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authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-14 19:56:48 -0700
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+Project Gutenberg's Les mystères du peuple, Tome IV, by Eugène Sue
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Les mystères du peuple, Tome IV
+ Histoire d'une famille de prolétaires à travers les âges
+
+Author: Eugène Sue
+
+Release Date: April 14, 2010 [EBook #31983]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES MYSTÈRES DU PEUPLE, TOME IV ***
+
+
+
+
+Produced by Sébastien Blondeel, Carlo Traverso, Rénald
+Lévesque and the Online Distributed Proofreading Team at
+http://www.pgdp.net (This file was produced from images
+generously made available by the Bibliothèque nationale
+de France (BnF/Gallica)
+
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+
+LES
+MYSTÈRES DU PEUPLE.
+
+TOME IV.
+
+Correspondance avec les Editeurs étrangers.
+
+L'éditeur des _Mystères du Peuple_ offre aux éditeurs étrangers, de leur
+donner des épreuves de l'ouvrage, quinze jours avant l'apparition des
+livraisons à Paris, moyennant 15 francs par feuille, et de leur fournir
+des gravures tirées sur beau papier, avec ou sans la lettre, au prix de
+10 francs le cent.
+
+ -------
+
+Travailleurs qui ont concouru à la publication du volume:
+
+_Protes et Imprimeurs_: Richard Morris, Stanislas Dondey-Dupré, Nicolas
+Mock, Jules Desmarest, Louis Dessoins, Michel Choque, Charles Mennecier,
+Victor Peseux, Étienne Bouchicot, Georges Masquin, Romain Sibillat,
+Alphonse Perrève, Hy père, Marcq fils, Verjeau, Adolphe Lemaître,
+Auguste Mignot, Benjamin.
+
+_Clicheurs_: Curmer et ses ouvriers.
+
+_Fabricants de papiers_: Maubanc et ses ouvriers, Desgranges et ses
+ouvriers.
+
+_Artistes Dessinateurs_: Charpentier, Masson, Castelli.
+
+_Artistes Graveurs_: Ottweit, Langlois, Lechard, Audibran, Roze,
+Frilley, Hopwood, Massard, Masson.
+
+_Planeurs d'asier_: Héran et ses ouvriers.
+
+_Imprimeurs en taille-douce_: Drouart et ses ouvriers.
+
+_Fabricants pour les primes, Associations fraternelles d'Horlogers, de
+Lampistes et d'ouvriers en Bronze_: Duchâteau, Deschiens, Journeux,
+Suireau, Lecas, Ducerf, Renardeux, etc., etc.
+
+_Employés et correspondants de l'Administration_: Maubanc, Gavet,
+Berthier, Henry, Rostaing, Jamot, Blain, Rousseau, Toussaint, Rodier,
+Swinnens, Porcheron. Gavet fils, Dallet, Delaval. Renoux, Vincent,
+Charpentier, Dally. Bertin, Sermet, Chalenton, Blot, Thomas, Gogain,
+Philibert, Nachon, Lebel, Plunus, Grossetête, Charles, Poncin, Vacheron,
+Colin, Carillan, Constant, Fonteney, Boucher, Darris, Adolphe, Renoux,
+Lyons, Letellier, Alexandre, Nadon, Normand, Rongelet, Bouvet, Auzurs,
+Dailhaux, Lecerf, Bailly, Baptiste, Debray, Saunier, Tuloup, Richer,
+Daran, Camus, Foucaud, Salmon, Strenl, Seran, Tetu, Sermet, Chauffour,
+Caillaut, Fondary, C. de Poix, Bresch, Misery, Bride, Carron, Charles,
+Celcis, Chartier, Lacoste, Dulac, Delaby, Kaufried, Chappuis, etc.,
+etc., de Paris; Férand, Collier, Petit-Bertrand, Périé, Plantier,
+Etchegorey, Giraudier, Gandin, Saar, Dath-Godard, Hourdequin, Weelen,
+Bonniol, Alix, Mengelle, Pradel, Manlius Salles, Vergnes, Verlé,
+Sagnier, Samson, Ay, Falick, Jaulin, Fort-Mussat, Freund, Robert,
+Carrière, Guy, Gilliard, Collet, Ch. Celles, Laurent, Castillon, Drevet,
+Jourdan Moral, Bonnard, Legros, Genesley, Bréjot, Ginon, Féraud,
+Vandeuil, Châtonier, Bayard, Besson, Delcroix, Delon, Bruchet, Fournier,
+Tronel, Binger, Molini, Bailly, Fort-Mussot, Laudet, Bonamici, Pillette,
+Morel, Chaigneau, Goyet, Colin-Morard, Gerbaldi, Fruges, Raynaut,
+Chatelin, etc., etc., des principales villes de France et de l'étranger.
+
+La liste sera ultérieurement complétée, dès que nos fabricants et nos
+correspondants des départements, nous auront envoyé les noms des
+ouvriers et des employés qui concourent avec eux à la publication et à
+la propagation de l'ouvrage.
+
+_Le Directeur de l'Administration._
+
+__________________________________________________________
+Paris.--Typ. Dondey-Dupré, rue Saint-Louis, 46, au Marais.
+
+
+
+
+LES
+
+MYSTÈRES DU PEUPLE
+ou
+HISTOIRE D'UNE FAMILLE DE PROLÉTAIRES
+À TRAVERS LES ÂGES
+
+PAR
+
+EUGÈNE SUE.
+
+Il n'est pas une réforme religieuse, politique ou sociale, que nos pères
+n'aient été forcés de conquérir de siècle en siècle, au prix de leur
+sang, par l'INSURRECTION.
+
+
+TOME IV.
+
+
+SPLENDIDE ÉDITION
+
+ILLUSTRÉE DE GRAVURES SUR ACIER.
+
+ON S'ABONNE
+À L'ADMINISTRATION DE LIBRAIRIE, RUE NOTRE-DAME DES VICTOIRES, 32
+
+(PRÈS LA BOURSE).
+
+PARIS.
+
+1850
+
+
+
+
+LES
+MYSTÈRES DU PEUPLE
+OU
+HISTOIRE D'UNE FAMILLE DE PROLÉTAIRES
+A TRAVERS LES ÂGES.
+______________________________________
+
+
+
+LA GARDE DU POIGNARD.
+KARADEUK LE BAGAUDE ET RONAN LE VAGRE.
+
+
+
+
+PROLOGUE.
+
+LES KORRIGANS.--395-529.
+
+
+--La Bagaudie... qu'est-ce donc, grand-père?
+
+--Laisse-moi d'abord achever ce que je disais à notre ami le
+porte-balle; cela, d'ailleurs, pourra t'instruire... Donc, mon aïeul
+Gildas m'a raconté qu'il savait de son père que, peu d'années après la
+mort de Victoria la Grande, il y avait eu, non pas en Bretagne, mais
+dans les autres provinces, une première _Bagaudie_[A]. La Gaule,
+irritée de se voir de nouveau province romaine, par suite de la trahison
+de Tétrik, et des impôts écrasants qu'elle payait au fisc, se souleva;
+les révoltés s'appelèrent des _Bagaudes_... Ils effrayèrent tellement
+l'empereur _Dioclétien_, qu'il envoya une armée pour les combattre;
+mais en même temps il fit remise des impôts, et accorda presque tout ce
+que demandaient les Bagaudes... Il ne s'agit, voyez-vous, que de savoir
+demander aux rois ou aux empereurs... Tendez le dos, ils chargent votre
+bât à vous briser les reins; montrez les dents, ils vous déchargent...
+
+--Bien dit, vieux père... Demandez-leur les mains jointes, ils rient;
+demandez-leur les poings levés, ils accordent... autre preuve que la
+Bagaudie a du bon.
+
+--Elle a tant de bon, que vers le milieu du dernier siècle, elle a
+recommencé contre les Romains; cette fois elle s'est propagée jusqu'ici,
+au fond de notre Armorique; mais nous n'avons eu qu'à parler, point à
+agir. Le moment était bien choisi; j'étais, si j'ai bonne mémoire, l'un
+de ceux qui, accompagnant nos druides vénérés, se sont rendus à Vannes
+auprès de la curie de cette ville, composée de magistrats et d'officiers
+romains, à qui nous avons dit ceci: «Vous nous gouvernez, nous, Gaulois
+bretons, au nom de votre empereur; vous nous faites payer des impôts
+fort lourds, à nous, Gaulois, toujours au nom et surtout au profit de ce
+même empereur. Depuis longtemps nous trouvons cela très-injuste et
+très-bête; nous jouissons, il est vrai, de nos libertés, de nos droits
+de citoyens; mais le vieux reste de notre sujétion à Rome nous pèse;
+nous croyons l'heure venue de nous en affranchir. Les autres provinces
+pensent ainsi, puisqu'elles se rebellent contre votre empereur... Donc,
+il nous plaît, à nous, Bretons, de redevenir complétement, indépendants
+de Rome comme avant la conquête de César, comme au temps de Victoria la
+Grande! Donc, curiales, exacteurs du fisc, allez-vous-en, pour Dieu,
+allez-vous-en; la Bretagne gardera son argent et se gouvernera
+elle-même; elle est assez grande fille pour cela... Allez-vous-en donc
+vite, il ne vous sera point fait de mal... Bon voyage, et ne revenez
+plus, ou si vous revenez, vous nous trouverez debout, en armes, prêts à
+vous recevoir à coups d'épées, et au besoin à coups de faux et de
+fourches...» Les Romains ne tenaient plus garnison en ce pays; leurs
+magistrats et leurs officiers, sans troupes pour les soutenir, sont
+partis, et point ne sont revenus: la Bagaudie en Gaule et les Franks sur
+le Rhin les occupaient assez. Cette seconde Bagaudie a eu, comme la
+première, de bons effets, encore meilleurs dans notre province que dans
+les autres, car les évêques, déjà ralliés aux Romains, sont parvenus à
+rebâter les autres peuples de la Gaule, moins lourdement pourtant que
+par le passé; quant à nous, de l'Armorique bretonne, Rome n'a pas essayé
+de nous remettre sous le joug. Dès lors, selon nos antiques coutumes,
+chaque tribu a choisi un chef, ces chefs ont nommé un chef des chefs qui
+gouvernait la Bretagne; conservé s'il marchait droit, déposé s'il
+marchait mal. Ainsi en est-il encore aujourd'hui, ainsi en sera-t-il
+toujours, je l'espère, malgré le règne de ces Franks maudits; car le
+dernier Breton aura vécu avant que notre Armorique soit conquise par ces
+barbares, ainsi que les autres provinces de la Gaule... Maintenant,
+dis-tu, ami porte-balle, la Bagaudie renaît contre les Franks? tant
+mieux, ils ne jouiront pas du moins en paix de leur conquête, si les
+nouveaux Bagaudes valent les anciens...
+
+--Ils les valent, bon vieux père, ils les valent, croyez-moi, je les ai
+vus...
+
+--Ces Bagaudes sont donc des troupes armées, nombreuses, déterminées?
+
+--Karadeuk, mon favori, ne vous échauffez pas ainsi...
+
+--Méchant enfant, il ne songe qu'à ce qui est bataille, révolte et
+aventure!
+
+Et la pauvre femme de dire tout bas à l'oreille du vieil Araïm:
+
+--Ce colporteur avait-il besoin de parler de ces choses devant mon fils?
+Hélas! je vous l'ai dit, mon père, un mauvais sort a conduit cet homme
+chez nous...
+
+--Le croyez-vous d'accord, chère Madalèn, avec les Dûs et les Korrigans?
+
+--Je crois, mon père, qu'un malheur menace cette maison... Oh! que je
+voudrais être à demain! que je voudrais être à demain!
+
+Et la mère alarmée, de soupirer, tandis que le colporteur répondait à
+Karadeuk, suspendu aux lèvres de cet étranger:
+
+--Les nouveaux Bagaudes, mon hardi garçon, sont ce qu'étaient les
+anciens: terribles aux oppresseurs et chers au peuple!
+
+--Le peuple les aime?
+
+--S'il les aime!... _Aëlian_ et _Aman_, les deux chefs de la première
+Bagaudie, suppliciés, il y a près de deux cents ans, dans un vieux
+château romain, près Paris, au confluent de la Seine et de la Marne,
+Aëlian et Aman sont encore aujourd'hui regardés par le peuple de ces
+contrées comme des martyrs!
+
+--Ah! c'est un beau sort que le leur! Ces chefs de Bagaudes... encore
+aimés du peuple après deux cents ans! vous entendez, grand-père?
+
+--Oui, j'entends, et ta mère aussi... Vois comme tu l'attristes.
+
+Mais le _méchant enfant_, comme disait la pauvre femme, courant déjà en
+pensée la Bagaudie, reprenait, jetant des regards curieux et ardents sur
+le colporteur:
+
+--Vous avez vu des Bagaudes? étaient-ils nombreux? avaient-ils déjà
+couru sur les Franks et sur les évêques? y a-t-il longtemps que vous les
+avez vus?
+
+--Il y a trois semaines, en venant ici, je traversais l'Anjou... Un
+jour, je m'étais trompé de route dans une forêt, la nuit vient; après
+avoir longtemps, longtemps marché, m'égarant de plus en plus au plus
+profond des bois, j'aperçois au loin une grande lueur qui sortait d'une
+caverne: j'y cours, je trouve dans ce repaire une centaine de joyeux
+Bagaudes, festoyant autour du feu avec leurs Bagaudines, car ils ont
+souvent avec eux des femmes déterminées... Les autres nuits, ils avaient
+fait, comme d'habitude, une guerre de partisans contre les seigneurs
+franks, nos conquérants, attaquant leurs _burgs_, ainsi que ces barbares
+appellent leurs châteaux, combattant avec furie, sans merci ni pitié,
+pillant les églises et les villas épiscopales, rançonnant les évêques,
+pendant même parfois les plus méchants de ces prêtres, assommant et
+dévalisant les collecteurs du fisc royal; mais donnant généreusement au
+pauvre monde ce qu'ils reprenaient aux riches prélats, aux comtes
+franks, ces premiers pillards de la Gaule, et délivrant les esclaves
+qu'ils rencontraient enchaînes par troupeaux... Ah! par Aëlian et Aman,
+patrons des Bagaudes, c'est une belle et joyeuse vie que celle de ces
+gais et vaillants compères!... Si je n'étais revenu en Bretagne pour y
+voir encore une fois ma vieille mère, j'aurais avec eux couru un peu la
+Bagaudie en Anjou!
+
+--Et pour être reçu parmi ces intrépides, que faut-il faire?
+
+--Il faut, mon brave garçon, faire d'avance le sacrifice de sa peau,
+être robuste, agile, courageux, aimer les pauvres gens, jurer haine aux
+comtes et aux évêques franks, festoyer le jour, bagauder la nuit.
+
+--Et où sont leurs repaires?
+
+--Autant demander aux oiseaux de l'air où ils perchent, aux animaux des
+bois où ils gîtent? Hier, sur la montagne; demain, dans les bois; tantôt
+faisant dix lieues en une nuit, tantôt restant huit jours dans son
+repaire, le Bagaude ignore aujourd'hui où il sera demain...
+
+--C'est donc un heureux hasard de les rencontrer?
+
+--Heureux hasard pour les bonnes gens, mauvais hasard pour le comte,
+l'évêque, ou le collecteur du fisc royal!
+
+--Et c'est en Anjou que vous avez rencontré cette Bagaudie?
+
+--Oui, en Anjou... dans une forêt à huit lieues environ d'Angers, où je
+me rendais...
+
+--Le voyez-vous, Karadeuk, mon favori?... Regardez-le donc... quels yeux
+brillants, quelles joues enflammées; certes, si cette nuit il ne rêve
+par des petites Korrigans, il rêvera de Bagaudie; ai-je tort, mon
+enfant?
+
+--Grand-père, je dis, moi, que les Bretons et les Bagaudes sont et
+seront les derniers Gaulois... Si je n'étais Breton, je voudrais courir
+la Bagaudie contre les Franks et les évêques...
+
+--Et, m'est avis, mon petit-fils, que tu vas la courir une fois la tête
+sur ton chevet; donc, bon rêve de Bagaudie, je te souhaite, mon
+favori... Va te coucher, il se fait tard, et tu inquiètes sans raison ta
+pauvre mère.
+
+Il y a trois jours, j'ai interrompu ce récit.
+
+Je l'écrivais vers la fin de la journée où le colporteur, après la nuit
+passée dans notre maison, avait continué son chemin. Lorsqu'au matin il
+partit, la tempête s'était calmée. Je dis à Madalèn, en lui montrant le
+porte-balle, qui, déjà loin, et au détour delà route, nous saluait une
+dernière fois de la main:
+
+--Eh bien, pauvre folle? pauvre mère alarmée... les dieux en courroux
+ont-ils frappé Karadeuk, mon favori, pour le punir de vouloir rencontrer
+des Korrigans? Où est le malheur que cet étranger devait attirer sur
+notre maison?... La tempête est apaisée, le ciel serein, la mer calme et
+bleue... pourquoi votre front est-il toujours triste? Hier, Madalèn,
+vous disiez: «Demain appartient à Dieu!» Nous voici au lendemain d'hier,
+qu'est-il advenu de fâcheux?
+
+--Vous avez raison, bon père... mes pressentiments m'ont trompée;
+pourtant je suis chagrine, et toujours je regrette que mon fils ait
+ainsi parlé des Korrigans.
+
+--Tenez, le voici, notre Karadeuk, son limier en laisse, bissac au dos,
+arc en main, flèche au côté; est-il beau! est-il beau! a-t-il l'air
+alerte et déterminé!
+
+--Où allez-vous, mon fils?
+
+--Ma mère, hier vous m'avez dit: Nous manquons depuis deux jours de
+venaison... Le temps est propice; je vais tâcher d'abattre un daim dans
+la forêt de Karnak: la chasse peut être longue, j'emporte des provisions
+dans mon bissac.
+
+--Non, Karadeuk, vous n'irez point aujourd'hui à la chasse, non, je ne
+le veux pas...
+
+--Pourquoi cela, ma mère?
+
+--Que sais-je... Vous pouvez vous égarer ou tomber dans une fondrière de
+la forêt...
+
+--Ma mère, rassurez-vous, je connais les fondrières et tous les sentiers
+de la forêt.
+
+--Non, non, vous n'irez pas à la chasse aujourd'hui.
+
+--Bon grand-père, intercédez pour moi...
+
+--De grand coeur; car je me réjouis de manger un quartier de venaison;
+mais promets-moi, mon petit-fils, de ne point aller du côté des
+fontaines où l'on peut rencontrer des Korrigans...
+
+--Je vous le jure, grand-père!
+
+--Allons, Madalèn, laissez mon adroit archer partir pour la chasse; ne
+me refusez pas cela... il vous jure de ne pas songer aux petites fées.
+
+--Vous le voulez, mon père? vous le voulez absolument?
+
+--Je vous en prie; il a l'air si chagrin!
+
+--Qu'il en soit selon votre désir... C'est, hélas! contre mon gré.
+
+--Un baiser, ma mère?
+
+--Non, méchant enfant, laissez-moi...
+
+--Un baiser, ma bonne mère; je vous en supplie...
+
+--Madalèn, voyez cette grosse larme dans ses yeux... Aurez-vous le
+courage de ne pas l'embrasser?
+
+--Tiens, cher enfant... j'étais plus privée que toi... Pars donc, mais
+reviens vite...
+
+--Encore un baiser, ma bonne mère... et adieu... et adieu...
+
+--Karadeuk est parti, essuyant ses yeux; deux et trois fois il se
+retourne pour regarder encore sa mère... et disparaît... Le jour se
+passe; mon favori ne revient pas: la chasse l'aura entraîné, la nuit le
+ramènera... Je me mets à écrire ce récit, que la douleur a interrompu.
+Le jour touchait à sa fin; soudain on entre dans ma chambre en criant:
+
+--Mon père! mon père! un grand chagrin nous frappe!
+
+--Hélas! hélas! mon père... je disais bien que les Korrigans et
+l'étranger seraient funestes à mon fils... Pourquoi vous ai-je cédé?
+pourquoi-ce matin l'ai-je laissé partir, mon Karadeuk bien-aimé!...
+C'est fait de lui... je ne le reverrai plus... pauvre femme que je suis!
+
+--Qu'avez-vous, Madalèn? qu'as-tu, Jocelyn? pourquoi cette pâleur?
+pourquoi ces larmes? qu'est-il arrivé à mon Karadeuk?
+
+--Lisez, mon père, lisez ce petit parchemin, qu'Yvon, le bouvier, vient
+de m'apporter...
+
+--Ah! maudit! maudit soit ce colporteur avec sa Bagaudie; il a ensorcelé
+mon pauvre enfant... Les Korrigans sont cause de tout le mal...
+
+Moi, pendant que mon fils et sa femme se désolaient, j'ai lu ceci, de la
+main de mon petit-fils:
+
+«Mon bon père et ma bonne mère, lorsque vous lirez ceci, moi, votre fils
+Karadeuk, je serai très-loin de notre maison... J'ai dit à Yvon, le
+bouvier, que j'ai rencontré ce matin aux champs, de ne vous remettre ce
+parchemin qu'à la nuit, afin d'avoir douze heures d'avance, et
+d'échapper à vos recherches... Je vais courir la Bagaudie contre les
+Franks et les évêques... Le temps des _chef des cent vallées_, des
+Sacrovir, des Vindex, est passé; mais je ne resterai pas paisible au
+fond de la Bretagne, seul pays libre de la Gaule, sans tâcher de venger,
+ne fût-ce que par la mort d'un des fils de Clovis, ce monstre couronné,
+l'esclavage de notre bien-aimée patrie!... Mon bon père, ma bonne mère,
+vous gardez auprès de vous mon frère aîné Kervan et ma soeur Roselyk;
+soyez sans courroux contre moi... Et vous, grand-père qui m'aimiez tant,
+faites-moi pardonner, que mes chers parents ne maudissent pas leur fils.
+
+»KARADEUK.»
+
+Hélas! toutes les recherches ont été vaines pour retrouver ce malheureux
+enfant.
+
+J'avais commencé ce récit parce que l'entretien du colporteur m'avait
+frappé... Notre famille retirée, j'avais encore longuement causé avec
+cet étranger, parcourant en tous sens la Gaule depuis vingt ans, ayant
+vu et observé beaucoup de choses; il m'avait donné le secret de ce
+mystère:
+
+«_Comment notre peuple, qui jadis avait su s'affranchir du joug des
+Romains si puissants, avait-il subi et subissait-il la conquête des
+Franks, auxquels il est mille fois supérieur en courage et en
+nombre..._»
+
+La réponse du colporteur, je voulais ici l'écrire, parce que c'était
+chose vraie, et à méditer pour notre descendance, parce que cela ne
+confirmait, hélas! que trop les prédictions de Victoria la Grande, qui
+nous ont été transmises par notre aïeul Scanvoch; mais le départ de ce
+malheureux enfant, la joie de ma vieillesse, m'a frappé au coeur. Je
+n'ai pas en ce moment le courage de poursuivre ce récit... Plus tard, si
+quelque bonne nouvelle de mon favori Karadeuk me donne l'espérance de le
+revoir, j'achèverai cette écriture... Hélas! en aurai-je jamais des
+nouvelles? Pauvre enfant! partir seul à dix-sept ans pour courir la
+Bagaudie!
+
+Serait-il donc vrai que les dieux nous punissent de notre désir de voir
+les malins esprits? Hélas! hélas! je dis, ainsi que la pauvre mère, qui
+va sans cesse comme une folle à la porte de la maison regarder au loin
+si son fils ne revient pas:
+
+«Les dieux ont puni Karadeuk, mon favori, d'avoir voulu voir des
+KORRIGANS!»
+
+Mon père Araïm est mort de chagrin peu de temps après le départ de mon
+second fils; il m'a légué la chronique et les reliques de notre famille.
+
+J'écris ceci dix ans après la mort de mon père, sans avoir eu de
+nouvelles de mon pauvre fils Karadeuk... Il a trouvé sans doute la mort
+dans la vie aventureuse de Bagaude... La Bretagne conserve son
+indépendance, les Franks n'osent l'attaquer; les autres provinces de la
+Gaule sont toujours esclaves sous la domination des évêques et des fils
+de Clovis; ceux-ci surpassent, dit-on, leur père en férocité... Ils se
+nomment _Thierry_, _Childebert_ et _Clotaire_; le quatrième,
+_Chlodomir_, est mort, dit-on, cette année...
+
+J'ignore le temps qui me reste à vivre et les événements qui
+m'attendent; mais en ce jour-ci, je te lègue, à toi, mon fils aîné
+Kervan, notre légende de famille; je te la lègue cinq cent vingt-six ans
+après que notre aïeule Geneviève a vu mourir Jésus de Nazareth.
+
+Moi, Kervan, fils de Jocelyn, mort sept ans après m'avoir légué cette
+légende, j'y joins les récits suivants; ils m'ont été rapportés ici dans
+notre maison, près Karnak, par _Ronan_, l'un des fils de mon frère
+Karadeuk, qui s'en était allé, il y a longues années, courir la
+Bagaudie, l'an qui suivit la mort du roi Clovis... Ces récits
+contiennent les aventures de mon frère Karadeuk et de ses deux fils
+_Loysyk_ et _Ronan_; ils ont été écrits par Ronan dans la première
+ardeur de sa jeunesse sous une forme qui n'est point celle des autres
+récits de cette chronique.
+
+La Bretagne, toujours paisible, se gouverne par les chefs qu'elle
+choisit; les Franks n'ont pas osé tenter d'y pénétrer de nouveau... Mais
+dans le récit de mon neveu Ronan, notre descendance trouvera le secret
+de ce mystère, que mon grand-père Araïm n'a pas eu le courage d'écrire:
+
+«_Comment le peuple gaulois, qui jadis avait su s'affranchir du joug des
+Romains si puissants, avait-il subi, subissait-il la conquête des
+Franks, auxquels il est mille fois supérieur en nombre et en courage?_»
+
+Plaise aux dieux qu'il n'en soit pas un jour de la Bretagne comme des
+autres provinces de la Gaule! plaise aux dieux que notre contrée, la
+seule libre aujourd'hui, ne tombe jamais sous la domination des Franks
+et des évêques de Rome, et que nos _druides chrétiens_ ou non chrétiens
+continuent de nous inspirer!
+
+FIN DU PROLOGUE.
+
+
+
+
+L'AUTEUR
+AUX ABONNÉS DES MYSTÈRES DU PEUPLE.
+
+
+CHERS LECTEURS,
+
+Il faut vous l'avouer, notre oeuvre n'est point du goût des
+gouvernements despotiques: en _Autriche_, en _Prusse_, en _Russie_, en
+_Italie_, dans une partie de _l'Allemagne_, les MYSTÈRES DU PEUPLE sont
+défendus; à _Vienne_ même, une ordonnance royale contre-signée
+_Vindisgraëtz_ (un des bourreaux de la Hongrie), prohibe la lecture de
+notre livre. Les préfets et généraux de nos départements en état de
+siége font les _Vindisgraëtz_ au petit pied; ils mettent notre oeuvre à
+l'index dans leurs circonscriptions militaires; ils vont plus loin: le
+général qui commande à Lyon a fait saisir des ballots de livraisons des
+_Mystères du Peuple_ que le roulage, muni d'une lettre de voiture
+régulière, transportait à Marseille. Dans les villes qui ne jouissent
+pas des douceurs du régime militaire, les libraires et les
+correspondants de notre éditeur ont été exposés aux poursuites, aux
+tracasseries, aux dénis de justice les plus incroyables. Pourquoi cela?
+Notre ouvrage a-t-il été incriminé par le procureur de la République?
+Jamais. Contient-il quelque attaque directe ou indirecte à la RELIGION,
+à la FAMILLE, à la PROPRIÉTÉ? Vous en êtes juges, chers lecteurs. En ce
+qui touche la _religion_, j'ai exalté de toute la force de ma conviction
+la céleste morale de _Jésus de Nazareth_, le divin sage; en ce qui
+touche la _famille_, j'ai pris pour thème de nos récits _l'histoire
+d'une famille_, idéalisant de mon mieux cet admirable et religieux
+esprit familial, l'un des plus sublimes caractères de la race gauloise;
+en ce qui touche la _propriété_, j'essaye de vous faire partager mon
+horreur pour la conquête franque, sacrée, légitimée par les évêques;
+conquête sanglante, monstrueuse, établie par le pillage, la rapine et le
+massacre; en un mot, l'une des plus abominables atteintes qui aient
+jamais été portées _au droit de propriété_, de sorte que l'on peut, que
+l'on doit dire de l'origine des possessions de la race conquérante,
+rois, seigneurs ou évêques: _La royauté_, C'EST LE VOL! _la propriété
+féodale_, C'EST LE VOL! _la propriété ecclésiastique_, C'EST LE VOL!...
+puisque royauté, biens féodaux, biens de l'Église, n'ont eu d'autre
+origine que la conquête franque. Notre livre est-il immoral, malsain,
+corrupteur? Jugez-en, chers lecteur, jugez-en. Nous avons voulu
+populariser les grandes et héroïques figures de notre vieille
+nationalité gauloise et inspirer pour leur mémoire un filial et pieux
+respect; nous ne prétendons pas créer une oeuvre éminente, mais nous
+croyons fermement écrire un livre honnête, patriotique, sincère, dont la
+lecture ne peut laisser au coeur que des sentiments généreux et élevés.
+D'où vient donc cette persécution acharnée contre _les Mystères du
+Peuple_? C'est que notre livre est un livre _d'enseignement_; c'est que
+ceux qui auront bien voulu le lire et se souvenir, garderont conscience
+et connaissance des grands faits historiques, nationaux, patriotiques et
+révolutionnaires qui ont toujours épouvanté les gouvernements; car
+jusqu'ici tout gouvernement, tout pouvoir a tendu plus ou moins, lui et
+ses fonctionnaires, à jouer le rôle de _conquérant_ et à traiter le
+peuple en race conquise. Qu'était-ce donc, sous le dernier régime, que
+ces _deux cent mille privilégiés_ gouvernant la France par leurs
+députés, sinon une manière de conquérants dominant _trente-cinq millions
+d'hommes_ de par leur droit électoral? Qu'est-ce que cette armée, ces
+canons, en pleine paix, au milieu de la cité, au milieu de citoyens
+désarmés, sinon l'un des vestiges de l'oppression brutale de la
+conquête?... Aussi, le jour de l'avénement définitif de la _République
+démocratique_ effacera-t-il les dernières traces de ces _traditions
+conquérantes_, et la France, sincèrement, réellement gouvernée par
+elle-même, sera seulement alors un pays libre.--Cela dit, passons.
+
+Nous voici donc arrivés à l'une des plus douloureuses époques de notre
+histoire. Les Franks, _appelés_, _sollicités_ par les évêques gaulois,
+ont envahi et conquis la Gaule. Cette conquête, accomplie, nous l'avons
+dit, par le pillage, l'incendie, le massacre; cette conquête, inique et
+féroce comme le vol et le meurtre, le clergé l'a désirée, choyée,
+caressée, légitimée, bénie, presque sanctifiée dans la personne de
+Clovis, roi de ces conquérants barbares, en le baptisant, dans la
+basilique de Reims, _fils soumis de la sainte Église catholique,
+apostolique et_ ROMAINE, par les mains de saint Rémi. Pourquoi les
+prêtres d'un Dieu d'amour et de charité ont-ils ainsi légitimé des
+horreurs qui soulèvent le coeur et révoltent la conscience humaine?
+Pourquoi ont-ils ainsi trahi et livré la Gaule, hébétée, avilie, châtrée
+par eux à dessein et de longue main? Pourquoi l'ont-ils ainsi trahie et
+livrée, notre sainte patrie, elle, ses enfants, ses biens, son sol, son
+drapeau, sa nationalité, son sang, au servage affreux de l'étranger?
+Pourquoi? Trois des grands historiens qui résument la science moderne,
+quoique à des points de vue différents, vont nous l'apprendre.
+
+«..... Presque immédiatement après la conquête des Franks, les évêques
+et les chefs des grandes corporations ecclésiastiques, abbés, prieurs,
+etc., _prirent place parmi les_ LEUDES[1] du roi _Clovis_.... Aucune
+magistrature, aucun pouvoir n'a été en aucun temps le sujet de plus de
+brigues et d'efforts que l'_épiscopat_. La vacance d'un siége devenait
+même souvent un sujet de guerre: _Hilaire_, archevêque d'Arles, écarta
+plusieurs évêques contre toute règle, et en ordonna d'autres _de la
+manière la plus indécente_, malgré le voeu formel des habitants des
+cités. Et comme ceux qui avaient été nommés de la sorte ne pouvaient se
+faire recevoir de bonne grâce par les citoyens qui ne les avaient pas
+élus, ils rassemblaient des bandes de gens armés _et allaient assiéger
+la ville où ils avaient été nommés évêques_..... On peut voir dans
+l'édit d'Athalarik, roi des Visigoths, quelles mesures le législateur
+civil dut prendre contre les candidats à l'épiscopat. Nul code électoral
+ne s'est donné plus de peine pour empêcher _la violence, la fraude et la
+corruption_.
+
+ [Footnote 1: Les _anstrustions_ et les _leudes_ étaient les
+ compagnons de guerre des rois et des chefs franks qu'ils
+ choisissaient pour les commander, mais avec lesquels ils
+ vivaient d'ailleurs sur le pied d'une égalité presque
+ parfaite. Les anstrustions ou leudes du roi sont devenus plus
+ tard les grands vassaux.]
+
+»....... Loin de porter atteinte à la puissance du clergé,
+_l'établissement des Franks dans les Gaules ne servit qu'à l'accroître;
+par les bénéfices, les legs, les donations de tous genres, ils
+acquéraient des biens immenses et prenaient place parmi_ L'ARISTOCRATIE
+DES CONQUÉRANTS.
+
+»...... Là fut le secret de la puissance du clergé. Il en pouvait faire,
+_il en faisait chaque jour des usages coupables et qui devaient être
+funestes à l'avenir_:..... Souvent conduit, comme les Barbares, par des
+intérêts et des passions purement terrestres, _le clergé partagea avec
+eux la richesse, le pouvoir,_ TOUTES LES DÉPOUILLES DE LA SOCIÉTÉ, etc.,
+etc.» (Guizot, _Essais sur l'histoire de France._)
+
+M. Guizot, en signalant aussi énergiquement et en déplorant la part
+monstrueuse que le clergé se fit lors de la conquête et de
+l'asservissement de la Gaule, ajoute que c'était presque un mal
+nécessaire en un temps désastreux où il fallait chercher à opposer une
+_puissance morale_ à la domination sauvage et sanglante des conquérants.
+Nous nous permettrons de ne pas partager l'opinion de l'illustre
+historien, et nous dirons tout à l'heure en quelques mots les raisons de
+notre dissidence.
+
+«A la tête des Franks se trouvait un jeune homme nommé _Hlode-Wig_
+(Clovis), ambitieux, avare et cruel; les évêques gaulois _le visitèrent
+et lui adressèrent leurs messages;_ plusieurs se firent les
+_complaisants domestiques de sa maison_, que dans leur langage romain
+ils appelaient sa royale cour.....
+
+»...... Des courriers portèrent rapidement au pape de Rome la nouvelle
+du baptême du roi des Franks; _des lettres de félicitation et d'amitié
+furent adressées de la ville éternelle à ce roi_ QUI COURBAIT LA TÊTE
+SOUS LE JOUG DES ÉVÊQUES..... Du moment où le Frank Clovis se fut
+déclaré le fils de l'Église et le _vassal de saint Pierre_, SA CONQUÊTE
+S'AGRANDIT EN GAULE, etc...... Bientôt les limites du royaume des Franks
+furent reculées vers le sud-est, et, _à l'instigation des évêques_ qui
+l'avaient converti, le néophyte (Clovis) entra à main armée chez les
+Burgondes (accusés par le clergé d'être hérétiques). Dans cette guerre
+les Franks signalèrent leur passage par la meurtre et par l'incendie, et
+retournèrent au nord de la Loire avec un immense butin; _le clergé
+orthodoxe qualifiait cette expédition sanglante de pieuse, d'illustre,
+de sainte entreprise pour la vraie foi._
+
+»_La trahison des prêtres livra aux Franks_ les villes d'Auvergne qui ne
+furent pas prises d'assaut; une multitude avide et sauvage se répandit
+jusqu'au pied des Pyrénées, dévastant la terre et traînant les hommes
+esclaves deux à deux comme des chiens à la suite des chariots; _partout
+où campait le chef frank victorieux, les évêques orthodoxes assiégeaient
+sa tente. Germerius_, évêque de Toulouse, qui resta vingt jours auprès
+de lui, mangeant à la table du Frank, reçut en présent des croix d'or,
+des calices, des patènes d'argent, des couronnes dorées et des voiles de
+pourpre, etc.» (Augustin Thierry, _Histoire de la Conquête de
+l'Angleterre par les Normands_.)« M. Augustin Thierry ne voit pas, comme
+M. Guizot, une sorte de nécessité _de salut public_ dans l'abominable
+trahison, dans la hideuse complicité du clergé gaulois, lançant les
+Barbares sur des populations inoffensives et chrétiennes (les Visigoths
+étaient chrétiens, mais n'admettaient pas la Trinité), et partageant
+avec les pillards et les meurtriers les richesses des vaincus. M.
+Augustin Thierry signale surtout ce fait capital: les félicitations du
+pape de Rome à Clovis, après que le premier de nos rois de droit divin,
+souillé de tous les crimes, se fût _déclaré le vassal du pape_, en
+courbant le front devant saint Rémi, qui lui dit: _Baisse le front, fier
+Sicambre!_ de ce moment, le pacte sanglant des rois et des papes, de
+l'aristocratie et du clergé, était conclu..... Quatorze siècles de
+désastres, de guerres civiles ou religieuses pour le pays, d'ignorance,
+de honte, de misère, d'esclavage et de vasselage pour le peuple devaient
+être les conséquences de cette alliance du pouvoir clérical et du
+pouvoir royal.
+
+«La monarchie franque _s'était surtout affermie par l'accord parfait du
+clergé avec le souverain_, il s'_en est peu fallu que Clovis n'ait été
+reconnu_ POUR SAINT, et qu'il n'ait été _honoré à ce titre par
+l'_ÉGLISE, _aussi bien que l'est encore aujourd'hui son épouse_ SAINTE
+CLOTILDE. À cette époque, les _bienfaits_ accordés à l'Église étaient un
+meilleur titre pour gagner le ciel que les _bonnes actions._ La plupart
+des évêques des Gaules contemporains de Clovis furent _liés d'amitié_
+avec ce prince, et sont réputés saints; on assure même que saint Rémi
+_fut son conseiller le plus habituel_..... Des conciles réglèrent
+l'usage des donations immenses faites par Clovis aux églises. Ils
+déclarèrent les biens-fonds du clergé exempts de toutes les taxes
+publiques, inaliénables, et le droit que l'Église avait acquis sur eux
+imprescriptible.» (Sismondi, _Histoire des Français_, tome I.)
+
+Les plus éminents historiens sont d'accord sur ce fait: _Le clergé
+gaulois a appelé, sollicité, consacré la conquête franque et a partagé
+avec les conquérants les dépouilles de_ LA GAULE. Certes, dit M. Guizot,
+ainsi que les écrivains de son école, la conduite du clergé était
+déplorable, funeste au présent et à l'avenir; mais il fallait avant tout
+opposer une _puissance morale_ à la domination brutale des Barbares. La
+divine mission du christianisme était de civiliser, d'adoucir ces
+sauvages conquérants. Soit. Admettons que de la trahison envers le
+peuple, que d'une cupidité effrénée, que d'une ambition impitoyable, il
+puisse naître une _puissance morale_ quelconque, le devoir du clergé
+était donc de montrer à ces farouches conquérants que la force brutale
+n'est rien; que la puissance morale est tout; que le fidèle selon le
+Christ est saint et grand par l'humilité, par la charité, par la
+pauvreté, par la chasteté, par l'égalité. Il fallait surtout prêcher à
+ces barbares que rien n'était plus horrible, plus sacrilége que de tenir
+son prochain en esclavage, Jésus de Nazareth ayant dit: _Les fers des
+esclaves doivent être brisés._ Il fallait enfin, et par l'influence
+divine dont il se disait dépositaire, et surtout par ses propres
+exemples, que le clergé s'occupât sans relâche de rendre les Franks
+humbles, humains, charitables, sobres, chastes, désintéressés. Or, que
+fait le clergé gaulois pour établir cette puissance morale
+civilisatrice? Des richesses ensanglantées, fruit du pillage et du
+meurtre de ses concitoyens, il en demande sa part aux conquérants. Ces
+esclaves, ses frères, il les reçoit en don ou les achète, les exploite
+et les garde en esclavage!... lui!... qui prétend agir et parler au nom
+du Christ!... Oui... Jusqu'au huitième siècle le clergé a eu des
+_esclaves_, comme il a eu des _serfs_ et des _vassaux_ jusqu'au
+dix-huitième: il n'y a pas de cela soixante ans. Les crimes horribles
+des conquérants, le clergé les absout moyennant finance, et les tolère
+quand il ne les sanctifie. Lisez plutôt saint Grégoire, évêque de Tours,
+le seul historien complet de la conquête.
+
+Après une nomenclature des crimes innombrables du roi Clovis, l'évêque
+poursuit ainsi:
+
+«Après la mort de ces trois rois (qu'il fit tuer), Clovis recueillit
+leurs royaumes et leurs trésors. Ayant fait périr encore plusieurs
+autres rois et même ses plus proches parents, dans la crainte qu'ils ne
+lui enlevassent son royaume, il étendit son pouvoir sur toutes les
+Gaules; cependant ayant un jour rassemblé les siens, on rapporte qu'il
+leur parla ainsi des parents qu'il avait lui-même fait périr:
+
+«_Malheur à moi, qui suis resté comme un voyageur parmi des étrangers,
+et qui n'ai plus de parents qui puissent, en cas d'adversité, me prêter
+leur appui!--Ce n'était pas qu'il s'affligeât de leur mort_ (ajoute
+Grégoire de Tours), _mais il parlait ainsi par ruse et pour découvrir
+s'il lui restait encore quelqu'un à tuer (Si forte potuisset adhuc
+aliquem reperire ut interficeret)._ Après ces événements, Clovis mourut
+à Paris, et fut enterré dans la basilique des saints apôtres.» (L. II,
+p. 261.)
+
+Cette scène atroce, où la ruse du sauvage le dispute à sa férocité,
+inspire-t-elle au prêtre chrétien une légitime horreur? Va-t-il crier
+anathème?... ou du moins gardera-t-il un silence presque criminel?...
+Écoutons encore l'évêque de Tours:
+
+«Le roi Clovis, qui _confessa l'Indivisible Trinité_, dompte les
+Hérétiques, _par l'appui qu'elle lui prête_, et étend son royaume par
+toutes les Gaules. (L. III, p. 255.)
+
+»Chaque jour, Dieu faisait ainsi tomber les ennemis de Clovis sous sa
+main, et étendait son royaume, _parce qu'il marchait avec un coeur pur
+devant lui, et faisait ce qui était agréable aux yeux du Seigneur_.» (L.
+II, p. 255.)
+
+De bonne foi, quelle _puissance morale_ et civilisatrice attendre d'un
+clergé dont l'un des plus éminents représentants s'exprime ainsi? d'un
+clergé qui comptait parmi ses membres ce _saint Rémi_, le conseiller
+habituel de ce monstre couronné, dont les forfaits révoltent la nature?
+
+«Que voulez-vous? c'étaient les moeurs du temps--disent certains
+historiens...--Et puis, que pouvaient faire les évêques contre cette
+invasion barbare? Ne devaient-ils pas tâcher de dominer les Franks par
+l'ascendant de notre sainte religion, afin de leur reprendre, par la
+persuasion, une partie des biens et des richesses qu'ils avaient conquis
+à l'aide de la violence... Il fallait enfin civiliser ces barbares par
+l'influence chrétienne.»
+
+Or, l'histoire apprend quelle fut l'influence civilisatrice de la
+religion sur ces _fils de l'Église_ et sur leur descendance, dont les
+crimes surpassèrent encore ceux du fondateur de cette dynastie de
+meurtriers, de fratricides et d'incestueux.
+
+Les moeurs du temps! les moeurs du temps! répètent les historiens. Que
+fait le temps à la morale des choses? Est-ce que le meurtre, l'inceste,
+le fratricide, n'ont pas été réprouvés avec horreur, même par
+l'antiquité païenne? Et vous, prêtres catholiques, cédant à votre
+ambition et à votre cupidité traditionnelles, loin de tonner du haut de
+votre chaire évangélique contre les crimes inouïs des conquérants de
+votre pays, vous les sanctifiez, parce que ces féroces barbares
+confessent votre Trinité, votre Dieu et surtout enrichissent vos églises
+en se laissant subalterniser par votre habituelle astuce!
+
+Je me trompe, les évêques qui enregistraient si benoîtement les crimes
+des rois, dont ils étaient grassement payés, avaient parfois de
+véhémentes paroles de blâme contre les puissants du monde. Grégoire de
+Tours traite de _Néron_ Chilpéric, un des fils de Clovis. Ce pauvre
+Chilpéric n'était pourtant ni plus ni moins _Néron_ que ceux de sa race.
+«Mais,--dit l'évêque de Tours,--ce Chilpéric invectivait continuellement
+contre les prêtres du Seigneur, ne trouvant pas de texte plus fécond
+pour ses dérisions et ses persécutions que les évêques des églises:
+l'un, selon lui, était léger; l'autre superbe; l'autre débauché; l'autre
+trop riche; il ne haïssait rien tant que les églises. Il disait
+ordinairement:--Voici que notre fisc est appauvri; nos richesses ont
+passé aux églises.--Et en se plaignant ainsi, il annulait souvent des
+donations faites au clergé.»
+
+On le voit, la tradition ultramontaine n'a pas varié: ambition effrénée,
+cupidité implacable...
+
+Que pouvaient faire les évêques contre l'invasion des Franks,
+dites-vous? Ils devaient imiter le patriotique héroïsme des Druides,
+qu'ils ont fait périr jusqu'au dernier dans les supplices!... Oui, la
+croix d'une main, l'étendard gaulois de l'autre, les évêques, au lieu de
+prêcher une guerre de religion et de pillage contre les _ariens_,
+devaient prêcher la guerre nationale contre les Franks, la guerre de
+l'indépendance, cette guerre sainte, trois fois sainte, du Peuple qui
+défend son foyer, sa famille, son pays et son Dieu!... Que pouvaient
+faire les évêques?... Appeler aux armes la vieille Gaule au nom de la
+Patrie et de la Foi chrétienne menacées par les barbares!...
+
+Oh! alors, à cette voix véritablement divine, les Peuples se soulevaient
+en masse, et comme au jour de la sublime influence druidique, les
+_Vercingétorix_, les _Marik_, les _Civilis_, les _Sacrovir_, les
+_Vindex_, héros patriotes, auraient surgi du flot populaire; vieillards,
+femmes, enfants, comme aux jours de l'invasion romaine, auraient marché
+à l'ennemi; lances, épées, fourches, faux, pierres, bâtons, tout eût
+servi d'armes. Les Barbares étaient refoulés hors des frontières;
+l'indépendance de la Gaule sauvée, la doctrine évangélique acclamée de
+nouveau, dans l'enthousiasme du plus saint des triomphes; celui d'un
+Peuple libre triomphant de l'oppression étrangère!... Alors des débris
+du monde païen et barbare s'élevait pure, fière, radieuse, la société
+nouvelle réalisant enfin ce voeu suprême de Jésus: Liberté! Égalité!
+Fraternité!
+
+Mais non, les évêques ne l'ont pas voulu! Leur alliance sacrilège avec
+les Franks a coûté à nos pères esclaves, serfs ou vassaux, quatorze
+siècles d'ignorance, de douleurs et de misères... Mais qu'importait aux
+princes de l'Église catholique? Ils dominaient les Peuples par les rois,
+savouraient l'orgueil de leur toute-puissance, riaient des sots qu'ils
+épouvantaient, jouissaient des biens de la terre, en ne se plongeant que
+trop souvent dans la débauche, la crapule et les plus sanglants
+excès!...
+
+Est-ce exagération que de parler ainsi? Empruntons à Grégoire de Tours,
+évêque lui-même, quelques portraits d'évêques de son temps. «L'évêque
+_Priscus_, qui avait succédé à Sacerdos (évêque de Lyon), d'accord avec
+Suzanne, son épouse[2], se mit à persécuter et à faire périr plusieurs
+de ceux qui avaient été dans la familiarité de son prédécesseur. Le tout
+par malice et uniquement par jalousie de ce qu'ils lui avaient été
+attachés; lui et sa femme se répandaient en blasphèmes contre le saint
+nom de Dieu, et malgré la coutume observée depuis longtemps de ne
+permettre l'entrée de la maison épiscopale à aucune femme, celle de
+Priscus entrait dans sa chambre avec des jeunes filles.» (Grégoire de
+Tours, l. IV, p. 105.)
+
+ [Footnote 2: Beaucoup de prêtres s'étaient mariés avant
+ d'être appelés à l'épiscopat. On appelait leurs femmes
+ _episcopa_ ÉVÊCHESSES.]
+
+«Palladius, comte de la ville de Javols en Auvergne, disait à l'évêque
+_Parthénius_, qu'il accusait de sodomie:--Où sont-ils tes maris, avec
+lesquels tu vis dans le désordre et l'infamie?»
+
+«_Félix_, évêque de Nantes, était d'une jactance et d'une avidité
+extrêmes; mais je m'arrête pour ne pas lui ressembler.» (Liv. V, p.
+183.)
+
+«Les gens de Langres, après la mort de Sylvestre, demandèrent un autre
+évêque; on leur donna _Pappol_, autrefois archidiacre d'Autun. Au
+rapport de plusieurs, il commit beaucoup d'iniquités; mais nous n'en
+dirons rien pour qu'on ne nous croie pas détracteurs de nos frères.»
+(Liv. V, p. 189.)
+
+«...Le mari accusa vivement l'évêque _Bertrand_.--Tu as enlevé, dit-il,
+ma femme et ses esclaves, et ce qui ne convient point à un évêque, vous
+vous livrez honteusement à l'adultère, toi avec mes servantes, elle avec
+tes serviteurs.--Alors le roi, transporté de colère, exigea de l'évêque
+la promesse de rendre la femme à son mari.» (Liv. IX, p. 319, v. 3.)
+
+«La ville de Soissons avait pour évêque _Droctigisill_, qui, par excès
+de boisson, avait perdu la raison depuis quatre ans.» (liv. IX, p. 359,
+v. 3)
+
+«_Sunigésill_, livré à la torture, avoua qu'_Égidius_, évêque de Reims,
+avait été complice de Rauking, dans le projet de tuer le roi Childebert
+(la complicité fut prouvée.) L'on trouva dans le trésor de cet évêque,
+des masses considérables d'or et d'argent, fruit de son iniquité.» (P.
+4, liv. X, p. 97.)
+
+L'évêché de Paris fut donné à un marchand nommé _Eusèbe_, qui, pour
+obtenir l'épiscopat, fit de nombreux présents. (T. IV, p. 113.)
+
+«_Berthécram_, évêque de Bordeaux, et Pallado, évêque de Sens, avaient
+souvent trompé le roi par leurs fourberies. Dans la suite, _Pallado_ et
+_Berthécram_ s'emportèrent l'un contre l'autre et se reprochèrent
+mutuellement un grand nombre d'adultères et de fornications. Ils se
+traitèrent aussi de parjures. Cela donna à rire à plusieurs.» (Liv.
+VIII, p. 139.)
+
+«L'abbé _Dagulf_ commettait à chaque instant des vols et des meurtres,
+et se livrait à l'adultère avec une extrême dissolution. Épris de
+passion pour la femme de son voisin, il chercha tous les moyens
+d'attirer cet homme dans son monastère pour le tuer.» (Liv. VIII, p.
+179, t. 3.)
+
+«_Badegesil_, évêque du Mans, était un homme très-dur au peuple; qui
+enlevait de force on pillait le bien d'autrui; il avait une femme nommée
+_Magnatrude_, encore plus méchante et plus cruelle que lui, et qui par
+de détestables conseils, excitait sa cruauté naturelle, et le poussait à
+commettre des crimes. Cette femme _coupa souvent à des hommes les
+parties naturelles et la peau du ventre, et brûla à des femmes avec des
+lames rougies au feu les parties les plus secrètes de leurs corps._»
+(Liv. VIII, p. 231, tom. 3.)
+
+«Le neveu de l'évêque, ayant fait mettre l'esclave à la torture, il
+dévoila toute l'affaire:--J'ai reçu, dit-il, pour commettre le crime
+cent sous d'or de la reine Frédégonde, cinquante de l'évêque
+_Mélanthius_, et cinquante autres de l'archidiacre de la ville.» (T. 3,
+liv. VIII, p. 235.)
+
+«_Salone_ et _Sagittaire_ furent évêques, le premier d'Embrun, le second
+de Gap; mais une fois en possession de l'épiscopat, ils commencèrent à
+se signaler avec une fureur insensée, par des usurpations, des meurtres,
+des adultères et d'autres excès; quittant la table au lever de l'aurore,
+ils se couvraient de vêtements moelleux et dormaient ensevelis dans le
+vin et le sommeil jusqu'à la troisième heure du jour. Ils ne se
+faisaient pas faute de femmes pour se souiller avec elles.» (Liv. V, p.
+263.)
+
+«L'évêque _Oconius_ était adonné au vin outre mesure; il s'enivrait
+souvent d'une manière si ignoble qu'il ne pouvait faire un pas.» (Liv.
+V, 313.)
+
+«Nous avons appris,--dit le concile de 589,--que les évêques traitent
+leurs paroisses non épiscopalement, _mais cruellement_. Et tandis qu'il
+a été écrit: Ne dominez pas sur l'héritage du Seigneur, mais rendez-vous
+les modèles du troupeau, _ils accablent_ leurs diocèses de _pertes_ et
+d'_exactions_.»
+
+Un autre concile, tenu en 675, dit:
+
+«Il ne convient pas que ceux qui ont déjà obtenu les degrés
+ecclésiastiques, c'est-à-dire les prêtres, soient sujets _à recevoir des
+coups_, si ce n'est pour des choses graves; il ne convient pas que
+chaque évêque, à son gré et selon qu'il lui plaît, _frappe de coups et
+fasse souffrir ceux qui lui sont soumis_.»
+
+Un autre concile de 527:--«Il nous est parvenu que certains évêques
+_s'emparent des choses données par les fidèles aux paroisses_; de sorte
+qu'il ne reste rien ou presque rien aux églises.»
+
+Le concile de 633 est non moins formel: «Ces évêques, ainsi que l'a
+prouvé une enquête, _accablent d'exactions leurs églises paroissiales,
+et pendant qu'ils vivent eux-mêmes avec un riche superflu_, il est
+prouvé qu'ils ont réduit presque à la ruine certaines basiliques.
+Lorsque l'évêque visite son diocèse, qu'il ne soit à charge à personne
+par la multitude de ses serviteurs, et que le nombre de ses voitures ne
+soit pas plus de cinq.»
+
+M. Guizot, dans son admirable ouvrage: _Histoire de la civilisation en
+France_, après avoir cité des preuves nombreuses, irréfragables de la
+hideuse cupidité de l'épiscopat et de son implacable ambition, ajoute:
+«En voilà plus qu'il n'en faut sans doute pour prouver l'oppression et
+la résistance, le mal et la tentation d'y porter remède; la résistance
+échoua, le remède fut inefficace; _le despotisme épiscopal continua de
+se déployer_; aussi au commencement du septième siècle, l'Église était
+tombée dans un _état de désordre presque égal à celui de la société
+civile_... Une foule d'évêques _se livraient aux plus scandaleux excès_;
+maîtres des _richesses toujours croissantes_ de l'Église, rangés au
+nombre des grands propriétaires, ils en adoptaient les intérêts et les
+moeurs; _ils faisaient contre leurs voisins des expéditions de violence
+et de brigandage_, etc., etc.» (P. 396, v. 1.)
+
+«_Cautin_, devenu évêque, se conduisit de manière à exciter l'exécration
+générale; il s'adonnait au vin outre mesure, et souvent il se plongeait
+tellement dans l'ivresse, que quatre hommes avaient peine à l'emporter
+de table. Il en devint épileptique; il était en outre excessivement
+livré à l'avarice, et quelle que fût la terre dont les limites
+touchaient à la sienne, il se croyait mort s'il ne s'appropriait pas
+quelque partie des biens de ses voisins, l'enlevant aux plus forts par
+des procès et des querelles, l'arrachant aux plus faibles par la
+violence.» (L. IV, p. 29, v. 2.)
+
+Dans son amour pour le bien d'autrui, l'évêque _Cautin_ fit un autre
+tour fort longuement raconté par saint Grégoire. Il s'agissait d'un
+prêtre nommé _Anastase_, qui, par une charte de la reine Clotilde,
+possédait une propriété; ce bien, l'évêque Cautin le convoita; il le
+demanda à Anastase; celui-ci refusa de se déposséder; l'évêque l'attire
+alors chez lui sous un prétexte, le renferme et lui signifie qu'il le
+laissera mourir de faim s'il ne lui abandonne ses titres de propriété;
+Anastase persiste dans ses refus; alors, dit Grégoire de Tours:
+
+«Anastase est remis à des gardiens et condamné par Cautin, s'il ne remet
+les chartes, à mourir de faim; dans la basilique de saint Cassius,
+martyr, était une crypte antique et profonde; là se trouvait un vaste
+tombeau de marbre de Paros, où avait été déposé le corps d'un grand
+personnage dans le sépulcre. Anastase (par l'ordre de Cautin) est
+enseveli avec le mort; on met sur lui une pierre qui servait de
+couvercle au sarcophage, et on place des gardes à l'entrée du
+souterrain.»
+
+Entre autres détails que donne Grégoire de Tours sur cette torture
+atroce, il cite celui-ci:
+
+«... Des os du mort,--c'est Anastase qui le racontait
+ensuite,--s'exhalait une odeur pestilentielle, et il aspirait,
+non-seulement par la bouche et par les narines, mais, si j'ose le dire,
+par les oreilles même cette atmosphère cadavéreuse.» (L. IV, p. 31.)
+
+Au bout de quelques heures, Anastase put soulever la pierre du sépulcre,
+appela à son aide, et fut délivré. Quant à l'évêque Cautin, il songea à
+d'autres tours, et conserva bel et bien son évêché.
+
+Certes, il y eut des évêques purs de ces crimes abominables; mais les
+plus purs de ces prêtres achetaient, vendaient, exploitaient des
+esclaves, crime inexpiable pour un prêtre du Christ; aucune puissance
+humaine, morale ou physique, ne pouvait les forcer à conserver leur
+prochain en esclavage; mais les plus purs de ces prêtres étaient
+enrichis des dépouilles ensanglantées de leurs concitoyens; mais les
+plus purs de ces prêtres se rendaient complices des conquérants pour
+asservir la Gaule, leur patrie; mais le nombre de ces évêques, moins
+coupables que l'universalité de leurs confrères, était bien minime.
+Citons encore l'histoire:
+
+«La religion,--écrivait saint Boniface au pape Zacharie,--est partout
+foulée aux pieds; les évêchés sont _presque toujours donnés_ à des
+laïques avides de richesses, ou à _des prêtres débauchés et
+prévaricateurs_ qui en jouissent selon le monde. J'ai trouvé, parmi les
+diacres, des hommes habitués dès l'enfance _à la débauche, à l'adultère,
+aux vices les plus infâmes; ils ont dans leur lit, pendant la nuit,
+quatre ou cinq concubines et même davantage_; tout récemment on a vu des
+gens de cette espèce monter ainsi de grade en grade jusqu'à
+l'_épiscopat_... etc., etc.
+
+Vous avez eu et vous aurez connaissance, chers lecteurs, des crimes et
+des moeurs de ces rois franks, nos _premiers rois de droit divin_, ainsi
+que disent les royalistes et les ultramontains: quant aux moeurs des
+seigneurs ducs et des seigneurs comtes franks, leurs compagnons de
+pillage, de viol et de massacre, nous emprunterons au hasard à Grégoire
+de Tours quelques traits caractéristiques des habitudes de nos doux
+conquérants:
+
+«Le comte _Amal_ s'éprit d'amour pour une jeune fille de condition
+libre; quand vint la nuit, pris de vin, il envoya des serviteurs chargés
+d'enlever la jeune fille et de l'amener dans son lit. Comme elle
+résistait, on la conduisit de force dans la demeure du comte, et comme
+on lui donnait des soufflets, le sang coulait à flots de ses narines, et
+le lit du comte en fut tout rempli; lui-même la donna des coups de
+poing, des soufflets et autres coups; puis il la prit dans ses bras et
+s'endormit accablé par le sommeil.» (L. IX, p. 331.)
+
+Un autre de ces seigneurs franks, amis et complices des évêques, le duc
+_Runking_, était plus inventif et plus recherché dans ses cruautés:
+
+«Si un esclave tenait devant lui un cierge allumé, comme c'est l'usage
+pendant son repas, il lui faisait mettre les jambes à nu et le forçait
+d'y serrer avec force le flambeau jusqu'à ce qu'il fût éteint; quand on
+l'avait rallumé, il faisait recommencer jusqu'à ce que les jambes de
+l'esclave fussent toutes brûlées.» (L. V. p. 175.)
+
+Une autre fois on lui demande de ne pas séparer deux de ses esclaves, un
+jeune homme et une jeune fille qui s'aimaient:--«Il le promet et les
+fait enterrer tous deux vivants, disant: _Je ne manque pas au serment
+que j'ai fait de ne pas les séparer_.» (Id. l. V, p. 177.)
+
+Je vais donc tâcher, chers lecteurs, dans le récit suivant, de retracer
+à vos yeux cette funeste période de notre histoire: _la conquête de la
+Gaule par l'invasion franque, appelée, soutenue par les évêques_. Ce
+récit nous le ferons moins encore au point de vue de la fondation de la
+royauté _de droit divin_ et de l'énorme puissance de l'Église, qu'au
+point de vue de l'asservissement, des douleurs, des misères du peuple.
+Hélas! ce peuple gaulois que nous avons vu jadis sous l'influence
+druidique, si fier, si vaillant, si intelligent, si patriote, si
+impatient du joug de l'étranger, nous allons le retrouver déchu de ses
+mâles et patriotiques vertus des temps passés, hébêté, craintif, soumis
+devant les Franks et les évêques; il n'a plus de Gaulois que le nom, et
+ce nom, il ne le conservera pas longtemps. Aux lueurs divines de
+l'Évangile émancipateur, vers lesquelles ce peuple a d'abord couru
+confiant et crédule à la voix des premiers apôtres prêchant l'égalité,
+la fraternité, la communauté, ont succédé pour lui les menaçantes
+ténèbres de l'obscurantisme, mettant le salut au prix de l'ignorance, de
+l'asservissement et de la douleur. Le souffle mortel, cadavéreux de
+l'Église romaine, a glacé ce noble peuple jusque dans la moelle des os,
+refroidi son sang, arrêté les battements de son coeur, autrefois
+palpitant d'héroïsme et d'enthousiasme, à ces mots sacrés: patrie et
+liberté. Cependant, pour quelque temps encore, l'antique patriotisme de
+la vieille Gaule s'est réfugié dans un coin de ce vaste pays,
+l'indomptable Bretagne, encore toute imbue de la foi druidique, si
+étroitement liée au sentiment d'indépendance et de nationalité, mais
+rajeunie, vivifiée par l'idée purement chrétienne et libératrice,
+l'indomptable Bretagne avec _ses dolmens surmontés de la croix_, avec
+ses vieux chênes _druidiques greffés de christianisme_, ainsi que l'ont
+dit les historiens, résiste seule, résistera seule jusqu'au huitième
+siècle, luttant contre la _Gaule_..... Que disons-nous! les conquérants
+lui ont, hélas! volé jusqu'à son nom! résistera seule, luttant contre la
+FRANCE _royale et catholique_. Ceci, comme toutes les leçons de
+l'histoire, porte en soi, un grave enseignement. L'Église de Rome a de
+tout temps été fatale, mortelle à la liberté des peuples; voyez même à
+cette heure, les états purement catholiques ne sont-ils pas encore plus
+ou moins asservis, la Pologne, la Hongrie, l'Irlande, l'Espagne? dites
+quel est leur sort? Et cet abominable système d'abrutissement
+superstitieux et d'esclavage, le parti absolutiste et ultramontain rêve
+encore de nous l'imposer. N'avez-vous pas entendu à la tribune un
+représentant de ce parti demander _une expédition de Rome à l'intérieur
+de la France_? N'entendez-vous pas chaque jour les nombreux journaux de
+ce parti répéter, selon le mot d'ordre des ennemis de la révolution et
+de la république, «_la société menacée_ n'a plus de salut que dans
+l'antique monarchie de droit divin, soutenue par une religion d'État
+puissamment organisée, et au besoin défendue par une formidable armée
+étrangère. Écoutez les absolutistes ultramontains, que disent-ils tous
+les jours? _Nous aimons mieux les Cosaques que la République._»
+
+Oui, le jésuite pour anéantir l'âme, le Cosaque pour garrotter le corps,
+l'inquisiteur pour appliquer la torture ou la mort aux mécréants
+rebelles, voilà l'idéal de ce parti qui n'a pas changé depuis quatorze
+siècles, tel est son désir, tel est son espoir dans sa réalité brutale.
+Un de nos amis, causant un jour avec un des plus fougueux champions du
+parti clérical, lui disait:
+
+«--Je vous crois fort peu patriote: cependant, avouez que vous ne
+verriez pas sans honte une nouvelle invasion étrangère occuper la
+France... votre pays, puisque, après tout, vous êtes Français?...
+
+«--Je ne suis pas plus Français qu'Anglais ou Allemand,--répondit
+l'ultramontain avec un éclat de rire sardonique,--je suis citoyen des
+États de l'Église; mon souverain est à Rome, seule capitale du monde
+catholique; quant à _votre_ France, je verrais sans déplaisir les
+Cosaques chargés de la police en ce pays, ils n'entendent point le
+français, l'on ne pourrait les pervertir, comme l'on a malheureusement
+perverti notre armée.»
+
+Voilà donc le dernier mot du parti clérical et absolutiste: appeler de
+tous ses voeux l'invasion des Cosaques, de même qu'il y a quatorze
+siècles, il appelait, par la voix des évêques, l'invasion des Franks...
+
+Qui sait? quelque nouveau _saint Remi_ rêve peut-être à cette heure,
+sous sa cagoule, le baptême de l'hérétique Nicolas de Russie dans la
+basilique de Notre-Dame de Paris, espérant dire à son tour à l'autocrate
+du Nord: _Courbe la tête, fier Sicambre_... te voici catholique,
+partageons-nous la France...»
+
+Nous allons donc tâcher, chers lecteurs, de vous montrer _au vrai_ quel
+a été le berceau de la monarchie de droit divin et de la terrible
+puissance de l'Église catholique, apostolique et romaine.
+
+ EUGÈNE SUE,
+ Représentant du Peuple.
+
+18 septembre 1850.
+
+
+
+
+LA GARDE DU POIGNARD.
+
+KARADEUK LE BAGAUDE ET RONAN LE VAGRE.
+
+(DE 529 A 615.)
+
+«_... Je ne sais par quels prestiges diaboliques il faisait tout cela,
+mais il séduisit ainsi une immense multitude de peuple, et il se mit à
+piller et à dépouiller ceux qu'il trouvait sur son chemin, et à
+distribuer leurs dépouilles à ceux qui n'avaient rien._»
+
+(Grégoire de Tours, _Histoire des Franks,_ v. IV, l. X, p. 111.)
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER.
+
+Le chant des _Vagres_ et des _Bagaudes_.--Ronan et sa troupe.--La villa
+épiscopale.--L'évêque Cautin.--Le comte Neroweg et l'ermite
+laboureur.--Prix d'un fratricide.--La belle évêchesse.--Le souterrain
+des Thermes.--Les flammes de l'enfer.--L'attaque.--Odille, la petite
+esclave.--Ronan le Vagre.--Le jugement.--Prenons aux seigneurs, donnons
+au pauvre monde.--Départ de la villa épiscopale.
+
+
+«Au diable les Franks! vive la _Vagrerie_ et la vieille Gaule! c'est le
+cri de tout bon _Vagre_[A]... Les Franks nous appellent _Hommes
+errants, Loups, Têtes de loups_!... Soyons loups...
+
+»Mon père courait la Bagaudie, moi je cours la Vagrerie; mais tous deux
+à ce cri:--Au diable les Franks! et vive la vieille Gaule!...
+
+»AËLIAN et AMAN, Bagaudes[B] en leur temps, comme nous Vagres en le
+nôtre, révoltés contre les Romains, comme nous contre les Franks...
+Aëlian et Aman, suppliciés il y a deux siècles et plus dans leur vieux
+château, près Paris, sont nos prophètes. Nous communions avec le vin,
+les trésors et les femmes des seigneurs, évêques ou riches Gaulois,
+ralliés à ces comtes, à ces ducs franks, entre qui leur roi Clovis, mort
+il y a quarante ans, chef de larrons couronné, a partagé notre vieille
+Gaule, sa conquête. Les Franks nous ont pillés, pillons!! incendiés,
+incendions!! ravagés, ravageons!! massacrés, massacrons!... et vivons en
+joie... _Loups! Têtes de loups! Hommes errants!_ VAGRES, que nous
+sommes! Oui, vivons en loups, vivons en joie: l'été, sous laverie
+feuillée; l'hiver, dans les chaudes cavernes!
+
+»Mort aux oppresseurs! liberté aux esclaves! Prenons aux seigneurs!
+donnons au pauvre monde!...
+
+»Quoi! cent tonneaux de vin dans le cellier du maître? et l'eau du
+ruisseau pour l'esclave épuisé?
+
+»Quoi! cent manteaux dans le vestiaire? et des haillons pour l'esclave
+grelottant?
+
+»Qui donc a planté la vigne? récolté, foulé le vin? l'esclave... Qui
+donc doit boire le vin? l'esclave...
+
+»Qui donc a tondu les brebis? tissé la laine? ouvragé les manteaux?
+l'esclave...
+
+»Qui donc doit porter le manteau? l'esclave...
+
+»Debout, pauvres opprimés! debout! révoltez-vous! voici venir vos bons
+amis les Vagres!...
+
+»Six hommes unis sont plus forts que cent hommes divisés...
+Unissons-nous: chacun pour tous, tous pour chacun!! Au diable les
+Franks! Vive la Vagrerie et la vieille Gaule! c'est le cri de tout bon
+Vagre...»
+
+Qui chantait ainsi? Ronan le Vagre... où chantait-il ainsi? sur une
+route montueuse qui conduisait à la ville de Clermont, en Auvergne,
+cette mâle et belle Auvergne, terre des grands souvenirs: _Bituit_, qui
+donnait pour repas du matin à sa meute de chiens de guerre, les légions
+romaines; le _chef des cent vallées! Vindex!_ et tant d'autres héros de
+la Gaule n'étaient-ils pas enfants de l'Auvergne? de la mâle et belle
+Auvergne, aujourd'hui la proie de Clotaire, le plus féroce des quatre
+fils du féroce Clovis, ce meurtrier chéri des évêques et de la sainte
+église de Rome?
+
+Au chant de Ronan le Vagre, d'autres voix répondaient en choeur. Ils
+étaient là par une douce nuit d'été; ils étaient là une trentaine de
+Vagres, gais compères, rudes compagnons, vêtus de toutes sortes de
+façons, au gré des vestiaires des seigneurs franks et des évêques; mais
+armés jusqu'aux dents, et portant à leur bonnet, en signe de ralliement,
+une branchette de chêne vert.
+
+Ils arrivent à un carrefour: une route à droite, une route à gauche...
+Ronan fait halte; une voix s'élève, la voix de _Dent-de-Loup_... Quel
+Titan! il a six pieds: le cercle d'une tonne ne lui servirait pas de
+ceinture.
+
+--Ronan, tu nous as dit: Frères, armez-vous, nous sommes armés... Prenez
+quelques torches de paille, voici nos torches... Suivez-moi, nous te
+suivons... Tu t'arrêtes, nous nous arrêtons...
+
+--Dent-de-Loup, je réfléchis... Donc, frères, répondez: Quoi vaut mieux,
+la femme d'un comte frank ou une évêchesse?
+
+--Une évêchesse sent l'eau bénite, l'évêque bénit... La femme d'un comte
+sent le vin, son mari s'enivre...
+
+--Dent-de-Loup, c'est le contraire: le prélat rusé boit le vin et laisse
+l'eau bénite au Frank stupide.
+
+--Ronan a raison.
+
+--Au diable l'eau bénite, et vive le vin!
+
+--Oui, vive le vin de Clermont! dont _Luern_, le grand chef d'Auvergne
+au temps jadis[C], faisait remplir des fossés, grands comme des étangs,
+pour désaltérer les guerriers de sa tribu.
+
+--C'était une coupe digne de toi, Dent-de-Loup... Mais, frères, répondez
+donc... Quoi vaut mieux? une évêchesse ou la femme d'un comte?
+
+--L'évêchesse! l'évêchesse!
+
+--Non, la femme d'un comte!
+
+--Frères, pour vous accorder, nous les prendrons toutes deux...
+
+--Bien dit, Ronan...
+
+--L'un de ces chemins conduit au BURG (château) du comte NEROWEG...
+l'autre, à la villa épiscopale de l'évêque Cautin.
+
+--Il faut enlever l'évêchesse et la comtesse... il faut piller le burg
+et la villa!
+
+--Par où commencer? Allons-nous chez le prélat? allons-nous chez le
+seigneur?... L'évêque boit plus longtemps, il savoure en gourmet; le
+comte boit davantage, il avale en ivrogne...
+
+--Bien dit, Ronan...
+
+--Donc, à cette heure de minuit, l'heure des Vagres, le comte Neroweg,
+gonflé comme une outre, doit ronfler dans son lit; à ses côtés, sa femme
+ou sa concubine rêve les yeux grands ouverts. L'évêque Cautin, les
+coudes sur la table, tête à tête avec une vieille cruche et l'un de ses
+chambriers favoris, doit causer de gaudrioles...
+
+--Allons d'abord chez le comte; il sera couché.
+
+--Frères, allons d'abord chez l'évêque, il sera levé... C'est plus gai
+de surprendre un prélat qui boit qu'un seigneur qui ronfle.
+
+--Bien dit, Ronan... Allons d'abord chez l'évêque.
+
+--Marchons... Moi, je connais la maison...
+
+Qui parlait ainsi?... Un jeune et beau Vagre de vingt-cinq ans; on
+l'appelait le _Veneur_... Il n'était pas de plus fin archer, sa flèche
+allait où il voulait... Esclave forestier d'un duc frank, et surpris
+avec une des femmes de son seigneur, il avait échappé à la mort par la
+fuite, et depuis il courait la Vagrerie.
+
+--Oui, moi je connais la maison épiscopale,--reprit ce hardi garçon.--Me
+doutant qu'un jour ou l'autre nous irions communier avec les trésors de
+l'évêque, je suis allé, en bon veneur, observer son repaire... et là,
+j'ai vu la biche du saint homme... Quel corsage elle a!! Jamais
+chevrette n'eut l'oeil plus noir et plus doux!
+
+--Et la maison, Veneur, la maison, quelle figure a-t-elle?
+
+--Mauvaise! Fenêtres élevées, portes épaisses, fortes murailles.
+
+--Veneur,--reprit le joyeux Ronan,--nous arriverons au coeur de la
+maison de l'évêque sans passer ni par la porte, ni par la fenêtre, ni
+par la muraille... de même que tu arrives au coeur de ta maîtresse sans
+passer par ses yeux... Allons, mes Vagres, la nuit sera bonne.
+
+--Frères, à vous les trésors... à moi la belle évêchesse! Le saint homme
+l'appelle sa soeur[D]... le diable sait ce qui en est...
+
+--À toi, Veneur, l'évêchesse; à nous le pillage de la villa
+épiscopale... et vive la Vagrerie!
+
+L'évêque Cautin habitait, pendant l'été, sa villa située non loin de la
+ville de Clermont, siége de son épiscopat... Jardins magnifiques, eaux
+cristallines, épais ombrages, frais gazons, gras pâturages, moissons
+dorées, vignes empourprées, forêt giboyeuse, étangs empoissonnés,
+étables bien garnies, entouraient le palais du saint homme; deux cents
+_esclaves ecclésiastiques_, mâles et femelles, cultivaient les biens de
+l'Église, sans compter l'échanson, le cuisinier, le rôtisseur, le
+boucher, le boulanger, le baigneur, le raccommodeur de filets, le
+cordonnier, le tailleur, le tourneur, le charpentier, le maçon, le
+veneur et les fileuses et lavandières[E], esclaves aussi, presque
+toujours jeunes, souvent jolies. Chaque soir, l'une d'elles apportait à
+l'évêque Cautin, couché douillettement sur la plume, une coupe de vin
+chaud très-épicé... Le matin, une autre jolie fille apportait, au réveil
+du pieux homme, une coupe de lait crémeux... Voyez un peu ce bon apôtre
+d'humilité, de chasteté, de pauvreté!...
+
+Quelle est donc cette belle grande femme, jeune encore, et faite comme
+Diane chasseresse? Le cou et les bras nus, vêtue d'une simple tunique de
+lin, ses noirs cheveux à demi dénoués, elle est accoudée au balcon de
+la terrasse de cette villa. Brûlants et languissants à la fois, les yeux
+de cette jeune femme tantôt s'élèvent vers le ciel étoilé, tantôt
+semblent sonder la profondeur de cette douce nuit d'été, douce nuit qui
+protége de son ombre l'approche des Vagres, se dirigeant, à pas de
+loups, vers la demeure de l'évêque. Cette femme, c'est _Fulvie_,
+l'évêchesse[F] de Cautin, mariée à lui, alors que, simple tonsuré, il
+ne briguait pas encore l'épiscopat... Depuis qu'il est prélat, il
+l'appelle benoîtement _ma soeur_, selon les canons des conciles... et
+l'évêchesse reste en effet sa soeur; le saint homme, depuis son
+épiscopat, trouvant qu'une femme c'est trop... ou trop peu.
+
+--Oh! malheur!--disait la belle évêchesse,--malheur à ces nuits d'été où
+l'on est seule à respirer le parfum des fleurs, à écouter dans la
+feuillée le murmure des brises nocturnes, pareilles au frissonnement des
+baisers amoureux!... Oh! dans ma solitude, je la redoute cette énervante
+chaleur des nuits d'été; elle me pénètre; elle circule en vain dans mes
+veines!... J'ai vingt-huit ans... Voilà douze ans que je suis mariée...
+et ces années conjugales, je les ai comptées par mes larmes! Recluse à
+la ville, recluse à la campagne par l'ordre de mon seigneur et mari,
+l'évêque Cautin... vivant dans mon gynécée[G], au milieu de mes femmes
+esclaves, dont ce luxurieux fait ses maîtresses, les conciles
+l'obligeant, dit-il, à vivre chastement avec sa femme... telle est ma
+vie... ma triste vie!... L'âge approche, et jamais, jamais, je n'ai
+connu un seul jour d'amour et de liberté... Amour! liberté!
+vieillirai-je donc sans vous connaître?
+
+Et la belle évêchesse se redressa, secoua sa noire chevelure au vent de
+la nuit, fronça ses noirs sourcils, et, d'un air de défi, s'écria:
+
+--Malheur aux maris violents et débauchés... ils font les femmes
+perdues!... Aimée, respectée, traitée, sinon en femme, du moins en soeur
+par l'évêque, j'aurais été chaste et douce... Dédaignée, humiliée devant
+les dernières esclaves de ma maison, je suis devenue emportée,
+vindicative, et du haut de ma terrasse... souvent, le front rouge, je
+suis d'un regard troublé les jeunes esclaves laboureurs allant aux
+champs... J'ai battu de mes mains les concubines de mon mari... et
+pourtant, pauvres malheureuses, elles ne cèdent pas à l'amant qui prie,
+mais au maître qui ordonne... Je les ai battues par colère, non par
+jalousie; cet homme, avant de m'être odieux, m'était indifférent... Je
+l'aurais aimé, cependant, s'il avait voulu... et comme il aurait voulu.
+_Femme-soeur_ d'un évêque... c'était beau!... Que de bien à faire!...
+que de larmes à sécher!... Mais je n'ai séché que les miennes, puisque
+bientôt avilie... méprisée... Non, non, assez pleuré... assez gémi...
+assez souffert! Assez résisté à ces tentations qui me dévorent... Je
+fuirai cette maison, ne suis-je pas libre de moi-même? Cet homme, qui
+fut mon époux, ne m'a-t-il pas dit que nos liens charnels étaient
+brisés? S'il me force à rester près de lui, c'est pour jouir de mes
+biens! Oui, je fuirai cette maison, dussé-je être prise et vendue comme
+esclave!... Maître pour maître, que perdrai-je? Oh! du matin au soir
+filer sa quenouille, ou aller à la chapelle, prier du coeur, non des
+lèvres, puisque les excès de ce prêtre cruel et débauché, parlant et
+priant au nom du Seigneur, sans être foudroyé, ont tué en moi la foi!...
+Vivre ainsi! est-ce vivre? Traîner mes jours dans cette opulente villa,
+tombeau doré, entouré de verdure et de fleurs! est-ce vivre?... Non,
+non; et, par les flancs de ma mère! je veux vivre, moi! Je veux sortir
+de ce sépulcre glacé! Je veux le grand air, le grand soleil, l'espace!
+Je veux mon jour d'amour et de liberté... Oh! si je revoyais ce jeune
+garçon, qui, plusieurs fois déjà, est passé de si grand matin au pied de
+cette terrasse, où dès l'aube, après mes nuits de brûlante insomnie, je
+viens respirer la fraîcheur matinale!... Comme il me regardait d'un oeil
+fier et amoureux! Quelle avenante et hardie figure sous son chaperon
+rouge couvrant à demi ses noirs cheveux bouclés! Quelle taille svelte et
+robuste sous sa saie gauloise, serrée à ses reins agiles par le
+ceinturon de son couteau de chasse! Ce doit être quelque esclave
+forestier des environs... Esclave, esclave! Eh! qu'importe! Il est
+jeune, beau, leste, amoureux! Les maîtresses de mon saint mari sont
+esclaves aussi... Oh! n'aurai-je donc jamais aussi mon jour d'amour et
+de liberté!
+
+Que fait l'évêque pendant que son évêchesse, rêveuse, au balcon de sa
+terrasse, regarde les étoiles et jette ainsi au vent des nuits ses
+regrets, ses soupirs et ses espérances endiablées?... Le saint homme
+boit et devise avec le comte Neroweg, cette nuit son hôte; la salle du
+festin, bâtie à la mode romaine (cette demeure avait appartenu l'autre
+siècle à un préfet romain), est vaste, ornée de colonnes de marbre,
+enrichie de dorures et de peintures à fresque quelque peu endommagées
+par les coups de dents et les ruades des chevaux des Franks, ces
+Barbares, lors de leur conquête de l'Auvergne, ayant fait une écurie de
+cette salle de festin; les vases d'or et d'argent sont étalés sur des
+buffets d'ivoire; le plancher est dallé de riches mosaïques agréables à
+l'oeil; plus agréable encore est la large table chargée de coupes et
+d'amphores à demi pleines; les _leudes_, compagnons de guerre de
+Neroweg, et ses égaux durant la paix[H], après avoir, selon l'usage,
+soupé à la même table que le comte, sont allés jouer aux dés sous le
+vestibule avec les clercs et les chambriers de l'évêque. Çà et là sont
+déposées, le long des murs, les armes grossières des leudes: boucliers
+de bois, bâtons ferrés, _francisques_, ou haches à deux tranchants,
+_haugons_, ou demi-piques garnies de crampons de fer. Sur le bouclier du
+comte sont peintes en manière d'ornement trois _serres d'aigle_. Le
+prélat, resté attablé avec son hôte, le pousse à vider coupes sur
+coupes; au bas bout de la table un ermite laboureur ne boit pas, ne
+parle pas; parfois, il semble écouter les deux buveurs; mais le plus
+souvent il rêve.
+
+Et ce Frank? ce comte Neroweg? Quelle figure a-t-il? Il a l'encolure et
+le fumet d'un sanglier en son printemps, et la figure d'un oiseau de
+proie, avec son nez crochu et ses petits yeux renfoncés, tantôt hébêtés,
+tantôt féroces, ses cheveux rudes et fauves, rattachés au sommet de sa
+tête par une courroie, retombant derrière son dos comme une crinière,
+car depuis deux cents ans et plus, la coiffure de ces barbares n'a pas
+changé[I]; son menton et ses joues sont rasés, mais ses longues
+moustaches rousses descendent jusque sur sa poitrine, couverte d'une
+casaque de peau de daim, luisante de graisse, marbrée de taches de vin;
+sur ses chausses de grosse toile crasseuse se croisent de longues
+bandelettes de cuir montant depuis ses gros souliers ferrés jusqu'à ses
+genoux; de son baudrier flottant il a retiré sa lourde épée, placée près
+de lui sur un siége à côté d'un gros bâton de houx; tel est le convive
+du prélat, tel est le comte Neroweg; l'un de ces nouveaux possesseurs de
+la vieille terre des Gaules, de par le droit de pillage et de
+massacre...
+
+Et l'évêque Cautin?... Oh! celui-ci ressemble à un gros et gras renard
+en rut... Oeil lascif et matois, oreille rouge, nez mobile et pointu,
+mains pelues... Vous le voyez d'ici, chafriolant sous sa fine robe de
+soie violette... Et quel ventre! On dirait une outre sous l'étoffe!
+
+Et l'ermite laboureur? Oh! l'ermite laboureur? Respect à ce prêtre,
+selon le _jeune homme de Nazareth!_... Trente ans au plus... figure
+pâle, à la fois douce et ferme, barbe blonde, front déjà chauve, longue
+robe brune, d'étoffe grossière, çà et là éraillée par les ronces des
+terres qu'il a défrichées; carrure rustique; mains robustes, le manche
+de la houe et de la charrue les a rendues calleuses. Voilà l'ermite!
+
+L'évêque verse encore un grand coup à boire au Frank, lui disant:
+
+--Comte... je te le répète... les vingt sous d'or, la prairie et la
+petite esclave blonde, sinon, pas d'absolution!
+
+--Absous-moi d'abord! patron?
+
+--Tu rirais...
+
+--Évêque, je reviendrai avec tous mes leudes mettre ta maison à sac; je
+te ferai étendre sur un brasier ardent, et tu m'absoudras...
+
+--Impie! scélérat blasphémateur! Pharaon! pourceau de luxure! réservoir
+à vin! oses-tu parler ainsi, toi! fils de l'Église catholique et
+apostolique?... Menacer ton évêque!
+
+--De gré ou de force, tu m'absoudras!
+
+--Ah! le bestial! Tu veux donc aller au fin fond des enfers! bouillir
+durant des siècles dans des cuves de poix ardente! être lardé à coups de
+fourche par les démons! Et quels démons! Têtes de crapaud, corps de
+bouc, avec des serpents pour queue, des trompes d'éléphant pour bras...
+et les pieds fourchus! archifourchus!
+
+--Tu les as vus?--dit le comte Frank d'un air farouche et
+craintif,--patron? tu les as vus, ces démons?
+
+--Si je les ai vus!!! Ils ont emporté devant moi, dans une nuée de
+bitume et de soufre, le duc Rauking, qui avait, le sacrilége! donné un
+coup de bâton à l'évêque Basile!
+
+--Et ces diables l'ont emporté, le duc Rauking?
+
+--Au plus profond des entrailles de la terre, te dis-je!... Je les ai
+comptés; ils étaient treize! Un grand démon rouge les commandait en
+personne, et voilà ce qui t'attend... si je ne te donne pas
+l'absolution.
+
+--Évêque, tu dis peut-être cela pour me faire peur et avoir mes vingt
+sous d'or, mes belles prairies et ma petite esclave blonde?
+
+Le prélat frappa sur un timbre, un de ses chambriers entra; le saint
+homme lui dit quelques mots en latin en lui montrant de l'oeil le sol
+dallé de compartiments de mosaïque. Le chambrier sortit; alors l'ermite
+laboureur dit à l'évêque aussi en latin:
+
+--Ce que tu veux faire est une dérision sacrilége!
+
+--Ermite, tout n'est-il point permis à l'Église envers ces brutes
+franques?
+
+--La fourberie n'est jamais permise...
+
+Cautin haussa les épaules, et s'adressant au comte en langue germanique,
+car le prélat parlait l'idiôme frank comme un Barbare:
+
+--Es-tu chrétien et catholique? As-tu reçu le baptême?
+
+--L'évêque Macaire, il y a vingt ans, m'a dit de me mettre tout nu dans
+la grande auge de pierre de sa basilique, et puis il m'a jeté de l'eau
+sur la tête en marmottant des mots latins.
+
+--Enfin, tu es catholique, puisque tu as communié au nom du Père, du
+Fils et du Saint-Esprit, trois personnes en une seule, qui est Dieu,
+puisqu'il est seul, et que pourtant il est trois. En raison de quoi tu
+dois me respecter et m'obéir comme à ton père en Christ!
+
+--Patron, tu veux m'embrouiller par tes paroles. Écoute à ton tour:
+notre grand roi Clovis, à la tête de ses braves leudes, a conquis et
+asservi la Gaule. Mon père, Gonthram Neroweg, était l'un de ces
+guerriers, et...
+
+--Ton grand roi?... S'il a conquis la Gaule, n'est-ce pas aux évêques
+qu'il la doit, cette conquête? N'ont-ils pas facilité sa victoire en
+ordonnant aux peuples de se soumettre? Ton grand roi Clovis! il n'eût
+jamais été qu'un chef de brigands, s'il n'eût embrassé la foi
+catholique! Qu'est-ce qu'a fait saint Rémi lorsqu'il l'a oint du saint
+chrême dans la basilique de Reims et l'a baptisé fils _soumis_ de la
+sainte Église? Il l'a fait agenouiller, ton grand roi Clovis, lui
+disant: _Courbe la tête, fier Sicambre_! _Brûle ce que tu as adoré_...
+_Adore ce que tu as brûlé!_... Ce qui signifiait: tu as pillé... tu as
+violé... tu as saccagé... tu as massacré... mais surtout, là est le
+péché, tu as pillé les saints lieux; donc, à cette heure, humilie-toi!
+courbe la tête devant le clergé... obéis-lui, enrichis l'Église, et les
+évêques te feront reconnaître souverain de la Gaule; Clovis a suivi ce
+conseil; il a donné d'immenses richesses à l'Église; aussi est-il allé
+tout droit jouir des délices et des parfums du paradis.
+
+--Patron, tu ne me laisses jamais parler...
+
+--Va, je t'écoute.
+
+--Le grand roi Clovis a conquis la Gaule...
+
+--Voilà qui est nouveau. Ensuite?
+
+--Quand vivait Théodorik, celui des fils du grand roi Clovis qui a eu
+l'Auvergne parmi ses royaumes, il m'a donné ici de grands domaines,
+terres, gens, bétail et maisons, et m'a envoyé pour le représenter dans
+cette contrée.
+
+--Oui, il t'a fait en ce pays ce que vous appelez graff, et nous autres
+_comte_. Tu présides avec moi, chef évêque de la cité, les curiales de
+la ville de Clermont[J], beau président, sur ma parole! tu arrives à
+demi ivre les jours de tribunal, et tu ronfles comme un sourd lorsque
+nous avons à juger des causes...
+
+--Que veux-tu que je fasse, moi! je n'entends pas un mot de votre langue
+latine; je m'endors, et, quand je m'éveille, je juge comme tu me dis...
+
+--C'est ce que tu peux faire de mieux; mais, encore une fois, où veux-tu
+en venir avec tes divagations? Tu as eu la sacrilége audace de me
+menacer de violences, moi, ton évêque, ton père en Christ! si je ne
+t'absolvais de tes crimes. Je t'ai à mon tour menacé d'un châtiment
+céleste... à quoi tu me réponds en me parlant de Clovis et de ta charge
+de comte. Qu'a de commun ceci avec la menace que je t'ai faite au nom du
+Seigneur et qui s'accomplira peut-être plus tôt que tu ne le crois;
+entends-tu, comte Neroweg?
+
+--Je veux dire d'abord que le grand roi Clovis a commis un bien plus
+grand nombre de crimes que moi, et qu'il jouit du paradis.
+
+--Il en jouit, certes; mais à quel prix? Ignores-tu que saint Rémi qui
+l'a baptisé a été si richement doué par ce pieux roi, qu'il a pu acheter
+un domaine en Champagne au prix de cinq mille livres pesant d'argent? Si
+tu ignores ceci, moi je te l'apprends.
+
+--Je voulais dire ensuite que si tu es évêque, moi je suis comte ici, en
+pays conquis par mon épée. Oui, je suis comte ici, au nom du roi que je
+représente, et comme ton comte, je peux te forcer de m'absoudre;
+apprends ceci à ton tour.
+
+--Ah! tu blasphèmes de nouveau,--et l'évêque frappa du pied sous la
+table,--ah! tu oses encore braver le courroux du Seigneur! toi...
+souillé de crimes exécrables!
+
+--Qu'est-ce que j'ai donc fait? J'ai tué... mon frère Ursio!
+
+--Vraiment? et le meurtre de ta concubine Isanie? et le meurtre de ta
+quatrième femme _Wisigarde_ que tu avais épousée, de même que tu as
+épousé ta cinquième femme _Godègisèle_... bien que ta première et ta
+seconde épouse soient encore vivantes? dis, comte, sont-ce là des
+peccadilles?
+
+--Ne m'as-tu pas absous de ces choses-là? Par _l'aigle terrible_, mon
+glorieux aïeul! il m'en a coûté les cinq cents meilleurs arpents de ma
+forêt, trente-huit sous d'or, vingt esclaves, et cette superbe pelisse
+de fourrures de martre du Nord, dans laquelle tu te prélassais cet
+hiver, et que le grand Clovis avait donnée à mon père!
+
+--De ces premiers crimes, tu es absous... c'est vrai; aussi tu serais
+blanc comme l'agneau pascal sans ton abominable fratricide.
+
+--Je n'ai pas tué Ursio par haine, moi; je l'ai tué pour avoir sa part
+d'héritage.
+
+--Et pourquoi aurais-tu tué ton frère, bestial? Pour le manger?
+
+--Je te dis, moi, que le grand Clovis a tué aussi tous ses parents pour
+avoir leur héritage, et qu'il jouit du paradis... J'y veux aller aussi,
+moi qui ai moins tué que lui, et si tu ne me promets pas sur l'heure le
+paradis sans me faire payer davantage, je te fais tirer à quatre chevaux
+ou hacher par mes leudes!
+
+--Et moi je te dis que si tu n'expies pas ton fratricide par un don à
+mon église, tu iras en enfer, toi, qui, comme Caïn, as tué ton frère.
+
+--Oui, oui, patron, tu dis toujours cela pour mes cent arpents de
+prairie, mes vingt sous d'or et ma petite esclave blonde.
+
+--Je dis cela pour le salut de ton âme, malheureux! Je dis cela pour
+t'épargner les tortures de l'enfer dont la seule pensée me fait
+frissonner pour toi.
+
+--Tu parles toujours de l'enfer... Où est-il?
+
+--Où il est?
+
+Et l'évêque Cautin frappa encore du pied sur le sol.
+
+--Tu demandes où il est, l'enfer?
+
+--Il n'y en a pas...
+
+--Il n'y a pas d'enfer! Seigneur, Seigneur! ayez pitié de ce barbare.
+Ouvrez-lui les yeux par un miracle... Comte, sens-tu cette odeur de
+soufre?
+
+--Je sens... une odeur très-puante.
+
+--Vois-tu cette fumée qui sort à travers ces dalles?
+
+--D'où vient cette fumée?--s'écria Neroweg effrayé, en se levant de
+table et se reculant de l'endroit du sol d'où sortait une vapeur noire
+et épaisse;--évêque, quelle est cette magie?
+
+--Seigneur, mon Dieu! vous avez entendu la voix de votre serviteur
+indigne,--dit Cautin en joignant les mains et se mettant à genoux,--vous
+voulez vous manifester aux yeux de ce barbare... Tu demandes où est
+l'enfer? Regarde à tes pieds; vois ce gouffre, vois cette mer de flammes
+prête à l'engloutir...
+
+Et l'une des dalles de la mosaïque s'enfonçant sous le sol au moyen d'un
+contrepoids, laissa béante une large ouverture d'où s'échappèrent de
+grands tourbillons de feu répandant une forte odeur de soufre.
+
+--La terre s'entr'ouvre,--s'écria le Frank livide de terreur,--du feu!
+du feu! sous mes pieds.
+
+--C'est le feu éternel,--dit l'évêque en se redressant menaçant, tandis
+que le comte tombait à genoux cachant sa figure entre ses mains,--ah! tu
+demandes où est l'enfer, impie, blasphémateur!
+
+--Patron, mon bon patron, aie pitié de moi!
+
+--Entends-tu ces cris souterrains? Ce sont les démons; ils viennent te
+chercher. Entends-tu comme ils crient: _Neroweg, Neroweg! le fratricide!
+Viens à nous! Caïn, tu es à nous!_
+
+--Ces cris sont affreux... Mon bon père en Christ, prie le Seigneur de
+me pardonner!
+
+--Ah! te voilà à genoux, pâle, éperdu, les mains jointes, les yeux
+fermés par l'épouvante... Demanderas-tu encore où est l'enfer?
+
+--Non, non, évêque, saint évêque Cautin; absous-moi de la mort de mon
+frère, tu auras ma prairie, mes vingt sous d'or...
+
+--Et l'esclave?
+
+--Et ma petite esclave blonde.
+
+--J'ai là une charte de donation préparée... Tu vas faire venir un de
+tes leudes comme témoin. Mon témoin à moi sera cet ermite, afin que la
+donation soit en règle et selon l'usage.
+
+--Oui, oui, mais aie pitié de moi... Si ces dénions allaient
+m'emporter... Comme ils m'appellent! Renvoie-les! renvoie-les donc, mon
+bon patron, qu'ils ne m'entraînent pas en enfer, moi ton fils en Christ!
+
+--Ils t'emporteraient si tu manquais à ta promesse.
+
+--Je la tiendrai... Oh! je la tiendrai...
+
+--Puisque tu ne doutes plus de la puissance du Seigneur,--reprit
+l'évêque en frappant de nouveau du pied sur le plancher,--relève-toi,
+comte, ouvre les yeux, le gouffre de l'enfer est refermé (la dalle en
+remontant avait repris sa place). Ermite, apporte ce parchemin et ce
+qu'il faut pour écrire. Tu seras mon témoin.
+
+--Je ne serai pas témoin de cette fourberie sacrilége,--répondit en
+latin l'ermite laboureur.--Je t'exposerais à la fureur de ce barbare en
+lui dévoilant cette pillerie, il te tuerait, et je ne veux pas voir ton
+sang couler... mais, prends garde, prends garde... tu domines par la
+ruse et la terreur les seigneurs stupides et féroces; moi je domine, par
+l'amour que je leur porte, les opprimés et ceux qui souffrent. Prends
+garde; ceux-là sont nombreux.
+
+--Voudrais-tu exciter une rébellion contre moi? Serais-tu capable
+d'abuser du grand empire que tu possèdes sur le populaire? toi que j'ai
+accueilli ici comme un hôte bien venu? sans savoir pourtant si ton
+évêque t'avait permis de sortir de son diocèse[K].
+
+--Demain, avant de continuer ma route, je te dirai ce que j'attends de
+toi...
+
+Cautin, à qui l'ermite laboureur imposait, frappa sur un timbre pendant
+que le comte, toujours agenouillé, tremblant de tous ses membres,
+essuyait la sueur glacée qui coulait de son front. À l'appel de
+l'évêque, le chambrier parut; le saint homme lui dit tout bas en latin:
+
+--L'enfer a été très-satisfaisant... Qu'on éteigne le feu!
+
+Et il ajouta tout haut:
+
+--Commande à l'un des leudes du comte de venir ici... Tu
+l'accompagneras.
+
+Le chambrier sorti, l'évêque s'adressant au Frank toujours agenouillé:
+
+--Tu as cru, et tu te repens... Relève-toi! Mais prends garde de manquer
+à ta parole...
+
+--Mon bon patron, je ne me relèverai pas que tu ne m'aies promis une
+chose...
+
+--Quoi donc?
+
+--J'ai peur de retourner cette nuit à mon burg; les démons viendraient
+peut-être me prendre sur la route... Je suis épouvanté... garde-moi
+cette nuit à ta villa.
+
+--Tu seras mon hôte jusqu'à demain; mais ta petite esclave, tu devais me
+l'envoyer dès ton arrivée... chez toi?
+
+--Tu la veux cette nuit?... la petite esclave?
+
+--Je l'ai promise à mon évêchesse, autrefois ma femme selon la chair,
+aujourd'hui ma soeur en Dieu. Elle a besoin d'une toute jeune fille pour
+son service; je lui ai promis celle-ci... et plus tôt elle l'aura, plus
+tôt elle sera contente.
+
+--Ainsi, patron,--dit le comte en se grattant l'oreille,--tu la veux
+absolument ce soir, la petite esclave?
+
+--Oserais-tu maintenant te dédire?... Te crois-tu déjà si loin de
+l'enfer?
+
+--Non, oh! non, patron... ne te fâche pas; un de mes leudes va monter à
+cheval; il ira chercher la petite esclave et la ramènera ici en
+croupe...
+
+La charte de donation, validée selon l'usage par l'inscription du
+témoignage du chambrier de l'évêque et du leude, portait que Neroweg,
+comte du roi d'Auvergne en la ville de Clermont, donnait en rémission de
+ses péchés à l'église, représentée par Cautin, évêque de cette ville,
+cent arpents de prairie, vingt sous d'or, et une esclave filandière,
+âgée de quinze ans, nommée Odille. Après quoi l'évêque, au nom du Père,
+du Fils et du Saint-Esprit, donna au comte frank l'absolution de son
+fratricide et trois grands coups à boire pour le réconforter.
+
+--Sigefrid,--dit le comte au leude en étouffant un dernier soupir de
+regret,--sois bon compagnon; va au burg; tu prendras en croupe la petite
+Odille la filandière, et tu la rapporteras ici.
+
+Les Vagres sont arrivés non loin de la villa épiscopale.
+
+--Ronan, les portes sont solides, les fenêtres élevées, les murailles
+épaisses... Comment entrer chez l'évêque?--dit le Veneur.
+
+--Tu nous a promis de nous conduire au coeur de la maison... moi, j'irai
+droit au coeur de l'évêchesse.
+
+--Frères, voyez-vous à quelques pas, au pied de la montagne, ce petit
+bâtiment entouré de colonnes?
+
+--Nous le voyons... la nuit est claire.
+
+--Ce bâtiment était autrefois une salle de bains d'eaux thermales, dont
+la source chaude venait de ces montagnes... De la villa où nous allons,
+on se rendait à ces thermes par un long souterrain. L'évêque a fait
+détourner la source, et le bâtiment il l'a changé en une chapelle
+consacrée au grand _Saint-Loup_... Or, mes bons Vagres, par le
+souterrain nous entrerons au coeur de la villa épiscopale sans trouer de
+murailles, sans briser portes ou fenêtres... Si j'ai promis, ai-je tenu?
+
+--Comme toujours, Ronan... tu as promis, tu as tenu.
+
+On entre dans les anciens thermes changés en chapelle; il y fait noir,
+très-noir... Une voix sort de l'ombre:
+
+--C'est toi, Ronan?
+
+--Moi et les miens... Marche, Simon, bon serviteur de la villa
+épiscopale... marche, Simon, nous te suivons...
+
+--Il faut attendre.
+
+--Pourquoi?
+
+--Le comte Neroweg est encore chez l'évêque avec ses leudes.
+
+--Tant mieux... un renard et un sanglier, la chasse sera belle!
+
+--Le comte a dans la villa vingt-cinq leudes bien armés.
+
+--Nous sommes trente... c'est quinze Vagres de trop pour une telle
+attaque... Marche, Simon, nous te suivons.
+
+--Le passage n'est pas encore libre.
+
+--Pas libre? ce passage souterrain qui conduit d'ici dans la salle du
+festin?...
+
+--L'évêque a fait préparer ce soir un miracle pour effrayer le comte
+Frank et lui faire peur de l'enfer. Deux clercs ont apporté, sous la
+salle du festin, des bottes de paille, des fagots et du soufre... Ils
+doivent ensuite y mettre le feu en poussant des cris endiablés et
+souterrains... Après quoi, une des dalles de la mosaïque s'abaissera
+sous le sol, par un contrepoids, comme autrefois elle s'abaissait
+lorsqu'on voulait passer par le souterrain qui conduit à ces thermes.
+
+--Et le Frank stupide, croyant voir béante une des bouches de l'enfer,
+fera au saint homme une donation jusqu'ici refusée?
+
+--Tu as deviné, Ronan; il faut donc attendre que le miracle soit joué;
+le comte parti, la villa silencieuse, toi et les tiens, vous vous y
+introduirez.
+
+--À moi l'évêchesse!
+
+--À nous le coffre fort, les vases d'or et d'argent! à nous les sacs
+gonflés de monnaie... et largesse, largesse au pauvre monde qui n'a pas
+un denier!
+
+--À nous le cellier, les outres pleines, les sacs de blé... à nous les
+jambons, les viandes fumées! Largesse, largesse au pauvre monde qui a
+faim!...
+
+--À nous le vestiaire, les belles étoffes, les chauds vêtements, et
+largesse, largesse au pauvre monde qui a froid...
+
+--Et puis à feu et à sac la villa épiscopale!
+
+--Liberté aux esclaves!
+
+--Nous emmenons de pauvres filles qui nous suivront gaiement!
+
+--Et vive le mariage en Vagrerie,--dit Ronan, puis il chanta ainsi:
+
+«Mon père était Bagaude, moi, je suis Vagre et né sous la verte
+feuillée, comme un oiseau de mai...
+
+»Où est ma mère?
+
+»Je n'en sais rien...
+
+»Un Vagre n'a pas de femme: le poignard d'une main, la torche de
+l'autre, il va de burg en villa épiscopale enlever femmes ou concubines
+à leur comte ou à leur évêque, et emmène ces charmantes au fond des
+bois...
+
+»Elles pleurent d'abord et rient ensuite... Le joyeux Vagre est
+amoureux, et dans ses bras robustes ces belles chéries oublient bientôt
+le cacochyme évêque ou le duc hébêté!...»
+
+--Vive le mariage en Vagrerie!
+
+--Tu es en belle humeur, Ronan...
+
+--Nous allons mettre à sac la maison d'un évêque, vieux Simon!
+
+--Tu seras pendu, brûlé, écartelé...
+
+--Ni plus ni moins qu'Aman et Aëlian, nos prophètes, Bagaudes en leur
+temps comme nous Vagres en le nôtre... Mais le pauvre monde dit: Bon
+Aëlian! bon Aman!... puisse-t-il dire un jour: Bon Ronan!... je mourrai
+content, vieux Simon...
+
+--Toujours vivre au fond des bois...
+
+--La verdure est si gaie!
+
+--Au fond des cavernes...
+
+--Il y fait chaud l'hiver, frais l'été.
+
+--Toujours l'oreille au guet, toujours par monts et par vallées...
+toujours errer sans feu ni lieu...
+
+--Mais vivre toujours libres, vieux Simon... libres! libres! au lieu de
+vivre esclaves sous le fouet d'un maître frank ou d'un évêque! Viens
+avec nous, Simon...
+
+--Je suis trop vieux!
+
+--Ne hais-tu pas ton seigneur, le saint homme Cautin?
+
+--Autrefois j'étais jeune, riche, heureux; les Franks ont envahi la
+Touraine, mon pays natal; ils ont égorgé ma femme après l'avoir violée;
+ils ont brisé sur les murailles la tête de ma petite fille; ils ont
+pillé ma maison; ils m'ont vendu comme esclave, et de maître en maître,
+je suis tombé entre les mains de Cautin... J'ai donc sujet d'exécrer les
+Franks; mais j'exècre, s'il se peut, davantage encore les évêques
+gaulois, qui nous tiennent, nous Gaulois, en esclavage!
+
+--Qui va là?--s'écria Ronan, en voyant au dehors, et dans l'ombre, une
+forme humaine rampant à deux genoux, et s'approchant ainsi de la porte
+de la chapelle.--Qui va là?
+
+--Moi, Félibien, esclave ecclésiastique de notre saint évêque.
+
+--Pauvre homme, pourquoi marcher ainsi à genoux?
+
+--C'est un voeu... Je viens ainsi de ma hutte à genoux... sur les
+cailloux du chemin pour prier Loup, le grand Saint-Loup, à qui est
+dédiée cette chapelle. Je viens ainsi de nuit afin d'être de retour dès
+l'aube à l'heure du labeur, car ma hutte est loin d'ici...
+
+--Frère, pourquoi t'infliger ce supplice à toi-même? N'est-ce pas assez
+déjà de te lever avec le soleil, et le soir de te coucher sur ta paille,
+brisé de fatigue?
+
+--Je viens à genoux prier Saint-Loup, le grand Saint-Loup, de demander
+au Seigneur de longs et fortunés jours pour notre saint évêque Cautin,
+de qui je suis esclave laboureur.
+
+--Ton maître! un saint?... ce fainéant qui t'écrase de travail, comme le
+meunier sous sa meule écrase le blé nourricier pour en tirer la
+farine... Quoi! demander de longs jours pour ton maître, c'est demander
+d'allonger la lanière du fouet des surveillants qui te rouent de coups
+si tu bronches.
+
+--Bénis soient leurs coups! Plus on souffre ici-bas, plus l'on est
+heureux dans le paradis...
+
+--Mais le blé que tu sèmes, ton évêque le mange; le vin que tu foules,
+il le boit; les habits que tu tisses, il s'en revêt... te voici hâve,
+affamé, presque nu sous tes haillons!...
+
+--Je voudrais manger les excréments des porcs, boire leur urine, me
+vêtir d'épines, qui déchireraient ma peau jusqu'aux veines, mon bonheur
+en serait plus grand dans le paradis...
+
+--Dis-moi, pauvre frère... le Seigneur a créé le froment, le raisin, le
+miel, les fruits, le lait, la douce toison des brebis... est-ce pour que
+sa créature se nourrisse d'ordures et se vêtisse d'épines? réponds, mon
+pauvre frère?...
+
+--Tu n'es qu'un impie!
+
+--Écoute-moi sans colère... Voyons: pendant que du fond de ta misère, de
+ta fange et de ton ignorance, tu aspires au paradis de là-haut! est-ce
+que ton évêque ne se fait pas, lui, en ce monde un paradis? est-ce que
+seul il ne jouit pas des biens du créateur? Tu le sais, les greniers de
+ton maître regorgent de pur froment; ses étables sont pleines de
+troupeaux gras; ses viviers, de poissons; son cellier, de vins vieux;
+ses volières, d'oiseaux délicats; il chasse en forêt la succulente
+venaison; il chasse en plaine le fin gibier... après quoi il godaille,
+ripaille, dit sa messe et courtise ta femme, ta fille ou ta soeur...
+
+--Mensonge!... mon seigneur et évêque ne peut faillir...
+
+--Pauvre frère!... cela ne te révolte pas, de voir les Franks maîtres
+implacables de cette belle Auvergne, qu'ils nous ont larronnée? de cette
+riche Auvergne, où tes pères, aujourd'hui esclaves et dépouillés de
+leurs biens, vivaient jadis heureux et libres, cultivant les champs
+paternels?
+
+--Mon évêque m'a commandé d'obéir aux Franks et à leurs rois comme à
+lui-même... Puisque leurs rois sont fils soumis de l'Église, le mal
+qu'ils nous font, l'esclavage qu'ils nous imposent, sont des épreuves
+que le Seigneur Dieu nous envoie, et il faut les bénir à coeur joie ces
+épreuves; plus elles nous sont cruelles, plus elles nous sont méritoires
+pour notre salut...
+
+--Mais, pauvre frère, ces épreuves d'asservissement, de faim, de froid,
+de labeur écrasant, de misère affreuse, que, pour ton salut, te prêche
+ton évêque, à son profit, est-ce qu'il les subit, lui, ces dures peines?
+ne vit-il pas, comme nos conquérants, dans la fainéantise, la mollesse
+et l'abondance?
+
+--Arrière... tu veux me tenter, Satan! laisse-moi prier... Je fermerai
+les yeux, je boucherai mes oreilles. Saint évêque Loup! grand
+Saint-Loup! protégez-moi contre ce païen, qui outrage notre bon évêque
+Cautin!
+
+--Pauvre créature! méchamment hébêtée, avilie, dégradée par les
+prêtres... c'est une tendre pitié que tu m'inspires!--dit Ronan.
+
+--Et voilà pourtant ce que les évêques ont fait de ce fier peuple
+gaulois! lui, jadis l'orgueil du monde, il se courbe aujourd'hui, lâche
+et tremblant, devant une poignée de barbares!...
+
+--Tu dis vrai, Ronan; presque tous les esclaves sont, comme ce
+malheureux, tombés dans un lâche hébêtement... le mal gagne de jour en
+jour... Ah! c'en est fait de la vieille Gaule... les Franks lui voleront
+jusqu'à son nom...
+
+--S'il en est ainsi, moi, Ronan! par la torche de l'incendie! par l'épée
+du massacre, par l'ivresse de l'orgie! je le jure! je le jure! tant
+qu'il restera une femme, une tonne, un château, nous, Gaulois déshérités
+de tout... jusqu'à notre nom! nous danserons à travers les flammes, nous
+boirons sur des ruines, nous ferons l'amour sur la cendre des palais et
+des églises!...
