des mystères d'iniquité étaient +traités jusqu'au pied de l'autel, et souvent dans le temps +du divin sacrifice; le Saint des saints était personnellement +outragé dans le très-saint Sacrement par mille +irrévérences et par une infinité de communions indignes +et sacriléges!... si donc nous éprouvons combien il est +terrible de tomber entre les mains d'un Dieu en courroux, +si nous avons le malheur de servir d'exemple à +nos voisins et à toutes les nations, n'en cherchons point +la cause hors de nous.»</p> + +<p>Ce langage paraîtra peut-être sévère à quelques-uns +aujourd'hui, mais il ne semblait que juste à ceux qui +l'entendaient. Ils savaient d'ailleurs ce qu'il en coûtait +pour parler ainsi à leur saint évêque qu'ils avaient vu, +qu'ils voyaient sans cesse donner l'exemple de l'absolu +dévouement, comme il avait fait naguère de toutes les +vertus. Son zèle, disent à l'envi les historiens, son zèle +le multiplie en quelque sorte; on le voit parcourir les +rues à travers des monceaux de cadavres infectés; il<span class='pagenum'><a name="Page_80" id="Page_80">[Pg 80]</a></span> +entre dans les maisons dont la puanteur est extrême; il +y réconcilie les pécheurs couchés avec des morts sur le +même lit, les console, les encourage et sacrifie tout à la +douceur inexprimable de les voir mourir chrétiens. Les +secours spirituels qu'il prodiguait aux malades étaient +d'autant plus précieux qu'ils ne tardèrent pas à devenir +rares par la mort d'un grand nombre de prêtres qui, +dans l'exercice de leurs périlleuses fonctions, avaient +trouvé sous ses yeux le martyre et la couronne de la +charité... En même temps, il répand entre les mains +des pauvres, tourmentés par la famine, tout ce qu'il a +d'argent. Il se prive du nécessaire pour fournir à leurs +besoins.</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Il se montre partout où le danger l'appelle;<br /></span> +<span class="i0">Partout où le fléau semble le plus affreux,<br /></span> +<span class="i0">Il vole, et ses secours sont au plus malheureux,<br /></span> +</div></div> + +<p>a dit admirablement le poète<a name="FNanchor_24_24" id="FNanchor_24_24"></a><a href="#Footnote_24_24" class="fnanchor">[24]</a>. Afin qu'aucun ne fût +oublié, il réunit tous les indigents qui se présentent +dans une vaste enceinte où, pendant plusieurs mois, +chaque jour, il leur rend visite pour leur distribuer ou +leur faire distribuer les secours dont ils ont besoin.</p> + +<p>Le fléau cependant continuant ses ravages, le pieux +prélat, convaincu que de Dieu seul on pouvait obtenir +la cessation d'une telle calamité, résolut de consacrer, +par un vœu solennel sa personne et son diocèse au +Sacré-Cœur de Jésus. Ce fut dans ce but qu'il publia le +Mandement dont nous avons donné plus haut un +<span class='pagenum'><a name="Page_81" id="Page_81">[Pg 81]</a></span>extrait, et il fixa au 1<sup>er</sup> novembre, jour de la Toussaint, +la célébration de cette fête qui se fit avec les cérémonies +les plus augustes. Dès le matin, le son des cloches, +silencieuses depuis quatre mois, vint réjouir les Marseillais +dont les cœurs se réveillèrent à la foi comme à +l'espérance.</p> + +<p>Toutes les églises se trouvant fermées depuis longtemps, +le prélat fit dresser un autel au bout du Cours. Il +s'y rendit processionnellement à la tête de son clergé, +marchant la tête et les pieds nus, la corde au cou et la +croix entre les bras. Après avoir prononcé l'amende +honorable, suivie d'une exhortation des plus pathétiques, +souvent interrompue par les larmes et les sanglots +des assistants, il prononça à voix haute, la formule de +la consécration du diocèse au Sacré-Cœur, puis enfin +célébra solennellement le Saint-Sacrifice. Le peuple, +agenouillé sur la place et dans les rues voisines, s'unissait +du fond du cœur à son évêque, et le rayonnement +des visages au milieu du deuil témoignait de la confiance +de tous dans ces invocations suprêmes. Cette +espérance ne fut point trompée; à dater de ce jour, la +contagion commença visiblement à décroître et Marseille +sembla renaître. On avait craint que la réunion +de tant de personnes sur un même point n'amenât une +recrudescence du fléau, il n'en fut rien; la maladie +avait perdu toute sa force et si quelque étincelle de la +contagion parut se montrer encore, elle s'éteignit +aussitôt.</p> + +<p>Pour récompenser le zèle du prélat, le Roi, dans +l'année de 1746, le nomma à l'archevêché de Laon, la +seconde pairie de France; mais Belsunce ne put se +résigner à se séparer de ses ouailles qui lui étaient<span class='pagenum'><a name="Page_82" id="Page_82">[Pg 82]</a></span> +devenues plus chères que jamais et que désolait la nouvelle +de son départ. Quelques années après, il refusa +pareillement l'archevêché de Bordeaux, en déclarant +qu'il voulait mourir au milieu de son troupeau, comme +il fit en effet plus tard. Car, pendant une longue suite +d'années, il continua d'édifier les pieux fidèles par +l'exemple de ses vertus comme aussi de les éclairer, en +les prémunissant contre les erreurs en vogue, jansénisme +ou philosophisme, par ses instructions pastorales +si remarquables et bien dignes de celui qu'on désignait +partout sous le nom du <i>saint et savant évêque de Marseille</i>. +Après Clément XIII qui l'avait décoré du pallium, +Benoît XIII, dans un bref du 13 décembre 1751, lui +adressait ses félicitations dans les termes suivants: +«Nous vous regardons comme notre joie et notre couronne, +et comme la gloire et le modèle des pasteurs de +toutes les églises. Nous craignons même de diminuer +plutôt que d'augmenter l'éclat de vos vertus pastorales +en ajoutant de nouveaux éloges à ceux que vous avez +mérités et que vous ont si justement donnés nos prédécesseurs. +Nous sommes persuadé qu'il n'y a personne +qui ne connaisse votre nom et qui ne le célèbre par de +justes éloges.»</p> + +<p>Ce langage est la meilleure réponse qu'on puisse +opposer aux assertions de certains biographes modernes, +entre lesquels on s'étonne de trouver le rédacteur +de la <i>Biographie universelle</i>, et qui ne sont que l'écho +des jansénistes, «lesquels, dit l'<i>Encyclopédie catholique</i>, +lui ont fait un crime d'être resté attaché aux saines doctrines +de l'Église; mais ce n'est pas d'eux qu'il faut +apprendre à juger Belsunce; c'est dans ses œuvres qu'il<span class='pagenum'><a name="Page_83" id="Page_83">[Pg 83]</a></span> +s'est peint, dans ses <i>Instructions pastorales</i>, qui toutes +se distinguent par une piété douce et tendre, que ceux +mêmes qui l'ont accusé d'intolérance sont forcés de +reconnaître.» Entre ces éloquents écrits, on cite tout +particulièrement le <i>Traité de la bonne mort</i> et les deux +discours sur la <i>Prédestination</i> et sur la <i>Grâce</i>, qui, +d'après l'abbé Jauffret, «placent leur auteur au rang +de nos plus illustres docteurs.» Supérieure cependant, +peut-être, me semble l'instruction sur l'<i>Incrédulité</i>, où +je n'ai que l'embarras du choix entre les passages éloquents. +Je me borne à deux courtes citations:</p> + +<p>«Ce n'est plus en secret, c'est ouvertement et avec +une hardiesse étonnante que l'incrédulité se montre +sans voile et que partout elle proclame impunément ses +dogmes pernicieux. Peu contente de proposer furtivement +et sans dessein quelques difficultés détachées et +indépendantes les unes des autres, comme elle le faisait +autrefois, elle forme aujourd'hui des systèmes pleins à +la vérité d'absurdités, de contradictions, mais présentés +sous les couleurs les plus capables de tromper et d'entraîner +dans l'erreur les faibles et les ignorants, et de +faire illusion à tous ceux dont les cœurs sont déjà +séduits par leurs passions.... Des cœurs déjà subjugés +ou violemment sollicités par leurs passions désirent que +les systèmes mis sous leurs yeux soient véritables, et +plus ils le désirent plus aussi sont-ils portés à les admettre +comme certains.»</p> + +<p>Plus loin nous lisons: «Parce qu'un homme a le tort +de ne pas croire en Dieu, nous dit un fameux sceptique, +faut-il l'injurier?»—Voilà sans doute bien de +l'urbanité, bien de la charité, bien de la modération<span class='pagenum'><a name="Page_84" id="Page_84">[Pg 84]</a></span> +mais malheureusement il n'en fait paraître que pour +les incrédules. Il est bien éloigné de garder les mêmes +ménagements lorsqu'il parle de ceux qui, connaissant +les dangers des passions dont il est le panégyriste, travaillent +à les affaiblir et voudraient pouvoir les éteindre. +Il s'abandonne à leur égard à toute la vivacité de +son tempérament et à toute l'amertume de son faux +zèle; il ne craint plus de manquer d'urbanité et de +blesser la charité en leur attribuant le <i>comble de la folie</i> +et les traitant de <i>forcenés</i>.»</p> + +<p>Ces pages ne semblent-elles pas écrites d'hier, et à +l'adresse de certains journalistes, toujours prompts à +crier contre l'intolérance, mais peu soucieux de prêcher +d'exemple; car ils ne se font aucun scrupule, à l'occasion, +et même sans occasion, d'attaquer, calomnier, +injurier les catholiques, les prêtres, les évêques, et +le Pape lui-même, le Pape surtout.</p> + +<p>Belsunce, lorsqu'il parlait avec cette vigueur apostolique, +était déjà presque octogénaire et cette parole prophétique +était en même temps un adieu. Après avoir joui +longtemps d'une santé des plus robustes, le 4 juin 1755, +il succombait à une atteinte de paralysie suivie d'apoplexie. +Quoique privé de la parole, il conserva toute sa connaissance, +et par ses regards et par des signes témoignait +encore de sa résignation et de sa piété. Après avoir reçu +les saintes onctions, il s'endormit du sommeil des justes. +Est-il besoin de dire la solennité de ses funérailles et l'affluence +d'un peuple immense accouru des points les plus +éloignés du diocèse et qui par ses larmes attestait sa +vénération et ses regrets? À voir ce deuil on eût dit autant +de fils autour du cercueil du plus tendre des pères.<span class='pagenum'><a name="Page_85" id="Page_85">[Pg 85]</a></span><br /><br /></p> + +<h2>II</h2> + +<h3>ROZE.</h3> + + +<p>Roze (Nicolas, dit le chevalier), était né à Marseille +en 1671, la même année que Belsunce, d'une honnête +famille de négociants. Ses parents le destinaient à +suivre la même carrière et, ses études terminées, il se +rendit, en 1696, à Alicante, royaume de Valence, pour +y prendre la direction d'une maison de commerce +fondée par son frère aîné. Il ne trompa point la confiance +de ce dernier et fit preuve d'autant de prudence +que d'intelligence, quoique porté d'ailleurs par ses +goûts plutôt vers la carrière des armes que vers le commerce. +Aussi lorsqu'après l'avènement de Philippe V, +petit-fils de Louis XIV, l'Espagne eut à lutter contre une +coalition qui porta la guerre jusque dans l'intérieur du +pays même envahi par l'armée des alliés, Roze, en bon +Français qu'il était, ne put résister à son ardeur guerrière +qu'aiguillonnait le patriotisme. Levant à ses frais +deux compagnies, infanterie et cavalerie, il se mit à +leur tête et repoussa plusieurs détachements ennemis +qui s'étaient avancés jusque sous les murs d'Alicante. +Cette ville, à quelque temps de là, fut assiégée par des +forces considérables, et le gouverneur, qui avait pu +apprécier le courage de Roze comme sa capacité militaire, +lui confia le commandement du château que le +jeune Français défendit avec une glorieuse opiniâtreté, +en ne consentant à capituler qu'après avoir épuisé +toutes ses munitions et provisions.<span class='pagenum'><a name="Page_86" id="Page_86">[Pg 86]</a></span></p> + +<p>Souffrant encore d'une blessure reçue pendant le +siége, Roze revint dans sa patrie pour achever de se +guérir. Dès qu'il fut suffisamment rétabli, il partit +pour Versailles où il se rendait d'après une invitation +expresse du roi Louis XIV qui, en le félicitant de sa +bravoure et de son zèle patriotique, lui remit la croix +de Saint-Lazare avec le bon d'une gratification de +10,000 livres. Peu après (1707), Roze repartit pour +l'Espagne et il se distingua entre les plus braves à la +bataille d'Almanza. Chargé d'une mission secrète pour +Alicante dont les Anglais s'étaient emparés, il fut fait +prisonnier et ne recouvra sa liberté que lors de +l'échange général. Revenu à Marseille, il y demeura +jusqu'à sa nomination comme consul à Modon, dans la +Morée.</p> + +<p>Après trois années de séjour en Orient, de graves +intérêts de famille le rappelèrent en France, en 1720, +et, coïncidence remarquable, il entrait dans le port de +Marseille en même temps que le vaisseau qui apportait, +comme nous l'avons dit, le germe fatal du fléau dont +les ravages devaient être si terribles. Roze, ou mieux +le chevalier Roze, comme on l'appelait dès lors, avait +fait preuve sur les champs de bataille d'autant d'intrépidité +que de sang-froid, mais qu'était ce courage +auprès de celui qu'il allait déployer sur ce nouveau +théâtre et qui fait de lui, bien mieux que les plus célèbres +exploits, un incomparable héros? Car enfin, sur les +champs de bataille, pour oublier le péril ou le mépriser, +pour se montrer brave et très-brave, à moins d'un +tempérament malheureux, il ne faut en quelque sorte +que se laisser aller et céder à la nature. Tout vous<span class='pagenum'><a name="Page_87" id="Page_87">[Pg 87]</a></span> +excite et sert d'aiguillon. Le bruit des instruments +guerriers, l'odeur de la poudre, l'exemple des camarades, +l'ardeur patriotique et les rêves de gloire, en +outre de la grande pensée du devoir, tout contribue à +élever l'homme au-dessus de lui-même, et l'exaltant +par l'enthousiasme, à lui donner cette force surhumaine +qui fait qu'après la victoire, le vaillant soldat, tout le +premier, s'étonne de ce qu'il a pu accomplir pendant +cette ivresse à la fois sublime et terrible du combat, où +l'escalade d'une muraille à pic, sous le feu des batteries +croisant leurs feux, ne fut qu'un jeu pour son +audace.</p> + +<p>Mais il n'en va pas ainsi en face de ce danger bien +autrement formidable qui résulte d'une épidémie, d'une +contagion, éclatant avec violence et qui dure des semaines, +des mois, des années parfois. Là, nulle prévoyance +possible, nul espoir de lutter même à armes +inégales contre un ennemi qui, à toute heure de nuit +comme de jour, vous menace, à tout instant peut vous +atteindre, qu'on sent partout quoique partout insaisissable +et invisible, mais révélant à chaque pas sa présence +par les plus effroyables coups. Et rien ici qui +vous excite quand tant de choses au contraire semblent +faites pour décourager: la panique générale, la terreur +de ceux qui fuient comme de ceux qui restent, l'horreur +et le spectacle menaçant de tant de morts soudaines et +funestes:</p> + +<p> +<i>Luctus ubique pavor et plurima mortis imago!</i><br /> +</p> + +<p>Certes, pour rester calme et intrépide dans de telles +circonstances, il faut une force d'âme peu commune; il<span class='pagenum'><a name="Page_88" id="Page_88">[Pg 88]</a></span> +faut cette héroïque sérénité que donne à l'homme de +bien la conscience d'un grand devoir à remplir sous +l'œil de Dieu avec la certitude que s'il succombe, victime +ou plutôt martyr de son dévouement, la récompense +ne lui manquera pas là-haut, mourût-il ignoré +des hommes pour lesquels il a donné sa vie. Ce genre +de courage, le plus difficile quoique pas toujours le plus +apprécié de la foule, fut celui du chevalier Roze, d'autant +plus admirable en cela que son dévouement était +tout spontané, tout volontaire, et que, n'ayant dans la +ville aucune position officielle, rien ne l'obligeait à y +rester; comme tant d'autres, à la première nouvelle +du péril, il pouvait s'éloigner. Mais tout au contraire, +bien différente fut sa conduite. La peste se déclare, +aussitôt il se met à la disposition de ces courageux citoyens +dont les noms, comme on l'a dit, ne doivent jamais +s'oublier: le gouverneur Viguier, les échevins J.-B. +Estille, J.-P. Moustier, J.-B. Audimar et B. Dieudé. On +connaissait le courage de Roze, qui avait fait ses preuves +comme militaire; on savait ou plutôt on pressentait +son énergie; aussi, pendant que l'on divise la ville en +cent cinquante districts confiés à différentes personnes +pour veiller aux besoins les plus pressants, il est nommé +seul commissaire pour le quartier populeux dit de la +Rive-Neuve, depuis l'Arsenal jusqu'à l'abbaye de Saint-Victor.</p> + +<p>Roze à l'instant se rend à son poste, l'un des plus périlleux, +le plus périlleux peut-être. Par ses soins, un +hôpital est établi sous les voûtes de la Corderie pour y +recevoir et soigner les pestiférés qu'on présente. Aux +indigents, il prodigue avec les secours son argent sans<span class='pagenum'><a name="Page_89" id="Page_89">[Pg 89]</a></span> +s'inquiéter s'il lui sera rendu. Il veille aux inhumations +comme au transport des malades; mais le fléau va croissant; +les places publiques, les rues, les maisons, les navires +même dans le port regorgent de cadavres. Le +chevalier de Rancé, commandant des galères, accorde +des secours d'hommes et, chaque matin, trois échevins +montent à cheval pour présider à cette dangereuse besogne +de l'enlèvement des morts; le quatrième, étant +retenu à l'hôtel-de-ville pour l'expédition des affaires +d'urgence, le chevalier Roze se trouve là toujours pour +le remplacer. De vastes fosses ont été creusées dans la +campagne, et grâce à l'héroïque dévouement comme à +l'infatigable activité de ces hommes de cœur, chefs et +soldats, travaillant sans relâche, même la nuit à la +lueur des torches, la ville, au bout de quelques jours, +put être déblayée, les monceaux de cadavres gisant dans +les rues ayant été successivement enlevés.</p> + +<p>Mais il est un endroit dans la ville qu'il semble +comme impossible d'aborder, quoiqu'il soit un foyer de +pestilence dont les émanations putrides, quand le vent +souffle de la mer surtout, portent par toute la cité de +nouveaux germes de contagion: c'est l'esplanade de la +<i>Tourette</i> s'étendant depuis le fort Saint-Jean jusqu'à +l'église de la Major, et où sont entassés plus de <i>douze +cents</i> cadavres, se putréfiant sous les ardents rayons du +soleil, et dont les plus récents gisent là depuis plus de +trois semaines. Le terrain ne permet pas de creuser des +fosses dans le voisinage, et toutefois, comment se risquer +à remuer cet effroyable charnier pour transporter les +restes au travers de la ville?</p> + +<p>À la suite d'un conseil tenu chez le gouverneur, Roze,<span class='pagenum'><a name="Page_90" id="Page_90">[Pg 90]</a></span> +qui s'était offert le premier comme toujours, se rend +seul à la Tourette. Bravant la puanteur intolérable, il +traverse l'esplanade, en escalant les cadavres, et arrive +à l'extrémité du rempart du côté de la mer. Là il découvre +au pied de la muraille des bastions construits +anciennement et abandonnés. Bientôt il a pu s'assurer +qu'ils sont vides à l'intérieur et très-profonds sous les +quelques pieds de terre qui ferment l'entrée. Voilà les +immenses tombeaux dont il avait besoin et que lui offre +un heureux hasard. Mais point de temps à perdre, car +le projet, s'il n'était immédiatement réalisé, deviendrait +peut-être inexécutable. Roze retourne à l'Hôtel-de-Ville, +où sa proposition ne trouve que des approbateurs. Le +lendemain, dès le matin, les bastions sont défoncés et déblayés. +Le chevalier, alors suivi de ses ouvriers, composés +d'une compagnie de soldats et d'une centaine de forçats +fournis par le commandant des galères, remonte dans la +ville et se dirige vers la <i>Tourette</i>. Sur la place de <i>Linche</i> il +arrête sa troupe, fait distribuer du vin à ses hommes et +les encourage par de mâles paroles, sans leur dissimuler +toutefois le péril et l'horreur surtout du spectacle qui +les attend. Quoique avertis cependant, en approchant +de l'esplanade, les plus hardis reculent repoussés par +l'odeur méphitique, malgré les mouchoirs imbibés de +vinaigre dont, par l'ordre du chevalier, ils ont pris soin +de se ceindre la tête. Roze, toujours tranquille, sinon +impassible, voit leurs hésitations qui peuvent, si l'on +n'en triomphe pas, devenir de la terreur panique. Il +comprend que les paroles ne suffisent point et qu'il faut +davantage, qu'il faut l'exemple. Il saute à bas de son +cheval, s'avance au milieu de l'esplanade, et saisissant<span class='pagenum'><a name="Page_91" id="Page_91">[Pg 91]</a></span> +par les jambes le premier cadavre qui se trouve à sa portée, +il le traîne jusqu'au rempart, le soulève et le précipite +dans le bastion béant. À cette vue, un frémissement +parcourt la foule, un cri, le même cri, expression d'admiration +et d'enthousiasme, sort de la poitrine de tous.</p> + +<p>—Vive Roze! Vive le chevalier!</p> + +<p>La peur qui paralysait les plus hardis, s'est évanouie +comme par enchantement. Les soldats et les autres à l'envi +se précipitent sur l'esplanade et le chevalier, profitant +de cet élan, dirige si habilement leurs efforts que dans +un temps assez court, tous les cadavres étaient enlevés +et lancés dans les bastions, puis recouverts de chaux et +de terre. Cela avait lieu, le 16 septembre 1720. Par une +espèce de miracle, Roze qui semblait, comme Belsunce, +couvert d'un bouclier céleste:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Sous l'aile du Seigneur, le prélat vénérable<br /></span> +<span class="i0">Dans le commun fléau demeure invulnérable;<br /></span> +</div></div> + +<p>Roze en fut quitte pour une légère indisposition; mais +les pauvres forçats et les braves soldats, à l'exception de +deux ou trois, au bout de quelques jours, avaient succombé, +en rendant à la ville un immense, un inappréciable +service. Le chevalier resta jusqu'à la fin intrépide, +infatigable au poste du péril et ce fut seulement lorsque +toute trace d'épidémie eut disparu, qu'il songea à +prendre quelque repos et à se démettre de ses fonctions.</p> + +<p>«Comme on a pu le remarquer dans l'histoire de plusieurs +illustres bienfaiteurs de l'humanité, dit M. Paul +Autran<a name="FNanchor_25_25" id="FNanchor_25_25"></a><a href="#Footnote_25_25" class="fnanchor">[25]</a>, le chevalier Roze avait si peu compté sur<span class='pagenum'><a name="Page_92" id="Page_92">[Pg 92]</a></span> +l'éclat de la renommée comme récompense de ses belles +actions, qu'il ne songea nullement à exploiter à son +profit la popularité qu'il s'était acquise. Il rentra dans +l'obscurité. Quant à la récompense que son dévouement +avait si bien méritée, il est vrai de dire qu'il ne semble +pas qu'on ait rien fait de ce qu'on aurait dû faire en sa +faveur après la cessation de la peste. Dans les actes de +la famille, il ne porte que le titre modeste de capitaine +d'infanterie, à la suite de la garnison de Marseille. Mais +qu'importe! plus de richesses et d'honneur n'auraient +rien ajouté à sa gloire.» Et là haut assurément, la +récompense et des plus belles ne manqua point à ce héros, +qui fut lui aussi un héros chrétien, car la religion +seule peut exalter jusqu'à la sublime abnégation d'un +tel dévouement.</p> + +<p>D'ailleurs Roze eut aussi, même ici-bas, une première +et douce récompense. C'est à tort que des écrivains, +Marmontel et Lacretelle entre autres, ont affirmé qu'il +mourut dans l'indigence. Parti en 1722 de Marseille +pour se rendre à Paris, d'après l'invitation de quelques +amis, le chevalier dut s'arrêter au hameau de Gavotte, +près de Septêmes, par suite d'un accident arrivé à sa +voiture. Dans la maison qui lui donna l'hospitalité, se +trouvait une jeune et aimable personne, M<sup>lle</sup> Labasset +qui, pleine d'admiration pour son dévouement, s'estima +heureuse (quoiqu'il ne fût ni jeune ni riche) de lui offrir +sa main et avec elle sa fortune assez considérable. Roze, +tout désintéressé qu'il fût, en acceptant la première, ne +put refuser la seconde. Le mariage se fit dans une chapelle +dépendant de la paroisse de Pennes; et Roze, au +lieu de continuer son voyage, revint à Marseille, où il<span class='pagenum'><a name="Page_93" id="Page_93">[Pg 93]</a></span> +vécut dans la retraite, content du bien qu'il pouvait faire +et de la joie qu'il trouvait dans un paisible et charmant +intérieur. Marmontel se trompe encore quand il dit que +sa fille, à cause de sa pauvreté, se fit religieuse. Il mourut, +sans laisser d'enfants, le 2 septembre 1733, à l'âge +de soixante-deux ans, et nul doute qu'il ait reçu à son +heure suprême la bénédiction de son évêque, qui devait +lui survivre tant d'années encore. On peut affirmer pareillement +sans crainte de se tromper que, malgré le +silence qui depuis un temps s'était fait autour de sa +gloire, la mort de Roze fut un deuil pour tous ses concitoyens +et que la ville entière voulut assister à ses funérailles.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_21_21" id="Footnote_21_21"></a><a href="#FNanchor_21_21"><span class="label">[21]</span></a> Portraits et Histoire des hommes utiles.—1835-1836.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_22_22" id="Footnote_22_22"></a><a href="#FNanchor_22_22"><span class="label">[22]</span></a> Œuvres choisies de Belsunce.—Tome 1<sup>er</sup>.—1822.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_23_23" id="Footnote_23_23"></a><a href="#FNanchor_23_23"><span class="label">[23]</span></a> La Fontaine.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_24_24" id="Footnote_24_24"></a><a href="#FNanchor_24_24"><span class="label">[24]</span></a> Millevoye. <i>La Peste de Marseille</i> (poème).</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_25_25" id="Footnote_25_25"></a><a href="#FNanchor_25_25"><span class="label">[25]</span></a> <i>Éloge de Roze</i>, par Paul Autran.</p></div><p><span class='pagenum'><a name="Page_94" id="Page_94">[Pg 94]</a></span></p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="BERANGER" id="BERANGER"></a>BÉRANGER</h2> + + +<p>Peu d'hommes ont joui de leur vivant d'une pareille +popularité, d'une telle renommée, mais qui ne devaient +lui survivre que très diminuées, et cela fort justement +d'ailleurs.—«Il a créé dans notre littérature, dit un +judicieux critique, un genre qui n'existait pas avant lui, +la chanson lyrique ou l'ode chantée. Son style est toujours +(non pas, certes) pur, correct, élégant, son vers +souvent inspiré. Lorsqu'il veut chanter les malheurs ou +les gloires de la patrie, il élève et entraîne. Il sait aussi +exprimer des sentiments plus tendres, et faire vibrer les +fibres du cœur. Toutefois, même sous le rapport littéraire, +il a été trop vanté. Comme chansonnier il manque +de gaîté; son rire est amer et n'a ni l'abandon ni +l'entrain de celui de Désaugiers, son émule. Comme +poète lyrique, il manque de souffle; il a de l'inspiration, +mais une inspiration qui dure peu et ne va guère au-delà +de la première ou de la seconde strophe. Les +épithètes oiseuses ou redondantes prennent trop souvent +la place de la pensée; les chevilles même n'y sont pas +rares. Les refrains seuls sont toujours heureux et viennent +se graver d'eux-mêmes dans la mémoire. À tout +prendre, Béranger est un poète, un vrai poète, mais +qui doit plus encore à l'art et au travail qu'à la nature.<span class='pagenum'><a name="Page_95" id="Page_95">[Pg 95]</a></span> +Ses contemporains l'ont placé au premier rang, mais la +postérité plus juste le fera descendre au second (voire +même au troisième) qui seul lui appartient.»</p> + +<p>Ce qui est par dessus tout regrettable et déplorable, +c'est que, dans les œuvres du chansonnier, se rencontrent, +et nombreuses, des pièces licencieuses, irreligieuses, +cyniquement impies, ou qui sont empreintes +des passions politiques et des haines injustes de l'époque. +Pourtant ce n'était point un sentiment violent qui +les avait dictées à l'auteur, s'il est vrai qu'il ait répondu +à des amis lui conseillant de retrancher ces chansons:</p> + +<p>«Je m'en garderais bien, ce sont celles-là qui servent +de passe-port aux autres.»</p> + +<p>Cette parole, que rapporte la <i>Biographie universelle</i> +de Feller, serait tellement blâmable et coupable qu'on +incline à douter de son authenticité. Le biographe nous +dit d'ailleurs: «Pendant les dernières années de sa vie, +Béranger montra des sentiments meilleurs que ceux +qu'il avait eus jusque-là; s'il n'était pas croyant encore, +il parlait de la religion avec respect; il tenait à rappeler +qu'il avait toujours été spiritualiste. Il avait conservé +des relations avec sa sœur qui était religieuse, et depuis +longtemps retirée dans un couvent où elle priait et +expiait pour son frère; il s'était mis aussi en relation +avec le curé de sa paroisse qu'il chargeait de distribuer +ses aumônes; car, quoique peu riche, il était bienfaisant. +Lorsque sa dernière heure approcha, le prêtre et +la religion vinrent au chevet du malade et furent bien +reçus; il sortit de sa bouche des paroles sympathiques, +chrétiennes même, et l'on peut croire qu'un retour à +Dieu plus complet et plus consolant aurait eu lieu si de<span class='pagenum'><a name="Page_96" id="Page_96">[Pg 96]</a></span> +malheureux amis (quels amis que ceux-là!) n'étaient +intervenus pour l'empêcher.»</p> + +<p>Sa mort eut lieu à Paris, le 16 juillet 1857, à l'âge de +77 ans; il était né dans cette même ville le 19 août 1780 +comme lui-même le dit dans la chanson intitulée le +<i>Tailleur et la Fée</i>.</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Dans ce Paris plein d'or et de misère,<br /></span> +<span class="i0">En l'an du Christ mil sept cent quatre-vingt,<br /></span> +<span class="i0">Chez un tailleur, mon pauvre vieux grand-père,<br /></span> +<span class="i0">Moi, nouveau né, sachez ce qui m'advint:<br /></span> +<span class="i0">Rien ne prédit la gloire d'un Orphée<br /></span> +<span class="i0">À mon berceau qui n'était pas de fleurs;<br /></span> +<span class="i0">Mais mon grand-père, accourant à mes pleurs,<br /></span> +<span class="i0">Me trouve un jour dans les bras d'une fée;<br /></span> +<span class="i0">Et cette fée, avec de gais refrains,<br /></span> +<span class="i0">Calmait le cri de mes premiers chagrins.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">Le bon vieillard lui dit, l'âme inquiète:<br /></span> +<span class="i0">«À cet enfant quel destin est promis?»<br /></span> +<span class="i0">Elle répond: «Vois-le, sous ma baguette,<br /></span> +<span class="i0">Garçon d'auberge, imprimeur et commis.<br /></span> +<span class="i0">Un coup de foudre ajoute à mes présages<a name="FNanchor_26_26" id="FNanchor_26_26"></a><a href="#Footnote_26_26" class="fnanchor">[26]</a>.<br /></span> +<span class="i0">Ton fils atteint va périr consumé;<br /></span> +<span class="i0">Dieu le regarde, et l'oiseau ranimé<br /></span> +<span class="i0">Vole en chantant braver d'autres orages.<br /></span> +<span class="i0">...........<br /></span> +<span class="i0">Tous les plaisirs, sylphes de la jeunesse,<br /></span> +<span class="i0">Éveilleront sa lyre au sein des nuits.»<br /></span> +<span class="i0">Le vieux tailleur s'écrie: «Eh quoi! ma fille<br /></span> +<span class="i0">Ne m'a donné qu'un faiseur de chansons!<br /></span> +<span class="i0">Mieux jour et nuit vaudrait tenir l'aiguille<br /></span> +<span class="i0">Que, faible écho, mourir en de vains sons.<br /></span><span class='pagenum'><a name="Page_97" id="Page_97">[Pg 97]</a></span> +<span class="i0">—Va, dit la fée, à tort tu t'en alarmes;<br /></span> +<span class="i0">De grands talents ont de moins beaux succès.<br /></span> +<span class="i0">Ses chants légers seront chers aux Français,<br /></span> +<span class="i0">Et du proscrit adouciront les larmes.»<br /></span> +</div></div> + +<p>Cette pièce, l'une des meilleures inspirations de +Béranger, est en quelque sorte une auto-biographie du +poète comme aussi en même temps un spécimen remarquable +de son talent, ce qui nous a fait la citer pour la +plus grande partie.</p> + +<p>Vanité de la gloire humaine! Béranger à peine dans +la tombe, en dépit de ses funérailles si magnifiques, le +silence, précurseur de l'oubli, se fit autour de l'idole. +L'ombre descendit sur la statue debout encore sur le +piédestal, mais devant laquelle la foule passait de plus +en plus rapide et froide, indifférente, parfois dédaigneuse. +Dans les rangs mêmes de ceux qui s'étaient +montrés les plus prodigues de louanges, il se trouvait +des aristarques, M. Pelletan, par exemple, pour discuter, +presque contester le talent, le caractère même du +poète, et nous étonner par la sévère impartialité de +leurs jugements. Aussi maintenant qui lit Béranger, +et combien se vend-il, bon an, mal an, de ses ouvrages?</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_26_26" id="Footnote_26_26"></a><a href="#FNanchor_26_26"><span class="label">[26]</span></a> L'auteur fut frappé de la foudre dans sa jeunesse.<span class='pagenum'><a name="Page_98" id="Page_98">[Pg 98]</a></span></p></div> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="BERTHOLLET" id="BERTHOLLET"></a>BERTHOLLET</h2> + + +<h2>I</h2> + +<p>Peu de temps avant le 9 thermidor, un dépôt graveleux, +trouvé au fond de quelques barriques d'eau-de-vie, +donna lieu à une grave accusation contre un fournisseur +qui, dit-on, voulait empoisonner les soldats. On confie +à un chimiste, déjà célèbre, l'analyse du liquide. Tout +semblait prouver qu'on cherchait un coupable afin de +s'emparer des richesses du fournisseur. L'examen du +liquide confirme cette présomption et le chimiste, n'écoutant +que le devoir et la conscience, n'hésite pas à faire +un rapport favorable. Appelé bientôt après devant le +Comité du salut public, il est soumis à un interrogatoire +qui n'était rien moins que rassurant.</p> + +<p>—Es-tu sûr de ce que tu dis? lui fut-il demandé d'un +ton menaçant.</p> + +<p>—Très-sûr, répond avec calme le savant.</p> + +<p>—Ferais-tu sur toi-même l'épreuve de cette eau-de-vie.</p> + +<p>Le chimiste, sans répondre, emplit un verre du liquide +et l'avale d'un trait.</p> + +<p>—Tu es bien hardi.</p> + +<p>—Moins que je ne l'étais en écrivant mon rapport.</p> + +<p>L'accusation fut abandonnée, grâce à l'intrépide fer<span class='pagenum'><a name="Page_99" id="Page_99">[Pg 99]</a></span>meté +du savant qui, dans une autre circonstance, fit +preuve encore du sang-froid le plus étonnant. C'était +pendant l'expédition d'Égypte: un jour, que pour certaines +recherches, il remontait le Nil dans une barque, +tout à coup, sur le rivage, parurent des Mameluks, et +sur la barque plut une grêle de balles. Pendant que +les rameurs faisaient force de rames dans l'espoir +d'échapper, on vit le savant en question occupé à +remplir ses poches des pierres, servant à lester l'embarcation.</p> + +<p>—Et que faites-vous là? lui dit un autre voyageur.</p> + +<p>—Vous le voyez, répondit-il, je prends mes précautions +pour couler plus vite, afin de n'être pas mutilé par +ces barbares.</p> + +<p>La barque cependant put échapper au péril, et ceux +qui la montaient arrivèrent sains et saufs au port. Or, +le savant qui, sans y songer, donnait à nos braves soldats +des leçons de courage, c'était Berthollet, l'homme +illustre dont Cuvier put dire à juste titre:</p> + +<p>«Témoin des événements les plus surprenants, porté +par eux dans des climats lointains, élevé à de grandes +places et à des dignités éminentes, tout ce monde extérieur +est peu de chose pour lui en comparaison de la +vérité. Particulier, académicien, sénateur, pair de +France, il n'existe que pour méditer et pour découvrir. +La science fait naître à chaque instant dans ses mains +de ces procédés avantageux, de ces industries fructueuses +qui enrichissent les peuples; mais ce n'est point pour +ces applications faciles qu'il la poursuit, c'est pour elle +seule. Dans l'invention la plus utile, il ne voit qu'un +théorème de plus, et dans ce théorème qu'un échelon<span class='pagenum'><a name="Page_100" id="Page_100">[Pg 100]</a></span> +d'où il s'efforce d'apercevoir et d'atteindre un théorème +plus élevé<a name="FNanchor_27_27" id="FNanchor_27_27"></a><a href="#Footnote_27_27" class="fnanchor">[27]</a>.»</p> + +<p>En effet, cet homme illustre à qui la chimie, au commencement +de ce siècle, fut redevable d'immenses progrès, +ne songea jamais à tirer parti de ses découvertes +qu'il eût pu tenir secrètes, sans que personne l'en eût +blâmé. Le chlore ne lui valut qu'un ballot de toiles blanchies +par son procédé; encore sa délicatesse hésitait-elle +à accepter, alors que les Anglais auraient plus volontiers +encore offert de le prendre pour associé; ce qui +eût été pour lui toute une fortune.</p> + +<p>«Personne n'ignore aujourd'hui ce que c'est qu'une +blanchisserie berthollienne. On dit même dans les ateliers, +<i>bertholler</i>, <i>berthollage</i>: on y entretient des ouvriers +que l'on y appelle des <i>bertholleurs</i>. Rien ne met plus +authentiquement le sceau au mérite d'une découverte. +C'est la seule récompense qu'en ait tirée l'auteur, et il +n'en désira point d'autre.»</p> + +<p>Pourtant, à cette époque antérieure à la Révolution, +il n'était point riche quoique arrivé à une position déjà +fort honorable, prix de sa laborieuse persévérance.<br /><br /></p> + + +<h2>II</h2> + +<p>Berthollet (Claude-Louis), d'une famille originaire de +la France, mais expatriée, naquit à Talloire, à deux +lieues d'Annecy, le 9 octobre 1748. Il appartenait par +sa mère, Philiberte Donier, à une des familles nobles de<span class='pagenum'><a name="Page_101" id="Page_101">[Pg 101]</a></span> +la Savoie: son père était châtelain du lieu. Rien ne fut +négligé pour l'éducation de l'enfant, quoique la fortune +des parents fût médiocre. Après quelques années passées +au collége d'Annecy, il fut envoyé à celui de Chambéry, +et termina ses études classiques au collége des Provinces +de Turin. Les plus brillantes carrières semblaient ouvertes +à sa jeune ambition, mais son goût pour les +sciences lui fit préférer la médecine. Reçu docteur en +1768, il vint quelques années après à Paris, trouvant +que dans la province les ressources lui manquaient pour +l'étude vers laquelle il se sentait plus particulièrement +entraîné, celle de la chimie. Il ne se trompait pas; mais +arrivé à Paris, où il ne connaissait personne et la bourse +assez peu garnie, il ne tarda pas à se trouver dans l'embarras. +La pensée lui vint alors de s'adresser au célèbre +médecin génevois Tronchon, son compatriote, qui, prévenu +par son air franc et ouvert et par la tournure sérieuse +de son esprit, lui fit le meilleur accueil et devint +bientôt pour lui comme un père. Afin de lui assurer +d'abord une existence tranquille, il le recommanda au +duc d'Orléans qui le nomma l'un de ses médecins, en +même temps qu'il faisait mettre à la disposition du +jeune savant son laboratoire de chimie, dans lequel volontiers +le prince se renfermait pour expérimenter avec +l'habile préparateur Guettard, son maître comme celui +de son père. Rien ne pouvait être plus précieux pour +Berthollet, qui comprit aussitôt qu'il avait trouvé sa +voie, ce qui lui fut confirmé par l'illustre Lavoisier, dont +il fit connaissance quelque temps après. Plusieurs Mémoires +publiés successivement par lui de 1776 à 1780 et +«empreints, dit M. Parisot, de cette sagacité, de cette<span class='pagenum'><a name="Page_102" id="Page_102">[Pg 102]</a></span> +finesse, de cette étendue dont plus tard il devait présenter +aux savants le modèle accompli,» attirèrent l'attention +de l'Académie des sciences qui le nomma adjoint chimiste +à la place de Bucquet (15 avril 1780), et cinq ans +après, l'admit au nombre de ses membres.</p> + +<p>Il continua dès lors avec plus de zèle que jamais ses +expériences et ses publications, et en 1787, de concert +avec Guyton de Morveau, Lavoisier et Fourcroy, il +s'occupa de la refonte de la terminologie scientifique, +qu'ils réussirent à faire prévaloir. «Comparé au langage +extravagant que la chimie avait hérité de l'art +hermétique, dit Cuvier, ce nouvel idiome fut un service +réel rendu à la science, et contribua à accélérer l'adoption +de nouvelles théories.»</p> + +<p>En 1789, dans le tome II des <i>Annales de chimie</i>, notre +savant publia, sous le titre de: <i>Blanchiment des toiles +avec l'acide muriatique oxygéné</i>, le résultat de ses expériences +relatives au chlore, «une découverte, dit Parisot, +qui l'eût rendu <i>dix fois millionnaire</i>, s'il eût voulu +l'exploiter à son seul profit.» D'autres découvertes +également utiles suivirent celle-là. On dut par exemple +à Berthollet un moyen nouveau de conserver l'eau +douce pour les navigations de long cours, en faisant +brûler l'intérieur des tonneaux destinés à la contenir.</p> + +<p>Berthollet, depuis longtemps était devenu Français +par des lettres de naturalisation qu'il avait été heureux +d'obtenir. Aussi, ce ne fut pas en vain, qu'en 1792, +devant les menaces de la plus formidable coalition, la +France fit appel au patriotisme de son fils d'adoption. +De tous les points de l'horizon, au Nord, au Midi, à +l'Est, à l'Ouest, des légions ennemies envahissaient<span class='pagenum'><a name="Page_103" id="Page_103">[Pg 103]</a></span> +notre territoire et la France n'avait à leur opposer que +des conscrits auxquels manquaient, avec l'habitude +des armes, les munitions et le matériel de guerre. Mais, +grâce à Berthollet et à son ami Monge, aidés par un +petit bataillon de chimistes choisis par eux, on trouva +sur notre sol même tout ce qu'on s'était trop habitué à +demander à l'étranger: le soufre, le salpêtre, l'airain; +dès lors les produits de nos fabriques et de nos arsenaux +suffirent à la prodigieuse consommation de quatorze +armées. Aussi, n'est-on que juste, en reconnaissant et +proclamant que la France, sauvée alors de l'invasion et +du démembrement, ne dut pas moins ce bonheur au +zèle infatigable de nos savants qu'à l'héroïque dévouement +des soldats combattant et mourant aux frontières.</p> + +<p>Pendant l'année 1791, Berthollet fut envoyé en +Italie par le Directoire comme président de la commission +chargée du choix des objets d'art les plus précieux +qui devaient être transportés à Paris. La noble conduite +de Berthollet dans ces circonstances lui valut l'estime +du général en chef Bonaparte, qui, plein d'admiration +pour sa science comme pour son caractère, résolut dès +lors de se l'attacher. Seul il connut à l'avance le secret +de l'expédition d'Égypte, dont il fit partie pour le plus +grand avantage de la science comme de l'armée. Pendant +l'insurrection du Caire, ce fut à son courage et à +sa présence d'esprit que les membres de l'Institut +durent de conserver avec la vie tous les trésors scientifiques +recueillis jusqu'alors. Quand, après la levée du +siége de Saint-Jean-d'Acre, la peste se déclara dans le +camp français, il n'hésita point à s'associer à Larrey +pour reconnaître, dès les premiers symptômes, la pré<span class='pagenum'><a name="Page_104" id="Page_104">[Pg 104]</a></span>sence +du fléau et indiquer les mesures qui pourraient +rendre la contagion moins terrible. Monge, tombé malade, +dut la vie à ses soins fraternels.</p> + +<p>Lorsqu'on fut de retour en France, Bonaparte n'oublia +pas les services rendus par notre savant, qui, +membre du Sénat conservateur après le 18 brumaire, +fut ensuite nommé comte, grand officier de la Légion +d'honneur, grand'croix de l'ordre de la Réunion, etc. +«Heureusement pour la science, dit Parisot, il ne se +laissa ni éblouir, ni absorber par des fonctions aussi +élevées, aussi importantes. Toujours il conserva sa simplicité +et son goût pour la retraite et l'étude.»</p> + +<p>Les revenus de ses emplois, et en particulier de la +sénatorie de Montpellier, étaient dépensés au profit de +la science et servaient à l'entretien d'un magnifique +laboratoire, toujours ouvert aux étrangers comme aux +amis et surtout à de nombreux élèves que l'illustre +maître voyait avec plaisir s'exercer sous ses yeux aux +préparations les plus délicates. Mais la générosité de +Berthollet l'ayant entraîné, il dut enfin s'apercevoir +que son budget des recettes et dépenses se soldait par +un déficit; résolu tout aussitôt à rétablir l'équilibre, +mais sans détriment pour la science, il établit dans sa +maison l'économie la plus sévère, et vendit chevaux et +voitures.</p> + +<p>On avertit l'Empereur, qui, tout aussitôt, mande +Berthollet aux Tuileries. Après quelques reproches +bienveillants relativement au silence gardé par le +savant sur sa situation critique, Napoléon lui dit:</p> + +<p>«Souvenez-vous que j'ai toujours 100,000 écus au +service de mes amis.»<span class='pagenum'><a name="Page_105" id="Page_105">[Pg 105]</a></span></p> + +<p>Et cette somme fut remise le lendemain à Berthollet, +qui, tout occupé de ses expériences et confiné pour ainsi +dire dans son laboratoire, n'en sortait que bien rarement +pour se rendre aux Tuileries, et ne se montra pas +plus courtisan. On ne pourrait assurément que l'en +louer si toujours il s'en fût tenu là. Mais on regrette +d'avoir à ajouter qu'en 1814, cédant, paraît-il, aux +conseils de son ami Laplace, il vota la déchéance de +Napoléon en se ralliant au gouvernement provisoire. +Lui convenait-il d'agir ainsi après les témoignages +d'affectueuse estime dont l'Empereur, qui l'appelait son +chimiste et son ami, n'avait pas été pour lui avare? +Berthollet se devait à lui-même de rester à l'écart, et de +n'accepter rien des gouvernements qui devaient succéder +à l'Empire. Mais, pour être juste, il ne faut pas +dissimuler que son caractère, sinon son intelligence, +avait reçu un grand ébranlement par suite de la terrible +catastrophe qui, en 1812, lui enleva son fils unique, +dont la mort fut des plus tragiques. «Dès lors, toute +gaîté fut perdue pour lui. Pendant le peu d'années +qu'il survécut, son air morne et silencieux contrastait +péniblement avec ses habitudes antérieures; on ne le +vit plus sourire; quelquefois, une larme s'échappait +malgré lui...»</p> + +<p>Cuvier ajoute:</p> + +<p>«Sa dernière maladie a été de celles qui surprennent +et désespèrent la médecine: un ulcère charbonneux, +venu à la suite d'une fièvre légère, l'a dévoré lentement +pendant plusieurs mois, mais sans lui arracher un +mouvement d'impatience. Cette mort, qui arrivait à lui +par le chemin de la douleur, dont, comme médecin, il<span class='pagenum'><a name="Page_106" id="Page_106">[Pg 106]</a></span> +pouvait calculer les pas et prévoir le moment, il l'a +envisagée avec autant de constance que les souffrances +du désert ou les menaces des barbares.»</p> + +<p>Berthollet a laissé de nombreux travaux scientifiques +fort loués par Parisot, Cuvier, Mongellaz, etc., mais +dont l'énumération, pas plus que l'appréciation ne peuvent +entrer dans notre cadre.</p> + +<p>C'est l'homme plus encore que le savant que nous +avons tenu à faire connaître, par des motifs qu'il n'est +pas besoin d'indiquer à nos lecteurs.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_27_27" id="Footnote_27_27"></a><a href="#FNanchor_27_27"><span class="label">[27]</span></a> Cuvier, <i>Notices historiques</i>, tome II.<span class='pagenum'><a name="Page_107" id="Page_107">[Pg 107]</a></span></p></div> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="BOSSUET" id="BOSSUET"></a>BOSSUET</h2> + + +<h2>I</h2> + +<p>Dois-je l'avouer? Oui, je dois le dire, le confesser +hautement pour l'instruction et l'exemple de la jeunesse, +je n'étais plus un adolescent, depuis longtemps +déjà sorti des bancs du collége, pourtant je nourrissais +contre l'illustre évêque de Meaux les plus étranges préventions, +d'autant moins excusables que j'en jugeais par +ouï dire; dans ma folle témérité, j'osais nier son génie +sans avoir rien lu que quelques bribes de ses ouvrages, +et encore avec des idées préconçues, avec le parti pris +de n'y pas trouver ce qu'y voyaient, ce qu'y admiraient +tous les autres. On croit ainsi, à un certain âge, faire +preuve d'indépendance en ayant l'air de ne pas penser +comme tout le monde.</p> + +<p>Quand je lisais, dans les manuels de rhétorique et ailleurs, +les éloges prodigués à l'<i>aigle de Meaux</i>, volontiers +je haussais les épaules, car à cet aigle je trouvais, moi, +une médiocre envergure et tout au plus j'accordais qu'il +fût un passereau.</p> + +<p>J'avais appris en vain par cœur les <i>Oraisons funèbres</i>, +mauvais moyen à la vérité de faire goûter les chefs-d'œuvre +par l'écolier auquel le travail souvent pénible<span class='pagenum'><a name="Page_108" id="Page_108">[Pg 108]</a></span> +de la mémoire dérobe le sens de beautés que faute d'expérience, +il avait déjà bien de la peine à saisir. Les +comprît-il parfaitement, à force de les relire et de les +ressasser pour retenir le mot à mot, il ne tarde pas à se +blaser tout à fait sur les passages les plus sublimes et +quelquefois irrémédiablement, pour la vie. Du moins, en +ce qui me concerne, ai-je éprouvé qu'il a fallu de longues +années avant que ces auteurs latins ou français, et +je dis les meilleurs et ceux-là surtout, trop appris +par cœur dans la jeunesse, retrouvassent pour moi le +charme de la nouveauté et que j'y découvrisse ces détails +admirables, cette grâce ou cette majesté que tant de +fois j'avais entendu vanter naguère, sans y croire autrement +que sur parole et sous bénéfice d'inventaire.</p> + +<p>Ainsi m'arriva-t-il pour Virgile, pour Boileau, Corneille, +La Fontaine, Racine et tout particulièrement +pour Bossuet contre lequel, qui sait pourquoi? ma prévention +était plus opiniâtre, peut-être parce que je le +connaissais moins que les autres. En outre des <i>Oraisons +funèbres</i>, je n'avais guère lu que le <i>Discours sur l'Histoire +universelle</i>, et précisément à l'époque où, par la complète +ignorance des choses de la vie, on se passionne pour les +sottes inventions du roman. Aussi le volume de Bossuet +m'avait médiocrement intéressé, et par le souvenir quelconque +que j'en gardais, je restais un admirateur singulièrement +tiède du grand écrivain, et même, à parler +rondement, je ne l'admirais pas du tout, me gênant +peu pour le dire. Bien au contraire, avec cette outrecuidance +et cet aplomb qui sont le propre du jeune +homme d'autant plus tranchant qu'il ignore davantage, +je mettais une sorte de vanité, vanité sotte, à dénigrer<span class='pagenum'><a name="Page_109" id="Page_109">[Pg 109]</a></span> +l'homme illustre, et je parlais de son génie avec une +irrévérence dont le seul ressouvenir me fait aujourd'hui +monter la rougeur au front. La contradiction d'hommes +sensés, d'hommes graves, juges compétents, ne faisait +que m'exaspérer, et me pousser à multiplier les sottises +et les blasphèmes.</p> + +<p>«Ce temps dura son temps,» comme s'exprime Lacordaire; +après quelques années, m'éclairant par l'expérience, +et moins affolé des lectures frivoles, je commençai +par l'étude, par la réflexion, à prendre goût aux +vraies beautés littéraires, à rectifier mon jugement +faussé, à revenir sur mes préventions, sans être entièrement +raisonnable toutefois, particulièrement à l'égard +de Bossuet, peut-être, à cause de la fameuse <i>Histoire +Universelle</i>, lue ou plutôt feuilletée en temps inopportun +et à laquelle je gardais rancune et par contre coup à +son auteur.</p> + +<p>Or, certain soir que, devant un homme respectable, à +qui je dois être reconnaissant à toujours du service qu'il +me rendit alors, je m'exprimais sur le compte de Bossuet +écrivain en termes assez lestes et le qualifiais +comme je ne ferais pas maintenant tel de nos plumitifs +à la douzaine, je fus interrompu vivement quoique pourtant +sans humeur par l'auditeur en question qui me dit:</p> + +<p>«Je ne puis m'empêcher de vous l'avouer, mon jeune +ami, ce langage m'afflige pour vous; je le comprendrais +à peine chez un lycéen ennuyé du pensum et de la retenue. +Mais vous n'en êtes plus là, Dieu merci? Excusez-moi +de vous le dire, pour en parler sur ce ton, il faut +que vous ne connaissiez pas ou connaissiez bien peu celui +que vous attaquez.<span class='pagenum'><a name="Page_110" id="Page_110">[Pg 110]</a></span></p> + +<p>—Comment donc! j'ai appris par cœur ses <i>Oraisons +funèbres</i>; j'ai lu, il n'y a pas longtemps encore, son <i>Histoire +universelle</i>, qui franchement me paraît au-dessous +de sa réputation; je n'ai pu même aller jusqu'au bout +tout d'une haleine au moins.</p> + +<p>—Sans doute, comme vous faisiez pour les romans +de Walter Scott ou de Cooper?</p> + +<p>—Je ne dis pas non.</p> + +<p>—Mais maintenant qu'il n'en est plus ainsi, que les +œuvres de pure imagination sont appréciées par vous à +leur valeur, et que votre esprit s'étant mûri, vous prenez +goût à des choses tout à la fois plus sérieuses et plus +littéraires, je m'étonne de cette obstination, dans ce qui +n'est pour moi qu'un déplorable préjugé.</p> + +<p>—Préjugé?</p> + +<p>—Oui, préjugé! car chez vous, mon ami, je ne puis +croire que ce soit défaut d'intelligence. Mais vous en reviendrez, +je n'en doute pas, quand vous aurez consenti +à étudier les pièces du procès, et que vous pourrez vous +prononcer en connaissance de cause. Tenez, sans être +prophète, je ne crains pas d'affirmer que si, quelque +jour, il vous tombe sous la main par exemple un recueil +des <i>Sermons</i> de Bossuet (pour moi son œuvre capitale +quoique peut-être pas la plus populaire), la lumière se +fera et votre opinion, sur l'homme incomparable, changera +du tout au tout.</p> + +<p>—Si jamais cela arrive....</p> + +<p>—Je n'en fais pas l'ombre d'un doute: plus tôt ou +plus tard, vous penserez de Bossuet ce qu'en pensait un +homme qui, lui aussi, avait du génie et n'est point suspect +de... gallicanisme, l'illustre Joseph de Maistre. Il<span class='pagenum'><a name="Page_111" id="Page_111">[Pg 111]</a></span> +n'a pas craint de dire à propos d'une citation du sermon +sur l'<i>Amour des Plaisirs</i>, par Bossuet: «<i>Cet homme dit +ce qu'il veut; rien n'est au-dessous ni au-dessus de lui.</i>»</p> + +<p>—C'est de Maistre qui a dit cela?</p> + +<p>—Lui-même dans le deuxième entretien des <i>Soirées de +Saint-Pétersbourg</i>. Mais dans ses lettres il s'exprime en +termes bien plus énergiques encore! «Cet homme, dit-il, +est mon grand oracle. Je plie volontiers sous cette trinité +de talents qui fait entendre à la fois dans chaque +phrase un logicien, un orateur et un prophète.» Se +peut-il un langage plus décisif?</p> + +<p>—Voilà qui donne à réfléchir, car de Maistre, depuis +que j'ai lu, je ne sais où, ses fameuses pages sur le bourreau +comme celles sur la guerre, est pour moi un écrivain +de premier ordre et dont le jugement mérite +grande considération. Aussi vous me donneriez la tentation.... +D'aventure, auriez-vous dans votre bibliothèque +l'ouvrage en question et vous serait-il possible de +me le prêter?</p> + +<p>—Parfaitement, j'ai là, sur ce rayon, à droite, quatre +volumes compactes des <i>Sermons choisis</i> de Bossuet. +Vous pouvez les emporter et les lire tout à loisir. J'ai +bon espoir, ou plutôt j'ai la certitude qu'avant la fin du +premier volume vous ne penserez pas autrement que +moi sur le grand orateur et que vous ferez hautement +votre peccavi, trop heureux de le faire.</p> + +<p>—Nous verrons bien! Grand merci toujours pour le +prêt des volumes que je garderai le moins longtemps +qu'il me sera possible.</p> + +<p>—Gardez-les tout le temps nécessaire à votre édification.... +littéraire. On ne lit pas cela comme un roman<span class='pagenum'><a name="Page_112" id="Page_112">[Pg 112]</a></span> +ou un volume de poésies. Il vous faut toujours bien quelques +semaines.»</p> + +<p>Or, moins de huit jours après, je rapportais les quatre +volumes.</p> + +<p>«Quoi! déjà! me dit l'ami presque avec l'accent du +reproche. Est-il donc possible que vous ayez pris si peu +goût à cette lecture et qu'elle vous ait lassé si vite?</p> + +<p>—Bien au contraire, elle m'a surpris, ravi, enthousiasmé +jusqu'à l'extase, jusqu'au délire. Bossuet est aussi +pour moi maintenant le sublime orateur, l'incomparable +écrivain; et si j'ai quelque regret, c'est qu'on ne +songe pas à lui élever dans sa ville épiscopale une statue, +je serais des premiers à souscrire. Ah! mon ami, que je +vous remercie de me l'avoir fait connaître! Quel homme! +quel homme! qui dit tout ce qu'il veut dire, en effet, et +comme il le veut. Ô la merveilleuse, l'inimitable éloquence, +inimitable parce qu'elle joint à la solidité du +fond la beauté de la forme, d'une forme d'autant plus +admirable qu'elle dédaigne toute recherche, et qu'elle +fait tout naturellement à la pensée un vêtement splendide! +Quelle profondeur et quelle élévation! Quelle puissance +et quelle majesté! Quelle ample et royale faconde! +Ce style, plus plein encore de choses que de mots, s'épanche +à larges ondes, en flots impétueux, comme le fleuve +des Cordillières jaillit de la source intarissable. Merci +mille fois, merci de m'avoir conduit par la main et un +peu malgré moi à la découverte de trésors que je m'obstinais +à méconnaître et dans lesquels je me promets de +puiser hardiment sans crainte de jamais les tarir. Si je +vous rapporte ces volumes, c'est qu'après lecture des +deux premiers, j'ai couru chez le libraire pour me pro<span class='pagenum'><a name="Page_113" id="Page_113">[Pg 113]</a></span>curer +l'ouvrage que j'ai acheté bel et bien sur mes économies. +Ce sont là de ces livres qu'il faut avoir à soi, +assuré qu'on est de pouvoir les lire et relire dix fois plutôt +qu'une. Que n'ai-je la boîte de cèdre dans laquelle +Alexandre renfermait l'<i>Iliade</i>, j'y mettrais, moi, l'œuvre +de Bossuet et la placerais aussi sous mon chevet!</p> + +<p>—Et là, là, doucement, mon ami! Je ne dis pas +que vous exagériez maintenant dans la louange; mais +je crains l'excès de cet enthousiasme si soudain parce +que la réaction peut être à redouter.</p> + +<p>—Non, non, certes non! Ne vous troublez pas de ce +souci. Mon enthousiasme ne sera point un feu de paille +parce qu'il ne vient pas de la surprise. Je ne crois pas +qu'il y ait présomption de ma part à affirmer, à jurer +que je penserai toujours de même et que vous ne me +verrez pas, fût-ce après dix ans, après vingt ans, me +refroidir.</p> + +<p>Je ne m'étais point trop avancé et il n'y avait point +témérité dans ces affirmations. Je ne me suis jamais +lassé de la lecture ou plutôt de l'étude de ces admirables +sermons dans lesquels je découvrais sans cesse des +beautés nouvelles. Quel moraliste et quel poète à la fois +que ce puissant orateur et dans lequel on ne sait ce qu'il +faut admirer le plus ou l'enchaînement logique du discours +ou l'énergie et la vérité des tableaux, ou la profondeur +des pensées et la force des expressions! On n'aurait +que l'embarras du choix pour les citations. Quelle +étonnante et fidèle peinture par exemple que celle qu'il +nous fait de la vie et des illusions ou occupations qui +jusqu'à la fin nous amusent!<span class='pagenum'><a name="Page_114" id="Page_114">[Pg 114]</a></span><br /><br /></p> + + +<h2>II</h2> + +<p>«Considérez, je vous prie, à quoi se passe la vie +humaine. Chaque âge n'a-t-il pas ses erreurs et sa folie? +Qu'y a-t-il de plus insensé que la jeunesse bouillante, +téméraire et mal avisée, toujours précipitée dans ses +entreprises, à qui la violence de ses passions empêche +de connaître ce qu'elle fait? La force de l'âge se consume +en mille soins et mille travaux inutiles. Le désir +d'établir son crédit et sa fortune; l'ambition et les vengeances, +et les jalousies, quelles tempêtes ne causent-elles +pas à cet âge? Et la vieillesse paresseuse et impuissante, +avec quelle pesanteur s'emploie-t-elle aux +actions vertueuses! combien est-elle froide et languissante! +combien trouble-t-elle le présent par la vue +d'un avenir qui lui est funeste!</p> + +<p>»Jetons un peu la vue sur nos ans qui se sont écoulés; +nous désapprouverons presque tous nos desseins, si +nous sommes juges un peu équitables; et je n'en +exempte pus les emplois les plus éclatants, car, pour être +les plus illustres, ils n'en sont pas pour cela les plus +accompagnés de raison. La plupart des choses que nous +avons faites, les avons-nous choisies par une mûre délibération? +N'y avons-nous pas plutôt été engagés par +une certaine chaleur inconsidérée, qui donne le mouvement +à tous nos desseins? Et dans les choses mêmes +dans lesquelles nous croyons avoir apporté le plus de +prudence, qu'avons-nous jugé par les vrais principes? +Avons-nous jamais songé à faire les choses par leurs<span class='pagenum'><a name="Page_115" id="Page_115">[Pg 115]</a></span> +motifs essentiels et par leurs véritables raisons? Quand +avons-nous cherché la bonne constitution de notre âme? +quand nous sommes-nous donné le loisir de considérer +quel devait être notre intérieur, et pourquoi nous étions +en ce monde? Nos amis, nos prétentions, nos charges +et nos emplois, nos divers intérêts que nous n'avons +jamais entendus, nous ont toujours entraînés; et jamais +nous ne sommes poussés que par des considérations +étrangères. Ainsi se passe la vie, parmi une infinité de +vains projets et de folles imaginations; si bien que les +plus sages, après que cette première ardeur qui donne +l'agrément aux choses du monde est un peu tempérée +par le temps, s'étonnent le plus souvent de s'être si fort +travaillés pour rien<a name="FNanchor_28_28" id="FNanchor_28_28"></a><a href="#Footnote_28_28" class="fnanchor">[28]</a>».</p> + +<p>A-t-on mieux que Bossuet déchiffré l'insatiable convoitise +qui, de même qu'une autre non moins terrible +passion, jamais ne dit: c'est assez! <i>aſſer!</i> <i>aſſer!</i></p> + +<p>«Premièrement, chrétiens, c'est une fausse imagination +des âmes simples et ignorantes, qui n'ont pas +expérimenté la fortune, que la possession des biens de +la terre rend l'âme plus libre et plus dégagée. Par +exemple on se persuade que l'avarice serait tout à fait +éteinte, que l'on n'aurait plus d'attache aux richesses, si +l'on en avait ce qu'il faut. Ah! c'est alors, disons-nous, +que le cœur qui se resserre dans l'inquiétude du besoin, +reprendra sa liberté tout entière dans la commodité et +dans l'aisance. Confessons la vérité devant Dieu: tous +les jours, nous nous flattons de cette pensée; mais +certes nous nous abusons, notre erreur est extrême.<span class='pagenum'><a name="Page_116" id="Page_116">[Pg 116]</a></span> +C'est une folie de s'imaginer que les richesses guériront +l'avarice, ni que cette eau puisse étancher cette soif. +Nous voyons par expérience que le riche, à qui tout +abonde, n'est pas moins impatient dans ses pertes que +le pauvre à qui tout manque; et je ne m'en étonne pas: +car il faut entendre, messieurs, que nous n'avons pas +seulement pour tout notre bien une affection générale, +mais que chaque petite partie attire une affection particulière; +ce qui fait que nous voyons ordinairement que +l'âme n'a pas moins d'attache, que la perte n'est pas +moins sensible dans l'abondance que dans la disette. Il +en est comme des cheveux qui font toujours sentir la +même douleur, soit qu'on les arrache d'une tête chauve, +soit qu'on les tire d'une tête qui en est couverte: on +sent toujours la même douleur à cause que chaque +cheveu ayant sa racine propre, la violence est toujours +égale. Ainsi, chaque petite parcelle du bien que nous +possédons tenant dans le fond du cœur par sa racine +particulière, il s'ensuit manifestement que l'opulence +n'a pas moins d'attache que la disette, au contraire, +qu'elle est du moins en ceci, et plus captive, et plus +engagée, qu'elle a plus de liens qui l'enchaînent et un +plus grand poids qui l'accable<a name="FNanchor_29_29" id="FNanchor_29_29"></a><a href="#Footnote_29_29" class="fnanchor">[29]</a>».</p> + +<p>Quoi de plus éloquent et en même temps de plus +vrai que ce morceau sur les passions!</p> + +<p>«Si vous regardez la nature des passions auxquelles +vous abandonnez votre cœur, vous comprendrez aisément +qu'elles peuvent devenir un supplice intolérable. +Elles ont toutes en elles-mêmes des peines cruelles, des<span class='pagenum'><a name="Page_117" id="Page_117">[Pg 117]</a></span> +dégoûts, des amertumes. Elles ont toutes une infinité +qui se fâche de ne pouvoir être assouvie; ce qui mêle +dans elles toutes des emportements qui dégénèrent en +une espèce de fureur non moins pénible que déraisonnable. +L'amour impur, s'il m'est permis de le nommer +dans cette chaire, a ses incertitudes, ses agitations violentes, +et ses résolutions irrésolues et l'enfer de ses +jalousies. <i>Dura sicut infernus simulatio</i>: et le reste que +je ne dis pas. L'ambition a ses captivités, ses empressements, +ses défiances et ses craintes, dans sa hauteur +même qui est souvent la mesure de son précipice. L'avarice, +passion basse, passion odieuse au monde, amasse +non-seulement les injustices, mais encore les inquiétudes +avec les trésors. Eh! qu'y a-t-il donc de plus aisé +que de faire de nos passions une peine plus insupportable +en leur ôtant, comme il est très juste, ce peu de +douceur par où elles nous séduisent, et leur laissant +seulement les inquiétudes cruelles et l'amertume dont +elles abondent.... «Je ferai sortir du milieu de toi le +feu qui dévorera tes entrailles» dit le prophète. Je ne +l'enverrai pas de loin contre toi, il prendra dans ta +conscience, et ses flammes s'élanceront du milieu de toi, +et ce seront tes péchés qui le produiront. Le pensez-vous +chrétiens, que vous fabriquiez en péchant l'instrument +de votre supplice éternel? Cependant vous le fabriquez. +Vous avalez l'iniquité comme l'eau; vous avalez des +torrents de flammes<a name="FNanchor_30_30" id="FNanchor_30_30"></a><a href="#Footnote_30_30" class="fnanchor">[30]</a>».</p> + +<p>Quelle sublime ironie et quelle profondeur dans ces +quelques lignes à l'adresse des ambitieux dont les évè<span class='pagenum'><a name="Page_118" id="Page_118">[Pg 118]</a></span>nements, +conduits par une mystérieuse providence, +déjouent si facilement et si continuellement les desseins! +<i>Et nunc reges intelligite!</i></p> + +<p>«En effet, considérez, chrétiens, ces grands et puissants +génies; ils ne savent tous ce qu'ils font: Ne +voyons-nous pas tous les jours manquer quelque ressort +à leurs grands et vastes desseins, et que cela ruine toute +l'entreprise? L'évènement des choses est ordinairement +si extravagant, et revient si peu aux moyens que l'on +y avait employés, qu'il faudrait être aveugle pour ne +pas voir qu'il y a une puissance occulte et terrible qui +se plaît à renverser les desseins des hommes, qui se +joue de ces grands esprits qui s'imaginent remuer tout +le monde, et qui ne s'aperçoivent pas qu'il y a une raison +supérieure qui se sert et se moque d'eux comme ils +se servent et se moquent des autres<a name="FNanchor_31_31" id="FNanchor_31_31"></a><a href="#Footnote_31_31" class="fnanchor">[31]</a>».</p> + +<p>Voici maintenant sur la souffrance une page merveilleusement +consolante pour les infortunés et qu'ils ne +sauraient trop méditer et relire!</p> + +<p>«Oui, je le dis encore une fois, les grandes prospérités +ordinairement sont des supplices et les châtiments +sont des grâces. «Car qui est le fils, dit l'Apôtre, que +son père ne corrige pas?».... Il n'est pas à propos que +tout nous succède; il est juste que la terre refuse ses +fruits à qui a voulu goûter le fruit défendu. Après avoir +été chassés du paradis, il faut que nous travaillions +avec Adam, et que ce soit par nos fatigues et nos sueurs +que nous achetions le pain de vie.—Quand tout nous +rit dans le monde, nous nous y attachons trop facile<span class='pagenum'><a name="Page_119" id="Page_119">[Pg 119]</a></span>ment; +le charme est trop puissant et l'enchantement +trop fort. Ainsi, mes frères, si Dieu nous aime, croyez +qu'il ne permet pas que nous dormions à notre aise dans +ce lieu d'exil. Il nous trouve dans nos vains divertissements, +il interrompt le cours de nos imaginaires félicités, +de peur que nous ne nous laissions entraîner aux +fleuves de Babylone, c'est-à-dire au courant des plaisirs +qui passent. Croyez donc très certainement, ô enfants de +la nouvelle alliance, que lorsque Dieu vous envoie des +afflictions, c'est qu'il veut briser les liens qui vous +tenaient attachés au monde, et vous rappeler à votre +patrie. Le soldat est trop lâche qui veut toujours être +à l'ombre; et c'est être trop délicat que de vouloir vivre +à son aise et en ce monde et en l'autre.... Ne t'étonne +donc pas, chrétien, si Jésus-Christ te donne part à ses +souffrances, afin de t'en donner à sa gloire<a name="FNanchor_32_32" id="FNanchor_32_32"></a><a href="#Footnote_32_32" class="fnanchor">[32]</a>».</p> + +<p>Dans le sermon sur les <i>Obligations de l'état religieux</i>, +il est sur le mariage plusieurs pages que j'ai lues +d'abord avec une sorte de stupeur et dans lesquelles, +aujourd'hui encore, j'inclinerais à trouver quelque +exagération quoique avec un fond de vérité. Mais la +franchise de l'expression, comme la profondeur de +l'observation, et l'éloquente réalité de certains détails +m'avaient frappé, et je n'ai pu résister à la tentation de +cette nouvelle citation encore qu'un peu longue.</p> + +<p>«Demandez, voyez, écoutez: que trouvez-vous dans +toutes les familles, dans les mariages même qu'on croit +les mieux assortis et les plus heureux, sinon des peines, +des contradictions, des angoisses? Les voilà ces tribu<span class='pagenum'><a name="Page_120" id="Page_120">[Pg 120]</a></span>lations +dont parle l'Apôtre; il n'en a point parlé en +vain. Le monde en parle encore plus que lui; toute la +nature humaine est en souffrance. Laissons-là tant de +mariages pleins de dissensions scandaleuses; encore une +fois, prenons les meilleurs: il n'y paraît rien de malheureux; +mais pour empêcher que rien n'éclate, +combien faut-il que le mari et la femme souffrent l'un +de l'autre!</p> + +<p>»Ils sont tous deux également raisonnables, si vous +le voulez: chose étrangement rare, et qu'il n'est pas +permis d'espérer; mais chacun a ses humeurs, ses préventions, +ses habitudes, ses liaisons. Quelques convenances +qu'ils aient entre eux, les naturels sont toujours +assez opposés pour causer une contrariété fréquente +dans une société si longue: on se voit de si près, si +souvent, avec tant de défauts de part et d'autre, dans +les occasions les plus naturelles et les plus imprévues, +où l'on ne peut point être préparé; on se lasse, le goût +s'use, l'imperfection rebute, l'humanité se fait sentir de +plus en plus; il faut à toute heure prendre sur soi, et +ne pas montrer tout ce qu'on y prend; il faut à son +tour prendre sur son prochain, et s'apercevoir de sa +répugnance. La complaisance diminue, le cœur se dessèche; +on se devient une croix l'un à l'autre: on aime +sa croix, je le veux; mais c'est la croix qu'on porte. +Souvent on ne tient plus l'un à l'autre que par devoir +tout au plus, ou par une estime sèche, ou par une +amitié altérée et sans goût, et qui ne se réveille que +dans les fortes occasions. Le commerce journalier n'a +presque rien de doux: le cœur ne s'y repose guère; +c'est plutôt une conformité d'intérêt, un lien d'honneur,<span class='pagenum'><a name="Page_121" id="Page_121">[Pg 121]</a></span> +un attachement fidèle, qu'une amitié sensible et cordiale. +Supposons même cette vive amitié: que fera-t-elle? +où peut-elle aboutir? Elle cause aux deux époux +des délicatesses, des sensibilités, des alarmes. Mais +voici où je les attends: enfin, il faudra que l'un soit +presque inconsolable à la mort de l'autre; et il n'y a +point dans l'humanité de plus cruelles douleurs que celles +qui sont préparées par le meilleur mariage du monde.</p> + +<p>»Joignez à ces tribulations celle des enfants, ou +indignes et dénaturés, ou aimables mais insensibles à +l'amitié; ou pleins de bonnes et de mauvaises qualités, +dont le mélange fait le supplice des parents; ou enfin +heureusement nés et propres à déchirer le cœur d'un +père et d'une mère qui dans leur vieillesse voient, par +la mort prématurée de cet enfant, éteindre toutes leurs +espérances. Ajouterai-je encore toutes les traverses +qu'on souffre dans la vie par les voisins, par les ennemis, +par les amis même, les jalousies, les artifices, les +calomnies, les procès, les pertes de biens, les embarras +des créanciers! Est-ce vivre? Ô affreuses tribulations, +qu'il est doux de vous voir de loin dans la solitude!<a name="FNanchor_33_33" id="FNanchor_33_33"></a><a href="#Footnote_33_33" class="fnanchor">[33]</a>»</p> + +<p>Voilà certes qui doit consoler un peu le célibataire +contristé de son isolement, et qui ne semble pas fait +pour encourager à l'hymen! Mais le grand moraliste +chrétien, s'il donne la préférence à la vie la plus parfaite, +ne dissimule pas que l'état religieux, lui aussi, a +ses épreuves, ses peines, ses tentations contre lesquelles +on ne saurait être trop en garde. Ô la page étonnante +que celle-ci choisie entre plusieurs autres:<span class='pagenum'><a name="Page_122" id="Page_122">[Pg 122]</a></span></p> + +<p>«Mais pendant que les enfants du siècle parlent ainsi, +quel est le langage de ceux qui doivent être enfants de +Dieu? Hélas! ils conservent une estime et une admiration +secrète pour les choses les plus vaines, que le monde +même, tout vain qu'il est, ne peut s'empêcher de mépriser. +Ô mon Dieu, arrachez, arrachez du cœur de vos +enfants cette erreur maudite. J'en ai vu, même de bons, +de sincères dans leur piété, qui, faute d'expérience, +étaient éblouis d'un éclat grossier. Ils étaient étonnés de +voir des gens, avancés dans les honneurs du siècle, leur +dire. «<i>Nous ne sommes point heureux!</i>» Cette vérité leur +était encore nouvelle, comme si l'Évangile ne la leur +avait pas révélée, comme si leur renoncement au monde +n'avait pas dû être fondé sur une pleine et constante +persuasion de sa vanité.</p> + +<p>«Oh! qu'elle est redoutable cette puissance des ténèbres +qui aveugle les plus clairvoyants! C'est une +puissance d'enchanter les esprits, de les séduire, de leur +ôter la vérité même, après qu'ils l'ont crue, sentie, +aimée. Ô puissance terrible, qui répand l'erreur, qui +fait qu'on ne voit plus ce qu'on voyait, qu'on craint de le +revoir, et qu'on se complaît dans les ténèbres de la +mort..... On promet à Dieu d'entrer dans cet état de +nudité et de renoncement; on le promet et c'est à Dieu: +on le déclare à la face des saints autels; mais après avoir +goûté le don de Dieu, on retombe dans le piége de ses +désirs. L'amour-propre, avide et timide, craint toujours +de manquer: il s'accroche à tout, comme une personne +qui se noie se prend à tout ce qu'elle trouve, +même à des ronces et à des épines pour se sauver. Plus +on ôte à l'amour-propre, plus il s'efforce de reprendre<span class='pagenum'><a name="Page_123" id="Page_123">[Pg 123]</a></span> +d'une main ce qui échappe à l'autre. Il est inépuisable +en beaux prétextes; il se replie comme un serpent, il +se déguise, il prend toutes les formes; il invente mille +nouveaux besoins, pour flatter sa délicatesse et pour +autoriser ses relâchements. Il se dédommage en petits +détails des sacrifices qu'il a faits en gros: il se retranche +dans un meuble, dans un habit, un livre, un rien qu'on +n'oserait nommer; il tient à un emploi, à une confidence, +à une marque d'estime, à une vaine amitié. +Voilà ce qui lui tient lieu des charges, des honneurs, +des richesses, des rangs que les ambitieux du siècle poursuivent: +tout ce qui a un goût de propriété, tout ce qui +fait une petite distinction, tout ce qui console l'orgueil +abattu et resserré dans des bornes si étroites, tout ce +qui nourrit un reste de vie naturelle, et qui soutient ce +qu'on appelle le moi; tout cela est recherché avec avidité. +On le conserve, on craint de le perdre; on le défend avec +subtilité, bien loin de l'abandonner; quand les autres +nous le reprochent, nous ne pouvons nous résoudre à +nous l'avouer à nous-mêmes: on est plus jaloux là-dessus +qu'un avare ne le fut jamais de son trésor.