+
+Et Ronan se mit à chanter le refrain des Vagres:
+
+«Les Franks nous appellent _Hommes errants_, _Loups_, _Têtes de
+loups_... Vivons en loups, vivons en joie... l'été, sous la verte
+feuillée; l'hiver, dans les chaudes cavernes...»
+
+--Allons, Simon, le miracle de l'évêque doit être joué.
+
+--Oui... d'ailleurs je marcherai seul à distance de vous dans le
+souterrain... Si je vois de loin de la clarté, je viendrai vous avertir.
+
+--Mais cet esclave, qui est là marmottant à genoux ses patenôtres au
+grand Saint-Loup?
+
+--La foudre tomberait à ses pieds qu'il ne bougerait point... il s'en
+ira comme il est venu... sur ses deux genoux.
+
+--Allons, vieux Simon, plaignons ce pauvre homme, et surtout pendons
+l'évêque... Marche, Simon.
+
+--Suis-moi, Ronan.
+
+Et les Vagres, conduits par l'esclave ecclésiastique, disparurent dans
+le souterrain qui, de ces anciens thermes, aboutissait à la villa
+épiscopale, tous chantant à demi-voix:
+
+«Le joyeux Vagre n'a pas de femme: le poignard d'une main, la torche de
+l'autre, il va de burg en maison épiscopale enlever les femmes des
+comtes et des évêques, et emmène ces charmantes au fond des bois...»
+
+Que faisaient donc le prélat et le comte, pendant que les Vagres
+s'introduisaient dans le souterrain de la villa épiscopale?... Ce qu'ils
+faisaient?... ils buvaient coup sur coup; le leude du comte était
+retourné au burg chercher l'esclave... En l'attendant, l'évêque Cautin,
+chafriolant de posséder enfin la jolie fille qu'il convoitait depuis
+longtemps, s'était remis à table. Neroweg, toujours tremblant et presque
+ivre de vin et de frayeur, croyant l'enfer sous ses pieds, aurait voulu
+quitter la salle du festin; il n'osait, se croyant protégé par la sainte
+présence de l'évêque contre les attaques du diable. En vain l'homme de
+Dieu engageait son hôte à vider encore une coupe, le comte repoussait la
+coupe de sa main, roulant autour de lui ses petits yeux d'oiseau de
+proie effaré.
+
+L'ermite laboureur, comme d'habitude, rêvait ou observait en silence...
+
+--Qu'as-tu donc?--dit l'évêque au comte,--tu es triste, tu ne bois
+plus... Tout à l'heure fratricide, tu es maintenant, de par mon
+absolution, blanc comme neige... déride-toi donc; ta conscience
+n'est-elle pas nette? réponds donc... M'aurais-tu caché quelque autre
+crime?... le moment serait mal choisi... tu l'as vu, l'enfer n'est pas
+loin...
+
+--Tais-toi, patron... tais-toi... je me sens si faible, que je ne
+porterais pas un chevreuil sur mes épaules, moi qui porterais un
+sanglier... N'abandonne pas ton fils en Christ! toi, qui peux conjurer
+les démons, je ne te quitterai pas d'ici au jour...
+
+--Tu me quitteras pourtant tout à l'heure, lorsque la petite esclave
+sera venue; il faudra que je la conduise au gynécée de Fulvie, autrefois
+ma femme selon la chair, aujourd'hui ma soeur en Dieu.
+
+--Aussi vrai qu'un de mes aïeux s'appelait l'_Aigle terrible_ en
+Germanie, je ne te quitterai pas plus que ton ombre...
+
+--Un des aïeux de ce Neroweg se nommait l'_Aigle terrible_ en
+Germanie... la rencontre est étrange,--pensait l'ermite...--Ainsi nos
+deux races ennemies, Franke et Gauloise, se sont rencontrées, se
+rencontrent... se rencontreront peut-être encore à travers les âges...
+
+--Bon patron,--dit Neroweg,--d'ici au jour, je ne te quitterai pas plus
+que ton ombre.
+
+--Comte, prends garde... ta terreur me prouve que ton âme n'est pas
+tranquille... avoue-le, tu ne m'as pas tout dit?
+
+--Si, si, je t'ai tout dit.
+
+--Dieu le veuille, pour le salut de ton âme... Mais déride-toi donc...
+tiens, parlons un peu de chasse... comme toi, je suis fin veneur; cette
+conversation t'égayera... Et à propos de chasse, un reproche.
+
+--À moi?
+
+--À toi ou à tes esclaves forestiers... L'autre jour ils sont venus
+lancer trois cerfs au milieu des bois de l'Église... tu sais, dans
+l'enceinte touchant à ce bout de ta forêt, séparé du restant de tes
+domaines par la rivière?
+
+--Si mes esclaves forestiers ont lancé des cerfs chez toi, tes esclaves
+en lanceront une autre fois chez moi: nos bois ne sont séparés que par
+une route.
+
+--C'est dommage... notre limite à tous deux devrait être la rivière.
+
+--Il me faudrait pour cela t'abandonner les cinq cents arpents de bois
+qui sont en delà de la rivière.
+
+--Est-ce que tu y tiens beaucoup à ce bout de forêt? elle est bien
+chétive en cet endroit-là...
+
+--Chétive! il y a des chênes de vingt coudées, et c'est la partie la
+plus giboyeuse de mes biens...
+
+--Tu vantes ton domaine, c'est ton droit; mais, dans ton intérêt même,
+tu serais mieux et plus sûrement limité, si tu l'étais par la rivière,
+et si tu te débarrassais de ces mauvais cinq cents arpents qui touchent
+à mes terres..
+
+--Pourquoi me parles-tu de mes bois? je n'ai plus d'absolution à te
+demander... entends-tu, évêque?
+
+--Non... tu as tué une de tes femmes, une de tes concubines, et ton
+frère Ursio... tu as expié ces crimes en douant l'Église: tu es
+absous... Cependant... et cela me revient seulement maintenant à
+l'esprit, cependant nous n'avons pas songé à une chose...
+
+--À laquelle, patron?
+
+--Ta quatrième femme Wisigarde a péri par tes mains de mort violente;
+elle n'a pas reçu en mourant l'assistance d'un prêtre... son âme est en
+peine, il se pourrait qu'elle vînt te tourmenter la nuit sous figure de
+fantôme effrayant, jusqu'à ce que tu aies tiré de peine cette pauvre
+âme...
+
+--Comment la tirer de peine?
+
+--Par des prières que dirait un prêtre du Seigneur.
+
+--Je ne suis pas prêtre, moi!
+
+--Mais je le suis, moi!
+
+--Alors, patron, dis-les, ces prières, pour cette âme en peine.
+
+--Soit... Durant vingt ans, il sera dit à l'autel des prières pour l'âme
+de Wisigarde, à condition que tu m'abandonneras ce bout de forêt, séparé
+de ton domaine par la rivière...
+
+--Encore donner à ton Église... donner toujours... toujours donner!...
+
+--Libre à toi de préférer être tourmenté la nuit par des fantômes
+livides et sanglants...
+
+Le Frank regarda l'évêque d'un oeil défiant et irrité; puis il reprit
+avec un courroux concentré:
+
+--Gaulois rapace, tu veux donc me prendre pièce à pièce la part de
+conquêtes que nos rois nous ont donnée, à mon père et à moi, en bénéfice
+héréditaire? Doter encore ton Église! je doterais plutôt le diable!...
+
+--Dote-le donc... le voici!!--dit une grosse voix qui semblait sortir
+des entrailles de la terre.
+
+Au son de cette voix, l'ermite se leva surpris, l'évêque se renversa sur
+le dossier de son siége, se signa brusquement; puis, réfléchissant, il
+dit en latin:
+
+--C'est mon chambrier; il était resté là-dessous... le tour est gai...
+il vient à point...
+
+Le comte, lui, frappé de terreur, se croyant poursuivi par le démon en
+personne, avait poussé un grand cri, s'enfuyant éperdu de la salle du
+festin, et manquant de renverser le leude, qui en ce moment entrait,
+poussant devant lui une jeune fille, en disant:
+
+--Voici la petite esclave, Odille, la filandière.
+
+L'évêque en rut oublia tout pour courir vers la pauvrette; mais au
+moment où il s'élançant pour la saisir, une main vigoureuse, sortant par
+l'ouverture de la dalle abaissée, arrêta le prélat par un pan de sa robe
+en lui criant:
+
+--Luxurieux point ne seras, saint homme de Dieu!!
+
+Lorsque l'évêque se retourna inquiet de voir qui lui parlait ainsi, il
+vit avec effroi Ronan à la tête de ses compagnons, qui, comme lui,
+sortirent par l'issue du souterrain, en poussant des cris enragés...
+Tous, par plaisante humeur, les joyeux garçons, s'étaient noirci la
+figure avec les débris charbonnés des fagots destinés à produire les
+_flammes de l'enfer_ et à jouer le miracle.
+
+À la vue de ces hommes noirs, sortant de dessous terre, et hurlant comme
+des damnés, le leude, qui avait amené la petite esclave, crut aussi
+qu'ils venaient de l'enfer, et se précipita sur les traces de Neroweg en
+criant:
+
+--Les démons! les démons!...
+
+Le comte, de plus en plus épouvanté, courut à l'écurie, s'élança sur son
+cheval, et à toute bride s'éloigna de la villa épiscopale; ses leudes
+l'imitèrent, sautèrent sur leurs montures, abandonnant leurs armes dans
+la salle du festin, et tous prirent la fuite en tumulte, répétant avec
+épouvante:
+
+--Les démons! les démons!...
+
+La villa épiscopale a été envahie par les Vagres depuis deux heures.
+
+Qui dit donc une messe de nuit dans la chapelle de l'évêque? les cierges
+sont allumés sur l'autel, ni plus ni moins que pour la fête de Pâques;
+ils éclairent de leur vive lumière les premiers arceaux: le reste de la
+chapelle est noyé d'ombre, jusqu'à la porte voûtée, à travers laquelle
+on aperçoit çà et là une lueur rouge, comme celle d'un brasier qui
+s'éteint... Quel brasier? celui que formait les débris embrasés de la
+villa épiscopale...
+
+La villa a donc été incendiée par les Vagres? Certes; auraient-ils sans
+cela emporté des torches de paille?
+
+Au milieu du choeur sont entassées pêle-mêle les richesses de l'évêque:
+vases d'or et d'argent, saints calices et coupes à boire, boîtes à
+Évangiles et plats à manger, patènes et bassins à rafraîchir le vin;
+gros sacs de peau éventrés, d'où ruissellent les sous d'or et d'argent;
+riches étoffes pourpres et bleues, n'attendant plus que la façon;
+fourrures chaudes et rares, noires comme le corbeau, blanches comme la
+colombe; et pour trophées, aux quatre coins de ce splendide monceau de
+butin, les haches, les boucliers et les piques des leudes fuyards par
+peur du diable: or, argent, acier, vives couleurs, tout brille,
+fourmille et scintille de ces joyeux miroitements, particuliers aux gros
+monceaux de précieux butin, si plaisants à l'oeil d'un Vagre...
+
+Ils sont donc là, les Vagres? ils sont donc dans la sainte chapelle de
+la villa épiscopale?
+
+Oui, les voici réunis dans ce lieu sacré dont ils ont fait leur
+magasin...
+
+Et que font-ils là?
+
+Ma foi! ils font ce que font les Vagres après avoir bu, ravagé, pillé:
+les uns ronflent et cuvent leur ivresse sur les marches de l'autel, les
+autres, se balançant sur leurs jambes avinées, se délectent en regardant
+amoureusement leur gros tas de butin, ces richesses, qu'ils vont semer
+sur leur route, et qui feront tant d'heureux; car les Vagres de Ronan
+surtout sont fidèles à ces commandements... saints commandements en
+Vagrerie:
+
+«Prenons aux riches, donnons aux pauvres... Vagre qui garde un sou pour
+le lendemain n'est plus un Vagre, un _Loup_, une _Tête de loup_, un
+_Homme errant_... Toujours il partage son butin de la veille entre les
+pauvres gens pour avoir à piller de nouveau évêques renégats! Franks
+pillards et oppresseurs de la vieille Gaule!»
+
+Et ces autres Vagres, appuyés debout aux fûts des colonnes, ou assis sur
+les marches de l'autel, à côté des ronfleurs, leurs regards sont aussi
+fermes que leurs jambes, n'ont-ils donc point aussi goûté, ceux-là, aux
+vins vieux de la villa épiscopale?
+
+Ceux-là ils en ont bu deux fois, dix fois plus que les autres (et Ronan
+est de ce nombre); mais ce sont des Vagres aguerris, rudes compères,
+qui vous vident une outre d'un trait, et marchent sans broncher sur une
+poutre à travers l'incendie qu'ils ont allumé dans le burg d'un Frank ou
+dans la villa d'un évêque... Et ces hommes, à tête rasée, hâves, vêtus
+de haillons, ces femmes? non moins misérables, mais dont quelques-unes
+sont jolies, très-jolies; les uns et les unes ont l'air aussi gai, aussi
+aviné que les Vagres, que sont-ils, ces hommes et ces femmes?
+
+Ce sont des esclaves de l'Église, joyeux d'avoir leur jour de justice et
+de vengeance... Mais d'autres esclaves en grand nombre ont fui dans les
+champs, craignant de voir le feu du ciel tomber sur les Vagres, assez
+sacriléges pour mettre à sac et à feu la maison de leur seigneur évêque.
+
+Que fait donc Ronan, se prélassant au banc épiscopal, où il est assis,
+revêtu des habits sacerdotaux et coiffé du bonnet de fourrure, que le
+comte Neroweg a laissé dans la salle du festin en fuyant éperdu? Quatre
+Vagres assistent Ronan... étranges clercs! plaisants diacres! Parmi eux
+se trouve Dent-de-Loup, ce géant, dont un cercle de tonne ne mesurerait
+pas la ceinture.
+
+--Frères, sommes-nous tous ici?
+
+--Ronan, il ne manque que le Veneur; au plus fort de l'incendie, il a
+couru à la porte de l'évêchesse... et l'un des nôtres l'a vu ensuite
+traverser les flammes, courant vers le jardin, emportant dans ses bras
+cette belle femme évanouie.
+
+--Sans doute il la fait revenir à elle... Or, pendant qu'on ranime
+l'évêchesse, si nous jugions l'évêque?...
+
+--Bien dit, Ronan.
+
+--Le saint homme a souvent jugé du haut du tribunal de la curie, comme
+évêque et chef de la cité de Clermont, jugeons-le à son tour.
+
+--Oui, oui, jugeons l'évêque! jugeons l'évêque!...
+
+Et les esclaves de l'abbaye criaient plus fort que les Vagres:
+
+--Jugeons l'évêque!
+
+--Qu'on l'amène!
+
+Deux Vagres allèrent quérir le saint homme de Dieu, jusqu'alors retenu
+dans un couloir voisin. Il fut introduit garrotté, pâle et courroucé,
+devant le tribunal de Ronan et de ses clercs en Vagrerie.
+
+--Seigneur évêque,--lui dit Ronan,--_votre charité_, _votre piété_,
+_votre clarissime pudicité_ (afin d'employer les titres honorifiques que
+vous vous accordez entre vous, saints hommes), _votre clarissime
+pudicité_ voudra-t-elle nous dire comment tu t'appelles?
+
+--Incendiaire! pillard! sacrilége!.. voilà tes noms à toi... Je te damne
+et t'excommunie, ainsi que ta bande, dans ce monde et dans l'autre, où
+vous subirez pour vos forfaits les peines éternelles!
+
+--Ta _clarissime charité_ répond à ma question par des injures... Or,
+puisque ta clarissime humilité refuse de dire ton nom, ton nom, le
+voici: Tu t'appelles Cautin...
+
+--Puisse mon nom te brûler la langue!
+
+--Pauvres esclaves de l'abbaye,--ajouta Ronan en s'adressant à
+eux,--quels reproches faites-vous à votre évêque?
+
+--Il nous écrase de travaux de l'aube au soir, et souvent la nuit.
+
+--Pour nourriture, il nous donne une poignée de fèves.
+
+--Il nous laisse sous ces haillons, et dans nos huttes de boue
+effondrées la cabane des porcs nous fait envie.
+
+--Nos moindres fautes sont punies du fouet.
+
+--Nous autres, jeunes femmes du gynécée de l'évêchesse, il abuse de nous
+par la menace... Quelle résistance peut faire l'esclave? elle se soumet
+en frissonnant... et pleure...
+
+--J'ai dit ce que j'ai dit,--ajouta le vieux Simon, l'introducteur des
+Vagres dans la villa.--Qu'un Frank nous asservisse et nous accable de
+misères... conquérant, il use de sa force; mais que des évêques, Gaulois
+comme nous, se joignent à ce Frank pour nous asservir et partager avec
+lui nos dépouilles... je l'ai dit et je le dis, c'est le crime des
+prêtres de l'Église catholique, apostolique et romaine, comme ils
+s'appellent... Joug pour joug, j'aurais préféré celui de la Rome des
+empereurs; c'était une franche guerre: soldat contre soldat, épée contre
+épée; mais j'ai horreur et dégoût du joug de la Rome des papes, cette
+Église qui nous opprime par la fourberie, par l'hébêtement, et qui,
+reniant la patrie, la liberté, nos gloires passées, abrutit et châtre
+notre virile race gauloise... Ah! nos anciens prêtres, nos druides
+vénérés, ne s'alliaient pas ainsi lâchement aux Romains conquérants de
+la Gaule... Non, non, le glaive d'une main, une branche de gui de
+l'autre, donnant les premiers le signal de la sainte guerre contre
+l'étranger, ils soulevaient les populations en armes avec ces deux seuls
+mots: Patrie et liberté!! Alors surgissaient du grand flot populaire: le
+_chef des cent vallées_! _Sacrovir!_ _Vindex!_ _Marik!_ _Civilis!_ et
+Rome tremblait au Capitole... Mais où sont-ils nos druides vénérés? Où
+ils sont?... Allez au fond des forêts, vous trouverez leurs os calcinés
+par le feu sous les ruines de leurs temples renversés par les prêtres
+catholiques. Où ils sont, nos druides? demandez-le aux bourreaux des
+cités gouvernées par les évêques... Hélas! avec les druides, est morte
+l'indépendance de la Gaule!... les évêques et les Franks lui
+larronneront jusqu'à son nom!... Je vous l'ai dit, je vous l'ai dit...
+Oh! ne me menace pas du poing, toi, mon seigneur, toi, mon évêque... Ce
+langage t'étonne dans la bouche d'un pauvre vieux esclave; mais cet
+esclave, autrefois libre, autrefois riche, autrefois heureux, avant
+d'être ta chose, comme tes boeufs et tes porcs, cet esclave avait acquis
+plus de science que tu n'en posséderas jamais, prélat fainéant, cupide
+et luxurieux!! Rassure-toi, je ne te ravirai pas ta vengeance; je suis
+trop vieux pour courir la Vagrerie... toi, ou ton successeur, vous me
+trouverez sur les ruines de ta villa épiscopale, le vieux Simon sera
+pendu; mais son dernier mot sera: Malédiction sur les Franks
+conquérants, malédiction sur les évêques catholiques... et vive la
+vieille Gaule!
+
+--Évêque,--reprit Ronan,--ta clarissime véracité a-t-elle quelque chose
+à répondre aux accusations de tes esclaves et aux paroles du vieux
+Simon?
+
+--Ce sont eux, les scélérats maudits, les sacriléges, qui auront à
+répondre au terrible jour du jugement... Après quoi, ils grinceront des
+dents pour l'éternité... ainsi que toi, vieux Simon, abominable
+païen!... Quoi! tu oses glorifier dans ce saint lieu le nom abhorré des
+druides, ces prêtres de Mammon, qui sont au fin fond des enfers parmi
+les âmes que leur exécrable idolâtrie a perdues!
+
+--Donc, évêque, ta clarissime pureté de conscience ne trouve rien autre
+chose à expectorer que des injures, toujours des injures?
+
+--Et fasse à l'instant le Seigneur que ces injures soient autant de
+lames ardentes qui vous percent le ventre, maudits!
+
+--Soit! que ta clarissime sainteté nous régale d'un miracle, dût-il nous
+percer le ventre, en attendant ce prodige... Voici ce dont je t'accuse,
+moi, Ronan: tu convoitais les biens d'un de tes prêtres, nommé
+_Anastase_, il a refusé de te les abandonner, tu l'as par ruse attiré
+chez toi, à Clermont, puis tu l'as fait saisir, garrotter et enfermer
+tout vivant dans un sépulcre avec un mort en putréfaction[L]. Ta
+clarissime charité ose-t-elle nier ceci?
+
+--Plaisant concile que celui de ces scélérats pour m'interroger, moi,
+évêque!
+
+--Tu ne nies pas? Poursuivons, ta clarissime pauvreté dans sa rage
+d'augmenter ses richesses en larronnant autrui, a imaginé ce soir, sous
+prétexte de miracle, un vrai tour de bandit: tu as effrontément
+dépouillé le comte Neroweg en l'épouvantant au nom du diable...
+moyennant un fagot, deux bottes de paille, et un denier de soufre...
+Cedit miracle, peu coûteux, t'a beaucoup trop rapporté... Dépouiller un
+Frank, c'est justice en Vagrerie, nous n'en faisons point d'autres; mais
+si les Vagres se gaudissent à piller nos conquérants, c'est pour convier
+le pauvre monde au régal de ces pilleries... Toi, tu voles le voleur
+pour t'enrichir... ceci, en Vagrerie, est un très-damnable péché...
+Autre iniquité: tu as absous ce comte fratricide pour obtenir la
+jouissance d'une jeune esclave, une enfant de quinze ans au plus, je
+l'ai vue; or, en Vagrerie, cette luxure épiscopale est encore un
+très-damnable péché... je dois en avertir ta clarissime pudicité.
+
+Puis, s'adressant aux Vagres, Ronan ajouta:
+
+--Où est la petite esclave?
+
+--Ici près, dans un réduit; elle avait grand'frayeur de nous et de
+l'incendie... nous l'avons doucement portée sur un matelas, elle est là,
+pleurante.
+
+--Amenez-la.
+
+La jeune esclave fut amenée.
+
+Ronan disait vrai: lui donner quinze ans, à cette enfant, c'était
+peut-être la vieillir... Ses blonds cheveux, séparés en deux longues
+tresses épaisses, tombaient à ses pieds, nus comme ses bras et ses
+épaules: le leude brutal, en allant la quérir au burg, lui avait à peine
+donné le temps de se vêtir pour l'emporter sur son cheval. Aussi, en
+présence des Vagres, quelle frayeur suppliante se lisait dans les grands
+yeux bleus de la pauvre petite créature, encore toute tremblante... Sa
+course nocturne en croupe du guerrier frank, l'incendie de la villa
+épiscopale, l'aspect étrange des Vagres... que de sujets d'effroi pour
+elle! Ses joues avaient dû autrefois être rondes et roses; mais elles
+étaient devenues pâles et creuses: cette figure enfantine, empreinte de
+souffrance, faisait mal à voir... Ronan, malgré lui, ne la quittait pas
+des yeux, aussi lorsque cette jeune esclave entra dans la chapelle, lui,
+toujours joyeux, se sentit attristé, sa voix même s'émut lorsqu'il lui
+dit doucement:
+
+--Ton nom, mon enfant?
+
+--On m'appelle Odille.
+
+--Où es-tu née?
+
+--Loin d'ici... dans l'une des hautes vallées du Mont-d'Or.
+
+--Quel âge as-tu?
+
+--Ma mère me disait ce printemps: Odille, voilà quatorze ans que tu fais
+la joie de ma vie.
+
+--Comment es-tu devenue l'esclave du comte frank?
+
+--Mon père est mort jeune... j'habitais dans la montagne avec mon
+grand-père, mon frère et ma mère... Nous vivions du produit de notre
+troupeau et nous filions la laine; nous n'avions jamais eu d'autre
+chagrin que la mort de mon père... Un jour, les Franks sont montés en
+armes dans la montagne; ils ont pris notre troupeau, et nous ont dit:
+«Nous allons vous emmener au burg de notre comte pour repeupler ses
+domaines en esclaves et en bétail.» Mon frère a voulu nous défendre, les
+Franks l'ont tué... Ils nous ont liées, ma mère et moi, à la même corde;
+ils nous ont poussées devant eux avec notre troupeau... Mon grand-père a
+demandé à genoux la grâce de nous suivre; les Franks lui ont dit: «Tu es
+trop vieux pour gagner ton pain comme esclave.--Mais, seul, je mourrai
+de faim dans la montagne!--Meurs!» lui ont-ils dit, et ils nous ont fait
+marcher devant eux... Mon grand-père nous suivait de loin en pleurant;
+les Franks l'ont assommé à coups de pierres... Ils ont pris d'autres
+esclaves, emmené d'autres troupeaux, tué d'autres gens dans la montagne
+quand ils refusaient de les suivre. Ils ont ensuite parcouru la plaine;
+ils y ont encore enlevé du monde et des bestiaux. Nous étions cinquante
+peut-être, tant hommes que femmes et jeunes filles; les petits
+enfants... les Franks les massacraient comme n'étant bons à rien. La
+première nuit, nous avons couché dans un bois; les Franks ont fait
+violence aux femmes malgré leurs prières... J'ai entendu les sanglots de
+ma mère... le soir, on m'avait séparée d'elle... À moi, on ne m'a rien
+fait: le chef de ces guerriers me gardait, a-t-il dit, pour le comte. Le
+lendemain, nous nous sommes remis en marche, moi, toujours séparée de ma
+mère; on a encore tué des gens qui ne voulaient pas suivre... on a
+encore pris des esclaves et des troupeaux... et puis on s'est remis en
+route pour le burg. Avant d'y arriver, on a passé une seconde nuit dans
+les bois. Le chef, qui me réservait pour le comte, me faisait coucher à
+côté de son cheval... Au point du jour, nous avons continué notre route;
+j'ai des yeux cherché ma mère... le Frank m'a dit: «Elle est morte; deux
+guerriers, en se la disputant cette nuit, l'ont tuée.» Moi, j'ai voulu
+rester là pour y mourir; mais le chef m'a emportée sur son cheval, et
+nous sommes arrivés sur le domaine du comte...
+
+--Entends-tu, évêque?--dit Ronan,--entends-tu, Gaulois? ce sont les
+Franks, tes alliés, qui, dans cette province et dans les autres,
+massacrent les vieillards et les enfants comme bouches inutiles et
+enlèvent ainsi hommes et femmes de notre race, pour repeupler les terres
+de la Gaule que leurs rois ont distribuées à leurs guerriers en nous
+dépouillant... Ce sont tes alliés, tes amis, tes fils en Christ et en
+Dieu, qui font cela... et tu ordonnes, sous peine de l'enfer, au pauvre
+peuple d'obéir à ces pillards, à ces ravisseurs, à ces meurtriers, qui
+violentent et tuent les mères sous les yeux de leurs filles. Entends-tu
+cela, évêque gaulois?
+
+--Les Franks respectent les biens de l'Église et les oints du
+Seigneur,--s'écria l'évêque Cautin,--ces biens, ces oints sacrés, sur
+lesquels vous osez, maudits! porter vos mains impies.
+
+--Continue,--dit Ronan à la petite esclave,--continue, pauvre enfant!
+
+--Nous sommes arrivés au burg; le comte m'a fait conduire dans sa
+chambre; il s'est jeté sur moi, j'ai voulu lui résister, il m'a donné
+des coups de poings sur la figure, j'étais toute en sang[M]; la douleur
+et l'effroi m'ont fait perdre connaissance, le seigneur comte a abusé de
+moi; depuis, j'ai été enfermée avec les autres esclaves dans
+l'appartement de sa femme _Godigisèle_, bien douce femme pour un si
+méchant homme; cette nuit, un des leudes est venu me prendre, m'a
+emportée sur son cheval; il m'a conduite ici, me disant que je serais
+l'esclave du seigneur évêque.
+
+--Cela t'effraye, pauvre enfant, d'être esclave du seigneur évêque?
+
+--Ma mère et mes parents ont été tués; je suis esclave, je suis
+avilie... tout m'est égal... J'ai essayé de m'étrangler avec mes
+cheveux, mais j'ai eu peur... et pourtant je voudrais mourir.
+
+--Elle a quinze ans... évêque... et tu l'entends?
+
+--Bénis le Seigneur, chère fille, bénis-le; plus tu souffriras ici-bas,
+plus tu te féliciteras là-haut! C'est moi, ton père en Dieu, qui t'en
+donne l'assurance.
+
+--Bien dit, évêque. Donc, je le mettrai sur l'heure à même de pouvoir te
+singulièrement féliciter là-haut,--reprit Ronan; puis s'adressant à
+l'esclave dont il ne pouvait détacher ses yeux attendris:
+
+--Assieds-toi là, sur les marches de l'autel, petite Odille... Tu n'as
+ici que des amis; ne désespère pas encore.
+
+L'enfant contempla le Vagre d'un air grandement surpris; il lui parlait
+d'une voix douce; elle alla s'asseoir sur les marches de l'autel, et ne
+regarda plus que Ronan, n'écouta plus que les paroles de Ronan.
+
+--Eh! le Veneur! le Veneur!--cria l'un de ces gais compagnons debout
+près d'une petite porte de la chapelle donnant sur les jardins de la
+villa,--où vas-tu donc ainsi sous la feuillée, ta belle évêchesse au
+bras? ne viendra-t-elle pas voir son honnête mari... ce renard pris au
+piège, avant d'être pendu?
+
+--Mes bons seigneurs les Vagres,--dit la voix de l'évêchesse dont on
+distinguait à peine la forme svelte et blanche dans le pénombre de
+l'arceau de la porte,--longtemps j'ai maudit, longtemps j'ai haï
+celui-là qui fut mon mari... Je ne le hais plus, je ne le maudis plus;
+le bonheur rend indulgente... Faites-lui grâce comme je lui pardonne.
+Lui-même l'a dit: je n'étais plus sa femme... nos liens charnels ont été
+brisés... Il me gardait près de lui pour jouir de mes biens... Qu'il en
+jouisse... J'aurai du moins mon jour d'amour et de liberté... Viens, mon
+beau Vagre... et vive l'amour en Vagrerie!
+
+--Scélérate impudique! j'avais épousé une Olla... une Oliba... une
+Messaline!
+
+Mais Cautin criait, menaçait en vain; l'évêchesse continuait avec son
+Vagre sa promenade sous la feuillée des grands arbres de la villa,
+tandis que Ronan disait au saint homme:
+
+--Tu vas être jugé par ceux que tu as jugés. Pauvres esclaves de
+l'Église, que ferons-nous de ce méchant et luxurieux papelard qui
+enterre les vivants avec les morts?
+
+--Qu'il soit pendu!
+
+--Oui, oui! qu'il soit pendu!
+
+--Il ne mourra qu'une fois; et notre vie à nous était un long supplice.
+
+--Sa vie à lui une longue jouissance!
+
+--Qu'il soit pendu!
+
+--Que penses-tu de l'idée de ces bonnes gens? À moi, Ronan, elle me
+paraît sensée...
+
+--Et moi, mes frères, je vous dirai, au nom de Jésus de Nazareth, l'ami
+des affligés: pardon pour le coupable si sa repentance est sincère.
+
+Qui parlait ainsi? L'ermite laboureur, jusqu'alors caché dans l'ombre
+d'un des arceaux de la chapelle; soudain il parut aux yeux des Vagres et
+des esclaves courroucés contre l'évêque.
+
+--L'ermite laboureur!--s'écrièrent les esclaves avec un touchant
+respect,--l'ami des pauvres!
+
+--Le consolateur de ceux qui pleurent!
+
+--Que de fois, dans les champs, il a pris la houe d'un de nos
+compagnons, épuisé de fatigue, achevant ainsi la tâche du captif, pour
+lui épargner les coups de fouet du gardien!
+
+--Un jour, pendant que je paissais les brebis de l'évêque, deux
+s'étaient égarées. L'ermite laboureur a tant cherché, tant cherché,
+qu'il me les a ramenées; sans lui, j'étais roué de coups au retour.
+
+--Et nos petits enfants, si chétifs, si tristes, hélas! à cet âge où
+l'on rit souvent, ils ont toujours un sourire pour l'ermite laboureur.
+
+--Oh! dès qu'ils l'aperçoivent, ils courent se pendre à sa robe!
+
+--Aussi malheureux que nous, il aime à faire aux enfants de petits
+présents... doux présents des pauvres gens, dit-il, et il leur donne
+quelques fruits des bois... un rayon de miel sauvage... un oiseau tombé
+de son nid...
+
+--Aimez-vous... aimez-vous en frères, pauvres déshérités,--nous dit-il
+sans cesse;--l'amour rend le travail moins rude.
+
+--Espérez!--nous dit-il encore;--espérez! le règne des oppresseurs
+passera en ce monde, et pour eux sur cette terre, viendra l'heure d'un
+châtiment terrible... alors les premiers seront les derniers et les
+derniers seront les premiers.
+
+--Jésus, l'ami des affligés, l'a dit: les fers des esclaves seront
+brisés... Espoir! pauvres opprimés! Espoir!
+
+--Unissez-vous... aimez-vous... soutenez-vous... fils d'un même Dieu,
+enfants d'une même patrie!... Désunis, vous ne pourrez rien; unis, vous
+pourrez tout... Le jour de la délivrance n'est peut-être pas éloigné...
+Amour, union, patience! attendez l'heure de l'affranchissement comme
+l'attendaient nos pères.
+
+--Oui, voilà ce que chaque jour l'ermite nous dit...
+
+--Et de mes paroles, frères, il faut vous souvenir en ce moment,--reprit
+le moine laboureur.--Jésus l'a dit: malheur aux âmes endurcies!
+miséricorde à qui se repent! Votre évêque peut se repentir du mal qu'il
+a fait.
+
+--Moine insolent! tu oses m'accuser!
+
+--Ce n'est pas moi qui t'accuse... c'est ta vie passée... expie-la par
+le repentir, tu obtiendras miséricorde...
+
+--Je me repens d'une chose, infâme renégat! c'est de ne pouvoir
+t'assommer sur l'heure...
+
+--Ermite, notre ami, tu entends ce saint homme... tu vois sa
+repentance... qu'en faisons-nous, mes Vagres?
+
+--À mort! celui qui enterre des vivants avec des cadavres! à mort!
+
+--Mes frères, vous m'aimez...
+
+--Nous t'aimons, brave ermite, autant que nous abhorrons l'évêque
+Cautin...
+
+--Accordez-moi sa vie...
+
+--Non, non...
+
+--Tu l'as dit, ermite: malheur aux âmes endurcies...
+
+--Vois comme il se repent... à mort... à mort!
+
+Et, furieux, ils se précipitèrent sur le prélat qui, dans son épouvante,
+appela le moine à son aide; mais celui-ci, avant cet appel, avait
+couvert l'évêque de son corps en s'écriant:
+
+--Tuez-moi donc aussi, moi qui vous aime du plus profond de mon coeur et
+vous console de mon mieux, pauvres esclaves, tuez-moi donc aussi, moi
+qui ai pour vous plus de pitié que de blâme! Vagres errants au fond des
+bois! car la juste haine de l'oppression franque, les terribles
+iniquités du temps vous ont poussés à la révolte... et si vous prenez
+aux riches, c'est du moins pour donner aux pauvres... Non, non, vous ne
+tuerez pas cet homme, vous n'êtes pas des bourreaux! vous m'accorderez
+sa vie!
+
+--L'évêque nous a trop fait souffrir. Oeil pour oeil, dent pour dent.
+
+--Une lâche vengeance effacera-t-elle vos souffrances passées? Quoi!
+vous, dont les aïeux étonnaient le monde par leur bravoure généreuse...
+vous allez massacrer de sang-froid un homme sans défense? Seriez-vous
+devenus lâches? vous, fils des vaillants Gaulois des temps passés?
+
+Vagres et esclaves restèrent silencieux, et ne menacèrent plus l'évêque.
+
+--Ermite, tu es l'ami des pauvres gens. Nous t'accordons la vie de cet
+homme... mais il faut qu'il nous suive en Vagrerie.
+
+--Bien dit, Ronan! et dans nos repos, il nous fera la cuisine; il est
+gourmand comme un évêque, foi de Dent-de-Loup! nous dînerons en prélats.
+
+--Évêque, choisis! cuisinier ou pendu?
+
+--Sacriléges! avoir pillé, incendié ma villa épiscopale, et me forcer
+d'être leur cuisinier! abomination de la désolation!... Moine, tu les
+entends, hélas! hélas!... et tu n'as pour eux ni malédiction ni
+anathème... Est-ce ainsi que tu me défends?... Ne m'as-tu sauvé la vie
+que pour jouir de mon abjection!
+
+--Tais-toi! Jésus de Nazareth, dont la vie avait été aussi pure que la
+tienne a été coupable; Jésus, dans le prétoire romain, au milieu des
+soldats qui l'accablaient de railleries, de sanglants outrages, disait
+seulement: _Pardonnez-leur, mon Dieu; ils ne savent ce qu'ils font_...
+
+--Mais ils savent ce qu'ils font, ces impies, en me prenant pour
+cuisinier... Et tu oses me conseiller de pardonner cette énormité
+sacrilége...
+
+--Songe à ta vie passée... au lieu de te plaindre, tu remercieras le
+ciel...
+
+--Allons, mes Vagres,--dit Ronan,--allons, voici l'aube; emportons notre
+butin dans les chariots de l'évêque, et en route! Quel beau jour pour
+les bonnes gens du voisinage! Mais, avant notre départ, deux mots à
+cette enfant.
+
+Et s'avançant vers la petite esclave, qui, assise sur les marches de
+l'autel, avait écouté tout ceci fort étonnée, presque sans quitter Ronan
+des yeux, celui-ci lui dit avec bonté:
+
+--Pauvre enfant, sans père ni mère, viens avec nous; ne crains rien...
+la Vagrerie, c'est, vois-tu, le monde renversé: l'esclave et le pauvre
+sont sacrés pour nous; notre haine est pour le riche conquérant... Cette
+vie d'aventures et de dangers te fait-elle peur? l'ermite, notre ami,
+quoiqu'il ait le grand défaut d'empêcher les évêques Cautin d'être
+pendus, l'ermite, notre ami, te conduira chez une bonne âme dans quelque
+ville, seul endroit où l'on trouve aujourd'hui, en Gaule, un peu de
+sécurité, lorsque toutefois la ville n'est pas mise à feu, à sang et à
+sac par l'un de nos rois franks, dignes fils et petit-fils du glorieux
+Clovis, qui leur a laissé la Gaule en héritage, et qui sont autant qu'il
+l'était, curieux de se piller et de s'égorger entre frères et parents...
+
+--Je te suivrai, Ronan... D'abord, tu m'as fait peur; mais quand tu
+m'as parlé, ton regard est devenu doux comme ta voix; je suis esclave et
+orpheline,--ajouta-t-elle en pleurant;--que veux-tu que je fasse? où
+veux-tu que j'aille, sinon avec le premier qui doucement me dit:
+Viens...
+
+--Viens donc, et sèche tes larmes, petite Odille; on ne pleure guère en
+Vagrerie... Tu monteras sur l'un des chariots de la villa, dans lequel
+nos compagnons transportent, tu le vois, le butin, sans compter celui
+qui est resté en dehors de la chapelle... Allons, prends mon bras, et
+marchons, pauvre enfant...
+
+Et voyant l'ermite s'approcher:
+
+--Adieu, notre ami; tu as la vie d'un méchant évêque sur la
+conscience... que le Cautin te soit léger!
+
+--Ronan, je t'accompagne.
+
+--Tu viens avec nous courir la Vagrerie?
+
+--Oui.
+
+--Toi, ermite? toi, véritablement saint homme? toi, avec nous, _Hommes
+errants_, _Loups_, _Têtes de loups_, diables de Vagres que nous sommes?
+
+--Jésus l'a dit: «Ce ne sont pas ceux qui se portent bien, mais les
+malades qui ont besoin de médecins...»
+
+--Tu veux nous guérir de notre manie de pendre les méchants évêques?
+
+--J'ai déjà commencé.
+
+--Une fois n'est pas coutume.
+
+--Nous verrons... vous avez encore d'autres plaies que je veux guérir,
+j'espère vous voir faire mieux que des ruines...
+
+--Moine, dis-tu vrai?--reprit Cautin à demi-voix.--Tu ne m'abandonneras
+pas? tu me protégeras contre ces Philistins, contre ces Moabites?
+
+--C'est mon devoir de rendre ces gens meilleurs.
+
+--Meilleurs! ces scélérats?
+
+--J'y tâcherai...
+
+--Meilleurs!... ces sacriléges, qui ont pillé ma villa, mes belles
+coupes, mes beaux vases, mon or et mon argent... Hélas! hélas! j'en
+mourrai de désespoir, aussi vrai que ces tigres ne deviendront jamais
+des agneaux...
+
+--L'Écriture n'a-t-elle pas dit: «L'épée homicide sera changée en serpe
+pour émonder la vigne en fleurs; la terre pacifique et féconde produira
+ses fruits pour tous les hommes; le lion dormira près du chevreau; le
+loup, près de la brebis; et un petit enfant les conduira tous.» Ne
+blasphème pas! le Créateur a fait la créature à son image; il l'a faite
+bonne pour qu'elle soit heureuse: aveugles, misérables ou ignorants sont
+les méchants... Guérissons leur ignorance, leur misère et leur
+aveuglement... Bons ils deviendront, heureux ils rendront eux et les
+autres.
+
+--Bons? les hommes!--s'écria l'évêque avec emportement,--et les femmes
+sans doute aussi sont bonnes! celle qui fut la mienne entre autres?
+vois-la plutôt là-bas, cette monstrueuse impudique, avec sa jupe orange
+et ses bas rouges brodés d'argent... la vois-tu au bras de ce grand
+bandit à cheveux noirs? L'infâme! la scélérate!
+
+--Tais-toi! Jésus n'avait que des paroles de miséricorde pour Madeleine
+la courtisane et pour la femme adultère, oserais-tu jeter la première
+pierre à cette femme qui fut la tienne?... Allons, viens... Tes genoux
+tremblent... tu me fais pitié... appuie-toi sur mon bras... tu vas
+défaillir...
+
+--Hélas! où vont-ils me conduire, ces Vagres damnés?
+
+--Peu t'importe! amende-toi... repens-toi!...
+
+--Mon Dieu! mon Dieu! et pas d'espoir d'être délivré en route! elles
+sont si désertes maintenant... personne ne voyage de peur des Vagres, ou
+de ces bandes de Franks qui vont guerroyer les uns contre les autres,
+piller les villes, enlever des esclaves! Ah! nous vivons dans de
+terribles temps.
+
+--Et ces temps! qui nous les a faits? sinon vous tous? nouveaux _princes
+des prêtres_! Ah! nos pères ont vu pendant des siècles la Gaule
+paisible et florissante; mais elle était libre alors!--reprit amèrement
+l'ermite.--La conquête, inique et sanglante, appelée par vous, évêques
+gaulois, légitime ces déplorables représailles.
+
+--Nos pères étaient de malheureux idolâtres! et à cette heure ils
+grincent des dents pour l'éternité!--s'écria Cautin,--tandis que nous
+avons la vraie foi... aussi le Seigneur Dieu réserve-t-il
+d'épouvantables châtiments pour les misérables qui osent insulter ses
+prêtres, ravir les biens de son Église... Tiens, moine, vois, vois si ce
+n'est pas un spectacle à fendre le coeur!
+
+Ce spectacle, qui fendait le coeur du saint homme, réjouissait fort le
+coeur des Vagres... Le jour était venu: quatre grands chariots de la
+villa, attelés chacun de deux paires de boeufs, s'éloignaient lentement
+des ruines fumantes de la maison épiscopale, chargés de butin de toutes
+sortes: vases d'or et d'argent, rideaux et tentures, matelas de plume et
+sacs de blé, outres pleines et lingeries, jambons, venaison, poissons
+fumés, fruits confits, victuailles de toutes sortes, lourdes pièces
+d'étoffe de lin, filées par les esclaves filandières, coussins moelleux,
+chaudes couvertures, souliers, manteaux, chaudrons de fer, bassins de
+cuivre, pots d'étain, si chers à l'oeil des ménagères; il y avait de
+tout dans ces chariots: les Vagres suivaient, chantant comme des merles
+au lever de ce gai soleil de juin... À l'avant de l'un des chariots,
+assise sur un coussin, la petite Odille, que l'évêchesse, tendrement
+appitoyée, avait soigneusement revêtue d'une de ses belles robes, il
+faut le dire, un peu trop longue pour l'enfant; la petite Odille, non
+plus craintive, mais très-étonnée, ouvrait bien grands ses jolis yeux
+bleus, et, pour la première fois depuis longtemps, respirait en liberté
+ce frais et bon air du matin, qui lui rappelait celui de ses montagnes,
+d'où elle avait été enlevée, pauvre enfant, pour être jetée jusqu'à ce
+jour dans le burg du comte; Ronan, de temps à autre, s'approche du char:
+
+--Prends courage, Odille, tu t'habitueras avec nous; tu le verras, les
+Vagres ne sont pas si loups que les mauvaises gens le disent.
+
+Sur l'autre char, l'évêchesse, pimpante sous ses colliers d'or et ses
+plus beaux atours, que son amoureux Vagre a sauvés de l'incendie, tantôt
+lisse sa noire chevelure, en jetant un coup d'oeil sur un petit miroir
+de poche; tantôt attife son écharpe, tantôt gazouille, folle comme une
+linotte sortant de cage. De ce jour d'amour et de liberté tant rêvé,
+elle jouit enfin, après avoir, dix ans et plus, vécu presque
+prisonnière; elle semble émerveillée de ce voyage matinal à travers ces
+belles montagnes de l'Auvergne, ombragées de sapins immenses, et d'où
+bondissent des cascades bouillonnantes; elle parle, rit, chante, et
+chante encore, lorgnant du coin de son oeil noir, l'amoureux Vagre,
+lorsque, leste, et triomphant, il passe près du chariot. Soudain,
+regardant au loin, elle paraît émue de pitié, avise une amphore entourée
+de jonc, placée près d'elle par la prévoyance du Veneur, la prend, et se
+tournant vers l'arrière du char, où se trouvaient entassées plusieurs
+femmes et filles esclaves, voulant de bon coeur, comme leur belle
+maîtresse, courir un peu la Vagrerie, elle dit à l'une d'elles:
+
+--Porte cette bouteille de vin épicé à mon frère l'évêque; le pauvre
+homme aime à boire ce qu'il appelle son coup du réveil; mais ne lui dis
+pas que ce vin vient de ma part, il le refuserait peut-être.
+
+La jeune fille répond à l'évêchesse par un signe d'intelligence, saute à
+bas du char, et se met en quête de Cautin. La plupart des esclaves
+ecclésiastiques, lors de l'incendie et du pillage de la villa, ont fui
+dans les champs, craignant le feu du ciel s'ils se joignaient aux
+Vagres; mais les autres, moins timorés, accompagnent résolument la
+troupe de ces joyeux compères... Il faut les voir alertes, dispos comme
+s'ils s'éveillaient après une paisible nuit passée sous la feuillée, le
+jarret nerveux, malgré l'orgie nocturne, aller, venir, sautiller,
+babiller, donner çà et là des baisers aux femmes ou aux outres pleines,
+mordre à belles dents un morceau de venaison épiscopale ou un gâteau de
+fleur de froment.
+
+--Qu'il fait bon en Vagrerie!
+
+Derrière le dernier chariot, surveillé par Dent-de-Loup et quelques
+compagnons fermant la marche, Cautin, évêque et cuisinier en Vagrerie,
+habitué à se prélasser sur sa mule de voyage, ou à courir la forêt sur
+son vigoureux cheval de chasse, Cautin trouve la route raboteuse,
+poudreuse et montueuse; il sue, il souffle, il tousse, il gémit, et
+maugréant, traîne sa lourde panse.
+
+--Seigneur évêque,--lui dit la jeune fille, porteuse de l'amphore
+envoyée par l'évêchesse,--voici de bon vin épicé; buvez, cela vous
+donnera des forces pour la route.
+
+--Donne, donne, ma fille!--s'écria Cautin en tendant ses mains
+avides,--Dieu te saura gré de ton attachement pour ton malheureux père
+en Christ, obligé de boire à la dérobée le vin de son propre cellier...
+
+Et s'abouchant à l'amphore, il la pompa d'un trait; puis, la jetant vide
+à ses pieds, il s'écria, regardant la jeune fille d'un oeil courroucé:
+
+--Tu veux donc courir aussi la Vagrerie, diablesse?
+
+--Oui, seigneur évêque: j'ai vingt ans, et voici le premier jour de ma
+vie où je peux dire: Je m'appartiens... je peux aller, venir, courir,
+sauter, chanter, danser à mon gré...
+
+--Tu t'appartiens, effrontée! c'est à moi que tu appartiens; mais, Dieu
+merci, tu seras reprise, soit par l'Église, soit par quelque chef
+frank... et tu tomberas, je l'espère, en pire esclavage!
+
+--J'aurai du moins connu la liberté...
+
+Et la jeune fille de s'élancer, sautant et chantant, à la poursuite d'un
+papillon voletant sur la route.
+
+La troupe des Vagres arriva près de quelques huttes d'esclaves,
+dépendantes des terres de l'Église, situées au bord de la route: de
+petits enfants hâves, chétifs, et complétement nus, faute de vêtements,
+se traînaient dans la poudre du chemin; leurs pères travaillaient aux
+champs depuis l'aube; les mères, aussi maigres, aussi hâves que leurs
+enfants, à peine couvertes de quelques lambeaux de toile, étaient au
+seuil de ces tanières, filant leur quenouille au profit de l'évêque,
+accroupies sur une paille infecte; leurs longs cheveux hérissés,
+emmêlés, tombant sur leur front et sur leurs épaules osseuses; leurs
+yeux caves, leurs joues creuses et tannées, leurs haillons sordides,
+leur donnaient un aspect à la fois si repoussant, si douloureux, que
+l'ermite laboureur, les montrant de loin à l'évêque, lui dit:
+
+--À voir ces infortunées, croirait-on que ce sont là des créatures de
+Dieu?
+
+--Résignation, misère et douleur ici-bas, récompenses éternelles
+là-haut... sinon, peines effrayantes et éternelles,--s'écrie
+Cautin,--c'est la loi de l'Église, c'est la loi de Dieu!
+
+--Tais-toi, blasphémateur, tu parles comme ces médecins imposteurs qui
+disent l'homme né pour la fièvre, la peste, les ulcères, et non pour la
+santé!
+
+Les femmes et les enfants esclaves, à la vue de la troupe nombreuse et
+bien armée, avaient eu peur et s'étaient d'abord réfugiés au fond de
+leurs huttes, mais Ronan s'avançant cria:
+
+--Pauvres femmes! pauvres enfants! ne craignez rien... nous sommes de
+bons Vagres!
+
+La Vagrerie faisait trembler les Franks et les évêques, mais souvent les
+pauvres gens la bénissaient; aussi femmes et enfants, d'abord réfugiés,
+craintifs au fond des tanières, en sortirent, et l'une des esclaves dit
+à Ronan:
+
+--Est-ce votre chemin que vous cherchez? nous vous servirons de guides.
+
+--Craignez-vous les leudes des seigneurs?--dit une autre.--Il n'en est
+point passé par ici depuis longtemps; vous pouvez marcher tranquilles.
+
+--Femmes,--reprit Ronan,--vos enfants sont nus; vous et vos maris,
+travaillant de l'aube au soir, vous êtes à peine couverts de haillons,
+vous couchez sur une paille pire que celle des porcheries, vous vivez de
+fèves pourries et d'eau saumâtre.
+
+--Hélas! c'est la vérité... bien misérable est notre vie.
+
+--Et moi, Ronan le Vagre, je vous dis: voilà du linge, des étoffes, des
+vêtements, des couvertures, des matelas, des sacs de blé, des outres
+pleines, des provisions de toute sorte. Donnez, mes Vagres... donne,
+petite Odille, à ces bonnes gens... donne, belle évêchesse en
+Vagrerie... donnez à ces pauvres femmes, à ces enfants... donnez encore,
+donnez toujours!
+
+--Prenez... prenez, mes soeurs,--disait l'évêchesse les yeux pleins de
+douces larmes en aidant les Vagres à distribuer ce butin pris dans sa
+maison et qu'elle ne regrettait pas.--Prenez, mes soeurs! Esclave comme
+vous, plus que vous peut-être, j'ai, sous ces rideaux, rêvé d'amour et
+de liberté; libre et amoureuse, je suis aujourd'hui! prenez mes
+soeurs... prenez encore...
+
+--Tenez... prenez, chères femmes, et que vos petits enfants ne vous
+soient jamais ravis!--disait Odille aidant aussi à distribuer le butin.
+Et elle essuyait ses yeux en disant:--Comme il est bon, Ronan le Vagre,
+comme il est bon au pauvre monde!
+
+--Soyez bénis... soyez bénis,--s'écriaient ces pauvres créatures
+pleurant de joie;--vaut mieux rencontrer un Vagre qu'un comte ou qu'un
+évêque.
+
+Et c'était plaisir de voir avec quelle ardeur ces hardis compagnons,
+perchés sur les chariots, distribuaient ainsi ce qu'ils avaient pris au
+méchant et cupide évêque; c'était plaisir de voir les figures toujours
+tristes, toujours mornes, de ces femmes infortunées, s'épanouir si
+surprises, si heureuses à la vue de cette aubaine inattendue. Elles
+regardaient ébahies, ravies, cet amoncellement d'objets de toutes sortes
+jusqu'alors presque inconnus à leur sauvage misère. Les enfants, plus
+impatients, s'attelaient gaiement deux, trois, quatre à un matelas pour
+le transporter dans une des masures, ou bien enlaçant leurs petits bras
+amaigris, s'opiniâtraient à soulever un gros rouleau d'étoffe de lin;
+mais voilà que soudain une voix courroucée, menaçante, véritable
+trouble-fête, épouvante et glace ces pauvres gens.
+
+--Malheur à vous! damnation sur vous! si vous osez toucher d'une main
+sacrilége aux biens de l'Église... tremblez... tremblez! c'est péché
+mortel... vous, vos maris, vos enfants, vous serez plongés dans les
+flammes de l'enfer durant l'éternité...
+
+C'était l'évêque Cautin accourant tout gâter malgré les remontrances de
+l'ermite laboureur.
+
+--Oh! nous ne toucherons à rien de ce que l'on nous donne, notre
+évêque,--répondaient les femmes et les enfants contrits et frissonnant
+de tous leurs membres,--nous ne toucherons point, hélas! à ces biens de
+l'Église.
+
+--Mes Vagres,--dit Ronan,--pendez-moi l'évêque... nous trouverons
+ailleurs un cuisinier...
+
+Déjà l'on s'emparait du saint homme, alors plus pâle, plus tremblant que
+les plus pâles et les plus tremblantes des pauvres femmes naguère si
+joyeuses, lorsque le moine s'interposa et de nouveau délivra Cautin.
+
+--L'ermite!--s'écrièrent les esclaves,--l'ermite laboureur...
+
+--Béni sois-tu, l'ami des affligés...
+
+--Béni sois-tu, notre ami à nous autres petits enfants qui t'aimons
+tant, car tu nous aimes...
+
+Et toutes ces mains enfantines s'attachèrent à la robe de l'ermite, qui
+disait de sa voix douce et pénétrante:
+
+--Chères femmes, chers petits enfants, prenez ce qu'on vous donne,
+prenez sans crainte... Jésus l'a dit: «Malheur au riche, s'il ne partage
+son pain avec qui a faim, son manteau avec qui a froid.» Votre évêque
+voulait vous éprouver: ces biens, il vous les donne...
+
+--Béni sois-tu, saint évêque!--dirent les femmes en levant leurs mains
+reconnaissantes vers Cautin,--béni sois-tu, bon père, pour tes généreux
+dons!
+
+--Je ne donne rien!--s'écria Cautin;--on me contraint, on me larronne,
+et vous brûlerez éternellement en enfer, si vous écoutez cet ermite
+apostat!...
+
+La plupart des femmes regardèrent, indécises, Ronan, l'évêque et
+l'ermite; tour à tour elles approchaient et retiraient leurs mains de
+ces objets si précieux à leur misère; deux ou trois vieilles
+s'éloignèrent cependant tout à fait de ces biens de l'Église, et se
+jetèrent à genoux en murmurant dans leur effroi:
+
+--Saint évêque Cautin! pardonne-nous d'avoir eu seulement la pensée d'un
+si grand péché...
+
+--Ne craignez rien, mes soeurs,--reprit l'ermite,--votre évêque, encore
+une fois, vous éprouve. Ces biens superflus, il vous les donne en frère;
+il sait que le Seigneur, aimant également ses créatures, ne veut pas que
+celles-ci soient nues et frissonnantes... celles-là, suant sous le poids
+inutile de vingt habits... celles-ci, affamées... celles-là, repues...
+Ne redoutez pour votre évêque ni la faim ni le froid... voyez, sa robe
+est neuve, son chaperon aussi, ses souliers aussi; que lui faut-il
+davantage?... À lui seul pourrait-il vêtir tous ces habits? à lui seul
+vider toutes ces outres de vin? à lui seul, manger toutes ces
+provisions?... Non, non... prenez, mes soeurs, prenez, chers petits
+enfants... votre évêque partage avec vous...
+
+--Ne l'écoutez pas!--s'écria Cautin,--car moi je vous dis...
+
+--Toi, tu ne dis rien!--reprit Ronan en lui lançant un regard
+terrible.--Si tu parles, je fais, malgré toi, ton salut en te
+martyrisant sur l'heure...
+
+Plusieurs des femmes, persuadées par les paroles de l'ermite, et aussi
+par l'âpreté de leur misère, commencèrent à emporter diligemment dans
+leurs cabanes, à l'aide de leurs enfants, les biens de l'Église: les
+trois vieilles n'osèrent y toucher, restant agenouillées, se frappant la
+poitrine.
+
+--Chères filles, persévérez dans votre sainte horreur du
+sacrilège!--s'écria l'évêque, malgré les menaces de Ronan,--et vous irez
+en paradis entendre à perpétuité les Séraphins jouer du théorbe devant
+le Seigneur, en chantant ses louanges!
+
+--Et moi, foi de Dent-de-Loup, je me ferais damner, rien que pour
+échapper à ces sempiternels théorbes!
+
+--Tais-toi, païen! et vous, persévérez, mes filles!--s'écria Cautin
+d'une voix plus éclatante encore.--Cet ermite, suppôt du diable, vous
+pousse à une pillerie sacrilége, qui vous mène droit aux enfers...
+
+--Mes Vagres,--dit Ronan,--une corde, et que l'on accroche ce bavard
+haut et court, puisque décidément il veut être pendu...
+
+L'ermite arrêta d'un geste la colère des Vagres, et dit:
+
+--Évêque, reconnais-tu comme divines les paroles de Jésus de Nazareth?
+
+--Apostat! Pharaon! tu te dévoiles à cette heure! tu avais endossé la
+peau d'agneau... tu n'es qu'un loup ravisseur comme les autres... Je te
+défends de prononcer le nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ!
+
+--Jésus de Nazareth a dit ceci,--reprit l'ermite: «--Si l'on vous prend
+votre manteau, courez après celui qui vous l'a pris, et donnez-lui
+encore votre tunique.»--Que voulait dire Jésus par ces paroles? sinon
+que trop souvent le vol avait pour cause la misère, et que de cette
+misère il fallait avoir pitié?... Abandonne donc volontairement ces
+biens superflus, toi qui as fait serment de pauvreté, de charité!
+
+--Tais-toi, méchant ermite, qui oses contredire notre évêque. Nous ne
+pouvons toucher du doigt aux biens de l'Église,--s'écria une des trois
+vieilles;--nous serions damnées...
+
+--Oui, oui,--reprirent les deux autres.--Tais-toi, ermite.
+
+--Pauvres créatures! plongées à dessein dans l'ignorance et
+l'aveuglement,--leur dit Ronan.--Tenez-vous beaucoup à la vie de votre
+évêque?
+
+--Pour lui nous souffririons mille morts!--répondirent les trois
+vieilles,--oui, mille morts!...
+
+--Oh! pieuses femmes!--s'écria Cautin jubilant.--Quelle superbe part de
+paradis vous aurez... Aussi, en attendant le jour de la vie éternelle,
+je vous absous de tous vos péchés et vous bénis!
+
+--O notre évêque,--reprirent les vieilles, se frappant la
+poitrine,--saint, trois fois saint parmi les saints!... grâces te soient
+rendues!...
+
+--Écoutez-moi, pauvres brebis, qui prenez le boucher pour le
+pasteur,--leur dit Ronan.--Si à l'instant vous ne profitez pas de ces
+dons, nous pendons, à vos yeux, votre évêque à cet arbre.
+
+--Voici une corde,--dit Dent-de-Loup.
+
+Et il la passa au cou de Cautin.
+
+--Chères filles, emportez tout! prenez tout!--s'écria le prélat en se
+débattant.--Je vous adjure, je vous ordonne, moi, votre père en Christ,
+d'emporter ce butin sur l'heure!
+
+Une des vieilles obéit promptement; les deux autres restèrent
+agenouillées en disant:
+
+--Tu veux nous éprouver, grand évêque!
+
+--Mais ces païens vont me pendre...
+
+--Un saint homme comme toi ne craint pas le martyre.
+
+--Non, mes filles, je ne le crains pas... mais je me sens encore
+indispensable au salut de mon troupeau... Emportez donc ce butin, vous
+dis-je, sinon je vous damne! je vous excommunie, maudites vieilles! vous
+répondrez de ma mort devant le Seigneur au jour du jugement!...
+
+--Saint évêque, tu veux nous éprouver jusqu'à ta fin; tu nous a dit:
+_Toucher aux biens de l'Église, c'est péché mortel_... Voudrais-tu nous
+commander un péché mortel?
+
+--Non, non,--reprit l'autre vieille en se frappant à grands coups la
+poitrine,--tu ne veux pas nous commander un péché mortel... c'est le
+martyre que tu veux...
+
+--Et de là-haut tu nous béniras, Saint-Cautin, grand Saint-Cautin!
+glorieux martyr!
+
+--Évêque, tu entends ces pauvres vieilles? tu as semé, tu récoltes...
+Allons, mes Vagres, haut la corde!
+
+L'ermite s'interposait encore, afin de protéger le prélat, lorsque
+quelques Vagres, montés sur les chariots, et regardant au loin,
+s'écrièrent:
+
+--Des leudes! des guerriers franks!...
+
+--Ils sont sept ou huit à cheval, et conduisent plusieurs hommes
+garrottés, des esclaves sans doute... Allons, mes Vagres, mort aux
+leudes! liberté aux esclaves!...
+
+--Mort aux leudes! liberté aux esclaves!...--crièrent les Vagres en
+courant aux armes.
+
+--Les Franks! ils vont me reprendre et me reconduire au burg du
+comte,--s'écria la petite Odille toute tremblante.--Ronan, ayez pitié de
+moi!
+
+--Les leudes, te prendre, pauvre enfant! il n'en restera pas un seul
+pour t'emporter.
+
+--Ronan, pas d'imprudence,--reprit l'ermite;--ces cavaliers peuvent être
+les éclaireurs d'une troupe plus nombreuse. Détache éclaireurs contre
+éclaireurs, et garde ici le gros de ta troupe, retranché derrière les
+chariots.
+
+--Moine, tu as raison... Tu as donc fait la guerre?
+
+--Un peu... de çà, de là, dans l'occasion, pour défendre les faibles
+contre les forts...
+
+--Des guerriers franks!--s'écria Cautin en joignant les mains d'un air
+triomphant,--des amis! des alliés! je suis sauvé... À moi, chers frères
+en Christ! à moi, mes fils en Dieu!... délivrez-moi des mains des
+Philistins! à moi, mes...
+
+Ronan ayant soudain tiré la corde restée pendante au cou du saint homme,
+l'interrompit net en serrant le noeud coulant.
+
+--Évêque, pas de cris inutiles,--dit l'ermite;--et toi, Ronan, pas de
+violence, je t'en prie... ôte cette corde du cou de cet homme.
+
+--Soit; mais ce sera pour lui lier les mains, et s'il me rompt davantage
+les oreilles, je l'assomme...
+
+--Les cavaliers franks s'arrêtent à la vue des chariots,--s'écria un
+Vagre;--ils semblent se consulter.
+
+--Notre conseil à nous ne sera point long. Ces Franks sont sept à
+cheval, que six Vagres me suivent, et, foi de Ronan, il y aura tout à
+l'heure en Gaule sept conquérants de moins!
+
+--Nous voilà six... marche.
+
+Parmi les six Vagres était le Veneur... L'évêchesse, le voyant examiner
+la monture de sa hache, sauta du chariot à terre, et, l'oeil brillant,
+les narines gonflées, la joue en feu, retroussant la manche droite de sa
+robe de soie, elle mit ainsi à nu, jusqu'à l'épaule, son beau bras,
+aussi blanc que nerveux, et s'écria:
+
+--Une épée! une épée!...
+
+--Qu'en feras-tu, belle évêchesse en Vagrerie?
+
+--Je me battrai près de mon Vagre! je me battrai... comme nos mères des
+temps passés!
+
+--Marchons, ma Vagredine! Si tes beaux bras sont aussi forts pour la
+guerre que pour l'amour, malheur aux Franks!
+
+Et l'évêchesse, prenant virilement une épée, comme une Gauloise des
+siècles passés, courut gaiement à l'ennemi au bras de son Vagre. En
+passant devant l'évêque elle lui dit:
+
+--Pendant douze ans tu m'as fait maudire la vie... je vais peut-être
+mourir... je te pardonne...
+
+--Tu me pardonnes, scélérate impudique! lorsque c'est toi qui devrais,
+le front dans la poussière, me demander grâce pour tes énormités!
+
+Cautin parlait encore que la Vagredine et le Vagre étaient déjà loin.
+
+--Petite Odille, attends-moi; ces Franks tués, je reviens,--dit Ronan à
+la jeune fille, qui, toute pâle, le retenant de ses deux mains, le
+regardait de ses grands yeux bleus pleins de larmes.--Ne tremble pas
+ainsi... pauvre enfant!
+
+--Ronan,--murmura-t-elle en étreignant plus vivement encore le bras du
+Vagre,--je n'ai plus ni père ni mère; tu m'as délivrée du comte et de
+l'évêque, tu as bon coeur, tu es plein de compassion pour le pauvre
+monde, tu me traites avec une douceur de frère; cette nuit, je t'ai vu
+pour la première fois, et pourtant il me semble qu'il y a déjà
+longtemps, longtemps que je te connais...
+
+Puis elle saisit les deux mains du Vagre, les baisa et ajouta tout bas,
+les lèvres palpitantes:
+
+--Et ces Franks, s'ils te tuaient?...
+
+--S'ils me tuaient, petite Odille?...
+
+Se retournant alors vers l'ermite, qu'il désigna du regard à la jeune
+fille, il ajouta:
+
+--Si les Franks me tuent, ce bon moine laboureur veillera sur toi.
+
+--Je te le promets, mon enfant; je te protégerai.
+
+--Petite Odille,--reprit Ronan presque avec embarras, lui pourtant
+d'ordinaire aussi timide... qu'on l'est en Vagrerie,--un baiser sur ton
+front... ce sera le premier et le dernier peut-être...
+
+L'enfant pleurait en silence; elle tendit son front de quinze ans à
+Ronan; il y posa ses lèvres, et, l'épée haute, partit en courant... À
+peine fut-il éloigné des chariots, que l'on entendit les cris des Vagres
+attaquant les leudes. Odille, à ces cris, se jeta, sanglotante, éperdue,
+dans les bras de l'ermite, cachant sa figure dans son sein, et s'écria:
+
+--Ils vont le tuer... ils vont le tuer...
+
+--Courage, Franks... courage, mes fils en Dieu!--hurlait Cautin garrotté
+à la roue d'un chariot;--exterminez ces Moabites... et surtout
+exterminez ma diablesse de femme, cette grande impudique à robe orange,
+à écharpe bleue et aux bas rouges brodés d'argent... je vous la
+signale... pas de merci pour cette Olliba! coupez-la en morceaux si vous
+pouvez!
+
+--Évêque, évêque... tes paroles sont inhumaines... Rappelle-toi donc
+toujours la miséricorde de Jésus envers Madeleine et la femme
+adultère,--dit l'ermite, tandis qu'Odille, la figure toujours cachée
+dans le sein de ce vrai disciple du jeune homme de Nazareth, murmurait:
+
+--Ils vont tuer Ronan... ils vont le tuer...
+
+--Me voici revenu... les Franks ne m'ont pas tué, petite Odille, et les
+gens qu'ils emmenaient sont délivrés.
+
+Qui parlait ainsi? c'était Ronan. Quoi? déjà de retour? oui, les Vagres
+font vite et bien. D'un bond, Odille fut dans les bras de son ami.
+
+--J'en ai tué un... il allait tuer mon Vagre!--s'écria l'évêchesse aussi
+revenant... Et, jetant là son épée sanglante, le regard étincelant, le
+sein demi-couvert par ses longues tresses noires, désordonnées comme ses
+vêtements par l'action du combat, elle dit au Veneur:
+
+--Es-tu content?
+
+--Forts pour l'amour, forts pour la guerre, sont tes bras nus, ma
+Vagredine!--répondit le joyeux garçon.--Maintenant, un coup à boire de
+ta belle main!
+
+--Boire à ma barbe ce vin qui fut le mien! courtiser devant moi cette
+femme effrontée qui fut la mienne!--murmura l'évêque,--voilà qui est
+monstrueux! voilà qui est le signe précurseur des calamités effroyables
+qui se répandront sur la terre...
+
+Trois des Vagres avaient été blessés: l'ermite les pansait avec tant de
+dextérité, qu'on pouvait le croire médecin; il se relevait pour aller de
+l'un à l'autre des blessés, lorsqu'il vit s'avancer vers lui les gens
+que les leudes emmenaient, et qui venaient d'être délivrés par les
+hommes de Ronan. Ces malheureux, un instant auparavant prisonniers,
+étaient couverts de haillons; mais la joie de la délivrance brillait sur
+leurs traits. Conviés par leurs libérateurs à boire et à manger pour
+réparer leurs forces, ils venaient s'acquitter et s'acquittèrent au
+mieux de ce soin, grâce aux provisions de la villa épiscopale. Pendant
+qu'ils dégonflaient les outres et faisaient disparaître le pain et le
+jambon, le moine dit à l'un d'eux, homme encore robuste, malgré sa barbe
+et ses cheveux gris:
+
+--Frères, qui êtes-vous? d'où venez-vous?
+
+--Nous sommes colons et esclaves, autrefois propriétaires et laboureurs
+des terres nouvelles que le fils de Clovis a ajoutées en _bénéfices_[N]
+aux _terres saliques_ ou terres _militaires_[O] que le comte frank
+Neroweg tenait déjà de son père par le droit de la conquête.
+
+--Ainsi le comte vous a dépouillés de vos champs?
+
+--Plût au ciel! bon ermite.
+
+--Comment?
+
+--Le comte nous les a laissés, au contraire; il y a même ajouté deux
+cents arpents, le maudit! deux cents arpents appartenant à mon voisin
+Féréol, qui s'était enfui de peur des Franks.
+
+--On double ton bien, frère et tu te plains?
+
+--Si je me plains!... Ignores-tu donc comment les choses se passent en
+Gaule? Voici ce qu'autrefois m'a dit le comte: «--Mon glorieux roi m'a
+fait comte en ce pays, et m'a donné de plus à _bénéfice_, qui deviendra,
+je l'espère, héréditaire, comme mes terres militaires, ces domaines-ci,
+avec leur bétail, leurs maisons et leurs habitants... Tu cultiveras pour
+moi les champs qui t'appartiennent; j'y ajouterai même de nouveaux
+guérets: tu deviens mon colon; tes laboureurs, mes esclaves, tous vous
+travaillerez à mon profit et à celui de mes leudes; vous leur fournirez,
+ainsi qu'à moi, selon tous nos besoins; vous aiderez mes esclaves maçons
+et charpentiers à la bâtisse d'un nouveau burg que je veux à la mode
+germanique: vaste, commode et suffisamment retranché au milieu d'un
+ancien camp romain que j'ai remarqué; vos chevaux et vos boeufs, devenus
+les miens, charrieront les pierres et les poutres trop lourdes pour être
+portées à dos d'homme. De plus, toi, mon colon, tu me payeras, pour ta
+part, cent sous d'or par an, sur lesquels j'en donnerai dix en présent
+au roi lorsque chaque année j'irai lui rendre hommage.--Cent sous d'or!
+m'écriai-je; mes terres et celles de mon voisin Féréol ne rapportent pas
+cette somme bon an mal an... comment veux-tu que je te la paye, et qu'en
+outre je te nourrisse, toi, tes leudes, tes serviteurs, et que de plus
+je vive, moi, ma famille et mes laboureurs, devenus tes esclaves?»--À
+cela le comte m'a répondu en me menaçant de son bâton:--«J'aurai mes
+cent sous d'or tous les ans... sinon je te fais couper les pieds et les
+mains par mes leudes...»
+
+--Pauvre homme!--dit tristement l'ermite.--Et comme tant d'autres tu as
+consenti à ce servage?
+
+--Que faire? comment résister au comte et à ses leudes? je n'avais
+autour de moi que quelques laboureurs, et les prêtres leur prêchent la
+soumission à nos conquérants, larrons sanguinaires qui, l'épée haute,
+nous viennent dire: «Les champs de vos pères, fécondés par leur travail
+et le vôtre, sont à nous... et pour nous vous les cultiverez?» Oui, que
+faire? résister? impossible... fuir? c'était aller au-devant de
+l'esclavage dans une autre province, puisque toutes sont envahies par
+les Franks. Et puis, j'avais alors une jeune femme... la servitude ou la
+vie errante m'effrayait plus encore pour elle que pour moi... enfin je
+tenais à ce pays, à ces champs où j'étais né; il me semblait horrible de
+les cultiver pour un autre, et pourtant je préférais ne pas les
+abandonner... Moi et mes laboureurs, devenus esclaves du comte, eux qui
+trouvaient autrefois dans leur travail une existence heureuse et
+paisible, nous nous sommes résignés. Misère atroce! labeur incessant!
+telle fut notre vie... Je parvenais, à force de travail, de privations,
+à subvenir aux besoins de Neroweg et de ses leudes, et à faire produire
+à mes terres soixante-dix à quatre-vingts sous d'or par année... Deux
+fois le comte me fit mettre à la torture pour me forcer à lui donner les
+cent sous d'or qu'il voulait... Je ne possédais pas un denier au delà de
+ce que je lui remettais: j'en fus pour la torture, lui pour sa
+cruauté...
+
+--Et jamais,--dit Ronan,--il ne t'est venu à l'idée de choisir une belle
+nuit noire pour mettre le feu au burg, et, aidé de tes laboureurs, de
+massacrer le comte et ses leudes?
+
+--Mais, encore une fois, et les prêtres? ne persuadent-ils pas aux
+esclaves que plus leur sort est atroce, plus ils auront de part au
+paradis? ne les menacent-ils pas de peines effroyables s'ils osent se
+révolter contre les Franks?... Je ne pouvais donc compter sur mes
+compagnons d'esclavage, hébétés par la peur du diable, et énervés par la
+misère... puis, je te l'ai dit, j'avais de jeunes enfants, et leur mère,
+accablée de chagrin, était très maladive; enfin, cette année, la pauvre
+créature heureusement est morte. Mes fils étaient devenus des hommes:
+eux et moi, ainsi que quelques autres esclaves, las de souffrir, las de
+travailler de l'aube au soir, pour le comte et ses leudes, nous avons
+fui ses domaines... Nous étions allés nous réfugier sur les terres de
+l'évêque d'Issoire: c'était quitter un servage pour un autre; mais nous
+espérions que le prélat serait peut-être moins méchant maître que le
+comte. Celui-ci tenait à moi, qui avais tant d'années durant fait rendre
+à nos terres, et à son profit, tout ce qu'elles pouvaient produire.
+Sachant notre refuge, il a fait monter quelques leudes à cheval, ils
+sont venus nous réclamer à l'évêque d'Issoire; celui-ci nous a rendus,
+ses gens nous ont garrottés... Les leudes nous ramenaient pour nous
+forcer à cultiver nos champs, ces bons Vagres ont tué les Franks, et
+nous ont délivrés... Aussi, par ma foi, Vagres nous serons, moi, mes
+fils et ces esclaves que voilà, si vous voulez de nous, braves coureurs
+de nuit! Nous avons, nous aussi, de rudes souffrances à venger! vous
+nous verrez à l'oeuvre contre les Franks et les évêques...
+
+--Oui, oui!--crièrent ses compagnons,--mieux vaut à cette heure, en
+Gaule, courir la Vagrerie que labourer le champ de nos pères sous le
+bâton d'un comte frank et de ses leudes.
+
+--Évêque, évêque!--dit Ronan au prélat, qui avait écouté ceci,--voilà ce
+que tes alliés, tes complices ont fait de notre vieille Gaule, jadis si
+féconde! si glorieuse; mais par la torche de l'incendie! par le sang du
+massacre! je le jure! viendra l'heure où prélats et seigneurs ne
+régneront plus que sur des ruines fumantes et des ossements blanchis...
+Allons, nos nouveaux frères en Vagrerie, soyez, comme nous, Hommes
+errants, Loups, Têtes de loups! Comme nous, vous vivrez en loups, et en
+joie, l'été, sous la verte feuillée; l'hiver, dans les chaudes
+cavernes... Debout, mes bons Vagres! debout, le soleil monte; nous avons
+là, dans nos chariots, du butin à distribuer sur notre passage... En
+route, petite Odille, en route, belle évêchesse! pillons les seigneurs,
+et largesse! largesse au pauvre monde! conservons seulement de quoi
+faire cette nuit grand gala dans les gorges d'Allange, sous le dôme des
+vieux chênes!... En route! nous avons un évêque pour cuisinier, nous
+festoierons en princes... et demain, la dernière outre vidée, en chasse,
+mes Vagres! en chasse! tant qu'il restera en Gaule un burg de Franks et
+une maison épiscopale!...
+
+Et la troupe se remit en marche au bruit du chant des Vagres... Lorsque,
+au soleil couché, ils arrivèrent aux gorges d'Allange, l'un de leurs
+repaires, tout le butin emporté de la villa épiscopale avait été
+distribué sur la route aux pauvres gens... il ne restait dans les
+chariots que quelques matelas pour les femmes, les vases d'or et
+d'argent pour boire le vin de l'évêque, et des provisions suffisantes
+pour le grand gala de la nuit... Les huit paires de boeufs des chariots
+devaient être le rôti de ce festin gigantesque; car sur sa route la
+troupe des Vagres s'était encore recrutée d'esclaves, d'artisans, de
+laboureurs et de colons, tous réduits à la rage de la misère, sans
+compter bon nombre de jolies filles, curieuses de courir un peu la
+Vagrerie!
+
+
+
+
+CHAPITRE II.
+
+Un festin en Vagrerie.--Meurtres de Clotaire, nouveau roi d'Auvergne, et
+miracles faits en sa faveur.--La ronde des Vagres.--Karadeuk le
+Bagaude.--Loysik l'ermite.--Comment l'évêque Cautin est miraculeusement
+enlevé au ciel par des Séraphins et comment il descend fort promptement
+de l'empirée.--Le comte Neroweg et ses leudes.--Attaque des gorges
+d'Allange.
+
+
+Quels beaux festins l'on festoie en Vagrerie! daims, cerfs, sangliers,
+tués la veille par les Vagres dans la forêt qui ombrage les gorges
+d'Allange, ont été, comme les boeufs des chariots, dépecés et grillés au
+four... Quoi! un four en pleine forêt? un four capable de contenir
+boeufs, daims, cerfs et sangliers? Oui, le bon Dieu a creusé pour les
+bons Vagres plusieurs de ces fours dans les gorges profondes de
+l'Allange, volcan éteint comme les autres volcans de l'Auvergne...
+N'est-ce point un véritable four que cette grotte cintrée, profonde, où
+un homme peut se tenir debout? donc, remplissez cette grotte de bois
+sec, un ou deux chênes morts vous suffisent; mettez le feu à ce bûcher;
+il se consume, devient brasier: sol, parois, voûte de lave, tout rougit
+bientôt, et l'on enfourne dans cette bouche ardente comme celle de
+l'enfer, daims, cerfs, sangliers entiers et boeufs dépecés; après quoi
+l'on referme l'ouverture de la grotte avec des pierres de lave sous une
+montagne de cendre brûlante chaude... quatre ou cinq heures après,
+boeufs et venaison cuits à point, fumants, appétissants, sont servis sur
+la table. Quoi! aussi des tables en Vagrerie? certes, et recouvertes du
+plus fin tapis vert; quelle table? quel tapis? la pelouse d'une
+clairière de la forêt; et pour siéges, encore la pelouse; pour tentures,
+les grands chênes; pour ornements, les armes suspendues aux branches;
+pour dôme, le ciel étoilé; pour lampadaire, la lune en son plein; pour
+parfums, la senteur nocturne des fleurs sauvages; pour musiciens, les
+rossignols.
+
+Plusieurs Vagres, placés en vedette sur la lisière de la forêt, aux
+abords des gorges d'Allange, veillent à ce que la troupe ne soit pas
+surprise, dans le cas où, apprenant le sac et l'incendie de la villa,
+les comtes et ducs franks du pays, craignant une attaque sur leurs
+burgs, se seraient mis, avec leurs leudes, à la poursuite des Vagres.
+
+L'évêque Cautin, malgré son courroux, se surpassa comme cuisinier: la
+faim lui était venue en cuisinant pour les autres, de sorte que
+chrétiennement il cuisina aussi pour sa large panse; on parla longtemps
+en Vagrerie de certaine sauce, dont le saint homme remplit un grand
+chaudron (chaudron épiscopal emporté de la villa), dans lequel chacun
+trempait sa grillade de boeuf ou de venaison, sauce appétissante
+composée de vieux vin et d'huile aromatisée avec le thym et le serpolet
+des bois; on la trouva délectable, et l'évêchesse, mordant de ses belles
+dents blanches à la grillade de son Vagre, disait:
+
+--Je ne m'étonne plus si celui qui fut mon mari se montrait si
+implacable pour ses esclaves-cuisiniers, qu'il faisait fouailler au
+moindre oubli... le seigneur évêque cuisinait mieux qu'eux tous; il
+pouvait se montrer difficile.
+
+Deux convives prenaient peu de part au festin: l'ermite laboureur et la
+jeune esclave, assise à côté de Ronan; celui-ci mangeait valeureusement,
+mais le moine rêvait en regardant le ciel, et la petite Odille rêvait...
+en regardant Ronan... Les vases d'or et d'argent, sacrés ou non,
+circulaient de main en main; les outres se dégonflaient à mesure que le
+ventre des buveurs gonflait: gais propos, éclats de rire, baisers pris
+et rendus entre Vagres et Vagredines, tout était liesse et fous ébats;
+parfois, cependant, pour quelque fin minois, éclatait une dispute entre
+deux compagnons, ni plus ni moins que dans les anciens festins gaulois;
+alors on décrochait les épées des arbres, sans haine, mais par simple
+outre-vaillance.
+
+--À toi ce coup-ci...
+
+--À toi celui-là...
+
+--Frappe...
+
+--Riposte...
+
+--Je suis blessé!
+
+--Je suis mort!...
+
+Le blessé, on le pansait; le mort, on le couvrait de feuillage...
+Honneur aux braves qui vont renaître ailleurs, et vivent les festins en
+Vagrerie!! L'on entendait encore çà et là des propos joyeux, étranges,
+ou d'une gaieté sinistre; ces propos peignaient les choses, les hommes,
+les misères de la Gaule conquise, mieux que ne le feront jamais les
+légendaires, si jamais ce siècle de fer trouve des légendaires...
+
+--Ah! le bon temps!--disait Dent-de-Loup en rongeant l'ivoire de son
+second cuisseau de daim; ce garçon préférait le daim à toute autre
+viande.--Ah! le bon temps que ce temps de désordre! de pillage! de
+batailles de grand'route! de siége de burgs et de maisons épiscopales!
+ah! le bon temps que nous font les rois franks!...
+
+--Ronan l'a dit: Le feu est à la vieille Gaule... dansons, buvons sur
+ses décombres... et faisons l'amour dans la cendre des palais!...
+
+--Oh! grand évêque! oh! béni sois-tu, grand Saint-Rémi! qui, dans la
+basilique de Reims, au milieu de l'encens et des fleurs, il y a
+cinquante ans et plus, as baptisé Clovis, fils soumis de l'Église de
+Rome! Béni sois-tu, grand Saint-Rémi! tu as baptisé l'esclavage, le
+pillage, l'incendie, le viol et le massacre!...
+
+--Et toi, saint évêque de Tours, lorsque Clovis, ce royal meurtrier,
+encensé par tes diacres, est sorti de ta basilique, enrichie des dons
+splendides de ce conquérant, de ta basilique où il venait de ceindre le
+diadème d'or et de revêtir la pourpre souveraine, cette pourpre, c'était
+le sang des derniers Gaulois valeureux! cette couronne, c'était l'or de
+la Gaule... et toi, grand saint évêque! toi et ton clergé vous chantiez:
+Hosanna! hosanna! devant ce pillard, ce massacreur de notre pauvre
+patrie conquise!...
+
+--Où est-elle? où est-elle, la fière et virile Gaule du _chef des cent
+vallées_, des _Sacrovir_, des _Vindex_, des _Civilis_, des _Victoria_?
+
+--Qui a hérité de la vaillance de la Gaule? les Vagres... Loups et Têtes
+de loups! puisque eux seuls ils luttent contre les barbares...
+
+--Et nous sommes traqués comme bêtes de forêt...
+
+--Mais qui s'y frotte est mordu; nous avons l'ongle aigu, la dent
+tranchante...
+
+--Et ils nous appellent des pillards...
+
+--Des meurtriers...
+
+--Des sacrilèges...
+
+--Frères, nous accuser ainsi, n'est-ce point manquer de respect à nos
+glorieux et nouveaux maîtres, rois, ducs et comtes franks? nous les
+imitons de notre mieux: ils tuent, nous tuons; ils pillent, nous
+pillons; ils violent... non, nous ne violons pas, assez de jolies filles
+nous arrivent en Vagrerie... voyez plutôt ces gaies commères...
+
+--Aussi vrai que je m'appelle Florence, aussi vrai que j'ai vingt ans,
+la jambe fine et la taille cambrée, j'aime mieux donner à un joyeux
+Vagre ce que me ravirait un Frank ou un tonsuré!...
+
+--Moi aussi!
+
+--Moi aussi!
+
+--Mes soeurs, mes soeurs! sinistre est le temps où nous vivons!--dit
+l'évêchesse en déroulant au vent de la nuit sa longue chevelure
+noire.--Jours de sanglantes fureurs! jours de débauche effrénée: le
+concubinage, l'adultère, l'inceste sur le trône et sur l'autel!... jours
+d'ardent vertige, où l'on court au mal avec une joie farouche... Saintes
+vertus de nos mères! chaste tendresse! fier et pudique amour! où vous
+trouver aujourd'hui? est-ce chez la femme esclave, violentée par les
+maîtres de son corps?... Est-ce chez la femme libre? quand sous ses yeux
+le foyer domestique devient un lupanar? Oh! mes soeurs, mes soeurs!
+fermons les yeux, vivons vite et mourons jeunes... c'est le bel âge pour
+mourir... Veux-tu mourir, mon Vagre?
+
+--Quand, ma Vagredine?
+
+--Demain, aux premiers rayons du soleil; demain, à l'heure où les
+oiseaux s'éveillent, dis, veux-tu mourir? ta main dans la mienne, nous
+partirons ensemble pour ces mondes inconnus, où nos aïeux, plutôt que de
+se quitter, s'en allaient vaillamment ensemble pour revivre ensemble!
+
+--Es-tu déjà si lasse d'amour, ma belle évêchesse?
+
+--Mon Vagre, craindrais-tu la mort?
+
+--Je ne crains qu'une chose: la vie sans toi...
+
+--À demain donc... la mort ensemble!
+
+--Et vive l'amour jusqu'à demain! En attendant, un beau baiser, ma
+Vagredine?
+
+Le Veneur prend le baiser, pendant que son voisin, grave comme un homme
+entre deux vins, dit d'une voix magistrale:
+
+--Frères, j'ai une idée...
+
+--Ton idée, Symphorien, semble être de vider complétement cette
+amphore...
+
+--Oui, d'abord... puis de vous démontrer _logicè_... _à priori_...
+
+--Au diable le langage romain!
+
+--Frères, pour être Vagre l'on n'en est pas moins souvent fort versé
+dans les belles lettres et la philosophie... J'enseignais la rhétorique
+aux jeunes clercs de l'évêque de Limoges; je fus mandé, pour le même
+office, par l'évêque de Tulle. En traversant les mont Jargeaux pour me
+rendre d'une ville à l'autre, j'ai été pris dans ces montagnes par une
+bande de mauvais Vagres, car il y a de bons et de mauvais Vagres.
+
+--Comme il y a de laides femelles et de jolies femmes.
+
+--Cesdits Vagres m'ont vendu à un marchand d'esclaves, lequel m'a
+revendu à l'évêque de...
+
+--Au diable le rhétoricien... le voici voyageant par monts et par vaux!
+
+--C'est souvent l'effet de la rhétorique de vous entraîner ainsi à
+travers les plaines de l'imagination... Mais je reviens à ce que je veux
+vous prouver _logicè_... c'est ceci: Que nous n'avons point à prendre
+souci des leudes et bandes armées qui peuvent nous poursuivre, parce que
+_logicè_... le Seigneur Dieu fera un miracle en notre faveur pour nous
+débarrasser de nos ennemis.
+
+--Un miracle en notre faveur... à nous, Vagres? Sommes-nous donc si bien
+avec le ciel?
+
+--Nous y sommes d'autant mieux, que nous agissons davantage en loups, en
+vrais loups... Aussi, _logicè_, le Seigneur nous délivrera-t-il de nos
+ennemis par des miracles... Et ce, je vais vous le prouver.
+
+--À la preuve, docte Symphorien... à la preuve!
+
+--M'y voici... Et d'abord, frères, dites-moi sous quelle royale griffe
+est tombée cette belle terre d'Auvergne?
+
+--Sous la griffe de Clotaire, le dernier et digne fils du glorieux roi
+Clovis... puisque ayant récemment épousé la veuve de son petit-neveu
+Théodebald, ce Clotaire possède un double droit sur la province
+d'Auvergne... le voici donc, cette année 558, seul roi de toute la Gaule
+conquise.
+
+--Or ce Clotaire est l'épouseur du genre humain... Qui n'a-t-il pas
+épousé? qui n'épousera-t-il pas? Les évêques l'ont marié autant de fois
+qu'il lui a plu, et du vivant de la plupart de ses femmes; ils l'ont
+marié à _Gundioque_, femme de son propre frère; ils l'ont marié à
+_Radegonde_, à _Ingonde_, et quinze jours après, à la soeur de celle-ci,
+nommée _Aregonde_; ils l'ont marié à _Chemesne_, à bien d'autres encore,
+et en dernier lieu à cette _Wultrade_, veuve de son petit-neveu
+Théodebald; mais ce sont là des peccadilles...
+
+--Docte et doctissime Symphorien, tu nous a promis de nous prouver
+_logicè_ que le Seigneur Dieu ferait des miracles en notre faveur... et
+ta rhétorique nous parle de cet épouseur éternel...
+
+--Ma rhétorique pose les principes... vous allez en voir tout à l'heure
+les conséquences... _ergo_, je pose cette autre prémisse, encore
+nécessaire: que ce Clotaire a commis, entre plusieurs crimes, un forfait
+devant lequel Clovis lui-même eût peut-être reculé... La chose se
+passait à Paris, en 533, dans le vieux palais romain[3] habité par les
+rois franks... Or, écoutez...
+
+ [Footnote 3: On voit encore aujourd'hui, _rue de la Harpe_,
+ les thermes de ce palais parfaitement conservés; nous
+ engageons nos lecteurs à visiter cette curieuse antiquité.]
+
+--Nous écoutons, docte Symphorien; il est doux d'entendre les louanges
+de ses rois.
+
+--Il y a donc environ vingt-cinq ans de cela... Clovis était, depuis
+longtemps, allé droit au paradis, sur la foi des évêques... après avoir
+partagé la Gaule entre ses quatre fils: _Thierri_, _Childebert_,
+_Clodomir_ et ce _Clotaire_, aujourd'hui roi de toutes les provinces
+conquises... Clodomir étant mort plus tard, laissa trois enfants; ils
+furent recueillis par leur grand'mère, la veuve de Clovis, la vieille
+reine Clotilde; elle faisait élever près d'elle ses petits-fils,
+attendant qu'ils fussent en âge d'hériter du royaume de leur père. Un
+jour qu'elle était venue à Paris, Childebert, qui résidait en cette
+ville, envoya secrètement un affidé à notre doux Clotaire pour lui dire
+ceci: «Clotilde, notre mère, garde auprès d'elle les enfants de notre
+frère, et elle veut qu'ils aient son royaume... viens donc promptement à
+Paris, afin que nous prenions ensemble conseil sur ce qu'il faut faire
+d'eux: savoir s'ils auront les cheveux coupés pour être comme le reste
+du peuple, ou si nous les tuerons, afin de partager entre nous le
+royaume de leur père, notre frère[A]...»
+
+--Voilà qui commence tendrement.
+
+--C'est la fraternité franque.
+
+--Quel est le Vagre qui méditerait de tuer le fils de son propre frère?
+
+--Il n'en est pas un...
+
+--On nous appelle Loups, et les loups ne se dévorent pas entre eux...
+
+--Et ces enfants, qu'ils voulaient égorger, docte Symphorien,
+étaient-ils jeunes?
+
+--L'un avait dix ans, l'autre sept...
+
+--Pauvres petites créatures... les tuer ainsi lâchement!...
+
+--Je poursuis mon récit: «Clotaire arrive à Paris, se concerte avec son
+frère, et tous deux vont dire à la vieille reine Clotilde: Envoie-nous
+tes petits-fils pour que nous les déclarions devant le peuple héritiers
+du royaume de leur père[B].»
+
+--Ah! ces rois franks, toujours aussi rusés que féroces! car c'était un
+leurre, n'est-ce pas, docte Symphorien?
+
+--Tu vas voir...
+
+«La veuve de Clovis, toute joyeuse, envoya les petits-fils à leurs
+oncles, en disant à ces enfants:--Je croirai n'avoir pas perdu mon fils,
+votre père, si je vous vois lui succéder dans son royaume.--A peine
+arrivés chez leurs oncles, les enfants sont arrêtés et séparés de leurs
+esclaves et de leurs gouverneurs. Aussitôt, Clotaire et Childebert
+envoient un émissaire à leur mère; il portait d'une main des ciseaux, de
+l'autre une épée nue; il dit à la vieille reine
+Clotilde:--Très-glorieuse reine, nos seigneurs tes fils désirent
+connaître ta volonté à l'égard de tes petits-fils... veux-tu qu'ils
+soient tondus (c'est-à-dire enfermés dans un couvent) ou veux-tu qu'ils
+soient égorgés?...--S'ils doivent renoncer au trône de leur
+père!--s'écria la vieille reine indignée,--j'aime mieux les voir morts
+que tondus...--L'émissaire revint dire aux deux rois:--Vous avez l'aveu
+de la reine pour achever l'oeuvre commencée...--Aussitôt le roi Clotaire
+prend le plus âgé par les bras, le jette contre terre, et lui enfonce un
+couteau sous l'aisselle.»
+
+--Pauvre cher petit!--murmura Odille en fondant en larmes;--il a dû
+mourir en appelant sa mère...
+
+--Le royal boucher qui le mettait ainsi à mort savait le bon endroit
+pour enfoncer son couteau,--dit Ronan.--C'est ainsi qu'on tue les jeunes
+torins... Continue, docte Symphorien.
+
+«--Aux cris de l'enfant, son petit frère se jette aux pieds de
+Childebert, et s'attachant à lui de toutes ses forces, il s'écrie:--Mon
+oncle! mon bon oncle! viens à mon secours... fais que je ne sois pas tué
+comme mon frère!»--Childebert, un moment ému, dit à Clotaire:
+«--Accorde-moi la vie de cet enfant?»--Mais Clotaire, furieux, lui
+répondit: «--Ou repousse l'enfant de tes genoux, ou tu vas mourir à sa
+place... C'est toi qui m'as mis dans cette affaire... et voilà que tu
+manques de parole?...»
+
+--Ce bon Clotaire avait raison,--dit Ronan:--comploter le meurtre de ces
+enfants, et reculer devant leur sang, c'était faire injure à la noble
+race du glorieux Clovis; mais ce lâche Childebert s'est, pour l'honneur
+de sa royale famille, ravisé, je l'espère, docte Symphorien?
+
+--En pouvait-il être autrement? «Childebert repoussa l'enfant de ses
+genoux, le jeta vers Clotaire, qui lui enfonça, comme à l'autre, un
+couteau sous l'aisselle et le tua... Les deux rois firent ensuite mettre
+à mort les esclaves et les gouverneurs des deux enfants, dont ils se
+partagèrent le royaume[C].»
+
+--Et voilà comme se fondent les monarchies bénies par nos évêques,--dit
+Ronan.--C'est beau, les royautés, n'est-ce pas, mes Vagres? Ah! par
+Rita-Gaür! ce saint Gaulois des temps passés, qui tissait sa saie de la
+barbe des rois! le meilleur d'entre eux est bon à pendre; n'est-ce point
+ton avis, notre ami?--ajouta-t-il en s'adressant à l'ermite laboureur,
+qui, toujours silencieux et rêveur, écoutait.--Dis? N'est-ce point le
+devoir de tout fils de la Gaule de courir sus à cette race de rois
+maudits, comme on court sus à des bêtes enragées?
+
+--Exterminer les bêtes enragées, c'est bien,--répondit l'ermite,--les
+empêcher de devenir enragées, c'est mieux...
+
+--Ermite, empêcheras-tu un roi Frank de naître Frank?
+
+--Il faut l'empêcher d'abord de naître roi, duc, comte ou seigneur, et
+de se croire ainsi maître des biens et de la vie du commun des gens...
+Jésus de Nazareth l'a dit: «--L'esclave est l'égal de son
+seigneur...--de l'égalité parmi les hommes, un jour naîtra leur
+fraternité!»
+
+Puis l'ermite laboureur retomba dans sa rêverie silencieuse.
+
+--Deux fois déjà j'ai suivi à la piste ce dernier roi d'Auvergne par
+droit de pillage et de massacre,--dit Ronan;--je n'ai pu le joindre;
+mais, par Rita-Gaür! si le Clotaire me tombe sous la main, je le
+raserai... mais si près, si près des épaules, que sa tête ne repoussera
+pas...
+
+--Ronan, tu comptes sans les démonstrations de ma rhétorique. J'ai posé
+les prémisses, maintenant les conséquences; or, _logicè_, je vais te
+prouver que tu ne pourras rien contre Clotaire... Le Seigneur Dieu le
+protége...
+
+--Ce doux oncle, qui tuait ses neveux à coups de couteau sous les
+aisselles?
+
+--Lui-même... toute bonne action ne mérite-t-elle pas sa divine
+récompense?
+
+--Certes...
+
+--Or, le Seigneur Dieu, grâce à l'intercession du grand Saint-Martin,
+siégeant depuis longtemps au paradis, a fait un miracle en faveur de
+notre doux oncle.
+
+--En faveur de Clotaire? de ce tueur d'enfants?
+
+--Oui, le Seigneur a fait un miracle en faveur de Clotaire, de ce tueur
+d'enfants; or donc j'avais raison de dire que je prouverais _logicè_ que
+ce Dieu si paternellement miraculeux envers les scélérats fera
+certainement quelque petit miracle en notre faveur, à nous, pauvres
+Vagres...
+
+--Décidément nous avons eu tort de ne point pendre l'évêque.
+
+--Il sera toujours temps d'attirer ainsi sur nous l'attention du
+Seigneur; mais d'abord conte-nous le miracle, doctissime Symphorien.
+
+--C'était en 537, environ quatre ans après que Childebert et Clotaire
+avaient tué leurs neveux à coups de couteau... Nos deux fils de Clovis,
+dignes de leur race, ne songeaient qu'à se dépouiller et à s'égorger les
+uns les autres; aussi, un moment unis, en tendres frères, pour le
+meurtre de ces petits enfants (on n'a pas tous les jours de pareils
+sujets de bon accord), Clotaire et Childebert se déclarent la guerre.
+Theudebert, petit-fils de Clovis, se joignit à Childebert, et tous deux,
+à la tête de leurs leudes, ravageant, pillant, comme d'habitude, les
+contrées qu'ils traversaient, marchent contre Clotaire. Ce doux oncle,
+ne trouvant pas sa troupe assez nombreuse pour résister aux forces de
+son frère et de son neveu, refuse la bataille, et se retire dans la
+forêt de Brotonne, entre Rouen et la mer... Theudebert et Childebert
+cernaient la forêt, attendant la nuit, espérant prendre leur bien-aimé
+frère et oncle au trébuchet, et l'égorgeter gentillement... Attention,
+Ronan, voici le miracle qui vient!
+
+--Voyons-le venir, doctissime Symphorien.
+
+--Childebert et Theudebert s'avançaient donc sans bruit à la tête de
+leurs troupes... Le jour se lève... ils n'étaient plus qu'à deux à trois
+cents pas de l'endroit où le doux Clotaire campait avec ses leudes...
+lorsque soudain tombe du ciel une épouvantable pluie de pierres et de
+feu... Les troupes de Childebert et de Theudebert sont écrasées par les
+pierres et brûlées par le feu céleste...
+
+--Et Clotaire?
+
+--Oh! Clotaire, ce favori du Seigneur, grâce au miracle que je dis,
+voit, à trois cents pas de lui, la troupe de son frère anéantie sous la
+pluie de feu et de pierres, tandis qu'au-dessus de lui Clotaire, et de
+son armée, le ciel aussi pur, aussi limpide, aussi serein, que la
+conscience de ce doux oncle, est du plus riant azur: pas un souffle de
+vent n'agite même la cime des arbres de la forêt, tandis que tout autour
+de cet endroit privilégié, que le Seigneur couvre sans doute d'un pan
+de sa robe, ce n'est que cataractes de feu, déluge de pierres, écrasant
+l'armée des ennemis du doux Clotaire[D].
+
+--Et voilà comment le Tout-Puissant vous récompense d'avoir tué vos
+neveux à coups de couteau.
+
+--Le docte Symphorien a raison... D'après ceci, m'est avis qu'il
+faudrait toujours avoir dans une troupe de Vagres sagement ordonnée...
+quelque parricide ou fratricide, en considération de quoi l'Éternel
+prendrait ses bons compagnons sous sa robe, et ferait, au besoin, tomber
+du ciel, sur leurs ennemis, des torrents de feu et des cataractes de
+pierres.
+
+--Et remarquez surtout,--reprit Symphorien,--que dans le récit de ce
+miracle, il est dit que c'est le grand Saint-Martin lui-même qui,
+habitant le paradis, a prié le Seigneur de donner cette preuve de bonne
+amitié au doux Clotaire; or, Saint-Martin n'intercédait ainsi auprès de
+l'Éternel qu'à la fervente prière de la vieille reine Clotilde[E].
+
+--Quoi! la grand'mère des deux pauvres petites victimes?--dit Odille en
+joignant les mains.--Elle a osé prier Dieu de faire un miracle en faveur
+de son fils, le meurtrier de ses petits-fils, à elle?
+
+--Que veux-tu, petite Odille? ces femmes franques sont si bonnes mères!
+
+--Mon Vagre,--reprit l'évêchesse avec un sourire amer en passant ses
+doigts effilés dans la chevelure bouclée du jeune homme,--dis? ne
+vaut-il pas mieux partir demain à l'aube pour aller revivre ailleurs,
+que de rester dans cet épouvantable monde où nous sommes?
+
+--Oui, horrible... horrible est ce monde...--s'écria l'ermite laboureur
+avec une douleur et une indignation profondes.--Quoi! le nom de ce
+prétendu Dieu de miséricorde, d'amour et de justice... profané, souillé
+chaque jour par ses prêtres... Quoi! ces forfaits dont s'épouvante la
+nature, mis sous la protection divine!... O Jésus! Jésus de Nazareth!
+toi, le plus divin des sages! tu prévoyais la vanité de ton céleste
+Évangile, quand, l'âme attristée jusqu'à la mort, dans ta veillée
+suprême, tu pleurais sur le prochain avenir du monde... Jésus!...
+Jésus!... des siècles se passeront avant que ton jour soit venu!...
+
+--Prends garde, notre ami!--dit Ronan,--ne parle pas haut... ce saint
+homme d'évêque, qui dort là-bas, gorgé de vin et de viande, pourrait
+t'excommunier, s'il t'entendait... Mais au diable la tristesse!... nous
+sommes en un temps de damnations... vivons en damnés!... Évêques et rois
+donnent le branle, saint est le meurtre! saint est le pillage!...
+Debout, mes Vagres! debout... vous, trois fois saints!!... que nos
+saturnales couvrent la vieille Gaule... que cette terre de nos pères
+soit le tombeau des Franks et le nôtre... Les ruines de nos cités
+désertes diront aux siècles futurs: «Ci gît un grand peuple!... Libre,
+il fut l'orgueil de l'univers... Esclave des rois conquérants, hébêté
+par les évêques, il eut honte de sa honte... et un jour il sut
+disparaître du monde en entraînant ses tyrans dans l'abîme!» Or donc,
+mourons gaiement et longuement... Debout, Vagres et Vagredines! le
+festin est fini... la lune brillante... chantons, dansons jusqu'au
+jour... qu'à nos chants endiablés le Frank tremble dans son burg!
+l'évêque tremble dans sa basilique! et qu'ils se disent épouvantés:
+«Malheur à nous! malheur à nous demain! car cette nuit ils sont bien
+gais en Vagrerie!»
+
+Et Vagres et Vagredines, criant, chantant, hurlant, commencèrent une
+folle ronde sur la pelouse de la forêt aux pâles clartés de la lune...
+
+L'ermite laboureur avait écouté en silence l'entretien des Vagres; assis
+à côté de la petite Odille, il semblait la couvrir d'une protection
+paternelle... L'enfant, son menton dans sa main, les yeux levés vers la
+lune brillante, paraissait étrangère à ce qui se passait autour d'elle.
+Lorsque Ronan, à la fin du repas, eut donné à ses compagnons le signal
+des chants et de la danse, ils s'étaient éloignés en tumulte du lieu du
+festin pour courir se livrer à leur gaieté bachique et à leur danse
+effrénée au milieu d'une autre clairière, située non loin de la pelouse
+où ils venaient de festoyer... Ronan, se rapprochant alors de l'ermite
+laboureur et de l'esclave, toujours assise son menton dans sa main, les
+yeux levés vers le ciel, dit joyeusement:
+
+--Veux-tu danser, petite Odille? La ronde est commencée; elle durera
+jusqu'à l'aube...
+
+La jeune fille secoua mélancoliquement la tête sans répondre,
+contemplant toujours le ciel.
+
+--Odille, qu'as-tu à rêver ainsi en regardant la lune?
+
+--Le sommeil me gagne, et je songe au vieux bardit que ma mère me
+chantait pour m'endormir quand j'étais petite.
+
+--Quel est-il ce bardit?
+
+--Oh! il est bien vieux, bien vieux... disait ma mère; on le chante en
+Gaule depuis cinq ou six cents ans...
+
+--Et il se nomme?
+
+--Le bardit d'HÊNA, _la vierge de l'île de Sên_.
+
+--Le bardit d'Hêna!--s'écrièrent à la fois l'ermite et le Vagre en
+tressaillant.
+
+Puis ils se turent, pendant qu'Odille, étonnée de leur silence et de
+l'émotion qui se peignait sur leur figure, les regardait en disant:
+
+--Vous savez donc aussi le chant d'Hêna?
+
+--Chante-le toujours, mon enfant,--répondit Ronan d'une voix altérée...
+
+La petite Odille, de plus en plus surprise, ne reconnaissait pas son
+ami: le hardi et joyeux Vagre était devenu pensif et grave.
+
+--Oh! oui, mon enfant; dis-nous ce bardit avec ta douce voix de quinze
+ans,--reprit l'ermite;--mais pas ici... Le tumulte de la danse et de
+l'orgie de là-bas, quoique lointains, couvriraient ta voix.
+
+--L'ermite a raison... Viens avec nous, petite Odille, sous ce grand
+chêne, à quelques pas d'ici... il est entouré d'un tapis de mousse; tu
+pourras t'y endormir mollement... je te couvrirai de mon manteau...
+
+Du pied du chêne où l'enfant alla s'asseoir, entre Ronan et son
+compagnon, l'on n'entendait que le bruit éloigné de la folle ivresse des
+Vagres et des Vagredines... La lune, à son déclin, jetant ses rayons
+argentés sous la sombre verdure des feuilles, éclairait presque comme en
+plein jour l'ermite, Ronan et la petite esclave, qui bientôt, de sa voix
+pure et encore enfantine, chanta ces premier mots du bardit:
+
+«_Elle était jeune, elle était belle, elle était sainte, et s'appelait
+Hêna, Hêna, la vierge de l'île de Sên..._»
+
+À ces paroles, l'ermite et le Vagre baissèrent la tête, et sans que l'un
+s'aperçût alors des larmes que versait l'autre, tous deux pleurèrent...
+Odille chanta le second verset; mais, brisée par la fatigue de la nuit
+et de la journée, cédant au rhythme mélancolique de ce bardit, qui si
+souvent l'avait bercée dans son enfance et endormie sur les genoux de sa
+mère, la petite esclave ne chantait plus que d'une voix affaiblie,
+tandis qu'au loin les Vagres entonnèrent soudain en choeur, et d'un mâle
+accent, un autre vieux bardit de la Gaule... Aussi l'ermite et Ronan
+tressaillirent de nouveau lorsque ces paroles arrivèrent jusqu'à eux,
+sans couvrir tout à fait la voix d'Odille:
+
+«_--Coule, coule, sang du captif...--Tombe, tombe, rosée
+sanglante!--Germe, grandis, moisson vengeresse!..._»
+
+Les deux hommes semblèrent frappés de ce rapprochement singulier: au
+loin ce chant de révolte, de guerre et de sang... près d'eux, la voix
+angélique de l'enfant, chantant Hêna, une des plus douces gloires de la
+Gaule armoricaine... Mais bientôt Odille, cédant au sommeil, ne fit plus
+que murmurer les paroles du bardit... puis elles devinrent
+inintelligibles... Sa tête se pencha sur sa poitrine, et, adossée au
+tronc de l'arbre, assise sur la mousse, elle s'endormit...
+
+--Pauvre enfant!--dit Ronan en la couvrant soigneusement de son
+manteau;--elle est accablée de fatigue et de sommeil.
+
+--Ronan,--reprit l'ermite en attachant sur son compagnon un regard
+pénétrant,--le chant d'Hêna t'a fait pleurer...
+
+--C'est vrai.
+
+--Qui t'émeut ainsi?
+
+--Un souvenir de famille... si un Vagre, un Homme errant, un Loup a une
+famille...
+
+--Ce souvenir de famille, quel est-il?
+
+--Cette douce Hêna, dont parle le bardit, était l'une de mes aïeules...
+
+--Comment le sais-tu?
+
+--Autrefois, mon père me l'a dit; il me contait dans mon enfance des
+histoires des temps passés...
+
+--Ton père, où est-il à cette heure?
+
+--Je ne sais... il courait la Vagrerie, il la court peut-être encore, à
+moins qu'il ne soit mort en bon Vagre... Je saurai cela quand lui et moi
+nous nous retrouverons ailleurs qu'ici...
+
+--Où cela?
+
+--Dans les mondes mystérieux que nul ne connaît, que tous nous
+connaîtrons... puisque tous nous irons y revivre...
+
+--Tu as donc conservé la foi de tes ancêtres?
+
+--Mon père m'a appris à ne pas plus me soucier de mourir que de changer
+de vêtement... puisqu'on quitte ce monde-ci pour aller, corps et âme,
+renaître ailleurs... Persuadé de cela, je fais, tu le vois, bon marché
+de ma peau... et de celles des Franks...
+
+--Il y a-t-il longtemps que tu as été séparé de ton père?
+
+--Brisons là... c'est triste, j'aime à être en joyeuse humeur...
+Cependant je me sens attiré vers toi, et tu n'es pas gai...
+
+--Nous vivons dans des temps où, pour être gai, il faut avoir l'âme
+très-forte ou très-faible...
+
+--Me crois-tu faible?
+
+--Je te crois fort et faible à la fois... Mais ton père...
+
+--Tu tiens à parler de lui?
+
+--Beaucoup...
+
+--Soit... Eh bien, mon père était _Bagaude_ en sa jeunesse, et plus
+tard, quand les Franks nous ont baptisés _Vagres_, Vagre il est devenu:
+le nom était changé, le métier le même...
+
+--Et ta mère?
+
+--En Vagrerie on connaît peu sa mère; je n'ai jamais connu la mienne...
+Du plus loin qu'il m'en souvient, je devais alors avoir sept ou huit
+ans; j'accompagnais mon père et la troupe dans ses courses, tantôt en
+Provence, tantôt ici, en Auvergne: étais-je fatigué, mon père ou l'un de
+nos compagnons me portait sur son dos... J'ai ainsi grandi; nous avions
+souvent des jours de repos forcé... Parfois les comtes franks, exaspérés
+contre nous, se rassemblaient, eux et leurs leudes, pour nous donner la
+chasse... Avertis de leurs mouvements par les pauvres habitants des
+champs qui nous aimaient, nous nous retirions dans nos repaires
+inaccessibles, et pendant quelques jours nous faisions les morts, tandis
+que les Franks battaient la campagne sans rencontrer l'ombre d'un
+Vagre... Durant ces jours de trêve, au fond de quelque solitude, mon
+père, je te l'ai dit, me racontait des histoires du temps passé; j'ai
+appris ainsi que notre famille était originaire de Bretagne, où elle
+vivait, où elle vit peut-être encore libre et paisible à cette heure,
+puisque jamais jusqu'ici les Franks n'ont pu entamer cette rude
+province: son granit est trop dur, et ses Bretons sont comme le granit
+de leurs rocs...
+
+--Je sais le proverbe: _C'est un homme dur de l'Armorique_.
+
+--Mon père me l'a aussi souvent cité.
+
+--Mais comment a-t-il quitté cette province paisible et libre encore
+aujourd'hui, grâce à son indomptable courage, que soutient toujours sa
+foi druidique, régénérée par la morale évangélique?
+
+--Mon père avait dix-sept ans... un jour sa famille donna l'hospitalité
+à un colporteur; celui-ci, courant la Gaule pour son métier, raconta les
+malheurs du pays, et parla de la vie aventureuse des Bagaudes... Mon
+père s'ennuyait de la vie des champs; il avait le coeur chaud, la tête
+ardente, il avait sucé au berceau la haine des Franks. Frappé des récits
+du colporteur, il trouva l'occasion belle pour guerroyer contre les
+barbares en se joignant aux Bagaudes, quitta la maison paternelle et
+alla retrouver le colporteur qui l'attendait à une lieue de là... Tous
+deux, au bout de quelques jours de marche, gagnèrent l'Anjou,
+rencontrèrent des Bagaudes... Jeune, robuste, hardi, mon père était de
+bonne recrue; il se joignit à eux, et... vive la Bagaudie!... De
+province en province, il est ainsi venu jusqu'en Auvergne, qu'il n'a
+plus guère quittée... le pays étant propice au métier, forêts,
+montagnes, rochers, cavernes, torrents, volcans éteints; c'est une vraie
+terre de Bagaudie, vraie terre de Vagrerie!...
+
+--Comment as-tu été séparé de ton père?
+
+--Il y a trois ans... Quelques _antrustions_ ou leudes du roi
+percevaient en Auvergne la redevance du domaine royal; nombreux et bien
+armés, ils ne voyageaient que de jour. Nous attendions la fin de leur
+récolte pour la récolter à notre tour... Il s'arrêtèrent une nuit à
+Sifour, petite ville ouverte... L'occasion tente mon père; nous
+marchons, croyant surprendre les Franks; ils étaient sur leurs gardes...
+Après un combat acharné, nous sommes poursuivis la lance dans les reins.
+Au milieu de cette attaque nocturne, j'ai été séparé de mon père...
+A-t-il été tué ou seulement blessé et emmené prisonnier? je l'ignore;
+tous mes efforts ont été vains pour connaître son sort... Depuis, mes
+compagnons m'ont choisi pour chef... tu m'as demandé mon histoire... la
+voilà; maintenant, tu me connais.
+
+--Plus que tu ne le penses... Ton père se nommait Karadeuk.
+
+--D'où sais-tu cela?
+
+--Le père de ton père se nommait Jocelyn... s'il vit encore en Bretagne
+avec son fils aîné Kervan et sa fille Roselyk, il habite sa maison près
+des pierres sacrées de Karnak...
+
+--Qui t'a dit...
+
+--L'un de tes aïeux se nommait Joel, il était BRENN de la tribu de
+Karnak... Hêna, la sainte du bardit, était fille de Joel, dont la race
+remonte jusqu'au BRENN gaulois, qui fit, il y a près de huit cents ans,
+payer rançon à Rome.
+
+--Qui es-tu donc pour connaître ainsi ma famille?
+
+--Ce chant d'esclaves révoltés contre les Romains: «Coule, coule, sang
+du captif! tombe, tombe, rosée sanglante,» a été recueilli par un de tes
+aïeux nommé Sylvest, livré aux bêtes féroces dans le cirque d'Orange...
+et ton père t'a sans doute aussi appris un autre fier bardit, chanté il
+y a deux siècles et plus, lors d'une des grandes batailles du Rhin
+contre les Franks, gagnée par Victorin, fils de Victoria, la mère des
+camps...
+
+--Tu dis vrai... mon père me l'a souvent chanté ce bardit; il commence
+ainsi:
+
+«_Ce matin nous disions: Combien sont-ils donc ces barbares? combien
+sont-ils donc ces Franks?_»
+
+--Et il se termine ainsi,--reprit le moine laboureur:
+
+«_Ce soir nous disons: Combien étaient-ils donc ces barbares? ce soir
+nous disons: Combien donc étaient-ils ces Franks?_»--Scanvoch, un autre
+de tes aïeux, bravé soldat et frère de lait de Victoria la Grande, a
+recueilli ce chant de guerre...
+
+--Oui, la Gaule, alors fière, libre, triomphante, avait refoulé les
+barbares de l'autre côté du Rhin, tandis qu'aujourd'hui... Tiens...
+moine, ne parlons plus de ce glorieux passé... le présent me semble plus
+horrible encore... mon sang bouillonne, et je suis tenté d'assommer cet
+évêque qui ronfle là... Ah! maudite soit à jamais la crédulité de nos
+pères, mourants martyrs de cette religion nouvelle...
+
+--Nos pères ont dû croire aux paroles des premiers apôtres, qui leur
+prêchaient l'amour, le pardon, la délivrance, au nom du jeune maître de
+Nazareth, que ton aïeule Geneviève a vu crucifier à Jérusalem...
+
+--Mon aïeule Geneviève?... tu n'ignores rien de ce qui touche ma
+famille... Mon père seul a pu t'instruire de ce que tu sais... tu l'as
+donc connu?
+
+--Oui...
+
+--Et où cela?
+
+--N'as-tu pas remarqué que de temps à autre, lorsque vous reveniez au
+coeur de l'Auvergne, ton père s'absentait pendant plusieurs jours?
+
+--C'est vrai... et le but de ces absences, je ne l'ai jamais su.
+
+--Ton père allait voir, près de Tulle, une pauvre femme esclave,
+attachée aux terres de l'évêque de cette cité... Cette esclave, il y a
+au moins trente ans de cela, avait un jour trouvé ton père, alors chef
+de Bagaudes, blessé, presque mourant dans les buissons de la route: le
+prenant en pitié, elle l'aida à se traîner dans la cabane où elle
+logeait avec sa mère... Ton père avait environ vingt ans... la jeune
+fille à peu près l'âge de cet enfant qui dort près de nous... Tous deux
+s'aimèrent... Ton père, à peine guerri de sa blessure, fut un jour
+surpris dans la hutte de l'esclave par le régisseur de l'évêque, cet
+agent considérant Karadeuk comme de bonne prise, voulut l'emmener
+esclave à Tulle... Ton père résista, battit l'agent, et alla rejoindre
+les Bagaudes.
+
+--Et la jeune esclave?
+
+--Elle devint mère... et mit au monde un fils...
+
+--J'ai donc un frère?
+
+--Tu as un frère...
+
+--Le connais-tu? Qu'est-il devenu?
+
+--Le fils d'un esclave naît esclave, et appartient au maître de sa
+mère... Lorsque cet enfant, que ton père nomma _Loysik_ en mémoire de sa
+race bretonne, eut quatre ou cinq ans, l'évêque de Tulle, lui
+reconnaissant quelques qualités précoces, le fit conduire au collège
+épiscopal, où il fut élevé avec quelques autres jeunes esclaves destinés
+à entrer un jour dans l'Église comme clercs... De temps à autre,
+Karadeuk, lorsque les Bagaudes passaient près de Tulle, allait la nuit
+voir la mère de son fils... celui-ci, prévenu par elle, trouvait
+quelquefois le moyen de se rendre à la cabane; là, le père et le fils
+s'entretenaient longuement des choses et des hommes du temps passé, de
+la Gaule, jadis glorieuse et libre; car ton père, tu l'as dit,
+conservait, par tradition de famille, un ardent et saint amour pour
+notre patrie; il espérait faire battre le coeur de son fils à ces grands
+souvenirs d'autrefois, l'exaspérer contre les Franks, et l'emmener
+courir avec lui la Vagrerie; mais Loysik, alors d'un caractère doux et
+timide, redoutait cette vie aventureuse... Les années se passèrent...
+ton frère, s'il eût voulu, aurait pu, comme tant d'autres, faire son
+chemin dans l'Église; mais au moment d'être ordonné prêtre il vit de si
+près l'hypocrisie, la cupidité, la luxure cléricale, qu'il refusa la
+prêtrise en maudissant la sacrilège alliance du clergé gaulois et des
+conquérants... Il quitta la maison épiscopale, et alla rejoindre, sur
+les frontières de la Provence, plusieurs ermites laboureurs; il avait
+connu l'un d'eux à Tulle, où il s'était arrêté malade à l'hospice.
+
+--Ces ermites avaient donc fondé une espèce de colonie?
+
+--Plusieurs d'entre eux s'étaient réunis dans une profonde solitude pour
+cultiver des terres dévastées et abandonnées depuis la conquête...
+c'étaient des hommes simples et bons, fidèles aux souvenirs de la
+vieille Gaule et aux préceptes de l'Évangile, si odieusement faussés,
+reniés aujourd'hui par de nouveaux _princes des prêtres_... Ces moines
+vivaient dans le célibat, mais ne faisaient point de voeux; ils
+restaient laïques et n'avaient aucun caractère clérical[F]; c'est
+seulement depuis quelques années que la plupart des moines obtiennent
+d'entrer dans l'Église; aussi, devenus prêtres, perdent-ils de jour en
+jour cette popularité, cette indépendance qui les rendaient si
+redoutables aux évêques[G]... Du temps dont je te parle, la vie de ces
+ermites laboureurs était paisible, laborieuse; ils vivaient en frères,
+selon les préceptes de Jésus, cultivaient leurs terres en commun, et
+aussi les défendaient rudement en commun, si quelques bandes de Franks,
+allant d'un burg à l'autre, s'avisaient de tenter, par malfaisance, de
+ravager leurs champs...
+
+--J'aime ces ermites, à la fois laboureurs et soldats, fidèles aux
+préceptes de Jésus, à l'amour de la vieille Gaule et à l'horreur des
+Franks... Ces moines se battaient rudement, dis-tu... étaient-ils donc
+armés?
+
+--Ils avaient des armes... et mieux que des armes...
+
+--Que veux-tu dire?
+
+--Tiens,--dit l'ermite en sortant de dessous sa robe une espèce de petit
+sabre ou de long poignard à poignée de fer,--remarque cette arme...
+mais, je te le dis, sa force n'est pas dans sa lame.
+
+--Où est donc cette force?--demanda Ronan en examinant le
+poignard.--L'arme semble pourtant bien trempée...
+
+--Ce n'est point, te dis-je, par la lame qu'elle vaut, mais par les mots
+gravés sur sa poignée.
+
+--Je lis,--reprit Ronan,--je lis sur l'un des côtés de la garde ce mot:
+GHILDE, et sur l'autre, ces deux mots gaulois: AMINTIAIZ-COMMUNITEZ...
+_amitié-communauté_... C'est sans doute la devise des ermites
+laboureurs?
+
+--Peut-être...
+
+--Mais ce mot GHILDE, que signifie-t-il? il n'est pas gaulois?
+
+--Non, il est saxon...
+
+--Ah! c'est un mot de la langue de ces pirates, qui descendant des mers
+du Nord, en suivant les côtes, remontent souvent le cours de la Loire
+pour ravager les pays riverains... Ce sont de terribles pillards, mais
+d'intrépides marins!... Venir ainsi des mers lointaines, dans des canots
+si frêles, si légers, qu'au besoin ils les portent sur leur dos; on dit
+qu'ils ont remonté plusieurs fois la Loire jusqu'à Tours?
+
+--Oui, puisque aujourd'hui la Gaule est en proie aux barbares du dedans
+et du dehors.
+
+--Mais ce mot saxon GHILDE, gravé sur le fer, est-ce lui qui, selon tes
+paroles, fait la force de cette arme?
+
+--Oui... car ce mot peut opérer des prodiges...
+
+--Explique-toi...
+
+--L'un des moines laboureurs, avant de se réunir à nous, habitait les
+bords de la Loire... Enlevé jeune, il y a de longues années, lors d'une
+descente des pirates en Touraine, il avait été emmené dans leur pays...
+Pendant qu'il y séjournait, il observa que ces hommes du Nord trouvaient
+une force immense dans des associations où chacun était solidaire de
+tous et tous de chacun... solidaires par la fraternité, par
+l'assistance, par les biens, par les armes, par la vie, s'il le fallait.
+Ces associations, que l'on croirait nées de la fraternité chrétienne,
+étaient pratiquées dans ces contrées plusieurs siècles avant la
+naissance de Jésus, et se nommaient des GHILDE[H]. Plus tard, lorsque
+ce captif des pirates, après leur avoir échappé, se joignit à nous
+autres, ermites laboureurs...
+
+--Pourquoi t'interrompre?
+
+--Je ne peux t'en dire davantage... un serment m'oblige à me taire... ma
+confiance m'entraînerait trop loin...
+
+--Soit, je dois respecter ton secret... Mais cette confiance que je
+t'inspire, je l'éprouve aussi pour toi... quoique étrangers l'un à
+l'autre... étrangers? non... car tu connais comme moi-même l'histoire de
+ma famille... Mais, j'y songe... mon frère, tu me l'as dit, était au
+nombre de ces ermites laboureurs dont tu fais partie... Tu dois l'avoir
+intimement connu; car lui seul a pu te donner sur les descendants de
+Joel ces détails, qu'il tenait sans doute de mon père... Tu te tais?
+pourquoi me regarder ainsi?... ton silence me trouble et m'émeut malgré
+moi... tes yeux se remplissent de larmes...
+
+--Ronan... ton frère est né il y a trente ans... c'est mon âge...
+
+--Que dis-tu?
+
+--Ton frère s'appelle _Loysik_... c'est mon nom...
+
+--Loysik! ce frère?...
+
+--C'est moi...
+
+--Joies du ciel!...
+
+L'ermite et le Vagre restèrent longtemps embrassés... Après leur premier
+épanchement de tendresse, Ronan dit à Loysik:
+
+--Et notre père?
+
+--Comme toi, j'ignore son sort... ne désespérons pas de le retrouver...
+Ne t'ai-je pas retrouvé, toi?
+
+--Ton instinct fraternel t'a donc poussé à nous accompagner?
+
+--Je ne t'ai reconnu pour mon frère qu'à ton attendrissement causé par
+le bardit d'Hêna, une de tes aïeules, m'as-tu dit. Alors, pour moi, plus
+de doute, nous étions frères ou proches parents; le récit de ta vie m'a
+prouvé que nous étions frères...
+
+--Et pourquoi nous as-tu d'abord suivis en Vagrerie, toi, un
+véritablement saint homme?
+
+--Ne m'as-tu pas entendu répondre à l'évêque Cautin: «Ce ne sont pas les
+bien portants, mais les malades qui ont besoin de médecin,» a dit
+Jésus...
+
+--Me blâmerais-tu d'être Vagre, comme mon père a été Bagaude?...
+
+--Écoute-moi, Ronan... Comme toi, j'ai horreur de l'esclavage et de la
+conquête, car depuis l'invasion franque, la Gaule jadis puissante et
+féconde est couverte de ruines et de ronces: les propriétaires, les
+colons, les laboureurs, ont fui devant les barbares qui les réduisent à
+la servitude ou à une misère affreuse; grand nombre de ces malheureux,
+poussés à bout par le désespoir, courent comme toi la Vagrerie; de rares
+esclaves, mourants de faim, écrasés de travail, cultivent seuls, sous le
+fouet, les biens de l'Église et des seigneurs franks... Les cités,
+autrefois si riches, si florissantes par leur commerce, aujourd'hui
+ruinées, presque dépeuplées, mais au moins défendues par leurs
+murailles, offrent plus de sécurité à leurs habitants, et encore les
+guerres civiles incessantes des fils de Clovis, toujours acharnés à se
+dépouiller entre eux, livrent parfois ces villes à l'incendie, au
+pillage et au massacre... Pendant les trêves, à peine les habitants
+osent-ils sortir de leurs murs; les routes infestées de bandes
+errantes, rendent les communications, les approvisionnements
+impossibles... et trop souvent les horreurs de la famine ont décimé les
+grandes cités...
+
+--Oui, voilà ce que la conquête a fait de la Gaule... Elle ne peut plus
+être libre... qu'elle disparaisse du monde, ensevelissant ses
+conquérants sous ses ruines!
+
+--Mon frère, cette Gaule que tu ravages avec autant d'acharnement que
+ses conquérants, n'est-ce pas notre patrie bien-aimée, notre mère?
+Est-ce à nous, ses fils, de nous unir aux barbares pour l'accabler de
+maux et de misères...
+
+--Préfères-tu donc tendre le dos à un joug infâme?
+
+--Comme toi, je veux exterminer la barbarie des oppresseurs... comme
+toi, je veux mettre un terme au lâche hébêtement des opprimés; mais je
+veux tuer la barbarie par la civilisation; l'ignorance par
+l'enseignement; la misère par le travail; l'esclavage par notre héroïque
+sentiment de nationalité, hélas! presque éteint en nous aujourd'hui,
+mais si puissant chez nos pères, lorsque nos druides soulevaient les
+populations en armes contre les Romains.
+
+--Nos derniers druides, traqués par les évêques, ont péri dans les
+supplices!
+
+--Mais la foi druidique n'est pas morte... non, non... les formes des
+religions passent, mais leur divin principe reste éternel, parce qu'il
+est divin..... Crois-moi, ravivée, régénérée par la douce morale de
+Jésus, ce grand sage, ce génie sublime et tendre! la foi druidique revit
+dans de nobles coeurs, elle a conservé sa croyance immuable à
+l'immortalité des corps et des âmes, à leur perpétuelle renaissance dans
+l'immensité des mondes étoilés, afin que par ces épreuves, par ces vies
+successives, les méchants deviennent meilleurs, et les bons meilleurs
+encore... Oui, l'humanité, visible ou invisible, s'élevant de sphère en
+sphère dans son labeur éternel, dans son progrès continu, vers une
+perfection infinie comme celle du Créateur... Telle est notre foi, à
+nous druides chrétiens, qui pratiquons la doctrine évangélique dans
+tout ce qu'elle a de tendre, de miséricordieux, de libérateur...
+
+À ces mots de Loysik, une voix s'éleva du milieu d'un fourré situé près
+du chêne, et s'écria:
+
+--Relaps! sacrilége! adorateur de Mammon! ermite du diable! tu seras
+brûlé comme hérétique!...
+
+C'était la voix de l'évêque Cautin... Ronan courait aux broussailles
+pour assommer l'homme de Dieu, malgré les instances de Loysik, lorsque
+du côté où les Vagres terminaient leur nuit d'orgie par des chants et
+par des danses, ces cris retentirent:
+
+--Alerte! nous sommes surpris... alerte, voici les leudes du comte
+Neroweg!...
+
+--Il est à leur tête!
+
+--Alerte! les leudes du comte de Neroweg! Nos vedettes les ont aperçus
+de loin...
+
+La petite Odille, réveillée par le tumulte, et entendant les paroles des
+Vagres, s'écria avec terreur, en se jetant au cou de Ronan:
+
+--Le comte Neroweg! sauve-moi!
+
+--Ne crains rien, pauvre enfant! c'est lui qui doit craindre.
+
+Puis, s'adressant à Loysik, Ronan ajouta:
+
+--Mon frère, le destin nous envoie un descendant de cette race de
+Neroweg, que notre aïeul Scanvoch a combattu, il y a deux siècles, sur
+les bords du Rhin... Je veux tuer ce barbare, sa descendance ne sera pas
+funeste à la nôtre...
+
+--Tue-moi aussi,--murmura Odille en se jetant aux genoux du Vagre et en
+joignant les mains;--j'aime mieux mourir que de retomber aux mains du
+comte...
+
+Ronan, touché du désespoir de l'enfant et ne pouvant prévoir l'issue du
+combat, resta un moment pensif; puis, avisant, assez élevée au-dessus de
+sa tête, une grosse branche de chêne, il s'élança d'un bond, la saisit à
+son extrémité; puis, retombant sur le sol, il la ramena, la tenant d'une
+main ferme, et la faisant plier.
+
+--Loysik,--dit-il à l'ermite,--asseois Odille sur cette branche; en se
+redressant elle enlèvera cette pauvre enfant, qui pourra ainsi gagner la
+feuillée et s'y blottir jusqu'à la fin du combat... Je vais rassembler
+les Vagres... Bon courage, petite Odille... je reviendrai...
+
+Et il courut vers ses compagnons, pendant que l'esclave, placée sur la
+branche par Loysik, disparaissait au milieu de l'épaisse feuillée en
+tendant ses bras vers Ronan.
+
+L'aube naissante éclairait la forêt, la cime des arbres se rougissait
+des premiers feux du jour. Les Vagres, qui venaient d'annoncer
+l'approche du comte Neroweg et de ses leudes, avaient pris, à travers le
+fourré, un sentier impraticable aux chevaux des Franks, et beaucoup plus
+court que le chemin que ceux-ci devaient suivre pour arriver à la
+clairière. La plupart des Vagres, las de boire, de chanter et de danser,
+s'étaient endormis sur l'herbe peu de temps avant le lever du soleil;
+réveillés en sursaut, ils coururent aux armes: les esclaves, les colons,
+les femmes, les propriétaires ruinés, qui s'étaient joints à la
+Vagrerie, commencèrent, en apprenant l'arrivée des leudes, les uns à
+trembler, les autres à fuir au plus profond de la forêt, tandis que bon
+nombre, gardant au contraire une brave contenance, se munissaient en
+hâte, et faute de mieux, de gros bâtons noueux arrachés aux arbres...
+Les Vagres comptaient parmi eux une douzaine d'excellents archers, les
+autres étaient armés de haches, de masses d'armes, de piques, d'épées,
+ou de faux emmanchées à revers. Aux premiers cris d'alarme, les hardis
+compagnons s'étaient réunis autour de Ronan et de l'ermite... Fallait-il
+combattre les leudes? fallait-il fuir devant eux? Peu voulaient fuir,
+beaucoup voulaient combattre... et la belle évêchesse, au bras de son
+Vagre, criait plus haut que tous les autres:--Bataille!
+bataille!--espérant peut-être trouver ainsi la mort, après cette nuit
+d'amour et de liberté, qui semblait lui peser comme un remords.
+
+Deux autres vedettes accoururent: cachés dans les taillis, ils avaient
+pu compter, à peu près, le nombre des leudes du comte; ils n'étaient
+guère qu'une vingtaine à cheval, bien équipés, mais une centaine de gens
+de pied, armés de piques et de bâtons, les accompagnaient; les uns
+étaient Franks, les autres appartenaient à la cité de Clermont, requise,
+au nom du roi, par le comte Neroweg, d'envoyer des hommes à la poursuite
+des Vagres; plusieurs esclaves de l'évêque Cautin qui, par peur de
+l'enfer, n'avaient pas voulu courir la Vagrerie après l'incendie de la
+villa épiscopale, augmentaient la troupe de Neroweg. La troupe de Ronan,
+y compris les nouvelles recrues décidées à combattre, s'élevait à
+quatre-vingts hommes au plus.
+
+Dans cette épineuse occurrence, on tint conseil en Vagrerie... Que
+décida-t-on? plus tard on le saura.
+
+Depuis une demi-heure, l'arrivée du comte et de ses leudes a été
+annoncée par les vedettes; les Vagres ont disparu; au milieu des
+clairières où ils ont festoyé durant la nuit, il ne reste que les débris
+du festin, des outres vides, des vases d'or et d'argent semés sur
+l'herbe foulée; près de là sont les chariots emmenés de la villa
+épiscopale, et plus loin les carcasses des boeufs près d'un brasier
+fumant encore... Profond est le silence de la forêt... Bientôt un
+esclave de la villa, l'un des pieux guides des leudes, sort du fourré
+dont la clairière est entourée; il s'avance d'un pas défiant, prêtant
+l'oreille et regardant autour de lui, comme s'il redoutait quelque
+embûche; mais à la vue des débris du festin, il fait un mouvement de
+surprise et se retourne vivement; il allait sans doute appeler la troupe
+qu'il précédait de loin, lorsqu'à l'aspect des vases d'or et d'argent,
+dispersés sur l'herbe, ce bon catholique réfléchit, court au butin, se
+saisit d'un calice d'or qu'il cache sous ses haillons; puis il appelle
+les leudes à grands cris en disant:
+
+--Par ici! par ici!...
+
+On entend d'abord au loin, et se rapprochant de plus en plus, un grand
+bruit dans les bois, les branches des taillis se brisent sous le
+poitrail et sous le sabot des chevaux; des voix s'appellent et se
+répondent; enfin sort du fourré le comte Neroweg à cheval, et à la tête
+de plusieurs de ses leudes; les autres, moins impétueux, ainsi que les
+gens de pied le suivent de loin, à travers le taillis, et vont bientôt
+le rejoindre. Aux cris de l'esclave, Neroweg avait cru tomber sur la
+troupe des Vagres; mais il ne vit personne dans la clairière, sinon
+notre bon catholique qui accourait criant:
+
+--Seigneur comte! les Vagres impies qui ont saccagé la villa de notre
+saint évêque, se sont enfuis dans la forêt.
+
+Neroweg leva sa longue épée sur la tête de l'esclave, l'abattit sanglant
+aux pieds de son cheval.
+
+--Chien!--s'écria-t-il,--tu m'as trompé... tu t'entendais avec les
+Vagres!...
+
+L'esclave tomba mourant, et le vase d'or qu'il avait dérobé s'échappa de
+dessous ses haillons.
+
+--À moi le vase d'or,--s'écria le comte, et montrant le calice du bout
+de son épée à un de ses hommes, qui le suivait à pied, ajouta:--Karl,
+mets cela dans ton sac...
+
+Ces pillards avaient toujours sur leurs talons quelques porteurs de
+grands sacs, où ils enfouissaient le butin; mais au moment où Karl
+s'apprêtait à obéir au comte, celui-ci aperçut plus loin, étincelants
+dans l'herbe aux rayons du soleil levant, les autres vases d'or et
+d'argent, emportés de la villa épiscopale. Neroweg, faisant faire alors
+un grand bond à son cheval, s'écria:
+
+--À moi ces trésors... remplis ton sac, Karl... appelle Rigomer, qu'il
+remplisse aussi le sien... À moi tous!...
+
+--Non pas à toi seul... mais à nous!--s'écrièrent les leudes qui le
+suivaient;--à nous aussi ces richesses... Ne sommes-nous pas tes
+égaux?...
+
+--Égaux à la bataille... nous sommes égaux au partage du butin; n'oublie
+pas ceci, Neroweg...
+
+--Souviens-toi qu'au pillage de Soissons, le grand roi Clovis
+lui-même... n'osa pas disputer un vase d'or à l'un de ses guerriers.
+
+--À nous donc ces trésors comme à toi... et faisons à l'instant le
+partage...
+
+Le comte n'osa pas résister aux réclamations des leudes, car ces
+guerriers, tout en reconnaissant un chef, traitaient toujours avec lui
+de pair à pair. Aussi plusieurs de ces pillards descendirent de cheval,
+convoitant des yeux les calices, les boîtes à Évangiles, les patènes,
+les coupes, les plats, les bassins et autres orfévreries d'or et
+d'argent... Déjà, se précipitant, se heurtant, ils allongeaient les
+mains vers ces richesses, lorsqu'une voix retentissante, qui semblait
+venir du ciel, s'écria:
+
+--Arrêtez, sacrilèges! Dieu vous entend... Dieu vous voit!... Si vous
+osez porter une main impie sur les biens de l'Église, vous êtes
+damnés...
+
+À cette voix, d'en haut, le comte Neroweg pâlit, trembla de tous ses
+membres, et tomba à genoux... Plusieurs leudes l'imitèrent, frappés de
+terreur.
+
+--Tous à genoux, païens!--reprit la voix de plus en plus
+menaçante,--tous à genoux, maudits!...
+
+Les derniers leudes qui restaient encore debout s'agenouillèrent
+éperdus, ainsi que tous les gens de pied qui avaient rejoint les
+cavaliers; cette foule effarée courba le front, se frappa la poitrine en
+murmurant:
+
+--Miracle! miracle! c'est la voix du Seigneur Dieu!...
+
+--Maintenant, grands pécheurs!--reprit la voix d'en haut d'un ton plus
+terrible encore,--maintenant que vous vous êtes courbés, frappés de
+terreur sous l'oeil du Seigneur, venez au secours de votre...
+
+La voix n'acheva pas... les rameaux d'un grand chêne, auprès duquel
+étaient agenouillés Neroweg et ses leudes, se brisèrent çà et là sous le
+poids d'un gros corps dégringolant de branche en branche, et dont la
+chute, ainsi amortie, fut si peu dangereuse, que ce gros corps, arrivant
+à terre presque sur ses pieds, faillit écraser le comte. Ce nouvel
+incident, ajoutant à la terreur de Neroweg et à celle de la foule, tous
+se jetèrent la face contre terre en murmurant:
+
+--Seigneur! Seigneur! ayez pitié de nous dans votre colère!...
+
+Qui était tombé du faîte de l'arbre?... l'évêque Cautin... la voix d'en
+haut, c'était la sienne... Avant l'arrivée des Franks, Ronan, le piquant
+de la pointe de son épée, l'avait forcé à grimper devant lui comme un
+gros loir dans le branchage du chêne, où il l'avait accompagné, le
+laissant même parler au nom du Seigneur, tant qu'il s'était borné à
+épouvanter Neroweg et ses leudes; mais lorsque le saint homme voulut les
+appeler à son aide, le Vagre le saisit à la gorge... ce brusque
+mouvement fit choir Cautin de branche en branche presque sur le dos du
+comte; mais l'homme de Dieu était un rusé compère, et quoiqu'un instant
+étourdi de sa chute, il voulut profiter de la terreur des Franks et de
+la foule, toujours agenouillés la face contre terre, il se raffermit sur
+ses jambes, puis il s'écria en gonflant ses joues et en frottant ses
+larges reins endoloris par sa chute:
+
+--Malheureux! implorez votre saint évêque, qui redescend du ciel... sur
+l'aile des archanges du Seigneur!...
+
+--Miracle!--dit la foule, et chacun de baiser la terre en se frappant la
+poitrine avec un redoublement de terreur.--Miracle!... miracle!...
+
+--Saint évêque Cautin, qui descendez du ciel... protégez-nous!
+
+--Est-ce ta voix, patron?--murmura Neroweg toujours la face contre
+terre, sans oser encore lever les yeux,--est-ce ta voix, saint évêque,
+ou est-ce un piége de Satan?
+
+--C'est moi-même... moi, ton évêque... en douter serait un sacrilége!
+
+--D'où viens-tu, bon patron?
+
+--Ne te l'ai-je pas dit?... je descends du ciel... Le Seigneur, après le
+sac de la villa épiscopale, me voyant emmené par les Vagres, à jamais
+damnés! a envoyé à mon secours des anges exterminateurs, revêtus
+d'armures d'hyacinthe, et armés d'épées flamboyantes; ils m'ont arraché
+des mains des Philistins, m'ont pris sur leurs ailes d'azur et d'argent,
+et m'ont emporté vers le ciel, où, moi, serviteur indigne du Roi des
+rois, j'ai eu la délectation, la jubilation de contempler la face
+resplendissante de l'Éternel au milieu des chants des séraphins et des
+parfums du paradis...
+
+--Miracle!--répéta la foule tout d'une voix.--Miracle!...
+
+--Notre saint évêque a vu le Seigneur en face.
+
+--Saint Cautin,--reprit Neroweg,--tu me protégeras, bon patron, mon cher
+père en Dieu!
+
+--Oui, si tu te prosternes toujours devant les évêques du Seigneur, et
+si tu enrichis son Église... Il l'a dit... il te le répète par ma
+voix!...
+
+--Je te ferai bâtir une chapelle en ce lieu, s'il le faut, saint évêque,
+pour glorifier ce grand miracle...
+
+--Ce n'est point assez, m'a dit le Seigneur, qui dans sa toute-puissance
+et omnipotence devinait ta pensée... Non, ce n'est point assez... Voici
+ses paroles sacrées, écoute-les bien, comte:
+
+--Je t'écoute, patron... je t'écoute...
+
+«--Neroweg et ses leudes,--m'a dit le Seigneur,--ont fui lâchement de la
+villa épiscopale lorsqu'elle a été attaquée par les Vagres...»
+
+--J'ai cru que c'étaient des diables sortant de l'enfer qui est sous ta
+salle de festin, saint patron...
+
+--C'étaient en effet des diables; mais ils avaient pris figure de
+Vagres... ce qu'ils ne font que trop souvent... Donc le Seigneur m'a dit
+ceci de sa propre bouche:
+
+«--Je veux que le comte Neroweg fasse abandon du quart de ses biens à
+l'évêque de Clermont; qu'il fasse rebâtir et orner richement la villa
+épiscopale, qu'il a si lâchement laissé mettre à feu et à sac par des
+diables, sous figure de Vagres... fantômes, que moi, le Seigneur Dieu,
+j'avais envoyés de mon enfer, au comte Neroweg, pour éprouver s'il
+aurait le courage de défendre son père en Christ, l'évêque Cautin... Je
+veux de plus que le comte Neroweg poursuive les Vagres à outrance, qu'il
+les fasse périr dans les supplices, surtout leur chef, et un ermite
+relaps, renégat, idolâtre, qui accompagne ces damnés... Je veux enfin
+que le comte fasse brûler à petit feu une Moabite, une sorcière, une
+infernale diablesse, qui fut autrefois liée par le mariage à mon chaste
+et bon serviteur l'évêque Cautin, qui, depuis que je l'ai fait, par ma
+grâce, monter à l'épiscopat, est une véritable rose de pudicité, un
+véritable tigre de renoncement aux abominations de la chair... Que le
+comte Neroweg accomplisse mesdites volontés, à ce prix seulement, je lui
+remettrai ses péchés, et un jour je lui ouvrirai les portes de mon
+éternel paradis... _Amen_...» Là-dessus, les séraphins ont brûlé des
+parfums d'une odeur céleste, et joué un air de luth des plus
+délectables... après quoi le Seigneur a ordonné à ses archanges de me
+rapporter doucement sur leurs ailes vers la terre... ce qu'ils viennent
+d'accomplir... Voyez plutôt là-haut, tout là-haut, mais il faut vous
+hâter... voyez tout là-haut... les derniers archanges s'envoler vers le
+trône d'or de l'Éternel en déployant leurs belles ailes d'azur et
+d'argent!...
+
+Neroweg et quelques-uns de ses leudes, alléchés par le récit de cette
+vision, se relevèrent, béants, sur leurs genoux, et levèrent les yeux au
+ciel pour jouir du miraculeux spectacle promis par l'évêque; mais au
+lieu des archanges aux ailes d'azur et d'argent, ils virent, par hasard,
+deux Vagres chevelus et barbus, leurs arcs entre les dents, rampant
+comme des couleuvres le long d'une grosse branche d'arbre, afin de
+gagner un endroit d'où ils pourraient, en bons archers, viser sûrement
+Neroweg et sa troupe...
+
+--Trahison!--s'écria le comte en se dressant de toute sa hauteur, et
+montrant la cime des arbres à ses leudes.--Trahison! les Vagres sont
+là-haut cachés dans les arbres!...
+
+--Miracle! double miracle!--s'écria l'évêque inspiré.--Les anges
+exterminateurs avaient enlevé dans les airs ces démons sous figures de
+Vagres, afin de les précipiter de plus haut au fin fond des enfers, leur
+demeure éternelle... Mais voici que ces démons, en tombant du haut en
+bas, se seront raccrochés à ces branches... Miracle! double miracle!...
+Allons, mes chers fils, exterminez les Philistins!
+
+À peine l'évêque achevait-il ces mots, en se glissant sous l'un des
+chariots, qu'une volée de flèches, tirée du haut des arbres par les
+Vagres, cribla la troupe de Neroweg... Se voyant découverts, les hardis
+garçons n'hésitèrent plus à combattre; les traits furent lancés si juste
+par ces fins archers, que chaque flèche trouva son carquois dans la
+blessure qu'elle fit à l'ennemi.
+
+--À toi, Neroweg,--dit du haut d'un arbre la voix de Ronan, le meilleur
+archer de la Vagrerie,--un descendant de Scanvoch t'envoie ceci à toi,
+descendant de l'_Aigle terrible_...
+
+Malheureusement pour l'adresse de Ronan sa flèche s'émoussa sur le
+casque de fer du comte, les Vagres jusqu'alors cachés dans les fourrés
+en sortirent en poussant de grands cris, attaquèrent intrépidement les
+troupes de Neroweg, une furieuse mêlée s'engagea.
+
+Et qui fut vainqueur dans ce combat? les Vagres ou les Franks?
+
+Malédiction! presque tous les Vagres, après une lutte acharnée, ont été
+exterminés, quelques-uns échappés au massacre, d'autres trop gravement
+blessés pour fuir, restèrent prisonniers de Neroweg... Ronan le Vagre
+fut de ceux-là.
+
+Et Loysik? et la petite Odille! et l'évêchesse?
+
+Aussi prisonniers... oui, tous ont été conduits au burg du comte frank,
+tandis que Saint-Cautin, triomphant et remportant ses vases d'or et
+d'argent, regagnait Clermont, suivi d'une foule pieuse criant partout
+sur son passage:
+
+--Gloire à notre saint évêque! gloire au bienheureux Cautin... il a vu
+l'Éternel face à face!
+
+
+
+
+CHAPITRE III.
+
+Le burg du comte Neroweg.--L'Ergastule, où sont retenus prisonniers
+Ronan le Vagre, Loysik, l'ermite laboureur, l'évêchesse et Odille.--Vie
+d'un seigneur frank et de ses leudes dans son château, vers le milieu du
+sixième siècle (558).--Le festin.--Le _mâhl_.--L'épreuve des fers
+brûlants et de l'eau froide.--L'appartement des femmes.--Godégisèle,
+cinquième épouse du comte Neroweg.--Ce qu'elle apprend du meurtre de
+Wisigarde, quatrième femme du comte.--L'enfer et le clerc.--Chram, fils
+de Clotaire, roi de France, arrive au burg du comte.--Suite de Chram ou
+_truste_ royale.--Leudes campagnards et _antrustions_ de cour.--Le _Lion
+de Poitiers_.--_Imnachair et Spactachair._--Irrévérence de ces jeunes
+seigneurs à l'endroit du bienheureux évêque Cautin, qui confond ces
+incrédules par un nouveau miracle.--But de la visite de Chram au comte
+Neroweg.--Torture de Ronan et de Loysik destinés à périr le lendemain
+avec la belle évêchesse et la petite Odille.--Le bateleur et son
+ours.--Ce qu'il advient de la présence de cet homme et de cet ours dans
+le burg du comte.
+
+
+Le burg du comte Neroweg, situé au milieu de l'emplacement d'un ancien
+camp romain fortifié, est bâti sur le plateau d'une colline qui domine
+une immense forêt; entre cette forêt et le burg s'étendent de vastes
+prairies, arrosées par une large rivière; au delà de la forêt, les
+hautes montagnes volcaniques de l'Auvergne s'étagent à l'horizon.
+L'habitation seigneuriale, destinée au comte et à ses leudes, est
+construite à la mode germanique: au lieu de murailles, des poutres,
+soigneusement équarries et reliées entre elles, reposent sur de larges
+assises de pierre; de loin en loin, pour consolider ces boiseries
+épaisses d'un pied, des pilastres maçonnés, appuyés sur le soubassement,
+montent jusqu'au toit, construit de bardeaux de chêne et de planchettes
+d'un pied carré superposées les unes aux autres; toiture aussi légère
+qu'impénétrable à la pluie. Ce bâtiment, formant un carré long orné d'un
+large portique de bois, s'appuie, de chaque côté, sur d'autres
+constructions également en charpente, recouvertes de chaume et destinées
+aux cuisines, aux celliers, à la buanderie, à la filanderie, aux
+ateliers des esclaves tisseurs de laine, tailleurs, cordonniers ou
+corroyeurs; là sont aussi les chenils, les écuries, les perchoirs pour
+les faucons, la porcherie, les étables, le pressoir, la brasserie et
+d'immenses granges remplies de fourrage pour les chevaux et les
+bestiaux. Dans le bâtiment seigneurial se trouvait le _gynécée_
+(appartement des femmes), réservé à Godégisèle, cinquième épouse du
+comte (la seconde et la troisième vivaient encore). Elle passait là
+tristement ses jours, sortant rarement et filant sa quenouille au milieu
+des esclaves femelles de la maison, occupées à divers travaux d'aiguille
+et de tissage; une chapelle en bois, desservie par un clerc, commensal
+du burg, attenait à ce gynécée, sorte de lupanar dont le comte se
+réservait seul l'entrée. Là, sous les yeux de sa femme, il choisissait,
+après boire, ses nombreuses concubines; ses leudes, selon leurs
+caprices, toujours obéis, sous peine de coups de bâton, s'accouplaient
+avec les femmes esclaves du dehors.
+
+La totalité de ces bâtiments, ainsi qu'un jardin et un vaste hippodrome,
+entouré d'arbres, destiné aux exercices militaires des leudes et des
+gens de guerre à pied, aussi libres et de race franque, est entourée
+d'un fossé de circonvallation, antique vestige de ce camp romain qui
+date de la conquête de César. Les parapets ont été dégradés par les
+siècles, mais ils offrent encore une bonne ligne de défense; une seule
+des quatre entrées de cette enceinte fortifiée, ouvertes, selon l'usage,
+au nord, au midi, à l'est et à l'ouest, a été conservée: c'est celle du
+midi; de ce côté, un pont volant, construit de madriers, est jeté,
+durant le jour, sur ce fossé, pour le passage des piétons, des chariots
+et des chevaux; mais chaque soir, pour plus de sûreté, car le comte est
+ombrageux et défiant, le pont est retiré par le gardien. Ce fossé
+profond, rendu marécageux par les suintements et par la permanence des
+eaux, est rempli d'un tel amoncellement de vase, que l'on s'y
+engloutirait si l'on tentait de traverser ce bourbier. Non loin de
+l'hippodrome et à une assez grande distance des bâtiments, mais en
+dedans de l'enceinte fortifiée, est bâti en briques impérissables, comme
+toutes les constructions romaines, un _ergastule_, sorte de cave
+profonde destinée, lors de la conquête romaine, à enfermer les esclaves
+destinés aux travaux du camp et des routes voisines; Ronan, Loysik,
+l'ermite laboureur, la belle évêchesse, la petite Odille et plusieurs
+Vagres (morts, depuis leur captivité, des suites de leurs blessures),
+ont été renfermés, il y a un mois, dans cet ergastule, prison du burg,
+ensuite du combat des gorges d'Allange, où la plupart des Vagres ont
+péri, les autres ont fui dans la montagne.
+
+La position de ce burg, le repaire du noble frank, n'est-elle pas bien
+choisie?... Les antiques fortifications romaines mettent cette demeure à
+l'abri d'un coup de main. Le seigneur comte veut-il chasser la bête
+fauve? la forêt est si voisine du burg, qu'aux premières nuits de
+l'automne l'on entend au loin bramer les cerfs et les daims en rut;
+veut-il chasser au vol? les plaines dont sa demeure est entourée offrent
+aux faucons des nichées de perdrix, et non loin de là, d'immenses étangs
+servent de retraite aux hérons qui souvent, dans leur lutte aérienne
+avec le faucon, transpercent de leur bec effilé l'oiseau chasseur; le
+seigneur comte veut-il enfin pêcher? ses nombreux étangs regorgent de
+brochets, de carpes, de lamproies, et la truite au dos d'azur, la perche
+aux nageoires de pourpre, sillonnent les ruisseaux d'eau vive.
+
+Oh! seigneur comte Neroweg! qu'il est doux pour toi de jouir ainsi des
+biens de cette terre conquise par tes rois, avec l'aide de l'épée de ton
+père et de ses leudes... Toi, comme tes pareils, les nouveaux maîtres de
+ce sol fécondé par les labeurs de notre race, vous vivez dans la paresse
+et l'oisiveté... Boire, manger, chasser, jouer aux dés avec tes leudes,
+violenter nos femmes, nos soeurs, nos filles, et communier chaque
+semaine en fin catholique, voilà ta vie... voilà la vie des Franks[A],
+possesseurs de ces immenses domaines dont ils nous ont dépouillés!...
+Oh! comte Neroweg, qu'il fait bon d'habiter ce burg, bâti par des
+esclaves gaulois enlevés à leurs champs, à leur maison, à leur famille,
+apportant à dos d'homme, sous le bâton de tes gens de guerre, le bois
+des forêts, les roches de la montagne, le sable des rivières, la pierre
+de chaux tirée des entrailles de la terre; après quoi, ruisselants de
+sueur, brisés de fatigue, mourant de faim, recevant pour pitance
+quelques poignées de fèves, ils se couchaient sur la terre humide, à
+peine abrités par un toit de branchages; dès l'aube, les morsures des
+chiens réveillaient les paresseux... Oui, ces gardiens aux crocs aigus,
+dressés par les Franks, accompagnaient les esclaves au travail, hâtaient
+leur marche appesantie lorsqu'ils revenaient, courbés sous de lourds
+fardeaux, et si, dans son désespoir, le Gaulois tentait de fuir,
+aussitôt ces dogues intelligents les ramenaient au troupeau humain à
+grands coups de dents, de même que le chien du boucher ramène au bercail
+un boeuf ou un bélier récalcitrant.
+
+Et ces esclaves? appartenaient-ils tous à la classe des laboureurs et
+des artisans, rudes hommes, rompus dès l'enfance aux durs labeurs? Non,
+non... parmi ces captifs, les uns, habitués à l'aisance, souvent à la
+richesse, avaient été, lors de la conquête franque ou des guerres
+civiles des fils de Clovis entre eux, enlevés de leurs maisons de ville
+ou des champs, eux, leurs femmes et leurs filles; celles-ci, envoyées au
+logis des esclaves femelles pour les travaux féminins et les débauches
+du Frank; les hommes, à la bâtisse, au labour, à la porcherie, aux
+ateliers; d'autres esclaves, jadis rhéteurs, commerçants, poëtes ou
+trafiquants, avaient été pris sur les routes, lorsque réunis en troupe
+et croyant ainsi voyager plus sûrement, en ces temps de guerre, de
+ravage et de pillage, ils allaient d'une ville à l'autre.
+
+Oui, l'esclavage rendait ainsi frères en misère, en douleur, en
+désespérance le Gaulois riche, habitué aux loisirs, et le Gaulois
+pauvre, rompu aux pénibles labeurs; oui, la femme aux mains blanches,
+au teint délicat, et la femme aux mains gercées par le travail, au teint
+brûlé par le soleil, devenaient ainsi, par l'esclavage, soeurs de honte
+et de déshonneur, jetées pleurantes, et, si elles résistaient,
+saignantes, dans la couche du seigneur frank.
+
+Oh! nos pères!... oh! nos mères!... par tout ce que vous avez
+souffert!... oh! nos frères et nos soeurs!... par tout ce que vous
+souffrez!... oh! nos fils!... oh! nos filles!... par tout ce que vous
+souffrirez encore!... oh! vous tous, par les larmes de vos yeux, par le
+sang de votre corps, par le viol de votre chair, vous serez vengés!...
+Vous serez vengés de ces Franks abhorrés!... dût cette vengeance
+terrible, aussi implacable qu'elle est juste, frapper dans des siècles
+la race de nos conquérants!...
+
+Bien dit, mon Vagre!... Mais, fou révolté, tu comptes sans les
+évêques!... Les entends-tu? les entends-tu?...
+
+«--Ô pieux évêque, ma maison est pillée, mon père égorgé, nous voici,
+moi et les miens, réduits à l'esclavage!...»
+
+«--Bénissez Dieu, mon fils, de vous envoyer de pareilles épreuves!
+bénissez Dieu!...»
+
+«--Les Franks ont violé ma fille sur le corps de sa mère éventrée!»
+
+«--Épreuve! épreuve!... bénissez Dieu!...»
+
+«--Quoi! pas de vengeance contre ces Franks?... quoi! ne pas leur
+demander oeil pour oeil, dent pour dent?...»
+
+«--Non, mon fils; les Franks sont orthodoxes et confessent la sainte
+Trinité, ils expient leurs crimes en enrichissant les églises et les
+prêtres du Seigneur, moyennant quoi nous remettons à ces fidèles leurs
+gros péchés... Bénissez donc les maux qu'ils vous font, mon fils; c'est
+votre salut qu'ils font.»
+
+«--J'écouterai ta voix, saint évêque, je bénirai les Franks, divins
+instruments de mon salut, je chérirai les épreuves qu'ils me font subir
+par votre volonté, ô mon doux Seigneur! merci donc, Dieu souverainement
+juste et bon! merci! faites, s'il vous plaît, qu'il en soit ainsi de ma
+descendance à travers les siècles! oui, faites, s'il vous plaît, que ma
+race, écrasée sous le joug des Franks, pleure, gémisse et saigne
+toujours ainsi, d'âge en âge, à cette fin qu'à force de maux, de
+misères, de désastres, elle gagne comme moi son paradis, selon que nous
+le promettent vos prêtres, ô Dieu tout-puissant qui souriez d'un air si
+paterne à mes tortures! grâces vous soient à jamais rendues! _Amen._»
+
+À la bonne heure, mon orthodoxe, voilà parler! Patrie, liberté, honneur,
+famille, race, vaillance, fierté, gloire d'autrefois, oublie tout,
+oublie tout; fais mieux, crois-moi, arrache de ta poitrine ton coeur
+gaulois; il pourrait, malgré toi, tressaillir encore à notre opprobre;
+ouvre aussi tes quatre veines, quelques gouttes du valeureux sang de nos
+pères pourraient y couler encore. Remplace ce sang vermeil et chaud par
+l'eau glaciale du baptistère de tes évêques, après quoi courbe le front,
+tends le dos et marche sans broncher au paradis.
+
+En attendant que tu y arrives au paradis, mon catholique, entrons dans
+le burg de ton seigneur... Foi de Vagre! par la sueur et par le sang de
+tes pères qui ont suinté sur chaque poutre, sur chaque pierre de cette
+bâtisse, c'est un commode, vaste et beau bâtiment que ce burg du
+seigneur comte! douze poutres de chêne, bien arrondies, supportent le
+portique; il conduit à la salle du _Mâhl_, ainsi que ces chefs barbares
+appellent le tribunal où ils rendent leur justice seigneuriale[B],
+salle immense, au fond de laquelle, sur une estrade, est élevé le siége
+du comte et le banc de ses leudes qui l'assistent. Là, il tient son
+mâhl, où se jugent les délits commis dans son domaine; dans un coin on
+voit un réchaud, un chevalet et quelques tenailles; pas de bonne justice
+sans torture et sans bourreau. Puis, là bas, vois, dans ce coin à fleur
+de terre, une grande cuve remplie d'eau, et si profonde, qu'un homme s'y
+pourrait noyer; non loin de la cuve sont neuf socs de charrue, posés sur
+le sol. Qu'est-ce que cela, le sais-tu? mon saint homme en résignation,
+en soumission et en contrition? Cette cuve, ces socs de charrue, ce sont
+les instruments de l'_épreuve judiciaire_, ordonnée par la loi
+_salique_, loi des Franks, puisque la Gaule subit aujourd'hui la loi des
+Franks.
+
+Et cette porte de coeur de chêne, épaisse comme la paume de la main et
+garnie de lames de fer, de clous énormes? cette porte est celle du
+trésor de ce noble seigneur; lui seul en a la clef. Là, sont les grands
+coffres, aussi bardés de fer, où il renferme ses sous d'or et d'argent,
+ses pierreries, ses vases précieux, sacrés ou profanes, ses colliers,
+ses bracelets, son épée de parade à poignée d'or, sa belle bride à frein
+d'argent, et sa selle ornée de plaques et d'étriers de même métal, en un
+mot, mon saint homme, tout ce qu'il a rançonné, larronné, chez ceux de
+ta race, est rassemblé dans le trésor du comte.
+
+Écoute donc! entends-tu ces rires bruyants? ces cris avinés dans la
+pièce voisine, séparée de la salle du tribunal par de grands rideaux de
+cuir tanné et corroyé dans le burg? On est fort gai là-dedans: dis un
+_Oremus_, demande au ciel de longs et gracieux jours pour ton noble
+seigneur Neroweg, sans oublier son patron le bienheureux évêque Cautin,
+le faiseur de miracles, et entrons dans la salle du festin.
+
+La nuit est venue; voilà, sur ma foi, de curieux candélabres de chair et
+d'os; dix esclaves tannés, décharnés, à peine couverts de haillons, sont
+rangés, cinq d'un côté de la table, cinq de l'autre, et immobiles comme
+des statues, tiennent de gros flambeaux de cire allumés[C], suffisant à
+peine à éclairer ces lieux; deux rangées de piliers de chêne arrondis,
+sorte de colonnade rustique, partagent cette salle en trois parties, la
+coupant dans sa longueur et aboutissant d'un côté à la porte du mâhl; et
+de l'autre à la chambre à coucher du comte, laquelle communique au logis
+de Godégisèle et de ses femmes, de sorte qu'après boire le noble
+représentant du bon roi Clotaire, en Auvergne, peut rendre la justice ou
+jeter ses concubines sur sa couche.
+
+Entre les deux rangées de piliers se trouve la table du comte et des
+leudes ses pairs; à droite et à gauche en dehors des piliers, sont deux
+autres tables, l'une réservée aux guerriers d'un rang inférieur, l'autre
+aux principaux serviteurs du comte, son sénéchal, son maréchal, son
+échanson, son écuyer, ses chambellans et autres, car les seigneurs
+singent de leur mieux la cour de leurs rois[D]. Dans les quatre coins
+de la salle, jonchée, selon la coutume, de feuilles vertes en été, de
+paille en hiver, sont quatre grosses tonnes, deux d'hydromel, une de
+cervoise et une de vin _herbé_[E], vin d'Auvergne mêlé d'épices et
+d'absinthe, boissons brassées ou foulées par les esclaves du burg; le
+long des boiseries sont suspendus les trophées de la vénerie du comte et
+des armes de chasse ou de guerre; têtes de cerfs, de chevreuils et de
+daims, garnies de leur ramure; têtes de buffles, d'ours et de sangliers,
+munies de leurs défenses ou de leurs crocs. Les chairs et les cuirs ont
+été enlevés, il ne reste de ces têtes que leurs ossements blanchis;
+épieux, piques, couteaux, trompes de chasse, filets de pêche, chaperons
+de fauconnerie, armes de guerre, lances, francisques, épées, hangons et
+boucliers peints de couleurs tranchantes, sont aussi appendus aux
+boiseries. Sur la table, vrai festin de Vagrerie, ce ne sont que
+chevreuils et sangliers rôtis tout entiers, montagnes de jambons de
+porcs ou de venaison fumée, avalanches de choux au vinaigre, mets
+favoris des Franks, pièces de boeuf, de mouton et de veau, engraissés
+dans les étables du comte, menu gibier, volailles, carpes et brochets,
+ceux-ci grands comme Léviathan, légumes, fruits et fromages de la
+fertile Auvergne; les cruches et les amphores, sans cesse remplies par
+les sommeliers qui courent aux tonneaux défoncés, sont sans cesse vidées
+par les Franks, dans des cornes de taureau sauvage, leur coupe
+habituelle. La corne dont se sert Neroweg a dû appartenir à un buffle
+monstrueux, elle est noire et ornée du haut en bas de cercles d'or et
+d'argent. De temps à autre le seigneur comte fait un signe, et plusieurs
+esclaves, placés à l'un des bouts de la salle, et portant les uns des
+tambours, les autres des trompes de chasse, font une musique endiablée,
+peut-être moins assourdissante et discordante que les cris et les rires
+de ces épais Teutons, gloutons repus, et déjà pour la plupart ivres à
+demi.
+
+De ce festin que dis-tu, mon orthodoxe? ces vins, ces venaisons, ces
+poissons, ces boeufs, ces porcs, ces moutons, ce gibier, ces volailles,
+ces légumes, ces fruits, qui les a produits? La Gaule! le pays cultivé,
+fécondé, par ceux-là qui, affamés au milieu de ces monceaux de
+victuailles, servent de flambeaux vivants pour éclairer le festin; par
+ceux-là qui, à cette heure, au fond de masures de boue et de roseaux,
+partagent, épuisés de fatigue, leur maigre pitance avec leur famille,
+non moins affamée... Allons, mon saint homme, continue ton antienne!
+
+«O Dieu miséricordieux! béni sois-tu de nous envoyer la disette, à nous
+qui produisons l'abondance! béni sois-tu de faire ainsi dévorer à nos
+yeux les produits de cette terre fertilisée par le travail de nos pères!
+béni sois-tu, équitable seigneur, voici que notre maître le conquérant
+est repu, ses compagnons aussi, ses serviteurs aussi, ses chiens aussi,
+tandis que nous, esclaves, la faim nous dévore! grâces te soient donc
+rendues, ô Dieu rempli de justice et de bonté! car notre faim est atroce
+et nous mord les entrailles... Fais, ô Seigneur! qu'il en soit ainsi
+chaque jour, et plus vite et plus tôt nous irons en paradis.»
+
+Voici donc les Franks repus, avinés; rires, hoquets et défis de boire,
+de boire encore, de boire toujours, se croisent en tous sens; ils sont
+très-gais ces conquérants de la vieille Gaule; le seigneur comte est
+surtout en belle humeur; à côté de lui siége son clerc, qui lui sert de
+secrétaire, et dessert l'oratoire du burg; car, selon la nouvelle
+coutume autorisée par l'Église, les seigneurs franks peuvent avoir un
+prêtre et une chapelle dans leur maison[F]. Ce clerc a été placé près
+de Neroweg, par Cautin. Le prélat rusé a dit au barbare stupide: «Ce
+clerc ne t'accordera pas la rémission des crimes que tu pourrais
+commettre et ne te sauvera pas des griffes de Satan; moi seul, j'ai ce
+pouvoir; mais la présence continuelle d'un prêtre, auprès de toi, rendra
+plus difficiles les entreprises du démon; cela te donnera le loisir, en
+cas d'urgence diabolique, d'attendre ma venue sans risquer d'être
+emporté en enfer.»
+
+La bruyante gaieté des leudes est à son comble; Neroweg veut parler, par
+trois fois il frappe sur la table avec le manche de son long couteau
+nommé _Scramasax_ par ces barbares; il s'en sert pour dépecer la viande
+et le porte habituellement à sa ceinture: on fait silence, ou à peu
+près, le comte va parler; les coudes sur la table, il passe et repasse
+entre le pouce et le premier doigt de sa main droite, sa longue
+moustache rousse graisseuse et vineuse. Ce mouvement annonce toujours
+chez lui quelque acte de cruauté sournoise; aussi les leudes,
+connaissant leur comte, font d'avance et de confiance, ces épais
+Teutons, entendre leur gros rire; Neroweg, sans mot dire, montre du
+geste à ses convives l'un des esclaves qui tenaient immobiles les
+luminaires du festin; ce pauvre vieux homme, ridé, décharné, à longue
+barbe blanche comme ses cheveux, était vêtu d'une souquenille en
+lambeaux qui laissait voir sa chair jaune et tannée comme du parchemin;
+les quelques haillons qui lui servaient de caleçon descendaient à peine
+au-dessus de ses genoux osseux; ses jambes nues, grêles, sillonnées de
+cicatrices faites par les ronces, semblaient pouvoir à peine le
+supporter; obligé de tenir, ainsi que ses compagnons, la torche de cire
+à bras tendu, sous la menace d'être martyrisé à coups de fouet, il
+sentait son maigre bras s'engourdir, faillir et vaciller malgré lui.
+
+S'adressant alors à ses leudes avec une hilarité cruelle, le comte,
+désignant du geste le vieil esclave, leur dit:
+
+--Hi... hi... hi... nous allons rire. Vieux chien édenté, pourquoi
+tiens-tu si mal ton flambeau?
+
+--Seigneur... je suis très-âgé... mon bras se lasse malgré moi...
+
+--Ainsi tu es fatigué?
+
+--Hélas! oui, seigneur...
+
+--Tu sais cependant que celui qui ne tient pas droit son flambeau est
+régalé, hi... hi... de cinquante coups de fouet?
+
+--Seigneur... la force me manque...
+
+--Tu me l'assures?
+
+--Oh! oui, seigneur... quelques moments de plus et le flambeau
+s'échappait de mes doigts engourdis.
+
+--Pauvre vieux... allons, éteins ton flambeau...
+
+--Grâces vous soient rendues, seigneur.
+
+--Un moment... que vas-tu faire?
+
+--Souffler sur la mèche du flambeau pour l'éteindre...
+
+--Oh! mais ce n'est point ainsi que je l'entends, moi... hi... hi...
+hi...
+
+Et Neroweg, caressant toujours sa moustache, jeta de nouveau sur ses
+leudes un regard ironique et sournois.
+
+--Seigneur, comment voulez-vous que j'éteigne mon flambeau?
+
+--Je veux que tu l'éteignes entre tes genoux[G].
+
+À cette plaisante idée du comte, les Franks applaudirent par des cris et
+des rires sauvages; le vieux Gaulois trembla de tous ses membres,
+regarda Neroweg d'un air suppliant et murmura:
+
+--Seigneur... mes genoux sont nus et le flambeau est ardent.
+
+--Eh! vieille brute... crois-tu que je t'ordonnerais d'éteindre cette
+torche entre tes genoux s'ils étaient couverts de jambards de fer?
+
+--Seigneur... mon bon seigneur... ce sera pour moi une grande douleur;
+par pitié ne m'imposez pas ce supplice!
+
+--Bah! tes genoux, ça n'est que des os! Hi... hi... hi...
+
+Cette saillie du comte redoubla les joyeusetés des leudes.
+
+--Je n'ai que la peau et les os, c'est vrai,--répondit le vieillard
+tâchant de rire aussi afin d'apitoyer son maître,--je suis
+très-chétif... épargnez-moi donc ce mal, s'il vous plaît, mon bon
+seigneur.
+
+--Écoute... si tu n'éteins pas à l'instant ce flambeau entre tes genoux,
+je te fais saisir par mes hommes, et moi je t'éteins la torche au fond
+du gosier... choisis donc et sur l'heure.
+
+Une nouvelle explosion d'hilarité prouva au vieux Gaulois qu'il n'avait
+point à attendre merci des Franks. Il regarda en pleurant ses pauvres
+jambes frêles et flageolantes; puis, cédant à un dernier espoir, il dit
+au clerc d'une voix suppliante:
+
+--Mon bon père en Dieu... au nom de la charité... intercédez pour moi
+auprès de mon seigneur le comte.
+
+--Seigneur, je vous demande grâce pour ce vieux homme.
+
+--Clerc! cet esclave m'appartient-il, oui ou non?
+
+--Il vous appartient, noble seigneur.
+
+--Puis-je disposer de mon esclave selon que je veux, et le châtier selon
+qu'il me plaît!
+
+--Mon noble seigneur, c'est votre droit.
+
+--Alors qu'il éteigne vitement cette torche entre ses genoux, sinon je
+jure, par le grand Saint-Martin, que je la lui éteins dans le gosier...
+
+--Mon bon père en Dieu... intercédez encore pour moi...
+
+--Mon cher fils... il faut avec résignation accepter les maux que le
+ciel nous envoie...
+
+--Finiras-tu?--s'écria le comte en frappant sur la table avec le manche
+de son grand couteau.--Assez de paroles... choisis: tes genoux ou ton
+gosier pour éteignoir... Tu hésites... allons, mes leudes,
+saisissez-le...
+
+--Non, non, mon seigneur... voici que j'obéis...
+
+Et ce fut une scène très-comique pour les Franks... Foi de Vagre, il y
+avait de quoi rire en effet: le pauvre vieux Gaulois, toujours pleurant,
+approcha d'abord de ses genoux tremblotants la torche ardente; puis, à
+la première atteinte de la flamme, il retira soudain le flambeau; mais
+le comte, qui, les deux mains sur son ventre gonflé de vin et de viande,
+riait, ainsi que ses leudes, riait à crever, cessa de rire et donna sur
+la table, d'un air terrible, un grand coup du manche de son couteau.
+L'esclave, d'une main tremblante, rapprocha la torche de ses genoux
+frissonnants, et voulut tout d'un coup en finir avec cette torture; il
+écarta un peu les jambes, puis il les serra par deux fois convulsivement
+afin d'éteindre la flamme entre ses genoux, ce à quoi il parvint sans
+pouvoir retenir un grand cri de douleur; et si violente fut sa
+souffrance que le vieillard tomba sur le dos, presque privé de
+connaissance.
+
+--Ça sent le chien grillé,--dit le comte en dilatant les narines de son
+nez d'oiseau de proie; et cette odeur de chair brûlée le mettant sans
+doute en goût, il s'écria, comme frappé d'une idée subite:--Mes
+vaillants leudes, la prison du burg est bien garnie, ce me semble...
+Nous avons, enchaînés dans l'ergastule, d'abord Ronan le Vagre et
+l'ermite laboureur... tous deux maintenant à peu près guéris de leurs
+blessures; la petite esclave blonde, non guérie celle-là, et toujours
+quasi mourante, ce qui me prive, à mon grand regret, de la prendre dans
+mon lit, car en la revoyant je la trouvais toujours avenante, malgré sa
+pâleur et sa blessure... Nous avons encore la belle évêchesse, non
+blessée, mais endiablée... j'avais fort envie d'en faire ma concubine;
+mais mon clerc m'a dit qu'avoir pour maîtresse une sorcière femme d'un
+évêque, c'était dangereux pour mon salut...
+
+--Oui, noble comte, les liaisons charnelles avec les démoniaques sont
+terribles pour notre salut, et en outre les liens sacrés qui attachaient
+l'évêchesse à son mari, devenu son frère en Dieu, avant qu'elle fût
+possédée du démon, existent toujours; ce serait donc commettre un
+adultère avec une sorcière, double et horrible crime que peuvent punir
+les flammes éternelles!
+
+--Assez, assez, mon clerc, ne parlons point ici de flammes éternelles,
+dont la rôtissure de ce vieux esclave donne un avant-goût; d'ailleurs il
+y a trop de femelles dans le gynécée de ma femme Godégisèle pour que je
+songe à une évêchesse sorcière.
+
+--Mais, comte,--reprit un des leudes,--que veux-tu faire de ces Vagres
+maudits, de cette petite Vagredine et de cette belle sorcière, amenés
+ici après le combat des gorges d'Allange?
+
+--Ah! mes chers frères, là, vous avez vu mon protecteur, le bienheureux
+évêque Cautin, descendre du ciel sur les ailes des anges?
+
+--Nous l'avons vu, clerc, nous l'avons vu... ou peu s'en faut.
+
+--Et ce grand miracle nous a frappés tous d'admiration et de frayeur...
+
+--Avez-vous remarqué, mes chers frères en Dieu, l'espèce d'auréole dont
+était encore entourée la rayonnante face de mon protecteur, à sa
+descente du paradis? quelques-uns l'ont vue et la disent éblouissante...
+
+--Moi et mon ami Sigivald, nous avons remarqué quelque chose
+d'approchant.
+
+--Mais, pour revenir à ces Vagres maudits, ils ont été, avec plusieurs
+de leurs camarades, morts depuis dans l'ergastule, amenés ici
+prisonniers parce qu'ils étaient trop gravement blessés pour supporter
+le voyage de Clermont.
+
+--Et c'est là qu'ils doivent être bientôt conduits pour y être jugés,
+torturés et suppliciés; ils sont maintenant en état de supporter voyage,
+torture et supplice...
+
+--Ah! que n'ont-ils mille membres à brûler, à tenailler, pour expier la
+mort de nos compagnons d'armes qu'ils ont tués dans ce combat des gorges
+d'Allange et dans d'autres batailles!...
+
+--Veux-tu donc, comte, qu'ils soient jugés ici et non à Clermont?
+
+--Non, non... ils seront jugés à Clermont; l'évêque Cautin, mon patron,
+tient à avoir sa part du jugement; oh! _par l'Aigle terrible!_ mon
+aïeul, qui écorchait vifs ses prisonniers, le Vagre, l'ermite renégat et
+les deux sorcières seront voués à de terribles supplices; mais ce n'est
+point d'eux qu'il s'agit ce soir... En vous parlant des prisonniers de
+l'ergastule, mes bons leudes, je voulais dire que nous avons là un de
+mes esclaves domestiques accusé de larcin par l'esclave cuisinier:
+celui-ci affirme le vol, l'autre le nie, qui des deux ment? Si, pour
+connaître la vérité, nous nous amusions, avant de nous aller coucher, à
+soumettre ces deux renardeaux à l'épreuve de l'eau froide et des fers
+ardents, selon notre loi des Franks-Saliens, loi qui régit aujourd'hui
+la Gaule, notre conquête?
+
+--Tu as raison, comte... Après boire ce divertissement en vaut un autre.
+
+--Noble seigneur, puisque tu parles de la loi salique, je te dirai que
+j'ai reçu, il y a quelques jours, un parchemin curieux, où est écrit son
+préambule en termes pleins de foi et d'orthodoxie.
+
+--Alors, mon clerc, tu nous liras ceci au mâlh, avant le jugement, ce
+sera fort à propos; après quoi, selon l'usage, tu conjureras au nom du
+Père, du Fils et du Saint-Esprit, l'eau et le feu de manifester la
+vérité par la volonté de Notre-Seigneur Dieu...
+
+--Glorieux comte...
+
+--Que me veux-tu, clerc?
+
+--Vous vous rappelez... car vous-même m'avez instruit de votre pieuse
+promesse... vous vous rappelez votre voeu de faire bâtir une magnifique
+chapelle au lieu même où s'est accomplie la miraculeuse et céleste
+descente de notre bienheureux évêque Cautin?
+
+--On bâtira la chapelle, clerc, on la bâtira... Il n'y a pas d'ailleurs
+beaucoup de temps de perdu... voilà un mois à peine que j'ai fait ce
+voeu... Vous êtes toujours très-hâtés, vous autres gens d'Église,
+lorsqu'il s'agit de mettre à exécution les voeux ou les donations; mon
+patron l'évêque m'a aussi plusieurs fois rappelé ma promesse de
+reconstruire sa villa épiscopale... puisqu'il affirme que le Seigneur
+Dieu lui a dit de sa divine et propre bouche, qu'il tenait fort à ce que
+les ravages de ces Vagres endiablés fussent réparés par moi, et que cela
+aiderait à mon salut...
+
+--Douter des saintes paroles de notre bienheureux évêque serait un grand
+péché, noble comte; ce serait là une tentation du malin esprit...
+dangereuse pour votre âme.
+
+--Clerc, ne parlons pas du diable... Je me souviens toujours de cette
+épouvantable bouche de l'enfer qui s'est ouverte presque à mes pieds
+chez l'évêque Cautin... non, ne parlons pas du diable... je tiendrai
+mes promesses: je réparerai la villa, je ferai bâtir la chapelle;
+seulement il me faut le temps de trouver l'argent nécessaire à ces
+grosses dépenses, car je ne veux point, moi, pour cela, dégarnir mes
+coffres... Laisse-moi donc le loisir de rançonner mes colons; puis voici
+bientôt le temps du grand marché aux esclaves qui se tient à Limoges, là
+se rendent des achetants juifs que l'on dit cousus d'or... Je
+m'embusquerai avec mes leudes en quelque bon endroit de passage vers la
+frontière du Limousin pour y attendre la venue de cette juiverie... et
+quand je devrais leur faire arracher les oreilles, les dents et les
+yeux, il faudra bien qu'ils m'ouvrent leur bourse et me fournissent
+ainsi de quoi bâtir la chapelle et réparer la villa épiscopale.
+
+--L'on ne saurait, noble comte, user mieux de l'or de ces meurtriers de
+Notre-Seigneur Jésus-Christ qu'en employant leurs richesses à
+l'accomplissement des oeuvres pies.
+
+--Et maintenant, clerc, allons soumettre ces deux esclaves à l'épreuve
+de l'eau et du feu...
+
+Le tribunal est assemblé: le comte, sur son siége, préside ce _mâhl_,
+sept leudes l'assistent... Les esclaves porte-flambeau se tiennent
+debout derrière les juges; le tribunal est vivement éclairé, le fond de
+la salle, où se pressent les autres leudes et guerriers du burg, reste
+dans une demi-obscurité, où se projettent çà et là de rouges lueurs
+sortant d'un grand réchaud, que le forgeron des écuries attise et
+souffle; dans ce brasier sont rougissants les neuf socs de charrue; en
+face du fourneau, se trouve enfoncée, au niveau du sol, la cuve immense
+et remplie d'eau; au pied du tribunal, l'esclave accusé de larcin est
+garrotté; il est tout jeune et regarde les juges avec effroi;
+l'accusateur, homme d'un âge mûr, contemple le tribunal avec une
+confiante assurance. Autour de chacun de ces deux hommes sont, selon
+l'usage, six autres esclaves _conjurateurs_, choisis par l'accusateur
+et l'accusé, pour affirmer par serment ce qu'ils croient la vérité[H].
+
+--Jugeons! jugeons!--dit le comte avec un hoquet.--Toi, mon majordome,
+redis à cet esclave de quoi le cuisinier l'accuse.
+
+--Justin, esclave cuisinier de notre seigneur le comte, était seul dans
+la cuisine; sur la table se trouvait une petite écuelle d'argent,
+servant à l'usage de dame Godégisèle, noble épouse de notre maître.
+Pierre, cet autre esclave, est entré dans la cuisine y apportant du
+bois; aussitôt après son départ, Justin s'est aperçu que l'écuelle avait
+disparu; il est venu me dénoncer, à moi, majordome, le larcin dont il
+accuse Pierre; à quoi je lui ai dit qu'il aurait, lui Justin, une
+oreille coupée si l'écuelle ne se retrouvait point; à quoi il m'a
+répondu qu'il jurait par le salut de son âme avoir dit vrai, et que le
+larron était cet esclave-ci.
+
+--Et je le répète encore, seigneur comte, si l'écuelle a été dérobée,
+elle n'a pu l'être que par Pierre que voici... Je le jure sur mon
+paradis! je suis innocent; mes conjurateurs sont prêts à le jurer comme
+moi sur leur salut.
+
+--Oui, oui...--reprirent en choeur les six esclaves,--nous jurons que
+Justin est innocent du larcin... nous le jurons sur notre salut...
+
+--Tu entends, chien?--dit Neroweg en se retournant vers
+Pierre.--Qu'as-tu à répondre? qu'est devenue cette écuelle? Je la
+connais bien, je l'avais rapportée du pillage de la ville d'Issoire,
+lorsque nous avons conquis l'Auvergne... Répondras-tu, chien?
+
+--Seigneur, je n'ai pas volé l'écuelle, je ne l'ai pas même vue sur la
+table... mes conjurateurs sont prêts aie jurer comme moi sur leur
+salut...
+
+--Oui, oui...--reprirent en choeur les conjurateurs de l'accusé,--Pierre
+est innocent; nous le jurons sur notre salut...
+
+--Mon cher frère en Christ,--dit le clerc à l'accusé,--songez-y, c'est
+un gros péché que le vol, et c'est, un autre gros péché que le
+mensonge... Prenez garde, le Tout-Puissant vous voit et vous entend...
+
+--Mon bon père, j'ai grand'peur du Tout-Puissant, je suis ses
+commandements que tu nous enseignes, je souffre mes misères avec
+résignation, j'obéis à mon maître, le seigneur comte, avec la soumission
+que tu ordonnes pour gagner le paradis; mais, je te le jure, je n'ai pas
+volé l'écuelle... La preuve, bon père, c'est qu'on a fouillé mes
+haillons, et l'on a rien trouvé sur moi.
+
+--Ni sur moi!--reprit Justin,--ni sur moi non plus l'on n'a rien trouvé.
+
+--Mais, renardeaux que vous êtes! les larrons habiles savent dissimuler
+leur larcin!
+
+--Seigneur comte, croyez-moi, je vous le jure par les peines éternelles,
+je n'ai pas volé l'écuelle...
+
+--Et moi, Justin, je soutiens que Pierre doit être l'auteur du vol...
+puisque je suis innocent...
+
+--Justin affirme, Pierre nie, moi, Neroweg, j'ordonne que pour savoir le
+vrai ils soient soumis, l'un à l'épreuve de l'eau froide, l'autre à
+l'épreuve des fers brûlants...
+
+--Seigneur comte!
+
+--Que veux-tu, clerc?
+
+--Tu ordonnes que l'accusateur et l'accusé soient tous deux soumis à
+l'épreuve?
+
+--Oui...
+
+--Mais si le jugement du Tout-Puissant prouve que l'accusé est coupable,
+l'accusateur ne sera-t-il pas ainsi déclaré innocent? Alors à quoi bon
+les soumettre tous deux à l'épreuve?
+
+--Clerc... et si l'accusateur et l'accusé se sont entendus pour voler
+mon écuelle? et si pour détourner nos soupçons ils s'accusent
+mutuellement?... ne vois-tu pas que l'épreuve dira si tous deux sont
+innocents ou coupables, ou bien s'il y a un coupable et un innocent?
+
+--Oui, oui,--crièrent les leudes, se réjouissant d'avance à la pensée de
+ce spectacle,--la double épreuve...
+
+--Je ne redoute pas l'épreuve, moi, je la demande!--dit Justin d'une
+voix ferme.--Dieu rendra témoignage de mon innocence...
+
+--Moi aussi, je suis certain de mon innocence,--dit Pierre en
+tremblant,--pourtant l'épreuve m'épouvante...
+
+--Ton compagnon, mon cher fils, te donne l'exemple d'une pieuse
+confiance dans la justice divine, sachant que l'Éternel ne fait
+condamner que des coupables...
+
+--Hélas! bon père, si l'épreuve tourne contre moi?
+
+--Mon fils, c'est que tu auras volé l'écuelle.
+
+--Non, non... sur le salut de mon âme, je ne l'ai pas volée.
+
+--Alors, mon fils, ne redoute rien du jugement de Dieu: sa justice est
+infaillible...
+
+--Ah! mon bon père, quelle terrible et injuste loi!
+
+--Ne parle pas ainsi, mon cher fils; cette loi est sainte, c'est la loi
+salique, loi des Franks saliens, nos nobles conquérants; elle est placée
+sous l'invocation de Notre-Seigneur-Jésus-Christ... Pour t'en
+convaincre, écoute le préambule de cette loi au nom de laquelle on va
+vous soumettre à l'épreuve, accusateur et accusé; tu reconnaîtras qu'une
+pareille loi doit inspirer un pieux respect lorsqu'elle est précédée
+d'une profession de foi si orthodoxe... Écoute bien, mon cher fils:
+«L'illustre nation des Franks, fondée par Dieu, forte dans la guerre,
+profonde au conseil, d'une noble stature, d'une blancheur et d'une
+beauté singulières, hardie, agile et rude au combat, s'est récemment
+convertie à la foi catholique qu'elle pratique pure de toute hérésie;
+elle a cherché et a dicté la loi salique par l'organe des plus anciens
+de la nation qui la gouvernaient alors: le _gast_ de _Wiso_, le _gast_
+de _Bodo_, le _gast_ de _Salo_, le _gast_ de _Wido_, habitant les lieux
+appelés _Salo-Heim_, _Bodo-Heim_, _Wido-Heim_, se réunirent pendant
+trois _mâhls_, discutèrent avec soin et adoptèrent cette loi-ci.
+
+Vive celui qui aime les Franks! que le Christ maintienne leur empire!
+qu'il remplisse leurs chefs des clartés de sa grâce! qu'il protége
+l'armée, qu'il fortifie la foi, qu'il accorde paix et bonheur à ceux qui
+les gouvernent, sous les auspices de notre seigneur Jésus-Christ.
+Amen[I].»--Or, je te le répète, mon cher fils, une loi dont le
+préambule s'exprime si pieusement, ne peut être taxée d'iniquité...
+Bénis-la donc, au contraire, puisqu'elle t'accorde la grâce insigne de
+voir ton innocence manifestée par la toute-puissance de l'Éternel.
+
+--Clerc, assez de paroles!--reprit le comte.--L'accusé va subir
+l'épreuve de l'eau froide... L'on va, selon l'usage, attacher sa main
+droite à son pied gauche et le jeter dans cette grande cuve la tête la
+première... S'il surnage, le jugement de Dieu le condamnera, il sera
+reconnu coupable, et demain il subira la peine due à son larcin; s'il
+reste au fond, le jugement de Dieu l'absoudra[J].
+
+À un signe de Neroweg, plusieurs de ses hommes se jetèrent sur l'esclave
+gaulois, et, malgré sa résistance, ses prières, ils lièrent sa main
+droite à son pied gauche.
+
+--Hélas!--disait-il en gémissant,--quelle terrible loi, pourtant, mon
+bon père!... Quel sort est le mien! Si je reste au fond de la cuve, je
+suis noyé, quoique innocent! si je surnage, je suis condamné au supplice
+des larrons!
+
+--Le jugement de l'Éternel, mon cher fils, ne saurait jamais s'égarer.
+
+Déjà les Franks, élevant l'esclave entre leurs bras, se préparaient à le
+lancer dans la cuve, lorsque le clerc s'écria:
+
+--Un moment! et la consécration de l'eau!
+
+Puis allant vers l'esclave, qui ne cessait de gémir, il approcha de ses
+lèvres une croix d'argent qu'il portait au cou, et lui dit:
+
+--Baise cette croix, mon cher fils.
+
+Le jeune garçon baisa pieusement le symbole de la mort de l'ami des
+affligés, pendant que le clerc lui disait, selon la formule adoptée par
+l'Église:
+
+«--O toi qui vas subir le jugement de l'eau froide, je t'adjure, par
+notre seigneur Jésus-Christ, par le Père, le Fils et le Saint-Esprit,
+par la Trinité inséparable, par tous les anges, archanges, principautés,
+puissances, dominations, vertus, trônes, chérubins et séraphins, si tu
+es coupable, que la présente eau te rejette sans qu'aucun maléfice
+puisse l'en empêcher, et toi, seigneur Jésus-Christ, montre-nous de ta
+majesté un signe tel, que si cet homme a commis le crime, il soit
+repoussé par cette eau, à la louange et à la gloire de ton saint nom,
+pour que tous reconnaissent que tu es le vrai Dieu!... Et toi, eau! eau
+créée par le Père tout-puissant pour les besoins de l'homme, je
+t'adjure, au nom de l'indivisible Trinité qui a permis au peuple
+d'Israël de te traverser à pied sec, je t'adjure, eau, de ne pas
+recevoir ce corps s'il s'est allégé du fardeau des bonnes oeuvres... Je
+te donne ces ordres, eau, confiant dans la seule vertu de Dieu, au nom
+duquel tu me dois obéissance... Amen[K].»
+
+La consécration terminée par le clerc, les Franks élevèrent au-dessus de
+leur tête l'esclave gaulois, qui se débattait en criant, et le lancèrent
+de toute leur force au milieu de la cuve, à la grande risée de
+l'assistance.
+
+--Hi! hi! hi!... Jamais loutre, sautant du creux d'un saule à la
+poursuite d'une carpe, n'a fait un plus beau plongeon!--disait le bon
+seigneur comte en se tenant les côtes tant il riait; l'assistance, riant
+aussi à coeur joie, se pressait autour de la cuve, les uns et les autres
+disant:
+
+--Il surnagera!
+
+--Il ne surnagera pas!
+
+--Comme il bat l'eau!
+
+--Et ces glou... glou... glou!...
+
+--On dirait une bouteille qui s'emplit.
+
+--Ah! le voici qui reparaît!
+
+--Non, il replonge!
+
+Cependant l'esclave surnagea et parvint à rester un moment sur l'eau, la
+figure crispée, livide, les cheveux ruisselants, les yeux hagards et
+renversés, comme un homme qui, d'un effort désespéré, échappe à la
+noyade; il agita au-dessus de l'eau la seule main qu'il eût de libre, en
+criant:
+
+--À moi!... au secours!... je me noie!...
+
+Cet innocent oubliait, dans son effroi, que cette vie qu'il demandait
+était réservée au cruel châtiment du larcin, dont il restait désormais
+convaincu de par le _jugement de Dieu_... Ce grand scélérat fut retiré
+demi-mort de la cuve; les Franks s'égayaient de plus en plus de ses
+contorsions et de l'expression de sa figure bleuâtre et encore
+épouvantée... Il tomba, gémissant, sur le sol.
+
+--Mon fils, mon fils, je vous l'avais dit,--reprit le prêtre d'une voix
+menaçante,--c'est un grand péché que le larcin! c'est un grand péché que
+le mensonge! et voici que vous les avez commis tous deux, ces péchés,
+puisque le jugement sacré du seigneur Dieu, dans son infaillible et
+divine vérité, vous déclare coupable.
+
+--Va, misérable voleur!--lui dit un de ses conjurateurs avec dédain et
+courroux, craignant sans doute d'être, lui et ses compagnons, châtiés
+comme les complices de Pierre.--Tu nous avais juré de ton innocence,
+nous t'avons cru et tu nous as trompés, le jugement de Dieu nous le
+prouve!... Va, infâme! je te méprise! je te hais!... Nous verrons avec
+joie ton supplice!...
+
+--Je suis innocent! je suis innocent!...
+
+--Et le jugement de Dieu, blasphémateur!--s'écria Justin.--Tu veux nous
+persuader que Dieu a menti!...
+
+--Hélas! je n'ai pourtant pas volé l'écuelle!
+
+--Tais-toi, impie!... L'épreuve que je vais subir à mon tour, avec une
+confiance aveugle dans la justice du Seigneur, moi, Justin, va une fois
+de plus témoigner de ton crime!
+
+--Bien, bien, mon cher fils! Retirez-vous de ce misérable menteur,
+larron et blasphémateur!... Votre innocence sera vitement reconnue,
+votre piété aura sa récompense.
+
+--Oh! je le sais, mon bon père! aussi l'épreuve me semble lente à venir.
+
+--Ce chien étant déclaré coupable par le jugement de Notre-Seigneur
+tout-puissant, subira la peine de son larcin: il aura l'oreille gauche
+coupée. Maintenant, passons à l'épreuve des fers ardents; car si le
+premier témoignage prouve la laronnerie de cet esclave, cela ne prouve
+pas que l'autre soit innocent... Tous deux, je le répète, peuvent s'être
+entendus pour voler mon écuelle.
+
+--Oh! mon noble seigneur, je ne redoute rien,--s'écria Justin le
+cuisinier, la figure rayonnante d'une céleste confiance.--Je bénis Dieu
+de m'avoir réservé cette occasion de montrer une foi profonde dans notre
+sainte religion catholique, et de triompher une seconde fois des
+accusations des méchants... Mais, fidèle à tes commandements, ô
+Seigneur, je triompherai avec humilité.
+
+Pendant que ce bon croyant attendait impatiemment le nouveau triomphe de
+son innocence, le clerc, selon l'usage, alla consacrer et conjurer les
+fers au milieu du brasier, de même qu'il avait conjuré l'eau dans la
+cuve. À ces fers ardents, il ordonna, au nom du Père, du Fils et du
+Saint-Esprit, de respecter la plante des pieds de l'esclave s'il était
+innocent, et de la lui brûler jusqu'aux os s'il était coupable.
+
+La conjuration terminée, les forgerons des écuries retirèrent, à l'aide
+de fortes tenailles, les socs de charrue de la fournaise, les rangèrent
+tous les neuf à plat sur le sol, à deux ou trois pouces de distances les
+uns des autres; on eût dit un énorme gril, d'une forme étrange, rougi au
+feu.
+
+--Dépêchons,--dit le comte,--que les socs ne refroidissent pas.
+
+--Quelle danse ce renardeau va danser sur ces fers ardents, s'il s'est
+entendu avec l'autre pour voler l'écuelle!
+
+--Quel miracle pourtant va s'accomplir si le cuisinier est vraiment
+innocent!--dit un autre leude avec une curiosité inquiète.
+
+--Marcher sur des socs rougis au feu sans se brûler les pieds!... il n'y
+a que le dieu des chrétiens pour pouvoir de pareilles choses. C'est un
+grand dieu que le nôtre!...
+
+--Un incomparable dieu! Rigomer!
+
+--Un incommensurable dieu, mes chers frères,--dit le clerc,--et de si
+étonnants miracles ne sont qu'un jeu pour lui!...
+
+Si grande était la curiosité des Franks, que leur cruelle envie de voir
+danser l'esclave sur des fers rougis au feu était certainement combattue
+par le désir d'assister à un surprenant miracle. À peine le dernier des
+socs fut-il déposé sur le sol, que Neroweg, de crainte de les voir
+refroidir, dit précipitamment à Justin:
+
+--Vite... vite... marche là-dessus!...
+
+--Va, mon cher fils, et ne crains rien!...
+
+--Oh! je ne redoute rien, mon bon père,--répondit le cuisinier d'une
+voix inspirée;--puis, croisant ses bras sur sa poitrine, il s'écria
+plein de ferveur:--Seigneur Dieu! tu lis dans les coeurs, tu as déjà
+témoigné de mon innocence... donne en faveur de ton pauvre serviteur une
+nouvelle preuve de ta justice infaillible... Ordonne à ces fers ardents
+d'être aussi doux à mes pieds que si je foulais un tapis de verdure et
+de fleurs.
+
+--Dépêche... dépêche... Assez de paroles... les fers refroidissent...
+
+--Qu'importe, seigneur comte!... ces fers ne sauraient jamais être
+brûlants pour moi...
+
+Et le Gaulois, le front rayonnant de sérénité, le regard levé vers le
+ciel, s'avança d'un pas ferme vers les coutres de charrue. Pendant le
+court espace de temps qui s'écoula jusqu'au moment où l'accusé s'exposa
+au jugement de Dieu, le comte, son clerc et l'assistance, dominés par
+l'imperturbable confiance de l'esclave, s'entre-regardèrent, et Neroweg
+dit à demi-voix aux leudes de son tribunal:
+
+--Il faut que le cuisinier soit vraiment innocent du larcin.
+
+--Va, mon fils en Dieu...--cria le clerc au moment où Justin levait le
+pied pour le poser sur le premier des coutres,--la justice de l'Éternel
+est infaillible... Tu l'as dit, c'est un tapis de verdure et de fleurs
+que tu vas fouler.
+
+À peine eut-il posé le pied sur le fer ardent, que notre fervent
+catholique poussa un cri terrible; la douleur fut si atroce que,
+trébuchant, il tomba en avant sur les genoux et sur les mains. Roulant
+ainsi au milieu des fers ardents, il se fit de nouvelles et profondes
+brûlures; puis, pour échapper à cette torture, il s'élança d'un bond
+désespéré, en rugissant de souffrance, et alla tomber à dix pas de là,
+auprès de son compagnon garrotté.
+
+--Vive l'infaillible jugement du Seigneur!--s'écrièrent les leudes,
+frappés d'admiration.--Vive le Christ!
+
+--Je le disais bien,--ajouta le comte,--ces deux larrons se sont
+entendus pour voler mon écuelle... Demain ils auront tous deux l'oreille
+coupée et seront mis à la torture jusqu'à ce qu'ils aient avoué où ils
+ont caché leur larcin...
+
+--Tais-toi, comte!...--s'écria Justin en rugissant de douleur et de
+rage.--Les larrons, les pillards, c'est toi et tes hommes... J'aurais
+volé l'écuelle, que je n'aurais fait que voler un voleur... mais je ne
+l'ai pas volée... aussi vrai que je renie ce dieu menteur qui me
+condamne.
+
+--Malheureux!... blasphémer!... renier Dieu!... Moi, son serviteur, je
+t'ordonne en son nom de...
+
+--Tais-toi, prêtre... tu ne me tromperas plus... Ta religion n'est que
+mensonge et fourberie, puisque ton dieu témoigne contre les innocents...
+Oh! que je souffre!... que je souffre!...
+
+--Ces souffrances sont les peines anticipées de l'enfer, où tu brûleras
+éternellement, larron sacrilége!... Dieu prouve ton crime, et tu as
+l'audace de te révolter contre son jugement!...
+
+--Tais-toi, clerc... Non, ton dieu n'existe pas, ou s'il existe, il est
+méchant et menteur, comme les imposteurs qui se disent ses prêtres!...
+
+--Scélérat!... tu veux donc attirer sur cette maison le courroux du
+ciel! Ah! seigneur comte... je tremble des malheurs qui nous menacent si
+cet audacieux impie continue ses blasphèmes.
+
+Neroweg n'avait pas attendu l'observation de son clerc pour s'épouvanter
+des sacriléges paroles de l'esclave gaulois, et pâle, tremblant, il
+frémissait à cette pensée qu'appelé par les effrayants blasphèmes du
+condamné, le diable pouvait soudain paraître pour emporter ce scélérat,
+et, par occasion, l'emporter peut-être aussi, lui, Neroweg, pour
+payement de quelque restant de compte infernal non réglé avec le
+bienheureux évêque Cautin; aussi le comte s'écria-t-il, frappé d'une
+idée subite:
+
+--Forgeron, tes tenailles sont encore dans le brasier et toutes
+rouges?...
+
+--Oui, seigneur comte.
+
+--Ce maudit ne blasphèmera plus et ne risquera pas ainsi d'attirer le
+diable dans mon burg... Qu'on saisisse ce sacrilége et qu'on lui coupe
+la langue avec le tranchant des tenailles... Dis, clerc, crois-tu le
+Seigneur suffisamment apaisé par ce châtiment?... Crois-tu que le
+diable, n'entendant plus ces effrayants blasphèmes, n'aura plus occasion
+de venir ici?
+
+--Je crois, seigneur comte, qu'il n'y a pas de supplice assez terrible
+pour ce maudit!... Nier Dieu et traiter ses ministres d'imposteurs!...
+
+--Veux-tu, clerc, que je le fasse écarteler pour conjurer plus sûrement
+la présence du démon dans mon burg?...
+
+--Le châtiment que tu lui infliges suffit... Ce damné sera ainsi puni
+par là où il aura péché... Sa langue scélérate a blasphémé; elle ne
+blasphémera plus...
+
+--Mais crois-tu ce châtiment suffisant?... Dis toute la vérité, clerc...
+Cet esclave est mon meilleur cuisinier, mais je n'hésiterais à le faire
+écarteler si tu regardes cela comme nécessaire à cause du démon?...
+
+--Non, te dis-je, noble comte, ce châtiment suffira... Nous ne voulons
+point d'ailleurs la mort du pécheur... En lui retranchant sa langue
+blasphématrice, les tenailles, du même coup, feront la plaie et la
+cicatriseront par la brûlure.
+
+--Si tu crois le châtiment suffisant, clerc, je le préfère, car cet
+esclave est excellent; mais un cuisinier n'a pas besoin de sa langue
+pour cuisiner.
+
+L'esclave gaulois eut donc la langue tranchée avec les tenailles rougies
+au feu; après quoi, le comte, assez rassuré sur la diabolique apparition
+qu'il redoutait toujours, voulut néanmoins s'étourdir complétement sur
+ses appréhensions en vidant plusieurs coupes. Il rentra donc dans la
+salle du festin avec ses leudes, avant d'aller retrouver sa femme dans
+son gynécée, pour y passer la nuit.
+
+Godégisèle, pendant que son seigneur et maître Neroweg buvait encore
+avec ses leudes, Godégisèle, la cinquième femme du comte, retirée, selon
+la coutume, dans sa chambre, filait sa quenouille, au milieu de ses
+esclaves, à la clarté d'une lampe de cuivre. Godégisèle, toute jeune
+encore, était délicate et frêle; elle avait le teint d'une blancheur de
+cire, ses longs cheveux, d'un blond pâle, tressés en nattes et à demi
+couverts de son _obbon_ (ainsi que les Franks appellent cette sorte de
+calotte d'étoffe d'or et d'argent), tombaient sur ses épaules nues,
+ainsi que ses bras. Son état de grossesse avancée donnait à ses traits
+doux et tristes une expression de souffrance. Godégisèle portait le
+costume des femmes franques de haute condition: une longue robe
+décolletée, à manches ouvertes et flottantes, serrée par une écharpe à
+sa taille, alors déformée; ses bras étaient ornés de bracelets d'or,
+enrichis de pierreries, et autour de son cou s'arrondissait un large
+collier d'or, piqué de rubis, nommé _murêne_, du nom d'un poisson qui,
+lorsqu'il est pris, se cintre, de sorte que sa tête touche à sa queue.
+Une chose rendait ce costume étrange; bien que Godégisèle fût de frêle
+et petite taille, la riche robe dont elle était vêtue semblait faite
+pour une femme très-grande et très-forte. Une vingtaine de jeunes
+esclaves, misérablement habillées, assises à terre sur la feuillée dont
+le sol était jonché, entouraient la femme du comte, siégeant sur un
+escabel à bras, recouvert d'un tapis brodé d'argent; plusieurs, parmi
+les esclaves, étaient jolies: les unes, ainsi que leur maîtresse,
+filaient leur quenouille; d'autres s'occupaient de travaux d'aiguille;
+parfois elles causaient entre elles à voix basse, en langue gauloise,
+que leur maîtresse, d'origine franque, comprenait difficilement. L'une
+d'elles, nommée _Morise_, belle jeune fille à cheveux noirs, vendue à
+dix ans à un noble frank, parlait couramment l'idiome des conquérants,
+et Godégisèle s'entretenait de préférence avec elle. En ce moment elle
+lui disait d'une voix craintive, cessant de filer sa quenouille, qu'elle
+tenait posée en travers sur ses genoux:
+
+--Ainsi, Morise, tu l'as vu tuer?...
+
+--Oui, madame... Elle portait ce jour-là cette même robe verte, à fleurs
+d'argent, que vous portez maintenant, et aussi le beau collier et les
+riches bracelets que vous portez.
+
+Godégisèle frissonna et ne put s'empêcher de jeter un regard effaré sur
+ses bracelets et sur sa robe, deux fois trop large pour elle.
+
+--Et... à propos de quoi l'a-t-il tuée, Morise?...
+
+--Ce soir-là il avait bu encore plus que de coutume... il est entré ici,
+où nous sommes, tout trébuchant... C'était l'hiver... il y avait du feu
+dans ce foyer.. Sa femme Wisigarde était assise au coin de la
+cheminée... Le seigneur comte avait alors parmi nous pour favorite une
+lavandière nommée _Martine_... Il se tenait ce soir-là, je vous l'ai
+dit, madame, à peine sur ses jambes... Il se mit à dire à Martine:
+«Viens nous coucher... et toi, Wisigarde,»--ajouta-t-il en s'adressant à
+sa femme,--«prends la lampe et éclaire-nous.»
+
+--C'était pour Wisigarde beaucoup de honte.
+
+--D'autant plus, madame, qu'elle avait le coeur fier, le caractère
+impétueux... Elle nous battait à la journée, souvent nous mordait et non
+moins souvent querellait violemment le seigneur comte.
+
+--Quoi, Morise! elle osait le quereller?...
+
+--Oh! rien ne l'intimidait celle-là!... rien!... Quand elle était en
+furie, elle rugissait et grinçait des dents comme une lionne.
+
+--Quelle terrible femme!...
+
+--Enfin, madame, ce soir-là, au lieu d'obéir à la fantaisie du seigneur
+comte et de prendre la lampe pour le conduire jusqu'à son lit, lui et
+Martine, Wisigarde se mit à les injurier tous deux et à leur reprocher
+leur débauche.
+
+--Lui, si colère! elle bravait la mort!... Je n'ai pas une goutte de
+sang dans les veines!...
+
+--Alors, madame, j'ai vu, comme je vous vois, les yeux du comte devenir
+sanglants et l'écume blanchir ses lèvres... Il s'est élancé sur sa
+femme, lui a donné un coup de poing sur le visage, puis d'un coup de
+pied dans le ventre il l'a renversée à terre... Elle, aussi furieuse que
+lui, ne cessait de l'injurier et même tâchait de le mordre, lorsque,
+après l'avoir jetée à terre, il s'est mis à deux genoux sur sa
+poitrine... Finalement, il lui a tant serré le cou entre ses deux
+grosses mains, qu'elle est devenue violette, et il l'a étranglée... et
+puis après, il s'est en allé coucher avec Martine.
+
+--Morise, il m'en arrivera quelque jour autant.
+
+Et Godégisèle, frémissant de tout son corps, laissa tomber sa tête sur
+sa poitrine, et sa quenouille à ses pieds.
+
+--Oh! madame, il ne faut pas ainsi vous alarmer... Tant que vous serez
+grosse vous n'aurez rien à craindre... le seigneur comte ne voudrait pas
+tuer du même coup sa femme et son enfant.
+
+--Mais quand je l'aurai eu mis au monde, cet enfant? je serai tuée comme
+Wisigarde!
+
+--Cela dépendra, madame, de l'humeur du seigneur comte... Peut-être
+aussi vous répudiera-t-il et vous renverra chez vos parents, comme il a
+renvoyé ses autres femmes qu'il n'a pas étranglées.
+
+--Ah! Morise!... plût au ciel que monseigneur le comte me renvoyât dans
+ma famille!... Pourquoi faut-il que Neroweg m'ait vue lors du voyage
+qu'il a fait à Mayence!... Pourquoi le brin de paille qu'il a jeté sur
+ma poitrine, en me prenant pour femme, n'a-t-il pas été un poignard
+acéré!... Je serais morte du moins au milieu des miens...
+
+--Quel brin de paille, madame?
+
+--N'est-ce donc pas aussi l'usage en ce pays-ci, que l'homme, en
+témoignage de ce qu'il épouse une fille libre, lui prenne la main
+droite, et, de la gauche, lui jette un brin de paille dans le sein[L]?
+
+--Non, madame.
+
+--Tel est l'usage en Germanie... Hélas! Morise, je te le répète,
+pourquoi ce brin de paille n'a-t-il pas été un poignard!... Je serais
+morte sans agonie... Et maintenant que je sais le meurtre de Wisigarde,
+ma vie ne sera plus qu'une agonie...
+
+--Madame, il fallait refuser d'épouser le comte.
+
+--Je n'ai pas osé, Morise... Oh! il me tuera! il me tuera!...
+
+--Pourquoi voulez-vous, madame, qu'il vous tue?... Vous ne soufflez mot,
+quoi qu'il dise et fasse... Il abuse de nous autres esclaves, puisqu'il
+est le maître... vous ne vous plaignez de rien, vous ne mettez jamais le
+pied hors du gynécée, sinon pour faire une promenade d'une heure le long
+des fossés du burg... Encore une fois, madame, pourquoi voulez-vous
+qu'il vous tue?...
+
+--Quand il est ivre il ne raisonne pas.
+
+--C'est vrai... il n'y a que ce danger.
+
+--Mais ce danger est de tous les jours, puisque tous les jours il
+s'enivre.
+
+--Que faire à cela?...
+
+--Ah! pourquoi suis-je venu en ce lointain pays des Gaules... où je suis
+comme une étrangère?...
+
+Et après être restée longtemps rêveuse et de plus en plus attristée:
+
+--Morise?
+
+--Madame.
+
+--Vous ne me haïssez pas, vous autres?
+
+--Non, madame; vous n'êtes pas méchante comme Wisigarde... vous ne nous
+battez pas et ne nous mordez jamais.
+
+--Morise...
+
+--Madame... Mais quoi! vous gardez le silence et vous voici rouge comme
+braise, vous toujours si pâle!...
+
+--C'est que je n'ose te dire... Enfin, écoute-moi, tu es... tu es...
+l'une des favorites de monseigneur le comte...
+
+--Il le faut bien... sinon de gré, du moins de force... Malgré ma
+répugnance, j'aime encore mieux partager son lit quand il l'ordonne, que
+d'être hachée de coups de fouet ou d'aller tourner la meule du moulin...
+et puis ainsi, je suis employée aux travaux de la maison; c'est un
+métier moins rude que d'être esclave des champs... on a moins de mal et
+la nourriture est moins mauvaise.
+
+--Je sais... je sais... Aussi, je ne te blâme pas, Morise; mais
+réponds-moi sans mentir: lorsque tu es avec monseigneur le comte, tu ne
+cherches pas à l'irriter contre moi?... Hélas! on a vu des esclaves
+faire ainsi tuer leur maîtresse, et ensuite devenir les femmes de leur
+seigneur.
+
+--J'ai tant d'aversion pour lui, madame, que, je vous le jure, je ne
+desserre les dents qu'afin de répondre oui ou non s'il m'interroge...
+D'ailleurs, comme le soir presque toujours il est ivre quand il m'emmène
+d'ici, c'est à peine s'il me parle... Je n'ai donc ni le loisir ni
+l'envie de lui dire du mal de vous.
+
+--C'est bien vrai, Morise, c'est bien vrai?...
+
+--Oh! oui, madame...
+
+--Je voudrais te faire quelques petits présents, mais monseigneur ne me
+donne jamais d'argent; il le tient sous clef dans ses coffres, et pour
+_morghen-gab_, présent du matin que dans notre pays le mari fait à son
+épousée, le comte m'a donné les vêtements et les bijoux de sa quatrième
+femme Wisigarde... Chaque jour il me demande à les voir, et il les
+compte... Je n'ai donc rien à te donner, Morise, que ma bonne amitié, si
+tu me promets de ne pas irriter monseigneur contre moi.
+
+--Il faudrait que j'aie le coeur méchant pour agir ainsi.
+
+--Ah! Morise!... je voudrais être à ta place.
+
+--Vous, la femme d'un comte, désirer être esclave!...
+
+--Il ne te tuera pas, toi!...
+
+--Bah! il me tuera comme une autre, si l'envie de me tuer lui prend...
+et au moins vous, madame, en attendant, vous avez de belles robes, de
+riches parures, des esclaves pour vous servir... et puis enfin, vous
+êtes libre.
+
+--Je ne sors pas du burg.
+
+--Parce que vous ne le voulez pas... Wisigarde montait à cheval et
+chassait... Il fallait la voir sur sa haquenée noire, avec sa robe de
+pourpre, son faucon sur le poing!... Au moins, si elle est morte jeune,
+elle n'a pas perdu son temps à se chagriner, celle-là... Au lieu que
+vous, madame, vous filez votre quenouille, vous regardez le ciel par
+votre fenêtre ou vous pleurez... quelle vie!
+
+--Hélas! c'est que je pense toujours à mon pays, à mes parents qui sont
+si loin... si loin de ce pays des Gaules, où je suis étrangère.
+
+--Wisigarde ne se donnait pas tant de chagrin... elle buvait et mangeait
+presque autant que le comte.
+
+--Il m'avait toujours dit, à moi et à mon père, qu'elle était morte par
+accident... Ainsi, tu dis, Morise, que c'est là, là qu'il l'a tuée?...
+
+--Oui, madame... d'un coup de pied il l'a renversée ici, près de ce
+poteau... et puis alors...
+
+--Qu'as-tu?
+
+--Madame, madame... entendez-vous?
+
+--Quoi donc?
+
+--On marche dans la chambre du seigneur comte.
+
+--Ah! c'est lui!...
+
+--Oui, madame, c'est son pas.
+
+--Oh! j'ai peur!... j'ai peur!...
+
+C'était Neroweg... Ses dernières libations faites pour s'étourdir sur sa
+crainte du diable, l'avaient plongé dans une ivresse à peu près
+complète; aussi, entra-t-il chez sa femme trébuchant sur ses jambes
+avinées. À l'aspect de leur maître, les esclaves se levèrent craintives;
+Godégisèle tremblait si fort, qu'elle put à peine se soulever de dessus
+son escabeau, tant elle se sentait faible. Le comte s'arrêta un instant
+au seuil de la porte, une main appuyée à l'un des chambranles et
+balançant légèrement son corps d'avant en arrière, tout en promenant sur
+les esclaves intimidées un regard demi-hébêté, demi-luxurieux; enfin,
+après un hoquet, il dit à la confidente de sa femme:
+
+--Morise, viens...
+
+Et regardant Godégisèle, il ajouta:
+
+--Tu es bien pâle... tu as l'air troublé... Pourquoi es-tu si pâle,
+toi?...
+
+La pauvre créature se souvenait sans doute que la nuit où il avait
+étranglé sa dernière femme, le comte avait dit aussi à une esclave:
+_Viens!_ de sorte que les paroles de Neroweg, la troublant et
+l'effrayant davantage encore, Godégisèle ne put que murmurer presque
+sans savoir ce qu'elle disait:
+
+--Monseigneur!... monseigneur!...
+
+--Quoi? qu'as-tu?... Réponds,--reprit brutalement le comte.
+
+--Voudrais-tu te révolter parce que j'ai dit à cet esclave: viens?...
+
+--Non... oh! non!... monseigneur n'est-il pas ici le maître, et moi,
+Godégisèle, son humble servante?...
+
+Et perdant tout à fait la tête, cette malheureuse déjà se voyant
+étranglée comme Wisigarde, parce que celle-ci avait refusé d'éclairer
+son mari et sa maîtresse jusqu'à la couche conjugale, se hâta de
+balbutier:
+
+--Et même... si monseigneur le désire... je vais l'éclairer, avec cette
+lampe, jusqu'à son lit.
+
+--Ah! madame!--lui dit tout bas Morise,--quelle mauvaise parole que
+celle-là!... C'est rappeler au comte la cause du meurtre de son autre
+femme.
+
+Neroweg, aux paroles de Godégisèle, tressaillit, s'avança brusquement
+vers elle d'un air défiant; puis, la saisissant par le bras:
+
+--Pourquoi parles-tu de m'éclairer avec cette lampe?
+
+--Grâce! monseigneur!... ne me tuez pas!...
+
+Et elle tomba à genoux.
+
+--Ne tuez pas votre servante comme vous avez tué Wisigarde!...
+
+Soudain le comte devint aussi pâle que sa femme, et s'écria, frappé
+d'une terreur que redoublait son ivresse:
+
+--Elle sait que j'ai tué Wisigarde!... elle me dit les mêmes mots qui me
+l'ont fait tuer!... C'est l'oeuvre du malin esprit!... Je m'en souviens,
+l'évêque Cautin m'a dit que Wisigarde étant morte sans l'assistance d'un
+prêtre, pouvait revenir la nuit me tourmenter sous forme de fantôme!...
+Elle va peut-être m'apparaître cette nuit, puisque ma femme a prononcé
+ces mêmes mots qui m'ont fait étrangler l'autre! C'est un avertissement
+du ciel ou de l'enfer!
+
+Et s'adressant à Morise:
+
+--Mon clerc! mon clerc!... cours le chercher!... Il priera près de moi
+toute la nuit... il ne me quittera pas... Le fantôme de Wisigarde
+n'osera pas approcher, un prêtre étant là... Et puis cet esclave qui a
+blasphémé, il peut attirer le diable dans le burg!... Oh! j'ai eu tort
+de ne pas faire couper en quartiers ce maudit cuisinier!... Non, ce
+n'est pas assez d'avoir arraché la langue à ce sacrilége!
+
+Son épouvante augmentant pendant que Morise courait chercher le clerc et
+que Godégisèle, demi-morte de frayeur et toujours agenouillée,
+s'adossait au poteau, se sentant défaillir; le comte se jeta aussi à
+genoux et s'écria, se frappant la poitrine:
+
+--Seigneur Dieu! ayez pitié d'un pauvre pécheur!... J'ai beaucoup payé à
+mon patron, l'évêque Cautin, pour la mort de mon frère et de ma femme
+Wisigarde!... Je payerai beaucoup encore, afin que l'on prie pour
+Wisigarde et que la nuit elle ne vienne pas me tourmenter sous forme de
+fantôme!... Dès demain je ferai bâtir la chapelle dans les gorges
+d'Allange, en mémoire du miracle du bienheureux évêque Cautin, mon
+patron, et je ferai aussi rebâtir sa villa... Seigneur! bon seigneur
+Dieu! ayez pitié d'un pauvre pécheur!... Délivrez-moi cette nuit de la
+présence du diable et du fantôme de ma femme Wisigarde!...
+
+Et voilà ce fervent catholique à genoux, hébêté par la terreur et par
+l'ivresse, se frappant avec furie la poitrine, attendant, plein d'une
+anxiété terrible, l'arrivée de son clerc.
+
+D'après cette journée d'un noble comte dans son burg, voyez qu'elle est
+humaine, généreuse, éclairée, cette race des conquérants de la vieille
+Gaule! Quel tendre attachement ils ont pour leurs femmes! quel respect
+pour les doux liens de la famille et pour la sainteté du foyer
+domestique!... Ô nos mères! viriles matrones vénérées de nos aïeux!
+fières Gauloises d'autrefois qui siégiez à côté de vos époux dans ces
+conseils solennels de l'État, où l'on décidait de la paix ou de la
+guerre! mâles et austères éducatrices! épouses chéries, vaillantes
+guerrières! vierges saintes! femmes empereurs!... Ô Margarid, Hêna,
+Méroë, Loyse, Geneviève, Ellèn, Sampso, Victoria la Grande,
+réjouissez-vous! réjouissez-vous d'avoir quitté ce monde-ci pour les
+mondes mystérieux où l'on va perpétuellement revivre!... Réjouissez-vous
+dans la fierté de votre coeur!... Quelle indignation! quelle honte!
+quelle douleur pour vos âmes de voir vos soeurs, quoique de races
+différentes et ennemies; de voir des femmes, épouses de rois, de
+seigneurs, de guerriers, traitées, bonnes ou méchantes, avec autant de
+mépris ou de férocité, par leurs maîtres barbares, que si elles étaient
+leurs esclaves[M]!