</p> + +<p>«Ainsi la pauvreté n'est qu'un nom, et le grand sacrifice +de la piété chrétienne se tourne en pure illusion +et en petitesse d'esprit. On est plus vif pour des bagatelles +que les gens du monde ne le sont pour les plus +grands intérêts; on est sensible aux moindres commodités +qui manquent: on ne veut rien posséder, mais on +veut tout avoir, même le superflu, si peu qu'il flatte +notre goût: non-seulement la pauvreté n'est point pratiquée, +mais elle est inconnue. On ne sait ce que c'est +que d'être pauvre par la nourriture grossière, pauvre<span class='pagenum'><a name="Page_124" id="Page_124">[Pg 124]</a></span> +par la nécessité du travail, pauvre par la simplicité et +la petitesse du logement, pauvre dans tout le détail de +la vie.»</p> + +<p>Le lecteur n'aura point regret à ces citations encore +que multipliées; il les préférerait certainement à une notice +forcément écourtée, qui dans ces proportions réduites +se trouve partout, mais dont pourtant nous ne +croyons pas pouvoir nous dispenser comme on le verra +plus loin. Bossuet est surtout dans ses écrits, en outre +<i>du Discours sur l'Histoire universelle</i> et les <i>Sermons</i>, dans +l'<i>Histoire des Variations</i>, le <i>Commentaire sur les Évangiles</i>, +les <i>Élévations sur les Mystères</i>, etc, etc, et aussi +dans ses <i>Lettres</i> où son génie, dans la spontanéité et la +familiarité du style épistolaire, garde sa grandeur et sa +sublimité<a name="FNanchor_34_34" id="FNanchor_34_34"></a><a href="#Footnote_34_34" class="fnanchor">[34]</a>. Même dans l'abandon de la correspondance +intime qui semble devoir le retenir sur la terre, plus +d'une fois l'Aigle tout à coup prend son vol qui l'emporte +vers les hauteurs, et là, planant dans l'espace et s'élevant +toujours, il apparaît de loin aux regards éblouis +encore l'astre-roi qu'il fixe incessamment de sa prunelle +immobile.<span class='pagenum'><a name="Page_125" id="Page_125">[Pg 125]</a></span><br /><br /></p> + + +<h2>III</h2> + +<p>Terminons, comme nous l'avons promis, par quelques +détails biographiques:</p> + +<p>Bossuet (Jacques Bénigne) naquit à Dijon, le 27 septembre +1627, d'une famille de magistrats. Il avait six +ans lorsque son père, nommé conseiller au parlement de +Metz nouvellement institué, alla s'établir dans cette +ville, mais en laissant ses deux fils au collége de Dijon +dirigé par les Jésuites. Bossuet quitta cette maison neuf +ans après, envoyé par ses parents à Paris, comme pensionnaire +au collége de Navarre dont le grand maître +était Nicolas Cornet, célèbre par son savoir et sa piété, +et qui, prompt à distinguer son nouvel élève, le prit en +grande affection. Dès l'année suivante, Bossuet «soutenait +sa première thèse et avec un tel éclat, dit la <i>Biographie +universelle</i> de Michaud, qu'on parla de lui à Paris +comme d'un prodige. On voulut le voir à l'hôtel de +Rambouillet. Le comte de Feuquières l'y amena, et là, +pour essayer cette abondance de pensées et cette facilité +d'expression dont il semblait doué, on l'invita à composer +un sermon. Au milieu de cette assemblée des plus +beaux esprits de France, Bossuet prononça, après quelques +instants de réflexion, un sermon qui fut accueilli +par l'admiration générale.»</p> + +<p>En 1652, Bossuet fut ordonné prêtre, après une retraite +qu'il fit sous la direction de Saint Vincent de +Paul, qui devint dès lors son ami et l'admit à ses conférences +du mardi où l'on traitait de tout ce qui a rapport<span class='pagenum'><a name="Page_126" id="Page_126">[Pg 126]</a></span> +au ministère ecclésiastique. Le vénérable Cornet, dont +l'affection pour Bossuet n'avait fait que s'accroître, voulait +le faire nommer à sa place grand maître du collége +de Navarre auquel la munificence de Mazarin permettait +de donner de nouveaux et grands développements. Mais +Bossuet se jugea trop jeune pour une pareille tâche et, +malgré tous les motifs qui semblaient devoir le retenir +à Paris, il alla se fixer près de sa famille à Metz. Nommé +chanoine de la cathédrale, il se livra avec zèle aux devoirs +du ministère et particulièrement à la prédication. +La foule se pressait à ses sermons qui déterminèrent parmi +les protestants de nombreuses conversions.</p> + +<p>Appelé fréquemment à Paris pour les affaires du chapître, +il prêcha et avec un grand succès dans cette ville, +particulièrement un Avent et un Carême devant le roi +et la reine mère; il prononça aussi plusieurs panégyriques, +entre autres celui de Saint Paul qui fut fort remarqué. +Vers la même époque, parut le beau livre de +l'<i>Exposition de la Doctrine catholique</i>, composé d'abord à +l'intention de Turenne et qui aida fort à sa conversion.</p> + +<p>En 1669, Bossuet devint évêque de Condom; deux +mois après, il prononçait l'oraison funèbre d'Henriette +d'Angleterre, l'un de ses chefs-d'œuvre. Nommé l'année +suivante précepteur du Dauphin, il accepta ces nouvelles +fonctions, mais en se démettant de son évêché et ne voulut, +comme indemnité, qu'un modeste bénéfice. C'est +alors que furent composés, pour l'instruction du Dauphin, +quelques-uns des meilleurs ouvrages de l'auteur, +le <i>Discours sur l'Histoire universelle</i>, la <i>Politique tirée de +l'Écriture sainte</i>, le <i>Traité de la connaissance de Dieu et +de soi-même</i>. En 1781, l'éducation du jeune prince étant<span class='pagenum'><a name="Page_127" id="Page_127">[Pg 127]</a></span> +terminée, le roi, pour récompenser Bossuet, le nomma +évêque de Meaux. «Il embrassa dès lors avec zèle les +devoirs de l'épiscopat, il reprit la prédication pour les +fidèles de son diocèse.... Son éloquence avait laissé de +longs souvenirs et une tradition de respect et d'admiration +pour son troupeau. Il s'occupa sans cesse d'instructions +pastorales, de pieuses recommandations; il composa +des prières et un catéchisme qui depuis a été généralement +adopté; lui-même l'enseignait quelquefois aux +petits enfants<a name="FNanchor_35_35" id="FNanchor_35_35"></a><a href="#Footnote_35_35" class="fnanchor">[35]</a>.»</p> + +<p>Dans la regrettable assemblée du clergé de 1782, +réunie à Paris par la volonté du roi, en opposition au +pape, Bossuet, lors de la séance d'ouverture, prononça +un sermon sur l'<i>Unité de l'Église</i> «ayant surtout pour +but de montrer qu'on ne songeait point à s'en écarter. +Mais, dit le biographe déjà cité, ce discours se sent un +peu de l'embarras où se trouvait Bossuet à la fois si +soumis et si dévoué aux deux puissances et <i>contraint</i> à +combattre l'une au nom de l'autre.» Pourquoi contraint? +L'illustre orateur n'aurait-il pas pu et dû, dans +cette circonstance, conserver vis-à-vis de la royauté +l'indépendance et la franchise dont il avait fait preuve +en d'autres temps relativement à la conduite privée du +roi. On sait que, condamnant avec un saint courage ses +liaisons adultères, plus d'une fois il obtint de Louis XIV +la cessation du scandale; par malheur trop fréquente +était la rechute.</p> + +<p>Au milieu de ses sollicitudes pastorales, Bossuet continuait +la rédaction et la publication de ses ouvrages, et en<span class='pagenum'><a name="Page_128" id="Page_128">[Pg 128]</a></span> +particulier sa polémique avec les protestants, qui n'eurent +pas une réponse sérieuse à opposer à l'<i>Histoire des Variations</i>, +le chef-d'œuvre du genre. Puis vint, à propos +de la trop célèbre Madame Guyon, l'affaire du quiétisme +dans laquelle Bossuet, ayant complètement raison quant +au fond, ne sut pas toujours tempérer dans la forme +l'emportement de son zèle. Dans sa polémique avec Fénelon +qu'on vit, si prompt à reconnaître son erreur et à se +condamner lui-même après la décision venue de Rome, +Bossuet, trop souvent passionné et violent, ne se souvint +pas assez des égards dus à un ancien ami, et son +langage comme son attitude, qui contrastaient si fort +avec la modération de son adversaire, lui firent tort +dans l'esprit de beaucoup de personnes. On l'accusait de +dureté et d'orgueil, quand il ne paraît avoir cédé qu'à +l'impatience de la contradiction et à l'ardeur de son zèle +dans des questions dont il s'exagérait, ce semble, l'importance +par une certaine tendance à la sévérité contrastant +avec la modération de son langage vis-à-vis des +messieurs du Port Royal. C'est aller trop loin et exagérer +d'une autre façon que d'insinuer, comme l'ont fait +quelques-uns, qu'il inclinait vers leurs doctrines.</p> + +<p>À propos de la polémique dont il est parlé plus haut, +racontons une anecdote qui prouve les sentiments dont +Bossuet était animé et la vivacité passionnée de ses convictions.</p> + +<p>«Qu'auriez-vous fait si j'avais soutenu M. de Cambrai? +lui demanda Louis XIV un jour.</p> + +<p>—Sire, répondit Bossuet, j'aurais crié vingt fois plus +haut.»</p> + +<p>L'évêque de Meaux touchait à sa soixante-seizième<span class='pagenum'><a name="Page_129" id="Page_129">[Pg 129]</a></span> +année et son intelligence n'avait point faibli, sa santé +semblait robuste encore, lorsqu'il ressentit tout à coup +les premières et douloureuses atteintes de la maladie (la +pierre) à laquelle il devait succomber le 12 avril 1704, à +Paris, où il se trouvait. De cette ville son corps fut ramené +à Meaux et enterré dans la cathédrale après des +funérailles solennelles. «Aujourd'hui, dit Michaud, l'on +peut plus franchement prononcer que, parmi les hommes +éloquents, aucun ne l'a été à la manière de Bossuet. Jamais +l'éloquence ne fut plus dégagée de tout artifice, de +tout calcul: c'est une grande âme qui se montre à nu et +qui entraîne avec elle. Les mots, l'art de les disposer, +l'harmonie des sons, la noblesse ou le vulgaire des +expressions, rien n'importe à Bossuet; sa pensée est si +forte que tout lui est bon pour l'exprimer.»</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_28_28" id="Footnote_28_28"></a><a href="#FNanchor_28_28"><span class="label">[28]</span></a> Sermon sur <i>la Loi de Dieu</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_29_29" id="Footnote_29_29"></a><a href="#FNanchor_29_29"><span class="label">[29]</span></a> <i>Sermon sur l'Impénitence finale.</i></p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_30_30" id="Footnote_30_30"></a><a href="#FNanchor_30_30"><span class="label">[30]</span></a> Sermon sur la <i>Nécessité de la Pénitence</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_31_31" id="Footnote_31_31"></a><a href="#FNanchor_31_31"><span class="label">[31]</span></a> Sermon sur la <i>Loi de Dieu</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_32_32" id="Footnote_32_32"></a><a href="#FNanchor_32_32"><span class="label">[32]</span></a> Sermon sur l'<i>Utilité des souffrances</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_33_33" id="Footnote_33_33"></a><a href="#FNanchor_33_33"><span class="label">[33]</span></a> <i>Sur les obligations de l'état religieux.</i></p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_34_34" id="Footnote_34_34"></a><a href="#FNanchor_34_34"><span class="label">[34]</span></a> Entre ses ouvrages nous ne mentionnons pas même pour mémoire: +<i>La Défense de l'Église Gallicane</i>, ouvrage posthume apprécié +par J. de Maistre à sa juste valeur, et fort suspect puisqu'il fut +publié, sur une copie de provenance équivoque, et quarante ans +après la mort de Bossuet qui, à un certain moment, paraît-il, avait +qualifié les quatre propositions en termes plus que sévères, au risque +de se condamner lui-même.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_35_35" id="Footnote_35_35"></a><a href="#FNanchor_35_35"><span class="label">[35]</span></a> <i>Biographie universelle.</i><span class='pagenum'><a name="Page_130" id="Page_130">[Pg 130]</a></span></p></div> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="BOURDALOUE" id="BOURDALOUE"></a>BOURDALOUE</h2> + + +<h2>I</h2> + +<p>Celui qu'on a si bien nommé le <i>Prince des Orateurs</i>, +n'est pas un artiste à la façon de Cicéron par exemple, +avant tout préoccupé de l'art de bien dire, de cadencer +la phrase et d'arrondir savamment la période. Bourdaloue +veut convaincre plus encore que plaire, parce qu'il +obéit à une conviction forte et que chez lui tous les actes +et la vie entière sont en harmonie avec ses paroles. Il se +prêche lui-même et met toujours l'exemple à côté de la +leçon.</p> + +<p>Je ne sais rien de plus touchant, de plus admirable +que ce que les biographes nous racontent des derniers +temps de sa vie. Au comble de la célébrité, alors que les +contemporains, le roi Louis XIV et les personnages les +plus illustres lui demandaient conseil et que son nom +était dans toutes les bouches, il disait, d'après ce que +nous apprend le Père Martineau, son confrère:</p> + +<p>«Dieu m'a fait la grâce de connaître le néant de ce +qui brille le plus aux yeux des hommes, et il me fait +encore celle de n'en être point touché.»</p> + +<p>Un autre jour, il disait encore: «être si profondément +convaincu de son incapacité pour tout bien que,<span class='pagenum'><a name="Page_131" id="Page_131">[Pg 131]</a></span> +malgré tous ses succès, il avait beaucoup plus à se défendre +du découragement que de la présomption.»</p> + +<p>En sorte que rien n'était plus remarquable, comme +l'écrit Villenave, au milieu de tant de gloire que tant +d'humilité<a name="FNanchor_36_36" id="FNanchor_36_36"></a><a href="#Footnote_36_36" class="fnanchor">[36]</a>.</p> + +<p>Aussi n'aspirait-il qu'à se faire oublier et il lui tardait +de pouvoir s'ensevelir dans la solitude pour se préparer +à la mort. Il en fit la demande au Père provincial «qui +ne put consentir à priver la Société de celui qui en faisait +le principal ornement.» Bourdaloue, pour cette fois +se résigna; mais l'année suivante, il écrivit au général +une longue lettre pour le supplier de lui accorder ce +qu'il n'avait pu obtenir du Père provincial.</p> + +<p>«Il y a cinquante-deux ans dit-il, que je vis dans la +Compagnie, non pour moi mais pour les autres; du +moins plus pour les autres que pour moi. Mille affaires +me détournent et m'empêchent de travailler, autant +que je le voudrais, à ma perfection qui néanmoins est +la seule chose nécessaire. Je souhaite de me retirer et +de mener désormais une vie plus tranquille: je dis +plus tranquille afin qu'elle soit plus régulière et plus +sainte. Je sens que mon corps s'affaiblit et tend vers +sa fin. J'ai achevé ma course et plût à Dieu que je +pusse ajouter: J'ai été fidèle! Je suis dans un âge où +je ne me trouve plus guère en état de prêcher. Qu'il +me soit permis, je vous en conjure, d'employer uniquement +pour Dieu et pour moi-même ce qui me reste +de vie, et de me disposer par là à mourir en religieux. +La Flèche, ou quelque autre maison qu'il plaira aux<span class='pagenum'><a name="Page_132" id="Page_132">[Pg 132]</a></span> +supérieurs (car je n'en demande aucune en particulier +pourvu que je sois éloigné de Paris), sera le lieu de +mon repos. Là, oubliant les choses du monde, je repasserai +devant Dieu toutes les années de ma vie dans +l'amertume de mon âme. Voilà le sujet de tous mes +vœux.»</p> + +<p>Bourdaloue est tout entier dans cette admirable lettre; +aussi j'ai tenu à la donner tout au long et non par +extraits seulement comme ont fait la plupart des biographes. +Il se montre bien là tel que nous le dépeint son +confrère, le Père Bretonneau: «Cependant Bourdaloue, +en pensant aux autres, ne s'oubliait pas lui-même; au +contraire, ce fut par de fréquents retours sur lui-même +qu'il se mit en état de servir si utilement les autres.... +Ses succès ne l'éblouirent point et ses occupations ne +l'empêchèrent pas de veiller rigoureusement sur sa conduite. +D'autant plus en garde qu'il était plus connu et +dans une plus haute considération... Étroitement resserré +dans les bornes de sa profession, il joignait aux +talents de la prédication et de la direction des âmes le +véritable esprit religieux.... Il ne s'épargnait en rien +également prêt pour qui que ce fut et se faisant tout à +tous. Dans ce grand nombre de personnes de la première +distinction dont il avait la conduite, bien loin de +négliger les pauvres et les petits, il les recevait avec +bonté; il descendait avec eux, dans le compte qu'ils lui +rendaient de leur vie, jusques aux moindres particularités; +et plus sa réputation et son nom leur inspiraient de +timidité en l'approchant, plus il s'étudiait à gagner leur +confiance, et à leur faciliter l'accès auprès de lui. Il +ne se contentait pas de ce bon accueil. Il les allait<span class='pagenum'><a name="Page_133" id="Page_133">[Pg 133]</a></span> +trouver s'ils étaient hors d'état de venir eux-mêmes<a name="FNanchor_37_37" id="FNanchor_37_37"></a><a href="#Footnote_37_37" class="fnanchor">[37]</a>.»</p> + +<p>Et avec cela chez cet homme vraiment apostolique: +«un dévouement inviolable au service de l'Église, et +une soumission entière aux puissances ecclésiastiques +et à ses supérieurs.» Il le prouva bien dans cette circonstance; +car le général, ayant fait à sa demande une +réponse toute favorable, il se disposait à partir. Mais, +d'après le désir exprimé par ses supérieurs immédiats, +il crut devoir retarder de quelques semaines, et dans +l'intervalle, par suite des remontrances venues de Paris, +une seconde lettre arriva de Rome qui révoquait la permission +donnée.</p> + +<p>Bourdaloue n'insista pas, prompt à se soumettre à +l'ordre de ses supérieurs dans lequel il vit l'expression +de la volonté du ciel. Il reprit ses fonctions avec un +nouveau zèle, et même avec plus d'activité et d'ardeur +que jamais, prêchant, enseignant, confessant, et il ne +put être arrêté par un rhume opiniâtre dont il souffrait +depuis plusieurs semaines. Mais, à la suite d'un sermon +qu'il avait prêché pour une prise d'habit, il se sentit +plus indisposé. Le dimanche, jour de la Pentecôte +(11 mai 1704), il dut se mettre au lit et une fièvre maligne +interne se déclara avec les symptômes les plus alarmants. +Quoiqu'il se fît peu d'illusion sur son état, il +insista auprès du médecin pour savoir la vérité toute +entière. On satisfit à son désir, et avant même que le +docteur eût fini de parler, le malade dit: «C'est assez, +je vous entends: il faut maintenant que je fasse ce<span class='pagenum'><a name="Page_134" id="Page_134">[Pg 134]</a></span> +que j'ai tant de fois prêché et conseillé aux autres.»</p> + +<p>Dès le lendemain, après s'être préparé par une confession +de toute sa vie à recevoir les derniers sacrements, +«il entra lui-même, dit le Père Bretonneau, témoin +oculaire sans doute, dans tous les sentiments +qu'il avait inspirés à tant de moribonds. Il se regarda +comme un criminel condamné à mort par l'arrêt du ciel. +Dans cet état, il se présenta à la justice divine. Il accepta +l'arrêt qu'elle avait prononcé contre lui et qu'elle allait +exécuter: «J'ai abusé de la vie, dit-il en s'adressant à +Dieu: je mérite que vous me l'ôtiez et c'est de tout +mon cœur que je me soumets à un si juste châtiment.»</p> + +<p>D'après ce que nous lisons ailleurs, il dit à ceux qui +l'entouraient: «Je vois bien que je ne puis guérir sans +miracle; mais que suis-je pour que Dieu daigne faire +un miracle en ma faveur? Que sa sainte volonté s'accomplisse +aux dépens de ma vie s'il l'ordonne ainsi; +qu'il me sépare de ce monde où je n'ai été que trop +longtemps et qu'il m'unisse pour jamais à lui!»</p> + +<p>Avec une entière tranquillité d'esprit et comme s'il +pouvait encore compter sur de longs jours, il mit en ordre +les papiers dont il était dépositaire. Puis, se souvenant +de ses nombreux et illustres amis, «il désira qu'on +leur apprît qu'il regardait sa séparation d'avec eux sur +la terre comme une partie du sacrifice qu'il faisait à +Dieu de sa vie.»</p> + +<p>Il s'entretint ensuite quelque temps avec son directeur, +et alors un mieux s'étant manifesté, ses confrères +et amis reprirent quelque espérance. Mais, dans la soirée, +un violent accès de fièvre survint, bientôt suivi du<span class='pagenum'><a name="Page_135" id="Page_135">[Pg 135]</a></span> +délire et l'agonie commença. Le lendemain mardi, +13 mai, vers cinq heures du matin, il expira. Bossuet +l'avait précédé de quelques semaines dans la tombe +(12 avril 1704.)<br /><br /></p> + + +<h2>II</h2> + +<p>Bourdaloue était dans la soixante-douzième année +de son âge, né à Bourges, le 20 août 1632, l'année même +où le pape Urbain VIII approuvait la Congrégation des +Prêtres de la Mission, fondée par Saint Vincent-de-Paul. +Bourdaloue, qui reçut au baptême le prénom de +Louis, entra, dès l'âge de quinze ans, dans la Compagnie +de Jésus. Il passa par tous les exercices, employant +les dix-huit premières années de noviciat, soit à ses +propres études, soit à professer la rhétorique, la philosophie, +la théologie. Quelques sermons qu'il eut occasion +de prêcher révélèrent sa véritable vocation à ses +supérieurs qui le destinèrent dès lors à la prédication. +Après s'être fait entendre en province avec un grand +succès, il vint à Paris et prêcha tout d'abord dans l'église +de la maison professe avec un éclat extraordinaire. +Également aimé des grands, du peuple et des savants, +il attirait une foule prodigieuse; sa réputation croissait +d'un sermon à l'autre; plus on l'entendait, plus on voulait +l'entendre.</p> + +<p>Le roi Louis XIV le goûtait tout particulièrement, et, +après l'avoir entendu, depuis l'Avent de l'année 1670, +plusieurs Avents et plusieurs Carêmes, il le redemandait +toujours en disant: «J'aime mieux ses redites que les +choses nouvelles d'un autre.»<span class='pagenum'><a name="Page_136" id="Page_136">[Pg 136]</a></span></p> + +<p>Sa courageuse franchise même ne le refroidissait pas. +On raconte qu'un jour Bourdaloue, ayant prêché devant +le roi, celui-ci lui dit:</p> + +<p>«Mon père, vous devez être content de moi; madame +de Montespan est à Clagny.</p> + +<p>—»Oui, sire, répondit le prédicateur, mais Dieu serait +plus satisfait si Clagny était à soixante-dix lieues +de Versailles.»</p> + +<p>On conçoit après cela que madame de Sévigné pût +écrire: «Jamais prédicateur n'a prêché si hautement +ni si généreusement les vérités chrétiennes.... Le Père +Bourdaloue frappe comme un sourd, disant des vérités +à bride abattue, parlant à tort et à travers contre l'adultère.»</p> + +<p>La même madame de Sévigné disait à sa fille: «<i>Je +m'en vais en Bourdaloue</i>,» comme elle eût dit: «<i>Je +m'en vais en cour</i>,» et ne laissait échapper aucune occasion +d'entendre le célèbre prédicateur, témoin cette anecdote: +Bourdaloue devait prêcher une passion que madame +de Sévigné avait déjà entendue avec sa fille l'année +précédente: «Et c'était pour cela, dit-elle, que j'en +avais envie; mais l'impossibilité m'en ôta le goût. +Les laquais y étaient dès mercredi; et la presse était +à mourir.»</p> + +<p>On ne saurait s'en étonner quand on lit aujourd'hui +ces sermons, les premiers de ce genre, et dont le Père +Bretonneau dit avec raison: «Il avait dans un éminent +degré tout ce qui peut former un parfait prédicateur. Il +reçut de la nature un fonds de raison qui, joint à une +imagination vive et pénétrante, lui faisait trouver d'abord +dans chaque chose le solide et le vrai... Ses divi<span class='pagenum'><a name="Page_137" id="Page_137">[Pg 137]</a></span>sions +justes, ses raisonnements suivis et convaincants, +ses mouvements pathétiques, ses réflexions judicieuses +et d'un sens exquis, tout va à son but.... Persuadé que +le prédicateur ne touche qu'autant qu'il intéresse et +qu'il applique, et que rien n'intéresse davantage et n'attire +plus l'attention qu'une peinture sensible des mœurs +où chacun se voit lui-même et se connaît, il tournait là +tout son discours.» Il suffit de citer ces admirables sermons +sur le <i>Mariage</i>, le <i>Choix</i>, <i>d'un état</i>, les <i>Divertissements +du monde</i>, l'<i>Hypocrisie</i>, la <i>Prière</i>, les <i>Devoirs envers +les domestiques</i> etc., dans lesquels abondent, avec les solides +raisonnements, les observations et les conseils pratiques, +les réflexions d'une étonnante sagacité et tous +ces portraits admirables de relief et de vie d'une vérité +si prodigieuse quoique on ne pût reconnaître les modèles +et qui faisaient dire à madame de Termes: «Il est +inimitable et les prédicateurs qui l'ont voulu copier sur +cela n'ont fait que des marmousets.»</p> + +<p>Quoique admirable par la solidité des raisonnements +et la victorieuse logique, Bourdaloue savait aussi parler +au cœur, témoin ce qu'écrivait madame de Maintenon, +à l'occasion d'un sermon prêché devant Louis XIV et sa +cour. «Il a parlé au Roi sur sa santé, sur l'amour de +son peuple, sur les craintes de la cour; il a fait verser +bien des larmes; il en a versé lui-même: c'était son +cœur qui parlait à tous les cœurs.»</p> + +<p>Quand aujourd'hui la lecture seule de tant de pages +éloquentes nous frappe d'une façon si vive et nous émeut +si profondément, qu'on imagine ce que ce devait être +quand ces mêmes choses étaient dites au milieu du silence +solennel d'un immense et religieux auditoire, et<span class='pagenum'><a name="Page_138" id="Page_138">[Pg 138]</a></span> +tombaient des lèvres de Bourdaloue: «Le feu dont il +animait son action, dit le Père Bretonneau, sa rapidité +en prononçant, sa voix pleine, résonnante, douce et +harmonieuse, <i>tout était orateur en lui</i>, et tout servait à son +talent.»</p> + +<p>On conçoit après cela que Bossuet ait pu dire dans la +candeur de sa modestie: «Cet homme sera éternellement +notre maître en tout.»</p> + +<p>N'oublions pas ce mot encore d'un des contemporains +de Bourdaloue et qui prouve que, dans l'estime de tous, +chez lui la vertu égalait le talent: «Sa conduite, disait +on, est la meilleure réponse que l'on puisse faire aux +<i>Lettres Provinciales</i>.»</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_36_36" id="Footnote_36_36"></a><a href="#FNanchor_36_36"><span class="label">[36]</span></a> Notice sur Bourdaloue. Édition de 1812. 16 volumes in-8º.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_37_37" id="Footnote_37_37"></a><a href="#FNanchor_37_37"><span class="label">[37]</span></a> Préface du Père Bretonneau dans la première édition des <i>Sermons +de Bourdaloue</i>.<span class='pagenum'><a name="Page_139" id="Page_139">[Pg 139]</a></span></p></div> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="BREGUET" id="BREGUET"></a>BREGUET</h2> + + +<p>«Les perfectionnements apportés par Breguet dans +cette partie de la mécanique à laquelle il avait consacré +ses veilles, ont eu pour résultat de donner à la France la +première horlogerie de l'Europe, au dire de tous ceux +qui ne sont pas Anglais. Ses perfectionnements s'étendent +à toutes les branches comme à toutes les parties +de l'art. C'est à lui qu'on doit, sinon la première idée, +du moins l'usage commode des montres perpétuelles qui +se remontent d'elles-mêmes par le mouvement qu'on +leur donne en les portant.... C'est Breguet qui, pour garantir +de fractures le pivot du balancier, en cas de choc +violent ou de chute de la montre, imagina le parachute +qui préserve le régulateur de toute atteinte; invention +précieuse surtout pour les montres de poche. C'est lui +qui, le premier, fabriqua des cadratures de répétition +d'une disposition plus sûre, laissant plus de place pour +les autres parties du mécanisme, etc., etc. Mais c'est +surtout aux sciences exactes, à l'astronomie, à la physique +et à la navigation, que Breguet, en multipliant +les moyens de calculer les <i>minima</i> les plus délicats de la +durée avec la dernière exactitude, a rendu des services +inappréciables.»</p> + +<p>Ainsi s'exprime M. Val. Parisot, qui, par ses connais<span class='pagenum'><a name="Page_140" id="Page_140">[Pg 140]</a></span>sances +spéciales, a su, mieux que nous ne pourrions le +faire, mettre en relief les services rendus par cet artisan +illustre dont le nom, resté justement populaire, est une +preuve nouvelle que la gloire ne dédaigne personne, et +se plaît à récompenser tous les genres de mérite. À ce +titre, Breguet, comme Jacquard, comme Richard Lenoir, +mérite une place dans notre galerie, d'autant plus +que chez lui le caractère de l'homme était à la hauteur +du talent, du génie de l'artiste; c'est M. Parisot qui +n'hésite pas à lui donner ce titre, et qui songerait à le lui +contester?</p> + +<p>«Breguet, dit M. Villenave, était recherché dans les +premières classes de la société où il comptait plusieurs +amis. On a dit de lui qu'il avait toujours conservé la +naïveté de la jeunesse et même celle de l'enfance; qu'il +voyait tout en beau, excepté ses ouvrages; qu'en lui, +tout était égal, uni, simple; qu'il était timide sans être +jamais embarrassé; qu'on trouvait des rapports entre lui +et le bon La Fontaine; qu'il n'avait jamais voulu quitter +sa petite et modeste maison où la fortune était venue le +trouver; qu'il était toujours prêt à être utile aux artistes; +que tous étaient heureux autour de lui, et lui plus +que les autres. On raconte qu'étant devenu un peu sourd +sans être susceptible, il disait, quand on riait de quelque +quiproquo: <i>Dites-le-moi, que je rie aussi</i>, ce qu'il ne manquait +pas de faire.»</p> + +<p>Breguet (Abraham-Louis), naquit à Neufchatel en +Suisse, le 10 janvier 1747, d'une famille d'origine française. +Enfant, il paraissait d'une intelligence paresseuse, +et ses maîtres augurèrent assez mal de son peu +de goût pour la grammaire française et latine. Tout<span class='pagenum'><a name="Page_141" id="Page_141">[Pg 141]</a></span> +jeune encore, il perdit son père, et sa mère s'étant remariée +à un horloger, celui-ci, voyant le peu de fruit que +l'enfant tirait de la fréquentation du collége, résolut de +le garder à la maison pour l'occuper aux travaux de son +état. Cette vie sédentaire ne sembla point d'abord, plus +que l'autre, agréable à l'enfant, doué d'une extrême +vivacité; peu à peu, cependant, les combinaisons mécaniques +l'intéressèrent et il devint apprenti des plus +zélés.</p> + +<p>Son beau-père, cependant, qui voulait faire de lui un +ouvrier émérite, l'emmena à Paris et le plaça chez un +célèbre horloger de Versailles pour qu'il achevât de se +perfectionner dans son art et, en effet, au bout de peu +d'années, Abraham-Louis était le premier ouvrier de +l'atelier; intelligent autant que laborieux et rangé. +Quoique à peine sorti de l'adolescence, il se trouvait père +de famille, ayant, par la mort précipitée de son beau-père +et de sa mère, une jeune sœur à élever et établir! +Son salaire de chaque jour devait seul suffire à toutes +les charges; et non-seulement le jeune ouvrier réussit à +équilibrer son budget, mais il put faire quelques économies +et trouver du loisir pour suivre un cours de mathématiques, +car il avait compris que la connaissance des +sciences exactes lui devait être singulièrement utile +ou plutôt indispensable. Son professeur était l'abbé +Marie, savant distingué, que les rares dispositions de +l'élève, comme sa bonne conduite, intéressèrent et qui +ne fut pas avare pour lui de ses précieux enseignements.</p> + +<p>Il n'est pas douteux qu'ils contribuèrent beaucoup à +développer le génie du jeune Breguet dont la réputation, +comme habile horloger, date de cette époque et depuis<span class='pagenum'><a name="Page_142" id="Page_142">[Pg 142]</a></span> +ne fit que s'accroître. Un jour le duc d'Orléans se trouvait +à Londres, dans l'atelier de l'horloger Arnold, connu +dans toute l'Europe, et renommé comme le premier +dans son art. Le prince tira sa montre, et, la montrant +à Arnold, lui demanda ce qu'il en pensait.</p> + +<p>L'horloger, après l'avoir ouverte et examinée avec +grande attention, non sans témoigner plusieurs fois de +son étonnement, la rendit au visiteur en disant:</p> + +<p>—Vous avez là, monseigneur, un chef-d'œuvre, et ce +Breguet est, dans notre partie, un maître, mais un +maître qu'au plus tôt je veux connaître, et dont il me +tarde de serrer la main.» En effet, laissant là son atelier +et ses travaux commencés, et, embrassant sa famille, +Arnold s'embarqua pour le continent, et quelques jours +après, il arrivait à Paris.</p> + +<p>Un matin, Breguet, averti par la sonnerie du timbre, +voit entrer dans son atelier un étranger qui, le sourire +aux lèvres et la main tendue, lui dit:</p> + +<p>—Mon cher confrère, j'ai vu tout récemment à +Londres, dans la main d'une altesse française, une +montre fabriquée par vous et que j'ai admirée comme +un chef-d'œuvre. Aussi ai-je passé le détroit tout exprès +pour faire votre connaissance et vous adresser moi-même +mes félicitations; je suis Arnold, de Londres.</p> + +<p>Qu'on juge de la stupéfaction comme de la joie de +Breguet à cette visite si inattendue pour lui, car, même +au temps de ses plus grandes prospérités, il était resté +fort modeste.</p> + +<p>«Malgré tant de titres incontestables à la gloire et à +la renommée, cet homme éminemment moral, qui rendait +justice à tous, excepté à lui-même, jusqu'à s'étonner<span class='pagenum'><a name="Page_143" id="Page_143">[Pg 143]</a></span> +de la régularité de ses instruments, <i>doutait de sa propre +réputation</i>, même en présence des étrangers qui s'honoraient +de lui en fournir le témoignage<a name="FNanchor_38_38" id="FNanchor_38_38"></a><a href="#Footnote_38_38" class="fnanchor">[38]</a>.»</p> + +<p>Profondément touché des témoignages d'estime et de +sympathie que lui donnait Arnold, il s'efforça de le reconnaître +de son mieux par son accueil, et lorsque le +confrère repartit pour l'Angleterre, il lui confia son fils +aîné qu'il devait, deux années après, mais sans l'avoir +prévu, aller rejoindre.</p> + +<p>La révolution éclata, Breguet, tout entier à son art, +resta complètement étranger à la politique; mais à cause +de sa célébrité, et sans doute aussi de sa réputation +d'honnête homme, il n'en fut pas moins classé parmi les +suspects. Par bonheur, grâce à quelques-uns de ses +clients, alors très-influents, il put éviter la prison et il +lui fut permis de quitter la France. Il passa, avec sa famille, +en Angleterre, où sa situation ne laissait pas que d'être +critique et de le préoccuper. Il se voyait tout au moins +dans la nécessité, afin de s'assurer le pain quotidien, +d'abandonner ses savantes recherches pour redevenir un +simple ouvrier, lorsqu'un ami généreux, témoin de ses +perplexités, lui dit:</p> + +<p>—À Dieu ne plaise, que vous abandonniez l'art pour +le métier. Continuez vos importants travaux, dont le +résultat pour moi est d'autant moins douteux que votre +fils aîné peut s'y associer. D'ailleurs, n'ayez souci du +lendemain ni pour votre famille ni pour vous; voici qui +vous rassure pour l'avenir.</p> + +<p>Et l'excellent ami, M. Desnay-Flyche, présentait à +Breguet un portefeuille rempli de banknotes, qu'après<span class='pagenum'><a name="Page_144" id="Page_144">[Pg 144]</a></span> +s'être longtemps défendu, le Français dut accepter. C'est +ainsi que, pendant les deux années de son exil dans la +Grande-Bretagne, Breguet eut toute sécurité pour ses +recherches. Aussi, quand il lui fut permis de rentrer en +France, riche de nouvelles connaissances et devenu le +premier dans son art, il put en peu de temps, aidé +d'ailleurs par le secours de ses amis, relever ses +établissements détruits, dont la prospérité alla toujours +en augmentant. Sa vie dès lors s'écoula paisible +et heureuse. Il devint successivement horloger de la marine, +membre du bureau des longitudes, et en 1816 +remplaça Carnot à l'Institut. En 1823, il fit partie du +jury d'examen pour les produits de l'industrie. Après +avoir rempli ces fonctions momentanées avec le zèle et +la conscience qu'il apportait à tout, il se remit à son +grand ouvrage sur l'horlogerie, qu'il avait hâte de voir +terminé, comme par un secret pressentiment. Car un +matin, peu d'instants après s'être assis à son bureau, il +tomba foudroyé par une attaque d'apoplexie.</p> + +<p>«Le talent de Breguet, dit M. Parisot, n'était point +exclusivement restreint à l'art auquel il fit faire des pas +si prodigieux. Il imagina le mécanisme léger et solide +des télégraphes établis par Chappe; il créa un thermomètre +métallique d'une sensibilité au-dessus de tout ce +qui est connu, surtout pour le développement instantané +du calorique, etc.»</p> + +<p>On ne peut trop regretter qu'il ait laissé inachevé son +<i>Traité de l'Horlogerie</i>, dans lequel toutes ses découvertes +devaient être consignées et qui eût renfermé, en particulier, +beaucoup de faits intéressants sur la transmission du +mouvement par les corps qui restent eux-mêmes en repos.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_38_38" id="Footnote_38_38"></a><a href="#FNanchor_38_38"><span class="label">[38]</span></a> <i>Encyclopédie des gens du monde.</i><span class='pagenum'><a name="Page_145" id="Page_145">[Pg 145]</a></span></p></div> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="LA_BRUYERE_JEAN_DE" id="LA_BRUYERE_JEAN_DE"></a>LA BRUYÈRE. (JEAN DE)</h2> + + +<p>On n'a sur La Bruyère aucuns détails biographiques; +«On ne connaît rien de sa famille, dit Suard l'académicien, +et cela est fort indifférent; mais on aimerait à +savoir quel était son caractère, son genre de vie, la +tournure de son esprit, dans la société; et c'est ce qu'on +ignore aussi.»</p> + +<p>D'Olivet, dans son <i>Histoire de l'Académie</i>, n'est pas +absolument de cet avis puisqu'il nous dit: «On me l'a +dépeint comme un philosophe qui ne songeait qu'à +vivre tranquille avec des amis et des livres; faisant un +bon choix des uns et des autres; ne cherchant ni ne +fuyant le plaisir, toujours disposé à une joie modeste et +ingénieux à la faire naître; poli dans ses manières et +sage dans ses discours; craignant toute sorte d'ambition +même celle de montrer de l'esprit.»</p> + +<p>De son côté Boileau nous dit<a name="FNanchor_39_39" id="FNanchor_39_39"></a><a href="#Footnote_39_39" class="fnanchor">[39]</a>, mais à la date du +18 mai 1787, l'année même de la publication des +<i>Caractères</i> et quelque temps auparavant sans doute: +«Maximilien (La Bruyère) m'est venu voir à Auteuil, +et m'a lu quelque chose de son <i>Théophraste</i>. C'est un +fort honnête homme et à qui il ne manquerait rien si<span class='pagenum'><a name="Page_146" id="Page_146">[Pg 146]</a></span> +la nature l'avait fait aussi agréable qu'il a envie de +l'être. Du reste, il a de l'esprit, du savoir et du +mérite.»</p> + +<p>L'éloge semble maigre, mais la lecture du livre, +dont il ne connaissait que des fragments, sans doute +ouvrit les yeux à Despréaux puisqu'il devint bientôt un +des partisans zélés de La Bruyère et contribua beaucoup, +avec Bossuet et Racine, à le faire entrer à l'Académie +où le moraliste fut reçu six ans après la publication des +<i>Caractères</i>, c'est-à-dire en 1693. On a remarqué qu'il +fut le premier académicien qui, dans son discours, ait +fait l'éloge des confrères vivants, Bossuet, La Fontaine +et Despréaux. On ne sait plus rien de lui ensuite, si ce +n'est la date de sa mort arrivée en 1696<a name="FNanchor_40_40" id="FNanchor_40_40"></a><a href="#Footnote_40_40" class="fnanchor">[40]</a>.</p> + +<p>Ce silence des contemporains n'est-il pas des plus +étonnants quand il s'agit d'un homme à qui son livre +avait fait sans nul doute bien des ennemis et dont il +semble que les Mémoires du temps auraient dû particulièrement +s'occuper? Il faut que sa vie tout à fait +retirée, la réserve de son caractère, peut-être la crainte +aient tenu la curiosité à distance.</p> + +<p>Mais si La Bruyère est ignoré comme homme, l'écrivain +jouit d'une assez belle notoriété «et le livre des +<i>Caractères</i>, qui fit beaucoup de bruit dès sa naissance», +n'a rien perdu pour nous de ses mérites, et il compte +au premier rang des livres classiques. Ce n'est pas +d'ailleurs le livre de tout le monde et qu'on puisse goûter +à tous les âges. Il exige une certaine maturité d'es<span class='pagenum'><a name="Page_147" id="Page_147">[Pg 147]</a></span>prit +et une connaissance du monde qui permette d'apprécier +la sagacité des observations. Je me rappelle +que, jeune homme encore, un volume des <i>Caractères</i> +m'étant tombé dans les mains, tout en appréciant tels +ou tels passages, certaines façons de s'exprimer qui me +semblaient vives, ingénieuses, originales, le plus souvent, +mon inexpérience me rendait hésitant; je m'étonnais +ayant peine à comprendre et assez semblable à un +homme qui entendrait parler une langue étrangère +dont quelques mots seulement lui seraient familiers. Je +pourrais encore me comparer à celui qui, voyant un +portrait peint par un maître, mais sans connaître +l'original, pourrait admirer l'habileté des procédés, le +talent de facture, mais serait inapte à se prononcer +quant à la ressemblance.</p> + +<p>Dans mon ignorance du monde, je jugeais ce La +Bruyère un peu bien enclin à la médisance, et montrant +trop l'humanité par les côtés qui ne la font ni aimer ni +estimer. Pour un chrétien sincère tel qu'il paraît avoir +été d'après le chapitre justement vanté des <i>Esprits +forts</i>, je le trouvais en général fort peu charitable, très +hardi et même téméraire dans certains de ses jugements +soit sur les hommes, soit sur les choses. À part +le chapitre cité plus haut, on dirait que ce moraliste, +qui avait lu l'<i>Évangile</i> et l'<i>Imitation</i>, écrit avec la +plume de Théophraste ou Sénèque, une plume dont la +pointe est d'or, de diamant même, mais singulièrement +affilée et qui peut faire des blessures mortelles mieux +que le meilleur stylet italien. Encore ne semble-t-il pas +que, pareille à la lance d'Achille, elle sut toujours +guérir les blessures qu'elle aurait pu faire.<span class='pagenum'><a name="Page_148" id="Page_148">[Pg 148]</a></span></p> + +<p>La Bruyère dit excellemment: «Quand une lecture +vous élève l'esprit et qu'elle vous inspire des sentiments +nobles et courageux, ne cherchez pas une autre règle pour +juger l'ouvrage, il est bon et fait de main d'ouvrier.»</p> + +<p>Très bien! mais si je ne craignais de paraître téméraire, +j'exprimerais le doute que telle soit l'impression +qui résulte le plus habituellement de la lecture des +<i>Caractères</i> et non pas plutôt une disposition railleuse, +ironique, sarcastique, un sentiment de dédain et de +mépris pour l'humanité. Le tort du moraliste précisément, +c'est de s'adresser trop à l'esprit, à l'intelligence, +et, dans son livre il n'y a pas assez pour le cœur. +J'ajouterai qu'en certains endroits, quand il s'agit de +sujets chatouilleux, qui se rencontrent dans l'étude des +passions, le moraliste, en témoignant de sa sagacité +comme observateur, ne fait pas toujours assez preuve +de discrétion; dans le chapitre sur <i>les Femmes</i> entre +autres, il est telle phrase qu'on aurait plaisir à effacer, +sûr de l'approbation du sexe, celle-ci par exemple:</p> + +<p>«Il y a peu de femmes si parfaites qu'elles empêchent +un mari de se repentir, du moins une fois le jour, +d'avoir une femme, ou de trouver heureux celui qui +n'en a point.»</p> + +<p>La Bruyère, au reste, je le répète, n'est point le livre +des jeunes gens et moins encore des demoiselles.</p> + +<p>Après ces réserves, appréciant les procédés de l'écrivain, +je n'hésiterai pas à dire avec Suard: «Ce n'est +pas seulement par la nouveauté et la variété des mouvements +et des tours que le talent de La Bruyère se fait +remarquer; c'est encore par un choix d'expressions, +vives, figurées, pittoresques; c'est surtout par ses heu<span class='pagenum'><a name="Page_149" id="Page_149">[Pg 149]</a></span>reuses +alliances de mots, ressource féconde des grands +écrivains dans une langue qui ne permet pas, comme +presque toutes les autres, de créer ou de composer des +mots, ni d'en transplanter d'un idiome étranger..... En +lisant avec attention les <i>Caractères</i>, il me semble qu'on +est moins frappé des pensées que du style; les tournures +et les expressions paraissent avoir quelque chose de +plus brillant, de plus fin, de moins inattendu que le +fond des choses mêmes; et c'est moins l'homme de génie +que le grand écrivain que j'admire.»</p> + +<p>Il semble en effet que La Bruyère, pas toujours +exempt de recherche, soit un ouvrier, non, un artiste +merveilleusement habile dans l'art de bien dire et préoccupé +surtout du désir de donner tout son relief à la +pensée par l'expression. C'est un artiste, aussi voyons-nous +qu'il excelle dans les portraits; ils abondent +dans son livre ou plutôt dans sa galerie, et touchés +avec une largeur de pinceau en même temps qu'une +délicatesse qui font que, tout en conservant, dans une +certaine mesure, quelque air de ressemblance avec le +type original et premier, ils ne sont point de simples +copies, mais par des traits ajoutés et empruntés à +divers modèles, nous saisissent par «cet ensemble de +vérité idéale et de vérité de nature qui constituent la +perfection des beaux arts.»</p> + +<p>Dirai-je cependant qu'on voudrait chez l'écrivain +plus de spontanéité, plus d'abandon; une phrase +qui se détendit parfois et où l'on ne sentît pas +autant le savant et studieux arrangement. On aimerait +que La Bruyère se souvînt un peu davantage du conseil +de Régnier:<span class='pagenum'><a name="Page_150" id="Page_150">[Pg 150]</a></span></p> + +<div class="blockquot"><p>Les négligences sont ses plus grands artifices.</p></div> + +<p>Le livre de La Bruyère est dans toutes les bibliothèques; +aussi faut-il être sobre de citations. Quelques +passages suffiront.</p> + +<p>«Il y a dans l'art un point de perfection comme de +bonté et de maturité dans la nature: celui qui le sent +et qui l'aime a le goût parfait; celui qui ne le sent pas +et qui aime en deçà et au delà a le goût défectueux. Il +y a donc un bon et un mauvais goût et l'on dispute des +goûts avec fondement.</p> + +<p>«Il y a autant d'invention à s'enrichir par un sot livre +qu'il y a de sottise à l'acheter; c'est ignorer le goût du +peuple que de ne pas hasarder quelquefois de grandes +fadaises.»</p> + +<p>«Un beau visage est le plus beau de tous les spectacles; +et l'harmonie la plus douce est la voix de celle que +l'on aime.»</p> + +<p>«Être avec les gens qu'on aime, cela suffit: rêver, +leur parler, ne leur parler point, penser à eux, penser à +des choses plus indifférentes, mais auprès d'eux, tout +est égal.»</p> + +<p>«Certains poètes sont sujets dans le dramatique à de +longues suites de vers pompeux, qui semblent forts, +élevés et remplis de grands sentiments. Le peuple +écoute avidement, les yeux élevés et la bouche ouverte, +croit que cela lui plaît, et à mesure qu'il y comprend +moins, l'admire davantage: il n'a pas le temps de respirer, +il a à peine celui de se récrier et d'applaudir. +J'ai cru autrefois, et dans ma première jeunesse que ces<span class='pagenum'><a name="Page_151" id="Page_151">[Pg 151]</a></span> +endroits étaient clairs et intelligibles pour les acteurs, +pour le parterre et l'amphithéâtre; que leurs auteurs +s'entendaient eux-mêmes et qu'avec toute l'attention +que je donnais à leur récit, j'avais tort de n'y rien +entendre: <i>je suis détrompé</i>.»</p> + +<p>À l'appui de cette observation nous citerons une +curieuse anecdote racontée par Fontenelle dans la vie +de Corneille. On lit ces quatre vers dans la 1<sup>re</sup> scène du +II<sup>e</sup> acte de la tragédie de: <i>Tite et Bérénice</i>:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Faut-il mourir, madame; et, si proche du terme,<br /></span> +<span class="i0">Votre illustre inconstance est-elle encor si ferme<br /></span> +<span class="i0">Que les restes d'un feu que j'avais cru si fort<br /></span> +<span class="i0">Puissent dans quatre jours se promettre ma mort?<br /></span> +</div></div> + +<p>L'acteur Baron qui, lors de la première représentation, +faisait le personnage de Domitian et qui, en +étudiant son rôle, trouvait quelque obscurité dans ces +quatre vers, crut son intelligence en défaut et en alla +demander l'explication à Molière, chez lequel il demeurait. +Molière, après les avoir lus, avoua qu'il ne les entendait +pas non plus: «Mais attendez, dit-il à Baron, +M. Corneille doit venir souper avec nous aujourd'hui, +et vous lui direz qu'il vous les explique.» Dès que Corneille +arriva, le jeune Baron alla lui sauter au col +comme il faisait ordinairement parce qu'il l'aimait, et +ensuite il le pria de lui expliquer les vers qui l'embarrassaient: +«Je ne les entends pas trop bien non plus, +dit Corneille, mais récitez-les toujours, tel qui ne les +entendra pas les admirera.»</p> + +<p>Une citation encore, mais celle-ci faite dans un senti<span class='pagenum'><a name="Page_152" id="Page_152">[Pg 152]</a></span>ment +tout autre que pour les précédentes: «On a +dû faire du style ce qu'on a fait de l'architecture. On a +entièrement abandonné l'ordre gothique que <i>la barbarie +avait introduit pour les palais et pour les temples</i>; on a +rappelé le dorique, l'ionique et le corinthien; ce qu'on +ne voyait plus que dans les ruines de l'ancienne Rome, +devenu moderne, éclate dans nos portiques et dans nos +péristyles. De même, etc.»</p> + +<p>Ce passage, ou plutôt cette diatribe malheureuse +contre notre admirable architecture gothique, et qu'on +a plusieurs fois, non sans raison, reprochée à La Bruyère +depuis le retour à de meilleures idées, pèse sur sa +mémoire; il est un bel exemple de la tyrannie des préjugés +contemporains.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_39_39" id="Footnote_39_39"></a><a href="#FNanchor_39_39"><span class="label">[39]</span></a> Lettre à Racine.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_40_40" id="Footnote_40_40"></a><a href="#FNanchor_40_40"><span class="label">[40]</span></a> Il était né à Dourdan en 1639. Il venait d'acheter une charge +de trésorier de France à Caen, lorsque Bossuet le fit venir à Paris +pour enseigner l'histoire à M. le Duc, (fils du prince de Condé).<span class='pagenum'><a name="Page_153" id="Page_153">[Pg 153]</a></span></p></div> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="BUGEAUD" id="BUGEAUD"></a>BUGEAUD</h2> + + +<p>Dans la <i>France héroïque</i> se trouve une biographie développée +du maréchal Bugeaud, duc d'Isly. Mais depuis +cette publication a paru une très-remarquable étude sur +l'illustre guerrier en tête du livre aujourd'hui si connu +du général Trochu et qui a pour titre: <i>L'Armée Française</i> +en 1867, 20<sup>e</sup> édition. Nous n'avons pu nous refuser au +plaisir de détacher quelques pages au moins de ce beau +travail. L'auteur dédie son livre à Bugeaud en le qualifiant: +«mon vénéré maître.» Pourquoi faut-il que +l'élève, amené à passer de la théorie à la pratique ne se +soit pas mieux souvenu des leçons et des exemples de ce +maître si prompt à l'action et que les Arabes, dans leur +langue imagée, avaient surnommé: <i>El Kébir</i>, le maître +de la fortune! Imaginez Bugeaud gouverneur de Paris +pendant le siége, quelle autre eût été la défense! M. de +Moltke ne serait pas peut-être aujourd'hui si triomphant? +Venons aux citations.</p> + +<p>«Si dans l'étude de la carrière du maréchal, dit le général +Trochu, on s'arrête de parti pris, comme l'ont fait +longtemps les adversaires politiques, au sans façon des +attitudes, à de certaines faiblesses, à des contrastes souvent +très-heurtés, à des témérités indiscrètes et hasardées, +on juge partialement et on juge mal. Ses débuts<span class='pagenum'><a name="Page_154" id="Page_154">[Pg 154]</a></span> +dans la vie et dans le monde, l'ardeur de ses convictions, +les excitations de la lutte expliquaient surabondamment +ces écarts du moment où dominaient, à ne pouvoir s'y +méprendre, la bienveillance et la bonhomie. Mais comment +ne pas s'incliner devant la sincérité de son patriotisme, +la fermeté de son incomparable bon sens, l'ampleur +de ses vues, la richesse de son expérience, la simplicité +véritablement antique de ses habitudes et de sa vie?»</p> + +<p>«Le maréchal Bugeaud écrivait et parlait avec une +remarquable facilité, avec une éloquence entraînante, +inégale quelquefois, toujours originale, pittoresque, +imagée. Sa parole, quand il haranguait les troupes sous +l'empire d'une grande passion et d'une grande conviction, +atteignait à des hauteurs imprévues. Lequel d'entre +nous n'a encore la mémoire et l'âme remplie de ce +discours digne de Tacite par la grandeur des aperçus et +par la sobriété du langage, où il nous annonça, le soir +du 13 août, 1844, dans l'Ouerdefou, à la lueur des torches, +sa ferme résolution de livrer bataille le lendemain +à Isly. Les soldats saisis d'enthousiasme bordaient les +escarpements des deux rives, et quatre cents officiers, +pressés au fond de l'étroite vallée, acclamaient, palpitants, +leur général dont la haute taille et la voix retentissante +dominaient toutes les tailles et toutes les voix. +Quelle grande scène militaire!... Nous fûmes tous persuadés, +entraînés. Nous vîmes se resserrer étroitement +entre notre chef et nous, sous l'influence de cette parole +qui prouvait la victoire, des liens de solidarité et de confiance +qui disaient assez ce que serait la journée du lendemain.»</p> + +<p>On sait que le maréchal avait pris pour devise:<span class='pagenum'><a name="Page_155" id="Page_155">[Pg 155]</a></span> +<i>Ense et Aratro</i>, voici à quelle occasion: Après le glorieux +combat de l'Hôpital-sous-Conflans (28 juin 1815) +où avec dix-sept cents hommes d'infanterie, il battit un +corps autrichien de six mille hommes, «emportant avec +lui l'honneur d'avoir combattu le dernier pour la défense +du territoire, il revit les bois de la Dordogne et ses +foyers. C'est alors que commença pour lui cette seconde +carrière où l'attendaient d'autres luttes et d'autres efforts, +où il dut reconquérir par la plus persévérante économie, +un <i>champ après l'autre</i>, comme il le disait souvent, +le domaine paternel passé en des mains étrangères. +L'agriculture, où il ne tarda pas à exceller, +devint la passion de sa vie et il y apporta les aptitudes, +les vues pratiques, le rare bon sens qu'il avait naguère +montré dans les armées.</p> + +<p>«.... Je ne sais rien de plus caractéristique et de plus +attachant que cette évolution de trente ans dans l'existence +du maréchal, qui commence au camp de Boulogne +comme simple soldat, le ramène à travers cent +actions d'éclat dans les champs de la Piconerie, l'y fixe +quinze ans, et le rejette pour le reste de sa vie, dans la +lutte politique et dans l'armée.»</p> + +<p>Après les évènements de 1830, en effet, Bugeaud, +rappelé à l'activité fut envoyé, en même temps par les +électeurs à la Chambre des députés. Plus tard, il partit +pour l'Algérie dont il devint par la suite gouverneur-général, +et rendit à la colonie et à la France d'inappréciables +services à la fois général habile et éminent +administrateur. «La persévérance des efforts, l'éclat +des moyens, la grandeur des résultats, forcèrent ses +plus ardents contradicteurs à s'incliner devant l'homme<span class='pagenum'><a name="Page_156" id="Page_156">[Pg 156]</a></span> +et devant les services rendus. Les récits des soldats rentrant +dans leurs foyers le firent populaire. À un mouvement +particulier des épaules, ils avaient deviné, dans +ce général en chef, le grenadier qui avait autrefois porté +comme eux le havre-sac. Son attentive sollicitude pour +leurs besoins, ses ménagements pour leurs fatigues, sa +résolution dans le danger, sa bonhomie, le leur avaient +rendu cher. Ils l'appelaient affectueusement «le père +Bugeaud» comme autrefois les vétérans de Louis XIV +appelaient Catinat «le père la Pensée.»</p> + +<p>Bugeaud était né en 1784, dans la Dordogne; engagé +en 1804, dans les vélites du camp de Boulogne, il était +caporal à Austerlitz (2 décembre 1805). Maréchal de +France et duc d'Isly, après la bataille de ce nom (14 août +1844), il mourut en 1849 et couronna sa vie si glorieuse +par une fin admirablement chrétienne.<span class='pagenum'><a name="Page_157" id="Page_157">[Pg 157]</a></span></p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CAFFARELLI" id="CAFFARELLI"></a>CAFFARELLI</h2> + + +<p>Il est des noms plus populaires, sans doute, que celui-ci, +et cependant qui fut plus digne de sympathie et +d'estime que ce héros dont son consciencieux historien, +de Gérando, disait, en dédiant son livre aux instituteurs +de la jeunesse française: «La mémoire de Caffarelli +doit vous être chère. Personne plus que lui n'honora +les fonctions touchantes auxquelles vous consacrez +votre vie; il voulut s'y associer. Vous trouverez en lui +un ami, <i>vos élèves y trouveront un modèle</i>. Puissent nos +enfants être nourris dans la méditation de semblables +exemples! Puissent-ils s'accoutumer de bonne heure +à répéter avec transport le nom de nos grands +hommes!... Je n'ai pu que tracer la vie de Caffarelli; +c'est à vous qu'il appartient d'en faire l'éloge et +d'achever mon ouvrage; ou plutôt vous aurez fait +bien plus que moi. Il devra à votre zèle la gloire dont +il était le plus digne, celle d'avoir fait naître de nouvelles +vertus par l'exemple des siennes.</p> + +<p>«Placé par un heureux concours de circonstances au +milieu de tous ceux qui ont approché Caffarelli, dit +plus loin l'écrivain, j'ai entendu ce concert unanime +et touchant de témoignages qui lui sont universellement +rendus; je l'ai entendu peut-être du point le<span class='pagenum'><a name="Page_158" id="Page_158">[Pg 158]</a></span> +plus favorable et le plus propice pour en recueillir +l'ensemble. Les regrets de l'amitié sont le plus beau +monument que puisse conserver pour nous l'histoire +de celui qui n'est plus; c'est un monument que j'ai +consulté; j'y ai trouvé empreinte l'image de ses vertus... +J'espère d'ailleurs que plus cet essai est étranger +à toutes prétentions littéraires, mieux on y reconnaîtra +le seul hommage rendu à la vérité par la droiture. +Je n'ai pas eu d'autre motif, d'autre but que celui de +transmettre aux âmes honnêtes l'émotion salutaire et +douce que ces images ont fait passer dans mon +cœur<a name="FNanchor_41_41" id="FNanchor_41_41"></a><a href="#Footnote_41_41" class="fnanchor">[41]</a>.»</p> + +<p>Caffarelli du Falga (Louis-Marie-Joseph-Maximilien), +était né à Falga, dans le Haut-Languedoc (13 février +1756). Élevé à l'école de Sorrèze, il en sortit pour entrer +dans le corps royal du génie dont il devint bientôt l'un +des officiers les plus distingués. Quoique appartenant à +une arme spéciale, «le jeune officier comprenait que +les sciences exactes, lorsqu'elles absorbent seules toute +l'attention de l'esprit, l'épuisent souvent par une habitude +trop continuelle de l'analyse et que, le fixant plus +sur des signes que sur des idées, elles arrêtent le développement +des facultés méditatrices; mais associées en +lui à un heureux mélange d'études, plus variées et plus +riches de faits, elles reçurent par ce rapprochement +même une utilité nouvelle. Les sciences morales donnaient +le mouvement à ses idées; les sciences mathématiques +les réglèrent. Celles-ci fortifièrent sa raison pendant +que celles-là nourrissaient sa curiosité et exaltaient +sa pensée.»<span class='pagenum'><a name="Page_159" id="Page_159">[Pg 159]</a></span></p> + +<p>Très-bien! Voilà des paroles que les jeunes gens ne +sauraient trop méditer. Continuons:</p> + +<p>«Il était remarquable, sans doute, de voir un jeune +militaire dans l'âge des plaisirs, placé sur une scène +bruyante et entouré de tant de séductions, se livrer à +des occupations aussi sérieuses. Cependant, elles ne +donnèrent rien de sauvage ou de brusque à son humeur; +elles ne l'enlevèrent point au commerce de ses camarades +et de ses amis. Il sut, au contraire, y répandre tous +les charmes qui naissent de l'égalité du caractère, de +l'affabilité et de cet abandon naturel qui obtient la confiance +en la prévenant... Caffarelli s'acquit donc l'affection +et l'estime de tous ses camarades et de ceux-là mêmes +dont les habitudes présentaient plus d'oppositions +avec les siennes. Dans ce nombre, il en trouva aussi qui +surent les goûter, les partagèrent et s'unirent à lui par +les plus étroits rapports!»</p> + +<p>Mais le jeune officier fut arraché brusquement à ses +chères occupations par une terrible nouvelle, celle de la +maladie de sa mère, la plus tendre des mères qui, +d'après ce qu'on lui écrivait, était à toute extrémité. Le +cœur navré, il accourut pour recueillir son dernier soupir +et lui fermer les yeux, comme il avait fait pour son +père quelques années auparavant. Il avait consolé sa +mère mourante non-seulement par sa présence et ses +soins affectueux, mais encore, mais surtout par la promesse +qu'il serait lui, l'aîné, le tuteur, le père de ses +frères et sœurs, au nombre de huit et dont plusieurs +étaient fort jeunes encore. Il tint parole; il fit plus +même. En sa qualité d'aîné, les lois lui assuraient plus +de la moitié de l'héritage; il ne voulut point profiter de<span class='pagenum'><a name="Page_160" id="Page_160">[Pg 160]</a></span> +cet avantage, et déclara que le patrimoine serait partagé +par portions égales entre tous. Il mit donc tout en commun +ou plutôt, comme on l'a dit, il se réserva pour sa +part toutes les privations et toutes les fatigues... Il pourvut +à tous les besoins, et réglant l'administration du patrimoine, +il en accrut la valeur par de sages améliorations.</p> + +<p>Il avait dû faire, momentanément du moins, à ses +devoirs de père de famille le sacrifice de sa carrière militaire +et remettre pour un temps son épée au fourreau +en devenant l'intendant de la fortune commune et +aussi l'instituteur, le professeur des orphelins. Mais, +dans son amour du bien, cette tâche ne lui suffisait pas, +d'après ce que nous apprend l'historien contemporain. +«Surpassant encore le célèbre exemple qu'a donné en +Prusse un seigneur bienfaisant (de Rochow), en créant +dans ses terres des établissements réguliers d'instruction, +il voulut lui-même devenir l'instituteur des enfants +de son village. Chaque soir, après le travail des champs, +on le vit au milieu d'eux leur donner des leçons de lecture, +d'écriture et d'arithmétique; il s'attachait particulièrement +à leur enseigner la première des sciences, +celle du vrai bonheur, en leur apprenant à aimer la +vertu. Ses domestiques avaient part à ses instructions. +Il ne se laissa ni rebuter par les fastidieux détails qu'elles +entraînaient, ni détourner par ses autres affaires ou +par ses propres études. Il associait ses frères à ses touchantes +fonctions, il les faisait jouir des douceurs qu'il +leur devait; et sa vie se partageait ainsi entre l'accomplissement +des devoirs modestes et sublimes qui appartiennent +à une bienfaisance éclairée et les sentiments +de la nature.»<span class='pagenum'><a name="Page_161" id="Page_161">[Pg 161]</a></span></p> + +<p>Cependant, le congé de Caffarelli, prolongé à diverses +reprises, enfin expiré, il dut rejoindre sa compagnie +à Cherbourg. Bientôt la révolution éclata, le jeune du +Faya se montra sympathique à quelques-unes des idées +nouvelles qui devaient amener, dans sa conviction, la +réforme de graves abus. Mais, d'ailleurs, il sut toujours +se défendre de l'exagération et témoigna hautement +en toute occasion de son horreur pour les violences +et les excès, fût-ce même au péril de sa vie; en voici la +preuve:</p> + +<p>Lors du décret rendu par l'Assemblée législative, le +10 août, et qui prononçait la déchéance du Roi, Caffarelli +se trouvait, en qualité d'adjoint à l'état-major, à +l'armée du Rhin, que commandait Biron. «Il opposa +seul aux commissaires une résistance énergique et motivée,» +protestant contre le décret qu'il déclarait injuste +et inconstitutionnel. Il ajoutait que, quant à lui, jamais +il ne pactiserait avec les factieux et les anarchistes. Destitué +pour cet acte courageux par les commissaires, il +s'enrôla comme simple soldat dans une compagnie de +grenadiers; exclu par suite d'un décret de l'Assemblée +ordonnant à tous les officiers suspendus de s'éloigner +de la frontière, il revint à Paris. À peine arrivé, +il se vit emprisonné; mais, comme par miracle, oublié +dans la prison, et non traduit devant le tribunal révolutionnaire, +il recouvra sa liberté après une détention de +quatorze mois.—Employé quelque temps dans les bureaux +du comité militaire, il obtint de retourner à l'armée +du Rhin, commandée maintenant par Kléber qui, +plus d'une fois, eut occasion de l'apprécier, mais surtout +en septembre 1793, au passage du fleuve, près<span class='pagenum'><a name="Page_162" id="Page_162">[Pg 162]</a></span> +de Dusseldorf. Peu de temps après, Caffarelli fit preuve +du même sang-froid intrépide sous les yeux d'un autre +non moins bon juge, l'héroïque Marceau. Lors du passage +de la Nahe, près de Creutznach, Caffarelli commandait +une manœuvre, quand un boulet de canon lui +brisa la jambe gauche; l'amputation reconnue nécessaire, +le blessé la subit avec une fermeté stoïque et +vit, sans un soupir, emporter la pauvre jambe mutilée +que devait remplacer une jambe de bois. À peine l'opération +terminée, «il demanda du papier, et, de sa +main propre, écrivit au général Marceau une lettre détaillée +sur les moyens qu'il jugeait les plus propres à +contenir l'ennemi. Son héroïsme obtint la récompense +la plus digne de lui; son conseil fut suivi et le détachement +fut sauvé.»</p> + +<p>Le vaillant soldat guéri, malgré l'embarras de la +jambe de bois, n'en continua pas moins le service d'activité. +Lors de l'expédition d'Égypte, choisi tout d'abord +par Bonaparte comme un des officiers les plus capables, +il fut chargé de la direction en chef du génie. +En outre de ce qui concernait ces fonctions, il chercha, +dit un biographe, à s'assurer tous les moyens de transporter +les éléments de notre industrie dans la colonie +nouvelle, soit pour satisfaire aux besoins de l'armée, +soit pour accélérer cette civilisation des peuples +orientaux qui était, dans cette expédition, sa pensée +dominante.</p> + +<p>Durant toute cette campagne laborieuse autant que +pleine de périls, il donna l'exemple du courage, de l'abnégation, +du dévouement héroïque; et cependant, au +dire de quelques historiens (entre lesquels il ne faut<span class='pagenum'><a name="Page_163" id="Page_163">[Pg 163]</a></span> +point compter Gérando), Caffarelli n'était pas populaire +dans l'armée parce qu'on l'accusait d'être l'un des auteurs +de l'expédition. Les soldats soulageaient leur +mauvaise humeur par une plaisanterie d'ailleurs assez +innocente, murmurant, lorsqu'ils voyaient passer le +général traînant sa jambe de bois: «Celui-là se moque +bien de ce qui arrivera, il est toujours sûr d'avoir un +pied en France.»</p> + +<p>D'un autre côté, Caffarelli était l'objet d'une haine +particulière de la part des indigènes qui, le voyant diriger +tous les travaux, le regardaient comme un personnage +des plus influents. Lors de la révolte du Caire, +il courut risque de la vie; sa maison fut mise au pillage, +et l'on y brisa tous les instruments de mathématiques +et d'astronomie apportés d'Europe à grands frais. Le +lendemain, les amis de Caffarelli lui témoignant leurs +regrets de la perte irréparable pour lui de ces trésors +et des précieux matériaux qu'il avait réunis déjà, il +répondit simplement: L'armée et l'Égypte ont été sauvées!</p> + +<p>Caffarelli, comme Kléber, ne devait pas revoir la +France. Au siége de Saint-Jean-d'Acre, il se trouvait, +pour son service, dans un poste des plus périlleux. Renversé +de son cheval et foulé aux pieds à plusieurs reprises, +toujours il se relevait, obstiné à commander, lorsqu'une +balle lui fracassa le coude. L'amputation, cette +fois encore, fut jugée nécessaire; elle semblait avoir +réussi; mais le chagrin que le blessé ressentit de la mort +d'un officier, son ami, comme lui transporté à l'ambulance, +provoqua une réaction fatale que toute la science +des médecins fut impuissante à conjurer, et Caffarelli<span class='pagenum'><a name="Page_164" id="Page_164">[Pg 164]</a></span> +succomba le 27 avril 1799. Dans l'ordre du jour du +lendemain on lisait: «Il emporte au tombeau les regrets +universels; l'armée perd en lui un de ses chefs les plus +braves, l'Égypte un de ses législateurs, la France un +de ses meilleurs citoyens, les sciences un homme qui y +remplissait un rôle célèbre.»</p> + +<p>Ce témoignage, à la vérité officiel, prouve que le général +était mieux apprécié par les soldats qu'on a pu le +penser d'après les paroles rapportées plus haut. Mais +voici qui le prouve mieux encore: le désir de reconnaître +par lui-même un des points les plus importants de +la géographie de l'Orient, avait engagé Bonaparte à se +rendre à Suez (4 nivôse an VII), avec Monge, Berthollet, +Costal et du Falga Caffarelli. On avait traversé la mer +Rouge, près de Suez, à un gué praticable seulement pendant +la marée basse. Au retour, la marée commençant +à monter, on dut prendre un autre chemin en s'éloignant +du rivage. Mais par une erreur du guide, on s'égara +au milieu de marais profonds, entre lesquels donnait +passage seulement un sentier fort étroit. Plusieurs +des chevaux trébuchèrent et s'enfoncèrent dans la +bourbe, d'où il fut impossible de les retirer. Il en fut +ainsi de celui que montait Caffarelli qui, à cause de sa +jambe, n'ayant pu descendre à temps, courait le plus +grand danger. Deux guides (soldats) du général en chef, +l'aperçoivent et s'efforcent d'arriver jusqu'à lui.</p> + +<p>«Mes amis, leur crie Caffarelli, il n'y a aucun moyen +de se dégager d'ici, éloignez-vous et n'enlevez pas +trois hommes à la patrie lorsque vous pouvez en sauver +deux.»</p> + +<p>Ces généreuses paroles, au lieu de décourager les bra<span class='pagenum'><a name="Page_165" id="Page_165">[Pg 165]</a></span>ves +soldats, ne font qu'exalter leur dévouement. Ils continuent +intrépidement d'avancer, et par des efforts presque +surhumains, parviennent à sauver la vie au général, +cette vie qui promettait encore de si grandes choses; mais +qui, pour le malheur de la France, devait bientôt toucher +à son terme.</p> + +<p>La <i>Vie</i> ou l'éloge de Caffarelli par de Gérando, le document +le plus important comme le plus sûr de tous ceux +que nous avons pu consulter, fut lue deux années seulement +après la mort du général, devant la seconde classe +de l'Institut national (12 messidor an IX). Là, comme +ailleurs, régnaient encore les préjugés dominant à la +fin du siècle précédent, et qui avaient amené tant de +catastrophes. Aussi l'historien, qui devait être moraliste +chrétien si distingué, se montra-t-il fort discret relativement +aux convictions religieuses de son héros. Mais le +peu qu'il en dit suffit pour relever encore Caffarelli à +nos yeux, parce que ce passage, explicite déjà dans sa +brièveté, nous permet de penser davantage:</p> + +<p>«Une personne avait fixé son cœur, mais ne répondit +point à ses espérances. Dès ce jour, il renonça à l'hymen +et chercha sa consolation dans les soins qu'il prit de sa +famille. Mais vivant dans le célibat, il y conserva des +mœurs pures.</p> + +<p>«... L'absolu scepticisme répugnait à son cœur. Il +aimait à rapporter l'ensemble des phénomènes de l'univers +à l'influence d'une cause bienfaisante et sage, dans +laquelle il trouvait réalisées ces idées du meilleur absolu +qui étaient le terme ordinaire de sa pensée et sous la +protection de laquelle il plaçait les destinées de la vertu. +Il aimait à étendre au delà des confins étroits de la vie la<span class='pagenum'><a name="Page_166" id="Page_166">[Pg 166]</a></span> +carrière de ses espérances. Son âme avait, si l'on peut +s'exprimer ainsi, un besoin immense de l'avenir. Le trait +dominant de son caractère était un désir ardent du +bonheur des hommes, une sorte de générosité impatiente +qui allait au devant de tout ce qui était bon et +utile, et ne pouvait jamais se satisfaire.»</p> + +<p>Pour un tel homme, malgré le malheur des temps, +l'Évangile ne dut pas être toujours un livre fermé, et +l'on peut croire assurément que sur son lit de douleur, à +l'heure suprême, le héros tournait ses regards vers le +ciel pendant que la prière du chrétien s'échappait de ses +lèvres.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_41_41" id="Footnote_41_41"></a><a href="#FNanchor_41_41"><span class="label">[41]</span></a> De Gérando. <i>Vie de Caffarelli</i>; in-8º, 1801.<span class='pagenum'><a name="Page_167" id="Page_167">[Pg 167]</a></span></p></div> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="DE_LA_CHAISE" id="DE_LA_CHAISE"></a>DE LA CHAISE</h2> + + +<p>Cette rue s'appela d'abord chemin de la <i>Maladrerie</i>, +puis rue des <i>Teigneux</i>, noms qui lui furent donnés à +cause d'un hôpital s'élevant sur l'emplacement occupé +ensuite par l'hospice des <i>Petits Ménages</i>, monument, +non, bâtiment qui lui-même va disparaître, car les +démolisseurs sont à l'œuvre et paraissent pressés d'en +finir.</p> + +<p>On n'aura point à le regretter, si surtout à la place +de ce vaste mais peu gracieux édifice, ayant un peu +l'extérieur d'une prison, nous voyons s'épanouir le beau +square que promet l'ancien jardin de l'établissement. +De la rue on apercevait à travers la grille deux ou trois +allées d'arbres magnifiques, et l'on n'eût pas demandé +mieux parfois que de se reposer sous leur ombrage<a name="FNanchor_42_42" id="FNanchor_42_42"></a><a href="#Footnote_42_42" class="fnanchor">[42]</a>.</p> + +<p>Comment et à quelle époque la rue, dite des Teigneux, +prit-elle le nom de la <i>Chaise</i>? Nous l'ignorons. +Ce dernier nom lui vient-il d'une enseigne ainsi qu'un +historien l'affirme, ou du célèbre Jésuite qui fut pendant +tant d'années le confesseur de Louis XIV? Cette +version me paraît préférable, d'abord comme la plus +naturelle; puis parce qu'elle rappelle le souvenir d'un<span class='pagenum'><a name="Page_168" id="Page_168">[Pg 168]</a></span> +homme qui, dans le poste le plus difficile qui fut jamais, +fit preuve d'un mérite peu ordinaire, soit que la prudence +chrétienne, ce que nous inclinons à croire, ait +dicté sa conduite; soit, comme l'ont prétendu ses ennemis, +qu'elle fut le résultat des calculs de la politique et +d'une merveilleuse habileté.</p> + +<p>François d'Aix de la Chaise, petit neveu du père +Cotton, confesseur de Henri IV, né au château d'Aix, le +25 août 1624, était fils de Georges d'Aix, seigneur de la +Chaise, et de Renée de Rochefort. Sa rhétorique terminée +au collège de Roanne, il entra comme novice +chez les Jésuites. Après deux années de préparation, +chargé tour à tour du cours d'humanités et du cours de +philosophie, il professa avec éclat, à ce point que ses +leçons furent imprimées en 1661, sous ce titre: <i>Abrégé +de mon cours de philosophie</i><a name="FNanchor_43_43" id="FNanchor_43_43"></a><a href="#Footnote_43_43" class="fnanchor">[43]</a>. Nommé supérieur de la +province de Lyon, il fut, sans doute par le conseil de +l'Archevêque de cette ville, Villeroi, frère du maréchal, +choisi comme confesseur du roi Louis XIV, en remplacement +du père Terrier, qui venait de mourir.</p> + +<p>«Jusque-là, dit un biographe, le Père La Chaise +avait vécu à plus de cent lieues de la cour. Il y parut +au commencement de 1675 et s'y montra simple et aisé +dans ses manières, poli et prévenant sans affectation. +Tous les suffrages se réunirent bientôt en sa faveur.»</p> + +<p>Cette unanimité dans la bienveillance ne devait pas +être de longue durée; car, jeté au milieu de toutes les +intrigues de la cour comme des complications et des difficultés +suscitées tour à tour et presque coup sur coup par<span class='pagenum'><a name="Page_169" id="Page_169">[Pg 169]</a></span> +les passions du roi, l'affaire du jansénisme, celle du +quiétisme, la révocation de l'édit de Nantes, la déclaration +de 1682, etc: «Quelque avis qu'il embrassât, dit +le biographe déjà cité, il se faisait des ennemis et il lui +arriva plus d'une fois de déplaire également aux partis +opposés.»