+
+Oui, les voilà ces Franks appelés à la curée de la Gaule par leurs
+complices, nos saints évêques!... les voilà, ces conquérants patronés,
+choyés, caressés, flattés, bénis par les prêtres du jeune homme de
+Nazareth, par tes prêtres, ô divin Christ! toi qui n'avais que des
+paroles de tendre et adorable miséricorde, même pour la femme
+adultère... même pour la courtisane repentie!...
+
+Mais, bah! renions la vieille Gaule! renions les mâles et douces vertus
+de nos mères!... Vivent nos conquérants! vivent leurs adultères, vive
+leur concubinage! vive leur ivrognerie! vive leur rapine! vivent leurs
+meurtres et surtout vivent nos évêques!... Et comme le dit le début de
+la loi des Franks saliens, nos conquérants:
+
+«Vive celui qui aime les Franks! que le Christ maintienne leur
+puissance, qu'il remplisse leurs chefs des clartés de sa grâce! qu'il
+protège l'armée, qu'il fortifie la foi, qu'il accorde paix et bonheur à
+ceux qui les gouvernent, sous les auspices de notre seigneur
+Jésus-Christ!»
+
+Et moi, foi de Vagre converti, j'ajouterai à cette pieuse antienne
+franque cette antienne non moins catholique, apostolique et romaine:
+
+«--Ô seigneur Dieu! grâces vous soient rendues d'avoir, dans votre
+toute-puissante volonté, dans votre paternelle mansuétude, envoyé de
+tels conquérants en Gaule! Quelle rare et sainte fortune pour notre
+salut, qui ne se peut faire qu'à force de honte, de lâcheté, de
+bassesse, d'esclavage, de misère, de larmes et de sang! Ô Dieu bon,
+trois fois, cent fois, mille fois bon, et toujours bon. Amen.»
+
+Seigneur comte! seigneur comte Neroweg! réveillez-vous!... Cette nuit
+qui finit, au lieu de la passer entre les bras d'une de vos esclaves,
+vous l'avez passée, de peur du diable, à genoux près de votre clerc et
+répétant, d'une lèvre hébêtée, les prières que disait le saint homme,
+tombant de sommeil; car après boire il eût préféré son lit. Rassuré par
+les premières clartés de l'aube, heure close pour les démons, vous vous
+êtes endormi sur votre couche, garnie de peaux d'ours, trophées de votre
+chasse... Seigneur comte Neroweg, réveillez-vous donc!... Voici votre
+roi, ou plutôt l'un des cinq fils de votre bon roi Clotaire, vous savez?
+ce doux prince qui tue les petits enfants à coups de couteau sous
+l'aisselle?... Ce grand Clotaire est aujourd'hui seul roi de toute la
+Gaule; les autres fils et petits-fils du pieux Clovis, qui saintement
+repose dans la basilique des saints apôtres, à Paris, sont tous morts!
+Voici donc Chram le Bâtard, mais qu'importe! Chram, l'un des cinq fils
+de Clotaire, et gouverneur de l'Auvergne pour son père... Il vient,
+faveur insigne, il vient avec ses trois favoris et bon nombre de leudes
+et d'_antrustions_, ainsi que fièrement s'appellent ces protégés du
+roi[N]... Réveillez-vous donc, seigneur comte! voici le roi Chram qui
+vous vient visiter... La chevauchée est brillante et nombreuse! Les
+trois plus chers amis de Chram, encore plus chers amis du pillage, du
+viol et du meurtre, accompagnent le royal personnage; ils s'appellent
+_Imnachair_, _Spactachair_ et le _Lion de Poitiers_[O], ce Gaulois
+renégat qui, comme tant d'autres de sa trempe, se sont, ainsi que les
+évêques, ralliés aux Franks conquérants. Le Lion de Poitiers est nommé
+de la sorte parce que, de même que le lion carnassier, il aime la rapine
+et le carnage.
+
+Seigneur comte! seigneur comte Neroweg! réveillez-vous donc!... Éveillez
+aussi votre femme Godégisèle qui, toute la nuit, éplorée, frémissante,
+a, lorsque ses yeux rougis de larmes se sont appesantis, rêvé de femmes
+étranglées!... Vite, vite, que Godégisèle se pare des plus beaux bijoux
+et des plus belles robes de votre quatrième épouse Wisigarde, dont vous
+avez payé si grassement le meurtre à l'évêque Cautin, votre bon
+patron!... Vite, vite, seigneur comte, que Godégisèle se pare de ses
+plus riches atours! Chram peut la trouver à son gré ou au gré de ses
+favoris... Gracieux roi! serviable roi! il n'est point d'entremetteur
+plus accommodant: une fille ou une femme plaît-elle, libre ou esclave, à
+quelqu'un de ses amis, aussitôt il leur donne un _diplôme royal_ de par
+lequel ils traînent la belle dans leur lit[P].
+
+Vite, vite, seigneur comte, faites monter vos leudes à cheval et armer
+vos gens de pied, et vous, à la tête de la bande, seigneur comte, revêtu
+de votre armure de parade larronnée par vous lors du ravage du pays de
+Touraine, portant à votre côté votre magnifique épée d'Espagne à poignée
+d'or ciselé, larronnée par vous lors du pieux ravage du pays des
+Visigoths, damnés _Ariens_, maudits hérétiques contre lesquels les
+évêques catholiques vous ont lancés, torche en main, fer au poing, de
+même que vous lancez votre meute contre les bêtes fauves des bois...
+Vite, vite, enfourchez votre grand cheval rouan, harnaché de sa selle et
+de sa bride de cuir rouge, à frein, à chanfrein et à étriers d'argent,
+larronnée par vous lors de la conquête de l'Auvergne!... Vite, courez
+au-devant de votre glorieux roi Chram, à la tête de vos cavaliers et de
+vos gens de pied! Déjà votre royal hôte et sa suite, annoncés par l'un
+de ses serviteurs, n'est plus qu'à une petite distance de votre burg...
+Seigneur comte, hâtez-vous de le conduire à votre maison seigneuriale!
+hâtez-vous donc, seigneur comte! car point ne vous attendez à cette
+dernière et heureuse nouvelle: Votre bon patron, le bienheureux évêque
+Cautin, accompagne le roi Chram.
+
+--Maudite soit la venue de ce Chram!...--disait Neroweg.--Pour peu que
+lui et ses hommes demeurent quelques jours en mon burg, ils vont boire
+mon vin, manger toutes mes provisions et peut-être me dérober quelque
+pièce de ma vaisselle, qu'il me faudra, pour ce gala royal, sortir de
+mes coffres. Ni moi ni mes compagnons nous n'aimons point ces leudes de
+cour, qui ont toujours l'air de nous narguer, nous autres campagnards,
+parce qu'ils hantent les palais et les villes.
+
+Ainsi disait le comte Neroweg allant, suivi de ses guerriers, à la
+rencontre du roi Chram, qui n'était plus, ainsi que sa chevauchée, qu'à
+deux portées de trait du fossé dont était ceint le burg.
+
+Combien c'est beau, noble, glorieux, lumineux, un roi chevelu! surtout
+quand il a des cheveux, une longue chevelure que le ciseau n'a jamais
+touchée, étant l'un des attributs des races royales franques.
+Malheureusement, quoique jeune encore, le roi Chram, épuisé par
+l'ivrognerie et la débauche, était presque chauve[Q], ce roi
+chevelu!... Sa nuque et ses tempes étaient seules garnies de mèches
+aussi claires que longues, car elles tombaient jusqu'au milieu de sa
+poitrine et de son dos voûté; sa longue dalmatique d'étoffe pourpre,
+fendue sur le côté, à la hauteur du genou, cachait à demi l'encolure et
+la croupe de son cheval noir; des bandelettes de cuir doré, partant de
+la chaussure, se croisaient sur ses chausses étroites et montaient
+jusqu'à ses genoux; il appuyait ses souliers éperonnés sur des étriers
+dorés; sa longue épée à poignée d'or et à fourreau de toile blanche[R],
+était suspendue à son baudrier, superbement brodé; en guise de houssine
+il tenait à la main une canne de bois précieux, à pomme d'or ciselé, sur
+laquelle, lorsqu'il marchait, ce luxurieux épuisé s'appuyait; il avait
+l'air sinistre; il devait ressembler à son royal père, le tueur
+d'enfants. À sa droite, cavalcadant aussi hardiment qu'un homme de
+guerre, se tenait l'évêque Cautin; il regardait de temps à autre Chram
+en sournois, d'un air craintif et haineux, car s'il détestait Chram,
+celui-ci n'abhorrait pas moins le saint homme. À la gauche du prince
+venait le Lion de Poitiers, ce scélérat endurci, qui, avec Imnachair et
+Spatachair, marchant tous deux au second rang, formaient cette trinité
+de perdition qui eût perdu Chram s'il n'eût été, ainsi que disent les
+prêtres, damné dans le ventre de sa mère. Insolence et luxure, dédain
+railleur et froide cruauté, étaient si profondément empreints sur les
+traits du Lion de Poitiers, le Gaulois renégat, que sur les os de sa
+face, cent ans après sa mort, on devra lire encore: luxure, insolence et
+cruauté.
+
+Ces trois seigneurs portaient, selon la mode franque, de riches tuniques
+à manches courtes par-dessus leur justaucorps; des chausses étroites et
+des bottines de cuir préparé, avec le poil en dessus. Derrière Chram et
+ses amis venaient son sénéchal, le comte de ses écuries, son majordome,
+son bouteillier et autres premiers officiers, car il avait une maison
+royale. Après ces personnages s'avançait sa truste, formée de ses leudes
+et antrustions armés en guerre; leurs casques ornés de panaches, leurs
+cuirasses, leurs jambards brillants et polis étincelaient aux rayons du
+soleil; leurs chevaux fringants piaffaient sous leurs riches caparaçons;
+les banderolles de leurs lances flottaient au vent, et leurs boucliers
+peints et dorés se balançaient, suspendus à l'arçon de leur selle.
+Autant cette suite royale était fringante, autant la troupe des leudes
+du comte était misérable, grotesque et piètrement armée; un assez grand
+nombre de ses hommes portait des armures, mais incomplètes et rouillées;
+d'autres, seulement vêtus de casaques de peaux de bêtes, coiffaient
+militairement un casque bossué; d'autres, possesseurs d'une cuirasse,
+avaient la tête couverte d'un bonnet de laine; les épées, non moins
+rouillées que les cuirasses, étaient, pour la plupart, veuves de leur
+fourreau; souvent cet étui guerrier était raccommodé avec des ficelles,
+et plus d'un bois de lance tortu sortait brut du taillis avec son
+écorce; la plupart des chevaux valaient, pour l'apparence, leurs
+cavaliers. Le temps des labours n'étant pas encore venu, bon nombre des
+compagnons de Neroweg, faute de chevaux de guerre, enfourchaient des
+traîneurs de charrue, bridés avec des cordes. Aussi, foi de Vagre, rien
+de plus réjouissant que de voir déjà quels regards envieux et farouches
+les leudes du comte jetaient sur la brillante suite de Chram et quels
+regards insolents et moqueurs cette fière truste royale jetait sur la
+troupe du comte, troupe sauvage et dépenaillée. Derrière les gens de
+guerre du prince venaient les pages, les serviteurs et les esclaves à
+pied, conduisant des chariots attelés de boeufs ou des chevaux
+lourdement chargés, chevaux et chariots que les habitants du pays
+traversé par le roi et sa truste, étaient forcés de fournir
+gratuitement[S].
+
+Le comte Neroweg s'avança seul, à cheval, vers son royal hôte, qui,
+arrêtant aussi sa monture, dit à Neroweg:
+
+--Comte, en allant de Clermont à Poitiers j'ai voulu m'arrêter un ou
+deux jours dans ton burg.
+
+--Que ta _gloire_[T] soit la bienvenue dans mon domaine... Il est en
+partie composé de terres _saliques_: je les tiens de mon père, qui les
+tenait autant de son épée que de la générosité de ton aïeul Clovis...
+C'est ton droit de loger, en voyage, chez les comtes et bénéficiers du
+roi; c'est pour eux un plaisir de t'accueillir.
+
+--Comte,--dit insolemment le Lion de Poitiers,--ta femme vaut-elle la
+peine qu'on la courtise?
+
+--Mon favori qui te demande, à sa manière, si ta femme est belle,--dit
+Chram en faisant signe au Gaulois renégat de se modérer,--mon favori, le
+Lion de Poitiers est de sa nature fort plaisant.
+
+--Alors, je répondrai au Lion de Poitiers qu'il ne pourra, non plus que
+toi, juger si ma femme est belle ou laide, car elle est enceinte et
+malade et ne sortira point de chez elle...
+
+--Si ta femme est enceinte,--reprit le lion,--de qui est l'enfant?...
+
+--Comte, ne te fâche pas de ces railleries... Je te l'ai dit, mon ami
+est d'un naturel plaisant.
+
+--Chram, je ne m'offenserai donc pas des railleries de ton favori...
+Allons au burg.
+
+--Marchons, comte.
+
+L'on s'avance vers le burg et l'on cause.
+
+--Comte, avoue à notre royal maître Chram qu'en tenant ta femme
+renfermée tu caches ton trésor de crainte qu'on te le prenne!...
+
+--Mon favori Spatachair, qui te parle de la sorte, Neroweg, est aussi
+d'un joyeux esprit.
+
+--Roi, tu choisis des amis très-gais, ce me semble.
+
+--Neroweg, tu nous caches ta femme... c'est ton droit... Nous la
+dénicherons... c'est le nôtre... Pour un bon larron, il n'y a pas de
+cachette.
+
+--Chram, celui-ci est encore un de tes joyeux amis, sans doute?
+
+--Oui, comte, et des plus joyeux... il se nomme Imnachair.
+
+--Et moi, qui me nomme Neroweg, je demanderai au seigneur Imnachair ce
+que fait le larron lorsqu'il a déniché la cachette qu'il cherche?
+
+--Neroweg, ta femme te contera la chose quand nous aurons déniché cette
+belle, car nous la dénicherons, aussi vrai que je suis le Lion de
+Poitiers!
+
+--Et moi, aussi vrai que je suis comte du roi en ce pays
+d'Auvergne,--s'écria Neroweg,--je tuerais un lion comme un renardeau,
+comme un chien, si le Lion se voulait donner dans ma demeure des airs de
+lion!...
+
+--Oh! oh! comte, tu parles résolument! est-ce cette brillante armée qui
+est sur tes talons qui te donne cette audace?--répondit le favori du roi
+en montrant du geste les leudes dépenaillés de Neroweg.--Si cette bande
+vaut ce qu'elle paraît, nous sommes perdus!
+
+Deux ou trois des leudes du comte qui s'étaient peu à peu rapprochés,
+ayant entendu les insolentes railleries des favoris de Chram,
+murmurèrent tout haut d'un air farouche:
+
+--Nous n'aimons pas que l'on raille Neroweg!
+
+--Les leudes d'un comte valent bien les leudes royaux!
+
+--Le poli de l'acier ne fait pas sa trempe!
+
+L'un des hommes de Chram se retourna vers ses compagnons, et leur dit en
+riant, montrant du bout de sa lance les gens du comte en faisant
+allusion à leur grossier équipement:
+
+--Sont-ce là des esclaves de charrue déguisés en guerriers? ou des
+guerriers déguisés en esclaves de charrue?
+
+La truste royale répondit à cette plaisanterie par de grands éclats de
+rire; déjà de côté et d'autre on se regardait d'un air de défi, lorsque
+l'évêque Cautin s'écria:
+
+--Mes chers fils en Christ, moi, votre évêque et père spirituel, je vous
+engage au calme et à la paix...
+
+--Comte,--dit gaiement Chram à Neroweg,--défie-toi de ce luxurieux et
+hypocrite évêque... Ne le laisse pas, ce bon apôtre, donner seul à seul
+les eulogies à ta femme; il lui donnerait les eulogies de la Vénus des
+païens, tout saint homme qu'il est!
+
+--Chram, je suis le serviteur du fils de notre glorieux roi Clotaire;
+mais comme évêque, j'ai droit à ton respect.
+
+--Tu as raison, puisque aujourd'hui vous autres évêques vous êtes
+presque aussi rois et surtout aussi riches que nous autres rois.
+
+--Chram, tu parles de la puissance et de la richesse des évêques en
+Gaule... Oublies-tu donc que notre puissance est celle du seigneur Dieu,
+et nos richesses le bien des pauvres?...
+
+--Par la peau flasque de toutes les bourses que tu as dégonflées, grosse
+belette qui suces le jaune des oeufs et ne laisses aux sots que la
+coquille! tu dis cette fois la vérité... Oui, vos richesses sont le bien
+des pauvres, ce bien vous l'avez mis dans votre sac!
+
+--Glorieux roi, je t'ai accompagné jusqu'au burg de mon fils en Christ,
+le comte Neroweg, pour accomplir l'acte de haute justice que tu sais,
+mais non pour laisser railler imprudemment, en ma personne, notre sainte
+religion catholique et apostolique.
+
+--Et moi je maintiens que de jour en jour votre puissance et vos
+richesses augmentent! J'ai deux filles de ma race, peut-être
+verront-elles le pouvoir royal s'amoindrir encore par vos usurpations,
+vous évêques, avec qui nous avons partagé notre conquête; vous que nous
+avons enrichis, vous de qui nous avons été les hommes d'armes!
+
+--Nos hommes d'armes, à nous, hommes de paix! Tu te trompes, ô roi! nos
+seules armes sont nos prédications!...
+
+--Et quand les peuples se moquent de vos prédications, comme ont fait
+les Visigoths, ces ariens de Provence et du Languedoc, vous nous envoyez
+extirper leur hérésie par le fer et par le feu!
+
+--Et de cela gloire à Dieu!... Les pieux rois franks, dans ces guerres
+contre les hérétiques, ont gagné un immense butin, fait triompher
+l'orthodoxie et arraché des âmes aux flammes éternelles, en les ramenant
+au giron de la sainte Église.
+
+Celui qui eût assisté à ce souper de la villa épiscopale, où l'évêque
+avait convié Neroweg, n'aurait pas reconnu Cautin. Ce saint homme, tête
+à tête avec le comte, stupide, brutal et aveugle croyant, ne recherchait
+point la dignité dans son langage; mais en présence de Chram, effronté
+railleur qu'il détestait, il sentait le besoin d'imposer, par ses
+paroles et par son attitude, le respect et la crainte, sinon au prince
+et à ses favoris, aussi impudents que lui, du moins à leur suite,
+beaucoup plus dévotieuse; puis, autre grave appréhension pour Cautin et
+pour sa bourse, il craignait fort que l'audacieux exemple de Chram et de
+ses amis ne vînt altérer la naïve et fructueuse crédulité de Neroweg,
+dont Cautin tirait un parti si profitable en cultivant et exploitant la
+peur du diable dont était possédé son fils en Dieu. Du coin de l'oeil
+l'évêque voyait le comte sournoisement écouter, d'un air à la fois
+satisfait et effrayé, les insolentes railleries de Chram, se demandant
+sans doute si lui, Neroweg, n'était pas bien sot de croire à la
+puissance miraculeuse de l'évêque et de payer si cher les absolutions de
+ce patron. Cautin, en homme habile, voulut frapper un grand coup.
+Habitué à observer les signes précurseurs des orages, si fréquents et si
+subits dans les pays de montagnes, il se servait, ainsi que tant
+d'autres prêtres, de ses connaissances atmosphériques pour épouvanter
+les simples[U]; le prélat remarquait donc depuis quelque temps une nuée
+noire, qui d'abord à peine visible et formée sur la cime d'un pic à
+l'extrême horizon, s'approchant rapidement, devait bientôt s'étendre et
+obscurcir le ciel et le soleil, encore radieux; aussi Cautin, à une
+nouvelle insolence de Chram sur les fourberies épiscopales, répondit en
+tâchant de calculer et de mesurer la longueur de sa réplique sur la
+marche de l'orageuse nuée qui s'avançait:
+
+--Ce n'est point à un serviteur indigne, à un humble ver de terre comme
+moi de défendre en ce moment l'Église du seigneur Dieu; il a sa grâce et
+ses miracles pour convaincre les incrédules, ses châtiments célestes
+pour punir les impies; aussi, malheur à qui oserait ici, à la face de ce
+soleil qui brille en ce moment sur nos têtes d'un si vif éclat,--ajouta
+l'évêque d'une voix de plus en plus retentissante,--malheur à qui
+oserait, à la face du Tout-Puissant qui nous voit, nous entend, nous
+juge et nous châtie; malheur à qui oserait insulter à sa Divinité dans
+la personne sacrée de ses évêques! oui, y a-t-il ici quelqu'un qui
+l'ose?--continua Cautin d'une voix menaçante;--y a-t-il ici quelqu'un,
+roi, seigneur, guerrier ou esclave, qui ose outrager la majesté divine?
+
+--Il y a ici moi, le Lion de Poitiers, qui te dis ceci à toi, Cautin,
+évêque de Clermont: Tu vois bien cette houssine? je le la casserai sur
+le dos, saint homme, si tu ne cesses de parler avec tant d'insolence.
+
+Foi de Vagre, ce Lion de Poitiers, ce Gaulois renégat, avait parfois du
+bon; mais ses hardies paroles firent frémir l'assistance, la truste
+royale comme les leudes du comte... Il paraissait monstrueux à ces bons
+catholiques de casser une houssine sur le dos d'un évêque, eût-il, à
+l'instar de Cautin, enfermé son prochain tout vivant dans le sépulcre
+d'un mort. Une stupeur profonde succéda à la menace du Lion de Poitiers;
+Chram lui-même parut effrayé de l'audace de son favori... Cautin, d'un
+coup d'oeil, vit tout cela; aussi s'écria-t-il, feignant une sainte
+horreur en s'adressant au Lion, qui, d'un air de défi, brandissait
+toujours sa houssine:
+
+--Malheureux impie, aie pitié de toi-même... le Seigneur Dieu a entendu
+ton blasphème... Vois, le ciel s'obscurcit, le soleil se couvre de
+ténèbres! vois ces signes précurseurs du courroux céleste!... À genoux,
+chers fils! à genoux! votre père en Dieu vous l'ordonne... Priez pour
+apaiser le courroux de l'Éternel soulevé par un épouvantable
+blasphème!...
+
+Et Cautin descendit précipitamment de cheval; mais il ne s'agenouilla
+pas: debout et les mains levées vers le ciel, comme un prêtre officiant
+à l'autel, il semblait conjurer la colère céleste.
+
+À la voix de l'évêque, les esclaves et les serviteurs de Chram, effrayés
+des approches de cet orage inattendu, se jetèrent à genoux; la plupart
+des hommes de sa truste sautèrent à bas de leurs montures, et
+s'agenouillèrent aussi, non moins épouvantés que les autres, à la vue du
+soleil presque subitement obscurci au moment où le Lion de Poitiers
+avait menacé l'évêque de sa houssine... Neroweg, l'un des premiers à
+genoux, se frappait la poitrine; mais Chram, ses favoris et quelques-uns
+de ses antrustions restèrent à cheval, semblant hésiter, par orgueil, à
+obéir aux ordres de l'évêque... Alors celui-ci, d'un geste impérieux et
+d'un accent menaçant, s'écria:
+
+--À genoux! ô roi! Le roi n'est pas plus que l'esclave devant l'oeil du
+Tout-Puissant... le roi, comme l'esclave, doit courber le front devant
+l'Éternel pour apaiser son courroux... À genoux donc, ô roi! à genoux,
+toi et tes favoris!...
+
+--Oses-tu me commander, à moi?--s'écria Chram le visage pâle de rage,
+voyant la pieuse soumission de ses hommes aux ordres de l'évêque.--Qui,
+de toi ou de moi fils de roi, est ici le maître, prêtre insolent?...
+
+Un superbe éclat de tonnerre ferma la bouche de Chram et servit à
+souhait la fourberie de Cautin, qui reprit:
+
+--À genoux, roi!... n'entends-tu pas la foudre du ciel, cette voix
+grondante du Tout-Puissant irrité?... Veux-tu attirer sur nous tous une
+pluie de feu? Ô Seigneur Dieu, ayez pitié de nous! éloignez de nous ces
+cataractes de lave ardente que, dans votre colère contre les impies,
+vous allez faire pleuvoir sur eux, et peut-être aussi sur nous, pauvres
+pécheurs... car les plus purs ne peuvent se dire irréprochables devant
+votre majesté, ô Seigneur! mais du moins nous sommes humbles et
+repentants... Ayez pitié de nous, ô Tout-Puissant!...
+
+Plusieurs nouveaux coups de tonnerre, accompagnés d'éclairs
+éblouissants, portèrent à son comble l'épouvante de la suite de Chram;
+lui-même, malgré son audace et sa superbe, ressentit quelque crainte;
+cependant son orgueil répugnait encore à se soumettre aux ordres de
+l'évêque, lorsque des murmures, d'abord sourds, puis menaçants,
+s'élevèrent parmi sa truste et ses esclaves.
+
+--À genoux, notre roi... à genoux!...
+
+--Nous ne voulons pas, si petits que nous sommes, être brûlés par le feu
+du ciel à cause de ton impiété et de celle de tes favoris.
+
+--À genoux, notre roi... à genoux!... Obéis à la parole du saint
+évêque... c'est le Seigneur qui nous parle par sa bouche...
+
+--À genoux, roi... à genoux!...
+
+Chram céda... il craignit l'irritation de son entourage, et surtout de
+donner un exemple public de rébellion contre les évêques, dont la
+toute-puissance abrutissante venait si bien en aide à la conquête.
+Chram, maugréant et blasphémant entre ses dents, descendit donc de
+cheval, faisant signe à ses deux favoris, Imnachair et Spatachair, qui
+lui obéirent, de l'imiter et de se mettre, comme lui, à genoux.
+
+Seul, à cheval, et dominant cette foule craintive agenouillée, le Lion
+de Poitiers, le front intrépide, la lèvre sardonique, bravait les
+roulements du tonnerre qui redoublait de fracas.
+
+--À genoux!--crièrent les voix de plus en plus irritées,--à genoux, le
+Lion de Poitiers!...
+
+--Notre roi Chram s'agenouille, et cet impie, cause de tout le mal par
+ses menaces sacriléges à l'égard du saint évêque, refuse seul d'obéir...
+
+--Ce blasphémateur va attirer sur nous un déluge de bitume et de feu...
+
+--Mes fils, mes chers fils!--s'écria Cautin, seul debout, comme le Lion
+de Poitiers était seul à cheval,--préparons-nous à la mort! un seul
+grain d'ivraie suffit à corrompre un muid de froment... un seul pécheur
+endurci va peut-être causer notre mort, à nous autres justes...
+Résignons-nous, mes chers fils... que la volonté de Dieu soit faite...
+peut-être nous ouvrira-t-il son saint paradis!
+
+La foule épouvantée fit entendre des cris de plus en plus courroucés
+contre le Lion de Poitiers; et Neroweg, qui gardait rancune à cet
+insolent de ses impudiques plaisanteries sur Godégisèle, se leva à demi,
+tira son épée, et s'écria:
+
+--À mort l'impie! son sang apaisera la colère de l'Éternel!...
+
+--Oui, oui... à mort!--crièrent une foule de voix furieuses, à peine
+dominées par les retentissements de la foudre, rendus plus formidables
+encore par l'écho des montagnes.
+
+Le ciel semblait véritablement en feu, tant les éclairs se succédaient,
+rapides, enflammés, éblouissants... Les plus braves tremblaient, le roi
+Chram lui-même regrettait d'avoir raillé l'évêque... Aussi, voyant le
+Lion de Poitiers, toujours imperturbable, répondre par un geste de
+dédain aux menaces de Neroweg et aux cris furieux de la foule, il dit à
+son favori:
+
+--Descends de cheval et agenouille-toi... sinon, je te laisse
+massacrer... Jamais je n'ai vu pareil orage!... Tu as eu tort de menacer
+l'évêque de ta houssine, et moi de le railler... le feu du ciel va
+peut-être tomber sur nous...
+
+Le Lion de Poitiers rugit de rage; mais, prévoyant le sort qu'une plus
+longue résistance lui devait attirer, il céda, en grinçant des dents,
+aux ordres de Chram, descendit de cheval après une dernière hésitation,
+et tomba à genoux en montrant le poing à Cautin... Alors l'évêque,
+jusque-là toujours debout au-dessus de cette foule frappée de terreur et
+de respect, jeta un regard de triomphant orgueil sur Chram, ses favoris,
+ses leudes, ses serviteurs, ses esclaves, tous agenouillés, et se dit,
+savourant sa victoire:
+
+--Oui, roi, les évêques sont plus rois que toi! car te voici à mes
+pieds, le front dans la poussière...
+
+Puis il s'agenouilla lentement en s'écriant d'une voix éclatante:
+
+--Gloire à toi. Seigneur! gloire à toi!... L'impie rebelle, saisi d'une
+sainte terreur, abaisse son front superbe... Le lion dévorant est
+devenu, devant ta majesté divine, plus craintif que l'agneau... Apaise
+ta juste colère, ô Seigneur! aie pitié de nous tous, agenouillés ici
+devant toi... dissipe les ténèbres qui obscurcissent le ciel... éloigne
+la nuée de feu que l'endurcissement d'un pécheur avait attirée sur nos
+têtes... daigne ainsi manifester, ô Tout-Puissant! que la voix de ton
+serviteur indigne, l'évêque Cautin, est montée jusqu'à toi... jusqu'à
+toi, qui, grâce à un ineffable miracle, as dernièrement permis à ton
+_oint_ de contempler ta face éblouissante au milieu de tes séraphins et
+de tes anges et archanges!...
+
+Le prélat dit encore beaucoup d'admirables choses, mesurant et graduant
+ses actions de grâces et de merci sur l'apaisement progressif de
+l'orage, de même qu'à son approche il avait gradué ses paroles
+menaçantes; aussi l'habile homme termina-t-il son discours aux sourds
+roulements d'un tonnerre lointain: derniers grondements, disait-il, de
+la voix courroucée de l'Éternel enfin calmé dans sa colère... Après
+quoi, le ciel s'éclaircit, les nuages se dissipèrent, le soleil de juin
+rayonna de tout son éclat, et la truste royale, aussi rassérénée que le
+ciel, se mit en marche vers le burg, chantant à pleine poitrine:
+
+«--Gloire! gloire éternelle au Seigneur!...
+
+»--Gloire! gloire à notre bienheureux évêque!...
+
+»--Il a détourné de nous, par un miracle, le feu du ciel...
+
+»--L'impie a courbé son front rebelle...
+
+»--Gloire! gloire au Seigneur!...»
+
+Pendant que les esclaves de Chram conduisaient les chevaux à l'écurie,
+que d'autres plaçaient, sous une vaste grange à demi remplie de
+fourrage, les chariots et les bâts, encore chargés de leurs fardeaux,
+ses leudes buvaient et mangeaient en hommes qui voyagent depuis l'aube.
+Chram ayant, ainsi que ses favoris, fait honneur au repas du comte, lui
+dit:
+
+--Mène-moi dans un endroit où nous puissions parler en secret. Tu dois
+avoir une chambre où tu gardes tes trésors? allons-y...
+
+Neroweg se gratta l'oreille sans répondre; se souciant peu sans doute
+d'introduire dans ce sanctuaire le fils de son roi. Chram, voyant
+l'hésitation du comte, reprit:
+
+--S'il y a dans ton burg un endroit plus retiré que ta chambre aux
+trésors, peu m'importe... Allons chez ta femme si tu veux.
+
+--Non... non... viens dans ma chambre aux trésors... Permets seulement
+que je donne quelques ordres afin que tes gens ne manquent de rien.
+
+Neroweg, tirant alors à l'écart l'un de ses leudes, lui dit:
+
+--Bertefred et toi, Ansowald, bien armés tous deux, vous resterez à la
+porte du réduit où je vais entrer avec ce Chram... Tenez-vous prêts à
+accourir à mon premier appel.
+
+--Que crains-tu?
+
+--La race du glorieux Clovis a beaucoup de goût pour le bien d'autrui,
+et quoique mes coffres soient fermés à triple serrure et bardés de fer,
+j'aime autant à vous savoir, toi et Bertefred, derrière la porte.
+
+--Nous y serons.
+
+--Dis, de plus, à Rigomer et à Bertéchram de se tenir, armés aussi, à la
+porte du gynécée; qu'ils frappent sans merci ceux qui tenteraient de
+s'introduire auprès de Godégisèle, et appellent à l'aide... Je me défie
+du Lion de Poitiers, audacieux sacrilége qui ce matin a osé braver le
+feu du ciel, attiré sur nous par ses impiétés... Les deux autres favoris
+de Chram ne me semblent ni moins païens ni moins luxurieux que ce lion
+farouche; je les crois, à eux trois, capables de tout... comme leur
+royal maître... As-tu compté le nombre des gens armés qui accompagnent
+ce Chram?
+
+--Il n'a amené ici que la moitié de ses leudes... de ses antrustions,
+comme s'appellent ces hautains qui semblent nous dédaigner, nous autres,
+parce qu'ils sont les _fidèles_ du fils d'un roi... Ne les valons-nous
+pas?... quoique leur peau soit tarifée à six cents sous d'or de
+_Wirgelt_ et la nôtre à deux cents sous seulement[V].
+
+--Tout à l'heure,--ajouta Bertéchram,--ils avaient l'air de manger du
+bout des dents et de regarder au fond des pots, pour s'assurer s'ils
+étaient propres... Ils se moquaient de notre vaisselle de terre et
+d'étain...
+
+--Oui, oui... pour que je sorte ma vaisselle d'or et d'argent, afin de
+m'en dérober quelque pièce.
+
+--Tiens, Neroweg, il pourra couler du sang d'ici à ce soir, si ces
+insolents nous continuent leurs dédains.
+
+--Heureusement nous tes leudes, les hommes de pied et les esclaves que
+l'on pourrait armer, nous sommes aussi nombreux que les hommes de Chram.
+
+--Allons, allons, mes bons compagnons, ne vous échauffez pas, chers
+amis... Si l'on se querelle à table on cassera la vaisselle, et il me
+faudra la remplacer.
+
+--Neroweg, l'honneur passe avant la vaisselle.
+
+--Certainement; mais il est inutile de provoquer les disputes...
+Tenez-vous seulement sur vos gardes, et que l'on veille à la porte du
+gynécée.
+
+--Ce que tu demandes sera fait.
+
+Quelques instants après, le roi Chram et le comte se trouvaient seuls
+dans la chambre des trésors.
+
+--Comte, quelle est la valeur des richesses renfermées dans ces coffres?
+
+--Oh! ils contiennent peu de chose, très-peu de chose... Ils sont fort
+grands, parce que, ainsi que nous disons en Germanie: «Il est toujours
+bon de se précautionner d'un grand pot et d'un grand coffre...» mais ils
+sont presque vides...
+
+--Tant pis, comte... Je voulais doubler, tripler, quadrupler peut-être
+la valeur qu'ils renferment.
+
+--Tu veux railler?
+
+--Comte, je désire augmenter au delà de tes espérances ta puissance et
+tes richesses... Je te le jure par l'indivisible Trinité!
+
+--Alors je te crois, car après le miracle de ce matin tu n'oserais, en
+te jouant d'un serment si redoutable, risquer d'attirer sur ma maison le
+feu du ciel... Mais pourquoi désires-tu me rendre si puissant et si
+riche?...
+
+--Parce qu'à cela, moi, j'ai intérêt.
+
+--Tu me persuades.
+
+--Veux-tu avoir des domaines égaux à ceux du fils du roi?
+
+--Je le voudrais.
+
+--Veux-tu avoir, au lieu de ces coffres à moitié vides, dis-tu, cent
+coffres regorgeant d'or, de pierreries, de vases, de coupes, de patères,
+de bassins, d'armures, d'étoffes précieuses?
+
+--Je le voudrais, certes, oh! je le voudrais!
+
+--Au lieu d'être comte d'une ville de l'Auvergne, veux-tu gouverner
+toute une province, être enfin aussi riche et aussi puissant que tu peux
+le désirer?
+
+--Tu me jures, par l'indivisible Trinité, que tu parles sérieusement?
+
+--Je te le jure!
+
+--Tu me le jures aussi par le grand Saint-Martin, à qui j'ai une
+dévotion particulière?
+
+--Je te jure, aussi, comte, par le grand Saint-Martin, que mes offres
+sont très-sérieuses.
+
+--Alors, explique-toi.
+
+--Mon père Clotaire, à cette heure, guerroie hors de la Gaule contre les
+Saxons... Je veux profiter de cela pour me faire roi à la place de mon
+père... Plusieurs ducs et comtes des contrées voisines sont entrés dans
+mon projet... Seras-tu pour ou contre moi?
+
+--Et tes frères _Charibert_, _Gontran_, _Chilperik_ et _Sigibert_? ils
+ne te laisseront pas le royaume de ton père à toi tout seul?
+
+--Je ferai tuer mes frères...
+
+--Par qui?
+
+--Tu le sauras plus tard.
+
+--Chram, ce sont là, vois-tu, de ces choses qu'il faut accomplir
+soi-même... pour être assuré qu'elles réussissent...
+
+--Tu dis cela, comte, à cause de ton frère Ursio tué de ta main...
+
+--Notre grand roi Clovis, ton aïeul, et ses fils ne se sont-ils pas
+toujours ainsi eux-mêmes, et selon leur besoin, défaits de leurs plus
+proches parents? D'ailleurs je peux parler sans crainte du meurtre
+d'Ursio... moi, j'en suis absous... j'ai payé...
+
+--Tu as gardé l'héritage?
+
+--J'en ai abandonné au moins un quart à l'Église et à mon patron,
+l'évêque Cautin, pour racheter le meurtre...
+
+--Tu y gagnes toujours les trois quarts de l'héritage.
+
+--Tiens! si je n'avais pas dû gagner à la mort d'Ursio, je ne l'aurais
+pas tué... je ne lui en voulais pas...
+
+--Et moi, je n'en veux pas non plus à mes frères... seulement je désire
+être seul roi de toute la Gaule... Ainsi, comte, réponds, veux-tu
+t'engager, par serment sacré, à combattre pour moi à la tête de tes
+hommes? je m'engagerais, par un serment pareil, à te faire duc d'une
+province à ton choix et à t'abandonner les biens, les trésors, les
+esclaves, les domaines du plus riche des seigneurs qui auront tenu pour
+mon père contre moi...
+
+--Enfin, roi, tu veux que je te promette, en mon nom et en celui de mes
+leudes et de mes hommes, que nous _obéirons à ta bouche_, ainsi que nous
+disons en Germanie?
+
+--Oui, telle est ma demande.
+
+--Mais ton père? mais ton père?...
+
+--Déjà sa truste, avant la guerre contre les Saxons, a failli le
+massacrer... sais-tu cela?
+
+--Le bruit en est venu jusqu'ici.
+
+--Mon projet est donc de faire tuer mes frères, de dire que mon père est
+mort pendant sa guerre contre les Saxons, et de me faire roi de la Gaule
+à sa place[X]...
+
+--Mais lorsqu'il reviendra de Saxe avec son armée?
+
+--Je le combattrai, et je le tuerai si je peux... N'a-t-il pas tué ses
+neveux et pillé les trésors de son frère Clodomir?...
+
+--Je ne te blâme point en ceci... je pense à ce qui peut m'advenir, à
+moi...
+
+--À toi, comte?
+
+--Si dans ta guerre contre ton père tu as le dessous, et que je m'en
+sois mêlé, de cette guerre... il m'arrivera malheur... Je serai
+dépouillé comme traître des terres que je tiens à _bénéfices_; il ne me
+restera que mes terres SALIQUES...
+
+--Voudrais-tu gagner sans risquer d'enjeu?
+
+--Je préférerais cela de beaucoup... Mais écoute, Chram; que les comtes
+et ducs du Poitou, du Limousin, de l'Anjou, prennent parti avec toi
+contre ton père, alors moi et mes hommes nous _obéirons à ta bouche_...
+mais je ne me déclarerai pour ta cause que lorsque les autres se seront
+ouvertement déclarés en armes les premiers...
+
+--Tu veux jouer à coup sûr?
+
+--Oui, je veux risquer peu pour gagner beaucoup...
+
+--Soit... alors échangeons nos serments.
+
+--Attends, roi...
+
+--Que vas-tu faire? pourquoi ouvrir ce coffre?... Laisse donc du moins
+le couvercle relevé, que je voie tes trésors...
+
+--Je t'assure qu'il n'y a presque rien là dedans, et le peu qu'il y a
+craint fort la poussière.
+
+--Par ma chevelure royale! je n'ai de ma vie vu plus magnifique boîte à
+Évangile que celle que tu viens de tirer de ce coffre... ce n'est qu'or,
+rubis, perles et escarboucles... Où as-tu pillé cela?
+
+--Dans une villa de Touraine: le cahier d'Évangile qui est dedans est
+tout écrit en lettres d'or...
+
+--C'est la boîte qui est superbe... j'en suis ébloui...
+
+--Roi, nous allons nous engager par serment sur cet Évangile à tenir nos
+promesses...
+
+--J'y consens... Or donc, sur les saints Évangiles que voici, moi,
+Chram, fils de Clotaire, je jure, au nom de l'indivisible Trinité et du
+grand Saint-Martin, je jure, selon la formule consacrée en Germanie,
+«que si toi, Neroweg, comte de la ville de Clermont en Auvergne, toi et
+tes leudes, qui regardiez autrefois du côté du roi mon père, vous voulez
+maintenant vous tourner vers moi, Chram, me proposant de m'établir roi
+sur vous, et que je m'y établisse, je te ferai duc d'une grande province
+à ton choix, et te donnerai les domaines, maisons, esclaves et trésors
+du plus riche des seigneurs qui auront tenu pour mon père contre moi...»
+
+«--Et moi, Neroweg, comte de la ville de Clermont en Auvergne, je jure
+sur les Évangiles que voici, je jure, au nom de l'indivisible Trinité et
+du grand Saint-Martin, que si les comtes et ducs du Poitou, du Limousin
+et de l'Anjou, au lieu de regarder comme autrefois du côté de ton père,
+se tournent ouvertement vers toi, et en armes, te proposant de t'établir
+roi sur eux, je me tournerai aussi vers toi, Chram, moi et mes hommes,
+pour que tu t'établisses roi sur nous. Que je sois voué aux peines
+éternelles, moi, Neroweg, si je manque à mon serment!...»
+
+--Que je sois voué aux peines éternelles, moi, Chram, si je manque à mon
+serment!...
+
+--C'est juré...
+
+--C'est juré...
+
+--Maintenant, comte, laisse-moi examiner de plus près cette magnifique
+boîte à Évangile...
+
+--Excuse-moi... cette boîte craint terriblement la poussière...
+
+--Comte, je n'ai vu personne de comparable à toi pour ouvrir et fermer
+prestement un coffre...
+
+--C'est toujours afin que la poussière n'y entre point.
+
+--À cette heure, autre chose... Notre serment nous lie, je peux te
+parler sans détour... Il faut d'abord que je fasse mourir mes quatre
+frères, Gontran, Sigibert, Chilperik et Charibert.
+
+--Le glorieux Clovis, ton aïeul, procédait toujours de cette façon
+lorsqu'il jugeait bon de joindre à ses possessions un royaume ou un
+héritage; il préférait tuer d'abord... et prendre ensuite.
+
+--Mon père Clotaire aussi professait cette opinion; il commençait par
+tuer les enfants de son frère Clodomir, afin de s'emparer ensuite de
+leur héritage.
+
+--D'autres, comme ton oncle Théodorik, prenaient d'abord et tuaient
+ensuite... C'était mal avisé... on dépouille plus facilement un mort
+qu'un vivant...
+
+--Comte, tu as la sagesse de Salomon; mais moi, je ne peux pas tuer mes
+frères moi-même...
+
+--Tu ne peux pas... et pourquoi ne peux-tu pas?
+
+--Deux d'entre eux sont très-vigoureux; moi, je suis faible et usé; et
+puis ils ne me feraient pas l'occasion de bonne grâce; ils se défient de
+moi.
+
+--Il est vrai que mon frère Ursio n'avait pas de moi la moindre
+défiance... Il était si jeune encore!
+
+--J'ai déjà trois hommes déterminés à ces meurtres: ce sont des hommes
+sur qui je peux compter... il m'en faut un quatrième.
+
+--Où le trouver?
+
+--Ici...
+
+--Dans mon burg?
+
+--Oui, peut-être...
+
+--Explique-toi...
+
+--Sais-tu pourquoi l'évêque Cautin, qui ne m'aime guère, m'accompagne?
+
+--Je l'ignore...
+
+--C'est que l'évêque a grand'hâte de juger, de condamner et de voir
+supplicier les Vagres et leurs complices, qui sont prisonniers dans
+l'ergastule de ce burg... et de voir surtout rôtir l'évêchesse comme
+sorcière...
+
+--Je ne te comprends pas, Chram. Ces scélérats et les deux femmes, leurs
+complices, doivent être, lorsqu'ils seront guéris, et ils le sont,
+conduits à Clermont pour y être jugés par la curie.
+
+--D'après des bruits très croyables, qui nous sont parvenus, l'évêque
+craint, non sans raison, que la populace de Clermont ne se soulève pour
+délivrer ces bandits lorsqu'ils arriveront dans la cité; les noms de
+l'ermite laboureur et de Ronan le Vagre sont chers à la race esclave et
+vagabonde; elle se pourrait révolter pour arracher ces maudits au
+supplice... tandis qu'ici, dans le burg, il n'y a rien à craindre de
+pareil.
+
+--Cette rebellion peut être à redouter, en effet, de la populace de
+Clermont.
+
+--J'ai donc promis à l'évêque Cautin que si tu y consentais, moi, Chram,
+roi pour mon père en Auvergne (en attendant que je sois roi par moi-même
+de toute la Gaule), j'ordonnerais que ces criminels soient jugés,
+condamnés et suppliciés ici dans ton burg, devant ton mâhl justicier...
+
+--Si mon bon patron l'évêque Cautin est de cet avis, je le partage...
+Autant que lui je me promets de jouir de ce supplice... et je donnerais,
+je crois, vingt sous d'or, plutôt que de voir ces scélérats échapper à
+la mort, ce qui pourrait arriver, si la vile populace de Clermont se
+soulevait en leur faveur... Mais quel rapport ceci a-t-il avec le
+meurtre de tes frères?
+
+--Tu m'as dit que ce Ronan le Vagre était guéri de ses blessures?
+
+--Oui.
+
+--C'est un homme résolu?
+
+--Un démon... Le diable prend souvent la figure de ce Vagre, m'a dit mon
+patron.
+
+--Crois-tu que si l'on disait à ce démon, après qu'il aura été condamné
+à un supplice terrible: «Tu auras ta grâce, à la condition d'aller tuer
+ensuite quelqu'un... et le meurtre accompli, vingt sous d'or de
+profit...» il refuserait cette offre? Dis, quel Vagre la refuserait?...
+
+--Chram, cet endiablé Ronan et sa bande ont tué neuf de mes plus
+vaillants leudes; ils ont pillé, incendié la villa de l'évêque, et il
+faut que je la reconstruise à mes frais, selon que l'a dit l'Éternel de
+sa propre bouche... Or, aussi vrai que le grand Saint-Martin est au
+paradis, ce Vagre n'échappera pas au supplice dû à ses crimes!...
+
+--Qui te dit le contraire?
+
+--Tu parles de lui faire grâce pour...
+
+--Mais, peu clairvoyant Neroweg, le meurtre accompli, au lieu de compter
+au Vagre vingt sous d'or... on lui compte cent coups de barre de fer sur
+les membres, après quoi on l'écartelle ou on le coupe en quartiers...
+Ah! cela te fait rire...
+
+--Hi... hi!... oui, cela me rappelle les baudriers et les colliers de
+faux or, dont ton aïeul, le grand Clovis, paya un jour ses complices,
+hi... hi... lors du meurtre des deux Ragnacaire, hi, hi... Ce Vagre
+croira recevoir vingt sous d'or, et il recevra cent coups de barre de
+fer... hi! hi!...
+
+--Les hommes déterminés sont rares; si ce Vagre mène l'affaire à bonne
+fin pour sa part, avant huit jours mes quatre frères sont tués... et
+leur mort assure la réussite de mes projets... Ton intérêt comme le mien
+est de nous servir de ce Vagre...
+
+--Mais l'évêque, qui exprès vient ici pour jouir du supplice de ce
+bandit; l'évêque, qui ne sait pas nos projets, ne consentira pas à
+accorder la grâce de ce Ronan.
+
+--Cautin se consolera de la fuite du Vagre en voyant rôtir l'évêchesse,
+et supplicier l'ermite laboureur, qu'il exècre non moins que le Vagre...
+
+--Et si le Vagre promet de tuer et qu'il ne tue pas?
+
+--Et les vingt sous d'or qu'il croira recevoir après le meurtre?...
+
+--C'est juste... mais sa fuite, comment la favoriser?
+
+--Tu peux assembler ton mâhl dans deux heures?
+
+--Oui.
+
+--Le jugement et la condamnation aujourd'hui, le supplice demain...
+d'ici à demain il nous reste la nuit... Pendant le sommeil de l'évêque
+tu feras sortir le Vagre de l'ergastule; on le conduira près de
+Spatachair, mon favori... le reste me regarde... et demain nous dirons à
+l'évêque: Le Vagre s'est enfui...
+
+--Hi... hi!...
+
+--De quoi ris-tu?
+
+--Ce Vagre, qui croira recevoir vingt sous d'or, et il recevra... hi!
+hi!... cent coups de barre de fer sur les membres, après quoi il sera
+écartelé... hi! hi! hi!...
+
+--Tu le vois, comte, ta vengeance n'y perdra rien, et nos projets seront
+assurés; car si je ne trouvais pas au plus tôt un quatrième homme
+déterminé comme ce Vagre, il me resterait toujours un frère, et un
+frère, aussi bien que quatre, peut prétendre au royaume de mon père...
+Réponds, sommes-nous d'accord pour la fuite du Vagre?
+
+--Oui, oui... et puis cette idée des cent coups de barre de fer... hi!
+hi! hi!...
+
+--Ainsi ton mâhl sera dans deux heures assemblé?
+
+--Dans deux heures il le sera.
+
+--Adieu, Neroweg, comte de la ville de Clermont... mais au revoir, duc
+de Touraine ou d'Anjou et l'un des plus riches, des plus puissants parmi
+les seigneurs franks, fait tel par l'amitié de Chram, roi de toute la
+Gaule!...
+
+Le soleil baisse, la nuit s'approche: un homme à barbe et à cheveux
+gris, âgé de cinquante-huit à soixante ans, mais aussi alerte et
+vigoureux que dans la maturité de l'âge, portant la saie gauloise, un
+bissac sur ses épaules, bonnet de fourrure et chaussures poudreuses,
+vient de la forêt; il s'avance sur la route qui conduit au burg du comte
+Neroweg. Cet homme à barbe grise semble être un de ces bateleurs qui,
+dans les villes et les villages, montrent des animaux. Sur son dos, il a
+une cage où est enfermé un singe, et, au moyen d'une longue et forte
+chaîne de fer, il conduit un ours de belle taille, qui paraît d'ailleurs
+un paisible compagnon de route; il suit son maître aussi docilement
+qu'un chien. Le bateleur s'arrête un instant au sommet de ce chemin
+montueux, d'où l'on découvre la plaine et la colline où est bâti le
+burg; à ce moment, deux esclaves à tête rasée, courbés sous le poids
+d'un lourd fardeau, suspendu à une rame de bateau, dont chaque extrémité
+repose sur l'une de leurs épaules, s'avancent par un sentier, qui, à
+quelques pas de là, coupe et rejoint la route suivie par le bateleur; il
+hâte alors le pas afin de rejoindre les esclaves; mais ceux-ci, peu
+rassurés sans doute à la vue de l'ours qui suit son maître, s'arrêtent
+court.
+
+--Mes amis, n'ayez pas peur, mon ours n'est point méchant; il est fort
+apprivoisé.
+
+L'appelant alors tout en raccourcissant sa chaîne:
+
+--Viens ici près de moi, Mont-Dore!
+
+À cet ordre, l'ours répondit en s'approchant et s'asseyant modestement
+sur son train de derrière; puis il leva d'un air soumis la tête vers son
+maître, qui, debout devant lui, le cachait à demi aux esclaves...
+Ceux-ci, rassurés, reprirent leur marche et firent quelques pas au
+devant du bateleur, demeurant cependant, par prudence, à une certaine
+distance de lui et de son ours.
+
+--Mes amis, quelle est cette grande demeure que l'on voit là-bas,
+enceinte d'un fossé?
+
+--C'est le burg du comte Neroweg, notre maître.
+
+--Est-il au burg, aujourd'hui?
+
+--Il y est en grande et royale compagnie.
+
+--En royale compagnie?
+
+--Chram, le fils du roi des Franks, y est arrivé ce matin avec sa
+truste; nous venons de l'étang pêcher cette charge de poissons pour le
+souper de ce soir.
+
+--Aussi vrai que j'ai la barbe grise, voilà une bonne aubaine pour un
+pauvre homme comme moi... je pourrai divertir ces nobles seigneurs en
+leur montrant mon ours et mon singe... Croyez-vous, mes enfants, qu'on
+me laissera entrer au burg?
+
+--Oh! nous ne savons... aucun étranger ne passe ordinairement le fossé
+du burg sans l'ordre du seigneur comte; il est très-défiant, et le pont
+gardé durant le jour est retiré chaque soir.
+
+--Cependant, cet hiver, il est aussi venu un montreur de bêtes, et le
+seigneur comte s'est amusé à les voir.
+
+--Alors, il ne refusera pas ce soir d'offrir un pareil divertissement à
+son royal hôte...
+
+--Il se peut... En ce cas l'amusement de ce soir aidera ces seigneurs à
+attendre l'amusement de demain.
+
+--Lequel?
+
+--Le supplice des quatre condamnés d'aujourd'hui: Ronan le Vagre,
+l'ermite laboureur, moine renégat en Vagrerie; une petite esclave, leur
+complice, et l'évêchesse, une damnée sorcière, autrefois la femme de
+notre bienheureux évêque Cautin.
+
+--Ah! l'on a pris des Vagres par ici, mes amis?... Et ils ont été
+condamnés aujourd'hui?
+
+--Le mâhl s'est assemblé tantôt, le fils du roi et notre saint évêque y
+assistaient... Ronan le Vagre et l'ermite ont été d'abord mis à la
+torture...
+
+--Ils refusaient donc d'avouer qu'ils avaient couru la Vagrerie?
+
+--Non... Ronan le maudit s'en vantait, au contraire.
+
+--Alors, pourquoi la torture?
+
+--C'est ce que disait le fils du roi; il ne voulait pas la torture pour
+Ronan le Vagre; il s'y opposait de toutes ses forces.
+
+--Mais notre saint évêque a prétendu qu'une vérité arrachée par la
+torture était plus certaine, puisque c'était comme le jugement de
+Dieu... Alors personne n'a osé aller contre la volonté du saint homme.
+
+--Aussi l'on a plongé, par son ordre, les pieds du Vagre et de l'ermite
+dans l'huile bouillante... et ils ont avoué une seconde fois.
+
+--Puis on a été obligé de les porter dans l'ergastule, car ils ne
+pouvaient plus marcher.
+
+--Et demain on les transportera sur le lieu du supplice, qui sera,
+dit-on, terrible!... mais jamais assez terrible pour expier les crimes
+de Ronan le Vagre...
+
+--Qu'a-t-il donc fait, mes amis?
+
+--N'a-t-il pas, le sacrilége! à la tête de sa bande, incendié, pillé la
+villa épiscopale de notre bienheureux évêque Cautin...
+
+--Comment, mes amis, Ronan le Vagre... cet impie aurait osé commettre un
+pareil crime? Et les femmes, est-ce qu'on les a aussi mises à la
+torture?
+
+--La petite esclave Vagredine est encore quasi mourante d'une blessure
+qu'elle s'est faite en voulant se tuer, lorsqu'elle a vu les Vagres
+exterminés.
+
+--Quant à l'évêchesse, on allait commencer sa torture, lorsque notre
+saint évêque a dit: «Il faut se donner garde d'affaiblir la sorcière,
+peut-être elle ne résisterait pas à la douleur, et il vaut mieux qu'elle
+reste en pleine santé, afin qu'elle ne perde rien des tourments de
+demain.»
+
+--Votre évêque est très-judicieux, mes amis... et où ces scélérats
+attendent-ils la mort?
+
+--Dans le souterrain du burg.
+
+--Toute fuite leur est, j'espère, impossible, à ces damnés?
+
+--D'abord Ronan le Vagre et l'ermite laboureur seraient libres, qu'ils
+ne pourraient faire un pas à cause des suites de leur torture.
+
+--J'oubliais cela, mes amis.
+
+--Et puis, l'ergastule est construit en briques et en ciment romain
+aussi dur que roche; cette cave est fermée par une grille de fer à
+barreaux gros comme le bras, et toujours gardée par une troupe d'hommes
+armés.
+
+--Grâce à Dieu, il n'est pas possible, mes amis, que ces maudits
+échappent à leur supplice... Je vois que vous n'êtes pas de ces mauvais
+esclaves, assez nombreux, dit-on, qui prennent parti pour les Vagres.
+
+--Les Vagres sont des démons, nous voudrions les voir torturer jusqu'au
+dernier; ce sont les ennemis des évêques, nos bons pères, et des Franks,
+nos seigneurs.
+
+--Votre maître est donc humain pour vous?
+
+--Il est d'autant meilleur maître, nous a dit son clerc, qu'il nous fait
+plus souffrir, puisque la souffrance ici-bas nous assure le paradis...
+
+--Vous ne pouvez, mes enfants, manquer de faire ainsi votre salut...
+J'espère que tous vos compagnons du burg sont, comme vous, résignés à
+leur sort?
+
+--Il est des impies partout... Plusieurs d'entre nous iraient, s'ils
+pouvaient, courir la Vagrerie; ils ne respectent pas nos saints évêques,
+haïssent nos seigneurs les Franks, et se révoltent d'être en esclavage;
+mais nous les dénonçons au clerc de notre comte, et quand nous pouvons,
+nous les faisons cruellement châtier, en attendant pour eux l'enfer
+éternel!...
+
+--Vous êtes, je le vois, des compagnons vraiment chrétiens, et ces
+mauvais esclaves-là ne sont pas, je l'espère, en grand nombre parmi
+vous, au burg?
+
+--Oh! non... ils sont quinze ou vingt peut-être, sur cent que nous
+sommes pour le service de la maison; car le comte, notre seigneur, a
+plus de quatre mille colons et esclaves laboureurs sur ses domaines.
+
+--Allons, mes enfants, il me semble que cela me porterait bonheur, à
+moi, pauvre homme, de passer quelques heures dans une maison ainsi
+peuplée d'esclaves selon Dieu... Et puisque vous me précédez au burg,
+annoncez ma venue au majordome du comte... Si ce noble seigneur veut se
+divertir de mon ours, il fera donner des ordres pour que je puisse
+pénétrer dans l'enceinte.
+
+--Nous allons annoncer ta venue, bateleur... le majordome décidera...
+
+Et les esclaves qui, ruisselants de sueur, avaient un instant déposé
+leur filet de pêche, rempli de gros poissons d'étang que l'on voyait
+frétiller encore à travers les mailles, reprirent leur pesant fardeau et
+se dirigèrent vers le burg. Lorsqu'ils eurent disparu, l'ours se dressa
+sur ses pattes de derrière, jeta sa tête à ses pieds, et s'écria:
+
+--Sang et massacre! ils brûleront demain ma belle évêchesse!... Et
+Ronan! notre brave Ronan! supplicié aussi!... Souffrirons-nous cela,
+vieux Karadeuk?
+
+--Je vengerai mes fils... ou je mourrai près d'eux!... Ô Loysik! ô
+Ronan! torturés... torturés!... et demain, la mort!...
+
+--Aussi vrai que le souvenir de l'évêchesse me brûle le coeur! la
+torture d'aujourd'hui, le supplice de demain, l'arrivée de ce Chram avec
+ses gens de guerre!... tout cela bouleverse nos projets... Au lieu
+d'être conduits et jugés à Clermont dans quelques jours, Ronan et
+l'évêchesse seront mis à mort demain matin dans ce burg... au lieu
+d'être ingambes et guéris de leurs blessures, Ronan et son frère sont
+impotents; les leudes de Chram, réunis à ceux du comte et à ses gens de
+pied, forment une garnison de plus de trois cents hommes de guerre, ils
+occupent ce burg... et pour enlever Ronan et Loysik, incapables de
+marcher, la petite esclave, quasi mourante, et ma belle évêchesse,
+combien sommes-nous? toi et moi... Tiens, vieux Karadeuk, si je sais
+comment nous sortirons de ce guêpier, je veux devenir véritablement
+ours, et non plus ours des kalendes de janvier[Y], ainsi que je le suis
+à cette heure... Ah! celui-là qui m'eût dit, lorsque déguisé, comme tant
+d'autres, en bestial, je fêtais les saturnales de la nuit de janvier...
+celui-là qui m'eût dit: Mon joyeux garçon, tu fêteras les kalendes
+d'hiver en plein été, j'aurais répondu: Va, bonhomme, ce jour-là il fera
+chaud... et j'aurais dit vrai... car je serais plus au frais dans un
+four brûlant que sous cette peau!... La rage et la chaleur me mettent en
+eau... Tu restes muet, mon vieux Vagre... à quoi penses-tu?
+
+--À mes fils... Que faire... que faire?...
+
+--Meilleur je suis pour l'action que pour le conseil, en ce moment
+surtout, car la fureur me rend fou! Pauvre et vaillante femme! demain,
+brûlée!... Ah! pourquoi faut-il que j'aie été séparé d'elle dans les
+gorges d'Allange durant ce combat, engagé par nos archers du haut des
+chênes, contre les gens du comte... Pauvre... pauvre femme! je l'ai crue
+morte ou prisonnière... Notre déroute était complète, impossible à moi
+de m'assurer du sort de ma maîtresse, trop heureux de pouvoir, avec
+quelques-uns des nôtres, échappés au massacre, m'enfoncer au plus
+profond de la forêt, nous donnant rendez-vous dans les rochers du pic du
+_Mont-Dore_, un de nos anciens repaires... Enfin, nous nous sommes, au
+bout de quelques jours, retrouvés là une douzaine de notre bande, et
+bientôt nous t'avons vu arriver aussi, en compagnie de deux esclaves
+fuyards; toi, mon vieux Vagre, perdu pour nous depuis plus de trois
+ans... Alors, tu nous a renseignés sur le sort de tes fils, de la petite
+esclave et de l'évêchesse... C'est étrange, ce que je ressens pour cette
+vaillante femme! son souvenir ne me quitte pas... mon coeur se brise de
+chagrin en la sachant aux mains du comte et de l'évêque; il n'est pas en
+Vagrerie de Vagre plus Vagre que moi pour la vie d'aventure, et pourtant
+je ne sais quel hasard nous jetterait, l'évêchesse et moi, dans un coin
+de terre ignoré, que là, je vivrais, je crois, près d'elle, dix ans,
+vingt ans, cent ans!... Tu me prends pour un fou, vieux Karadeuk? ou
+mieux, pour un oison, car je deviens pleurard, et je m'hébête!... Au
+diable le chagrin! il faut agir!...
+
+--Oh! mes fils! mes fils!...
+
+--S'il ne fallait pour les sauver, eux et l'évêchesse, que donner ma
+peau... pas celle-ci, la vraie, je la donnerais, foi de Vagre! car, tu
+le sais, lorsque tu nous as conté ton projet, et que le personnage de
+l'ours a été proposé à un garçon de bon vouloir, je me suis offert, vous
+disant qu'autrefois, à Beziers, j'étais d'autant plus forcené pour les
+déguisements des kalendes, que les prêtres les défendaient[Z], et que
+dans ces saturnales je figurais surtout l'ours à s'y méprendre; je fus
+tout d'une voix acclamé ours en Vagrerie, et... mais tu trouves
+peut-être que je parle beaucoup?... Que veux-tu? cela m'étourdit... car
+lorsque je reste muet et songeur... mon coeur se navre, et je deviens
+stupide!...
+
+--Loysik! Ronan! suppliciés demain... non, non... ciel et terre! non!...
+
+--Quoi qu'il faille faire pour sauver tes fils, la petite Odille et
+l'évêchesse, je te suivrai jusqu'au bout. Donc, lorsqu'il fut convenu
+que tu serais le bateleur et moi l'ours, il fallut trouver un ours de
+belle taille, assez obligeant pour me prêter sa tête, son justaucorps et
+ses chausses. J'ai emporté ma hache, mon couteau, et j'ai gravi les
+cimes du Mont-Dore... À bon veneur, bonne chance; presque aussitôt je
+rencontre un compère de ma taille; me prenant sûrement pour un ami, il
+accourt à moi les bras ouverts... et la gueule aussi. Craignant de gâter
+son bel habit à coups de hache, je lui plante mon couteau sous
+l'aisselle, au bon endroit que savait trouver le roi Clotaire lorsqu'il
+tuait ses petits-neveux... Après quoi, j'ai soigneusement déshabillé mon
+obligeant ami; son justaucorps et ses chausses semblaient, foi de Vagre,
+taillés pour moi; je vous ai rejoints dans notre repaire, et nous voici
+redescendus dans le plat pays, déterminés à tout pour sauver tes deux
+fils, la petite esclave et mon évêchesse... Résumons-nous donc, car le
+calme me revient... Que faire? Nous avions songé à nous introduire dans
+la ville de Clermont pendant la nuit qui devait précéder le jour du
+supplice, presque certains de soulever une partie des esclaves et du
+peuple ami des Vagres... À ce projet, il faut renoncer, ainsi qu'à
+l'idée de nous embusquer sur la route pour attaquer l'escorte qui aurait
+conduit les prisonniers à Clermont... C'était pour tâcher de nous
+renseigner sur le moment de leur départ et sur leur route, que nous
+devions tenter de nous introduire dans le burg, toi et moi, sous notre
+déguisement, tandis que dix de nos compagnons nous attendraient cachés à
+la lisière de la forêt; ils y sont, prêts à se rendre avec nous à
+Clermont ou sur la route, ou même à s'approcher cette nuit des fossés
+du burg, si nous donnons à ces bons Vagres le signal convenu... Ce qui
+s'est passé aujourd'hui, le supplice de demain, le grand nombre d'hommes
+de guerre rassemblés au burg ruinent tous nos projets... que faire?...
+Voici longtemps que tu réfléchis, mon vieux Vagre... as-tu décidé
+quelque chose?
+
+--Oui, viens...
+
+--Au burg? mais il fait jour encore...
+
+--La nuit sera noire avant notre arrivée.
+
+--Quel est ton projet?
+
+--Je te le dirai en route; le temps presse; viens, viens...
+
+--Marchons... Ah! j'oubliais... et la casaque?
+
+--Quelle casaque?
+
+--Celle que par semblant de bouffonnerie je dois endosser... La mesure
+est prudente; le capuchon rabattu dissimulera ce qu'il y a de défectueux
+dans la jointure de la fourrure de mon cou à celle de ma tête; ce
+capuchon cachera aussi à demi ma figure d'ours, car ces Franks seront
+peut-être plus clairvoyants que ces deux esclaves hébêtés...
+
+Pendant que l'amant de l'évêchesse parlait ainsi, Karadeuk avait tiré de
+son bissac une casaque roulée: le faux ours l'endossa; elle traînait
+jusqu'aux pattes de derrière, et le capuchon, à demi rabattu sur les
+yeux, ne laissait voir que le museau; les larges manches tombaient
+presque jusqu'au bout des pattes griffues; la noire fourrure du corps et
+des cuisses, découverte par l'écartement des deux pans du vêtement,
+paraissait tout entière. Rien de plus grotesque que cet ours ainsi
+costumé; il devait, foi de Vagre, donner fort à rire, après boire, aux
+hôtes du comte Neroweg.
+
+--Laisse-moi maintenant, Karadeuk, cacher mon poignard dans un des plis
+de la casaque... et tiens, c'est justement ce couteau saxon qu'en fuyant
+des gorges d'Allange j'ai ramassé sur le champ de bataille... Vois, sur
+la garde de cette arme, ces deux mots gaulois gravés sur le fer:
+_Amitié_, _communauté_... _Amitié_, c'est un bon présage... L'amitié,
+comme l'amour, me conduit au burg... Sang et massacre! délivrer du même
+coup son ami, sa maîtresse!...
+
+--Viens, viens... Ô Ronan! Loysik! je vous sauverai tous deux... ou nous
+mourrons tous trois!...
+
+Lorsqu'il y a cinq siècles et plus, les Romains possédaient la Gaule
+conquise, mais non soumise, ils construisaient solidement les
+ergastules, où la nuit ils renfermaient les esclaves gaulois enchaînés;
+voyez plutôt ce souterrain, antique dépendance du camp romain; la brique
+et le ciment sont encore tellement liés entre eux, qu'ils forment un
+seul corps plus dur que le marbre: des hommes munis de leviers, de
+masses, de ciseaux de fer, et travaillant de l'aube au soir,
+parviendraient à peine à pratiquer une ouverture dans les parois de
+cette prison; la voûte, basse et cintrée, est fermée par d'énormes
+barreaux de fer... Au dehors veillent un assez grand nombre de Franks
+armés de haches: les uns debout, les autres assis ou couchés sur la
+terre; de temps à autre ils jettent un regard d'envie du côté du burg,
+situé à cinq cents pas de là; mais le bâtiment principal est caché à la
+vue des Franks par la saillie des granges et des écuries, bâties en
+retour du logis seigneurial, où ces constructions s'appuient.
+
+Pourquoi ces gardiens des prisonniers jettent-ils, du côté du burg, des
+regards d'envie? parce que arrivent jusqu'à eux, à travers les fenêtres
+ouvertes, les cris des buveurs avinés, et, par intervalle, le bruit des
+tambours et des cornets de chasse; car l'on festoie chez le comte
+Neroweg, qui ce soir-là, de son mieux, fête Chram, son royal hôte.
+
+Une lampe de fer, abritée par la saillie du cintre de l'antique
+ergastule, éclaire les abords du souterrain et en dedans son entrée.
+
+Des pas se font entendre... un leude paraît suivi de plusieurs esclaves,
+portant des paniers et des craches.
+
+--Enfants! voilà de la cervoise, du vin, de la venaison, du pain de pur
+froment. Mangez, buvez, tous doivent être ici, aujourd'hui, en liesse...
+le fils du roi visite notre burg!
+
+--Vive Sigefrid! vive le vin, la cervoise et la venaison qu'il
+apporte!...
+
+--Mais veillez sur les prisonniers... que pas un de vous ne bouge
+d'ici!...
+
+--Oh! ces chiens ne remuent pas plus là dedans que s'ils étaient
+endormis pour jamais sous la terre froide, où ils seront demain... Ne
+crains donc rien, Sigefrid.
+
+--Hormis le seigneur roi, le seigneur évêque ou Neroweg, quiconque
+approcherait de cette grille pour parler aux condamnés...
+
+--Tomberait sous nos haches, Sigefrid; elles sont pesantes et
+tranchantes...
+
+--Au moindre événement, qu'un son de trompe donne l'alarme au burg... et
+en un instant nous sommes ici.
+
+--Bonnes précautions, Sigefrid, mais inutiles. Le pont est retiré, de
+plus, la bourbe des fossés est si profonde, qu'un homme qui tenterait le
+passage disparaîtrait dans la vase... Enfin, il n'y a pas d'étrangers
+dans le burg; nous sommes ici, en comptant la truste du roi, plus de
+trois cents hommes armés... qui donc tenterait de délivrer ces chiens de
+prisonniers? ne sont-ils pas, d'ailleurs, aussi incapables de marcher
+qu'un lièvre à qui on a cassé les quatre pattes?... Encore une fois,
+Sigefrid, les précautions sont bonnes à prendre, nous les prendrons,
+mais elles seront vaines...
+
+--Veillez toujours soigneusement jusqu'à demain, jour du supplice de ces
+maudits; ce n'est pour vous qu'une nuit à passer.
+
+--Et nous la passerons joyeusement à boire et à chanter!
+
+--Ainsi, l'on est gai dans la salle du festin, Sigefrid?
+
+--Le soleil de mai pompe moins avidement la rosée que nos buveurs les
+tonneaux pleins; des montagnes de victuailles disparaissent dans les
+abîmes des ventres... déjà l'on ne parle plus, l'on crie; tout à
+l'heure on ne criera plus, on hurlera! Les leudes de Chram faisaient
+d'abord la petite bouche, mais à cette heure ils l'ouvrent jusqu'aux
+oreilles pour rire, boire et manger... Ce sont, après tout, de bons et
+gais compagnons; un peu de jalousie de notre part nous avait irrités
+contre eux; cette rivalité s'est noyée dans le vin, et tout à l'heure,
+dans son ivresse, le vieux Bertefred, poussant de monstrueux hoquets,
+embrassait, en pleurant comme un veau, un des brillants et jeunes
+guerriers de la suite royale, et l'appelait son fils mignon.
+
+--Ah! ah! ah!... la bonne scène...
+
+--Enfin, pour compléter la fête, on dit qu'on vient d'introduire dans le
+burg un bateleur qui montre un ours et un singe. Neroweg a proposé ce
+divertissement au roi Chram, et le majordome vient de donner l'ordre de
+faire entrer l'homme et les bêtes dans la salle du festin; on est allé
+les quérir, aux trépignements de joie des convives. Je me hâte de
+retourner à la maison pour avoir ma part de l'amusement...
+
+--Heureux Sigefrid! il va voir l'ours et le singe!
+
+--Enfants, je vous le promets, lorsque le roi se sera diverti de ce
+bateleur, je demanderai au comte qu'on vous envoie de ce côté l'homme et
+ses bêtes...
+
+--Sigefrid, tu es un bon compagnon!
+
+--Et surtout... veillez bien sur les prisonniers!...
+
+--Sois tranquille, et bois tranquille... Maintenant, à nous le vin, la
+cervoise, la venaison! En attendant l'homme, l'ours et le singe, vidons
+les pots à la santé du bon roi Chram et de Neroweg!
+
+La lampe de fer, accrochée sous la saillie du cintre de l'antique
+ergastule, éclairait ses abords et les groupes de Franks, qui
+mangeaient, riaient, buvaient au dehors; cette lampe éclairant aussi
+l'entrée du souterrain, fermé par des barreaux de fer, jetait sa
+rougeâtre et vacillante lumière sur les prisonniers gaulois, réunis non
+loin de l'ouverture de cette prison, dont la profondeur restait pleine
+de ténèbres.
+
+Près de la grille de l'ergastule, la petite Odille, couchée sur la
+terre, les mains croisées sur son sein de quinze ans, comme une morte
+que l'on va ensevelir, avait aussi la pâleur d'une morte; assise près
+d'elle, l'évêchesse, toujours belle, quoique pâlie et amaigrie,
+soutenait, sur ses genoux, la tête de l'enfant, et la contemplait avec
+des yeux de mère... Ronan, les jambes enveloppées de chiffons, les mains
+chargées de menottes de fer, incapable de se tenir debout ou agenouillé,
+est assis non loin des deux femmes, le dos appuyé aux parois du
+souterrain; il jette sur Odille un regard non moins appitoyé que celui
+de l'évêchesse; l'ermite laboureur, garrotté comme son frère, dont il a
+partagé la torture, se tient assis près de lui, et semble ému des soins
+que prodigue l'évêchesse à la petite esclave, qui semble expirante.
+
+--Meurs, petite Odille!--disait Ronan,--meurs, mon enfant... tu serais
+brûlée vive, mieux vaut mourir de la blessure que tu t'es faite d'une
+vaillante mais trop faible main, lorsqu'il y a un mois tu m'as cru tué!
+
+--Pauvre petite! l'émotion de cette journée a épuisé ses forces...
+Voyez, Loysik, voyez, Ronan, son visage devient, hélas! de plus en plus
+livide!
+
+--Bénissons cette pâleur livide, belle évêchesse; elle annonce une mort
+prochaine... cette mort sauvera la pauvre enfant des douleurs du
+supplice; sa blessure ne l'a-t-elle pas déjà sauvée des nouvelles
+brutalités du comte et de la torture d'aujourd'hui?... Meurs, meurs
+donc, petite Odille, nous revivrons ailleurs! Libre, j'aurais fait de
+toi, pour toujours, ma femme en Vagrerie, si tu l'avais voulu; car déjà
+je t'aimais tendrement pour ta douceur, pour ta beauté, pour le malheur
+et la honte qui t'avaient frappée si jeune, enfant innocente encore
+après ton déshonneur!... Meurs donc, petite Odille... Aussi vrai que moi
+et mon frère Loysik nous serons suppliciés demain, je redoute moins ce
+supplice que de te voir brûlée vive, puisque je serai mis à mort le
+dernier!... Oh! si je n'avais les jambes en lambeaux, je me traînerais
+jusqu'à toi; oh! si je n'avais les mains enchaînées, je t'étoufferais
+d'une main prévoyante, de même que nos mères, les viriles Gauloises
+d'autrefois, tuaient leurs enfants pour les soustraire à l'esclavage!
+Belle évêchesse! toi dont les bras sont libres, ne pourrais-tu étrangler
+doucement cette chère enfant? Le léger souffle de vie qui la soutient à
+peine serait si vite éteint!
+
+--J'y ai déjà songé... Ronan, et je n'ose...
+
+--Mais si par hasard elle survit, son sort sera le tien... Écoutez bien:
+vous serez d'abord mises nues devant cette bande de Franks! et par eux
+fouettées de houssines!
+
+--Tais-toi... Ronan... tais-toi, le rouge me monte au front!... Pour
+moi, femme, là est le pire du supplice...
+
+--Ton mari l'évêque le savait... comme il savait que la torture
+d'aujourd'hui te ferait perdre une partie de tes forces nécessaires pour
+endurer le supplice de demain; aussi t'a-t-il benoîtement épargnée
+tantôt... vous serez ensuite mises chacune sur un pal aigu. C'est encore
+ton mari l'évêque qui doit avoir imaginé ceci... lui, qui jadis inventa
+d'enfermer un vivant dans un sépulcre avec un mort en putréfaction...
+Ah! j'oubliais... avant le supplice du pal, on vous arrachera le bout
+des seins avec des tenailles ardentes; ce raffinement sent son roi Chram
+d'une lieue. Enfin, vous serez jetées dans le bûcher encore un peu
+vivantes... La torture est, tu le vois, finement graduée! et tu ne veux
+pas, toi qui le peux, y soustraire cette douce enfant?... Ah! tu te
+décides enfin!... tes mains s'approchent du cou de la petite Odille...
+Allons, pas de faiblesse! souviens-toi de nos mères... mettant à mort
+les enfants qu'elles chérissaient... Mais quoi! tu hésites!... tes mains
+retombent!... tu pleures!...
+
+--Je n'ose pas... je n'ose pas...
+
+--Lâche coeur!!!
+
+--Moi! lâche?... non... si elle était ma fille... je la tuerais...
+
+--C'est juste, Odille est pour toi une étrangère... tu ne peux l'aimer
+assez pour te résoudre à la tuer; il faut, n'est-ce pas, Loysik,
+pardonner à l'évêchesse ce manque de tendresse?... Après tout, elle
+n'est pas la mère de cette enfant!
+
+À ce moment la petite esclave fait un mouvement, pousse un léger soupir,
+sa tête se soulève à demi, ses yeux s'ouvrent, cherchent tout, d'abord
+Ronan... s'arrêtent sur lui, et au bout de quelques instants elle dit
+d'une voix faible:
+
+--Ronan... la nuit est-elle déjà passée, que voici le jour?
+
+--Ce n'est pas le jour, mon enfant, c'est la clarté de la lampe qui
+brûle au dehors; tes forces semblent épuisées? tu t'étais assoupie?
+
+--Je faisais un rêve doux et triste... ma mère me berçait sur ses genoux
+en me chantant le bardit d'Hêna; et puis elle me disait en pleurant:
+«Odille, c'est toi, c'est toi que l'on va brûler...» Alors je me suis
+éveillée, j'ai cru que c'était déjà le jour... Ah! Ronan! que c'est
+long, d'ici à demain! et ce supplice! ce supplice! comme il durera... à
+moins que la douleur soit trop forte, alors je mourrai tout de suite...
+
+--Et tu ne regretteras pas la vie?
+
+--Ronan, j'ai voulu me tuer quand je vous ai cru mort... vous êtes
+condamné comme nous, je n'ai plus ni père ni mère! qui regretterais-je
+ici? Puisque l'on va revivre ailleurs auprès de ceux que l'on a aimés,
+nous nous retrouverons bientôt tous ensemble, vous et ma famille.
+
+--Et quelle haine! dis, petite Odille? quelle haine contre ceux qui
+t'ont condamnée à mourir ainsi?
+
+--Oui, Ronan... je les hais parce qu'ils sont injustes et méchants; ils
+me font mourir... et je n'ai, moi, jamais fait de mal à personne...
+
+--Et si cela était en votre pouvoir, mon enfant, leur rendriez-vous le
+mal qu'ils vous font?
+
+--Seulement pour me venger?... si j'étais par hasard délivrée? frère
+Loysik?
+
+--Oui, seulement pour vous venger!
+
+--Non... je ne me sens pas de méchanceté au coeur...
+
+--Et si l'on vous disait: la torture et la mort seront subies par eux ou
+par vous... choisissez...
+
+--Que voulez-vous, frère Loysik... ils sont méchants et injustes, je
+préférerais ma vie à la leur; mais si l'on me disait: «--Odille, voici
+Ronan, voici dame Fulvie... voici frère Loysik, qui n'ont eu pour toi
+que de douces paroles, que de tendres soins, il faut que toi ou eux
+soient suppliciés, choisis.»--Oh! comme je répondrais vite:
+Prenez-moi... prenez-moi, et qu'ils soient sauvés! ils ont été si doux
+pour moi! ils sont si bons au pauvre monde!
+
+--Petite Odille, si l'on te disait: Chéris ces méchantes gens qui vont
+te faire mourir... oui, que tes dernières paroles pour eux soient
+tendres comme l'adieu que tu aurais fait à ta mère adorée?
+
+--Vous vous moquez, Ronan! Aimer comme ma mère, ces Franks qui ont fait
+tant de mal à moi et aux autres! je ne saurais... je ne pourrais ainsi
+aimer injustement...
+
+--Et si l'on te disait: Chaque torture que tu vas ressentir te sera
+payée là-haut en éternelle félicité.
+
+--Où? là-haut?... Par qui payée, Ronan?
+
+--Par un Dieu... par un Dieu tout-puissant, qui peut ce qu'il veut... et
+qui met la félicité éternelle au prix des souffrances de ses créatures!
+
+--Si ce Dieu peut ce qu'il veut, Ronan, pourquoi n'empêche-t-il pas mon
+supplice puisque je ne l'ai pas mérité? S'il peut ce qu'il veut,
+pourquoi met-il au prix de cruelles souffrances cette éternelle félicité
+que je ne recherchais pas, ne demandant qu'à vivre dans la paix et
+l'innocence?...
+
+--Oh! naïve et douce enfant! à qui ne saurait mourir, tu
+l'apprendrais,--s'écria l'ermite laboureur.--Tu hais justement les
+méchants qui te condamnent, tu ne leur accordes pas un pardon inique et
+imbécile; mais libre... tu ne leur rendrais pas le mal pour le mal! tu
+préférerais ton innocente vie à leur vie souillée de crimes; mais tu
+saurais mourir pour ceux qui t'ont aimée!... tu ne vois pas dans la mort
+par le supplice je ne sais quel marché avec un Dieu tout-puissant, qui,
+pour quelques heures de torture que des barbares t'imposent, te
+donnerait une éternité de bonheur! tu prévois la douleur parce que tu
+t'attends à souffrir dans ta chair! mais l'approche du supplice ne
+t'inspire pas une lâche épouvante! Non, non; dans ta grandeur naïve tu
+te résignes doucement, attendant l'heure d'aller revivre auprès de ceux
+qui t'aimaient.
+
+--Cette enfant a plus de raison et plus de courage que moi qui serais sa
+mère! Loysik dit vrai, j'apprendrai d'elle à mourir.
+
+--Foi de Vagre! qu'est-ce que la mort, belle évêchesse? changer de
+vêtements et de logis. Le supplice? deux ou trois heures de souffrance,
+dont le terme plus ou moins rapproché est du moins certain... Sais-tu,
+Loysik, ce qui seulement me chagrine à cette heure? c'est de quitter ce
+monde-ci, laissant notre Gaule bien-aimée... à jamais soumise aux Franks
+et aux évêques!
+
+--Notre Gaule bien-aimée, à jamais soumise aux Franks et aux évêques!
+non, non, frère... les siècles sont des siècles pour l'homme... ils sont
+à peine des heures pour l'humanité dans sa marche éternelle!... Ce monde
+où nous vivons nous semble grand... Qu'est-il? roulant confondu parmi
+ces milliers de mondes étoiles, qui, à cette heure de la nuit, brillent
+à nos yeux dans l'immensité des cieux! mondes mystérieux où nous allons
+successivement revivre, âme et corps, jusqu'à l'infini!... Tiens, mon
+frère, lors de la conquête de César, nos aïeux esclaves, enchaînés il y
+a des siècles dans cet ergastule où nous sommes, ont peut-être aussi dit
+comme toi avec désespoir:--«Notre Gaule bien-aimée est à jamais soumise
+à la conquête étrangère...» Et pourtant...
+
+--Et pourtant deux siècles et demi ne s'étaient pas écoulés qu'à force
+d'héroïques insurrections contre les Romains, la Gaule avait pas à pas,
+au prix du sang de nos pères, reconquis ses droits, ses libertés, son
+indépendance! lors de l'ère glorieuse de Victoria la Grande! Tu dis
+vrai, Loysik, tu dis vrai.
+
+--Et la vision prophétique de cette femme auguste? cette vision que nous
+a transmise dans ses récits notre aïeul Scanvoch, et que notre père nous
+a si souvent racontée? te la rappelles-tu?
+
+--Oui, dans cette vision, Victoria voyait la Gaule esclave, épuisée,
+saignante, à genoux, écrasée de fardeau, se traînant sous le fouet des
+rois franks et des évêques!
+
+--Mais la fin? la fin de cette vision de Victoria la Grande?
+
+--Oh... splendide! rayonnante! la Gaule libre, fière, glorieuse, foulant
+d'un pied superbe son collier d'esclavage, la couronne des rois et celle
+des papes de Rome, la Gaule tenait d'une main une gerbe de fruits et de
+fleurs, de l'autre un étendard surmonté du coq gaulois!
+
+--Eh! que crains-tu donc alors? songe au passé! vois-y la Gaule, courbée
+d'abord sous la conquête romaine, se relever, par le courage de ses
+enfants, libre et redoutable!... Que le passé te donne foi dans
+l'avenir!... Cet avenir est lointain peut-être! que nous importe le
+temps à nous, qui, en ce moment suprême, n'avons plus à mesurer d'ici à
+demain que les dernières heures de notre vie... Oh! mon frère, j'ai une
+foi profonde... invincible dans le réveil et l'affranchissement de la
+Gaule!... Je te l'ai dit, les siècles sont des siècles pour l'homme; ils
+sont à peine des heures, des instants, pour l'humanité dans sa marche
+éternelle!
+
+--Loysik... tu me rassures... tu raffermis ma croyance... oui, je
+quitterai ce monde les yeux fixés sur cette vision radieuse de la Gaule
+renaissante!... Un dernier chagrin me reste... l'incertitude où nous
+sommes du sort de notre père!
+
+--S'il survit, puisse-t-il ignorer notre fin, Ronan! il nous aimait
+tendrement... c'était un grand coeur! En temps de guerre nationale, à
+la tête d'une province soulevée en armes, il eût peut-être été un héros
+comme le _chef des cent vallées_, son idole!... À la tête d'une bande de
+révoltés... notre père n'a pu être qu'un intrépide chef de Bagaudes ou
+de Vagres... Tu sais, mon frère, mon éloignement pour ces terribles
+représailles... si légitimes qu'elles soient... elles ne laissent après
+elles que ruines et désastres... Mais du moins notre père a toujours
+vengé les opprimés... les souffrants, et jamais sa vengeance n'a atteint
+que les méchants...
+
+--Va, Loysik, en ces temps d'épouvantable iniquité la Vagrerie accomplit
+une mission divine!... Les puissants du monde écrasent les faibles!...
+la Vagrerie frappe les puissants... Qui donc les punirait sans nous, ces
+puissants? Leurs remords! ils payent, et le clergé les absout de leurs
+crimes! Leurs victimes! elles n'osent dans leur hébêtement catholique se
+rebeller contre leurs bourreaux! Non, non, il faut par des exemples
+terrifier nos maîtres!... Insensibles à la prière, ils céderont à
+l'épouvante! Oh! mes Vagres! mes bons Vagres, où êtes-vous! où
+êtes-vous! pour cent Vagres tués... la Vagrerie, je le sais, n'est pas
+morte... mais où sont-ils, mes braves compagnons! où sont-ils!
+
+--S'ils vous savaient ici, Ronan, ils tenteraient tout pour vous
+délivrer... ils vous aiment tant...
+
+--Quelques-uns d'entre eux peut-être, petite Odille, ont survécu au
+combat des gorges d'Allange; si, comme on le disait, on nous avait
+conduits à Clermont, nous aurions eu, soit en route, soit dans la ville,
+quelque chance d'être délivrés par mes compagnons; mais ici dans ce
+burg, il ne faut pas rêver délivrance, chère enfant... je dis rêver, car
+voici tes paupières qui de nouveau s'appesantissent...
+
+--C'est vrai, Ronan... est-ce faiblesse... ou sommeil... je ne sais, mes
+yeux se ferment malgré moi... Oh! je voudrais dormir jusqu'à demain...
+
+--Berce-la sur tes genoux, belle évêchesse, berce-la... comme sa mère
+la berçait autrefois... et qu'elle s'endorme pour ne plus se
+réveiller!...
+
+--Dors, pauvre petite... dors sur mes genoux... En te voyant souffrir si
+douce et si jeune... toi, d'un âge à être ma fille... j'ai compris les
+douleurs maternelles... Ah! moi aussi, j'aurais été, si le sort l'avait
+voulu, mère vaillante, épouse dévouée...
+
+Et après un long silence pendant lequel la petite esclave s'endormit
+tout à fait, Fulvie ajouta:
+
+--Et vous ne savez pas, Ronan... si le veneur a été tué?
+
+--Le dernier moment où je l'ai vu, belle évêchesse, il ajustait du haut
+d'un chêne... quelque leude à la portée de sa flèche... Est-il à cette
+heure mort ou vivant? je l'ignore...
+
+--Ah! si j'avais longtemps à vivre, je regretterais toujours que le
+combat nous ait empêchés, le veneur et moi, de mourir ensemble, selon
+notre promesse échangée durant cette nuit de folle ivresse... Quand je
+pense à cette nuit... c'est pour moi comme le souvenir d'un songe à la
+fois brûlant et honteux... vous devez me mépriser beaucoup... Loysik! et
+je vous l'avoue, si résolue que je sois à la mort... il me sera cruel
+d'emporter vos mépris.
+
+--Fulvie! libre aujourd'hui, retrouvant le veneur libre aussi... et vous
+disant: sois ma femme devant Dieu! que répondriez-vous en toute
+sincérité?
+
+--Je répondrais: Je serai épouse dévouée, mère vaillante!... oh! oui...
+croyez-moi, Loysik... j'agirais comme je dis... je le sais... je le
+sens... Cet homme à qui je me suis donnée dans cette nuit d'incendie et
+d'épouvante, après qu'il m'eut arrachée aux flammes, cet homme, je
+l'aimais déjà pour sa grâce et sa beauté, ainsi que je l'ai aimé ensuite
+pour son courage et son généreux coeur.
+
+--Je vous crois, Fulvie... Comment alors, en ce moment suprême,
+pourrais-je vous mépriser?... ne répareriez-vous pas, si vous le
+pouviez, votre égarement d'un jour par toute une vie honnête et
+dévouée?
+
+--Mais, Loysik, cet homme a été mon amant...
+
+--Si votre mari l'évêque s'était autrefois montré pour vous plein de
+tendresse, et plus tard rempli de fraternelle affection, eussiez-vous
+cédé à l'entraînement que vous regrettez?
+
+--Jamais!
+
+--Et pourtant de cet homme si méchant, si dédaigneux à votre égard, vous
+avez eu pitié! oui, lorsqu'il était au pouvoir des Vagres, vous avez été
+pour lui compatissante; allez, Fulvie, Jésus de Nazareth, dans sa tendre
+et sage miséricorde, a remis leurs péchés à la _femme adultère_ et à
+_Madeleine_, parce qu'elles se repentaient et avaient beaucoup aimé...
+Comment, moi, vous mépriserais-je?
+
+--Merci, Loysik, de me parler ainsi... Maintenant je ne craindrai plus
+de rencontrer vos yeux, et si demain mon courage défaille... c'est à
+votre regard affectueux et serein que je demanderai force et vaillance!
+
+--Frère,--dit Ronan,--ils sont bien gais là-bas! dans le burg!...
+Entends-tu leurs clameurs lointaines? Ah! par les os de notre aïeul
+Sylvest, ils étaient aussi bien gais ces jeunes et brillants seigneurs
+romains qui, couronnés de fleurs, riaient, insoucieux et cruels, au
+balcon doré du cirque, pendant que leurs esclaves, voués aux bêtes
+féroces, attendaient la mort sous les sombres voûtes de l'amphithéâtre,
+comme cette nuit nous attendons la mort dans ce souterrain... Oui... ils
+étaient aussi fort gais, ces seigneurs romains! mais du fond de leurs
+ténèbres les esclaves gaulois, secouant leurs chaînes en cadence,
+chantaient ces paroles prophétiques:
+
+--_Coule, coule, sang du captif!_--_tombe, tombe, rosée
+sanglante!_--_germe, grandis, moisson vengeresse!_...--_A toi, faucheur,
+à toi, la voilà mûre!_--_aiguise ta faux!_ _aiguise, aiguise ta
+faux!_...
+
+Neroweg fêtait de son mieux Chram, son royal hôte; il avait d'abord
+hésité à sortir de ses coffres sa vaisselle d'or et d'argent, fruit de
+ses rapines; il craignait d'exciter la convoitise de Chram et de ses
+favoris, redoutant quelque vol sournois de la part de ceux-ci, ou de la
+part de leur maître, quelque demande cupide; mais cédant à sa vanité de
+barbare, le comte ne put résister au désir d'étaler ses richesses aux
+yeux de ses hôtes; il exhuma donc de ses coffres ses grandes amphores,
+ses vases à boire, ses bassins profonds et ses larges plats, le tout en
+or ou en argent massif, et de formes grecque, romaine ou gauloise,
+formes variées comme les pilleries dont provenait cette vaisselle. Il y
+avait encore des coupes de jaspe, de porphyre et d'onyx, enrichies de
+pierreries; des patères, sortes de cuvettes en bois rare, ornées de
+cercles d'or, incrustées d'escarboucles. Mais de ces objets précieux les
+hôtes du comte ne devaient point se servir; ces trésors, entassés sans
+ordre et comme un tas de butin au milieu de la table immense, devaient
+seulement réjouir ou faire étinceler d'envie les regards des invités qui
+ne pouvaient d'ailleurs, vu la distance où ils se trouvaient de ces
+belles choses, rien dérober. Seuls, le roi Chram et l'évêque Cautin,
+devant lesquels le comte avait fait étaler en guise de nappe un morceau
+d'étoffe pourpre, brochée d'or et d'argent, pareil à celui dont étaient
+momentanément recouverts leurs sièges; seuls, le roi Chram et l'évêque
+se servaient chacun pour boire d'une grande coupe de jaspe, enrichie de
+pierreries, ils mangeaient dans un large plat d'or massif, où on leur
+servait les mets; les autres convives avaient devant eux des plats et
+des pots à boire, en bois, en étain, en terre ou en cuivre étamé. Le
+comte, pour faire par son costume honneur au fils de ce roi qu'il
+songeait à trahir, avait endossé par-dessus son buffle gras et ses
+chausses crasseuses, une ancienne dalmatique de drap d'argent, brodée
+d'abeilles d'or, présent fait à son père par le glorieux roi Clovis. Il
+faut le dire, le vif désir de s'approprier cette superbe dalmatique,
+tombée lors du partage de la succession paternelle dans le lot d'Ursio,
+frère de Neroweg, avait quelque peu poussé le comte à ce fratricide
+expié moyennant de riches donations à l'Église et à l'évêque Cautin.
+Neroweg portait en outre deux lourds et longs colliers d'or, auxquels
+il avait ingénieusement ajusté, de maille en maille, des boucles
+d'oreilles de femme, ruisselantes de pierreries; un paon n'eût pas été
+plus fier de son plumage que l'était, sous sa dalmatique et ses bijoux
+volés, ce seigneur frank, au menton rose, aux longues moustaches rousses
+et à la chevelure fauve retroussée et rattachée au sommet de la tête par
+un bracelet d'or couvert de rubis (autre invention de parure du seigneur
+comte), d'où cette rude et inculte crinière retombait derrière son cou
+comme la queue d'un cheval rouge.
+
+L'aspect de la salle était à l'avenant, mélange de luxe, de barbarie et
+de malpropreté sordide; autour de cette table de bois grossier,
+seulement recouverte d'un morceau de riche étoffe à la place occupée par
+Chram et par l'évêque, et ornée en son milieu d'un monceau de vaisselle
+précieuse; autour de cette table, circulaient des esclaves en guenilles,
+sous la surveillance du sénéchal, du majordome, du sommelier et autres
+principaux serviteurs du comte, vêtus de casaques de peau de bête, en
+toute saison, et sales autant que barbus, hérissés et dépenaillés. Le
+nombre d'esclaves, portant des flambeaux de cire destinés à éclairer le
+festin, avait été doublé, et aussi doublé, triplé, quadruplé, le nombre
+des tonneaux dressés dans les encoignures de la salle; à chaque angle,
+on voyait trois ou quatre grosses tonnes superposées, l'on eût dit
+autant de colonnes trapues; les sommeliers pour mettre en perce le
+tonneau le plus élevé, et y remplir les pots à boire se servaient d'une
+échelle, mais depuis longtemps les tonnes supérieures étaient vides; le
+vieux vin de Clermont, qu'elles avaient contenu, égayait et échauffait
+de plus en plus les convives.
+
+L'évêque Cautin, cédant à son penchant naturel pour la buvaille et la
+ripaille, voyant par avance Ronan le Vagre, l'ermite laboureur et la
+belle évêchesse suppliciés le lendemain, le bon Cautin ne se sentait
+point d'aise, il buvait et rebuvait, chafriolait et discourait,
+agressif, moqueur, insolent comme un compère qui, avant le repas du
+matin, avait déjà opéré son petit miracle; le saint homme n'osait,
+malgré son aversion pour Chram, s'attaquer à lui, moins encore au _Lion
+de Poitiers_; le Gaulois renégat rancuneux en diable à l'endroit du
+miracle matinal, avait plus tard dit à l'homme de Dieu, en lui lançant
+de véritables regards de lion courroucé: «Tu m'as forcé de descendre de
+cheval et de m'agenouiller devant toi, je me vengerai, j'attends mon
+heure.» La victime des railleries sardoniques de l'évêque était Neroweg,
+assez habituellement stupide et sans réplique.
+
+--Comte,--lui disait Cautin,--ton hospitalité part du coeur, j'en suis
+certain; mais ton repas est exécrable en son abondance... ce ne sont que
+viandes et poissons bouillis ou grillés, servis à profusion et sans
+recherche... vrai festin de barbare vivant de son troupeau, de sa chasse
+et de sa pêche; on ne trouve ici aucun accommodement délicat et
+sollicitant la faim; on est repu, voilà tout, c'est pitoyable! j'en
+prends à témoin sa gloire le roi Chram.
+
+--Notre hôte et ami Neroweg fait de son mieux,--dit Chram, qui, pour ses
+projets déjà dérangés par la torture de Ronan le Vagre, voulait se
+ménager le comte.--Devant la cordiale hospitalité de Neroweg je songe
+peu au festin.
+
+--Moi, j'y songe, glorieux roi, parce que j'ai déjà festiné ici et que
+je compte y festiner encore,--reprit l'évêque.--Cent fois je l'ai dit au
+comte; il a de détestables cuisiniers... il est avaricieux... et ne sait
+point mettre le prix aux choses... Voyons, Neroweg, combien t'a coûté
+l'esclave chef de tes cuisiniers?
+
+--Il ne m'a rien coûté du tout... mes leudes, en revenant de Clermont,
+l'ont trouvé sur la route; ils l'ont pris et amené ici garrotté! mais
+hier il a eu les pieds brûlés par l'épreuve du jugement de Dieu, et
+ensuite la langue coupée pour ses blasphèmes; il a dû s'en ressentir
+aujourd'hui et se faire aider par d'autres esclaves moins habiles que
+lui pour préparer ce festin.
+
+--Je comprends, à la rigueur, qu'ayant eu la langue coupée, il n'ait pu
+goûter ses sauces, mais ce n'en est pas moins un pitoyable cuisinier...
+cela ne m'étonne pas, un cuisinier ramassé par hasard sur le grand
+chemin... qu'attendre d'un pareil rebut! quand je pense que le mien, qui
+n'est point parfait, m'a coûté cent sous d'or... c'est vraiment une
+peste que de mauvais cuisiniers; ils gâtent les meilleures choses...
+ainsi par exemple: voici des grues... des grues! gibier succulent,
+esculent par excellence lorsqu'il est congrûment accommodé... or,
+comment cet âne de cuisinier nous les sert-il, ces grues? bouillies à
+l'eau! des grues bouillies à l'eau!
+
+--Allons, patron, calme-toi, une autre fois on les fera rôtir...
+
+--Rôtir!... mais malheureux comte, c'est encore plus criminel! des grues
+rôties!...
+
+--Ni bouillies, ni rôties, comment donc faire alors?...
+
+--Veux-tu le savoir?
+
+--Oui...
+
+--Écoutez ici, majordome, et vous donnerez cette recette au cuisinier,
+si tant est qu'il soit capable et digne de l'exécuter...
+
+--Oh! saint évêque! le fouet aidant... il faudra bien que le cuisinier
+exécute la recette.
+
+--Or donc, majordome, cette recette, la voici; je déclare humblement et
+véridiquement que je ne suis point l'auteur de cette manière
+d'accommoder les grues; je l'ai lue et apprise dans les écrits
+d'_Apicius_, célèbre gourmet romain, mort, hélas! il y a de longues
+années, mais son génie vivra tant que vivront les grues!...
+
+--Voyons, patron... voyons ta recette...
+
+--Or donc: vous lavez et parez votre grue, et la mettez dans une marmite
+de terre avec de l'eau, du sel et de l'_anet_...
+
+--Eh bien! c'est ce qu'a fait le cuisinier; il a fait bouillir la grue
+avec de l'eau et du sel...
+
+--Mais laisse-moi donc achever! barbare, et tu verras que cet âne
+paresseux s'est arrêté au commencement du chemin, au lieu de le
+poursuivre jusqu'au bout... Donc, vous laissez réduire de moitié l'eau
+où a commencé de cuire votre grue, puis vous la mettez ensuite (la grue)
+dans un chaudron avec de l'huile d'olive, du bouillon, un bouquet
+d'_origan_ et de _coriandre_; quand votre grue sera sur le point d'être
+cuite, ajoutez-y du vin, mélangé de miel et de _livèche_, quelque peu de
+_cumin_, un scrupule de _benjoin_, un atome de _rüe_ et un peu de
+_carvi_ broyé dans le vinaigre; usez ensuite d'amidon pour épaissir
+honnêtement votre sauce; elle doit être alors d'un joli brun doré; vous
+la versez sur votre grue après avoir gracieusement placé le volatile au
+milieu d'un grand plat, le col gentiment arrondi et tenant dans son bec
+un bouquet de fenouil vert[AA]. Maintenant je le demande à sa gloire le
+roi Chram; je le demande à nos clarissimes convives... y a-t-il le
+moindre rapport entre une grue ainsi accommodée et cette chose sans
+forme, sans couleur, sans saveur, qui semble noyée dans ce bassin d'eau
+grasse?
+
+--Si Dieu le Père avait besoin d'un cuisinier il te choisirait, sensuel
+évêque,--dit le Lion de Poitiers,--tu ne dérogerais pas à cuisiner au
+paradis.
+
+À cette impiété le saint homme fît la grimace, se souvenant sans doute
+d'avoir cuisiné, non point en paradis, mais en Vagrerie; il remplit la
+coupe et la vida d'un trait, en regardant de travers le favori du roi
+Chram.
+
+--Allons, comte Neroweg,--dit Spatachair,--à tout péché miséricorde, une
+autre fois tu nous donneras un festin plus délicat... et ta femme, dont
+tu ne seras pas toujours jaloux, et pour cause, présidera le banquet.
+
+--Et foi de Lion de Poitiers, je ne lui serrerai pas trop fort les
+genoux sous la table.
+
+--Lors de ce festin-là, Neroweg,--ajouta Imnachair, malgré les vains
+coups d'oeil de Chram pour mettre un terme à l'insolence de ses
+favoris,--lors de ce festin-là tu ne nous feras pas comme aujourd'hui
+manger et boire dans le cuivre et dans l'étain, tandis que tu étales à
+nos yeux éblouis ta vaisselle d'or et d'argent au milieu de la table...
+hors de notre portée... ne dirait-on pas que tu nous prends pour des
+larrons?
+
+--Neroweg offre l'hospitalité comme il lui convient,--reprit d'un air
+sourdement courroucé Sigefrid, un des leudes du comte;--ceux qui mangent
+la viande et boivent le vin d'ici... sont mal venus à se plaindre des
+pots et des plats...
+
+--Nous reproche-t-on, à nous hommes du roi, ce que nous buvons et
+mangeons dans ce burg?
+
+--Ce serait un audacieux reproche, car j'étais rassasié, moi, avant
+d'avoir touché à ces grossières montagnes de victuailles!
+
+--Et de plus ce serait une insulte,--s'écria un autre des convives.--Or
+d'insulte, nous n'en souffrirons pas... nous sommes ce que nous
+sommes... nous autres de la truste royale!
+
+--Vous croyez-vous donc au-dessus de nous, parce que nous sommes leudes
+d'un comte? Nous pourrions alors mesurer la distance qui nous sépare...
+en mesurant la longueur de nos épées.
+
+--Ce ne sont pas les épées qu'il faut mesurer... c'est le coeur...
+
+--Ainsi, nous, _fidèles_ de Neroweg, nous avons le coeur moins grand que
+le vôtre... Est-ce un défi?
+
+--Défi, si vous voulez, épais rustiques...
+
+--L'épais rustique vaut mieux que le guerrier de cour efféminé! Vous
+allez le voir tout à l'heure si vous voulez...
+
+--Donc, nous verrons cela... Six contre six... ou plus, s'il vous
+convient...
+
+--Cela nous convient!...
+
+Cette altercation, commencée à l'un des bouts de la table, entre ces
+Franks avinés, n'avait pas débuté sur un ton très-élevé; mais elle finit
+avec un tel éclat d'emportement, que Chram, l'évêque et le comte
+s'empressèrent de s'interposer, afin de ramener la paix entre les
+convives; ceux-ci, fort animés par le vin, l'orgueil et l'envie,
+s'apaisèrent d'assez mauvaise grâce, en échangeant des coups d'oeil
+encore provocants et farouches.
+
+Karadeuk et son ours, précédés du majordome, se trouvaient au seuil de
+la salle du festin lors de cette dispute promptement calmée. Le
+majordome, s'étant approché de son maître, lui dit:
+
+--Seigneur comte?
+
+--Que veux-tu?
+
+--Le bateleur, son ours et son singe sont là.
+
+--Quoi, comte, tu as ici des ours?
+
+--Chram, c'est un bateleur voyageant avec ses bêtes... J'ai pensé que
+peut-être ce divertissement te plairait après le festin, j'ai ordonné
+d'amener cet homme.
+
+--Qu'il vienne, comte, qu'il vienne... Tu nous donnes un régal vraiment
+royal!
+
+La nouvelle de ce divertissement, accueillie avec joie par tous les
+Franks, leur fit oublier leur querelle et leurs défis échangés: les uns
+se levèrent, d'autres montèrent sur leurs bancs pour voir des premiers
+entrer l'homme, l'ours et le singe. Lorsque Karadeuk parut enfin, des
+éclats de rire germaniques retentirent d'une force à ébranler la salle,
+non que l'aspect du vieux Vagre fût réjouissant; mais rien ne se pouvait
+imaginer de plus grotesque que l'amant de l'évêchesse sous la peau de
+l'ours; il s'avançait pesamment, vêtu de sa casaque à capuchon rabattu,
+et semblait ébloui de la lumière des torches, quoique ces vingt
+flambeaux ne jetassent qu'une clarté vacillante et douteuse dans cette
+salle immense. Grâce à cette lumière peu éclatante, et à l'ample casaque
+dont le Vagre était à demi enveloppé, son apparence _ursine_ était
+parfaite. De plus, afin d'éloigner les curieux, Karadeuk, raccourcissant
+dès son entrée la chaîne dont il conduisait l'animal, s'écria:
+
+--Seigneurs, n'approchez pas à la portée de la dent de cet ours, il est
+sournois et féroce...
+
+--Bateleur, veille sur ta bête; si elle avait le malheur de blesser
+quelqu'un ici, je la ferais couper en quatre quartiers, et tu recevrais
+pour ta part cinquante coups de fouet sur l'échine!
+
+--Seigneur comte, ayez pitié de moi, pauvre vieux homme, je n'ai que mes
+animaux pour gagner ma vie... j'ai supplié vos nobles et nobilissimes
+hôtes de ne point trop s'approcher de mon ours...
+
+--Avance, avance, que je le voie de près, ce plaisant compagnon; il
+n'osera point, je suppose, me griffer, moi, le fils du roi Clotaire...
+
+--Oh! très-glorieux prince!--dit Karadeuk du ton le plus
+respectueux,--ces malheureux animaux privés d'intelligence ne peuvent
+point distinguer entre les seigneurs du monde et les humbles!
+
+--Avance, avance, plus près encore...
+
+--Très-glorieux roi, prenez garde... il y aurait moins de danger à
+considérer de près le singe... je peux le tirer de sa cage.
+
+--Oh! des singes... je suis peu curieux de cette maligne engeance,
+puisque j'ai des pages... Ah! ah! ah! le réjouissant compère, avec sa
+casaque... vois donc, Imnachair, comme il a l'air pantois et grognon...
+il ressemble au Lion de Poitiers en robe du matin, lorsque ce digne ami
+a passé une nuit sans s'enivrer ou sans violenter de femme...
+
+--Que veux-tu, Chram? je regarde comme perdues toutes les nuits que je
+n'emploie pas... à ton exemple.
+
+--Lion, tu es injuste... je suis devenu tempérant et chaste.
+
+--Par épuisement... ô roi pudique! ô roi sobre!
+
+--Plains-moi donc alors, au lieu de m'accuser... Ah çà, bateleur, que
+fait ton ours? est-il savant?
+
+--Si vous l'ordonnez, glorieux roi, cet animal va se mettre à cheval sur
+mon bâton, et moi le tenant toujours à la chaîne, il fera ainsi,
+galopant avec grâce, le tour de la salle.
+
+--Voyons d'abord ceci...
+
+--Attention, Mont-Dore!
+
+--Comment l'appelles-tu?
+
+--Mont-Dore, glorieux roi... je l'ai ainsi nommé, parce que je l'ai pris
+tout jeune sur l'un des pics du Mont-Dore...
+
+--Je ne m'étonne plus si ton ours est féroce; il est né dans l'un des
+plus fameux repaires de ces Vagres maudits! de ces hommes errants,
+loups, têtes de loups, qui ne hantent que les rochers, les bois et les
+cavernes! Mais, aussi vrai que nous avons fait torturer ce matin un de
+ces Vagres, nous les exterminerons tous comme Neroweg a exterminé
+l'autre jour cette bande réfugiée dans les gorges d'Allange!
+
+--Des Vagres, glorieux roi! que le Tout-Puissant nous délivre de ces
+maudits! qu'il me fasse la grâce de n'en jamais rencontrer que cloués à
+un gibet, comme le seul et le dernier que j'ai vu, je l'espère, car
+c'est là une terrible vision!...
+
+--Et où l'as-tu vu, ce Vagre, au gibet?
+
+--Vers les frontières du Limousin; on avait écrit sur la potence:
+«_Celui-ci est_ KARADEUK _le Vagre_... _Ainsi seront traités ses
+pareils!_»
+
+--Karadeuk! ce vieux bandit... qui, avec sa bande endiablée, a si
+longtemps ravagé l'Auvergne et le Limousin!...
+
+--Pillant les burgs et les maisons épiscopales! massacrant les Franks!
+soulevant les esclaves!...
+
+--Digne exemple, suivi par la bande de Ronan, cet autre chien enragé qui
+sera supplicié demain...
+
+--On serait ainsi enfin délivré de ce Karadeuk; on le croyait courant
+ailleurs la Vagrerie; mais on redoutait son retour.
+
+--O glorieux roi! il ne reviendra pas... à moins que ce scélérat ne
+descende de son gibet... et c'est peu probable; car lorsque je l'y ai vu
+accroché, son cadavre était à demi déchiqueté par les corbeaux, et il
+avait les mains et les pieds coupés...
+
+--Es-tu certain d'avoir lu le nom de Karadeuk sur la potence?... Ce
+serait véritablement une grande délivrance pour le pays...
+
+--Glorieux roi, ce nom, qui n'est pas un nom de nos contrées, m'a
+frappé; voilà pourquoi je l'ai retenu.
+
+--C'est un nom breton,--dit l'évêque Cautin,--un nom de ce pays
+hérétique et damné qui, à cette heure, s'opiniâtre à braver l'autorité,
+les ordres de nos conciles. Ah! Chram, les rois franks n'auront-ils donc
+jamais le pouvoir ou la volonté de réduire à l'obéissance cette sauvage
+Armorique? ce foyer d'idolâtrie druidique, la seule province de la Gaule
+qui ait, jusqu'aujourd'hui, pu résister aux armes du pieux roi Clovis,
+ton aïeul, et de ses dignes fils et petits fils.
+
+--Évêque, tu en parles fort à ton aise... Plusieurs fois Clovis et les
+rois franks, mes ancêtres, ont envoyé leurs meilleurs guerriers à la
+conquête de cette terre maudite, et toujours nos troupes ont été
+anéanties au milieu des marais, des rochers et des forêts de
+l'Armorique... Non, ce ne sont pas des hommes, ces Bretons
+indomptables!... ce sont des démons!... Ah! si toutes les Gaules avaient
+été peuplées de cette race infernale, rebelle à l'Église catholique, à
+cette heure, la plus grande partie de la Gaule ne serait pas en notre
+pouvoir! Mais, qu'as-tu donc, bateleur?
+
+--Moi, glorieux roi?
+
+--Une larme a coulé sur ta barbe grise...
+
+--S'il n'en a coulé qu'une, c'est que les yeux des vieillards sont
+avares de larmes...
+
+--Et pourquoi aurais-tu pleuré davantage?
+
+--O roi! j'aurais pleuré toutes les larmes de mon corps sur ces Bretons,
+Gaulois comme moi, que leur détestable idolâtrie druidique voue aux
+flammes éternelles, comme le disait le saint évêque: malheureux
+aveugles, qui ferment les yeux à la divine lumière de la foi! malheureux
+rebelles, qui osent tourner leurs armes contre nos bons seigneurs et
+maîtres, les rois franks, à qui nos bienheureux évêques nous ordonnent
+d'obéir au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit... O prince! je vous
+le répète, si les yeux d'un vieillard étaient moins avares de larmes,
+elles couleraient à flots sur l'égarement de ces malheureux!...
+
+--Bateleur! tu es un pieux homme,--dit Cautin,--agenouille-toi et baise
+ma main...
+
+--Saint évêque! bénie soit la précieuse faveur que vous m'accordez...
+que je la rebaise encore, cette main sacrée.
+
+--Relève-toi et aie confiance dans le Seigneur et dans la sainte
+Trinité; ces damnés Bretons, idolâtres et rebelles, ne sauraient
+longtemps échapper aux châtiments célestes et terrestres qui les
+attendent.
+
+--Oh non! et aussi vrai que les ciseaux n'ont jamais touché ma
+chevelure, moi, Chram, fils de Clotaire, roi de France... je n'aurai ni
+cesse ni trêve tant que ces démons armoricains ne seront pas écrasés
+dans leur sang! depuis trop longtemps ils bravent nos armes!...
+
+--Que le Tout-Puissant entende tes voeux, grand prince! et qu'il
+m'accorde, à moi pauvre vieux homme, assez de jours pour assister à la
+soumission de cette Bretagne si longtemps indomptée!
+
+--Et maintenant, bateleur, à ton ours, car nous l'oublions trop, ce
+compère, né dans l'un des repaires de ces Vagres maudits!...
+
+--Quoi d'étonnant? Glorieux roi, ces maudits ne sont-ils pas loups? ours
+et loups n'ont-ils pas la même tanière?... Allons, _Mont-Dore_, debout,
+debout, mon garçon, montrez votre savoir-faire au saint évêque, ici
+présent, à l'illustre roi Chram, au clarissime comte et à la noble
+assistance... Prenez ce bâton... ce sera votre monture, donc à cheval et
+galopez autour de cette table de votre meilleure grâce... et de votre
+air le moins lourdaud... Allons, Mont-Dore... à cheval... ce coursier-là
+ne vous emportera point malgré vous... place... place, s'il vous plaît,
+nobles seigneurs!... et surtout ne vous approchez pas trop... allons,
+Mont-Dore, au galop, mon hardi cavalier!
+
+L'amant de la belle évêchesse se mit à califourchon sur le bâton qu'il
+prit entre ses pattes de devant, et, toujours conduit à la chaîne par
+Karadeuk, il commença de chevaucher avec une grotesque lourdeur autour
+de la salle, au milieu des rires bruyants de l'assistance.
+
+Le vieux Vagre le guidait, se disant:
+
+--Tout à l'heure j'ai failli me trahir en entendant ce roi frank parler
+du courage de notre race bretonne, mon coeur battait d'orgueil à briser
+ma poitrine... et puis je pensais à mon bon vieux aïeul Araïm, qui jadis
+m'appelait son favori! Je pensais à mon père _Jocelyn_, à ma mère
+_Madalèn_... morts sans doute au pays que j'ai quitté depuis quarante
+ans et plus... et où vivent peut-être encore mon frère _Kervan_ et ma
+tant douce soeur _Roselyk_... Alors, malgré moi les larmes me sont
+venues aux yeux... Ô mes fils! ô Ronan! Loysik! me voici près de vous...
+Mais comment faire pour vous sauver! Hésus! Hésus! inspire-moi!...
+
+Le veneur chevauchait toujours à califourchon sur son bâton; encouragé
+par le joyeux accueil des Franks; se souvenant de ses succès d'autrefois
+lors des nuits des kalendes de janvier, il se livrait à de monstrueuses
+gambades qui délectaient ces épais Teutons et portaient leur hilarité
+jusqu'à la pamoison; le comte surtout, les deux mains sur son ventre,
+riait, riait à faire crever sa belle dalmatique de drap d'argent.
+Soudain, sans s'interrompre de rire, il dit à Chram:
+
+--Roi, veux-tu te divertir davantage encore? Hi... hi...
+
+--Achève, comte... Te voilà rouge à étouffer... tu souffles comme un
+boeuf...
+
+--C'est que... mon projet... hi... hi...
+
+--Quel projet?
+
+--J'ai, pour chasser le loup et le sanglier, des limiers énormes et
+très-féroces... Nous allons enchaîner l'ours à l'un des poteaux de cette
+salle... hi... hi...
+
+--Et lancer contre lui quelques-uns de tes chiens?...
+
+--Oui, Chram... hi... hi...
+
+--Vive le comte Neroweg! Si je suis fils de roi, il est, lui, le roi des
+idées plaisantes... vite, vite, des chiens! plus ils seront mordants et
+féroces, plus le divertissement sera complet.
+
+--Oui, oui,--crièrent les Franks avec des trépignements joyeux,--les
+chiens... les chiens...
+
+--Eh! mon veneur Gondulf! vite, mon veneur Gondulf!...
+
+--Seigneur comte, me voici...
+
+--Amène ici _Mirff_ et _Morff_... s'ils laissent à l'ours un lambeau de
+peau et de chair sur les os, je veux, hi... hi... que cette coupe de vin
+me serve de poison.
+
+--Seigneur, je cours au chenil; je reviens à l'instant avec Mirff et
+avec Morff.
+
+En entendant la proposition du comte, universellement reçue avec
+acclamations, l'amant de l'évêchesse, qui, fidèle à son rôle, s'en
+allait toujours chevauchant sur son bâton autour de la table, avait
+soudain interrompu ses gambades, tout prêt à exprimer par des gestes
+compromettants son refus de s'offrir aux crocs de Mirff et de Morff;
+heureusement Karadeuk, grâce à une légère secousse donnée à la chaîne,
+rappela le Vagre à la prudence, et celui-ci continua ses gambades de
+l'air le plus indifférent du monde; mais bientôt son conducteur, le
+tenant toujours enchaîné, se jeta suppliant aux pieds de Neroweg, lui
+disant:
+
+--Seigneur comte, clarissime seigneur!...
+
+--Que veux-tu?
+
+--Mon ours est mon gagne-pain... vous allez le faire étrangler...
+
+--Et moi, hi... hi... est-ce que je ne m'expose pas à voir... les deux
+meilleurs chiens de ma meute déchirés... à coups de griffes... puisque
+tu dis ton ours féroce?
+
+--Seigneur, vos chiens ne vous font pas vivre! et mon ours est mon
+gagne-pain...
+
+--Oserais-tu résister à ma volonté?
+
+--Ô grand prince!--reprit Karadeuk toujours agenouillé en se tournant
+vers Chram,--un pauvre vieillard s'adresse à votre gloire; un mot de
+vous à ce clarissime seigneur, qui vous respecte comme fils de son roi,
+et il renonce à son projet... Je vous le jure par mon salut! les autres
+tours de mon ours vous divertiront cent fois davantage que ce combat
+sanglant qui va me priver de mon gagne-pain...
+
+--Allons, relève-toi... je ne t'empêcherai pas de gagner ton pain...
+
+--Grâces vous soient rendues, grand roi! mon ours est sauvé.
+
+Les paroles de Chram soulevèrent de violents murmures parmi les leudes
+du comte; non-seulement ils se voyaient privés d'un spectacle
+réjouissant pour eux, mais ils se croyaient de nouveau rabaissés dans la
+personne de leur patron.
+
+--Chram n'est pas roi dans ce burg, dis-lui donc cela, Neroweg,--s'écria
+Sigefrid, l'un des provocateurs de la dispute à peine étouffée au moment
+de l'entrée de Karadeuk et de son ours.--Non, le roi Chram ne peut, par
+caprice, nous priver d'un divertissement qu'il te plaît de nous donner,
+Neroweg, et dont il nous plaît de jouir.
+
+--Non, non,--ajoutèrent à haute voix les autres guerriers du
+comte,--nous voulons voir étrangler l'ours... Les chiens! les chiens!...
+Neroweg seul ordonne ici...
+
+--Oui, et au diable le roi!--s'écria Sigefrid,--au diable Chram, s'il
+s'oppose à nos plaisirs!
+
+--Il n'y a que des brutes campagnardes qui envoient au diable leur
+hôte... lorsqu'il est fils de leur roi,--reprit le Lion de Poitiers d'un
+air menaçant.--Sont-ce là les exemples de courtoisie que tu donnes à tes
+hommes? Neroweg, je le crois en voyant ton majordome se hâter à cette
+heure, à peine le festin terminé, d'emporter ta vaisselle d'or et
+d'argent, de peur sans doute que nous la dérobions?
+
+--Mes fils! mes chers fils en Christ! allez-vous recommencer à
+quereller? La paix, mes fils... au nom du ciel paix entre vous!
+
+--Évêque, tu as raison de prêcher la paix; mais ces braves leudes, qui
+me croient opposé à leur divertissement, ne m'ont pas compris; je t'ai
+dit, bateleur, que je ne voulais pas te priver de ton gagne-pain.
+
+--Grâces donc vous soient rendues, roi.
+
+--Un instant, combien vaut ton ours?
+
+--Il est pour moi sans prix.
+
+--Quel que soit son prix, je te le payerai s'il est étranglé.
+
+Cet accommodement, accueilli par les acclamations des Franks, apaisa la
+nouvelle querelle près de s'engager entre eux; mais Karadeuk, toujours à
+genoux, s'écria:
+
+--Grand roi, aucun prix ne remplacerait pour moi mon ours; de grâce
+renoncez à votre projet.
+
+--Les chiens... ah! voici les chiens...
+
+--De ma vie je n'ai vu pareils molosses!--dit Chram.--Comte, si toute ta
+meute est ainsi appareillée, elle peut rivaliser avec la mienne, que je
+croyais, foi de roi, sans égale!
+
+--Quels reins! quelles pattes énormes! Hein, Chram? ah! si tu entendais
+leur voix! les beuglements d'un taureau sont comme le chant du rossignol
+auprès de leurs aboiements quand ils sont aux trousses d'un loup ou d'un
+sanglier!
+
+--Je gage que l'un d'eux suffit à étrangler l'ours, aussi vrai que je
+m'appelle Spatachair.
+
+--Allons, l'ours à un poteau, bateleur! et commençons... je te l'ai dit,
+si ta bête est étranglée, je la paye.
+
+--Illustre roi, ayez pitié d'un pauvre homme.
+
+--Assez, assez... enchaînez l'ours au poteau, et finissons...
+
+--Seigneur évêque, au nom de votre main bénie, que vous m'avez donnée à
+baiser, soyez charitable envers ce pauvre animal...
+
+--Est-il donc un chrétien pour que je lui sois charitable? Ah! bateleur!
+bateleur! si tu ne t'étais montré un pieux homme, je prendrais cette
+prière pour un outrage...
+
+Insister plus longtemps, c'était tout perdre. Karadeuk le comprit, et
+s'adressant de nouveau à Chram:
+
+--Glorieux roi, que votre volonté soit faite; permettez-moi seulement un
+dernier mot.
+
+--Hâte-toi...
+
+--Ce spectacle ne sera qu'une boucherie, mon ours étant enchaîné ne
+pourra se défendre.
+
+--Veux-tu pas, vieil idiot, qu'on le déchaîne pour qu'il nous dévore...
+
+--Non, roi, mais si vous désirez un divertissement qui dure quelque
+temps, du moins égalisez les forces; permettez-moi d'armer mon ours de
+ce bâton!
+
+--N'a-t-il pas ses ongles?
+
+--Pour plus de prudence, je les lui ai limés... Voyez plutôt comme ils
+sont émoussés...
+
+--Je te crois sur parole... Soit, il aura pour arme un bâton... et tu
+crois qu'il saura s'en servir?
+
+--Hélas! la peur d'être dévoré le forcera bien de se défendre comme il
+pourra, et de votre vie vous n'aurez vu pareil spectacle...
+
+--Et toi, Neroweg?--dit Sigefrid, plus qu'aucun autre leude chatouilleux
+sur la dignité du comte,--accordes-tu que l'ours ait un bâton? car
+enfin, seul, tu as le droit de dire ici: Je veux.
+
+--Oui, oui, j'accorde le bâton... je trouve, hi, hi, hi... que cet ours
+bâtonnant contre des chiens sera un spectacle réjouissant... pourtant
+j'aurais fort aimé, hi, hi, hi, à voir étrangler l'animal par Mirff et
+par Morff; mais cela aurait fini trop tôt. Allons, esclaves sonneurs de
+trompe; et vous, esclaves batteurs de tambour, sonnez et tambourinez à
+tout rompre, ou je ferai tambouriner sur votre échine! et vous, esclaves
+porte-flambeaux, approchez-vous tous du cercle que l'on va former! Haut
+vos torches, afin d'éclairer le combat... Allons, battez, tambours!
+sonnez, trompes de chasse! pour exciter les chiens.
+
+--Au poteau, l'ours, au poteau!
+
+Karadeuk conduisit l'amant de l'évêchesse à l'une des extrémités de la
+salle, l'enchaîna à l'une des poutres de la colonnade, et lui remettant
+le gros bâton noueux sur lequel il avait chevauché, il lui dit:
+
+--Allons, mon pauvre Mont-Dore, courage, défends-toi de ton mieux,
+puisque tel est le divertissement de ces nobles seigneurs.
+
+Un grand cercle se forma, éclairé par les esclaves porte-flambeaux. Au
+premier rang se trouvaient le roi Chram et ses favoris, le comte,
+l'évêque et plusieurs leudes; les autres assistants montèrent sur la
+table... Au centre du cercle, le Vagre-ours, revêtu de sa casaque, qu'on
+lui avait heureusement laissée, conservait un sang-froid intrépide; il
+s'était naïvement assis sur son train de derrière, comme un ours qui ne
+s'attend point à mal, tenant nonchalamment son bâton entre ses pattes de
+devant, et le quittant parfois pour se gratter prestement avec des
+mouvements d'un gracieux et naturel abandon. Soudain les trompes de
+chasse, les tambours redoublèrent leur vacarme assourdissant; Gondulf,
+le veneur du comte, entra dans le cercle, tenant en laisse deux limiers
+monstrueux; de leur cou énorme tombait, jusque sur leur large poitrail,
+un fanon pareil à celui des taureaux; leurs yeux, caves, sanglants,
+étaient à demi cachés par leurs longues oreilles pendantes; le noir, le
+fauve et le blanc nuançaient leur poil rude, qui se hérissa droit sur
+leur dos lorsqu'ils aperçurent l'ours; faisant entendre alors des
+aboiements formidables, d'un élan furieux ils brisèrent la laisse que
+Gondulf tenait encore, et en deux bonds ils se précipitèrent sur l'amant
+de l'évêchesse.
+
+--Hardi, _Mirff_! hardi, _Morff_!--cria le comte en battant des
+mains,--hardi! à la curée, mes farouches! ne lui laissez pas un morceau
+de chair sur les os!...
+
+--À moins d'un prodige de force et d'adresse, mon compagnon va être mis
+en pièces, notre ruse découverte, et la dernière chance de salut pour
+mes fils perdue... Alors je poignarde le comte et le roi!--se dit
+Karadeuk, et en pensant cela, il cherchait sous sa saie le manche de son
+poignard, et le tint serré dans sa main, prêt à agir.
+
+Le Vagre-ours, à l'aspect des chiens, continua son rôle avec présence
+d'esprit, bravoure et dextérité; il fit un mouvement de surprise; puis
+s'acculant au poteau, il s'apprêta, le bâton haut, à repousser l'attaque
+des chiens: au moment où Mirff s'élançait le premier pour le saisir au
+ventre, le Veneur lui asséna sur la tête un si furieux coup de bâton,
+qu'il se brisa en trois morceaux, et Mirff tomba comme foudroyé en
+poussant un hurlement terrible.
+
+--Malédiction!--s'écria le comte,--un limier qui m'avait coûté trois
+sous d'or (BB)! Oh là! que l'on m'éventre cet ours enragé à coups
+d'épieu!
+
+Les imprécations du comte furent couvertes par les acclamations
+frénétiques des assistants, qui, plus désintéressés que Neroweg dans le
+combat, applaudissaient la vaillance de l'ours, et attendaient avec une
+curieuse anxiété l'issue de la lutte. Le Vagre-ours, désarmé, était aux
+prises, corps à corps, avec l'autre molosse, qui, au moment où le bâton
+s'était brisé, avait, de ses crocs formidables, saisi son adversaire à
+la cuisse, le renversant sous ce choc impétueux. Le sang du compagnon de
+Karadeuk coulait avec abondance et rougissait le sol et la feuillée dont
+il était jonché. L'ours et le chien roulèrent deux fois sur eux-mêmes;
+alors, pesant de tout le poids de son corps sur son ennemi, qui, comme
+_Deber-Trud_, ne démordait pas, le Vagre l'étouffa d'abord à demi, puis
+l'acheva en lui serrant si violemment la gorge entre ses mains
+vigoureuses, qu'il l'étrangla. Pendant cette lutte doublement terrible,
+car non-seulement la morsure du molosse avait traversé la cuisse du
+Vagre et lui causait une douleur atroce, mais il risquait d'être
+massacré, ainsi que Karadeuk, s'il se trahissait, l'amant de
+l'évêchesse, fidèle à son rôle _ursin_, ne poussa d'autre cri que
+quelques sourds grognements; puis, le combat terminé, le digne animal
+s'accroupit au pied du poteau, entre les cadavres des deux chiens et
+ramassé sur lui-même, la tête entre ses pattes, il parut lécher sa plaie
+saignante, tandis que Chram, ses favoris et plusieurs leudes du comte
+acclamaient à grands cris le triomphe de l'ours.
+
+--Hélas! hélas!--murmurait le vieux Karadeuk en se rapprochant de son
+compagnon,--mon ours est blessé mortellement peut-être... J'ai perdu mon
+gagne-pain.
+
+--Des épieux! des haches!--criait le comte écumant de fureur,--que l'on
+achève ce féroce animal, qui vient de tuer Mirff et Morff, les deux
+meilleurs chiens de ma meute... Par l'_aigle terrible_! mon aïeul, que
+cet ours damné soit mis en morceaux à l'instant même... M'entends-tu,
+Gondulf?--ajouta-t-il en s'adressant à son veneur en trépignant de
+rage;--prends un de ces épieux de chasse accrochés à la muraille... et à
+mort l'ours, à mort!...
+
+Gondulf courut s'armer d'un épieu, tandis que Karadeuk, tendant les
+mains vers Chram, s'écriait:
+
+--Grand roi! mon seul espoir est en toi... Je te demande merci, je me
+mets sous ta protection et sous celle de ta suite royale, redoutable et
+invincible à la guerre! Oh! valeureux guerriers! aussi terribles au
+combat que généreux après la victoire, vous ne voudrez pas la mort de ce
+pauvre animal, qui, vainqueur, mais blessé dans la lutte, s'est battu
+sans traîtrise... Non, non, à l'exemple de votre glorieux roi, votre
+honneur courtois et raffiné s'indignerait d'une brutale lâcheté, même
+commise à l'égard d'un pauvre animal... Oh! guerriers, non moins
+brillants par l'armure et la grâce militaire que foudroyants par la
+valeur... je me mets à merci sous la protection de votre roi... il
+demandera la vie de l'ours au seigneur comte, qui ne peut rien refuser à
+de si nobles hôtes que vous!
+
+Le Frank est vaniteux; son orgueil se plaît aux louanges les plus
+exagérées. Karadeuk le savait, il espérait aussi en s'adressant
+seulement à la truste royale raviver entre elle et les leudes du comte
+les dernières querelles à peine calmées. Ses paroles furent
+favorablement accueillies par les guerriers de Chram; et celui-ci,
+s'approchant de Neroweg, lui dit:
+
+--Comte, nous tous ici, tes hôtes, nous te demandons la grâce de ce
+courageux animal, et cela au nom de notre vieille coutume germanique,
+selon laquelle, tu le sais, la demande d'un hôte est toujours accordée.
+
+--Roi, quoi qu'en dise la coutume, je vengerai la mort de Mirff et de
+Morff, qui à eux deux me coûtaient six sous d'or... Gondulf, des épieux,
+des haches, que cet ours soit mis en quartiers sur l'heure!...
+
+--Comte, ce pauvre bateleur s'est mis à ma merci... je ne peux
+l'abandonner.
+
+--Chram, que tu protèges ou non ce vieux bandit, je vengerai la mort de
+Mirff et de Morff...
+
+--Écoute, Neroweg, j'ai une meute qui vaut la tienne... tu l'as vue
+chasser dans la forêt de Margevol... tu enverras ton veneur à ma villa;
+il choisira six de mes plus beaux chiens pour remplacer ceux que tu
+regrettes...
+
+--Je n'ai que faire de tes chiens... j'ai dit que je vengerais la mort
+de Mirff et de Morff!--s'écria le comte en grinçant des dents de
+fureur;--je vengerai la mort de Mirff et de Morff! Gondulf, aux épieux!
+aux épieux!...
+
+--Sauvage campagnard! tu manques à tous les devoirs de l'hospitalité en
+refusant la demande du fils de ton roi,--dit le Lion de Poitiers à
+Neroweg,--de même que tu nous as outragés, nous, tes hôtes, en empêchant
+ta femme d'assister au festin et en faisant enlever ta vaisselle avant
+la fin du repas... Tu es donc plus ours que cet ours, que tu ne tueras
+pas... je te le défends... car le bateleur s'est mis sous la protection
+de Chram et de nous autres, ses hommes...
+
+--Compagnons!--s'écria Sigefrid,--laisserons-nous insulter plus
+longtemps celui dont nous sommes les compagnons et les _fidèles_?
+
+--Les entendez-vous, ces brutes rustiques?--dit l'un des guerriers de
+Chram.--Les voici encore à aboyer sans oser mordre.
+
+--Moi, Neroweg, roi dans mon burg, comme le roi dans son royaume, je
+tuerai cet ours! et si tu dis un mot de plus, toi qu'on appelle _Lion_,
+je t'abats à mes pieds, effronté renard de palais!...
+
+--Une injure! à moi... sanglier boueux!--s'écria le Gaulois renégat,
+pâle de colère, en tirant son épée d'une main et de l'autre saisissant
+le comte au collet de sa dalmatique.--Tu veux donc que ta gorge serve de
+fourreau à cette lame?...
+
+--Ah! double larron! tu veux m'arracher mes colliers d'or!--s'écria
+Neroweg, ne pensant qu'à défendre ses bijoux, et croyant, au geste de
+son adversaire, que celui-ci le voulait voler.--J'ai donc eu raison de
+mettre ma vaisselle à l'abri de vos griffes à tous...
+
+--Ainsi, nous sommes tous des larrons... Aux épées! hommes de la truste
+royale! aux armes! vengeons notre honneur! écharpons ces rustauds!...
+
+--Ah! chiens bâtards!--cria Neroweg, séparé du Lion de Poitiers par
+Sigefrid, qui s'était jeté entre eux,--vous parlez d'épées... en voici
+une, et de bonne trempe; tu vas l'éprouver, luxurieux blasphémateur, toi
+qui n'as du lion que le nom... À moi, mes leudes! on a porté la main sur
+votre compagnon de guerre!...
+
+--Neroweg!--s'écria Chram en s'interposant encore; car son favori,
+débarrassé de Sigefrid, revenait l'épée haute vers le comte.--Êtes-vous
+fous de vous quereller ainsi?... Lion, je t'ordonne de rengaîner cette
+épée...
+
+--Oh! béni sois-tu, grand Saint-Martin! de me donner l'occasion de
+châtier ce sacrilège, qui a eu l'audace de lever sa houssine sur mon
+saint patron l'évêque, et qui, depuis son entrée dans le burg, ne cesse
+de me railler!--s'écria le comte, sourd aux paroles de Chram, et tâchant
+de rejoindre son adversaire dont il venait encore d'être séparé au
+milieu du tumulte croissant.
+
+--Enfants! défendons Neroweg!--s'écria Sigefrid;--l'occasion est bonne
+pour montrer enfin à ces fanfarons que nos vieilles épées rouillées
+valent mieux que leurs épées de parade. Aux armes! aux armes!...
+
+--Et nous aussi, aux armes! Finissons-en avec ces dogues de basse-cour!
+
+--Ils se croient forts parce qu'ils sont dans leur niche.
+
+--Défendons le favori du roi Chram, notre roi!
+
+--Mes chers fils en Dieu!--criait l'évêque, tâchant de dominer le
+tumulte et le vacarme croissant à chaque instant,--je vous ordonne de
+remettre vos glaives dans le fourreau! c'est affliger le Seigneur que de
+combattre pour de futiles querelles...
+
+--Mes amis!--criait de son côté Chram, sans pouvoir être entendu,--c'est
+folie, stupidité, de s'entr'égorger ainsi... Imnachair! Spatachair!
+mettez donc le holà... apaisez nos hommes... et toi, Neroweg, calme les
+tiens au lieu de les exciter.
+
+Vaines paroles... Et d'ailleurs Neroweg ne les pouvait entendre... Un
+flot de la foule tumultueuse l'avait éloigné de nouveau du Lion de
+Poitiers, qu'il appelait et cherchait avec des cris de rage. Les
+guerriers de Chram et ceux du comte, après s'être injuriés, provoqués,
+menacés, de la voix et du geste, se rapprochant de plus en plus les uns
+des autres, se joignirent... Au premier coup porté, la mêlée s'engagea
+insensée, furieuse, ivre, et d'autant plus terrible, que les esclaves,
+porteurs des flambeaux, qui seuls éclairaient la salle, craignant d'être
+tués dans la bagarre, se sauvèrent au moment du combat, les uns, jetant
+à leurs pieds leurs torches, qui s'éteignirent sur le sol; les autres,
+fuyant au dehors, éperdus, tenant à la main leurs flambeaux allumés...
+Au bout de peu d'instants, la salle du festin étant privée de ces
+vivants luminaires, la lutte continua au milieu des ténèbres avec un
+aveugle acharnement.
+
+Et Karadeuk? et l'amant de la belle évêchesse? étaient-ils donc restés
+au milieu de cette tuerie, eux? Oh! non point! mieux avisé l'on est en
+Vagrerie... Le vieux Karadeuk, après avoir habilement jeté son brandon
+de discorde entre la truste royale et les leudes du comte, vit bientôt
+se rallumer la rivalité courroucée de ces barbares, déjà deux fois à
+peine apaisée; de sorte qu'ils l'oublièrent bientôt, lui et son ours.
+Aussi, lorsque tous les coeurs furent enflammés de fureur, le tumulte
+arrivant à son comble, le vieux Vagre dit tout bas à son compagnon:
+
+--Ta blessure t'empêche-t-elle de marcher et d'agir?
+
+--Non.
+
+--As-tu ton poignard?
+
+--Oui, dans un pli de ma casaque.
+
+--Ne me quitte pas de l'oeil et imite-moi.
+
+A ce moment la mêlée s'engageait... Déjà plusieurs des porte-flambeaux
+laissaient, par leur fuite ou par l'abandon de leurs torches, la salle
+du festin dans une obscurité presque complète. Karadeuk, suivi du
+Veneur, se jeta sous la table massive ébranlée, mais non renversée
+durant le combat, car elle était, contre l'usage habituel des Franks,
+fixée dans le sol. Ainsi, un moment à l'abri, le vieux Vagre déboucla le
+collier de l'amant de l'évêchesse; puis, tous deux, continuant de ramper
+sous la table, guidés par la dernière lueur de quelques torches à demi
+éteintes sur le sol, se dirigèrent vers une des portes de la salle du
+festin, porte que le flot des combattants laissait libre, et
+s'élancèrent au dehors. Presque aussitôt ils se trouvèrent en face de
+deux esclaves, qui, ayant fui par une autre issue, couraient éperdus,
+leurs torches à la main. Chacun des Vagres prend un esclave à la gorge
+et lui met un poignard sur la poitrine.
+
+--Éteins ta torche,--dit Karadeuk,--et conduis-moi à l'ergastule, ou tu
+es mort...
+
+--Donne-moi ta torche,--dit l'amant de l'évêchesse,--et conduis-moi aux
+granges, ou tu es mort...
+
+Les esclaves obéissent, les deux Vagres se séparent: l'un court aux
+granges, l'autre à l'ergastule.
+
+Les prisonniers de l'ergastule se sont, autant que possible, rapprochés
+des barreaux; la petite Odille, endormie sur les genoux de l'évêchesse,
+s'est en sursaut réveillée, disant:
+
+--Ronan, qu'y a-t-il donc? vient-on déjà nous chercher pour le supplice?
+
+--Non, petite Odille; nous sommes à peine à la moitié de la nuit. Mais
+je ne sais ce qui se passe au burg; tous les Franks qui nous gardaient
+ont abandonné les dehors de notre prison pour accompagner un des leurs,
+qui est venu les chercher; puis, tous sont partis en courant et en
+agitant leurs armes.
+
+--Ronan, mon frère, prête l'oreille dans la direction de la maison
+seigneuriale... il me semble entendre un bruit étrange...
+
+--Silence! faisons silence...
+
+--Ce sont des cris tumultueux... l'on dirait qu'on entend le choc des
+armes...
+
+--Loysik! les débris de ma troupe, joints à d'autres Vagres,
+attaqueraient-ils le burg?... Ô mon frère! délivrance!... liberté!...
+vengeance!...
+
+--Voyez-vous, Ronan, je ne me trompais pas... vos Vagres, qui vous
+aiment tant, viennent vous délivrer.
+
+--Folle espérance, comme en ont seuls les prisonniers, pauvre enfant! Et
+puis, il faudrait donc que ces braves compagnons m'emportassent, moi et
+mon frère, sur leurs épaules... nous ne saurions faire un pas.
+
+--Le feu! le feu!...
+
+--Le feu est au burg!
+
+--Voyez-vous cette grande lueur? elle monte vers le ciel!
+
+--Incendie et bataille! ce sont mes Vagres!
+
+--Le feu! encore le feu! là-bas... plus loin!...
+
+--L'incendie doit être aux deux bouts des bâtiments.
+
+--Le tumulte augmente... Entendez-vous crier: au feu!... au feu!...
+
+--L'embrasement grandit... voyez, voyez... devant notre souterrain; il
+fait maintenant clair comme en plein jour...
+
+--Quelles flammes!... elles s'élancent maintenant par-dessus les
+arbres...
+
+--Un homme accourt...
+
+--Mon père!...
+
+--Loysik! Ronan! ô mes fils!
+
+--Vous, mon père... ici...
+
+--Cette grille, comment s'ouvre-t-elle?
+
+--De votre côté... une grosse serrure...
+
+--La clef, la clef!...
+
+--Les Franks l'auront emportée...
+
+--Malheur! cette grille est énorme!... Ronan, Loysik! vous tous qui êtes
+là, joignez-vous à moi pour forcer ces barreaux...
+
+--Nous ne pouvons bouger, mon père... la torture nous a brisés!
+
+--Oh! des forces! des forces!... Voir là mes deux fils!... il faut les
+sauver pourtant...
+
+--Mon père, tu n'ébranleras jamais cette grille!... donne-nous ta main à
+travers les barreaux, que nous la baisions, et ne songe plus qu'à
+fuir... du moins nous t'aurons revu...
+
+--Quelqu'un accourt!
+
+--Un ours!
+
+--À moi, Veneur! à moi, mon hardi garçon!... délivrons mes fils!...
+
+--Ma belle évêchesse, es-tu là? voici ma tête à bas... me reconnais-tu?
+
+--Mon Vagre, c'est toi! oh! tu m'aimes!...
+
+--Un baiser à travers la grille? il doublera mes forces, mon adorée.
+
+--Tiens... tiens... et sauve cette enfant! sauve-nous!...
+
+--Tes lèvres ont pressé les miennes... Maintenant, mon évêchesse, je
+porterais le monde sur mes épaules... À nous deux, Karadeuk...
+renversons cette grille!
+
+--Veneur, vous êtes tous deux seuls ici, toi et mon père?
+
+--Tous deux seuls, Ronan...
+
+Et joignant ses efforts à ceux du vieux Vagre pour renverser la grille,
+le veneur ajouta:
+
+--J'ai mis le feu aux quatre coins du burg: étables, écuries, granges,
+tout flambe à plaisir!... La maison du comte, pleine de Franks qui
+s'égorgent, et bâtie en charpente, commence à brûler au milieu de cet
+incendie, comme un fagot dans un four ardent... Malédiction! impossible
+d'ébranler cette grille!... Il faudrait des leviers...
+
+--Sauve-toi, mon Vagre! je mourrai avec la douce pensée de ton amour...
+Oh! dites, Loysik, d'un pareil amour ai-je encore à rougir?
+
+--Fuyez, mon père!
+
+--Sauve-toi, brave Veneur... tu t'es montré bon Vagre jusqu'à la fin...
+Moi, Ronan, je te le dis: Sauve-toi...
+
+--Ô mes fils! avant de tomber sous la hache des Franks, je mourrai de
+rage de ne pouvoir vous délivrer...
+
+--Mon Vagre, tu veux donc que les Franks te massacrent là devant moi!...
+
+--Belle évêchesse, je te serrerai dans mes bras à travers la grille, et
+je ne saurai pas seulement si ces Franks me tuent...
+
+--Dis, mon Vagre, en ce moment suprême, tu me prends pour ta femme
+devant Dieu?
+
+--Oui, devant Dieu, devant les hommes, devant les débris du monde et du
+ciel... s'ils écroulaient! je mourrai là, à tes pieds, radieux de mourir
+là!...
+
+--Loysik, vous l'entendez?
+
+--Fulvie, cet amour est maintenant sacré...
+
+--Ô Loysik! merci de vos paroles... je suis heureuse!
+
+--Mais cette clef, cette clef... elle est cachée quelque part
+peut-être... Ô mes fils!...
+
+--Foi de Veneur, cela brûle comme un feu de paille... Oh! si de loin nos
+bons Vagres pouvaient voir à temps cet incendie, notre signal convenu...
+
+--Vous n'êtes pas seuls?
+
+--Une douzaine des nôtres, bien armés, doivent être à la lisière de la
+forêt, ou rôder, en vrais loups, autour des fossés.
+
+--Malheur! ces fossés sont infranchissables!
+
+--Allons, un dernier effort, vieux Karadeuk; les Franks qui gardaient
+l'ergastule ne pensent maintenant qu'à éteindre le feu, creusons la
+terre sous la grille avec nos poignards, avec nos ongles.
+
+--Les Franks!... les voilà... ils reviennent, ils accourent...
+
+--On voit là-bas briller leurs armes aux lueurs du feu.
+
+--Mon père, plus d'espoir! vous êtes perdu!
+
+--Sang et mort! perdu... et nous là, brisés, incapables de vous
+défendre!
+
+--Mon Vagre, une dernière fois, je t'en conjure! sauve-toi... Tu
+refuses... viens donc là, tout près, entre mes bras... passe les tiens à
+travers cette grille... viens, mon époux... Ah! maintenant que nos âmes
+s'exhalent dans un dernier baiser!...
+
+Une vingtaine d'hommes de pied et quelques leudes accouraient en armes
+vers l'ergastule; un des leudes disait:
+
+--Une partie de ces chiens d'esclaves profite de l'incendie pour se
+révolter; ils parlent de venir délivrer ce chef des Vagres et les
+prisonniers... Vite, vite, mettons-les tous à mort... ensuite nous
+exterminerons les esclaves... La clef de la grille, la clef?...
+
+--La voilà...
+
+Au moment où Sigefrid prenait la clef, il aperçut Karadeuk et s'écria:
+
+--Le bateleur ici! Que fais-tu là, vieux vagabond?
+
+--Noble leude, mon ours, effrayé par le feu, m'avait échappé; je cours
+après lui... Il est, je crois, tapis là, près la grille, dans un coin...
+Hélas! quel malheur que cet incendie!
+
+--Sigefrid, la grille est ouverte,--dit un des Franks.--Commençons-nous
+par tuer les hommes ou les femmes?
+
+--Moi, je commence par tuer les hommes!--s'écria Karadeuk en plantant
+son poignard au milieu de la poitrine de Sigefrid, duquel il s'était
+rapproché tout en lui répondant, et qui, la grille ouverte, entrait la
+hache à la main dans l'ergastule: le vieux Vagre s'y élança pour mourir,
+s'il le fallait, auprès de ses deux fils.
+
+--Que dis-tu de ma griffe?--dit à son tour le Veneur en poignardant un
+autre Frank, et courant à l'évêchesse.
+
+--Vagrerie! Vagrerie!...--À nous, bons esclaves!...--À nous,
+révoltez-vous!...--Crièrent des voix tumultueuses et lointaines qui
+venaient non du côté des bâtiments en feu, mais de l'espace qui séparait
+l'ergastule du fossé d'enceinte. Puis, se rapprochant de plus en plus,
+les voix répétèrent:--Vagrerie! Vagrerie!...--Mort aux Franks!--Liberté
+aux esclaves!--Vive la vieille Gaule!
+
+--Les Vagres!--s'écrièrent les Franks abasourdis, stupéfaits de la mort
+des deux leudes.--Les Vagres!... ils sortent donc de l'enfer!...
+
+--À moi!--cria Ronan d'une voix tonnante,--à moi, mes Vagres!...
+
+C'étaient notre douzaine de bons Vagres, qui, attirés par les clartés de
+l'incendie, signal convenu, avaient traversé le fossé; mais comment? Ce
+fossé n'était-il point rempli d'une vase tellement profonde, qu'un homme
+devait s'y engloutir s'il tentait de le traverser? Certes; mais nos bons
+Vagres, depuis la tombée de la nuit, rôdant là comme des loups autour
+d'une bergerie, l'avaient sondé, ce fossé; après quoi, ces judicieux
+garçons allèrent abattre à coups de hache, non loin de là, deux grands
+frênes droits comme des flèches, les dépouillèrent ensuite de leurs
+branches flexibles, dont ils lièrent solidement les deux troncs d'arbres
+bout à bout. Jetant alors sur la largeur du fossé, non loin de
+l'ergastule, ce long et frêle madrier, lestes, adroits comme des chats,
+ils avaient, l'un après l'autre, rampé sur ces troncs arbres, afin
+d'atteindre le revers de l'enceinte. Deux Vagres, dans cet aérien et
+périlleux passage, tombèrent et disparurent au fond de la vase:
+c'étaient le gros _Dent-de-Loup_ et _Florent_ le rhéteur... Que leurs
+noms vivent et soient bénis et redits en Vagrerie... Leurs compagnons,
+arrivant de l'autre côté du fossé, rencontrèrent, courant à l'ergastule
+pour délivrer les prisonniers, une trentaine d'esclaves révoltés, armés
+de bâtons, de fourches et de faux. Les Vagres se joignirent à eux, à
+l'exception des gens de pied et des leudes. Revenus à la prison pour
+mettre à mort les condamnés, les guerriers de Chram et ceux de Neroweg,
+après s'être battus au milieu des ténèbres dans la salle du festin,
+oubliant leur querelle, et laissant les morts et les blessés sur le lieu
+du combat, ne songèrent qu'à courir au feu: les hommes du comte, pour
+éteindre l'incendie; les hommes de Chram, pour sauver les chevaux ou
+les bagages de leur maître, et les retirer des écuries à demi
+embrasées... Les Franks, accourus à l'ergastule, étaient une vingtaine
+au plus; ils furent entourés et massacrés par les Vagres de Ronan et par
+les esclaves, après une résistance enragée. Pas un des Franks n'échappa,
+non, pas un! c'était urgent et prudent: un seul de ces conquérants de la
+vieille Gaule aurait pu aller, à cinq cents pas de là, avertir les
+leudes de ce qui se passait à la prison... Deux esclaves chargèrent
+Ronan sur leurs épaules, deux autres enlevèrent Loysik, et, à la demande
+de son évêchesse, le Veneur emporta dans ses bras vigoureux, comme on
+emporte un enfant au berceau, la petite Odille, trop faible pour pouvoir
+marcher. Le vieux Karadeuk suivait ses deux fils qu'il couvait des yeux.
+
+Cette lutte triomphante, aux abords de l'ergastule, s'était passée en
+moins de temps qu'il n'en faut pour la décrire; mais il restait fort à
+faire pour sortir de l'enceinte du burg. Il fallait gagner le pont,
+seule issue praticable à cause de Ronan, de Loysik et d'Odille,
+incapables de marcher. Pour atteindre le pont, on devait, après avoir
+pendant assez longtemps suivi le revers de l'enceinte sous les arbres de
+l'hippodrome, on devait traverser le terrain complétement découvert qui
+s'étendait en face des bâtiments en feu. Le vieux Karadeuk, sage, froid
+et prudent au conseil, fit faire halte à sa troupe sous les arbres où
+elle se trouvait alors à l'abri de tout regard ennemi, et il dit:
+
+--Quitter le burg en bande, ce serait nous faire tuer jusqu'au dernier.
+Une partie des Franks, dans leur fureur, abandonnerait l'incendie pour
+nous exterminer; donc, en arrivant sur le terrain découvert qu'il nous
+faut parcourir, séparons-nous, et jetons-nous hardiment au milieu des
+Franks effarés, occupés à transporter ce qu'ils peuvent arracher aux
+flammes... Mêlons-nous à cette foule épouvantée, paraissons aussi
+occupés de quelque sauvetage, allant, venant, courant, nous sortirons de
+ce dangereux passage, et nous gagnerons isolément le pont, notre
+rendez-vous général...
+
+--Mais, mon père, moi et Loysik, portés par ces bons esclaves, comment
+éviter que l'on nous remarque?
+
+--Peu importe qu'on vous remarque; ces esclaves sembleront transporter
+deux hommes blessés par les décombres de l'incendie; vous cacherez
+seulement vos visages entre vos mains, et vous gémirez de votre mieux.
+Quant au Veneur, qui a prudemment dépouillé sa peau d'ours, il
+traversera la foule en courant, tenant la petite esclave entre ses bras,
+comme s'il venait d'arracher du milieu des flammes une jeune fille du
+gynécée; l'évêchesse va s'envelopper dans la casaque du Veneur, et au
+milieu du tumulte elle pourra passer inaperçue... Tout ceci est-il
+entendu, accepté?
+
+--Oui, Karadeuk.
+
+--Maintenant, mes bons Vagres, continuons notre marche jusqu'au bout de
+l'hippodrome; là, nous nous séparons... Notre rendez-vous est au
+pont!...
+
+Les sages avis du père de Loysik et de Ronan furent de point en point
+exécutés.
+
+Foi de Vagre et de Gaulois conquis, c'était un fier spectacle que ce
+vaste burg frank, dévoré par les flammes! À chaque instant les toits de
+chaume des étables et des granges s'effondraient avec fracas, en lançant
+vers le ciel étoilé d'immenses gerbes de flammes et d'étincelles; le
+vent du nord, frais et vif, poussait vers le sud les crêtes de ses
+grandes vagues de feu, ondoyant comme une mer au-dessus des bâtiments à
+demi écroulés. Au moment où Ronan, porté par les deux esclaves, passait
+devant la maison seigneuriale, construite presque entièrement en
+charpente et recouverte de planchettes de chêne, il vit la toiture
+embrasée, soutenue jusqu'alors par quelques grosses poutres carbonisées,
+s'abîmer avec le retentissement du tonnerre au milieu des assises et des
+pilastres de pierre volcanique, restés seuls debout, ainsi que quelques
+énormes poutres noires et fumantes, se profilant sur un rideau de feu.
+Aux lueurs de cette fournaise, on voyait briller les casques et les
+cuirasses des leudes de Chram, courant çà et là, ainsi que les gens de
+Neroweg, et s'efforçant de faire sortir des écuries embrasées, les
+chevaux et les mulets, chargés à la hâte; des hommes du comte, non moins
+effarés, apportaient sur leurs épaules, et jetaient loin du feu les
+objets qu'ils avaient pu arracher aux flammes, et retournaient aux
+bâtiments, afin de disputer d'autres débris à l'incendie. De bons
+esclaves, implorant le ciel, poussaient à grand'peine devant eux le
+bétail effarouché, ou tiraient en vain par le licou les chevaux cabrés
+d'épouvante; les plus dévots de ces captifs s'agenouillaient éperdus, se
+frappant la poitrine, et suppliaient le bienheureux évêque Cautin, que
+l'on ne voyait pas, de mettre un terme au désastre par un nouveau
+miracle.
+
+Quel tumulte infernal!... qu'il est doux à l'oreille d'un Gaulois qui se
+venge du féroce conquérant de son pays, d'un Gaulois qui se venge de
+l'implacable ennemi de sa race! Par les os de nos pères! la belle
+musique! hennissement des chevaux, beuglements des bestiaux,
+imprécations des Franks, cris des blessés que les décombres enflammés
+brûlaient ou écrasaient en croulant! Et quelle belle lumière éclairait
+ce tableau! lumière rouge, flamboyante, mais moins flamboyante encore
+que celle de cet immense incendie qui éclairait, il y a des siècles, la
+marche de l'aïeul de Ronan, _Albinik le marin_, allant, avec sa femme
+_Méroë_, de Vannes à Paimbeuf braver César dans son camp... Oui...
+qu'est-ce que le maigre incendie de ce burg frank, auprès de cet
+embrasement de vingt lieues, de cet océan de flammes, couvrant soudain
+ces contrées, la veille si florissantes, si fécondes, si populeuses, et
+ne laissant après lui que débris fumants et solitude désolée! «Ô
+liberté! que tu coûtes de larmes, de désastres et de sang!» disaient nos
+pères, ces fiers Gaulois des temps passés, en portant la torche au
+milieu de leurs villes, de leurs bourgs et de leurs villages... «Ô
+liberté! liberté sainte!... nous nous ensevelirons avec toi sous les
+ruines fumantes de la Gaule; mais nous n'aurons pas vécu esclaves... et
+le pied d'un conquérant abhorré ne foulera que des cendres dans ces
+contrées dévastées!»
+
+O nos pères! héroïques martyrs de l'indépendance! vous n'auriez pas,
+comme nous, Gaulois dégénérés, lâchement subi le joug de ces Franks,
+dont à peine nous brûlons, comme aujourd'hui, quelques burgs... Cela est
+peu; mais leurs complices seront frappés de terreur!... Ils parlent
+d'enfer, ces pieux hommes! la Vagrerie sera sur terre leur enfer; les
+flammes, les grincements de dents n'y manqueront pas... Non, non! foi de
+Vagre! il est encore en Gaule quelques vaillants hommes, ennemis
+acharnés de l'étranger! ceux-là, poursuivis, traqués, suppliciés, on les
+appelle _Hommes errants_, _Loups_, _Têtes-de-loup_... Mais ces loups,
+entre loups, se chérissent comme frères; car voici les deux fils du
+vieux Karadeuk, toujours portés sur les épaules des esclaves, comme la
+petite Odille entre les bras du Veneur, qui passent, ainsi que plusieurs
+Vagres et esclaves révoltés, le pont jeté sur le fossé, après avoir
+heureusement traversé, en s'y mêlant, la foule des Franks fourmillant
+autour de l'incendie. Le gardien du pont ayant crié à l'aide, on l'a
+envoyé, la tête la première, sonder la profondeur du fossé, et il a
+disparu dans la bourbe.
+
+--Vite, passez tous! passez vite,--dit le vieux Karadeuk qui n'oublie
+rien.--Sommes-nous tous hors de l'enceinte du burg?
+
+--Oui, tous! tous!
+
+--Maintenant, tirons à nous ce pont; j'ai fait briser les chaînes qui
+l'attachaient de l'autre côté de l'enceinte; s'il prend envie aux Franks
+de nous poursuivre, nous aurons sur eux une grande avance; trouver de
+quoi construire un pont au milieu du tumulte et de l'épouvante où ils
+sont à cette heure, n'est point facile. Une fois en pleine forêt, au
+diable les Franks! Vive la Vagrerie et la vieille Gaule!...
+
+--Bien dit, Karadeuk, voici le pont de notre côté.
+
+--Ô mes fils! enfin sauvés!... Ronan, Loysik!... encore un embrassement,
+mes enfants.
+
+--Par la joie sainte de ce père et de ses deux fils, belle évêchesse! tu
+es ma femme... je ne te quitterai qu'à la mort!
+
+--Loysik, vous me disiez cette nuit dans la prison: «Fulvie, libre
+aujourd'hui, retrouvant le Veneur libre aussi, et vous offrant d'être sa
+femme que répondriez-vous?» Libre à cette heure, je te dis à toi, mon
+époux,--ajouta l'évêchesse en se retournant vers le Vagre:--Je serai
+femme dévouée, mère vaillante, tu peux me croire...
+
+--Et toi, petite Odille, toi, qui n'as plus ni père ni mère, veux-tu de
+moi pour mari, pauvre enfant, si tu survis à ta blessure?
+
+--Ronan, je serais morte, que l'espoir d'être votre femme à vous, si bon
+au pauvre monde, me ferait, il me semble, sortir du tombeau!...
+
+Les Vagres et les esclaves révoltés se dirigent en hâte vers la forêt,
+Loysik et Ronan toujours portés sur les épaules de leurs compagnons. La
+petite Odille se prétend guérie de sa blessure depuis que Ronan, son
+ami, lui a promis de la prendre pour femme; elle se sent, dit-elle, de
+force à marcher; mais l'évêchesse n'y consent pas, et son Vagre,
+n'abandonnant pas son léger fardeau, continue de marcher près de
+Fulvie... Au bout de quelques pas, il entend deux Vagres et deux
+esclaves qui le suivaient à quelques pas, dire en soufflant et
+maugréant:
+
+--Comme il est lourd, comme il est lourd...
+
+--Si ce sanglier est trop pesant, relayez-vous pour le porter... Ah! ce
+n'est pas un léger et joli fardeau comme toi, Odille... passe ton petit
+bras autour de mon cou, tu seras ainsi plus à ton aise.
+
+--De quel sanglier parles-tu donc, Veneur?
+
+--Je parle, Ronan, de la part du butin de ton père, le vieux Karadeuk...
+
+--Quel butin?... Mais, par le diable! c'est un homme que nos compagnons
+portent là...
+
+--Oui... c'est un homme bâillonné, garrotté... Nos camarades en ont leur
+charge; il se fait lourd...
+
+--Et cet homme, dis, Veneur, quel est-il?
+
+--Réjouis-toi, Ronan, c'est le comte!...
+
+--Neroweg!
+
+--Lui-même... dextrement enlevé tout à l'heure au milieu de ses leudes,
+par ton père et deux de nos camarades!
+
+--Neroweg! en notre pouvoir... à nous, Karadeuk, Ronan et Loysik,
+descendants de Scanvoch! Ciel et terre! est-ce possible?... Le comte
+Neroweg enlevé... je n'y puis croire!...
+
+--Eh! vieux Karadeuk! viens donc de ce côté... Ronan ne peut croire
+encore à l'enlèvement du sanglier frank...
+
+--Oui, mon fils; cet homme dont la tête est enveloppée d'une casaque,
+c'est Neroweg... c'est ma part du butin...
+
+--C'est la tienne, Karadeuk... mais seulement nous te demandons, nous,
+anciens esclaves du comte, nous te demandons ses os et sa peau...
+
+--Quel dommage de n'avoir pas aussi l'évêque... la fête serait
+complète...
+
+--L'évêque Cautin est mort!...
+
+--Belle évêchesse, tu serais veuve, si je n'étais ton mari.
+
+--Cautin m'a fait beaucoup souffrir; mais, aussi vrai que je t'aime, mon
+Vagre, mon seul désir, à cette heure, est que sa mort n'ait pas été
+cruelle...
+
+--Le Lion de Poitiers l'a tué.
+
+--Mon père... cet évêque damné, vous l'avez vu mourir?
+
+--Oui... frappé d'un coup d'épée, par le Lion de Poitiers... L'évêque
+fuyait l'un des bâtiments incendiés; le Lion de Poitiers le rencontrant
+face à face, lui a dit: «Tu m'as forcé de m'agenouiller devant toi,
+orgueilleux prélat... Je t'ai promis de me venger... je me venge...
+Meurs...»
+
+--Sa fin est trop douce pour sa vie... Au diable l'évêque Cautin! il
+n'enterrera plus de vivants avec les morts... Et le comte, comment vous
+en êtes-vous emparé, mon père?
+
+--Je vous suivais de l'oeil, toi et Loysik, portés par nos Vagres
+criant: «Place! place à des blessés que nous venons de retirer de
+dessous les décombres!» Tout en me mêlant, ainsi que trois des nôtres, à
+la foule éperdue, je me rapprochais peu à peu du pont; soudain, de loin,
+je vois accourir le comte, seul, et portant à grand'peine, entre ses
+bras, plusieurs gros sacs de peau remplis sans doute d'or ou d'argent,
+se dirigeant vers une citerne abandonnée. Neroweg était seul, et en ce
+moment assez éloigné du lieu de l'incendie; la pensée me vient de
+m'emparer de lui; moi et deux des nôtres nous nous glissons en rampant
+derrière des abrisseaux qui ombrageaient la citerne, au fond de laquelle
+le comte venait de jeter plusieurs de ses sacs, craignant sans doute
+qu'à travers le tumulte ils lui fussent volés, il comptait les retrouver
+plus tard dans cette cachette; nous tombons trois sur lui à
+l'improviste, il est terrassé, je lui mets les genoux sur la poitrine et
+la main sur la bouche pour l'empêcher de crier à l'aide... un des nôtres
+se dépouille de sa casaque, en enveloppe la tête de Neroweg, les autres
+lui lient les mains et les pieds avec leur ceinture, après quoi nos
+Vagres ayant ramassé les sacs restants, nous enlevons le seigneur
+comte... Le pont était voisin... et voici ma capture... ma part du butin
+à moi...
+
+--Elle est lourde; aurons-nous loin encore à la porter, Karadeuk?
+
+--On ne peut plus d'ici entendre au burg les cris du comte...
+débarrassez-le de la casaque qui lui enveloppe la tête.
+
+--C'est fait.
+
+--Comte Neroweg, tes mains resteront garrottées, mais tes jambes seront
+libres... Veux-tu marcher jusqu'à la lisière de la forêt? sinon l'on t'y
+portera comme on t'a porté jusqu'ici!...
+
+--Vous allez m'égorger là!
+
+--Veux-tu nous suivre, oui ou non?
+
+--Marchons, bateleur maudit! vous verrez qu'un noble frank va d'un pas
+ferme à la mort! chiens gaulois, race d'esclaves!
+
+On arrive à la lisière de la forêt, alors que l'aube naissait; elle est
+hâtive au mois de juin; au loin, l'on aperçoit, luttant contre les
+premières clartés du jour, une lueur immense; ce sont les ruines du burg
+encore embrasées.
+
+Ronan et l'ermite laboureur sont déposés sur l'herbe; la petite Odille
+est assise à leurs côtés. L'évêchesse s'agenouille près de l'enfant pour
+visiter sa blessure; les Vagres et les esclaves révoltés se rangent en
+cercle; le comte, toujours garrotté, l'air farouche, résolu, car ces
+barbares, féroces pillards et lâches dans leur vengeance, ont une
+bravoure sauvage, c'est à leurs ennemis de le dire; il jette sur les
+Vagres un regard intrépide; le vieux Karadeuk, vigoureux encore, semble
+rajeuni de vingt ans; la joie d'avoir sauvé ses fils et de tenir en son
+pouvoir un Neroweg, semble lui donner une vie nouvelle; son regard
+brille, sa joue est enflammée, il contemple le comte d'un oeil avide.
+
+--Nous allons être vengés,--dit Ronan,--tu vas être vengée, petite
+Odille.
+
+--Ronan, je ne demande pas pour moi de vengeance; dans la prison je
+disais au bon ermite laboureur: Si je redevenais libre, je ne rendrais
+pas le mal pour le mal: n'est-ce pas, Loysik?
+
+--Oui, douce enfant... douce comme le pardon; mais ne craignez rien,
+notre père ne tuera pas cet homme désarmé.
+
+--Il ne le tuera pas, mon frère? Si, de par le diable! notre père tuera
+ce Frank, aussi vrai qu'il nous a fait mettre tous deux à la torture,
+qu'il a accablé de coups cette enfant de quinze ans avant de la
+violenter... Sang et massacre! pas de pitié!
+
+--Non, Ronan, notre père ne tuera pas un homme sans défense.
+
+--Vous tardez beaucoup à m'égorger, chiens gaulois! qu'attendez-vous
+donc? Et toi, bateleur, chef de ces bandits! qu'as-tu à me regarder
+ainsi en silence?
+
+--C'est qu'en te regardant ainsi, Neroweg, je songe au passé... je me
+souviens...
+
+--De quoi te souviens-tu?
+
+--De ton aïeul...
+
+--Quel aïeul? mes aïeux sont nombreux.
+
+--Neroweg, l'_Aigle terrible_...
+
+--Oh! c'était un grand chef...--reprit le Frank avec un accent d'orgueil
+farouche,--c'était un grand roi, un des plus vaillants guerriers de ma
+race vaillante! son nom est encore glorifié en Germanie!... Puisse ma
+honte à moi, prisonnier de votre bande d'esclaves révoltés, être enfouie
+au fond de ma fosse... si vous me creusez une fosse...
+
+--Écoute: il y a de cela plus de trois siècles; ton aïeul était chef
+d'une des hordes franques, rassemblées de l'autre côté du Rhin, et qui
+alors menaçaient la Gaule...
+
+--Et nous l'avons conquise, cette Gaule! elle est notre terre
+aujourd'hui, et vous... vous êtes nos esclaves... race bâtarde!...
+
+--Écoute encore: mon aïeul, soldat obscur, se nommait Scanvoch.
+
+--Par ma chevelure! ces misérables savent les noms de leurs ancêtres
+ainsi que nous les savons, nous autres de race illustre! Mirff et Morff,
+mes deux limiers, que cet autre bandit déguisé en ours a mis à mort,
+Mirff et Morff connaissent leurs ancêtres, si tu connais les tiens!
+
+--Mon aïeul Scanvoch fut lâchement mis à la torture par l'_Aigle
+terrible_, la veille d'une grande bataille du Rhin; le matin de ce
+combat, les soldats gaulois chantaient:
+
+«_Combien sont-ils, ces Franks?... combien sont-ils donc, ces
+barbares?_»
+
+Le soir ils chantaient après leur victoire:
+
+«_Combien étaient-ils, ces Franks? combien étaient-ils donc ces
+barbares?..._»
+
+--Si cette fois les lâches Gaulois ont vaincu les Franks valeureux, ce
+fut par trahison...
+
+--Donc, lors de cette grande bataille du Rhin, Scanvoch s'est battu
+contre ton aïeul. Ce fut, vois-tu, une lutte acharnée, non-seulement un
+combat de soldat à soldat, mais un combat de deux races fatalement
+ennemies! Scanvoch pressentait que la descendance de Neroweg serait
+funeste à la nôtre, et il voulait pour cela le tuer... Le sort des armes
+en a autrement décidé. Les pressentiments de mon aïeul ne l'ont pas
+trompé... Voici la seconde fois que nos deux familles se rencontrent à
+travers les âges... Tu as fait torturer mes deux fils; tu devais
+aujourd'hui les livrer au supplice...
+
+--Assez, chien!... Et pour empêcher ma noble race de mettre, dans
+l'avenir, le pied sur la gorge à ta race asservie, tu veux me tuer?
+
+--Je veux te tuer... Ton frère a péri de ta main fratricide; ta famille
+sera éteinte en toi!...
+
+Un éclair de joie sinistre illumina les yeux du Frank; il répondit:
+
+--Tue-moi...
+
+--Ôtez-lui ses liens...
+
+--C'est fait, Karadeuk; mais nous le tenons, et nos mains valent les
+liens qui le garrottaient.
+
+--Je propose, moi, qu'il soit, avant sa mort, mis à la torture, ainsi
+qu'il nous y faisait mettre au burg, nous autres esclaves...
+
+--Oui, oui... à la torture! à la torture!...
+
+--Et après, coupé en quatre quartiers.
+
+--Haché à coups de hache!
+
+--Mes Vagres! cet homme est à moi... c'est ma part du butin!
+
+--Il est à toi, vieux Karadeuk...
+
+--Laissez-le libre.
+
+--Tu le veux?
+
+--Laissez-le libre; mais formez autour de lui un cercle qu'il ne puisse
+franchir...
+
+--Voici un cercle de pointes d'épées, de fer, de piques et de tranchants
+de faux qu'il ne franchira pas...
+
+--Un prêtre!--s'écria soudain le comte avec un accent d'angoisse
+mortelle,--un prêtre! je ne veux pas mourir sans un prêtre! j'irais en
+enfer... Toi qui es assis là-bas, ermite laboureur, le saint évêque
+Cautin, mon patron, te traitait de renégat; mais enfin comme moine tu es
+toujours un peu prêtre, toi... veux-tu m'assister? et me promettre que
+je n'irai pas en enfer, mais en paradis?... Ces chiens, tes compagnons,
+m'ont volé mes colliers d'or et les sacs que je n'avais pas jetés dans
+la citerne; il ne me reste que cet anneau d'or... je te le donne... mais
+promets-moi, sur ton salut, le paradis...
+
+--Mon père!--s'écria Loysik,--mon père! vous ne tuerez pas ainsi cet
+homme...
+
+--Je ne vous demande pas grâce de la vie, chiens d'esclaves! je saurai
+mourir; mais je ne veux pas aller en enfer, moi! Ô mon bon patron!
+bienheureux évêque Cautin, où es-tu? où es-tu? Fais un nouveau
+miracle... envoie-moi un prêtre!...
+
+--En attendant le miracle, comte Neroweg, prends cette hache.
+
+--Quoi, Karadeuk, tu l'armes?
+
+--Prends cette hache, comte Neroweg; j'ai la mienne, défends-toi.
+
+--Mon père! il est fort comme un taureau sauvage; il est jeune encore et
+vous êtes vieux!
+
+--Mon père! au nom de vos deux fils que vous avez sauvés, renoncez à ce
+combat...
+
+--Mes enfants, ne craignez rien; cette hache ne pèse pas à mon bras...
+J'ai foi dans mon courage; j'éteindrai en ce Frank la race des Neroweg.
+
+--Oh! être là, incapable de bouger... ne pouvoir me battre à ta place, ô
+mon père!
+
+--Mes fils, c'est aux vieux à mourir... aux jeunes de vivre... Neroweg,
+défends-toi...
+
+--Moi, de race illustre, me battre contre un gueux! un Vagre! un esclave
+révolté! non...
+
+--Tu refuses?...
+
+--Oui, chien bâtard... égorge-moi si tu veux...
+
+--Mes Vagres, qu'on le saisisse, et tondez-le comme un esclave: le
+tranchant d'un poignard vaudra, pour ceci, les ciseaux.
+
+--Moi, tondu comme un vil esclave! moi, Neroweg, subir un tel outrage!
+moi, tondu!...
+
+--La femme de ton glorieux roi Clovis aimait mieux voir ses petits-fils
+morts que tondus... je sais cela... Oui, vous autres nobles Franks, vous
+tenez, comme vos rois chevelus, à votre chevelure, signe d'antique et
+illustre race; donc, Neroweg, défends-toi, ou tu seras tondu...
+
+--Moi, tondu!... Cette hache! cette hache!...
+
+--La voici, comte... Et vous, mes bons Vagres, élargissez le cercle!...
+
+--Ermite laboureur, veux-tu me promettre, si ce combat me met en danger
+de mort, de m'envoyer en paradis? je te donnerai mon anneau...
+
+--Si tu es en danger mortel, Neroweg, je te dirai des paroles qui te
+feront, je l'espère, envisager fermement la mort.
+
+--Ce n'est pas la mort que je crains, chien! c'est le paradis que je
+veux...
+
+--Crois-nous, Karadeuk, ce lâche a moins peur de l'enfer que de ta
+hache... Coupons-lui cette crinière, qui ressemble à la queue d'un
+cheval de montagne... Allons, tondons le comte... le seigneur frank sera
+tondu...
+
+Neroweg, furieux, se précipita sur le vieux Vagre, le combat s'engagea,
+terrible, acharné. Loysik, Ronan, l'évêchesse et la petite Odille,
+pâles, tremblants, suivaient la lutte d'un oeil alarmé; elle ne fut pas
+longue, la lutte... Le vieux Vagre l'avait dit, la hache ne pesait point
+à son bras vigoureux, mais elle pesa fort au front de Neroweg, qui,
+sanglant, roula sur l'herbe, frappé d'un coup mortel...
+
+--Meurs donc!--s'écria Karadeuk avec une joie triomphante;--la race de
+l'_Aigle terrible_ ne poursuivra plus la race de Joel... Meurs donc,
+comte Neroweg!
+
+--Hi! hi!... j'ai un fils de ma seconde femme à Soissons... et ma femme
+Godégisèle est enceinte, chien gaulois!--murmura le Frank avec un éclat
+de rire sardonique.--Ma race n'est pas éteinte... j'espère qu'elle
+retrouvera plus d'une fois la tienne pour l'écraser...
+
+Puis il ajouta d'une voix affaiblie, épouvantée:
+
+--Ermite laboureur, donne-moi le paradis... bon patron, évêque Cautin,
+aie pitié de moi... Oh! l'enfer! l'enfer! les diables!... j'ai peur...
+l'enfer!...
+
+Et Neroweg expira, la face contractée par une terreur diabolique. Son
+dernier regard s'arrêta sur les ruines de son burg fumant au loin sur la
+colline.
+
+Les leudes du comte s'apercevant de sa disparition, durent le croire
+enseveli sous les décombres du burg, ou enlevé... S'ils l'ont cherché au
+dehors, ces fidèles, ils auront trouvé le corps du comte vers la lisière
+de la forêt, mort, la tête fendue d'un coup de hache, étendu au pied
+d'un arbre dont on avait enlevé la première écorce et sur lequel étaient
+ces mots tracés avec la pointe d'un poignard:
+
+«_Karadeuk le_ VAGRE, _descendant du Gaulois Joel, le brenn de la tribu
+de Karnak, a tué ce_ COMTE _frank, descendant de Neroweg l'Aigle
+terrible... Vive la vieille Gaule!_...»
+
+Ici finit le récit de RONAN LE VAGRE, fils de KARADEUK LE BAGAUDE,
+Karadeuk, mon frère à moi, Kervan, fils aîné de Jocelyn, et petit-fils
+d'Araïm. À cette histoire, j'ai ajouté les lignes suivantes, ce soir,
+jour du départ de mon neveu Ronan, qui retourne près des siens, en
+Bourgogne, après deux jours passés dans notre maison, toujours située
+non loin des pierres sacrées de la forêt de Karnak. Mon neveu Ronan
+m'ayant confié ses pensées durant son séjour ici, j'ai pu, en ce qui le
+touche, écrire, ainsi qu'il aurait écrit lui-même.
+
+À propos de la forme nouvelle adoptée par lui dans ses récits, Ronan m'a
+dit, non sans raison:
+
+«--Le voeu de notre aïeul Joel, en demandant à ceux de sa descendance
+d'ajouter tour à tour à notre légende l'histoire de leur vie, a été de
+perpétuer d'âge en âge dans notre famille l'amour de la Gaule et la
+haine de la domination étrangère. Nos aïeux, jusqu'ici, ont raconté
+leurs aventures sous forme de mémoires; moi, j'ai agi différemment; mais
+la même pensée patriotique qui inspirait nos aïeux m'a inspiré; tous les
+faits cités par moi sont vrais, et les scènes auxquelles je n'ai pas
+assisté m'ont été racontées par des gens qui ont été acteurs dans ces
+événements. Il en a été ainsi, entre autres faits, de l'entrevue secrète
+de Neroweg et de Chram au burg du comte, dans la chambre des trésors.
+Chram rapporta cet entretien à Spatachair, l'un de ses favoris; un
+esclave entendit ce récit; et plus tard, après l'incendie du burg, cet
+esclave s'étant joint à nous pour courir la Vagrerie jusqu'en Bourgogne,
+c'est de lui que j'ai tenu ces détails. Peu importe donc la forme de ces
+légendes, pourvu que le fond soit vrai; il nous faut, avant tout, donner
+à notre descendance un tableau très-réel des temps où chacune de nos
+générations a vécu et vivra, le tout dit avec sincérité. Ces
+enseignements, transmis de siècle en siècle à notre race, rempliront
+ainsi le voeu suprême de notre aïeul Joel.»
+
+Moi, Kervan, je dis comme mon neveu Ronan le Vagre: Peu importe la forme
+de ces récits, pourvu qu'ils reproduisent fidèlement les temps où nous
+vivons. Je compléterai donc, ainsi qu'il suit, et jusqu'à aujourd'hui,
+l'histoire de mon frère Karadeuk et de ses deux fils, Ronan et Loysik.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV.
+
+Ronan le Vagre revient en Bretagne accomplir le dernier voeu de son père
+Karadeuk.--Il retrouve Kervan, frère de son père.--Ce qui est advenu à
+Ronan le Vagre, avant et durant son voyage.
+
+
+Deux ans se sont écoulés depuis la mort du comte Neroweg... On est en
+hiver: le vent siffle, la neige tombe. Par une nuit pareille, il y a de
+cela près de cinquante ans, Karadeuk, petit-fils du vieil Araïm, avait
+quitté la maison de son père où se passe ce récit, pour aller courir la
+Bagaudie, séduit par les récits du colporteur.
+
+Le vieil Araïm est mort depuis très-longtemps, regrettant jusqu'à la fin
+Karadeuk, son favori; Jocelyn et Madalèn, père et mère de Karadeuk, sont
+aussi morts; son frère aîné, Kervan, et sa douce soeur Roselyk, sont
+encore vivants, et habitent la maison située près des pierres sacrées de
+Karnak. Kervan a soixante-huit ans passés; il s'est marié déjà vieux:
+son fils, âgé de quinze ans, s'appelle _Yvon_; la blonde Roselyk, soeur
+de Kervan, est presque aussi âgée que lui: ses cheveux sont devenus
+blancs; elle est restée fille et demeure avec son frère Kervan et sa
+femme _Martha_.
+
+Le soir est venu, le vent souffle au dehors, la neige tombe.
+
+Kervan, sa soeur, sa femme, son fils et plusieurs de leurs parents, qui
+cultivent avec eux les mêmes champs que cultivait, il y a plus de six
+cents ans, Joel et sa famille, sont occupés, autour du foyer, aux
+travaux de la veillée. À une violente raffale de vent, Kervan dit à sa
+soeur:
+
+--Bonne Roselyk, c'est par une nuit semblable, qu'il y a beaucoup
+d'années, ce colporteur maudit... te souviens-tu?
+
+--Hélas! oui... et le lendemain notre pauvre frère Karadeuk nous
+quittait pour jamais... Sa disparition a causé tant de chagrin à notre
+bon grand-père Araïm, qu'il est mort en pleurant son petit-fils... Peu
+de temps après, nous avons perdu notre mère Madalèn, devenue presque
+folle de douleur... Seul, notre père Jocelyn a résisté plus longtemps au
+chagrin... Ah! notre frère Karadeuk n'a été que trop puni de son désir
+de voir des _Korrigans_.
+
+--Les Korrigans? tante Roselyk,--reprit Yvon, fils de Kervan,--ces
+petites fées d'autrefois, dont le vieux Gildas, le tondeur de brebis,
+parle souvent? On ne les voit plus depuis longues années dans le pays,
+les Korrigans, non plus que les _Dûs_, autres petits nains.
+
+--Heureusement, mon enfant, le pays est débarrassé de ces génies
+malfaisants... Sans eux, ton oncle Karadeuk serait peut-être à cette
+heure avec nous à la veillée...
+
+--Et jamais, mon père, vous n'avez eu de nouvelles de lui?
+
+--Jamais, mon fils! il est mort sans doute au milieu de ces guerres
+civiles, de ces désastres, qui continuent de déchirer la vieille Gaule,
+sous le règne des descendants de Clovis.
+
+--Puisse notre Bretagne ignorer longtemps ces maux dont souffrent si
+cruellement les autres provinces!
+
+--Notre vieille Armorique a su jusqu'ici conserver son indépendance, et
+repousser l'invasion des Franks, pourquoi faiblirions-nous à l'avenir?
+Nos chefs de tribus, choisis par nous, sont vaillants... le chef des
+chefs, choisi par eux, le vieux _Kanâo_, qui veille sur nos frontières,
+est aussi intrépide qu'expérimenté... n'a-t-il pas déjà repoussé
+victorieusement les attaques des Franks?
+
+--Et trois fois déjà tu as été appelé aux armes, Kervan, nous laissant,
+moi, ta femme, Roselyk, ta soeur, et Yvon, ton fils, dans des angoisses
+mortelles...
+
+--Allons, allons, pauvres Gauloises dégénérées, ne parlez point ainsi;
+songez à nos légendes de famille... Dites, _Margarid_, femme de Joel;
+_Méroë_, femme d'Albinik le marin; _Ellèn_, femme de Scanvoch,
+avaient-elles de ces faiblesses, lorsque leurs époux allaient combattre
+pour la liberté de la Gaule?
+
+--Hélas! non; car Margarid et Méroë ont, comme leurs époux, trouvé la
+mort dans les batailles...
+
+--Tandis que moi, je n'ai été blessé qu'une fois, en combattant ces
+Franks maudits, que nous avons exterminés sur nos frontières.
+
+--Oublies-tu, mon frère, le danger que tu as couru aux dernières
+vendanges? Étranges vendanges! que l'on va faire l'épée au côté, la
+hache à la main!
+
+--Quoi! une partie de plaisir... sortir gaiement de nos frontières pour
+aller en armes vendanger la vigne que les Franks font cultiver par leurs
+esclaves vers le pays de Nantes[A]... Par la barbe du bon Joel! il
+aurait bien ri de voir notre troupe repasser nos frontières, escortant
+gaiement nos grands chariots remplis de raisins vermeils! Quel joyeux
+coup d'oeil! les pampres verts ornaient les jougs de nos boeufs, les
+brides de nos chevaux, et jusqu'aux fers de nos lances; puis, tous en
+choeur nous chantions ce bardit:
+
+«_--Les Franks ne le boiront pas, ce vin de la vieille Gaule... non, les
+Franks ne le boiront pas!...--Nous vendangeons l'épée d'une main, la
+serpe de l'autre.--Nos chars de guerre sont des pressoirs roulants.--Ce
+n'est pas le sang qui rougit leurs essieux, c'est le jus empourpré du
+raisin.--Non, les Franks ne le boiront pas, ce vin de la vieille
+Gaule... non, les Franks ne le boiront pas!..._»
+
+--Mon père, j'aurai seize ans à la prochaine vendange au pays de
+Nantes... vous m'emmènerez avec vous?
+
+--Tais-toi, Yvon, ne fais pas de semblables voeux; cela m'effraye, mon
+enfant.
+
+--Roselyk, entends-tu ma femme? Ne croirait-on pas entendre notre pauvre
+mère dire à notre frère Karadeuk, en le grondant de son désir de voir
+les Korrigans: «Taisez-vous, méchant enfant, vous m'effrayez...»
+
+--Hélas! mon frère, le coeur de toutes les mères se ressemble.
+
+--Mon père, j'entends des pas au dehors... je suis certain que c'est le
+vieux Gildas; il m'avait promis de venir à la veillée, de nous apprendre
+un nouveau bardit qu'un tailleur ambulant lui a chanté. Justement, c'est
+lui... Bonsoir, vieux Gildas.
+
+--Bonsoir, mon enfant; bonsoir à vous tous.
+
+--Ferme la porte, vieux Gildas; la bise est froide.
+
+--Kervan, je ne suis pas seul.
+
+--Avec qui es-tu donc?
+
+--Un étranger m'accompagne; il a frappé à ma demeure et m'a demandé le
+logis de Kervan, fils de Jocelyn. Ce voyageur vient de Vannes, et de
+plus loin encore.
+
+--Pourquoi n'entre-t-il pas?
+
+--Il secoue dehors les frimas dont il est couvert.
+
+--Mon Dieu, Gildas, cet homme serait-il un colporteur?
+
+--Roselyk, Roselyk, entends-tu encore ma femme?... Ah! tu as raison: les
+coeurs des mères sont tous pareils...
+
+--Non, Martha; ce jeune homme ne m'a point paru être un colporteur; à
+son air résolu, on le prendrait plutôt pour un soldat; il porte un long
+poignard à son côté... tenez, le voici.
+
+--Approche, voyageur; tu as demandé la demeure de Kervan, fils de
+Jocelyn? Kervan, c'est moi...
+
+--Salut donc à toi et aux tiens, Kervan... Mais qu'as-tu à me regarder
+ainsi en silence? d'où vient le trouble où je te vois?
+
+--Roselyk, regarde donc ce jeune homme... remarque son front, ses yeux,
+l'air de sa figure...
+
+--Ah! mon frère! il est d'étranges ressemblances... On croirait voir,
+vieux de quelques années de plus, notre pauvre frère Karadeuk, lorsqu'il
+a quitté cette maison.
+
+--Roselyk, cet étranger porte la main à ses yeux; il pleure... Dis,
+jeune homme, tu es le fils de Karadeuk?
+
+Pour toute réponse, Ronan le Vagre se jeta au cou du frère de son père,
+et il embrassa non moins tendrement Martha, Roselyk et Yvon... Les
+larmes séchées, la première émotion apaisée, les premiers mots qui
+partirent du coeur et des lèvres de Roselyk et de Kervan furent ceux-ci:
+
+--Et notre frère?
+
+--Et Karadeuk?
+
+À cette question, Ronan le Vagre est resté muet; il a baissé la tête,
+et, de nouveau, ses yeux se sont remplis de larmes... larmes cette fois
+amères...
+
+Un grand silence se fit parmi ces descendants de la race de Joel; les
+larmes coulèrent de nouveau, non moins amères que celles de Ronan le
+Vagre.
+
+Kervan, le premier, reprit la parole, et dit à son neveu:
+
+--Y a-t-il longtemps que mon frère est mort?
+
+--Il y a trois mois...
+
+--Et sa fin a-t-elle été douce? s'est-il souvenu de moi et de Roselyk,
+qui l'aimions tant?
+
+--Ses dernières paroles ont été celles-ci: «Je meurs sans avoir pu
+accomplir, pour ma part, le devoir imposé par notre aïeul Joel à sa
+descendance... Promets-moi, mon fils, Ronan, toi qui sais ma vie et
+celle de ton frère Loysik, de remplir ce devoir à ma place, et d'écrire,
+sans cacher le bien et le mal, ce que tous trois nous avons fait... Ce
+récit terminé, promets-moi de te rendre, si tu le peux, au berceau de
+notre famille, près des pierres sacrées de Karnak... Je ne peux espérer
+que mon père Jocelyn et ma mère Madalèn vivent encore; s'ils sont morts,
+comme je le crains, tu remettras cet écrit, soit à mon bon frère Kervan,
+s'il a survécu à mes vieux parents, soit au fils aîné de mon frère.
+S'il était mort sans laisser de postérité, ses héritiers ou ceux de sa
+femme déposeront entre tes mains, selon le voeu de notre aïeul Joel, la
+légende et les reliques de notre famille, et tu les transmettras à ta
+descendance. Si, au contraire, mon bon frère Kervan et ma douce soeur
+Roselyk m'ont survécu, dis-leur que je meurs en prononçant leurs noms
+toujours chers à mon coeur...»
+
+--Telles ont été les dernières paroles de mon père Karadeuk.
+
+--Et ce récit de la vie de mon frère et de la tienne?
+
+--Le voici,--répondit Ronan en débouclant son sac de voyage.
+
+Et il en tira un rouleau de parchemin qu'il remit à Kervan. Celui-ci
+prit cet écrit avec émotion, tandis que, ôtant de sa ceinture ce long
+poignard à manche de fer qu'avait porté Loysik, puis le Veneur, et sur
+la garde duquel on voyait gravé le mot saxon: _Ghilde_, et les deux mots
+gaulois: _Amitié_, _communauté_, Ronan donna cette arme à son oncle, et
+lui dit:
+
+--Le désir de mon père est que vous joigniez ce poignard aux reliques de
+notre famille. Lorsque vous aurez lu ce récit, lorsque je vous aurai
+raconté quelques événements qui le complètent, vous reconnaîtrez que
+cette arme peut tenir sa place parmi les objets que nos aïeux nous ont
+légués... pieuses reliques que je contemplerai avec respect. La veillée
+commence... après demain matin il me faudra vous quitter.
+
+--Quoi! si tôt?
+
+--Vous saurez la cause de mon prompt départ. Je vous prie donc de lire,
+dès ce soir, ce récit que je vous apporte; demain je vous raconterai ce
+que je n'ai pas eu le loisir d'écrire, l'heure de mon voyage en Bretagne
+ayant été hâtée malgré moi... Pendant que vous lirez ceci, je désirerais
+vivement connaître la légende de notre famille, dont mon père m'a
+souvent raconté les principaux faits.
+
+--Viens,--dit Kervan en prenant une lampe.
+
+Ronan le suivit... Tous deux entrèrent dans une des chambres de la
+maison. Sur une table était déposé le coffret de fer, autrefois donné à
+Scanvoch par Victoria la Grande. Kervan tira de ce coffret la _faucille
+d'or_ d'Hêna, la vierge de l'île de Sên; la _clochette d'airain_,
+laissée par Guilhern; le _collier de fer_ de Sylvest; la _croix
+d'argent_ de Geneviève; l'_alouette de casque_ de Victoria la Grande;
+puis il déposa ces objets auprès du _poignard_ de Loysik. Kervan prit
+aussi dans le coffret les différents parchemins composant la chronique
+de la descendance de Joel.
+
+Ces reliques, datant d'un temps si lointain déjà, Ronan les contemplait
+avec une profonde et silencieuse émotion. Kervan, voyant son neveu
+plongé dans ce pieux recueillement, le laissa, et alla rejoindre sa
+famille, non moins impatiente que lui de connaître l'histoire de
+Karadeuk le Bagaude, de Ronan le Vagre, et de son frère Loysik, l'ermite
+laboureur.
+
+Le Vagre resta seul... Cette longue nuit d'hiver s'écoula durant qu'il
+lisait les légendes de sa race... La lumière de sa lampe luttait contre
+les premières clartés de l'aube lorsque Ronan termina sa lecture. Dès
+que le jour fut tout à fait venu, le descendant de Joel chercha au loin
+des yeux, à travers la fenêtre, les rochers de l'île de Sên, île jadis
+si fameuse par son collége de druidesses, où Hêna avait passé les
+premières années de sa vie, terminée par un sacrifice héroïque. Bientôt
+Ronan vit les rochers de l'île se dessiner confusément à travers la
+brume de la mer; alors il jeta de nouveau un regard respectueux et
+attendri sur la petite _faucille d'or_, déjà noircie par les siècles, et
+qu'Hêna, la douce vierge, portait, il y avait de cela plus de six cents
+ans; puis il sortit de la maison.
+
+Kervan et sa femme avaient, de leur côté, prolongé leur lecture presque
+jusqu'à l'aube; et, contre leur habitude, ils ne s'étaient pas levés
+avec le jour. Ronan, encore sous l'impression de l'histoire de sa
+famille, alla visiter les abords de la maison: à chaque pas, il y trouva
+le souvenir de ses ancêtres; elle verdoyait toujours, la vaste prairie
+où son aïeul Joel et ses fils, Guilhern et Mikaël, se livraient aux
+mâles exercices militaires de la _marhek-adroad_; il coulait toujours,
+le ruisseau d'eau vive, au bord duquel Sylvest et Siomara avaient, dans
+leurs jeux enfantins, élevé une petite cabane pour se mettre à l'abri de
+la chaleur du jour. Ronan cherchait au bord de ce ruisseau la place des
+deux vieux saules, où plus tard, lors de la conquête de César, Sylvest
+et son père Guilhern, ayant en vain tâché d'échapper à l'esclavage du
+centurion boiteux, alors propriétaire de leurs champs paternels, furent
+livrés, par le Romain, à l'horrible supplice _des fourmis_! arbres
+séculaires, qui végétaient encore quelque peu lors du retour de Scanvoch
+et de son fils Aël-Guen au berceau de leur famille...
+
+L'émotion de Ronan le Vagre fut à la fois douce et triste. Absorbé dans
+sa profonde méditation sur le passé, peu à peu il lui sembla voir, au
+milieu de la brume qui voilait à demi le rivage de la vieille Armorique,
+apparaître les touchantes ou mâles figures de la légende de son obscure
+mais antique famille gauloise. _Le brenn_ (Brennus), vainqueur de
+l'Italie aux premiers siècles de la puissance de Rome; Joel, Margarid,
+Hêna, Guilhern, Mikaël, Albinik le marin et sa femme Méroë, Sylvest
+l'esclave, Siomara la courtisane; Geneviève, témoin de la mort du jeune
+homme de Nazareth; Scanvoch, et enfin Karadeuk le Bagaude... Dans cette
+vision étrange, plus l'époque à laquelle appartenaient ces différents
+personnages s'éloignait du temps présent pour s'enfoncer dans la
+profondeur des âges, plus ils semblaient grandir... de sorte que les
+pâles fantômes de la génération de Joel, qui dominaient ceux de sa
+descendance, étaient à leur tour dominés par l'imposante figure du
+_brenn_ victorieux, qui jadis jeta fièrement son épée gauloise dans la
+balance où se pesait la rançon de Rome et de l'Italie...
+
+--Ah! combien de nos générations se succéderont encore avant que la
+radieuse vision de Victoria la Grande se soit réalisée!--pensait Ronan
+avec un accablement mélancolique.--Ô Brennus! vaillant guerrier, le plus
+anciens des aïeux dont notre famille ait gardé la mémoire!... Ô Joel!
+combien de temps votre descendance doit-elle souffrir encore avant que
+la Gaule se soit relevée, libre, fière et à jamais délivrée du joug des
+rois franks et des pontifes de Rome... Que de sueurs! que de larmes! que
+de sang doit verser encore votre race, ô Brennus! ô Joel! avant
+l'avènement de ce glorieux jour de bonheur et de liberté!
+
+Le Vagre fut tiré de sa rêverie par la voix du frère de son père.
+
+--Ronan,--dit Kervan,--la gelée a durci la terre, les troupeaux ne
+peuvent sortir des étables; nous avons à cribler le grain à la maison...
+viens, rentrons; pendant notre travail tu nous diras les événements qui
+complètent ton récit. Après ton départ, je te promets de transcrire
+fidèlement la suite de l'histoire de ta vie.
+
+Ronan et la famille de Kervan sont rassemblés dans la grande salle de la
+métairie; après le repas du matin les femmes filent leur quenouille ou
+s'occupent des soins domestiques; les hommes criblent le grain qu'ils
+tirent de grands sacs et qu'ils reversent dans d'autres. Des troncs
+d'orme et de chêne brûlent dans l'immense foyer, car au dehors vive est
+la froidure; Ronan va parler; on fait silence, et chacun tout en
+s'occupant de ses travaux jette de temps à autre un regard curieux sur
+le Vagre, fils du Bagaude.
+
+--Mon oncle,--dit Ronan,--vous avez lu ce récit?
+
+--Nous tous qui sommes ici nous l'avons entendu...
+
+--Et que pensez-vous maintenant des Bagaudes et des Vagres?
+
+--Je pense, ainsi que ton frère Loysik, que ces représailles contre les
+horreurs de la conquête franque, représailles légitimées par la conquête
+elle-même, étaient malheureusement stériles et désastreuses comme l'est
+la vengeance si juste qu'elle soit; cependant, je crois, je sens qu'il
+fallait frapper de terreur ces féroces conquérants! sur eux seuls doit
+retomber tant de sang versé...
+
+--Implacable et légitime a été notre vengeance, mais non pas stérile,
+Loysik l'a proclamé lui-même; rappelez-vous ces paroles de votre
+grand-père Araïm, à propos de la Bagaudie, je les ai lues cette nuit,
+Kervan; elles étaient, elles sont, elles seront éternellement justes:
+«--L'insurrection a toujours du bon... car on y gagne toujours quelque
+chose. Qu'un peuple conquis ou opprimé implore ses maîtres, au nom de la
+justice, au nom de l'humanité, ses maîtres se rient de lui; qu'il se
+révolte... ils tremblent et accordent à la terreur ce qu'ils avaient
+refusé au bon droit.» Araïm disait vrai. N'est-ce pas aux grandes
+insurrections de la Bagaudie que l'Armorique a dû son complet
+affranchissement de la domination des empereurs, lorsque, bien
+qu'allégée des charges écrasantes contre lesquelles la Bagaudie avait
+protesté par les armes, les autres contrées de la Gaule étaient
+redevenues provinces romaines après l'ère glorieuse et libre de Victoria
+la Grande!
+
+--C'est la vérité, Ronan... mais en quoi votre Vagrerie a-t-elle été
+pour vous aussi fructueuse que la Bagaudie? Et mon pauvre frère Karadeuk
+comment est-il mort?
+
+--Pour répondre à vos questions, Kervan, il me faut d'abord vous
+apprendre ce qui s'est passé après l'incendie du burg du comte Neroweg.
+
+--Nous t'écoutons...
+
+--Le succès de notre attaque terrifia d'abord les Franks et les évêques
+de la contrée; ceux des esclaves qui n'étaient pas hébétés par les
+prêtres, les colons pressurés par les seigneurs, enfin les hommes de
+coeur qui sentaient encore couler dans leurs veines quelques gouttes de
+sang gaulois, reprirent quelque espoir; notre bande, dont mon père
+conserva le commandement, devint considérable; on vit alors des prélats
+et des seigneurs franks, épouvantés par la Vagrerie, améliorer un peu le
+sort de leurs esclaves, pressurer moins leurs colons; foi de Vagre! mon
+oncle... la terreur faisait battre d'une charité passagère tous ces
+coeurs jusqu'alors endurcis...
+
+--Et ton frère Loysik?
+
+--Fidèle à ce principe de Jésus de Nazareth: «que ce sont surtout les
+malades qui ont besoin de médecins,» il ne nous quittait pas, il eut
+bientôt sur notre troupe l'ascendant qu'il savait prendre sur les hommes
+les plus endiablés; sa bonté, son courage, son éloquence, son amour de
+la Gaule, son horreur de la conquête franque, lui acquirent bientôt tous
+les coeurs, souvent il empêcha des désastres inutiles ou de sanglantes
+représailles. Lorsque ainsi que moi il fut guéri des suites de notre
+torture, il nous quitta pendant quelque temps et nous demanda, sans nous
+dire ses motifs, de nous rapprocher des confins de la Bourgogne; il
+devait nous rejoindre aux environs de Marcigny, ville située à l'extrême
+frontière de cette province, il avait obtenu de nous, non sans peine, de
+ne plus incendier les burgs et les villas épiscopales; mais le pillage
+allait toujours au profit du pauvre monde, et nous faisions bonne
+justice des seigneurs franks, dont les cruautés étaient avérées.
+
+--Et les Franks ne se sont pas armés contre vous?
+
+--Le roi Clotaire ordonna une levée d'hommes, mais les seigneurs
+bénéficiers craignirent en se séparant de leurs leudes de laisser leurs
+burgs désarmés à la merci des esclaves, ou livrés sans défense aux
+attaques de notre troupe; ils n'envoyèrent que peu de gens à la levée,
+aussi, par deux fois, nous avons rudement combattu et battu les Franks;
+mais, selon le désir de Loysik, nous nous rapprochions toujours des
+frontières de la Bourgogne...
+
+--Et la petite Odille, Ronan?
+
+--Je l'avais prise pour femme... la chère enfant ne me quittait pas,
+aussi douce que vaillante, aussi dévouée que tendre.
+
+--Pauvre petite... et l'évêchesse qui nous a intéressés malgré son
+égarement?
+
+--Fulvie était pour le veneur ce qu'Odille était pour moi.
+
+--Et ce roi Chram qui rêvait le parricide a-t-il exécuté ses projets de
+révolte contre son père Clotaire? cet autre monstre qui tuait les
+enfants de son frère à coups de couteau!
+
+--Kervan, il y a trois jours en me rendant ici... j'ai retrouvé Chram et
+son père sur les frontières de notre Armorique.
+
+--Le père et le fils sur nos frontières?
+
+--Oui, et ils se sont montrés dignes l'un de l'autre... Ah! Kervan! j'ai
+dès mon enfance couru la Vagrerie... j'ai dans ma vie assisté à de
+terribles spectacles... mais, foi de Vagre, je n'ai jamais éprouvé une
+pareille épouvante... et d'horreur encore je frissonne quand je songe à
+ce qui, sous mes yeux, s'est passé lors de la rencontre de Chram et de
+son père.
+
+--Je te crois, Ronan, car te voici tout pâle à ce souvenir.
+
+--Horrible... horrible... mais je viendrai tout à l'heure à ce récit;
+fidèles à notre promesse envers Loysik, nous nous rapprochions des
+confins de la Bourgogne. Cette contrée, l'une des premières conquises
+avant Clovis par d'autres barbares venus de Germanie, et appelés
+_Burgondes_, était aussi pleine des héroïques souvenirs de la vieille
+Gaule! À la voix de Vercingétorix, _le chef des cent vallées_, les
+populations s'étaient soulevées en armes contre les Romains, _Epidorix_,
+_Convictolitan_, _Lictavic_, et d'autres patriotes de cette province,
+avaient rejoint avec leurs tribus _le chef des cent vallées_, jaloux de
+combattre avec lui pour la liberté des Gaules.
+
+--Et cette contrée autrefois si vaillante... a subi le sort commun!
+
+--Là comme ailleurs, Kervan, les évêques avaient hébêté ces populations
+jadis si viriles.
+
+--Oui, tandis que dans notre Armorique les druides chrétiens ou non
+chrétiens nous prêchent encore l'amour de la patrie, la haine de
+l'étranger.
+
+--Aussi la Bretagne est jusqu'ici restée libre; il n'en fut pas ainsi de
+la malheureuse province dont je vous parle; dès 355, son peuple avait
+dégénéré, deux chefs de hordes, _Westralph_ et _Chnodomar_, avaient
+envahi cette contrée; d'autres barbares, les Burgondes, venus des
+environs de Mayence, chassèrent à leur tour ces premiers envahisseurs et
+s'établirent en ce pays vers l'année 416. Ces Burgondes, qui ont donné
+leur nom à cette province, étaient des peuples pasteurs, moins féroces
+que les autres tribus de Germanie. Le plus grand nombre des habitants
+gaulois de ce pays avaient été massacrés ou emmenés en esclavage lors de
+la première conquête de 355. La race de ceux qui en petit nombre
+survécurent, asservie par les Burgondes, ne fut pas aussi misérable que
+celles de la majorité des provinces conquises; les rois _Gondiok_,
+_Gondebaud_ et son fils _Sigismond_, régnèrent tour à tour sur ce pays
+jusqu'en 534; à cette époque, Childebert et Clotaire, fils de Clovis,
+attaquant ces rois burgondes, comme eux de race germaine, ravagèrent de
+nouveau ce pays, asservirent également et la race burgonde et la race
+gauloise, et ajoutèrent ce territoire aux autres possessions de la
+royauté franque.
+
+--Que de ruines! que de massacres! que d'esclavage!... Heureux sont nos
+pères des siècles passés... ils vivent ailleurs qu'en ce triste
+monde!...
+
+--C'est un terrible temps! mais, foi de Vagre, nous l'avons rendu
+terrible aussi pour bon nombre de nos conquérants... Je vous l'ai dit,
+selon notre promesse faite à Loysik, nous nous étions rapprochés des
+confins de la Bourgogne... Nous arrivâmes près de Marcigny au
+commencement de l'automne; dans ces climats fortunés cette saison est
+aussi douce que l'été. Le soleil baissait, nous avions marché toute la
+journée, traversant des contrées jadis fécondes autant que peuplées, et
+alors incultes, presque désertes. Quelques esclaves se joignirent à
+nous, d'autres se réfugièrent dans la cité de Marcigny et y jetèrent
+l'alarme. Nous attendions toujours le retour de Loysik; pour plus de
+prudence, nous avions campé sur une colline boisée, d'où l'on dominait
+au loin la ville, à peine défendue par des murailles en ruines... Vers
+la fin du jour, nous vîmes arriver mon frère; il accourait, instruit de
+notre venue par les esclaves fugitifs. Il me semble encore le voir,
+gravissant la colline d'un pas précipité, ses traits rayonnaient de
+bonheur; après avoir répondu aux témoignages d'affection dont nous
+l'entourions à l'envi, Loysik fit signe qu'il voulait parler; il gravit
+un monticule ombragé d'une châtaigneraie séculaire: la foule s'assembla
+autour de lui; à ses pieds s'assirent un grand nombre de femmes qui
+couraient avec nous la Vagrerie. Au premier rang parmi elles se
+trouvaient Odille et l'évêchesse. Loysik portait ce jour-là une robe de
+grosse laine blanche; un rayon du soleil couchant, traversant les
+châtaigniers, semblait entourer d'une auréole dorée sa grave et douce
+figure encadrée de ses longs cheveux, séparés sur son front un peu
+chauve, et blonds comme sa barbe légère. Je ne sais pourquoi me vint
+alors à la pensée le souvenir du jeune homme de Nazareth, prêchant sur
+la montagne la foule vagabonde dont il était toujours suivi... Un grand
+silence se fit dans notre troupe; Loysik nous dit ces paroles, que
+bientôt après j'ai écrites sur ce parchemin que voici, afin de ne pas
+les oublier:
+
+«--Mes amis, mes frères, vous tous qui m'entendez, je reviens au milieu
+de vous avec la _bonne nouvelle_...écoutez-moi: jusqu'ici vous avez, par
+de terribles représailles, rendu aux Franks et aux évêques le mal pour
+le mal: les méchants l'ont voulu, la violence a appelé la violence!
+l'oppression, la révolte; l'iniquité, la vengeance! Elles se sont
+réalisées, ces menaçantes paroles de Jésus: _Qui frappera de l'épée
+périra par l'épée!--Malheur à vous qui retenez votre prochain en
+esclavage!--Malheur à vous, riches au coeur impitoyable!_ Aux pauvres
+qui manquaient du nécessaire, vous avez distribué les biens de ces
+conquérants pillards ou de ces nouveaux _princes des prêtres, race de
+serpents et de vipères, qui_, selon le Christ, _dévore le bien des
+pauvres.--Affreux hypocrites qui jurent par l'or de l'autel et non par
+la sainteté du temple..._ Beaucoup d'hommes endurcis, frappés par vous
+de terreur, ont dès lors montré quelque charité... Vous avez enfin fait
+justice; mais, hélas! justice aventureuse, implacable, comme nos temps
+implacables! temps de tyrannie et de guerre civile, d'esclavage et de
+révolte, de misère atroce et de criminelle opulence! effrayants
+désastres qui ont jeté les peuples hors de toutes les voies humaines.
+L'éternelle notion du juste et de l'injuste, du bien et du mal,
+s'obscurcit dans les esprits: les uns, hébétés par l'épouvante et
+l'ignorance, subissent des maux inouïs avec une résignation dégradante,
+impie! les autres, se jetant comme vous dans une révolte légitime, mais
+impuissante parce qu'elle est partielle, sont en proie à je ne sais quel
+vertige furieux, sanglant, et mêlent les actes les plus généreux aux
+actes les plus déplorables... Votre vengeance est légitime, et elle
+engendre fatalement d'incalculables malheurs! Aujourd'hui, frappés par
+vous de terreur, quelques coeurs, jusqu'alors impitoyables, se montrent
+moins cruels envers leurs esclaves; mais demain? demain... vous serez
+loin et les bourreaux redoubleront de cruauté... Vous incendiez les
+demeures de ces conquérants barbares établis en Gaule par le massacre et
+le pillage; mais ces demeures écroulées dans les flammes, qui les
+rebâtira? nos frères esclaves! Vous partagez entre eux les dépouilles
+des seigneurs et des prélats enrichis par la rapine, l'exaction, la
+simonie; mais ces ressources précaires, dites, combien durent-elles pour
+nos frères esclaves? quelques jours à peine; puis la misère pèsera plus
+atroce encore sur ces malheureux! Ces coffres vidés par vous,
+charitablement je le sais, qui devra les remplir? nos frères esclaves,
+par de nouveaux et écrasants labeurs! Et que de larmes! que de sang
+versé! que de ruines!...
+
+»--Oui, des larmes! des ruines! du sang!--crièrent plusieurs voix.--Nos
+conquérants ne l'ont-ils pas fait couler à flots, le sang de notre
+race!... Périsse le monde, et nous avec lui, et avec nous l'iniquité qui
+nous dévore!...
+
+»--Périsse l'iniquité! oui, périsse l'esclavage! oui, périssent la
+misère, l'ignorance!... Oui, oui! demandez à Ronan, mon frère, je ne lui
+disais pas un jour: Comme toi, j'ai horreur de la conquête barbare;
+comme toi, j'ai horreur de l'asservissement; comme toi, j'ai horreur de
+l'ignorance funeste où de faux prêtres de Jésus tiennent leurs
+semblables; comme toi, j'ai horreur de la dégradation de notre Gaule
+bien-aimée... Mais pour vaincre à jamais la barbarie, l'ignorance, la
+misère, l'esclavage, il faut les combattre, le moment venu, par la
+civilisation, par le savoir, par la vertu, par le travail, par le réveil
+de l'antique patriotisme gaulois, non pas mort, mais engourdi au fond de
+tant de coeurs!
+
+»--Ermite notre ami, comment pouvons-nous combattre nos ennemis
+autrement que par les armes? Le pouvons-nous, hommes errants, loups que
+nous sommes?
+
+»--Je vous l'ai dit: vos représailles sont légitimes; la violence
+appelle la violence! l'oppression, la révolte! mais la révolte, rendue
+toujours nécessaire par l'aveugle iniquité des oppresseurs, n'est qu'un
+moyen terrible d'atteindre à ce but divin: le bonheur de l'humanité...
+La révolte déblaye le terrain, le travail, la vertu, la liberté le
+fécondent. Et pourtant, croyez-moi, mes amis, mes frères, croyez-moi!
+l'heure redoutable et sainte des grands soulèvements populaires n'a pas
+encore sonné... Notre génération, comme celles qui l'ont précédée, a été
+façonnée par l'Église à subir les horreurs de la conquête avec une
+résignation impie, oui, impie! oui, sacrilége! Quoi! la rapine, le
+massacre, la tyrannie étrangère désolent, ravagent, oppriment notre
+pays! quoi! nos conquérants et leurs complices effrayent le monde de
+leurs forfaits! quoi! voir nos pères, nos mères, nos femmes, nos soeurs,
+nos enfants, subir les hontes, les tortures de l'esclavage, et au nom de
+l'éternelle justice humaine et divine, ne pas protester par la révolte
+contre ces iniquités épouvantables! Ah! cette soumission, plus
+criminelle encore qu'imbécile, outrage le ciel et les hommes... Mais, je
+vous l'ai dit, mes amis, pour que cette révolte porte ses fruits, il
+faut que, comme nos puissantes insurrections des temps passés, elle soit
+générale, et elle ne peut, elle ne pourra l'être ni aujourd'hui, ni
+demain... En doutez-vous? Voyez le petit nombre d'esclaves qui répondent
+à votre appel de liberté... Croyez-moi, je vous le répète... non, elle
+n'a pas sonné, l'heure redoutable et sainte des grands soulèvements
+populaires... Cette heure, vous la devancez d'un siècle, et plus
+peut-être... Aussi, malgré votre courage, malgré vos succès récents,
+tôt ou tard vous serez anéantis, et, comme nos conquérants abhorrés,
+vous n'aurez laissé après vous que des ruines! Suivez au contraire mes
+avis, et vos frères trouveront dans votre exemple un utile enseignement
+pour l'avenir!
+
+»--Explique-toi, ermite laboureur, explique-toi, notre ami.
+
+»--Dites, mes amis, qui vous a faits Vagres, vous, hommes de toutes
+conditions avant d'être réduits en servitude? oui, qui vous a jetés dans
+la révolte? N'est-ce pas la spoliation, la misère, la haine de
+l'esclavage et des malheurs affreux dont nous sommes victimes depuis la
+conquête franque?
+
+»--Oui, oui, voilà pourquoi nous courons la Vagrerie.
+
+»--Mais si l'on vous disait: Renoncez à votre vie errante, et votre
+travail vous assurera largement les nécessités de la vie; votre courage
+garantira votre repos et votre liberté... Vous qui regrettez ou désirez
+la paix du foyer, les joies de la famille, vous aurez ces pures et
+douces jouissances... Vous qui préférez l'austère isolement du célibat,
+vous suivrez votre goût, et vous vivrez heureux, tranquilles.
+
+»--Ermite notre ami, ces promesses sont-elles réalisables? Tu n'es pas
+de ces fourbes qui prétendent, ainsi que les fourbes évêques, posséder
+le don des miracles...
+
+»--Ah! s'ils l'eussent voulu! les évêques eussent chaque jour, et sans
+fourberie, accompli de pareils miracles au nom de la fraternité humaine
+prêchée par Jésus... Oui, s'ils avaient agi par justice et par humanité,
+ainsi que vient d'agir par terreur l'évêque de Châlons, une voie
+d'émancipation pacifique et véritablement chrétienne s'ouvrait pour la
+Gaule...
+
+»--Et qu'a-t-il donc fait l'évêque de Châlons?
+
+»--Après m'être séparé de vous, je suis allé dans cette petite ville de
+Marcigny, qui dépend du diocèse de Châlons; c'est là que l'évêque a sa
+villa où il habite l'été... Ce n'est pas un méchant homme, quoiqu'il
+commette, ainsi que les autres prélats, le crime affreux pour un prêtre
+du Christ de retenir ses frères en esclavage; ses jours se sont
+écoulés, jusqu'ici, selon ses désirs, dans le calme, la fainéantise et
+l'opulence; il est d'ailleurs grand ami du roi Clotaire. Depuis
+longtemps je connais cet évêque; ma vie, contraire à la sienne, lui
+impose; il a foi à ma parole, il la sait sincère... Je suis donc allé le
+trouver, cet évêque, et je lui ai dit ceci:
+
+»--As-tu entendu parler des Vagres d'Auvergne?--Hélas! oui... car ils
+commettent d'effrayants ravages en ce pays-là; mais, grâce à Dieu, la
+Vagrerie n'est point venue jusqu'en Bourgogne.--Évêque, elle s'en
+approche à grands pas; avant quinze jours les Vagres seront aux
+frontières de ton diocèse.--Alors, malheur, malheur à nous, moine! ils
+ont, dit-on, deux fois battu les leudes envoyés contre eux... Hélas!
+hélas! si la Vagrerie approche, qu'allons-nous devenir? mon diocèse va
+être ravagé, mon trésor pillé, mon beau palais de Châlons saccagé, ma
+riante villa incendiée... comme celle de l'évêque Cautin... Moine, c'est
+une grande désolation!... Que faire, mon Dieu!... que faire!...--Évêque,
+la vallée de Charolles est située dans ton diocèse?--Oui, elle
+appartient au glorieux roi Clotaire, comme toutes les terres de la Gaule
+qui n'ont pas été distribuées en bénéfices, soit par lui, soit par son
+père Clovis, aux chefs des leudes ou à l'Église.--Tu es l'ami du roi
+Clotaire?--Ce grand prince me témoigne beaucoup de bonne volonté: je lui
+ai remis plusieurs de ses péchés...--Demande-lui pour moi la donation de
+la vallée de Charolles; j'y fonderai une communauté de moines
+laboureurs; autour de ce monastère se fondera une colonie laïque; une
+partie des terres sera réservée aux moines laboureurs, l'autre,
+abandonnée à la colonie; mais je veux cette donation absolue,
+héréditaire, exempte de toutes charges et redevances... Les colons
+seront reconnus, de droit et de fait, hommes libres, eux et leur
+descendance... Obtiens, et tu le peux, cette donation de ton ami le roi
+Clotaire, et la troupe de Vagres qui t'épouvante devient, par la
+possession de ce territoire, un établissement d'hommes de paix et de
+travail... Choisis donc, pour ton diocèse, entre les désastres de la
+Vagrerie ou les féconds labeurs d'une colonie d'hommes libres...--Je
+connaissais, mes amis, le caractère de l'évêque Florent: son choix ne
+pouvait être douteux. Il eut cependant quelque velléité de demander la
+donation pour lui-même; mais il apprit le même jour, par des voyageurs,
+que les Vagres s'approchaient de plus en plus des frontières de
+Bourgogne. Il dépêcha un messager au roi Clotaire, alors à Bourges, lui
+écrivit une lettre pressante en ma faveur... Hier, ce messager a
+rapporté à l'évêque de Châlons cette donation accordée ainsi qu'il suit,
+par une charte, selon la formule ordinaire:
+
+CLOTAIRE, guerrier illustre, roi des Franks... L'office et le devoir
+d'un roi est de venir en aide aux serviteurs de Dieu et d'accueillir
+favorablement leurs demandes. D'autre part, comme nous ne demeurons que
+peu de temps en cette vie, il importe d'amasser au plus vite des
+richesses pour l'éternité. Ces richesses, nous pouvons les acquérir
+facilement au moyen de largesses accordées aux évêques et à l'Église.
+C'est pourquoi nous accueillons la demande de notre vénérable père en
+Christ, Florent, évêque de Châlons-sur-Saône, et faisons savoir à tous
+nos _fidèles_ présents et futurs qu'un certain moine, nommé _Loysik_,
+nous a demandé, par l'entremise dudit Florent, notre vénérable père en
+Christ et ami, une terre où il pût habiter librement, prier et implorer
+pour nous la miséricorde divine; il a ajouté qu'il était suivi d'un
+grand nombre d'hommes qu'il voulait retirer des désordres et des misères
+du siècle; ces hommes ont promis de se fixer auprès de lui, et de se
+livrer à une vie paisible et laborieuse; pour nous, considérant que la
+demande du moine est sage; parce que nous croyons, d'ailleurs, que, si
+nous l'accueillons favorablement, nous ferons une chose agréable à Dieu
+et méritoire pour la rémission de nos péchés, nous accordons à ce moine
+la possession de la vallée de Charolles, située dans le diocèse de
+Châlons, bornée au nord par les rochers dits _Roches-Balues_; au midi
+par la rivière de Charolles, dont une branche traverse ladite vallée; à
+l'ouest par le ravin appelé _Ravin d'Epidorix_; à l'est, par la lisière
+des bois dits _Bois aux Chèvres_, touchant aux terres de l'église de
+Marcigny. Nous concédons à ce moine Loysik tout ce qu'il rencontrera sur
+lesdites terres, esclaves, animaux domestiques, constructions, vignes,
+champs cultivés, prairies et bois; il usera de tout librement et pourra,
+sans que nul ait droit d'y mettre empêchement, labourer, planter, bâtir:
+nous l'exemptons, lui et ceux qui s'établiront avec lui dans la vallée
+de Charolles, de tout ce qui est dû à notre fisc. Nous défendons à tous
+nos leudes, évêques, ducs, comtes et autres, d'exiger pour eux et pour
+leur suite, ni argent, ni présent, ni logement, ni redevance de ce moine
+Loysik, ni de ceux qui s'établiront sur le territoire que nous lui avons
+accordé, les tenant et reconnaissant pour hommes libres. Que nul ne soit
+assez audacieux pour enfreindre nos commandements, nous voulons que ce
+moine Loysik, ses compagnons et leurs successeurs vivent libres et
+tranquilles sous notre protection. Et pour que le présent acte ait plus
+de force, nous avons voulu qu'il fût signé de notre main et scellé de
+notre sceau.
+
+CLOTAIRE[B].
+
+»L'évêque, en me remettant cette charte, m'a dit:
+
+»--Je me suis bien gardé de mander à notre glorieux roi Clotaire qu'il
+s'agissait des Vagres. Il aurait par orgueil et vengeance refusé la
+donation; mais quand il saura que, grâce à elle, cette province n'a plus
+à craindre ces hommes déterminés, que l'on finirait toujours par
+écraser, mais au prix de nouveaux désastres, il ne regrettera pas sa
+concession. Maintenant, moine, j'ai foi à ta parole, je sais qu'on y
+doit compter, fais que pour mon repos la Vagrerie ne désole pas mon
+diocèse.