</p> + +<p>Le biographe exagère et le bon Père ne tint pas +autant qu'il l'affirme la balance égale entre les opinions, +à moins qu'elles ne fussent indifférentes au point de +vue de la conscience. Mais ce qui doit surtout lui mériter +nos éloges, c'est que, chargé, par suite de sa position, +de la feuille des bénéfices, il s'attachait à ne faire +que de bons choix. Il donna aux missions une grande +impulsion. Les jansénistes, dont l'hostilité l'honore, +l'accusaient de favoriser les passions du roi; le fait est +qu'il travailla avec persévérance à ruiner l'influence de +M<sup>me</sup> de Montespan et qu'il y parvint. Après la mort de +la reine, il crut sage de conseiller et de bénir le mariage +du roi avec M<sup>me</sup> de Maintenon, qui, dit-on, ne lui +pardonna pas de s'être opposé à la publicité de cette +union restée morganatique; il semblait difficile que la +veuve de Scarron fût déclarée officiellement reine de +France.</p> + +<p>Dans sa lettre au cardinal de Noailles (8 octobre +1708), M<sup>me</sup> de Maintenon pourtant rendait au père La +Chaise cette justice: «Qu'il avait osé <i>louer</i>, en présence +du roi, <i>la générosité et le désintéressement de Fénelon</i>.»</p> + +<p>Il ne craignait pas d'ailleurs de dire la vérité au roi +et même assez rudement parfois, d'après ce que racontait +Louis XIV lui-même, après la mort du père La +Chaise: «Je lui disais quelquefois: «<i>Vous êtes trop<span class='pagenum'><a name="Page_170" id="Page_170">[Pg 170]</a></span> +doux!</i>—Ce n'est pas moi qui suis trop doux, répondait-il, +<i>c'est vous, sire, qui êtes trop dur</i>.»</p> + +<p>Le roi cependant ne voulut jamais consentir à ce +qu'il prît sa retraite bien que, devenu plus qu'octogénaire, +le père La Chaise la demandât; mais y mit-il +assez d'insistance? «Il lui fallut porter le fardeau jusqu'au +bout. La décrépitude et les infirmités ne purent +l'en délivrer. Sa mémoire s'était éteinte, son jugement +affaibli, ses connaissances brouillées, et Louis +XIV se faisait apporter ce cadavre pour dépêcher avec +lui les affaires accoutumées.»</p> + +<p>Ainsi s'exprime Saint-Simon, si peu favorable aux +Jésuites. Plus loin il ajoute: «Désintéressé en tout +genre quoique fort attaché à sa famille; facile à revenir +quand il avait été trompé, et ardent à réparer le +mal que son erreur lui avait fait faire; d'ailleurs +judicieux et précautionné, il ne fit jamais de mal qu'à +son corps défendant. Les ennemis même des Jésuites +furent forcés de lui rendre justice et d'avouer que +c'était un homme de bien, honnêtement né et très-digne +de remplir sa place.»</p> + +<p>Sa conduite, à l'égard de ses nombreux ennemis, en +est la meilleure preuve: «Libelles, couplets satiriques, +histoires scandaleuses, dit M. de Chantelauze, ne cessèrent +de l'assaillir de toutes parts durant tout le +cours de son ministère. Bien qu'il eût en main un +pouvoir qui dût inspirer de sérieuses craintes à ses +ennemis, il ne se vengea de leurs calomnies en toute +occasion que par le silence. Plusieurs puissantes cabales +s'élevèrent sourdement contre lui pour le supplanter: +il eut l'habileté de les découvrir à temps et de<span class='pagenum'><a name="Page_171" id="Page_171">[Pg 171]</a></span> +les déjouer sans en tirer vengeance et sans faire le +moindre éclat.»</p> + +<p>Le chancelier d'Aguesseau, un contemporain du +père La Chaise et très-prévenu contre les Jésuites, dit +aussi de lui: «Le père La Chaise était un <i>bon gentilhomme</i>, +qui aimait à vivre en paix et à y laisser vivre +les autres; capable d'amitié, de reconnaissance, et +bienfaisant.»</p> + +<p>Ce <i>bon gentilhomme</i>, comme dit assez singulièrement +le célèbre magistrat, était brave à l'occasion, témoin ce +passage d'une lettre de Boileau à Racine, datée de +Mons, à l'époque du siége: «J'ai oublié de vous dire +que, pendant que j'étais sur le mont Pagnotte, à +regarder l'attaque, le R. P. de La Chaise était dans la +tranchée et même tout près de l'attaque pour la voir +plus distinctement. J'en parlais hier à son frère (capitaine +des gardes) qui me dit tout naturellement: <i>Il se +fera tuer un de ces jours</i>. Ne dites rien de cela à personne, +car on croirait la chose inventée, et elle est +très-vraie et très-sérieuse.»</p> + +<p>Le P. La Chaise mourut à Paris, le 20 janvier 1709, à +l'âge de quatre-vingt-cinq ans. Il était membre de +l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, et se +montrait fort assidu aux séances.</p> + +<p>Les Jésuites avaient acheté, en 1626, non loin de +Paris, une maison de campagne appelée la Folie-Regnault, +qu'ils nommèrent plus tard le <i>Mont-Louis</i>, en +l'honneur du roi. Cette résidence que Louis XIV fit +embellir et agrandir, par considération pour son confesseur, +devint une villa fort agréable, comme on dirait +aujourd'hui, où volontiers le père La Chaise aimait à<span class='pagenum'><a name="Page_172" id="Page_172">[Pg 172]</a></span> +venir se reposer et se distraire en compagnie de ses +confrères. Aussi lorsque sous l'Empire, ce terrain fut +converti en cimetière, le funèbre enclos prit le nom de +<i>La Chaise</i>. Quand on songe qu'en soixante années au +plus, le cimetière de l'Est, continuellement agrandi, est +devenu l'immense nécropole que nous voyons, on ne +peut s'empêcher de dire avec le refrain de la ballade +allemande: <i>Les morts vont vite</i>.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_42_42" id="Footnote_42_42"></a><a href="#FNanchor_42_42"><span class="label">[42]</span></a> Ces arbres, à l'exception de trois ou quatre, ont été abattus l'an +dernier, pendant le siége.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_43_43" id="Footnote_43_43"></a><a href="#FNanchor_43_43"><span class="label">[43]</span></a> 2 petits vol. in-folio, à Lyon.<span class='pagenum'><a name="Page_173" id="Page_173">[Pg 173]</a></span></p></div> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHARLEMAGNE" id="CHARLEMAGNE"></a>CHARLEMAGNE</h2> + + +<p>Nous ne saurions raconter ici la vie du grand Empereur, +si célèbre dans les chroniques et les épopées du +moyen-âge, d'autant plus que nous l'avons fait ailleurs +assez longuement<a name="FNanchor_44_44" id="FNanchor_44_44"></a><a href="#Footnote_44_44" class="fnanchor">[44]</a> et que nous n'aimons point à nous +répéter. Sauf quelques exceptions d'ailleurs, les récits +de guerre n'entrent point dans notre nouveau cadre.</p> + +<p>Mais nous trouvons, dans le vieux chroniqueur presque +contemporain, connu sous le nom de moine de +Saint Gal, un très-curieux épisode et qui nous semble +avoir le mérite d'être parfaitement de circonstance avec +la folie des mœurs actuelles. Nous reproduisons donc, +tout au long, en le traduisant du latin, ce récit original +et si fort empreint de ce qu'on appelle la couleur locale.</p> + +<p>Un certain jour de fête, après la célébration de la +messe, l'Empereur dit aux siens:</p> + +<p>«Ne nous laissons point engourdir dans un repos +qui nous mènerait à la paresse; allons chasser jusqu'à +ce que nous ayons pris quelque venaison.»</p> + +<p>La journée cependant était pluvieuse et froide, +Charles portait comme à l'ordinaire un vêtement de +peau de brebis de peu de valeur. Arrivant de Pavie,<span class='pagenum'><a name="Page_174" id="Page_174">[Pg 174]</a></span> +dont les marchands vénitiens avaient fait comme l'entrepôt +du commerce de l'Orient, les grands au contraire +étaient parés, ainsi qu'aux jours de fête, d'habits magnifiques +en étoffes légères et moelleuses, ornées de plumes +d'oiseaux de Phénicie et de plumes de paon, d'autres +fois enrichies ou surchargées de fourrures, de pourpre +de Tyr, et même de franges faites d'écorces de cèdre. +L'Empereur ayant donné immédiatement le signal du +départ, tous durent se mettre en chasse dans ce costume, +et galoper tout le jour à travers les fourrés, les +buissons et les ronces où les brillantes mais peu solides +étoffes laissèrent maints lambeaux; elles furent en +outre transpercées par la pluie, tachées par la boue +comme par le sang des bêtes fauves tuées pendant la +chasse. Puis au retour, comme les courtisans, tout honteux +de leurs habits déchirés et flétris, grelottant aussi +par le froid, se hâtaient de descendre de cheval pour +courir changer de vêtements, l'Empereur, qui voulait +que la leçon fût complète, dit d'un ton bref:</p> + +<p>«Inutile de changer d'habits avant l'heure du coucher; +ceux-ci sècheront mieux sur nous.»</p> + +<p>Alors chacun, plus soucieux de son corps que de sa +parure, s'empresse pour trouver un foyer où se réchauffer. +Mais la chaleur du feu acheva de détériorer les +minces étoffes et les légères fourrures qui, toutes grippées +et plissées, se collaient sur les membres et le soir +achevèrent de se gâter quand il fallut les retirer. Cependant +l'Empereur avait donné l'ordre que tous, le lendemain, +se présentassent devant lui avec le costume de la +veille. On pense ce qu'il était. Il fallut obéir pourtant, +mais non sans grande honte pour les illustres person<span class='pagenum'><a name="Page_175" id="Page_175">[Pg 175]</a></span>nages, +si fiers naguère de leurs vêtements superbes et +chèrement payés qui maintenant, insuffisants à les +couvrir, ressemblaient avec leurs trous et leurs taches +aux haillons du pauvre. Charles alors, souriant non +sans quelque malice, dit à l'un des serviteurs de sa +chambre:</p> + +<p>«Frotte un peu notre habit dans tes mains et apporte-nous-le.»</p> + +<p>Le serviteur fit ce qui lui était ordonné. L'Empereur +aussitôt, prenant de ses mains et montrant le vêtement +redevenu parfaitement propre et où l'on ne remarquait +ni tache, ni déchirure, s'écria:</p> + +<p>«Ô les plus fous des hommes! Quel est maintenant +le plus précieux et le plus utile de nos habits? Est-ce +le mien que je n'ai acheté qu'un sou ou les vôtres si +peu solides et qui vous ont coûté tant de livres pesant +d'argent?»</p> + +<p>Les courtisans, interdits et silencieux, baissaient la +tête et la rougeur de leurs visages attestait leur confusion</p> + +<p><span class='pagenum'><a name="Page_176" id="Page_176">[Pg 176]</a></span></p><div class="footnote"><p><a name="Footnote_44_44" id="Footnote_44_44"></a><a href="#FNanchor_44_44"><span class="label">[44]</span></a> <i>France héroïque</i>, t. I<sup>er</sup>.</p></div> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHATEAUBRIAND" id="CHATEAUBRIAND"></a>CHATEAUBRIAND</h2> + + +<h2>I</h2> + +<p>«On n'est plus assez juste pour Chateaubriand tant +vanté naguère!» écrivait un jour avec toute raison +notre excellent confrère et ami Léon Gautier. Le temps +est loin, hélas! où un poète républicain adressait à l'auteur +du <i>Génie du Christianisme</i> cette épître qui n'est pas +assurément l'une des pièces les moins remarquables de +la <i>Némesis</i>:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">.... Aussi quand tu parus dans ton vol triomphant,<br /></span> +<span class="i0">Fils du Nord, le Midi t'adopta pour enfant.<br /></span> +<span class="i0">Oh! Dieu t'avait créé pour les sublimes sphères,<br /></span> +<span class="i0">Où meurt le bruit lointain des mondaines affaires;<br /></span> +<span class="i0">Il te mit dans les airs où ton vol s'abîma<br /></span> +<span class="i0">Comme le grand condor que vénère Lima:<br /></span> +<span class="i0">Oiseau géant, il fuit notre terre profane,<br /></span> +<span class="i0">Dans l'océan de l'air il se maintient en panne;<br /></span> +<span class="i0">Là, du lourd quadrupède il contemple l'abri,<br /></span> +<span class="i0">L'aigle qui passe en bas lui semble un colibri,<br /></span> +<span class="i0">Et noyé dans l'azur comme une tache ronde,<br /></span> +<span class="i0">On dirait qu'immobile il voit tourner le monde.<br /></span> +<span class="i0">C'était là ton domaine alors, que revenant<br /></span> +<span class="i0">Des huttes du Sachem sur le vieux continent,<br /></span> +<span class="i0">Tu t'élevas si haut d'un seul bond que l'Empire<br /></span> +<span class="i0">Un instant s'arrêta pour écouter ta lyre.<br /></span><span class='pagenum'><a name="Page_177" id="Page_177">[Pg 177]</a></span> +<span class="i0">Le monde des beaux-arts à peine renaissant<br /></span> +<span class="i0">Se débattait encore dans son limon de sang;<br /></span> +<span class="i0">Ce chaos attendait ta parole future;<br /></span> +<span class="i0">Tu dis le <i>fiat lux</i> de la littérature.<br /></span> +</div></div> + +<p>Quelques années après, un illustre orateur, du haut +de la chaire de Notre-Dame, adressait au même poète +un hommage plus solennel encore quoique en moins de +paroles: «... Et tant d'autres que je ne veux pas nommer, +pour ne pas approcher trop près des grands noms +de l'époque; car, si j'en approchais, pourrais-je m'empêcher +de saluer cet illustre vétéran, ce prince de la littérature +française et chrétienne, sur qui la postérité semble +avoir passé déjà tant on respire dans sa gloire le +parfum et la paix de l'antiquité.»</p> + +<p>Ce langage dans la bouche de Lacordaire étonnerait +sans doute aujourd'hui que, provoquée surtout par les +<i>Mémoires d'Outre tombe</i>, la réaction s'accentue si énergiquement +et ne reste pas toujours dans la juste mesure. +Du grand écrivain si l'on ne se tait pas, on parle presque +avec le ton du dédain, et cela de jeunes Messieurs +tout fiers d'écrire, au courant de la plume et sans râture +dans le journal en vogue, la chronique quotidienne et +qui croient bien dans le for intérieur que feu Chateaubriand +ne leur va pas à la cheville. Le chantre des <i>Martyrs</i>! +bath, un phraseur et qui avait l'ingénuité de croire +que les écrits, dignes de ce nom, ne s'improvisent pas, +que:</p> + +<div class="blockquot"><p>La méditation du génie est la sœur;</p></div> + +<p>que les grandes pensées ne sauraient se passer de la +nouveauté et de la splendeur de la forme. Quoique on<span class='pagenum'><a name="Page_178" id="Page_178">[Pg 178]</a></span> +prétende aujourd'hui, Chateaubriand n'est pas le premier +venu dans la république des lettres et il a laissé +bon nombre de pages qui sont des plus belles de notre +langue et que ne doit pas dédaigner la postérité. Dans +le <i>Génie du Christianisme</i> en particulier, si l'auteur avec +un grand appareil scientifique, se montre parfois médiocre +docteur, faible théologien, polémiste arriéré; si, +comme critique littéraire, il laisse à désirer par exemple +lorsqu'il s'emporte à des louanges tellement hyperboliques +pour B. Pascal dont «les Pensées tiennent +plus du Dieu que de l'homme;» il n'est que juste de +reconnaître que beaucoup de chapitres, tout le livre en +particulier relatif à l'histoire naturelle, <i>Instinct des Oiseaux</i>, +<i>Migrations des Oiseaux</i>, <i>des Plantes</i> etc., n'ont rien +perdu de leur fraîcheur et de leur éclat. Il y a là un +souffle puissant, un parfum de grâce et de poésie dont +l'âme se sent doucement pénétrée comme d'une rosée +céleste. Il en est de même de bien des pages qu'un chrétien +seul pouvait écrire et dans lesquelles vibre l'accent +de la conviction, le chapitre sur l'<i>Extrême-Onction</i> entre +autres, ceux relatifs aux <i>Missions</i>, etc. Sans doute on +peut reprocher parfois à l'auteur dans son meilleur langage +un peu trop d'alliage et le mélange de locutions +profanes; mais qui sait si ce n'était point une nécessité +de l'époque et si, pour être compris de son siècle, il ne +fallait pas ce style parfois un peu bariolé et qui s'efforce +le plus possible de dérober aux regards ce que Bossuet +appelle éloquemment «la face hideuse de l'Évangile?»</p> + +<p>Pour juger sainement du livre et tenir compte à l'auteur +de tout le bien qu'il a produit, il faut se rappeler +dans quelles circonstances il parut et quel était l'état gé<span class='pagenum'><a name="Page_179" id="Page_179">[Pg 179]</a></span>néral +des esprits au lendemain du XVIII<sup>e</sup> siècle et de la +Révolution. Voici à ce sujet et comme indication sûre, +d'après un témoin oculaire, ce qui se passait en 1797 ou +1798 dans l'atelier du peintre David:</p> + +<p>«Il arriva qu'un des élèves, en racontant une histoire +bouffonne, y mêla à plusieurs reprises le nom de Jésus-Christ. +La première fois, Maurice ne dit rien, seulement +sa physionomie devint sévère; mais lorsque le conteur +eut répété de nouveau le nom sacré, alors les yeux du +chef de la secte des penseurs s'enflammèrent, et Maurice +fit taire le mauvais plaisant en lui imposant impérieusement +silence. L'étonnement des élèves parut +grand; mais il ne fut exprimé que sur la physionomie +de chacun qui resta muet. Maurice était sujet à des colères +très-vives, mais qui duraient peu; il avait d'ailleurs +du tact, et en cette occasion, il sentit la nécessité +de justifier par quelques paroles la hardiesse de la sortie +qu'il venait de faire:</p> + +<p>«—Belle invention vraiment, dit-il en continuant +de peindre, que de prendre Jésus-Christ pour sujet de +plaisanterie! Vous n'avez donc jamais lu l'<i>Évangile</i> +tous tant que vous êtes? L'<i>Évangile</i>! c'est plus beau +qu'Homère, qu'Ossian! Jésus-Christ au milieu des +blés, se détachant sur un ciel bleu! Jésus-Christ disant: +«<i>Laissez venir à moi les petits enfants!</i>» Cherchez +donc des sujets de tableaux plus grands, plus +sublimes que ceux-là! Imbécile, ajouta-t-il en s'adressant +avec un ton de supériorité amicale à son camarade +qui avait plaisanté, achète donc l'<i>Évangile</i> et lis-le +avant de parler de Jésus-Christ.»</p> + +<p>«Il faut le répéter, de telles paroles, dites à cette épo<span class='pagenum'><a name="Page_180" id="Page_180">[Pg 180]</a></span>que +et dans un lieu tout à fait public, eussent certainement +excité de la rumeur et pu compromettre la sûreté +du harangueur. Tous les élèves le sentirent bien; car +lorsque Maurice eut cessé de parler, il y eut un intervalle +de silence assez long pendant lequel tout le monde +se consulta du regard pour savoir comment on prendrait +la chose.</p> + +<p>«Le brave Moriès trancha la difficulté: «<i>C'est bien +cela, Maurice!</i>» dit-il d'une voix ferme; et à peine ces +mots eurent-ils été prononcés que tous les élèves crièrent +à plusieurs reprises: <i>Vive Maurice</i>!</p> + +<p>«On aurait tort de croire cependant que, dans le sentiment +généreux que fit éclater cette jeunesse, il entrât +des idées de piété. À l'atelier de David, comme par toute +la France alors, on était et l'on affectait surtout d'être +très-indévot.»</p> + +<p>C'est à ce moment là même ou bientôt après, que parut +le livre de Chateaubriand et l'on sait avec quel immense +succès. Il fallait pour cela qu'il parlât au siècle +une langue que celui-ci pût tout d'abord comprendre, +qui lui fût sympathique bien loin de l'effaroucher, ce +qui n'empêche pas que cette langue riche, imagée, colorée, +brillantée, mais parfois trop humaine, n'ait fréquemment +aussi la vraie note chrétienne, capable de +faire sur le lecteur une heureuse impression, plus sans +doute qu'on ne veut l'admettre aujourd'hui. Il nous +semble que le livre, débarrassé du fatras scientifique et +soi-disant théologique, et allégé par quelques autres retranchements, +pourrait être grandement utile encore. +Dans nul autre peut-être de ses ouvrages, Chateaubriand +ne fut mieux inspiré, moins obsédé de préoccu<span class='pagenum'><a name="Page_181" id="Page_181">[Pg 181]</a></span>pations +étrangères ou personnelles, et l'on sent à l'énergie +de son accent, à la vivacité de sa foi, qu'il était dans +toute la ferveur du néophyte et sous le coup encore du +douloureux événement qui l'avait frappé comme un +coup de foudre en déterminant sa conversion ainsi que +lui-même l'a proclamé dans une page éloquente:</p> + +<p>«Ma mère, dit-il, après avoir été jetée à soixante-douze +ans dans les cachots où elle vit périr une partie +de ses enfants, expira sur un grabat où ses malheurs +l'avait reléguée. Le souvenir de mes égarements répandit +sur ses derniers jours une grande amertume. Elle +chargea, en mourant, une de mes sœurs de me rappeler +à cette religion dans laquelle j'avais été élevé. Ma sœur +me manda les derniers vœux de ma mère; quand la +lettre me parvint au delà des mers, ma sœur elle-même +n'existait plus; elle était morte aussi des suites de son +emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, +cette mort qui servait d'interprète à la mort, m'ont +frappé; je suis devenu chrétien; je n'ai point cédé, j'en +conviens, à de grandes lumières surnaturelles; ma conviction +est sortie de mon cœur; j'ai pleuré et j'ai cru.»</p> + +<p>L'<i>Itinéraire de Paris à Jérusalem</i> est un livre des plus +remarquables et dans lequel on sent la conviction +comme aussi sans doute dans les <i>Martyrs</i> encore que +Chateaubriand, dominé par ses souvenirs ou ses préjugés +classiques, ait fort enguirlandé, enjolivé, poétisé le +paganisme de la décadence qui fait trop belle figure en +vérité à côté du christianisme de l'âge d'or ou de l'âge +héroïque. Puis dans tel chapître, l'épisode de Velléda +par exemple, le langage des passions terrestres, des +passions coupables, fait explosion avec trop de violence<span class='pagenum'><a name="Page_182" id="Page_182">[Pg 182]</a></span> +et ce n'est pas à tort que Feller a dit: Un reproche assez +grave a été fait à Chateaubriand; dans le tableau +qu'il fait des passions, ses peintures sont si voluptueuses +qu'elles ne peuvent être mises sans danger sous les yeux +de la jeunesse et qu'elles seraient même capables de +troubler l'âge mûr et la vieillesse.» Reproches qui peuvent +et doivent s'adresser à <i>Réné</i>, <i>Atala</i>, les <i>Martyrs</i>, la +<i>Vie de Rancé</i>.</p> + +<p>Dans des livres même sérieux pour le fond comme +pour la forme, les <i>Études et Discours historiques</i> par +exemple, l'illustre écrivain, qu'on ne saurait excuser +parfois de témérité, quant à ses appréciations des faits +politiques ou religieux, n'est pas toujours assez discret +dans ses peintures ou ses citations, qu'il s'agisse des +mœurs des païens ou de celles de telle période de notre +histoire. On ne saurait l'excuser par exemple de sa complaisance +à citer tout au long, à propos du règne de +Henri III, un immonde épisode qu'il copie textuellement +dans Brantôme, (<i>Les Femmes galantes</i>). Ces passages risqués +et ces témérités de langage sont d'autant plus regrettables +que le livre est en général écrit de la meilleure +plume du maître, qu'il abonde en portraits étonnants +de relief, en tableaux saisissants, en réflexions et commentaires +vraiment éloquents.<br /><br /></p> + + +<h2>II</h2> + +<p>La politique a beaucoup, et trop même, préoccupé +Chateaubriand, par l'entraînement d'illusions généreuses +sans doute, mais il faut bien le reconnaître aussi,<span class='pagenum'><a name="Page_183" id="Page_183">[Pg 183]</a></span> +par la passion de la popularité, par le vain désir de +jouer un grand rôle, d'être un personnage important +dans l'État:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Ton âme, insatiable aux choses du moment,<br /></span> +<span class="i0">Redemandait toujours un nouvel aliment.<br /></span> +<span class="i0">Quand ton char eut touché la borne de l'arène,<br /></span> +<span class="i0">Tu voulus réunir dans ta main souveraine<br /></span> +<span class="i0">La palme politique et celle des beaux-arts.<br /></span> +</div></div> + +<p>Chateaubriand croyait sans doute, comme il le disait, +n'écouter que la voix du patriotisme quand c'était surtout +un sentiment personnel, égoïste qui lui soufflait ses +résolutions et lui dictait plus d'une fausse démarche. +«M. de Villèle, dit Feller, lui obtint le ministère des +affaires étrangères; mais Chateaubriand ne croyait lui +devoir aucune reconnaissance pour tant de bons offices: +la domination du premier ministre lui devenait insupportable, +il prit la résolution de le supplanter, et l'on +ne peut s'empêcher de blâmer sa conduite à cette +époque. M. de Villèle lui était sans doute infiniment inférieur +comme écrivain, mais il lui était de beaucoup +supérieur comme homme d'état; pour le renverser, Chateaubriand +descendit à des manœuvres peu dignes de +lui..... Contre son intention sans doute, les coups qu'il +avait portés à M. de Villèle étaient retombés sur le gouvernement +et contribuèrent à décider la chute de la Restauration.»</p> + +<p>Dans la brochure intitulée: <i>De la Restauration et de la +Monarchie élective</i>, publiée en 1831, on lit cette phrase +entre autres: «Je suis bourbonnien par honneur, +royaliste par raison et conviction, républicain par goût<span class='pagenum'><a name="Page_184" id="Page_184">[Pg 184]</a></span> +et par caractère.» L'homme qui parlait et qui agissait +ainsi se croyait de bonne foi un grand homme d'État et +s'étonnait et s'indignait qu'on ne le prît pas au sérieux.</p> + +<p>Il ne semble pas douteux que cette personnalité, si +fortement accusée dans les <i>Mémoires d'Outre-tombe</i>, n'ait +été le grand malheur et aussi le tort de Chateaubriand +qui eût dû apporter plus de désintéressement dans l'accomplissement +de sa glorieuse tâche et donner à ses +nobles labeurs leur véritable but dans lequel sa propre +gloire ne vînt que comme une préoccupation secondaire, +dernière, et non principale, comme l'affirme un de ses +admirateurs, M. Loménie: «Paraître sous un beau jour +devant la postérité, voilà la pensée dominante de toute +la vie de Chateaubriand.... Il n'hésite jamais à <i>tout +sacrifier</i>, non-seulement des intérêts ou des ambitions, +mais peut-être aussi quelquefois des convenances et +des devoirs du moment, à cette constante préoccupation +de l'avenir.»</p> + +<p>Cela est d'autant plus étrange, d'autant plus inexplicable +que, sincèrement et au plus profond de son cœur, +Chateaubriand était chrétien et d'un christianisme non +pas seulement spéculatif et théorique. Pourtant ce +grand esprit, cette sublime intelligence, cette haute +expérience même ne suffirent pas à l'éclairer dans la +pratique, à faire tomber ce fatal bandeau que l'orgueil +avait épaissi sur ses yeux à lui révéler ce qu'il avait +proclamé plus d'une fois lui-même comme une vérité +certaine, élémentaire, à savoir que l'humilité, que l'oubli +plus ou moins complet de soi-même est la vertu +essentielle du fidèle et que la religion seule peut et doit +nous l'inspirer. Par l'obsession de cet orgueil étrange<span class='pagenum'><a name="Page_185" id="Page_185">[Pg 185]</a></span>ment +naïf, et ces travers de son esprit, en dépit de son +génie, l'illustre écrivain ne fit ni aux autres ni à lui-même +tout le bien qu'il eût pu, et s'il faut l'avouer +même, il fit à eux comme à lui, plus d'une fois, quelque +mal. Comme nous l'avons dit, dans la plupart de ses ouvrages, +il est un certain nombre de passages, de pages +même qu'on s'étonne d'y lire, et que la main d'un chrétien, +s'il les avait écrites dans la fièvre du travail, n'aurait +pas dû hésiter, après réflexion, à effacer.</p> + +<p>Pour lui-même, l'illustre poète, faute d'une règle de +conduite assez ferme, en écoutant trop, ce semble, les +entraînements de l'ambition et d'autres, a vu souvent +sa vie troublée par l'inquiétude, empoisonnée par les +cruels déboires, par les déceptions amères, bouleversée +même par des orages. Par les mêmes motifs, et faute sans +doute d'avoir fait à la préoccupation religieuse la plus +large part dans sa vie, ses dernières années furent désolées +par cet ennui morne, par ces incurables et, sous +certains rapports, inexcusables tristesses à l'état de phénomène +et dont plusieurs témoins oculaires nous font de +si prodigueux récits. Madame de Bawr dit dans ses <i>Mémoires +et Souvenirs</i>:</p> + +<p>«Comment donc devînt-il si indifférent à tant de +gloire? Hélas! il ne put supporter la perte de sa jeunesse. +Sans qu'il fût atteint d'aucune infirmité, d'aucune +souffrance grave, il était si malheureux de vieillir +que rien ici-bas n'excita plus son intérêt, ne lui apporta +plus de joie. Cette mélancolie de caractère, dont son +ardente imagination lui donna des accès auxquels nous +devons <i>Réné</i> et tant d'autres belles pages, devint une +tristesse habituelle. La tête penchée, l'œil abattu, il res<span class='pagenum'><a name="Page_186" id="Page_186">[Pg 186]</a></span>tait +immobile et silencieux au milieu de ses amis et de +ses admirateurs sans prendre plus de part à ce qui se +disait autour de lui qu'il n'en prenait aux plus grands +évènements du monde. Pensait-il à ses belles années? +Dans ce cas il faut croire que le brillant souvenir de la +jeunesse ajoutait encore à sa peine. Quelles que fussent +les idées qui venaient assombrir son visage, il était douloureux +de voir ce beau génie sous le poids d'un malheur +sans remède et de voir s'éteindre le feu d'une vie +de gloire et d'amour dont la flamme ne se ranimait que +par instants.»</p> + +<p>M. Loménie n'est pas moins affirmatif: «Il croyait +peu, il est vrai, au génie de ses contemporains et à la +durée de leur gloire, mais il doutait presque autant de +son génie et la crainte d'être enseveli dans le commun +naufrage des réputations de son siècle et de manquer le +but de sa vie, <i>faisait le tourment secret de ses derniers +jours</i>... Le sentiment religieux, quoique très vif dans +cette âme d'artiste, ne fut jamais assez fort pour lui +faire prendre résolûment en mépris la destinée de son +nom.</p> + +<p>«Tant que la veillesse ne lui fit point trop sentir ses +atteintes, il résista de son mieux aux impulsions de ce +caractère malheureux... Mais plus tard, cette caducité, +si odieuse à sa poétique imagination, le fit s'abandonner +tout entier à une profonde et incurable mélancolie. À +mesure que ses facultés faiblissaient, il se repliait sur +lui-même et, ne voulant pas qu'on vît son esprit subir +comme son corps la pression des années, il s'imposait le +silence et ne parlait presque plus<a name="FNanchor_45_45" id="FNanchor_45_45"></a><a href="#Footnote_45_45" class="fnanchor">[45]</a>.»<span class='pagenum'><a name="Page_187" id="Page_187">[Pg 187]</a></span></p> + +<p>La biographe ajoute cependant en façon de correctif: +«<i>L'auteur du Génie du Christianisme</i> n'a certainement pas +échappé à la grande infirmité de notre époque. Il a eu +sa part, et une assez forte part d'égoïsme et d'orgueil. +Mais ceux qui ont pu l'étudier de près dans sa vieillesse, +à cet âge où les traits de caractère deviennent, comme +les traits du visage, plus accentués et plus saillants, +ceux-là savent tout ce qui se mêlait de noblesse d'âme +et de sincère défiance de soi-même à cet égoïsme et à +cet orgueil qu'engendrent les séductions de la gloire.»</p> + +<p>Pour être juste et comme circonstance atténuante, +faudrait-il ajouter que chez le poète cet état douloureux +autant que singulier pouvait tenir à je ne sais quelle +disposition physique et maladive, à une lacune dans +l'organisation. L'admirable Joubert, dans cette étonnante +lettre du 21 octobre 1803, où le Chateaubriand, +qui sera pour tant d'autres une énigme incompréhensible, +se trouve, nombre d'années à l'avance, si bien +déchiffré, et l'on peut dire, percé à jour, Joubert nous +dit en propres termes:</p> + +<p>«Un fonds d'ennui, qui semble avoir pour réservoir +l'espace immense qui est vacant entre lui-même et ses +pensées exige perpétuellement de lui des distractions +qu'aucune occupation, aucune société ne lui fourniront +jamais à son gré et auxquelles aucune fortune ne pourrait +suffire, s'il ne devenait tôt ou tard sage et réglé. Tel +est en lui l'homme natif...»</p> + +<p>Citons de cette lettre quelques passages encore non +moins instructifs que curieux: «Il est certain qu'il a +blessé dans son ouvrage des convenances importantes, +et que même il s'en soucie fort peu, car il croit que son<span class='pagenum'><a name="Page_188" id="Page_188">[Pg 188]</a></span> +talent s'est encore mieux déployé dans ces écarts.</p> + +<p>«Il est certain qu'il aime mieux les erreurs que les +vérités dont son livre est rempli, parce que ces erreurs +sont plus siennes, il en est plus l'auteur.</p> + +<p>«.... Il a, pour ainsi dire, toutes ses facultés en dehors, +et ne les tourne point en dedans. Il ne se parle point, il +ne s'écoute guère, il ne s'interroge jamais, à moins que +ce ne soit pour savoir si la partie inférieure de son âme, +je veux dire son goût et son imagination, sont contents, +si sa pensée est arrondie, si ses phrases sont bien sonnantes, +si ses images sont bien peintes, etc., observant +peu si tout cela est bon; c'est le moindre de ses soucis.</p> + +<p>«Il parle aux autres, c'est pour eux seuls et non pas +pour lui qu'il écrit; aussi c'est leur suffrage plus que le +sien qu'il ambitionne, et de là vient que son talent ne +le rendra jamais heureux, car le fondement de la satisfaction +qu'il pourrait en recevoir est hors de lui, loin de +lui, varié, mobile, inconnu.</p> + +<p>«Sa vie est autre chose. Il la compose, ou pour mieux +dire, il la laisse s'arranger d'une toute autre manière. +<i>Il n'écrit que pour les autres et ne vit que pour lui.</i> Il ne +songe point à être approuvé, mais à se contenter. Il +ignore même profondément ce qui est approuvé dans le +monde ou ce qui ne l'est pas.</p> + +<p>«Il n'y a songé de sa vie et ne veut point le savoir. Il +y a plus: comme il ne s'occupe jamais à juger personne, +il suppose aussi que personne ne s'occupe à le juger. +Dans cette persuasion, il fait avec une pleine et entière +sécurité ce qui lui passe par la tête, sans s'approuver ni +se blâmer le moins du monde.»</p> + +<p>Cette lettre, qu'on a le regret de ne pouvoir citer en<span class='pagenum'><a name="Page_189" id="Page_189">[Pg 189]</a></span> +entier, atteste chez son auteur une sagacité de coup +d'œil qui tient de la divination, et vient à l'appui, ce +semble, des considérations présentées plus haut. Il n'a +manqué à Chateaubriand, pour son propre bonheur et +même pour sa gloire devant la postérité, qu'une pratique +plus conforme à sa théorie.</p> + +<p>Quoiqu'il en soit, il résulte de là pour qui sait réfléchir, +un grand enseignement, une leçon formidable et +salutaire: c'est que les dons de l'intelligence pas plus +que les richesses matérielles ne sont un présent gratuit; +il faut les recevoir de la main de Dieu, quand ils nous +viennent, avec une profonde gratitude, mais aussi avec +tremblement par la crainte d'en user mal et que l'orgueil +ou la vanité ne nous les rende fatals alors même qu'ils +profiteraient aux autres. Si le succès couronne nos +efforts, si la gloire entoure notre nom de son auréole, si +nous devenons célèbres, tâchons de rester modestes, +d'être de plus en plus humbles, en pensant que, par +nous-même, nous ne sommes rien, nous ne pouvons rien, +et que cette petite flamme qu'on appelle le génie, un +souffle peut l'éteindre quand il n'a pas dépendu de nous +de l'allumer. Cette fugitive lueur, c'est le feu sacré venu +du ciel, mais un mensonge de la Fable à tort prétendit +que Prométhée avait pu dérober aux dieux la mystérieuse +étincelle. Si nous ne pouvons être tout à fait indifférent +aux murmures caressants de la renommée, aux +douces joies d'un triomphe mérité, efforçons-nous d'épurer +nos intentions, de travailler, de lutter, de souffrir +pour le vrai bien, pour le vrai beau en vue de la récompense +la plus sublime et des espérances d'une sainte immortalité.<span class='pagenum'><a name="Page_190" id="Page_190">[Pg 190]</a></span></p> + +<p>Chateaubriand (Réné) était né à Saint-Malo en 1768, il +mourut à Paris en 1848, au lendemain de la révolution +de février, aussi disparut-il de la scène sans faire plus +de bruit que le moindre des littérateurs en temps ordinaire. +Il est enterré, comme on sait, sur un rocher qui +s'élève au milieu des flots, non loin de sa ville natale. +Lui-même s'était inquiété longtemps à l'avance de se +préparer une tombe à part et dans un mode qui ne fût +point banal. S'il y eut là encore quelque calcul de la vanité, +celle-ci s'est méprise; car maintenant les pèlerins +deviennent rares de plus en plus sur l'ilot. Ceux qui parfois +encore y abordent, ne sont guère que de pauvres +matelots, ignorant le nom de grand homme et qui ne +s'arrêtent pas là d'habitude pour déposer des couronnes, +mais pour faire sécher leurs filets.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_45_45" id="Footnote_45_45"></a><a href="#FNanchor_45_45"><span class="label">[45]</span></a> Loménie.—<i>Biographie des contemporains par un homme de rien.</i><span class='pagenum'><a name="Page_191" id="Page_191">[Pg 191]</a></span></p></div> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAUVEAU-LAGARDE" id="CHAUVEAU-LAGARDE"></a>CHAUVEAU-LAGARDE</h2> + + +<p>Cet homme éminent, l'une des gloires les plus pures +du barreau moderne, peut et doit être proposé en +exemple aux jeunes stagiaires comme aux avocats en +renom; car il réunit toutes les vertus qui rendent cette +profession si admirable quand on l'exerce comme elle +devrait toujours s'exercer. Véritablement éloquent, de +«cette éloquence qui est l'âme même,» comme a dit si +bien le père Lacordaire, et dont, en effet, les inspirations +venaient du cœur, Chauveau-Lagarde ne montrait +pas pour ses clients moins de zèle que de désintéressement, +et plus d'une fois il leur ouvrit sa bourse, bien +loin d'accepter des honoraires. À ces vertus il joignait +le courage qui ne reculait pas devant l'accomplissement +d'un devoir pour lui sacré, fut-ce au péril de sa +vie.</p> + +<p>Né à Chartres, le 21 janvier 1756, Chauveau-Lagarde +(Claude-François) était fils d'un modeste artisan récompensé, +ce qui n'arrive pas toujours, des sacrifices bien +lourds qu'il s'était imposés pour son éducation, par les +succès de l'enfant au collége d'abord, puis par ceux du +jeune homme au barreau. Car, avant 89, Chauveau-Lagarde +comptait déjà parmi les avocats distingués au +Parlement, et les évènements politiques vinrent ouvrir<span class='pagenum'><a name="Page_192" id="Page_192">[Pg 192]</a></span> +à son talent une nouvelle et plus glorieuse carrière, +quand par le triomphe des violents montagnards, jacobins, +maratistes, hébertistes, la Révolution, qui avait +éveillé tant d'espérances cruellement déçues, fut devenue +le régime abominable de la Terreur. Alors que la +guillotine, par décret spécial, se dressait en permanence +(moins le couperet, retiré tous les soirs) sur la place +dite aujourd'hui de la Concorde, la profession d'avocat +exposait à de grands périls et, pour les éviter ou les +braver, il ne fallait pas moins de courage que d'habileté. +Chauveau-Lagarde eut l'un et l'autre, et souvent +il ne craignit pas de disputer obstinément à Fouquier-Tainville +ses victimes. Plus d'une fois, trop rarement au +gré de son désir, il eut le bonheur de les lui arracher +comme il fit du général Miranda, acquitté grâce à l'éloquente +plaidoirie de son défenseur.</p> + +<p>Il fut moins heureux pour d'autres, pour Brissot, +pour Charlotte Corday; mais celle-ci, condamnée à +l'avance, pouvait-elle être sauvée «quand, dit un historien, +son héroïsme se glorifiait de ce qu'on lui imputait +à crime.» Aux questions du président, lorsqu'elle +comparut devant le tribunal, elle répondit: «Oui, c'est +moi qui ai tué Marat.</p> + +<p>—Qui vous a poussée à ce meurtre?</p> + +<p>—Ses crimes.</p> + +<p>—Quels sont ceux qui vous l'ont conseillé?</p> + +<p>—Moi seule; je l'avais résolu depuis longtemps; +j'ai voulu rendre la paix à mon pays.</p> + +<p>—Croyez-vous donc avoir tué tous les Marat?</p> + +<p>—Hélas! non, reprit-elle.</p> + +<p>Comment défendre une prévenue qui s'accusait ainsi<span class='pagenum'><a name="Page_193" id="Page_193">[Pg 193]</a></span> +elle-même? «Chauveau-Lagarde, dit M. Durozoir, sans +démentir ni son caractère, ni l'opinion qu'il s'était +formée comme citoyen ou comme homme de l'assassinat +de Marat» (blâmable au point de vue de la stricte +morale), sut remplir noblement sa mission d'humanité. +Il prononça en faveur de l'accusée un court mais émouvant +plaidoyer, en s'efforçant, chose à peu près impossible +d'ailleurs, d'appeler l'indulgence des juges sur sa +cliente entraînée, disait-il, comme malgré elle, par le +fanatisme et l'exaltation politique. Mais ici il fut interrompu +par Charlotte Corday qui, dans un langage +énergique, rétablit les faits et maintint le caractère +véritable selon elle de son acte accompli, après mûre +réflexion, dans la plénitude de la raison et avec une +volonté tranquille et résolue, par pur dévoûment à la +patrie. Du reste, elle se plut à rendre justice au zèle +de son défenseur, et la condamnation prononcée, elle +lui dit:</p> + +<p>«Vous m'avez défendue, Monsieur, d'une manière +délicate et généreuse; c'était la seule qui pût me +convenir; je vous en remercie et je veux vous donner +une preuve de mon estime. On vient de m'apprendre +que tous mes biens sont confisqués: je dois quelque +chose à la prison, je vous charge d'acquitter cette +dette.»</p> + +<p>Chauveau-Lagarde s'empressa d'accomplir ce pieux +devoir, et avant même que Charlotte quittât la prison +pour être conduite à l'échafaud, toujours calme, toujours +forte et courageuse, mais revenue de quelques-unes +de ses illusions d'après ce fragment d'une lettre +à Barbaroux: «Quel triste peuple pour fonder une<span class='pagenum'><a name="Page_194" id="Page_194">[Pg 194]</a></span> +république! On ne conçoit pas ici qu'une femme +inutile, dont la plus longue vie n'est bonne à rien, +puisse s'immoler de sang-froid à son pays.» La pauvre +jeune <i>héroïne</i> n'eût pas dû ignorer que l'assassinat +jamais n'a rien fondé, et qu'<i>une vie n'est jamais inutile, +n'est jamais trop longue</i>, lorsqu'elle est remplie par la +pratique des humbles et pieuses vertus et des obscurs +dévoûments qui sont l'honneur de la femme, jeune +fille où mère de famille.</p> + +<p>Quelques mois après l'exécution de Charlotte Corday, +Chauveau-Lagarde fut choisi d'office par le tribunal +pour défendre une autre et plus illustre accusée, l'infortunée +Marie-Antoinette. «Quelques personnes, dit +Chauveau-Lagarde lui-même dans sa brochure si intéressante +relative au procès<a name="FNanchor_46_46" id="FNanchor_46_46"></a><a href="#Footnote_46_46" class="fnanchor">[46]</a>, ont vanté le prétendu courage +qu'il nous fallut (à M. Tronçon-Ducoudray et à +moi) pour accepter cette tâche à la fois honorable et +pénible: elles se sont trompées. Il n'y a point de vrai +courage sans réflexion. Nous ne songeâmes pas même +aux dangers que nous allions courir. Je partis à l'instant +pour la prison, plein du sentiment d'un devoir si +sacré, mêlé de la plus profonde amertume.»</p> + +<p>Puis il reprend avec un accent où le cœur se trahit, +où l'on sent cette vivacité de souvenirs du témoin oculaire +ému, attendri: «La chambre où fut renfermée la +Reine était alors divisée en deux parties par un paravent. +À gauche en entrant était un gendarme avec ses +armes; à droite, on voyait dans la partie occupée par<span class='pagenum'><a name="Page_195" id="Page_195">[Pg 195]</a></span> +la Reine, un lit, une table, deux chaises. Sa Majesté +était vêtue de blanc avec la plus extrême simplicité.</p> + +<p>«..... En abordant la Reine avec un saint respect, +mes genoux tremblaient sous moi; j'avais les yeux +humides de pleurs; je ne pus cacher le trouble dont +mon âme était agitée, et mon embarras fut tel, que je +ne l'eusse éprouvé jamais à ce point si j'avais eu l'honneur +d'être présenté à la Reine et de la voir au milieu +de sa cour, assise sur un trône, environnée de tout +l'éclat de sa couronne.</p> + +<p>«Elle me reçut avec une majesté si pleine de douceur, +qu'elle ne tarda pas à me rassurer par la confiance +dont je m'aperçus bientôt qu'elle m'honorait à +mesure que je lui parlais et qu'elle m'observait.» De +cette confiance d'ailleurs le défenseur sut se montrer +digne. «Je lus avec elle son acte d'accusation. À la +lecture de cette œuvre d'enfer, mois seul je fus anéanti. +La Reine sans s'émouvoir, me fit des observations,» +insistant sur l'inanité de l'accusation fondée sur cette +prétendue <i>conspiration contre la France</i>, d'accord avec +les ennemis de l'extérieur et de l'intérieur.</p> + +<p>Les pièces annexées à l'acte d'accusation pourtant +étaient en si grand nombre, qu'il semblait impossible, +dans le peu de temps qui restait, d'en prendre connaissance. +L'avocat obtint, non sans peine, de la Reine +qu'elle fît une demande à la Convention pour qu'il lui +fût accordé un délai rigoureusement nécessaire. La note +fut remise à Fouquier-Tainville qui promit de la communiquer +à l'Assemblée; mais il n'en fit rien, on n'en +fit qu'un usage inutile, puisque, le lendemain matin, +dès huit heures, ainsi qu'il avait été annoncé, les<span class='pagenum'><a name="Page_196" id="Page_196">[Pg 196]</a></span> +débats commencèrent, <i>ils durèrent pendant vingt heures +consécutives</i>.</p> + +<p>«Il faut avoir été présent, dit Chauveau-Lagarde, à +tous les détails de ce débat trop fameux pour avoir une +juste idée du beau caractère que la Reine y a développé;» +«plus occupée des autres que d'elle-même, +comme l'a écrit M. de Montjoie; elle mit tous ses +soins à ne compromettre aucune des personnes qui +lui avaient été attachées.»</p> + +<p>«..... La Reine fut, dans son procès, comme elle +l'avait toujours été durant le cours de sa vie, admirable +de bonté. En voici d'ailleurs comme preuve quelques +traits que j'ai recueillis dans ses réponses:</p> + +<p>«On lui reproche d'avoir, avec le Roi, <i>trompé le +peuple</i>:</p> + +<p>»Elle répond: «Que sans doute le peuple <i>a été +trompé</i>; qu'il l'a même été <i>cruellement</i>; mais que ce +n'est assurément ni par le Roi, ni par elle qui l'ont +toujours <i>également aimé</i>.</p> + +<p>»On reprochait à la Reine d'avoir entretenu, avant +la Révolution, des rapports politiques avec le roi de +Bohème et de Hongrie (Joseph II).</p> + +<p>»Elle répond: «Qu'elle n'a jamais entretenu avec +son frère que des rapports d'amitié et point de politique; +mais que si elle en avait eu de ce genre, <i>ils +auraient été tous à l'avantage de la France</i>.</p> + +<p>»On l'accuse d'avoir constamment nourri avec le Roi +le projet de détruire la liberté, en remontant sur le +trône, à quelque prix que ce soit.</p> + +<p>»Elle répond: «Que le Roi et elle n'avaient pas +besoin de remonter sur le trône, puisqu'ils y étaient<span class='pagenum'><a name="Page_197" id="Page_197">[Pg 197]</a></span> +qu'ils n'avaient, au reste, jamais désiré rien autre +chose que <i>le bonheur de la France</i>; et qu'il leur aurait +suffi que la <i>France fût heureuse</i> pour qu'ils le fussent +eux-mêmes.»</p> + +<p>Toutes les autres et si nombreuses questions faites à +l'illustre accusée avaient le même caractère de puérilité +odieuse ou d'absurdité ridicule; et toujours elle sut répondre +avec autant de dignité que d'à-propos. Mais +qu'importait au tribunal! que lui importait la plaidoierie +des avocats dont Chauveau-Lagarde dit modestement: +«Sans doute quelque talent que déploya M. +Tronçon-Ducoudray dans sa plaidoierie et quelque zèle +que je pouvais avoir mis dans la mienne, nos défenses +furent nécessairement au-dessous d'une telle cause, pour +laquelle toute l'éloquence d'un Bossuet ou d'un Fénelon +n'aurait pu suffire ou serait restée du moins impuissante.»</p> + +<p>«... Ce que je puis dire, d'ailleurs, c'est que ni la +présence des bourreaux devant lesquels un mot, un +geste, une réticence pouvaient être un crime, ni l'appareil +épouvantable de la mort dont nous étions environnés, +ne nous ont fait oublier nos obligations; mais +qu'au contraire nous combattîmes avec chaleur, avec +énergie et de toutes nos forces, tous les chefs d'accusation, +et que <i>nous plaidâmes pendant plus de trois heures</i>.... +Il ne faut pas que les étrangers puissent croire que, +dans les temps horribles où la Reine et M<sup>me</sup> Élisabeth +ont été assassinées, elles aient péri sans défense; ou, ce +qui serait la même chose, pour ne pas dire plus affreux +encore, que les Français qui furent chargés de les défendre +n'aient pas senti toute l'importance de la mission +qui leur était confiée.»<span class='pagenum'><a name="Page_198" id="Page_198">[Pg 198]</a></span></p> + +<p>«... J'avais ainsi plaidé pendant près de deux heures, +j'étais accablé de fatigue; la Reine eut la bonté de le +remarquer et de me dire avec l'accent le plus touchant:</p> + +<p>«Combien vous devez être fatigué, M. Chauveau-Lagarde: +je suis bien sensible à toutes vos peines.»</p> + +<p>«Ces mots qu'on entendit autour d'elle ne furent point +perdus pour les bourreaux... La séance fut un instant +suspendue avant que M. Tronçon-Ducoudray prît la +parole. Je voulus en vain me rendre auprès de la Reine: +un gendarme <i>m'arrêta sous ses propres yeux</i>. M. Tronçon-Ducoudray, +ayant ensuite plaidé, <i>fut arrêté de même +en sa présence</i>; et de ce moment, il ne nous fut plus permis +de lui parler.»</p> + +<p>Voilà ces temps, ces affreux temps que, de nos jours +encore, certains écrivains, par une aberration de la folie +ou du crime, osent excuser, que dis-je? justifier, glorifier, +et si l'on en croyait leur langage, qu'on peut croire +une misérable forfanterie, voudraient nous ramener!</p> + +<p>Les défenseurs revirent la Reine de loin seulement +lorsqu'ils entrèrent, toujours escortés par les gendarmes, +pour le prononcé de l'arrêt. «Cet horrible arrêt, dit +Chauveau-Lagarde, nous ne pûmes l'entendre sans en +être consternés; la Reine seule l'écouta d'un air calme... +Ce calme ne l'a point abandonnée jusqu'à ses derniers +moments. Rentrée à la prison et avant de s'endormir +dans la sécurité de sa conscience, du sommeil des justes, +elle écrivit à M<sup>me</sup> Élisabeth la lettre que la Providence +vient de révéler au monde, et qui est un monument +éternel de l'inébranlable fermeté d'âme ainsi que de +l'inépuisable bonté de cœur qu'elle avait manifestée durant +tout le cours du procès.»<span class='pagenum'><a name="Page_199" id="Page_199">[Pg 199]</a></span></p> + +<p>Les deux courageux avocats, après avoir été fouillés +et longuement interrogés sans qu'on trouvât rien à leur +charge, furent laissés cependant dans la prison: +«moins occupés de ce que nous allions devenir, dit la +<i>Notice historique</i>, que de l'épouvantable issue de cet horrible +procès. Quand on nous mit en liberté... <i>la Reine +n'existait plus</i>.»</p> + +<p>Sept mois après, Chauveau-Lagarde fut averti par un +message de M<sup>me</sup> Élisabeth, qu'il était choisi pour la défendre. +C'était la veille même du jugement (9 mai +1794). Tout aussitôt, il courut à la prison, mais on ne +lui permit pas de communiquer avec son auguste +cliente. Fouquier-Tainville, par une exécrable perfidie, +motiva le refus d'autorisation sur l'ajournement du +procès qui ne devait pas avoir lieu de sitôt; et le +lendemain matin, en entrant dans la salle des séances +du tribunal, Chauveau-Lagarde avait la douleur d'apercevoir +«M<sup>me</sup> Élisabeth environnée d'une foule d'autres +accusés, sur le haut des gradins où on l'avait +placée tout exprès la première pour la mettre plus en +évidence.»</p> + +<p>L'acte d'accusation fut plus absurde et plus odieux, +s'il était possible, que celui dirigé contre la Reine: on +en jugera par ces deux griefs principaux: «La complicité +dans la conspiration du Roi et de la Reine contre +la nation.—Les secours donnés par elle (Madame) +aux blessés du Champ-de-Mars qu'elle avait pansés +de ses propres mains.»</p> + +<p>«Accusation monstrueuse, dit éloquemment Chauveau-Lagarde, +et bien digne de ces temps d'irréligion et +d'immoralité où ce qui paraissait le plus criminel à ces<span class='pagenum'><a name="Page_200" id="Page_200">[Pg 200]</a></span> +pervers était précisément ce qu'il y a de plus sacré +parmi les hommes.»</p> + +<p>La princesse, en présence de ces assassins à gages +affublés de la toge du juge, fut admirable de fermeté et +ne montra pas moins de présence d'esprit que de dignité +dans ses réponses. Bien que son défenseur n'eût +pu conférer avec elle, et que le débat n'eût duré qu'un +instant, Chauveau-Lagarde prit la parole et se montra à +la hauteur de sa mission, en établissant d'abord que +l'acte d'accusation n'avait aucune base sérieuse et que +les faits allégués ne prouvaient rien autre chose que la +bonté de cœur de Madame et l'héroïsme de son amitié.</p> + +<p>«Après avoir développé ces premières idées (lisons-nous +dans la <i>Notice historique</i>), je finis en disant: qu'au +lieu d'une défense je n'aurais plus à présenter pour M<sup>me</sup> +Élisabeth que son <i>apologie</i>; mais que, dans l'impuissance +où j'étais d'en trouver une qui fût digne d'elle, il ne me +restait plus qu'une seule observation à faire, c'est que +la princesse, qui avait été à la cour de France <i>le plus parfait +modèle de toutes les vertus, ne pouvait être l'ennemie +des Français</i>.»</p> + +<p>À ces paroles prononcées avec l'énergique accent de +la conviction, le président du Tribunal, Dumas, s'emporta +jusqu'au délire de la fureur, en reprochant avec +une brutalité sauvage et impie à l'avocat «de <i>corrompre +la morale publique</i> en ayant l'audace de parler des vertus +de l'accusée.» «Il fut aisé de s'apercevoir que M<sup>me</sup> Élisabeth +qui, jusqu'alors, était restée calme et comme +insensible à ses propres dangers, fut émue de ceux auxquels +je venais de m'exposer: et après avoir, comme la +Reine, entendu sans s'émouvoir son arrêt de mort,<span class='pagenum'><a name="Page_201" id="Page_201">[Pg 201]</a></span> +comme la Reine, elle a consommé paisiblement le grand +sacrifice de sa vie.»</p> + +<p>Après l'audience, Dumas, toujours frénétique, proposa +au tribunal de faire arrêter l'avocat. On ne l'osa pas +encore cependant, parce qu'on voulait avoir l'air de +laisser la liberté aux défenseurs tant qu'ils existaient, +et ils ne furent supprimés que deux mois après «comme +les fauteurs salariés de la tyrannie, dit le rapport à +ce sujet, voués par état à la défense des ennemis du +peuple.»</p> + +<p>Bientôt après, 1<sup>er</sup> juillet, Chauveau-Lagarde, arrêté à +la campagne, à vingt lieues de Paris, fut amené par des +gendarmes à la prison de la Conciergerie. L'ordre d'arrestation +portait «qu'il serait traduit sous trois jours au +tribunal révolutionnaire pour y être jugé, attendu <i>qu'il +était temps que le défenseur de la Capet</i> (sic) <i>portât sa tête +sur le même échafaud</i>.»</p> + +<p>Mais le prisonnier eut le bonheur d'être oublié dans +cette foule de victimes que le tribunal immolait sans +relâche: «Je ne réclamai point, dit-il, je gagnai du +temps, et après quarante jours de captivité, je fus mis +en liberté dix jours après la mort de Robespierre et de +Payan qui m'avait fait arrêter.»</p> + +<p>Libre, le courageux avocat reprit avec la même indépendance +l'exercice de sa profession. En 1797, nous le +voyons défendre, devant une commission militaire, +l'abbé Brottier, accusé de conspiration royaliste. Sous +l'Empire, à force de démarches et de persévérance, il +obtient la grâce du lieutenant-colonel espagnol Darguines, +que son éloquence n'avait pu faire absoudre. +Sous la Restauration, à laquelle ses sympathies étaient<span class='pagenum'><a name="Page_202" id="Page_202">[Pg 202]</a></span> +acquises, un proscrit, le général Bonnaire, ne fit pas en +vain appel à son dévouement; et ce fut grâce à Chauveau-Lagarde, +sans doute, que la déportation, au lieu +de la peine capitale, fut prononcée en présence des +charges sérieuses qui pesaient sur l'accusé, «coupable +au moins, dit M. Leroy, d'une grande faiblesse dans des +circonstances graves, et que la prudence comme le sang-froid +avaient abandonné.»</p> + +<p>La noble indépendance de son caractère ne nuisit +point à Chauveau-Lagarde parmi les esprits élevés de +son parti. La duchesse d'Angoulême fit au défenseur de +sa mère et de sa tante l'accueil le plus bienveillant et +lui dit avec un accent ému: «<i>Depuis longtemps je connais +vos sentiments</i>.»</p> + +<p>Pourtant il semble que le gouvernement de la Restauration +qui, parfois, avec les intentions les meilleures, +circonvenu par l'intrigue ou la passion, se montrait +trop avare de ses faveurs pour les vrais dévouements, +ne reconnut point, autant qu'il eût dû, les services de +Chauveau-Lagarde, et ce fut presque tardivement que +celui-ci fut appelé à siéger à la Cour de cassation. Il +reçut de plus la décoration de la Légion d'honneur et +des titres de noblesse. L'illustre avocat, d'ailleurs, +jouissait depuis longtemps de la plus belle des récompenses, +l'estime universelle, méritée par une vie sans +tache. Dirai-je aussi aux yeux de tous les gens de bien, +cette gloire, cet incomparable honneur d'avoir pu défendre, +au péril de sa vie, deux des plus augustes victimes +de la Révolution. «Qu'y a-t-il, en effet, de plus +admirable que cette princesse... qui, toujours reine, +toujours mère, toujours épouse, toujours elle-même,<span class='pagenum'><a name="Page_203" id="Page_203">[Pg 203]</a></span> +a su finir, comme Louis XVI, par demander à Dieu la +grâce de ses bourreaux..... Quant à M<sup>me</sup> Élisabeth de +France, ne s'est-elle pas aussi, par son angélique +résignation, élevée comme au-dessus de l'humanité +même<a name="FNanchor_47_47" id="FNanchor_47_47"></a><a href="#Footnote_47_47" class="fnanchor">[47]</a>?»</p> + +<p>Chauveau-Lagarde mourut en chrétien, il n'est pas +besoin de le dire, à Paris, le 24 février 1841, ne laissant +qu'une fortune modeste et bien inférieure à celle que +son grand talent et sa réputation pouvaient lui faire +acquérir s'il n'eût point été aussi désintéressé.</p> + +<p>Depuis longues années dans la tombe l'avait précédé +l'autre défenseur de Marie-Antoinette, Tronçon-Ducoudray, +mort, victime de son dévouement, à Synnamarie, +où il avait été déporté.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_46_46" id="Footnote_46_46"></a><a href="#FNanchor_46_46"><span class="label">[46]</span></a> <i>Notice historique sur les procès de la reine Marie-Antoinette +et de Madame Élisabeth</i>; in-8º, 1816.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_47_47" id="Footnote_47_47"></a><a href="#FNanchor_47_47"><span class="label">[47]</span></a> <i>Notice historique sur le procès de la Reine</i>, etc.<span class='pagenum'><a name="Page_204" id="Page_204">[Pg 204]</a></span></p></div> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHEVALERIE" id="CHEVALERIE"></a>QUELQUES MOTS SUR LA CHEVALERIE<a name="FNanchor_48_48" id="FNanchor_48_48"></a><a href="#Footnote_48_48" class="fnanchor">[48]</a></h2> + + +<p>«On place ordinairement l'institution de la chevalerie +à l'époque de la première croisade, dit Chateaubriand, +quoiqu'elle remonte à une date fort antérieure. +Elle est née du mélange des nations arabes et des peuples +septentrionaux, lorsque les deux grandes invasions +du Nord et du Midi se heurtèrent sur les rivages de la Sicile, +de l'Italie, de la Provence, et dans le centre de la Gaule,» +ce qui ferait remonter l'institution à la seconde moitié du +VIII<sup>e</sup> siècle, mais son existence officielle, si l'on me permet +cette expression, ne date guère que du XI<sup>e</sup> siècle et ce n'est +qu'à cette époque qu'on la voit régulièrement organisée.</p> + +<p>»Mais, dit l'historien déjà cité, on a eu tort de vouloir +faire des chevaliers <i>un corps</i> de chevalerie. Les cérémonies +de la réception du chevalier, l'éperon, l'épée, +l'accolade, la veille des armes, les grades de page, de +damoiseau, de poursuivant, d'écuyer, sont des usages +et des institutions militaires qui remplaçaient d'autres +usages et d'autres institutions tombées en désuétude; +mais ils ne constituaient pas un corps de troupes homogène, +discipliné, agissant sous un même chef, dans une +même subordination. Les ordres religieux chevaleres<span class='pagenum'><a name="Page_205" id="Page_205">[Pg 205]</a></span>ques +ont été la cause de cette confusion d'idées; ils ont +fait supposer une chevalerie historique <i>collective</i>, lorsqu'il +n'existait qu'une chevalerie individuelle. Au surplus, +cette chevalerie fut délicate, vaillante, généreuse, +et garda l'empreinte des deux climats qui la virent éclore; +elle eut le vague et la rêverie du ciel noyé des Scandinaves, +l'éclat et l'ardeur du ciel pur d'Arabie.»</p> + +<p>Dans ces temps si différents des nôtres, où la guerre +était en quelque sorte l'état normal de la société, où la +police, à vrai dire, n'existait point, le but avoué du chevalier, +sa mission glorieuse autant qu'utile, était la protection +du faible, de la femme, de la veuve, comme de l'orphelin.</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">La terre a vu jadis errer des paladins;<br /></span> +<span class="i0">Ils flamboyaient ainsi que des éclairs soudains,<br /></span> +<span class="i0">Puis s'évanouissaient, laissant sur les visages<br /></span> +<span class="i0">La crainte et la lueur de leurs brusques passages,<br /></span> +<span class="i0">Ils étaient dans des temps d'oppression, de deuil<br /></span> +<span class="i0">.............<br /></span> +<span class="i0">Les spectres de l'honneur du droit, de la justice;<br /></span> +<span class="i0">Ils foudroyaient le crime, ils souffletaient le vice;<br /></span> +<span class="i0">On voyait le vol fuir, l'imposture hésiter,<br /></span> +<span class="i0">Blêmir la trahison, et se déconcerter<br /></span> +<span class="i0">Toute puissance injuste, inhumaine, usurpée,<br /></span> +<span class="i0">Devant ces magistrats sinistres de l'épée...<br /></span> +</div></div> + +<p>a dit admirablement le poète. Le dévouement aux +dames, l'inviolable fidélité à la parole jurée, la défense +du prêtre, du religieux, du pèlerin, du berger gardant +son troupeau, ou du laboureur piquant ses bœufs, tels +étaient les devoirs du chevalier, et auxquels il s'engageait +par des serments solennels. Comme, au reste, pendant +longtemps, à ces devoirs la plupart se montrèrent<span class='pagenum'><a name="Page_206" id="Page_206">[Pg 206]</a></span> +généreusement fidèles, l'institution rendit à la civilisation +d'immenses services, dont les peuples lui furent reconnaissants. +Aussi, quoique disparue depuis des siècles, +elle a laissé, ainsi qu'on l'a dit, «des traces ineffaçables +de son souvenir dans nos mœurs, dans nos idées, +dans notre langage, dans les rapports de famille, et +dans le droit des gens.»</p> + +<p>Mais on ne peut dissimuler pourtant que, par l'exaltation +de certains sentiments, la chevalerie, celle surtout +qu'on appelait la <i>chevalerie errante</i>, fut entraînée à des +écarts qui précipitèrent sa décadence, écarts qu'aujourd'hui +nous avons peine à croire, tant sont prodigieuses +ces exagérations, dont plusieurs, tout probablement, +furent des actes de folie véritable qui conduiraient +maintenant leur auteur à Charenton. Il y eut alors chez +certains chevaliers un étrange amalgame des pratiques +de la religion avec la fidélité, on pourrait dire, la dévotion +à la <i>Dame de leurs pensées</i>, dont le culte devenait +une espèce d'idolâtrie à la fois superstitieuse et fanatique. +Car le chevalier prenait les couleurs de sa dame, +subissait avec une humble soumission ses dédains, ses +caprices, si déplaisants qu'ils fussent; bien plus, il l'invoquait +à l'heure du combat, même à l'heure de la mort. +C'est à cette divinité terrestre qu'il rapportait toute la +gloire de ses exploits.</p> + +<p>On voyait, pour citer quelques exemples, tel chevalier +qui, pour expier un tort souvent imaginaire, s'arrachait +un ongle, se coupait même un doigt, qu'il envoyait +en témoignage de repentir à la belle offensée. +Un autre se couvrait un œil d'un bandeau et se condamnait +à ne pas y voir pendant un laps de temps<span class='pagenum'><a name="Page_207" id="Page_207">[Pg 207]</a></span> +considérable. Qu'auraient fait de plus les faquirs de +l'Inde? Un troisième parcourait le monde costumé d'une +façon ridicule, en Vénus, en Junon, par exemple, mais +d'ailleurs armé de la lance, et, sous son vêtement féminin, +couvert de l'armure, il forçait tous les chevaliers +qu'il rencontrait à rompre une lance en l'honneur de sa +dame. D'autres, et nullement pour l'amour du ciel, +s'imposaient des jeûnes excessifs, de longues et pénibles +retraites dans les lieux les plus déserts, les bois et les +rochers, en s'exposant à toutes les intempéries des saisons, +comme fit l'<i>Orlando furioso</i>, d'après un poète trop +célèbre.</p> + +<p>L'Église dut plus d'une fois intervenir pour réprimer +ces excès, et il ne fallut pas moins que sa haute et sainte +autorité et sa fermeté pour y réussir, en tournant cette +fiévreuse exaltation vers le bien, ce qui donna naissance +aux ordres religieux et militaires, ou du moins servit à +leur développement.</p> + +<p>La vie du chevalier était soumise à des règles comme +à des épreuves, lors de ses débuts; un noviciat assez +long précédait d'ordinaire la réception, qui se faisait de +la façon la plus solennelle et avec des cérémonies à la +fois graves et touchantes dont le jeune chevalier devait +se souvenir à jamais. Parfois cependant, vu la nécessité +pressante, dans le déclin de l'institution surtout, la chevalerie +se conférait sur la brèche, dans la tranchée d'une +ville assiégée ou sur le champ de bataille. C'est ainsi +qu'à Marignan, François I<sup>er</sup> voulut être armé chevalier +de la main de Bayard.</p> + +<p>«Bayard, mon ami, lui dit-il d'après un vieil auteur, +je veux être aujourd'hui fait chevalier par vos mains;<span class='pagenum'><a name="Page_208" id="Page_208">[Pg 208]</a></span> +car avez vertueusement, en plusieurs royaumes et provinces, +combattu contre plusieurs nations... Donc, +mon ami, dépêchez-vous.»</p> + +<p>»Alors prit son épée Bayard, et dit:</p> + +<p>«Sire, autant vaille que si estais Roland ou Olivier, +Godefroy ou Baudouin, son frère.</p> + +<p>»Et puis après, cria hautement l'épée en la main droite:</p> + +<p>«Tu es bienheureuse d'avoir aujourd'hui, à un si +beau et puissant roi, donné l'ordre de la chevalerie. +Certes, ma bonne épée, vous serez moult bien comme +relique gardée, et sur toutes autres honorée, et ne +vous porterai jamais si ce n'est contre Turcs, Sarrasins +et Mores.»</p> + +<p>«Et puis fait deux sauts, et après remet au fourreau +son épée.»</p> + +<p>Pour la chevalerie, existait la dégradation, à laquelle +on était condamné pour crime de félonie, et qui s'accomplissait +avec des circonstances qui la rendaient terrible. +On faisait monter le coupable sur un échafaud +dressé tout exprès en place publique. Là, on brisait +sous ses yeux les deux pièces de son armure; son écu, +le blason gratté, était attaché à la queue d'une cavale +pour être traîné par les rues. Le héraut d'armes outrageait, +par toutes les injures que l'imagination pouvait +lui fournir, le misérable, fou de honte et de douleur. +Les prêtres alors récitaient les vigiles funèbres, terminées +par les malédictions du psaume 108. Puis quelqu'un +demandait par trois fois le nom du dégradé, et par trois +fois le héraut répondait: «<i>Nescio!</i> Je ne connais pas le +nom de cet homme; il n'y a devant nous qu'un parjure +et un félon.»<span class='pagenum'><a name="Page_209" id="Page_209">[Pg 209]</a></span></p> + +<p>Tout n'était pas fini pourtant: car, après qu'on avait +répandu sur la tête du coupable un bassin d'eau chaude, +il était tiré jusqu'au pied de l'échafaud avec une corde. +Là, on l'étendait sur une civière en le couvrant d'un +drap mortuaire, et dans cet état on le portait à l'église +voisine, où le clergé, sur un mode lugubre et lent, +psalmodiait à l'intention de cette espèce de cadavre, de +ce mort vivant, les prières des défunts. Effrayant spectacle! +mais admirable aussi, mais salutaire, qui devait +faire sur les esprits, ou plutôt sur les cœurs, une impression +ineffaçable et rendre, pour ceux-là surtout qui +en avaient été les témoins, la violation du serment presque +impossible</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_48_48" id="Footnote_48_48"></a><a href="#FNanchor_48_48"><span class="label">[48]</span></a> À propos de l'impasse dit des <i>Chevaliers</i>.<span class='pagenum'><a name="Page_210" id="Page_210">[Pg 210]</a></span></p></div> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="DE_CHEVERUS_LE_CARDINAL" id="DE_CHEVERUS_LE_CARDINAL"></a>DE CHEVERUS (LE CARDINAL)</h2> + + +<p>De Cheverus (Jean Louis Anne-Madeleine) né à +Mayenne, le 28 janvier 1768, d'une ancienne famille +de magistrats, «s'est attiré dans les deux mondes, dit +M. Delambre, par sa piété et ses vertus, l'estime et +l'affection des hommes même les plus opposés à ses +croyances; et revenu au sein de sa patrie après trente +années d'absence, il a retracé le même spectacle d'une +vie pure, apostolique, gagnant tous les cœurs, multipliant +les fidèles, par son aimable simplicité et l'inaltérable +aménité de son caractère.»</p> + +<p>«Nous l'avons vu au milieu de nous, écrivait à +l'époque de sa mort un pieux ecclésiastique, tel qu'il +avait été à Boston et à Montauban, inspirant l'amour +par toutes les qualités qui gagnent les cœurs, commandant +le respect par les vertus les plus éminentes. Dans +sa conduite comme évèque, comme homme privé, il a +toujours été égal à lui-même, c'est-à-dire plein d'une +haute sagesse, ne s'occupant que de ses devoirs et se +conciliant par son zèle, sa prudence, sa douceur, sa +charité, sa simplicité, une vénération et une confiance +universelles.»</p> + +<p>Écoutons maintenant le témoignage des protestants. +Un journal de Boston, en parlant de M. de Cheverus et<span class='pagenum'><a name="Page_211" id="Page_211">[Pg 211]</a></span> +de l'abbé de Malignon, s'exprime ainsi: «Ces hommes +sont si savants qu'il n'y a pas moyen d'argumenter avec +eux; leur vie est si pure et si évangélique qu'il n'y a +rien à leur reprocher.</p> + +<p>Dans un autre numéro du même journal on lit +encore: «En voyant de tels hommes, qui peut douter +s'il est permis à la nature humaine d'approcher de la +perfection de l'Homme-Dieu et de l'imiter de très près.»</p> + +<p>Une autre fois, c'est un protestant de la ville qui +vient trouver l'abbé de Cheverus pour lui dire les larmes +aux yeux: «Je ne croyais pas qu'un homme de +votre religion pût être un homme de bien; je viens +vous faire réparation d'honneur; je vous déclare que je +vous estime et vénère comme le plus vertueux que j'aie +connu.»</p> + +<p>Voilà, pris au hasard entre mille, quelques-uns des +témoignages publiés ou privés d'admiration et d'estime +rendus à ce saint évèque qui fit bénir dans les deux +mondes sa charité inépuisable, héroïque parfois, comme +sa douceur merveilleuse, et fut dans ce siècle tourmenté +un autre St-François de Sales. N'est-ce pas un +bonheur d'avoir à raconter, quoique, hélas! trop +brièvement, cette vie si pleine et dans laquelle abondent +les traits touchants ou sublimes? Heureux si nous +pouvons faire passer dans l'âme du lecteur quelques-unes +des émotions qui, plus d'une fois, ont remué délicieusement +notre cœur, et fait trembler des larmes à +nos paupières! Mais c'est trop insister sur l'exorde, +venons aux preuves, à savoir aux faits eux-mêmes dont +l'éloquence sera bien autrement persuasive que tous les +discours.<span class='pagenum'><a name="Page_212" id="Page_212">[Pg 212]</a></span></p> + +<p>Après avoir fait avec succès ses études classiques au +collége de Louis-le-Grand, le jeune Cheverus, aspirant +à l'honneur du sacerdoce, étudia la théologie au collége +de St-Magloire tenu par les Oratoriens. Ferme +dans sa vocation bien que l'avenir fût gros de menaces +qui ne devaient que trop tôt devenir des réalités, il fut +ordonné prêtre le 18 décembre 1790, lors de la dernière +ordination publique qui ait eu lieu à Paris avant la +Révolution, alors que déjà l'Église, dépouillée de tous +ses biens, la constitution civile du clergé décrétée avec +obligation du serment, le prêtre fidèle à ses devoirs se +voyait placé entre sa conscience et le martyre. Pour le +jeune de Cheverus le choix n'était pas douteux: il +refusa le serment, et pendant deux ans, ne s'en dévoua +pas moins aux saintes fonctions de son ministère qu'il +lui fallait exercer d'ordinaire en secret au milieu de +continuelles alarmes. Vers la fin de l'année 1792 +cependant, alors que tous les prêtres insermentés se +voyaient condamnés à la déportation, l'abbé de Cheverus +put, à l'aide d'un passeport, passer en Angleterre. +Pour s'y créer des ressources, il entra comme professeur +de français dans une pension tenue par un ministre +protestant, et, en moins d'une année, il avait appris +la langue anglaise dont il ne connaissait pas le premier +mot lors de son arrivée dans l'île. Il s'exprimait assez +bien déjà pour pouvoir se charger du service d'une +chapelle catholique à Londres et même faire des instructions +dans la langue du pays. Cependant, par un +touchant scrupule, doutant qu'il pût être compris par +tous, la première fois qu'il prêcha, après être descendu +de chaire, il s'approcha d'un des auditeurs qu'à son<span class='pagenum'><a name="Page_213" id="Page_213">[Pg 213]</a></span> +extérieur il jugeait devoir être un artisan, et lui +demanda:</p> + +<p>—Pardon, mon ami, j'aurais une petite question à +vous faire.</p> + +<p>—Faites, monsieur, l'abbé, je tâcherai d'y répondre +de mon mieux.</p> + +<p>—Vous assistiez au sermon, je crois. Là, franchement, +la main sur la conscience, m'avez-vous toujours +entendu, c'est-à-dire compris? Ce n'est pas un compliment +que je vous demande.</p> + +<p>—Monsieur le curé, en toute sincérité, voici ce que +je puis vous répondre: votre sermon n'était pas +comme ceux des autres, il n'y avait pas un seul mot +du dictionnaire, tous les mots se comprenaient tout +seuls.</p> + +<p>Dans le courant de l'année 1795, le jeune prêtre +reçut une lettre de l'abbé de Malignon, ancien docteur +et professeur en Sorbonne, qui, lors de la Révolution, +était passé en Amérique où ses talents et ses vertus, +dignement appréciés, trouvaient largement à s'exercer. +De Boston qu'ils habitait, il écrivait au jeune de Cheverus, +qu'il avait connu naguère en France, pour lui +demander de venir l'aider dans l'exercice de son laborieux +mais fructueux ministère. L'abbé de Cheverus, +assuré que là bas il y avait plus de bien à faire encore +qu'en Angleterre où, grâce à la proscription, les prêtres +catholiques se comptaient par centaines, partit pour +l'Amérique. On pense avec quelles larmes paternelles, +le vénérable abbé de Malignon serra dans ses bras et +sur son cœur, ce frère ou plutôt ce fils qui lui apportait, +dans son lointain exil, avec la joie de sa présence,<span class='pagenum'><a name="Page_214" id="Page_214">[Pg 214]</a></span> +comme un parfum de la patrie qu'il n'espérait plus +revoir. Puis, pour l'apôtre qui déjà commençait à sentir +le poids des ans, quel bonheur de pouvoir compter sur +le zèle de ce vaillant, de ce savant, de ce vertueux +collaborateur, au bout de quelques mois estimé, aimé, +apprécié dans la ville à l'égal de lui-même et qu'il +savait capable, au besoin, de le suppléer, malgré sa jeunesse, +dans les circonstances les plus difficiles! Aussi +qu'on juge de son émotion quand un matin arriva un +message de l'évêque de Baltimore, qui, instruit par la +voix publique des mérites du prêtre français, lui offrait +la cure importante de Sainte-Marie à Philadelphie. Mais, +sans hésiter d'un instant, l'abbé de Cheverus, tout en +remerciant Mgr Carrol dans les termes les plus respectueux +comme les plus chaleureux, répondit qu'il ne +pouvait, dans aucun cas, se séparer de l'abbé de Malignon +qui l'avait appelé en Amérique et était pour lui +non pas seulement un vénérable ami, mais un bien-aimé +père.