+
+»L'évêque me parlait ainsi tantôt, lorsque quelques esclaves fugitifs
+sont venus annoncer l'approche de votre troupe; le prélat m'a dit alors
+d'une voix suppliante:--Loysik, cours à la rencontre de ces Vagres,
+annonce-leur cette donation, apaise-les, dis-leur que si la récolte
+présente encore sur pied ne suffit pas comme je le crois à leurs
+besoins, en attendant celle de l'an prochain, je leur enverrai du blé,
+du vin, des bestiaux; mes esclaves charpentiers les aideront à
+construire des maisons de bois avec les arbres de la forêt, en attendant
+qu'ils aient pu se bâtir des demeures de pierres, et à ces bâtisses mes
+esclaves de tous métiers s'emploieront encore... va, cours, moine, je
+ferai tous les sacrifices possibles pour vivre en bonne intelligence
+avec de si redoutables voisins...
+
+»À cette heure, mes amis, mes frères, vous le voyez, de vous il dépend
+de vivre laborieux, paisibles, heureux et aussi libres qu'on peut l'être
+sous la domination franque! Ceux d'entre vous qui voudront entrer avec
+moi dans notre communauté de laboureurs y entreront; ceux qui, préférant
+la vie de famille, voudront s'unir à une femme de leur choix, recevront
+de moi des terres héréditaires et fonderont la colonie... J'ai
+soigneusement visité la vallée... une rivière poissonneuse traverse ses
+vastes prairies, des bois séculaires l'ombragent, ce qui est cultivé par
+les esclaves du fisc royal en vigne et en blé est florissant; les
+bestiaux sont nombreux. Ai-je besoin de vous le dire, mes frères, que
+ces pauvres esclaves transportés ou nés en ce pays, et que dans sa
+générosité sacrilège ce roi Clotaire me donne... pêle-mêle avec le
+bétail... seront affranchis par nous. Nous ne sommes pas des évêques
+pour garder ainsi notre prochain en esclavage et l'exploiter à notre
+profit; ces esclaves redeviendront comme nous des hommes libres, les
+terres qu'ils ont jusqu'ici cultivées pour le fisc du roi leur
+appartiendront désormais à titre héréditaire. La vallée est immense, et
+fussions-nous trois fois plus nombreux, la fertilité de son sol
+suffirait à nos besoins; ces terres que le roi Clotaire nous restitue, à
+nous Gaulois, sous forme de don, ont été violemment conquises il y a
+plus de deux siècles par des tribus barbares, puis envahies par les
+Burgondes, puis enfin reconquises sur ceux-ci par les Franks; ces terres
+sont en partie incultes, la race de ceux qui les possédaient il y a deux
+cent cinquante ans et plus avant la première invasion barbare est,
+hélas! depuis longtemps éteinte; massacrées lors de ces conquêtes
+successives, emmenées au loin en captivité ou mortes à la peine en
+cultivant pour autrui les champs paternels, les premières populations
+ont disparu, les esclaves habitant aujourd'hui cette vallée descendent
+de ceux qui y ont été transportés pour la repeupler après la conquête de
+Clovis. En occupant cette portion du sol de la Gaule, nous, Gaulois,
+nous ne dépossédons personne de notre race; mais ce territoire, il
+faudra savoir au besoin le défendre: en ces temps de guerre civile, les
+donations, quoique perpétuelles, souvent ne sont pas respectées par les
+héritiers des rois ou par les seigneurs et les évêques voisins. Nous
+serons donc prêts à repousser la force par la force. La vallée est
+garantie au nord par des rochers presque inaccessibles, au midi par une
+rivière profonde, à l'ouest par des ravins escarpés, à gauche par des
+bois épais; il nous sera facile de nous fortifier dans cette possession
+et d'y maintenir nos droits... si le nombre nous écrase, nous mourrons
+du moins en hommes libres. Un mot encore, mes amis, je vous l'ai dit,
+les faits vous le prouvent et vous le prouveront, l'heure des grands
+soulèvements populaires n'a pas encore sonné, ne sonnera pas de
+longtemps peut-être; mais une heureuse chance a servi votre révolte
+isolée, sachez en profiter. Gaulois réduits en servitude, vous aviez
+pris les armes... mais vous renoncez à de terribles représailles du jour
+où vous rentrez en possession du sol et de la liberté... de ce jour,
+vous, hommes de révolte, de désordre, de bataille, vous devenez hommes
+de paix, de travail et de famille... esclaves violemment dépouillés de
+vos droits, vous portiez partout le ravage, hommes libres, possédant la
+terre et la fécondant par votre travail, vous répandez autour de vous
+l'abondance et la richesse... Ah! croyez-moi, cet enseignement sera
+fécond pour l'avenir; oui, malgré la torpeur effrayante où sont plongées
+les populations qui nous entourent, tôt ou tard vous voyant vivre
+paisibles, laborieux, elles se diront:--Si le peuple des Gaules, au lieu
+de subir l'esclavage avec une lâche résignation, avait, comme les
+habitants de cette colonie, su se faire craindre et reconquérir ce que
+la violence lui avait ravi, il serait aujourd'hui heureux et libre!
+Comptons-nous donc, pauvres esclaves que nous sommes! comptons les
+Franks... et debout! mais tous ensemble... isolément nous serions
+écrasés... oui, debout... debout tous ensemble! courons tous aux armes!
+et à nous aussi notre jour viendra!--Amis, croyez-moi, de proche en
+proche ces idées germeront, grandiront, et l'heure arrivera, lointaine
+encore, je le sais, mais inévitable comme la justice de Dieu, où le
+peuple des Gaules, se levant tout entier contre l'oppression des rois et
+de l'Église, ressaisira les droits sacrés dont l'a dépouillé la
+conquête! alors, oh! alors, pour tous, paix, travail, bonheur et
+liberté!»
+
+--Ronan,--dit Kervan après avoir, ainsi que sa famille, attentivement
+écouté le Vagre,--Loysik parlait avec une grande sagesse... Ses conseils
+ont-ils été suivis par tes compagnons?
+
+--Oui... le plus grand nombre des Vagres acceptèrent l'offre de Loysik:
+quelques-uns continuèrent leur vie aventureuse; mais ils promirent à
+Loysik de ne pas entrer en Bourgogne... et depuis, nous n'avons plus
+entendu parler d'eux; car, ainsi que le disait mon frère, le temps des
+grands soulèvements populaires n'est pas encore venu, il faut le
+reconnaître avec regret, avec douleur... Parmi ceux qui peuplent
+aujourd'hui la vallée de Charolles, plusieurs, préférant le célibat, ont
+adopté la règle des moines laboureurs, sous la direction de Loysik; mais
+la majorité de nos compagnons, formant la colonie laïque établie autour
+du monastère, se sont mariés, soit à des femmes qui couraient avec nous
+la Vagrerie, soit aux filles des colons voisins... J'ai épousé la petite
+Odille et le Veneur l'évêchesse; les artisans, que l'esclavage et la
+misère avaient conduits en Vagrerie, reprirent leurs anciens métiers, et
+travaillèrent pour la colonie; d'autres se livrèrent à la culture des
+terres, des vignes, à l'élevage des bestiaux. Je suis devenu bon
+laboureur, et ma petite Odille, habituée dès son enfance à soigner les
+troupeaux dans les montagnes où elle est née, s'occupe des mêmes soins;
+l'évêchesse file sa quenouille, tisse la toile, en digne ménagère, et
+dirige l'hospice ouvert pour les femmes malades; de même que Loysik
+dirige l'hospice des hommes, fondé par lui dans son monastère; il est
+aussi l'arbitre souverain des rares démêlés qui s'élèvent entre nous;
+car je vous le dirai, Kervan, et vous me croirez, au bout de six mois de
+séjour dans cette fertile vallée de Charolles, nous, jadis Vagres
+errants et indomptés, nous étions devenus, selon le voeu de mon frère,
+des hommes de paix, de travail et de famille.
+
+--Ah! Ronan! Loysik disait vrai: puisque les évêques n'ont pas osé,
+comme nos druides vénérés, prêcher la guerre sainte contre les Franks,
+pourquoi n'ont-ils pas chrétiennement agi comme ton frère? Oui... ces
+terres immenses, peuplées d'esclaves et de bétail, que l'Église obtient
+si facilement de la crédulité des rois et des seigneurs franks, pourquoi
+ne les a-t-elle pas restituées à ceux qui les possédaient autrefois? ou
+bien si le massacre de la conquête laissait ces terres sans possesseurs,
+pourquoi l'Église ne les a-t-elle pas distribuées aux esclaves qui les
+cultivaient et qu'elle aurait affranchis, au lieu de les garder en
+servitude, exploitant ainsi terres et gens à son profit... Redevenus
+libres et citoyens, rattachés au sol de la patrie par les mille liens de
+la famille, par la possession d'un sol fécondé par leur travail, ces
+anciens esclaves régénérés, formant alors la population la plus
+considérable de la Gaule, devaient, dans un temps prochain, absorber ou
+chasser cette poignée de barbares qui l'oppriment et reconquérir son
+indépendance... Oh! oui, oui... si ce que ton frère a accompli dans la
+vallée de Charolles, tous les évêques l'avaient accompli dans les
+immenses domaines de l'Église, peuplés d'esclaves, la Gaule,
+aujourd'hui, serait prospère, glorieuse et libre!
+
+--Cela est certain, Kervan; mais les évêques ne l'ont pas voulu. Ces
+terres conquises par leur fourberie, ils les ont, vous l'avez dit,
+conservées, exploitées à leur profit, grâce au labeur écrasant de leurs
+frères, qu'ils retiennent, ces doux apôtres de charité, dans le plus dur
+esclavage... Le mal que font les évêques, ils le font volontairement,
+amoureusement; ces terres, ces esclaves, dons pieux de la crédulité de
+nos conquérants, quelle puissance humaine pouvait forcer l'Église à les
+garder? qui l'empêchait, qui l'empêche d'affranchir ces pauvres captifs?
+qui l'en empêche?... Ah! c'est l'ambition implacable, c'est la cupidité
+effrénée de ces nouveaux _princes des prêtres!_... Ils règnent absolus,
+redoutés sur un peuple crédule et craintif; ils jouissent du fruit de
+ses sueurs dans une opulente oisiveté... et ils n'auraient été que
+simples citoyens au milieu d'un peuple libre, intelligent, pénétré de
+ses droits, et n'entendant travailler qu'au profit de sa famille...
+Alors, ces richesses si chères à la fainéantise, à l'orgueil, aux excès
+du clergé, il lui eût fallu les acquérir par le travail... Aussi, honte,
+exécration à ces princes des prêtres de l'Église de Rome!... Aussi,
+malheur à notre vieille Armorique, si jamais la foi de nos pères
+s'éteint en elle!... Croyez-moi, Kervan, du jour où la Bretagne subira
+le joug catholique, elle subira le joug de la royauté franque!...
+
+--Fasse le ciel que ces cruelles appréhensions ne se réalisent jamais,
+Ronan! Écartons ces tristes pensées, parlons de la vie paisible et
+laborieuse de la colonie de la vallée de Charolles.
+
+--Oui, là nous avons jusqu'ici vécu heureux, cultivant nos champs en
+commun, et partageant en frères les fruits de notre travail commun,
+selon ces mots gravés sur la garde du poignard que je vous ai apporté:
+_Amitié, communauté!_
+
+--Mais cet autre mot que j'y ai lu, ce mot _Ghilde_, que signifie-t-il?
+
+--C'est un mot saxon; il signifie association, confrérie, parce qu'en ce
+pays du Nord, d'après une coutume dont l'origine se perd dans la nuit
+des temps, tous ceux qui font partie d'une _ghilde_ se jurent en secret,
+par serment mystérieux et sacré: Amitié, appui, solidarité en toutes
+choses... La maison de l'un des associés brûle-t-elle, tous les autres
+l'aident à la reconstruire; sa récolte est-elle détruite par la grêle ou
+par l'orage, tous les associés, se cotisant, l'indemnisent de ce
+dommage; il en est de même si son vaisseau périt dans un naufrage...
+Craint-on de partir seul pour un long voyage, un, deux ou plusieurs
+associés vous accompagnent; quelqu'un de la ghilde est-il victime d'une
+iniquité, tous prennent parti pour lui, afin d'obtenir justice; est-il
+outragé, tous se joignent à l'offensé pour l'aider à obtenir réparation
+ou vengeance[C]... Ce qu'il y a de fécond dans ce principe de
+fraternelle solidarité, notre communauté l'a mis en pratique. Là nous
+disons comme autrefois en Vagrerie: Tous pour chacun, chacun pour
+tous...
+
+--Et mon frère Karadeuk a-t-il du moins joui de cette vie paisible et
+fortunée, après tant d'aventures?
+
+--Oui... jusqu'au jour de sa mort il a vécu heureux dans notre maison,
+auprès d'Odille et de moi... il a pu bénir mon premier-né...
+
+--Quelle a été la cause de la mort de mon frère?
+
+--Vous avez vu, Kervan, dans ces récits, quel homme était ce Chram, fils
+du roi Clotaire?
+
+--Oui, c'était le digne fils d'un tel père...
+
+--Ses projets de révolte ayant échoué en Poitou et en Auvergne, il s'est
+dernièrement jeté en Bourgogne, à la tête de quelques troupes, pour
+soulever ce pays contre son père; les comtes et les ducs de Clotaire, en
+ce pays, crurent de leur intérêt de combattre Chram dans cette nouvelle
+guerre civile; néanmoins il ravagea une partie de ce malheureux pays.
+Une des bandes de Chram arriva près de notre vallée; mon père et Loysik,
+prévoyant les éventualités de ces temps de troubles, nous avaient fait
+fortifier, au moyen de fossés et d'abattis d'arbres, les points de la
+vallée qui n'étaient pas défendus, soit par la rivière, soit par des
+ravins presque inaccessibles; nos colons et les hommes de la communauté
+occupaient ces positions tour à tour et en armes, depuis l'invasion du
+fils de Clotaire en Bourgogne. Mon père commandait un de ces postes
+avancés lorsque les guerriers de Chram s'approchèrent de notre vallée
+pour la ravager.
+
+--Sans doute il y eut un combat, et mon pauvre frère Karadeuk...
+
+--Fut mortellement blessé en repoussant les Franks à la tête de nos
+hommes... Mon père mourut après avoir prononcé les paroles que je vous
+ai dites. Durant ce combat, il portait ce poignard saxon appartenant à
+Loysik, et ramassé par le Veneur lors de l'attaque des gorges d'Allange;
+celui-ci l'avait rendu à mon frère après notre fuite du burg de
+Neroweg... Loysik donna plus tard cette arme à mon père; il la portait
+le jour où il fut mortellement blessé... Il m'a prié de vous l'apporter
+et de la joindre aux reliques de notre famille.
+
+--La mort de mon frère a été vaillante comme sa vie... Maudit soit ce
+Chram, fils de Clotaire! S'il n'eût pas ravagé la Bourgogne, mon frère
+Karadeuk vivrait peut-être encore!
+
+--Je dis comme vous, Kervan, maudit soit ce Chram! Du moins il a trouvé
+aux frontières de notre Bretagne la juste punition de ses crimes...
+
+--Tu veux parler de cette aventure qui t'a frappé d'une telle épouvante,
+que tout à l'heure tu pâlissais encore à ce souvenir?
+
+--Ah! Kervan! l'on dirait que ces rois franks et leur race sont
+prédestinés à devenir l'horreur du monde!... Écoutez, écoutez... mon
+père mourant me fit donc promettre de me rendre ici, au berceau de notre
+famille. Après avoir écrit le récit que je vous ai remis... je n'ai pu
+le compléter; voici pourquoi: En ces temps désastreux, rien de plus
+difficile, de plus périlleux, que d'entreprendre un long voyage; on
+risque à chaque pas d'être enlevé en route et emmené captif par les
+bandes armées des ducs, des comtes, des seigneurs franks ou des évêques
+qui guerroyent de province à province, de diocèse à diocèse, de domaine
+à domaine, se pillant les uns les autres ou envahissant réciproquement
+leur territoire, afin d'agrandir leurs possessions; aussi tous ceux qui
+sont forcés de voyager ne s'aventurent jamais hors des cités sans se
+réunir en assez grand nombre pour pouvoir repousser l'attaque des bandes
+armées que l'on rencontre continuellement. J'appris qu'une compagnie de
+voyageurs devaient partir de la ville de Marcigny pour se rendre à
+Moulins; c'était mon chemin; voulant profiter de cette occasion, je
+quittai la vallée avant d'avoir achevé le récit que je vous ai remis;
+nous partîmes de Marcigny environ trois cents personnes, hommes, femmes,
+enfants, les uns à pied, les autres à cheval ou en chariot, pour aller
+d'abord à Moulins; de cette ville d'autres voyageurs devaient partir
+pour Bourges; de cette dernière cité j'espérais trouver de pareilles
+compagnies pour gagner Tours, puis poursuivre ainsi ma route jusqu'à nos
+frontières, par Saumur et par Nantes. Pendant mon voyage de Marcigny à
+Tours, les voyageurs avec qui je cheminai eurent souvent à combattre
+contre des bandes armées; je fus légèrement blessé dans l'une de ces
+attaques; plusieurs de mes compagnons furent tués, d'autres, faits
+prisonniers, furent emmenés eux et leurs familles en esclavage; moi,
+ainsi que bon nombre de mes compagnons, nous eûmes le bonheur d'arriver
+à Tours.
+
+--Dans quel temps nous vivons! Voyager en un pays ennemi ne serait pas
+plus dangereux!
+
+--Ah! Kervan... si vous voyiez les ravages de la conquête! ravages
+toujours naissants! partout des ruines anciennes et nouvelles; nos
+anciennes chaussées si larges, si soigneusement entretenues avec leurs
+relais de poste et leurs auberges, partout abandonnées ne sont plus que
+décombres... les communications, jadis si faciles sur tous les points de
+la Gaule, sont maintenant interrompues; les évêques, maîtres absolus
+dans leur diocèse, empirent encore s'ils le peuvent cet état de choses,
+voulant surtout isoler les populations entre elles afin de les dominer
+plus sûrement. Ici les routes sont coupées parce qu'elles passent sur le
+domaine d'un seigneur frank ou d'une abbaye; ailleurs les ponts ont été
+détruits par quelque bande armée afin d'assurer sa retraite; aussi
+étions-nous forcés à des détours incroyables pour arriver au terme de
+notre voyage; souvent nous passions plusieurs nuits dans les champs;
+parfois encore il nous fallait abattre les arbres voisins des rivières
+afin de construire des radeaux où nous nous aventurions, n'ayant que ce
+moyen de traverser les fleuves; foi de Vagre, ce n'était pas autrement
+en Vagrerie.
+
+--Pauvre pays! pauvre Gaule!
+
+--En arrivant à Tours, j'appris que le roi Clotaire rassemblait là des
+troupes pour marcher en personne contre son fils Chram qui, ravageant
+tout sur son passage, venait de traverser la Touraine, se dirigeant,
+disait-on, vers les frontières de la Bretagne. L'occasion me parut bonne
+pour achever ma route en sûreté; je suivis les troupes royales,
+composées des leudes et des hommes de guerre que les seigneurs franks,
+possesseurs de bénéfices, devaient, sur sa demande, amener à leur roi;
+des colons enrôlés de force augmentaient cette armée, elle se mit en
+marche, je l'accompagnai; des troupes ennemies n'eurent pas été plus
+désastreuses que les troupes du roi Clotaire pour les populations. Les
+Franks arrivaient-ils dans une cité, ils chassaient les habitants de
+leurs maisons et s'y établissaient en maîtres; durant leur séjour les
+provisions étaient consommées, gaspillées; puis lors de leur départ les
+Franks dévalisaient la maison; chacun d'eux pillant à sa guise; les
+hommes, s'ils disaient mot, étaient battus, souvent tués, les femmes et
+les filles violentées, puis l'armée du glorieux roi Clotaire reprenait
+sa marche.
+
+--Tu as raison, Ronan, la Vagrerie était moins terrible!
+
+--Clotaire et sa _truste_ rejoignirent les troupes à Nantes; c'est là
+que, pour la première fois, je le vis un soir, ce monstre qui tuait les
+fils de son frère à coups de couteau; oui, c'est là que je le vis ce
+lâche meurtrier en faveur de qui le Dieu des catholiques faisait des
+miracles, grâce à l'intercession du bienheureux Saint-Martin!
+
+--Tu l'as vu ce Clotaire?... quelle figure avait-il?
+
+--Ce soir-là il portait une longue dalmatique d'un rouge de sang, brodée
+d'or, et par-dessus ce riche vêtement une casaque de fourrure avec un
+capuchon aussi de fourrure à demi rabaissé sur son front; ses yeux
+flamboyaient dans l'ombre de cette coiffure comme ceux d'un chat
+sauvage; le visage cadavereux de ce roi chevelu était entouré de longues
+mèches de cheveux gris tombant presque jusqu'à sa ceinture; l'expression
+de ses traits était froidement féroce; il montait un grand cheval de
+guerre tout noir et caparaçonné de rouge; à sa gauche chevauchait son
+connétable, à sa droite l'évêque de Nantes. Je vous le jure, Kervan,
+l'aspect de cet homme enflamma mon coeur de tant de haine que sans mon
+ardent désir de revoir Odille et mon fils, j'aurais, je crois, accompli
+ce voeu de mon père Karadeuk, lorsqu'il y a plus de cinquante ans, il
+disait dans cette salle où nous sommes: «N'est-il donc pas un homme en
+Gaule pour planter un poignard dans le coeur de l'un des fils de ce
+monstre de Clovis?...» Mais lorsque le lendemain soir j'ai vu ce que
+j'ai vu...
+
+--Voici que tu pâlis encore à ce souvenir, Ronan.
+
+--Oui, ce souvenir me poursuit; aussi je ne regrette plus de n'avoir pas
+tué ce Clotaire... Écoutez, Kervan... et ainsi que moi tout à l'heure
+vous pâlirez. Chram, n'ayant plus avec lui que peu de troupes, avait fui
+devant les forces supérieures de son père... espérant entrer en
+Bretagne, mais il trouva les frontières gardées par _Kanao_.
+
+--Et bien gardées... Kanao est l'un des plus vaillants guerriers de
+l'Armorique.
+
+--Chram, accompagné de son digne ami Spatachair (le Lion de Poitiers, ce
+Gaulois renégat, dont j'ai parlé dans mes récits, était mort fou depuis
+peu), Chram, accompagné de Spatachair, se rendit près de Kanao, et lui
+proposa de joindre ses troupes bretonnes à celle des Franks pour
+combattre Clotaire, son père, et le tuer, s'il pouvait, «--Je suis
+toujours fort aise de voir des Franks s'entr'égorger,--répondit Kanao à
+Chram;--cependant l'horreur que m'inspirent tes projets parricides est
+telle, quoique ton père soit un monstre de ton espèce, que je ne veux
+aucune alliance avec toi; mes troupes me suffiront pour combattre
+Clotaire, s'il veut envahir nos frontières, que pas un guerrier frank
+n'a franchies jusqu'ici.» Chram, assuré du moins de la neutralité de
+Kanao, mais acculé aux confins de l'Armorique, comme un loup dans sa
+tanière, se prépara pour le lendemain à un combat désespéré, ayant
+d'ailleurs, ainsi que je l'ai su plus tard, la précaution de s'assurer
+d'un vaisseau, qui devait l'attendre près du petit port du Croisik, afin
+de s'embarquer là, si le sort de la bataille lui était contraire!
+
+--Fils contre père... guerre parricide!
+
+--J'étais arrivé sain et sauf jusqu'aux limites de la Bretagne; le
+résultat du combat m'importait peu, pourvu qu'il y eût beaucoup de
+Franks exterminés de part et d'autre; mon seul but était de me rendre
+ici. Le hasard me fit rencontrer près de Nantes deux Bretons de Vannes,
+qui, lors de la joyeuse vendange à main armée, que vos tribus sont
+allées faire cet automne, avaient été blessés; ils s'étaient tenus
+cachés jusqu'à leur guérison dans la hutte d'un esclave... Ces deux
+Armoricains voulaient revenir à Vannes; de cette ville aux pierres
+sacrées de Karnak, la distance n'est pas très-longue. Nous partîmes tous
+trois, avant le lever du soleil, le matin du combat que Clotaire devait
+livrer à son fils... Pour abréger le chemin, et ne pas nous trouver
+enveloppés dans la mêlée, nous avons gagné le bord de la mer, afin de
+nous diriger vers la baie du Morbihan... D'ailleurs, je vous l'avoue,
+Kervan, j'éprouvais le pieux désir de contempler ces lieux témoins, il y
+a plus de six siècles, de la grande bataille de Vannes, à la fois donnée
+sur terre et sur mer; bataille sanglante, où notre aïeul Joel et ses
+fils avaient si vaillamment lutté contre l'armée de César. C'était aussi
+dans cette baie qu'Albinik le marin et sa femme Méroë, de retour du camp
+romain, maîtres, comme pilotes, de la destinée de la flotte ennemie, et
+pouvant ainsi la perdre sur des récifs, l'avaient conduite au port, afin
+de la combattre loyalement, au lieu de la détruire par une lâche
+traîtrise, fidèles à cet antique proverbe armoricain: _Jamais Breton ne
+fit trahison_.
+
+--Oui, ce fut lors de cette grande bataille de Vannes que notre aïeul
+Guilhern emporta sur son cheval César tout armé. Bataille terrible, où
+se décida le sort de la Gaule... La victoire fut héroïquement disputée
+par nos pères; ils furent vaincus, mais avec gloire!
+
+--Ah! Kervan! ces temps héroïques sont loin de nous; aussi, je vous l'ai
+dit, j'éprouvais un pieux désir de parcourir ce champ de bataille, et
+d'arriver sur la côte d'où l'on découvre à la fois la baie du Morbihan
+et la vaste plaine de Vannes. Nous avions marché une grande partie de la
+journée; nous longions la côte, aux environs du port du Croisik, lorsque
+nous apercevons une cabane de pêcheur adossée à des rochers; nous nous y
+rendions pour y prendre un peu de repos, lorsqu'à ma grande surprise, je
+vois, aux abords de cette hutte, plusieurs mules de voyage pesamment
+chargées, et des chevaux richement caparaçonnés, gardés par plusieurs
+esclaves; trois de ces montures, dont une petite haquenée, portaient des
+selles de femmes.
+
+--Singulière rencontre en ce pays solitaire... Et à qui appartenaient
+ces chevaux?
+
+--À Chram... Sa femme et ses deux filles se trouvaient dans cette
+cabane... Une barque était amarrée au rivage, et à trois portées de
+trait, un vaisseau léger se tenait prêt à mettre sous voile.
+
+--Tu m'as parlé des moyens de fuite que le fils de Clotaire s'était
+ménagés en cas de fuite? Ce vaisseau l'attendait sans doute, lui et sa
+famille?
+
+--Oui, ce vaisseau l'attendait... Mes deux compagnons et moi, nous
+hésitions à entrer dans cette cabane, lorsque la porte s'ouvrit, et au
+seuil apparut une jeune femme richement vêtue: deux petites filles
+l'accompagnaient; l'une, de cinq ou six ans, se tenait aux pans de la
+robe de sa mère; celle-ci donnait la main à l'autre enfant, âgée
+d'environ douze ans... La jeune femme paraissait profondément abattue:
+ses yeux étaient noyés de larmes; derrière elle je reconnus l'un des
+trois favoris de Chram, Imnachair; il assistait à la torture que l'on
+m'avait fait subir dans le burg du comte Neroweg.
+
+--Cette femme, ces enfants, c'était la famille de Chram?... Il me paraît
+toujours étrange que de pareils monstres aient une famille.
+
+--Je faisais la même réflexion que vous, Kervan, lorsque cette jeune
+femme, remarquant sur nos épaules nos sacs de voyage, nous dit avec
+anxiété:
+
+«Est-ce que vous venez des environs de Nantes?
+
+»Oui, madame.
+
+»Avez-vous des nouvelles de la bataille?
+
+»Non...»
+
+--Alors, se retournant vers Imnachair, la jeune femme reprit avec un
+redoublement d'anxiété:
+
+«Est-ce un bien, est-ce un mal, que l'ignorance de ces voyageurs?»
+
+--Puis elle ajouta, pleurant et se baissant, afin d'embrasser ses deux
+petites filles:
+
+«Mes enfants! mes pauvres enfants!...»
+
+--Soudain, un des esclaves, sans doute placé en vedette sur les rochers,
+accourut en criant:
+
+«Des cavaliers!... On voit au loin, dans un nuage de poussière, une
+troupe de cavaliers armés accourir bride abattue...
+
+»Mort et furie!--dit Imnachair en pâlissant,--c'est Chram... La bataille
+est perdue!...»
+
+--À ces mots la pauvre jeune femme se jeta à genoux, serra ses deux
+petites filles contre son sein, et je n'entendis plus que les sanglots
+et les gémissements de la mère et des enfants.
+
+»Vite, vite, au bateau!--s'écria Imnachair.--Esclaves, déchargez les
+mules, transportez dans la barque les caisses qu'elles portent; et vous,
+madame, tenez-vous prête à partir: ces pleurs sont inutiles.»
+
+--À ce moment on entendit au loin le galop précipité des chevaux, le
+choc des armures et des cris confus et furieux.
+
+«C'est mon mari!--s'écria la femme de Chram en blêmissant; »--mais son
+père est à sa poursuite... Entendez-vous ces cris de mort? Oh! il est
+perdu!...»
+
+--Imnachair prêta l'oreille... une bouffée de vent nous apporta ces
+cris:
+
+«Tue! tue!...
+
+»À mort! à mort!...
+
+»C'est la voix du roi Clotaire!--s'écria Imnachair.--Fuyez, madame, vous
+et vos enfants... Courons au bateau... et force de rames... Dans un
+instant il sera trop tard...,
+
+»Fuir... sans mon mari... jamais!--reprit la jeune femme en serrant
+convulsivement ses deux enfants contre son sein.--Ce n'est pas
+maintenant que j'abandonnerai Chram...»
+
+--Les cris: Tue! tue! devenaient de plus en plus distincts; ceux qui les
+poussaient ne devaient plus être qu'à trois ou quatre cents pas...
+
+«Malheureuse folle, une dernière fois, venez-vous?--dit Imnachair en la
+saisissant par le bras,--venez-vous?
+
+»Non,--dit-elle:--non...
+
+»Vous connaissez Clotaire... et vous voulez l'attendre!»--s'écria
+Imnachair avec épouvante; puis il disparut.
+
+--Moi et mes deux compagnons, peu soucieux de la rencontre de Clotaire
+et de sa truste, nous n'eûmes que le temps de courir aux rochers dont
+était bordé le rivage, et de nous blottir entre ces immenses blocs de
+granit. De l'endroit où j'étais caché, je découvrais la cabane et la
+mer. Au bout de quelques instants je vis la barque chargée des caisses
+enlevées du bât des mules, et contenant sans doute les trésors de Chram,
+faire force de rames pour gagner le léger bâtiment à voiles.
+
+--Et cette malheureuse femme? et ses deux enfants?
+
+--Imnachair les abandonnait... Assis à la proue, il tenait le
+gouvernail: les esclaves, entassés dans la barque, accompagnaient la
+fuite du favori de Chram.
+
+--Le ciel serait injuste si de tels hommes trouvaient des amis
+dévoués... Ce misérable livrait sans doute Chram à une mort méritée;
+mais cette femme, mais ces deux petites filles?
+
+--Écoutez, Kervan, écoutez... Je vous l'ai dit, de ma cachette je
+découvrais la mer, la hutte et ses abords. Malgré mon éloignement du
+lieu de la scène horrible que je vais vous raconter, je pouvais entendre
+distinctement la voix des Franks, qui, de plus en plus, approchaient.
+Presque au même instant où Imnachair quittait le rivage, je vis l'épouse
+de Chram faire quelques pas, entraînant ses deux enfants après elle;
+puis, n'ayant pas la force de faire un pas de plus, elle tomba sur ses
+genoux, ainsi que ses deux petites filles, tendant les mains d'un air
+suppliant et épouvanté... Alors, Chram, tête nue, livide, son armure en
+désordre, et qui venait sans doute de sauter à bas de son cheval, parut
+aux abords de la hutte, marchant à reculons et l'épée à la main, tâchant
+de parer les coups que lui portaient trois guerriers... Soudain
+j'entendis la voix retentissante du roi Clotaire, et ces paroles
+arrivèrent jusqu'à moi:
+
+«Seigneur, regarde-moi du haut du ciel! et juge ma cause, car je suis
+indignement outragé par mon fils!... Vois, et juge-nous avec
+équité,--ajouta ce tueur d'enfants si fervent catholique,--et que ton
+jugement soit celui que tu prononças entre Absalon et son père
+David[D].»
+
+Clotaire achevait ces paroles lorsqu'il parut à mes yeux aux abords de
+la cabane; s'adressant alors à ses antrustions qui continuaient de
+charger Chram dont le sang coulait, il s'écria:
+
+«Ne le tuez pas!... je veux l'avoir vivant!»
+
+Les guerriers abaissèrent leurs épées. Chram, dont le visage ruisselait
+de sang, fit deux ou trois pas en chancelant, puis il tomba dans les
+bras de sa femme, qui, s'élançant vers lui, l'étreignit convulsivement;
+ses deux petites filles, toujours agenouillées, tendaient leurs bras
+vers Clotaire, qui venait de descendre de son cheval blanchi d'écume; il
+tenait à la main sa longue épée; ses guerriers formèrent un cercle
+autour de Chram et de sa famille; Clotaire alors remit son épée au
+fourreau, croisa ses bras sur sa poitrine et contempla son fils en
+silence pendant quelques instants; Chram, après avoir imploré son père
+les mains jointes, courba son front sanglant jusque sur le sol; sa femme
+et ses deux enfants poussaient des sanglots suppliants; Clotaire,
+toujours immobile comme un spectre, les regardait; enfin, il dit tout
+bas quelques mots à l'un des hommes de sa suite; aussitôt Chram, sa
+femme, ses deux petites filles, furent garrottés malgré leur résistance
+désespérée, puis entraînés dans la hutte; leurs cris perçants
+parvenaient jusqu'à moi; au bout de quelques instants, les guerriers de
+Clotaire sortirent de la cabane, dont ils fermèrent la porte en
+disant:--Nous les avons attachés sur un banc[E].--L'un d'eux tenait un
+tison enflammé pris sans doute au foyer. Le roi se plaça debout auprès
+de la cabane, il semblait prêter l'oreille avec une satisfaction féroce
+aux cris des victimes que, moi, je n'entendais plus.
+
+--Mais quel supplice ce monstre réservait-il donc à son fils... à sa
+femme... à ses deux enfants?
+
+--Écoutez encore, Kervan. La cabane était construite de poutres jointes
+les unes aux autres, et recouverte d'une toiture de roseaux; je vis
+bientôt des hommes de la suite du roi, apporter des bottes de joncs
+marins et de bruyères desséchées par l'hiver, puis les amonceler autour
+de la hutte jusqu'à la hauteur du toit...
+
+--Je devine... Ah! Ronan... cela est horrible...
+
+--Lorsque ces matières inflammables furent amoncelées autour de la
+cabane, Clotaire fit un signe... l'un de ses guerriers approcha des
+roseaux le tison embrasé, l'aviva de son souffle, la flamme brilla, les
+joncs et les bruyères s'allumèrent... d'autres guerriers, se façonnant
+des torches avec des roseaux enflammés, mirent le feu en plusieurs
+autres endroits, et bientôt la cabane disparut au milieu d'un immense
+tourbillon de flammes... Les cris des malheureux qui allaient périr de
+cette mort atroce devinrent alors si affreux, qu'ils arrivèrent jusqu'à
+moi; quoique la porte de la hutte fût close, je détournai la tête par un
+mouvement d'horreur invincible; jetant par hasard les yeux vers la haute
+mer, je vis au loin le léger vaisseau à voiles qui emportait Imnachair
+et les trésors de Chram disparaître à l'horizon...
+
+--Ce Chram ne mérite pas de pitié... mais cette jeune femme... mais ces
+deux petites filles... ainsi brûlées vives... Ah! Ronan... tu l'as dit:
+cette race de Clovis semble fatalement née... pour épouvanter le
+monde...
+
+--La flamme devint tellement intense que le roi Clotaire et sa suite,
+obligés de reculer devant l'ardeur de cet immense brasier, disparurent à
+mes yeux, je ne vis plus que la cabane en flammes; les cris des victimes
+avaient cessé, le toit s'effondra avec fracas, et au bout de quelques
+instants un énorme monceau de cendres et de débris brûlants avait
+remplacé la cabane. Le roi Clotaire reparut alors, il fit un geste;
+plusieurs guerriers, à l'aide de leurs longues lances, écartant la
+cendre et les charbons du brasier à demi éteint, découvrirent à ma vue
+d'informes débris humains à demi consumés... c'étaient les restes de
+Chram, de sa femme et de ses petites filles; ces débris humains,
+Clotaire les contempla longtemps en silence. Puis la nuit venue, on lui
+amena son grand cheval noir; il l'enfourcha et disparut avec sa
+suite[F]. Vous le voyez, Kervan! ce glorieux roi Clotaire, protégé par
+les miracles du Dieu des catholiques, couronnait sa vie en faisant
+brûler vifs son fils, sa femme et ses deux enfants, invoquant pieusement
+le souvenir de David et d'Absalon!
+
+--Il y a, Ronan, des hasards étranges; je me rappelle avoir lu dans ton
+récit que lorsque mon frère Karadeuk se fut introduit dans le burg du
+comte Neroweg, espérant te délivrer, toi et Loysik, ce Chram dit à
+Karadeuk:--qu'il jurait sa foi de roi de soumettre cette maudite
+Bretagne indomptée à la domination franque!...--et c'est sur les
+frontières de notre vieille Armorique, toujours indépendante, que lui et
+sa famille innocente ont trouvé une mort horrible... Mais du moins cette
+infâme postérité de Clovis est-elle éteinte par le meurtre de Chram, son
+petit-fils? Est-ce que pour le malheur de la Gaule il resterait d'autres
+fils à Clotaire?
+
+--En cette année 560 où nous sommes, Clotaire a encore quatre fils
+nommés _Caribert_, _Gontran_, _Sigebert_ et _Chilperik_... ce dernier
+surtout, ce Chilperik, paraît, dit-on, avoir hérité de la férocité de
+son père Clotaire et de son aïeul Clovis, ce premier conquérant de la
+Gaule, dont le colporteur, il y a près de cinquante ans, dans cette même
+maison, Kervan, vous a raconté la mort et les crimes!
+
+--Quatre fils!... ce Clotaire laissera quatre fils après lui!... Ah!
+Ronan! malheur... malheur à la Gaule...
+
+..........
+..........
+..........
+..........
+..........
+..........
+..........
+..........
+..........
+..........
+..........
+
+Le lendemain du jour où Ronan, fils de mon frère, eut cet entretien avec
+moi, Kervan, il nous a quittés, ses dernières paroles ont été celles-ci:
+
+--Kervan, je quitte cette maison, heureux d'avoir accompli le dernier
+désir de mon père et le voeu de notre aïeul Joel, je suis heureux et
+fier de ce voyage au berceau de notre famille; oui, ici, dans ce coin de
+la vieille Armorique, aujourd'hui seule terre libre de la Gaule,
+j'aurai, en méditant de nouveau sur le passé, retrempé ma foi à la
+délivrance de notre pays... délivrance lointaine, je le sais, car Loysik
+l'a dit: les siècles sont des instants pour la marche de l'humanité.
+
+Ronan le Vagre est donc parti dès l'aube pour retourner dans la vallée
+de Charolles, après avoir accompli le dernier voeu de son père et aussi
+celui de notre ancêtre Joel, le brenn de la tribu de Karnak, en joignant
+le récit précédent à notre légende. Ronan m'a promis, dans le cas où il
+lui arriverait quelque événement important, de m'en instruire s'il
+trouvait un voyageur qui se rendît en Bretagne; ce récit, il
+l'adresserait soit à moi, soit à toi, mon fils aîné, Yvon, si à cette
+époque j'avais quitté ce monde.
+
+Puisse Ronan, le fils de mon frère, arriver sain et sauf dans la vallée
+de Charolles et y retrouver sa famille heureuse et tranquille, ainsi
+qu'il l'a laissée!
+
+Si avant ma mort je n'ai rien à ajouter à notre chronique, moi Kervan,
+je te lègue, à toi mon fils Yvon, ces parchemins et nos reliques de
+famille.
+
+Moi, Yvon, fils de Kervan, petit-fils de Jocelyn, j'inscris ici
+très-tristement la mort de mon père: il est allé revivre dans les mondes
+inconnus, vers la fin de ce mois de juin 561.--Nous avons appris par des
+voyageurs qu'en cette même année est mort à Compiègne le roi Clotaire,
+dans la cinquante et unième année de son règne; il a été enterré dans la
+basilique de _Saint-Médard_, à Soissons, église magnifique qu'il avait
+fait construire. Les évêques ont chanté les louanges de ce monstre
+couronné comme ils avaient chanté celles de son père Clovis.
+
+Clotaire laisse quatre fils: CARIBERT, _roi de Paris_; GONTRAN, _roi
+d'Orléans_; SIGEBERT, _roi d'Austrasie_, contrées qui avoisinent le Rhin
+et s'étendent aussi vers le nord-est de la Gaule; CHILPERIK réside à
+Soissons et règne en _Neustrie_, territoire qui comprend la plus grande
+partie des provinces nord-ouest de la Gaule; ce CHILPERIK, ainsi que
+nous l'avait dit Ronan, le neveu de mon père, annonce devoir être le
+plus cruel des quatre fils de Clotaire.
+
+Je n'ai pas reçu de nouvelles de Ronan; puisse-t-il vivre toujours en
+paix dans la vallée de Charolles, de même que nous vivons ici! car la
+Bretagne n'a pas encore subi le joug des Franks, fasse Hésus qu'elle ne
+le subisse jamais!
+
+
+
+
+KARADEUK LE BAGAUDE ET RONAN LE VAGRE.
+
+ÉPILOGUE.
+
+LE MONASTÈRE DE CHAROLLES
+ET
+LE PALAIS DE LA REINE BRUNEHAUT.
+
+560-615.
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER.
+
+La vallée de Charolles.--L'anniversaire.--Le monastère.--Une communauté
+laïque et une colonie libre au septième siècle.--Condition des moines et
+des colons.--Le bac.--L'archidiacre Salvien et Gondowald, chambellan de
+la reine Brunehaut.--La fête.--Les vieux Vagres.--Les
+prisonniers.--Départ de Loysik pour le château de la reine Brunehaut.
+
+
+Cinquante ans environ se sont écoulés depuis que Clotaire a fait brûler
+vifs son fils Chram, sa femme et ses deux filles. Oublions le spectacle
+désolant que la Gaule conquise continue d'offrir sous la descendance de
+Clovis depuis un demi-siècle, pour reposer nos regards sur la vallée de
+Charolles... Ah! c'est qu'aussi les pères des heureux habitants de ce
+coin de terre n'ont pas lâchement courbé le front sous le joug des
+Franks et des évêques; non, non... ils ont prouvé que le vieux sang
+gaulois coulait encore dans leurs veines; aussi, voyez le paisible
+tableau de leur félicité! voyez, bâties à mi-côte du versant de la
+vallée, ces jolies maisons, à demi voilées sous les vignes qui tapissent
+les murailles, vieux ceps dont le soleil d'automne a rougi les feuilles
+et doré les grappes. Chacune de ces maisons est entourée d'un jardinet
+fleuri, ombragé d'un bouquet d'arbres... jamais la vue ne s'est reposée
+sur un plus riant village... Un village? non, c'est plutôt un bourg, un
+gros bourg; il y a au moins six à sept cents maisons disséminées sur
+cette colline, sans compter ces vastes bâtiments couverts de chaume,
+situés au milieu des prairies basses, arrosées par la féconde rivière
+qui prend sa source au nord de la vallée, la traverse et la borne au
+plus lointain horizon, en se divisant en deux bras; l'un se dirige vers
+l'Orient, l'autre vers l'Occident, après avoir baigné dans son cours le
+pied d'un bois de chênes séculaires, dont la cime laisse apercevoir les
+toits d'un grand bâtiment de pierres, surmonté d'une croix de fer.
+
+Non, jamais terre promise n'a été mieux disposée pour les productions
+d'un sol fécondé par le travail: à mi-côte, les vignes empourprées;
+au-dessus du vignoble, les terres de labour, où brûle en quelques
+endroits le chaume des seigles et des blés de la dernière récolte; ces
+fertiles guérets s'étendent jusqu'à la lisière des bois qui couronnent
+les hauteurs, entre lesquelles cette immense vallée est encaissée;
+au-dessous des coteaux commencent les prairies arrosées par la rivière;
+de nombreux troupeaux de brebis et de génisses paissent ses gras
+pâturages; on entend tinter les clochettes des maîtres béliers et des
+taureaux. Çà et là, pendant que des charrues attelées de boeufs creusent
+lentement une partie du sol dont les chaumes ont été brûlés la veille,
+des chariots à quatre roues, remplis de raisins, descendent les pentes
+escarpées du vignoble, et se dirigent vers le pressoir commun, situé,
+ainsi que les étables, les bergeries et les porcheries communes, dans
+les bâtiments avoisinant la rivière. Sur sa rive sont établis différents
+ouvroirs; celui des lavandières et des filandières, où se prépare le
+chanvre, et où se lave la toison des brebis, plus tard convertie en
+chauds vêtements; là encore sont les tanneries, les forges, les moulins
+aux meules énormes; tout est dans cette vallée, paix, sécurité,
+contentement, travail: le bruit du battoir des lavandières et des
+corroyeurs, le choc du marteau des forgerons, les cris joyeux des
+vendangeurs, le chant cadencé des laboureurs, qui marquent l'égale et
+lente allure de leurs boeufs, la flûte rustique des bergers; tous ces
+bruits, jusqu'au bourdonnement des essaims d'abeilles, autres
+infatigables travailleuses, qui se hâtent de recueillir le suc des
+dernières fleurs d'automne; tous ces bruits si divers, des plus
+lointains, des plus vagues, aux plus retentissants, se fondent en une
+seule harmonie à la fois douce et imposante: c'est la voix du travail et
+du bonheur, s'élevant vers le ciel comme une éternelle action de grâce.
+
+Que se passe-t-il donc dans cette maison bâtie comme les autres, mais
+qui, plus rapprochée de la crête de la colline, occupe le point
+culminant du village, et domine au loin la vallée? Les habitants de
+cette demeure, parés d'habits de fête, vont et viennent du dedans au
+dehors; ils amoncellent à une assez grande distance de la porte une
+espèce de bûcher de sarments de vigne; des jeunes filles, des enfants,
+apportent joyeusement leurs brassées de bois sec, puis repartent en
+courant chercher d'autres combustibles. Une bonne petite vieille, aux
+cheveux d'un blanc d'argent, mignonne, proprette et encore alerte pour
+son grand âge, surveille la confection du bûcher. Comme toutes les
+bonnes vieilles, elle bougonne et sermonne, non méchamment, mais
+gaiement... Écoutez plutôt:
+
+--Ah! ces jeunes filles, ces jeunes filles! toujours folles! hâtez-vous
+donc, au lieu de rire; ce bûcher n'est point encore assez haut. C'était
+vraiment bien la peine de vous lever dès l'aube afin d'avoir terminé vos
+travaux accoutumés avant vos compagnes, pour folâtrer ainsi, au lieu
+d'achever promptement ce bûcher... Tenez, je suis certaine que déjà du
+fond de la vallée plus d'un regard impatient se sera tourné par ici, et
+que plus d'une voix aura dit: «Mais que font-ils donc là-bas, qu'ils ne
+nous donnent point le signal? est-ce qu'ils dorment comme loirs en
+hiver?» Voici pourtant à quels terribles soupçons vous nous exposez,
+sempiternelles rieuses!... c'est de votre âge, je le sais, et ne devrais
+peut-être point vous le dire; mais enfin les jours sont courts en cette
+saison d'automne, et avant que nos bonnes gens aient eu le temps de
+rentrer les troupeaux des champs, les boeufs du labour, les chariots des
+vendanges, et de vêtir leurs habits de fête, le soleil sera couché, de
+sorte que l'on n'arrivera au monastère qu'à la pleine nuit, tandis que
+la communauté nous attend avant le coucher du soleil.
+
+--Encore quelques brassées de sarment, dame _Odille_, et il n'y aura
+plus qu'à y mettre le feu,--répondit une belle jeune fille de seize ans,
+aux yeux bleus et aux cheveux noirs;--c'est moi qui me charge d'allumer
+le bûcher... vous verrez mon courage!
+
+--Oh! combien ta grand'mère, ma vieille amie _l'évêchesse_, a raison de
+dire que tu ne doutes de rien, toi, Fulvie.
+
+--Bonne grand'mère! elle est comme vous, dame Odille, ses gronderies
+sont des tendresses; elle aime tout ce qui est jeune et gai...
+
+--C'est sans doute afin de la satisfaire, et moi aussi, que tu es folle?
+
+--Oui, dame Odille; car il m'en coûte beaucoup, mais beaucoup d'être
+gaie... Hélas! hélas!...
+
+Et de rire de tout coeur à chaque _hélas_! mais si drôlement, que la
+bonne petite vieille de faire chorus avec la rieuse; puis elle lui dit:
+
+--Aussi vrai que voilà la cinquantième fois que nous fêtons
+l'anniversaire de notre établissement dans la vallée de Charolles, je
+n'ai jamais vu fille d'un caractère plus heureux que le tien.
+
+--Cinquante ans! comme c'est long pourtant, dame Odille... il me semble
+que je ne pourrai jamais avoir cinquante ans!
+
+--Cela paraît ainsi lorsque l'on a, comme toi, ce bel âge de seize ans;
+mais pour moi, vois-tu, Fulvie, ces cinquante ans de calme et de bonheur
+ont passé comme un songe... sauf la méchante année où j'ai vu mourir le
+père de Ronan... et où j'ai perdu mon premier-né.
+
+--Tenez, dame Odille, voilà vos consolations qui reviennent des champs.
+
+Ces _consolations_, c'était Ronan et son second fils _Grégor_, homme
+d'un âge déjà mûr, accompagné de ses deux enfants: _Guenek_, beau garçon
+de vingt ans, et _Asilyk_, jolie fille de dix-huit ans. Ronan le Vagre,
+malgré sa barbe et ses cheveux blancs, malgré ses soixante-quinze ans,
+était encore alerte, vigoureux, et, comme toujours, de bonne humeur.
+
+--Bonsoir,--dit-il à sa femme en l'embrassant,--bonsoir, petite Odille.
+
+Puis ce fut le tour de Grégor et de ses deux enfants à embrasser Odille
+en disant:
+
+--Bonsoir, ma chère mère.
+
+--Bonsoir, bonne grand'mère.
+
+--Les entendez-vous tous?--reprit la compagne de Ronan avec ce rire si
+doux chez les vieillards,--les entendez-vous? pour ces deux-ci je suis
+mère-grand, et pour celui-ci, je suis: petite Odille...
+
+--Quand tu auras cent ans, et tu les auras, foi de Ronan! je
+t'appellerai encore et toujours _petite Odille_... de même que ces vieux
+amis que voici, je les appellerai toujours le _Veneur_ et _l'évêchesse_.
+
+Le Veneur et sa femme venaient en effet rejoindre Ronan, tous deux aussi
+blanchis par les années, mais rayonnants de bonheur et de santé.
+
+--Oh! oh! comme te voilà déjà beau, mon vieux compagnon, avec ta saie
+neuve et ton bonnet brodé... Et vous, belle évêchesse, que vous voilà
+brave aussi...
+
+--Ronan, foi de vieux Vagre!--dit le Veneur,--je l'aime encore autant,
+ma Fulvie! ainsi vêtue en matrone, avec sa robe brune et sa coiffe
+blanche comme ses cheveux, qu'autrefois avec sa jupe orange, son écharpe
+bleue, ses colliers d'or et ses bas rouges brodés d'argent... te
+souviens-tu, Ronan? te souviens-tu?
+
+--Odille, si mon mari et le vôtre commencent à parler du temps passé,
+nous n'arriverons pas au monastère avant la nuit, et Loysik nous attend.
+
+--Belle et judicieuse évêchesse, vous serez écoutée,--reprit gaiement
+Ronan.--Viens, Grégor; venez, mes enfants; allons quitter nos habits de
+travail; hâtons-nous, car nous serons plus vite auprès de mon bon frère
+Loysik.
+
+Bientôt, Fulvie, petite-fille de l'évêchesse, tenant à la main un
+brandon allumé, sortit de la maison avec plusieurs de ses compagnes, et
+mit le feu au bûcher... Les cris joyeux des jeunes filles et des enfants
+saluèrent la grande colonne de flamme claire et brillante qui monta vers
+le ciel. À ce signal, les habitants de la vallée, encore occupés aux
+travaux des champs, regagnèrent leurs maisons, et une heure après, tous
+réunis, hommes, femmes, enfants, vieillards, se rendaient gaiement par
+bandes au monastère de Charolles.
+
+La communauté de Charolles est un grand bâtiment de pierres, solide,
+mais sans ornement; il contient, en outre des cellules des moines, les
+bâtiments de l'exploitation agricole, une chapelle, un hospice pour les
+malades de la vallée, une école pour les enfants. Ces frères laboureurs,
+depuis cinquante ans, ont toujours élu Loysik pour supérieur; ils sont,
+chose rare pour le temps, restés laïques, Loysik les ayant toujours
+engagés à ne se point lier imprudemment par des voeux éternels, et à ne
+se point confondre avec le clergé, les évêques étant très désireux de
+dominer temporellement les monastères, afin d'exploiter les travaux des
+moines, et de les réduire à une sorte de servage ecclésiastique, la vie
+de ces moines laborieux, paisibles, et véritablement chrétiens,
+contrastant avec la dissolution, la fainéantise et la cupidité des
+évêques, portait ombrage à ceux-ci. Les moines de la communauté de
+Charolles avaient jusqu'alors vécu sous une règle consentie en commun,
+et rigoureusement observée. La discipline de l'ordre de _Saint-Benoît_,
+adoptée dans un grand nombre de monastères de la Gaule, avait paru à
+Loysik, en raison de certains statuts, anéantir ou dégrader la
+conscience, la raison, la dignité humaine. Ainsi, le supérieur
+ordonnait-il à un moine d'accomplir une chose _matériellement
+impossible_, le moine, après avoir fait humblement observer à son chef
+l'impossibilité de l'acte que l'on exigeait de lui, devait cependant
+obéir[A]. Un autre statut disait formellement:--qu'il n'était pas même
+permis à un moine d'avoir en sa propre puissance _son corps_ et _sa
+volonté_[B].--Enfin, il était formellement interdit _à un moine d'en
+défendre_, _d'en protéger un autre_, _fussent-ils unis par les liens du
+sang_[C].--Ce renoncement volontaire aux sentiments les plus tendres et
+les plus élevés; cette abnégation de sa conscience et de la raison
+humaine, poussée jusqu'à l'imbécillité; cette obéissance passive, qui
+fait de l'homme une machine inerte, une sorte de _cadavre_, avait paru
+par trop catholique à Loysik pour qu'il ne combattît pas l'envahissement
+de la règle de Saint-Benoît, malheureusement alors presque généralement
+adoptée en Gaule.
+
+Loysik dirigeait les travaux de la communauté, auxquels il avait
+participé jusqu'à ce que le grand âge eût affaibli ses forces; il
+soignait les malades, enseignait les enfants des habitants de la vallée,
+assisté de plusieurs frères; le soir, après les rudes labeurs de la
+journée, il réunissait la communauté, l'été, sous les arceaux de la
+galerie qui entourait la cour intérieure du cloître; l'hiver, dans le
+réfectoire; là, fidèle à la tradition de sa famille, il racontait à ses
+frères les gloires de l'ancienne Gaule, les actions des vaillants héros
+des temps passés, entretenant ainsi dans tous les coeurs le culte sacré
+de la patrie, combattant le découragement qui souvent s'emparait des
+âmes les plus fermes à l'aspect de la conquête franque se prolongeant au
+milieu des ruines et des désastres du pays.
+
+La communauté vivait ainsi laborieuse et paisible, depuis de longues
+années, sous la direction de Loysik; rarement il avait besoin de
+rappeler ses frères au bon accord. Quelques ferments de troubles
+passagers, et bientôt étouffés par l'ascendant du vieux moine laboureur,
+s'étaient cependant parfois manifestés, voici comment: La communauté de
+Charolles, quoique absolument libre et indépendante en ce qui touchait
+sa règle intérieure: l'élection de son supérieur, la disposition des
+fruits du sol cultivé par elle, était néanmoins soumise à la juridiction
+de l'évêque du diocèse; de plus, il avait le droit d'établir dans le
+monastère les prêtres de son choix pour y dire la messe, donner la
+communion, les sacrements, et desservir la chapelle du monastère, aussi
+destinée aux habitants de la vallée de Charolles. Loysik s'était soumis
+à cette nécessité du temps afin d'assurer le repos de ses frères et des
+habitants de la vallée; mais ainsi introduits au sein de la communauté
+laïque, ces prêtres, créatures des évêques de Châlons-sur-Saône, avaient
+plus d'une fois tenté de semer la division entre les moines laboureurs,
+disant à ceux-ci, qu'ils ne donnaient pas assez de temps à la prière,
+engageant ceux-là à entrer dans l'Église et à devenir moines
+ecclésiastiques, afin de participer à la puissance du clergé. Plus d'une
+fois ces tentatives d'embauchage arrivèrent aux oreilles de Loysik, qui
+dit fermement à ces catholiques artisans de troubles:
+
+«--Qui travaille prie... Jésus de Nazareth blâme fort _ces fainéants
+qui, ne touchant pas du doigt aux plus lourds fardeaux, en chargent,
+sous prétexte de longues prières, les épaules de leurs frères_. Nous ne
+voulons pas ici d'oisifs... nous sommes tous frères et fils d'un même
+Dieu: moines laïques ou ecclésiastiques se valent lorsqu'ils vivent
+chrétiennement; que les uns, ayant vaillamment concouru aux travaux de
+la communauté, préfèrent employer à la prière les loisirs indispensables
+à l'homme après le labeur, libre à eux; de même que dans notre
+communauté il nous plaît d'employer nos loisirs à la culture des fleurs,
+à la lecture, à la conversation entre amis, à la pêche, à la promenade,
+au chant, à la peinture des manuscrits, aux métiers d'agrément, et de
+temps à autre à l'exercice des armes, puisque nous vivons dans un temps
+où il faut souvent repousser la force par la force, et défendre sa vie
+et celle des siens contre la violence. Ainsi, à nos yeux, celui qui
+après le travail se récrée honnêtement, est aussi méritant que celui qui
+emploie ses loisirs à prier... Les fainéants seuls sont des impies!...»
+
+Loysik était si généralement vénéré, la communauté si heureuse, que les
+prêtres étrangers ne parvinrent pas à troubler ce bon accord; puis enfin
+Loysik possédait le sol et les bâtiments du monastère en vertu d'une
+charte authentique concédée par Clotaire. Les prélats de Châlons se
+voyaient forcés, malgré leur habitude d'envahissement, de respecter les
+droits de Loysik, tâchant d'arriver à leurs fins par des moyens
+astucieux.
+
+C'était donc fête, ce jour-là, dans la colonie et dans la communauté de
+Charolles. Les moines laboureurs songeaient à recevoir de leur mieux
+leurs amis de la vallée qui venaient, selon l'usage adopté depuis un
+demi-siècle, remercier Loysik de l'heureuse vie que lui devait cette
+descendance de Vagres, braves diables convertis par la parole du moine
+laboureur. Une fois seulement chaque année était enfreinte la règle qui,
+librement consentie par la communauté, interdisait aux femmes l'entrée
+du monastère. Les moines préparaient donc de longues tables partout où
+elles pouvaient tenir: dans le réfectoire, dans les salles où ils
+travaillaient à différents métiers manuels, sous les galeries couvertes
+dont était entourée la cour intérieure, et jusque dans cette cour
+elle-même, abritée, pour cette solennité, au moyen de pièces de lin
+tendues sur des cordes, enfin l'on voyait des tables jusque dans la
+salle d'armes. Quoi! un arsenal dans un monastère?... Oui, là avaient
+été déposées les armes des Vagres fondateurs de la colonie et de la
+communauté. Or, de cette mesure conseillée par Loysik, moines,
+laboureurs et colons s'étaient bien trouvés lors de l'attaque de la
+vallée par les troupes de Chram... Quoiqu'une pareille occurrence ne se
+fût point renouvelée depuis, l'arsenal avait été soigneusement
+entretenu et augmenté. Deux fois par mois, dans le village ainsi que
+dans la communauté, l'on s'exerçait au maniement des armes, exercice
+salubre au corps et toujours utile en ces temps de terribles violences,
+disait Loysik.
+
+Donc, les moines laboureurs dressaient des tables de tous côtés; sur ces
+tables, ils plaçaient avec un innocent orgueil les fruits de leurs
+travaux, beau pain de froment de leurs terres, vin généreux de leur
+vignoble, quartiers de boeufs et de moutons de leurs étables, fruits et
+légumes de leurs jardins, laitage de leurs troupeaux, miel de leurs
+ruches. Cette abondance, ils la devaient à leur rude labeur quotidien;
+ils en jouissaient, quoi de plus légitime? et c'était encore une
+légitime satisfaction pour les moines laboureurs de montrer à leurs
+vieux amis de la vallée qu'ils étaient non moins qu'eux bons laboureurs,
+fins vignerons, habiles jardiniers, soigneux pasteurs.
+
+Parfois il arrivait aussi (le diable est si malin) qu'à l'un de ces
+anniversaires où les femmes et les jeunes filles pouvaient entrer dans
+l'intérieur du monastère, quelque moine laboureur, s'apercevant à
+l'impression que lui causait une belle jeune fille qu'il s'était trop
+prématurément épris de l'austère liberté du célibat, ouvrait son coeur à
+Loysik; celui-ci exigeait trois mois de réflexion de la part du frère,
+et s'il persistait dans sa vocation conjugale, on voyait bientôt Loysik,
+appuyé sur son bâton, gagner le village; là, il s'entretenait avec les
+parents de la jeune fille de la convenance du mariage, et presque
+toujours, quelques mois après, la colonie comptait un ménage de plus, la
+communauté un frère de moins, et Loysik de dire, en manière de moralité:
+«Voici qui prouve la dangereuse imprudence des voeux éternels.»
+
+Les préparatifs de réception étaient depuis longtemps achevés dans
+l'intérieur du monastère, le soleil se couchait lorsque les moines
+laboureurs entendirent un grand bruit au dehors; la colonie tout entière
+arrivait. En tête de la foule marchent Ronan et le Veneur, Odille et
+l'évêchesse; ce sont les quatre plus anciens habitants de la vallée;
+quelques vieux Vagres, un peu moins âgés, viennent ensuite; puis les
+enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants de cette Vagrerie
+jadis si désordonnée, si redoutable.
+
+Loysik, averti de l'approche de ses amis, s'est, pour les recevoir,
+avancé à la porte de l'enceinte du monastère; il porte, de même que tous
+les frères de la communauté, une robe de grosse laine brune, assujettie
+aux reins par une ceinture de cuir. Son front est devenu complétement
+chauve, sa longue barbe, d'un blanc de neige, tombe sur sa poitrine; sa
+taille est encore droite, sa démarche alerte, quoiqu'il ait
+quatre-vingts ans passés; ses mains vénérables sont seulement agitées
+d'un léger tremblement. La foule s'arrête, Ronan s'approche et dit:
+
+--Loysik, il y a aujourd'hui cinquante et un ans qu'une troupe de Vagres
+déterminés t'attendait sur les confins de la Bourgogne; tu es venu à
+nous, tu nous as fait entendre de sages paroles, tu nous as prêché les
+mâles vertus du travail et du foyer domestique, puis tu nous as mis à
+même de pratiquer ces vertus en offrant à notre troupe la libre
+jouissance de cette vallée... Un an après, il y a cinquante ans de cela,
+notre colonie naissante fêtait le premier anniversaire de son
+établissement en ce pays; aujourd'hui nous venons, nous, nos enfants et
+les enfants de nos enfants, te dire une fois de plus, par ma voix:
+éternelle reconnaissance et amitié à Loysik!
+
+--Oui, oui,--cria la foule,--reconnaissance éternelle à Loysik, notre
+ami, notre bon père!...
+
+Le vieux moine laboureur fut très-ému; de douces larmes coulèrent de ses
+yeux, il fit signe qu'il voulait parler, et il dit, au milieu d'un grand
+silence:
+
+--Mes amis, mes frères, vous qui viviez il y a cinquante ans, et vous
+autres qui n'avez connu ces terribles temps que par les récits de vos
+pères, ma joie est grande en ce jour... Les fondateurs de cette colonie,
+après s'être fait craindre, ont su se faire aimer et respecter en se
+montrant hommes de labeur, de paix et de famille... Un heureux hasard a
+voulu qu'au milieu des désastres et des guerres civiles qui depuis tant
+d'années continuent de désoler notre patrie, la Bourgogne ait été à peu
+près jusqu'ici préservée de ces malheurs, fruits d'une conquête
+sanglante; nous autres, grâce à la donation que nous avons su obtenir,
+nous vivons ici paisibles et libres; mais, hélas! dans les autres
+parties de cette province et de la Gaule, nos frères subissent toujours
+les douleurs de l'esclavage; ceux-là, vous ne les avez pas oubliés; non,
+non... Vous vous êtes souvenus de ces paroles de Jésus: _Les fers des
+esclaves doivent être brisés_! Et en attendant le jour encore lointain
+de l'affranchissement de tous, vos épargnes et celles de la communauté
+nous ont encore permis, cette année, de racheter quelques pauvres
+familles... Il nous reste des terres à leur distribuer... En attendant
+que nous leur ayons construit des maisons, que ces esclaves d'hier,
+hommes libres aujourd'hui, trouvent chez nous des frères et des hôtes...
+Tenez, les voilà... Aimez-les comme nous nous aimons entre nous... Ce
+sont aussi des fils de la vieille Gaule, déshérités comme nous l'étions
+il y a cinquante ans!
+
+À peine Loysik avait-il prononcé ces paroles, que plusieurs familles,
+hommes, femmes, enfants, vieillards, sortirent du monastère, pleurant de
+joie. Ce fut, parmi les colons, à qui offrirait son foyer, ses soins à
+ces nouveaux venus. Il fallut l'intervention de Loysik, toujours
+écoutée, pour calmer cette tendre et ardente rivalité d'offres de
+services; il répartit, selon sa sagesse habituelle, les futurs colons
+dans certaines maisons; l'on parla bien, il est vrai, mais tout bas, de
+la partialité du vieux moine; on l'accusait d'avoir iniquement favorisé
+Ronan et son ami le Veneur, la bonne vieille petite Odille ayant obtenu
+pour sa part une jeune femme et ses deux enfants, et l'évêchesse tout un
+ménage, le mari, la femme et trois garçonnets!... Ce que c'est pourtant
+que la faveur!...
+
+Chaque année, Loysik, peu de temps avant cette fête anniversaire,
+partait sa pochette bien garnie d'argent; cette somme, fruit des
+épargnes de la communauté, ainsi que des dons volontaires des habitants
+de la colonie, était destinée au rachat de bon nombre d'esclaves.
+Quelques moines laboureurs résolus et bien armés accompagnaient Loysik à
+Châlons-sur-Saône où, vers le commencement de l'automne, se tenait un
+grand marché de chair gauloise, sous la présidence du comte et de
+l'évêque de cette cité, capitale de la Bourgogne. De la place du marché
+se voyait le splendide château de la reine Brunehaut. Loysik rachetait
+des esclaves jusqu'à ce que sa pochette fût vide, regrettant que les
+esclaves de l'Église fussent d'un chiffre trop élevé pour sa bourse, les
+évêques les vendant toujours _deux fois plus cher_ que les autres, pour
+ne point avilir sans doute leur marchandise en la livrant à trop bas
+prix; parfois aussi, grâce à la persuasion pénétrante de sa parole,
+Loysik obtenait d'un seigneur frank, moins barbare que ses compagnons,
+le don de quelques esclaves, et augmentait ainsi le nombre des nouveaux
+colons qui, en touchant le sol de la vallée de Charolles, trouvaient
+l'accueil que l'on a vu, et ensuite, travail et bien-être.
+
+Après la _distribution_ des nouveaux affranchis aux habitants de la
+vallée (Loysik s'était fait la part du lion en hébergeant bon nombre
+d'hommes au monastère), moines laboureurs et colons se mettent à table.
+Quel festin!...
+
+--Nos festins en Vagrerie n'étaient rien auprès de ceux-là,--dit
+Ronan.--Est-ce vrai, vieux Veneur?...
+
+--Te souviens-tu, entre autres, de ce fameux gala dans notre repaire des
+gorges d'Allange?
+
+--Où l'évêque Cautin cuisina pour nous? après quoi il fut ravi au ciel
+et en descendit très-promptement.
+
+--Odille, vous souvenez-vous de cette nuit étrange, où pour la première
+fois je vous ai vue, lors de l'incendie de la villa de mon mari
+l'évêque?
+
+--Certes, Fulvie, je m'en souviens; et aussi de ces largesses que de
+leur butin les Vagres faisaient au pauvre monde.
+
+--Loysik, c'est durant cette nuit-là, que pour la première fois j'ai su
+que nous étions frères.
+
+--Ah! Ronan! quelle bravoure que celle de notre père Karadeuk,
+parvenant, avec notre vieil ami le Veneur, à nous tirer de l'ergastule
+du burg de ce comte Neroweg!
+
+Te souviens-tu? Vous souvenez-vous? une fois sur ce sujet l'entretien de
+vieux amis attablés devint intarissable. Ainsi causaient du vieux temps
+Ronan, Loysik, le Veneur, Odille, l'évêchesse, placés à table à côté les
+uns des autres, pendant que de convives, plus jeunes, s'éjouissaient et
+parlaient du temps présent. De sorte que ce soir-là l'on était en grande
+joie au monastère de Charolles.
+
+Au milieu du festin, un moine laboureur dit à l'un de ses compagnons:
+
+--Où sont donc nos deux prêtres, Placide et Félibien?
+
+--Ces pieux hommes ont trouvé la fête trop profane pour eux.
+
+--Comment cela?
+
+--Tu sais que par ordre de Loysik, deux veilleurs sont chaque nuit de
+garde à la logette de l'embarcadère du bac...
+
+--Oui.
+
+--Placide et Félibien ont offert à deux de nous qui devaient à leur tour
+veiller cette nuit dans la logette de les y remplacer, afin de laisser
+nos frères jouir de la fête.
+
+--Quelles bonnes âmes, que ces tonsurés!
+
+La rivière, qui prenait sa source dans la vallée de Charolles, la
+traversait dans toute sa longueur; puis, se partageant en deux bras,
+servait de limites et de défense naturelle au territoire de la colonie.
+Par prudence, Loysik faisait ramener chaque soir et amarrer sur la rive
+de la vallée un bac, seul moyen de communication avec les terres qui
+s'étendaient de l'autre côté du cours d'eau, et appartenaient au diocèse
+de Châlons. Une logette où veillaient à tour de rôle deux frères de la
+communauté, était construite près de l'embarcadère de ce bac.
+
+La lune en son plein se réfléchissait dans l'eau limpide de la rivière,
+fort large en cet endroit, les deux prêtres qui s'étaient
+fraternellement offerts à remplacer les moines comme veilleurs, allaient
+et venaient d'un air inquiet à quelques pas de la logette.
+
+--Placide, tu ne vois rien? tu n'entends rien?
+
+--Rien...
+
+--Voilà pourtant la lune déjà haute... il doit être près de minuit, et
+personne ne paraît...
+
+--Ne perdons pas espoir... le retard n'est pas encore considérable.
+
+--S'ils nous manquaient de parole, ce serait désolant; nous ne
+trouverions pas de longtemps un pareille occasion d'être, comme ce soir,
+chargés de la garde du bac, grâce à l'orgie de cette nuit.
+
+--Et c'est surtout pendant cette nuit d'orgie qu'il est nécessaire de
+surprendre les moines.
+
+--Et pourtant personne encore...
+
+--Écoute... écoute...
+
+--Tu entends quelque chose?
+
+--Je me suis trompé... c'est le bruissement de la rivière sur les
+cailloux du rivage.
+
+--L'évêque de Châlons, notre protecteur, aura renoncé à son projet.
+
+--Impossible... il avait obtenu l'assentiment de la reine Brunehaut.
+
+--La reine Brunehaut aura peut-être craint de se mêler de cette affaire
+ecclésiastique.
+
+--Elle! cette femme redoutable et implacable, craindre quelque chose?...
+elle, craindre un vieux moine de quatre-vingts ans?...
+
+--Écoute... écoute... cette fois je ne me trompe pas... Vois-tu là-bas,
+sur l'autre rive, ces points brillants?
+
+--Oui... c'est le reflet de la lune sur l'armure des guerriers.
+
+--Ce sont eux! ce sont eux!... Entends-tu ces trois appels de trompe?
+
+--C'est le signal convenu... vite, vite... détachons le bac et passons à
+l'autre bord...
+
+Les amarres du bac sont détachées et il est manoeuvré par Placide et
+Félibien, au moyen de longues perches; il touche à l'autre rive... Là,
+monté sur une mule, se trouve un homme de grande taille, vêtu d'une robe
+noire: sa figure est impérieuse et dure; à côté de lui est un chef frank
+à cheval, escorté d'une vingtaine de cavaliers revêtus d'armures de fer:
+un chariot rempli de bagage, traîné par quatre boeufs et suivi de
+plusieurs esclaves à pieds, arrive aussi sur la rive.
+
+--Vénérable archidiacre,--dit Placide à l'homme à la robe noire,--nous
+commencions à désespérer de votre venue; mais vous arrivez encore à
+temps... l'orgie, à cette heure, doit être complète; toute la colonie,
+hommes, femmes, jeunes filles, est assemblée au monastère, et Dieu sait
+les abominations qui se passent en ce lieu sous les yeux de Loysik, qui
+provoque ces horreurs sacriléges!
+
+--Ces horreurs vont avoir leur terme et leur châtiment, mes fils. Mais,
+dites-moi, peut-on, sans danger, embarquer les chevaux de ces guerriers
+et le chariot qui porte mes bagages?
+
+--Vénérable archidiacre, cette cavalerie est nombreuse; il faudrait au
+moins trois ou quatre voyages.
+
+--Gondowald,--dit l'archidiacre au chef frank,--si nous laissions
+provisoirement sur ce bord vos chevaux, ma mule et mon chariot? nous
+nous rendrions tout d'abord au monastère; vos cavaliers nous
+accompagneraient à pied.
+
+--Qu'ils soient à pied ou à cheval, ils suffiront à assurer l'exécution
+des ordres de ma glorieuse reine Brunehaut, et à housser du manche de
+nos lances ces moines et cette plèbe rustique si elle bronche...
+
+--Vénérable archidiacre, nous qui savons de quoi sont capables les
+moines et les habitants de la vallée, nous estimons qu'en cas de
+rébellion de leur part aux ordres de notre saint évêque de Châlons,
+vingt guerriers... c'est fort peu.
+
+Gondowald toisa le prêtre d'un regard dédaigneux, et ne répondit même
+pas à l'observation.
+
+--Je ne partage pas vos craintes, mes chers fils, et j'ai de bonnes
+raisons pour cela,--reprit l'archidiacre d'un air hautain.--Nous voici
+tous embarqués... maintenant, au large le bac!
+
+Bientôt débarquèrent sur la rive de la vallée, l'archidiacre, Gondowald,
+chambellan de Brunehaut, et les vingt guerriers de la reine, casqués,
+cuirassés, armés de lances et d'épées; ils portaient en sautoir leurs
+boucliers peints et dorés.
+
+--Y a-t-il un long trajet d'ici au monastère?--demanda l'archidiacre en
+posant le pied sur le rivage.
+
+--Non, mon père... il y a tout au plus pour une demi-heure de route.
+
+--Marchez devant, mes chers fils... nous vous suivons.
+
+--Ah! mon père! les impies de cette communauté ignorent à cette heure
+que le châtiment du ciel est suspendu sur leur tête!
+
+--Hâtez le pas, mes fils... bientôt justice sera faite...
+
+--Hermanfred,--dit le chef des guerriers en se retournant vers l'un des
+hommes de sa troupe,--as-tu le trousseau de cordes et les menottes de
+fer?
+
+--Oui, seigneur Gondowald.
+
+Au monastère, le festin continuait: partout régnait une douce
+cordialité. À la table où se trouvaient Loysik, Ronan, le Veneur et leur
+famille, l'entretien continuait, vif, animé; l'on parlait en ce moment
+des terribles choses qui se passaient, dit-on, dans le sombre palais de
+la reine Brunehaut. Les heureux habitants de la vallée écoutaient ces
+sinistres récits avec cette curiosité avide, inquiète et souvent
+frissonnante, que souvent l'on éprouve à la veillée, lorsqu'au coin d'un
+foyer paisible l'on entend raconter quelque histoire épouvantable:
+heureux, humble et ignoré, l'on est certain de ne jamais être jeté au
+milieu d'aventures effrayantes comme celles dont la narration vous fait
+frémir, pourtant l'on craint et l'on désire à la fois la continuation du
+récit.
+
+--Tenez,--disait Ronan,--afin de démêler ce chaos sanglant, puisque nous
+parlons de ce monstre femelle, qui a nom Brunehaut, et qui règne à cette
+heure en Bourgogne, rappelons les faits en deux mots: Clotaire, après
+avoir fait brûler vifs Chram, son fils, sa femme et leurs deux petites
+filles, est mort depuis cinquante-trois ans, n'est-ce pas?
+
+--Oui, mon père,--reprit Grégor,--puisque nous sommes en l'année 613.
+
+--Ce Clotaire avait laissé quatre fils: _Charibert_ régnait à Paris,
+_Gontran_ était roi d'Orléans et de Bourges; _Sigebert_, roi d'Ostrasie,
+résidait à Metz, et _Chilpérik_, roi de Neustrie, occupait la demeure
+royale de Soissons, puisque nos conquérants ont appelé Neustrie et
+Ostrasie les provinces du nord et de l'est de la Gaule.
+
+--Chilpérik?--reprit le fils de Ronan,--Chilpérik, ce Néron de la Gaule,
+qui, dit-on, terminait ainsi l'un de ses édits: «_Que celui qui
+n'obéirait pas à cette loi ait les_ YEUX ARRACHÉS!»
+
+--C'est seulement de celui-là seul et de son frère Sigebert que nous
+nous occupons... Laissons de côté ses deux autres frères, Charibert et
+Gontran, tous deux morts sans enfants: le premier en 566, le second en
+593; ils se sont montrés les dignes descendants de Clovis, mais il ne
+s'agit pas d'eux dans ce récit.
+
+--Mon père, l'effrayante histoire qui nous intéresse est celle de
+Brunehaut et de Frédégonde, puisque ces deux noms, désormais
+inséparables, sont accolés dans le sang...
+
+--J'arrive à l'histoire de ces deux monstres et de leurs époux Chilpérik
+et Sigebert, car ces louves ont leurs loups, et qui pis est, pour la
+Gaule, leurs louveteaux... Donc, ce Chilpérik, quoique marié à Andowère,
+avait, parmi ses nombreuses concubines, une esclave franque d'une beauté
+éblouissante, et douée, dit-on, d'un charme de séduction irrésistible;
+elle se nommait _Frédégonde_... Il en devint si épris, que pour jouir
+plus librement encore de la possession de cette esclave, il répudia sa
+femme Andowère, qui mourut plus tard en un couvent; mais bientôt las de
+Frédégonde, il fut jaloux d'imiter son frère: Sigebert, qui s'était
+marié à une princesse de sang royal, nommée Brunehaut, fille
+d'Athanagild, roi de race germanique comme les Franks, et dont les aïeux
+avaient conquis l'Espagne comme Clovis la Gaule. Chilpérik demanda donc
+et obtint la main de la soeur de Brunehaut, nommée Galeswinthe... L'on
+ne pouvait voir, disait-on, une figure plus touchante que celle de cette
+jeune princesse, et la bonté de son coeur égalait l'angélique douceur de
+ses traits. Lorsqu'il lui fallut quitter l'Espagne pour venir en Gaule
+épouser Chilpérik, la malheureuse créature eut des pressentiments de
+mort... ces pressentiments ne la trompaient pas... Après six ans de
+mariage, elle était étranglée dans son lit par son époux Chilpérik[D].
+
+--Comme Wisigarde, quatrième femme de Neroweg, avait été étranglée par
+ce comte frank, dont la race existe encore, dit-on, en Auvergne... Rois
+et seigneurs franks ont les mêmes moeurs... c'est de race...
+
+--Infortunée Galeswinthe!... Et pourquoi tant de férocité de la part de
+son mari Chilpérik?
+
+--Un moment apaisée, la passion de Chilpérik pour son esclave Frédégonde
+s'était réveillée plus ardente que jamais, et il avait étranglé sa femme
+afin d'épouser sa concubine... Voici donc Frédégonde mariée à Chilpérik
+après le meurtre de Galeswinthe, et devenue l'une des reines de la
+Gaule. Il est d'étranges contrastes dans les familles: Galeswinthe était
+un ange, Brunehaut, sa soeur, mariée à Sigebert, était une créature
+infernale; d'une rare beauté, d'un caractère de fer, vindicative jusqu'à
+la férocité, d'une ambition impitoyable et d'une intelligence qui eût
+été du génie, si elle n'eût appliqué ses facultés extraordinaires aux
+forfaits les plus inouïs... Brunehaut devait épouvanter le monde...
+D'abord elle voulut venger la mort de sa soeur Galeswinthe, étranglée
+par Chilpérik à l'instigation de Frédégonde... Alors, entre ces deux
+femmes, mortelles ennemies, et dont chacune régnait avec son mari sur
+une partie de la Gaule, commença une lutte effrayante: le poison, le
+poignard, l'incendie, la guerre civile, le massacre, les combats des
+pères contre les fils, des frères contre des frères; tels furent les
+moyens qu'elles employèrent l'une contre l'autre. Les populations
+gauloises n'échappèrent pas à cette rage de destruction: toutes les
+provinces soumises à Sigebert et à Brunehaut furent impitoyablement
+ravagées par Chilpérik, et les possessions de celui-ci furent à leur
+tour dévastées par Sigebert. Ces deux frères, ainsi poussés par la furie
+de leurs femmes, combattirent l'un contre l'autre jusqu'au jour où ils
+furent tous deux assassinés.
+
+--Ah! si le sang gaulois n'avait coulé à torrents, si ces désastres
+affreux n'avaient écrasé de nouveau notre malheureux pays, je verrais un
+châtiment céleste dans la lutte de ces deux femmes, décimant ainsi les
+familles où elles sont entrées,--dit Loysik;--mais, hélas! que de maux,
+que de misères atroces ces haines royales font peser sur les peuples...
+
+--Et ces deux monstres trouvaient des instruments pour servir leurs
+vengeances?
+
+--Les meurtres qu'elle ne commettaient pas elles-mêmes par le poison,
+elles les faisaient accomplir par le poignard... Frédégonde, dont la
+dépravation dépassait celle de la Messaline antique, s'entourait de
+jeunes pages; elle les enivrait de voluptés terribles, troublait leur
+raison par des philtres qu'elle composait; ils entraient bientôt dans
+une sorte de frénésie, et elle les lançait alors sur les victimes qu'ils
+devaient frapper... C'est ainsi qu'elle fit poignarder le roi Sigebert,
+mari de Brunehaut, et empoisonner leur fils Childebert... C'est ainsi,
+dit-on, qu'elle a fait tuer, à coups de couteau, son mari Chilpérik...
+
+--Quoi! Frédégonde n'épargna pas même son époux?
+
+--Les uns lui attribuent ce meurtre, d'autres en accusent Brunehaut...
+les deux crimes sont probables: toutes deux avaient intérêt à le
+commettre: par la mort de Chilpérik, Brunehaut vengeait sa soeur
+Galeswinthe, étranglée par ce roi; Frédégonde, en le faisant assassiner,
+se vengeait de ce qu'il avait surpris, la veille de sa mort, l'un des
+innombrables adultères de cette Messaline, tirée de l'esclavage pour
+monter au trône...
+
+--Et elle? mon père, a-t-elle subi la peine due à tant de forfaits?
+
+--La reine Frédégonde est morte paisiblement dans son lit en 597, âgée
+de cinquante-cinq ans, bénie et enterrée par les prêtres dans la
+basilique de Saint-Germain-des-Prés, à Paris, après avoir commis des
+crimes sans nombre... Du reste, Frédégonde a _longtemps et heureusement
+et habilement régné_, comme disent les infâmes et dévots panégyristes de
+ces monstres couronnés... Oui, à sa mort elle a laissé à son fils
+Clotaire le jeune son royaume intact, et les bénédictions du clergé
+l'ont accompagnée dans sa tombe, cette glorieuse reine, car elle était,
+pour les prêtres, prodigue du bien d'autrui.
+
+Un frémissement d'horreur circula parmi les auditeurs de ce récit; ces
+moeurs royales contrastaient d'une manière si effrayante avec les moeurs
+des habitants de la colonie, que ces bonnes gens croyaient entendre
+raconter quelque songe épouvantable éclos dans le délire de la fièvre.
+
+Grégor reprit:
+
+--Ce Clotaire le jeune, fils de Frédégonde et de Chilpérik, se trouve
+être ainsi le petit-fils de Clotaire, le tueur d'enfants, et
+l'arrière-petit-fils de Clovis?
+
+--Oui... et comme il se montre digne de sa race, vous voyez, mes
+enfants, quelle ère de nouveaux crimes va s'ouvrir; car sa mère
+Frédégonde lui a légué l'implacable haine dont elle poursuivait
+Brunehaut... et ce duel à mort va continuer entre celle-ci et le fils de
+sa mortelle ennemie...
+
+--Hélas! que de désastres vont encore déchirer la Gaule durant cette
+lutte sanglante...
+
+--Oh! elle sera terrible... terrible... car les crimes de Frédégonde
+pâlissent auprès de ceux de Brunehaut, notre reine aujourd'hui, à nous,
+habitants de la Bourgogne.
+
+--Mon père, est-ce possible? Brunehaut plus criminelle que Frédégonde?
+
+--Ronan,--dit Odille en portant ses deux mains à son front,--ce chaos de
+meurtres, accomplis dans une même famille, donne le vertige... L'esprit
+se trouble et se lasse à suivre le fil sanglant qui seul peut vous
+conduire au milieu de ce dédale de crimes sans nom. Grand Dieu! dans
+quel temps nous vivons!... Que verront donc nos enfants?
+
+--À moins que les démons ne sortent de l'enfer, petite Odille, nos
+enfants ne pourront rien voir qui surpasse ce que nous voyons; car, je
+vous l'ai dit, les crimes de Frédégonde ne sont rien auprès de ceux de
+Brunehaut... Et si vous saviez ce qui se passe à cette heure dans le
+splendide château de Châlons-sur-Saône, où cette vieille reine, fille,
+femme et mère de rois, tient en sa dépendance ses
+arrière-petits-enfants... Mais non... je n'ose... mes lèvres se refusent
+à raconter ces choses sans nom.
+
+--Ronan a raison. Il se passe aujourd'hui dans le château de la reine
+Brunehaut des horreurs qui dépassent les bornes de l'imagination
+humaine,--reprit Loysik en frémissant; puis s'adressant à Ronan:--Mon
+frère, par respect pour nos jeunes familles, par respect pour l'humanité
+tout entière, n'achève pas...
+
+--C'est juste, Loysik; il y a quelque chose d'épouvantable à penser que
+la reine Brunehaut est une créature de Dieu comme nous, et que comme
+nous... elle appartient à l'espèce humaine...
+
+--Frère Loysik, frère Loysik,--accourut dire un des moines
+laboureurs,--on a frappé à la porte extérieure du monastère... une voix
+m'a répondu que c'était un message de l'évêque de Châlons et de la reine
+Brunehaut.
+
+Ce nom, en un pareil moment, causa un profond étonnement et une sorte de
+crainte vague.
+
+--Un message de l'évêque et de la reine?--reprit Loysik en se levant et
+se dirigeant vers la porte extérieure du monastère,--cela est étrange!
+Le bac est amarré chaque soir de ce côté-ci de la rive, et les veilleurs
+ont l'ordre absolu de ne pas traverser la rivière durant la nuit; sans
+doute ce messager aura pris une barque à _Noisan_ pour remonter la
+rivière.
+
+En parlant ainsi, le supérieur de la communauté s'était approché de la
+porte massive et verrouillée en dedans; plusieurs moines, portant des
+flambeaux, suivaient le supérieur; Ronan, le Veneur et un grand nombre
+de colons et de frères accompagnaient aussi Loysik; il fit un signe, la
+lourde porte roula sur ses gonds, et l'on vit au dehors, éclairés par la
+lune, l'archidiacre et Gondowald, le chambellan de Brunehaut; derrière
+eux étaient rangés en haie les hommes de guerre, casqués, cuirassés,
+boucliers au bras, lance à la main, épée au côté.
+
+--Il y a là une trahison,--dit à demi-voix Loysik, se retournant vers
+Ronan; puis s'adressant à l'un des moines:--Qui donc, cette nuit, est de
+guet à la logette du bac?
+
+--Nos deux prêtres... Ils ont offert à nos frères de les remplacer pour
+cette nuit de fête.
+
+--Je devine tout,--répondit Loysik avec amertume;--puis s'adressant à
+l'archidiacre qui, ainsi que Gondowald, s'était arrêté au seuil de la
+grande porte, tandis que leur escorte restait au dehors, il dit au
+guerrier et au prêtre:
+
+--Qui êtes-vous? que voulez-vous?
+
+--Je me nomme Salvien, archidiacre de l'église de Châlons et neveu du
+vénérable Sidoine, évêque de ce diocèse... Je t'apporte les ordres de
+ton chef spirituel.
+
+--Et moi Gondowald, chambellan de notre glorieuse et illustre reine
+Brunehaut, je suis chargé par elle de prêter mon aide et celle de mes
+hommes à l'envoyé de l'évêque.
+
+--Voici une lettre de mon oncle,--reprit l'archidiacre en présentant ce
+parchemin à Loysik.--Prends-en connaissance à l'instant.
+
+--Mes yeux sont affaiblis par les années, un de nos frères va faire tout
+haut cette lecture pour moi.
+
+--Il se peut qu'il y ait dans cette lettre des choses secrètes,--dit
+l'archidiacre;--je t'engage à la faire lire à voix basse.
+
+--Nous n'avons point ici de secret les uns pour les autres... Lis tout
+haut, mon frère.
+
+Et Loysik remit la missive à l'un des membres de la communauté, qui
+exécuta l'ordre de son supérieur.
+
+Cette lettre portait en substance que Sidoine, évêque de Châlons,
+instituait l'archidiacre Salvien comme abbé du monastère de Charolles,
+voulant ainsi mettre terme aux scandales et énormités qui depuis tant
+d'années affligeaient la chrétienté par l'exemple de cette communauté;
+elle devrait être à l'avenir rigoureusement soumise à la règle de saint
+Benoît, ainsi que l'étaient alors presque tous les monastères de la
+Gaule. Les moines laïques qui mériteraient cette faveur par leur vertu
+et par leur humble soumission aux ordres de leur nouvel abbé
+obtiendraient la faveur toute chrétienne d'entrer dans la cléricature et
+de devenir moines de l'Église romaine. De plus, en vertu du canon 7 du
+concile d'Orléans, tenu deux années auparavant (l'année 611), qui
+ordonnait que «les domaines, terres, vignes, esclaves, pécules qui
+seraient donnés aux paroisses demeurassent en la puissance de l'évêque,»
+tous les biens du monastère et de la colonie formant, à bien dire, la
+paroisse de Charolles, devaient, à l'avenir, demeurer en la puissance de
+l'évêque de Châlons, qui commettait son neveu l'archidiacre Salvien à la
+direction de ces biens. Le prélat terminait la missive en ordonnant à
+son cher fils en Christ, Loysik, de se rendre sur l'heure en la cité de
+Châlons pour y entendre le blâme de son évêque et père spirituel, et y
+subir humblement la pénitence ou châtiment qu'il pourrait lui infliger.
+Enfin, comme il se pouvait faire que le frère Loysik, par une suggestion
+diabolique, commît l'énormité de mépriser les ordres de son père
+spirituel, le noble Gondowald, chambellan de la glorieuse reine
+Brunehaut, était chargé par cette illustrissime et excellentissime
+princesse de faire exécuter, au besoin, par la force, les ordres de
+l'évêque de Châlons.
+
+Le moine laboureur achevait à peine la lecture de cette missive que
+Gondowald ajouta d'un air hautain et menaçant:
+
+--Oui, moi, chambellan de la glorieuse reine Brunehaut, notre
+très-excellente et très-redoutable maîtresse, je suis chargé par elle de
+te dire à toi, moine, que si toi et les tiens vous aviez l'audace de
+désobéir aux ordres de l'évêque, ainsi que cela pourrait arriver,
+d'après les insolents murmures que je viens d'entendre, je vous fais
+attacher, toi et les plus récalcitrants, à la queue des chevaux de mes
+cavaliers, et je vous conduis ainsi à Châlons, hâtant votre marche à
+coups de bois de lance.
+
+Vingt fois en effet la lecture de la missive de l'évêque avait été
+interrompue par les murmures indignés de la foule: moines laboureurs ou
+colons; il fallut l'imposante autorité de Loysik pour obtenir des
+assistants exaspérés assez de silence pour que la lecture de la missive
+épiscopale pût se terminer; mais lorsque le frank Gondowald eut
+prononcé, d'un air de défi, ses insolentes menaces, la foule y répondit
+par une explosion de cris furieux mêlés de dédaigneuses railleries.
+
+Ronan, le Veneur et quelques vieux Vagres n'avaient pas été des derniers
+à se révolter contre les prétentions spoliatrices de l'évêque de
+Châlons, qui voulait simplement s'approprier les biens des moines
+laboureurs et des colons, au mépris de tout droit. Quoique blanchis par
+l'âge, les Vagres avaient senti bouillonner leur vieux sang batailleur.
+Ronan, toujours homme d'action, se souvenant de son ancien métier, avait
+dit tout bas au Veneur:
+
+--Prends vingt hommes résolus, ils trouveront des armes dans l'arsenal,
+et cours au bac, afin de couper la retraite à ces Franks... Je me charge
+de ce qu'il reste à faire ici, car, foi de Vagre... je me sens rajeuni
+de cinquante ans!
+
+--Et moi donc, Ronan, pendant la lecture de la lettre de cet insolent
+évêque, et surtout lorsqu'a parlé le valet de cette reine infâme, vingt
+fois j'ai cherché une épée à mon côté.
+
+--Rassemble nos hommes au milieu de ce tumulte, sans être remarqué, je
+vais faire ainsi de mon côté; l'arsenal contient suffisamment d'armes
+pour nous armer tous...
+
+Et les deux vieux Vagres allèrent de ci, de là, disant un mot à
+l'oreille de certains colons ou moines, qui disparurent successivement
+au milieu du tumulte croissant, que dominait à peine la voix ferme et
+sonore de Loysik, répondant à l'archidiacre:
+
+--L'évêque de Châlons n'a pas droit d'imposer à cette communauté une
+règle particulière ou un abbé; nous choisissons librement nos chefs, de
+même que nous consentons la règle que nous voulons suivre, pourvu
+qu'elle soit chrétienne; tel est le droit antérieur et originel qui a
+présidé à l'établissement de tous les monastères de la Gaule; les
+évêques n'ont sur nous que la juridiction spirituelle qu'ils exercent
+sur les autres laïques; nous sommes ici maîtres de nos biens et de nos
+personnes, en vertu d'une charte du feu roi Clotaire, qui défend
+formellement à ses ducs, comtes ou évêques, de nous inquiéter. Tu parles
+de conciles, moi aussi je les ai lus; il y a de tout dans les conciles,
+le mal et le bien, le juste et l'injuste; or, ma mémoire ne faiblit pas
+encore, et voici ce que dit fort justement cette fois le concile de 611:
+
+_Nous avons appris que certains évêques établissent injustement abbés
+dans certains monastères, quelques-uns de leurs parents ou de leurs
+favoris et leur procurent des avantages iniques, afin de se faire donner
+par la violence tout ce que peut ravir au monastère l'exacteur qu'ils y
+ont envoyé._
+
+L'archidiacre se mordit les lèvres, et une huée prolongée couvrit sa
+voix lorsqu'il voulut répondre.
+
+--Ce concile ne tiendrait pas ce langage, qui est celui de la
+justice,--reprit Loysik,--que je ne reconnais à aucun concile, à aucun
+prélat, à aucun roi, le droit de déposséder des gens honnêtes et
+laborieux des terres et de la liberté qu'ils tiennent avant tout de leur
+droit naturel.
+
+--Je te dis, moi, que ton monastère est une nouvelle Babylone, une
+moderne Gomorrhe!--s'écria l'archidiacre;--l'évêque de Châlons en avait
+été prévenu, j'ai voulu voir par moi-même et j'ai vu... Et je vois des
+femmes, des jeunes filles dans ce saint lieu, qui devrait être consacré
+aux austérités, à la prière et à la retraite. Je vois tous les ferments
+d'une immonde orgie, qui devait sans doute se prolonger jusqu'au jour,
+au milieu de monstrueuses débauches, où la promiscuité de la chair des
+hommes et des femmes va...
+
+--Assez!--s'écria Loysik indigné;--je te défends, moi, chef de cette
+communauté, je te défends de souiller davantage les oreilles de ces
+épouses, de ces jeunes filles rassemblées ici avec leur famille, pour
+célébrer paisiblement l'anniversaire de notre établissement dans cette
+terre libre, qui restera libre comme ceux qui l'habitent!
+
+--Archidiacre, c'est trop de paroles!--s'écria Gondowald;--à quoi bon
+raisonner avec ces chiens... n'as-tu pas là mes hommes pour te faire
+obéir?
+
+--Je veux tenter un dernier effort pour ouvrir les yeux de ces
+malheureux aveuglés,--répondit l'archidiacre;--cet indigne Loysik les
+tient sous son obsession diabolique... Oui, vous tous qui m'entendez,
+tremblez si vous résistez aux ordres de votre évêque!
+
+--Salvien,--dit Loysik,--ces paroles sont vaines, tes menaces seront
+impuissantes devant notre ferme résolution de maintenir la justice de
+nos droits; nous te repoussons comme abbé de ce monastère; ces moines
+laboureurs et les habitants de celle colonie ne doivent compte de leurs
+biens à personne... Ce débat inutile est affligeant, mettons-y fin; la
+porte de ce monastère est ouverte à ceux qui s'y présentent en amis,
+mais elle se ferme devant ceux qui s'y présentent en ennemis et en
+maîtres, au nom de prétentions d'une folle iniquité... Donc, retire-toi
+d'ici...
+
+--Oui, oui, va-t'en d'ici, archidiacre du diable!--dirent plusieurs
+voix,--ne trouble pas plus longtemps notre fête! tu pourrais t'en
+repentir.
+
+--Une rébellion! des menaces!--s'écria
+l'archidiacre.--Gondowald,--ajouta le prêtre en s'effaçant, pour laisser
+pénétrer dans l'intérieur de la cour le chef des guerriers franks,--vous
+savez les ordres de la reine...
+
+--Et sans tes lenteurs, ces ordres depuis longtemps seraient exécutés! A
+moi, mes guerriers... garrottez ce vieux moine, et exterminez cette
+plèbe si elle bronche!
+
+--A moi, mes enfants! assommez ces Franks! et vive la vieille Gaule!
+
+Qui parlait ainsi? le vieux Ronan, suivi d'une trentaine de colons et de
+moines laboureurs, hommes résolus, vigoureux et parfaitement armés de
+lances, de haches et d'épées. Ces bonnes gens, sortant sans bruit de
+l'enceinte du monastère par la cour des étables, avaient, sous les
+ordres de Ronan, fait le tour des bâtiments extérieurs jusqu'à l'angle
+du mur de clôture; là, ils s'étaient tenus cois et embusqués, jusqu'au
+moment où Gondowald avait appelé à lui ses guerriers. Alors sortant de
+leur embuscade, les gens de Ronan s'étaient à l'improviste précipités
+sur les Franks. Au même instant, Grégor, accompagné d'une troupe
+déterminée, non moins nombreuse et bien armée que celle de son père,
+sortait des bâtiments intérieurs du monastère, se faisait jour à travers
+la foule, dont était remplie la cour, et s'avançait en bon ordre.
+L'archidiacre, Gondowald et leur escorte de vingt guerriers se
+trouvèrent ainsi enveloppés par une soixantaine d'hommes résolus, et il
+faut leur rendre cette justice, animés d'intentions très-malveillantes
+pour la peau des Franks. Ceux-ci, pressentant ces dispositions, ne
+songèrent pas à résister sérieusement, après un léger engagement ils se
+rendirent. Cependant, Gondowald ayant, dans un premier mouvement de
+surprise et de rage, levé son épée sur Loysik et blessé un des moines,
+qui avait couvert le vieillard de son corps, Gondowald, quoique
+chambellan de sa glorieuse reine Brunehaut, fut terrassé, roué de coups
+et vit ses hommes désarmés, après leur résistance inutile, qui leur
+valut force horions appliqués par des mains gauloises et fort rustiques.
+Mais, grâce à l'intervention de Loysik, il ne coula, dans cette rapide
+mêlée, d'autre sang que celui du moine légèrement blessé par Gondowald;
+ce noble chambellan fut, par précaution, solidement garrotté au moyen
+des menottes et du trousseau de cordes dont il s'était muni à
+l'intention de Loysik, avec une prévoyance dont le vieux Ronan lui sut
+gré.
+
+--Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, je vous excommunie
+tous!--s'écria l'archidiacre blême de fureur.--Anathème à celui qui
+oserait porter une main sacrilége sur moi, prêtre et oint du Seigneur!
+
+--Ne me tente pas, crois-moi, _oint_ que tu es! car tout vieux que je
+suis, foi d'ancien Vagre, j'ai terriblement envie de mériter ton
+excommunication, en appliquant sur ton échine sacrée une volée de coups
+de fourreau d'épée!
+
+--Ronan, Ronan! pas de violence,--dit Loysik;--ces étrangers sont venus
+ici en ennemis, ils ont versé le sang les premiers; vous les avez
+désarmés, c'était justice...
+
+--Et leurs armes enrichiront notre arsenal,--dit Ronan.--Allons,
+enfants, récoltez-moi cette bonne moisson de fer... Par ma foi, nous
+serons armés comme des guerriers royaux!
+
+--Que ces soldats et leur chef soient conduits dans une des salles du
+monastère,--ajouta Loysik;--ils y seront enfermés, des moines armés
+veilleront à la porte et aux fenêtres.
+
+--Oser me retenir prisonnier, moi! officier de la maison de la reine
+Brunehaut!--s'écria Gondowald en grinçant des dents et se débattant
+dans ses liens.--Oh! tout ton sang ne payera pas cette audace, moine
+insolent! Ma redoutée maîtresse me vengera!
+
+--La reine Brunehaut a agi contrairement à tous les droits, à toute
+justice, en envoyant ici des hommes de guerre prêter main-forte au
+message de l'évêque de Châlons, lors même que sa prétention eût été
+aussi équitable qu'elle est inique,--répondit Loysik; puis s'adressant à
+ses moines:--Emmenez ces hommes, et surtout qu'il ne leur soit point
+fait de mal; s'ils ont besoin de provisions, qu'on leur en donne...
+
+Les moines emmenèrent les guerriers franks, et leur chef qu'il fallut
+traîner de force, tant cet enragé était furieux. Ceci fait, Loysik dit à
+l'archidiacre, pantois, colère et sournois comme un renard pris au
+piége:
+
+--Salvien, je dois avant tout assurer le repos de cette colonie et de
+cette communauté; je suis donc obligé d'ordonner que tu restes
+prisonnier dans ce monastère...
+
+--Moi?... moi aussi... tu oses...
+
+--Ne redoute rien, tu seras traité avec égard, tu auras pour prison
+l'enceinte du monastère... Dans trois ou quatre jours au plus tard...
+lors de mon retour, tu seras libre.
+
+Lorsque l'archidiacre eut disparu, Ronan dit à Loysik:
+
+--Frère, tu as parlé à cet homme de ton retour? tu pars donc?
+
+--À l'instant même... Je vais à Châlons... Je verrai l'évêque, je verrai
+la reine.
+
+--Que dis-tu, Loysik!--s'écria Ronan avec une anxiété douloureuse,--tu
+nous quittes, tu vas affronter Brunehaut; mais ce nom dit tout:
+Vengeance implacable. Loysik, c'est courir à ta perte!...
+
+Les moines laboureurs et les colons, partageant l'inquiétude de Ronan,
+se livrèrent aux supplications les plus tendres, les plus pressantes,
+afin de détourner Loysik de son projet téméraire: le vieux moine fut
+inébranlable; et, pendant que l'un des frères qui devait l'accompagner
+faisait à la hâte quelques préparatifs de voyage, il se rendit dans sa
+cellule pour y prendre la charte du roi Clotaire. Ronan et sa famille
+accompagnèrent Loysik, il leur dit tristement:
+
+--Notre position est pleine de périls: il s'agit non-seulement du sort
+de ce monastère, mais de celui de la colonie tout entière. Vous avez eu
+facilement raison d'une vingtaine de guerriers; mais, songer à résister
+par la force à l'immense et terrible pouvoir de Brunehaut, c'est vouloir
+le ravage de cette vallée, le massacre ou l'esclavage de ses
+habitants... Cette charte de Clotaire confirme notre droit; mais
+qu'est-ce que le droit pour Brunehaut!
+
+--Alors, mon frère, que vas-tu faire à Châlons dans l'antre de cette
+louve...
+
+--Tenter d'obtenir justice.
+
+--Obtenir justice!... Mais, tu l'as dit, qu'est-ce que le droit pour
+Brunehaut?...
+
+--Elle se joue du droit comme de la vie des hommes, je le sais; pourtant
+j'ai quelque espoir... Je désire que vous gardiez ici l'archidiacre et
+ses guerriers prisonniers... d'abord parce que, dans leur fureur, ils
+m'auraient sans doute rejoint et tué en route; or je tiens à vivre pour
+mener à bonne fin ce que j'entreprends aujourd'hui; puis, au lieu de me
+laisser prévenir par l'archidiacre et le chambellan, je préfère
+instruire moi-même l'évêque et la reine Brunehaut des motifs de notre
+résistance.
+
+--Mon frère, si cette justice que tu vas tenter d'obtenir au péril de ta
+vie tu ne l'obtiens pas? si cette reine implacable te fait égorger...
+comme elle a fait égorger tant d'autres victimes?...
+
+--Alors, mon frère, l'acte d'iniquité s'accomplira. Alors, si l'on veut
+non-seulement soumettre vos biens, vos personnes à la tyrannie et aux
+exactions de l'Église, mais encore vous ravir, par la violence, le sol
+et la liberté que vous avez reconquis et qu'une charte a garantie, alors
+vous aurez à prendre une résolution suprême... oui; alors, croyez-moi,
+rassemblez un conseil solennel, ainsi que faisaient autrefois nos pères
+lorsque le salut de la patrie était menacé... Qu'à ce conseil les mères
+et les épouses prennent place, selon l'antique coutume gauloise; car
+l'on décidera du sort de leurs maris et de leurs enfants... Là, vous
+aviserez avec calme, sagesse et résolution, sur ces trois alternatives,
+les seules, hélas! qui vous resteront:--devrez-vous subir les
+prétentions de l'évêque de Châlons, et accepter un servage déguisé qui
+changera bientôt notre libre vallée en un domaine de l'Église exploité à
+son profit;--devrez-vous vous résigner si la reine, foulant aux pieds
+tous les droits, déchire la charte de Clotaire et déclare notre vallée:
+_domaine du fisc royal_, ce qui sera pour vous la spoliation, la misère,
+l'esclavage et la honte;--ou bien enfin, devrez-vous, forts de votre bon
+droit, mais certains d'être écrasés, protester contre l'iniquité royale
+ou épiscopale par une défense héroïque, et vous ensevelir, vous et vos
+familles, sous les ruines de vos maisons[E]?
+
+--Oui... oui... tous, hommes, femmes, enfants, plutôt que de redevenir
+esclaves, nous saurons combattre ou mourir comme nos aïeux, Loysik! Et
+ce sanglant enseignement fera peut-être sortir les populations voisines
+de leur lâche torpeur... Mais, frère... frère... te voir partir seul...
+pour affronter un péril que je ne peux partager!...
+
+--Allons, Ronan, pas de faiblesse, je ne te reconnais plus... Que dès
+cette nuit tous les postes fortifiés de la vallée soient occupés comme
+il y a cinquante ans, lors de l'invasion de Chram en Bourgogne; ta
+vieille expérience militaire et celle du Veneur seront d'un grand
+secours ici; il n'y a d'ailleurs aucune attaque à redouter pendant
+quatre ou cinq jours; car il m'en faut deux pour me rendre à Châlons, et
+un laps de temps pareil est nécessaire aux troupes de la reine pour se
+rendre ici, dans le cas où elle voudrait recourir à la violence.
+Jusqu'au moment de mon arrivée à Châlons, l'évêque et Brunehaut
+ignoreront si leurs ordres ont été ou non exécutés, puisque le diacre et
+le chambellan restent ici prisonniers.
+
+--Et au besoin ils serviront d'otages.
+
+--C'est le droit de la guerre... Si cet évêque insensé, si cette reine
+implacable veulent la guerre! il faut aussi garder prisonniers les deux
+prêtres qui ont par trahison amené ici l'archidiacre.
+
+--Misérables traîtres!... J'ai entendu tes moines parler de la leçon
+qu'ils se réservent de leur donner... à grands coups de houssine...
+
+--Je défends formellement toute violence à l'égard de ces deux
+prêtres!--dit Loysik d'une voix sévère, en s'adressant à deux moines
+laboureurs qui étaient alors dans sa cellule.--Ces clercs sont les
+créatures de l'évêque, ils auront obéi à ses ordres; aussi, je vous le
+répète, pas de violences, mes enfants.
+
+--Bon père Loysik, puisque vous l'ordonnez, il ne sera fait aucun mal à
+ces traîtres.
+
+Les adieux que les habitants de la colonie et des membres de la
+communauté adressèrent à Loysik furent navrants; bien des larmes
+coulèrent, bien des mains enfantines s'attachèrent à la robe du vieux
+moine; mais ces tendres supplications furent vaines, il partit
+accompagné jusqu'au bac par Ronan et sa famille: là se trouva le Veneur,
+chargé de couper la retraite aux Franks. En occupant ce poste avec ses
+hommes, il avait aperçu, de l'autre côté de la rivière, les esclaves
+gardant les chevaux des guerriers et les bagages de l'archidiacre. Le
+Veneur crut prudent de s'emparer de ces hommes et de ces bêtes; il
+laissa, près de la logette du guet, la moitié de ses compagnons, et, à
+la tête des autres, il traversa la rivière dans le bac. Les esclaves ne
+firent aucune résistance, et, en deux voyages, chevaux, gens et chariots
+furent amenés sur l'autre bord. Loysik approuva la manoeuvre du Veneur;
+car les esclaves, ne voyant pas revenir Gondowald et l'archidiacre,
+auraient pu retourner à Châlons donner l'alarme, et il importait au
+vieux moine, pour ses projets, de tenir secret ce qui s'était passé au
+monastère. Loysik, vu son grand âge et les longueurs de la route, crut
+pouvoir user de la mule de l'archidiacre pour ce voyage; elle fut donc
+rembarquée sur le bac, que Ronan et son fils Grégor voulurent conduire
+eux-mêmes jusqu'à l'autre rive, afin de rester quelques moments de plus
+avec Loysik. L'embarcation toucha terre; le vieux moine laboureur
+embrassa une dernière fois Ronan et son fils, monta sur la mule, et,
+accompagné d'un jeune frère de la communauté qui le suivait à pied, il
+prit la route de Châlons, séjour de la reine Brunehaut.
+
+Cette lettre devait être placée avant l'épisode de la _Crosse
+abbatiale_, qui fait partie du cinquième volume, et qui suit _Ronan le
+Vagre_; nous donnons cette lettre à la fin de ce volume, afin de ne pas
+interrompre le récit dans le cinquième volume.
+
+
+
+
+L'AUTEUR
+AUX ABONNÉS DES MYSTÈRES DU PEUPLE.
+
+
+Chers lecteurs,
+
+Nous avons cru devoir donner de longs développements à l'épisode de
+_Ronan le Vagre_, ce récit vous retraçait la conquête de la Gaule, notre
+mère patrie, l'un des faits les plus capitaux de l'histoire des siècles
+passés, puisque les partisans de la royauté du droit divin et les
+ultramontains revendiquent encore aujourd'hui pour leurs _rois_ et pour
+leur _foi_, cette sanglante et inique origine. Dernièrement encore, à
+l'Assemblée nationale, (séance du 15 janvier 1851), n'avons-nous pas
+entendu le plus éloquent défenseur du parti légitimiste prononcer ces
+paroles à propos de HENRI V: «_En rentrant en France il ne peut être que
+le premier des Français... le ROI... de ce pays que ses aïeux ont
+CONQUIS....._»--Quelques jours auparavant, lors de la discussion du
+projet de loi sur l'observance forcée du dimanche, n'avons-nous pas
+entendu M. Montalembert invoquer LA FOI DE CLOVIS! La foi de Clovis!
+jugez, chers lecteurs, vous qui connaissez Clovis, sa foi et les actes
+de ce fervent catholique.