</p> + +<p>Pourtant, à quelque temps de là, il le quittait, à la +vérité pour une absence seulement de quelque mois +employés à évangiliser les bons Indiens de Passamaquody +et de Penobscot, une mission qui fut des plus +pénibles au point de vue de la fatigue matérielle, mais +dont il fut amplement dédommagé par ces consolations +les plus douces au cœur de l'apôtre. «Jamais il n'avait +fait encore pareille route» dit l'éloquent auteur<a name="FNanchor_49_49" id="FNanchor_49_49"></a><a href="#Footnote_49_49" class="fnanchor">[49]</a> de +cette <i>Vie de cardinal de Cheverus</i> qu'il n'est plus besoin +de recommander:<span class='pagenum'><a name="Page_215" id="Page_215">[Pg 215]</a></span></p> + +<p>«Une sombre forêt, aucun chemin tracé, des broussailles +et des épines à travers lesquelles il était obligé +de s'ouvrir un passage et puis, après de longues fatigues, +point d'autre nourriture que le morceau de pain +qu'ils avaient pris à leur départ; le soir pas d'autre lit +que quelques branches d'arbres étendues par terre, et +encore fallait-il allumer un grand feu tout autour pour +éloigner les serpents et autres animaux dangereux qui +auraient pu, pendant le sommeil, leur donner la mort. +Ils marchaient ainsi depuis plusieurs jours lorsqu'un +matin (c'était un dimanche), grand nombre de voix, +chantant avec ensemble et harmonie, se font entendre +dans le lointain. M. de Cheverus écoute, s'avance et à +son grand étonnement il discerne un chant qui lui est +connu, la messe royale de Dumont, dont retentissent +nos grandes églises et cathédrales de France, dans nos +plus belles solennités. Quelle aimable surprise et que +de douces émotions son cœur éprouva! Il trouvait +réunis à la fois dans cette scène l'attendrissant et le +sublime; car quoi de plus attendrissant que de voir un +peuple sauvage, <i>sans prêtres depuis cinquante ans</i>, et qui +n'en est pas moins fidèle à solenniser le jour du Seigneur; +et quoi de plus sublime que ces chants sacrés +inspirés par la piété seule, retentissant au loin dans +cette immense et majestueuse forêt?»</p> + +<p>Trois mois s'étaient écoulés au milieu des fatigues et +des consolations abondantes de cette heureuse mission, +lorsque un message, arrivé non sans peine à l'abbé de +Cheverus, le fit revenir en toute hâte à Boston où la +fièvre jaune avait éclaté. Le prêtre intrépide, pareil au +soldat que le champ de bataille attire, accourut aussitôt<span class='pagenum'><a name="Page_216" id="Page_216">[Pg 216]</a></span> +au poste du péril, et comme si lui-même il eut été +invulnérable, il se prodigua de jour et de nuit, à la fois +aumônier, infirmier, ensevelisseur au besoin. Comme +quelques amis le blâmaient de se ménager trop peu et +de s'exposer même témérairement, il fit cette réponse +qu'on eût dû écrire en lettres d'or sur quelque monument +de la ville:</p> + +<p>«Il n'est pas nécessaire que je vive, mais il est nécessaire +que les malades soient soignés et les moribonds +assistés.»</p> + +<p>Est-il besoin d'ajouter que ces nouvelles preuves +d'un dévouement si souvent héroïque ne firent qu'ajouter +à la vénération de tous «catholiques et protestants +pour le bon prêtre; en voici une preuve des plus touchantes:</p> + +<p>»Chose remarquable! dit M. Delambre, dans les +repas de cérémonie où les bienséances l'obligeaient à +se trouver et où assistaient jusqu'à trente ministres de +sectes diverses, c'était toujours lui que le maître de la +maison et les ministres eux-mêmes invitaient, <i>comme le +plus digne</i>, à bénir la table et qui faisait avec le signe +de la croix la prière accoutumée de l'Église catholique.»</p> + +<p>Le nombre des fidèles, grâce à de tels exemples, +allant toujours en augmentant, la chapelle devenait +insuffisante d'autant plus que nombre de protestants +ne se montraient pas moins empressés que les catholiques +pour assister aux instructions et même aux offices. +L'abbé de Cheverus, afin de répondre aux désirs +de ces âmes pieuses, prit courageusement l'initiative +d'une souscription ayant pour but la construction d'une +église; et le président des États-Unis à cette époque,<span class='pagenum'><a name="Page_217" id="Page_217">[Pg 217]</a></span> +John Adams fut le premier, quoique protestant, à s'inscrire +sur la liste «couverte bientôt des noms les plus +honorables protestants aussi bien que catholiques.»</p> + +<p>L'abbé de Cheverus fit aussitôt creuser les fondations; +mais, dans son zèle conseillé par la prudence, quand +les sommes par lui reçues se trouvèrent épuisées, il +suspendit les travaux et ne permit de les reprendre +qu'après avoir touché l'argent nécessaire. Dans un pays +où la banqueroute est endémique, il croyait ne pouvoir +être trop prudent en n'escomptant point par le crédit +un avenir incertain et des ressources éventuelles; car +des dettes, s'il n'eût pu tenir à ses engagements, c'était +pour son ministère encore plus que pour lui-même la +déconsidération et la ruine de toute influence.</p> + +<p>Dans le courant de l'année 1803, il eut occasion de +prouver que chez lui la charité la plus sublime, la compassion +la plus tendre s'unissaient à toute la vigueur +d'une âme sacerdotale. Deux pauvres Irlandais, condamnés +à mort pour un crime dont ils étaient innocents, +lui écrivirent de la prison de Northampon pour réclamer +le secours de son ministère. La lettre reçue, l'abbé part +aussitôt et prodigue à ces infortunés toutes les consolations +que lui suggère un cœur attendri par la pitié +en même temps qu'exalté par la foi. Le jour fixé pour +l'exécution arrive; il est d'usage, paraît-il, aux États-Unis, +c'était du moins la coutume à cette époque, de +conduire, avant de le mener au milieu du supplice, le +condamné à l'église ou au temple pour y entendre une +suprême exhortation.</p> + +<p>L'abbé de Cheverus, monté en chaire, aperçoit au-dessous +de lui toute une foule empressée et compacte,<span class='pagenum'><a name="Page_218" id="Page_218">[Pg 218]</a></span> +composée de femmes surtout, qui venaient attirées par +une curiosité blâmable et pour assister aux derniers +moments des malheureux condamnés. Alors, enflammé +d'une sainte indignation, lui d'ordinaire tout onction et +toute douceur, il s'écrie avec le geste véhément et la +voix tonnante d'un Bridaine:</p> + +<p>«Les orateurs sont ordinairement flattés d'avoir un +auditoire nombreux et moi j'ai honte de celui que j'ai +sous les yeux. Il y a donc des hommes pour qui la +mort de leurs semblables est un spectacle de plaisir, +et un objet de curiosité? Mais vous surtout, femmes, +que venez-vous faire ici? Est-ce pour essuyer les +sueurs froides de la mort qui découlent du visage de +ces infortunés? Est-ce pour éprouver les émotions +douloureuses que cette scène doit inspirer à toute âme +sensible? Non sans doute: c'est donc pour voir leurs +angoisses et les voir d'un œil sec, avide et empressé? +Ah! j'ai honte pour vous et vos yeux sont pleins d'homicide. +Vous vous vantez d'être sensibles et vous +dites que c'est la première vertu de la femme; mais +si le supplice d'autrui est pour vous un plaisir et la +mort d'un homme un amusement de curiosité qui +vous attire, je ne dois plus croire à la vertu; vous +oubliez votre sexe, vous en faites le déshonneur et +l'opprobre.»</p> + +<p>Ambroise ou Chrysostôme n'aurait pas mieux dit. À +de tels élans on reconnaît le grand cœur; et c'est à eux +surtout que peut s'appliquer cette belle parole de Lacordaire: +«<i>L'éloquence c'est l'âme même</i>.» Après cette terrible +apostrophe, il n'est pas besoin de dire qu'autour de +l'échafaud rares furent les curieux et surtout les cu<span class='pagenum'><a name="Page_219" id="Page_219">[Pg 219]</a></span>rieuses. +Personne cependant ne garda rancune au courageux +apôtre, et, tout au contraire, ce fut une joie +universelle quand, quelques années après, on apprit que +l'abbé de Cheverus, promu à l'épiscopat, était choisi +pour remplir l'un des quatre nouveaux siéges érigés en +Amérique, celui de Boston, diocèse comprenant toute +la Nouvelle-Angleterre. Cette haute dignité avait été +proposée d'abord à l'abbé de Malignon, qui certes en +était digne par ses vertus et par sa science; il en donna +la meilleure preuve puisque, dans son humilité, il fit si +bien que M. de Cheverus fut nommé à sa place comme +plus apte à remplir ces hautes fonctions dans les circonstances +actuelles.</p> + +<p>Le nouvel évêque d'ailleurs ne trompa point l'attente +de son ami ni celle de ses ouailles, et sa dignité ne refroidit +en rien l'ardeur de son zèle, bien au contraire. +Évêque, il resta missionnaire, se faisant tout à tous selon +la parole du grand Paul, et continuant d'exercer toutes +les fonctions du saint ministère, baptisant, confessant, +catéchisant, visitant les pauvres, les malades, et les plus +délaissés, les plus abandonnés. Un jour, la vieille domestique +qui le servait remarque que Monseigneur, +sorti de bonne heure pour se rendre à l'église, rentrait +plus tard qu'à l'ordinaire, et sur ses vêtements froissés +elle aperçoit des traces de poussière mêlée avec un grossier +duvet. Le lendemain et le jour suivant, elle fait la +même remarque. Alors, se doutant bien qu'il y avait là +quelque touchant mystère de charité, et craignant que +son maître ne fût entraîné par son zèle, elle le suit à +distance un matin et le voit, dans un faubourg éloigné +de la ville, entrer dans une cabane. Elle s'approche, et<span class='pagenum'><a name="Page_220" id="Page_220">[Pg 220]</a></span> +alors, appuyée contre la cloison, retenant son souffle, +elle regarde à travers les planches mal jointes, et que +voit-elle? sur un misérable grabat, un pauvre vieux nègre, +malade, infirme que l'évêque, agenouillé près de +lui, console, encourage, en lui parlant comme un père +eût fait à son fils. Après avoir allumé du feu, il le découvre +doucement, panse ses plaies, puis il lui fait manger +les aliments préparés de ses propres mains, et +l'ayant ensuite recouché avec la plus tendre sollicitude, +il lui dit adieu en l'embrassant tout inondé des larmes +du pauvre noir qui ne trouvait pas de mots pour exprimer +sa gratitude, mais ne fut pas aussi muet quand, +plus tard convalescent, il s'agit de la publier dans la +ville, malgré le silence à lui recommandé par le prélat.</p> + +<p>Une autre fois, c'est un brave matelot qui, au retour +d'un long voyage, trouve, montant son escalier et portant +une charge de bois sur l'épaule, le bon évêque auquel, +avant de partir, il avait recommandé naïvement +sa femme et qui, à défaut d'une sœur de charité, faisait +auprès de la pauvre malade les fonctions d'infirmier. +On conçoit après des traits pareils, qui se renouvelaient +chaque jour, que l'évêque de Boston fût des plus chers +à son troupeau. Nombre de gens voulaient au baptême +donner à leurs fils le nom de Jean par affection pour +leur pasteur. Un jour, celui-ci demandant au parrain +selon l'usage quel nom il voulait donner à l'enfant, +l'autre répondit:</p> + +<p>—Jean de Cheverus, évêque.</p> + +<p>—Comment dites-vous?</p> + +<p>—Jean de Cheverus, évêque! reprit le brave homme +sans sourciller. Le prélat sourit, puis il murmura:<span class='pagenum'><a name="Page_221" id="Page_221">[Pg 221]</a></span></p> + +<p>—Pauvre enfant, Dieu te garde de jamais le devenir! +Ce n'est pas un léger fardeau.</p> + +<p>Vers la fin de l'année 1818, Mgr de Cheverus eut une +grande douleur, il perdit son ami, son père, le bon +abbé Malignon. Le chagrin qu'il ressentit de cette perte +comme ses fatigues et ses occupations qui s'en accrurent, +le défunt n'ayant pu d'abord être remplacé, eurent +une action fâcheuse sur sa santé. Son état même devint +assez pénible pour qu'il prît conseil des médecins; tous +furent d'avis que le climat rigoureux de Boston lui était +contraire, à ce point qu'à leur dire un nouvel hiver +passé par lui sous ce ciel inclément pourrait être mortel. +Qu'on juge des perplexités de l'évêque alors que, dans +le même temps, il recevait du roi Louis XVIII l'invitation +ou plutôt l'ordre de revenir en France pour y occuper +l'un des siéges vacants. M. Hyde de Neuville, +dans un récent voyage à Boston, avait vu son compatriote +à l'œuvre et n'avait pu se tenir, après son retour, +d'en parler au roi. M. de Cheverus, bien que son cœur +fût resté tout français, et qu'il lui semblât doux de revoir +la terre natale, ne pouvait se décider pourtant à +se séparer de ses enfants d'adoption, et à une lettre +plus pressante du grand aumônier, parlant au nom du +roi, il répondit «qu'il suppliait Sa Majesté de lui pardonner +de faire ce qu'il croyait devant Dieu être de +son devoir.»</p> + +<p>Le refus ne fut pas admis, et le grand aumônier insista +dans les termes les plus énergiques précisément +alors que les médecins déclaraient le climat de Boston +trop rigoureux pour l'évêque. Mgr de Cheverus, dont +le cœur était combattu et comme déchiré entre deux<span class='pagenum'><a name="Page_222" id="Page_222">[Pg 222]</a></span> +partis vers lesquels il inclinait également, se résigna +enfin au départ. Dieu sait ce qu'il lui en coûtait et avec +quelles larmes il se sépara de son troupeau désolé, après +avoir fait don au diocèse et à ses amis de tout ce qu'il +possédait, l'église, la maison épiscopale, le couvent des +Ursulines, restés sa propriété; il donna aussi ses ornements, +jusqu'à ses livres. Il ne se réservait rien et partait +plus pauvre qu'il n'était venu. La ville presque entière +voulut lui faire cortége à sa sortie des murs, et quarante +voitures au moins l'accompagnèrent pendant plusieurs +lieues sur la route de New-York. Quand enfin, il fallut +se séparer, protestants et catholiques s'agenouillèrent +également pour recevoir une dernière fois sa bénédiction.</p> + +<p>Vers la fin de l'année 1823, Mgr de Cheverus arrivait +en France, et la tristesse qu'il ressentait souvent encore +à la pensée de ceux qu'il laissait orphelins, s'adoucit peu +à peu par la joie de revoir, avec la terre natale, de vieux +amis, des parents qui lui faisaient fête, et auxquels il +croyait avoir dit un éternel adieu. Présenté au roi lors +de son arrivée à Paris, puis nommé à l'évêché de Montauban, +après quelques retards provenant de difficultés +relatives à l'enregistrement des bulles, il put faire son +entrée dans sa ville épiscopale où sa réputation l'avait +devancé; aussi catholiques et protestants s'empressèrent +à l'envi pour le recevoir et les ministres furent des premiers +à venir le saluer. Un trait touchant marqua les +débuts de son épiscopat. Il apprit que, dans une ville +assez importante de son diocèse, le maire et le curé ne +vivaient point en bonne intelligence, mais par la faute +surtout du premier. L'évêque va le trouver:<span class='pagenum'><a name="Page_223" id="Page_223">[Pg 223]</a></span></p> + +<p>«Monsieur, lui dit-il, j'ai un grand service à vous +demander; vous me trouverez sans doute indiscret, +mais j'attends tout de votre obligeance.</p> + +<p>—Monseigneur, répond le maire, vous me rendez +confus; qu'aurais-je à vous refuser? je serais trop heureux +s'il était quelque moyen de vous prouver que je +partage les sentiments de respect, d'affection, de vénération +pour notre premier pasteur qui remplissent ici +tous les cœurs.</p> + +<p>—Eh bien! reprend aussitôt l'évêque en l'embrassant, +le service que j'ai à vous demander c'est d'aller +porter ce baiser de paix à votre curé.</p> + +<p>—Monseigneur, je ne puis pas vous dire: <i>Non!</i> et j'y +vais de ce pas.» Ce qui eut lieu en effet et la réconciliation +fut complète.</p> + +<p>L'année suivante, la charité de l'évêque eut à s'exercer +sur un plus vaste théâtre. Par suite d'un débordement +du Tarn, deux faubourgs de la ville furent envahis, +et les habitants chassés de leur domicile quand ils +avaient pu fuir. L'évêque, après avoir pendant toute +une journée, monté dans une barque, aidé au sauvetage, +ouvre son palais aux victimes du fléau dont le +nombre s'éleva bientôt à plus de trois cents. Une pauvre +femme cependant restait au dehors regardant les fenêtres +d'un air désolé. L'évêque l'aperçoit.</p> + +<p>—Mais pourquoi, demande-t-il à quelqu'un, cette +pauvre femme n'entre-t-elle pas comme les autres? Il y +a de la place encore, il y en aura toujours.</p> + +<p>—Elle n'ose pas! fut-il répondu, elle n'est point catholique, +mais protestante.</p> + +<p>—Qu'importe! répond l'homme de Dieu qui descend<span class='pagenum'><a name="Page_224" id="Page_224">[Pg 224]</a></span> +au plus vite les degrés, traverse la cour, sort dans la rue +et s'approchant de l'infortunée:</p> + +<p>—Entrez, ma fille, entrez, dit-il, et ne craignez rien, +je sais ce qui vous arrête. Mais ne sommes-nous pas +tous frères dans le malheur surtout?</p> + +<p>Après de tels actes de bonté, on pense avec quels regrets, +moins de deux années après, les fidèles de Montauban +virent s'éloigner leur pasteur nommé à l'archevêché +de Bordeaux en remplacement de Mgr d'Aviau +du Bois-Sanzay, décédé. Les pleurs que faisait verser la +mort de ce dernier ne furent point taris, mais ils coulèrent +avec moins d'amertume dès qu'on sut le nom de +son successeur, accueilli, quoique inconnu de la plupart, +comme un père qui revient au milieu de ses enfants, et +il fut bien en effet pour tous un père.</p> + +<p>Après les évènements de 1830, éliminé de la chambre +des pairs dont il faisait partie, il apprit que des personnages +influents s'employaient activement auprès du +gouvernement pour faire comprendre l'archevêque dans +une nouvelle promotion. Il fit alors publier dans les +journaux une note conçue en ces termes: «Je me réjouis +de me trouver hors de la carrière politique. J'ai +pris la ferme résolution de ne pas y rentrer et de n'accepter +aucune place, aucune fonction. Je désire rester +au milieu de mon troupeau, et continuer à y exercer un +ministère de charité, de paix et d'union. Je prêcherai la +soumission au nouveau gouvernement; j'en donnerai +l'exemple, et nous ne cesserons, mon clergé et moi, de +prier avec nos ouailles pour la prospérité de notre chère +patrie.»</p> + +<p>Cette sage ligne de conduite n'empêchait point la<span class='pagenum'><a name="Page_225" id="Page_225">[Pg 225]</a></span> +fidélité à d'anciennes convictions. Lors de la captivité de +la duchesse de Berry, Mgr de Cheverus demanda qu'il +lui fût permis d'aller lui porter les consolations de son +ministère. Et certain jour, il disait aux autorités de la +ville pour lui toutes bienveillantes: «Je ne serais pas +digne de votre estime si je vous cachais mes affections +pour la famille déchue, et vous devriez me mépriser +comme un ingrat puisque Charles X m'a comblé de +ses bontés.»</p> + +<p>Lors de l'invasion du choléra en 1832, l'archevêque +fit de son palais épiscopal une vaste ambulance dont il +était à la fois le grand aumônier et le premier infirmier +et au-dessus de la porte d'entrée on lisait en gros caractères: +<i>Maison de secours</i>.</p> + +<p>Aussi dans la ville de Bordeaux, ou plutôt dans le +diocèse, la satisfaction fut générale quand on apprit que, +dans le consistoire du 1<sup>er</sup> février 1836, le pape avait +nommé Mgr de Cheverus cardinal. Lui seul parut ne +pas se réjouir, étranger qu'il était à toute pensée d'ambition. +Des amis étant venus le féliciter, il leur dit avec +un sourire: «Qu'importe d'être enveloppé après la mort +d'un suaire rouge ou noir.»</p> + +<p>Cette parole était-elle l'effet d'un pressentiment? Il +avait reçu la barrette dans les premiers jours de mai, +et trois mois après, le 19 juillet, il succombait aux suites +d'une attaque d'apoplexie et de paralysie, mais non +foudroyante, ce qui lui laissa toute sa liberté d'esprit +pour se disposer par l'accomplissement des saints devoirs +à ce solennel passage auquel il était toujours préparé +d'ailleurs, pas n'est besoin de le dire.</p> + +<p>Le deuil dans le diocèse fut universel parmi les laïques<span class='pagenum'><a name="Page_226" id="Page_226">[Pg 226]</a></span> +comme parmi ses prêtres que le cardinal accueillait +toujours avec une bienveillance si paternelle.</p> + +<p>Mgr de Cheverus était mort le jour même de la fête +de Saint Vincent de Paul dont il rappelait les vertus +comme celles de Saint François de Sales, surtout son +inaltérable douceur et sa parfaite charité. C'est par cette +charité, par la prédication toute puissante de l'exemple +qu'il gagnait les cœurs, plus encore que par son éloquence +si persuasive pourtant, et qu'il ramena dans le +sein de l'Église tant de protestants, parmi lesquels plusieurs +ministres.</p> + +<p>Quelques anecdotes encore à ce sujet: «S'il était +permis, disait-il, de ne pas aimer un homme parce +qu'il se trompe ou ne voit pas les choses comme nous, +la charité serait bannie de la terre, car il n'y a que +dans le ciel qu'on ne se trompe pas.»</p> + +<p>C'était chez lui une règle invariable de ne jamais avoir +ni contestation ni dispute avec qui que ce fût: «Pour +disputer ou contester, disait-il, il faut être deux et je +ne veux me faire le second de personne.»</p> + +<p>On l'engageait à choisir pour certaines visites pastorales +une saison moins rigoureuse: «Ce qui serait plus +commode pour moi, répondit-il, serait plus gênant +pour les pauvres; c'est à moi à prendre le temps qui +leur convient le mieux.»</p> + +<p>Heureux de rendre service, il disait: «Quel bonheur +de pouvoir procurer un moment de jouissance à ses +frères! Qu'on est heureux de pouvoir faire un cœur +content!»</p> + +<p>Mais si tolérant, si doux pour le personnes, le cardinal +était inflexible sur les principes. Un jour, on vint se<span class='pagenum'><a name="Page_227" id="Page_227">[Pg 227]</a></span> +plaindre à lui d'un refus de sépulture fait à l'égard d'un +homme riche mort, comme il avait vécu, dans le désordre. +On blâmait à ce sujet l'intolérance du curé.</p> + +<p>«L'intolérance, reprit avec force le cardinal, elle est +tout entière de votre côté: vous ne pouvez souffrir +qu'un prêtre remplisse son devoir et vous le voulez +forcer à reconnaître pour catholique un homme dont +la vie et la mort ont été anti-catholiques.»</p> + +<p>Et cependant, comme nous l'avons dit, cette fermeté +n'ôtait rien à sa tolérance éclairée, à sa charité. Aussi +les protestants, les juifs même, témoignaient pour +lui d'une profonde vénération. Le grand rabbin qui, +lors de l'arrivée du prélat à Bordeaux, était venu le +premier lui faire visite et le complimenter, entretenait +avec lui les meilleurs rapports. Un jour, sous le coup +d'une grande affliction, la perte d'une fille chérie, il vient +trouver l'archevêque pour lui demander des consolations +en disant: «Je viens chercher des consolations près du +représentant de Jésus-Christ qui pleurait sur Lazare<a name="FNanchor_50_50" id="FNanchor_50_50"></a><a href="#Footnote_50_50" class="fnanchor">[50]</a>.»</p> + +<p>La mémoire de Mgr de Cheverus est restée en grande +vénération dans son diocèse, en voici une preuve à la fois +curieuse et touchante. L'anecdote a de plus le mérite +d'être inédite. Une bonne dame, qui avait eu de +grandes obligations au prélat, arrivée à Bordeaux, en +venant de Paris, voulut aller prier sur sa tombe. Le +monument se compose, nous a-t-on dit, d'une petite +chapelle et d'une pierre tombale. L'étrangère, après +être restée agenouillée quelque temps, se sentant<span class='pagenum'><a name="Page_228" id="Page_228">[Pg 228]</a></span> +fatiguée, avisa près d'un autre monument une chaise +laissée là sans doute par quelque visiteuse. Elle se leva, +et en l'absence du propriétaire, la prit soit pour se reposer, +soit pour s'appuyer à défaut de prie-Dieu et continuer +ses <i>de profundis</i>. Mais tout à coup une femme du +peuple qui priait de l'autre côté, s'approchant, lui dit:</p> + +<p>—Hé bien! que faites-vous là?</p> + +<p>—Vous le voyez, j'emprunte un moment cette +chaise; je me sentais fatiguée..</p> + +<p>—C'est fâcheux! Mais il faut aller vous asseoir ou +vous reposer ailleurs. Ici, ce serait manquer de respect +à la mémoire du Saint. Pour ma part, je ne le permettrai +point.</p> + +<p>Et sans plus de façon, enlevant la chaise, elle alla la +reporter où la dame l'avait prise.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_49_49" id="Footnote_49_49"></a><a href="#FNanchor_49_49"><span class="label">[49]</span></a> Huen-Dubourg (M. l'abbé Hamon, je crois).</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_50_50" id="Footnote_50_50"></a><a href="#FNanchor_50_50"><span class="label">[50]</span></a> <i>Vie du Cardinal de Cheverus</i>, par M. Huen-Dubourg (Hamon).<span class='pagenum'><a name="Page_229" id="Page_229">[Pg 229]</a></span></p></div> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="COCHIN" id="COCHIN"></a>COCHIN</h2> + + +<p>Cette rue, nous la mentionnons seulement pour +mémoire, puisque, de création récente, elle a disparu +déjà par suite des démolitions. Son nom lui avait +été donné en souvenir d'un contemporain, d'un homme +de bien, Jean-Denys-Marie Cochin, né à Paris le 14 juillet +1789 (jour de la prise de la Bastille), et qui fut successivement +maire, conseiller municipal, député du XII<sup>e</sup> +arrondissement, administrateur des hospices, du Mont-de-Piété, +etc.</p> + +<p>On lui dut la première salle d'asile et, pour le XII<sup>e</sup> +arrondissement, des améliorations précieuses: la canalisation +de la Bièvre, le grand réservoir de l'Estrapade, +l'élargissement des boulevards extérieurs, etc. «Mais +les salles d'asile et les écoles gratuites, dit M. Louis Lazare, +eurent toujours sa première pensée et ses soins les +plus actifs et les plus constants. Il sentait que, pour régénérer +une pauvre et ignorante population, il fallait la +prendre au berceau; dans de nombreux écrits, il s'efforça +d'enseigner aux autres les devoirs qu'il pratiquait +si bien.»</p> + +<p>—Je n'ai qu'un regret, dit-il en mourant jeune encore +(18 août 1841), celui de n'avoir pu réaliser tout le +bien qui était dans mon cœur!</p> + +<p>Ce nom de <i>Cochin</i>, donné pareillement à l'hôpital<span class='pagenum'><a name="Page_230" id="Page_230">[Pg 230]</a></span> +presque voisin, rappelle un bienfaiteur de l'humanité, +un de ses héros, devrais-je dire, un prêtre vénérable, +mort curé de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, le 3 juin +1783. Il était né non loin de cette église, le 17 janvier +1726. Tout enfant, il reçut les éléments de l'instruction +du supérieur général des Chartreux, et sa vocation religieuse +s'étant manifestée, il fut admis au séminaire de +Saint-Magloire, d'où il sortit docteur. Sa science ne le +rendit point orgueilleux, et volontiers il laissait ses livres +pour la visite des pauvres et des malades.</p> + +<p>Ses vertus le firent nommer jeune encore (il n'avait +pas trente ans) à la cure de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, +où son zèle devait se manifester d'une façon si admirable. +Dans le courant de l'année 1765, une épidémie de +petite vérole éclata dans Paris avec une violence terrible, +qui faisait de la contagion un fléau non moins +redoutable que la peste ou le choléra, avant que la +précieuse découverte de Jenner (la vaccine) fût venue +neutraliser ses ravages. La maladie sévissait tout particulièrement +sur la paroisse dont était curé le bon abbé +Cochin, qui, le jour et la nuit, se dévouait pour le service +corporel et spirituel des malades. Ses amis, voyant +sa fatigue, s'inquiétèrent; ils lui représentèrent vivement +le danger auquel il s'exposait, en ajoutant qu'il serait +prudent, qu'il serait sage à lui de laisser le soin de visiter +les malades atteints de la variole à ceux de ses +vicaires qui déjà avaient subi l'influence de la maladie.</p> + +<p>—À Dieu ne plaise! répondit le généreux pasteur. +Que penseriez-vous d'un soldat qui demanderait son +congé en temps de guerre, ou déserterait, par peur du +péril, en face de l'ennemi?<span class='pagenum'><a name="Page_231" id="Page_231">[Pg 231]</a></span></p> + +<p>Il continua de visiter assiduement les malades, et par +une sorte de miracle, sans cesse au milieu de cette +atmosphère empoisonnée, n'en reçut aucune atteinte. +Mais quelques années après, en 1771, dans des circonstances +semblables, il n'en fut point de même, et le bon +curé, cette fois, obtint presque cette couronne du martyr +qu'ambitionnait son dévouement; il tomba malade à +son tour de la petite vérole. Les prières sans doute de +ses chers paroissiens, de ses enfants, firent violence au +ciel, et longtemps entre la vie et la mort, l'abbé Cochin +guérit, mais sa santé resta gravement altérée, au point +qu'à deux reprises, il voulut se démettre de ses fonctions. +La paroisse aussi se ressentit longtemps du passage du +fléau, d'autant plus que le faubourg Saint-Jacques était +surtout peuplé par des familles d'ouvriers travaillant +dans les carrières voisines. Cependant il ne se trouvait +point d'hôpital, pas même d'infirmerie dans tout le +quartier; il fallait porter les malades, les blessés +mêmes à l'Hôtel-Dieu, et trop souvent le transport, +avec les retards qu'il entraînait, devenait fatal aux +infortunés.</p> + +<p>Le bon curé s'en émut, et il résolut de doter sa paroisse +d'un hospice. Il possédait un patrimoine d'un revenu +d'environ 1,500 livres qu'il vendit, et avec cet +argent il acheta un terrain sur lequel s'éleva, d'après les +plans de l'architecte Viel, son ami, un établissement qui +fut appelé, suivant le désir du fondateur, simplement: +<i>Hospice de la paroisse Saint-Jacques-du-Haut-Pas</i>. Commencé +en 1779, l'édifice fut bâti avec rapidité et il était +terminé en moins de quatre années, vers 1782, peu de +temps avant la mort du zélé pasteur, tranquille sur l'ave<span class='pagenum'><a name="Page_232" id="Page_232">[Pg 232]</a></span>nir +de la fondation, assurée par une dotation de quinze +mille livres de revenu due à des âmes charitables.</p> + +<p>Une circonstance touchante, relative à la pose de la +première pierre de cette maison, ne doit pas être oubliée.</p> + +<p>On ne choisit point, comme il est assez d'usage pour +cette solennité, un personnage considérable selon le +monde; mais, par une pieuse inspiration du curé, deux +pauvres de la paroisse, furent élus à cet effet en assemblée +générale de charité comme les plus recommandables +par leurs vertus.</p> + +<p>Non moins instruit que pieux et zélé, l'abbé Cochin +trouvait le temps, au milieu des occupations si nombreuses +que lui créait la charité, de composer, en outre +de ses prônes et instructions, des ouvrages, ayant pour +but l'édification, mais dont la publication effrayait sa +modestie. «Ce fut avec beaucoup de peine, dit M. A. +Biot dans sa Notice, que de son vivant il livra à l'impression +quelques opuscules. Il avait recommandé par son +testament de ne pas mettre au jour ses manuscrits; ses +héritiers jugèrent à propos de ne pas se conformer sur +ce point à ses intentions. Le produit de ses œuvres +posthumes fut consacré à l'hospice Cochin.»<span class='pagenum'><a name="Page_233" id="Page_233">[Pg 233]</a></span></p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="COLBERT_ET_LOUVOIS" id="COLBERT_ET_LOUVOIS"></a>COLBERT ET LOUVOIS</h2> + +<p>J.-B. Colbert, ministre et secrétaire d'état, contrôleur +général des finances sous Louis XIV, né en 1619, mourut +en 1683. On sait en quels termes Mazarin mourant +recommandait au roi son futur successeur:</p> + +<p>«Je dois beaucoup à Votre Majesté, mais je crois +m'acquitter en lui donnant Colbert.»</p> + +<p>On sait de même avec quels éloges les contemporains, +prosateurs et poètes, parlent de ce célèbre ministre. +Son nom revient plus d'une fois dans les <i>Satires</i> de +Boileau, mais non pas comme celui de Cotin, Quinault, +Bonnecorse, etc., pour servir de jouet au poète railleur, +tout au contraire:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Et trompant de Colbert la prudence importune,<br /></span> +<span class="i0">Va, par tes cruautés mériter la fortune,<br /></span> +</div></div> + +<p>dit Despréaux dans la huitième Satire. Racine, en +dédiant «à Monseigneur Colbert» sa tragédie de <i>Bérenice</i>, +ne lui ménage pas les compliments: «..... Ce qui +fait son plus grand mérite (de la tragédie) auprès de +vous, c'est, Monseigneur, que vous avez été témoin du +bonheur qu'elle a eu de ne pas déplaire à Sa Majesté.</p> + +<p>«L'on sait que les moindres choses vous deviennent<span class='pagenum'><a name="Page_234" id="Page_234">[Pg 234]</a></span> +considérables, pour peu qu'elles puissent servir à sa +gloire et à son plaisir; et c'est ce qui fait qu'au milieu +de tant d'importantes occupations, où le zèle de votre +prince et le bien public vous tiennent continuellement +attaché, vous ne dédaignez pas quelquefois de descendre +jusqu'à nous, pour nous demander compte de +notre loisir.</p> + +<p>«J'aurais ici une belle occasion de m'étendre sur vos +louanges si vous me permettiez de vous louer. Et que +ne dirais-je point de tant de rares qualités qui vous ont +attiré l'admiration de toute la France; de cette pénétration +à laquelle rien n'échappe; de cet esprit vaste +qui embrasse, qui exécute tout à la fois de grandes +choses; de cette âme que rien n'étonne, que rien ne +fatigue!</p> + +<p>«Mais, Monseigneur, il faut être plus retenu à vous +parler de vous-même; et je craindrais de m'exposer, +par un éloge importun, à vous faire repentir de l'attention +favorable dont vous m'avez honoré.»</p> + +<p>Malgré quelques dissonnances, le concert de louanges +en l'honneur du marquis de Louvois, ministre de la +guerre et de la marine sous Louis XIV, n'est pas moins +bruyant. L'auteur des <i>Caractères</i> lui-même, si rude à +tant d'autres, faisant un sujet de louanges pour Louvois +de ce qui méritait le blâme peut-être, ne va-t-il pas jusqu'à +dire:</p> + +<p>«De même une bonne tête ou un ferme génie qui se +trouve né avec cette prudence que les autres hommes +cherchent vainement à acquérir, qui a fortifié la trempe +de son esprit par une grande expérience; que, le nombre, +le poids, la diversité, la difficulté et l'importance<span class='pagenum'><a name="Page_235" id="Page_235">[Pg 235]</a></span> +des affaires occupent seulement et n'accablent point; +qui par l'étendue de ses vues et de sa pénétration se +rend maître de tous les évènements; qui, bien loin de +consulter toutes les réflexions qui sont écrites sur le +gouvernement et la politique est peut-être de ces âmes +sublimes nées pour régir les autres et sur qui ces premières +règles ont été faites; qui est détourné par les +grandes choses qu'il fait des belles ou des agréables +qu'il pourrait lire, et qui, au contraire, ne perd rien à +retracer et à feuilleter pour ainsi dire sa vie et ses +actions; un homme ainsi fait <i>peut dire</i> aisément et sans +se commettre <i>qu'il ne connaît aucun livre et qu'il ne lit +jamais</i><a name="FNanchor_51_51" id="FNanchor_51_51"></a><a href="#Footnote_51_51" class="fnanchor">[51]</a>.»</p> + +<p>Comment s'étonner, après ces citations, que l'éloge +de Louvois et plus encore celui de Colbert se trouve +comme stéréotypé dans toutes les histoires et qu'on ne +tarisse pas sur leur compte, même certains écrivains +qui se proclament <i>libéraux</i> et se piquent d'indépendance +vis-à-vis des puissances, qualifiant «d'esprit +courtisanesque et rétrograde» la réserve et +les témoignages de respect pour l'autorité dont ne se +croient jamais affranchis les historiens qui savent ne +rien sacrifier des principes tout en n'oubliant point, +dans leur impartialité, ce qu'ils doivent à la vérité. +Nous en trouvons un remarquable exemple dans un +auteur que nous avons eu plus d'une fois l'occasion de +citer et dont nous reproduisons d'autant plus volontiers +les appréciations sur <i>Colbert</i> et <i>Louvois</i> qu'elles différent +beaucoup des jugements du plus grand nombre,<span class='pagenum'><a name="Page_236" id="Page_236">[Pg 236]</a></span> +de la presque totalité (à l'égard de Colbert surtout) des +écrivains même monarchiques et conservateurs auxquels +le parti pris de la tradition semble avoir fait illusion +et dérobé la claire-vue des évènements. Voici +comment St-Victor s'exprime sur Colbert:</p> + +<p>«Il entendait les finances, le commerce, les manufactures +et toutes les branches de l'administration intérieure, +aussi bien que Louvois entendait la guerre; et +pour les administrateurs exclusifs de cette science +industrielle qu'il rendit florissante en France plus +qu'elle ne l'avait été jusqu'à lui, il n'y eut jamais de +plus grand ministre que Colbert. Il faudrait sans doute +le louer sans réserve, si, tout en administrant avec cette +supériorité qu'on ne peut lui contester, son esprit se fût +élevé au-dessus du matériel de son administration, et +si, non moins blâmable en ce point que son rival, il +n'eût pas, comme lui, cherché à tout abattre sous le +despotisme étroit dans lequel leurs basses flatteries +avaient renfermé leur maître et dont ils partageaient +avec lui, et à l'ombre de son nom, les funestes prérogatives.... +Tout ce qui osait résister à ce despotisme sans +règles et sans bornes devait être brisé. Ce n'était point +assez que Louis XIV eût la plénitude du pouvoir temporel +à un degré où aucun roi de France ne l'avait +possédé avant lui; il arriva, ainsi que nous l'avons vu, +qu'un pape eut l'audace de ne pas se plier à toutes ses +volontés; il convint d'apprendre au pouvoir spirituel à +quelle distance il devait se tenir du grand <i>roi</i>, et +comme nous l'apprend Bossuet lui-même, «<i>les quatre +articles sortirent à cet effet des bureaux du surintendant</i>.»</p> + +<p>La conduite de Louis XIV, par exemple, conseillé ou<span class='pagenum'><a name="Page_237" id="Page_237">[Pg 237]</a></span> +mieux influencé, entraîné du côté où il penchait par +Colbert, dans l'affaire du duc de Créquy à Rome, +comment la comprendre, et surtout, dit très-bien St-Victor, +comment l'excuser? «En fut-il jamais de plus +dure, de plus injuste, de plus cruelle même et d'un plus +dangereux exemple? Quel triomphe pour le roi de +France de se montrer plus puissant que le pape comme +prince temporel, et sous ce rapport, de ne mettre +aucune différence entre lui et le dey d'Alger ou la +république de Hollande; de refuser toutes les satisfactions +convenables à sa dignité que celui-ci s'empressait +de lui offrir à l'occasion d'un malheureux évènement +que les hauteurs de son ambassadeur avaient provoqué +et dont il lui avait plu de faire une insulte<a name="FNanchor_52_52" id="FNanchor_52_52"></a><a href="#Footnote_52_52" class="fnanchor">[52]</a>; de violer +en lui tous les droits de la souveraineté en le citant +devant une de ses cours de justice et en séquestrant +une de ses provinces; de le contraindre, par un tel abus +de la force, à s'humilier devant lui par une ambassade +extraordinaire dont l'effet immanquable était d'affaiblir, +au profit de son orgueil, la vénération que ses +peuples devaient au Père commun des fidèles et dont +son devoir à lui-même était de leur donner le premier +l'exemple? Il le remporta ce déplorable triomphe....»</p> + +<p>«Louvois avait fait de Louis XIV le vainqueur et +l'arbitre de l'Europe: Colbert jugea que ce n'était +point assez et ne prétendit pas moins qu'à le soustraire +entièrement à l'ascendant, de jour en jour moins sensible, +que l'autorité spirituelle exerçait sur le souve<span class='pagenum'><a name="Page_238" id="Page_238">[Pg 238]</a></span>rain. +Il n'y réussit point entièrement parce qu'il aurait +fallu pour obtenir un tel succès que Louis XIV cessât +d'être catholique; mais le mal qu'il fit pour l'avoir +tenté fut irréparable.»</p> + +<p>Néanmoins il ne faut pas dire: «Qu'importe!» à +propos du repentir tardif de Colbert tourmenté sur son +lit de mort, d'après ce qu'on rapporte, de remords et +d'anxiétés qui prouvent qu'en agissant comme on l'a +vu, dans l'intérêt de son ambition seule, il faisait violence +à sa propre conscience:</p> + +<p>«Oh! s'écriait-il avec une amère douleur, combien +n'étais-je pas aveugle et insensé? Hélas! si j'avais fait +pour le Roi du ciel la moindre partie de ce que j'ai fait +pour un roi de la terre, si j'avais donné au souci de +l'éternité un peu davantage de ce temps prodigué si +malheureusement à de vaines sollicitudes, hélas! je +serais en ce moment plus tranquille!»</p> + +<p>Un autre et grand sujet d'inquiétude pour le mourant +dut être le ressouvenir de certaines opérations financières, +au profit de l'État, sur lesquelles autrefois +il avait pu se faire illusion, mais qu'il appréciait +comme la probité sévère avait fait dès lors. À Colbert, +comme on l'a souvent répété «Louis XIV dut +ce rétablissement des finances qui le rendit en peu d'années +maître si tranquille et si absolu de son royaume; +mais il n'est pas inutile d'observer, pour réduire à sa juste +valeur ce qui, au premier coup d'œil, pourrait sembler +un effort du génie, que cette <i>restauration financière</i> ne +fût opérée que par un odieux abus de ce pouvoir qui +déjà ne voulait plus reconnaître de borne et qu'une +<i>banqueroute</i> fut le moyen expéditif que le contrôleur<span class='pagenum'><a name="Page_239" id="Page_239">[Pg 239]</a></span> +général imagina pour arriver au but qu'il voulait +atteindre. Elle fut opérée tout à la fois et sur les engagements +de la cour connus sous le nom de <i>billets d'épargne</i> +et sur <i>les rentes de l'Hôtel-de-Ville</i><a name="FNanchor_53_53" id="FNanchor_53_53"></a><a href="#Footnote_53_53" class="fnanchor">[53]</a>, par des manœuvres +qui ne peuvent étonner de la part d'un homme dont la +conduite envers Fouquet n'offre qu'un tissu de bassesses, +de fourberies et de cruautés, mais qui étaient assurément +fort indignes de la probité du grand roi. Enfin ce qui +eût été difficile pour qui aurait voulu avant tout être +juste, se fit très facilement par l'injustice et par la violence.»</p> + +<p>Le jugement motivé de l'auteur du <i>Tableau historique +et pittoresque de Paris</i> sur Louvois (t. 4, 1<sup>re</sup> partie) ne +nous semble pas moins digne d'attention.</p> + +<p>«Louvois mourut pendant le cours de cette guerre +(1692) que son égoïsme cruel et sa basse jalousie avait +allumée; et sa mort prévint de quelques instants la disgrâce +éclatante que lui préparait son maître désabusé.... +On ne peut nier que ce ministre ne possédât à un très +haut degré, ainsi que nous l'avons déjà dit, la sagacité +et l'activité nécessaires pour saisir l'ensemble et les détails +de la vaste administration qui lui avait été confiée, et +qu'il ne l'eût perfectionnée de manière à y produire ce +qu'on n'aurait pas cru possible avant lui; mais sans parler +des guerres injustes et impolitiques dans lesquelles +il entraîna Louis XIV, guerres qui creusèrent pour la +monarchie un abîme que rien n'a pu combler, et même<span class='pagenum'><a name="Page_240" id="Page_240">[Pg 240]</a></span> +en ne le considérant que comme ministre de la guerre, +ce qui est son beau côté, il est important de remarquer +que, sous ce rapport, il fut encore pernicieux à la France +en voulant tout soumettre à ce mécanisme administratif +qu'il avait si singulièrement perfectionné. <i>L'ordre du +tableau</i>, dont il fut l'inventeur et qui plut à un monarque +absolu dont la politique était de tout niveler autour de +lui, éteignit toute émulation, toute ardeur pour le service +militaire, <i>et détruisit l'école des grands capitaines</i>. +Le système de tracer les plans de campagne dans le +cabinet et de tenir ainsi les généraux à la lisière +acheva ce que l'ordre du tableau avait commencé.» +(<i>Saint-Victor</i>).</p> + +<p>Louvois aussi bien que Colbert réussit à confisquer à +son profit la meilleure et la plus solide part du pouvoir +en persuadant au roi qu'il n'était que le simple exécuteur +de ses volontés, quand lui ministre faisait faire au +souverain tout ce qu'il voulait et voici comment d'après +ce que Saint Simon nous raconte: «Son esprit naturellement +petit (nous laissons à Saint Simon la responsabilité +de ce langage excessif à notre sens), se plut en toutes +sortes de détails. Il (le roi) entra sans cesse dans les +deniers sur les troupes, habillement, évolutions, armement, +exercice, discipline, en un mot, dans toutes sortes +de bas détails; il ne s'en occupait pas moins sur ses bâtiments, +sa maison civile, ses extraordinaires de bouche: +il croyait toujours apprendre quelque chose à ceux qui +en ce genre en savaient le plus, qui recevaient en novices +les leçons qu'ils savaient par cœur depuis longtemps. +Ces pertes de temps, qui paraissaient au roi avoir tout +le mérite d'une application continuelle, étaient le<span class='pagenum'><a name="Page_241" id="Page_241">[Pg 241]</a></span> +triomphe de ses ministres qui, avec un peu d'art et +d'expérience à le tourner, faisaient venir comme de lui +ce qu'ils voulaient eux-mêmes, et qui conduisaient le +grand monarque selon leurs vues et trop souvent selon +leurs intérêts tandis qu'ils s'applaudissaient de le voir se +noyer dans les détails.»</p> + +<p>Saint-Victor, après d'autres considérations qu'il est +inutile de reproduire, arrive à cette conclusion: «Colbert +et Louvois furent de <i>grands ministres</i> si ce nom peut être +donné à d'habiles administrateurs, à des hommes actifs, +vigilants, rompus à tous les détails du service dont ils +avaient acquis une longue expérience dans les emplois +subalternes, capables en même temps d'en saisir l'ensemble +avec une grande perspicacité et d'y apporter de +nouveaux perfectionnements. Mais si, pour mériter une +si haute renommée, ce n'est point assez de se courber +vers ces soins matériels et qu'il faille comprendre que +les sociétés se composent d'hommes et non de choses, +que leur véritable prospérité est dans l'ordre que l'on +sait établir au milieu des intelligences; enfin, si <i>gouverner</i> +est autre chose qu'<i>administrer</i>, nous ne craignons +pas de le dire, jamais ministres ne se montrèrent +plus étrangers que ces deux personnages si étrangement +célèbres à la science du gouvernement; et les jugeant +par des faits irrécusables, il nous sera facile de prouver +que tous les deux furent funestes à la France et lui +firent un mal qui n'a point été réparé.»</p> + +<p>Encore que ce langage, qui contredit bien des opinions +reçues, soit de nature à étonner, il mérite qu'on +le prenne en sérieuse considération, car l'écrivain ne se +prononce pas à la légère, mais après mûre réflexion et<span class='pagenum'><a name="Page_242" id="Page_242">[Pg 242]</a></span> +examen consciencieux des faits. On sent que la vérité +lui coûte à dire, qu'il blâme à regret, par la force de la +conviction et certainement eût préféré, à l'exemple de +tant d'autres, n'avoir qu'à applaudir. <i>Amicus Plato sed +amica veritas.</i></p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_51_51" id="Footnote_51_51"></a><a href="#FNanchor_51_51"><span class="label">[51]</span></a> <i>De l'Homme</i>: Chap. XXI <i>des Caractères</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_52_52" id="Footnote_52_52"></a><a href="#FNanchor_52_52"><span class="label">[52]</span></a> Ses laquais avaient chargé, l'épée à la main, une escouade de +Corses qui protégeait les exécutions de la justice.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_53_53" id="Footnote_53_53"></a><a href="#FNanchor_53_53"><span class="label">[53]</span></a> +</p> +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Et ce visage enfin plus pâle qu'un rentier<br /></span> +<span class="i0">À l'aspect de l'arrêt qui retranche un quartier!<br /></span> +</div></div> +<p> +a dit Boileau qu'on peut s'étonner de voir approuver pareille mesure.<span class='pagenum'><a name="Page_243" id="Page_243">[Pg 243]</a></span></p></div> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="COMBES_MICHEL" id="COMBES_MICHEL"></a>COMBES (MICHEL)</h2> + + +<p>Né à Feurs (Loire), le 20 octobre 1787, Combes entra +au service comme volontaire en 1803; après avoir servi +avec distinction sous l'Empire, il se trouvait chef de bataillon +lors du désastre de Waterloo. Resté l'un des derniers +sur le champ de bataille, et désespéré de la défaite, +il quitta la France, où il ne revint qu'après les évènements +de 1830. Rentré dans l'armée comme lieutenant-colonel +du 24<sup>e</sup> de ligne, il fut nommé colonel du 66<sup>e</sup> en décembre +1831, et ce fut en cette qualité qu'il s'empara de la +forteresse d'Ancône. Désavoué, et pas à tort, par son gouvernement, +Combes se vit retirer son commandement; +mais l'année suivante, remis en activité, il fut fait colonel +de la légion étrangère, et quelques mois après, du 47<sup>e</sup> de +ligne.</p> + +<p>Pourtant un biographe affirme qu'à cette même époque, +prenant en dégoût sa carrière, il songeait à demander +sa retraite, lorsqu'il fut appelé à faire partie du +corps expéditionnaire du général Bugeaud, en Afrique. +Sa conduite au combat de la Sicka lui valut la croix de +commandeur de la Légion d'honneur. Mais quelle récompense +n'eût-il pas méritée par son héroïque dévouement +devant Constantine, s'il avait survécu à la victoire? +La tranchée ouverte le 12 octobre 1837, l'assaut<span class='pagenum'><a name="Page_244" id="Page_244">[Pg 244]</a></span> +fut résolu pour le lendemain matin 13. Combes commandait +la deuxième colonne d'attaque, à la tête de laquelle +il s'élança, sous une grêle de balles, vers la brèche, +en criant:</p> + +<p>«En avant, mes amis, et vive à jamais la France!»</p> + +<p>Arrivé l'un des premiers au sommet de la brèche, le +colonel, quoique blessé assez grièvement au cou, n'en +continua pas moins de marcher en avant. Une barricade, +à l'abri de laquelle les Arabes faisaient un feu meurtrier, +barrait le passage. Comprenant de quelle importance +il était de renverser cet obstacle, Combes, montrant +du doigt la barricade à ses soldats, s'écrie:</p> + +<p>«La croix d'honneur est derrière ce retranchement; +qui veut la gagner?</p> + +<p>—Moi!» s'écrie le sous-lieutenant du 47<sup>e</sup>, Besson, +qui, d'un bond, franchit la barricade en entraînant derrière +lui ses braves voltigeurs. Presque au même instant, +Combes, atteint mortellement, reçoit en pleine +poitrine une balle qui lui traverse le poumon. Mais, dominant +la douleur par l'énergie de la volonté et préoccupé +avant tout de la pensée d'assurer la victoire, il dit +aux soldats, qui l'entourent d'un air inquiet:</p> + +<p>«Ce n'est rien, mes enfants, je marcherai bientôt à +votre tête.»</p> + +<p>Sûr enfin que toute résistance sérieuse a cessé, il +quitte la brèche, et d'un pas ferme encore, se rend auprès +du commandant du siége pour lui rendre compte +du succès décisif des colonnes d'assaut.</p> + +<p>«La ville ne peut tenir plus longtemps, dit-il avec +calme, le feu continue, mais va bientôt cesser; je suis +heureux et fier d'être le premier à vous l'annoncer.<span class='pagenum'><a name="Page_245" id="Page_245">[Pg 245]</a></span> +Ceux qui ne sont pas blessés mortellement pourront +se réjouir d'un aussi beau succès, pour moi, je suis +satisfait d'avoir pu verser encore une fois mon sang +pour ma patrie. Je vais me faire panser,» ajouta-t-il, +avec un sourire qui prouvait qu'il ne se faisait pas illusion +sur la gravité de sa blessure. En effet, en dépit de +sa stoïque fermeté, à quelques pas de là, chancelant et +prêt à s'évanouir par la perte du sang, il dut être transporté +à l'ambulance où il expira bientôt âgé de cinquante +ans seulement.</p> + +<p>Le gouvernement ordonna que le buste du vaillant +soldat ornerait l'une des salles de l'Hôtel-de-Ville de +Feurs, où son cœur serait également déposé. Une pension +de 2,000 francs fut allouée à sa veuve, à titre de +récompense nationale.</p> + +<p>Entre les noms qu'ont illustrés nos guerres d'Afrique, +celui du colonel Combes est assurément l'un des plus +glorieux, et l'épisode du siége de Constantine, dans sa +simplicité sublime, est l'un des plus admirables que +rappellent nos annales militaires.<span class='pagenum'><a name="Page_246" id="Page_246">[Pg 246]</a></span></p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="COMMINES" id="COMMINES"></a>COMMINES</h2> + + +<p>Philippe de Commines naquit au château de Commines +sur la Lys, à deux lieues de Ménin. Quoique sa famille +fût des plus honorables de la province, son éducation, +comme il arrivait souvent alors pour les jeunes +gentilshommes, fut assez négligée, et souvent il regretta +de n'avoir pas appris le latin. En 1464, à l'âge de +19 ans, il entra au service de Charles, comte de Charolais, +fils du duc de Bourgogne. «Au saillir de mon enfance, +dit-il au livre 1<sup>er</sup> de ses <i>Mémoires</i>, et en l'âge de +pouvoir monter à cheval, je hantai à Lisle vers le duc +Charles de Bourgogne, lors appelé comte de Charolais, +lequel me prit à son service.»</p> + +<p>L'année suivante, (1465) il se trouvait à la bataille de +Monthléry, livrée contre les troupes du roi de France +par le comte de Charolais et les seigneurs et princes +unis pour faire la guerre à leur Suzerain. «Et fut cette +guerre depuis appelée le <i>Bien Public</i>, pour ce qu'elle +s'entreprenoit sous couleur de dire que c'estoit pour le +bien public.»</p> + +<p>Commines pendant le combat se tenait auprès du +prince «et me trouvai ce jour toujours avec lui ayant +moins de crainte que je n'eus jamais en lieu où je me +trouvasse depuis, pour la jeunesse en quoi j'étais, et<span class='pagenum'><a name="Page_247" id="Page_247">[Pg 247]</a></span> +que je n'avais nulle connaissance du péril; mais étais +ébahi comme nul s'osait défendre contre tel prince à qui +j'étais, estimant que ce fut le plus grand de tous les autres. +Ainsi sont gens qui n'ont point d'expérience, dont +vient qu'ils soutiennent assez d'argus (arguments) mal +fondés et avec peu de raisons. Par quoi fait bon user de +l'opinion de celui qui dit que: «l'on ne se repent jamais +pour parler peu, mais bien souvent de trop parler.»</p> + +<p>La victoire, après une assez grande effusion de sang, +semblait rester indécise, lorsque la retraite du roi, pendant +la nuit, fut regardée par les alliés comme l'aveu +d'une défaite. Le comte en particulier triomphait d'un +succès qui devait être pour son malheur comme l'historien +en fait la remarque: «Tout ce jour demeura encore +monseigneur de Charolais, sur le champ, fort +joyeux, estimant la gloire être sienne. Ce qui depuis lui +a coûté bien cher: car oncques puis il n'usa de conseil +d'homme mais du sien propre: et au lieu qu'il était très-inutile +pour la guerre paravant ce jour, et n'aimait +nulle chose qui y appartint, depuis furent muées et changées +ses pensées, car il a continué jusques à sa mort; et +par là fut finie sa vie et sa maison détruite; et si elle ne +l'est du tout, si est-elle toute désolée.»</p> + +<p>Commines, devenu chambellan de Charles le Téméraire, +qui avait succédé à son père Philippe comme duc +de Bourgogne, se trouvait à Péronne lors de l'entrevue +du duc avec le roi de France; Louis XI, s'était pris à son +propre piége en se mettant à la discrétion de celui qu'il +espérait tromper. On sait que Charles, ayant acquis la +preuve de la trahison du roi qui excitait sous main les +Liégeois à la révolte, ordonna de fermer les portes du<span class='pagenum'><a name="Page_248" id="Page_248">[Pg 248]</a></span> +château et retint le monarque prisonnier. Et dans la +première émotion de sa colère, il se fût emporté peut-être +aux dernières extrémités, s'il n'eût été retenu par +ses conseillers dont était Commines qui réussirent, non +sans peine, à réconcilier les deux princes.</p> + +<p>«Comme le duc arriva en sa présence, la voix lui +tremblait, tant il était ému, et prêt de se courroucer. Il +fit humble contenance de corps; mais son geste et parole +était âpre, demandant au roi s'il ne voulait pas tenir +le traité de paix, qui avait été écrit et accordé, et si +ainsi le voulait jurer, et le roi lui répondit que oui... +Ces paroles éjouirent fort le duc; et incontinent fut apporté +le dit traité de paix, et fut tirée des coffres du roi +la vraie croix, que saint Charlemagne portait, qui s'appelle +la croix de la victoire; et jurèrent la paix; et tantôt +furent sonnées les cloches par la ville: et tout le monde +fut fort éjoui. Autrefois a plu au roi me faire cet honneur +de dire que j'avais bien servi à cette pacification<a name="FNanchor_54_54" id="FNanchor_54_54"></a><a href="#Footnote_54_54" class="fnanchor">[54]</a>.»</p> + +<p>En effet, dans ses lettres patentes, plus tard Louis XI +déclara qu'il avait obligation à Commines, lors de sa +détention à Péronne. Louis, qui se connaissait en hommes +et qui avait vu Commines à l'œuvre, ne négligea +rien pour se l'attacher, et il y réussit d'autant mieux +que le chambellan de Charles, témoin de ses violences, +prévoyait que, dans un temps plus ou moins éloigné, ce +caractère fougueux et emporté causerait sa ruine. Aussi +ne se fit-il pas trop prier pour l'abandonner et passer au +service de Louis XI (1472).</p> + +<p>Charles, furieux, ordonna la confiscation de tous ses<span class='pagenum'><a name="Page_249" id="Page_249">[Pg 249]</a></span> +biens, mais le roi s'empressa de dédommager Commines, +par le don de riches seigneuries; en outre des terres +de Bran et Brandon, en Poitou, il lui donna la +principauté de Talmont et les seigneuries de Curzon, +Aulonne, Chasteau-Gontier et les Chaulmes dans le +même pays. En 1474, Commines reçut encore en toute +propriété la seigneurie de Chaillot près Paris et celle de +la Chèvre en Poitou; l'année suivante, il épousa Hélène +de Chambres qui lui apportait en dot la seigneurie +d'Argenton et plusieurs autres.</p> + +<p>Créé sénéchal du Poitou en 1477, Commines se trouvait +l'un des personnages les plus importants du royaume +et l'un des familiers du roi qu'il eut plusieurs fois l'honneur +de recevoir dans son château. On s'explique ainsi +que, comblé par le prince de tant de bienfaits, il ne le juge +pas avec la même sévérité que la plupart des autres historiens +et glisse sur les côtés fâcheux de son caractère sans +les dissimuler entièrement. Je trouve donc qu'il y a exagération +dans ce jugement de certains biographes: «Il +est vrai que Commines, le serviteur le plus fidèle et le +plus habile de Louis XI, fut aussi le plus dévoué pour +tous les actes injustes, cruels et perfides que l'histoire +reproche à ce monarque.</p> + +<p>«... Il a été beaucoup loué; mais ce qu'on ne peut +approuver, c'est le sang-froid avec lequel il parle des +actes les plus iniques et les plus révoltants..., il est vrai +que des actes auxquels il ne fut pas toujours étranger +n'ont pu exciter son indignation. Aussi n'y a-t-il pas +plus de leçons de morale à tirer de ses <i>Mémoires</i> qu'il +n'y en a à prendre dans sa vie publique<a name="FNanchor_55_55" id="FNanchor_55_55"></a><a href="#Footnote_55_55" class="fnanchor">[55]</a>.»<span class='pagenum'><a name="Page_250" id="Page_250">[Pg 250]</a></span></p> + +<p>Ces affirmations sont assurément beaucoup trop absolues, +et il est tel passage des <i>Mémoires</i> qui semble les +contredire entièrement, celui-ci par exemple relatif à la +mort du connétable de saint Paul livré au roi par le duc +de Bourgogne: «Il n'était nul besoin au dit duc, qui +était si grand prince, de lui donner une sûreté pour le +prendre; et fut grande cruauté de le bailler où il était +certain de la mort, et pour avarice. Après cette grande +honte qu'il se fit, il ne mit guère à recevoir du dommage. +Et ainsi, à voir les choses que Dieu a faites de +notre temps, et fait chacun jour, semble qu'il ne veuille +rien laisser impuni; et peut-on voir évidemment que ces +étranges ouvrages viennent de lui; car ils sont hors des +œuvres de nature, et sont des punitions soudaines; et +par espécial contre ceux qui usent de violence et de +cruauté, qui communément ne peuvent être petits personnages, +mais très-grands de seigneurie ou d'autorité +de prince.» (Liv. IV.)</p> + +<p>À propos de la mort du duc de Bourgogne tué sous +les murs de Nancy, il dit encore: «et périt lui et sa +maison, comme j'ai dit, au lieu où il avait consenti par +avarice de bailler (livrer) le connétable, et peu de temps +après. Dieu lui veuille pardonner ses péchés! je l'ai +vu grand et honorable prince, et autant estimé et +requis de ses voisins, un temps a été, que nul prince +qui fut en chrétienté ou par aventure plus. Je n'ai vu +nulle occasion pour quoi plutôt il dût avoir encouru +l'ire de Dieu, que de ce que toutes les grâces et honneurs +qu'il avait reçus en ce monde, il les estimait +tous être procédés de son sens et vertu sans les attribuer +à Dieu comme il devait.» (Liv. V.)<span class='pagenum'><a name="Page_251" id="Page_251">[Pg 251]</a></span></p> + +<p>Commines n'approuve pas, bien s'en faut, la conduite +que tint le roi après la mort du duc, et ses procédés +injustes vis-à-vis de l'héritière légitime Marguerite: +«Mais nonobstant qu'il fût ainsi hors de toute +crainte, Dieu ne lui permit pas de prendre cette matière +qui était si grande, par le bout qu'il la devait prendre.... +pour joindre à sa couronne toutes ces grandes +seigneuries, où il ne pouvait prétendre nul bon droit; +ce qu'il devait faire par quelque traité de mariage ou +les attraire à soi par vraie et bonne amitié, comme +aisément il le pouvait faire.... Mais par aventure +Notre Seigneur ne lui voulut pas de tous points accomplir +son désir, pour aucunes raisons que j'ai dites, ou +qu'il ne voulait point qu'il usurpât sur ces pays du Hainaut +pour ce qu'il n'y avait aucun titre.»</p> + +<p>Voici maintenant comment Commines nous parle de +Louis XI dans les derniers temps de sa vie: «Le roi +s'en retourna à Tours (1481), et s'enfermait fort, et +tellement que peu de gens le voyaient; et entra en +merveilleuse suspicion de tout le monde; et avait peur +qu'on ne lui ôtât ou diminuât son autorité. Il recula de +lui toutes gens qu'il eut accoutumés, et les plus prochains +qu'il eut jamais.... Mais ceci ne dura guères; +car il ne vécut point longuement; et fit de bien étranges +choses.»</p> + +<p>«Notre Roi était en ce Plessis, avec peu de gens, +sauf archers, et en ces suspicions dont j'ai parlé; mais +il y avait pourvu; car il ne laissait nuls hommes, ni en +la ville, ni aux champs dont il eut suspicion; mais par +archers les en faisait aller et conduire. Il semblait +mieux, à le voir, homme mort que vif, tant était mai<span class='pagenum'><a name="Page_252" id="Page_252">[Pg 252]</a></span>gre; +ni jamais homme ne l'eût cru. Il se vêtait richement, +ce que jamais n'avait accoutumé par avant.... Il +faisait d'âpres punitions, pour être craint, et de peur +de perdre obéissance; car ainsi me le dit lui-même. Il +renvoyait officiers et cassait gens d'armes, rognait +pensions, et en ôtait de tous points. Et me dit, peu de +jours avant sa mort, qu'il passait temps à faire et à +défaire gens.. et le faisait de peur qu'on ne le tînt pour +mort.»</p> + +<p>«... Mais tout ainsi qu'à deux grands personnages +qu'il avait fait mourir de son temps (dont de l'un fit +conscience à son trépas, et de l'autre non, ce fut du +duc de Nemours, et du comte de Saint-Paul) fut signifiée +la mort par commissaires députés à ce faire, +lesquels commissaires en briefs mots leur déclarèrent +leur sentence et baillèrent confesseur pour disposer de +leurs consciences, en peu d'heures qu'ils leur baillèrent +à ce faire; tout ainsi signifièrent à notre roi, les dessus +dits, sa mort en brièves paroles et rudes, disant:</p> + +<p>«Sire, il faut que nous nous acquittions, n'ayez plus +d'espérance en ce saint homme (l'ermite Paul), ni en +autre chose; car sûrement il est fait de vous; et pour +ce pensez à votre conscience, car il n'y a nul remède...»</p> + +<p>«Quelle douleur lui fut d'ouïr cette nouvelle et cette +sentence? Car oncques homme ne craignit plus la +mort.... Faut revenir à dire qu'ainsi comme de son +temps furent trouvées ces mauvaises et diverses prisons, +tout ainsi avant mourir, il se trouva en semblables et +plus grandes prisons, et aussi plus grande peur il eut +que ceux qu'il y avait tenus. Laquelle chose je tiens à<span class='pagenum'><a name="Page_253" id="Page_253">[Pg 253]</a></span> +très grande grâce pour lui et pour partie de son purgatoire. +Et l'ai dit ici pour montrer qu'il n'est nul homme +de quelque dignité qu'il soit qui ne souffre ou en secret +ou en public, et par espécial ceux qui font souffrir les +autres.»</p> + +<p>Ce langage n'est pas assurément d'un homme habitué +«à ne voir et considérer les actes les plus iniques que +comme des moyens de succès et ne les juger que par +les résultats<a name="FNanchor_56_56" id="FNanchor_56_56"></a><a href="#Footnote_56_56" class="fnanchor">[56]</a>».</p> + +<p>La conclusion de ce sixième livre n'est pas moins +admirable et le prédicateur dans la chaire ne s'exprimerait +pas autrement. «Or, voyez-vous la mort de +tant de grands hommes en si peu de temps, qui tant +ont travaillé pour s'accroître et pour avoir gloire, et +tant en ont souffert de passions et de peines, et abrégé +leur vie; et par aventure leurs âmes en pourraient souffrir.... +N'eut-il pas mieux valu à eux, et à tous autres +princes, et hommes de moyen état, qui ont vécu sous +ces grands, et vivront sous ceux qui règnent, élire le +moyen chemin en ces choses. C'est à savoir, moins se +soucier, et moins se travailler, et entreprendre moins +de choses, et plus craindre à offenser Dieu, et à persécuter +le peuple, et leurs voisins, et par tant de voies +cruelles que j'ai assez déclarées par ci-devant, et prendre +des aises et plaisirs honnêtes? Leurs vies en seraient +plus longues. Les maladies en viendraient plus tard, et +leur mort en serait plus regrettée, et de plus de gens, +et moins désirée, et aurait moins à douter (craindre) la +mort. Pourrait-on voir de plus beaux exemples pour<span class='pagenum'><a name="Page_254" id="Page_254">[Pg 254]</a></span> +connaître que c'est peu de chose que de l'homme; et +que cette vie est misérable et briève et que ce n'est rien +des grands; et qu'incontinent qu'ils sont morts, tout +homme en a le corps en horreur et vitupère? et qu'il +faut que l'âme sur l'heure se sépare d'eux et qu'elle +aille recevoir son jugement? Et à la vérité, en l'instant +que l'âme est séparée du corps, jà la sentence en est +donnée de Dieu, selon les œuvres et mérites du corps, +laquelle sentence s'appelle le jugement particulier.» +(Liv. VI).</p> + +<p>Ce langage n'est pas celui du politique, mais du +chrétien amené à la saine appréciation des choses par +les malheurs d'autrui et aussi par sa propre et douloureuse +expérience. Celle-ci ne manqua pas à Commines; +car, après la mort de Louis XI, devenu suspect à la +régente par suite de ses relations avec le duc d'Orléans +(depuis Louis XII), il fut arrêté et pendant plus de +deux années retenu dans une étroite prison, (bien +étroite) pendant huit mois surtout, puisque c'était une +de ces fameuses cages de fer imaginées par Louis XI: +«Il avait fait de vigoureuses prisons, comme cages de +fer et autres de bois, couvertes de plaques de fer par le +dehors et par le dedans avec terribles ferrures de quelques +huit pieds de large et de la hauteur d'un homme +et un pied de plus. Le premier qui les dévisa (essaya) +fut l'évêque de Verdun qui, en la première qui fut +faite, fut mis incontinent et y a couché quatorze ans. +Plusieurs l'ont maudit, et moi aussi qui en ont tâté +sous le roi de présent (Charles VIII) l'espace de huit +mois.»</p> + +<p>Rendu à la liberté, Commines retrouva en partie<span class='pagenum'><a name="Page_255" id="Page_255">[Pg 255]</a></span> +son crédit et fut chargé de plusieurs missions importantes +par Charles VIII auquel il rendit de grands services +pendant l'expédition d'Italie. Mais sous le successeur +de ce prince, sous Louis XII, pour qui Commines +s'était naguère si fort compromis, il ne fut aucunement +employé, et vécut (qui sait pourquoi?) dans une sorte +de disgrâce, ce qui lui permit d'ailleurs d'achever tout +à loisir la rédaction de ses <i>Mémoires</i>. Il mourut, en +1509, dans son château d'Argenton.</p> + +<p>La première édition des <i>Mémoires</i>, in-fol. fut publiée +à Paris en 1523.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_54_54" id="Footnote_54_54"></a><a href="#FNanchor_54_54"><span class="label">[54]</span></a> <i>Commines.</i> Liv. II.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_55_55" id="Footnote_55_55"></a><a href="#FNanchor_55_55"><span class="label">[55]</span></a> <i>Biographie nouvelle.</i></p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_56_56" id="Footnote_56_56"></a><a href="#FNanchor_56_56"><span class="label">[56]</span></a> <i>Nouvelle Biographie.</i>—<i>Encyclopédie des gens du monde.</i><span class='pagenum'><a name="Page_256" id="Page_256">[Pg 256]</a></span></p></div> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="LA_CONDAMINE_ET_JENNER" id="LA_CONDAMINE_ET_JENNER"></a>LA CONDAMINE ET JENNER</h2> + + +<p>«On peut dire de La Condamine, écrivait naguère le +judicieux M. Biot, que le trait saillant de son caractère, +la cause principale de ses succès dans les sciences, dans +les lettres et dans le monde, fut la curiosité, mais une +curiosité active, unie à des qualités solides, telles que +l'ardeur, le courage et la constance dans les entreprises<a name="FNanchor_57_57" id="FNanchor_57_57"></a><a href="#Footnote_57_57" class="fnanchor">[57]</a>!»</p> + +<p>Delille, de son côté, nous dit dans son <i>Éloge de La +Condamine</i>, «un des plus beaux morceaux de prose que +ce grand poète ait écrits», comme s'exprime Biot qui +n'exagère pas: «Sa passion dominante fut cette curiosité +insatiable. Ce doit être celle de ce petit nombre +d'hommes destinés à éclairer la foule, et qui, tandis que +les autres s'efforcent d'arracher à la nature ses productions, +travaillent à lui dérober ses secrets. Sans ce puissant +aiguillon, elle resterait pour nous invisible et +muette; car elle ne parle qu'à ceux qui l'appellent; elle +ne se montre qu'à ceux qui cherchent à la pénétrer; elle +ensevelit ses mystères dans des abîmes, les place sur +des hauteurs, les plonge dans les ténèbres, les montre +sous de faux jours. Et comment parviendraient-ils<span class='pagenum'><a name="Page_257" id="Page_257">[Pg 257]</a></span> +jusqu'à nous, sans la courageuse opiniâtreté d'un petit +nombre d'hommes qui, plus impérieusement maîtrisés +par les besoins de l'esprit que par ceux du corps, aimeraient +mieux renoncer à ses bienfaits que de ne pas les +connaître, ne les saisissent pour ainsi dire que par l'intelligence, +et ne jouissent que par la pensée? Cette qualité, +dis-je, fut dominante chez M. de La Condamine; +elle lui rendait tous les objets piquants, tous les livres +curieux, tous les hommes intéressants.»</p> + +<p>De cette curiosité qui, chez notre savant, était une +violente passion, on cite des exemples singuliers, mais +que le caractère de l'homme nous rend vraisemblables.</p> + +<p>Agé de dix-huit ans à peine<a name="FNanchor_58_58" id="FNanchor_58_58"></a><a href="#Footnote_58_58" class="fnanchor">[58]</a>, au sortir du collége, il +alla servir comme volontaire au siége de Roses (1719) +où tout d'abord sa curiosité lui faillit être fatale. Désireux +d'observer l'effet d'une batterie, il monta sur une +hauteur, et, armé d'une lunette d'approche, il se mit à +regarder, mais tellement absorbé par sa préoccupation +qu'autour de lui les boulets tombaient comme grêle sans +qu'il eût l'air de s'en apercevoir. C'était sur lui cependant +qu'on tirait de la ville, un certain manteau de couleur +écarlate qu'il portait, servant de point de mire aux +artilleurs. Heureusement que du camp un officier supérieur +vit le péril et envoya au jeune homme l'ordre de +descendre.</p> + +<p>Dans un voyage qu'il fit bien des années après (1737) +en Italie, La Condamine eut occasion de visiter le trésor +de Gênes. On lui montra un grand vase d'une seule +émeraude connu sous le nom de <i>sacro cattino</i>, regardé<span class='pagenum'><a name="Page_258" id="Page_258">[Pg 258]</a></span> +comme une relique et qui, de plus, pouvait être une ressource +dans les besoins pressants... La Condamine doutait +que le vase, vu sa grandeur, fût réellement une +émeraude, et, pour s'en assurer et éprouver sa dureté, +il allait tenter de le rayer, lorsqu'on le prévint et le vase +lui fut retiré des mains.</p> + +<p>Autre anecdote que rapporte Biot, mais qu'il est difficile +de ne pas croire apocryphe: «Dans un petit village, +sur les bords de la mer, on lui montrait un cierge que +l'on entretenait toujours allumé, et l'on ajoutait que, +s'il venait à s'éteindre, le village serait tout aussitôt +englouti par les flots.</p> + +<p>«Êtes-vous bien sûr de ce que vous dites? demanda +La Condamine au cicerone; et comme celui-ci répondit +qu'il n'en doutait point:</p> + +<p>«Eh bien! reprend l'académicien, nous allons voir, +et aussitôt il souffle sur le cierge qu'il éteint. On n'eut +que le temps de le dérober à la fureur du peuple en le +faisant échapper par une issue secrète et lui recommandant +de quitter le village au plus vite.»</p> + +<p>Voici qui paraît plus vraisemblable: un jour qu'il +se trouvait près de M<sup>me</sup> de Choiseul pendant qu'elle +écrivait une lettre, il se pencha, soit distraction, +soit indiscrétion, comme pour regarder. M<sup>me</sup> de Choiseul +s'en aperçut, et continuant néanmoins d'écrire, +elle ajouta:</p> + +<p>«Je vous en dirais bien davantage si M. de La Condamine +n'était pas derrière moi, lisant ce que je vous +écris.»</p> + +<p>La leçon était méritée encore que La Condamine protestât +bien haut de son innocence en disant: «Ah!<span class='pagenum'><a name="Page_259" id="Page_259">[Pg 259]</a></span> +madame, rien n'est plus injuste, et je vous assure que +je ne lis pas.»</p> + +<p>On raconte que, lors de l'exécution du régicide Damiens, +condamné à être écartelé, c'est-à-dire tiré à +quatre chevaux, La Condamine, afin que rien ne lui +échappât des détails du supplice, s'était mêlé aux valets +du bourreau. Comme les archers voulaient le faire retirer, +l'exécuteur le prit sous sa protection en disant, et +paraît-il, sans aucune intention ironique:</p> + +<p>—Laissez monsieur, c'est un amateur.</p> + +<p>Supposé vraies ces anecdotes, on peut, dans une certaine +mesure, excuser La Condamine en disant avec +Delille: «On a prétendu que cette curiosité, précieuse +dans le savant, ressemblait quelquefois à l'indiscrétion +dans l'homme de société; mais ces petits torts, qu'on +remarque dans un homme ordinaire, s'éclipsent dans un +homme célèbre, par la considération des avantages que +retire la société de ses défauts mêmes; et c'est peut-être +le louer encore que d'avouer qu'il porta cette passion à +l'excès.»</p> + +<p>Après la campagne dont nous avons parlé, La Condamine +voyant la paix signée se dégoûta de la carrière +militaire qui ne répondait plus à son besoin d'activité, +et donnant sa démission, il entra comme adjoint chimiste +à l'Académie des sciences. Fût-ce en cette qualité qu'il +obtint de s'embarquer sur l'escadre de Duguay-Trouin, +avec laquelle il parcourut les côtes de l'Asie et de +l'Afrique? Il visita la Troade en particulier et fit un +séjour de plusieurs mois à Constantinople.<span class='pagenum'><a name="Page_260" id="Page_260">[Pg 260]</a></span><br /><br /></p> + + +<h2>II</h2> + +<p>De retour à Paris, il apprit qu'à l'Académie on s'occupait +d'un grand projet de voyage à l'équateur ayant +pour but de déterminer la grandeur et la figure de la +terre. Il demanda tout aussitôt à faire partie de l'expédition, +et connu du comte de Maurepas, il ne contribua +pas peu à rendre le ministre tout favorable à l'entreprise +et à accélérer les préparatifs. La Condamine partit +avec deux autres membres de l'Académie, Bouguer +et Godin, plus savants peut-être que leur confrère, sans +lequel cependant l'expédition eût échoué; car ce furent +son courage, sa gaieté, sa présence d'esprit, qui soutinrent +les deux autres au milieu des difficultés d'une tâche +des plus ardues et des rudes épreuves d'un voyage qui +ne dura pas moins de dix années. Voici ce que Delille +nous apprend:</p> + +<p>«Si nous plaignons l'astronome dans nos villes, imaginez +ce que dut éprouver M. de la Condamine dans ces +contrées lointaines. Pour le bien peindre, il faudrait les +couleurs, je ne dis pas de l'éloquence, mais de la poésie +même; et je ne sais si je pourrai me défendre d'employer +quelquefois son langage; du moins ici le merveilleux +n'a pas besoin de fiction. Aux travaux fabuleux +de cet Ulysse banni par la colère des Dieux, cherchant +sa patrie sur terre et sur mer, et échappant aux enchantements +de la cour de Circé, on peut opposer sans doute +les travaux réels de M. de La Condamine, s'arrachant +aux délices de la capitale, fuyant sa patrie pour cher<span class='pagenum'><a name="Page_261" id="Page_261">[Pg 261]</a></span>cher +la vérité, traversant de vastes déserts, souvent +abandonné de ses guides, escaladant des montagnes +inaccessibles jusqu'à lui, menacé d'un côté par les masses +de neige suspendues à leur sommet, de l'autre par la +profondeur des précipices, marchant sur des volcans +plus terribles cent fois que ceux de notre continent, respirant +de près leurs exhalaisons, quelquefois même entendant +gronder ces foudres souterrains et voyant des +torrents de soufre sillonner ces neiges antiques que n'avaient +point effleurées les feux de l'équateur... Tandis +qu'il sondait le volcan de Pitchincha, il voyait s'enflammer, +à sept lieues de distance, celui de Coteau Paxi, sur +lequel il observait quelques jours auparavant; et peut-être +sans cet éloignement, dont sa curiosité s'indignait, +sans doute entraîné par elle, et trop digne émule de +Pline, il lui aurait ressemblé dans sa mort, comme il +l'avait imité dans sa vie.</p> + +<p>»À d'incroyables dangers se joignaient d'incroyables +fatigues: mesurer la toise en main une base immense; +chercher à travers des rochers, des ravins, des abîmes, +les points de ses triangles; replanter vingt fois, sur des +monts escarpés, des signaux, tantôt enlevés par les Indiens, +tantôt emportés par les ouragans; passer plusieurs +nuits sous des tentes chargées de frimas, quelquefois +arrachées par les vents; essuyer la cruelle +alternative et des plus accablantes chaleurs dans la +plaine, et du froid le plus âpre dans les montagnes; +voilà quelle fut sa vie pendant sept ans entiers.»</p> + +<p>Plus loin Delille nous dit encore: «Je ne vous le représenterai +point, après un trajet de cinq cents lieues +sur la rivière des Amazones, ce fleuve immense, large<span class='pagenum'><a name="Page_262" id="Page_262">[Pg 262]</a></span> +de cinquante lieues à son embouchure, s'enfonçant dans +la rivière du Para large de trois lieues, échouant contre +un banc de vase, obligé d'attendre sept jours les grandes +marées, remis à flot par une vague plus terrible que +celle qui l'avait fait échouer, et sauvé par où il devait +périr; je ne vous peindrai pas les tempêtes qu'il essuya, +les nations inconnues qu'il traversa, tous les dangers +enfin menaçant ses jours, tandis que lui, tranquille observateur, +seul au milieu de ces déserts, avec trois Indiens, +maîtres de sa vie, tenait toujours le baromètre, la +sonde et la boussole.»</p> + +<p>La Condamine a publié de son voyage une relation +intéressante, quoique à la façon d'un résumé. Nous détachons +de ce volume quelques pages qui prouvent, avec +le talent d'observation de l'auteur, que son style ne +manque ni d'agrément ni de facilité:</p> + +<p>«<i>Pont suspendu.</i>—Je rencontrai sur ma route plusieurs +rivières qu'il fallut passer sur des ponts de cordes +d'écorce d'arbre, ou de ces espèces d'osiers qu'on appelle +<i>lianes</i> dans nos îles de l'Amérique. Ces lianes, entrelacées +en réseau, forment d'un bord à l'autre une galerie +en l'air, suspendue à deux câbles de la même matière, +dont les extrémités sont attachées sur chaque bord à des +branches d'arbre. Le tout ensemble présente le même +aspect qu'un filet de pêcheur, ou mieux encore, un hamac +indien qui serait tendu d'un côté à l'autre de la rivière. +Comme les mailles de ce réseau sont fort larges +et que le pied pourrait passer au travers, on tend quelques +roseaux dans le fond de ce berceau renversé pour +servir de plancher. On voit bien que le poids seul de +tout ce tissu, et plus encore le poids de celui qui y passe,<span class='pagenum'><a name="Page_263" id="Page_263">[Pg 263]</a></span> +doit faire prendre une grande courbure à toute la machine, +et si l'on fait attention que le passant, quand il +est au milieu de sa carrière surtout lorsqu'il fait du vent, +se trouve exposé à de grands balancements, on jugera +aisément qu'un pont de cette espèce, quelquefois de plus +de trente toises de long, a quelque chose d'effrayant au +premier coup d'œil... Cependant ce n'est pas encore là +l'espèce de pont la plus singulière ni la plus dangereuse +qui soit en usage dans le pays.»</p> + +<p>Voici le portrait que l'auteur nous fait des indigènes +indiens: «J'ai cru reconnaître en tous un même fonds +de caractère, l'insensibilité en fait la base; je laisse à +décider si on la doit honorer du nom d'apathie, ou l'avilir +par celui de stupidité. Elle naît sans doute du petit +nombre de leurs idées, qui ne s'étend pas au-delà de +leurs besoins. Gloutons jusqu'à la voracité, quand ils ont +de quoi se satisfaire; sobres, quand la nécessité les y +oblige, jusqu'à se passer de tout sans paraître rien désirer; +pusillanimes et poltrons à l'excès, si l'ivresse ne les +transporte pas; ennemis du travail, indifférents à tout +motif de gloire, d'honneur ou de reconnaissance; uniquement +occupés de l'objet présent et toujours déterminés +par lui; sans inquiétude pour l'avenir; incapables +de prévoyance et de réflexion, se livrant quand rien ne +les gêne à une joie puérile qu'ils manifestent par des +sauts et des éclats de rire immodérés, sans objet et sans +dessein; ils passent leur vie sans penser et ils vieillissent +sans sortir de l'enfance dont ils conservent tous les +désirs.»</p> + +<p>Ce portrait du sauvage, dessiné d'après nature, d'après +l'original, ne ressemble guère à celui que Jean-Jacques<span class='pagenum'><a name="Page_264" id="Page_264">[Pg 264]</a></span> +traçait de fantaisie à la même époque, pour justifier ses +folles théories. Le passage de La Condamine était fait +pour l'embarrasser et le contrarier, surtout à cause de +la conclusion qui contredit si formellement le système +du philosophe de Genève: «L'homme naît bon, c'est la +société qui le déprave.» Or La Condamine répond: +«On ne peut voir sans humiliation combien l'homme +<i>abandonné à la simple nature</i>, privé d'éducation et de société, +<i>diffère peu de la brute</i>.»</p> + +<p>De courageux missionnaires cependant s'étaient dévoués +à la rude tâche d'évangéliser ces populations dégradées +et de faire des hommes de ces brutes. Notre +voyageur dut aux bons pères de grands secours et se +plaît à le reconnaître. «J'étais attendu à Borja par le +R. P. Magnin, missionnaire jésuite, en qui je trouvai +toutes les attentions et prévenances que j'aurais pu espérer +d'un compatriote et d'un ami.»</p> + +<p>«Le missionnaire (portugais) de Saint-Paul, dit-il +ailleurs, prévenu de notre arrivée, nous tenait prêt un +grand canot équipé de quatorze rameurs avec un patron. +Il nous donna de plus un guide portugais et nous +reçûmes de lui et des autres religieux de son ordre, chez +qui nous avons déjeuné, un traitement qui nous fit oublier +que nous étions au centre de l'Amérique de 500 +lieues de terre habitées par des européens<a name="FNanchor_59_59" id="FNanchor_59_59"></a><a href="#Footnote_59_59" class="fnanchor">[59]</a>.»</p> + +<p>Pendant que La Condamine, ne pensant qu'à la +science, explorait les Cordilières du Pérou, les habitants +du pays le croyaient occupé sur ces montagnes à décou<span class='pagenum'><a name="Page_265" id="Page_265">[Pg 265]</a></span>vrir +de l'or. Or, «au moment où il se préparait à revoir +sa patrie et à lui porter les vérités qu'il avait conquises, +on lui enlève une cassette qui renfermait ses +journaux et l'argent destiné pour son voyage. Il fait +publier sur-le-champ qu'il consent à perdre la somme +entière, pourvu qu'on lui rende ses papiers. La condition +fut acceptée, et, malgré la perte d'une somme considérable, +il crut en effet avoir retrouvé son trésor<a name="FNanchor_60_60" id="FNanchor_60_60"></a><a href="#Footnote_60_60" class="fnanchor">[60]</a>.»</p> + +<p>Son courage égalait son désintéressement. Dans son +voyage du Levant, plutôt que de livrer au cadi de Baffa +un dépôt d'argent qui lui avait été confié, on le vit se +défendre contre soixante hommes, braver les coups de +fusil, le canon même, enfin traîné devant le cadi, lui en +imposer par sa fermeté, lui arracher des excuses par ses +menaces; en un mot faire respecter les droits de la propriété +dans le pays des usurpations et ceux de la liberté +dans le séjour de l'esclavage.</p> + +<p>Après dix années d'absence, La Condamine revit +l'Europe où il ne tarda pas à publier le résultat de ses +observations. Mais ce Mémoire fut attaqué violemment +par Bouguer avec lequel, pendant le voyage, s'était +brouillé La Condamine. Celui-ci, dans sa réponse plus +malicieuse que passionnée, mit les rieurs de son côté, ce +qui lui donna gain de cause.<span class='pagenum'><a name="Page_266" id="Page_266">[Pg 266]</a></span><br /><br /></p> + + +<h2>III</h2> + +<p>On eût cru qu'après tant de fatigues, La Condamine +devait éprouver le besoin du repos, mais la dispute avec +Bouguer à peine terminée, nous le voyons partir pour +l'Italie; il est vrai, qu'en outre de la curiosité du touriste, +un motif particulier le portait à entreprendre ce +voyage. Il voulait voir Rome et surtout le Souverain-Pontife +dont l'accueil fut pour lui des plus bienveillants. +Benoit XIV fit à La Condamine cadeau de son portrait en +l'interrogeant longuement sur ses voyages, et il lui +accorda avec bonne grâce la dispense que le savant sollicitait +afin de pouvoir épouser une de ses parentes. +Cette démarche, pour le dire en passant, prouve que La +Condamine n'était point tout à fait un sceptique à la +façon de certains de ses confrères de l'Académie. Du +reste, il en fut récompensé, Delille nous l'atteste:</p> + +<p>«Sa plus douce consolation, c'était l'attachement de +sa digne épouse. Si jamais l'hymen est respectable, c'est +surtout lorsqu'une femme jeune adoucit à son époux les +derniers jours d'une vie immolée au bien public. La +sienne aimait en lui un mari vertueux; elle respectait +un citoyen utile. Cette impétuosité inquiète qui, dans +M. de La Condamine, ressemblait quelquefois à l'humeur, +loin de rebuter sa tendresse, la rendait plus +ingénieuse. Elle le consolait des maux du corps, des +peines de l'esprit, de ses craintes, de ses inquiétudes, de +ses ennemis et de lui-même; et ce bonheur, qui lui avait +échappé peut-être dans ses courses immenses, il le trou<span class='pagenum'><a name="Page_267" id="Page_267">[Pg 267]</a></span>vait +à côté de lui dans un cœur tendre, qui s'imposait, +par l'amour constant du devoir, ces soins recherchés +qu'inspire à peine le sentiment passager de l'amour.»</p> + +<p>La Condamine, spirituel, aimable, célèbre par ses +longs voyages, jouissant dans le monde d'une grande +réputation comme savant, écrivant avec correction, +souvent même avec élégance, semblait tout naturellement +désigné au choix de l'Académie, qui, en effet, +l'admit dans son sein en 1760. Son discours de réception +se distingue par la clarté et la simplicité avec laquelle +contrastait le ton solennel de Buffon, d'ailleurs très-éloquent +dans la brièveté. «Sa réponse n'a que deux +pages, nous dit Biot, mais ces deux pages, écrites avec +génie, porteront plus loin le nom de La Condamine que +tous ses ouvrages n'auraient pu faire.»</p> + +<p>À l'occasion de cette séance, on fit circuler une +épigramme assez malicieuse que quelques-uns attribuent +à La Condamine lui-même:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">La Condamine est aujourd'hui<br /></span> +<span class="i0">Reçu dans la troupe immortelle;<br /></span> +<span class="i0">Il est bien sourd: tant mieux pour lui;<br /></span> +<span class="i0">Mais non muet: tant pis pour elle.<br /></span> +</div></div> + +<p>Cette surdité, gagnée par le voyageur dans ses +courses au sommet des Cordilières, lui fut une cruelle +épreuve, aggravée dans les dernières années par une +paralysie qui ne lui permettait presque plus aucun +mouvement. Dans cet état, ne pouvant plus se rendre à +l'Académie, il se faisait lire le compte-rendu des séances +et les Mémoires les plus intéressants.</p> + +<p>Il apprit par l'un d'eux qu'un jeune chirurgien venait<span class='pagenum'><a name="Page_268" id="Page_268">[Pg 268]</a></span> +de proposer une opération très-hardie et nouvelle pour +une des maladies dont il souffrait. Aussitôt il le fait +appeler et l'invite à tenter sur lui-même une nouvelle +expérience.</p> + +<p>—Mais, dit le praticien, je puis avoir le malheur de +ne pas réussir.</p> + +<p>—Que cela ne vous inquiète pas, monsieur; je suis +vieux et malade; on dira que la nature vous a mal +secondé. Tout au contraire, si vous me guérissez, je +rendrai moi-même à l'Académie un compte exact de +votre procédé, et cela vous fera, je crois, grand honneur.</p> + +<p>Le jeune homme consent, l'opération a lieu, mais +ce qui n'arrive guère d'habitude, le malade, trouvant +qu'il était trop expéditif, lui disait:</p> + +<p>«Allez donc plus doucement, monsieur, je vous prie, +qu'importe que je souffre un peu davantage! L'important +est que je voie et puisse bien me rendre compte de +votre procédé, afin de faire mon rapport à l'Académie.»</p> + +<p>La Condamine n'eut pas cette satisfaction. Il succomba +aux suites de cette opération, supportée avec un courage +qui ne l'abandonna pas jusqu'à la fin, en dépit de ses +souffrances. On aime à voir Delille ajouter: «Le même +enthousiasme et la même curiosité qui lui avaient fait +si souvent exposer sa vie, ont avancé sa mort; il l'a vue +s'approcher, je ne dis pas avec intrépidité, mais j'oserais +presque dire avec distraction. Ce n'était point l'incrédulité +stupide, qui cherche à s'étourdir sur ce dernier +moment, c'était l'inattention d'un homme ardent, dont +l'âme se prend et s'attache, jusqu'au dernier soupir, à +tout ce qui l'environne, qui se hâte de vivre, et dont +l'activité n'a fini qu'avec lui.» Mais cette préoccupation<span class='pagenum'><a name="Page_269" id="Page_269">[Pg 269]</a></span> +excessive, on peut l'espérer, ne le détourna point absolument +des pensées de l'éternité, et «sa curiosité, pour +parler comme Bossuet, ne languit pas sur ce seul point.»</p> + +<p>Parmi les nombreux ouvrages de La Condamine, il +s'en trouve plusieurs relatifs à l'<i>inoculation</i> de la petite +vérole, pratique qu'il s'efforça de propager, mais depuis +si heureusement remplacée par la vaccine. Quand on +lit, dans les historiens du temps, les ravages causés par +la terrible maladie qui, souvent devenant épidémique, +enlevait en quelques jours des villages entiers, on se +sent plein d'une reconnaissance profonde pour Jenner +qu'on n'hésite pas à placer au premier rang des bienfaiteurs +de l'humanité.</p> + +<p>«Il est juste de dire, avec M. Renauldin, que c'est en +France, dans l'année 1781, que l'idée première de la +possibilité du transport d'une éruption de la vache sur +l'homme a eu lieu, que cette idée, émise par un Français +(M. Rabaut-Pommier) devant un médecin anglais, a été +communiquée par ce dernier à Jenner, son compatriote, +qui, ensuite appliquant toute son attention à ce fait, +aurait consulté les traditions populaires du pays où il +exerçait la médecine et aurait appris que depuis longtemps +on y connaissait cette propriété qu'avait la maladie +de la vache, non-seulement de se communiquer à +l'homme, mais encore de le préserver de la petite +vérole.»</p> + +<p>«Ainsi, continue M. le docteur Husson<a name="FNanchor_61_61" id="FNanchor_61_61"></a><a href="#Footnote_61_61" class="fnanchor">[61]</a>, la vaccine +était connue avant que Jenner s'en fût sérieusement +occupé, et sans rien ôter au mérite du docteur anglais<span class='pagenum'><a name="Page_270" id="Page_270">[Pg 270]</a></span> +qui a étudié, approfondi, expérimenté et fait connaître +tout ce qui est relatif à la vaccine, notre patrie peut +réclamer sa part dans cette heureuse invention... dont +l'idée mère et première a été donnée par un Français, +et dont l'étude et la juste appréciation ont été, même de +l'aveu de nos voisins d'outre-Manche, plus vigoureusement +suivies parmi nous que parmi eux.»</p> + +<p>Chaptal, lorsqu'il était ministre de l'intérieur, y contribua +tout particulièrement, et l'on ne saurait donner +trop d'éloges à son zèle.</p> + +<p>Il n'est pas inutile d'ajouter que Jenner, à l'honneur +de l'Angleterre, fut magnifiquement récompensé. Le +parlement, par deux fois, lui vota des remercîments publics +et unanimes en lui accordant le 2 juin 1802, à titre +de récompense nationale, une somme de dix mille +livres sterling, et en 1807 une autre somme de vingt +mille livres, auxquelles il faut ajouter cinq cents livres +données par le roi (total, 762,500 fr.). Le chancelier +d'Angleterre dit à cette occasion:</p> + +<p>«La Chambre peut voter pour le docteur Jenner telle +récompense qu'elle jugera convenable; elle recevra +l'approbation unanime, parce que cette récompense a +pour objet la plus grande ou l'une des plus importantes +découvertes que la société ait faites depuis la création +du monde.»</p> + +<p>De telles paroles font honneur à l'homme d'État qui +les prononçait, comme à la haute assemblée qui savait +les comprendre et s'y associer par l'unanimité de ses +applaudissements.</p> + +<p>D'ailleurs le dévouement et le zèle désintéressés de +Jenner méritaient ces récompenses; car après avoir<span class='pagenum'><a name="Page_271" id="Page_271">[Pg 271]</a></span> +refusé une place lucrative dans l'Inde par attachement +pour son frère et pour sa patrie, il alla s'établir à Berkeley +(comté de Glocester), lieu de sa naissance (17 mai +1749), pour y exercer la chirurgie. Là, mis sur la trace +de la découverte qui devait immortaliser son nom, il +consacra plusieurs années à des recherches, à des observations, +des expériences nécessaires pour s'assurer avec +une entière certitude des propriétés bienfaisantes de la +vaccine. Sa conviction formée et devenue inébranlable, +il dut se résigner à quitter sa paisible vallée de Glocester +pour aller habiter Londres «où, dit M. Renauldin<a name="FNanchor_62_62" id="FNanchor_62_62"></a><a href="#Footnote_62_62" class="fnanchor">[62]</a>, +il consacra tout son temps à donner aux médecins les +instructions dont ils pouvaient avoir besoin pour le +succès de la vaccination, et à entretenir avec l'étranger +une immense correspondance, laquelle devint même tellement +étendue, qu'il fut forcé d'en demander l'interruption +à cause des frais énormes qu'elle lui occasionnait.»</p> + +<p>L'indemnité dont nous avons parlé le dédommagea +amplement de ces généreuses dépenses. Riche, grâce à +la munificence nationale, il n'en continua pas moins +jusqu'à la fin de sa vie, avec le même zèle, ses études et +ses recherches, tout occupé de la pensée d'étendre les +applications de la vaccine à certaines autres affections +éruptives, à la coqueluche, etc. Devenu veuf en 1815, il +se retira avec son fils et sa fille à Berkeley, où il mourut +subitement d'apoplexie, dans sa bibliothèque, le 26 janvier +1823. Ses enfants, quoique vivant près de lui, arrivèrent +seulement pour lui fermer les yeux.</p> + +<p>Trois années après (1826), on érigeait à Jenner une +statue en marbre blanc, dans l'église de Glocester.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_57_57" id="Footnote_57_57"></a><a href="#FNanchor_57_57"><span class="label">[57]</span></a> <i>Notice sur La Condamine</i>, par Biot.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_58_58" id="Footnote_58_58"></a><a href="#FNanchor_58_58"><span class="label">[58]</span></a> Il était né à Paris le 28 janvier 1701.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_59_59" id="Footnote_59_59"></a><a href="#FNanchor_59_59"><span class="label">[59]</span></a> <i>Abrégé d'un voyage dans l'Amérique méridionale.</i>—in-8º.—1745.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_60_60" id="Footnote_60_60"></a><a href="#FNanchor_60_60"><span class="label">[60]</span></a> <i>Éloge de La Condamine</i>, par Delille.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_61_61" id="Footnote_61_61"></a><a href="#FNanchor_61_61"><span class="label">[61]</span></a> <i>Dictionnaire des Sciences médicales.</i>—T. 56.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_62_62" id="Footnote_62_62"></a><a href="#FNanchor_62_62"><span class="label">[62]</span></a> <i>Biographie universelle.</i><span class='pagenum'><a name="Page_272" id="Page_272">[Pg 272]</a></span></p></div> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CORNEILLE_PIERRE" id="CORNEILLE_PIERRE"></a>CORNEILLE (PIERRE)</h2> + +<h2>I</h2> + + +<p>«Le créateur de l'art dramatique en France, dit +Victorin Fabre<a name="FNanchor_63_63" id="FNanchor_63_63"></a><a href="#Footnote_63_63" class="fnanchor">[63]</a> l'un des hommes qui ont le plus contribué +au développement du génie national, et le premier +dans l'ordre des temps entre les grands écrivains +du siècle de Louis XIV.» En effet, il avait depuis +longtemps publié tous ses chefs-d'œuvre lorsque, en +1664, Racine fit jouer sa première pièce (<i>les Frères +ennemis</i>). Un intervalle de trente-quatre ans sépare le +<i>Cid d'Andromaque</i>.</p> + +<p>Corneille (Pierre) naquit à Rouen, le 6 juin 1606; +son père nommé aussi Pierre Corneille, était avocat +général à la table de Normandie<a name="FNanchor_64_64" id="FNanchor_64_64"></a><a href="#Footnote_64_64" class="fnanchor">[64]</a> et il destinait son +fils au barreau lorsqu'une aventure racontée par Fontenelle, +mais qu'il me paraît inutile de rappeler, révéla +au jeune homme sa vocation littéraire, et lui inspira sa +première comédie, <i>Mélite</i>, jouée non sans succès en 1629. +Elle fut suivie de <i>Clitandre</i>, <i>la Veuve</i>, <i>la Galerie du Palais</i>, +<i>la Suivante</i>, <i>la Place Royale</i>, fort bien accueillies par le +public qui, par comparaison avec ce qu'on voyait alors<span class='pagenum'><a name="Page_273" id="Page_273">[Pg 273]</a></span> +sur la scène, trouvait presque des chefs-d'œuvre ces +faibles essais d'un talent qui suivait le goût de son +siècle avant de le réformer, ces ébauches informes dans +lesquelles déjà cependant se rencontrent des combinaisons +ingénieuses, des vers heureux, des traits spirituels. +Dans <i>Médée</i>(1635), malgré l'horreur et l'invraisemblance +du sujet, moins choquant d'ailleurs à l'époque +où Corneille écrivait qu'aujourd'hui, le grand +tragique se révèle par quelques passages et surtout par +le fameux vers:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Dans un si grand revers que vous reste-t-il?—Moi!<br /></span> +</div></div> + +<p>Quoique ces divers ouvrages ne se lisent plus guère, +le succès qu'ils eurent alors attira l'attention de Richelieu, +visant au rôle de Mécène, et qui volontiers pensionnait +des poètes, Bois-Robert, Colletet, Rotrou, +l'Étoile qu'il chargeait de mettre en vers les pièces dont +il fournissait le canevas<a name="FNanchor_65_65" id="FNanchor_65_65"></a><a href="#Footnote_65_65" class="fnanchor">[65]</a>. Corneille leur fut adjoint, et +pour se concilier ce puissant protecteur, il se résigna, +lui aussi, à cette ennuyeuse besogne. Mais, en honnête +homme qu'il était, il y mit de la conscience, et trouvant, +en certains endroits, le scénario donné par l'éminence, +mal combiné, il n'hésita pas à faire les changements +nécessaires dont le cardinal eût dû lui savoir gré. Tout +au contraire, son amour-propre d'auteur fort chatouilleux +s'offensa et il fit à Corneille en termes assez vifs +des reproches que le poète ne crut pas devoir prendre<span class='pagenum'><a name="Page_274" id="Page_274">[Pg 274]</a></span> +en bonne part, ce qui lui valut une admonestation plus +sévère du haut personnage. «Vous manquez d'esprit +de suite,» lui dit-il entre autres choses, expression qui, +à cette époque, signifiait que Corneille n'était pas +suffisamment docile ou servile.</p> + +<p>Le poète, qui avait dans le caractère quelque chose +de la fierté romaine, garda le silence; mais le lendemain, +prétextant que des affaires de famille le rappelaient +à Rouen, il demanda son congé et déclara +renoncer à sa pension. Le cardinal prit de l'humeur de +cette incartade que les envieux et les flatteurs se plurent +à exagérer, et de là son mécontentement que le succès +inattendu du <i>Cid</i> ne fit qu'exaspérer. Maintenant faut-il, +à l'exemple des biographes, qui nous racontent ces +détails, la plupart contestables, faut-il prendre parti +complètement pour Corneille et donner tous les torts +au ministre? Non, sans doute, Corneille déjà disait de +lui-même avec la conscience de son génie:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Je sais ce que je vaux et crois ce qu'on m'en dit.<br /></span> +<span class="i0">Pour me faire admirer, je ne fais point de ligue,<br /></span> +<span class="i0">J'ai peu de voix pour moi, mais je les ai sans brigue.<br /></span> +<span class="i0">Je satisfais ensemble et peuple et courtisans,<br /></span> +<span class="i0">Et mes vers en tous lieux sont mes seuls partisans;<br /></span> +<span class="i0">Par leur seule beauté ma plume est estimée:<br /></span> +<span class="i0">Je ne dois qu'à moi seul toute ma renommée;<br /></span> +<span class="i0">Et pense toutefois n'avoir point de rival,<br /></span> +<span class="i0">À qui je fasse tort en le traitant d'égal<a name="FNanchor_66_66" id="FNanchor_66_66"></a><a href="#Footnote_66_66" class="fnanchor">[66]</a>.<br /></span> +</div></div> + +<p>Il n'eut pas peut-être dans la discussion les ménagements +que la situation commandait et dont plus tard il<span class='pagenum'><a name="Page_275" id="Page_275">[Pg 275]</a></span> +comprit mieux la nécessité. Quoiqu'il en soit, retourné +à Rouen, il y fit par fortune la connaissance d'un +M. de Châlon, ancien secrétaire de Marie de Médécis, +qui lui dit un jour:</p> + +<p>«Monsieur, vos comédies sont pleines d'esprit; mais +permettez-moi de vous le dire, le genre que vous avez +embrassé est indigne de vos talents: vous n'y pouvez +acquérir qu'une renommée passagère. Vous trouverez, +chez les Espagnols, des sujets qui, traités dans notre +goût par un esprit tel que le vôtre, produiront de +grands effets. Apprenez leur langue; elle est aisée: +j'offre de vous montrer ce que j'en sais. Nous traduirons +d'abord quelque endroits de Guilhen de Castro.»</p> + +<p>Corneille accepta et il n'eut qu'à s'en applaudir, car +ce fut ainsi qu'il trouva le sujet du <i>Cid</i> accueilli par +une explosion d'enthousiasme et des transports dont +Pélisson se fait l'écho: «Il est malaisé, dit-il, de s'imaginer +avec quelle approbation cette pièce fut reçue de +la cour et du public. On ne pouvait se lasser de la voir; +on n'entendait autre chose dans les compagnies; chacun +en savait quelques parties par cœur; on la faisait +apprendre aux enfants, et en plusieurs endroits de la +France, il était passé en proverbe de dire: «<i>Cela est +beau comme le Cid.</i>»</p> + +<p>Maintenant faut-il prendre à la lettre les récriminations +des biographes résumées dans ces deux vers de +Boileau:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">En vain contre le <i>Cid</i> un ministre se ligue,<br /></span> +<span class="i0">Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue.<br /></span> +</div></div> + +<p>Est-il bien vrai, comme l'affirme M. Victorin Fabre,<span class='pagenum'><a name="Page_276" id="Page_276">[Pg 276]</a></span> +que ce succès trop éclatant excita contre l'auteur une +des persécutions les plus violentes dont l'histoire des +lettres et des passions qui les déshonorent ait conservé +le souvenir? Rivaux de gloire, amis de cour, tout jette +le masque; un ministre tout puissant s'était ligué contre +le <i>Cid</i>.</p> + +<p>Sans contester que le succès du <i>Cid</i> ait dû provoquer +des jalousies, doit-on voir là le motif unique des critiques +dirigées contre la pièce et en particulier de l'attitude +de Richelieu qui n'aurait obéi qu'à une misérable +rancune? Suivant mon habitude de n'accepter que, +sous bénéfice d'inventaire les affirmations des biographes +quand elles ne s'appuient pas sur des faits indiscutables, +dans cette circonstance, je me permettrai de +penser autrement qu'eux relativement au cardinal. Il +faut bien le reconnaître aujourd'hui qu'on peut tout +dire, le <i>Cid</i>, absous par le succès, n'est pas une pièce +irréprochable au point de vue de l'art non plus que de +la morale quoique disent M. Victorin Fabre et d'autres: +«C'était l'un des plus heureux sujets que pût offrir le +théâtre; une intrigue noble et touchante, le combat des +passions entre elles, et du <i>devoir</i> contre les passions; +c'était l'art encore inconnu de disposer, de mouvoir les +grands ressorts dramatiques, l'art d'élever les âmes et +de toucher les cœurs; en un mot c'était la vraie tragédie.»</p> + +<p>Ce jugement, stéréotypé pour tous les manuels littéraires, +ne peut s'admettre sans réserve. Assurément la +pièce du <i>Cid</i> est une conception des plus dramatiques; +on y trouve et en nombre des scènes émouvantes, et +ces admirables dialogues dont le grand Corneille semble<span class='pagenum'><a name="Page_277" id="Page_277">[Pg 277]</a></span> +avoir gardé le secret; qui vous enlèvent par la sublime +fierté du langage, la force et la vivacité des reparties +jetées dans un alexandrin superbe dont le moule est +d'airain. Ces merveilles de l'art nul homme de sens et +de goût ne les conteste; mais faut-il nier pour cela les +longueurs et les fastidieuses redites de ce rôle inutile +et ennuyeux de l'Infante? La morale de la pièce mérite +un blâme plus sévère encore. Qu'est-ce au fond que ce +<i>devoir</i> auquel obéissent les principaux personnages en +se sacrifiant eux et les leurs avec une résolution inexorable? +Qu'est-ce que «<i>cet honneur</i>» qui revient à +chaque instant sur leurs lèvres? <i>L'orgueil</i>, rien que +l'orgueil, un orgueil féroce, qui, foulant aux pieds +toute religion, toute morale, estime le pardon des injures +une suprême lâcheté, et après un soufflet reçu, ne +voit que la vengeance, et prompte, et se juge avili, +déshonoré, indigne de vivre si l'affront n'est pas lavé +dans le sang. Ces maximes si profondément anti-chrétiennes +s'étalent dans les plus beaux vers, triomphent +partout dans la pièce qui est, avec la glorification d'une +passion amoureuse, celle plus condamnable du duel, et +du duel à outrance:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Ce bras, jadis l'effroi d'une armée ennemie,<br /></span> +<span class="i0">Descendait au tombeau tout chargé d'infamie,<br /></span> +<span class="i0">Si je n'eusse produit un fils digne de moi,<br /></span> +<span class="i0">Digne de son pays et digne de son roi.<br /></span> +<span class="i0">Il m'a prêté sa main, <i>il a tué le comte</i>,<br /></span> +<span class="i0"><i>Il m'a rendu l'honneur</i>, il a lavé ma honte.<br /></span> +</div></div> + +<p>S'écrie le père de Rodrigue. Or, ne peut-on pas admettre +que Richelieu, cardinal et assez bon théologien,<span class='pagenum'><a name="Page_278" id="Page_278">[Pg 278]</a></span> +surtout grand homme d'état, ait pris ombrage de tout +cela, lui qui comme ministre, combattait avec tant +d'énergie ce malheureux préjugé, ce crime du duel qui +de son temps avait fait un trop grand nombre de victimes? +Quoi d'étonnant à ce qu'il eût été choqué comme +d'une atteinte à l'autorité aussi bien qu'à la religion de +toutes ces fausses et sauvages maximes, débitées au +théâtre avec audace et accueillies par des applaudissements +frénétiques, et que tel fut le principal motif de +son irritation à l'endroit du <i>Cid</i>, bien plutôt qu'une +mesquine jalousie littéraire.</p> + +<p>Cette opinion nous paraît d'autant plus vraisemblable +que, tout en déférant à l'Académie le jugement de la +fameuse pièce, il rendait justice au mérite du poète, et +lui continuait ses libéralités que Corneille «acceptait +avec résignation», dit Victorin Fabre, non moins +ingénieux et raffiné dans son interprétation que M. L. J. +de la <i>Nouvelle Biographie</i> qui voit une ironie à peine +dissimulée dans la dédicace si louangeuse des <i>Horaces</i> +où Corneille dit à Richelieu: «C'est de votre Éminence +que je tiens tout ce que je suis.... Nous vous avons deux +obligations très signalées, l'une d'avoir ennobli le but +de l'art, l'autre de nous en avoir facilité la connaissance.... +J'ai souvent appris en <i>deux heures</i> (dans ses +entretiens avec le cardinal) ce que mes livres n'eussent +pu m'apprendre en <i>dix ans</i>; c'est là que j'ai puisé ce +qui m'a valu l'applaudissement du public, ce que j'ai de +réputation, dont je vous suis entièrement redevable.»</p> + +<p>Il y avait trop d'honnêteté dans le caractère de Corneille +pour qu'on puisse supposer qu'il ne parlait pas +sérieusement, réconcilié de bonne foi avec le cardinal.<span class='pagenum'><a name="Page_279" id="Page_279">[Pg 279]</a></span> +Il le louait comme on louait alors dans les dédicaces, +avec peu de discrétion et de mesure, témoin l'épître<a name="FNanchor_67_67" id="FNanchor_67_67"></a><a href="#Footnote_67_67" class="fnanchor">[67]</a> au +président du parlement de Toulouse, Montauron, comparé +à Auguste, un compliment que le magistrat prit en +bonne part et ne crut pas payer trop cher par un +cadeau de 1,000 pistoles au poète, lequel ne s'en trouva +nullement humilié, tout au contraire, car dans les idées +du temps, cela faisait honneur à l'un comme à l'autre.</p> + +<p><i>Polyeucte</i> succéda à <i>Cinna</i> et ne fut pas moins bien +accueilli encore que, dans une lecture faite à l'hôtel de +Rambouillet, le cercle des précieuses eût peu goûté ce +sujet chrétien, tant, par suite d'une fausse éducation, +les idées païennes dominaient les esprits les plus cultivés +et ceux-là surtout; car la pièce fut jouée aux +applaudissements réitérés d'un parterre enthousiaste. +Après la communication officieuse qui lui avait été faite +par Voiture témoignant de la désapprobation des dames +et messieurs de l'hôtel Rambouillet, Corneille, découragé, +aurait retiré sa pièce s'il n'en eût été empêché +par un obscur comédien, La Roque, qui en jugea mieux +que tous les beaux esprits du temps, et là où ils ne +voyaient qu'une déclamation pieuse et ennuyeuse, sut +deviner un chef-d'œuvre. On peut dire, à la décharge +de l'hôtel de Rambouillet, que, dans <i>Polyeucte</i>, où se +voient tant d'admirables scènes, tant de dialogues sublimes, +il y avait aussi des choses faites pour déplaire, +par exemple le caractère bas de Félix, le zèle pas toujours +éclairé de Néarque et de Polyeucte, et comme dit Fontenelle, +«on pouvait craindre qu'un homme qui résigne<span class='pagenum'><a name="Page_280" id="Page_280">[Pg 280]</a></span> +sa femme à son rival ne passât pour un imbécile plutôt +que pour un bon chrétien.» Ce ne fut donc pas peut-être +«le christianisme qui avait extrêmement déplu» +mais l'exagération qui pouvait le montrer sous un jour +peu favorable en le rendant odieux ou ridicule.</p> + +<p>Le <i>Menteur</i>, la <i>Suite du Menteur</i>, et <i>Rodogune</i> furent +jouées avec le même succès que les pièces précédentes +de l'auteur. Mais <i>Théodore</i> et <i>Don Sanche d'Aragon</i> +réussirent peu, <i>Perthrarite</i> tomba tout-à-fait, et ces +trois pièces méritaient leur sort. Le public, formé par +Corneille lui-même, en avait bien jugé; mais le poète, +on a regret à le dire, ne sut pas se résigner, aveuglé +par la fausse tendresse paternelle. «Méconnaissant +l'intervalle immense qui séparait ses chefs-d'œuvre +d'un ouvrage si peu digne de lui, dit Villenave<a name="FNanchor_68_68" id="FNanchor_68_68"></a><a href="#Footnote_68_68" class="fnanchor">[68]</a>, il crut +voir chanceler dès lors tout l'édifice de sa gloire. Le +sentiment amer de l'injustice entra dans son âme +ardente et la remplit de douleur; il accusa le public +d'inconstance et renonça au théâtre en se plaignant +d'avoir «trop longtemps écrit pour être encore de +mode.»</p> + +<p>C'est alors que Corneille entreprit la traduction de +l'<i>Imitation de Jésus Christ</i> «travail auquel il fut porté +par des pères jésuites de ses amis et par des sentiments +de piété qu'il eut toute sa vie», et qui l'occupa plusieurs +années. Il n'eut pas à le regretter puisque, outre +la satisfaction intime qu'il éprouvait dans une occupation +selon son cœur, le livre eut un succès prodigieux +«et le dédommagea en toutes manières d'avoir quitté le<span class='pagenum'><a name="Page_281" id="Page_281">[Pg 281]</a></span> +théâtre. Cependant, si j'ose en parler avec une liberté +que je ne devrais peut-être pas me permettre, dit le +neveu de Corneille<a name="FNanchor_69_69" id="FNanchor_69_69"></a><a href="#Footnote_69_69" class="fnanchor">[69]</a>, je ne trouve point dans la traduction +le plus grand charme de l'<i>Imitation</i>, je veux dire sa +simplicité et sa naïveté. Elle se perd dans la pompe des +vers et je crois même qu'absolument la forme du vers +lui est contraire.»</p> + +<p>Ce jugement, quoique ratifié par la postérité qui a +délaissé complètement le livre de Corneille dont il +s'était fait naguère tant d'éditions, ce jugement me +paraît très-discutable et la traduction de Corneille se +rapproche, beaucoup plus que Fontenelle ne semble le +croire, des mérites de l'original, outre qu'elle a celui +d'une grande fidélité surtout pour une interprétation en +vers. Elle n'est point, selon nous, indigne du grand +poète comme le pensent trop de gens qui ne la connaissent +que par ouï-dire, et ne manque ni de simplicité +ni d'onction. Prenons au hasard quelques passages dans +les premiers chapitres:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Vanité d'entasser richesses sur richesses;<br /></span> +<span class="i0">Vanité de languir dans la soif des honneurs;<br /></span> +<span class="i0">Vanité de choisir pour souverains bonheurs<br /></span> +<span class="i0">De la chair et des sens les damnables caresses;<br /></span> +<span class="i0">Vanité d'aspirer à voir durer nos jours<br /></span> +<span class="i0">Sans nous mettre en souci d'en mieux régler le cours,<br /></span> +<span class="i0">D'aimer la longue vie et négliger la bonne,<br /></span> +<span class="i0">D'embrasser le présent sans soin de l'avenir,<br /></span> +<span class="i0">Et de plus estimer un moment qu'il nous donne<br /></span> +<span class="i0">Que l'attente des biens qui ne sauraient finir.<br /></span> +</div></div> + +<p>Autre citation:<span class='pagenum'><a name="Page_282" id="Page_282">[Pg 282]</a></span></p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Souvent l'esprit est faible et les sens indociles,<br /></span> +<span class="i0">L'amour-propre leur fait ou la guerre ou la loi;<br /></span> +<span class="i0">Mais bien qu'en général nous soyons tous fragiles,<br /></span> +<span class="i0">Tu n'en dois croire aucun si fragile que toi.<br /></span> +</div></div> + +<p>La traduction de Corneille ne méritait pas assurément +le discrédit dans lequel elle est tombée après sa mort et +que le judicieux Victorin Fabre la qualifiât si étrangement +«un travail malheureux.» Point du tout malheureux +au gré de Corneille qui tira du livre si grand profit +pour sa bourse comme pour sa réputation. On pourrait +s'étonner après cela qu'il soit revenu au théâtre dont, +pendant six années, il avait paru complètement dégoûté, +et mieux eût valu qu'il persévérât dans ce sentiment. +Ses nouvelles et nombreuses pièces (<i>Sertorius</i> +excepté) ne font qu'attester l'affaiblissement de son +génie qui ne se révèle plus que par de rares éclairs dans +<i>Œdipe</i>,la <i>Toison d'Or,</i> <i>Sophonisbe</i>, <i>Othon</i>, <i>Surena</i>, <i>Attila</i>, +etc. Si médiocre d'ailleurs que soit cette dernière pièce +Boileau n'est pas à louer d'avoir fait sur elle une méchante +épigramme.</p> + +<p>On s'explique d'autant moins l'illusion de Corneille à +l'endroit de ses dernières tragédies que le sens critique +ne lui manquait pas comme on l'a prétendu: «pour +démentir une assertion si étrange aux yeux de quiconque +a réfléchi, dit Fabre, sur la marche de l'esprit humain, +il faudrait renvoyer ceux qui persisteraient à y croire +aux préfaces de Corneille et aux examens qu'il a faits de +ses pièces.» Mais comme l'a dit un poète:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">........ Un père est toujours père,<br /></span> +<span class='pagenum'><a name="Page_283" id="Page_283">[Pg 283]</a></span></div></div> + +<p>et la tendresse paternelle aveugla Corneille, comme elle +fait de beaucoup de parents, sur les défauts de ses enfants +tard venus, pour lesquels sa faiblesse fut d'autant +plus grande qu'ils semblaient aux autres mal conformés, +boîteux ou rachitiques. Peut-être aussi Corneille +céda-t-il à l'habitude aussi bien qu'à ces fâcheuses +nécessités qui attristèrent sa vieillesse mais qu'il eût pu +s'éviter avec un peu plus de prévoyance. «Rien n'était +égal, dit Fontenelle, à son incapacité pour les affaires +que son aversion; les plus légères lui causaient de +l'effroi et de la terreur. Quoique son talent lui eût beaucoup +rapporté, il n'en était guère plus riche. Ce n'est +pas qu'il eût été fâché de l'être; mais il eût fallu le devenir +par une habileté qu'il n'avait pas et par des soins +qu'il ne pouvait prendre.»</p> + +<p>C'est à ce «manque de soins», regrettable et non +point au goût du luxe et des folles dépenses qu'il faut +attribuer la gêne dont le poète souffrit à diverses +époques; car d'ailleurs «Corneille conserva des goûts +simples parce que ses mœurs étaient pures», dit très +bien Victorin Fabre. Il put avoir des défauts, mais on +ne lui connut pas de vices. Il sut goûter les douceurs de +la vie domestique et trouver son bonheur dans ses +devoirs. Son frère et lui couraient la même carrière; ils +avaient épousé deux sœurs, et sans arrangement de fortune, +sans partage de succession, les deux ménages confondus +ne firent qu'une même famille tant que vécut +l'aîné des deux frères.»</p> + +<p>Cela est assurément à la louange des deux frères +comme aussi de leurs femmes; mais sans doute la meilleure +part de l'éloge doit revenir à l'illustre poète. Dan<span class='pagenum'><a name="Page_284" id="Page_284">[Pg 284]</a></span>geau, +en annonçant sa mort d'une façon si brève, lui +faisait une épitaphe méritée: «Aujourd'hui est mort +le <i>bonhomme</i> Corneille.» <i>Bonhomme</i>, oui, c'est-à-dire +plein de bonhomie ce grand homme que Fontenelle, qui +avait recueilli les traditions de famille, nous dépeint +«avec l'humeur brusque et quelquefois rude en apparence, +au fond très aisé à vivre, bon mari, bon parent, +tendre et plein d'amitié. Il avait l'âme fière et indépendante, +nulle souplesse, nul manège.... Il parlait peu +même sur la matière qu'il entendait si parfaitement et +n'ornait pas ce qu'il disait.» Il en fait naïvement l'aveu +dans son <i>Épître à Pélisson</i>:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Et l'on peut rarement m'écouter sans ennui,<br /></span> +<span class="i0">Que quand je me produis par la bouche d'autrui.<br /></span> +</div></div> + +<p>Membre de l'Académie française dès l'année 1647, et +vénéré de ses confrères, il était doyen de la compagnie +lorsqu'il mourut le 1<sup>er</sup> octobre 1684, à l'âge de 78 ans. +Comme nous l'avons dit ailleurs, il fut enterré dans +l'église Saint Roch dont il était l'un des paroissiens, et +non des moins fidèles d'après les témoignages contemporains +auxquels s'ajoute celui de Fontenelle qui s'en +appuie en les confirmant par ce qu'il avait appris de +source certaine. «À beaucoup de probité naturelle il a +joint, dans tous les temps de sa vie, beaucoup de religion +et plus de piété que le commerce du monde n'en +permet ordinairement. Il a eu souvent besoin d'être +rassuré par des casuistes sur ses pièces de théâtre, et ils +lui ont toujours fait grâce en faveur des nobles sentiments +qui règnent dans ses ouvrages, et de la vertu qu'il +a mise jusque dans l'amour.»<span class='pagenum'><a name="Page_285" id="Page_285">[Pg 285]</a></span><br /><br /></p> + + +<h2>II</h2> + + +<p>Quels étaient ces casuistes? Je ne sais, mais je doute +un peu qu'il s'en soit trouvé de tels, car, quoique le +théâtre de Corneille, relativement à ce qui avait précédé +et souvent a suivi, puisse paraître épuré, on doit reconnaître, +qu'à part quelques exceptions, la morale en est +tout humaine, toute mondaine. C'est là même un phénomène +qui frappe dans l'œuvre du grand tragique; chrétien +zélé, comme il se montrait dans la pratique de la +vie, on s'étonne que l'esprit du christianisme se trahisse +si peu d'ordinaire dans ses œuvres «dramatiques.» Sa +vertu c'est la vertu romaine, celle des beaux temps de +la république assurément, et telle qu'un Cincinnatus, un +Fabius, un Scipion, l'imaginaient et la glorifiaient par +la parole et par l'exemple, mais de Corneille, nourri de +l'<i>Évangile</i> et de l'<i>Imitation</i>, ne pouvait-on pas attendre +davantage? On souhaiterait que le grand poète fût tout +à la fois <i>plus national et plus chrétien</i>. National, tel regret +qu'on en ait, il faut bien le reconnaître, il ne l'est pas +du tout. Par suite des préjugés du temps, résultant d'une +éducation plutôt romaine que française, plutôt républicaine +que monarchique, l'idée ne lui vint même pas de +traiter un sujet tiré de nos vieilles et glorieuses annales, +emprunté à nos précieuses chroniques qu'on ne lisait +guère à cette époque. La coalition des pédants, donnant +la main aux précieuses, permettait bien encore que le +poète, en se conformant aux prétendues règles inventées +par Aristote, mît sur la scène un sujet tiré de l'his<span class='pagenum'><a name="Page_286" id="Page_286">[Pg 286]</a></span>toire +espagnole, mais un sujet puisé dans notre propre +histoire, cela eût paru singulier, extravagant. Corneille, +si en avant de son siècle par son génie, plutôt +que de lutter, afin d'imposer sa volonté, préféra subir +le joug, passer sous les fourches caudines, et, malgré le +succès du <i>Cid</i>, importuné des clameurs opiniâtres de ses +adversaires, et du <i>tolle</i> «de la docte cabale d'Aristote,» +il abandonna la veine féconde qu'il avait fait soudainement +jaillir, pour se vouer presque exclusivement à la +tragédie rétrospective dont l'histoire romaine faisait +tous les frais.</p> + +<p>Hâtons-nous de dire que, ce système admis, il en a +tiré tout le parti possible; il ne saurait y avoir qu'un +cri sur la vigueur et la puissance de ses conceptions, le +pathétique de certaines scènes, l'étonnante vérité dans +les mœurs et le dialogue, la grandeur des caractères et +cet art de ressusciter en quelque sorte les personnages +les plus illustres de l'histoire qui parlent aussi bien et +mieux qu'ils n'ont dû parler. On ne s'étonne donc pas +de ce cri d'admiration échappé à Turenne pendant une +représentation de <i>Sertorius</i>:</p> + +<p>«Où donc Corneille a-t-il appris l'art de la guerre?»</p> + +<p>Aussi, jugeant au point de vue de l'art, on ne peut +qu'applaudir La Bruyère quand il dit:</p> + +<p>«Corneille ne peut être égalé dans les endroits où il +excelle; il a pour lors un caractère original et inimitable, +mais il est inégal. Ses premières comédies sont sèches, +languissantes et ne laissaient pas espérer qu'il dût aller +si loin; comme ses dernières pièces font qu'on s'étonne +qu'il ait pu tomber de si haut.... Ce qu'il y a en lui de +plus éminent c'est l'esprit qu'il avait sublime, auquel il<span class='pagenum'><a name="Page_287" id="Page_287">[Pg 287]</a></span> +a été redevable de certains vers les plus heureux qu'on +ait jamais lus ailleurs, de la conduite de son théâtre, +qu'il a quelquefois hasardé contre les règles des anciens, +et enfin de ses dénouements; car il ne s'est pas toujours +assujetti au goût des Grecs et à leur grande simplicité; +il a aimé, au contraire, à charger la scène d'évènements +dont il est presque toujours sorti avec succès: admirable +surtout par l'extrême variété et le peu de rapport qui se +trouve pour le dessein entre un si grand nombre de poèmes +qu'il a composés, etc.»</p> + +<p>Racine, juge des plus compétents, et qu'on aime à +voir rendre si pleinement justice à son illustre rival, a +dit mieux encore: «Dans cette enfance, ou pour mieux +dire, dans ce chaos du poème dramatique parmi nous, +votre illustre frère<a name="FNanchor_70_70" id="FNanchor_70_70"></a><a href="#Footnote_70_70" class="fnanchor">[70]</a>, après avoir quelque temps cherché +le bon chemin, et lutté, si j'ose ainsi dire, contre le mauvais +goût du siècle; enfin, inspiré d'un génie extraordinaire, +et aidé de la lecture des anciens, fit voir sur la +scène la raison, mais la raison accompagnée de toute la +pompe, de tous les ornements dont notre langue est capable... +À dire le vrai, où trouve-t-on un poète qui ait +possédé à la fois tant de grands talents, tant d'excellentes +parties, l'art, la force, le jugement, l'esprit? +Quelle noblesse, quelle économie dans les sujets? Quelle +véhémence dans les passions! Quelle gravité dans +les sentiments! Quelle dignité et en même temps +quelle prodigieuse variété dans les caractères! Combien +de rois, de princes, de héros de toutes nations nous<span class='pagenum'><a name="Page_288" id="Page_288">[Pg 288]</a></span> +a-t-il représentés, toujours tels qu'ils doivent être, toujours +uniformes avec eux-mêmes, et jamais ne ressemblant +les uns aux autres? Parmi tout cela une magnificence +d'expression proportionnée aux maîtres du monde +qu'il fait souvent parler, capable néanmoins de s'abaisser +quand il veut, et de descendre jusqu'aux plus simples +naïvetés du comique, où il est encore inimitable. Enfin +ce qui lui est surtout particulier, une certaine force, une +certaine élévation qui surprend, qui enlève, et qui rend +jusqu'à ses défauts, si on peut lui en reprocher quelques-uns, +plus estimables que les vertus des autres: +personnage véritablement admirable et né pour la +gloire de son pays.... La France se souviendra avec +plaisir que, sous le règne du plus grand de ses rois, a +fleuri le plus grand de ses poètes....»</p> + +<p>Ainsi s'exprime l'auteur de <i>Britannicus</i>, à la vérité +dans un discours académique et qui ne permettait guère +que l'éloge, outre que, dans la bouche de Racine, on eût +trouvé déplacées les réserves que le moraliste, après +une large part faite à la louange, ne craint pas d'accentuer +en ces termes: «Dans quelques-unes de ses meilleures +pièces il y a des fautes inexcusables contre les +mœurs; un style de déclamateur qui arrête l'action et +la fait languir; des négligences dans les vers et dans +l'expression qu'on ne peut comprendre en un si grand +homme.»</p> + +<p>La Bruyère, ce que je ne crois pas, aurait tort de parler +ainsi et Racine n'eût pas exagéré quelque peu dans +la louange que notre première observation ne nous paraîtrait +que mieux fondée. Ce sera pour nous un sujet +d'éternel regret que l'impérissable génie de Corneille ne<span class='pagenum'><a name="Page_289" id="Page_289">[Pg 289]</a></span> +soit guère exercé que sur des sujets en quelque sorte +posthumes et d'un intérêt purement rétrospectif. Il ne +connaissait pas Shakespeare, mais il avait étudié Calderon, +comment la pensée de faire comme celui-ci ne +lui fut-elle pas suggérée par la lecture de ces beaux drames +empruntés par le tragique espagnol aux annales de +son pays et qui doivent à cette circonstance, comme +aussi au génie du poète, un intérêt palpitant et en quelque +sorte actuel? Comment les superbes pièces: <i>El Alcade +de Zalamea</i>, l'Alcade de Zalamea, <i>El Sitio de Breda</i>, +le Siége de Bréda, <i>El Fenix de Espana</i>, le Phénix de +l'Espagne, etc, et d'autres, quoique d'ailleurs mêlant +trop la fantaisie à l'histoire, ne portèrent-elles point +Corneille à s'inspirer de la muse patriotique? Imaginez +quelqu'un de ces personnages chevaleresques de notre +histoire tout autrement grands et admirables que les +héros trop vantés de la Grèce et de Rome, un saint +Louis, un Duguesclin, une Jeanne d'Arc, un Bayard, +évoqué par le génie souverain de Corneille et nous parlant +la langue incomparable des <i>Horaces</i>, de <i>Cinna</i>, de +<i>Pompée</i> ou de <i>Nicomède</i>, se pourrait-il un plus admirable +spectacle et comment croire que les applaudissements +auraient manqué à cette glorieuse tentative, faite, (à la +vérité bon nombre d'années après) avec un plein succès +par un poète<a name="FNanchor_71_71" id="FNanchor_71_71"></a><a href="#Footnote_71_71" class="fnanchor">[71]</a> dont le talent était bien inférieur au génie +de Corneille?</p> + +<p>Je ne m'étonne pas moins que la connaissance du +théâtre espagnol n'ait pas, au point de vue religieux, +profité davantage à Corneille encore que je ne conteste<span class='pagenum'><a name="Page_290" id="Page_290">[Pg 290]</a></span> +pas les reproches que méritent parfois ces poètes catholiques +à leur manière et trop à la mode du pays. Cette +réserve faite, je n'en dirai pas moins qu'il faut, par suite +des préjugés ayant cours de son temps, que Corneille +connût de Calderon surtout les pièces dites de <i>cape</i> et +<i>d'épée</i>, les moins bonnes à notre avis, et n'eut pas feuilleté +même ces drames philosophico-religieux, d'une conception +si originale et d'une inspiration si haute, malgré +les impertinences, les froids bons mots, les lazzis alambiqués +et parfois cyniques du <i>Gracioso</i> qui détonnent +avec le reste: La <i>Vida es un sueno</i>, la Vie est un songe, +le <i>Cisma de Inglaterra</i>, le Schisme d'Angleterre, <i>El Magico +prodigioso</i>, le Magicien prodigieux, <i>Los dos Amantes del +cielo</i>, les deux Amants du ciel, etc. Parlerai-je de ces fameux: +<i>Autos sacramentales</i> particuliers à l'Espagne, par +exemple, la <i>Cena de Baltasar</i>, le Festin de Balthasar, <i>La +primer Flor del Carmélo</i>, la première Fleur du Carmel, <i>La +Vina del Senor</i>, la Vigne du Seigneur etc. Se peut-il, s'il +n'eût pas ignoré ces œuvres remarquables, que Corneille +n'en fût pas frappé et que, dans l'admiration de +cette étonnante poésie, unie à une si prodigieuse richesse +d'invention, s'inspirant de tant de traits sublimes, +répandus à profusion, et évitant les exagérations +de la métaphore et les subtilités du rébus, il n'eût pas +multiplié les essais dans le genre de <i>Polyeucte</i>? Qu'on ne +m'objecte pas que le poète écrivait pour le théâtre et +qu'il lui fallait consulter le goût du public, contraire, il +le savait, à des tentatives de ce genre? Cette raison n'en +devait pas être une pour Corneille, car un génie de sa +taille, bien loin de subir les exigences du parterre, ne +devait prendre conseil seulement de lui-même, et faire des<span class='pagenum'><a name="Page_291" id="Page_291">[Pg 291]</a></span> +chefs-d'œuvre en se résignant à ne pas les voir applaudis +de son vivant, sûr que la postérité lui rendrait justice +et surtout que la récompense ne lui manquerait pas +de la part de Celui qui lui avait prodigué ces dons merveilleux +de l'esprit employés si noblement alors que le +poète, sincèrement chrétien comme on l'a vu, eût mis +davantage ses écrits en harmonie avec sa conduite. «L'usage +des sacrements auxquels on l'a toujours vu porté +dit, Thomas Corneille, lui faisait mener une vie très-régulière +et son plus grand soin était d'édifier sa famille +par ses bons exemples. Il récitait tous les jours le bréviaire +romain, ce qu'il a fait sans discontinuer pendant +les trente dernières années de sa vie.»</p> + +<p>Et pourtant, contradiction étonnante et presque inexplicable, +c'est de cette même époque que M. Taschereau, +le dernier historien de Corneille et très-zélé pour sa +gloire, nous dit: «Il ne nous est pas échappé que l'amour +joue un bien plus grand rôle dans ses derniers ouvrages +que dans ceux qui illustrèrent sa carrière. En +cela, <i>il se conformait au goût du temps</i>; il cherchait à +mettre en œuvre les moyens de succès qui avaient si bien +réussi à Racine, et dont il avait pu connaître par lui-même +la puissance à la représentation de <i>Psyché</i>.»</p> + +<p>Cela n'est que trop vrai, et l'on a peine à comprendre +que, dans la partie la plus importante de son œuvre, à +savoir son théâtre, Corneille se souvienne aussi peu de +ce qu'il écrivait excellemment dans la préface de son +poème: <i>Louanges de la sainte Vierge</i>: «Si ce coup d'essai +ne déplaît pas, il m'enhardira à donner de temps en +temps au public des ouvrages de cette nature pour <i>satisfaire</i> +en quelque sorte l'<i>obligation que nous avons tous</i><span class='pagenum'><a name="Page_292" id="Page_292">[Pg 292]</a></span> +d'employer à la gloire de Dieu du moins une partie des +talents que nous en avons reçus.»</p> + +<p>À la bonne heure, et l'on ne saurait mieux dire; mais +j'ose penser que le poète eût pu mieux faire; autrement +il faudrait s'en prendre au genre lui-même et l'on ne +devrait plus du tout s'étonner du jugement sévère porté +sur le théâtre par le plus grand nombre des théologiens +et des moralistes. Il nous paraît donc regrettable à tous +égards que le grand Corneille ait autant subi la tyrannique +influence de son époque dont le Misanthrope dit +si bien dans sa rude franchise:</p> + +<div class="blockquot"><p>Le mauvais goût du siècle en cela me fait peur.</p></div> + +<p>Terrible mauvais goût puisque nous lui devons tant +de fadeurs amoureuses, de tirades à la Céladon qui choquent +dans les chefs-d'œuvre mêmes du poète lequel +n'avait pas besoin de ces mesquins agréments. Son génie +naturellement moral, sain, viril, aurait bien mieux encore +mérité l'éloge que faisait de lui Napoléon à Sainte-Hélène: +«La tragédie échauffe l'âme, élève le cœur, +peut et doit créer des héros. Sous ce rapport peut-être, +la France doit à Corneille une partie de ses belles actions; +aussi, messieurs, s'il vivait, je le ferais prince<a name="FNanchor_72_72" id="FNanchor_72_72"></a><a href="#Footnote_72_72" class="fnanchor">[72]</a>.»</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_63_63" id="Footnote_63_63"></a><a href="#FNanchor_63_63"><span class="label">[63]</span></a> <i>Biographie Universelle.</i></p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_64_64" id="Footnote_64_64"></a><a href="#FNanchor_64_64"><span class="label">[64]</span></a> Sa mère s'appelait Marthe de Pesan.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_65_65" id="Footnote_65_65"></a><a href="#FNanchor_65_65"><span class="label">[65]</span></a> Au dire des biographes, mais ce que je crois une pure imagination +de leur part.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_66_66" id="Footnote_66_66"></a><a href="#FNanchor_66_66"><span class="label">[66]</span></a> <i>Poésies diverses.—Excuse à Ariste.</i></p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_67_67" id="Footnote_67_67"></a><a href="#FNanchor_67_67"><span class="label">[67]</span></a> En tête de <i>Cinna</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_68_68" id="Footnote_68_68"></a><a href="#FNanchor_68_68"><span class="label">[68]</span></a> <i>Notice</i> en tête des <i>Œuvres de Corneille</i>.—Édit. in-8º.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_69_69" id="Footnote_69_69"></a><a href="#FNanchor_69_69"><span class="label">[69]</span></a> Fontenelle. <i>Notice sur Corneille.</i></p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_70_70" id="Footnote_70_70"></a><a href="#FNanchor_70_70"><span class="label">[70]</span></a> Il s'adressait à Thomas Corneille reçu en remplacement de son +frère.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_71_71" id="Footnote_71_71"></a><a href="#FNanchor_71_71"><span class="label">[71]</span></a> De Belloy, auteur du <i>Siége de Calais</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_72_72" id="Footnote_72_72"></a><a href="#FNanchor_72_72"><span class="label">[72]</span></a> <i>Mémorial de Sainte-Hélène</i>, à la date du 26 février 1816.<span class='pagenum'><a name="Page_293" id="Page_293">[Pg 293]</a></span></p></div> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="LE_GENERAL_DESAIX" id="LE_GENERAL_DESAIX"></a>LE GÉNÉRAL DESAIX</h2> + +<h2>I</h2> + + +<p>On ne saurait trop, en ce moment, mettre en relief +les types de la vertu militaire exaltée par le patriotisme. +Desaix en est un, assurément.</p> + +<p>Né le 14 août 1768, à St-Hilaire-d'Ayat (Auvergne), +de Gilbert-Antoine de Veygoux-Desaix et d'Amable de +Beaufranchet d'Ayat, il fut mis, dès l'âge de sept ans, +à l'école militaire d'Effiat, dont il devint un des plus +brillants élèves. Aussi, à peine âgé de quinze ans, il +entrait comme sous-lieutenant dans un régiment de +Bretagne, où, comme à l'école, il se fit remarquer par +sa conduite, qui lui fit donner par ses camarades le +surnom de <i>Caton</i> ou le <i>sage</i>.</p> + +<p>Quelques anecdotes à son sujet.</p> + +<p>«Desaix, simple aide-de-camp encore, revenait +d'une de ces promenades solitaires qu'il faisait loin des +murs de Landau, contemplant la nature entière et observant +avec un goût particulier celui de ses règnes qui +a toujours eu le plus d'attrait pour les âmes douces et +paisibles. Tout à coup, il voit la campagne et ses végétaux +couverts de tourbillons de poussière; il entend des +cris et des bruits d'armes. Il court aux lieux d'où ils<span class='pagenum'><a name="Page_294" id="Page_294">[Pg 294]</a></span> +partent: c'était un choc, c'était un combat entre une +forte reconnaissance française et trois escadrons autrichiens. +Sans armes, n'ayant qu'une cravache à la main, +Desaix se jette au milieu de la mêlée: il est renversé +et fait prisonnier. On le dégage, il recommence à +combattre, et rentre dans Landau avec la reconnaissance +victorieuse et un prisonnier qu'il a fait lui-même<a name="FNanchor_73_73" id="FNanchor_73_73"></a><a href="#Footnote_73_73" class="fnanchor">[73]</a>.»</p> + +<p>Devant Strasbourg, ses troupes, attaquées par un +ennemi très-supérieur en nombre, plient et se retirent. +Il se jette au-devant d'elles.</p> + +<p>—Général, lui crie-t-on, n'avez-vous pas ordonné la +retraite?</p> + +<p>—Oui, répond Desaix, mais c'est celle de l'ennemi.</p> + +<p>À ce cri d'une âme courageuse, et qui ménageait +avec tant de délicatesse la fierté des soldats, ceux-ci, +comme dans une manœuvre d'exercice, se retournent, +fondent sur un ennemi qui se croyait déjà vainqueur +et ne lui laissent pas même la ressource de la fuite.</p> + +<p>«Je battrai l'ennemi tant que je serai aimé de mes +soldats,» disait Desaix, et il en était adoré.</p> + +<p>«Au passage du Rhin, en l'an V, l'un des premiers +il touche la rive droite du fleuve; et au moment où, +avec un petit nombre de soldats, il arrête, désarme ou +renverse les bataillons autrichiens, un coup de fusil, +qu'il a vu ajuster sur lui, lui perce la cuisse et le blesse +grièvement. Cette générosité, qui ne l'abandonne jamais +et qui semble le dominer davantage au milieu des +scènes de carnage, lui donne la force d'aller jusqu'au<span class='pagenum'><a name="Page_295" id="Page_295">[Pg 295]</a></span> +soldat autrichien qui a tiré le coup et de le déclarer son +prisonnier pour lui sauver la vie: ce n'est qu'alors qu'il +fait connaître sa blessure.»</p> + +<p>Bayard, assurément, ou quelque autre héros chrétien, +n'aurait pas fait mieux.</p> + +<p>Dans le livre assez récent de M. Martha-Becker, +neveu de Desaix<a name="FNanchor_74_74" id="FNanchor_74_74"></a><a href="#Footnote_74_74" class="fnanchor">[74]</a>, nous trouvons à glaner bien plus +encore que dans l'opuscule de Garat. Quoique appartenant +par sa naissance à l'aristocratie, Desaix, dans +son patriotisme intelligent, jugea que c'était pour lui +un devoir de ne pas quitter son régiment, le 46<sup>e</sup> de +ligne, resté, grâce au corps d'officiers et au bon esprit +des soldats, pur de tout excès. Mais, pour tenir à cette +résolution, il lui fallut une certaine force d'âme, car +son frère et plusieurs membres de sa famille se trouvaient +dans l'armée de Condé, et sa mère elle-même, +pour laquelle sa vénération était profonde, s'étonnait +qu'il ne les eût point imités. Lors d'un congé qu'il +vint passer près d'elle, au château de Veygoux, ils +eurent à ce sujet une explication:</p> + +<p>—J'avais cru, dit M<sup>me</sup> de Veygoux à son fils, que +vous auriez suivi vos frères?</p> + +<p>—Maman, répondit-il, pouvais-je me séparer de +mon régiment quand tous les officiers y sont demeurés?</p> + +<p>—Votre refus d'émigrer vous portera malheur et +fera rejaillir une honte éternelle sur notre famille. Il ne +vous reste plus qu'à venir garder nos troupeaux pendant +que vos frères combattront pour la défense du trône.</p> + +<p>L'amertume de ce langage, si pénible pour Desaix<span class='pagenum'><a name="Page_296" id="Page_296">[Pg 296]</a></span> +dans la bouche de sa mère, avait ébranlé sa conviction, +qui était celle du bon sens, lorsqu'une lettre de son +frère, tombée d'aventure entre ses mains, en lui montrant +sous leur vrai jour la situation faite aux émigrés +dits retardataires, raffermit ses résolutions. À la menace +faite par une parente de l'envoi d'une quenouille, présent +dont on qualifiait les gentilshommes restés en +France, il répondit: «Je n'émigrerai à aucun prix, <i>je +ne veux pas servir contre mon pays</i>; je veux demeurer +et avancer dans l'armée; non, jamais je ne serai +émigré.»</p> + +<p>Mais, d'ailleurs, il ne dissimulait pas son aversion et +son dégoût pour les violences révolutionnaires, et, après +la triste journée du 10 août, blâmée hautement et courageusement +par le général Victor de Broglie, dont il +était aide de camp, Desaix applaudit à la protestation +de celui-ci et le suivit quelque temps dans la retraite. +Revenu à l'armée du Rhin où, dans une seule année +(1793), par la désastreuse influence des commissaires, +se succédèrent neuf généraux en chef, Desaix, quoique +dans un poste secondaire, par son infatigable activité, +son dévouement pour le soldat, comme son intrépidité, +«était devenu l'âme des combats et des combinaisons +militaires.» Au mois d'août, il fut promu, sur le champ +de bataille même, par les représentants, au grade de +général de brigade, et le 21 octobre, il était nommé +général de division. Desaix comptait vingt-cinq ans à +peine. C'est alors qu'il écrit à sa sœur, restée près de +M<sup>me</sup> de Veygoux, une lettre admirable qu'on voudrait +pouvoir citer tout entière, mais dont nous détacherons +au moins quelques passages:<span class='pagenum'><a name="Page_297" id="Page_297">[Pg 297]</a></span></p> + +<p>«... Je sais combien vous m'êtes attachées, et combien +vous désirez qu'il ne m'arrive pas de malheurs. Je +t'assure que vous avez bien tort de vous tourmenter si +fort; je vais toujours très-bien; ma santé est bonne; +ma blessure est entièrement guérie; je n'en attends +plus que quelques autres, pourvu qu'elles soient glorieuses +et utiles à mon pays. Que j'aurai de plaisir, +chère petite sœur, à te présenter mes cicatrices glorieuses! +Quand la guerre terrible et effroyable qui +ravage et dévaste, qui sépare les amis, sera enfin terminée, +simple, ignoré, paisible, content d'avoir contribué +à rétablir la paix et à repousser les cruels ennemis, +les barbares étrangers qui veulent nous faire la loi, +je viendrai près de toi et nous ne nous séparerons plus; +nous adoucirons la vieillesse de la bonne maman, nous +chercherons à la rendre heureuse...</p> + +<p>»Je ne crois pas avoir le plaisir de t'embrasser, cette +année encore; l'hiver approche et la campagne ne +finit pas; elle est bien dure. Plains nos malheureux +volontaires couchés à terre, dans la boue jusqu'aux +genoux et fatigués d'un service pénible et continuel. +Plains-moi aussi, chère sœur, je suis élevé à un grade +difficile et pénible, que je n'ai accepté qu'avec le plus +grand regret. Je suis général de division et commande +l'avant-garde; c'est bien de l'ouvrage pour ton frère +que tu sais jeune et pas très-expérimenté..... J'espère +que la fortune m'aidera, qu'elle me sourira. Si la victoire +me couronnait, j'en déposerais les couronnes entre +les mains de maman, comme autrefois je lui donnais +celles de lierre que méritait mon assiduité au collége. +Je lui suis bien attaché à cette bonne mère; je l'aime<span class='pagenum'><a name="Page_298" id="Page_298">[Pg 298]</a></span> +au delà de ce qu'on peut dire. Que je voudrais la savoir +contente et heureuse!</p> + +<p>«Je suis bien désolé de voir, au milieu de mes richesses, +avec les beaux appartements qu'on m'a donnés, +que je ne puisse pas réunir une somme un peu considérable +pour l'aider; elle ne m'a pas encore dit qu'elle en +eût besoin; je crains qu'elle ne me le cache. Tu sais +bien que tu as toujours été la confidente de mon cœur, +que je n'ai jamais rien eu de caché pour toi. Eh bien! +dis-moi, avez-vous besoin de quelque chose? Parle vite, +je serai trop heureux de me priver pour vous offrir tout +ce que je possède.»</p> + +<p>Se peut-il un plus noble cœur, un plus tendre fils, un +meilleur frère?</p> + +<p>Grâce au patriotisme des officiers et des soldats, la +campagne de 1793, dont les débuts n'avaient pas été +heureux, se termina par des victoires. Desaix, plus que +personne avait contribué à ce résultat. Eh bien! à ce +moment-là même, par suite d'une dénonciation signée +de quelques misérables et partie de l'Auvergne, sa vie +fut en péril et il faillit avoir le sort de Custine, son +ancien général. Déjà, par suite de cette dénonciation +calomnieuse, pesait sur lui la menace d'une arrestation, +quand eut lieu la prise d'Haguenau, dont les habitants, +aussi bien que ceux des cantons environnants, se sachant +assimilés par la prétendue justice révolutionnaire +aux émigrés, cherchèrent, au nombre de plus de cinquante +mille, leur salut dans la fuite. Desaix recueillit +une foule de ces malheureux dans sa division, refusa de +les livrer et favorisa leur évasion. Nouvelle dénonciation +contre lui. Alors la fureur des révolutionnaires ne<span class='pagenum'><a name="Page_299" id="Page_299">[Pg 299]</a></span> +connut plus de bornes; malgré les efforts de Pichegru, +et même de Saint-Just, l'ordre d'arrêter Desaix est +donné et les commissaires de la Convention se présentent +pour l'exécuter.</p> + +<p>Mais soudain un généreux mouvement d'indignation +soulève la division tout entière. Les soldats enlèvent le +général, et, le plaçant au milieu des rangs, lui font un +rempart de leurs corps en disant aux commissaires: «Il +ne fallait pas faire la guerre si vous ne vouliez pas nous +laisser le général qui nous a toujours menés à la victoire!» +Devant cette énergique manifestation, les commissaires +durent se retirer, et le général fut sauvé. Mais +peu de temps après, Desaix avait à trembler pour sa +mère et sa sœur, incarcérées à Riom comme parentes +d'émigrés. Non-seulement il sollicite sans relâche en +leur faveur, mais il pourvoit à leurs moindres besoins, +en envoyant de l'argent au geôlier pour le sucre et le +café. Puis il s'efforce de soutenir ou relever le courage +des prisonnières. «Console-toi, ma bonne et chère sœur, +de ta détention malheureuse! moi-même passionné +pour la liberté, passionné pour les combats, je me suis +attendu à être privé du plaisir de jouir de tous deux.» +Ce ne fut qu'au bout de plusieurs mois cependant que +Desaix obtint la mise en liberté des captives qui rentrèrent +dans le domaine de Veygoux dont le séquestre +avait été en partie levé.</p> + +<p>Après la campagne de 1795, par suite du manque +de vivres, si pénible pour l'armée, qui fit preuve +d'une résignation héroïque et d'un admirable esprit +de discipline, Desaix eut la satisfaction de signer +une trêve nécessaire à nos braves soldats, heureux de<span class='pagenum'><a name="Page_300" id="Page_300">[Pg 300]</a></span> +pouvoir se refaire dans les cantonnements de l'Alsace +et de la Lorraine. Telle était l'affection des troupes +pour le jeune général, que le représentant Rivaut écrivait +à cette époque au Directoire: «Ce sont toujours +les chevaux qui nous manquent. Je vous l'ai dit, si +Desaix, qui a habitué les troupes à le voir partout, +avait des chevaux assez pour toujours aller, les troupes +iraient avec lui au diable.»</p> + +<p>Pichegru ayant quitté l'armée, Desaix fut chargé par +intérim du commandement en chef. Mais la responsabilité +qui pesait sur lui l'inquiétait; il fut heureux que +Moreau vînt pour l'alléger de ce lourd fardeau, et il +reprit avec empressement sa place au second rang. +Moreau eut grandement à s'applaudir de son concours +dans cette rude campagne, qui commença par le passage +du Rhin dans les circonstances les plus difficiles, +une marche audacieuse sur Vienne, et se termina par +une retraite forcée et cependant des plus glorieuses +pour le général en chef.</p> + +<p>Après l'armistice de Léoben, Desaix, qui s'était pris +d'une admiration enthousiaste pour le général en chef +de l'armée d'Italie, demanda et obtint une mission qui +lui permît d'aller lui rendre visite à Milan. Ils se voyaient +pour la première fois, mais tous deux, faits pour se +comprendre et s'apprécier, ils se serrèrent la main +comme de vieux frères d'armes, et au bout de quelques +jours, arrivés à cette intimité d'où résulte la pleine +confiance, ils n'avaient plus de secrets l'un pour l'autre. +Bonaparte confia à son ami le projet de l'expédition +d'Égypte, et Desaix ne doutait pas du succès. Lorsqu'après +la signature du traité de Campo-Formio, le Direc<span class='pagenum'><a name="Page_301" id="Page_301">[Pg 301]</a></span>toire +eut nommé Bonaparte général en chef de l'armée +rassemblée sur les côtes de l'Océan, qui prenait le +nom d'armée d'Angleterre, en chargeant provisoirement +Desaix de la commander, celui-ci répondit, heureux de +voir son nom associé a celui du vainqueur d'Italie:</p> + +<p>«Il n'est rien que je craigne d'entreprendre sous ses +ordres.»</p> + +<p>Un mot encore, avant de continuer, sur le voyage de +Desaix en Italie. Ce voyage, il l'avait fait avec un tel +bonheur, qu'il en rédigea une espèce de journal écrit au +courant de la plume, et reflétant ses impressions au jour +le jour. En voici quelques-unes. Après une visite à la +cathédrale de Milan, il pénètre dans plusieurs couvents, +et ses paroles sont grandement à noter pour l'époque:</p> + +<p>«Pouvais-je ne pas prendre les moines et les bons +abbés pour des hommes du ciel descendus chez les +hommes corrompus?»</p> + +<p>Dans le cimetière, à la vue des tombeaux fastueux des +nobles, il s'écrie: «Ils ont beau faire, ils ont beau se +séparer des autres; après leur mort, ils n'en sont pas +moins oubliés et confondus.»</p> + +<p>Desaix a le goût et l'intelligence des œuvres d'art, et +les musées comme les galeries particulières n'ont pas +de visiteur plus enthousiaste. Après avoir admiré les +<i>Titans</i> de Jules Romain, il s'écrie: «On passerait sa vie +à voir les détails, les Titans renversés, écrasés sous les +montagnes, et exprimant la rage, le désespoir, le +repentir, le pardon et la douleur.»