+
+Telle est donc, de l'aveu même des partisans du droit divin, l'origine
+de ce droit: _la conquête_, c'est-à-dire, _la violence_, _la
+spoliation_, _le massacre_... Certes, nous ne prétendons point que les
+légitimistes d'aujourd'hui soient des hommes de violence, de spoliation,
+de massacre; mais l'inexorable fatalité des faits, l'histoire en un mot,
+prouve à chacune de ses pages l'abominable et oppressive iniquité de ce
+prétendu droit divin, alors consacré par l'odieuse complicité de
+l'Église catholique. Puis vous aurez remarqué, chers lecteurs, la part
+que le clergé gaulois à prise à cette conquête, dont il a partagé les
+dépouilles ensanglantées.
+
+Nous étudierons dans les récits suivants les conséquences de cette
+_conquête_, le sort des peuples toujours réduits aux douleurs et aux
+misères de l'esclavage, les désastres de la Gaule incessamment déchirée
+par les guerres civiles ou ravagée par les invasions des Arabes au
+huitième siècle, et des Normands au neuvième et au dixième... Oui, des
+Arabes, car, chose étrange, _Abd-el-Kader_, cet intrépide et dernier
+défenseur de la nationalité arabe (car tout en rendant un juste hommage
+à l'admirable bravoure de notre armée, n'oublions pas que lui aussi,
+comme les Gaulois du vieux temps, combattait pour son foyer, pour sa
+religion, pour sa patrie...) tandis que Abd-el-Kader est aujourd'hui
+prisonnier au château de Blois, il y a onze siècles les ancêtres de cet
+émir, alors maîtres de presque tout le midi de la Gaule, où ils
+s'établirent durant de longues années, poussèrent leurs excursions
+guerrières jusqu'à _Bordeaux_, jusqu'à _Tours_, jusqu'à _Poitiers_,
+jusqu'à _Blois_... à _Blois_ où à cette heure Abd-el-Kader, par un
+étrange revirement du sort des nations, semble expier la conquête de ses
+ancêtres, maîtres en ces temps-là d'une partie de notre sol, comme nous
+sommes aujourd'hui maîtres de l'Afrique.
+
+Vous allez enfin, chers lecteurs, dans l'épisode de la _Crosse
+abbatiale_, assister à des scènes étranges qui se passent au milieu d'un
+couvent de femmes. Ces étrangetés, je dois les justifier par quelques
+citations relatives à de semblables scènes rapportées par les
+chroniqueurs contemporains.
+
+«.....Chrodielde et plusieurs de ses religieuses retournèrent à Poitiers
+et se mirent en sûreté dans la basilique de Saint-Hilaire, réunissant
+autour d'elles des voleurs, des meurtriers, des adultères, des criminels
+de toute espèce, car elles se préparaient à combattre...
+
+»..... Les scandales que le diable avait fait naître dans le monastère
+de Poitiers devenaient de plus en plus déplorables... On accusait
+l'abbesse d'ouvrir les bains du monastère à des hommes, d'avoir
+continuellement autour d'elle des jeunes gens habillés en femmes, etc.,
+etc.» (Grégoire, évêque de Tours, liv. IX, X et suivants.)
+
+Un autre évêque, nommé _Venance Fortunat_, écrivait à deux religieuses
+les vers suivants pour rendre hommage aux repas succulents qu'elles lui
+préparaient de leurs mains chéries:
+
+«.....Au milieu des délices variées, lorsque tout flattait mon goût, je
+dormais et je mangeais tour à tour, j'ouvrais la bouche, je fermais les
+yeux, toutes les sauces tentaient mon appétit; croyez-le bien, _mes
+chéries_, j'avais l'esprit troublé, il m'eût été difficile de m'exprimer
+librement; ni mes doigts ni ma plume ne pouvaient tracer des vers:
+l'ivresse de ma muse avait rendu mes mains incertaines, car je ne suis
+pas à l'_abri des accidents qui menacent le commun des buveurs_; la
+table même me semblait nager dans le vin, etc.» (_Poésies de_ VENANCE
+FORTUNAT, liv. VII, p. 24.)
+
+Un dernier mot de gratitude, chers lecteurs, pour vous remercier de
+votre intérêt constant pour cette oeuvre, que les prétentions
+monarchiques et cléricales, coalisées contre la république démocratique
+et sociale, rendent presque de circonstance.
+
+Paris, 20 janvier 1851.
+
+EUGÈNE SUE,
+Représentant du peuple pour le département de la Seine.
+
+
+
+
+NOTES.
+
+LA GARDE DE POIGNARD.
+
+PROLOGUE.
+
+[Footnote A: M. Amédée Thierry, dans son _Histoire de la Gaule sous
+l'administration romaine_, t. II, p. 474, nous donne les détails
+suivants sur les origines des _Bagaudes_ et de la _Bagaudie_: «Pressurés
+par les propriétaires que pressuraient à leur tour les agents du fisc,
+les paysans (_gaulois_) avaient quitté par troupes leurs chaumières pour
+mendier un pain qu'on ne pouvait pas leur donner. Rebutés partout et
+chassés par les milices des villes, ils se faisaient bandits ou
+_Bagaudes_, mot gaulois équivalant au premier; ils allaient en
+_Bagaudie_, suivant l'expression consacrée. On vit dans des cantons
+entiers les colons se réunir, tuer et manger leur bétail, et, montés sur
+leurs chevaux de labour, armés de leurs instruments de culture, fondre
+sur les campagnes comme une tempête. Rien n'échappait à ces bandes
+affamées qui laissaient, après leur passage, stérile et nue, la terre
+que leurs sueurs devaient féconder. Les champs ravagés, ils passaient
+aux villes, dont une populace, amie du pillage et non moins misérable,
+leur ouvrait souvent les portes. Cette misère était si générale en
+Gaule, il y avait là tant d'habitudes de désordre, tant d'instincts
+violents, qu'en peu de mois les Bagaudes formèrent une armée qui
+s'organisa et conféra à ses deux principaux chefs les titres de César et
+d'Auguste. Ces singuliers _Césars_, qui avaient pour peuple des voleurs,
+pour empire la terre qu'ils dévastaient, pour pallium des haillons, et
+pour palais les forêts et la voûte du ciel, se nommaient Ælian et Amand.
+Ils ne résistèrent pas à l'orgueil de se faire frapper des médailles
+dont quelques-unes nous sont restées. L'une d'elles présente la tête
+radiée d'Amandus, empereur, César, Auguste, pieux et heureux, avec ce
+mot au revers: _Espérance_.»
+
+Ælius et Amandus (Aëlian et Amand) concentrèrent leurs forces aux
+environs de Paris, un peu au-dessus du confluent de la Seine avec la
+Marne. Ils avaient là, pour place d'armes, un château d'un abord presque
+inaccessible et qui, suivant la tradition, avait été bâti et fortifié
+par Jules César. De ce point ils lançaient leurs bandes non-seulement
+sur les campagnes, mais encore sur les villes les plus populeuses; c'est
+ainsi qu'ils se jetèrent sur Autun. Après leur apparition il ne resta de
+cette belle cité, l'un des centres de la civilisation romaine, qu'un
+monceau de ruines. L'insurrection gauloise devint si grave que le
+nouveau chef de l'empire crut nécessaire d'envoyer dans la Gaule son
+collègue Maximien. Celui-ci n'avait point le génie politique de
+Dioclétien, mais c'était un brave soldat et un général habile; il vint
+facilement à bout des troupes indisciplinées d'Ælianus et d'Amandus. Il
+les força enfin dans leur château qu'il détruisit. Ce fut en cet endroit
+que s'éleva plus tard l'Abbaye de Saint-Maur des Fossés. Ainsi fut
+réprimée et vaincue la première _Bagaudie_. De la seconde Bagaudie date
+l'affranchissement de la Bretagne.
+
+On voit reparaître les _Bagaudes_ à la fin du règne de Valentinien Ier.
+Cette fois, ils n'essayent point de se réunir en une grande armée: ils
+se cachent dans les bois, par petites troupes; c'est de là qu'ils
+s'élancent pour chercher le pain qui leur manque, ou pour se venger des
+magistrats romains, leurs oppresseurs. Valentinien ordonna contre eux
+d'actives poursuites: on parvint encore à les faire disparaître. Tous
+ceux qui tombèrent aux mains des soldats impériaux périrent dans les
+plus affreux supplices. Le peuple devait les honorer plus tard comme des
+_saints_ et des _martyrs_.
+
+Enfin, il y eut encore une insurrection des _Bagaudes_ au commencement
+du cinquième siècle. Ce fut au moment de la grande invasion quand les
+Alains, les Suèves, les Burgondes et les Vandales, après avoir forcé la
+barrière du Rhin, se jetèrent sur la Gaule et portèrent la dévastation
+dans ses plus belles provinces. Cette insurrection de _Bagaudes_, sur
+laquelle nous n'avons point de détail, est la dernière dont les
+documents anciens fassent mention. Il n'y eut, plus tard, dans les
+campagnes, que des soulèvements partiels qui ne rappellent en rien
+l'ancienne _Bagaudie_. Le nom même de _Bagaude_ disparut peu à peu: à la
+fin du cinquième siècle, on se servait déjà de mots germaniques pour
+désigner non point seulement les Barbares, mais encore les Gallo-Romains
+qui, réunis par troupes, pillaient et ravageaient les terres qui avaient
+appartenu autrefois à l'Empire.]
+
+
+CHAPITRE PREMIER.
+
+[Footnote A: Le nom de _Warg_ qui signifie _toup_, _tête de loup_,
+était donné, dans l'ancienne Germanie, au _banni_, au _proscrit_. Le
+vagabond qui errait sans feu ni lieu, quoique non proscrit, était appelé
+dans les lois germaniques _wargangus_. On appelait parfois _vargus_ ou
+_wagre_ l'exilé.
+
+Voyez J. Grimm et M. Michelet qui a reproduit les recherches du savant
+Allemand dans l'ouvrage intitulé les _Origines du droit français_.
+
+Plusieurs textes anciens prouvent que dès le commencement des invasions
+franques, on appelait, dans les Gaules, WARGR, WAGRE, WARGES, _têtes de
+loup_, _proscrits_, _exilés_, tous ceux qui se livraient au vagabondage
+ou à une vie de désordre. Déjà, du temps de Sidoine Apollinaire, avant
+la fin du cinquième siècle, on appliquait les noms germaniques de
+_warger_, _warges_, même aux Gaulois, propriétaires dépossédés ou
+esclaves fugitifs, qui se réunissaient par bandes à l'imitation des
+_Bagaudes_, pour se livrer, en armes, au pillage et à la dévastation. Il
+nous suffira de citer ici un passage d'une lettre de Sidoine
+Apollinaire. L'évêque des Arvernes intercède auprès de son ami S. Loup,
+pour une femme qui a été enlevée et vendue sur un marché d'esclaves,
+dit-il, par des brigands originaires du pays qu'on appelle _Warges_...
+_Unam feminam... quam forte_ WARGORUM, _hoc enim nomine indigenas
+latrunculos nuncupant, superventus abstraxerat_... _Épist._ VI, 4.
+
+Ce passage nous dispense d'une plus longue dissertation.]
+
+[Footnote B: Voir la note A sur les Bagaudes.]
+
+[Footnote C: _Histoire d'Auvergne_, t. I, p. 129.]
+
+[Footnote D: Les évêques mariés avant l'épiscopat continuaient souvent
+de vivre avec leurs femmes, auxquelles ils donnaient le nom de soeur.]
+
+[Footnote E: Nous empruntons à un mémoire inédit de notre savant et
+excellent ami Janowski (mémoire couronné par l'Institut), la
+nomenclature suivante des diverses fonctions des esclaves dépendants
+d'une villa: _arator_, _venitor_, bubulus, _porcarius_, _caprarius_,
+_taber-ferrarius_, _aurifices_, _argentarius_, _sutor_, _tornator_,
+_carpentarius_, _scutator_, _accipitores_; (les esclaves qui faisaient
+la cervoise, le cidre, la poirée): _qui facient cervisiam pomaticum_,
+_pistor_, _retiator_, _venator_, _molinarines_, _forestarius_,
+_majordomus_, _infestor_; (celui qui apporte les plats sur la table):
+_scautio_, _marescalcus_, _strator_, _seneschalus_.]
+
+[Footnote F: Les femmes des évêques mariés s'appelaient _évêchesses_.]
+
+[Footnote G: On appelait gynécée l'appartement des femmes.
+
+Le gynécée était un atelier dans lequel se confectionnaient les
+vêtements destinés à toute la famille. Outre les ouvrages exécutés dans
+cet atelier, au profit du maître, on y en faisait d'autres pour
+l'entretien et le service des femmes qui les habitaient. Les femmes des
+seigneurs ou les maîtresses de maison ne présidaient pas toutes aux
+travaux de leurs gynécées, car le concile de Nantes en accuse plusieurs
+de braver les lois divines et humaines en fréquentant sans cesse les
+assemblées et les assises publiques, au lieu de rester au milieu des
+femmes de leurs gynécées pour disserter sur leurs lainages, les tissus
+et autres ouvrages de leur sexe.]
+
+[Footnote H: Les _leudes_ étaient les compagnons de guerre du chef
+frank, que chaque bande choisissait pour son chef; ils lui juraient
+fidélité (en germain _treue_, _trust_); on les appelait _leudes_,
+_fidèles_ ou _antrustions_; mais cette dernière appellation était plus
+spécialement consacrée aux compagnons de guerre du roi.
+
+Lors de la conquête, Clovis ou ses successeurs, après s'être réservé la
+part du lion dans la spoliation du sol de la Gaule, distribuèrent, sous
+le titre de _bénéfices_, une partie des terres aux chefs de bandes,
+leurs compagnons de guerre. M. Guizot, dans son _Histoire de la
+civilisation en France_ (t. I, p. 249), dépeint avec autant de sagacité
+que de savoir l'établissement territorial d'un chef de leudes en Gaule:
+
+«... Lorsqu'une bande arrivait quelque part et prenait possession des
+terres, ne croyez pas que cette occupation eût lieu systématiquement, ni
+qu'on divisât le territoire par lots, et que chaque guerrier en reçût un
+selon son importance et son rang; le chef de la bande, ou les différents
+chefs qui s'étaient réunis, _s'appropriaient_ de vastes domaines; la
+plupart des guerriers qui les avaient suivis continuaient de vivre
+autour d'eux à la même table, sans propriété qui leur appartînt
+spécialement... La vie commune, _le jeu_, _la chasse_, _les banquets_,
+c'étaient là leurs plaisirs de barbares; comment se seraient-ils
+résignés à s'isoler? l'isolement n'est supportable qu'à la condition du
+travail; or, ces barbares étaient essentiellement oisifs, ils avaient
+donc besoin de vivre ensemble, et beaucoup de leudes restèrent auprès de
+leur chef, menant sur ses domaines à peu près la même vie qu'ils
+menaient auparavant à sa suite; aussi naquit plus tard entre eux une
+prodigieuse inégalité; il ne s'agit plus de quelque diversité
+personnelle de force, de courage, ou d'une part plus ou moins
+considérable en terres, en bestiaux, en esclaves, en meubles précieux;
+le chef, devenu grand propriétaire, disposa de beaucoup de moyens de
+pouvoir, et les autres étaient toujours de simples guerriers.»
+
+Néanmoins, le besoin de conserver auprès d'eux ces guerriers pour la
+nécessité d'une défense commune, poussait les chefs à augmenter sans
+cesse le nombre de leurs leudes; les rois Gontran et Childebert
+stipulent en 587: «Qu'ils ne chercheront pas réciproquement à se
+débaucher leurs leudes, et qu'ils ne conserveront pas à leur service
+ceux qui auraient abandonné l'un d'entre eux.» (Grégoire de Tours, liv.
+IX, ch. XX.)]
+
+[Footnote I: Voir Thierry, _Lettres sur l'Hist. de France_, p. 77.]
+
+[Footnote J: Au commencement de ce siècle, où l'administration romaine
+importée en Gaule subsista encore pendant quelques années malgré
+l'invasion des Franks, la classe des _curiales_ comprenait tous les
+citoyens habitants des villes, qu'ils y fussent nés ou qu'ils fussent
+venus s'y établir, et possédant une certaine fortune territoriale. Les
+_curiales_ avaient pour fonctions: 1º d'administrer les affaires de la
+ville, ses dépenses et ses revenus; dans cette double situation, les
+curiales répondaient non-seulement de leur gestion individuelle, mais
+des besoins de la ville, auxquels ils étaient forcés de pourvoir
+eux-mêmes, en cas d'insuffisance des revenus municipaux; 2º de percevoir
+les impôts publics sous la responsabilité de leurs biens propres en cas
+de non-recouvrement; 3º nul curiale ne pouvait vendre, sans la
+permission du gouverneur de la province, la propriété qui le rendait
+curiale, ni s'absenter de la ville; sinon, et dans le cas où ils ne
+revenaient plus, leurs biens étaient confisqués au profit de la cité.
+
+Les fonctions de curiales entraînaient des charges et une responsabilité
+très grandes; le corps entier du clergé, depuis le simple clerc jusqu'à
+l'archevêque, s'en étaient exemptés, mais ils les présidaient
+conjointement avec le préfet de la ville, sous les Romains et avec le
+comte, pendant les premiers temps de la conquête franque. (Voir _Code
+Théodosien_, liv. VI, tit. XXII; liv. II, _Théorie des lois politiques
+de la France_; liv. I, _Preuves_, p. 544, cités par M. Guizot; _Essais
+sur l'Histoire de France_, p. 19.)]
+
+[Footnote K: Ainsi que nous l'établirons dans l'une des notes
+suivantes, les évêques réunis en concile tendaient de plus en plus à
+dominer les moines laïques et à les absorber dans l'Église; ainsi le
+concile d'Orléans (553) décrète: «Qu'il ne soit point permis aux moines
+d'errer loin de leur monastère, sans la permission de l'évêque du
+diocèse.»]
+
+[Footnote: L et M: Voir dans la lettre précédente l'épisode de
+KARADEUK _le Bagaude_ et RONAN _le Vagre_, le passage relatif à
+l'abominable brutalité d'un seigneur Frank, textuellement extrait de
+saint Grégoire, évêque de Tours, ainsi que la férocité de l'évêque
+Cautin, enfermant un vivant avec un mort en putréfaction.]
+
+[Footnote N: La portion du sol que Clovis et ses descendants
+accordèrent aux chefs de bandes et à leurs leudes qui l'avaient suivi
+dans la conquête de la Gaule s'appelait un _bénéfice_. Il existait des
+terres données à bénéfices de plusieurs sortes: 1º des bénéfices qui
+pouvaient être arbitrairement révoqués par le donateur; 2º des bénéfices
+temporaires; 3º des bénéfices concédés à vie; 4º des bénéfices
+héréditaires. Les obligations des _bénéficiers_, soit temporaires, soit
+viagers, soit héréditaires, demeurèrent longtemps exprimées par le mot
+vague de _fidélité_. _Fidélité_ qui se résumait généralement par ces
+obligations: 1º les dons d'argent que le bénéficier faisait au roi, soit
+à l'époque où il convoquait ses _fidèles_ au Champ-de-Mars, soit
+lorsqu'il venait passer quelque temps dans la province où était situé le
+bénéfice (_Annal. Hildesh. a. 750; ap. Leibnitz Script. Rer. Brunswik;
+ap. Guizot, Des institutions politiques en France, du cinquième au
+dixième siècle_, p. 66); 2º la fourniture des denrées, moyens de
+transport, logement, etc., à fournir, soit aux envoyés du roi, soit aux
+envoyés étrangers qui traversaient la contrée se rendant vers le roi; 3º
+l'obligation du service militaire; en d'autres termes, l'obligation de
+suivre le roi à de nouvelles expéditions guerrières. Expéditions qui
+avaient pour but l'envahissement de nouvelles terres ou le pillage;
+ainsi Théodorik, petit-fils de Clovis, dit à ses leudes:
+
+«Suivez-moi en Auvergne, je vous conduirai dans ce pays, où vous
+prendrez de l'or et de l'argent autant que vous en pourrez désirer; où
+vous trouverez en abondance du bétail, des esclaves, des vêtements.
+Théodorik se prépara donc à passer en Auvergne, promettant de nouveau à
+ses guerriers qu'ils transporteraient dans leur pays tout le butin et
+aussi les hommes.» (Grégoire de Tours, liv. III, ch. II.)]
+
+[Footnote O: On appelait terre _salique_ ou _militaire_, la portion du
+sol dont un chef de bande s'était emparé par la force, ou avait reçu en
+partage au moment de la conquête; ces terres n'étaient soumises à aucune
+redevance honorifique ou matérielle envers le roi; c'était la part du
+butin du guerrier frank, il ne la tenait, disait-il, que de son épée.
+Ainsi, un chef pouvait posséder à la fois des terres saliques qui ne
+relevaient que de lui, et des terres bénéficiaires, temporaires, à vie
+ou héréditaires, qu'il devait à la générosité royale, et qui devenaient,
+en raison même de ce don, plus où moins tributaires de la royauté.]
+
+
+CHAPITRE II.
+
+[Footnote: A, B, C, D, E: Le récit du meurtre des enfants de
+Clodomir, par Clotaire et son frère, ainsi que le miracle opéré par
+l'intercession de saint Martin à la prière de la reine Clotilde, sont
+_textuellement_ extraits de Saint-Grégoire, évêque de Tours, déjà cité.
+(_Histoire ecclésiastique des Franks_, t. I, liv. II et III, ch. XVI,
+XVIII et suivants.)]
+
+[Footnote: F, G: «Il ne faut pas croire (dit M. Guizot dans son
+_Histoire de la civilisation en France_, vol. I, p. 398), que les moines
+aient toujours été des ecclésiastiques, qu'ils aient fait
+essentiellement partie du clergé... Non-seulement on regarde les moines
+comme des ecclésiastiques, mais l'on est tenté de les regarder comme les
+plus ecclésiastiques de tous; c'est là une impression pleine d'erreurs;
+à leur origine et au moins pendant deux siècles, les moines n'ont pas
+été des ecclésiastiques, mais de _purs laïques_ réunis sans doute par
+une croyance religieuse, mais étrangers au clergé proprement dit. Les
+premiers moines ou _ascètes_ se retirèrent loin du monde et allèrent
+vivre dans les bois ou la solitude; puis vinrent les _ermites_, les
+_anachorètes_, c'est le second degré de la vie monastique; plus tard les
+ermites se rapprochèrent, habitèrent et travaillèrent en commun,
+formèrent les premières communautés et bâtirent des monastères, de là le
+nom de _moines_... Beaucoup de moines laïques remuaient le peuple par
+leurs prédications ou l'édifiaient par le spectacle de leur vie; de jour
+en jour on les prenait en plus grande admiration, en respect; l'idée
+s'établissait que c'était là la perfection de la conduite chrétienne; on
+les proposait pour _modèles au clergé_, et pourtant c'étaient des
+laïques, conservant une grande liberté, ne faisant point de voeux, ne
+contractant point d'engagements religieux; toujours distincts du clergé,
+souvent même attentifs à s'en séparer.» (_Hist. de la civil._, vol. I,
+p. 413.)
+
+Ce passage de Cassien (_De instit. Cænob._ IX, 17) au moyen suivant,
+pour ordonner prêtre un moine nommé _Paulinien_ qui refusait cet
+honneur:
+
+«... Pendant que l'on célébrait la messe dans l'église d'un village qui
+est près du monastère, à son insu et lorsqu'il ne s'y attendait
+aucunement, nous avons fait saisir Paulinien par plusieurs diacres; nous
+lui avons fait tenir la bouche, de peur que, voulant s'échapper, il nous
+adjurât par le nom du Christ; nous l'avons d'abord ordonné diacre, et
+nous l'avons sommé d'en remplir l'office au nom de la crainte qu'il
+avait de Dieu; Paulinien résistait fortement, soutenant qu'il était
+indigne, et nous avons eu beaucoup de peine à le persuader de remplir
+l'office, en lui alléguant les ordres de Dieu.»
+
+Voici donc Paulinien diacre, quoi qu'il en eût, obligé de remplir bon
+gré mal gré son office; mais ce n'était que le premier grade de la
+prêtrise, il fallait l'ordonner prêtre, ce à quoi saint Épiphanie
+procéda de la sorte:
+
+«... Lorsque Paulinien a eu rempli les fonctions de diacre dans le saint
+sacrifice, nous lui avons de nouveau fait tenir les membres et la bouche
+avec une extrême difficulté, afin de pouvoir l'ordonner prêtre; et au
+moyen des mêmes raisons que nous lui avions déjà fait valoir, nous
+l'avons enfin décidé à siéger au rang des prêtres.» (Saint Épiphane,
+_Lettre à Jean_, évêque de Jérusalem, liv. II, p. 312.) donne une
+singulière preuve de l'antagonisme qui exista si longtemps entre les
+moines laïques et les évêques:
+
+«C'est l'ancien avis des Pères, avis qui persiste toujours, qu'un moine
+doit à tout prix fuir les femmes et les _évêques_, car ni les femmes ni
+les évêques ne permettent au moine qu'ils ont une fois engagé dans leur
+familiarité, de se reposer en paix dans sa cellule, et d'attacher ses
+yeux sur la doctrine pure et céleste en contemplant les choses saintes.»
+
+Si beaucoup de moines, séduits par les promesses des évêques, qui
+redoutaient leur influence et leur popularité, entraient dans le corps
+du clergé, beaucoup d'autres refusèrent longtemps et si obstinément
+qu'un évêque de Chypre, saint Épiphane, eut recours.]
+
+[Footnote H: Voir divers textes de _Ghildes Saxonnes_, dans les pièces
+justificatives relatives aux considérations sur l'_Histoire de France_
+(introduction aux récits _des temps mérovingiens_, par Augustin Thierry,
+vol. I, p. 1).]
+
+
+CHAPITRE III.
+
+[Footnote A: Voir la note H (chap. I) sur l'établissement et la vie du
+chef de bande et de ses leudes sur la terre conquise.]
+
+[Footnote B: «... Le propriétaire d'un grand domaine, entouré de ses
+compagnons qui continuaient de vivre auprès de lui, des colons et des
+esclaves qui cultivaient ses terres, leur rendait la justice en qualité
+de chef de cette petite société; lui aussi tenait dans son domaine une
+sorte de mâhl où les causes étaient jugées, tantôt par lui seul, tantôt
+avec le concours de ses hommes libres.» (Guizot, _Des Institutions
+politiques de la France_, p. 179, cit.; Hulmann, _Histoire de l'origine
+des ordres_, p. 16-18.)]
+
+[Footnote C: Voir la lettre précédant l'épisode de Rouan, le fait cité
+par Grégoire de Tours y est rapporté.]
+
+[Footnote D: «Les grands propriétaires tenaient aussi une cour à
+l'instar des rois et pouvaient donner à leurs fidèles des charges de
+sénéchal, de maréchal, d'échanson, de chambellan.» (_Lex alam._, tit.
+LXXIX; Hulmann, _et tous les monuments du temps_, ap. Guizot,
+_Institutions politiques_, p. 144.)]
+
+[Footnote E: _Histoire des Moeurs et de la vie privée des Français_,
+par ÉMILE DE LA BÉDOLLIÈRE, v. I, p. 219. (Nous ne saurions trop
+recommander à nos lecteurs cet excellent livre où la science est jointe
+à un vif et piquant intérêt; nous espérons que l'auteur achèvera une
+oeuvre si utile, car trois volumes seulement ont paru.)]
+
+[Footnote F: Dès l'année 506 les conciles permettaient l'établissement
+de chapeles ou d'oratoires particuliers.
+
+«... Si quelqu'un veut avoir sur ses terres un oratoire autre que
+l'église de la paroisse, nous permettons et trouvons bon que dans les
+fêtes ordinaires on y fasse dire des messes pour la commodité des
+siens.» (Concile d'Agde, 506.)]
+
+[Footnote G: Voir la lettre à laquelle renvoie la note C.]
+
+[Footnote H: «... Lorsque l'accusateur, sur l'assignation de l'accusé,
+paraissait devant le mâhl, devant les juges, n'importe lesquels, comtes,
+rachimburgs, ahrimans, la culpabilité s'établissait de diverses
+manières; le recours au jugement de Dieu, par épreuve de l'eau
+bouillante, des fers chauds, etc., l'accusé arrivait suivi de ses
+_conjurateurs_ qui venaient jurer qu'il n'avait pas fait ce qu'on lui
+imputait, l'offensé avait aussi les siens.» (_Institutions politiques_,
+Grab, t. VII.)]
+
+[Footnote I: Selon plusieurs érudits ce préambule de la loi salique
+aurait été rédigé en Germanie au delà du Rhin, avant la conquête de la
+Gaule par les Franks.]
+
+[Footnote J: Voir le Recueil de M. PARDESSUS contenant les anciennes
+rédactions de la _loi salique_, vol. I, p. 414.]
+
+[Footnote K: _Loi salique_, t. XLV et suivants.]
+
+[Footnote L: «... Le lendemain à son lever, Galeswinthe reçut le
+morganegiba (présent du matin) avec les cérémonies prescrites par les
+coutumes germaniques... En présence de témoins choisis, Hilperik prit
+dans sa main droite la main de sa nouvelle épouse, et de l'autre il jeta
+sur elle un brin de paille, etc., etc.» (Augustin Thierry, _Récits
+mérovingiens_, t. I, p. 354.)]
+
+[Footnote M: Voir les citations sur les _Institutions politiques et
+moeurs des Franks_, vol. VII, tit. LXI.]
+
+[Footnote N: On ne doit pas confondre avec les leudes ni avec les
+fidèles les antrustions, qui sont les personnes de toutes conditions
+placées sous la protection particulière et immédiate du roi. Le mot
+_antrustio_ signifie _qui est in truste_, et le radical _trustis_ répond
+à l'anglais _trust_, en français _assurance_, ainsi qu'à l'allemand
+_trost_, qui veut dire _consolation_, _aide_, _protection_. De sorte que
+par _antrustio_, ou par cette expression aussi souvent usitée, _qui est
+in truste dominicâ_, _regali_ ou _régis_, on doit entendre un protégé du
+roi. Les antrustions du roi sont d'ailleurs les seuls dont il soit fait
+mention. Tous les antrustions étaient des fidèles, mais les fidèles
+n'étaient pas tous des antrustions. Marculf nous a donné la formule de
+l'acte par lequel le roi reçoit un de ses fidèles au nombre des
+antrustions. Cette formule, intitulée: _De l'antrustion du Roi_, a trop
+d'importance pour qu'on néglige de la reproduire ici. Elle peut se
+traduire de la manière suivante: «Il est juste que ceux qui nous
+promettent une foi inviolable soient placés sous notre protection. Et
+comme N., notre fidèle, par la faveur divine, est venu ici, dans notre
+palais, avec ses hommes libres, _arimannia sua_, et nous a juré, avec
+eux, en nos mains, assistance, _trustem_ et fidélité, nous décrétons et
+ordonnons par le présent précepte, que ledit N. soit désormais compté au
+nombre des antrustions. Que celui donc qui aura l'audace de le tuer,
+sache qu'il sera condamné à payer 600 sous d'or pour son wirgelt.» Dans
+cette formule, le mot _arimannia_ signifie, non pas proprement les
+hommes libres vivant dans la dépendance du récipiendaire, mais les
+hommes libres venus pour prêter serment avec lui, c'est-à-dire ses
+conjurateurs.
+
+L'antrustion jouissant, sous la protection royale, d'un wirgelt trois
+fois plus fort que celui du simple homme libre, avait pour sa sûreté
+personnelle trois fois plus de garantie que ce dernier. Cet avantage
+d'une composition triple lui était assuré non-seulement pour le cas de
+meurtre, mais encore pour toute espèce d'attentat ou d'injure contre sa
+personne. Les causes des antrustions étaient déférées, en dernier
+ressort, au tribunal du roi; mais il leur était interdit de porter
+témoignage les uns contre les autres.
+
+Ce n'étaient pas les seuls hommes libres, c'étaient aussi des personnes
+plus ou moins engagées dans la dépendance d'autrui, que le roi prenait
+sous sa protection spéciale. Des femmes mêmes y étaient admises.
+(Guérard, _Polyptique d'Irminon_.)]
+
+[Footnote O: «... Car auprès de Chram était aussi un certain _Lion de
+Poitiers_, violent aiguillon pour le pousser à tous les excès; bien
+digne de son nom, il déployait la cruauté d'un _lion_ pour satisfaire à
+tous ses désirs; on prétend qu'un jour il osa dire que saint Martin et
+saint Martial, les confesseurs du Seigneur, n'avaient rien laissé au
+fisc qui vaille, etc.» (Grégoire de Tours, _Histoire des Franks_, liv.
+IV, chap. XVI.)]
+
+[Footnote P: _Imnachair_ et _Spatachair_ étaient les premiers affidés
+du roi Chram; un jour il leur dit: «Allez et arrachez par force de
+l'église Firmin et Césarie, sa belle-mère. Chram résidait à Clermont,
+réunissant des personnes de vile condition, et dans la fougue de la
+jeunesse il les adoptait exclusivement pour amis et conseillers, leur
+livrait des filles de nobles et _donnait même des diplômes pour les
+faire enlever de force_.... L'évêque Cautin sortit un jour de la ville
+vivement affligé, craignant d'éprouver en route quelque accident, car le
+roi Chram lui faisait aussi des menaces.» (Grégoire de Tours, _Histoire
+des Franks_, liv. IV, chap. XIII.)]
+
+[Footnote Q: Cependant Chram commettait toutes sortes de violences en
+Auvergne, et était toujours l'ennemi déclaré de l'évêque Cautin. En ce
+temps, Chram fut dangereusement malade, et ses cheveux tombèrent par
+suite d'une fièvre violente. (Grégoire de Tours, liv. IV, chap. XVI.)]
+
+[Footnote R: _Vie privée des Français_, par E. de la Bédollière.]
+
+[Footnote S: Des chevaux, des mules, des boeufs et divers genres de
+voitures, entretenus aux frais du fisc, faisaient le service ordinaire
+pour le transport des officiers et des messages publics, et en général
+de tout ce qui était expédié au nom du roi. Mais au défaut ou dans
+l'insuffisance de moyens ordinaires, les particuliers étaient requis,
+pour y suppléer, de fournir leurs animaux, tant de trait que de somme.
+Les voitures devaient être attelées de deux paires de boeufs, et la
+charge d'une voiture ne pouvait excéder quinze cents livres romaines.
+C'était cette espèce de transport public extraordinaire, mis à la charge
+des particuliers, qu'on désignait sous le nom d'_angarie_, lorsqu'il se
+faisait sur les grandes routes, et sous celui de _parangarie_ s'il avait
+lieu par d'autres voies.
+
+Les charrois ou angaries se faisaient quelquefois pour des lieux assez
+éloignés; or, la loi des Bavarois porte que les colons et les serfs
+feront les angaries avec leurs voitures pour cinquante lieues de
+distance, mais qu'ils ne seront pas obligés d'aller plus loin. Cette
+limitation montre elle-même combien cette espèce de service était
+onéreux. Les officiers publics l'aggravaient encore en abusant, à cet
+égard, de leur autorité, et même en exigeant pour leur propre compte des
+angaries qui ne leur étaient pas dues. Aussi trouvons-nous dans les lois
+des dispositions contre cet abus: «Que le comte, le vicaire et
+l'intendant, dit la loi des Visigoths, se gardent bien d'aggraver à leur
+profit la condition des peuples, par des indictions, des exactions, des
+travaux et des angaries.» (Guérard, _Polyptique d'Irminon_.)]
+
+[Footnote T: Sa gloire le roi Chram. (Grégoire de Tours, liv. IV, chap.
+XIX.)]
+
+[Footnote U: Il faudrait nombrer vingt miracles pareils cités dans
+Grégoire de Tours, miracles effectués grâce à une connaissance locale de
+l'état atmosphérique.]
+
+[Footnote V: Guérard (_Polyptique de l'abbé Irminon_), du tarif comparé
+de la _composition_ des _antrustions_ et des _leudes_, t. I, p. 346.]
+
+[Footnote X: «Chram quittant Clermont vint à Poitiers; tandis qu'il y
+résidait avec toute la puissance d'un maître séduit par les conseils
+d'un méchant, il songeait à ourdir un complot contre son père... Chram
+retourna dans le Limousin et réduisit sous sa domination cette partie du
+royaume de son père... Plus tard le rusé Chram fit annoncer à ses
+frères, par un étranger, la mort de son père... Chram s'avança avec son
+armée jusqu'à Châlons-sur-Saône, ravageant tout sur son passage, etc.
+(Grégoire de Tours, _Histoire des Franks_, liv. IV, chap. XVI.)]
+
+[Footnote: Y et Z: La fête des _Kalendes_ (_Kalendæ_, _festum
+Kalendarum_) avait lieu au renouvellement de l'année, aux _Kalendes_ de
+janvier. Cette fête, d'origine païenne, fut conservée par les chrétiens.
+On s'y livrait, avec une sorte de fureur, aux danses les plus obscènes:
+on y paraissait, en outre, ce qui était de nature à provoquer bien des
+excès, sous les déguisements les plus étranges. Les uns avaient des
+habits de femme, les autres étaient couvers du peaux de bêtes. L'Église
+essaya de réprimer les désordres des _Kalendes_: elle alla jusqu'à
+vouloir substituer à la fête annuelle des jeûnes et des prières. Elle ne
+réussit pas. (_Voyez_ les textes accumulés dans Ducange.) Il y a plus:
+les laïques ayant peu à peu cessé de prendre part aux réjouissances du
+renouvellement de l'année, les évêques, les abbés, les prêtres,
+recueillirent, dans le sanctuaire, les traditions du paganisme et
+souvent ils célébrèrent dans leurs cathédrales ou leurs cloîtres, en y
+mêlant les jeux les plus burlesques et les plus immoraux, la fête des
+_Kalendes_. Seulement, cette fête avait changé de nom: elle était
+devenue la fête des _Innocents_ ou des _Fous_. Elle tomba en désuétude à
+l'approche des temps modernes; elle ne devait pas survivre à la barbarie
+du moyen âge.
+
+Voyez Ducange, _ad verbum_ KALENDÆ, Ed. Henschel.]
+
+[Footnote AA: _Vie privée des Français_, par Émile de la Bédollière,
+vol. I, p. 249.]
+
+
+CHAPITRE IV.
+
+[Footnote A: Grégoire de Tours, _Histoire des Franks_, liv. IV, ch.
+XVII. On y trouvera les détails de cette curieuse vendange armée.]
+
+[Footnote B: Recueil de Marculf.]
+
+[Footnote C: Voir la note sur les Ghildes.]
+
+[Footnote: D, E, F: Le roi Clotaire marchait comme un nouveau David
+allant combattre son fils Absalon, il s'écriait:--Seigneur, regarde-moi
+du haut du ciel et juge ma cause, car je suis indignement outragé par
+mon fils; vois et juge-nous avec équité et que ton jugement soit celui
+que tu prononças entre Absalon et son père David.--On combattit des deux
+côtés avec acharnement, Chram prit la fuite, il avait sur mer un
+vaisseau tout préparé; mais tandis qu'il voulait mettre en sûreté sa
+femme et ses filles, il fut surpris, saisi et enchaîné. Le roi Clotaire
+ordonna qu'il fût brûlé avec sa femme et ses filles; on les enferma dans
+la cabane d'un pauvre, et Chram, étendu sur un banc, fut étranglé avec
+un mouchoir; ensuite on mit le feu à la cabane, et ainsi sa femme et ses
+filles périrent avec lui. (Grégoire de Tours, _Histoire des Franks_,
+liv. IV, chap. XX.)]
+
+
+ÉPILOGUE.
+
+LE MONASTERE DE CHAROLLES
+ET LE PALAIS DE LA REINE BRUNEHAUT.
+
+CHAPITRE PREMIER.
+
+[Footnote: A, B: Ch. LXVIII, _De obedientia et humilitate_, règle de
+SAINT-BENOÎT.]
+
+[Footnote C: Ch. LXIX, _Que dans le monastère, nul n'ose en défendre un
+autre_, règle de SAINT-BENOÎT.]
+
+[Footnote D: Sismondi, _Histoire des Français_.]
+
+[Footnote E: «... Les moines sentirent la nécessité de recourir à
+quelque autre moyen; ils résistèrent ouvertement aux évêques, ils
+refusèrent d'obéir à ses injonctions, de le recevoir dans le monastère;
+plus d'une fois _ils repoussèrent à main armée ses envoyés_.... On
+traita; les moines promirent de rentrer dans l'ordre, de faire quelques
+présents à l'évêque s'il voulait s'engager à respecter désormais le
+monastère, à ne point piller leurs biens, à les laisser jouir en paix de
+leurs droits; l'évêque y consentit et donna au monastère une charte...
+Ces chartes devinrent si fréquentes (en raison des fréquentes agressions
+des évêques et des insurrections des moines), que l'on trouve la
+rédaction officielle de ces chartes dans les formules de _Marculf_.
+
+»... Quand nous arriverons à l'histoire des communes, vous verrez que
+les chartes qu'elles arrachèrent à leurs seigneurs semblent avoir été
+calquées sur ce modèle (ces chartes arrachées aux évêques par
+l'insurrection des moines).» (Guizot, _Histoire de la Civilisation_, t.
+I, p. 446-447.)]
+
+FIN DES NOTES DU QUATRIÈME VOLUME.
+
+
+
+
+TABLE DU QUATRIÈME VOLUME.
+
+LA GARDE DU POIGNARD. KARADEUK LE BAGAUDE ET RONAN LE
+VAGRE.--Prologue.--Les Korrigans. (395-529).
+
+L'auteur aux abonnés des _Mystères du Peuple_.
+
+CHAPITRE PREMIER. (De 529 à 615.) Le chant des _Vagres_ et des
+_Bagaudes_.--Ronan et sa troupe.--La villa épiscopale.--L'évêque
+Cautin.--Le comte Neroweg et l'ermite laboureur.--Prix d'un
+fratricide.--La belle évêchesse.--Le souterrain des Thermes.--Les
+flammes de l'enfer.--L'attaque.--Odille, la petite esclave.--Ronan le
+Vagre.--Le jugement.--Prenons aux seigneurs, donnons au pauvre
+monde.--Départ de la villa épiscopale.
+
+CHAP. II. Un festin en Vagrerie.--Meurtres de Clotaire, nouveau roi
+d'Auvergne, et miracles faits en sa faveur.--La ronde des
+Vagres.--Karadeuk le Bagaude.--Loysik l'ermite.--Comment l'évêque Cautin
+est miraculeusement enlevé au ciel par des Séraphins et comment il
+descend fort promptement de l'empirée.--Le comte Neroweg et ses
+leudes.--Attaques des gorges d'Allange.
+
+CHAP. III. Le burg du comte Neroweg.--L'Ergastule, où sont retenus
+prisonniers Ronan le Vagre, Loysik, l'ermite laboureur, l'évêchesse et
+Odille.--Vie d'un seigneur frank et de ses leudes dans son château, vers
+le milieu du sixième siècle (558).--Le festin.--Le _mâhl_.--L'épreuve
+des fers brûlants et de l'eau froide.--L'appartement des
+femmes.--Godégisèle, cinquième épouse du comte Neroweg.--Ce qu'elle
+apprend du meurtre de Wisigarde, quatrième femme du comte.--L'enfer et
+le clerc.--Chram, fils de Clotaire, roi de France, arrive au burg du
+comte.--Suite de Chram ou _truste_ royale.--Leudes campagnards et
+_antrustions_ de cour.--Le _Lion de Poitiers_.--_Imnachair_ et
+_Spatachair_.--Irrévérence de ces jeunes seigneurs à l'endroit du
+bienheureux évêque Cautin, qui confond ces incrédules par un nouveau
+miracle.--But de la visite de Chram au comte Neroweg.--Torture de Ronan
+et de Loysik destinés à périr le lendemain avec la belle évêchesse et la
+petite Odille.--Le bateleur et son ours.--Ce qu'il advient de la
+présence de cet homme et de cet ours dans le burg du comte.
+
+CHAP. IV. Ronan le Vagre revient en Bretagne accomplir le dernier voeu
+de son père Karadeuk.--Il retrouve Kervan, frère de son père.--Ce qui
+est advenu à Ronan le Vagre, avant et durant son voyage.
+
+KARADEUK LE BAGAUDE ET RONAN LE VAGRE.--ÉPILOGUE.--LE MONASTÈRE DE
+CHAROLLES ET LE PALAIS DE LA REINE BRUNEHAUT (560-615). CHAPITRE
+PREMIER. La vallée de Charolles.--L'anniversaire.--Le monastère.--Une
+communauté laïque et une colonie libre au septième siècle.--Condition
+des moines et des colons.--Le bac.--L'archidiacre Salvien et Gondowald,
+chambellan de la reine Brunehaut.--La fête.--Les vieux Vagres.--Les
+prisonniers.--Départ de Loysik pour le château de la reine Brunehaut.
+
+L'auteur aux abonnés. 305
+
+Notes.
+
+FIN DE LA TABLE DU QUATRIÈME VOLUME.
+
+
+
+
+Paris.--Imprimerie de madame veuve Dondey-Dupré, rue Saint-Louis, 46, au
+Marais.
+
+
+
+[Illustration: Les Vagres. Mort aux Oppresseurs. Liberté aux Esclaves.]
+
+[Illustration: La petite Odille.]
+
+[Illustration: L'Ermite laboureur.]
+
+[Illustration: L'Epreuve des fers rouges.]
+
+[Illustration: Le Gynecée d'un seigneur frank.]
+
+[Illustration: Karadeuk le Bagaude.]
+
+[Illustration: La Plaine embrasée.]
+
+[Illustration: La mort du roi Chram et de sa famille.]
+
+
+
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Les mystères du peuple, Tome IV, by Eugène Sue
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES MYSTÈRES DU PEUPLE, TOME IV ***
+
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+This and all associated files of various formats will be found in:
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+Produced by Sébastien Blondeel, Carlo Traverso, Rénald
+Lévesque and the Online Distributed Proofreading Team at
+http://www.pgdp.net (This file was produced from images
+generously made available by the Bibliothèque nationale
+de France (BnF/Gallica)
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+will be renamed.
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+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
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+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
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+redistribution.
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+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
+PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
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+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
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+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
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+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
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+active links or immediate access to the full terms of the Project
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+distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
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+posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
+you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
+copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
+request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
+performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
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+1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
+access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
+that
+
+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
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+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
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+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
+"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
+corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
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+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
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+PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
+TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
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+defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
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+received the work on a physical medium, you must return the medium with
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+refund. If you received the work electronically, the person or entity
+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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Binary files differ
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+<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD HTML 4.01 Transitional//EN">
+<html>
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+Project Gutenberg's Les mystères du peuple, Tome IV, by Eugène Sue
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
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+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Les mystères du peuple, Tome IV
+ Histoire d'une famille de prolétaires à travers les âges
+
+Author: Eugène Sue
+
+Release Date: April 14, 2010 [EBook #31983]
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+Language: French
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+Character set encoding: ISO-8859-1
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES MYSTÈRES DU PEUPLE, TOME IV ***
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+Produced by Sébastien Blondeel, Carlo Traverso, Rénald
+Lévesque and the Online Distributed Proofreading Team at
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+generously made available by the Bibliothèque nationale
+de France (BnF/Gallica)
+
+
+
+
+
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+
+
+
+
+<br><br>
+
+
+
+<h5>LES</h5>
+
+<h1>MYSTÈRES DU PEUPLE.</h1>
+
+<h5>TOME IV.</h5>
+
+<div class="sml">
+
+<p class="mid"><b>Correspondance avec les Editeurs étrangers.</b></p>
+
+<p>L'éditeur des <i>Mystères du Peuple</i> offre aux éditeurs étrangers, de leur
+donner des épreuves de l'ouvrage, quinze jours avant l'apparition des
+livraisons à Paris, moyennant 15 francs par feuille, et de leur fournir
+des gravures tirées sur beau papier, avec ou sans la lettre, au prix de
+10 francs le cent.</p>
+
+<hr class="short">
+
+<p CLASS="MID">TRAVAILLEURS QUI ONT CONCOURU À LA PUBLICATION DU VOLUME:</p>
+
+<p><i>Protes et Imprimeurs</i>: Richard Morris, Stanislas Dondey-Dupré, Nicolas
+Mock, Jules Desmarest, Louis Dessoins, Michel Choque, Charles Mennecier,
+Victor Peseux, Étienne Bouchicot, Georges Masquin, Romain Sibillat,
+Alphonse Perrève, Hy père, Marcq fils, Verjeau, Adolphe Lemaître,
+Auguste Mignot, Benjamin.</p>
+
+<p><i>Clicheurs</i>: Curmer et ses ouvriers.</p>
+
+<p><i>Fabricants de papiers</i>: Maubanc et ses ouvriers, Desgranges et ses
+ouvriers.</p>
+
+<p><i>Artistes Dessinateurs</i>: Charpentier, Masson, Castelli.</p>
+
+<p><i>Artistes Graveurs</i>: Ottweit, Langlois, Lechard, Audibran, Roze,
+Frilley, Hopwood, Massard, Masson.</p>
+
+<p><i>Planeurs d'asier</i>: Héran et ses ouvriers.</p>
+
+<p><i>Imprimeurs en taille-douce</i>: Drouart et ses ouvriers.</p>
+
+<p><i>Fabricants pour les primes, Associations fraternelles d'Horlogers, de
+Lampistes et d'ouvriers en Bronze</i>: Duchâteau, Deschiens, Journeux,
+Suireau, Lecas, Ducerf, Renardeux, etc., etc.</p>
+
+<p><i>Employés et correspondants de l'Administration</i>: Maubanc, Gavet,
+Berthier, Henry, Rostaing, Jamot, Blain, Rousseau, Toussaint, Rodier,
+Swinnens, Porcheron. Gavet fils, Dallet, Delaval. Renoux, Vincent,
+Charpentier, Dally. Bertin, Sermet, Chalenton, Blot, Thomas, Gogain,
+Philibert, Nachon, Lebel, Plunus, Grossetête, Charles, Poncin, Vacheron,
+Colin, Carillan, Constant, Fonteney, Boucher, Darris, Adolphe, Renoux,
+Lyons, Letellier, Alexandre, Nadon, Normand, Rongelet, Bouvet, Auzurs,
+Dailhaux, Lecerf, Bailly, Baptiste, Debray, Saunier, Tuloup, Richer,
+Daran, Camus, Foucaud, Salmon, Strenl, Seran, Tetu, Sermet, Chauffour,
+Caillaut, Fondary, C. de Poix, Bresch, Misery, Bride, Carron, Charles,
+Celcis, Chartier, Lacoste, Dulac, Delaby, Kaufried, Chappuis, etc.,
+etc., de Paris; Férand, Collier, Petit-Bertrand, Périé, Plantier,
+Etchegorey, Giraudier, Gandin, Saar, Dath-Godard, Hourdequin, Weelen,
+Bonniol, Alix, Mengelle, Pradel, Manlius Salles, Vergnes, Verlé,
+Sagnier, Samson, Ay, Falick, Jaulin, Fort-Mussat, Freund, Robert,
+Carrière, Guy, Gilliard, Collet, Ch. Celles, Laurent, Castillon, Drevet,
+Jourdan Moral, Bonnard, Legros, Genesley, Bréjot, Ginon, Féraud,
+Vandeuil, Châtonier, Bayard, Besson, Delcroix, Delon, Bruchet, Fournier,
+Tronel, Binger, Molini, Bailly, Fort-Mussot, Laudet, Bonamici, Pillette,
+Morel, Chaigneau, Goyet, Colin-Morard, Gerbaldi, Fruges, Raynaut,
+Chatelin, etc., etc., des principales villes de France et de l'étranger.</p>
+
+<p>La liste sera ultérieurement complétée, dès que nos fabricants et nos
+correspondants des départements, nous auront envoyé les noms des
+ouvriers et des employés qui concourent avec eux à la publication et à
+la propagation de l'ouvrage.</p>
+
+<p class="rig"><i>Le Directeur de l'Administration.</i></p><br><br>
+
+<p class="overl">Paris.--Typ. Dondey-Dupré, rue Saint-Louis, 46, au Marais.</p>
+</div>
+<br><br>
+
+<h4>LES</h4>
+
+<h1>MYSTÈRES DU PEUPLE</h1>
+
+<h5>ou</h5>
+
+<h3>HISTOIRE D'UNE FAMILLE DE PROLÉTAIRES</h3>
+
+<h4>À TRAVERS LES ÂGES</h4>
+
+<h5>PAR</h5>
+
+<h3>EUGÈNE SUE.</h3>
+
+<div class="sml">
+<p class="rig">Il n'est pas une réforme religieuse, politique ou sociale,<br>
+que nos pères n'aient été forcés de conquérir de siècle en siècle, au<br>
+ prix de leur sang, par l'<span class="sc">insurrection</span>.</p>
+</div>
+<br><br><br><br><br>
+
+<h4>TOME IV.</h4>
+
+<h4>SPLENDIDE ÉDITION</h4>
+
+<h5>ILLUSTRÉE DE GRAVURES SUR ACIER.</h5>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p class="mid"><b>ON S'ABONNE</b><br>
+
+À L'ADMINISTRATION DE LIBRAIRIE, RUE NOTRE-DAME DES VICTOIRES, 32<br>
+
+<span class="sml">(PRÈS LA BOURSE)</span>.</p>
+
+<p class="mid">PARIS.</p>
+
+<p class="mid">1850</p>
+
+<br><br><br>
+
+<h4>LES</h4>
+
+<h1>MYSTÈRES DU PEUPLE</h1>
+
+<h5>OU</h5>
+
+<h3>HISTOIRE D'UNE FAMILLE DE PROLÉTAIRES</h3>
+
+<h3>A TRAVERS LES ÂGES.</h3>
+
+<br><hr class="full"><br>
+
+<a name="pro" id="pro"></a>
+
+<h2>LA GARDE DU POIGNARD.</h2>
+
+<h3>KARADEUK LE BAGAUDE ET RONAN LE VAGRE.</h3>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>PROLOGUE.</h3>
+
+<hr class="short">
+
+<h3>LES KORRIGANS.--395-529.</h3>
+
+<hr class="short">
+
+<p>--La Bagaudie... qu'est-ce donc, grand-père?</p>
+
+<p>--Laisse-moi d'abord achever ce que je disais à notre ami le
+porte-balle; cela, d'ailleurs, pourra t'instruire... Donc, mon aïeul
+Gildas m'a raconté qu'il savait de son père que, peu d'années après la
+mort de Victoria la Grande, il y avait eu, non pas en Bretagne, mais
+dans les autres provinces, une première <i>Bagaudie</i><a href="#pA"><sup class="sml">A</sup></a>. La Gaule,
+irritée de se voir de nouveau province romaine, par suite de la trahison
+de Tétrik, et des impôts écrasants qu'elle payait au fisc, se souleva;
+les révoltés s'appelèrent des <i>Bagaudes</i>... Ils effrayèrent tellement
+l'empereur <i>Dioclétien</i>, qu'il envoya une armée pour les combattre;
+mais en même temps il fit remise des impôts, et accorda presque tout ce
+que demandaient les Bagaudes... Il ne s'agit, voyez-vous, que de savoir
+demander aux rois ou aux empereurs... Tendez le dos, ils chargent votre
+bât à vous briser les reins; montrez les dents, ils vous déchargent...</p>
+
+<p>--Bien dit, vieux père... Demandez-leur les mains jointes, ils rient;
+demandez-leur les poings levés, ils accordent... autre preuve que la
+Bagaudie a du bon.</p>
+
+<p>--Elle a tant de bon, que vers le milieu du dernier siècle, elle a
+recommencé contre les Romains; cette fois elle s'est propagée jusqu'ici,
+au fond de notre Armorique; mais nous n'avons eu qu'à parler, point à
+agir. Le moment était bien choisi; j'étais, si j'ai bonne mémoire, l'un
+de ceux qui, accompagnant nos druides vénérés, se sont rendus à Vannes
+auprès de la curie de cette ville, composée de magistrats et d'officiers
+romains, à qui nous avons dit ceci: «Vous nous gouvernez, nous, Gaulois
+bretons, au nom de votre empereur; vous nous faites payer des impôts
+fort lourds, à nous, Gaulois, toujours au nom et surtout au profit de ce
+même empereur. Depuis longtemps nous trouvons cela très-injuste et
+très-bête; nous jouissons, il est vrai, de nos libertés, de nos droits
+de citoyens; mais le vieux reste de notre sujétion à Rome nous pèse;
+nous croyons l'heure venue de nous en affranchir. Les autres provinces
+pensent ainsi, puisqu'elles se rebellent contre votre empereur... Donc,
+il nous plaît, à nous, Bretons, de redevenir complétement, indépendants
+de Rome comme avant la conquête de César, comme au temps de Victoria la
+Grande! Donc, curiales, exacteurs du fisc, allez-vous-en, pour Dieu,
+allez-vous-en; la Bretagne gardera son argent et se gouvernera
+elle-même; elle est assez grande fille pour cela... Allez-vous-en donc
+vite, il ne vous sera point fait de mal... Bon voyage, et ne revenez
+plus, ou si vous revenez, vous nous trouverez debout, en armes, prêts à
+vous recevoir à coups d'épées, et au besoin à coups de faux et de
+fourches...» Les Romains ne tenaient plus garnison en ce pays; leurs
+magistrats et leurs officiers, sans troupes pour les soutenir, sont
+partis, et point ne sont revenus: la Bagaudie en Gaule et les Franks sur
+le Rhin les occupaient assez. Cette seconde Bagaudie a eu, comme la
+première, de bons effets, encore meilleurs dans notre province que dans
+les autres, car les évêques, déjà ralliés aux Romains, sont parvenus à
+rebâter les autres peuples de la Gaule, moins lourdement pourtant que
+par le passé; quant à nous, de l'Armorique bretonne, Rome n'a pas essayé
+de nous remettre sous le joug. Dès lors, selon nos antiques coutumes,
+chaque tribu a choisi un chef, ces chefs ont nommé un chef des chefs qui
+gouvernait la Bretagne; conservé s'il marchait droit, déposé s'il
+marchait mal. Ainsi en est-il encore aujourd'hui, ainsi en sera-t-il
+toujours, je l'espère, malgré le règne de ces Franks maudits; car le
+dernier Breton aura vécu avant que notre Armorique soit conquise par ces
+barbares, ainsi que les autres provinces de la Gaule... Maintenant,
+dis-tu, ami porte-balle, la Bagaudie renaît contre les Franks? tant
+mieux, ils ne jouiront pas du moins en paix de leur conquête, si les
+nouveaux Bagaudes valent les anciens...</p>
+
+<p>--Ils les valent, bon vieux père, ils les valent, croyez-moi, je les ai
+vus...</p>
+
+<p>--Ces Bagaudes sont donc des troupes armées, nombreuses, déterminées?</p>
+
+<p>--Karadeuk, mon favori, ne vous échauffez pas ainsi...</p>
+
+<p>--Méchant enfant, il ne songe qu'à ce qui est bataille, révolte et
+aventure!</p>
+
+<p>Et la pauvre femme de dire tout bas à l'oreille du vieil Araïm:</p>
+
+<p>--Ce colporteur avait-il besoin de parler de ces choses devant mon fils?
+Hélas! je vous l'ai dit, mon père, un mauvais sort a conduit cet homme
+chez nous...</p>
+
+<p>--Le croyez-vous d'accord, chère Madalèn, avec les Dûs et les Korrigans?</p>
+
+<p>--Je crois, mon père, qu'un malheur menace cette maison... Oh! que je
+voudrais être à demain! que je voudrais être à demain!</p>
+
+<p>Et la mère alarmée, de soupirer, tandis que le colporteur répondait à
+Karadeuk, suspendu aux lèvres de cet étranger:</p>
+
+<p>--Les nouveaux Bagaudes, mon hardi garçon, sont ce qu'étaient les
+anciens: terribles aux oppresseurs et chers au peuple!</p>
+
+<p>--Le peuple les aime?</p>
+
+<p>--S'il les aime!... <i>Aëlian</i> et <i>Aman</i>, les deux chefs de la première
+Bagaudie, suppliciés, il y a près de deux cents ans, dans un vieux
+château romain, près Paris, au confluent de la Seine et de la Marne,
+Aëlian et Aman sont encore aujourd'hui regardés par le peuple de ces
+contrées comme des martyrs!</p>
+
+<p>--Ah! c'est un beau sort que le leur! Ces chefs de Bagaudes... encore
+aimés du peuple après deux cents ans! vous entendez, grand-père?</p>
+
+<p>--Oui, j'entends, et ta mère aussi... Vois comme tu l'attristes.</p>
+
+<p>Mais le <i>méchant enfant</i>, comme disait la pauvre femme, courant déjà en
+pensée la Bagaudie, reprenait, jetant des regards curieux et ardents sur
+le colporteur:</p>
+
+<p>--Vous avez vu des Bagaudes? étaient-ils nombreux? avaient-ils déjà
+couru sur les Franks et sur les évêques? y a-t-il longtemps que vous les
+avez vus?</p>
+
+<p>--Il y a trois semaines, en venant ici, je traversais l'Anjou... Un
+jour, je m'étais trompé de route dans une forêt, la nuit vient; après
+avoir longtemps, longtemps marché, m'égarant de plus en plus au plus
+profond des bois, j'aperçois au loin une grande lueur qui sortait d'une
+caverne: j'y cours, je trouve dans ce repaire une centaine de joyeux
+Bagaudes, festoyant autour du feu avec leurs Bagaudines, car ils ont
+souvent avec eux des femmes déterminées... Les autres nuits, ils avaient
+fait, comme d'habitude, une guerre de partisans contre les seigneurs
+franks, nos conquérants, attaquant leurs <i>burgs</i>, ainsi que ces barbares
+appellent leurs châteaux, combattant avec furie, sans merci ni pitié,
+pillant les églises et les villas épiscopales, rançonnant les évêques,
+pendant même parfois les plus méchants de ces prêtres, assommant et
+dévalisant les collecteurs du fisc royal; mais donnant généreusement au
+pauvre monde ce qu'ils reprenaient aux riches prélats, aux comtes
+franks, ces premiers pillards de la Gaule, et délivrant les esclaves
+qu'ils rencontraient enchaînes par troupeaux... Ah! par Aëlian et Aman,
+patrons des Bagaudes, c'est une belle et joyeuse vie que celle de ces
+gais et vaillants compères!... Si je n'étais revenu en Bretagne pour y
+voir encore une fois ma vieille mère, j'aurais avec eux couru un peu la
+Bagaudie en Anjou!</p>
+
+<p>--Et pour être reçu parmi ces intrépides, que faut-il faire?</p>
+
+<p>--Il faut, mon brave garçon, faire d'avance le sacrifice de sa peau,
+être robuste, agile, courageux, aimer les pauvres gens, jurer haine aux
+comtes et aux évêques franks, festoyer le jour, bagauder la nuit.</p>
+
+<p>--Et où sont leurs repaires?</p>
+
+<p>--Autant demander aux oiseaux de l'air où ils perchent, aux animaux des
+bois où ils gîtent? Hier, sur la montagne; demain, dans les bois; tantôt
+faisant dix lieues en une nuit, tantôt restant huit jours dans son
+repaire, le Bagaude ignore aujourd'hui où il sera demain...</p>
+
+<p>--C'est donc un heureux hasard de les rencontrer?</p>
+
+<p>--Heureux hasard pour les bonnes gens, mauvais hasard pour le comte,
+l'évêque, ou le collecteur du fisc royal!</p>
+
+<p>--Et c'est en Anjou que vous avez rencontré cette Bagaudie?</p>
+
+<p>--Oui, en Anjou... dans une forêt à huit lieues environ d'Angers, où je
+me rendais...</p>
+
+<p>--Le voyez-vous, Karadeuk, mon favori?... Regardez-le donc... quels yeux
+brillants, quelles joues enflammées; certes, si cette nuit il ne rêve
+par des petites Korrigans, il rêvera de Bagaudie; ai-je tort, mon
+enfant?</p>
+
+<p>--Grand-père, je dis, moi, que les Bretons et les Bagaudes sont et
+seront les derniers Gaulois... Si je n'étais Breton, je voudrais courir
+la Bagaudie contre les Franks et les évêques...</p>
+
+<p>--Et, m'est avis, mon petit-fils, que tu vas la courir une fois la tête
+sur ton chevet; donc, bon rêve de Bagaudie, je te souhaite, mon
+favori... Va te coucher, il se fait tard, et tu inquiètes sans raison ta
+pauvre mère.</p>
+
+<p>Il y a trois jours, j'ai interrompu ce récit.</p>
+
+<p>Je l'écrivais vers la fin de la journée où le colporteur, après la nuit
+passée dans notre maison, avait continué son chemin. Lorsqu'au matin il
+partit, la tempête s'était calmée. Je dis à Madalèn, en lui montrant le
+porte-balle, qui, déjà loin, et au détour delà route, nous saluait une
+dernière fois de la main:</p>
+
+<p>--Eh bien, pauvre folle? pauvre mère alarmée... les dieux en courroux
+ont-ils frappé Karadeuk, mon favori, pour le punir de vouloir rencontrer
+des Korrigans? Où est le malheur que cet étranger devait attirer sur
+notre maison?... La tempête est apaisée, le ciel serein, la mer calme et
+bleue... pourquoi votre front est-il toujours triste? Hier, Madalèn,
+vous disiez: «Demain appartient à Dieu!» Nous voici au lendemain d'hier,
+qu'est-il advenu de fâcheux?</p>
+
+<p>--Vous avez raison, bon père... mes pressentiments m'ont trompée;
+pourtant je suis chagrine, et toujours je regrette que mon fils ait
+ainsi parlé des Korrigans.</p>
+
+<p>--Tenez, le voici, notre Karadeuk, son limier en laisse, bissac au dos,
+arc en main, flèche au côté; est-il beau! est-il beau! a-t-il l'air
+alerte et déterminé!</p>
+
+<p>--Où allez-vous, mon fils?</p>
+
+<p>--Ma mère, hier vous m'avez dit: Nous manquons depuis deux jours de
+venaison... Le temps est propice; je vais tâcher d'abattre un daim dans
+la forêt de Karnak: la chasse peut être longue, j'emporte des provisions
+dans mon bissac.</p>
+
+<p>--Non, Karadeuk, vous n'irez point aujourd'hui à la chasse, non, je ne
+le veux pas...</p>
+
+<p>--Pourquoi cela, ma mère?</p>
+
+<p>--Que sais-je... Vous pouvez vous égarer ou tomber dans une fondrière de
+la forêt...</p>
+
+<p>--Ma mère, rassurez-vous, je connais les fondrières et tous les sentiers
+de la forêt.</p>
+
+<p>--Non, non, vous n'irez pas à la chasse aujourd'hui.</p>
+
+<p>--Bon grand-père, intercédez pour moi...</p>
+
+<p>--De grand coeur; car je me réjouis de manger un quartier de venaison;
+mais promets-moi, mon petit-fils, de ne point aller du côté des
+fontaines où l'on peut rencontrer des Korrigans...</p>
+
+<p>--Je vous le jure, grand-père!</p>
+
+<p>--Allons, Madalèn, laissez mon adroit archer partir pour la chasse; ne
+me refusez pas cela... il vous jure de ne pas songer aux petites fées.</p>
+
+<p>--Vous le voulez, mon père? vous le voulez absolument?</p>
+
+<p>--Je vous en prie; il a l'air si chagrin!</p>
+
+<p>--Qu'il en soit selon votre désir... C'est, hélas! contre mon gré.</p>
+
+<p>--Un baiser, ma mère?</p>
+
+<p>--Non, méchant enfant, laissez-moi...</p>
+
+<p>--Un baiser, ma bonne mère; je vous en supplie...</p>
+
+<p>--Madalèn, voyez cette grosse larme dans ses yeux... Aurez-vous le
+courage de ne pas l'embrasser?</p>
+
+<p>--Tiens, cher enfant... j'étais plus privée que toi... Pars donc, mais
+reviens vite...</p>
+
+<p>--Encore un baiser, ma bonne mère... et adieu... et adieu...</p>
+
+<p>--Karadeuk est parti, essuyant ses yeux; deux et trois fois il se
+retourne pour regarder encore sa mère... et disparaît... Le jour se
+passe; mon favori ne revient pas: la chasse l'aura entraîné, la nuit le
+ramènera... Je me mets à écrire ce récit, que la douleur a interrompu.
+Le jour touchait à sa fin; soudain on entre dans ma chambre en criant:</p>
+
+<p>--Mon père! mon père! un grand chagrin nous frappe!</p>
+
+<p>--Hélas! hélas! mon père... je disais bien que les Korrigans et
+l'étranger seraient funestes à mon fils... Pourquoi vous ai-je cédé?
+pourquoi-ce matin l'ai-je laissé partir, mon Karadeuk bien-aimé!...
+C'est fait de lui... je ne le reverrai plus... pauvre femme que je suis!</p>
+
+<p>--Qu'avez-vous, Madalèn? qu'as-tu, Jocelyn? pourquoi cette pâleur?
+pourquoi ces larmes? qu'est-il arrivé à mon Karadeuk?</p>
+
+<p>--Lisez, mon père, lisez ce petit parchemin, qu'Yvon, le bouvier, vient
+de m'apporter...</p>
+
+<p>--Ah! maudit! maudit soit ce colporteur avec sa Bagaudie; il a ensorcelé
+mon pauvre enfant... Les Korrigans sont cause de tout le mal...</p>
+
+<p>Moi, pendant que mon fils et sa femme se désolaient, j'ai lu ceci, de la
+main de mon petit-fils:</p>
+
+<p>«Mon bon père et ma bonne mère, lorsque vous lirez ceci, moi, votre fils
+Karadeuk, je serai très-loin de notre maison... J'ai dit à Yvon, le
+bouvier, que j'ai rencontré ce matin aux champs, de ne vous remettre ce
+parchemin qu'à la nuit, afin d'avoir douze heures d'avance, et
+d'échapper à vos recherches... Je vais courir la Bagaudie contre les
+Franks et les évêques... Le temps des <i>chef des cent vallées</i>, des
+Sacrovir, des Vindex, est passé; mais je ne resterai pas paisible au
+fond de la Bretagne, seul pays libre de la Gaule, sans tâcher de venger,
+ne fût-ce que par la mort d'un des fils de Clovis, ce monstre couronné,
+l'esclavage de notre bien-aimée patrie!... Mon bon père, ma bonne mère,
+vous gardez auprès de vous mon frère aîné Kervan et ma soeur Roselyk;
+soyez sans courroux contre moi... Et vous, grand-père qui m'aimiez tant,
+faites-moi pardonner, que mes chers parents ne maudissent pas leur fils
+<span class="rig">»<span class="sc">Karadeuk</span>.»</span></p>
+
+<p>Hélas! toutes les recherches ont été vaines pour retrouver ce malheureux
+enfant.</p>
+
+<p>J'avais commencé ce récit parce que l'entretien du colporteur m'avait
+frappé... Notre famille retirée, j'avais encore longuement causé avec
+cet étranger, parcourant en tous sens la Gaule depuis vingt ans, ayant
+vu et observé beaucoup de choses; il m'avait donné le secret de ce
+mystère:</p>
+
+<p>«<i>Comment notre peuple, qui jadis avait su s'affranchir du joug des
+Romains si puissants, avait-il subi et subissait-il la conquête des
+Franks, auxquels il est mille fois supérieur en courage et en
+nombre...</i>»</p>
+
+<p>La réponse du colporteur, je voulais ici l'écrire, parce que c'était
+chose vraie, et à méditer pour notre descendance, parce que cela ne
+confirmait, hélas! que trop les prédictions de Victoria la Grande, qui
+nous ont été transmises par notre aïeul Scanvoch; mais le départ de ce
+malheureux enfant, la joie de ma vieillesse, m'a frappé au coeur. Je
+n'ai pas en ce moment le courage de poursuivre ce récit... Plus tard, si
+quelque bonne nouvelle de mon favori Karadeuk me donne l'espérance de le
+revoir, j'achèverai cette écriture... Hélas! en aurai-je jamais des
+nouvelles? Pauvre enfant! partir seul à dix-sept ans pour courir la
+Bagaudie!</p>
+
+<p>Serait-il donc vrai que les dieux nous punissent de notre désir de voir
+les malins esprits? Hélas! hélas! je dis, ainsi que la pauvre mère, qui
+va sans cesse comme une folle à la porte de la maison regarder au loin
+si son fils ne revient pas:</p>
+
+<p>«Les dieux ont puni Karadeuk, mon favori, d'avoir voulu voir des
+<span class="sc">Korrigans!</span>»</p>
+
+<hr class="short">
+
+<p>Mon père Araïm est mort de chagrin peu de temps après le départ de mon
+second fils; il m'a légué la chronique et les reliques de notre famille.</p>
+
+<p>J'écris ceci dix ans après la mort de mon père, sans avoir eu de
+nouvelles de mon pauvre fils Karadeuk... Il a trouvé sans doute la mort
+dans la vie aventureuse de Bagaude... La Bretagne conserve son
+indépendance, les Franks n'osent l'attaquer; les autres provinces de la
+Gaule sont toujours esclaves sous la domination des évêques et des fils
+de Clovis; ceux-ci surpassent, dit-on, leur père en férocité... Ils se
+nomment <i>Thierry</i>, <i>Childebert</i> et <i>Clotaire</i>; le quatrième,
+<i>Chlodomir</i>, est mort, dit-on, cette année...</p>
+
+<p>J'ignore le temps qui me reste à vivre et les événements qui
+m'attendent; mais en ce jour-ci, je te lègue, à toi, mon fils aîné
+Kervan, notre légende de famille; je te la lègue cinq cent vingt-six ans
+après que notre aïeule Geneviève a vu mourir Jésus de Nazareth.</p>
+
+<hr class="short">
+
+<p>Moi, Kervan, fils de Jocelyn, mort sept ans après m'avoir légué cette
+légende, j'y joins les récits suivants; ils m'ont été rapportés ici dans
+notre maison, près Karnak, par <i>Ronan</i>, l'un des fils de mon frère
+Karadeuk, qui s'en était allé, il y a longues années, courir la
+Bagaudie, l'an qui suivit la mort du roi Clovis... Ces récits
+contiennent les aventures de mon frère Karadeuk et de ses deux fils
+<i>Loysyk</i> et <i>Ronan</i>; ils ont été écrits par Ronan dans la première
+ardeur de sa jeunesse sous une forme qui n'est point celle des autres
+récits de cette chronique.</p>
+
+<p>La Bretagne, toujours paisible, se gouverne par les chefs qu'elle
+choisit; les Franks n'ont pas osé tenter d'y pénétrer de nouveau... Mais
+dans le récit de mon neveu Ronan, notre descendance trouvera le secret
+de ce mystère, que mon grand-père Araïm n'a pas eu le courage d'écrire:</p>
+
+<p>«<i>Comment le peuple gaulois, qui jadis avait su s'affranchir du joug des
+Romains si puissants, avait-il subi, subissait-il la conquête des
+Franks, auxquels il est mille fois supérieur en nombre et en courage?</i>»</p>
+
+<p>Plaise aux dieux qu'il n'en soit pas un jour de la Bretagne comme des
+autres provinces de la Gaule! plaise aux dieux que notre contrée, la
+seule libre aujourd'hui, ne tombe jamais sous la domination des Franks
+et des évêques de Rome, et que nos <i>druides chrétiens</i> ou non chrétiens
+continuent de nous inspirer!</p>
+
+<p class="mid">FIN DU PROLOGUE.</p>
+
+<a name="aut1" id="aut1"></a>
+<br><br>
+
+<div class="sml">
+
+<p class="mid"><b>L'AUTEUR<br>
+
+AUX ABONNÉS DES MYSTÈRES DU PEUPLE.</b></p>
+
+<p><span class="sc">Chers Lecteurs</span>,</p>
+
+<p>Il faut vous l'avouer, notre oeuvre n'est point du goût des
+gouvernements despotiques: en <i>Autriche</i>, en <i>Prusse</i>, en <i>Russie</i>, en
+<i>Italie</i>, dans une partie de <i>l'Allemagne</i>, les <span class="sc">Mystères du Peuple</span> sont
+défendus; à <i>Vienne</i> même, une ordonnance royale contre-signée
+<i>Vindisgraëtz</i> (un des bourreaux de la Hongrie), prohibe la lecture de
+notre livre. Les préfets et généraux de nos départements en état de
+siége font les <i>Vindisgraëtz</i> au petit pied; ils mettent notre oeuvre à
+l'index dans leurs circonscriptions militaires; ils vont plus loin: le
+général qui commande à Lyon a fait saisir des ballots de livraisons des
+<i>Mystères du Peuple</i> que le roulage, muni d'une lettre de voiture
+régulière, transportait à Marseille. Dans les villes qui ne jouissent
+pas des douceurs du régime militaire, les libraires et les
+correspondants de notre éditeur ont été exposés aux poursuites, aux
+tracasseries, aux dénis de justice les plus incroyables. Pourquoi cela?
+Notre ouvrage a-t-il été incriminé par le procureur de la République?
+Jamais. Contient-il quelque attaque directe ou indirecte à la <span class="sc">Religion</span>,
+à la <span class="sc">Famille</span>, à la <span class="sc">Propriété</span>? Vous en êtes juges, chers lecteurs. En ce
+qui touche la <i>religion</i>, j'ai exalté de toute la force de ma conviction
+la céleste morale de <i>Jésus de Nazareth</i>, le divin sage; en ce qui
+touche la <i>famille</i>, j'ai pris pour thème de nos récits <i>l'histoire
+d'une famille</i>, idéalisant de mon mieux cet admirable et religieux
+esprit familial, l'un des plus sublimes caractères de la race gauloise;
+en ce qui touche la <i>propriété</i>, j'essaye de vous faire partager mon
+horreur pour la conquête franque, sacrée, légitimée par les évêques;
+conquête sanglante, monstrueuse, établie par le pillage, la rapine et le
+massacre; en un mot, l'une des plus abominables atteintes qui aient
+jamais été portées <i>au droit de propriété</i>, de sorte que l'on peut, que
+l'on doit dire de l'origine des possessions de la race conquérante,
+rois, seigneurs ou évêques: <i>La royauté</i>, <span class="sc">c'est le vol</span>! <i>la propriété
+féodale</i>, <span class="sc">c'est le vol</span>! <i>la propriété ecclésiastique</i>, <span class="sc">c'est le vol</span>!...
+puisque royauté, biens féodaux, biens de l'Église, n'ont eu d'autre
+origine que la conquête franque. Notre livre est-il immoral, malsain,
+corrupteur? Jugez-en, chers lecteur, jugez-en. Nous avons voulu
+populariser les grandes et héroïques figures de notre vieille
+nationalité gauloise et inspirer pour leur mémoire un filial et pieux
+respect; nous ne prétendons pas créer une oeuvre éminente, mais nous
+croyons fermement écrire un livre honnête, patriotique, sincère, dont la
+lecture ne peut laisser au coeur que des sentiments généreux et élevés.
+D'où vient donc cette persécution acharnée contre <i>les Mystères du
+Peuple</i>? C'est que notre livre est un livre <i>d'enseignement</i>; c'est que
+ceux qui auront bien voulu le lire et se souvenir, garderont conscience
+et connaissance des grands faits historiques, nationaux, patriotiques et
+révolutionnaires qui ont toujours épouvanté les gouvernements; car
+jusqu'ici tout gouvernement, tout pouvoir a tendu plus ou moins, lui et
+ses fonctionnaires, à jouer le rôle de <i>conquérant</i> et à traiter le
+peuple en race conquise. Qu'était-ce donc, sous le dernier régime, que
+ces <i>deux cent mille privilégiés</i> gouvernant la France par leurs
+députés, sinon une manière de conquérants dominant <i>trente-cinq millions
+d'hommes</i> de par leur droit électoral? Qu'est-ce que cette armée, ces
+canons, en pleine paix, au milieu de la cité, au milieu de citoyens
+désarmés, sinon l'un des vestiges de l'oppression brutale de la
+conquête?... Aussi, le jour de l'avénement définitif de la <i>République
+démocratique</i> effacera-t-il les dernières traces de ces <i>traditions
+conquérantes</i>, et la France, sincèrement, réellement gouvernée par
+elle-même, sera seulement alors un pays libre.--Cela dit, passons.</p>
+
+<p>Nous voici donc arrivés à l'une des plus douloureuses époques de notre
+histoire. Les Franks, <i>appelés</i>, <i>sollicités</i> par les évêques gaulois,
+ont envahi et conquis la Gaule. Cette conquête, accomplie, nous l'avons
+dit, par le pillage, l'incendie, le massacre; cette conquête, inique et
+féroce comme le vol et le meurtre, le clergé l'a désirée, choyée,
+caressée, légitimée, bénie, presque sanctifiée dans la personne de
+Clovis, roi de ces conquérants barbares, en le baptisant, dans la
+basilique de Reims, <i>fils soumis de la sainte Église catholique,
+apostolique et</i> <span class="sc">romaine</span>, par les mains de saint Rémi. Pourquoi les
+prêtres d'un Dieu d'amour et de charité ont-ils ainsi légitimé des
+horreurs qui soulèvent le coeur et révoltent la conscience humaine?
+Pourquoi ont-ils ainsi trahi et livré la Gaule, hébétée, avilie, châtrée
+par eux à dessein et de longue main? Pourquoi l'ont-ils ainsi trahie et
+livrée, notre sainte patrie, elle, ses enfants, ses biens, son sol, son
+drapeau, sa nationalité, son sang, au servage affreux de l'étranger?
+Pourquoi? Trois des grands historiens qui résument la science moderne,
+quoique à des points de vue différents, vont nous l'apprendre.</p>
+
+<p>«..... Presque immédiatement après la conquête des Franks, les évêques
+et les chefs des grandes corporations ecclésiastiques, abbés, prieurs,
+etc., <i>prirent place parmi les</i> <span class="sc">leudes<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a>
+<a href="#footnote1"><sup class="sml">1</sup></a> du roi</span> <i>Clovis</i>.... Aucune
+magistrature, aucun pouvoir n'a été en aucun temps le sujet de plus de
+brigues et d'efforts que l'<i>épiscopat</i>. La vacance d'un siége devenait
+même souvent un sujet de guerre: <i>Hilaire</i>, archevêque d'Arles, écarta
+plusieurs évêques contre toute règle, et en ordonna d'autres <i>de la
+manière la plus indécente</i>, malgré le voeu formel des habitants des
+cités. Et comme ceux qui avaient été nommés de la sorte ne pouvaient se
+faire recevoir de bonne grâce par les citoyens qui ne les avaient pas
+élus, ils rassemblaient des bandes de gens armés <i>et allaient assiéger
+la ville où ils avaient été nommés évêques</i>..... On peut voir dans
+l'édit d'Athalarik, roi des Visigoths, quelles mesures le législateur
+civil dut prendre contre les candidats à l'épiscopat. Nul code électoral
+ne s'est donné plus de peine pour empêcher <i>la violence, la fraude et la
+corruption</i>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote1"
+name="footnote1"><b>Note 1: </b></a><a href="#footnotetag1">
+(retour) </a> Les <i>anstrustions</i> et les <i>leudes</i> étaient les
+ compagnons de guerre des rois et des chefs franks qu'ils
+ choisissaient pour les commander, mais avec lesquels ils
+ vivaient d'ailleurs sur le pied d'une égalité presque
+ parfaite. Les anstrustions ou leudes du roi sont devenus plus
+ tard les grands vassaux.</blockquote>
+
+<p>»....... Loin de porter atteinte à la puissance du clergé,
+<i>l'établissement des Franks dans les Gaules ne servit qu'à l'accroître;
+par les bénéfices, les legs, les donations de tous genres, ils
+acquéraient des biens immenses et prenaient place parmi</i> <span class="sc">L'ARISTOCRATIE
+DES CONQUÉRANTS</span>.</p>
+
+<p>»...... Là fut le secret de la puissance du clergé. Il en pouvait faire,
+<i>il en faisait chaque jour des usages coupables et qui devaient être
+funestes à l'avenir</i>:..... Souvent conduit, comme les Barbares, par des
+intérêts et des passions purement terrestres, <i>le clergé partagea avec
+eux la richesse, le pouvoir,</i> <span class="sc">TOUTES LES DÉPOUILLES DE LA SOCIÉTÉ</span>, etc.,
+etc.» (Guizot, <i>Essais sur l'histoire de France.</i>)</p>
+
+<p>M. Guizot, en signalant aussi énergiquement et en déplorant la part
+monstrueuse que le clergé se fit lors de la conquête et de
+l'asservissement de la Gaule, ajoute que c'était presque un mal
+nécessaire en un temps désastreux où il fallait chercher à opposer une
+<i>puissance morale</i> à la domination sauvage et sanglante des conquérants.
+Nous nous permettrons de ne pas partager l'opinion de l'illustre
+historien, et nous dirons tout à l'heure en quelques mots les raisons de
+notre dissidence.</p>
+
+<p>«A la tête des Franks se trouvait un jeune homme nommé <i>Hlode-Wig</i>
+(Clovis), ambitieux, avare et cruel; les évêques gaulois <i>le visitèrent
+et lui adressèrent leurs messages;</i> plusieurs se firent les
+<i>complaisants domestiques de sa maison</i>, que dans leur langage romain
+ils appelaient sa royale cour.....</p>
+
+<p>»...... Des courriers portèrent rapidement au pape de Rome la nouvelle
+du baptême du roi des Franks; <i>des lettres de félicitation et d'amitié
+furent adressées de la ville éternelle à ce roi</i> <span class="sc">QUI COURBAIT LA TÊTE
+SOUS LE JOUG DES ÉVÊQUES</span>..... Du moment où le Frank Clovis se fut
+déclaré le fils de l'Église et le <i>vassal de saint Pierre</i>, <span class="sc">sa conquête
+s'agrandit en Gaule</span>, etc...... Bientôt les limites du royaume des Franks
+furent reculées vers le sud-est, et, <i>à l'instigation des évêques</i> qui
+l'avaient converti, le néophyte (Clovis) entra à main armée chez les
+Burgondes (accusés par le clergé d'être hérétiques). Dans cette guerre
+les Franks signalèrent leur passage par la meurtre et par l'incendie, et
+retournèrent au nord de la Loire avec un immense butin; <i>le clergé
+orthodoxe qualifiait cette expédition sanglante de pieuse, d'illustre,
+de sainte entreprise pour la vraie foi.</i></p>
+
+<p>»<i>La trahison des prêtres livra aux Franks</i> les villes d'Auvergne qui ne
+furent pas prises d'assaut; une multitude avide et sauvage se répandit
+jusqu'au pied des Pyrénées, dévastant la terre et traînant les hommes
+esclaves deux à deux comme des chiens à la suite des chariots; <i>partout
+où campait le chef frank victorieux, les évêques orthodoxes assiégeaient
+sa tente. Germerius</i>, évêque de Toulouse, qui resta vingt jours auprès
+de lui, mangeant à la table du Frank, reçut en présent des croix d'or,
+des calices, des patènes d'argent, des couronnes dorées et des voiles de
+pourpre, etc.» (Augustin Thierry, <i>Histoire de la Conquête de
+l'Angleterre par les Normands</i>.)« M. Augustin Thierry ne voit pas, comme
+M. Guizot, une sorte de nécessité <i>de salut public</i> dans l'abominable
+trahison, dans la hideuse complicité du clergé gaulois, lançant les
+Barbares sur des populations inoffensives et chrétiennes (les Visigoths
+étaient chrétiens, mais n'admettaient pas la Trinité), et partageant
+avec les pillards et les meurtriers les richesses des vaincus. M.
+Augustin Thierry signale surtout ce fait capital: les félicitations du
+pape de Rome à Clovis, après que le premier de nos rois de droit divin,
+souillé de tous les crimes, se fût <i>déclaré le vassal du pape</i>, en
+courbant le front devant saint Rémi, qui lui dit: <i>Baisse le front, fier
+Sicambre!</i> de ce moment, le pacte sanglant des rois et des papes, de
+l'aristocratie et du clergé, était conclu..... Quatorze siècles de
+désastres, de guerres civiles ou religieuses pour le pays, d'ignorance,
+de honte, de misère, d'esclavage et de vasselage pour le peuple devaient
+être les conséquences de cette alliance du pouvoir clérical et du
+pouvoir royal.</p>
+
+<p>«La monarchie franque <i>s'était surtout affermie par l'accord parfait du
+clergé avec le souverain</i>, il s'<i>en est peu fallu que Clovis n'ait été
+reconnu</i> <span class="sc">POUR SAINT</span>, et qu'il n'ait été <i>honoré à ce titre par
+l'</i><span class="sc">Église</span>, <i>aussi bien que l'est encore aujourd'hui son épouse</i> <span class="sc">sainte
+Clotilde</span>. À cette époque, les <i>bienfaits</i> accordés à l'Église étaient un
+meilleur titre pour gagner le ciel que les <i>bonnes actions.</i> La plupart
+des évêques des Gaules contemporains de Clovis furent <i>liés d'amitié</i>
+avec ce prince, et sont réputés saints; on assure même que saint Rémi
+<i>fut son conseiller le plus habituel</i>..... Des conciles réglèrent
+l'usage des donations immenses faites par Clovis aux églises. Ils
+déclarèrent les biens-fonds du clergé exempts de toutes les taxes
+publiques, inaliénables, et le droit que l'Église avait acquis sur eux
+imprescriptible.» (Sismondi, <i>Histoire des Français</i>, tome I.)</p>
+
+<p>Les plus éminents historiens sont d'accord sur ce fait: <i>Le clergé
+gaulois a appelé, sollicité, consacré la conquête franque et a partagé
+avec les conquérants les dépouilles de</i> <span class="sc">la Gaule</span>. Certes, dit M. Guizot,
+ainsi que les écrivains de son école, la conduite du clergé était
+déplorable, funeste au présent et à l'avenir; mais il fallait avant tout
+opposer une <i>puissance morale</i> à la domination brutale des Barbares. La
+divine mission du christianisme était de civiliser, d'adoucir ces
+sauvages conquérants. Soit. Admettons que de la trahison envers le
+peuple, que d'une cupidité effrénée, que d'une ambition impitoyable, il
+puisse naître une <i>puissance morale</i> quelconque, le devoir du clergé
+était donc de montrer à ces farouches conquérants que la force brutale
+n'est rien; que la puissance morale est tout; que le fidèle selon le
+Christ est saint et grand par l'humilité, par la charité, par la
+pauvreté, par la chasteté, par l'égalité. Il fallait surtout prêcher à
+ces barbares que rien n'était plus horrible, plus sacrilége que de tenir
+son prochain en esclavage, Jésus de Nazareth ayant dit: <i>Les fers des
+esclaves doivent être brisés.</i> Il fallait enfin, et par l'influence
+divine dont il se disait dépositaire, et surtout par ses propres
+exemples, que le clergé s'occupât sans relâche de rendre les Franks
+humbles, humains, charitables, sobres, chastes, désintéressés. Or, que
+fait le clergé gaulois pour établir cette puissance morale
+civilisatrice? Des richesses ensanglantées, fruit du pillage et du
+meurtre de ses concitoyens, il en demande sa part aux conquérants. Ces
+esclaves, ses frères, il les reçoit en don ou les achète, les exploite
+et les garde en esclavage!... lui!... qui prétend agir et parler au nom
+du Christ!... Oui... Jusqu'au huitième siècle le clergé a eu des
+<i>esclaves</i>, comme il a eu des <i>serfs</i> et des <i>vassaux</i> jusqu'au
+dix-huitième: il n'y a pas de cela soixante ans. Les crimes horribles
+des conquérants, le clergé les absout moyennant finance, et les tolère
+quand il ne les sanctifie. Lisez plutôt saint Grégoire, évêque de Tours,
+le seul historien complet de la conquête.</p>
+
+<p>Après une nomenclature des crimes innombrables du roi Clovis, l'évêque
+poursuit ainsi:</p>
+
+<p>«Après la mort de ces trois rois (qu'il fit tuer), Clovis recueillit
+leurs royaumes et leurs trésors. Ayant fait périr encore plusieurs
+autres rois et même ses plus proches parents, dans la crainte qu'ils ne
+lui enlevassent son royaume, il étendit son pouvoir sur toutes les
+Gaules; cependant ayant un jour rassemblé les siens, on rapporte qu'il
+leur parla ainsi des parents qu'il avait lui-même fait périr:</p>
+
+<p>«<i>Malheur à moi, qui suis resté comme un voyageur parmi des étrangers,
+et qui n'ai plus de parents qui puissent, en cas d'adversité, me prêter
+leur appui!--Ce n'était pas qu'il s'affligeât de leur mort</i> (ajoute
+Grégoire de Tours), <i>mais il parlait ainsi par ruse et pour découvrir
+s'il lui restait encore quelqu'un à tuer (Si forte potuisset adhuc
+aliquem reperire ut interficeret).</i> Après ces événements, Clovis mourut
+à Paris, et fut enterré dans la basilique des saints apôtres.» (L. II,
+p. 261.)</p>
+
+<p>Cette scène atroce, où la ruse du sauvage le dispute à sa férocité,
+inspire-t-elle au prêtre chrétien une légitime horreur? Va-t-il crier
+anathème?... ou du moins gardera-t-il un silence presque criminel?...
+Écoutons encore l'évêque de Tours:</p>
+
+<p>«Le roi Clovis, qui <i>confessa l'Indivisible Trinité</i>, dompte les
+Hérétiques, <i>par l'appui qu'elle lui prête</i>, et étend son royaume par
+toutes les Gaules. (L. III, p. 255.)</p>
+
+<p>»Chaque jour, Dieu faisait ainsi tomber les ennemis de Clovis sous sa
+main, et étendait son royaume, <i>parce qu'il marchait avec un coeur pur
+devant lui, et faisait ce qui était agréable aux yeux du Seigneur</i>.» (L.
+II, p. 255.)</p>
+
+<p>De bonne foi, quelle <i>puissance morale</i> et civilisatrice attendre d'un
+clergé dont l'un des plus éminents représentants s'exprime ainsi? d'un
+clergé qui comptait parmi ses membres ce <i>saint Rémi</i>, le conseiller
+habituel de ce monstre couronné, dont les forfaits révoltent la nature?</p>
+
+<p>«Que voulez-vous? c'étaient les moeurs du temps--disent certains
+historiens...--Et puis, que pouvaient faire les évêques contre cette
+invasion barbare? Ne devaient-ils pas tâcher de dominer les Franks par
+l'ascendant de notre sainte religion, afin de leur reprendre, par la
+persuasion, une partie des biens et des richesses qu'ils avaient conquis
+à l'aide de la violence... Il fallait enfin civiliser ces barbares par
+l'influence chrétienne.»</p>
+
+<p>Or, l'histoire apprend quelle fut l'influence civilisatrice de la
+religion sur ces <i>fils de l'Église</i> et sur leur descendance, dont les
+crimes surpassèrent encore ceux du fondateur de cette dynastie de
+meurtriers, de fratricides et d'incestueux.</p>
+
+<p>Les moeurs du temps! les moeurs du temps! répètent les historiens. Que
+fait le temps à la morale des choses? Est-ce que le meurtre, l'inceste,
+le fratricide, n'ont pas été réprouvés avec horreur, même par
+l'antiquité païenne? Et vous, prêtres catholiques, cédant à votre
+ambition et à votre cupidité traditionnelles, loin de tonner du haut de
+votre chaire évangélique contre les crimes inouïs des conquérants de
+votre pays, vous les sanctifiez, parce que ces féroces barbares
+confessent votre Trinité, votre Dieu et surtout enrichissent vos églises
+en se laissant subalterniser par votre habituelle astuce!</p>
+
+<p>Je me trompe, les évêques qui enregistraient si benoîtement les crimes
+des rois, dont ils étaient grassement payés, avaient parfois de
+véhémentes paroles de blâme contre les puissants du monde. Grégoire de
+Tours traite de <i>Néron</i> Chilpéric, un des fils de Clovis. Ce pauvre
+Chilpéric n'était pourtant ni plus ni moins <i>Néron</i> que ceux de sa race.
+«Mais,--dit l'évêque de Tours,--ce Chilpéric invectivait continuellement
+contre les prêtres du Seigneur, ne trouvant pas de texte plus fécond
+pour ses dérisions et ses persécutions que les évêques des églises:
+l'un, selon lui, était léger; l'autre superbe; l'autre débauché; l'autre
+trop riche; il ne haïssait rien tant que les églises. Il disait
+ordinairement:--Voici que notre fisc est appauvri; nos richesses ont
+passé aux églises.--Et en se plaignant ainsi, il annulait souvent des
+donations faites au clergé.»</p>
+
+<p>On le voit, la tradition ultramontaine n'a pas varié: ambition effrénée,
+cupidité implacable...</p>
+
+<p>Que pouvaient faire les évêques contre l'invasion des Franks,
+dites-vous? Ils devaient imiter le patriotique héroïsme des Druides,
+qu'ils ont fait périr jusqu'au dernier dans les supplices!... Oui, la
+croix d'une main, l'étendard gaulois de l'autre, les évêques, au lieu de
+prêcher une guerre de religion et de pillage contre les <i>ariens</i>,
+devaient prêcher la guerre nationale contre les Franks, la guerre de
+l'indépendance, cette guerre sainte, trois fois sainte, du Peuple qui
+défend son foyer, sa famille, son pays et son Dieu!... Que pouvaient
+faire les évêques?... Appeler aux armes la vieille Gaule au nom de la
+Patrie et de la Foi chrétienne menacées par les barbares!...</p>
+
+<p>Oh! alors, à cette voix véritablement divine, les Peuples se soulevaient
+en masse, et comme au jour de la sublime influence druidique, les
+<i>Vercingétorix</i>, les <i>Marik</i>, les <i>Civilis</i>, les <i>Sacrovir</i>, les
+<i>Vindex</i>, héros patriotes, auraient surgi du flot populaire; vieillards,
+femmes, enfants, comme aux jours de l'invasion romaine, auraient marché
+à l'ennemi; lances, épées, fourches, faux, pierres, bâtons, tout eût
+servi d'armes. Les Barbares étaient refoulés hors des frontières;
+l'indépendance de la Gaule sauvée, la doctrine évangélique acclamée de
+nouveau, dans l'enthousiasme du plus saint des triomphes; celui d'un
+Peuple libre triomphant de l'oppression étrangère!... Alors des débris
+du monde païen et barbare s'élevait pure, fière, radieuse, la société
+nouvelle réalisant enfin ce voeu suprême de Jésus: Liberté! Égalité!
+Fraternité!</p>
+
+<p>Mais non, les évêques ne l'ont pas voulu! Leur alliance sacrilège avec
+les Franks a coûté à nos pères esclaves, serfs ou vassaux, quatorze
+siècles d'ignorance, de douleurs et de misères... Mais qu'importait aux
+princes de l'Église catholique? Ils dominaient les Peuples par les rois,
+savouraient l'orgueil de leur toute-puissance, riaient des sots qu'ils
+épouvantaient, jouissaient des biens de la terre, en ne se plongeant que
+trop souvent dans la débauche, la crapule et les plus sanglants
+excès!...</p>
+
+<p>Est-ce exagération que de parler ainsi? Empruntons à Grégoire de Tours,
+évêque lui-même, quelques portraits d'évêques de son temps. «L'évêque
+<i>Priscus</i>, qui avait succédé à Sacerdos (évêque de Lyon), d'accord avec
+Suzanne, son épouse<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a>
+<a href="#footnote2"><sup class="sml">2</sup></a>, se mit à persécuter et à faire périr plusieurs
+de ceux qui avaient été dans la familiarité de son prédécesseur. Le tout
+par malice et uniquement par jalousie de ce qu'ils lui avaient été
+attachés; lui et sa femme se répandaient en blasphèmes contre le saint
+nom de Dieu, et malgré la coutume observée depuis longtemps de ne
+permettre l'entrée de la maison épiscopale à aucune femme, celle de
+Priscus entrait dans sa chambre avec des jeunes filles.» (Grégoire de
+Tours, l. IV, p. 105.)</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote2"
+name="footnote2"><b>Note 2: </b></a><a href="#footnotetag2">
+(retour) </a> Beaucoup de prêtres s'étaient mariés avant
+ d'être appelés à l'épiscopat. On appelait leurs femmes
+ <i>episcopa</i> <span class="sc">ÉVÊCHESSES</span>.</blockquote>
+
+<p>«Palladius, comte de la ville de Javols en Auvergne, disait à l'évêque
+<i>Parthénius</i>, qu'il accusait de sodomie:--Où sont-ils tes maris, avec
+lesquels tu vis dans le désordre et l'infamie?»</p>
+
+<p>«<i>Félix</i>, évêque de Nantes, était d'une jactance et d'une avidité
+extrêmes; mais je m'arrête pour ne pas lui ressembler.» (Liv. V, p.
+183.)</p>
+
+<p>«Les gens de Langres, après la mort de Sylvestre, demandèrent un autre
+évêque; on leur donna <i>Pappol</i>, autrefois archidiacre d'Autun. Au
+rapport de plusieurs, il commit beaucoup d'iniquités; mais nous n'en
+dirons rien pour qu'on ne nous croie pas détracteurs de nos frères.»
+(Liv. V, p. 189.)</p>
+
+<p>«...Le mari accusa vivement l'évêque <i>Bertrand</i>.--Tu as enlevé, dit-il,
+ma femme et ses esclaves, et ce qui ne convient point à un évêque, vous
+vous livrez honteusement à l'adultère, toi avec mes servantes, elle avec
+tes serviteurs.--Alors le roi, transporté de colère, exigea de l'évêque
+la promesse de rendre la femme à son mari.» (Liv. IX, p. 319, v. 3.)</p>
+
+<p>«La ville de Soissons avait pour évêque <i>Droctigisill</i>, qui, par excès
+de boisson, avait perdu la raison depuis quatre ans.» (liv. IX, p. 359,
+v. 3)</p>
+
+<p>«<i>Sunigésill</i>, livré à la torture, avoua qu'<i>Égidius</i>, évêque de Reims,
+avait été complice de Rauking, dans le projet de tuer le roi Childebert
+(la complicité fut prouvée.) L'on trouva dans le trésor de cet évêque,
+des masses considérables d'or et d'argent, fruit de son iniquité.» (P.
+4, liv. X, p. 97.)</p>
+
+<p>L'évêché de Paris fut donné à un marchand nommé <i>Eusèbe</i>, qui, pour
+obtenir l'épiscopat, fit de nombreux présents. (T. IV, p. 113.)</p>
+
+<p>«<i>Berthécram</i>, évêque de Bordeaux, et Pallado, évêque de Sens, avaient
+souvent trompé le roi par leurs fourberies. Dans la suite, <i>Pallado</i> et
+<i>Berthécram</i> s'emportèrent l'un contre l'autre et se reprochèrent
+mutuellement un grand nombre d'adultères et de fornications. Ils se
+traitèrent aussi de parjures. Cela donna à rire à plusieurs.» (Liv.
+VIII, p. 139.)</p>
+
+<p>«L'abbé <i>Dagulf</i> commettait à chaque instant des vols et des meurtres,
+et se livrait à l'adultère avec une extrême dissolution. Épris de
+passion pour la femme de son voisin, il chercha tous les moyens
+d'attirer cet homme dans son monastère pour le tuer.» (Liv. VIII, p.
+179, t. 3.)</p>
+
+<p>«<i>Badegesil</i>, évêque du Mans, était un homme très-dur au peuple; qui
+enlevait de force on pillait le bien d'autrui; il avait une femme nommée
+<i>Magnatrude</i>, encore plus méchante et plus cruelle que lui, et qui par
+de détestables conseils, excitait sa cruauté naturelle, et le poussait à
+commettre des crimes. Cette femme <i>coupa souvent à des hommes les
+parties naturelles et la peau du ventre, et brûla à des femmes avec des
+lames rougies au feu les parties les plus secrètes de leurs corps.</i>»
+(Liv. VIII, p. 231, tom. 3.)</p>
+
+<p>«Le neveu de l'évêque, ayant fait mettre l'esclave à la torture, il
+dévoila toute l'affaire:--J'ai reçu, dit-il, pour commettre le crime
+cent sous d'or de la reine Frédégonde, cinquante de l'évêque
+<i>Mélanthius</i>, et cinquante autres de l'archidiacre de la ville.» (T. 3,
+liv. VIII, p. 235.)</p>
+
+<p>«<i>Salone</i> et <i>Sagittaire</i> furent évêques, le premier d'Embrun, le second
+de Gap; mais une fois en possession de l'épiscopat, ils commencèrent à
+se signaler avec une fureur insensée, par des usurpations, des meurtres,
+des adultères et d'autres excès; quittant la table au lever de l'aurore,
+ils se couvraient de vêtements moelleux et dormaient ensevelis dans le
+vin et le sommeil jusqu'à la troisième heure du jour. Ils ne se
+faisaient pas faute de femmes pour se souiller avec elles.» (Liv. V, p.
+263.)</p>
+
+<p>«L'évêque <i>Oconius</i> était adonné au vin outre mesure; il s'enivrait
+souvent d'une manière si ignoble qu'il ne pouvait faire un pas.» (Liv.
+V, 313.)</p>
+
+<p>«Nous avons appris,--dit le concile de 589,--que les évêques traitent
+leurs paroisses non épiscopalement, <i>mais cruellement</i>. Et tandis qu'il
+a été écrit: Ne dominez pas sur l'héritage du Seigneur, mais rendez-vous
+les modèles du troupeau, <i>ils accablent</i> leurs diocèses de <i>pertes</i> et
+d'<i>exactions</i>.»</p>
+
+<p>Un autre concile, tenu en 675, dit:</p>
+
+<p>«Il ne convient pas que ceux qui ont déjà obtenu les degrés
+ecclésiastiques, c'est-à-dire les prêtres, soient sujets <i>à recevoir des
+coups</i>, si ce n'est pour des choses graves; il ne convient pas que
+chaque évêque, à son gré et selon qu'il lui plaît, <i>frappe de coups et
+fasse souffrir ceux qui lui sont soumis</i>.»</p>
+
+<p>Un autre concile de 527:--«Il nous est parvenu que certains évêques
+<i>s'emparent des choses données par les fidèles aux paroisses</i>; de sorte
+qu'il ne reste rien ou presque rien aux églises.»</p>
+
+<p>Le concile de 633 est non moins formel: «Ces évêques, ainsi que l'a
+prouvé une enquête, <i>accablent d'exactions leurs églises paroissiales,
+et pendant qu'ils vivent eux-mêmes avec un riche superflu</i>, il est
+prouvé qu'ils ont réduit presque à la ruine certaines basiliques.
+Lorsque l'évêque visite son diocèse, qu'il ne soit à charge à personne
+par la multitude de ses serviteurs, et que le nombre de ses voitures ne
+soit pas plus de cinq.»</p>
+
+<p>M. Guizot, dans son admirable ouvrage: <i>Histoire de la civilisation en
+France</i>, après avoir cité des preuves nombreuses, irréfragables de la
+hideuse cupidité de l'épiscopat et de son implacable ambition, ajoute:
+«En voilà plus qu'il n'en faut sans doute pour prouver l'oppression et
+la résistance, le mal et la tentation d'y porter remède; la résistance
+échoua, le remède fut inefficace; <i>le despotisme épiscopal continua de
+se déployer</i>; aussi au commencement du septième siècle, l'Église était
+tombée dans un <i>état de désordre presque égal à celui de la société
+civile</i>... Une foule d'évêques <i>se livraient aux plus scandaleux excès</i>;
+maîtres des <i>richesses toujours croissantes</i> de l'Église, rangés au
+nombre des grands propriétaires, ils en adoptaient les intérêts et les
+moeurs; <i>ils faisaient contre leurs voisins des expéditions de violence
+et de brigandage</i>, etc., etc.» (P. 396, v. 1.)</p>
+
+<p>«<i>Cautin</i>, devenu évêque, se conduisit de manière à exciter l'exécration
+générale; il s'adonnait au vin outre mesure, et souvent il se plongeait
+tellement dans l'ivresse, que quatre hommes avaient peine à l'emporter
+de table. Il en devint épileptique; il était en outre excessivement
+livré à l'avarice, et quelle que fût la terre dont les limites
+touchaient à la sienne, il se croyait mort s'il ne s'appropriait pas
+quelque partie des biens de ses voisins, l'enlevant aux plus forts par
+des procès et des querelles, l'arrachant aux plus faibles par la
+violence.» (L. IV, p. 29, v. 2.)</p>
+
+<p>Dans son amour pour le bien d'autrui, l'évêque <i>Cautin</i> fit un autre
+tour fort longuement raconté par saint Grégoire. Il s'agissait d'un
+prêtre nommé <i>Anastase</i>, qui, par une charte de la reine Clotilde,
+possédait une propriété; ce bien, l'évêque Cautin le convoita; il le
+demanda à Anastase; celui-ci refusa de se déposséder; l'évêque l'attire
+alors chez lui sous un prétexte, le renferme et lui signifie qu'il le
+laissera mourir de faim s'il ne lui abandonne ses titres de propriété;
+Anastase persiste dans ses refus; alors, dit Grégoire de Tours:</p>
+
+<p>«Anastase est remis à des gardiens et condamné par Cautin, s'il ne remet
+les chartes, à mourir de faim; dans la basilique de saint Cassius,
+martyr, était une crypte antique et profonde; là se trouvait un vaste
+tombeau de marbre de Paros, où avait été déposé le corps d'un grand
+personnage dans le sépulcre. Anastase (par l'ordre de Cautin) est
+enseveli avec le mort; on met sur lui une pierre qui servait de
+couvercle au sarcophage, et on place des gardes à l'entrée du
+souterrain.»</p>
+
+<p>Entre autres détails que donne Grégoire de Tours sur cette torture
+atroce, il cite celui-ci:</p>
+
+<p>«... Des os du mort,--c'est Anastase qui le racontait
+ensuite,--s'exhalait une odeur pestilentielle, et il aspirait,
+non-seulement par la bouche et par les narines, mais, si j'ose le dire,
+par les oreilles même cette atmosphère cadavéreuse.» (L. IV, p. 31.)</p>
+
+<p>Au bout de quelques heures, Anastase put soulever la pierre du sépulcre,
+appela à son aide, et fut délivré. Quant à l'évêque Cautin, il songea à
+d'autres tours, et conserva bel et bien son évêché.</p>
+
+<p>Certes, il y eut des évêques purs de ces crimes abominables; mais les
+plus purs de ces prêtres achetaient, vendaient, exploitaient des
+esclaves, crime inexpiable pour un prêtre du Christ; aucune puissance
+humaine, morale ou physique, ne pouvait les forcer à conserver leur
+prochain en esclavage; mais les plus purs de ces prêtres étaient
+enrichis des dépouilles ensanglantées de leurs concitoyens; mais les
+plus purs de ces prêtres se rendaient complices des conquérants pour
+asservir la Gaule, leur patrie; mais le nombre de ces évêques, moins
+coupables que l'universalité de leurs confrères, était bien minime.
+Citons encore l'histoire:</p>
+
+<p>«La religion,--écrivait saint Boniface au pape Zacharie,--est partout
+foulée aux pieds; les évêchés sont <i>presque toujours donnés</i> à des
+laïques avides de richesses, ou à <i>des prêtres débauchés et
+prévaricateurs</i> qui en jouissent selon le monde. J'ai trouvé, parmi les
+diacres, des hommes habitués dès l'enfance <i>à la débauche, à l'adultère,
+aux vices les plus infâmes; ils ont dans leur lit, pendant la nuit,
+quatre ou cinq concubines et même davantage</i>; tout récemment on a vu des
+gens de cette espèce monter ainsi de grade en grade jusqu'à
+l'<i>épiscopat</i>... etc., etc.</p>
+
+<p>Vous avez eu et vous aurez connaissance, chers lecteurs, des crimes et
+des moeurs de ces rois franks, nos <i>premiers rois de droit divin</i>, ainsi
+que disent les royalistes et les ultramontains: quant aux moeurs des
+seigneurs ducs et des seigneurs comtes franks, leurs compagnons de
+pillage, de viol et de massacre, nous emprunterons au hasard à Grégoire
+de Tours quelques traits caractéristiques des habitudes de nos doux
+conquérants:</p>
+
+<p>«Le comte <i>Amal</i> s'éprit d'amour pour une jeune fille de condition
+libre; quand vint la nuit, pris de vin, il envoya des serviteurs chargés
+d'enlever la jeune fille et de l'amener dans son lit. Comme elle
+résistait, on la conduisit de force dans la demeure du comte, et comme
+on lui donnait des soufflets, le sang coulait à flots de ses narines, et
+le lit du comte en fut tout rempli; lui-même la donna des coups de
+poing, des soufflets et autres coups; puis il la prit dans ses bras et
+s'endormit accablé par le sommeil.» (L. IX, p. 331.)</p>
+
+<p>Un autre de ces seigneurs franks, amis et complices des évêques, le duc
+<i>Runking</i>, était plus inventif et plus recherché dans ses cruautés:</p>
+
+<p>«Si un esclave tenait devant lui un cierge allumé, comme c'est l'usage
+pendant son repas, il lui faisait mettre les jambes à nu et le forçait
+d'y serrer avec force le flambeau jusqu'à ce qu'il fût éteint; quand on
+l'avait rallumé, il faisait recommencer jusqu'à ce que les jambes de
+l'esclave fussent toutes brûlées.» (L. V. p. 175.)</p>
+
+<p>Une autre fois on lui demande de ne pas séparer deux de ses esclaves, un
+jeune homme et une jeune fille qui s'aimaient:--«Il le promet et les
+fait enterrer tous deux vivants, disant: <i>Je ne manque pas au serment
+que j'ai fait de ne pas les séparer</i>.» (Id. l. V, p. 177.)</p>
+
+<p>Je vais donc tâcher, chers lecteurs, dans le récit suivant, de retracer
+à vos yeux cette funeste période de notre histoire: <i>la conquête de la
+Gaule par l'invasion franque, appelée, soutenue par les évêques</i>. Ce
+récit nous le ferons moins encore au point de vue de la fondation de la
+royauté <i>de droit divin</i> et de l'énorme puissance de l'Église, qu'au
+point de vue de l'asservissement, des douleurs, des misères du peuple.