</p> + +<p>Devant le buste de l'amiral vénitien Angelo Emo, il +dit comme par un soudain pressentiment: «Il mourut +après son expédition de Tunis, à la fleur de l'âge,<span class='pagenum'><a name="Page_302" id="Page_302">[Pg 302]</a></span> +n'ayant pas encore pu faire assez pour être immortalisé +et avoir la couronne de lauriers.»</p> + +<p>Au moment de s'embarquer pour l'Égypte, il s'écria: +«Oui, j'en conviens, c'est l'ambition qui me pousse. Elle +est noble cette ambition, celle de s'exposer au plus +grand des dangers, et risquer la gloire acquise pour +en acquérir de nouvelle. On a toujours assez de +richesses, on n'a jamais assez de célébrité.» Et il termine +en disant: «qu'il aspire <i>non à la gloire des dévastateurs, +mais à celle de bienfaiteur des peuples</i>.»<br /><br /></p> + + +<h2>II</h2> + +<p>On sait le rôle glorieux de Desaix pendant la campagne +d'Égypte, et qu'après avoir conquis le Saïd septentrional +(Égypte moyenne) et la Thébaïde (haute +Égypte) (1798-1799), il y fit bénir son administration +tutélaire par les populations indigènes qui, d'une voix +unanime, lui décernèrent le beau surnom de <i>Sultan +juste</i>. Dans l'admiration de la bravoure des soldats +comme de leur exacte discipline, des scheiks lui disaient: +«Sultan, tu ne devrais pas donner de pain à +tes soldats, ils méritent d'être nourris avec du sucre.»</p> + +<p>On ne s'étonne pas aussi de voir le général en chef +écrire à son illustre lieutenant: «Croyez que rien n'égale +l'estime que j'ai pour vous, si ce n'est l'amitié +que je vous porte.»</p> + +<p>Lorsqu'à la suite des nouvelles venues d'Europe, +Bonaparte eut résolu de quitter l'Égypte, il hésita sur +le choix du général à qui il confierait le commandement<span class='pagenum'><a name="Page_303" id="Page_303">[Pg 303]</a></span> +de l'armée d'Orient. S'il eût consulté celle-ci, nul doute +qu'elle aurait désigné Desaix, «le plus capable de +tous,» comme Napoléon l'écrivait à Sainte-Hélène, mais +en ajoutant: «Il était plus utile en France.» Et Kléber +lui fut préféré. En même temps Desaix, par une lettre +écrite la veille du départ, était invité à s'embarquer +pour l'Europe dans le courant de novembre.</p> + +<p>Ce ne fut pourtant qu'au mois de janvier (1800) qu'il +put effectuer son départ et prendre passage sur un vaisseau +neutre, muni en outre d'un sauf-conduit signé par +Sidney Smith, en conséquence de la convention d'El-Arish. +Malgré ces garanties formelles, dans les eaux de +la Sicile, le <i>Saint-Antoine de Padoue</i>, sur lequel se trouvait +Desaix avec ses deux aides de camp, ayant été rencontré +par la corvette anglaise la <i>Dorothée</i>, les Français +furent retenus prisonniers par les ordres de lord Keith, +amiral de la flotte britannique. Lord Keith, par le désir +de rabaisser la France dans la personne de ses plus +braves soldats, fit offrir au patron du <i>Saint-Antoine de +Padoue</i> mille guinées s'il voulait déclarer que les marchandises +confisquées sur le bâtiment appartenaient aux +passagers. L'honnête marin se refusa énergiquement à +ce mensonge, dont la proposition fit dire à Desaix:</p> + +<p>«Monsieur l'amiral, prenez le navire, prenez nos +bagages, nous tenons peu à l'intérêt, mais laissez-nous +l'honneur.»</p> + +<p>Enfin, par l'ordre du gouvernement anglais, qui se +refusa à sanctionner une telle iniquité, les prisonniers +furent rendus à la liberté, et peu de jours après, ils débarquaient +à Toulon. Pendant son séjour forcé au lazaret, +Desaix trompa son ennui par une correspondance<span class='pagenum'><a name="Page_304" id="Page_304">[Pg 304]</a></span> +très-active. Il adressa d'abord à son ancien général en +chef, devenu le premier Consul, une dépêche dans +laquelle on lit: «Je sais que vous voulez porter la +France à son plus haut point de gloire, et cela en rendant +tout le monde heureux. Peut-on faire mieux? +Oui, mon général, je désire vivement faire la guerre, +mais de préférence aux Anglais... Quelque grade que +vous me donniez, je serai content; vous savez que je +ne tiens pas à avoir les premiers commandements... +que je ne les désire pas; je serai avec le même plaisir +volontaire ou général. Je désire bien connaître ma +situation de suite afin de ne pas perdre un instant +pour entrer en campagne. <i>Un jour qui n'est pas bien +employé est un jour perdu.</i>»</p> + +<p>À sa mère, à sa sœur, il écrit des lettres pleines de +la plus touchante effusion et dans lesquelles son cœur +s'épanche avec bonheur. Dans une lettre à un ami nous +trouvons ces lignes: «J'ai vu bien des pays, l'Égypte, +la Syrie, la Grèce, la Sicile, Rome. Que de monuments, +que de ruines! J'ai acheté ce plaisir par des +peines excessives, des fatigues prodigieuses, des inquiétudes +sans nombre, mais j'ai revu la patrie et +tout s'est effacé.»</p> + +<p>Enfin les portes du lazaret sont ouvertes. Desaix ne +perd pas un instant pour rejoindre, en Italie, le premier +Consul, et «le 11 juin, dit M. Thiers, on vit arriver au +quartier général de Stradella, un des généraux les plus +distingués de l'époque, Desaix, qui égalait peut-être +Moreau, Masséna, Kléber, Lannes, en talents militaires, +mais qui, par les rares perfections de son caractère, les +effaçait tous.»<span class='pagenum'><a name="Page_305" id="Page_305">[Pg 305]</a></span></p> + +<p>Bonaparte serra Desaix dans ses bras à plusieurs +reprises, et se plut à le montrer à cheval à ses côtés, +<i>comme un gage assuré de la victoire</i>; il ne se trompait +pas. Mais cette victoire, Desaix devait la payer de son +sang. On sait toutes les vicissitudes de cette étrange +bataille de Marengo, où Mélas, qui se croyait victorieux, +fut le vaincu. Un moment cependant, dans l'armée +française, on crut tout perdu. Les généraux, formés en +cercle autour du premier Consul, le pressent d'ordonner +la retraite. Bonaparte s'y refuse en demandant l'avis +de Desaix. Celui-ci tire sa montre et dit au général en +chef: «Oui, la bataille est perdue; mais il n'est que +trois heures, nous avons encore le temps d'en gagner +une autre.»</p> + +<p>À l'instant, l'offensive est reprise à la voix de Bonaparte, +qui parcourt le front des régiments en disant aux +soldats: «C'est avoir fait trop de pas en arrière; le +moment est venu de faire un pas décisif en avant. Soldats, +souvenez-vous que notre habitude est de coucher +sur le champ de bataille.»</p> + +<p>Sur toute la ligne, la fusillade et la canonnade +recommencent. Une charge, surtout, exécutée par +Desaix, décida la victoire. Mais, au moment même où +les cavaliers arrivaient sur l'ennemi comme une furieuse +avalanche, on vit Desaix chanceler sur son cheval +et tomber sans avoir pu proférer une parole, au dire du +dernier biographe. Le soir, comme les officiers félicitaient +Bonaparte de cette belle journée, il répondit: +«Oui, bien belle, si ce soir j'avais pu embrasser Desaix +sur le champ de bataille. J'allais le faire ministre, je +l'aurais fait prince si j'avais pu.»<span class='pagenum'><a name="Page_306" id="Page_306">[Pg 306]</a></span></p> + +<p>Savary, depuis duc de Rovigo, l'un des aides de camp +de Desaix, nous dit dans le premier volume de ses +Mémoires:</p> + +<p>«Le colonel du 9<sup>e</sup> léger m'apprit qu'il n'existait plus. +Je n'étais pas à cent pas du lieu où je l'avais laissé, j'y +courus et le trouvai par terre, au milieu des morts +déjà dépouillés, et dépouillé entièrement lui-même. +Malgré l'obscurité, je le reconnus à sa volumineuse +chevelure, de laquelle on n'avait pas encore ôté le +ruban qui la liait.</p> + +<p>«Je lui étais trop attaché depuis longtemps, pour le +laisser là, où on l'aurait enterré, sans distinction, avec +les cadavres qui gisaient à côté de lui. Je pris à l'équipage +d'un cheval, mort à quelques pas de là, un manteau +qui était encore à la selle du cheval; j'enveloppai +le corps du général Desaix dedans, et un hussard, égaré +sur le champ de bataille, vint m'aider à remplir ce +triste devoir auprès du général. Il consentit à le charger +sur son cheval et à conduire celui-ci par la bride +jusqu'à Garofolh, pendant que j'irais apprendre ce +malheur au premier Consul... Il m'approuva et ordonna +de faire porter le corps à Milan pour qu'il y fût embaumé<a name="FNanchor_75_75" id="FNanchor_75_75"></a><a href="#Footnote_75_75" class="fnanchor">[75]</a>».</p> + +<p>Il n'est pas besoin de dire quelle fut la douleur de la +mère et de la sœur de Desaix. Le premier Consul, en +témoignant par une lettre à la première de sa profonde +sympathie, lui fit remettre le premier quartier d'une +pension qui lui était accordée au nom de la patrie +reconnaissante. La seconde fut mariée par lui au général +Becker, officier très-estimé.<span class='pagenum'><a name="Page_307" id="Page_307">[Pg 307]</a></span></p> + +<p>Des honneurs singuliers furent rendus à Desaix, dont +la tombe se voit au sommet du grand Saint-Bernard.</p> + +<p>En posant la première pierre du quai qui devait +porter ce nom illustre, Lucien Bonaparte prononça ces +paroles: «Puisse ce quai avoir une durée aussi longue +que la mémoire de Desaix!»</p> + +<p>Un monument à la gloire du héros et surmonté de +son buste orne la place du Châtelet.</p> + +<p>Voici, d'après Martha Becker, l'épitaphe qui fut faite +à Strasbourg pour Desaix: «<i>Hic jacet hostium terror et +admiratio, Patriæ amor et luctus.</i>»</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_73_73" id="Footnote_73_73"></a><a href="#FNanchor_73_73"><span class="label">[73]</span></a> <i>Éloge de Kléber et Desaix</i>, par Garat (1<sup>er</sup> vendémiaire, an IX).—1800. +In-8º.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_74_74" id="Footnote_74_74"></a><a href="#FNanchor_74_74"><span class="label">[74]</span></a> <i>Le général Desaix</i>, 1 vol. in-8º.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_75_75" id="Footnote_75_75"></a><a href="#FNanchor_75_75"><span class="label">[75]</span></a> Savary: <i>Mémoires</i>.<span class='pagenum'><a name="Page_308" id="Page_308">[Pg 308]</a></span></p></div> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="MATHIEU_DE_DOMBASLE" id="MATHIEU_DE_DOMBASLE"></a>MATHIEU DE DOMBASLE</h2> + +<h2>I</h2> + +<p class="indent2"> +L'agriculture produit le bon sens, et un bon +sens d'une nature excellente.</p> + +<p class="signature"><span class="smcap">Joubert</span>.<br /></p> + + +<p>Un homme qui n'est pas moins illustre qu'Olivier de +Serres et auquel notre patrie ne doit pas moins de reconnaissance +pour les services immenses qu'il a rendus à +l'agriculture, c'est notre contemporain, Mathieu de +Dombasle. Nous regrettions pour le premier l'absence +de documents qui permissent d'écrire avec détails sa +biographie; et le même regret nous pourrions l'exprimer +à propos de Mathieu de Dombasle dont la vie s'est +écoulée presque sous nos yeux. Cette vie pourtant offre +un intérêt sérieux, quoique peu accidentée, peu remplie +d'évènements dans sa plus importante période, tout +entière absorbée par un travail dont l'austère régularité +avait quelque chose de monastique.</p> + +<p>L'ordre parfait que M. de Dombasle avait su établir +dans la répartition de son temps, le pouvoir sans +bornes qu'il exerçait sur lui-même et la rigoureuse +attention qu'il mettait à éviter toute cause de distraction<span class='pagenum'><a name="Page_309" id="Page_309">[Pg 309]</a></span> +lui permettaient de suffire à tout. «Pendant un séjour +de vingt ans qu'il passa à Roville, écrivait M. Jules +Rieffel, un de ses élèves, directeur de l'institut de Grand-Jouan, +il ne fit peut-être pas vingt absences, et, chose +admirable, durant cette longue période, sa vie fut réglée, +au point de vue du travail, comme on voit les +heures distribuées pour la prière dans une communauté +de religieux. Cette présence continuelle, cette régularité +qu'il avait su s'imposer à lui-même, avant de l'exiger +des autres, ne furent pas certainement la moindre cause +de ses succès et l'exemple le moins salutaire qu'il donna +aux élèves dont la France est aujourd'hui redevable à +l'école de Roville.»</p> + +<p>C'est ainsi que Mathieu de Dombasle, tout en veillant +avec tant de sollicitude aux moindres détails de son +exploitation devenue la première ferme modèle, en +même temps, qu'il initiait ses nombreux élèves à la +science agronomique, plus pratique encore que théorique, +pouvait suffire aux exigences de son immense +correspondance. Après sa mort, on trouva <i>vingt-et-un</i> +cartons remplis des lettres adressées de tous les points +de la France à Mathieu de Dombasle par des agriculteurs +heureux de compter au nombre de ses disciples; +<i>quarante-et-un</i> cahiers, chacun d'au moins 150 pages, +renfermaient la copie des réponses à ces lettres comme +à celles de tant d'illustres étrangers avec lesquels le fermier +de Roville était en relations habituelles: Sir John +Sinclair, le célèbre fondateur du bureau d'agriculture +de Londres; Thaër, si cher à la Prusse, ou plutôt à +l'Allemagne, et dont les travaux se lièrent si intimement +en France aux premiers progrès de l'école moderne; le<span class='pagenum'><a name="Page_310" id="Page_310">[Pg 310]</a></span> +vénérable de Fellenberg, le baron de Woght et vingt +autres.</p> + +<p>Mais comment Mathieu de Dombasle avait-il été amené +à s'occuper exclusivement d'agriculture? Peut-être +avant de parler de Roville, il eût été utile de donner à +ce sujet quelques détails puisés surtout dans l'excellente +<i>Notice biographique</i>, de M. Leclerc-Thouin, lue à la +séance publique de la Société royale et centrale d'Agriculture, +du 14 avril 1844 et publiée dans le recueil de la +dite Société<a name="FNanchor_76_76" id="FNanchor_76_76"></a><a href="#Footnote_76_76" class="fnanchor">[76]</a>.</p> + +<p>Ce document, très-complet pour ce qui a trait aux +travaux de l'agriculteur, nous donne moins de détails +sur l'homme, dont la vie, dans sa plus grande partie, +s'écoula, comme nous l'avons dit, paisible et uniforme, +et sauf au début ne connut guère les péripéties dramatiques.</p> + +<p>Christophe Joseph Alexandre Mathieu de Dombasle +naquit à Nancy, le 26 février 1777. Sa famille, anoblie +par le duc Léopold, était une des plus honorables de l'ancienne +Lorraine. Après avoir fait ses premières études +sous les yeux de ses parents, il entra, vers l'âge de douze +ans, au collége de Saint-Symphorien, de Metz, dirigé +par les bénédictins. Ces maîtres, zélés non moins +qu'intelligents, constatèrent chez leur élève, avec des +habitudes singulières de méditation et de réflexion, +une ardeur pour le travail qu'il aurait fallu presque +contenir. Aussi les progrès de l'adolescent furent rapides +et donnaient les plus grandes espérances lorsque par +malheur la Révolution, en chassant les moines de leurs<span class='pagenum'><a name="Page_311" id="Page_311">[Pg 311]</a></span> +couvents et fermant tous les établissements d'instruction +publique, vint arracher le jeune Dombasle à ses +études. Revenu dans la maison paternelle, et livré à peu +près à lui-même, il partageait son temps entre la culture +des beaux-arts, musique, dessin, gravure, et la chasse +qu'il aimait de passion. Néanmoins un matin il quitta +généreusement tout cela lorsque pour la patrie sonna +l'heure des grands périls et que l'étranger envahit la +France. Quoiqu'il n'eût pas eu beaucoup à se louer de +la Révolution qui lui avait enlevé le titre de grand +maître des eaux et forêts, héréditaire dans sa famille, +le jeune Dombasle n'hésita pas à s'enrôler comme volontaire +et combattit, pendant plusieurs mois en cette qualité, +sous les drapeaux de la République. Mais une affection +nerveuse dont il fut atteint sans doute à la suite de +ses fatigues, et que la petite vérole vint cruellement +compliquer, mit sa vie en péril. Lorsque enfin, convalescent, +il put quitter l'hôpital, son état de santé était +tel que les médecins jugèrent qu'il lui fallait, pour longtemps +ou même pour toujours, renoncer au rude métier +du soldat et lui délivrèrent son congé.</p> + +<p>«Cette double circonstance, dit M. Leclerc-Thouin, +décida du reste de sa vie, car ce fut alors que s'accrurent +chez lui les goûts d'application studieuse et que les +facultés intellectuelles prirent, aux dépens de l'agilité et +de la force du corps, un développement nouveau. Aux +études littéraires, il joignit celles des sciences... La chimie +avait surtout appelé son attention... Après avoir +abandonné quelques spéculations commerciales peu en +harmonie avec ses goûts, il lui dut de pouvoir s'adonner +sérieusement à la fabrication du sucre de betterave, et,<span class='pagenum'><a name="Page_312" id="Page_312">[Pg 312]</a></span> +à cette occasion se livrer à la pratique de l'agriculture +qui avait toujours eu pour lui un vif attrait.»</p> + +<p>Mais au moment même où, sa fabrique, de plus en +plus prospère, il commençait à recueillir le fruit de ses +efforts, arrivèrent les évènements de 1814. L'invasion +russe et la libre introduction des sucres coloniaux, en +faisant une concurrence écrasante à ses produits, lui +enlevèrent la majeure partie des capitaux considérables +qu'il avait versés dans ses usines. Mathieu de Dombasle +se trouvait ruiné, mais ruiné si complètement qu'à la +mort de son père, il fut obligé d'abandonner la portion +de bien qui lui revenait à ses frères et sœurs, tout en +restant débiteur envers eux d'une somme assez forte +qu'il ne put acquitter que longtemps après.<br /><br /></p> + + +<h2>II</h2> + +<p>Loin de perdre courage cependant, il envisagea froidement +le désastre dans toute son étendue et confiant +dans les ressources qu'il sentait en lui-même et surtout +dans les résultats d'un travail intelligent et persévérant, +il n'hésita pas, quoique déjà plus jeune (il avait alors +trente-huit ans) à recommencer une nouvelle carrière; +son penchant comme le bonheur des circonstances le +poussèrent, cette fois, exclusivement vers l'agriculture. +Un de ses voisins, M. Bertier, riche propriétaire, avait +depuis longtemps le désir de transformer sa terre de +Roville en école d'agriculture, genre d'établissement qui +manquait en France quoique des fermes ouvertes à +l'instruction publique existassent déjà dans presque tou<span class='pagenum'><a name="Page_313" id="Page_313">[Pg 313]</a></span>tes +les contrées de l'Europe. M. Bertier sut apprécier +Dombasle à sa valeur, et en homme éclairé, en véritable +ami de l'agriculture, il proposa un bail à long terme, +conçu sur les bases les plus larges, et qui, tout en assurant +l'amélioration foncière, garantissait au fermier un +intérêt convenable de ses avances et une juste rémunération +de ses travaux. Il fournissait de plus pour l'exploitation +une part importante du capital complété par +d'autres actionnaires qui, réunis en assemblée générale, +le 1<sup>er</sup> septembre, arrêtèrent la nouvelle destination de +Roville et nommèrent directeur Mathieu de Dombasle. +Celui-ci vint trois mois après, le 4 décembre, s'installer +à la ferme, et il travailla dès lors sans relâche à lui acquérir +cette célébrité européenne qui a tant contribué, +pendant vingt ans, à appeler l'attention publique sur +l'agriculture et à propager ses progrès.»</p> + +<p>La ferme de Roville comptait environ 200 hectares. +Malgré la médiocrité du sol, le nouveau fermier sut, au +bout de peu d'années, en obtenir d'admirables récoltes, +en céréales, maïs, pommes de terre, betteraves, carottes; +Mathieu Dombasle en outre améliora la fabrication +des instruments aratoires, inventa une charrue qui +porte son nom, et livra un grand nombre de ces instruments +perfectionnés à l'agriculture. Mais ce qui surtout +fit de Roville un établissement important c'est qu'il devint +une excellente école d'agriculture où des jeunes +gens, envoyés par leurs parents ou par les conseils généraux, +se mettaient rapidement en état de diriger eux-mêmes +une grande exploitation, grâce à l'habile enseignement +du maître.</p> + +<p>«La pratique du chef d'exploitation, disait souvent<span class='pagenum'><a name="Page_314" id="Page_314">[Pg 314]</a></span> +Mathieu de Dombasle, est tout intellectuelle quoiqu'elle +ait pour objet la direction des opérations manuelles. +Connaître et prévenir l'effet de ces opérations, les combiner +entre elles et les modifier selon les circonstances, +voilà en quoi elle consiste véritablement et voilà pourquoi +il s'efforçait de placer les jeunes gens en contact +aussi immédiat que possible avec toutes les opérations +agricoles, de leur faire suivre en un mot un véritable +cours de clinique agricole<a name="FNanchor_77_77" id="FNanchor_77_77"></a><a href="#Footnote_77_77" class="fnanchor">[77]</a>.»</p> + +<p>Sans nier, et bien au contraire l'utilité de l'instruction +puisée dans les livres, Mathieu de Dombasle la déclarait, +seule, tout à fait insuffisante. Il comparait avec +raison le cultivateur riche seulement en connaissances +puisées dans de bons ouvrages à l'homme qui aurait +suivi d'excellentes études médicales dans les cours publics, +mais qui n'aurait jamais fait sur le corps humain +l'application de ces études, et il montrait l'embarras de +l'un et de l'autre lorsque, pour la première fois, ils se +trouvaient près du lit d'un malade et devant un champ +à cultiver.»</p> + +<p>En 1831, le roi Louis-Philippe, préoccupé de popularité, +fit une visite à la ferme de Roville, et témoigna +vivement de sa satisfaction au directeur. Dans la même +année, l'illustre agronome fut nommé membre de la Légion-d'Honneur, +en même temps que le ministre allouait +à Roville une assez forte subvention annuelle pour +la création de dix bourses de 300 francs chacune, et +pour le traitement des professeurs. De ceux-ci Mathieu +de Dombasle, pas n'est besoin de le dire, était le pre<span class='pagenum'><a name="Page_315" id="Page_315">[Pg 315]</a></span>mier +quoique son enseignement, essentiellement pratique, +n'empruntât rien à la forme oratoire.</p> + +<p>«Cet homme d'une activité, d'une netteté d'esprit si +remarquables, cet homme doué d'une si grande énergie +pour le travail, était d'une faible constitution et d'une +santé débile. Habituellement silencieux, parfois presque +taciturne, il conserva jusqu'à ses dernières années, en +présence d'un certain nombre d'auditeurs, une timidité +dont il avouait que son amour-propre eut plus d'une fois +à souffrir, et qui le tourmentait encore à Roville au milieu +de ses élèves. Ce n'est que dans l'isolement du cabinet +qu'il retrouvait toute la liberté de sa pensée. Là, le +travail lui devenait si facile, qu'il avait dès longtemps +perdu l'habitude d'écrire. Il dictait sans que presque +jamais une rature vînt modifier le premier jet de sa +phrase ou interrompre le facile enchaînement de ses +idées<a name="FNanchor_78_78" id="FNanchor_78_78"></a><a href="#Footnote_78_78" class="fnanchor">[78]</a>.»</p> + +<p>Aussi le nombre de ses écrits est considérable. En +outre des <i>Annales de Roville</i>, publication périodique qui +compte 9 volumes in-8º—1824—1837, il a fait paraître +un grand nombre de brochures sur les questions à +l'ordre du jour: <i>De la production des chevaux en France; +Faits et observations sur la fabrication du sucre de betterave</i>; +etc., etc. Le <i>Calendrier du Bon Cultivateur</i>, paru +en 1821, eut du vivant de l'auteur sept éditions.</p> + +<p>À l'expiration de son bail, Mathieu de Dombasle, heureux +de la très-modeste aisance qu'il avait su reconquérir +(sa fortune ne s'élevait pas à plus de 110,000 francs), +vint s'établir à Nancy, sa ville natale, où il comptait de<span class='pagenum'><a name="Page_316" id="Page_316">[Pg 316]</a></span> +nombreux amis. «Désormais, dit M. Leclerc-Thouin, il +allait pouvoir s'occuper tout à loisir de la rédaction de +son <i>Traité général d'Agriculture</i>, depuis longtemps déjà +l'objet de ses méditations et de ses veilles, lorsque tout +à coup la nouvelle de sa mort se répandit au milieu de +la stupeur générale. Le 19 décembre 1843, il fut atteint +d'une toux en apparence catharrale; jusqu'au samedi +23, bien qu'il prît quelques médicaments, il n'interrompit +en rien ses occupations ordinaires; mais pendant la +nuit, il tomba dans un état de faiblesse qui ne lui permit +plus de se livrer à aucun travail d'esprit. Le mercredi +27, à midi, ses facultés intellectuelles et morales +s'obscurcirent, et avant trois heures il succomba aux +suites d'une affection de cœur qui amena, sans agonie +et sans souffrance, une mort que personne n'avait pu juger +sitôt prochaine.»</p> + +<p>La ville toute entière fut dans le deuil. Une souscription +s'ouvrit pour élever à l'illustre agronome une statue +que l'on voit maintenant sur la place dite de <i>Mathieu +de Dombasle</i>. Cette statue est en bronze fondue +d'après un modèle dû à David d'Angers. Le célèbre +agronome est représenté tenant la plume d'une main, +de l'autre, la liste de ses principaux ouvrages. À ses +pieds se trouve la charrue qui porte son nom.<br /><br /></p> + + +<h2>III</h2> + +<p>Quelques mots encore sur Mathieu de Dombasle écrivain. +Son style facile et courant, qui se préoccupe +moins de l'élégance que de la netteté, dit bien ce qu'il<span class='pagenum'><a name="Page_317" id="Page_317">[Pg 317]</a></span> +veut dire et ne manque point d'agrément dans sa simplicité +qui le rend intelligible au lecteur le moins lettré. +Ces qualités recommandent le <i>Calendrier du Bon Cultivateur</i>, +paru pour la première fois en 1821 et que +Mathieu de Dombasle affectionnait particulièrement: +«C'était sa première publication agricole, dit l'éditeur +de la huitième édition; puis il avait trop de foi dans le +bon sens des masses pour n'être pas flatté et frappé en +même temps du succès d'un livre qui, sans prôneurs, +sans aucun patronage, s'était en moins de vingt ans +répandu au nombre de plus de vingt mille exemplaires.» +<i>Le Calendrier du Bon Cultivateur</i> forme un gros volume +in-12 de plus de 600 pages, rempli d'excellents conseils, +d'instructions pratiques, disposées avec méthode et dans +l'ordre des saisons, ou mieux des douze mois de l'année. +Le livre se termine par une sorte de récit en plusieurs +chapitres, ayant pour titre: <i>La richesse du cultivateur</i> +ou <i>les secrets de Jean Benoit</i>, et dont nous détacherons +quelques passages pour faire connaître la manière de +l'auteur. L'histoire de Benoit se lit avec un vif intérêt +quoique ne rappelant en rien le roman ou la nouvelle, +témoin la façon dont l'auteur raconte le mariage de son +héros:</p> + +<p>«Benoit avait le projet de visiter l'Angleterre parce +qu'il avait entendu dire que plusieurs parties de ce +royaume sont cultivées avec une grande perfection; +mais ayant fait connaissance d'une fille qui était en +service chez le même maître que lui, il se détermina à +l'épouser. Cette fille venait d'hériter d'un de ses oncles +qui lui avait laissé une maison et quelques terres, dans +un village du pays de Hanovre. Ils partirent ensemble<span class='pagenum'><a name="Page_318" id="Page_318">[Pg 318]</a></span> +pour aller cultiver leur petit bien..... Comme la femme +de Benoit était forte et aussi laborieuse que lui presque, +tout cela fut labouré à la bêche et biné de leurs propres +mains.»</p> + +<p>Voilà qui est simple et primitif. Quoiqu'il en soit, à +la fin de l'année, grâce à la vente du lait et du beurre, +des grains et des fruits, il restait à l'ami Benoit un +bénéfice net de 800 francs. «Il aurait bien pu employer +cet argent à acheter des terres, car il y en avait alors à +vendre à très bon marché et qui lui auraient bien convenu; +mais il s'en garda bien parce qu'il s'était imposé +la loi de ne jamais acheter de terres que lorsque celles +qu'il avait seraient parfaitement amendées, et lorsqu'il +aurait du fumier en abondance pour en amender de +nouvelles; il savait bien qu'un jour (arpent) de terre +bien amendé en vaut deux, et que les terres sans fumier +ne paient pas les frais de culture.»</p> + +<p>Benoit employa ses 800 francs à agrandir son étable +ce qui lui permit de doubler le nombre de ses vaches et +la quantité de ses produits. Bref, au bout de quatre +années, il lui fallait une charrue et même deux pour +labourer ses terres. Au bout de vingt années, Benoit +était devenu presque riche; mais, comme il arrive si +souvent dans le monde, en même temps que la fortune +le malheur venait frapper à sa porte. Successivement il +perdit sa femme et deux enfants déjà grands, sa joie et +sa consolation. «Accablé de tous ces malheurs, le pays +où il les avait éprouvés lui devint insupportable; il se +détermina à vendre tout ce qu'il avait et à revenir dans +son pays natal, pour achever ses jours dans la société +de quelques parents qu'il y avait laissés.<span class='pagenum'><a name="Page_319" id="Page_319">[Pg 319]</a></span></p> + +<p>«Il y a maintenant quatre ans que Benoit revenu en +France, s'est fixé à R.....<a name="FNanchor_79_79" id="FNanchor_79_79"></a><a href="#Footnote_79_79" class="fnanchor">[79]</a> où il est né; il y a acheté +une jolie petite maison et un vaste jardin qu'il cultive +lui-même, car il lui serait impossible de demeurer oisif. +J'habite dans le voisinage de ce brave homme, et jamais +je n'éprouve plus de plaisir que lorsque je m'entretiens +avec lui.»</p> + +<p>On n'en doute pas d'après le portrait que l'auteur +nous fait du digne homme qu'il est difficile de ne pas +croire peint d'après nature. Ne serait-ce pas Mathieu de +Dombasle qui s'est ainsi <i>pourtrait</i> lui-même à son insu +dans cette honnête homme si sympathique? «Benoit a +aujourd'hui soixante-quatre ans; mais il jouit d'une +santé parfaite qu'il doit à une vie constamment laborieuse; +à peine ses cheveux sont-ils gris et il conserve +une vivacité qui ferait croire qu'il n'a que vingt ans. +C'est un petit homme assez maigre, mais dont la +physionomie est remarquable par le feu du génie qui +étincelle dans ses yeux, et par un air de franchise qui +prévient en sa faveur aussitôt qu'on le voit. Il a conservé +toute la simplicité du costume et des mœurs des +cultivateurs du pays qu'il a habité si longtemps; mais +dans ses vêtements, dans son ameublement, dans toute +son habitation, respire la propreté la plus soignée.</p> + +<p>«Il parle très peu lorsqu'il se trouve avec des étrangers; +mais dans ses entretiens avec les hommes qu'il +voit habituellement, il devient très communicatif. On +voit surtout qu'il éprouve un vif plaisir à parler d'agriculture: +alors il parle beaucoup et longtemps. Cepen<span class='pagenum'><a name="Page_320" id="Page_320">[Pg 320]</a></span>dant +on ne se lasse pas de l'entendre, parce qu'il sait +beaucoup, qu'il ne parle que de ce qu'il sait bien, et +que toutes ses paroles portent le caractère de ce bon +sens naturel et de ce jugement exquis et sûr qui ont +dirigé toutes les actions de sa vie.»</p> + +<p>Aussi, que de progrès réalisés dans tout le voisinage, +au point de vue agricole, par la seule influence de sa +parole et de son exemple! Mais ce n'est pas de ses +conseils seulement qu'il est prodigue: «Il donne beaucoup +à ses parents et même à quelques étrangers, mais +c'est à la condition qu'ils soient actifs, laborieux et +probes; les paresseux et les négligents ne sont pas bien +venus près de lui: il dit souvent qu'il ne peut mieux +faire que d'imiter la Providence qui ne distribue ses +dons qu'à ceux qui s'en rendent dignes par le travail.</p> + +<p> +Aide-toi et le Ciel t'aidera.<br /> +</p> + +<p>«Des malheurs survenus à un homme industrieux et +rangé, sont un titre qui donne des droits certains à sa +générosité. C'est ainsi qu'il a sauvé d'une ruine complète +un père de famille de son voisinage qui avait +éprouvé des pertes énormes dans les invasions.... Benoit +le connaissait à peine, mais il a un tact sûr pour +juger les hommes; il n'hésita pas à lui avancer une +forte somme, et il n'a pas lieu de s'en repentir; car la +plus grande partie lui est déjà remboursée, et l'état +prospère qu'ont repris les affaires de l'homme qu'il a +ainsi aidé est un gage certain pour ce qui lui reste dû. +Il s'est acquis un ami qui ne peut parler de lui sans +verser des larmes d'attendrissement.»<span class='pagenum'><a name="Page_321" id="Page_321">[Pg 321]</a></span></p> + +<p>J'ai réservé pour la fin un dernier trait qui achève le +portrait: «du brave homme» et qui prouve que Mathieu +de Dombasle n'avait jamais oublié les leçons de +ses anciens et vénérables maîtres. «Benoit a habité +trente ans un pays où le culte catholique n'est pas +exercé, et où il n'existe pas de pasteur; cependant il +n'a rien perdu de son attachement à la religion, et par +sa piété franche et douce, il est aujourd'hui le modèle +du canton.»</p> + +<p>Faut-il s'étonner ensuite que l'ami Benoit ait conquis +à l'auteur tant de sympathies dont témoignent les +lettres en fort grand nombre qu'il reçut après la publication +de son livre? Entre ces lettres dont beaucoup +expriment, avec une affectueuse reconnaissance +et parfois une éloquente naïveté, les sentiments dont +étaient pénétrés les signataires, je n'aurais que l'embarras +du choix. Je me bornerai à une seule citation, +tirée d'une lettre datée du 24 mai 1827 et curieuse +autant que touchante dans sa simplicité pleine de bonhomie:</p> + +<p>«J'ai lu avec beaucoup de plaisir les secrets de votre +ami, J.-N. Benoit. Je désirerais bien l'avoir avec +moi, pour quelque temps, dans une propriété que +j'exploite à un quart d'heure de cette ville, dans une +position des plus agréables, où nous ferions quelque +chose de beau; le terrain y est très facile. Aimant +l'agriculture autant que vous pouvez l'aimer, ainsi +que M. Benoit, je désirerais beaucoup être aidé d'un +homme entendu tel que lui, je vous prie de lui en +faire part et de me dire ce qu'il en pense.»</p> + +<p>Pour qu'on pût s'y tromper ainsi certes l'ingénieuse<span class='pagenum'><a name="Page_322" id="Page_322">[Pg 322]</a></span> +fiction devait s'inspirer beaucoup de la réalité? Mais +quel bon sourire dut illuminer la figure de Mathieu +de Dombasle quand il lut cette épitre qui témoignait +d'une confiance si ingénue et de cette naïve crédulité?</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_76_76" id="Footnote_76_76"></a><a href="#FNanchor_76_76"><span class="label">[76]</span></a> Année 1844.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_77_77" id="Footnote_77_77"></a><a href="#FNanchor_77_77"><span class="label">[77]</span></a> Leclerc-Thouin.—<i>Notice.</i></p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_78_78" id="Footnote_78_78"></a><a href="#FNanchor_78_78"><span class="label">[78]</span></a> <i>Notice biographique</i>, par M. Thouin.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_79_79" id="Footnote_79_79"></a><a href="#FNanchor_79_79"><span class="label">[79]</span></a> Roville.<span class='pagenum'><a name="Page_323" id="Page_323">[Pg 323]</a></span></p></div> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="DUPUYTREN" id="DUPUYTREN"></a>DUPUYTREN</h2> + + +<p>Dupuytren (Guillaume), naquit à Pierre-Buffière, en +Limousin, le 6 octobre 1777. Voici sur sa première enfance +des détails assez curieux. On raconte qu'une dame, passant +en poste dans les rues de la petite ville, avisa un +jeune garçon de l'âge d'environ trois ans dont la gentille +figure lui plut tout d'abord. Cette dame n'avait point d'enfant, +l'idée lui vint d'enlever celui-ci pour en faire son fils +adoptif; et en effet, le bambin séduit par les douces paroles +de la dame, peut-être affriandé par la vue de quelques +bonbons ou gâteaux, monta dans la voiture qui +aussitôt s'éloigna de toute la vitesse des chevaux. Il +fallut que le père averti, pour ravoir son enfant, poursuivît +la dame jusqu'à Tours.</p> + +<p>On peut croire cependant que la tendresse du père +n'empêchait point de sa part une assez grande négligence, +puisque, bon nombre d'années après, nous +retrouvons encore l'enfant courant seul les rues de la +ville où sa figure intelligente, son air délibéré et surtout +la vivacité et l'à-propos de ses réparties frappèrent +un capitaine de cavalerie nommé Keffer qui, d'après la +légende, le prit en croupe, l'amena à Paris, et le plaça +au collége de la Marche dont un sien frère était principal. +Des biographes, dont le témoignage paraît plus<span class='pagenum'><a name="Page_324" id="Page_324">[Pg 324]</a></span> +vraisemblable, disent que le capitaine, avant de se +charger de l'éducation du bambin, demanda le consentement +des parents qui ne le firent pas attendre. Soit +que son protecteur fût mort, soit qu'il se le fût aliéné, le +jeune Guillaume, ses classes terminées, revint à Pierre-Buffière, +assez incertain sur sa vocation quoiqu'il parût +incliner vers la carrière militaire, pourtant sans grand +enthousiasme. Mais son père un jour coupa court à ses +hésitations en disant:</p> + +<p>—Tu seras chirurgien.</p> + +<p>Et, chose remarquable! comme si la décision paternelle +l'eût soudain éclairé pleinement sur sa vocation, +Guillaume ne manifesta plus aucune incertitude. De retour +à Paris, il retrouva, au collége de la Marche, sa +chambre d'écolier, commença et poursuivit ses études +médicales avec une opiniâtre persévérance, s'aidant tout +à la fois des livres et des leçons orales des professeurs en +renom, Boyer pour l'anatomie, Vauquelin et Bouillon-Lagrange +pour la chimie. Constamment, à ce qu'on +raconte, il avait à la bouche cette parole: «Que rien +n'est tant à redouter pour un homme que la médiocrité.»</p> + +<p>Aussi, aiguillonné sans cesse par cette pensée d'ambition +qui, à cette époque comme plus tard, fut trop, +paraît-il, son mobile, il travaillait avec une ardeur fiévreuse, +et lors de la création des écoles de santé (février +1795), il put se présenter pour l'une des six places de +prosecteurs mises au concours. Il ne vint qu'au quatrième +rang; mais c'était beaucoup déjà pour un adolescent +qui comptait dix-huit ans à peine. Néanmoins il s'indigna +contre lui-même, ne se pardonnant point de n'avoir<span class='pagenum'><a name="Page_325" id="Page_325">[Pg 325]</a></span> +réussi qu'à demi; aussi nous le voyons redoubler d'efforts, +et, peu d'années après (mars 1801), il était nommé +par un vote unanime chef des travaux anatomiques.</p> + +<p>«Maître de cette position indépendante, dit le docteur +Malgaigne, il ne tarda pas à apporter dans le service +des dissections une discipline et une activité jusqu'alors +inconnues. En quinze mois, il déposa, dans les +cabinets de l'École, quarante pièces anatomiques relatives +à toutes les parties des systèmes artériel et veineux. +Il poursuivait des recherches d'anatomie normales sur +les canaux différents, la rate, etc; il multipliait les +vivisections, etc.» En même temps, il professait un +cours d'anatomie non sans succès quoiqu'il ne pût se +dissimuler qu'il restait inférieur à Bichat et plus tard à +Laënnec pour la science pathologique. Cette conviction +sans doute contribua à le lancer dans une autre direction. +Bien que nommé chirurgien de seconde classe à +l'Hôtel-Dieu (1802), il s'était jusqu'alors assez peu +occupé de chirurgie lorsqu'il fut amené par les circonstances +à se vouer presque exclusivement à cette partie si +importante de la science médicale. Devenu par le départ +de Giraud, chirurgien-adjoint, il gagna à juste titre la +confiance du chirurgien en chef Pelletan, qui se reposa +sur lui d'une partie importante du service et lui donna +ainsi l'occasion de se produire.</p> + +<p>Sa position était déjà assez honorable pour qu'elle +lui permît de faire un mariage avantageux; il épousa +M<sup>lle</sup> de Sainte-Olive qui lui apportait en dot au moins +80,000 francs. Mais il se brouillait en même temps avec +Boyer dont il avait demandé la fille, et qui ne lui pardonnait +pas une rupture nullement motivée et aggravée<span class='pagenum'><a name="Page_326" id="Page_326">[Pg 326]</a></span> +par cette circonstance fâcheuse qu'elle avait eu lieu le +jour même fixé pour la signature du contrat.</p> + +<p>En 1811, Dupuytren obtint, au concours et à l'unanimité +des suffrages, la chaire de médecine opératoire +vacante par la mort de Sabatier. En 1815, par la retraite +un peu forcée de Pelletan, il se trouva chirurgien en +chef de l'Hôtel-Dieu, et il se promit bien de ne pas la +partager. Le service chirurgical comptait parfois jusqu'à +trois cents malades: c'était un travail d'Hercule qui +allait peser sur lui seul, il s'y dévoua sans réserve. Tous +les jours levé régulièrement à cinq heures, il accomplissait +ses visites de 6 à 9 heures, faisait une leçon d'une +heure à l'amphithéâtre, donnait ensuite des consultations +aux malades du dehors, et quittait rarement l'hôpital +avant onze heures; enfin, le soir, il faisait une +seconde visite de six à sept heures, et jusqu'en 1825, à +peine y manqua-t-il un jour.»</p> + +<p>Rallié au gouvernement de la Restauration, il fut, +lors de l'assassinat du duc de Berry, l'un des premiers +appelé auprès du blessé. Faut-il croire à cette anecdote +rapportée par quelques biographes et qui serait une des +causes, suivant eux, du peu de faveur dont Dupuytren +jouit auprès du roi Louis XVIII qui, comme on le sait, +se piquait de littérature. Lorsqu'il arriva près du lit de +son neveu, le roi dans la crainte d'être entendu du +blessé, dit en latin au chirurgien: <i>Superest-ne spes +aliqua salutis?</i> Reste-t-il quelque chance de salut?</p> + +<p>Dupuytren, soit qu'il fût préoccupé, soit qu'il eût en +effet oublié tout à fait la langue de l'ancienne Rome, +n'eût pas l'air de comprendre et ce fut Dubois qui se +chargea de la réponse. Aussi, quoique Dupuytren eût<span class='pagenum'><a name="Page_327" id="Page_327">[Pg 327]</a></span> +été créé baron au mois d'août, trois années s'écoulèrent +avant qu'il fût nommé chirurgien consultant. J'ai peine +à croire, d'ailleurs, que Dupuytren, pour se concilier de +hautes influences, se soit abaissé, lui si peu dévot alors, +jusqu'à ce petit et honteux manége que lui prête un +biographe et qui n'eût été que de la misérable hypocrisie.</p> + +<p>Pendant une messe célébrée à la chapelle du château +de Saint-Cloud, Dupuytren laissa tomber avec fracas, +au moment de l'élévation, son volumineux Livre-d'Heures +garni d'épais fermoirs. M<sup>me</sup> la duchesse d'Angoulême +dit en levant les yeux:</p> + +<p>—Voici M. Dupuytren qui perd ses Heures!</p> + +<p>—Mais qui ne perd pas son temps! murmura le duc +de Maillé.</p> + +<p>Le mot est joli, mais ne paraît point réellement avoir +été prononcé, parce que l'occasion n'en fut point donnée +par Dupuytren, qui témoigna d'une façon dure, brutale +même, son indignation à la personne qui la première, +d'après ce qu'il croyait, avait mis en circulation cette +petite calomnie. Appelé par cette dame, la duchesse de +***, auprès du lit de sa fille, gravement malade, il entra +dans la chambre sans paraître même s'apercevoir de la +présence de la mère, sans répondre autrement que par +un silence glacial à ses politesses empressées, examina +la malade, fit son ordonnance, et sortit comme il était +entré, en n'ayant pas l'air de voir la maîtresse de la maison +dont les regards, plus encore que les paroles, trahissaient +une si terrible anxiété.</p> + +<p>Charles X, aussitôt après son avènement, parut +empressé de dédommager Dupuytren des procédés de +son frère, et tout d'abord il le nomma son premier chi<span class='pagenum'><a name="Page_328" id="Page_328">[Pg 328]</a></span>rurgien. +Il usa également de sa haute influence pour +écarter les obstacles qui empêchaient qu'il ne fût reçu à +l'Institut où la mort de Percy laissait une place vacante. +Dupuytren, pour qui les biographes en général se +montrent sévères, prouva qu'il comprenait la reconnaissance +et de la façon la plus large; car, après la Révolution +de 1830, apprenant que le roi Charles X, dans l'exil, +se trouvait à la veille de manquer d'argent, il lui écrivit +spontanément:</p> + +<p>«Sire, grâce en partie à vos bienfaits, je possède +trois millions, je vous en offre un, je destine le second +à ma fille, et je réserve le troisième pour mes vieux +jours.»</p> + +<p>M. Richerand, dans la <i>Biographie universelle</i>, nie d'un +ton assez aigre ce trait si honorable pour son confrère: +«En remontant à la source de cette anecdote, dit-il, on +s'est bientôt convaincu qu'elle n'avait aucun fondement: +c'était une de ces rumeurs adroitement propagées et +qui n'étaient pas inutiles à sa renommée et à ses succès.»</p> + +<p>Pourtant dans sa <i>Notice</i> publiée ultérieurement<a name="FNanchor_80_80" id="FNanchor_80_80"></a><a href="#Footnote_80_80" class="fnanchor">[80]</a>, +M. Malgaigne maintient le fait en s'appuyant du témoignage +si considérable de M. Cruveilhier: «Dupuytren, +dit-il, écrivit une lettre ainsi rapportée par M. Cruveilhier.» +Or, on ne voit point que celui-ci ait démenti l'affirmation. +On ne saurait d'ailleurs suspecter Malgaigne +de partialité en faveur de Dupuytren, au contraire, car +il dit de lui entre autres choses: «Pour réaliser ces +idées de suprématie qu'il nourrissait dès sa jeunesse, il<span class='pagenum'><a name="Page_329" id="Page_329">[Pg 329]</a></span> +sacrifia son repos, sa santé, quelquefois jusqu'à son orgueil. +Toute supériorité naissante lui était importune, +et ses élèves les plus distingués étaient ceux dont il prenait +le plus d'ombrage. Par ses jalousies, par ses noirceurs, +il avait fini par éloigner tous ses amis, tous ses +collègues; et comme nul ne se fiait plus à lui, il en vint +à son tour à se méfier de tous. Il vit partout des ennemis +et sous son toit domestique et dans la foule qui se +pressait à ses leçons et dans les journaux qui les répétaient, +et dans ceux qui ne les répétaient pas; et n'ayant +personne à qui confier ni ses joies ni ses peines, il mena +vraiment, au comble de la fortune et de la prospérité, +la vie la plus misérable.»</p> + +<p>Formidable exemple pour les ambitieux que celui de +cet homme en apparence si favorisé de la fortune, riche +à millions; ayant la gloire, ayant la célébrité plus +grande qu'il ne l'avait rêvée, et avec tout cela malheureux, +misérable, comme dit M. Malgaigne qui continue:</p> + +<p>«Fier et hautain, il aimait qu'on pliât devant lui-même +jusqu'à terre; et cependant par un contraste +étrange, il réservait son estime aux caractères indépendants, +alors même qu'il les écartait de son entourage, +etc.» Il ne se peut guère un jugement plus sévère, et +l'on en doit croire assurément l'écrivain dans ce qu'il +dit de favorable à Dupuytren auquel comme homme, +des biographes accordent davantage. Il faut lire à ce +sujet ce que le recueil intitulé: <i>Portraits et histoire des +hommes utiles</i>, nous apprend de sa bienveillance, de sa +bonté vraiment singulière pour les enfants malades près +desquels il oubliait ses brusqueries, laissant sa figure +d'ordinaire dure, impassible, rigide, se détendre par le<span class='pagenum'><a name="Page_330" id="Page_330">[Pg 330]</a></span> +plus paternel des sourires. Au milieu d'eux il oubliait +ses hauteurs, son amer dédain des hommes qui paraît +avoir eu sa principale source dans ce désenchantement +résultant de l'expérience, et aussi et davantage peut-être, +dans ce triste scepticisme, dans cette misérable incrédulité, +alors comme aujourd'hui trop peu rare chez des +praticiens même éminents et qui n'en reste pas moins +pour nous une aberration incompréhensible. Car, quoi! +ne devraient-ils pas avoir toujours présente à l'esprit +cette magnifique profession de foi de l'un des plus illustres +patriarches de la science, qui, encore armé du scalpel, +devant un cadavre dont le thorax et les flancs étaient +ouverts, après avoir fait en quelque sorte toucher du +doigt à ses nombreux élèves les merveilles de l'organisme, +ne pouvait s'empêcher de s'écrier dans un élan +de religieux enthousiasme:</p> + +<p>«Ô Éternel, quel hymne je viens de chanter à ta +gloire!»</p> + +<p>Il ne pensait pas autrement, le savant Ambroise Paré, +quand il disait à propos du duc de Guise, je crois: «Je +le pansai, Dieu le guérit.»</p> + +<p>On a peine vraiment à comprendre le médecin, le chirurgien, +sceptique, impie, ou seulement indifférent, à +moins que ce ne soit par un prodigieux aveuglement, +suite de passions viles, ou de préjugés grossiers inculqués +par cette première et inepte éducation qu'on reçoit +trop souvent dans les colléges, les facultés, les cliniques +et qui ne pouvait qu'être pire à l'époque où Dupuytren +commença ses études, et après les avoir terminées, obtint +ses diplômes. L'orgueil, la vanité aidant, et aussi la +dévorante activité de cette vie qui ne permet guère le<span class='pagenum'><a name="Page_331" id="Page_331">[Pg 331]</a></span> +repos non plus que la réflexion au médecin en vogue, +ses préjugés, son indifférence ou plutôt son hostilité persistèrent +longtemps. Mais enfin, il vint un jour, il vint +une heure, heure à jamais bénie, où d'autres pensées, +des pensées pour lui bien nouvelles, bien inattendues, +tout à coup étonnèrent, inquiétèrent ce grand esprit; +des sentiments qu'il ne connaissait plus, qu'il n'avait +jamais connus peut-être, firent soudain palpiter son +cœur et dans des circonstances singulières et providentielles. +Mais le fait a été si admirablement raconté par +un illustre et à jamais regrettable orateur qu'il y aurait +présomption à vouloir refaire ce récit où il semble en +quelque sorte s'être surpassé lui-même. Je me trouve +trop heureux de pouvoir le reproduire tout au long en +remettant sous les yeux du lecteur qui m'en saura gré +ces pages incomparables. Mon humble prose ne gagnera +pas sans doute à pareil voisinage, mais qu'importe!</p> + +<p>«Notre âge se rappelle encore la célébrité dont jouissait, +il y a un quart de siècle, un homme qui avait porté +dans les œuvres de la chirurgie une intrépidité d'âme +aussi rare que la précision de sa main. Cet homme, déjà +vieux, vit entrer dans son cabinet une figure simple, +grave et douce, qu'il reconnut aisément pour un curé +de campagne. Après l'avoir entendu et examiné quelques +instants, il lui dit d'un ton brusque qui lui était +naturel:</p> + +<p>»—Monsieur le curé, avec cela on meurt.</p> + +<p>»—Monsieur le docteur, répondit le curé, vous eussiez +pu me dire la vérité avec plus de ménagement; car +bien qu'avancé dans la vie, il y a des hommes de mon +âge qui craignent de mourir. Mais en quelque manière<span class='pagenum'><a name="Page_332" id="Page_332">[Pg 332]</a></span> +qu'elle soit dite, la vérité est toujours précieuse, et je +vous remercie de ne me l'avoir pas cachée.» Puis posant +sur la table une pièce de cinq francs préparée d'avance, +il ajouta: «Je suis honteux plus que je ne puis +le dire de si mal témoigner ma reconnaissance à un +homme comme monsieur le docteur Dupuytren: mais +je suis pauvre, et il y a bien des pauvres dans ma paroisse; +je retourne mourir au milieu d'eux.»</p> + +<p>»Cet accent parvint au cœur de l'homme que le cri +de la douleur n'avait jamais troublé; il se sentit aux +prises avec lui-même; et courant après le vieillard qu'il +avait repoussé d'abord, il le rappela du haut de sa +porte et lui offrit son secours. L'opération eut lieu. Elle +touchait aux organes les plus délicats de la vie; elle fut +longue et douloureuse. Mais le patient la supporta avec +une sérénité de visage inaltérable, et comme l'opérateur +étonné lui demandait s'il n'avait rien senti:</p> + +<p>»—J'ai souffert, répondit-il, mais je pensais à quelque +chose qui m'a fait du bien.</p> + +<p>»Il ne voulait pas lui dire: J'ai pensé à Jésus-Christ, +mon Maître et mon Dieu crucifié pour moi; il eût craint +de blesser peut-être l'incroyance de son bienfaiteur, et +retenant sa foi sous le voile de la plus aimable modestie, +il lui disait seulement: J'ai pensé à quelque chose qui +m'a fait du bien. À plusieurs mois de là, par un grand +jour d'été, le docteur Dupuytren se trouvait à l'Hôtel-Dieu, +entouré de ses élèves à l'heure de son service. Il vit +venir de loin le vieux prêtre, suant et poudreux, comme +un homme qui a fait à pied un long chemin et tenant à +son bras un lourd panier.</p> + +<p>»—Monsieur le docteur, lui dit le vieillard, je suis le<span class='pagenum'><a name="Page_333" id="Page_333">[Pg 333]</a></span> +pauvre curé de campagne que vous avez opéré et guéri +il y a déjà bien des semaines; jamais je n'ai joui d'une +santé plus solide qu'aujourd'hui, et j'ai voulu vous en +donner la preuve en vous apportant moi-même des +fruits de mon jardin que je vous prie d'accepter en souvenir +d'une cure merveilleuse que vous avez faite et +d'une bonne action dont Dieu vous est redevable en ma +personne.» «Dupuytren prit la main du vieillard; c'était +la troisième fois que le même homme l'avait ému jusqu'au +fond des entrailles.»</p> + +<p>Dès lors, il n'est point douteux que des pensées d'un +ordre tout nouveau préoccupèrent souvent l'illustre docteur +encore que son caractère ombrageux, concentré, +ait retenu toujours peut-être sur ses lèvres le cri de son +angoisse intérieure, l'aveu poignant de ses troubles secrets, +de ses doutes, de ses perplexités, qui devaient faire +explosion, à la grande stupeur de beaucoup de ses contemporains, +par un acte de foi solennel autant que sincère. +Voici dans quelles circonstances: atteint d'une +pleurésie latente, il ne put douter bientôt, à de certains +symptômes, que son état ne fût des plus graves. «On +lui proposa la ponction; il accepta d'abord, dit M. Malgaigne, +et finit par refuser.</p> + +<p>»—Que ferai-je de la vie? disait-il, la coupe en a été +si amère pour moi!</p> + +<p>»Il se regarda donc mourir, conservant la plénitude +de son intelligence jusqu'au dernier moment. La veille +même de sa mort, il se fit lire le journal:</p> + +<p>»—Voulant disait-il, porter là-haut des nouvelles +de ce monde. Il expira le 8 janvier 1835, à trois heures +du matin.»<span class='pagenum'><a name="Page_334" id="Page_334">[Pg 334]</a></span></p> + +<p>Rien de plus dans le récit du docteur. Mais grâce à +Dieu, d'après les témoignages les plus authentiques, la +mort de Dupuytren n'eut point ce caractère froidement +stoïque, sceptique, et les plus précieuses des consolations +ne manquèrent pas à son agonie. Écoutons encore +le grand orateur.</p> + +<p>«Enfin, cet homme illustre, le docteur Dupuytren, se +trouva lui-même sur son lit de mort, et du regard dont +il avait jugé le péril de tant d'autres, il connut le sien. +Cette heure le trouva ferme; il avait eut trop de gloire +pour regretter la terre et se méprendre sur son néant. +Mais la révélation du peu qu'est la vie ne suffit pas pour +éclairer l'âme sur sa destinée, et peut-être est-elle le +plus grave péril de l'orgueil aux prises avec la mort. Il +faut, à ce moment suprême, reconnaître également la +misère et la grandeur de l'homme, et si le génie peut de +lui-même s'élever jusqu'à sentir sa misère, il ne peut +pas en même temps sentir sa grandeur. Ce double secret +ne s'unit et ne se manifeste à la fois que dans une clarté +qui vient de plus haut que la gloire. Dupuytren la vit +venir. En roulant dans les replis de sa mémoire le spectacle +des choses auxquelles il avait assisté, parmi tant de +figures qui s'abaissaient sous son dernier regard, il en +était une qui grandissait toujours, et dont la simplicité +pleine de grâce lui rappelait des sentiments qu'il n'avait +éprouvés que par elle. Le vieux curé de campagne était +demeuré présent à son âme, et il en recevait, dans ce +vestibule étroit de la mort, une constante et douce apparition. +Messieurs, je ne vous dirai pas le reste: Dupuytren +touchait aux abîmes de la vérité, et pour y descendre +vivant, il n'avait plus qu'à tomber dans les bras<span class='pagenum'><a name="Page_335" id="Page_335">[Pg 335]</a></span> +d'un ami. C'est le don que Dieu a fait aux hommes +depuis le jour où il leur a tendu les mains du haut +de la croix, le don de recevoir la vie d'une âme qui la +possède avant nous et qui la verse dans la nôtre parce +qu'elle nous aime. Dupuytren eut ce bonheur. Au terme +d'une mémorable carrière, il connut qu'il y avait quelque +chose de plus heureux que le succès et de plus +grand que la gloire: la certitude d'avoir un Dieu pour +père, une âme capable de le connaître et de l'aimer, un +Rédempteur qui a donné son sang pour nous, et enfin +la joie de mourir éternellement réconcilié avec la vérité, +la justice et la paix. Messieurs, la Providence gouverne +le monde, et son premier ministre vous venez de l'apprendre, +c'est la vertu<a name="FNanchor_81_81" id="FNanchor_81_81"></a><a href="#Footnote_81_81" class="fnanchor">[81]</a>.»</p> + +<p>Dans un petit volume où vu son titre<a name="FNanchor_82_82" id="FNanchor_82_82"></a><a href="#Footnote_82_82" class="fnanchor">[82]</a> comme la +table des chapitres et aussi le nom de l'auteur, je ne +m'attendais certes pas à rencontrer de telles pages, j'ai +lu tout un récit ayant pour titre: <i>La mort de Dupuytren</i>. +Là se trouvent les détails les plus curieux relatifs soit à +la fameuse opération qui sauva la vie au bon curé, soit +aux derniers moments du célèbre chirurgien. Ils offrent, +par leur caractère de précision, un commentaire intéressant +qui complète dans ce qu'il a d'un peu vague, +vers la fin, l'admirable récit du père Lacordaire. Aussi +quelques citations ne déplairont pas au lecteur. Voici +d'abord ce qui a trait à l'opération:</p> + +<p>«La maladie était un abcès de la glande sous-maxillaire +compliqué d'un anévrisme de l'artère carotide. La<span class='pagenum'><a name="Page_336" id="Page_336">[Pg 336]</a></span> +plaie était gangrenée en plusieurs endroits..... Dupuytren +taillait et tranchait avec le couteau et les ciseaux; +ses pinces d'acier sondaient le fond de la plaie et ramenaient +des fibres qu'il tordait et qu'il attachait ensuite. +Puis la scie enleva en grinçant des fragments cariés du +maxillaire inférieur. Les éponges, pressées à chaque +instant, rendaient le sang qui coulait à flots. L'opération +dura vingt-cinq minutes. L'abbé ne fronça pas le +sourcil, mais il était un peu pâle.</p> + +<p>«—Je crois que tout ira bien, lui dit amicalement +Dupuytren. Avez-vous beaucoup souffert?</p> + +<p>«—J'ai tâché de penser à autre chose, répondit le +prêtre.»</p> + +<p>«...Chaque matin, lorsque Dupuytren arrivait, par +une étrange infraction à ses habitudes, il passait les +premiers lits et commençait la visite par son malade +favori. Plus tard, lorsque celui-ci put se lever et faire +quelques pas, Dupuytren, la clinique achevée, allait à +lui, prenait son bras sous le sien, et harmonisant son +pas avec celui du convalescent, faisait avec lui un tour +de salle. Pour qui connaissait l'insouciante dureté avec +laquelle Dupuytren traitait habituellement ses malades, +ce changement était inexplicable.»</p> + +<p>Plus inexplicable ou plus admirable, alors que, +quelques pages plus haut, l'auteur nous dit: «Poussant +jusqu'aux dernières limites ses doctrines de positivisme, +Dupuytren s'acharna avec la plus excessive ténacité +contre ce qu'il appelait les utopies spéculatives (religieuses), +chaque fois qu'il trouva à les combattre sous +quelque forme que ce fût. Par degrés son antipathie +devint de l'exécration.»<span class='pagenum'><a name="Page_337" id="Page_337">[Pg 337]</a></span></p> + +<p>Après avoir raconté les visites du bon curé apportant, +chaque année, le 6 mai, jour anniversaire de l'opération, +à Dupuytren son petit cadeau: «son inévitable +panier et ses inévitables poires et poulets,» M. Nadar +termine par le récit de la mort du grand chirurgien, +récit des plus émouvants dans sa brièveté:</p> + +<p>»L'amélioration n'était qu'apparente et Dupuytren +le sentait bien. Il se voyait mourir et avait compté ses +instants. Son caractère devint plus inexpansif et plus +sombre à mesure qu'il approchait du terme fatal... +Tout à coup il appelle M..., son fils adoptif, qui veillait +dans un cabinet voisin.</p> + +<p>»—M..., lui dit-il, écrivez au curé de ***, près Nemours, +vous savez l'adresse:</p> + +<p class="indent1"> +«Mon cher abbé,<br /> +</p> + +<p>»Le docteur a besoin de vous à son tour. Venez vite: +peut-être arriverez-vous trop tard:</p> + +<p class="indent1"> +»Votre ami,<br /></p> +<p class="signature"><span class="smcap">Dupuytren</span>.»<br /> +</p> + +<p>«Le petit curé accourut aussitôt. Il resta longtemps +enfermé avec Dupuytren. Nul ne sait ce que tous deux +se dirent; mais quand l'abbé sortit de la chambre du +mourant, ses yeux étaient humides, et sa physionomie +rayonnait d'une douce exaltation. Le lendemain, Dupuytren +appelait auprès de lui l'archevêque de Paris +(Mgr de Quelen).</p> + +<p>»Le jour de l'enterrement.... l'église Sainte-Eustache +eut peine à contenir le cortége. Après le service, les +élèves portèrent à bras le cercueil jusqu'au cimetière.</p> + +<p>«Le petit prêtre suivait le convoi en pleurant.»<span class='pagenum'><a name="Page_338" id="Page_338">[Pg 338]</a></span></p> + +<p>L'auteur ajoute assez étrangement, quoique je ne +puisse le regretter, puisque ce langage même donne +plus de poids à son témoignage: «Que ceux qui viennent +de lire ces lignes n'y veuillent pas avoir une <i>intention +dogmatique</i> et ne s'occupent pas d'y chercher la +pensée de celui qui les a écrites. Il raconte cette histoire +tout simplement comme on la lui a racontée, sans autre +dessein de persuader ou d'instruire (et quel mal à cela, +honnête Nadar?), parce que c'est une histoire vraie et +qu'elle se rattache à un grand nom.»</p> + +<p>À la bonne heure, et nous en remercions l'historien +fidèle, malgré cette réflexion dernière qui pourrait bien, +fût-ce à l'insu de l'auteur, avoir été soufflée par le respect +humain. Quoi qu'il en soit, voilà certes un mémorable +exemple et que feront bien de méditer, non pas +seulement les jeunes étudiants, ceux qu'on appelle d'un +autre nom dont je m'abstiens parce qu'il ressemble à +une injure; mais aussi, mais surtout certains de leurs +professeurs, de leurs maîtres, docteurs plus ou moins +célèbres, qui, trop oublieux des plus sacrés devoirs, +compromettent l'honneur de leur profession, laquelle +est aussi un sacerdoce, par des prédications honteuses, +sceptiques, matérialistes, athées, alors que de leurs +chaires il ne devrait tomber que de graves, disons mieux, +de religieuses paroles, «des hymnes à la gloire de +l'Éternel.»</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_80_80" id="Footnote_80_80"></a><a href="#FNanchor_80_80"><span class="label">[80]</span></a> <i>Biographie nouvelle</i>, 1858.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_81_81" id="Footnote_81_81"></a><a href="#FNanchor_81_81"><span class="label">[81]</span></a> Lacordaire: <i>Conférences de Notre-Dame</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_82_82" id="Footnote_82_82"></a><a href="#FNanchor_82_82"><span class="label">[82]</span></a> <i>Quand j'étais étudiant</i>: in-18, par Nadar.<span class='pagenum'><a name="Page_339" id="Page_339">[Pg 339]</a></span></p></div> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="LABBE_DE_LEPEE" id="LABBE_DE_LEPEE"></a>L'ABBÉ DE L'ÉPÉE</h2> + + +<p>«Un jour de l'année 1753, suivant toutes les probabilités, +une affaire de peu d'importance amena l'abbé +de l'Épée dans une maison de la rue des Fossés-Saint-Victor +qui faisait face à celle des Frères de la doctrine +chrétienne. La maîtresse du logis était absente; on +l'introduisit dans une pièce où se trouvaient ses deux +filles, sœurs jumelles, le regard attentivement fixé sur +leurs travaux à l'aiguille. En attendant le retour de leur +mère, il voulut leur adresser quelques paroles; mais +quel fut son étonnement de ne recevoir d'elles aucune +réponse. Il eut beau élever la voix à plusieurs reprises, +s'approcher d'elles avec douceur, tout fut inutile. À +quelle cause attribuer ce silence opiniâtre?</p> + +<p>»Le bon ecclésiastique s'y perdait. Enfin, la mère +arrive, le visiteur est au fait de tout. Les deux pauvres +enfants sont sourdes-muettes. Elles viennent de perdre +leur maître, le vénérable P. Vanin ou Tanin, prêtre de +la Doctrine chrétienne de Saint-Julien des Ménétriers à +Paris. Il avait entrepris charitablement leur éducation +au moyen d'estampes qui ne pouvaient leur être d'un +grand secours. En ce moment décisif, un rayon du ciel +révèle à l'étranger sa vocation. Sans aucune expérience<span class='pagenum'><a name="Page_340" id="Page_340">[Pg 340]</a></span> +dans l'art difficile dont il va sonder les profondeurs +inconnues, il est déjà tout prêt à se sacrifier.</p> + +<p>»À partir de ce jour, il remplira auprès des deux +infortunées la place que le P. Vanin laisse vide. Après +avoir mûrement réfléchi aux moyens par lesquels il +pourra remplacer chez elles l'ouïe et la parole, il croit +entrevoir, <i>dans le langage des gestes</i>, la pierre angulaire +que le ciel destine à soutenir l'édifice intellectuel du +sourd-muet<a name="FNanchor_83_83" id="FNanchor_83_83"></a><a href="#Footnote_83_83" class="fnanchor">[83]</a>.»</p> + +<p>Cet homme de bien, ce zélé prêtre, c'était l'abbé de +l'Épée, né à Versailles le 25 novembre 1712, fils d'un +expert des bâtiments du roi, chrétien pieux qui, de +bonne heure, forma l'âme de l'enfant à la vertu; mais +cependant, contradiction étrange! par l'instinct de +l'égoïsme paternel, il ne vit pas sans répugnance la +vocation qui, dès l'âge de dix-sept ans, appelait le jeune +homme à l'honneur du sacerdoce. Il fallut à Charles +Michel une énergie réelle pour triompher de cette +opposition; mais, dit très-bien son biographe: «Il était +écrit au ciel que, nouveau pontife du Dieu vivant, il +servirait d'intermédiaire entre le Tout-Puissant et les +ouailles égarées qui l'attendaient.»</p> + +<p>Par malheur, l'entêtement de certaines idées, et non +plus l'opposition de ses parents, vinrent tout à coup +l'arrêter sur le seuil même du temple, et, pendant +plusieurs années, le détournèrent de sa vocation pour +le jeter dans une autre carrière (le barreau), où ses +débuts semblaient lui promettre de brillants succès. +Mais, sentant bien qu'il n'était point là dans la voie<span class='pagenum'><a name="Page_341" id="Page_341">[Pg 341]</a></span> +indiquée par la Providence, il accueillit avec empressement +les offres bienveillantes de l'évêque de Troyes, +qui, après lui avoir conféré les ordres, le nomma l'un +des chanoines de sa cathédrale.</p> + +<p>Après la mort du digne évêque, l'abbé de l'Épée +revint à Paris; l'attitude qu'il prit, dans les trop fameuses +discussions entre jansénistes et molinistes, l'exposa +aux censures de l'autorité diocésaine, et l'on a +regret à dire que ce blâme il le méritait; car, bien qu'il +eut signé l'acte d'adhésion à la bulle <i>Unigenitus</i>, condamnation +du jansénisme, et dans des termes qui +attestaient, suivant le biographe, «la droiture de son +âme et la pureté de son intention,» il ne put s'abstenir +de restrictions qui n'étaient point, à son insu sans +doute, dans le même esprit de soumission. Cette faute, +il ne faut point la dissimuler; «car, dit très bien l'abbé +Bouchet, son génie et sa bienfaisance ne l'ont malheureusement +pas mis à l'abri des faiblesses humaines... +et quand même nous écririons la vie d'un saint, nous +croirions de notre devoir d'historien de chercher et de +montrer en lui quelque point vulnérable dans son existence. +Le sort des hagiographes, dans leurs vies de +saints, est de ne nous montrer que le beau côté de leur +héros, ce qui nuit à la vérité historique et en fausse les +conséquences morales; car, avec de telles vies, les lecteurs +s'imaginent toujours que les saints ne sont pas +des hommes comme eux, et qu'eux, lecteurs, étant +hommes, ils ne peuvent être saints.</p> + +<p>»..... Mais notre pénible tâche d'historien une fois +remplie, nous ne persistons pas moins à croire que la +question de bonne foi et l'immense charité de l'ami des<span class='pagenum'><a name="Page_342" id="Page_342">[Pg 342]</a></span> +sourds et muets lui auront fait trouver grâce devant +Celui qui est le Dieu de vérité, mais qui est aussi et +surtout le Dieu de charité: <i>Deus caritas est</i>.»</p> + +<p>Mais précisément on a plus de peine à comprendre +que l'abbé de l'Épée, à cette époque de sa vie, parut +incliner vers les doctrines outrées du jansénisme, alors +que sa piété douce, facile, aimable, ne trahissait rien +des allures hautaines et intolérantes de la secte. Le +bon abbé avait eu par lui-même la preuve qu'il n'est +pas de prédication plus éloquente que celle de la douceur, +de la charité, puisque par ces moyens seuls il +avait ramené à la vérité le protestant Ulrich, venu du +fond de la Suisse pour demander ses conseils, et qui, +après quelques entretiens, n'avait pas hésité à abjurer +l'hérésie de Calvin, quoi qu'il dût lui en coûter par la +suite. En effet, après cet acte courageux, n'ayant pu +retourner dans sa famille, il se trouvait à Paris presque +réduit à la détresse. L'abbé, devenu son ami et qui +souffrait pour le néophyte de cette situation, insistait +pour qu'il acceptât, afin de s'en aider, une somme de +six cents livres, dont il pouvait disposer:</p> + +<p>«Vous m'avez enseigné, répondit généreusement +Ulrich, combien est agréable au Ciel l'état de l'homme +qui travaille en paix dans l'indigence et qui souffre les +privations sans murmurer; vous m'avez inculqué vos +principes. Après ce don, tous les autres me seraient +inutiles; de plus nécessiteux jouiront de vos largesses. +J'ai appris de vous à aimer Dieu, mes frères et le travail: +je suis riche de vos bienfaits.»</p> + +<p>Ulrich, d'ailleurs, devait être prophète. L'abbé de +l'Épée, en dépit des obstacles venant de lui-même ou<span class='pagenum'><a name="Page_343" id="Page_343">[Pg 343]</a></span> +du dehors, conduit comme par la main par la Providence +dans sa voie véritable, et ramené à sa sainte +mission par la circonstance racontée plus haut (la rencontre +des deux sourdes-muettes) ne devait plus s'en +écarter. Les succès qu'il avait obtenus au moyen du +langage des gestes et de cette mimique ingénieuse, +sorte de langue universelle que, plus tard, l'abbé Sicard +devait compléter, lui attirèrent bientôt d'autres et +nombreux élèves. L'attention publique fut éveillée, et +cette humble école avait peine parfois à contenir l'affluence +des visiteurs, entre lesquels un jour se trouvèrent +l'empereur d'Allemagne, Joseph II, et l'ambassadeur +de Catherine, l'impératrice de Russie.</p> + +<p>Ces résultats ne pouvaient que surexciter le zèle de +l'abbé qui, vu le nombre toujours croissant des élèves, +était incessamment entraîné à développer son établissement. +Il possédait, quand il en jeta les premiers fondements, +un patrimoine d'environ 7,000 livres de revenu, +d'autres disent 12,000, et au bout de quelques +années, l'Œuvre avait presque tout absorbé encore qu'il +eût eu plus d'une fois recours à la bourse de son digne +frère, architecte du roi, et qu'il s'imposât pour tout ce +qui le concernait lui-même, la plus stricte économie: +«Il se dépouillait, dit M. Berthier, pour couvrir ses +enfants d'adoption, et traînait des vêtements usés pour +qu'ils en portassent de bons... Durant le rude hiver de +1788, il se refusait même du bois, malgré les infirmités +de la vieillesse, et ce ne fut que, vaincu par les instances +réitérées de ses élèves en larmes, qu'il renonça à cette +privation volontaire. Longtemps encore après, il leur +répétait en soupirant:<span class='pagenum'><a name="Page_344" id="Page_344">[Pg 344]</a></span></p> + +<p>«Mes pauvres enfants, je vous ai fait tort de trois +cents livres au moins.»</p> + +<p>Ne sent-on pas ses yeux se mouiller en lisant de telles +paroles, aussi bien que l'admirable lettre dans laquelle +il remerciait Joseph II de l'offre qu'il lui faisait de +demander pour lui une abbaye au roi de France, et +dans le cas d'insuccès de lui en donner une dans son +empire? «Je suis confus, Sire, de vos bontés. Si, à +l'époque où mon entreprise n'offrait encore aucune +chance de succès, quelque médiateur puissant eût +sollicité et obtenu pour moi un riche bénéfice, je +l'aurais accepté pour en faire servir les ressources au +profit de l'Institution. Mais je suis vieux; si Votre +Majesté veut du bien aux sourds-muets, ce n'est pas +sur ma tête, déjà courbée vers la tombe, qu'il faut le +placer, c'est sur l'Œuvre elle-même: il est digne d'un +grand prince de la perpétuer pour le bien de l'humanité.»</p> + +<p>Voici comment le bon prêtre avait fait la connaissance +de l'empereur. L'abbé de l'Épée disait d'habitude +sa messe de fort bonne heure dans la chapelle +Saint-Nicolas, à l'église Saint-Roch, sa paroisse. Un +matin, au moment de monter à l'autel, il cherche vainement +des yeux l'enfant qui, d'ordinaire, servait la +messe; mais bientôt il voit, agenouillé à sa place, un +inconnu simplement vêtu, quoique avec un air d'élégance +et de distinction, qui, devinant l'embarras du +prêtre, s'était offert de lui-même pour suppléer l'absent, +ce qu'il fit à l'édification de l'abbé: celui-ci, sa +messe et l'action de grâces terminées, remercie l'étranger +et l'invite à visiter son établissement. L'inconnu<span class='pagenum'><a name="Page_345" id="Page_345">[Pg 345]</a></span> +s'empresse d'accepter et, après avoir tout vu de ses +yeux, tout examiné à loisir avec l'air du profond intérêt, +il quitte la maison en glissant dans les mains de +l'abbé un objet enveloppé d'un papier:</p> + +<p>«Voici, dit-il, un léger souvenir de ma visite.»</p> + +<p>C'était une magnifique tabatière avec le portrait +de l'empereur d'Autriche, enrichi de diamants. L'inconnu +était Joseph II lui-même. La tabatière et le +portrait ne quittèrent plus, dès lors, la poche de +l'abbé, mais je doute qu'il en ait été de même des diamants.</p> + +<p>Cependant le prince, tout ému encore de sa visite à +la maison des sourds-muets, en parla dans les termes +les plus chaleureux à sa sœur, la reine Marie-Antoinette, +qui voulut à son tour connaître l'établissement +et n'en sortit pas moins enthousiasmée. Sans doute elle +ne contribua pas peu à appeler sur l'institution l'intérêt +de Louis XVI, qui lui accorda, bientôt après, une +pension de 6,000 livres sur sa cassette particulière. Il +est juste de dire qu'avant cet acte de la munificence +royale, le généreux secours du duc de Penthièvre et de +plusieurs autres personnes, dans les moments critiques, +n'avaient pas manqué à l'Œuvre. Des motifs, tirés de +la dignité, ne permirent pas à l'abbé de l'Épée d'accepter +les riches présents que Catherine II lui faisait offrir +par son ambassadeur; il n'en témoigna pas moins de +sa gratitude, demandant qu'on lui envoyât un jeune +russe sourd et muet pour l'instruire, afin qu'il pût à +son tour devenir l'instituteur des autres infortunés en +Russie, où l'on établirait une école comme cela avait +eu lieu pour l'Autriche.<span class='pagenum'><a name="Page_346" id="Page_346">[Pg 346]</a></span></p> + +<p>Maintenant, faut-il avec des biographes appeler un +excès de zèle la conduite de l'abbé de l'Épée, dans la +mystérieuse affaire du jeune Solar, émouvant épisode, +dont s'inspirait quelques années après Bouilly, pour son +drame représenté avec tant de succès, et qui n'a pas +nui à la popularité de l'abbé de l'Épée.</p> + +<p>Un jour de l'année 1775, que celui-ci s'était rendu à +l'Hôtel-Dieu, «un enfant vêtu d'une casaque grise et +coiffé d'un bonnet de coton blanc, costume uniforme de +l'hôpital, lui est présenté par la mère Saint-Antoine, +chargée du service de la salle. À une seconde visite, +cette religieuse conjure l'abbé de le retirer de cette +hôpital pour l'instruire. Il l'interroge, les gestes du +sourd-muet lui donnent à entendre qu'il appartient à +des parents riches, que son père boîtait et qu'il est +mort; que sa mère est restée veuve avec quatre enfants,... +qu'il y a dans la maison des domestiques et un +grand jardin qui rapporte beaucoup de fruits; qu'un +cavalier enfin, après l'avoir mené bien loin, l'a abandonné, +le visage couvert d'un masque et d'un voile sur la +grand'route. Son maintien, son air distingué sous les +haillons de la misère, et sa pantomime expressive semblent +confirmer cette déposition de l'orphelin» qui, +lorsqu'il fut instruit, la confirma par des explications +plus précises.</p> + +<p>De ces explications et des longues et patientes recherches +qui suivirent, non sans résultat, l'abbé fut amené +à conclure que le sourd-muet, Joseph (nom qu'on lui +donna), devait être le fils du comte de Solar, mort naguère, +et auquel sa veuve n'avait survécu que peu de +temps; et il n'hésita pas à réclamer devant la justice<span class='pagenum'><a name="Page_347" id="Page_347">[Pg 347]</a></span> +en faveur de son pupille. De là un long et curieux procès +qui, à cette époque, passionna l'opinion publique, +généralement sympathique à l'abbé de l'Épée, et une lutte +avec la famille réelle ou prétendue de l'orphelin, reconnu +par quelques-uns de ses parents, mais traité par +d'autres d'imposteur. Le Châtelet, saisi de l'affaire, +admit les prétentions de Joseph et, par deux fois, lui +donna gain de cause. Mais la partie adverse, en appela +devant le Parlement; celui-ci supprimé, le procès se +trouva suspendu; dans l'intervalle, les deux seuls protecteurs +de Joseph, le duc de Penthièvre, qui lui faisait +une pension, et l'abbé de l'Épée moururent, ce qu'on +attendait peut-être. Deux ans après, l'affaire ayant +repris son cours, les plaidoiries entendues, le nouveau +Tribunal de Paris (24 juillet 1792) infirma l'arrêt des +premiers juges, et déclara Joseph non fondé dans sa +demande, en lui interdisant de porter à l'avenir le nom +de comte de Solar.</p> + +<p>Le jeune homme, à qui cet arrêt sans appel ôtait +toute espérance, seul maintenant, sans appui, sans amis, +prit une résolution énergique; il s'engagea dans un régiment +de dragons, partant pour la frontière, et trois +mois après il périssait glorieusement sur le champ de +bataille. D'autres disent qu'il mourut des suites de ses +fatigues dans un hôpital. Tel fut le dénouement de cette +aventure étrange, qui reste à toujours une énigme, un +problème, ce qui n'empêche pas d'admirer le dévouement +du bon abbé, qu'il ait été ou non déçu par les apparences +militant, à défaut des preuves décisives, en faveur +de son malheureux protégé.</p> + +<p>Mais les fatigues et les émotions de ce procès, ajou<span class='pagenum'><a name="Page_348" id="Page_348">[Pg 348]</a></span>tées +à tant d'années de privations et de labeurs, contribuèrent +sans doute à hâter la fin du vénérable prêtre +qui, le 23 décembre 1789, s'éteignit doucement, au milieu +de sa famille adoptive en pleurs, après avoir reçu, +dans les sentiments de la plus fervente piété, les derniers +sacrements des mains de M. l'abbé Marduel, curé de sa +paroisse. Pendant sa maladie on l'entendit plusieurs fois +répéter ces touchantes paroles: «Grâce à Dieu, je n'ai +jamais commis de ces fautes qui tuent les âmes; mais +je suis épouvanté quand je réfléchis combien j'ai mal +répondu à une telle faveur d'en haut... Ce sont les +grands combats qui font les grands saints; Dieu a tout +fait pour mon salut, et je n'ai rien fait qui réponde à +l'excellence de sa grâce.»</p> + +<p>L'humilité de l'abbé de l'Épée lui fermait les yeux sur +ses mérites; certes il n'arrivait pas les mains vides devant +Dieu celui qui, par ce merveilleux langage, inventé +par le cœur plus encore que par le génie, avait ouvert +et ouvre encore les portes du Ciel à tant de pauvres +âmes qui, sans lui, n'auraient point connu la lumière. +L'apôtre infatigable de ces infortunés, longtemps à cause +de leur infirmité, traités en parias, ne mérite-t-il pas au +moins la même récompense, les mêmes louanges que le +courageux missionnaire qui va, par delà les mers et les +déserts, porter l'évangile aux pauvres idolâtres? car +tels abrutis qu'ils paraissent, grâce à ce don précieux +de la parole, ne sont-ils pas moins étrangers encore à +toute tradition, à toutes notions concernant la divinité, +l'âme, la conscience, que les malheureux sourds-muets, +qui, faute de moyens de communication avec les autres +hommes, restaient comme murés dans leur complète<span class='pagenum'><a name="Page_349" id="Page_349">[Pg 349]</a></span> +ignorance? Qu'on juge à ce point de vue supérieur de +l'immense bienfait résultant de la découverte de l'abbé +de l'Épée<a name="FNanchor_84_84" id="FNanchor_84_84"></a><a href="#Footnote_84_84" class="fnanchor">[84]</a>, qui dans son livre intitulé: <i>Véritable manière +d'instruire les sourds-muets</i>, va jusqu'à dire: «D'après +les exemples contenus dans ce chapitre (XIII), on conviendra +sans doute qu'il est possible de faire entendre +aux sourds-muets les mystères de notre religion, et +qu'ils doivent même les mieux entendre que ceux qui +ne les ont appris que dans leur catéchisme<a name="FNanchor_85_85" id="FNanchor_85_85"></a><a href="#Footnote_85_85" class="fnanchor">[85]</a>.»</p> + +<p>À l'appui de cette affirmation, qui paraît si hardie +d'abord, je dirai qu'ayant eu plusieurs fois l'occasion +d'entendre, c'est-à-dire de voir les prédications qui se +font le dimanche, à Saint-Roch, par un digne successeur +de l'abbé de l'Épée, aux sourds-muets, je ne me +lassais pas d'admirer l'éloquence naturelle, la vivacité +d'accent, l'onction surtout de ce langage des gestes, si +expressif, que moi, qui ne le comprenais point dans le +détail, je n'en étais pas moins touché profondément, +sûr que l'orateur parlait à ses ouailles attentives des +choses du ciel, de Dieu, de l'âme et de l'éternité.</p> + +<p>C'est dans l'église Saint-Roch, où l'abbé de l'Épée fut +inhumé, que se trouve le monument élevé à sa mémoire +par les sourds-muets reconnaissants. Il est dû au +ciseau du sculpteur Préault qui, dans cette circonstance, +dit-on, a fait preuve, à son grand honneur, de plus de +désintéressement encore que de talent.<span class='pagenum'><a name="Page_350" id="Page_350">[Pg 350]</a></span></p> + +<p>Une statue de l'abbé de l'Épée, dont une souscription +a fait les frais, s'élève également sur une des places de +Versailles, où se voit aussi la statue de Hoche, autre +gloire de cette noble cité.</p> + +<p>Par un décret de l'Assemblée nationale, qui ne fut +pas toujours si bien inspirée (1791), l'Institution des +sourds-muets, reconnue solennellement d'utilité publique, +se trouva consolidée. Peu d'années après elle fut, +par mesure administrative, transférée dans le vaste +local qu'elle occupe aujourd'hui encore. Des fenêtres +élevées d'une maison située en face, et que naguère habitait +l'un de nos amis, nous avons souvent admiré le +beau et grand jardin dont les murs bornent à droite la +rue dite de <i>l'Abbé de l'Épée</i>.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_83_83" id="Footnote_83_83"></a><a href="#FNanchor_83_83"><span class="label">[83]</span></a> Ferdinand Berthier, sourd-muet. <i>Vie de l'abbé de l'Épée</i>, in-8º, +1832.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_84_84" id="Footnote_84_84"></a><a href="#FNanchor_84_84"><span class="label">[84]</span></a> Il est juste de dire que, bien qu'il n'eût pas eu connaissance de +leurs ouvrages, l'abbé de l'Épée avait été précédé dans cette carrière +de dévouement par les Espagnols Paul Bronet et Ramire, et +aussi les Anglais et les Allemands.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_85_85" id="Footnote_85_85"></a><a href="#FNanchor_85_85"><span class="label">[85]</span></a> La <i>Véritable manière d'instruire les sourds-muets</i>, in-12, 1784.</p></div><p><span class='pagenum'><a name="Page_351" id="Page_351">[Pg 351]</a></span></p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="FENELON" id="FENELON"></a>FÉNELON</h2> + + +<h2>I</h2> + +<p>«Dans sa douleur elle (Calypso) se trouvait malheureuse +d'être immortelle; etc.»</p> + +<p>Que de fois et que de fois n'ai-je pas copié cette +ritournelle du temps que j'étais écolier, et que de fois, +professeur, à mon tour ai-je infligé cet ennui aux +pauvres élèves! C'est pour moi un problème dont je +cherche vainement la solution, une énigme dont le mot +m'échappe, de penser que le <i>Télémaque</i> soit devenu le +livre des collégiens concurremment avec <i>Robinson Crusoé</i>, +et même le livre des bambins, presque des bébés; car +j'ai connu plusieurs écoles où l'on avait fait de ce grave +volume le livre de lecture à l'usage de la petite classe, +soit des enfants qui, ayant appris à épeler dans le Syllabaire, +commençaient à déchiffrer couramment la lettre +moulée.</p> + +<p>Fénelon, tout le premier, me paraît s'être mépris à +ce sujet quand il dit avoir fait son livre «pour amuser +en l'instruisant son élève, le duc de Bourgogne.» Toutefois +on peut l'admettre quant au jeune prince dont l'intelligence +était singulièrement précoce alors que sa +position contribuait encore à la développer plus vite et<span class='pagenum'><a name="Page_352" id="Page_352">[Pg 352]</a></span> +lui permettait de comprendre bien des choses absolument +inintelligibles pour le fils d'un artisan ou d'un petit +bourgeois. Ce poème, car, pour la plus grande partie, +l'ouvrage, comme l'a dit excellemment Chateaubriand, +n'est qu'une épopée écrite en prose harmonieuse, pour +être goûté, exige non pas seulement un esprit cultivé, +mais déjà une certaine connaissance du monde; nous +disons cela surtout pour l'épisode relatif à Eucharis et +Calypso, pour celui du roi de Tyr, etc, destinés à prémunir +le jeune prince contre certains écueils trop fréquents +dans les cours, mais qu'il peut n'être pas sans +inconvénient de faire prématurément connaître à +d'autres. Les chapitres, j'allais dire, les chants consacrés +à Idoménée et à la fondation de Salente, sont +faits pour être lus ou plutôt médités moins par des +écoliers que par l'historien et l'homme d'état, et +je trouve qu'il y a exagération quoique avec un fond +de vérité dans ce jugement d'un critique très judicieux +d'ailleurs:</p> + +<p>«Le livre dans son ensemble ne saurait être considéré +comme un traité de politique pratique. À côté de +maximes très sages on trouve des pensées chimériques +et des détails un peu puérils. On sent en le lisant qu'on +n'a pas affaire à un homme d'état.»</p> + +<p>Que dans la pensée de Fénelon, l'ouvrage ait pu être +même indirectement une critique du gouvernement de +Louis XIV, on ne peut le croire alors que lui-même +affirme le contraire en disant: «Je l'ai fait dans un +temps où j'étais charmé des marques de bonté et de +confiance dont le roi m'honorait.... Je n'ai jamais +songé qu'à amuser M. le duc de Bourgogne et qu'à<span class='pagenum'><a name="Page_353" id="Page_353">[Pg 353]</a></span> +l'instruire en l'amusant par ces aventures sans jamais +vouloir donner cet ouvrage au public.»</p> + +<p>En effet, le livre ne vit le jour du vivant de l'auteur +que par «l'infidélité d'un domestique auquel Fénelon +avait confié son manuscrit pour en faire une copie. +Cette transcription circula clandestinement dans quelques +sociétés dès le mois d'octobre 1698, et la curiosité +qu'elle fit naître encouragea le copiste à la vendre à un +libraire sans désignation d'auteur. La veuve Barbier +obtint un privilége et l'ouvrage s'imprimait lorsque, au +mois d'octobre 1699, la cour, ayant été informée que le +<i>Télémaque</i> était de l'archevêque de Cambrai, fit saisir les +exemplaires des feuilles imprimées et prit les mesures +les plus sévères pour sa destruction totale.»</p> + +<p>Elle n'y réussit pas néanmoins; une partie de l'édition +fut soustraite à la vigilance des agents, et les exemplaires +se répandirent dans le public. Un libraire de La +Haye, Moetyens, en profita pour faire réimprimer le +livre qui eut à l'étranger comme en France un immense +retentissement. La <i>Bibliothèque Britannique</i> de l'année +1743, le constate en ces termes: «À peine les presses +pouvaient suffire à la curiosité du public; et quoique +ces éditions fussent pleines de fautes, à travers toutes +ces taches, il était facile d'y reconnaître un grand +maître.»</p> + +<p>Ce succès prodigieux, qui n'avait pas pour seule et +sans doute pour principale cause le mérite du livre, +acheva d'indisposer Louis XIV déjà fort mécontent de +Fénelon depuis l'affaire du Quiétisme: «Louis XIV ne +lui pardonnait pas l'obstination qu'il avait mise à défendre +une doctrine où le roi ne voyait que des illusions<span class='pagenum'><a name="Page_354" id="Page_354">[Pg 354]</a></span> +et des éblouissements de l'esprit qui répugnaient à son +bon sens pratique.»</p> + +<p>La publication du <i>Télémaque</i> qui, par une coïncidence +fâcheuse, sous le voile transparent de la fiction, semblait +la critique ou plutôt la condamnation sévère de l'administration +de Louis XIV, acheva la disgrâce de Fénelon; +l'archevêque de Cambrai même put craindre un moment +qu'on ne lui créât des difficultés qui le paralyseraient +dans l'exercice de son ministère pastoral. Mais cette +appréhension n'était point fondée, le roi, faisant taire +ses répugnances personnelles, non-seulement laissa toujours +liberté pleine et entière au prélat pour tout ce qui +concernait le salut des âmes, mais plus d'une fois il l'aida +de sa protection.</p> + +<p>Du reste, Fénelon n'usa jamais de cette protection +qu'avec une grande réserve et pour faire le bien, se +montrant dans son diocèse le modèle accompli des pasteurs.</p> + +<p>Revenons au <i>Télémaque</i> qui, en dehors des circonstances +indiquées plus haut, méritait son succès par le +bonheur de l'invention, la solidité des pensées et surtout +le charme du style auquel on ne pourrait reprocher +qu'une certaine recherche de la phrase trop fleurie parfois. +Cet excès de parure n'est pas le défaut des autres +écrits de Fénelon, car dans leur élégance et leur correction, +ils se recommandent en général par la sobriété de +l'expression et l'auteur n'abuse pas de l'épithète. Pourtant +je ne saurais désapprouver les louanges données +par Chateaubriand à ce style tout imprégné du parfum +de l'antiquité, tout virgilien dans la forme, encore que, +dans la pensée, il s'élève jusqu'au plus pur idéal par une<span class='pagenum'><a name="Page_355" id="Page_355">[Pg 355]</a></span> +inspiration toute chrétienne, témoin ce merveilleux +épisode des Champs-Élysées que l'auteur du <i>Génie du +Christianisme</i> a tant raison de citer en exemple, car cette +admirable prose, dans sa suavité, enchante l'oreille +comme les plus beaux vers.</p> + +<p>«.... Ni les jalousies, ni les défiances, ni la crainte, +ni les vains désirs n'approchent jamais de cet heureux +séjour de la paix. Le jour n'y finit point, et la nuit avec +ses sombres voiles, y est inconnue: une lumière pure et +douce se répand autour des corps de ces hommes justes +et les environne de ses rayons comme d'un vêtement. +Cette lumière n'est point semblable à la lumière sombre +qui éclaire les yeux des misérables mortels et qui n'est +que ténèbres; c'est plutôt une gloire céleste qu'une lumière: +elle pénètre plus subtilement les corps les plus +épais que les rayons du soleil ne pénètrent le plus pur +cristal: elle n'éblouit jamais; au contraire elle fortifie +les yeux et porte dans le fond de l'âme je ne sais quelle +sérénité; c'est d'elle seule que ces hommes bienheureux +sont nourris; elle sort d'eux et elle y entre: elle les pénètre +et s'incorpore à eux comme les aliments s'incorporent +à nous. Ils la voient, ils la sentent, ils la respirent; +elle fait naître en eux une source intarissable +de paix et de joie; ils sont plongés dans cet abîme de +délices comme les poissons dans la mer. Ils ne veulent +plus rien, ils ont tout sans rien avoir, car ce goût de +lumière pure apaise la faim de leur cœur; tous leurs +désirs sont rassasiés, et leur plénitude les élève au dessus +de tout ce que les hommes vides et affamés cherchent +sur la terre: toutes les délices qui les environnent ne +leur sont rien parce que le comble de leur félicité, qui<span class='pagenum'><a name="Page_356" id="Page_356">[Pg 356]</a></span> +vient du dedans, ne leur laisse aucun sentiment pour +tout ce qu'ils voient de délicieux au dehors. Ils sont tels +que les dieux qui, rassasiés de nectar et d'ambroisie, +ne daigneraient pas se nourrir des viandes grossières +qu'on leur présenterait à la table la plus exquise des +hommes mortels.»</p> + +<p>Virgile chrétien et écrivant en prose n'aurait dit ni +mieux ni autrement, on peut l'affirmer.</p> + +<p>Mais avant le <i>Télémaque</i>, Fénelon avait publié plusieurs +ouvrages fort appréciés, et l'un des premiers, son +<i>Traité de l'Éducation des Filles</i>, qu'on a le tort de ne plus +assez lire aujourd'hui; car, à part un petit nombre de +passages, il n'a rien perdu de son actualité et de son +utilité. Je ne sais pas de livre sur l'éducation qui +puisse faire plus de bien, qui soit plus rempli de conseils +excellents, de leçons pratiques, d'observations +prises sur le vif et d'après la nature. Ce court volume, +qui vaut des centaines et des milliers de gros livres, est +un trésor d'instructions précieuses dont les mères de +famille doivent faire leur <i>vade mecum</i> et que je voudrais +voir mettre dans la corbeille de la mariée tout d'abord +avant les bijoux et les cachemires. Si je n'écoutais que +mes prédilections, je le copierais ici en entier, car tout +en est admirable la forme comme le fond, du moins je +ne me refuserai pas la joie de quelques citations que +personne, j'en suis sûr, ne pensera à regretter, fussent-elles +un peu longues. Qui pourrait songer à s'en apercevoir, +et pour faire connaître, admirer, aimer Fénelon, +comme écrivain et comme homme, vaudront-elles pas +mieux que tous mes commentaires et les plus élogieux?</p> + +<p>Détachons du premier chapitre cette page éloquente:<span class='pagenum'><a name="Page_357" id="Page_357">[Pg 357]</a></span> +«Le monde n'est point un fantôme; c'est l'assemblage +de toutes les familles; et qui est-ce qui peut les policer +avec un soin plus exact que les femmes qui, outre leur +autorité naturelle et leur assiduité dans leur maison, +ont encore l'avantage d'être nées soigneuses, attentives +au détail, industrieuses, insinuantes et persuasives? +Mais les hommes peuvent-ils espérer pour eux-mêmes +quelque douceur dans la vie, si leur plus étroite société, +qui est celle du mariage, se tourne en amertume? Mais +les enfants, qui feront dans la suite tout le genre humain, +que deviendront-ils si les mères les gâtent dès leurs premières +années... Il est constant que la mauvaise éducation +des femmes fait plus de mal que celle des hommes +puisque les désordres des hommes viennent souvent et +de la mauvaise éducation qu'ils ont reçue de leurs mères +et des passions que d'autres femmes leur ont inspirées +dans un âge plus avancé.»</p> + +<p>Mais voici qui me paraît plus remarquable encore: +«L'ignorance d'une fille est cause qu'elle s'ennuie et +qu'elle ne sait à quoi s'occuper innocemment. Quand elle +est venue jusqu'à un certain âge sans s'appliquer aux +choses solides, elle n'en peut avoir ni le goût ni l'estime; +tout ce qui est sérieux lui paraît triste, tout ce qui demande +une attention suivie la fatigue, la pente aux plaisirs, +qui est forte pendant la jeunesse, l'exemple des +personnes du même âge qui sont plongées dans l'amusement, +tout sert à lui faire craindre une vie réglée et +laborieuse.... La piété lui paraît une occupation languissante +et une règle ennemie de tous les plaisirs. À +quoi donc s'occupera-t-elle? à rien d'utile. Cette inapplication +se tourne même en habitude incurable. Cepen<span class='pagenum'><a name="Page_358" id="Page_358">[Pg 358]</a></span>dant +voilà un grand vide, qu'on ne peut espérer de +remplir de choses solides; il faut donc que les frivoles +prennent la place. Dans cette oisiveté, une fille s'abandonne +à sa paresse, et la paresse, qui est une langueur +de l'âme, est une source inépuisable d'ennuis.</p> + +<p>».... Les filles mal instruites et inappliquées ont une +imagination toujours errante. Faute d'aliment solide, +leur curiosité se tourne en ardeur vers les objets vains, +dangereux. Celles qui ont de l'esprit s'érigent souvent +en précieuses, et lisent tous les livres qui peuvent nourrir +leur vanité; elles se passionnent, pour des romans, +pour des comédies, pour des récits d'aventures chimériques, +où l'amour profane est mêlé. Elles se rendent l'esprit +visionnaire, en s'accoutumant au langage magnifique +des héros de roman; elles se gâtent même par là +pour le monde; car tous ces beaux sentiments en l'air, +toutes ces passions généreuses, toutes ces aventures que +l'auteur du roman a inventées pour le plaisir, n'ont +aucun rapport avec les vrais motifs qui font agir dans +le monde et qui décident des affaires, ni avec les mécomptes +qu'on trouve dans tout ce qu'on entreprend.</p> + +<p>»Une pauvre fille, pleine du tendre et du merveilleux +qui l'ont charmée dans ses lectures, est étonnée de ne +trouver point dans le monde de vrais personnages qui +ressemblent à ces héros: elle voudrait vivre comme ces +princesses imaginaires qui sont dans les romans toujours +charmantes, toujours adorées, toujours au-dessus de +de tous les besoins. Quel dégoût pour elle de descendre +de l'héroïsme jusqu'au plus bas détail du ménage!»</p> + +<p>Tout cela est-il assez vrai non moins admirable par +la sagacité de l'observation, la force et la délicatesse<span class='pagenum'><a name="Page_359" id="Page_359">[Pg 359]</a></span> +des pensées que par la propriété des expressions? Quelle +pureté de style? c'est un diamant de la plus belle eau +enchâssé dans un or très-pur. Je continue à citer quoique +un peu au hasard. L'éducation doit se commencer +dès la plus tendre enfance: «Si peu que le naturel des +enfants soit bon, on peut les rendre ainsi dociles, patients, +fermes, gais et tranquilles: au lieu que si on néglige +ce premier âge, ils y deviennent ardents et inquiets +pour toute leur vie; leur sang se brûle, les habitudes +se forment, le corps encore tendre, et l'âme, qui n'a encore +aucune pente vers aucun objet, se plient vers le +mal; il se fait en eux une espèce de second péché originel, +qui est la source de mille désordres quand ils sont +plus grands.»</p> + +<p>«Souvent le plaisir qu'on veut tirer des jolis enfants +les gâte; on les accoutume à hasarder tous ce qui leur +vient dans l'esprit et à parler de choses dont ils n'ont +pas encore des connaissances distinctes.... Ce plaisir +qu'on veut tirer des enfants produit encore un effet pernicieux: +ils aperçoivent qu'on les regarde avec complaisance, +qu'on observe tout ce qu'ils font, qu'on les +écoute avec plaisir; par là, ils s'accoutument à croire +que le monde sera toujours occupé d'eux.»</p> + +<p>«.... Il faut donc prendre soin des enfants, sans laisser +voir qu'on pense beaucoup à eux. Montrez-leur que +c'est par amitié et par le besoin où ils sont d'être redressés +que vous êtes attentif à leur conduite, et non par +l'admiration de leur esprit. Contentez-vous de les former +peu à peu selon les occasions qui viennent naturellement: +quand même vous pourriez avancer beaucoup +l'esprit d'un enfant sans le presser, vous devriez<span class='pagenum'><a name="Page_360" id="Page_360">[Pg 360]</a></span> +craindre de le faire; <i>car le danger de la vanité et de la présomption +est toujours plus grand que le fruit de ces éducations +prématurées qui font tant de bruit</i>.»</p> + +<p>«Laissez jouer un enfant, et mêlez l'instruction avec +le jeu; que la sagesse ne se montre à lui que par intervalle +et avec un visage riant; gardez-vous de le fatiguer +par une exactitude indiscrète. Si l'enfant se fait une +idée triste et sombre de la vertu, si la liberté et le dérèglement +se présentent à lui sous une figure agréable, +tout est perdu, vous travaillez en vain.</p> + +<p>«Remarquez un grand défaut des éducations ordinaires; +on met tout le plaisir d'un côté et tout l'ennui +de l'autre: tout l'ennui dans l'étude, tout le plaisir dans +les divertissements. Que peut faire un enfant, sinon supporter +impatiemment cette règle et courir ardemment +après les jeux?»</p> + +<p>Voici, quant au divertissement lui-même, une précieuse +observation: «Quand on ne s'est encore gâté par +aucun grand divertissement, et qu'on n'a fait naître en +soi aucune passion ardente, on trouve aisément la joie; +la santé et l'innocence en sont les vraies sources; mais +les gens qui ont eu le malheur de s'accoutumer aux plaisirs +violents perdent le goût des plaisirs modérés, et +s'ennuient toujours dans une recherche inquiète de la +joie.</p> + +<p>»Les plaisirs simples sont moins vifs et moins sensibles, +il est vrai: les autres enlèvent l'âme en remuant +les ressorts des passions. Mais les plaisirs simples +sont d'un meilleur usage; ils donnent une joie égale et +durable sans aucune suite maligne: ils sont toujours +bienfaisants; au lieu que les autres plaisirs sont comme les<span class='pagenum'><a name="Page_361" id="Page_361">[Pg 361]</a></span> +vins frelatés qui plaisent d'abord plus que les naturels, +mais qui altèrent et qui nuisent à la santé. Le tempérament +de l'âme se gâte, aussi bien que le goût, par la +recherche de ces plaisirs vifs et piquants.»<br /><br /></p> + + +<h2>II</h2> + +<p>Combien d'autres passages non moins instructifs on +pourrait emprunter à cet inestimable petit volume! +Que de citations excellentes aussi pourrait nous offrir ce +beau et solide <i>Traité de l'existence de Dieu</i>, d'une argumentation +si serrée, d'un style si ferme, et qui enchante +tout à la fois le cœur et l'esprit. En le relisant tout récemment, +le crayon à la main, à l'intention de mes lecteurs, +j'avais noté, pour la citation, nombre de passages +qui multiplieraient plus que de raison les pages de cette +étude. Il y faut plus de discrétion d'autant que le volume +est de ceux qui se trouvent facilement sous la +main et il ne manque dans aucune bibliothèque de famille. +Tel regret que j'en aie, je me bornerai donc à la +reproduction de deux ou trois passages, au lieu de huit +ou dix que j'avais indiqués, celui-ci par exemple:</p> + +<p>«Tout ce que la terre produit se corrompt, rentre +dans son sein et devient le germe d'une nouvelle fécondité. +Ainsi elle reprend tout ce qu'elle a donné pour le +rendre encore. Ainsi la corruption des plantes et les excréments +des animaux qu'elle nourrit la nourrissent elle-même +et perfectionnent sa fertilité. Ainsi plus elle donne +plus elle reprend; et elle ne s'épuise jamais pourvu +qu'on sache, dans sa culture, lui rendre ce qu'elle a donné.<span class='pagenum'><a name="Page_362" id="Page_362">[Pg 362]</a></span> +Tout sort de son sein, tout y entre et rien ne s'y perd. +Toutes les semences qui y retournent se multiplient. +Confiez à la terre des grains de blé, en se pourrissant, +ils germent, et cette mère féconde nous rend avec usure +plus d'épis qu'elle n'a reçu de grains. Creusez dans ses +entrailles, vous y trouverez la pierre et le marbre pour +les plus superbes édifices. Mais qui est-ce qui a renfermé +tant de trésors dans son sein, à condition qu'ils se reproduisent +sans cesse? Voyez tant de métaux précieux et +utiles, tant de minéraux destinés à la commodité de +l'homme.... C'est du sein inépuisable de la terre que +sort tout ce qu'il y a de plus précieux. Cette masse informe, +vile et grossière, prend toutes les formes les plus +diverses; et elle seule donne tour à tour tous les biens +que nous lui demandons. Cette boue si sale se transforme +en mille beaux objets qui charment les yeux.»</p> + +<p>L'auteur nous montre ensuite les plantes, herbes, +fleurs, arbres, arbustes qui sortent du sol et font à la +terre une si admirable parure; puis il continue: «Regardons +maintenant ce qu'on appelle l'<i>eau</i>. C'est un +corps liquide, clair et transparent. D'un côté, il coule, il +échappe, il s'enfuit. De l'autre, il prend toutes les formes +des corps qui l'environnent, n'en ayant aucune par +lui-même. Si l'eau était un peu plus raréfiée, elle deviendrait +une espèce d'air, toute la face de la terre serait +sèche et stérile. Il n'y aurait que des animaux volatiles: +nulle espèce d'animal ne pourrait nager, nul poisson ne +pourrait vivre; il n'y aurait aucun commerce par la navigation. +Quelle main industrieuse a su épaissir l'eau en +subtilisant l'air, et distinguer si bien ces deux espèces +de corps fluides? Si l'eau était un peu plus raréfiée, elle<span class='pagenum'><a name="Page_363" id="Page_363">[Pg 363]</a></span> +ne pourrait plus soutenir ces prodigieux édifices flottants +qu'on nomme vaisseaux. Les corps les moins pesants +s'enfonceraient d'abord dans l'eau. Qui est-ce qui a pris +le soin de choisir une si juste configuration des parties +et un degré si précis de mouvement pour rendre l'eau +si fluide, si insinuante, si propre à échapper, si incapable +de toute consistance; et néanmoins si forte pour porter, +et si impétueuse pour entraîner les plus pesantes +masses?»</p> + +<p>Combien d'autres passages non moins intéressants à +citer sur le feu, sur l'air, sur les animaux, sur l'homme, +etc. «Un homme qui vit sans réflexion ne pense qu'aux +espaces qui sont auprès de lui, ou qui ont quelque rapport +à ses besoins. Il ne regarde la terre que comme le +plancher de sa chambre, et le soleil qui l'éclaire pendant +le jour que comme la bougie qui l'éclaire pendant +la nuit. Ses pensées se renferment dans le lieu étroit +qu'il habite. Au contraire, l'homme accoutumé à faire +des réflexions étend ses regards plus loin, et considère +avec curiosité les abîmes presque infinis dont il est environné +de toutes parts. Un vaste royaume ne lui paraît +alors qu'un petit coin de la terre: la terre elle-même +n'est à ses yeux qu'un point dans la masse de l'univers; +et il admire de s'y voir placé sans savoir comment il y +a été mis.»</p> + +<p>Dans les <i>Fables</i> et les <i>Dialogues des morts</i>, Fénelon fait +preuve d'un esprit aussi ingénieux qu'agréable et +judicieux. Dans les <i>Lettres spirituelles</i>, les âmes qui +aspirent à la perfection trouvent de précieux conseils +donnés avec cet accent de la conviction et cette autorité +de la vertu qui prêche d'exemple. Mais cette admirable<span class='pagenum'><a name="Page_364" id="Page_364">[Pg 364]</a></span> +correspondance, dans sa plus grande partie au moins, +ne me semble pas à l'usage des néophytes qu'elle pourrait +déconcerter en leur parlant un langage qui ravit +avec raison les âmes d'élite et exalte les parfaits.</p> + +<p>Dans les <i>Dialogues sur l'Éloquence</i>, je trouve ce remarquable +passage qui peut s'appliquer aux écrivains, +poètes, historiens, etc, aussi bien qu'à l'orateur: «Il faut +donc que les orateurs ne craignent et n'espèrent rien de +leurs auditeurs pour leur propre intérêt. Si vous admettez +des orateurs ambitieux et mercenaires, s'opposeraient-ils +à toutes les passions des hommes? S'ils sont +malades de l'avarice, de l'ambition, de la mollesse, en +pourront-ils guérir les autres? S'ils cherchent les richesses +en pourront-ils détacher autrui? Je sais qu'on ne +doit pas laisser un orateur vertueux et désintéressé manquer +du nécessaire: aussi cela n'arrive-t-il jamais s'il est +vrai philosophe, c'est-à-dire tel qu'il doit être pour redresser +les mœurs des hommes. Il mènera une vie simple, modeste, +frugale, laborieuse; il lui faudra peu, ce peu ne +lui manquera point, dût-il de ses propres mains le +gagner. Le surplus ne doit pas être sa récompense et +n'est pas digne de l'être. Le public lui pourra rendre des +honneurs et lui donner de l'autorité, mais s'il est dégagé +des passions et désintéressé, il n'usera de cette autorité +que pour le bien public, prêt à la perdre toutes les fois +qu'il ne pourra la conserver qu'en dissimulant et flattant +les hommes. Ainsi, l'orateur, pour être digne de +persuader les peuples, doit être un homme incorruptible; +sans cela son talent et son art se tourneraient en +poison mortel contre la république même: de là vient +que, selon Cicéron, la première et la plus essentielle des<span class='pagenum'><a name="Page_365" id="Page_365">[Pg 365]</a></span> +qualités d'un orateur est la vertu. Il faut une probité +qui soit à l'épreuve de tout, et qui puisse servir de modèle +à tous les citoyens; sans cela, on ne peut paraître +persuadé ni par conséquent persuader les autres.»</p> + +<p>Tout serait à souligner dans cette page qu'on croirait +écrite d'hier et à l'intention de tels de nos députés et +journalistes qui sûrement ne l'ont point lue ou ne +songent guère à en faire leur règle de conduite.</p> + +<p>Les écrits relatifs à la controverse se recommandent +par les mêmes mérites du fond et de la forme, et par +cette courtoisie du langage qui trahit à la fois le vrai +chrétien et le gentilhomme. Malheureusement, ces +ouvrages n'ont plus qu'un intérêt purement rétrospectif +puisque presque toutes les questions qui y sont traitées, +et qui soulevaient à l'époque des polémiques si ardentes, +sont pour nous non pas seulement comme les +almanachs de l'autre année, mais comme ceux d'il y a +cinquante ans. Le <i>Jansénisme</i> est mort et bien mort, et +aussi le <i>Quiétisme</i> qui fournit à l'évêque de Cambrai +l'occasion d'un si beau triomphe par l'empressement et +la sincérité de sa soumission. On ne peut trop déplorer +d'ailleurs que cette malheureuse controverse ait séparé +des hommes comme Fénelon et Bossuet, si bien faits, +chacun de leur côté, pour se comprendre; et dont l'amitié, +malgré la divergence des opinions sur certains +points, aurait dû rester indissoluble. La désunion de +ces deux grands cœurs et de ces deux sublimes esprits +est à jamais regrettable et nous doit être à tous un sujet +de graves réflexions. Je regarderais presque comme une +témérité de me prononcer entre ces deux illustres qui +me sont chers également; toutefois, s'il faut l'avouer,<span class='pagenum'><a name="Page_366" id="Page_366">[Pg 366]</a></span> +j'inclinerais à croire que Bossuet doit avoir la plus +grande part de responsabilité dans la rupture. Je trouve +d'ailleurs dans un écrit assez récent une appréciation +qui m'a frappé par son cachet d'impartialité et me +semble bien près de la vérité.</p> + +<p>«Avant l'enregistrement du bref à la cour du parlement +et dès qu'il eut reçu l'autorisation du roi, Fénelon +fit un mandement dans lequel il accepta sa condamnation +avec une simplicité et une dignité remarquables. +Cette soumission fut généralement admirée; toutefois +les protestants et les journalistes en furent mécontents. +Vers la fin de sa vie, l'archevêque de Cambrai constata +de nouveau sa soumission par un ostensoir d'or qu'il +offrit à son église, et qui représentait un personnage +symbolique foulant aux pieds plusieurs livres hérétiques +sur l'un desquels on lisait ces mots: <i>Maximes des +Saints</i>. Ainsi finit ce fameux débat dans lequel Bossuet, +par intérêt pour la religion qu'il croyait menacée, se +montra quelquefois importé, dur et même injurieux, +(<i>Relation du Quiétisme</i>, 1698). Fénelon n'est pas non plus +exempt de reproches. Par égard pour une femme dont +la doctrine était généralement réprouvée, il ne paraît +pas toujours sincère dans les protestations qu'il prodiguait +à ses adversaires. La situation qu'il s'était faite +lui créa des difficultés; elle l'obligea par exemple à se +défendre par des subtilités qui prouvèrent la souplesse +de son esprit, mais qui gâtèrent parfois sa cause. Ces +deux prélats y gagnèrent cependant quelque chose: +Bossuet une connaissance de la théologie mystique qu'il +n'avait point et qui lui servit à corriger ses idées sur la +charité; Fénelon, une plus grande circonspection dans<span class='pagenum'><a name="Page_367" id="Page_367">[Pg 367]</a></span> +la matière extrêmement épineuse de la spiritualité. Si le +triomphe de l'un a été glorieux, la défaite de l'autre +n'est pas moins digne d'éloges,<a name="FNanchor_86_86" id="FNanchor_86_86"></a><a href="#Footnote_86_86" class="fnanchor">[86]</a> A. K.»<br /><br /></p> + + +<h2>III</h2> + +<p>Maintenant avant de terminer, quelques détails biographiques +qui complèteront notre travail.</p> + +<p>François de Salignac de Lamotte-Fénelon, d'une +famille ancienne et illustre, naquit au château de Fénelon, +en Périgord (6 août 1651). C'est là qu'il fut élevé +sous les yeux de son père également vertueux et instruit +et qui ne se sépara pas sans quelque regret de l'enfant +ou plutôt de l'adolescent; car celui-ci avait quinze ans +lorsqu'il fut envoyé à Paris qu'habitait son oncle, le +marquis de Fénelon, pour achever ses études philosophiques +et commencer le cours de théologie conformément +à sa vocation. Mais l'oncle du jeune Salignac, +après l'avoir gardé quelque temps dans son hôtel, craignit +pour lui les séductions ou tout au moins les distractions +du monde, et il crut prudent de le faire entrer au +séminaire de Saint Sulpice, dirigé alors par le savant et +vertueux M. Tronson. Fénelon, dans cette sainte retraite, +employa les belles années de sa jeunesse aux études +théologiques les plus sérieuses et par sa piété comme +par son savoir il se montra digne au bout de quelques +années de recevoir les ordres sacrés. Dans la ferveur de +son zèle, il voulait d'abord se consacrer aux missions +lointaines, mais contrarié dans ce dessein par la faiblesse<span class='pagenum'><a name="Page_368" id="Page_368">[Pg 368]</a></span> +de sa santé comme par l'opposition de sa famille, il se +dévoua à un apostolat plus modeste mais non moins +utile, l'instruction des <i>Nouvelles Catholiques</i> ou protestantes +converties. Les dix années, consacrées par lui à +cet obscur ministère, le préparèrent à la composition de +son premier ouvrage: de l'<i>Éducation des Filles</i>, destiné +à la duchesse de Beauvilliers, mère d'une famille nombreuse, +et femme du duc de Beauvilliers, devenu l'intime +ami de Fénelon.</p> + +<p>Aussi lorsque en 1689, de Beauvilliers, par les conseils +et l'influence de Madame de Maintenon, eut été +nommé gouverneur du duc de Bourgogne, fils du Dauphin +et petit fils de Louis XIV, il proposa et fit agréer +comme précepteur l'abbé de Fénelon. Grâce aux soins +assidus et au zèle éclairé de ces deux vertueux amis, +secondés par des hommes de bien, choisis par eux, le +jeune prince, dont le tempérament violent, les passions +précoces, l'orgueil en particulier de bonne heure +étrangement développé, pouvaient faire tout craindre, +devint par degrés moins indomptable, et après quelques +années, étonnant la cour par ses vertus, il promettait +dans l'avenir un roi modèle. Au témoignage des contemporains +et de Saint-Simon en particulier, la transformation +tenait du miracle, et jamais on ne vit mieux +qu'en cette circonstance l'influence de l'éducation, d'une +éducation forte et chrétienne, sur la nature la plus rebelle.</p> + +<p>Après les cinq années qu'il avait passées près du jeune +prince, Fénelon fut nommé à l'archevêché de Cambrai +(1694). Ce choix, tout spontané de la part du roi, prouvait +le cas qu'il faisait du précepteur pour lequel d'ailleurs<span class='pagenum'><a name="Page_369" id="Page_369">[Pg 369]</a></span> +il se sentait plus d'estime que de sympathie. On a dit +que les grandes manières de Fénelon, la supériorité de +son génie, mises en relief par une élocution facile et +brillante, gênaient Louis XIV qui, dans la conversation, +s'étonnait qu'on eût un avis trop différent du sien et +qu'on ne lui laissât pas toujours l'honneur du premier +rôle. Nous doutons que cette explication soit la vraie: +ne faudrait-il pas plutôt attribuer les sentiments du roi, +sa froideur persévérante qui devint de l'antipathie, à +une autre cause, à certain passage d'une lettre écrite, +paraît-il, à Madame de Maintenon et dans laquelle, par +une regrettable exagération, Fénelon allait jusqu'à +dire «qu'il (le Roi) n'avait aucune idée de ses devoirs.» +Ce jugement, qui semblait si dur, excessif dans sa forme +brève et absolue, dut choquer horriblement Louis XIV, +et sans l'excuser, on comprend qu'une telle parole ait +eu peine à s'effacer de son souvenir.</p> + +<p>Par malheur, comme nous l'avons dit plus haut, +l'affaire du Quiétisme, les ménagements de l'évêque de +Cambrai pour Madame Guyon et enfin la publication +du livre des <i>Maximes des Saints</i>, dénoncé avec tant de +véhémence par Bossuet comme la quintessence de l'hérésie, +ajoutèrent coup sur coup aux préventions du roi +que l'apparition du <i>Télémaque</i>, bientôt après, acheva +d'irriter. De ce jour la disgrâce de Fénelon fut complète +et sans nul espoir de retour, d'autant plus que Madame +de Maintenon, autrefois son amie, n'avait pas été la +dernière à l'abandonner. Fénelon souffrit de tout cela, +mais surtout de se voir éloigné et presque séparé de son +élève le duc de Bourgogne qui le récompensait de son +dévouement par une affection tendrement filiale. Au<span class='pagenum'><a name="Page_370" id="Page_370">[Pg 370]</a></span> +milieu de ces tribulations déjà si pénibles, il eut à supporter +une épreuve encore d'un autre genre mais cruelle +aussi. Son palais épiscopal devint la proie des flammes +et, dans l'incendie, Fénelon perdit sa bibliothèque, ses +nombreux manuscrits et des papiers précieux. Admirable +pourtant fut sa résignation et aux compliments de +condoléance de ses amis, il se contenta de répondre:</p> + +<p>«Il vaut mieux que le feu ait pris à ma maison qu'à +celle d'un pauvre laboureur.»</p> + +<p>Cette parole était digne de celui qu'on voyait dans +son zèle apostolique si plein de condescendance et de +sollicitude pour les faibles et les petits et qui s'en allait +courir les champs, pendant toute une nuit, pour aider +un brave paysan à retrouver sa vache égarée. Touchant +épisode qui a si heureusement inspiré la muse +d'Andrieux!</p> + +<p>La charité de Fénelon eut à s'exercer sur un plus +vaste théâtre. «Les malheurs de la guerre, dit Villemain, +d'après le cardinal de Beausset, amenèrent les +troupes ennemies dans le diocèse de Cambrai: ce fut, +pour le saint évêque, l'occasion d'efforts et de sacrifices +nouveaux. Sa sagesse, sa fermeté, la noblesse de +son langage inspiraient aux généraux ennemis un +respect salutaire aux malheureuses provinces de +Flandre. Eugène était digne d'entendre la voix du +grand homme dont il connaissait et admirait le +génie.»</p> + +<p>Pendant le désastreux hiver de 1709, Fénelon trouvait +de nouvelles ressources pour nourrir l'armée française +en même temps qu'il faisait de son palais un +hôpital pour les malades et les blessés.<span class='pagenum'><a name="Page_371" id="Page_371">[Pg 371]</a></span></p> + +<p>Ce zèle patriotique et chrétien fut apprécié de Louis +XIV qui n'en conserva pas moins contre le prélat ses +préventions devenues incurables. Vers cette même +époque cependant, vu l'âge avancé du roi, une catastrophe +imprévue pouvait faire espérer à Fénelon un +autre et meilleur avenir. Le grand Dauphin mourut, et +son fils, le duc de Bourgogne, l'élève de Beauvilliers et +de Fénelon, «se vit tout à coup rapproché du trône et +du roi dont il était le confident et l'appui.» C'est +alors que l'archevêque de Cambrai, dans la joie d'entrevoir +la réalisation possible de ses espérances, écrit à +St-Simon ces graves paroles qui résument en peu de +mots tous les devoirs de la royauté: «Il ne faut pas que +tous soient à un seul; mais un seul doit être à tous +pour faire leur bonheur.»</p> + +<p>Le duc de Bourgogne, devenu roi, aurait-il répondu +à l'attente de ses généreux amis, et, avec les intentions +les meilleures et de hautes vertus, devait-il triompher +de cette timidité et de cette indécision, venant du scrupule, +qui l'avaient fait échouer comme général à la tête +de l'armée? Dieu le sait qui ne permit pas que se fit +l'expérience! Car, peu de temps après, le jeune prince +succomba presque subitement aux atteintes d'une maladie +dont sa femme, la princesse de Savoie, fut également +victime.</p> + +<p>La douleur de Fénelon fut profonde et de celles pour +lesquelles il n'est point de consolations humaines; car +il aimait le prince non pas seulement comme son élève, +j'allais dire son enfant, mais avec toute l'ardeur de son +patriotisme intelligent dont témoignent ses divers mémoires +au duc de Beauvilliers et ses écrits politiques.<span class='pagenum'><a name="Page_372" id="Page_372">[Pg 372]</a></span> +Puis coup sur coup, il se voyait enlever par la mort ses +amis les plus chers, ce qui lui faisait écrire avec désolation: +«Je ne vis plus que d'amitié et ce sera l'amitié +qui me fera mourir.»</p> + +<p>Parole prophétique, car la mort du duc de Beauvilliers, +arrivée sur ces entrefaites, acheva de briser son +cœur et, quatre mois après, Fénelon, que rien ne rattachait +plus à la terre, allait rejoindre au ciel tous ceux +qu'il avait aimés. «Sa mort comme sa vie fut celle d'un +grand et vertueux évêque, dit Villemain qui ajoute: +Quoique Fénelon ait beaucoup écrit, il ne paraît +jamais chercher la gloire d'auteur; tous ses ouvrages +furent inspirés par les devoirs de son état, par ses +malheurs et ceux de sa patrie. La plupart échappèrent +à son insu de ses mains et ne furent connus qu'après +sa mort.... On peut remarquer, d'après ses lettres au +duc de Bourgogne et la sévérité de ses jugements sur +quelques généraux, que Fénelon avait beaucoup de +douceur dans le caractère et beaucoup de domination +dans l'esprit. Ses idées étaient absolues et décisives, +habitude qui semble tenir à la promptitude et à la +force de l'esprit.»</p> + +<p>Cette tendance a dû contribuer à l'éloignement de +Louis XIV pour Fénelon et n'était pas faite pour rapprocher +de lui Bossuet, génie dominateur et inflexible, +avec des formes moins conciliantes.</p> + +<p>Un contemporain de Fénelon, un maître dans l'art +de peindre avec la plume, nous a laissé de l'illustre +prélat un portrait remarquable par la vigueur comme +par la délicatesse de la touche, et d'autant plus intéressant +pour nous que le peintre, on le sait, assez peu des<span class='pagenum'><a name="Page_373" id="Page_373">[Pg 373]</a></span> +amis de Fénelon, ne cherchait point à flatter son modèle: +«Ce prélat était un grand homme maigre, bien +fait, avec un grand nez, des yeux d'où le feu et l'esprit +sortaient comme un torrent et une physionomie telle +que je n'en ai jamais vu qui lui ressemblât, et qui ne +pouvait s'oublier quand on ne l'aurait vue qu'une fois; +elle rassemblait tout, et les contraires ne s'y combattaient +point; elle avait de la gravité et de l'agrément, +du sérieux de la gaîté, elle sentait également le docteur, +l'évêque et le grand seigneur. Tout ce qui y surnageait, +ainsi que dans toute sa personne, c'était la finesse, l'esprit, +les grâces, la douceur et surtout la noblesse: il +fallait faire effort pour cesser de le regarder. Tous ses +portraits sont parlants, sans toutefois avoir pu attraper +la justesse de l'harmonie qui frappait dans l'original, et +la délicatesse de chaque caractère que ce visage rassemblait; +ses manières y répondaient dans la même proportion +avec une aisance qui en donnait aux autres, et cet +air et ce bon goût, qu'on ne tient que de l'usage de la +meilleure compagnie et du grand monde, qui se trouvait +répandu de soi-même dans toutes ses conversations.» +(<i>Saint-Simon</i>).</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_86_86" id="Footnote_86_86"></a><a href="#FNanchor_86_86"><span class="label">[86]</span></a> <i>Nouvelle Biographie.</i>—<i>Fénelon.</i><span class='pagenum'><a name="Page_374" id="Page_374">[Pg 374]</a></span></p></div> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="NICOLAS_FLAMEL" id="NICOLAS_FLAMEL"></a>NICOLAS FLAMEL</h2> + + +<p>«Flamel l'aîné, écrivain, qui faisait tant d'aumônes +et hospitalités, et fit plusieurs maisons où gens de métiers +demeuraient en bas, et du loyer qu'ils payaient +étaient soutenus pauvres laboureurs en haut.»</p> + +<p>Voilà ce qu'un auteur à peu près contemporain, Guillebert +de Metz, qui écrivait vers 1430, nous dit de ce +personnage singulier, «complexe, comme s'exprime +M. Vallet de Viriville, et qui par un côté appartient à +la biographie et par l'autre touche au roman et à la légende.»</p> + +<p>On n'est fixé ni sur le lieu ni sur la date de sa naissance, +qui, selon toute probabilité et par induction, +d'après des faits authentiques, ne saurait remonter au-delà +de 1330. Ce qui n'est pas douteux, c'est que Flamel +exerça de bonne heure la profession d'écrivain-libraire, +laquelle, avant la découverte de l'imprimerie, regardée +comme une profession libérale, ne donnait pas moins de +considération que de profit. La calligraphie, à cette +époque, était à son apogée; le roi (Charles V) et ses frères, +Jean, duc de Berry, et Philippe, duc de Bourgogne, +ainsi que leur neveu, Louis, duc d'Orléans, faisaient +exécuter à l'envi ces magnifiques manuscrits qui sont +encore de nos jours l'ornement de nos plus riches biblio<span class='pagenum'><a name="Page_375" id="Page_375">[Pg 375]</a></span>thèques. +Les docteurs si nombreux de l'Université, d'autre +part, multipliaient avec non moins de zèle les livres +originaux.</p> + +<p>Flamel qui, paraît-il, exerçait sa profession plutôt en +commerçant, en industriel, qu'en artiste, visant surtout +à l'utile, se trouvait déjà dans une position fort satisfaisante, +lorsqu'il épousa, par intérêt, sans doute, autant +que par amour, une bourgeoise de Paris, la dame Pernelle, +deux fois veuve, et qui, possédant quelque bien, +accrut l'actif de la communauté, tant par son apport +que par ses talents de ménagère, sobre, laborieuse, active, +économe, le modèle du genre en un mot.</p> + +<p>Les époux habitaient d'abord deux modestes échoppes +d'écrivain adossées à l'église Saint-Jacques-la-Boucherie. +Ces échoppes, rebâties et agrandies, devinrent des +maisons, et vis-à-vis, sur un terrain vague acheté par +l'écrivain-juré, s'éleva une autre maison plus grande, +un véritable <i>hostel</i> tout enrichi au dehors d'histoires +(sculptures) et devises peintes ou gravées. Dans cet <i>hostel</i>, +en sa qualité de calligraphe agrégé et émérite, +M<sup>e</sup> Flamel instruisait dans son art des écoliers externes; +d'autres y demeuraient <i>en bourse</i>, c'est-à-dire comme +pensionnaires. L'argent ainsi lui venait de tous les côtés +à la fois, car les manuscrits, copiés par ses élèves les +plus habiles, tout probablement se vendaient à son profit, +au moins pour une partie. Riches de plus en plus, les +deux époux s'honorèrent d'ailleurs par le bon emploi de +leur fortune, en faisant construire une arcade au charnier +ou cimetière des Innocents, ainsi que le petit portail +de l'église en face de leur maison.</p> + +<p>Quelques années après, Flamel devenu veuf, et qui<span class='pagenum'><a name="Page_376" id="Page_376">[Pg 376]</a></span> +avait hérité de sa femme, les époux s'étant fait donation +mutuelle, était réputé le bourgeois le plus riche de Paris, et +cette fortune considérable il ne cessait de l'accroître par +son industrie. Il continuait aussi ses libéralités dont le +sentiment religieux paraît avoir été le premier, le principal, +sinon le seul mobile. Il fit élever une seconde arcade +au charnier des Innocents, aida à la construction +de nombreuses églises, monastères, maisons de charité, +etc., et fit don en outre de dix-neuf calices aux églises +ou chapelles. Sans doute un peu de vanité se mêlait à +tout cela puisque sur tous ces calices on voyait son chiffre, +en même temps que, sur la plupart des monuments, +il avait soin de se faire représenter en image ou statue, +ainsi que feue Pernelle, son épouse. Mais on ne peut douter +cependant, qu'à part quelque ostentation peut-être, +la piété, comme nous l'avons dit, ne fût son grand +mobile; cette conviction résulte en particulier pour nous +de la lecture de son remarquable testament, commençant +ainsi:</p> + +<p>«Par devant, etc... a comparu, Nicolas Flamel, sain +de corps et pensée, bien parlant et de bon et vrai entendement, +et comme il disait et comme de prime face +apparaît, attendant et sagement considérant qu'il n'est +chose plus certaine que la mort, ni chose moins certaine +que l'heure d'icelle, et pour ce que, en la fin de +ses jours, il ne fit et ne soit trouvé importunité sur ce, +non voulant de ce siècle trépasser en l'autre intestat, +pensant aux choses <i>celestiaux</i> et pendant que sens et +raison gouvernent sa pensée; désirant pourvoir au +salut et remède de son âme, fit, ordonna et avisa son +testament ou ordonnance de dernière volonté, au nom<span class='pagenum'><a name="Page_377" id="Page_377">[Pg 377]</a></span> +de la glorieuse trinité du Père, du Fils, et du Saint-Esprit, +etc.»</p> + +<p>Suivent les dispositions testamentaires qui sont toutes +relatives à des legs pieux et fondations, et ne contiennent +pas moins de seize pages petit texte dans le livre +de Piganiol de la Force<a name="FNanchor_87_87" id="FNanchor_87_87"></a><a href="#Footnote_87_87" class="fnanchor">[87]</a>, où le testament est cité +textuellement et tout au long. Nous savons par là le chiffre +de la fortune de N. Flamel, chiffre que la rumeur +populaire avait singulièrement exagéré. En effet, «tous +les legs désignés pour une fois payés, dit l'abbé Vilain, +se réduisent à 1,440 livres parisis ou 1,800 livres tournois, +somme qui dans ce temps-ci serait représentée par celle +de 12,234 livres 15 sols, et somme qui ne fut payée qu'en +sept ans. Quant aux fondations perpétuelles, il resta pour +leur acquit à peine 300 livres parisis de rente.»</p> + +<p>Il y a loin de là, sans doute, à l'énorme richesse que +la crédulité populaire attribuait à Nicolas Flamel et dont +la source, au dire de tous ou de la plupart, ne pouvait +être qu'étrange et mystérieuse. Cette réputation, non +seulement survécut à Flamel, mais elle ne fit que s'accroître +et pendant longtemps, plus de deux siècles après, +même les érudits et les autres discutaient sur l'origine de +cette fortune, attribuée par les uns à la découverte d'un +trésor caché, par d'autres à celle de la pierre philosophale +ou transmutation des métaux d'or pur. Cette +opinion même prévalut, appuyée qu'elle était de passages +significatifs tirés d'un petit livre sur la science hermétique +qu'on disait, mais à tort, écrit par Flamel. +Nous voyons qu'en 1742, un écrivain, homme de sens<span class='pagenum'><a name="Page_378" id="Page_378">[Pg 378]</a></span> +et de mérite, Piganiol de la Force, incline à ce sentiment +insinué sinon formulé dans son second volume, quoique +plus tard ébranlé, ainsi qu'il l'avoue, par la publication +du savant ouvrage de l'abbé Vilain: <i>Histoire critique de +Nicolas Flamel</i>, etc., il paraisse hésitant et même tout +près de se rétracter: «Ce judicieux auteur (l'abbé Vilain), +écrit Piganiol, a fait voir par un inventaire très-exact +de tout ce que Flamel a eu de biens, que ce prétendu +<i>philosophe</i> ne jouissait pas d'une fortune aussi immense +que le veulent les alchimistes, et que les dépenses qu'on +lui attribue n'étaient pas aussi considérables pour être +au-dessus des facultés d'un écrivain (calligraphe) qui +était fort occupé dans sa profession et qui, par conséquent, +gagnait beaucoup.»</p> + +<p>C'est l'opinion, aujourd'hui généralement adoptée et +que formulait récemment M. Vallet de Viriville: «L'idée +qu'on se fait, d'après ces renseignements authentiques, +au sujet de Nicolas Flamel, n'est déjà plus celle +d'un bourgeois vulgaire. On y voit: un homme sagace, +habile au gain, amoureux de sa renommée, imitant la +dévote et vaniteuse ostentation des princes de son temps, +mais mêlant à ces travers <i>le zèle du bien, du juste et de +l'utile</i>.»</p> + +<p>Flamel mourut en 1418; il fut enterré dans l'intérieur +de l'église Saint-Jacques-la-Boucherie, à laquelle +(n'ayant point d'enfants), il avait légué la meilleure part +de sa fortune.</p> + +<p>En outre des constructions, dont nous avons parlé, +Flamel, ayant acquis du prieuré de Saint-Martin-des-Champs, +dans le faubourg, un grand terrain, «fit construire +en ce lieu, dit M. de Viriville, divers édifices d'un<span class='pagenum'><a name="Page_379" id="Page_379">[Pg 379]</a></span> +caractère mixte; c'étaient à la fois des institutions utiles, +des maisons de rapport et des établissements de charité.» +Le produit des locations du rez-de-chaussée, notamment, +servait à l'entretien de pauvres laboureurs +auxquels l'âge ne permettait plus le travail et qui se +trouvaient logés à l'étage supérieur. En récompense de +cette charité, on ne leur demandait que de réciter tous +les jours un <i>Pater</i> et un <i>Ave Maria</i> à l'intention des pécheurs +trépassés. Aussi, sur la façade de la principale +maison, dite du <i>Grand Pignon</i>, qui subsiste encore rue +Montmorency, 51, on lisait en gros caractère cette inscription +véritablement touchante:</p> + +<p>«Nous, hommes et femmes, laboureurs demeurans +ou porche (sur le devant) de ceste maison, qui fut +faicte en l'an de grâce mil quatre cens et sept (1407), +sommes tenus, chascun en droit soy, dire tous les jours +une patenostre et j. <i>Ave Maria</i> en priant Dieu que de +sa grâce face pardon aus povres pecheurs trespassez. +<i>Amen</i>.»</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_87_87" id="Footnote_87_87"></a><a href="#FNanchor_87_87"><span class="label">[87]</span></a> <i>Histoire de Paris.</i><span class='pagenum'><a name="Page_380" id="Page_380">[Pg 380]</a></span></p></div> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="LA_FONTAINE_JEAN_DE" id="LA_FONTAINE_JEAN_DE"></a>LA FONTAINE (JEAN DE)</h2> + + +<h2>I</h2> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Papillon du Parnasse et semblable aux abeilles,<br /></span> +<span class="i0">À qui le bon Platon compare nos merveilles,<br /></span> +<span class="i0">Je suis chose légère et vole à tout sujet:<br /></span> +<span class="i0">Je vais de fleur en fleur et d'objet en objet;<br /></span> +<span class="i0">À beaucoup de plaisirs je mêle un peu de gloire.<a name="FNanchor_88_88" id="FNanchor_88_88"></a><a href="#Footnote_88_88" class="fnanchor">[88]</a><br /></span> +</div></div> + +<p>A dit La Fontaine de lui-même. Et ailleurs:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">J'aime le jeu, l'amour, les livres, la musique,<br /></span> +<span class="i0">La ville et la campagne, enfin tout; il n'est rien<br /></span> +<span class="i0">Qui ne soit souverain bien,<br /></span> +<span class="i0">Jusqu'au sombre plaisir d'un cœur mélancolique<a name="FNanchor_89_89" id="FNanchor_89_89"></a><a href="#Footnote_89_89" class="fnanchor">[89]</a>.<br /></span> +</div></div> + +<p>Tel fut en effet notre poète quoique d'abord des pensées +très différentes aient paru le préoccuper. Né à +Château-Thierry (Marne), le 8 juillet 1621, à l'âge de +dix-neuf ans, il se crut appelé à la vie religieuse, et +voulut entrer à l'Oratoire. Mais, après un séjour de dix-huit +mois dans la maison, il reconnut qu'il se trompait<span class='pagenum'><a name="Page_381" id="Page_381">[Pg 381]</a></span> +sur sa vocation et rentra dans le monde. Son père, qui +exerçait à Château-Thierry la charge de maître particulier +des eaux et forêts, lui céda son emploi en le +mariant avec Marie Héricart, fille d'un lieutenant au +baillage de la Ferté-Milon, personne qui joignait à la +beauté beaucoup d'esprit<a name="FNanchor_90_90" id="FNanchor_90_90"></a><a href="#Footnote_90_90" class="fnanchor">[90]</a>. D'après ce qu'affirment les +biographes, La Fontaine, n'eut pour ainsi dire point de +part à ces deux engagements: on les exigea de lui, et +il s'y soumit plutôt par indolence que par goût. Aussi +n'exerça-t-il sa charge pendant plus de vingt ans qu'avec +indifférence.</p> + +<p>Et cette indifférence s'accrut avec le goût de plus en +plus vif pour la poésie qu'avait éveillé chez La Fontaine, +dit-on, l'audition d'une pièce de vers de Malherbe, +déclamée avec emphase par un officier en garnison à +Château-Thierry. Cette lecture provoqua chez lui une +véritable explosion d'enthousiasme. Non-seulement il +lut et relut les vers de Malherbe; mais il les apprit par +cœur et s'efforça dans ses premiers essais de l'imiter. +«Par bonheur, d'utiles conseils lui ouvrirent les yeux, +et l'un de ses parents nommé Pintrel, dit Montenault, +homme de bon sens qui n'était point sans goût, mit +entre ses mains Horace, Virgile, Térence, Quintilien, +comme les vraies sources du bon goût et de l'art d'écrire.... +À ces livres, La Fontaine joignit ensuite la lecture +de Rabelais, Marot, Boccace, l'Arioste.» Pour ces +derniers il eût pu mieux choisir et l'influence pernicieuse +que ces lectures exercèrent sur le poète n'est que +trop visible dans certains de ses ouvrages.<span class='pagenum'><a name="Page_382" id="Page_382">[Pg 382]</a></span></p> + +<p>C'est à peu près vers cette époque qu'il faut placer +un évènement raconté par les contemporains, Louis +Racine, d'Olivet, etc et qui prouve, avec la bonhomie +originale de La Fontaine, l'influence toute puissante de +cet absurde préjugé du faux point d'honneur qui, à cette +époque et sous le règne précédent surtout, fit tant de +victimes. Dans la circonstance par bonheur, il n'y eut +pas de sang répandu, et la querelle finit par un déjeuner +où les amis, le verre en main, fêtèrent la réconciliation.</p> + +<p>Le poète était fort lié avec un ancien capitaine de +dragons retiré à Château-Thierry, nommé Poignant, +homme franc et loyal, et déjà plus jeune. Tout le +temps que Poignant n'était pas au cabaret, il le passait +chez La Fontaine, et par conséquent, en l'absence de +celui-ci, auprès de sa femme.</p> + +<p>«Comment, lui dit un voisin médisant, souffres-tu +que le capitaine s'installe ainsi chez toi chaque jour?</p> + +<p>—Et pourquoi n'y viendrait-il pas? répond La Fontaine, +c'est mon meilleur ami.</p> + +<p>—Ce n'est pas ce que dit le public; on prétend qu'il +ne va chez toi que pour madame de La Fontaine.</p> + +<p>—Sottises! mais d'ailleurs que puis-je faire à cela?</p> + +<p>—Demander satisfaction l'épée à la main pour le tort +qui t'est fait dans l'opinion.</p> + +<p>—J'aviserai, dit La Fontaine.</p> + +<p>Le lendemain, dès quatre heures du matin, il frappait +chez Poignant qu'il réveille.</p> + +<p>—Lève-toi vite, dit-il, et sortons ensemble pour une +affaire importante.</p> + +<p>—Laquelle? demande Poignant.<span class='pagenum'><a name="Page_383" id="Page_383">[Pg 383]</a></span></p> + +<p>—Tu le sauras, répond La Fontaine, quand nous +serons dehors.</p> + +<p>Poignant, assez surpris, se lève, s'habille et suit La +Fontaine qui, après l'avoir conduit dans un lieu écarté, +lui dit de l'air le plus tranquille:</p> + +<p>—Mon ami, il faut nous battre.</p> + +<p>—Comment! qu'est-ce que cela veut dire? répond +Poignant de plus en plus étonné. Entre nous d'ailleurs +la partie n'est pas égale; je suis, un vieux soldat et toi +tu n'as jamais tiré l'épée.</p> + +<p>—N'importe, le public veut que je me batte avec toi; +ainsi en garde.</p> + +<p>Bon gré, mal gré alors, Poignant tire son épée, et dès +les premières passes, il fait sauter à dix pas celle de +La Fontaine. Alors l'ayant désarmé, il lui demande +l'explication de sa conduite et La Fontaine s'empresse +de le satisfaire.</p> + +<p>—Ce sont propos absurdes! dit alors Poignant, et +mon âge, mon humeur, comme l'estime que j'ai pour +ta femme, l'amitié que j'ai pour toi devaient écarter +toute inquiétude, mais puisqu'il est ainsi je proteste +que je ne mettrai plus les pieds dans ta maison.</p> + +<p>—Au contraire, répond La Fontaine en lui serrant +la main, j'ai fait ce que le public voulait; maintenant +je veux que tu viennes chez moi tous les jours sans quoi +nous nous battrons encore.»</p> + +<p>La Fontaine, venu à Paris en 1654, fut présenté par +un de ses parents, Jannart, oncle de sa femme et favori +de Fouquet, au surintendant des finances alors tout +puissant. Fouquet, qui par goût et sans doute aussi par +calcul, se plaisait au rôle de Mécène, fit au poète peu<span class='pagenum'><a name="Page_384" id="Page_384">[Pg 384]</a></span> +connu encore, une pension dont La Fontaine «tenait +compte par une autre pension en vers qu'il lui payait +exactement par quartier.» Lors de la disgrâce de Fouquet +(1661), disgrâce méritée, La Fontaine auquel la +reconnaissance faisait illusion, éleva généreusement la +voix en faveur de son protecteur, et composa l'élégie +intitulée aux <i>Nymphes de Vaux</i>, «alors, dit Walckenaer, +toute l'animosité qui existait contre le surintendant se +calma.» Jannart, enveloppé dans la disgrâce de Fouquet, +fut exilé à Limoges et La Fontaine le suivit par +dévouement pour son ami, disent les biographes; mais +peut-être aussi par d'autres motifs, parce qu'il était peu +pressé de retourner près de sa femme pour laquelle il +s'était déjà refroidi sans avoir été jamais fort épris +d'ailleurs. De Limoges, il lui écrit:</p> + +<p>«Vous ne jouez ni ne travaillez, ni ne vous souciez +du ménage, et hors le temps que vos bonnes amies +vous donnent par charité, il n'y a que les romans qui +vous divertissent. Considérez, je vous prie, l'utilité +que ce vous serait si, en badinant, je vous avais +accoutumée à l'histoire soit des lieux, soit des personnes; +vous auriez de quoi vous désennuyer toute +votre vie.»</p> + +<p>Mais, outre que ces remontrances sont faites sur un +ton assez peu affectueux, La Fontaine, dans cette même +correspondance, par une étrange indiscrétion, fait à sa +femme des confidences qui ne sont pas de nature à la +flatter. Pendant son voyage, «il avait trouvé, dit-il, +trois femmes dans la diligence: Parmi ces trois femmes, +il y avait une Poitevine qui se qualifiait comtesse; +elle paraissait assez jeune et de taille raisonna<span class='pagenum'><a name="Page_385" id="Page_385">[Pg 385]</a></span>ble, +témoignait avoir de l'esprit; déguisait son nom +et venait plaider en séparation contre son mari: +toutes qualités d'un bon augure, et j'y eusse trouvé +matière de cajolerie si la beauté s'y fût rencontrée; +mais je vous défie de me faire trouver un grain de +sel dans une personne à qui elle manque.»</p> + +<p>Se peut-il rien de plus déplacé que ce langage? Mais +il semble que La Fontaine n'en eût pas conscience, et +ce même homme «le plus singulier qui peut-être ait +existé» d'après Walckenaer, fait preuve, bientôt après, +d'une sensibilité des plus touchantes. En passant à +Amboise où Fouquet avait été renfermé d'abord, La +Fontaine voulut voir la chambre qu'avait habitée le +prisonnier; «triste plaisir, je vous le confesse, mais +enfin je le demandai. Le soldat, qui nous conduisait, +n'avait pas la clef; au défaut je fus longtemps à considérer +la porte et me fis conter la manière dont le +prisonnier était gardé. Je vous en ferais volontiers +la description; mais ce souvenir est trop affligeant.... +Sans la nuit on n'eut jamais pu m'arracher de cet +endroit.»</p> + +<p>À son retour de Limoges, La Fontaine se rendit à +Château-Thierry; il y retrouva la duchesse de Bouillon, +Marie-Anne Mancini, nièce de Mazarin, à laquelle il +avait été présenté naguère et qui devint dès lors une de +ses plus zélées protectrices. «C'était, dit Walckenaer, +une brune piquante, plus jolie que belle, vive et même +un peu emportée, aimant les plaisirs et animant la +conversation par une gaîté spirituelle et des saillies +inattendues; elle avait un goût décidé pour la poésie et +même elle faisait des vers. Le désir de lui plaire et<span class='pagenum'><a name="Page_386" id="Page_386">[Pg 386]</a></span> +d'amuser son imagination libre et badine lui inspira, +dit-on, ses plus jolis contes, mais malheureusement +aussi les plus licencieux.»</p> + +<p>Qu'une femme et une jeune femme, appartenant à la +société la plus élevée, ait pris plaisir à ces tristes produits +de la verve libertine du poète et n'ait pas craint +d'encourager, d'applaudir ce qu'elle eût dû avoir honte +seulement d'écouter, c'est ce qu'on a peine à comprendre. +Lorsque la duchesse de Bouillon revint à Paris, +elle emmena avec elle La Fontaine qu'elle fit connaître +aux membres de sa famille comme à plusieurs personnages +importants. La même année (1665), le poète, +âgé de 44 ans, publia son premier recueil de <i>Contes et +Nouvelles en vers</i> où, quoi qu'on ait dit, le mérite de la +forme, mérite fort exagéré, ne suffit pas à racheter +l'indignité du fond.<span class='pagenum'><a name="Page_387" id="Page_387">[Pg 387]</a></span><br /><br /></p> + + +<h2>II</h2> + +<p>Toutefois, pour être juste, il faut reconnaître que le +caractère exceptionnel de La Fontaine permet de croire +qu'il ne se rendait pas bien compte à lui-même de la +portée si blâmable de son œuvre. Il s'était lié, vers +1664 ou 1665, avec Molière déjà célèbre, Racine et Boileau +qui ne devaient pas tarder à le devenir, et Chapelle +«qui n'eut pas le génie de ses quatre amis, mais +leur fut supérieur comme homme de société.» Dans +une réunion qui eut lieu chez Boileau et où se trouvait +un frère de celui-ci, docteur en Sorbonne, l'ecclésiastique +se mit à disserter sur Saint Augustin et en fit un +éloge pompeux. La Fontaine qui, plongé dans une de +ses rêveries habituelles, semblait écouter sans entendre, +se réveille tout à coup comme en sursaut pour dire au +théologien:</p> + +<p>«Croyez-vous que Saint Augustin eut plus d'esprit +que Rabelais?»</p> + +<p>Quelque temps interdit, le docteur le regarda de la +tête aux pieds et finit par répondre:</p> + +<p>—«Prenez garde, M. de La Fontaine, vous avez mis +un de vos bas à l'envers;» ce qui était vrai.</p> + +<p>Un autre jour, La Fontaine soupait avec Racine, +Despréaux, Molière et Descoteaux, le joueur de flûte. +La Fontaine était ce jour là, plus qu'à l'ordinaire, +plongé dans ses distractions. Racine et Boileau, pour le +tirer de sa léthargie, mais sans pouvoir y réussir, ne +lui ménagèrent point les épigrammes au point que<span class='pagenum'><a name="Page_388" id="Page_388">[Pg 388]</a></span> +Molière trouva que c'était passer les bornes; aussi, dit-il, +en <i>à parte</i> à Descoteaux:</p> + +<p>«Nos beaux-esprits ont beau se trémousser, ils n'effacent +pas le bonhomme.»</p> + +<p>À propos d'à parte, voici une autre curieuse anecdote +et parfaitement authentique: «Dans un repas qu'il fit +avec Molière et Despréaux, dit Montenault, où l'on disputait +sur le genre dramatique, il se mit à condamner +les <i>à parte</i>.</p> + +<p>«Rien, disait-il, n'est plus contraire au bon sens. +Quoi! le parterre entendra ce qu'un acteur n'entend +pas, quoiqu'il soit à côté de celui qui parle?»</p> + +<p>«Comme il s'échauffait en soutenant son sentiment +de façon qu'il n'était pas possible de l'interrompre et lui +faire entendre un mot: «Il faut, disait Despréaux, à +haute voix tandis qu'il parlait, il faut que La Fontaine +soit un grand coquin, un grand maraud!» et +répétait continuellement les mêmes paroles sans que La +Fontaine cessât de disserter. Enfin l'on éclata de rire; +sur quoi revenant à lui comme d'un rêve interrompu: +«De quoi riez-vous donc?» demanda-t-il.—Comment! +lui répondit «Despréaux, je m'épuise à vous injurier +fort haut, et vous ne m'entendez point quoique +je sois si près de vous que je vous touche: et vous +êtes surpris qu'un acteur sur le théâtre n'entende +point un <i>à parte</i> qu'un autre acteur dit auprès de +lui?..»</p> + +<p>Ces distractions parfois si plaisantes de même que la +profonde méditation dans laquelle d'autres fois il était +absorbé au point de paraître comme insensible n'empêchaient +point qu'il fût causeur des plus charmants, con<span class='pagenum'><a name="Page_389" id="Page_389">[Pg 389]</a></span>vive +des plus aimables, s'il se trouvait dans une société +de personnes à lui bien connues et dont la présence lui +était tout agréable. Ses yeux alors s'animaient, le sourire +s'épanouissait sur ses lèvres; «il disait tout ce qu'il +voulait, et le disait si bien qu'il enchantait les oreilles +les plus délicates.» Cette réputation de merveilleux +causeur, que lui avaient valu quelques-unes de ces soirées +intimes, le faisait singulièrement rechercher par les +gourmets... d'esprit et l'on était plus heureux et plus +fier d'annoncer La Fontaine à ses convives que ce +fameux Lambert dont nous parlent à l'envi La Bruyère +et Boileau. Mais plus d'une fois l'amphytrion et ses +amis y furent attrapés, témoin cette anecdote:</p> + +<p>La Fontaine avait été invité à dîner chez M. Laugeois +d'Imbercourt, fermier-général. Racine le fils dit chez M. +Le Verrier. Il arriva à l'heure précise, prit place à la +table, mangea du meilleur appétit, mais sans répondre +autrement que par des monosyllabes ou par le silence +aux interrogations du maître de la maison et des conviés. +Puis comme, avant la fin du repas, il se levait de +table, s'excusant sur la nécessité pour lui de se rendre à +l'Académie, on lui fit remarquer qu'il était de bonne +heure encore et qu'il avait peu de chemin à faire.</p> + +<p>«Je prendrai le plus long!» répondit tranquillement +La Fontaine et le voilà parti. Une autre fois, «trois de +complot, dit Vigneul de Marville<a name="FNanchor_91_91" id="FNanchor_91_91"></a><a href="#Footnote_91_91" class="fnanchor">[91]</a> par le moyen d'un +quatrième qui avait quelque habitude auprès de cet +homme rare, nous l'attirâmes dans un petit coin de la +ville, à une maison consacrée aux Muses, où nous lui<span class='pagenum'><a name="Page_390" id="Page_390">[Pg 390]</a></span> +donnâmes un repas pour avoir le plaisir de jouir de son +agréable entretien. Il ne se fit point prier; il vint à +point nommé sur le midi. La compagnie était bonne, la +table propre et délicate, et le buffet bien garni. Point +de compliments d'entrée, point de façons, nulle grimace, +nulle contrainte. La Fontaine garda un profond +silence; on ne s'en étonna point parce qu'il avait autre +chose à faire qu'à parler. Il mangea comme quatre et +but de même. Le repas fini, on commença à souhaiter +qu'il parlât, mais il s'endormit. Après trois quarts +d'heure de sommeil, il revint à lui. Il voulait s'excuser +sur ce qu'il avait fatigué. On lui dit que cela ne demandait +pas d'excuse, que tout ce qu'il faisait était bien fait. +On s'approcha de lui, on voulut le mettre en humeur et +l'obliger à laisser voir son esprit; mais son esprit ne +parut point, il était allé je ne sais où et peut-être alors +animait-il ou une grenouille dans les marais, ou une +cigale dans les prés, ou un renard dans la tanière; car +durant tout le temps que La Fontaine demeura avec +nous il ne nous sembla être qu'une machine sans âme. +On le jeta dans un carrosse où nous lui dîmes adieu pour +toujours. Jamais gens ne furent plus surpris; et nous +nous disions les uns aux autres: «Comment se peut-il +faire qu'un homme qui a su rendre spirituelles les +plus grossières bêtes du monde, et les faire parler le +plus joli langage qu'on ait jamais ouï, ait une conversation +si sèche, et ne puisse pas pour un quart d'heure +faire venir son esprit sur ses lèvres et nous avertir +qu'il est là?»</p> + +<p>C'est que chez le poète cette facilité de caractère en +même temps que cette irréflexion, qui le livraient presque<span class='pagenum'><a name="Page_391" id="Page_391">[Pg 391]</a></span> +sans défense à la curiosité indiscrète, s'unissaient à une +impatience singulière de toute contrainte, et d'autant +plus difficile à vaincre que lui-même n'en avait pas +conscience. Alors, poussé dans ses derniers retranchements, +il se tirait d'affaire par une excuse telle quelle, +bonne ou mauvaise, il n'importe, mais la première qui +lui venait à l'esprit, témoin cette aventure.</p> + +<p>Lorsque à la suite des premières brouilles, Madame +de La Fontaine se fut retirée à Château-Thierry, Racine +et Despréaux représentèrent à notre poète que cette séparation +n'était pas décente et lui faisait peu d'honneur; +ils insistèrent pour un raccommodement. Docile +à leurs conseils, La Fontaine partit. En descendant de +la diligence de Château-Thierry, il se rendit chez sa +femme.</p> + +<p>«Madame est au salut!» répondit la domestique qui +ne le connaissait point.</p> + +<p>—Ah! fit La Fontaine qui, ennuyé bientôt d'attendre, +s'en va rendre visite à un ami lequel l'invite à +souper. «La Fontaine bien régalé, comme dit Montenault, +s'oublie à table jusqu'à une heure fort avancée +et volontiers il accepte l'hospitalité que lui offre son +aimable amphytrion. Le lendemain matin, sans plus +songer à sa femme, il reprend la voiture publique et +revient à Paris. En le voyant de retour, ses amis s'empressent +de l'interroger sur les résultats de son voyage:</p> + +<p>«J'ai été pour voir ma femme, leur dit-il, mais je ne +l'ai point trouvée; elle était au salut.»</p> + +<p>Il faut voir là non, comme l'ont trop répété la plupart +des biographes, une distraction un peu forte sans doute, +mais bien plutôt l'excuse vaille que vaille d'un homme<span class='pagenum'><a name="Page_392" id="Page_392">[Pg 392]</a></span> +faible et qui veut à tout prix échapper à une démarche +pour lui déplaisante. On ne peut trop regretter cependant, +pour le bonheur comme pour le talent de La Fontaine, +que cette reconciliation avec sa femme n'ait point +eu lieu, et on se l'explique d'autant moins que le ravissant +poème de <i>Philémon et Beaucis</i>, prouve qu'il était +fait pour comprendre le paisible bonheur du foyer +domestique. Citons seulement ces quelques vers:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Pour peu que des époux séjournent sous leur ombre,<br /></span> +<span class="i0">Ils s'aiment jusqu'au bout malgré l'effort des ans.<br /></span> +<span class="i0">Ah! si!... Mais autre part j'ai porté mes présens.<br /></span> +</div></div> + +<p>Walckenaer dit excellemment: «Oui, La Fontaine, La +Fontaine, nous le répèterons après toi: Ah! si le ciel +t'avait donné une compagne qui t'eût fait connaître les +tranquilles jouissances de la vie domestique, ton imagination +n'eût été ni moins gaie, ni moins vive, ni moins +spirituelle; mais elle eût été mieux réglée et plus pure. +Tes fables seraient toujours l'objet de notre admiration +et de nos louanges; mais, dans tes autres écrits, la peinture +des plus doux sentiments du cœur, dont tu connais si +bien le langage, qui a fait des chefs-d'œuvre irréprochables +du petit nombre de contes où tu l'as employée, +aurait remplacé ces tableaux licencieux où tu as outragé +les mœurs et quelquefois le dieu du goût. Alors, +ô La Fontaine, les satyres n'eussent point mêlé de +fleurs pernicieuses parmi les fleurs suaves et brillantes +dont les Muses et les Grâces ont tressé ta couronne; +et ces vierges du Parnasse ne te reprocheraient +point, en rougissant, de les avoir si souvent forcées à se<span class='pagenum'><a name="Page_393" id="Page_393">[Pg 393]</a></span> +séparer de la pudeur qui doit toujours être leur inséparable +compagne. Alors il ne nous faudrait plus soustraire, +comme un poison corrupteur, aux regards des +jeunes gens et des enfants, une seule des pages du poète +de l'enfance et de la jeunesse.»</p> + +<p>Dans ses <i>fables</i><a name="FNanchor_92_92" id="FNanchor_92_92"></a><a href="#Footnote_92_92" class="fnanchor">[92]</a> mêmes où se trouvent tant d'incomparables +chefs-d'œuvre, il est çà et là plus d'une tache qu'il +faudrait effacer avant de mettre le livre en des mains +innocentes. Il n'en serait point ainsi sans doute si La +Fontaine, au lieu de s'abandonner lui-même à tous les +hasards de l'existence, comprenant mieux ses devoirs +d'époux et de père, eût eu près de lui, pour le consoler, +une femme sérieuse, une épouse vraiment chrétienne et +dont la piété s'inspirât de l'esprit plus que de la lettre. +Supposons le poète dans ces conditions de bonheur, de +vie chaste et paisible, au lieu de ces vilains contes, de +comédies médiocres, ou du fade roman de <i>Psyché</i>, nous +aurions peut-être un volume de plus de fables exquises +et de délicieux poèmes.</p> + +<p>Cette douce providence du foyer domestique, dira-t-on, +ne manqua point à La Fontaine; car on sait qu'une +femme non moins distinguée par l'esprit que par le +cœur, Madame de la Sablière, voyant le poète si fort +ignorant des choses de la vie pratique et par ce motif +souvent dans l'embarras, se plut à le recueillir dans +sa maison en lui ôtant tout souci du lendemain. Mais à +cette époque, femme du monde et trop du monde, la +généreuse bienfaitrice n'était pas un Mentor bien sévère<span class='pagenum'><a name="Page_394" id="Page_394">[Pg 394]</a></span> +pour le génie du poète. Plus tard, lorsque les déceptions +amères d'une affection illégitime trahie eurent amené +Madame de la Sablière au repentir, sa piété dans ses +saintes ardeurs et la pratique assidue des bonnes œuvres +la rendirent presque une étrangère dans sa propre maison. +Jusqu'à la fin de sa vie cependant, la noble femme +continua de veiller de loin sur l'hôte qui lui fut toujours +cher, mais dont elle ne disait plus comme autrefois, +après avoir congédié tous les importuns et les domestiques, +afin d'être toute à la poésie et à la conversation: +«Je n'ai gardé avec moi que mes trois animaux, mon +chat, mon chien et mon La Fontaine.»</p> + +<p>La maison d'où M<sup>me</sup> de la Sablière était absente le +plus souvent, retenue près du lit d'une pauvre malade à +l'hospice des Incurables ou ailleurs, cette maison semblait +bien vide à La Fontaine. Presque sexagénaire +déjà, il aurait eu plus que jamais besoin d'un intérieur +aimable qui le détournât de certaines sociétés dans lesquelles +il était entraîné par la facilité de son humeur et +l'attrait d'une conversation plus spirituelle que réservée.</p> + +<p>Pendant l'année 1683, une place se trouva vacante à +l'Académie par la mort de Colbert. La Fontaine se mit +sur les rangs et, ce qu'on n'eût pas attendu de son indifférence +habituelle, «il prit fort à cœur, dit Montenault, +le succès de cette affaire et c'est le seul trait +d'ambition qu'on puisse remarquer dans le cours de sa +vie.» Il se trouvait en concurrence avec Boileau, mais +seize voix contre sept témoignèrent de la préférence de +l'Académie pour le Bonhomme. Louis XIV, prévenu +contre le poète à cause de ses <i>Contes</i>, témoigna quelque +mécontentement de ce choix, et fit attendre six mois ses<span class='pagenum'><a name="Page_395" id="Page_395">[Pg 395]</a></span> +ordres pour la réception de La Fontaine. Mais une +seconde vacance ayant permis de nommer l'auteur des +<i>Satires</i>, Louis XIV, lorsqu'il lui fut rendu compte de +cette nouvelle élection, dit aux académiciens: «Le +choix qu'on a fait de M. Despréaux m'est agréable et +sera généralement approuvé. Vous pouvez, ajouta-t-il, +recevoir incessamment La Fontaine, il a promis d'être +sage.»</p> + +<p>L'Académie s'empressa de recevoir l'auteur des <i>Fables</i> +et tous applaudirent à ce compliment que lui adressa +l'abbé de la Chambre alors directeur: «L'Académie +reconnaît en vous, Monsieur, un de ces excellents ouvriers, +un de ces fameux artisans de la belle gloire, qui +la va soulager dans les travaux qu'elle a entrepris pour +l'ornement de la France et pour perpétuer la mémoire +d'un règne si fécond en merveilles.</p> + +<p>«Elle reconnaît en vous un génie aisé et facile, plein +de délicatesse et de naïveté, quelque chose d'original et +qui, dans sa simplicité apparente et sous un air négligé, +renferme de grands trésors et de grandes beautés.»</p> + +<p>«La Fontaine, dit Montenault, fut estimé et chéri +de ses confrères parmi lesquels il parut toujours avec +cette candeur et cette bonté de caractère qu'on ne peut +se donner ni même imiter quand on ne l'a pas; simple, +doux, ingénu, plein de droiture, il n'eut jamais la +moindre mésintelligence avec aucun d'eux.»<span class='pagenum'><a name="Page_396" id="Page_396">[Pg 396]</a></span><br /><br /></p> + + +<h2>III</h2> + +<p>Mais d'ailleurs il resta toujours, pour lui-même et un +peu pour les siens<a name="FNanchor_93_93" id="FNanchor_93_93"></a><a href="#Footnote_93_93" class="fnanchor">[93]</a>, aussi étranger à la vie pratique, +ayant l'imprévoyance de l'enfant ou de l'homme primitif, +et trouvant tout simple, pour faire face aux embarras +du moment, de vendre pièce à pièce son patrimoine. +Aussi la mort de M<sup>me</sup> de la Sablière (1693) fut-elle pour +lui un très-grand malheur. «En perdant cette illustre +amie, La Fontaine perdit aussi les douceurs de la vie +qui lui étaient les plus chères. Son repos et sa tranquillité +en furent troublés. Il se vit isolé, et contraint de +pourvoir à ses besoins devenus plus sensibles par l'âge +et que l'attention et la générosité de sa bienfaitrice lui +avaient laissé ignorer pendant une bonne partie de la +vie. La nécessité, s'il faut le dire, pensa pour lors l'exiler +de sa patrie.» En effet, peut-être il eût cédé aux sollicitations +d'amis dévoués, la duchesse de Mazarin, +M<sup>me</sup> Harvey, veuve de l'ambassadeur, le duc de Devonshère, +milord Montaigu, milord Godolphin, qui lui offraient, +en Angleterre, par l'entremise de Saint-Evremont, +une généreuse hospitalité lorsqu'il tomba gravement +malade; lui, qui si longtemps avait joui d'une +santé excellente, il fut forcé de s'aliter ce qui dut lui +rendre plus pénible la solitude. Mais cette grande +épreuve était pour le poète une grâce singulière de la<span class='pagenum'><a name="Page_397" id="Page_397">[Pg 397]</a></span> +Providence. Quoique nullement impie au fond, tout absorbé +par la passion littéraire et cédant aussi à d'autres +moins louables entraînements, il avait vécu, chose rare +pour l'époque, trop étranger à la pratique religieuse, au +point même d'avoir presque oublié les premiers enseignements +du christianisme, témoin cette parole adressée +par lui au P. Pouget venu avec un ami pour lui rendre +visite. «Après les politesses d'usage, dit un biographe, +l'ecclésiastique fit tomber insensiblement la conversation +sur la religion et sur les preuves qu'on en tire tant +de la raison que des Livres Saints. Sans se douter du but +de ces discours:</p> + +<p>«Je me suis mis, lui dit La Fontaine avec sa naïveté +ordinaire, depuis quelque temps à lire le <i>Nouveau-Testament</i>: +je vous assure que c'est un fort bon livre, +oui, vraiment, c'est un bon livre. Mais il y a un article +sur lequel je ne me suis pas rendu; c'est l'éternité +des peines; je ne comprends pas comment cette éternité +peut s'accorder avec la bonté de Dieu.»</p> + +<p>«Le P. Pouget satisfit à cette objection par les meilleures +raisons qu'il put trouver dans ce moment; et La +Fontaine, après plusieurs répliques fut si content de +l'entendre qu'il le pria de revenir. Le P. Pouget ne demandait +pas mieux» car il n'était venu que pour cela. +Après une suite d'entretiens prolongés avec le jeune et +savant ecclésiastique, La Fontaine, pleinement éclairé, +voulut faire une confession générale en se résignant aux +sacrifices que lui imposait son directeur et de la nécessité +desquels il n'avait pas été facile d'abord de le convaincre: +un désaveu public de ses contes, puis la promesse +de ne pas donner aux comédiens une pièce com<span class='pagenum'><a name="Page_398" id="Page_398">[Pg 398]</a></span>posée +depuis peu et qui avait été fort goûtée par tous les +amis du poète.</p> + +<p>La répugnance qu'éprouvait La Fontaine à céder +sur ces deux points lui suggéra plus d'une objection +à laquelle le théologien répondit avec sa charité +ordinaire, ce qui n'empêcha point, par la contrariété du +poète, que la discussion fût parfois assez vive. On +sait à ce sujet la réflexion originale de la garde-malade:</p> + +<p>«Eh! ne le tourmentez pas tant, dit-elle un jour avec +impatience au P. Pouget, il est plus bête que méchant.» +Et une autre fois, avec un air de compassion: «Dieu +n'aura jamais, dit-elle, le courage de le damner.»</p> + +<p>Enfin, après plusieurs semaines de conférences assidues, +La Fontaine reçut le Saint Viatique «avec des +sentiments dignes de la candeur de son âme et des vertus +du meilleur chrétien.» Plusieurs de ses confrères de +l'Académie, sur sa demande expresse, assistaient à la +cérémonie, et en leur présence il témoigna hautement +d'un profond repentir de ses égarements passés comme +de la publication de ses <i>Contes</i>, promettant, s'il recouvrait +la santé, de ne plus employer ses talents qu'à la +composition d'œuvres morales et pieuses, et il tint exactement +parole.</p> + +<p>Il ne faut pas oublier un noble trait du jeune duc de +Bourgogne à peine âgé de onze ans. «De son pur mouvement, +dit Montenault, et sans y être porté par aucun +conseil, il envoya un gentilhomme à La Fontaine pour +s'informer de l'état de sa santé et pour lui présenter de +sa part une bourse de cinquante louis d'or. Il lui fit dire +en même temps qu'il aurait souhaité d'en avoir davantage; +mais que c'était tout ce qui lui restait du mois<span class='pagenum'><a name="Page_399" id="Page_399">[Pg 399]</a></span> +courant et de ce que le roi lui avait fait donner pour ses +menus plaisirs.»</p> + +<p>Tous ces évènements firent abandonner complètement +la pensée du départ pour l'Angleterre; et l'on peut douter +que La Fontaine ait jamais songé sérieusement à cet +exil, alors qu'il savait avoir en France des amis sur lesquels +il pouvait compter. Dès qu'il put sortir, il se dirigea +vers la demeure de M. d'Hervard, conseiller au parlement, +et qui lui était tout dévoué. Chemin faisant, il +rencontra le conseiller qui, avec la plus touchante bonté, +lui dit:</p> + +<p>«Je venais vous chercher, ma femme et moi nous +vous offrons l'hospitalité de l'amitié et nous vous prions +de venir demeurer avec nous.</p> + +<p>—J'y allais! répondit La Fontaine avec cette simplicité +de la pleine confiance qui ne fait pas moins d'honneur +au poète qu'à ses amis. La postérité doit une reconnaissance +non moins vive à ceux-ci qu'à M<sup>me</sup> de la +Sablière puisque, grâce à eux, languissant, presque infirme, +pendant les deux années qu'il vécut encore, La +Fontaine se vit entouré de toutes les sollicitudes d'une +affection presque filiale. M<sup>me</sup> d'Hervard, jeune femme +encore, fut pour le septuagénaire une garde-malade des +plus dévouées. Ce fut dans les bras de ces deux excellents +amis que La Fontaine mourut à l'âge de soixante-treize +ans (13 mars 1695). Alors seulement on s'aperçut +que sous sa chemise le poète pénitent portait un cilice, +ce qui fit dire à Racine le fils.</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Vrai dans tous ses écrits, vrai dans tous ses discours,<br /></span> +<span class="i0">Vrai dans sa pénitence à la fin de ses jours,<br /></span><span class='pagenum'><a name="Page_400" id="Page_400">[Pg 400]</a></span> +<span class="i0">Du maître qu'il approche il prévient la justice,<br /></span> +<span class="i0">Et l'auteur de <i>Joconde</i> est armé d'un cilice.<br /></span> +</div></div> + +<p>Mais mieux encore que Racine, La Fontaine témoigne +des sentiments qui l'animaient par cette lettre qu'il +écrivit, un mois à peine avant sa mort, à son ami de +Maucroy<a name="FNanchor_94_94" id="FNanchor_94_94"></a><a href="#Footnote_94_94" class="fnanchor">[94]</a>:</p> + +<p>«Tu te trompes assurément, mon cher ami, s'il est +bien vrai, comme M. de Soissons me l'a dit, que +tu me crois plus malade d'esprit que de corps. Il +me l'a dit pour tâcher de m'inspirer du courage; mais +ce n'est pas de quoi je manque. Je t'assure que le +meilleur de tes amis n'a plus à compter sur quinze +jours de vie. Voilà deux mois que je ne sors +point si ce n'est pour aller un peu à l'Académie, afin +que cela m'amuse. Hier, comme j'en revenais, il me +prit, au milieu de la rue... une si grande faiblesse que +je crus véritablement mourir. Ô mon cher, <i>mourir +n'est rien</i>; mais songes-tu <i>que je vais comparaître devant +Dieu</i>? Tu sais comme j'ai vécu. Avant que tu reçoives +ce billet, les portes de l'éternité seront peut-être +ouvertes pour moi.»</p> + +<p>Pareille lettre n'a pas besoin de commentaire; et certes +nous préférons de beaucoup ce grave et admirable +langage à celui que tenait, bien des années auparavant, +il est vrai, et sans doute en se jouant, le poète:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Jean s'en alla comme il était venu,<br /></span> +<span class="i0">Mangeant son fonds avec son revenu,<br /></span> +<span class="i0">Et crut les biens chose peu nécessaire.<br /></span><span class='pagenum'><a name="Page_401" id="Page_401">[Pg 401]</a></span> +<span class="i0">Quant à son temps bien sut le dispenser;<br /></span> +<span class="i0">Deux parts en fit, dont il soulait passer<br /></span> +<span class="i0">L'une à dormir et l'autre à ne rien faire.<br /></span> +</div></div> + +<p>Voici le portrait que D'Olivet, qui avait vécu avec +plusieurs des amis du poète, nous a laissé de La Fontaine +et qu'on peut croire plus fidèle que celui de La Bruyère, +enclin à exagérer:</p> + +<p>«À sa physionomie on n'eut point deviné ses talents. +Rarement il commençait la conversation, et même pour +l'ordinaire, il y était si distrait qu'il ne savait ce que disaient +les autres. Il rêvait à tout autre chose sans qu'il +pût dire à quoi il rêvait. Si pourtant il se trouvait entre +amis et que le discours vînt à s'animer par quelque +agréable dispute, surtout à table, alors il s'échauffait +véritablement, ses yeux s'allumaient, c'était La Fontaine +en personne et non pas un fantôme revêtu de sa +figure.</p> + +<p>«On ne tirait rien de lui dans un tête à tête, à moins +que le discours ne roulât sur quelque chose de sérieux +et d'intéressant pour celui qui parlait. Si des personnes +dans l'affliction s'avisaient de le consulter, non seulement +il écoutait avec grande attention, mais, je le sais +de gens qui l'ont éprouvé, il s'attendrissait; il cherchait +des expédients, il en trouvait; et cet idiot (<i>sic</i>), qui de +sa vie n'a fait à propos une démarche pour lui, donnait +les meilleurs conseils du monde; autant était-il sincère +dans le discours, autant était-il facile à croire ce qu'on +lui disait.</p> + +<p>«Une chose qu'on ne croirait pas de lui et qui est +pourtant très-vraie, c'est que, dans ses conversations, il +ne laissait rien échapper de libre ni d'équivoque. Quan<span class='pagenum'><a name="Page_402" id="Page_402">[Pg 402]</a></span>tité +de gens l'agaçaient dans l'espérance de lui entendre +faire des contes semblables à ceux qu'il a rimés; mais il +était sourd et muet sur ces matières; toujours plein de +respect pour les femmes, donnant de grandes louanges +à celles qui avaient de la raison, et ne témoignant jamais +de mépris à celles qui en manquaient<a name="FNanchor_95_95" id="FNanchor_95_95"></a><a href="#Footnote_95_95" class="fnanchor">[95]</a>.»</p> + +<p>Une anecdote encore avant de terminer, anecdote qui +nous est racontée par l'auteur de la <i>Vie de La Fontaine</i>, +mise en tête de l'édition des <i>Fables</i> de l'année 1813. +«On aime à voir, comme le dit Walckenaer, aux temps +les plus affreux de la Révolution, le nom seul de La +Fontaine sauver d'une mort inévitable ses derniers descendants.»</p> + +<p>Après avoir perdu toute sa fortune par suite des évènements +politiques, madame de Marson, arrière-petite +fille de La Fontaine, vivait obscurément à Versailles +avec son fils et sa fille, et s'occupait de leur éducation, +quand on surprit une lettre à elle écrite par un de ses +parents émigré. «Mandée au comité révolutionnaire, +dit M. Creuzé de Lessert, madame de Marson y comparut +accompagnée de ses deux enfants. Il était incontestable +qu'elle avait été en correspondance avec un parent +proscrit: on lui prononçait son arrestation qui, d'après +ce fait alors si criminel, la perdait infailliblement, lorsqu'un +des nombreux témoins de cette scène, un homme +du peuple qui venait souvent dans sa maison s'écria:</p> + +<p>«Ô ciel! faire périr une petite fille de La Fontaine, +une dame qui élève si bien ses enfants!»</p> + +<p>«Cette exclamation fit le plus grand effet sur l'assem<span class='pagenum'><a name="Page_403" id="Page_403">[Pg 403]</a></span>blée +et même sur le comité. Le président, se tournant +vers le petit de Marson, alors âgé de dix ans, lui dit:</p> + +<p>«Que t'apprend-on?»</p> + +<p>«À cet interrogatoire qui ressemblait fort à celui fait +par Athalie, la mère tremblante craignait que son fils +n'eût un peu la franchise de Joas; mais heureusement +l'enfant répondit:</p> + +<p>«On m'enseigne à être bon.»</p> + +<p>«À ce mot si touchant, ces hommes de fer sentirent +leurs entrailles s'amollir. On fit encore quelques questions +à l'enfant qui y répondit aussi bien: la mère fut +renvoyée chez elle et l'affaire assoupie.»</p> + +<p>Le biographe, qui nous a transmis ce trait touchant, +apprécie très-judicieusement l'omission inconcevable +que Boileau a faite du Fabuliste dans l'<i>Art poétique</i>: +«Il ne manque pas à La Fontaine de n'avoir pas été apprécié +par Boileau; mais il manque à Boileau de n'avoir +pas apprécié La Fontaine.»</p> + +<p>La Fontaine pour nous est surtout dans ses <i>Fables</i>; +c'est là qu'il se montre génie original, inimitable, en +tant qu'écrivain, si parfois, comme moraliste, il laisse à +désirer. Aussi nous comprenons que des esprits judicieux +aient paru douter que ses Fables, du moins un certain +nombre d'entre elles, puissent être mises sans inconvénient +aux mains de la jeunesse. Peut-être même ses +chefs-d'œuvre irréprochables de tout point et qui sont +pour nous des joyaux sans prix, des diamants de la plus +belle eau: <i>Le Savetier et le Financier</i>, <i>le Lion et le Moucheron</i>, +<i>le Meunier, son Fils et l'Âne</i>, <i>la Laitière et le Pot +au lait</i>, <i>les Animaux malades de la Peste</i>, et vingt autres +gagneraient à n'être point déflorés en quelque sorte à<span class='pagenum'><a name="Page_404" id="Page_404">[Pg 404]</a></span> +l'avance parce qu'on les fait apprendre par cœur à l'écolier +avant l'âge où, son goût étant formé, il pourrait +apprécier le bon sens exquis pour le fond et cet art merveilleux +de la forme qui se dérobe sous une si adorable +simplicité.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_88_88" id="Footnote_88_88"></a><a href="#FNanchor_88_88"><span class="label">[88]</span></a> <i>Épître à Madame de la Sablière.</i></p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_89_89" id="Footnote_89_89"></a><a href="#FNanchor_89_89"><span class="label">[89]</span></a> <i>Psyché.</i></p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_90_90" id="Footnote_90_90"></a><a href="#FNanchor_90_90"><span class="label">[90]</span></a> La Fontaine avait alors 26 ans.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_91_91" id="Footnote_91_91"></a><a href="#FNanchor_91_91"><span class="label">[91]</span></a> <i>Mélanges.</i></p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_92_92" id="Footnote_92_92"></a><a href="#FNanchor_92_92"><span class="label">[92]</span></a> La première édition, comprenant les six premiers livres, parut +en un volume in 4º, chez Claude-Barbin.—1668.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_93_93" id="Footnote_93_93"></a><a href="#FNanchor_93_93"><span class="label">[93]</span></a> Son fils fut élevé par le président Hénault et La Fontaine paraît +s'en être assez peu occupé.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_94_94" id="Footnote_94_94"></a><a href="#FNanchor_94_94"><span class="label">[94]</span></a> Maucroy était chanoine de Reims et lié avec La Fontaine depuis +l'année 1645.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_95_95" id="Footnote_95_95"></a><a href="#FNanchor_95_95"><span class="label">[95]</span></a> D'Olivet:—<i>Histoire de l'Académie française.</i><span class='pagenum'><a name="Page_405" id="Page_405">[Pg 405]</a></span></p></div> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="FROISSARD_OU_FROISSART" id="FROISSARD_OU_FROISSART"></a>FROISSARD OU FROISSART</h2> + + +<p>Quoique Froissard nous ait souvent parlé de lui dans +ses <i>Chroniques</i> comme dans ses <i>Poésies</i>, somme toute il +nous en apprend peu de chose, et ce qu'il nous en +apprend mieux eût valu le plus souvent nous le laisser +ignorer; car ces détails ont trait à ses goûts qui ne +prouvent guère beaucoup de sérieux dans l'esprit et +cette gravité de mœurs qu'exigeait son caractère, puisque +Froissart était prêtre. Mais tout probablement ces +confidences concernent l'époque où, libre encore de lui-même, +il n'était point entré dans les ordres:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">En mon jouvent (jeunesse), tout tel estoie<br /></span> +<span class="i0">Que trop volontiers m'esbatoie.<br /></span> +<span class="i0">Et tel que fui encor le sui....<br /></span> +<span class="i0">Très que n'avoie que douze ans<br /></span> +<span class="i0">Estoie fortement goulousans (désireux)<br /></span> +<span class="i0">De vésir (voir) danses et carolles,<br /></span> +<span class="i0">D'oïr ménestrels et parolles,<br /></span> +<span class="i0">Qui s'appartiennent à déduit,<br /></span> +<span class="i0">Et de ma nature introduit<br /></span> +<span class="i0">D'aimer par amour tous ceauls (ceux)<br /></span> +<span class="i0">Qui aiment et chiens et oiseauls;<br /></span> +<span class="i0">.........<br /></span> +<span class="i0">Et si destoupe mes oreilles,<br /></span> +<span class="i0">Quand j'oï vin verser de bouteilles,<br /></span> +<span class="i0">Car au boire prens grand plaisir.<br /></span><span class='pagenum'><a name="Page_406" id="Page_406">[Pg 406]</a></span> +<span class="i0">Aussi fais en beaux draps vestir,<br /></span> +<span class="i0">En viande fresche et nouvelle.<br /></span> +<span class="i0">Violettes en leurs saisons<br /></span> +<span class="i0">Et roses blanches et vermeilles<br /></span> +<span class="i0">Voi volontiers, car c'est raison,»<br /></span> +</div></div> + +<p>«Cette confession est explicite», dit avec raison un +biographe qui la donne un peu plus au long et ne s'est +pas fait scrupule, comme nous, de reproduire tel ou tel +passage qui trahit chez le poète des goûts plus mondains +encore. «On voit que la chasse, la musique, les joyeuses +assemblées, les danses, la parure, la bonne chère, le vin +et les dames tinrent de bonne heure une grande place +dans la vie de Froissart. Mais il trouva aussi du temps +pour l'étude.»</p> + +<p>À bien dire cette vie se passa surtout à voyager, non +pour le seul plaisir de voir du pays, mais, comme il +nous l'apprend, dans un but plus sérieux:</p> + +<p>«Je cherchai la plus grande partie de la chrétienté, +et partout où je venais, je faisais enquête aux anciens +chevaliers et écuyers qui avaient été en faits d'armes +et qui proprement en savaient parler, et aussi à aucuns +herauts de crédence, pour vérifier et justifier toutes +matières. Ainsi ai-je rassemblé la haute et noble histoire +et matière, et le gentil comte de Blois dessus +nommé y a rendu grande peine; et tant comme je +vivrai, par la grâce de Dieu, je la continuerai; car +comme plus j'y suis et plus y laboure, et plus me +plaît; car ainsi comme le gentil chevalier et écuyer +qui aime les armes, et en persévérant et en continuant +il s'y nourrit parfait, ainsi en labourant et ouvrant sur +cette matière je m'habilite et délecte.»<span class='pagenum'><a name="Page_407" id="Page_407">[Pg 407]</a></span></p> + +<p>Et cette vie nomade, cette éternelle chevauchée à +laquelle une curiosité toujours en éveil donnait tant +d'attrait, commença pour lui de bonne heure.</p> + +<p>«Et pour vous informer de la vérité, je commençai +jeune dès l'âge de vingt ans; et si suis venu au monde +avec les faits et aventures; et si y ai toujours pris +grand plaisance plus que de tout autre chose.»</p> + +<p>Froissart (Jean) était né à Valenciennes, en 1337; +autant qu'on peut conjecturer par quelques-uns de ses +vers, son père, appelé Thomas, était peintre d'armoiries. +Tout jeune, il fut destiné à l'état ecclésiastique qui ne +semblait guère pourtant dans le sens de sa vocation; +car son humeur vagabonde était celle d'un ancien trouvère. +Il n'avait pas vingt ans lorsque «à la prière de +son cher et seigneur et maître messire Robert de Namur, +chevalier seigneur de Beaufort», il entreprit d'écrire +l'histoire de son temps, mais envisagée surtout au point +de vue anecdotique et guerrier. La première partie de +ses récits ou <i>chroniques</i>, ayant un caractère tout rétrospectif +(de 1326 à 1340), «était fondée et ordonnée sur +celles qu'avait jadis faites et rassemblées vénérable +homme et discret seigneur monseigneur Jehan le Bel» +chanoine de Saint Lambert de Liége dont le livre manuscrit, +retrouvé, il y a quelques années seulement, par +M. Polain, archiviste de la province de Liége, a été publié +en 1850.</p> + +<p>La première partie de son travail terminée, Froissart +partit pour l'Angleterre afin de faire hommage du dit +volume à la reine Philippa de Hainaut, femme du roi +Édouard III «laquelle liement et doucement le reçut de +lui et lui en fit grand profit... et Dieu m'a donné, dit<span class='pagenum'><a name="Page_408" id="Page_408">[Pg 408]</a></span> +Froissart, tant de grâce que j'ai été bien de toutes les +parties et des hôtels des rois, et par espécial de l'hôtel +du roi d'Angleterre et de la noble reine sa femme, Madame +Philippa de Hainaut, dame d'Irlande et d'Acquitaine... +Ainsi, au titre de la bonne dame et à ses coûtages +et aux coûtages de hauts seigneurs en mon temps, +je cherchais la plus grande partie de la chrétienté.»</p> + +<p>En effet, après un court séjour en Angleterre, il revint +sur le continent, puis retourna à Londres, l'année suivante +(1362) où la reine le fit clerc de sa chapelle, ce qui +ne l'obligeait pas sans doute à résidence, car nous le +voyons, en 1364, visitant l'Écosse; en 1366, il suit le +prince de Galles (Prince Noir) à Bordeaux qu'il quitte +pour retourner en Angleterre. En 1368, il passe en +Italie avec le duc de Clarence, Lionel, et assiste, à Milan, +aux fêtes du mariage de ce prince avec la fille de Galéas +Visconti. Libre alors, il visite successivement la Savoie, +Bologne, Ferrare, Rome et revient par l'Allemagne en +Flandre où il pensait s'embarquer pour l'Angleterre +quand la nouvelle de la mort de la reine vint modifier +ses projets et il se résolut à demeurer en Flandre. Nommé +à la cure de Lestines, il n'exerça que peu de temps +le ministère; cette existence sédentaire, toute remplie +par des occupations sérieuses, ne convenait aucunement +à son humeur vagabonde, et résignant ses fonctions +curiales, il se remit à courir le monde. Nous le voyons +tour à tour dans le Brabant, la Touraine, le Berry, le +Béarn, l'Auvergne, la Hollande, etc, tant qu'enfin, vers +1390, il s'arrête à Chimay. Là, riche de tous les matériaux +si divers recueillis par lui dans ses continuelles +pérégrinations, il reprit la rédaction de sa <i>Chronique</i>,<span class='pagenum'><a name="Page_409" id="Page_409">[Pg 409]</a></span> +travail qui l'occupa plusieurs années et dont il se délassait +par la composition de ses poésies. Il en forma tout +un recueil qu'il fit magnifiquement copier, enluminer et +relier afin de pouvoir l'offrir au roi d'Angleterre (1394), +Richard, fils du prince de Galles et neveu par conséquent +d'Édouard III et de Philippa de Hainaut. Le présent, +offert par Froissart lui-même venu dans ce but en Angleterre, +fut reçu à merveille.</p> + +<p>«Et voulut voir le roi le livre que j'avais apporté.... +Il l'ouvrit et regarda dedans, et lui plut, et plaire lui +devait, car il était enluminé, écrit et historié, et couvert +de vermeil velours à dix clous d'argent dorés d'or, et +roses d'or au milieu et à deux grands fermaux (fermoirs) +dorés, et richement ouvrés au milieu de rosiers d'or.... +et me fit très bonne chère, pour la cause de ce que de ma +jeunesse j'avais été clerc et familier au noble roi +Édouard son tayan (oncle) et à Madame Philippa de +Hainaut, sa taye (tante); et fus un quart d'an en son +hôtel; et quand je me départis de lui, ce fut à Windsor. +À prendre congé, il me fit par un chevalier donner un +gobelet d'argent doré, pesant deux marcs largement, et +dedans cent nobles dont je valus mieux depuis tout mon +vivant. <i>Et suis moult tenu à prier pour lui.</i>»</p> + +<p>On remarquera cette dernière phrase soulignée par nous +à dessein; car elle prouve que, par une contradiction +peu rare alors, et qui est, hélas! de tous les temps, le +poète historien trouvait moyen d'accommoder et de +concilier une vie parfois assez mondaine avec l'esprit +religieux. La théorie était parfaite encore que la pratique +laissât souvent à désirer. C'est là le caractère de +ses ouvrages qui nous charment dans le vieil idiome<span class='pagenum'><a name="Page_410" id="Page_410">[Pg 410]</a></span> +par la vivacité des tableaux, la vérité des portraits, +l'entrain de la narration toujours animée qui reflète si +bien la physionomie du siècle, mais sans autre préoccupation, +ce semble, que de peindre ce que voit l'auteur et +comme il le voit, c'est-à-dire en s'arrêtant aux apparences, +à la surface brillante, mais sans trop aller au +fond des choses. Lui prêtre, il écrit comme pourrait le +faire un lettré du monde, un joyeux et vaillant chevalier. +Dans ses <i>Chroniques</i>, il faut chercher l'agrément, le +plaisir qui résulte de la description pittoresque des +mœurs du temps, de la variété des épisodes, de détails +curieux contés avec grâce et naïveté, plutôt que la sévère +appréciation des faits et ces graves réflexions qui +donnent à l'histoire même des temps mauvais sa moralité. +Comme l'a dit fort bien un écrivain déjà cité:</p> + +<p>«En racontant la vie de Froissart, nous avons fait +connaître le caractère de son ouvrage; ce n'est pas une +histoire sérieuse, à la fois impartiale et nationale, telle +que l'a écrite le Religieux de Saint-Denis, c'est un tableau +brillant et artificiel du quatorzième siècle... Il est +indifférent aux souffrances du peuple et réserve ses +complaisants récits pour les combats et fêtes des seigneurs. +Il prend également ses héros en Angleterre et +en France, mais toujours parmi les nobles, et il ne leur +demande que du courage, de la libéralité, l'amour des +lettres, fort disposé d'ailleurs à leur pardonner tous les +excès. En un mot, une moralité élevée manque tout à +fait à ces charmantes peintures<a name="FNanchor_96_96" id="FNanchor_96_96"></a><a href="#Footnote_96_96" class="fnanchor">[96]</a>.»</p> + +<p>Pourtant dans son Prologue Froissart avait dit excellemment: +«.... Je veux traiter et recorder histoire<span class='pagenum'><a name="Page_411" id="Page_411">[Pg 411]</a></span> +et matière de grande louange. Mais ainsi que je la +commence, je requiers au Sauveur de tout le monde, +qui de néant créa toutes choses, qu'il veuille créer et +mettre en moi sens et entendement si vertueux que ce +livre que j'ai commencé je le puisse continuer et persévérer +en toute matière que tous ceux et celles qui le +liront, verront et orront y puissent prendre esbatement +et plaisance et je enchoir en leur grâce.... Donc, +pour ainsi atteindre et venir à la matière que j'ai +entreprise de commencer, premièrement par la grâce +de Dieu et de la benoite Vierge Marie dont tout confort +et avancement viennent, je me veux fonder et +ordonner sur les vraies chroniques jadis faites et rassemblées +par vénérable homme et discret seigneur +monseigneur Jehan le Bel, chanoine de Saint-Lambert +de Liége, qui grand'cure et toute bonne diligence +mit en cette matière.»</p> + +<p>C'est bien là le langage de l'historien chrétien et cet +admirable programme on peut regretter que l'auteur +ne s'en soit pas assez souvenu dans le cours de son travail, +car le livre ne perdrait certes pas à nos yeux s'il +était toujours, comme le voulait Jacques Amyot, «une +lecture qui délecte et profite à la fois.» Un esprit plus +fortement chrétien donnerait tout autrement d'élévation +et de vigueur à la pensée, en même temps qu'une +âme plus largement sympathique aux douleurs humaines +communiquerait plus souvent à la narration cette +grandeur et cette émotion qui rendent si pathétique le +récit du dévouement des bourgeois de Calais. Dommage +que ce récit soit trop long, car nous aurions eu plaisir à le +citer tout entier. Détachons-en quelques pages seulement.<span class='pagenum'><a name="Page_412" id="Page_412">[Pg 412]</a></span></p> + +<p>«Si (or) vint messire Gautier de Mauny et les Bourgeois +de Calais (Eustache de Saint Pierre, Jean d'Aire, +Jacques de Vissant, Pierre de Vissant et les deux autres), +et descendit en la place et puis s'en vint devers le roi +et lui dit:</p> + +<p>»Sire, voici la représentation de la ville de Calais, à +votre ordonnance.</p> + +<p>«Le roi se tint tout coi et les regarda moult fellement +(cruellement), car moult héait (haissait) les habitants de +Calais pour les grands dommages et contraires que au +temps passé sur mer lui avaient faits. Ces six bourgeois +se mirent tantôt à genoux devant le roi, et dirent ainsi +en joignant leurs mains:</p> + +<p>»Gentil sire et gentil roi, veez-nous (voyez-nous) cy +six qui avons été d'ancienneté bourgeois de Calais et +grands marchands: si vous apportons les clefs de la +ville et du chastel de Calais et les rendons à votre plaisir +et nous mettons en tel point que vous voyez, en votre +pure volonté, pour sauver le demeurant du peuple de +Calais, qui a souffert moult de grièvetés. Si veuillez +avoir de nous pitié et merci par votre très haute noblesse.</p> + +<p>»Certes il n'y eut adonc en la place seigneur, +chevalier, ni vaillant homme qui se pût abstenir de +pleurer de droite pitié, ni qui pût de grand'pièce (de +longtemps) parler. Et vraiment ce n'était pas merveille; +car c'est grand'pitié de voir homme déchoir, +et être en tel état et danger. Le roi les regarda très +ireusement (avec colère), car il avait le cœur si dur +et si épris de grand courroux qu'il ne put parler. Et +quand il parla, il commanda qu'on leur coupât tantôt<span class='pagenum'><a name="Page_413" id="Page_413">[Pg 413]</a></span> +les têtes<a name="FNanchor_97_97" id="FNanchor_97_97"></a><a href="#Footnote_97_97" class="fnanchor">[97]</a>. Tous les barons et chevaliers, qui là étaient, +en pleurant prièrent si acertes que faire pouvaient au +roi qu'il en voulut avoir pitié et mercy; mais il n'y voulait +entendre.</p> + +<p>».... Adonc fit grande humilité la reine d'Angleterre, +qui était durement enceinte et pleurait si tendrement +de pitié qu'elle ne se pouvait soutenir. Si se jeta à +genoux pardevant le roi son seigneur et dit ainsi:</p> + +<p>»Ha! gentil sire, depuis que je repassai la mer en +grand péril, si comme vous savez, je ne vous ai rien +requis ni demandé: or, vous prie-je humblement et +requiers en propre don que, pour le fils de Sainte Marie +et pour l'amour de moi, vous veuillez avoir de ces six +hommes merci.</p> + +<p>»Le roi attendit un petit à parler et regarda la +bonne dame sa femme qui pleurait à genoux moult +tendrement; si lui amollia (amollit) le cœur, car envis +(malgré soi) l'eut courroucée au point où elle était; si +dit:</p> + +<p>»Ha! dame, j'aimerais trop mieux que vous fussiez +autre part qu'ici. Vous me priez si acertes (fort) que +je ne le vous ose éconduire (refuser); et combien que je +le fasse envis, tenez, je vous les donne, si en faites à +votre plaisir.</p> + +<p>»La bonne dame dit: «Monseigneur, très grand +merci.» Lors se leva la reine et fit lever les six bourgeois +et leur ôter les chevestres (cordes) d'entour leur +cou, et les emmena avec elle en sa chambre et les fit<span class='pagenum'><a name="Page_414" id="Page_414">[Pg 414]</a></span> +revêtir et dîner tout à l'aise, et puis donna à chacun +six nobles, et les fit conduire hors de l'ost (armée) à sauveté.»</p> + +<p>Tout cela est admirable et, dans les historiens les plus +renommés de l'antiquité, je ne sais pas beaucoup d'épisodes +qui vaillent celui-ci. Une citation encore, non +moins intéressante quoique d'un genre différent:</p> + +<p>«Vérité fut selon la fame (renommée) qui courait, +que le roi de Navarre (Charles-le-Mauvais), du temps +qu'il se tenait en Normandie et que le roi de France +(Charles V) était duc de Normandie, il le voulut faire +empoisonner; et reçut le roi de France le venin; et fut +si avant mené que tous les cheveux de la tête lui churent, +et tous les ongles des pieds et des mains, et devint +aussi sec qu'un bâton, et n'y trouvait-on point de +remède. Son oncle, l'empereur de Rome, ouït parler de +sa maladie; si (or) lui envoya tantôt et sans délai un +maître médecin qu'il avait de lez (près de) lui, le meilleur +maître et le plus grand en science qui fût en ce +temps au monde, ni que on sût ni connût, et bien le +voyait-on par ses œuvres. Quand ce maître médecin fut +venu en France de lez le roi, qui lors était duc de Normandie, +et il eut la connaissance de sa maladie, il dit +qu'il était empoisonné et en grand péril de mort. Si fit +adonc, en ce temps, de celui qui puis fut roi de France, +la plus belle cure dont on put ouïr parler; car il amortit +en tout ou en partie le venin qu'il avait pris et reçu; +et lui fit recouvrer cheveux et ongles et santé, et le +remit en point et en force d'homme parmi ce que, tout +petit à petit, le venin lui issait et coulait par une petite +fistule qu'il avait au bras. Et à son département, car on<span class='pagenum'><a name="Page_415" id="Page_415">[Pg 415]</a></span> +ne put le retenir en France, il donna une recette dont +on userait tant qu'il vivrait. Et bien dit au roi de France +et à ceux qui de lez lui étaient:</p> + +<p>«Si très tôt que cette petite fistule laira (cessera) de +couler et sèchera, vous mourrez sans point de remède, +mais vous avez quinze jours au plus de loisir pour vous +aviser et penser à l'âme. Bien avait le roi de France +retenu toutes ces paroles; et porta cette fistule vingt-trois +ans, laquelle chose par maintes fois l'avait fort +ébahi... Si quand cette fistule commença à sécher et +non couler, les doutes (craintes) de la mort lui commencèrent +à approcher. Si ordonna, comme sage homme +et vaillant qu'il était, toutes ses besognes.» (Froissart: +Livre II.)</p> + +<p>Froissart mourut à Chimay vers 1410. D'après un +vieux manuscrit découvert dans cette ville: «Son corps +est ensepulturé à Chimay, en la chapelle où sont les +fonts baptismaux.» Après sa mort, on fit beaucoup de +vers à sa louange, nous citerons seulement une de ces +pièces en façon d'épitaphes.</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">HONORARIUM.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">Gallorum sublimis honos et fama tuorum,<br /></span> +<span class="i0">Hic, Froissarde, jaces, si modò fortè jaces.<br /></span> +<span class="i0">Historiæ vivus studuisti reddere vitam,<br /></span> +<span class="i0">Defuncto vitam reddet at illa tibi.<br /></span> +</div></div> + +<p>«Froissart, qui fut la gloire et l'honneur des Gaules, +gît ici, supposé qu'il soit mort. Vivant, ô Froissart, tu +t'étudiais à rendre la vie à l'histoire, et celle-ci, quand +tu n'es plus, fait de même pour toi.»</p> + +<p>Froissart n'était pas seulement prosateur excellent<span class='pagenum'><a name="Page_416" id="Page_416">[Pg 416]</a></span> +mais aussi poète distingué. D'ailleurs, sa verve s'exerçait +trop volontiers, à la façon de Pétrarque, sur les +sujets chers alors comme aujourd'hui aux faiseurs de +romans et romances. Voici d'une de ses meilleures pièces +un fragment comme échantillon de sa manière:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Ce fut au joli mois de may,<br /></span> +<span class="i0">Je n'eus doubtance ni esmai (effroi)<br /></span> +<span class="i0">Quand j'entray en un jardinet.<br /></span> +<span class="i0">Il estoit assez matinet,<br /></span> +<span class="i0">Un peu après l'aube crevant (croissant)<br /></span> +<span class="i0">Nulle riens ne m'alloit gresvant (pesant),<br /></span> +<span class="i0">Mès (mais) toute chose me plaisoit<br /></span> +<span class="i0">Pour le joli temps qu'il faisoit,<br /></span> +<span class="i0">Et estoit apparent dou (de) faire.<br /></span> +<span class="i0">.........<br /></span> +<span class="i0">Je me tenois en un moment<br /></span> +<span class="i0">Et pensois au chant des oiseauls,<br /></span> +<span class="i0">En regardant les arbriseaus,<br /></span> +<span class="i0">Dont il y avait grant foison,<br /></span> +<span class="i0">Et estoie sous un buisson<br /></span> +<span class="i0">Que nous appelons aube-espine<br /></span> +<span class="i0">Qui devant et puis l'aube espine;<br /></span> +<span class="i0">Mes la flour (fleur) est de tel (telle) noblesse.<br /></span> +<span class="i0">Que la pointure petit blesse;<br /></span> +<span class="i0">.........<br /></span> +<span class="i0">Tout envi que là me seoie (seyais)<br /></span> +<span class="i0">Et que le firmament veoie (voyais)<br /></span> +<span class="i0">Qui estoit plus clair et plus pur<br /></span> +<span class="i0">Que ne soit argent ne azur,<br /></span> +<span class="i0">En un penser je me ravis.....<br /></span> +</div></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_96_96" id="Footnote_96_96"></a><a href="#FNanchor_96_96"><span class="label">[96]</span></a> <i>Biographie Universelle</i>, article <i>Froissart</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_97_97" id="Footnote_97_97"></a><a href="#FNanchor_97_97"><span class="label">[97]</span></a> Quel monstrueux abus de la victoire! La guerre était plus inhumaine +alors qu'aujourd'hui.<span class='pagenum'><a name="Page_417" id="Page_417">[Pg 417]</a></span></p></div> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="DES_GENETTES" id="DES_GENETTES"></a>DES GENETTES</h2> + + +<p>Tout le monde connaît la belle gravure d'<i>Hippocrate +refusant les présents du roi Artaxercès</i>, gravure faite +d'après le tableau de Girodet-Trioson. Il est dans la vie +de notre illustre contemporain Des Genettes, plusieurs +traits dignes assurément d'une bien autre admiration et +qui, plus encore que le magnanime refus du médecin +grec, méritaient d'être popularisés par la peinture et la +gravure. Mais en était-il besoin alors que les plus glorieux +sont encore dans la mémoire de tous? Qui ne sait +par exemple l'héroïque, l'infatigable dévouement de +Des Genettes comme médecin en chef de l'armée pendant +l'expédition d'Égypte.</p> + +<p>«À peine arrivé en Égypte, disent les biographes<a name="FNanchor_98_98" id="FNanchor_98_98"></a><a href="#Footnote_98_98" class="fnanchor">[98]</a>, il +ne tarda pas à se trouver aux prises avec la peste; cette +maladie terrible et mystérieuse, qui semble se propager +surtout par l'effroi qu'elle inspire, fut combattue avec +un merveilleux succès par le docteur Des Genettes au +moyen des plus sages prescriptions hygiéniques, au besoin +par une thérapeutique hardie et savante, et toujours +en agissant avec force sur le moral des malades et +sur l'imagination de tous. À la fin du siège de Saint-<span class='pagenum'><a name="Page_418" id="Page_418">[Pg 418]</a></span>Jean +d'Acre, lorsque le fléau exerçait de tels ravages +dans l'armée de Syrie qu'on voyait défaillir les plus intrépides +courages, comprenant qu'un grand exemple +était nécessaire pour rendre un peu de calme et de confiance +aux soldats que démoralisait la terreur, pour les +faire douter au moins du caractère contagieux de la +maladie, au milieu de l'hôpital, M. Des Genettes trempa +une lancette dans le pus d'un bubon et se fit deux piqûres +dans l'aine et près de l'aisselle, expérience incomplète +a-t-il dit plus tard, et qui fait seulement voir que +les conditions nécessaires pour que la contagion ait lieu +ne sont pas déterminées.»</p> + +<p>Un autre jour, à la suite d'une conversation qu'il +avait eue avec Berthollet soutenant que les miasmes +pestilentiels se transmettent surtout par la salive, il se +rend avec son ami dans la salle des malades. Un de ces +derniers, moribonds déjà, voyant approcher de son lit le +médecin, se soulève par un suprême effort et lui tend +son verre dans lequel restait une partie de la potion ordonnée +et demande au docteur de la partager avec lui.</p> + +<p>«Donnez!» dit Des Genettes qui prend le verre des +mains du pestiféré et le vide sans sourciller: «Action, +dit le docteur Pariset, qui donna une lueur d'espoir au +mourant, mais qui fit pâlir et reculer d'horreur tous les +assistants: seconde inoculation, plus redoutable que la +première, de laquelle Des Genettes semblait lui-même +tenir peu de compte<a name="FNanchor_99_99" id="FNanchor_99_99"></a><a href="#Footnote_99_99" class="fnanchor">[99]</a>.»</p> + +<p>Mais revenons à l'ordre chronologique et à la biographie. +Des Genettes (Réné-Nicolas Dufriche, baron) naquit +à Alençon en 1762. Sa famille (les Dufriche et les<span class='pagenum'><a name="Page_419" id="Page_419">[Pg 419]</a></span> +Valazé) était originaire d'Essée, joli bourg situé entre +Seez et Alençon. Il commença ses études classiques au +collège de cette dernière ville et les acheva à Paris +dans la maison de Sainte-Barbe. Peu de temps après sa +sortie, il lui échut un héritage, et cette fortune inespérée +lui permit d'employer quelques années en voyages. +Après un séjour en Angleterre, il se rendit en Italie où +il se lia avec les professeurs les plus distingués des universités, +et notamment le docteur Paul Mascagni. Les +voyages ne l'avaient pas détourné des études médicales +vers lesquelles l'entraînait sa vocation puisque, à son +retour en France, il se rendit immédiatement à Montpellier +où il fut reçu docteur après un brillant examen. +Faut-il croire à l'exactitude du portrait que nous fait de +Des Genettes à cette époque un biographe qui, contrairement +à tous les autres, paraît assez peu sympathique +à l'illustre médecin? «Des Genettes avait alors vingt-sept +ans. Bien fait de sa personne, d'un esprit mordant +et ironique et d'une physionomie saisissante, libéral par +tempérament quoique assez fier de sa gentilhommerie, +fort disert, démonstratif et enjoué; peu scrupuleux en +fait d'épigrammes et de médisances, faisant le portrait +sans atténuer les défauts et joignant le talent du mime +à celui du causeur; habile à improviser l'anecdote sans +jamais taire ni les dates ni les noms propres, ce qui allait +fréquemment jusqu'à la personnalité, Des Genettes +fréquentait non-seulement les cercles du monde, mais +les personnages haut placés dont sa façon de parler très-accentuée +et son verbe élevé aiguillonnaient singulièrement +la curiosité et l'attention<a name="FNanchor_100_100" id="FNanchor_100_100"></a><a href="#Footnote_100_100" class="fnanchor">[100]</a>.»<span class='pagenum'><a name="Page_420" id="Page_420">[Pg 420]</a></span></p> + +<p>J'ai peur qu'il n'y ait dans ce portrait plus de fantaisie +et de parti pris que de vérité; dans tous les cas, +Des Genettes, corrigé par l'expérience et la réflexion, +pensait et surtout agissait bien différemment plus tard +lui qui disait dans son <i>Éloge de Hallé</i>: «M. Hallé avait +des volontés bien prononcées dès que cela devenait nécessaire. +Ce n'était point de l'obstination mais du vrai +caractère. Quand il entendait médire, il souriait finement +et souvent avec dédain; plus souvent il détournait +la tête pour se boucher les oreilles. Quand il entendait +calomnier des gens de bien, déprécier des services éminents, +attaquer les institutions utiles et recommandables, +c'était bien autre chose. En effet, lorsqu'il éprouvait +des mouvements d'indignation, sa voix s'animait +tout à coup, les expressions les plus heureuses accouraient +en foule pour seconder sa pressante dialectique, et +il s'élevait à une éloquence d'autant plus persuasive +qu'elle jaillissait de son cœur.»</p> + +<p>Voilà certes un noble langage, et qui répond victorieusement +à ce qu'on a lu plus haut. Au mois de mars +de l'année 1793, Des Genettes, par l'entremise de Thouret, +directeur de l'École de santé et dont plus tard il +épousa la fille, obtint un brevet de médecin militaire, et +tout aussitôt il quitta Paris pour se rendre à son poste +en Italie. «Il y passa trois années, servit sous plusieurs +généraux, et comme il montra du zèle et surtout de +l'humanité, un esprit capable et prompt, un caractère +résolu, il obtint bientôt l'estime de ses chefs, la confiance +du soldat, le respect même des étrangers, et ce fut +de l'assentiment de tous qu'il franchit les grades +intermédiaires: dès 1794, c'est-à-dire après une année<span class='pagenum'><a name="Page_421" id="Page_421">[Pg 421]</a></span> +de service, il était déjà médecin en chef de l'armée.»</p> + +<p>Ainsi s'exprime le biographe cité plus haut qui, quoique +peu disposé, ce semble, à la sympathie, parle comme +ses confrères (avec moins de chaleur sans doute) et ne +peut se refuser à rendre témoignage à la vérité. Des Genettes +se rencontra à Nice avec Bonaparte, plus jeune +que lui de quelques années, et qui fut prompt à l'apprécier; +car lorsqu'ils se séparèrent, le jeune général lui +dit:</p> + +<p>«Étudiez tous les détails d'une armée; j'en profiterai +plus tard, vous aussi.»</p> + +<p>En effet, l'expédition d'Égypte résolue, Bonaparte +nomma Des Genettes médecin en chef de l'armée, et +comme on l'a vu déjà, il n'eut point à le regretter. +«Dès son entrée dans la contrée nouvelle, dit le docteur +Pariset, qui lui-même visita l'Égypte, après avoir réparti +ses collaborateurs sur les différents points que devaient +occuper nos armes, son premier soin fut de les inviter, +par une instruction, à l'étude des lieux, des hommes, +des travaux, des aliments, etc. De là sont nées les curieuses +topographies et les notes et les mémoires qu'il a +publiés dans son ouvrage (<i>Histoire médicale de l'armée +d'Orient</i>) sous les noms de leurs auteurs; car loin de tenir +dans l'ombre les savants et courageux médecins de +l'armée d'Égypte, il aimait à les parer de leurs talents, +comme il aimait à reconnaître et à proclamer leurs services.»</p> + +<p>Des Genettes, après le départ de Bonaparte, resta en +Égypte avec Kléber, son ami, dont la statue occupa +toujours une place d'honneur dans sa bibliothèque. +De retour en France seulement vers 1801, il fut nommé<span class='pagenum'><a name="Page_422" id="Page_422">[Pg 422]</a></span> +médecin en chef de l'hôpital du Val-de-Grâce, puis inspecteur +général du service de santé des armées. Envoyé +en Espagne en 1805, pour étudier l'épidémie qui, l'année +précédente, avait fait de cruels ravages à Cadix, +Malaga et Alicante, il suivit les armées françaises en +Prusse, en Pologne, en Autriche, «où il fit preuve du +plus rare talent joint au plus sincère dévouement» dit +Feller.</p> + +<p>Dans cette désastreuse campagne de 1812, fait prisonnier +pendant la retraite, il écrivit à l'empereur Alexandre +pour demander sa liberté en invoquant la bienveillance +que pourraient lui mériter les services rendus +par lui aux blessés de toutes les nations. Alexandre +effaça sur la demande le mot <i>bienveillance</i> qu'il remplaça +par celui de <i>reconnaissance</i>, et Des Genettes, rendu à la +liberté, fut reconduit aux avant-postes français avec une +garde d'honneur.</p> + +<p>Alexandre sans doute n'ignorait pas la fermeté dont +Des Genettes avait fait preuve tout récemment dans +l'intérêt de l'humanité vis-à-vis de l'empereur Napoléon.</p> + +<p>Celui-ci, après l'entrée des Français dans Moscou, eut +l'idée de transformer en caserne un hospice destiné aux +Enfants-Trouvés. Des Genettes en est averti; aussitôt il +se présente à l'empereur et réclame avec énergie contre +la mesure projetée. Sous le coup de son émotion, à ce +qu'on raconte, il termine en disant:</p> + +<p>«Si les soldats prennent la place des malheureux +orphelins, que deviendront ces derniers? Ne se trouveront-ils +pas sans asile et ne vous exposez-vous pas, sire, +à ce que la postérité plus tard parle de vous comme elle +fait d'Hérode.<span class='pagenum'><a name="Page_423" id="Page_423">[Pg 423]</a></span></p> + +<p>—Hérode! répond l'empereur non sans quelque +étonnement! Qu'a-t-il à faire ici et à quoi cela pourrait-il +ressembler?</p> + +<p>—Au Massacre des Innocents! reprend hardiment le +médecin en chef.</p> + +<p>—Vous avez raison, dit l'empereur après un court silence. +Je vais donner l'ordre que ce projet n'ait pas de suite.</p> + +<p>Après la bataille de Leipsick, Des Genettes, forcé de +se renfermer dans la citadelle de Torgau, ne revint en +France qu'au mois de mai 1814. À cause de ses antécédents +et par suite de certaines intrigues surtout, sa +situation devint difficile et peu s'en fallut que sa chaire +de professeur adjoint de physique médicale et d'hygiène +à la Faculté ne lui fût enlevée. Louis XVIII cependant, +qui ne partageait point les rancunes des bureaux, nomma +Des Genettes commandeur de la Légion d'Honneur; +et plus tard, en 1819, il voulut qu'il fît partie du conseil +de santé des armées, bien que Des Genettes se fût trouvé +à Waterloo comme médecin en chef de l'armée et de la +Garde impériale. Quelques mois avant la mort de Napoléon, +il fut officiellement chargé de désigner les médecins +qui devaient se rendre à Sainte Hélène. Ces témoignages +réitérés et mérités de confiance permettent de +croire que sa destitution en 1823, comme professeur, fut +la suite d'un regrettable malentendu comme l'affirment +les rédacteurs de la <i>Nouvelle Biographe générale</i>, et de +l'<i>Encyclopédie des Gens du monde</i>, après Rabbe et Boisjolin +qui écrivaient en 1834:</p> + +<p>«Un léger tumulte, fomenté par des individus étrangers +à la Faculté eut lieu à l'occasion d'un discours<span class='pagenum'><a name="Page_424" id="Page_424">[Pg 424]</a></span><a name="FNanchor_101_101" id="FNanchor_101_101"></a><a href="#Footnote_101_101" class="fnanchor">[101]</a> +qu'il prononça pour la rentrée de l'École. Ce tumulte, +qui certes n'avait rien de séditieux, servit de prétexte +à la dissolution momentanée de l'École et à sa réorganisation +préparée de longue main<a name="FNanchor_102_102" id="FNanchor_102_102"></a><a href="#Footnote_102_102" class="fnanchor">[102]</a>.»</p> + +<p>M. Is. Bourdon qui, dans la <i>Biographie universelle</i>, +comme nous l'avons dit, contrairement aux autres biographes, +juge son confrère avec plus de sévérité que de +sympathie, contredit Rabbe et Boisjolin dans les termes +suivants: «Des Genettes vint ensuite qui, loin de les +calmer, ne fit qu'exaspérer les passions haineuses de +l'assemblée. Une phrase où l'imprudent orateur faisait +allusion à la fin chrétienne du docteur Hallé, fut répétée +par lui jusqu'à trois fois en la commentant par des +gestes aux marques croissantes d'une improbation scandaleuse. +Jamais mauvaise comédie ne mit en jeu tant +de sifflets.»</p> + +<p>Il est difficile de ne pas douter un peu de la parfaite +exactitude de ce langage où l'on sent, à travers la formule +embarrassée et énigmatique, je ne sais quelle +pointe d'aigreur. Cette opinion paraît plus vraisemblable +si l'on rapproche le commentaire du passage +incriminé tel qu'il se trouve dans le texte original et +dans lequel je cherche en vain l'ombre de l'ironie ou de +la raillerie.</p> + +<p>«Nous croirions manquer à la mémoire de M. Hallé +(interruption), nous croirions la trahir (interruptions +prolongées); vous auriez le droit de me traiter comme +un lâche (profond silence et attention générale), si +j'appréhendais de dire hautement ici que M. Hallé eut<span class='pagenum'><a name="Page_425" id="Page_425">[Pg 425]</a></span> +des sentiments de religion aussi sincères que profonds. +Comme Pascal, il s'anéantissait devant la grandeur +de Dieu; une teinte de l'âme de Fénelon émoussait +en lui le rigorisme; et comme il se croyait sans mission +pour amener les autres à ses opinions, il se borna +à prêcher d'exemple<a name="FNanchor_103_103" id="FNanchor_103_103"></a><a href="#Footnote_103_103" class="fnanchor">[103]</a>.»</p> + +<p>J'estime que, bien loin d'accuser l'orateur d'<i>imprudence</i>, +on ne pouvait que le louer de la franchise et de la +netteté de son langage. On a d'autant plus lieu de croire +qu'il était sincère et que la passion des auditeurs, +seule, interprétait son langage en sens contraire, que la +conduite de Des Genettes ne le démentit point à l'instant +solennel, M. Is. Bourdon lui-même le proclame loyalement: +«Quelle qu'eût été son opinion, quinze ans plutôt, +sur la foi docile de Hallé, son collègue de chaire, sa +fin ne fut ni moins résignée, ni moins exemplaire et +chrétienne, tant l'espérance en Dieu, tant la foi sont un +rapprochement digne des grands esprits.»</p> + +<p>En dépit de sa vie agitée et occupée, l'illustre docteur a +laissé de nombreux écrits relatifs à la science médicale et +aussi des <i>Mémoires</i> dont deux volumes seulement ont été +publiés et que sa mort, arrivée en 1837 (2 février), ne lui +permit pas de terminer. Il était alors, et depuis 1832, +médecin en chef des Invalides. L'empereur l'avait créé +baron en 1809 et, «il n'avait garde de l'oublier, lui qui +eût renoncé à toute son hygiène plutôt qu'à sa noblesse, +il est vrai, fort méritée» dit toujours avec le même +accent le rédacteur presque narquois de la <i>Biographie +universelle</i> qui ne paraît point du tout désireux d'apporter +sa pierre au piédestal de notre héros.<span class='pagenum'><a name="Page_426" id="Page_426">[Pg 426]</a></span></p> + +<p>Parlant de lui comme professeur, il écrit:</p> + +<p>«Des Genettes était moins écouté qu'applaudi, car sa +mimique était mieux comprise que sa parole. Aux examens +il était fier de son latin en effet élégant et facile; +et il posait ses questions avec autant d'esprit que d'autorité, +toujours plus occupé de l'auditoire que des candidats, +et dispensant ceux-ci de toute réponse par de +longs et brillants monologues où il excellait.</p> + +<p>«Laissez-moi parler, leur disait-il, vous gagnerez à +vous taire. En parlant, je vous instruis, et préserve +votre vanité du remords d'une mauvaise réponse.»</p> + +<p>«Il était le même à l'Académie toujours personnel et +blessant.... Trop conteur pour administrer sagement et +pour bien conclure, sa vie entière ne fut pour ainsi dire +qu'une longue narration, y compris le temps où il fut +maire du 10<sup>e</sup> arrondissement de Paris.»</p> + +<p>À ces affirmations ayant un peu l'air d'accusations +sous la forme d'épigrammes, mais dont l'exagération +même atténue beaucoup la portée, nous opposerons le +jugement formulé antérieurement par Rabbe et Boisjolin +dont la <i>Biographie Nouvelle</i>, l'<i>Encyclopédie des Gens +du monde</i>, etc, se font les échos:</p> + +<p>«Nous n'aurions fait connaître que très imparfaitement +M. Des Genettes, si nous ne parlions pas de ses +talents comme professeur. Ses cours à la Faculté étaient +des modèles de clarté et de méthode, pleins d'idées +neuves et saillantes. Comme orateur, il se distingue par +une familiarité originale et piquante. Dans ses divers +discours à la Faculté, dans les discussions journalières +de l'Académie de Médecine, il a constamment fait +preuve d'une grande sagacité de raisonnement jointe au<span class='pagenum'><a name="Page_427" id="Page_427">[Pg 427]</a></span> +charme d'une élocution facile et animée. Son langage +est remarquable surtout par <i>cette observation de toutes les +convenances, ce tact</i> que donnent seules, même à un +homme d'esprit, la variété des connaissances et des relations +sociales distinguées.»</p> + +<p>Il y a là, ce semble, l'accent de la vérité, et volontiers +on applaudit aux biographes quand ils disent: «Des +Genettes a rendu son nom célèbre en France et en Europe +par de belles actions, de savants ouvrages, de glorieux +services rendus à l'humanité, et par son habileté supérieure +dans l'administration hygiénique et médicale +des armées.»</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_98_98" id="Footnote_98_98"></a><a href="#FNanchor_98_98"><span class="label">[98]</span></a> <i>Biographie des Contemporains</i>, <i>Nouvelle Biographie</i>, <i>Biographie +de Feller</i>, <i>etc.</i></p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_99_99" id="Footnote_99_99"></a><a href="#FNanchor_99_99"><span class="label">[99]</span></a> Pariset—Éloge de Des Genettes.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_100_100" id="Footnote_100_100"></a><a href="#FNanchor_100_100"><span class="label">[100]</span></a> Is. Bourdon.—<i>Biographie universelle.</i></p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_101_101" id="Footnote_101_101"></a><a href="#FNanchor_101_101"><span class="label">[101]</span></a> <i>Éloge de Hallé.</i></p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_102_102" id="Footnote_102_102"></a><a href="#FNanchor_102_102"><span class="label">[102]</span></a> <i>Biographie universelle et portative des Contemporains.</i></p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_103_103" id="Footnote_103_103"></a><a href="#FNanchor_103_103"><span class="label">[103]</span></a> <i>Éloge de M. Hallé</i>, in 8º, 1823.<span class='pagenum'><a name="Page_428" id="Page_428">[Pg 428]</a></span></p></div> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="GEOFFROY-MARIE" id="GEOFFROY-MARIE"></a>GEOFFROY-MARIE</h2> + + +<p>Cette rue fut ouverte en 1842 seulement, sur les +terrains dits de la Boule-Rouge, appartenant à l'Hôtel-Dieu +de Paris, en vertu d'une donation fort ancienne +faite par <i>Geoffroy</i> cordonnier à Paris, et <i>Marie</i>, son +épouse, lesquels, d'après le contrat, à la date du mois +d'avril 1261<a name="FNanchor_104_104" id="FNanchor_104_104"></a><a href="#Footnote_104_104" class="fnanchor">[104]</a>, ont cédé <i>aux pauvres</i> de l'Hôtel-Dieu une +pièce de terre de huit arpents située vis-à-vis la grange +qui est appelée la <i>Grange-Bataillière</i>; plus un arpent et +demi de vignes, sis en trois pièces dans la censive de +Saint Germain-des-Prés (avec réserve de l'usufruit); +plus <i>quarante sols parisis</i> de rente annuelle et perpétuelle +à prendre sur une maison appartenant auxdits +sieur et dame.</p> + +<p>«En récompense de quoi, dit le contrat, les Frères +dudit Hôtel-Dieu ont concédé à toujours auxdits Geoffroy +et Marie la participation, comme ils l'ont eux-mêmes, +aux prières et aux bienfaits qui ont été faits +et se feront à l'avenir au susdit Hôtel-Dieu. Et aussi +ont promis lesdits Frères de donner et fournir, en +récompense de ce qui précède, auxdits Geoffroy et +Marie, pendant leur vie et au survivant d'eux, tout ce<span class='pagenum'><a name="Page_429" id="Page_429">[Pg 429]</a></span> +qui sera nécessaire pour la <i>nourriture et l'habillement</i> à +la manière des Frères et des Sœurs dudit Hôtel-Dieu, +quelle que soit leur manière d'être et dans quelque +état qu'ils deviennent et se trouvent.»</p> + +<p>Cet acte est intéressant à rappeler sous plus d'un +rapport: il fut passé en plein moyen-âge, dans ces +temps si fort décriés et souvent calomniés par certains +écrivains de peu de science ou de peu de bonne foi. Il +montre la sollicitude dont les <i>pauvres</i>, ces membres +souffrants de Jésus-Christ, étaient l'objet alors; car ce +n'est pas à l'établissement, c'est aux pauvres mêmes, +qu'on y soignait et entretenait en grand nombre, +qu'est faite la donation; les bons Frères ne sont là que +leurs représentants; c'est en leur nom qu'ils acceptent +et aux conditions si touchantes qu'on a vues. Cet acte +prouve encore que l'aisance, la richesse même, n'étaient +point en ce temps, comme on est porté à le croire, le +partage uniquement des classes supérieures, de la noblesse +en particulier, puisque de petits bourgeois de +Paris, en exerçant une industrie assurément des plus +modestes, avaient pu acquérir une fortune si considérable +même pour l'époque.</p> + +<p>Une partie de ces terrains, restés la propriété de +l'hospice, fut vendue, au mois de novembre 1840, pour +la somme énorme de 3,075,800 fr., à MM. Maufra et +Pène; ce dernier fut autorisé, par ordonnance royale du +10 janvier 1842, à ouvrir sur cet emplacement une rue +nouvelle, dite rue <i>Geoffroy-Marie</i>, en souvenir du cordonnier +et de sa femme, les anciens et généreux donataires. +On ne saurait trop applaudir à cet acte de gratitude +pour les deux pauvres bourgeois du treizième<span class='pagenum'><a name="Page_430" id="Page_430">[Pg 430]</a></span> +siècle, dont le bienfait si considérable, qui n'avait eu +d'autre mobile que la charité, remis en lumière et +comme rajeuni par la publicité, obtient ainsi après tant +d'années sa récompense temporelle, sans préjudice de +l'autre bien autrement précieuse et qu'ont reçue dès +longtemps sans doute <i>Geoffroy</i> et <i>Marie</i>.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_104_104" id="Footnote_104_104"></a><a href="#FNanchor_104_104"><span class="label">[104]</span></a> Sous le règne de Saint-Louis.</p></div> + + +<h4>FIN DU PREMIER VOLUME.</h4> +<p><span class='pagenum'><a name="Page_431" id="Page_431">[Pg 431]</a></span></p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> + +<h2><a name="TABLE" id="TABLE"></a>TABLE</h2> + + +<div class="center"> +<table summary="table_des_matieres" border="0" cellpadding="4" +cellspacing="0"> + +<tbody><tr><td align="left"><a href="#PREFACE"><b><span class="smcap">préface</span></b></a></td> +<td align="left"> </td> +<td align="right">v</td></tr> + +<tr><td align="left"><a href="#LE_CARDINAL_DAMBOISE"><b>Amboise (le cardinal d')</b></a></td> +<td align="left"></td> +<td align="right">1</td></tr> + +<tr><td align="left"><a href="#JACQUES_AMYOT"><b>Amyot</b></a></td> +<td align="left"></td> +<td align="right">9</td></tr> + +<tr><td align="left"><a href="#ANDRIEUX"><b>Andrieux</b></a></td> +<td align="left"></td> +<td align="right">22</td></tr> + +<tr><td align="left"><a href="#DASSAS_ET_DESILLES"><b>Assas (d') et Desilles</b></a></td> +<td align="left"></td> +<td align="right">26</td></tr> + +<tr><td align="left"><a href="#HUGUES_AUBRIOT"><b>Aubriot</b></a></td> +<td align="left"></td> +<td align="right">32</td></tr> + +<tr><td align="left"><a href="#SYLVAIN_BAILLY"><b>Bailly (Sylvain)</b></a></td> +<td align="left"></td> +<td align="right">36</td></tr> + +<tr><td align="left"><a href="#BEAUJON"><b>Beaujon</b></a></td> +<td align="left"></td> +<td align="right">52</td></tr> + +<tr><td align="left"><a href="#BEETHOVEN_LOUIS_VAN"><b>Beethoven</b></a></td> +<td align="left"></td> +<td align="right">54</td></tr> + +<tr><td align="left"><a href="#BELSUNCE_ET_ROZE"><b>Belsunce et Roze</b></a></td> +<td align="left"></td> +<td align="right">74</td></tr> + +<tr><td align="left"><a href="#BERANGER"><b>Béranger</b></a></td> +<td align="left"></td> +<td align="right">94</td></tr> + +<tr><td align="left"><a href="#BERTHOLLET"><b>Berthollet</b></a></td> +<td align="left"></td> +<td align="right">98</td></tr> + +<tr><td align="left"><a href="#BOSSUET"><b>Bossuet</b></a></td> +<td align="left"></td> +<td align="right">107</td></tr> + +<tr><td align="left"><a href="#BOURDALOUE"><b>Bourdaloue</b></a></td> +<td align="left"></td> +<td align="right">130</td></tr> + +<tr><td align="left"><a href="#BREGUET"><b>Breguet</b></a></td> +<td align="left"></td> +<td align="right">39</td></tr> + +<tr><td align="left"><a href="#LA_BRUYERE_JEAN_DE"><b>Bruyère (Jean de la)</b></a></td> +<td align="left"></td> +<td align="left">144</td></tr> + +<tr><td align="left"><a href="#BUGEAUD"><b>Bugeaud</b></a></td> +<td align="right"></td> +<td align="left">153</td></tr> + +<tr><td align="left"><a href="#CAFFARELLI"><b>Caffarelli</b></a></td> +<td align="left"></td> +<td align="right">157</td></tr> + +<tr><td align="left"><a href="#DE_LA_CHAISE"><b>Chaise (La)</b></a></td> +<td align="left"></td> +<td align="right">167</td></tr> + +<tr><td align="left"><a href="#CHARLEMAGNE"><b>Charlemagne</b></a></td> +<td align="left"></td> +<td align="right">173</td></tr> + +<tr><td align="left"><a href="#CHATEAUBRIAND"><b>Chateaubriand</b></a></td> +<td align="left"></td> +<td align="right">176</td></tr> + +<tr><td align="left"><a href="#CHAUVEAU-LAGARDE"><b>Chauveau-Lagarde</b></a></td> +<td align="left"></td> +<td align="right">191</td></tr> + +<tr><td align="left"><a href="#CHEVALERIE"><b>Chevalerie</b></a></td> +<td align="left"></td> +<td align="right">204</td></tr> + +<tr><td align="left"><a href="#DE_CHEVERUS_LE_CARDINAL"><b>Cheverus (de)</b></a></td> +<td align="left"></td> +<td align="right">210</td></tr> + +<tr><td align="left"><a href="#COCHIN"><b>Cochin</b></a></td> +<td align="left"></td> +<td align="right">229</td></tr> + +<tr><td align="left"><a href="#COLBERT_ET_LOUVOIS"><b>Colbert et Louvois</b></a></td> +<td align="left"></td> +<td align="right">233</td></tr> + +<tr><td align="left"><a href="#COMBES_MICHEL"><b>Combes (Michel)</b></a></td> +<td align="left"></td> +<td align="right">243</td></tr> + +<tr><td align="left"><a href="#COMMINES"><b>Commines</b></a></td> +<td align="left"></td> +<td align="right">256</td></tr> + +<tr><td align="left"><a href="#LA_CONDAMINE_ET_JENNER"><b>Condamine (La) et Jenner</b></a></td> +<td align="left"></td> +<td align="right">246</td></tr> + +</tbody></table></div> + +<p><span class='pagenum'><a name="Page_432" id="Page_432">[Pg 432]</a></span></p> + +<div class="center"> +<table summary="table_des_matieres" border="0" cellpadding="4" +cellspacing="0"> + +<tbody><tr><td align="left"><a href="#CORNEILLE_PIERRE"><b>Corneille (Pierre)</b></a></td> +<td align="left"> </td> +<td align="right">272</td></tr> + +<tr><td align="left"><a href="#LE_GENERAL_DESAIX"><b>Desaix</b></a></td> +<td align="left"></td> +<td align="right">293</td></tr> + +<tr><td align="left"><a href="#MATHIEU_DE_DOMBASLE"><b>Dombasle</b></a></td> +<td align="left"></td> +<td align="right">308</td></tr> + +<tr><td align="left"><a href="#DUPUYTREN"><b>Dupuytren</b></a></td> +<td align="left"></td> +<td align="right">323</td></tr> + +<tr><td align="left"><a href="#LABBE_DE_LEPEE"><b>Épée (l'abbé de l')</b></a></td> +<td align="left"></td> +<td align="right">339</td></tr> + +<tr><td align="left"><a href="#FENELON"><b>Fénelon</b></a></td> +<td align="left"></td> +<td align="right">351</td></tr> + +<tr><td align="left"><a href="#NICOLAS_FLAMEL"><b>Flamel (Nicolas)</b></a></td> +<td align="left"></td> +<td align="right">374</td></tr> + +<tr><td align="left"><a href="#LA_FONTAINE_JEAN_DE"><b>Fontaine (Jean de la)</b></a> </td> +<td align="left"></td> +<td align="right">380</td></tr> + +<tr><td align="left"><a href="#FROISSARD_OU_FROISSART"><b>Froissart</b></a></td> +<td align="left"></td> +<td align="right">405</td></tr> + +<tr><td align="left"><a href="#DES_GENETTES"><b>Genettes (Des)</b></a></td> +<td align="left"></td> +<td align="right">417</td></tr> + +<tr><td align="left"><a href="#GEOFFROY-MARIE"><b>Geoffroy-Marie</b></a></td> +<td align="left"></td> +<td align="right">428</td></tr> + +</tbody></table></div> + +<p class="center"><br /><br /><span class="smcap">fin de la table du premier volume</span>.</p> +<p class="center"><br /><br /><span class="smcap">cambrai.—imprimerie de a. régnier-farez, place-au-bois, 28</span>.</p> + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of Project Gutenberg's Les rues de Paris, (1/2), by M. Bathild Bouniol + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES RUES DE PARIS, (1/2) *** + +***** This file should be named 31746-h.htm or 31746-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/1/7/4/31746/ + +Produced by Adrian Mastronardi, Jean-Adrien Brothier and +the Online Distributed Proofreading Team at +http://www.pgdp.net (This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + + +</pre> + +</body> +</html> diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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