+Hélas! ce peuple gaulois que nous avons vu jadis sous l'influence
+druidique, si fier, si vaillant, si intelligent, si patriote, si
+impatient du joug de l'étranger, nous allons le retrouver déchu de ses
+mâles et patriotiques vertus des temps passés, hébêté, craintif, soumis
+devant les Franks et les évêques; il n'a plus de Gaulois que le nom, et
+ce nom, il ne le conservera pas longtemps. Aux lueurs divines de
+l'Évangile émancipateur, vers lesquelles ce peuple a d'abord couru
+confiant et crédule à la voix des premiers apôtres prêchant l'égalité,
+la fraternité, la communauté, ont succédé pour lui les menaçantes
+ténèbres de l'obscurantisme, mettant le salut au prix de l'ignorance, de
+l'asservissement et de la douleur. Le souffle mortel, cadavéreux de
+l'Église romaine, a glacé ce noble peuple jusque dans la moelle des os,
+refroidi son sang, arrêté les battements de son coeur, autrefois
+palpitant d'héroïsme et d'enthousiasme, à ces mots sacrés: patrie et
+liberté. Cependant, pour quelque temps encore, l'antique patriotisme de
+la vieille Gaule s'est réfugié dans un coin de ce vaste pays,
+l'indomptable Bretagne, encore toute imbue de la foi druidique, si
+étroitement liée au sentiment d'indépendance et de nationalité, mais
+rajeunie, vivifiée par l'idée purement chrétienne et libératrice,
+l'indomptable Bretagne avec <i>ses dolmens surmontés de la croix</i>, avec
+ses vieux chênes <i>druidiques greffés de christianisme</i>, ainsi que l'ont
+dit les historiens, résiste seule, résistera seule jusqu'au huitième
+siècle, luttant contre la <i>Gaule</i>..... Que disons-nous! les conquérants
+lui ont, hélas! volé jusqu'à son nom! résistera seule, luttant contre la
+<span class="sc">France</span> <i>royale et catholique</i>. Ceci, comme toutes les leçons de
+l'histoire, porte en soi, un grave enseignement. L'Église de Rome a de
+tout temps été fatale, mortelle à la liberté des peuples; voyez même à
+cette heure, les états purement catholiques ne sont-ils pas encore plus
+ou moins asservis, la Pologne, la Hongrie, l'Irlande, l'Espagne? dites
+quel est leur sort? Et cet abominable système d'abrutissement
+superstitieux et d'esclavage, le parti absolutiste et ultramontain rêve
+encore de nous l'imposer. N'avez-vous pas entendu à la tribune un
+représentant de ce parti demander <i>une expédition de Rome à l'intérieur
+de la France</i>? N'entendez-vous pas chaque jour les nombreux journaux de
+ce parti répéter, selon le mot d'ordre des ennemis de la révolution et
+de la république, «<i>la société menacée</i> n'a plus de salut que dans
+l'antique monarchie de droit divin, soutenue par une religion d'État
+puissamment organisée, et au besoin défendue par une formidable armée
+étrangère. Écoutez les absolutistes ultramontains, que disent-ils tous
+les jours? <i>Nous aimons mieux les Cosaques que la République.</i>»</p>
+
+<p>Oui, le jésuite pour anéantir l'âme, le Cosaque pour garrotter le corps,
+l'inquisiteur pour appliquer la torture ou la mort aux mécréants
+rebelles, voilà l'idéal de ce parti qui n'a pas changé depuis quatorze
+siècles, tel est son désir, tel est son espoir dans sa réalité brutale.
+Un de nos amis, causant un jour avec un des plus fougueux champions du
+parti clérical, lui disait:</p>
+
+<p>«--Je vous crois fort peu patriote: cependant, avouez que vous ne
+verriez pas sans honte une nouvelle invasion étrangère occuper la
+France... votre pays, puisque, après tout, vous êtes Français?...</p>
+
+<p>«--Je ne suis pas plus Français qu'Anglais ou Allemand,--répondit
+l'ultramontain avec un éclat de rire sardonique,--je suis citoyen des
+États de l'Église; mon souverain est à Rome, seule capitale du monde
+catholique; quant à <i>votre</i> France, je verrais sans déplaisir les
+Cosaques chargés de la police en ce pays, ils n'entendent point le
+français, l'on ne pourrait les pervertir, comme l'on a malheureusement
+perverti notre armée.»</p>
+
+<p>Voilà donc le dernier mot du parti clérical et absolutiste: appeler de
+tous ses voeux l'invasion des Cosaques, de même qu'il y a quatorze
+siècles, il appelait, par la voix des évêques, l'invasion des Franks...</p>
+
+<p>Qui sait? quelque nouveau <i>saint Remi</i> rêve peut-être à cette heure,
+sous sa cagoule, le baptême de l'hérétique Nicolas de Russie dans la
+basilique de Notre-Dame de Paris, espérant dire à son tour à l'autocrate
+du Nord: <i>Courbe la tête, fier Sicambre</i>... te voici catholique,
+partageons-nous la France...»</p>
+
+<p>Nous allons donc tâcher, chers lecteurs, de vous montrer <i>au vrai</i> quel
+a été le berceau de la monarchie de droit divin et de la terrible
+puissance de l'Église catholique, apostolique et romaine.<br>
+
+<span class="rig"><span class="sc">Eugène SUE</span>,<br>
+ Représentant du Peuple.</span><br></p>
+
+<p>18 septembre 1850.</p>
+
+</div>
+
+<br><br><br>
+
+<h2>LA GARDE DU POIGNARD.</h2>
+
+<h4>KARADEUK LE BAGAUDE ET RONAN LE VAGRE.</h4>
+
+<h5>(<span class="sc">DE 529 A 615.</span>)</h5>
+<br>
+
+<div class="rig">
+<p class="sml">«<i>... Je ne sais par quels prestiges diaboliques<br>
+il faisait tout cela, mais il séduisit ainsi<br>
+ une immense multitude de peuple, et il se mit à<br>
+piller et à dépouiller ceux qu'il trouvait sur son<br>
+chemin, et à distribuer leurs dépouilles à ceux<br>
+qui n'avaient rien.</i>»<br>
+(Grégoire de Tours, <i>Histoire des Franks,</i> v. IV, l. <span class="sc">X</span>, p. 111.)</p>
+</div>
+
+<br><br><br><br><br><br>
+<a name="ch1" id="ch1"></a>
+<br><br>
+
+<h3>CHAPITRE PREMIER.</h3>
+
+<p class="mid"><span class="sml">Le chant des <i>Vagres</i> et des <i>Bagaudes</i>.--Ronan et sa troupe.--La villa
+épiscopale.--L'évêque Cautin.--Le comte Neroweg et l'ermite
+laboureur.--Prix d'un fratricide.--La belle évêchesse.--Le souterrain
+des Thermes.--Les flammes de l'enfer.--L'attaque.--Odille, la petite
+esclave.--Ronan le Vagre.--Le jugement.--Prenons aux seigneurs, donnons
+au pauvre monde.--Départ de la villa épiscopale.</span></p>
+
+<p>«Au diable les Franks! vive la <i>Vagrerie</i> et la vieille Gaule! c'est le
+cri de tout bon <i>Vagre</i><a href="#A1"><sup class="sml">A</sup></a>... Les Franks nous appellent <i>Hommes
+errants, Loups, Têtes de loups</i>!... Soyons loups...</p>
+
+<p>»Mon père courait la Bagaudie, moi je cours la Vagrerie; mais tous deux
+à ce cri:--Au diable les Franks! et vive la vieille Gaule!...</p>
+
+<p>»<span class="sc">Aëlian</span> et <span class="sc">Aman</span>, Bagaudes<a href="#B1"><sup class="sml">B</sup></a> en leur temps, comme nous Vagres en le
+nôtre, révoltés contre les Romains, comme nous contre les Franks...
+Aëlian et Aman, suppliciés il y a deux siècles et plus dans leur vieux
+château, près Paris, sont nos prophètes. Nous communions avec le vin,
+les trésors et les femmes des seigneurs, évêques ou riches Gaulois,
+ralliés à ces comtes, à ces ducs franks, entre qui leur roi Clovis, mort
+il y a quarante ans, chef de larrons couronné, a partagé notre vieille
+Gaule, sa conquête. Les Franks nous ont pillés, pillons!! incendiés,
+incendions!! ravagés, ravageons!! massacrés, massacrons!... et vivons en
+joie... <i>Loups! Têtes de loups! Hommes errants!</i> <span class="sc">Vagres</span>, que nous
+sommes! Oui, vivons en loups, vivons en joie: l'été, sous laverie
+feuillée; l'hiver, dans les chaudes cavernes!</p>
+
+<p>»Mort aux oppresseurs! liberté aux esclaves! Prenons aux seigneurs!
+donnons au pauvre monde!...</p>
+
+<p>»Quoi! cent tonneaux de vin dans le cellier du maître? et l'eau du
+ruisseau pour l'esclave épuisé?</p>
+
+<p>»Quoi! cent manteaux dans le vestiaire? et des haillons pour l'esclave
+grelottant?</p>
+
+<p>»Qui donc a planté la vigne? récolté, foulé le vin? l'esclave... Qui
+donc doit boire le vin? l'esclave...</p>
+
+<p>»Qui donc a tondu les brebis? tissé la laine? ouvragé les manteaux?
+l'esclave...</p>
+
+<p>»Qui donc doit porter le manteau? l'esclave...</p>
+
+<p>»Debout, pauvres opprimés! debout! révoltez-vous! voici venir vos bons
+amis les Vagres!...</p>
+
+<p>»Six hommes unis sont plus forts que cent hommes divisés...
+Unissons-nous: chacun pour tous, tous pour chacun!! Au diable les
+Franks! Vive la Vagrerie et la vieille Gaule! c'est le cri de tout bon
+Vagre...»</p>
+
+<p>Qui chantait ainsi? Ronan le Vagre... où chantait-il ainsi? sur une
+route montueuse qui conduisait à la ville de Clermont, en Auvergne,
+cette mâle et belle Auvergne, terre des grands souvenirs: <i>Bituit</i>, qui
+donnait pour repas du matin à sa meute de chiens de guerre, les légions
+romaines; le <i>chef des cent vallées! Vindex!</i> et tant d'autres héros de
+la Gaule n'étaient-ils pas enfants de l'Auvergne? de la mâle et belle
+Auvergne, aujourd'hui la proie de Clotaire, le plus féroce des quatre
+fils du féroce Clovis, ce meurtrier chéri des évêques et de la sainte
+église de Rome?</p>
+
+<p>Au chant de Ronan le Vagre, d'autres voix répondaient en choeur. Ils
+étaient là par une douce nuit d'été; ils étaient là une trentaine de
+Vagres, gais compères, rudes compagnons, vêtus de toutes sortes de
+façons, au gré des vestiaires des seigneurs franks et des évêques; mais
+armés jusqu'aux dents, et portant à leur bonnet, en signe de ralliement,
+une branchette de chêne vert.</p>
+
+<p>Ils arrivent à un carrefour: une route à droite, une route à gauche...
+Ronan fait halte; une voix s'élève, la voix de <i>Dent-de-Loup</i>... Quel
+Titan! il a six pieds: le cercle d'une tonne ne lui servirait pas de
+ceinture.</p>
+
+<p>--Ronan, tu nous as dit: Frères, armez-vous, nous sommes armés... Prenez
+quelques torches de paille, voici nos torches... Suivez-moi, nous te
+suivons... Tu t'arrêtes, nous nous arrêtons...</p>
+
+<p>--Dent-de-Loup, je réfléchis... Donc, frères, répondez: Quoi vaut mieux,
+la femme d'un comte frank ou une évêchesse?</p>
+
+<p>--Une évêchesse sent l'eau bénite, l'évêque bénit... La femme d'un comte
+sent le vin, son mari s'enivre...</p>
+
+<p>--Dent-de-Loup, c'est le contraire: le prélat rusé boit le vin et laisse
+l'eau bénite au Frank stupide.</p>
+
+<p>--Ronan a raison.</p>
+
+<p>--Au diable l'eau bénite, et vive le vin!</p>
+
+<p>--Oui, vive le vin de Clermont! dont <i>Luern</i>, le grand chef d'Auvergne
+au temps jadis<a href="#C1"><sup class="sml">C</sup></a>, faisait remplir des fossés, grands comme des étangs,
+pour désaltérer les guerriers de sa tribu.</p>
+
+<p>--C'était une coupe digne de toi, Dent-de-Loup... Mais, frères, répondez
+donc... Quoi vaut mieux? une évêchesse ou la femme d'un comte?</p>
+
+<p>--L'évêchesse! l'évêchesse!</p>
+
+<p>--Non, la femme d'un comte!</p>
+
+<p>--Frères, pour vous accorder, nous les prendrons toutes deux...</p>
+
+<p>--Bien dit, Ronan...</p>
+
+<p>--L'un de ces chemins conduit au <span class="sc">BURG</span> (château) du comte <span class="sc">Neroweg</span>...
+l'autre, à la villa épiscopale de l'évêque Cautin.</p>
+
+<p>--Il faut enlever l'évêchesse et la comtesse... il faut piller le burg
+et la villa!</p>
+
+<p>--Par où commencer? Allons-nous chez le prélat? allons-nous chez le
+seigneur?... L'évêque boit plus longtemps, il savoure en gourmet; le
+comte boit davantage, il avale en ivrogne...</p>
+
+<p>--Bien dit, Ronan...</p>
+
+<p>--Donc, à cette heure de minuit, l'heure des Vagres, le comte Neroweg,
+gonflé comme une outre, doit ronfler dans son lit; à ses côtés, sa femme
+ou sa concubine rêve les yeux grands ouverts. L'évêque Cautin, les
+coudes sur la table, tête à tête avec une vieille cruche et l'un de ses
+chambriers favoris, doit causer de gaudrioles...</p>
+
+<p>--Allons d'abord chez le comte; il sera couché.</p>
+
+<p>--Frères, allons d'abord chez l'évêque, il sera levé... C'est plus gai
+de surprendre un prélat qui boit qu'un seigneur qui ronfle.</p>
+
+<p>--Bien dit, Ronan... Allons d'abord chez l'évêque.</p>
+
+<p>--Marchons... Moi, je connais la maison...</p>
+
+<p>Qui parlait ainsi?... Un jeune et beau Vagre de vingt-cinq ans; on
+l'appelait le <i>Veneur</i>... Il n'était pas de plus fin archer, sa flèche
+allait où il voulait... Esclave forestier d'un duc frank, et surpris
+avec une des femmes de son seigneur, il avait échappé à la mort par la
+fuite, et depuis il courait la Vagrerie.</p>
+
+<p>--Oui, moi je connais la maison épiscopale,--reprit ce hardi garçon.--Me
+doutant qu'un jour ou l'autre nous irions communier avec les trésors de
+l'évêque, je suis allé, en bon veneur, observer son repaire... et là,
+j'ai vu la biche du saint homme... Quel corsage elle a!! Jamais
+chevrette n'eut l'oeil plus noir et plus doux!</p>
+
+<p>--Et la maison, Veneur, la maison, quelle figure a-t-elle?</p>
+
+<p>--Mauvaise! Fenêtres élevées, portes épaisses, fortes murailles.</p>
+
+<p>--Veneur,--reprit le joyeux Ronan,--nous arriverons au coeur de la
+maison de l'évêque sans passer ni par la porte, ni par la fenêtre, ni
+par la muraille... de même que tu arrives au coeur de ta maîtresse sans
+passer par ses yeux... Allons, mes Vagres, la nuit sera bonne.</p>
+
+<p>--Frères, à vous les trésors... à moi la belle évêchesse! Le saint homme
+l'appelle sa soeur<a href="#D1"><sup class="sml">D</sup></a>... le diable sait ce qui en est...</p>
+
+<p>--À toi, Veneur, l'évêchesse; à nous le pillage de la villa
+épiscopale... et vive la Vagrerie!</p>
+
+<hr class="short">
+
+<p>L'évêque Cautin habitait, pendant l'été, sa villa située non loin de la
+ville de Clermont, siége de son épiscopat... Jardins magnifiques, eaux
+cristallines, épais ombrages, frais gazons, gras pâturages, moissons
+dorées, vignes empourprées, forêt giboyeuse, étangs empoissonnés,
+étables bien garnies, entouraient le palais du saint homme; deux cents
+<i>esclaves ecclésiastiques</i>, mâles et femelles, cultivaient les biens de
+l'Église, sans compter l'échanson, le cuisinier, le rôtisseur, le
+boucher, le boulanger, le baigneur, le raccommodeur de filets, le
+cordonnier, le tailleur, le tourneur, le charpentier, le maçon, le
+veneur et les fileuses et lavandières<a href="#E1"><sup class="sml">E</sup></a>, esclaves aussi, presque
+toujours jeunes, souvent jolies. Chaque soir, l'une d'elles apportait à
+l'évêque Cautin, couché douillettement sur la plume, une coupe de vin
+chaud très-épicé... Le matin, une autre jolie fille apportait, au réveil
+du pieux homme, une coupe de lait crémeux... Voyez un peu ce bon apôtre
+d'humilité, de chasteté, de pauvreté!...</p>
+
+<p>Quelle est donc cette belle grande femme, jeune encore, et faite comme
+Diane chasseresse? Le cou et les bras nus, vêtue d'une simple tunique de
+lin, ses noirs cheveux à demi dénoués, elle est accoudée au balcon de
+la terrasse de cette villa. Brûlants et languissants à la fois, les yeux
+de cette jeune femme tantôt s'élèvent vers le ciel étoilé, tantôt
+semblent sonder la profondeur de cette douce nuit d'été, douce nuit qui
+protége de son ombre l'approche des Vagres, se dirigeant, à pas de
+loups, vers la demeure de l'évêque. Cette femme, c'est <i>Fulvie</i>,
+l'évêchesse<a href="#F1"><sup class="sml">F</sup></a> de Cautin, mariée à lui, alors que, simple tonsuré, il
+ne briguait pas encore l'épiscopat... Depuis qu'il est prélat, il
+l'appelle benoîtement <i>ma soeur</i>, selon les canons des conciles... et
+l'évêchesse reste en effet sa soeur; le saint homme, depuis son
+épiscopat, trouvant qu'une femme c'est trop... ou trop peu.</p>
+
+<p>--Oh! malheur!--disait la belle évêchesse,--malheur à ces nuits d'été où
+l'on est seule à respirer le parfum des fleurs, à écouter dans la
+feuillée le murmure des brises nocturnes, pareilles au frissonnement des
+baisers amoureux!... Oh! dans ma solitude, je la redoute cette énervante
+chaleur des nuits d'été; elle me pénètre; elle circule en vain dans mes
+veines!... J'ai vingt-huit ans... Voilà douze ans que je suis mariée...
+et ces années conjugales, je les ai comptées par mes larmes! Recluse à
+la ville, recluse à la campagne par l'ordre de mon seigneur et mari,
+l'évêque Cautin... vivant dans mon gynécée<a href="#G1"><sup class="sml">G</sup></a>, au milieu de mes femmes
+esclaves, dont ce luxurieux fait ses maîtresses, les conciles
+l'obligeant, dit-il, à vivre chastement avec sa femme... telle est ma
+vie... ma triste vie!... L'âge approche, et jamais, jamais, je n'ai
+connu un seul jour d'amour et de liberté... Amour! liberté!
+vieillirai-je donc sans vous connaître?</p>
+
+<p>Et la belle évêchesse se redressa, secoua sa noire chevelure au vent de
+la nuit, fronça ses noirs sourcils, et, d'un air de défi, s'écria:</p>
+
+<p>--Malheur aux maris violents et débauchés... ils font les femmes
+perdues!... Aimée, respectée, traitée, sinon en femme, du moins en soeur
+par l'évêque, j'aurais été chaste et douce... Dédaignée, humiliée devant
+les dernières esclaves de ma maison, je suis devenue emportée,
+vindicative, et du haut de ma terrasse... souvent, le front rouge, je
+suis d'un regard troublé les jeunes esclaves laboureurs allant aux
+champs... J'ai battu de mes mains les concubines de mon mari... et
+pourtant, pauvres malheureuses, elles ne cèdent pas à l'amant qui prie,
+mais au maître qui ordonne... Je les ai battues par colère, non par
+jalousie; cet homme, avant de m'être odieux, m'était indifférent... Je
+l'aurais aimé, cependant, s'il avait voulu... et comme il aurait voulu.
+<i>Femme-soeur</i> d'un évêque... c'était beau!... Que de bien à faire!...
+que de larmes à sécher!... Mais je n'ai séché que les miennes, puisque
+bientôt avilie... méprisée... Non, non, assez pleuré... assez gémi...
+assez souffert! Assez résisté à ces tentations qui me dévorent... Je
+fuirai cette maison, ne suis-je pas libre de moi-même? Cet homme, qui
+fut mon époux, ne m'a-t-il pas dit que nos liens charnels étaient
+brisés? S'il me force à rester près de lui, c'est pour jouir de mes
+biens! Oui, je fuirai cette maison, dussé-je être prise et vendue comme
+esclave!... Maître pour maître, que perdrai-je? Oh! du matin au soir
+filer sa quenouille, ou aller à la chapelle, prier du coeur, non des
+lèvres, puisque les excès de ce prêtre cruel et débauché, parlant et
+priant au nom du Seigneur, sans être foudroyé, ont tué en moi la foi!...
+Vivre ainsi! est-ce vivre? Traîner mes jours dans cette opulente villa,
+tombeau doré, entouré de verdure et de fleurs! est-ce vivre?... Non,
+non; et, par les flancs de ma mère! je veux vivre, moi! Je veux sortir
+de ce sépulcre glacé! Je veux le grand air, le grand soleil, l'espace!
+Je veux mon jour d'amour et de liberté... Oh! si je revoyais ce jeune
+garçon, qui, plusieurs fois déjà, est passé de si grand matin au pied de
+cette terrasse, où dès l'aube, après mes nuits de brûlante insomnie, je
+viens respirer la fraîcheur matinale!... Comme il me regardait d'un oeil
+fier et amoureux! Quelle avenante et hardie figure sous son chaperon
+rouge couvrant à demi ses noirs cheveux bouclés! Quelle taille svelte et
+robuste sous sa saie gauloise, serrée à ses reins agiles par le
+ceinturon de son couteau de chasse! Ce doit être quelque esclave
+forestier des environs... Esclave, esclave! Eh! qu'importe! Il est
+jeune, beau, leste, amoureux! Les maîtresses de mon saint mari sont
+esclaves aussi... Oh! n'aurai-je donc jamais aussi mon jour d'amour et
+de liberté!</p>
+
+<hr class="short">
+
+<p>Que fait l'évêque pendant que son évêchesse, rêveuse, au balcon de sa
+terrasse, regarde les étoiles et jette ainsi au vent des nuits ses
+regrets, ses soupirs et ses espérances endiablées?... Le saint homme
+boit et devise avec le comte Neroweg, cette nuit son hôte; la salle du
+festin, bâtie à la mode romaine (cette demeure avait appartenu l'autre
+siècle à un préfet romain), est vaste, ornée de colonnes de marbre,
+enrichie de dorures et de peintures à fresque quelque peu endommagées
+par les coups de dents et les ruades des chevaux des Franks, ces
+Barbares, lors de leur conquête de l'Auvergne, ayant fait une écurie de
+cette salle de festin; les vases d'or et d'argent sont étalés sur des
+buffets d'ivoire; le plancher est dallé de riches mosaïques agréables à
+l'oeil; plus agréable encore est la large table chargée de coupes et
+d'amphores à demi pleines; les <i>leudes</i>, compagnons de guerre de
+Neroweg, et ses égaux durant la paix<a href="#H1"><sup class="sml">H</sup></a>, après avoir, selon l'usage,
+soupé à la même table que le comte, sont allés jouer aux dés sous le
+vestibule avec les clercs et les chambriers de l'évêque. Çà et là sont
+déposées, le long des murs, les armes grossières des leudes: boucliers
+de bois, bâtons ferrés, <i>francisques</i>, ou haches à deux tranchants,
+<i>haugons</i>, ou demi-piques garnies de crampons de fer. Sur le bouclier du
+comte sont peintes en manière d'ornement trois <i>serres d'aigle</i>. Le
+prélat, resté attablé avec son hôte, le pousse à vider coupes sur
+coupes; au bas bout de la table un ermite laboureur ne boit pas, ne
+parle pas; parfois, il semble écouter les deux buveurs; mais le plus
+souvent il rêve.</p>
+
+<p>Et ce Frank? ce comte Neroweg? Quelle figure a-t-il? Il a l'encolure et
+le fumet d'un sanglier en son printemps, et la figure d'un oiseau de
+proie, avec son nez crochu et ses petits yeux renfoncés, tantôt hébêtés,
+tantôt féroces, ses cheveux rudes et fauves, rattachés au sommet de sa
+tête par une courroie, retombant derrière son dos comme une crinière,
+car depuis deux cents ans et plus, la coiffure de ces barbares n'a pas
+changé<a href="#I1"><sup class="sml">I</sup></a>; son menton et ses joues sont rasés, mais ses longues
+moustaches rousses descendent jusque sur sa poitrine, couverte d'une
+casaque de peau de daim, luisante de graisse, marbrée de taches de vin;
+sur ses chausses de grosse toile crasseuse se croisent de longues
+bandelettes de cuir montant depuis ses gros souliers ferrés jusqu'à ses
+genoux; de son baudrier flottant il a retiré sa lourde épée, placée près
+de lui sur un siége à côté d'un gros bâton de houx; tel est le convive
+du prélat, tel est le comte Neroweg; l'un de ces nouveaux possesseurs de
+la vieille terre des Gaules, de par le droit de pillage et de
+massacre...</p>
+
+<p>Et l'évêque Cautin?... Oh! celui-ci ressemble à un gros et gras renard
+en rut... Oeil lascif et matois, oreille rouge, nez mobile et pointu,
+mains pelues... Vous le voyez d'ici, chafriolant sous sa fine robe de
+soie violette... Et quel ventre! On dirait une outre sous l'étoffe!</p>
+
+<p>Et l'ermite laboureur? Oh! l'ermite laboureur? Respect à ce prêtre,
+selon le <i>jeune homme de Nazareth!</i>... Trente ans au plus... figure
+pâle, à la fois douce et ferme, barbe blonde, front déjà chauve, longue
+robe brune, d'étoffe grossière, çà et là éraillée par les ronces des
+terres qu'il a défrichées; carrure rustique; mains robustes, le manche
+de la houe et de la charrue les a rendues calleuses. Voilà l'ermite!</p>
+
+<p>L'évêque verse encore un grand coup à boire au Frank, lui disant:</p>
+
+<p>--Comte... je te le répète... les vingt sous d'or, la prairie et la
+petite esclave blonde, sinon, pas d'absolution!</p>
+
+<p>--Absous-moi d'abord! patron?</p>
+
+<p>--Tu rirais...</p>
+
+<p>--Évêque, je reviendrai avec tous mes leudes mettre ta maison à sac; je
+te ferai étendre sur un brasier ardent, et tu m'absoudras...</p>
+
+<p>--Impie! scélérat blasphémateur! Pharaon! pourceau de luxure! réservoir
+à vin! oses-tu parler ainsi, toi! fils de l'Église catholique et
+apostolique?... Menacer ton évêque!</p>
+
+<p>--De gré ou de force, tu m'absoudras!</p>
+
+<p>--Ah! le bestial! Tu veux donc aller au fin fond des enfers! bouillir
+durant des siècles dans des cuves de poix ardente! être lardé à coups de
+fourche par les démons! Et quels démons! Têtes de crapaud, corps de
+bouc, avec des serpents pour queue, des trompes d'éléphant pour bras...
+et les pieds fourchus! archifourchus!</p>
+
+<p>--Tu les as vus?--dit le comte Frank d'un air farouche et
+craintif,--patron? tu les as vus, ces démons?</p>
+
+<p>--Si je les ai vus!!! Ils ont emporté devant moi, dans une nuée de
+bitume et de soufre, le duc Rauking, qui avait, le sacrilége! donné un
+coup de bâton à l'évêque Basile!</p>
+
+<p>--Et ces diables l'ont emporté, le duc Rauking?</p>
+
+<p>--Au plus profond des entrailles de la terre, te dis-je!... Je les ai
+comptés; ils étaient treize! Un grand démon rouge les commandait en
+personne, et voilà ce qui t'attend... si je ne te donne pas
+l'absolution.</p>
+
+<p>--Évêque, tu dis peut-être cela pour me faire peur et avoir mes vingt
+sous d'or, mes belles prairies et ma petite esclave blonde?</p>
+
+<p>Le prélat frappa sur un timbre, un de ses chambriers entra; le saint
+homme lui dit quelques mots en latin en lui montrant de l'oeil le sol
+dallé de compartiments de mosaïque. Le chambrier sortit; alors l'ermite
+laboureur dit à l'évêque aussi en latin:</p>
+
+<p>--Ce que tu veux faire est une dérision sacrilége!</p>
+
+<p>--Ermite, tout n'est-il point permis à l'Église envers ces brutes
+franques?</p>
+
+<p>--La fourberie n'est jamais permise...</p>
+
+<p>Cautin haussa les épaules, et s'adressant au comte en langue germanique,
+car le prélat parlait l'idiôme frank comme un Barbare:</p>
+
+<p>--Es-tu chrétien et catholique? As-tu reçu le baptême?</p>
+
+<p>--L'évêque Macaire, il y a vingt ans, m'a dit de me mettre tout nu dans
+la grande auge de pierre de sa basilique, et puis il m'a jeté de l'eau
+sur la tête en marmottant des mots latins.</p>
+
+<p>--Enfin, tu es catholique, puisque tu as communié au nom du Père, du
+Fils et du Saint-Esprit, trois personnes en une seule, qui est Dieu,
+puisqu'il est seul, et que pourtant il est trois. En raison de quoi tu
+dois me respecter et m'obéir comme à ton père en Christ!</p>
+
+<p>--Patron, tu veux m'embrouiller par tes paroles. Écoute à ton tour:
+notre grand roi Clovis, à la tête de ses braves leudes, a conquis et
+asservi la Gaule. Mon père, Gonthram Neroweg, était l'un de ces
+guerriers, et...</p>
+
+<p>--Ton grand roi?... S'il a conquis la Gaule, n'est-ce pas aux évêques
+qu'il la doit, cette conquête? N'ont-ils pas facilité sa victoire en
+ordonnant aux peuples de se soumettre? Ton grand roi Clovis! il n'eût
+jamais été qu'un chef de brigands, s'il n'eût embrassé la foi
+catholique! Qu'est-ce qu'a fait saint Rémi lorsqu'il l'a oint du saint
+chrême dans la basilique de Reims et l'a baptisé fils <i>soumis</i> de la
+sainte Église? Il l'a fait agenouiller, ton grand roi Clovis, lui
+disant: <i>Courbe la tête, fier Sicambre</i>! <i>Brûle ce que tu as adoré</i>...
+<i>Adore ce que tu as brûlé!</i>... Ce qui signifiait: tu as pillé... tu as
+violé... tu as saccagé... tu as massacré... mais surtout, là est le
+péché, tu as pillé les saints lieux; donc, à cette heure, humilie-toi!
+courbe la tête devant le clergé... obéis-lui, enrichis l'Église, et les
+évêques te feront reconnaître souverain de la Gaule; Clovis a suivi ce
+conseil; il a donné d'immenses richesses à l'Église; aussi est-il allé
+tout droit jouir des délices et des parfums du paradis.</p>
+
+<p>--Patron, tu ne me laisses jamais parler...</p>
+
+<p>--Va, je t'écoute.</p>
+
+<p>--Le grand roi Clovis a conquis la Gaule...</p>
+
+<p>--Voilà qui est nouveau. Ensuite?</p>
+
+<p>--Quand vivait Théodorik, celui des fils du grand roi Clovis qui a eu
+l'Auvergne parmi ses royaumes, il m'a donné ici de grands domaines,
+terres, gens, bétail et maisons, et m'a envoyé pour le représenter dans
+cette contrée.</p>
+
+<p>--Oui, il t'a fait en ce pays ce que vous appelez <b>graff</b>, et nous autres
+<i>comte</i>. Tu présides avec moi, chef évêque de la cité, les curiales de
+la ville de Clermont<a href="#J1"><sup class="sml">J</sup></a>, beau président, sur ma parole! tu arrives à
+demi ivre les jours de tribunal, et tu ronfles comme un sourd lorsque
+nous avons à juger des causes...</p>
+
+<p>--Que veux-tu que je fasse, moi! je n'entends pas un mot de votre langue
+latine; je m'endors, et, quand je m'éveille, je juge comme tu me dis...</p>
+
+<p>--C'est ce que tu peux faire de mieux; mais, encore une fois, où veux-tu
+en venir avec tes divagations? Tu as eu la sacrilége audace de me
+menacer de violences, moi, ton évêque, ton père en Christ! si je ne
+t'absolvais de tes crimes. Je t'ai à mon tour menacé d'un châtiment
+céleste... à quoi tu me réponds en me parlant de Clovis et de ta charge
+de comte. Qu'a de commun ceci avec la menace que je t'ai faite au nom du
+Seigneur et qui s'accomplira peut-être plus tôt que tu ne le crois;
+entends-tu, comte Neroweg?</p>
+
+<p>--Je veux dire d'abord que le grand roi Clovis a commis un bien plus
+grand nombre de crimes que moi, et qu'il jouit du paradis.</p>
+
+<p>--Il en jouit, certes; mais à quel prix? Ignores-tu que saint Rémi qui
+l'a baptisé a été si richement doué par ce pieux roi, qu'il a pu acheter
+un domaine en Champagne au prix de cinq mille livres pesant d'argent? Si
+tu ignores ceci, moi je te l'apprends.</p>
+
+<p>--Je voulais dire ensuite que si tu es évêque, moi je suis comte ici, en
+pays conquis par mon épée. Oui, je suis comte ici, au nom du roi que je
+représente, et comme ton comte, je peux te forcer de m'absoudre;
+apprends ceci à ton tour.</p>
+
+<p>--Ah! tu blasphèmes de nouveau,--et l'évêque frappa du pied sous la
+table,--ah! tu oses encore braver le courroux du Seigneur! toi...
+souillé de crimes exécrables!</p>
+
+<p>--Qu'est-ce que j'ai donc fait? J'ai tué... mon frère Ursio!</p>
+
+<p>--Vraiment? et le meurtre de ta concubine Isanie? et le meurtre de ta
+quatrième femme <i>Wisigarde</i> que tu avais épousée, de même que tu as
+épousé ta cinquième femme <i>Godègisèle</i>... bien que ta première et ta
+seconde épouse soient encore vivantes? dis, comte, sont-ce là des
+peccadilles?</p>
+
+<p>--Ne m'as-tu pas absous de ces choses-là? Par <i>l'aigle terrible</i>, mon
+glorieux aïeul! il m'en a coûté les cinq cents meilleurs arpents de ma
+forêt, trente-huit sous d'or, vingt esclaves, et cette superbe pelisse
+de fourrures de martre du Nord, dans laquelle tu te prélassais cet
+hiver, et que le grand Clovis avait donnée à mon père!</p>
+
+<p>--De ces premiers crimes, tu es absous... c'est vrai; aussi tu serais
+blanc comme l'agneau pascal sans ton abominable fratricide.</p>
+
+<p>--Je n'ai pas tué Ursio par haine, moi; je l'ai tué pour avoir sa part
+d'héritage.</p>
+
+<p>--Et pourquoi aurais-tu tué ton frère, bestial? Pour le manger?</p>
+
+<p>--Je te dis, moi, que le grand Clovis a tué aussi tous ses parents pour
+avoir leur héritage, et qu'il jouit du paradis... J'y veux aller aussi,
+moi qui ai moins tué que lui, et si tu ne me promets pas sur l'heure le
+paradis sans me faire payer davantage, je te fais tirer à quatre chevaux
+ou hacher par mes leudes!</p>
+
+<p>--Et moi je te dis que si tu n'expies pas ton fratricide par un don à
+mon église, tu iras en enfer, toi, qui, comme Caïn, as tué ton frère.</p>
+
+<p>--Oui, oui, patron, tu dis toujours cela pour mes cent arpents de
+prairie, mes vingt sous d'or et ma petite esclave blonde.</p>
+
+<p>--Je dis cela pour le salut de ton âme, malheureux! Je dis cela pour
+t'épargner les tortures de l'enfer dont la seule pensée me fait
+frissonner pour toi.</p>
+
+<p>--Tu parles toujours de l'enfer... Où est-il?</p>
+
+<p>--Où il est?</p>
+
+<p>Et l'évêque Cautin frappa encore du pied sur le sol.</p>
+
+<p>--Tu demandes où il est, l'enfer?</p>
+
+<p>--Il n'y en a pas...</p>
+
+<p>--Il n'y a pas d'enfer! Seigneur, Seigneur! ayez pitié de ce barbare.
+Ouvrez-lui les yeux par un miracle... Comte, sens-tu cette odeur de
+soufre?</p>
+
+<p>--Je sens... une odeur très-puante.</p>
+
+<p>--Vois-tu cette fumée qui sort à travers ces dalles?</p>
+
+<p>--D'où vient cette fumée?--s'écria Neroweg effrayé, en se levant de
+table et se reculant de l'endroit du sol d'où sortait une vapeur noire
+et épaisse;--évêque, quelle est cette magie?</p>
+
+<p>--Seigneur, mon Dieu! vous avez entendu la voix de votre serviteur
+indigne,--dit Cautin en joignant les mains et se mettant à genoux,--vous
+voulez vous manifester aux yeux de ce barbare... Tu demandes où est
+l'enfer? Regarde à tes pieds; vois ce gouffre, vois cette mer de flammes
+prête à l'engloutir...</p>
+
+<p>Et l'une des dalles de la mosaïque s'enfonçant sous le sol au moyen d'un
+contrepoids, laissa béante une large ouverture d'où s'échappèrent de
+grands tourbillons de feu répandant une forte odeur de soufre.</p>
+
+<p>--La terre s'entr'ouvre,--s'écria le Frank livide de terreur,--du feu!
+du feu! sous mes pieds.</p>
+
+<p>--C'est le feu éternel,--dit l'évêque en se redressant menaçant, tandis
+que le comte tombait à genoux cachant sa figure entre ses mains,--ah! tu
+demandes où est l'enfer, impie, blasphémateur!</p>
+
+<p>--Patron, mon bon patron, aie pitié de moi!</p>
+
+<p>--Entends-tu ces cris souterrains? Ce sont les démons; ils viennent te
+chercher. Entends-tu comme ils crient: <i>Neroweg, Neroweg! le fratricide!
+Viens à nous! Caïn, tu es à nous!</i></p>
+
+<p>--Ces cris sont affreux... Mon bon père en Christ, prie le Seigneur de
+me pardonner!</p>
+
+<p>--Ah! te voilà à genoux, pâle, éperdu, les mains jointes, les yeux
+fermés par l'épouvante... Demanderas-tu encore où est l'enfer?</p>
+
+<p>--Non, non, évêque, saint évêque Cautin; absous-moi de la mort de mon
+frère, tu auras ma prairie, mes vingt sous d'or...</p>
+
+<p>--Et l'esclave?</p>
+
+<p>--Et ma petite esclave blonde.</p>
+
+<p>--J'ai là une charte de donation préparée... Tu vas faire venir un de
+tes leudes comme témoin. Mon témoin à moi sera cet ermite, afin que la
+donation soit en règle et selon l'usage.</p>
+
+<p>--Oui, oui, mais aie pitié de moi... Si ces dénions allaient
+m'emporter... Comme ils m'appellent! Renvoie-les! renvoie-les donc, mon
+bon patron, qu'ils ne m'entraînent pas en enfer, moi ton fils en Christ!</p>
+
+<p>--Ils t'emporteraient si tu manquais à ta promesse.</p>
+
+<p>--Je la tiendrai... Oh! je la tiendrai...</p>
+
+<p>--Puisque tu ne doutes plus de la puissance du Seigneur,--reprit
+l'évêque en frappant de nouveau du pied sur le plancher,--relève-toi,
+comte, ouvre les yeux, le gouffre de l'enfer est refermé (la dalle en
+remontant avait repris sa place). Ermite, apporte ce parchemin et ce
+qu'il faut pour écrire. Tu seras mon témoin.</p>
+
+<p>--Je ne serai pas témoin de cette fourberie sacrilége,--répondit en
+latin l'ermite laboureur.--Je t'exposerais à la fureur de ce barbare en
+lui dévoilant cette pillerie, il te tuerait, et je ne veux pas voir ton
+sang couler... mais, prends garde, prends garde... tu domines par la
+ruse et la terreur les seigneurs stupides et féroces; moi je domine, par
+l'amour que je leur porte, les opprimés et ceux qui souffrent. Prends
+garde; ceux-là sont nombreux.</p>
+
+<p>--Voudrais-tu exciter une rébellion contre moi? Serais-tu capable
+d'abuser du grand empire que tu possèdes sur le populaire? toi que j'ai
+accueilli ici comme un hôte bien venu? sans savoir pourtant si ton
+évêque t'avait permis de sortir de son diocèse<a href="#K1"><sup class="sml">K</sup></a>.</p>
+
+<p>--Demain, avant de continuer ma route, je te dirai ce que j'attends de
+toi...</p>
+
+<p>Cautin, à qui l'ermite laboureur imposait, frappa sur un timbre pendant
+que le comte, toujours agenouillé, tremblant de tous ses membres,
+essuyait la sueur glacée qui coulait de son front. À l'appel de
+l'évêque, le chambrier parut; le saint homme lui dit tout bas en latin:</p>
+
+<p>--L'enfer a été très-satisfaisant... Qu'on éteigne le feu!</p>
+
+<p>Et il ajouta tout haut:</p>
+
+<p>--Commande à l'un des leudes du comte de venir ici... Tu
+l'accompagneras.</p>
+
+<p>Le chambrier sorti, l'évêque s'adressant au Frank toujours agenouillé:</p>
+
+<p>--Tu as cru, et tu te repens... Relève-toi! Mais prends garde de manquer
+à ta parole...</p>
+
+<p>--Mon bon patron, je ne me relèverai pas que tu ne m'aies promis une
+chose...</p>
+
+<p>--Quoi donc?</p>
+
+<p>--J'ai peur de retourner cette nuit à mon burg; les démons viendraient
+peut-être me prendre sur la route... Je suis épouvanté... garde-moi
+cette nuit à ta villa.</p>
+
+<p>--Tu seras mon hôte jusqu'à demain; mais ta petite esclave, tu devais me
+l'envoyer dès ton arrivée... chez toi?</p>
+
+<p>--Tu la veux cette nuit?... la petite esclave?</p>
+
+<p>--Je l'ai promise à mon évêchesse, autrefois ma femme selon la chair,
+aujourd'hui ma soeur en Dieu. Elle a besoin d'une toute jeune fille pour
+son service; je lui ai promis celle-ci... et plus tôt elle l'aura, plus
+tôt elle sera contente.</p>
+
+<p>--Ainsi, patron,--dit le comte en se grattant l'oreille,--tu la veux
+absolument ce soir, la petite esclave?</p>
+
+<p>--Oserais-tu maintenant te dédire?... Te crois-tu déjà si loin de
+l'enfer?</p>
+
+<p>--Non, oh! non, patron... ne te fâche pas; un de mes leudes va monter à
+cheval; il ira chercher la petite esclave et la ramènera ici en
+croupe...</p>
+
+<p>La charte de donation, validée selon l'usage par l'inscription du
+témoignage du chambrier de l'évêque et du leude, portait que Neroweg,
+comte du roi d'Auvergne en la ville de Clermont, donnait en rémission de
+ses péchés à l'église, représentée par Cautin, évêque de cette ville,
+cent arpents de prairie, vingt sous d'or, et une esclave filandière,
+âgée de quinze ans, nommée Odille. Après quoi l'évêque, au nom du Père,
+du Fils et du Saint-Esprit, donna au comte frank l'absolution de son
+fratricide et trois grands coups à boire pour le réconforter.</p>
+
+<p>--Sigefrid,--dit le comte au leude en étouffant un dernier soupir de
+regret,--sois bon compagnon; va au burg; tu prendras en croupe la petite
+Odille la filandière, et tu la rapporteras ici.</p>
+
+<hr class="short">
+
+<p>Les Vagres sont arrivés non loin de la villa épiscopale.</p>
+
+<p>--Ronan, les portes sont solides, les fenêtres élevées, les murailles
+épaisses... Comment entrer chez l'évêque?--dit le Veneur.</p>
+
+<p>--Tu nous a promis de nous conduire au coeur de la maison... moi, j'irai
+droit au coeur de l'évêchesse.</p>
+
+<p>--Frères, voyez-vous à quelques pas, au pied de la montagne, ce petit
+bâtiment entouré de colonnes?</p>
+
+<p>--Nous le voyons... la nuit est claire.</p>
+
+<p>--Ce bâtiment était autrefois une salle de bains d'eaux thermales, dont
+la source chaude venait de ces montagnes... De la villa où nous allons,
+on se rendait à ces thermes par un long souterrain. L'évêque a fait
+détourner la source, et le bâtiment il l'a changé en une chapelle
+consacrée au grand <i>Saint-Loup</i>... Or, mes bons Vagres, par le
+souterrain nous entrerons au coeur de la villa épiscopale sans trouer de
+murailles, sans briser portes ou fenêtres... Si j'ai promis, ai-je tenu?</p>
+
+<p>--Comme toujours, Ronan... tu as promis, tu as tenu.</p>
+
+<p>On entre dans les anciens thermes changés en chapelle; il y fait noir,
+très-noir... Une voix sort de l'ombre:</p>
+
+<p>--C'est toi, Ronan?</p>
+
+<p>--Moi et les miens... Marche, Simon, bon serviteur de la villa
+épiscopale... marche, Simon, nous te suivons...</p>
+
+<p>--Il faut attendre.</p>
+
+<p>--Pourquoi?</p>
+
+<p>--Le comte Neroweg est encore chez l'évêque avec ses leudes.</p>
+
+<p>--Tant mieux... un renard et un sanglier, la chasse sera belle!</p>
+
+<p>--Le comte a dans la villa vingt-cinq leudes bien armés.</p>
+
+<p>--Nous sommes trente... c'est quinze Vagres de trop pour une telle
+attaque... Marche, Simon, nous te suivons.</p>
+
+<p>--Le passage n'est pas encore libre.</p>
+
+<p>--Pas libre? ce passage souterrain qui conduit d'ici dans la salle du
+festin?...</p>
+
+<p>--L'évêque a fait préparer ce soir un miracle pour effrayer le comte
+Frank et lui faire peur de l'enfer. Deux clercs ont apporté, sous la
+salle du festin, des bottes de paille, des fagots et du soufre... Ils
+doivent ensuite y mettre le feu en poussant des cris endiablés et
+souterrains... Après quoi, une des dalles de la mosaïque s'abaissera
+sous le sol, par un contrepoids, comme autrefois elle s'abaissait
+lorsqu'on voulait passer par le souterrain qui conduit à ces thermes.</p>
+
+<p>--Et le Frank stupide, croyant voir béante une des bouches de l'enfer,
+fera au saint homme une donation jusqu'ici refusée?</p>
+
+<p>--Tu as deviné, Ronan; il faut donc attendre que le miracle soit joué;
+le comte parti, la villa silencieuse, toi et les tiens, vous vous y
+introduirez.</p>
+
+<p>--À moi l'évêchesse!</p>
+
+<p>--À nous le coffre fort, les vases d'or et d'argent! à nous les sacs
+gonflés de monnaie... et largesse, largesse au pauvre monde qui n'a pas
+un denier!</p>
+
+<p>--À nous le cellier, les outres pleines, les sacs de blé... à nous les
+jambons, les viandes fumées! Largesse, largesse au pauvre monde qui a
+faim!...</p>
+
+<p>--À nous le vestiaire, les belles étoffes, les chauds vêtements, et
+largesse, largesse au pauvre monde qui a froid...</p>
+
+<p>--Et puis à feu et à sac la villa épiscopale!</p>
+
+<p>--Liberté aux esclaves!</p>
+
+<p>--Nous emmenons de pauvres filles qui nous suivront gaiement!</p>
+
+<p>--Et vive le mariage en Vagrerie,--dit Ronan, puis il chanta ainsi:</p>
+
+<p>«Mon père était Bagaude, moi, je suis Vagre et né sous la verte
+feuillée, comme un oiseau de mai...</p>
+
+<p>»Où est ma mère?</p>
+
+<p>»Je n'en sais rien...</p>
+
+<p>»Un Vagre n'a pas de femme: le poignard d'une main, la torche de
+l'autre, il va de burg en villa épiscopale enlever femmes ou concubines
+à leur comte ou à leur évêque, et emmène ces charmantes au fond des
+bois...</p>
+
+<p>»Elles pleurent d'abord et rient ensuite... Le joyeux Vagre est
+amoureux, et dans ses bras robustes ces belles chéries oublient bientôt
+le cacochyme évêque ou le duc hébêté!...»</p>
+
+<p>--Vive le mariage en Vagrerie!</p>
+
+<p>--Tu es en belle humeur, Ronan...</p>
+
+<p>--Nous allons mettre à sac la maison d'un évêque, vieux Simon!</p>
+
+<p>--Tu seras pendu, brûlé, écartelé...</p>
+
+<p>--Ni plus ni moins qu'Aman et Aëlian, nos prophètes, Bagaudes en leur
+temps comme nous Vagres en le nôtre... Mais le pauvre monde dit: Bon
+Aëlian! bon Aman!... puisse-t-il dire un jour: Bon Ronan!... je mourrai
+content, vieux Simon...</p>
+
+<p>--Toujours vivre au fond des bois...</p>
+
+<p>--La verdure est si gaie!</p>
+
+<p>--Au fond des cavernes...</p>
+
+<p>--Il y fait chaud l'hiver, frais l'été.</p>
+
+<p>--Toujours l'oreille au guet, toujours par monts et par vallées...
+toujours errer sans feu ni lieu...</p>
+
+<p>--Mais vivre toujours libres, vieux Simon... libres! libres! au lieu de
+vivre esclaves sous le fouet d'un maître frank ou d'un évêque! Viens
+avec nous, Simon...</p>
+
+<p>--Je suis trop vieux!</p>
+
+<p>--Ne hais-tu pas ton seigneur, le saint homme Cautin?</p>
+
+<p>--Autrefois j'étais jeune, riche, heureux; les Franks ont envahi la
+Touraine, mon pays natal; ils ont égorgé ma femme après l'avoir violée;
+ils ont brisé sur les murailles la tête de ma petite fille; ils ont
+pillé ma maison; ils m'ont vendu comme esclave, et de maître en maître,
+je suis tombé entre les mains de Cautin... J'ai donc sujet d'exécrer les
+Franks; mais j'exècre, s'il se peut, davantage encore les évêques
+gaulois, qui nous tiennent, nous Gaulois, en esclavage!</p>
+
+<p>--Qui va là?--s'écria Ronan, en voyant au dehors, et dans l'ombre, une
+forme humaine rampant à deux genoux, et s'approchant ainsi de la porte
+de la chapelle.--Qui va là?</p>
+
+<p>--Moi, Félibien, esclave ecclésiastique de notre saint évêque.</p>
+
+<p>--Pauvre homme, pourquoi marcher ainsi à genoux?</p>
+
+<p>--C'est un voeu... Je viens ainsi de ma hutte à genoux... sur les
+cailloux du chemin pour prier Loup, le grand Saint-Loup, à qui est
+dédiée cette chapelle. Je viens ainsi de nuit afin d'être de retour dès
+l'aube à l'heure du labeur, car ma hutte est loin d'ici...</p>
+
+<p>--Frère, pourquoi t'infliger ce supplice à toi-même? N'est-ce pas assez
+déjà de te lever avec le soleil, et le soir de te coucher sur ta paille,
+brisé de fatigue?</p>
+
+<p>--Je viens à genoux prier Saint-Loup, le grand Saint-Loup, de demander
+au Seigneur de longs et fortunés jours pour notre saint évêque Cautin,
+de qui je suis esclave laboureur.</p>
+
+<p>--Ton maître! un saint?... ce fainéant qui t'écrase de travail, comme le
+meunier sous sa meule écrase le blé nourricier pour en tirer la
+farine... Quoi! demander de longs jours pour ton maître, c'est demander
+d'allonger la lanière du fouet des surveillants qui te rouent de coups
+si tu bronches.</p>
+
+<p>--Bénis soient leurs coups! Plus on souffre ici-bas, plus l'on est
+heureux dans le paradis...</p>
+
+<p>--Mais le blé que tu sèmes, ton évêque le mange; le vin que tu foules,
+il le boit; les habits que tu tisses, il s'en revêt... te voici hâve,
+affamé, presque nu sous tes haillons!...</p>
+
+<p>--Je voudrais manger les excréments des porcs, boire leur urine, me
+vêtir d'épines, qui déchireraient ma peau jusqu'aux veines, mon bonheur
+en serait plus grand dans le paradis...</p>
+
+<p>--Dis-moi, pauvre frère... le Seigneur a créé le froment, le raisin, le
+miel, les fruits, le lait, la douce toison des brebis... est-ce pour que
+sa créature se nourrisse d'ordures et se vêtisse d'épines? réponds, mon
+pauvre frère?...</p>
+
+<p>--Tu n'es qu'un impie!</p>
+
+<p>--Écoute-moi sans colère... Voyons: pendant que du fond de ta misère, de
+ta fange et de ton ignorance, tu aspires au paradis de là-haut! est-ce
+que ton évêque ne se fait pas, lui, en ce monde un paradis? est-ce que
+seul il ne jouit pas des biens du créateur? Tu le sais, les greniers de
+ton maître regorgent de pur froment; ses étables sont pleines de
+troupeaux gras; ses viviers, de poissons; son cellier, de vins vieux;
+ses volières, d'oiseaux délicats; il chasse en forêt la succulente
+venaison; il chasse en plaine le fin gibier... après quoi il godaille,
+ripaille, dit sa messe et courtise ta femme, ta fille ou ta soeur...</p>
+
+<p>--Mensonge!... mon seigneur et évêque ne peut faillir...</p>
+
+<p>--Pauvre frère!... cela ne te révolte pas, de voir les Franks maîtres
+implacables de cette belle Auvergne, qu'ils nous ont larronnée? de cette
+riche Auvergne, où tes pères, aujourd'hui esclaves et dépouillés de
+leurs biens, vivaient jadis heureux et libres, cultivant les champs
+paternels?</p>
+
+<p>--Mon évêque m'a commandé d'obéir aux Franks et à leurs rois comme à
+lui-même... Puisque leurs rois sont fils soumis de l'Église, le mal
+qu'ils nous font, l'esclavage qu'ils nous imposent, sont des épreuves
+que le Seigneur Dieu nous envoie, et il faut les bénir à coeur joie ces
+épreuves; plus elles nous sont cruelles, plus elles nous sont méritoires
+pour notre salut...</p>
+
+<p>--Mais, pauvre frère, ces épreuves d'asservissement, de faim, de froid,
+de labeur écrasant, de misère affreuse, que, pour ton salut, te prêche
+ton évêque, à son profit, est-ce qu'il les subit, lui, ces dures peines?
+ne vit-il pas, comme nos conquérants, dans la fainéantise, la mollesse
+et l'abondance?</p>
+
+<p>--Arrière... tu veux me tenter, Satan! laisse-moi prier... Je fermerai
+les yeux, je boucherai mes oreilles. Saint évêque Loup! grand
+Saint-Loup! protégez-moi contre ce païen, qui outrage notre bon évêque
+Cautin!</p>
+
+<p>--Pauvre créature! méchamment hébêtée, avilie, dégradée par les
+prêtres... c'est une tendre pitié que tu m'inspires!--dit Ronan.</p>
+
+<p>--Et voilà pourtant ce que les évêques ont fait de ce fier peuple
+gaulois! lui, jadis l'orgueil du monde, il se courbe aujourd'hui, lâche
+et tremblant, devant une poignée de barbares!...</p>
+
+<p>--Tu dis vrai, Ronan; presque tous les esclaves sont, comme ce
+malheureux, tombés dans un lâche hébêtement... le mal gagne de jour en
+jour... Ah! c'en est fait de la vieille Gaule... les Franks lui voleront
+jusqu'à son nom...</p>
+
+<p>--S'il en est ainsi, moi, Ronan! par la torche de l'incendie! par l'épée
+du massacre, par l'ivresse de l'orgie! je le jure! je le jure! tant
+qu'il restera une femme, une tonne, un château, nous, Gaulois déshérités
+de tout... jusqu'à notre nom! nous danserons à travers les flammes, nous
+boirons sur des ruines, nous ferons l'amour sur la cendre des palais et
+des églises!...</p>
+
+<p>Et Ronan se mit à chanter le refrain des Vagres:</p>
+
+<p>«Les Franks nous appellent <i>Hommes errants</i>, <i>Loups</i>, <i>Têtes de
+loups</i>... Vivons en loups, vivons en joie... l'été, sous la verte
+feuillée; l'hiver, dans les chaudes cavernes...»</p>
+
+<p>--Allons, Simon, le miracle de l'évêque doit être joué.</p>
+
+<p>--Oui... d'ailleurs je marcherai seul à distance de vous dans le
+souterrain... Si je vois de loin de la clarté, je viendrai vous avertir.</p>
+
+<p>--Mais cet esclave, qui est là marmottant à genoux ses patenôtres au
+grand Saint-Loup?</p>
+
+<p>--La foudre tomberait à ses pieds qu'il ne bougerait point... il s'en
+ira comme il est venu... sur ses deux genoux.</p>
+
+<p>--Allons, vieux Simon, plaignons ce pauvre homme, et surtout pendons
+l'évêque... Marche, Simon.</p>
+
+<p>--Suis-moi, Ronan.</p>
+
+<p>Et les Vagres, conduits par l'esclave ecclésiastique, disparurent dans
+le souterrain qui, de ces anciens thermes, aboutissait à la villa
+épiscopale, tous chantant à demi-voix:</p>
+
+<p>«Le joyeux Vagre n'a pas de femme: le poignard d'une main, la torche de
+l'autre, il va de burg en maison épiscopale enlever les femmes des
+comtes et des évêques, et emmène ces charmantes au fond des bois...»</p>
+
+<hr class="short">
+
+<p>Que faisaient donc le prélat et le comte, pendant que les Vagres
+s'introduisaient dans le souterrain de la villa épiscopale?... Ce qu'ils
+faisaient?... ils buvaient coup sur coup; le leude du comte était
+retourné au burg chercher l'esclave... En l'attendant, l'évêque Cautin,
+chafriolant de posséder enfin la jolie fille qu'il convoitait depuis
+longtemps, s'était remis à table. Neroweg, toujours tremblant et presque
+ivre de vin et de frayeur, croyant l'enfer sous ses pieds, aurait voulu
+quitter la salle du festin; il n'osait, se croyant protégé par la sainte
+présence de l'évêque contre les attaques du diable. En vain l'homme de
+Dieu engageait son hôte à vider encore une coupe, le comte repoussait la
+coupe de sa main, roulant autour de lui ses petits yeux d'oiseau de
+proie effaré.</p>
+
+<p>L'ermite laboureur, comme d'habitude, rêvait ou observait en silence...</p>
+
+<p>--Qu'as-tu donc?--dit l'évêque au comte,--tu es triste, tu ne bois
+plus... Tout à l'heure fratricide, tu es maintenant, de par mon
+absolution, blanc comme neige... déride-toi donc; ta conscience
+n'est-elle pas nette? réponds donc... M'aurais-tu caché quelque autre
+crime?... le moment serait mal choisi... tu l'as vu, l'enfer n'est pas
+loin...</p>
+
+<p>--Tais-toi, patron... tais-toi... je me sens si faible, que je ne
+porterais pas un chevreuil sur mes épaules, moi qui porterais un
+sanglier... N'abandonne pas ton fils en Christ! toi, qui peux conjurer
+les démons, je ne te quitterai pas d'ici au jour...</p>
+
+<p>--Tu me quitteras pourtant tout à l'heure, lorsque la petite esclave
+sera venue; il faudra que je la conduise au gynécée de Fulvie, autrefois
+ma femme selon la chair, aujourd'hui ma soeur en Dieu.</p>
+
+<p>--Aussi vrai qu'un de mes aïeux s'appelait l'<i>Aigle terrible</i> en
+Germanie, je ne te quitterai pas plus que ton ombre...</p>
+
+<p>--Un des aïeux de ce Neroweg se nommait l'<i>Aigle terrible</i> en
+Germanie... la rencontre est étrange,--pensait l'ermite...--Ainsi nos
+deux races ennemies, Franke et Gauloise, se sont rencontrées, se
+rencontrent... se rencontreront peut-être encore à travers les âges...</p>
+
+<p>--Bon patron,--dit Neroweg,--d'ici au jour, je ne te quitterai pas plus
+que ton ombre.</p>
+
+<p>--Comte, prends garde... ta terreur me prouve que ton âme n'est pas
+tranquille... avoue-le, tu ne m'as pas tout dit?</p>
+
+<p>--Si, si, je t'ai tout dit.</p>
+
+<p>--Dieu le veuille, pour le salut de ton âme... Mais déride-toi donc...
+tiens, parlons un peu de chasse... comme toi, je suis fin veneur; cette
+conversation t'égayera... Et à propos de chasse, un reproche.</p>
+
+<p>--À moi?</p>
+
+<p>--À toi ou à tes esclaves forestiers... L'autre jour ils sont venus
+lancer trois cerfs au milieu des bois de l'Église... tu sais, dans
+l'enceinte touchant à ce bout de ta forêt, séparé du restant de tes
+domaines par la rivière?</p>
+
+<p>--Si mes esclaves forestiers ont lancé des cerfs chez toi, tes esclaves
+en lanceront une autre fois chez moi: nos bois ne sont séparés que par
+une route.</p>
+
+<p>--C'est dommage... notre limite à tous deux devrait être la rivière.</p>
+
+<p>--Il me faudrait pour cela t'abandonner les cinq cents arpents de bois
+qui sont en delà de la rivière.</p>
+
+<p>--Est-ce que tu y tiens beaucoup à ce bout de forêt? elle est bien
+chétive en cet endroit-là...</p>
+
+<p>--Chétive! il y a des chênes de vingt coudées, et c'est la partie la
+plus giboyeuse de mes biens...</p>
+
+<p>--Tu vantes ton domaine, c'est ton droit; mais, dans ton intérêt même,
+tu serais mieux et plus sûrement limité, si tu l'étais par la rivière,
+et si tu te débarrassais de ces mauvais cinq cents arpents qui touchent
+à mes terres..</p>
+
+<p>--Pourquoi me parles-tu de mes bois? je n'ai plus d'absolution à te
+demander... entends-tu, évêque?</p>
+
+<p>--Non... tu as tué une de tes femmes, une de tes concubines, et ton
+frère Ursio... tu as expié ces crimes en douant l'Église: tu es
+absous... Cependant... et cela me revient seulement maintenant à
+l'esprit, cependant nous n'avons pas songé à une chose...</p>
+
+<p>--À laquelle, patron?</p>
+
+<p>--Ta quatrième femme Wisigarde a péri par tes mains de mort violente;
+elle n'a pas reçu en mourant l'assistance d'un prêtre... son âme est en
+peine, il se pourrait qu'elle vînt te tourmenter la nuit sous figure de
+fantôme effrayant, jusqu'à ce que tu aies tiré de peine cette pauvre
+âme...</p>
+
+<p>--Comment la tirer de peine?</p>
+
+<p>--Par des prières que dirait un prêtre du Seigneur.</p>
+
+<p>--Je ne suis pas prêtre, moi!</p>
+
+<p>--Mais je le suis, moi!</p>
+
+<p>--Alors, patron, dis-les, ces prières, pour cette âme en peine.</p>
+
+<p>--Soit... Durant vingt ans, il sera dit à l'autel des prières pour l'âme
+de Wisigarde, à condition que tu m'abandonneras ce bout de forêt, séparé
+de ton domaine par la rivière...</p>
+
+<p>--Encore donner à ton Église... donner toujours... toujours donner!...</p>
+
+<p>--Libre à toi de préférer être tourmenté la nuit par des fantômes
+livides et sanglants...</p>
+
+<p>Le Frank regarda l'évêque d'un oeil défiant et irrité; puis il reprit
+avec un courroux concentré:</p>
+
+<p>--Gaulois rapace, tu veux donc me prendre pièce à pièce la part de
+conquêtes que nos rois nous ont donnée, à mon père et à moi, en bénéfice
+héréditaire? Doter encore ton Église! je doterais plutôt le diable!...</p>
+
+<p>--Dote-le donc... le voici!!--dit une grosse voix qui semblait sortir
+des entrailles de la terre.</p>
+
+<p>Au son de cette voix, l'ermite se leva surpris, l'évêque se renversa sur
+le dossier de son siége, se signa brusquement; puis, réfléchissant, il
+dit en latin:</p>
+
+<p>--C'est mon chambrier; il était resté là-dessous... le tour est gai...
+il vient à point...</p>
+
+<p>Le comte, lui, frappé de terreur, se croyant poursuivi par le démon en
+personne, avait poussé un grand cri, s'enfuyant éperdu de la salle du
+festin, et manquant de renverser le leude, qui en ce moment entrait,
+poussant devant lui une jeune fille, en disant:</p>
+
+<p>--Voici la petite esclave, Odille, la filandière.</p>
+
+<p>L'évêque en rut oublia tout pour courir vers la pauvrette; mais au
+moment où il s'élançant pour la saisir, une main vigoureuse, sortant par
+l'ouverture de la dalle abaissée, arrêta le prélat par un pan de sa robe
+en lui criant:</p>
+
+<p>--Luxurieux point ne seras, saint homme de Dieu!!</p>
+
+<p>Lorsque l'évêque se retourna inquiet de voir qui lui parlait ainsi, il
+vit avec effroi Ronan à la tête de ses compagnons, qui, comme lui,
+sortirent par l'issue du souterrain, en poussant des cris enragés...
+Tous, par plaisante humeur, les joyeux garçons, s'étaient noirci la
+figure avec les débris charbonnés des fagots destinés à produire les
+<i>flammes de l'enfer</i> et à jouer le miracle.</p>
+
+<p>À la vue de ces hommes noirs, sortant de dessous terre, et hurlant comme
+des damnés, le leude, qui avait amené la petite esclave, crut aussi
+qu'ils venaient de l'enfer, et se précipita sur les traces de Neroweg en
+criant:</p>
+
+<p>--Les démons! les démons!...</p>
+
+<p>Le comte, de plus en plus épouvanté, courut à l'écurie, s'élança sur son
+cheval, et à toute bride s'éloigna de la villa épiscopale; ses leudes
+l'imitèrent, sautèrent sur leurs montures, abandonnant leurs armes dans
+la salle du festin, et tous prirent la fuite en tumulte, répétant avec
+épouvante:</p>
+
+<p>--Les démons! les démons!...</p>
+
+<hr class="short">
+
+<p>La villa épiscopale a été envahie par les Vagres depuis deux heures.</p>
+
+<p>Qui dit donc une messe de nuit dans la chapelle de l'évêque? les cierges
+sont allumés sur l'autel, ni plus ni moins que pour la fête de Pâques;
+ils éclairent de leur vive lumière les premiers arceaux: le reste de la
+chapelle est noyé d'ombre, jusqu'à la porte voûtée, à travers laquelle
+on aperçoit çà et là une lueur rouge, comme celle d'un brasier qui
+s'éteint... Quel brasier? celui que formait les débris embrasés de la
+villa épiscopale...</p>
+
+<p>La villa a donc été incendiée par les Vagres? Certes; auraient-ils sans
+cela emporté des torches de paille?</p>
+
+<p>Au milieu du choeur sont entassées pêle-mêle les richesses de l'évêque:
+vases d'or et d'argent, saints calices et coupes à boire, boîtes à
+Évangiles et plats à manger, patènes et bassins à rafraîchir le vin;
+gros sacs de peau éventrés, d'où ruissellent les sous d'or et d'argent;
+riches étoffes pourpres et bleues, n'attendant plus que la façon;
+fourrures chaudes et rares, noires comme le corbeau, blanches comme la
+colombe; et pour trophées, aux quatre coins de ce splendide monceau de
+butin, les haches, les boucliers et les piques des leudes fuyards par
+peur du diable: or, argent, acier, vives couleurs, tout brille,
+fourmille et scintille de ces joyeux miroitements, particuliers aux gros
+monceaux de précieux butin, si plaisants à l'oeil d'un Vagre...</p>
+
+<p>Ils sont donc là, les Vagres? ils sont donc dans la sainte chapelle de
+la villa épiscopale?</p>
+
+<p>Oui, les voici réunis dans ce lieu sacré dont ils ont fait leur
+magasin...</p>
+
+<p>Et que font-ils là?</p>
+
+<p>Ma foi! ils font ce que font les Vagres après avoir bu, ravagé, pillé:
+les uns ronflent et cuvent leur ivresse sur les marches de l'autel, les
+autres, se balançant sur leurs jambes avinées, se délectent en regardant
+amoureusement leur gros tas de butin, ces richesses, qu'ils vont semer
+sur leur route, et qui feront tant d'heureux; car les Vagres de Ronan
+surtout sont fidèles à ces commandements... saints commandements en
+Vagrerie:</p>
+
+<p>«Prenons aux riches, donnons aux pauvres... Vagre qui garde un sou pour
+le lendemain n'est plus un Vagre, un <i>Loup</i>, une <i>Tête de loup</i>, un
+<i>Homme errant</i>... Toujours il partage son butin de la veille entre les
+pauvres gens pour avoir à piller de nouveau évêques renégats! Franks
+pillards et oppresseurs de la vieille Gaule!»</p>
+
+<p>Et ces autres Vagres, appuyés debout aux fûts des colonnes, ou assis sur
+les marches de l'autel, à côté des ronfleurs, leurs regards sont aussi
+fermes que leurs jambes, n'ont-ils donc point aussi goûté, ceux-là, aux
+vins vieux de la villa épiscopale?</p>
+
+<p>Ceux-là ils en ont bu deux fois, dix fois plus que les autres (et Ronan
+est de ce nombre); mais ce sont des Vagres aguerris, rudes compères,
+qui vous vident une outre d'un trait, et marchent sans broncher sur une
+poutre à travers l'incendie qu'ils ont allumé dans le burg d'un Frank ou
+dans la villa d'un évêque... Et ces hommes, à tête rasée, hâves, vêtus
+de haillons, ces femmes? non moins misérables, mais dont quelques-unes
+sont jolies, très-jolies; les uns et les unes ont l'air aussi gai, aussi
+aviné que les Vagres, que sont-ils, ces hommes et ces femmes?</p>
+
+<p>Ce sont des esclaves de l'Église, joyeux d'avoir leur jour de justice et
+de vengeance... Mais d'autres esclaves en grand nombre ont fui dans les
+champs, craignant de voir le feu du ciel tomber sur les Vagres, assez
+sacriléges pour mettre à sac et à feu la maison de leur seigneur évêque.</p>
+
+<p>Que fait donc Ronan, se prélassant au banc épiscopal, où il est assis,
+revêtu des habits sacerdotaux et coiffé du bonnet de fourrure, que le
+comte Neroweg a laissé dans la salle du festin en fuyant éperdu? Quatre
+Vagres assistent Ronan... étranges clercs! plaisants diacres! Parmi eux
+se trouve Dent-de-Loup, ce géant, dont un cercle de tonne ne mesurerait
+pas la ceinture.</p>
+
+<p>--Frères, sommes-nous tous ici?</p>
+
+<p>--Ronan, il ne manque que le Veneur; au plus fort de l'incendie, il a
+couru à la porte de l'évêchesse... et l'un des nôtres l'a vu ensuite
+traverser les flammes, courant vers le jardin, emportant dans ses bras
+cette belle femme évanouie.</p>
+
+<p>--Sans doute il la fait revenir à elle... Or, pendant qu'on ranime
+l'évêchesse, si nous jugions l'évêque?...</p>
+
+<p>--Bien dit, Ronan.</p>
+
+<p>--Le saint homme a souvent jugé du haut du tribunal de la curie, comme
+évêque et chef de la cité de Clermont, jugeons-le à son tour.</p>
+
+<p>--Oui, oui, jugeons l'évêque! jugeons l'évêque!...</p>
+
+<p>Et les esclaves de l'abbaye criaient plus fort que les Vagres:</p>
+
+<p>--Jugeons l'évêque!</p>
+
+<p>--Qu'on l'amène!</p>
+
+<p>Deux Vagres allèrent quérir le saint homme de Dieu, jusqu'alors retenu
+dans un couloir voisin. Il fut introduit garrotté, pâle et courroucé,
+devant le tribunal de Ronan et de ses clercs en Vagrerie.</p>
+
+<p>--Seigneur évêque,--lui dit Ronan,--<i>votre charité</i>, <i>votre piété</i>,
+<i>votre clarissime pudicité</i> (afin d'employer les titres honorifiques que
+vous vous accordez entre vous, saints hommes), <i>votre clarissime
+pudicité</i> voudra-t-elle nous dire comment tu t'appelles?</p>
+
+<p>--Incendiaire! pillard! sacrilége!.. voilà tes noms à toi... Je te damne
+et t'excommunie, ainsi que ta bande, dans ce monde et dans l'autre, où
+vous subirez pour vos forfaits les peines éternelles!</p>
+
+<p>--Ta <i>clarissime charité</i> répond à ma question par des injures... Or,
+puisque ta clarissime humilité refuse de dire ton nom, ton nom, le
+voici: Tu t'appelles Cautin...</p>
+
+<p>--Puisse mon nom te brûler la langue!</p>
+
+<p>--Pauvres esclaves de l'abbaye,--ajouta Ronan en s'adressant à
+eux,--quels reproches faites-vous à votre évêque?</p>
+
+<p>--Il nous écrase de travaux de l'aube au soir, et souvent la nuit.</p>
+
+<p>--Pour nourriture, il nous donne une poignée de fèves.</p>
+
+<p>--Il nous laisse sous ces haillons, et dans nos huttes de boue
+effondrées la cabane des porcs nous fait envie.</p>
+
+<p>--Nos moindres fautes sont punies du fouet.</p>
+
+<p>--Nous autres, jeunes femmes du gynécée de l'évêchesse, il abuse de nous
+par la menace... Quelle résistance peut faire l'esclave? elle se soumet
+en frissonnant... et pleure...</p>
+
+<p>--J'ai dit ce que j'ai dit,--ajouta le vieux Simon, l'introducteur des
+Vagres dans la villa.--Qu'un Frank nous asservisse et nous accable de
+misères... conquérant, il use de sa force; mais que des évêques, Gaulois
+comme nous, se joignent à ce Frank pour nous asservir et partager avec
+lui nos dépouilles... je l'ai dit et je le dis, c'est le crime des
+prêtres de l'Église catholique, apostolique et romaine, comme ils
+s'appellent... Joug pour joug, j'aurais préféré celui de la Rome des
+empereurs; c'était une franche guerre: soldat contre soldat, épée contre
+épée; mais j'ai horreur et dégoût du joug de la Rome des papes, cette
+Église qui nous opprime par la fourberie, par l'hébêtement, et qui,
+reniant la patrie, la liberté, nos gloires passées, abrutit et châtre
+notre virile race gauloise... Ah! nos anciens prêtres, nos druides
+vénérés, ne s'alliaient pas ainsi lâchement aux Romains conquérants de
+la Gaule... Non, non, le glaive d'une main, une branche de gui de
+l'autre, donnant les premiers le signal de la sainte guerre contre
+l'étranger, ils soulevaient les populations en armes avec ces deux seuls
+mots: Patrie et liberté!! Alors surgissaient du grand flot populaire: le
+<i>chef des cent vallées</i>! <i>Sacrovir!</i> <i>Vindex!</i> <i>Marik!</i> <i>Civilis!</i> et
+Rome tremblait au Capitole... Mais où sont-ils nos druides vénérés? Où
+ils sont?... Allez au fond des forêts, vous trouverez leurs os calcinés
+par le feu sous les ruines de leurs temples renversés par les prêtres
+catholiques. Où ils sont, nos druides? demandez-le aux bourreaux des
+cités gouvernées par les évêques... Hélas! avec les druides, est morte
+l'indépendance de la Gaule!... les évêques et les Franks lui
+larronneront jusqu'à son nom!... Je vous l'ai dit, je vous l'ai dit...
+Oh! ne me menace pas du poing, toi, mon seigneur, toi, mon évêque... Ce
+langage t'étonne dans la bouche d'un pauvre vieux esclave; mais cet
+esclave, autrefois libre, autrefois riche, autrefois heureux, avant
+d'être ta chose, comme tes boeufs et tes porcs, cet esclave avait acquis
+plus de science que tu n'en posséderas jamais, prélat fainéant, cupide
+et luxurieux!! Rassure-toi, je ne te ravirai pas ta vengeance; je suis
+trop vieux pour courir la Vagrerie... toi, ou ton successeur, vous me
+trouverez sur les ruines de ta villa épiscopale, le vieux Simon sera
+pendu; mais son dernier mot sera: Malédiction sur les Franks
+conquérants, malédiction sur les évêques catholiques... et vive la
+vieille Gaule!</p>
+
+<p>--Évêque,--reprit Ronan,--ta clarissime véracité a-t-elle quelque chose
+à répondre aux accusations de tes esclaves et aux paroles du vieux
+Simon?</p>
+
+<p>--Ce sont eux, les scélérats maudits, les sacriléges, qui auront à
+répondre au terrible jour du jugement... Après quoi, ils grinceront des
+dents pour l'éternité... ainsi que toi, vieux Simon, abominable
+païen!... Quoi! tu oses glorifier dans ce saint lieu le nom abhorré des
+druides, ces prêtres de Mammon, qui sont au fin fond des enfers parmi
+les âmes que leur exécrable idolâtrie a perdues!</p>
+
+<p>--Donc, évêque, ta clarissime pureté de conscience ne trouve rien autre
+chose à expectorer que des injures, toujours des injures?</p>
+
+<p>--Et fasse à l'instant le Seigneur que ces injures soient autant de
+lames ardentes qui vous percent le ventre, maudits!</p>
+
+<p>--Soit! que ta clarissime sainteté nous régale d'un miracle, dût-il nous
+percer le ventre, en attendant ce prodige... Voici ce dont je t'accuse,
+moi, Ronan: tu convoitais les biens d'un de tes prêtres, nommé
+<i>Anastase</i>, il a refusé de te les abandonner, tu l'as par ruse attiré
+chez toi, à Clermont, puis tu l'as fait saisir, garrotter et enfermer
+tout vivant dans un sépulcre avec un mort en putréfaction<a href="#L1"><sup class="sml">L</sup></a>. Ta
+clarissime charité ose-t-elle nier ceci?</p>
+
+<p>--Plaisant concile que celui de ces scélérats pour m'interroger, moi,
+évêque!</p>
+
+<p>--Tu ne nies pas? Poursuivons, ta clarissime pauvreté dans sa rage
+d'augmenter ses richesses en larronnant autrui, a imaginé ce soir, sous
+prétexte de miracle, un vrai tour de bandit: tu as effrontément
+dépouillé le comte Neroweg en l'épouvantant au nom du diable...
+moyennant un fagot, deux bottes de paille, et un denier de soufre...
+Cedit miracle, peu coûteux, t'a beaucoup trop rapporté... Dépouiller un
+Frank, c'est justice en Vagrerie, nous n'en faisons point d'autres; mais
+si les Vagres se gaudissent à piller nos conquérants, c'est pour convier
+le pauvre monde au régal de ces pilleries... Toi, tu voles le voleur
+pour t'enrichir... ceci, en Vagrerie, est un très-damnable péché...
+Autre iniquité: tu as absous ce comte fratricide pour obtenir la
+jouissance d'une jeune esclave, une enfant de quinze ans au plus, je
+l'ai vue; or, en Vagrerie, cette luxure épiscopale est encore un
+très-damnable péché... je dois en avertir ta clarissime pudicité.</p>
+
+<p>Puis, s'adressant aux Vagres, Ronan ajouta:</p>
+
+<p>--Où est la petite esclave?</p>
+
+<p>--Ici près, dans un réduit; elle avait grand'frayeur de nous et de
+l'incendie... nous l'avons doucement portée sur un matelas, elle est là,
+pleurante.</p>
+
+<p>--Amenez-la.</p>
+
+<p>La jeune esclave fut amenée.</p>
+
+<p>Ronan disait vrai: lui donner quinze ans, à cette enfant, c'était
+peut-être la vieillir... Ses blonds cheveux, séparés en deux longues
+tresses épaisses, tombaient à ses pieds, nus comme ses bras et ses
+épaules: le leude brutal, en allant la quérir au burg, lui avait à peine
+donné le temps de se vêtir pour l'emporter sur son cheval. Aussi, en
+présence des Vagres, quelle frayeur suppliante se lisait dans les grands
+yeux bleus de la pauvre petite créature, encore toute tremblante... Sa
+course nocturne en croupe du guerrier frank, l'incendie de la villa
+épiscopale, l'aspect étrange des Vagres... que de sujets d'effroi pour
+elle! Ses joues avaient dû autrefois être rondes et roses; mais elles
+étaient devenues pâles et creuses: cette figure enfantine, empreinte de
+souffrance, faisait mal à voir... Ronan, malgré lui, ne la quittait pas
+des yeux, aussi lorsque cette jeune esclave entra dans la chapelle, lui,
+toujours joyeux, se sentit attristé, sa voix même s'émut lorsqu'il lui
+dit doucement:</p>
+
+<p>--Ton nom, mon enfant?</p>
+
+<p>--On m'appelle Odille.</p>
+
+<p>--Où es-tu née?</p>
+
+<p>--Loin d'ici... dans l'une des hautes vallées du Mont-d'Or.</p>
+
+<p>--Quel âge as-tu?</p>
+
+<p>--Ma mère me disait ce printemps: Odille, voilà quatorze ans que tu fais
+la joie de ma vie.</p>
+
+<p>--Comment es-tu devenue l'esclave du comte frank?</p>
+
+<p>--Mon père est mort jeune... j'habitais dans la montagne avec mon
+grand-père, mon frère et ma mère... Nous vivions du produit de notre
+troupeau et nous filions la laine; nous n'avions jamais eu d'autre
+chagrin que la mort de mon père... Un jour, les Franks sont montés en
+armes dans la montagne; ils ont pris notre troupeau, et nous ont dit:
+«Nous allons vous emmener au burg de notre comte pour repeupler ses
+domaines en esclaves et en bétail.» Mon frère a voulu nous défendre, les
+Franks l'ont tué... Ils nous ont liées, ma mère et moi, à la même corde;
+ils nous ont poussées devant eux avec notre troupeau... Mon grand-père a
+demandé à genoux la grâce de nous suivre; les Franks lui ont dit: «Tu es
+trop vieux pour gagner ton pain comme esclave.--Mais, seul, je mourrai
+de faim dans la montagne!--Meurs!» lui ont-ils dit, et ils nous ont fait
+marcher devant eux... Mon grand-père nous suivait de loin en pleurant;
+les Franks l'ont assommé à coups de pierres... Ils ont pris d'autres
+esclaves, emmené d'autres troupeaux, tué d'autres gens dans la montagne
+quand ils refusaient de les suivre. Ils ont ensuite parcouru la plaine;
+ils y ont encore enlevé du monde et des bestiaux. Nous étions cinquante
+peut-être, tant hommes que femmes et jeunes filles; les petits
+enfants... les Franks les massacraient comme n'étant bons à rien. La
+première nuit, nous avons couché dans un bois; les Franks ont fait
+violence aux femmes malgré leurs prières... J'ai entendu les sanglots de
+ma mère... le soir, on m'avait séparée d'elle... À moi, on ne m'a rien
+fait: le chef de ces guerriers me gardait, a-t-il dit, pour le comte. Le
+lendemain, nous nous sommes remis en marche, moi, toujours séparée de ma
+mère; on a encore tué des gens qui ne voulaient pas suivre... on a
+encore pris des esclaves et des troupeaux... et puis on s'est remis en
+route pour le burg. Avant d'y arriver, on a passé une seconde nuit dans
+les bois. Le chef, qui me réservait pour le comte, me faisait coucher à
+côté de son cheval... Au point du jour, nous avons continué notre route;
+j'ai des yeux cherché ma mère... le Frank m'a dit: «Elle est morte; deux
+guerriers, en se la disputant cette nuit, l'ont tuée.» Moi, j'ai voulu
+rester là pour y mourir; mais le chef m'a emportée sur son cheval, et
+nous sommes arrivés sur le domaine du comte...</p>
+
+<p>--Entends-tu, évêque?--dit Ronan,--entends-tu, Gaulois? ce sont les
+Franks, tes alliés, qui, dans cette province et dans les autres,
+massacrent les vieillards et les enfants comme bouches inutiles et
+enlèvent ainsi hommes et femmes de notre race, pour repeupler les terres
+de la Gaule que leurs rois ont distribuées à leurs guerriers en nous
+dépouillant... Ce sont tes alliés, tes amis, tes fils en Christ et en
+Dieu, qui font cela... et tu ordonnes, sous peine de l'enfer, au pauvre
+peuple d'obéir à ces pillards, à ces ravisseurs, à ces meurtriers, qui
+violentent et tuent les mères sous les yeux de leurs filles. Entends-tu
+cela, évêque gaulois?</p>
+
+<p>--Les Franks respectent les biens de l'Église et les oints du
+Seigneur,--s'écria l'évêque Cautin,--ces biens, ces oints sacrés, sur
+lesquels vous osez, maudits! porter vos mains impies.</p>
+
+<p>--Continue,--dit Ronan à la petite esclave,--continue, pauvre enfant!</p>
+
+<p>--Nous sommes arrivés au burg; le comte m'a fait conduire dans sa
+chambre; il s'est jeté sur moi, j'ai voulu lui résister, il m'a donné
+des coups de poings sur la figure, j'étais toute en sang<a href="#M1"><sup class="sml">M</sup></a>; la douleur
+et l'effroi m'ont fait perdre connaissance, le seigneur comte a abusé de
+moi; depuis, j'ai été enfermée avec les autres esclaves dans
+l'appartement de sa femme <i>Godigisèle</i>, bien douce femme pour un si
+méchant homme; cette nuit, un des leudes est venu me prendre, m'a
+emportée sur son cheval; il m'a conduite ici, me disant que je serais
+l'esclave du seigneur évêque.</p>
+
+<p>--Cela t'effraye, pauvre enfant, d'être esclave du seigneur évêque?</p>
+
+<p>--Ma mère et mes parents ont été tués; je suis esclave, je suis
+avilie... tout m'est égal... J'ai essayé de m'étrangler avec mes
+cheveux, mais j'ai eu peur... et pourtant je voudrais mourir.</p>
+
+<p>--Elle a quinze ans... évêque... et tu l'entends?</p>
+
+<p>--Bénis le Seigneur, chère fille, bénis-le; plus tu souffriras ici-bas,
+plus tu te féliciteras là-haut! C'est moi, ton père en Dieu, qui t'en
+donne l'assurance.</p>
+
+<p>--Bien dit, évêque. Donc, je le mettrai sur l'heure à même de pouvoir te
+singulièrement féliciter là-haut,--reprit Ronan; puis s'adressant à
+l'esclave dont il ne pouvait détacher ses yeux attendris:</p>
+
+<p>--Assieds-toi là, sur les marches de l'autel, petite Odille... Tu n'as
+ici que des amis; ne désespère pas encore.</p>
+
+<p>L'enfant contempla le Vagre d'un air grandement surpris; il lui parlait
+d'une voix douce; elle alla s'asseoir sur les marches de l'autel, et ne
+regarda plus que Ronan, n'écouta plus que les paroles de Ronan.</p>
+
+<p>--Eh! le Veneur! le Veneur!--cria l'un de ces gais compagnons debout
+près d'une petite porte de la chapelle donnant sur les jardins de la
+villa,--où vas-tu donc ainsi sous la feuillée, ta belle évêchesse au
+bras? ne viendra-t-elle pas voir son honnête mari... ce renard pris au
+piège, avant d'être pendu?</p>
+
+<p>--Mes bons seigneurs les Vagres,--dit la voix de l'évêchesse dont on
+distinguait à peine la forme svelte et blanche dans le pénombre de
+l'arceau de la porte,--longtemps j'ai maudit, longtemps j'ai haï
+celui-là qui fut mon mari... Je ne le hais plus, je ne le maudis plus;
+le bonheur rend indulgente... Faites-lui grâce comme je lui pardonne.
+Lui-même l'a dit: je n'étais plus sa femme... nos liens charnels ont été
+brisés... Il me gardait près de lui pour jouir de mes biens... Qu'il en
+jouisse... J'aurai du moins mon jour d'amour et de liberté... Viens, mon
+beau Vagre... et vive l'amour en Vagrerie!</p>
+
+<p>--Scélérate impudique! j'avais épousé une Olla... une Oliba... une
+Messaline!</p>
+
+<p>Mais Cautin criait, menaçait en vain; l'évêchesse continuait avec son
+Vagre sa promenade sous la feuillée des grands arbres de la villa,
+tandis que Ronan disait au saint homme:</p>
+
+<p>--Tu vas être jugé par ceux que tu as jugés. Pauvres esclaves de
+l'Église, que ferons-nous de ce méchant et luxurieux papelard qui
+enterre les vivants avec les morts?</p>
+
+<p>--Qu'il soit pendu!</p>
+
+<p>--Oui, oui! qu'il soit pendu!</p>
+
+<p>--Il ne mourra qu'une fois; et notre vie à nous était un long supplice.</p>
+
+<p>--Sa vie à lui une longue jouissance!</p>
+
+<p>--Qu'il soit pendu!</p>
+
+<p>--Que penses-tu de l'idée de ces bonnes gens? À moi, Ronan, elle me
+paraît sensée...</p>
+
+<p>--Et moi, mes frères, je vous dirai, au nom de Jésus de Nazareth, l'ami
+des affligés: pardon pour le coupable si sa repentance est sincère.</p>
+
+<p>Qui parlait ainsi? L'ermite laboureur, jusqu'alors caché dans l'ombre
+d'un des arceaux de la chapelle; soudain il parut aux yeux des Vagres et
+des esclaves courroucés contre l'évêque.</p>
+
+<p>--L'ermite laboureur!--s'écrièrent les esclaves avec un touchant
+respect,--l'ami des pauvres!</p>
+
+<p>--Le consolateur de ceux qui pleurent!</p>
+
+<p>--Que de fois, dans les champs, il a pris la houe d'un de nos
+compagnons, épuisé de fatigue, achevant ainsi la tâche du captif, pour
+lui épargner les coups de fouet du gardien!</p>
+
+<p>--Un jour, pendant que je paissais les brebis de l'évêque, deux
+s'étaient égarées. L'ermite laboureur a tant cherché, tant cherché,
+qu'il me les a ramenées; sans lui, j'étais roué de coups au retour.</p>
+
+<p>--Et nos petits enfants, si chétifs, si tristes, hélas! à cet âge où
+l'on rit souvent, ils ont toujours un sourire pour l'ermite laboureur.</p>
+
+<p>--Oh! dès qu'ils l'aperçoivent, ils courent se pendre à sa robe!</p>
+
+<p>--Aussi malheureux que nous, il aime à faire aux enfants de petits
+présents... doux présents des pauvres gens, dit-il, et il leur donne
+quelques fruits des bois... un rayon de miel sauvage... un oiseau tombé
+de son nid...</p>
+
+<p>--Aimez-vous... aimez-vous en frères, pauvres déshérités,--nous dit-il
+sans cesse;--l'amour rend le travail moins rude.</p>
+
+<p>--Espérez!--nous dit-il encore;--espérez! le règne des oppresseurs
+passera en ce monde, et pour eux sur cette terre, viendra l'heure d'un
+châtiment terrible... alors les premiers seront les derniers et les
+derniers seront les premiers.</p>
+
+<p>--Jésus, l'ami des affligés, l'a dit: les fers des esclaves seront
+brisés... Espoir! pauvres opprimés! Espoir!</p>
+
+<p>--Unissez-vous... aimez-vous... soutenez-vous... fils d'un même Dieu,
+enfants d'une même patrie!... Désunis, vous ne pourrez rien; unis, vous
+pourrez tout... Le jour de la délivrance n'est peut-être pas éloigné...
+Amour, union, patience! attendez l'heure de l'affranchissement comme
+l'attendaient nos pères.</p>
+
+<p>--Oui, voilà ce que chaque jour l'ermite nous dit...</p>
+
+<p>--Et de mes paroles, frères, il faut vous souvenir en ce moment,--reprit
+le moine laboureur.--Jésus l'a dit: malheur aux âmes endurcies!
+miséricorde à qui se repent! Votre évêque peut se repentir du mal qu'il
+a fait.</p>
+
+<p>--Moine insolent! tu oses m'accuser!</p>
+
+<p>--Ce n'est pas moi qui t'accuse... c'est ta vie passée... expie-la par
+le repentir, tu obtiendras miséricorde...</p>
+
+<p>--Je me repens d'une chose, infâme renégat! c'est de ne pouvoir
+t'assommer sur l'heure...</p>
+
+<p>--Ermite, notre ami, tu entends ce saint homme... tu vois sa
+repentance... qu'en faisons-nous, mes Vagres?</p>
+
+<p>--À mort! celui qui enterre des vivants avec des cadavres! à mort!</p>
+
+<p>--Mes frères, vous m'aimez...</p>
+
+<p>--Nous t'aimons, brave ermite, autant que nous abhorrons l'évêque
+Cautin...</p>
+
+<p>--Accordez-moi sa vie...</p>
+
+<p>--Non, non...</p>
+
+<p>--Tu l'as dit, ermite: malheur aux âmes endurcies...</p>
+
+<p>--Vois comme il se repent... à mort... à mort!</p>
+
+<p>Et, furieux, ils se précipitèrent sur le prélat qui, dans son épouvante,
+appela le moine à son aide; mais celui-ci, avant cet appel, avait
+couvert l'évêque de son corps en s'écriant:</p>
+
+<p>--Tuez-moi donc aussi, moi qui vous aime du plus profond de mon coeur et
+vous console de mon mieux, pauvres esclaves, tuez-moi donc aussi, moi
+qui ai pour vous plus de pitié que de blâme! Vagres errants au fond des
+bois! car la juste haine de l'oppression franque, les terribles
+iniquités du temps vous ont poussés à la révolte... et si vous prenez
+aux riches, c'est du moins pour donner aux pauvres... Non, non, vous ne
+tuerez pas cet homme, vous n'êtes pas des bourreaux! vous m'accorderez
+sa vie!</p>
+
+<p>--L'évêque nous a trop fait souffrir. Oeil pour oeil, dent pour dent.</p>
+
+<p>--Une lâche vengeance effacera-t-elle vos souffrances passées? Quoi!
+vous, dont les aïeux étonnaient le monde par leur bravoure généreuse...
+vous allez massacrer de sang-froid un homme sans défense? Seriez-vous
+devenus lâches? vous, fils des vaillants Gaulois des temps passés?</p>
+
+<p>Vagres et esclaves restèrent silencieux, et ne menacèrent plus l'évêque.</p>
+
+<p>--Ermite, tu es l'ami des pauvres gens. Nous t'accordons la vie de cet
+homme... mais il faut qu'il nous suive en Vagrerie.</p>
+
+<p>--Bien dit, Ronan! et dans nos repos, il nous fera la cuisine; il est
+gourmand comme un évêque, foi de Dent-de-Loup! nous dînerons en prélats.</p>
+
+<p>--Évêque, choisis! cuisinier ou pendu?</p>
+
+<p>--Sacriléges! avoir pillé, incendié ma villa épiscopale, et me forcer
+d'être leur cuisinier! abomination de la désolation!... Moine, tu les
+entends, hélas! hélas!... et tu n'as pour eux ni malédiction ni
+anathème... Est-ce ainsi que tu me défends?... Ne m'as-tu sauvé la vie
+que pour jouir de mon abjection!</p>
+
+<p>--Tais-toi! Jésus de Nazareth, dont la vie avait été aussi pure que la
+tienne a été coupable; Jésus, dans le prétoire romain, au milieu des
+soldats qui l'accablaient de railleries, de sanglants outrages, disait
+seulement: <i>Pardonnez-leur, mon Dieu; ils ne savent ce qu'ils font</i>...</p>
+
+<p>--Mais ils savent ce qu'ils font, ces impies, en me prenant pour
+cuisinier... Et tu oses me conseiller de pardonner cette énormité
+sacrilége...</p>
+
+<p>--Songe à ta vie passée... au lieu de te plaindre, tu remercieras le
+ciel...</p>
+
+<p>--Allons, mes Vagres,--dit Ronan,--allons, voici l'aube; emportons notre
+butin dans les chariots de l'évêque, et en route! Quel beau jour pour
+les bonnes gens du voisinage! Mais, avant notre départ, deux mots à
+cette enfant.</p>
+
+<p>Et s'avançant vers la petite esclave, qui, assise sur les marches de
+l'autel, avait écouté tout ceci fort étonnée, presque sans quitter Ronan
+des yeux, celui-ci lui dit avec bonté:</p>
+
+<p>--Pauvre enfant, sans père ni mère, viens avec nous; ne crains rien...
+la Vagrerie, c'est, vois-tu, le monde renversé: l'esclave et le pauvre
+sont sacrés pour nous; notre haine est pour le riche conquérant... Cette
+vie d'aventures et de dangers te fait-elle peur? l'ermite, notre ami,
+quoiqu'il ait le grand défaut d'empêcher les évêques Cautin d'être
+pendus, l'ermite, notre ami, te conduira chez une bonne âme dans quelque
+ville, seul endroit où l'on trouve aujourd'hui, en Gaule, un peu de
+sécurité, lorsque toutefois la ville n'est pas mise à feu, à sang et à
+sac par l'un de nos rois franks, dignes fils et petit-fils du glorieux
+Clovis, qui leur a laissé la Gaule en héritage, et qui sont autant qu'il
+l'était, curieux de se piller et de s'égorger entre frères et parents...</p>
+
+<p>--Je te suivrai, Ronan... D'abord, tu m'as fait peur; mais quand tu
+m'as parlé, ton regard est devenu doux comme ta voix; je suis esclave et
+orpheline,--ajouta-t-elle en pleurant;--que veux-tu que je fasse? où
+veux-tu que j'aille, sinon avec le premier qui doucement me dit:
+Viens...</p>
+
+<p>--Viens donc, et sèche tes larmes, petite Odille; on ne pleure guère en
+Vagrerie... Tu monteras sur l'un des chariots de la villa, dans lequel
+nos compagnons transportent, tu le vois, le butin, sans compter celui
+qui est resté en dehors de la chapelle... Allons, prends mon bras, et
+marchons, pauvre enfant...</p>
+
+<p>Et voyant l'ermite s'approcher:</p>
+
+<p>--Adieu, notre ami; tu as la vie d'un méchant évêque sur la
+conscience... que le Cautin te soit léger!</p>
+
+<p>--Ronan, je t'accompagne.</p>
+
+<p>--Tu viens avec nous courir la Vagrerie?</p>
+
+<p>--Oui.</p>
+
+<p>--Toi, ermite? toi, véritablement saint homme? toi, avec nous, <i>Hommes
+errants</i>, <i>Loups</i>, <i>Têtes de loups</i>, diables de Vagres que nous sommes?</p>
+
+<p>--Jésus l'a dit: «Ce ne sont pas ceux qui se portent bien, mais les
+malades qui ont besoin de médecins...»</p>
+
+<p>--Tu veux nous guérir de notre manie de pendre les méchants évêques?</p>
+
+<p>--J'ai déjà commencé.</p>
+
+<p>--Une fois n'est pas coutume.</p>
+
+<p>--Nous verrons... vous avez encore d'autres plaies que je veux guérir,
+j'espère vous voir faire mieux que des ruines...</p>
+
+<p>--Moine, dis-tu vrai?--reprit Cautin à demi-voix.--Tu ne m'abandonneras
+pas? tu me protégeras contre ces Philistins, contre ces Moabites?</p>
+
+<p>--C'est mon devoir de rendre ces gens meilleurs.</p>
+
+<p>--Meilleurs! ces scélérats?</p>
+
+<p>--J'y tâcherai...</p>
+
+<p>--Meilleurs!... ces sacriléges, qui ont pillé ma villa, mes belles
+coupes, mes beaux vases, mon or et mon argent... Hélas! hélas! j'en
+mourrai de désespoir, aussi vrai que ces tigres ne deviendront jamais
+des agneaux...</p>
+
+<p>--L'Écriture n'a-t-elle pas dit: «L'épée homicide sera changée en serpe
+pour émonder la vigne en fleurs; la terre pacifique et féconde produira
+ses fruits pour tous les hommes; le lion dormira près du chevreau; le
+loup, près de la brebis; et un petit enfant les conduira tous.» Ne
+blasphème pas! le Créateur a fait la créature à son image; il l'a faite
+bonne pour qu'elle soit heureuse: aveugles, misérables ou ignorants sont
+les méchants... Guérissons leur ignorance, leur misère et leur
+aveuglement... Bons ils deviendront, heureux ils rendront eux et les
+autres.</p>
+
+<p>--Bons? les hommes!--s'écria l'évêque avec emportement,--et les femmes
+sans doute aussi sont bonnes! celle qui fut la mienne entre autres?
+vois-la plutôt là-bas, cette monstrueuse impudique, avec sa jupe orange
+et ses bas rouges brodés d'argent... la vois-tu au bras de ce grand
+bandit à cheveux noirs? L'infâme! la scélérate!</p>
+
+<p>--Tais-toi! Jésus n'avait que des paroles de miséricorde pour Madeleine
+la courtisane et pour la femme adultère, oserais-tu jeter la première
+pierre à cette femme qui fut la tienne?... Allons, viens... Tes genoux
+tremblent... tu me fais pitié... appuie-toi sur mon bras... tu vas
+défaillir...</p>
+
+<p>--Hélas! où vont-ils me conduire, ces Vagres damnés?</p>
+
+<p>--Peu t'importe! amende-toi... repens-toi!...</p>
+
+<p>--Mon Dieu! mon Dieu! et pas d'espoir d'être délivré en route! elles
+sont si désertes maintenant... personne ne voyage de peur des Vagres, ou
+de ces bandes de Franks qui vont guerroyer les uns contre les autres,
+piller les villes, enlever des esclaves! Ah! nous vivons dans de
+terribles temps.</p>
+
+<p>--Et ces temps! qui nous les a faits? sinon vous tous? nouveaux <i>princes
+des prêtres</i>! Ah! nos pères ont vu pendant des siècles la Gaule
+paisible et florissante; mais elle était libre alors!--reprit amèrement
+l'ermite.--La conquête, inique et sanglante, appelée par vous, évêques
+gaulois, légitime ces déplorables représailles.</p>
+
+<p>--Nos pères étaient de malheureux idolâtres! et à cette heure ils
+grincent des dents pour l'éternité!--s'écria Cautin,--tandis que nous
+avons la vraie foi... aussi le Seigneur Dieu réserve-t-il
+d'épouvantables châtiments pour les misérables qui osent insulter ses
+prêtres, ravir les biens de son Église... Tiens, moine, vois, vois si ce
+n'est pas un spectacle à fendre le coeur!</p>
+
+<p>Ce spectacle, qui fendait le coeur du saint homme, réjouissait fort le
+coeur des Vagres... Le jour était venu: quatre grands chariots de la
+villa, attelés chacun de deux paires de boeufs, s'éloignaient lentement
+des ruines fumantes de la maison épiscopale, chargés de butin de toutes
+sortes: vases d'or et d'argent, rideaux et tentures, matelas de plume et
+sacs de blé, outres pleines et lingeries, jambons, venaison, poissons
+fumés, fruits confits, victuailles de toutes sortes, lourdes pièces
+d'étoffe de lin, filées par les esclaves filandières, coussins moelleux,
+chaudes couvertures, souliers, manteaux, chaudrons de fer, bassins de
+cuivre, pots d'étain, si chers à l'oeil des ménagères; il y avait de
+tout dans ces chariots: les Vagres suivaient, chantant comme des merles
+au lever de ce gai soleil de juin... À l'avant de l'un des chariots,
+assise sur un coussin, la petite Odille, que l'évêchesse, tendrement
+appitoyée, avait soigneusement revêtue d'une de ses belles robes, il
+faut le dire, un peu trop longue pour l'enfant; la petite Odille, non
+plus craintive, mais très-étonnée, ouvrait bien grands ses jolis yeux
+bleus, et, pour la première fois depuis longtemps, respirait en liberté
+ce frais et bon air du matin, qui lui rappelait celui de ses montagnes,
+d'où elle avait été enlevée, pauvre enfant, pour être jetée jusqu'à ce
+jour dans le burg du comte; Ronan, de temps à autre, s'approche du char:</p>
+
+<p>--Prends courage, Odille, tu t'habitueras avec nous; tu le verras, les
+Vagres ne sont pas si loups que les mauvaises gens le disent.</p>
+
+<p>Sur l'autre char, l'évêchesse, pimpante sous ses colliers d'or et ses
+plus beaux atours, que son amoureux Vagre a sauvés de l'incendie, tantôt
+lisse sa noire chevelure, en jetant un coup d'oeil sur un petit miroir
+de poche; tantôt attife son écharpe, tantôt gazouille, folle comme une
+linotte sortant de cage. De ce jour d'amour et de liberté tant rêvé,
+elle jouit enfin, après avoir, dix ans et plus, vécu presque
+prisonnière; elle semble émerveillée de ce voyage matinal à travers ces
+belles montagnes de l'Auvergne, ombragées de sapins immenses, et d'où
+bondissent des cascades bouillonnantes; elle parle, rit, chante, et
+chante encore, lorgnant du coin de son oeil noir, l'amoureux Vagre,
+lorsque, leste, et triomphant, il passe près du chariot. Soudain,
+regardant au loin, elle paraît émue de pitié, avise une amphore entourée
+de jonc, placée près d'elle par la prévoyance du Veneur, la prend, et se
+tournant vers l'arrière du char, où se trouvaient entassées plusieurs
+femmes et filles esclaves, voulant de bon coeur, comme leur belle
+maîtresse, courir un peu la Vagrerie, elle dit à l'une d'elles:</p>
+
+<p>--Porte cette bouteille de vin épicé à mon frère l'évêque; le pauvre
+homme aime à boire ce qu'il appelle son coup du réveil; mais ne lui dis
+pas que ce vin vient de ma part, il le refuserait peut-être.</p>
+
+<p>La jeune fille répond à l'évêchesse par un signe d'intelligence, saute à
+bas du char, et se met en quête de Cautin. La plupart des esclaves
+ecclésiastiques, lors de l'incendie et du pillage de la villa, ont fui
+dans les champs, craignant le feu du ciel s'ils se joignaient aux
+Vagres; mais les autres, moins timorés, accompagnent résolument la
+troupe de ces joyeux compères... Il faut les voir alertes, dispos comme
+s'ils s'éveillaient après une paisible nuit passée sous la feuillée, le
+jarret nerveux, malgré l'orgie nocturne, aller, venir, sautiller,
+babiller, donner çà et là des baisers aux femmes ou aux outres pleines,
+mordre à belles dents un morceau de venaison épiscopale ou un gâteau de
+fleur de froment.</p>
+
+<p>--Qu'il fait bon en Vagrerie!</p>
+
+<p>Derrière le dernier chariot, surveillé par Dent-de-Loup et quelques
+compagnons fermant la marche, Cautin, évêque et cuisinier en Vagrerie,
+habitué à se prélasser sur sa mule de voyage, ou à courir la forêt sur
+son vigoureux cheval de chasse, Cautin trouve la route raboteuse,
+poudreuse et montueuse; il sue, il souffle, il tousse, il gémit, et
+maugréant, traîne sa lourde panse.</p>
+
+<p>--Seigneur évêque,--lui dit la jeune fille, porteuse de l'amphore
+envoyée par l'évêchesse,--voici de bon vin épicé; buvez, cela vous
+donnera des forces pour la route.</p>
+
+<p>--Donne, donne, ma fille!--s'écria Cautin en tendant ses mains
+avides,--Dieu te saura gré de ton attachement pour ton malheureux père
+en Christ, obligé de boire à la dérobée le vin de son propre cellier...</p>
+
+<p>Et s'abouchant à l'amphore, il la pompa d'un trait; puis, la jetant vide
+à ses pieds, il s'écria, regardant la jeune fille d'un oeil courroucé:</p>
+
+<p>--Tu veux donc courir aussi la Vagrerie, diablesse?</p>
+
+<p>--Oui, seigneur évêque: j'ai vingt ans, et voici le premier jour de ma
+vie où je peux dire: Je m'appartiens... je peux aller, venir, courir,
+sauter, chanter, danser à mon gré...</p>
+
+<p>--Tu t'appartiens, effrontée! c'est à moi que tu appartiens; mais, Dieu
+merci, tu seras reprise, soit par l'Église, soit par quelque chef
+frank... et tu tomberas, je l'espère, en pire esclavage!</p>
+
+<p>--J'aurai du moins connu la liberté...</p>
+
+<p>Et la jeune fille de s'élancer, sautant et chantant, à la poursuite d'un
+papillon voletant sur la route.</p>
+
+<p>La troupe des Vagres arriva près de quelques huttes d'esclaves,
+dépendantes des terres de l'Église, situées au bord de la route: de
+petits enfants hâves, chétifs, et complétement nus, faute de vêtements,
+se traînaient dans la poudre du chemin; leurs pères travaillaient aux
+champs depuis l'aube; les mères, aussi maigres, aussi hâves que leurs
+enfants, à peine couvertes de quelques lambeaux de toile, étaient au
+seuil de ces tanières, filant leur quenouille au profit de l'évêque,
+accroupies sur une paille infecte; leurs longs cheveux hérissés,
+emmêlés, tombant sur leur front et sur leurs épaules osseuses; leurs
+yeux caves, leurs joues creuses et tannées, leurs haillons sordides,
+leur donnaient un aspect à la fois si repoussant, si douloureux, que
+l'ermite laboureur, les montrant de loin à l'évêque, lui dit:</p>
+
+<p>--À voir ces infortunées, croirait-on que ce sont là des créatures de
+Dieu?</p>
+
+<p>--Résignation, misère et douleur ici-bas, récompenses éternelles
+là-haut... sinon, peines effrayantes et éternelles,--s'écrie
+Cautin,--c'est la loi de l'Église, c'est la loi de Dieu!</p>
+
+<p>--Tais-toi, blasphémateur, tu parles comme ces médecins imposteurs qui
+disent l'homme né pour la fièvre, la peste, les ulcères, et non pour la
+santé!</p>
+
+<p>Les femmes et les enfants esclaves, à la vue de la troupe nombreuse et
+bien armée, avaient eu peur et s'étaient d'abord réfugiés au fond de
+leurs huttes, mais Ronan s'avançant cria:</p>
+
+<p>--Pauvres femmes! pauvres enfants! ne craignez rien... nous sommes de
+bons Vagres!</p>
+
+<p>La Vagrerie faisait trembler les Franks et les évêques, mais souvent les
+pauvres gens la bénissaient; aussi femmes et enfants, d'abord réfugiés,
+craintifs au fond des tanières, en sortirent, et l'une des esclaves dit
+à Ronan:</p>
+
+<p>--Est-ce votre chemin que vous cherchez? nous vous servirons de guides.</p>
+
+<p>--Craignez-vous les leudes des seigneurs?--dit une autre.--Il n'en est
+point passé par ici depuis longtemps; vous pouvez marcher tranquilles.</p>
+
+<p>--Femmes,--reprit Ronan,--vos enfants sont nus; vous et vos maris,
+travaillant de l'aube au soir, vous êtes à peine couverts de haillons,
+vous couchez sur une paille pire que celle des porcheries, vous vivez de
+fèves pourries et d'eau saumâtre.</p>
+
+<p>--Hélas! c'est la vérité... bien misérable est notre vie.</p>
+
+<p>--Et moi, Ronan le Vagre, je vous dis: voilà du linge, des étoffes, des
+vêtements, des couvertures, des matelas, des sacs de blé, des outres
+pleines, des provisions de toute sorte. Donnez, mes Vagres... donne,
+petite Odille, à ces bonnes gens... donne, belle évêchesse en
+Vagrerie... donnez à ces pauvres femmes, à ces enfants... donnez encore,
+donnez toujours!</p>
+
+<p>--Prenez... prenez, mes soeurs,--disait l'évêchesse les yeux pleins de
+douces larmes en aidant les Vagres à distribuer ce butin pris dans sa
+maison et qu'elle ne regrettait pas.--Prenez, mes soeurs! Esclave comme
+vous, plus que vous peut-être, j'ai, sous ces rideaux, rêvé d'amour et
+de liberté; libre et amoureuse, je suis aujourd'hui! prenez mes
+soeurs... prenez encore...</p>
+
+<p>--Tenez... prenez, chères femmes, et que vos petits enfants ne vous
+soient jamais ravis!--disait Odille aidant aussi à distribuer le butin.
+Et elle essuyait ses yeux en disant:--Comme il est bon, Ronan le Vagre,
+comme il est bon au pauvre monde!</p>
+
+<p>--Soyez bénis... soyez bénis,--s'écriaient ces pauvres créatures
+pleurant de joie;--vaut mieux rencontrer un Vagre qu'un comte ou qu'un
+évêque.</p>
+
+<p>Et c'était plaisir de voir avec quelle ardeur ces hardis compagnons,
+perchés sur les chariots, distribuaient ainsi ce qu'ils avaient pris au
+méchant et cupide évêque; c'était plaisir de voir les figures toujours
+tristes, toujours mornes, de ces femmes infortunées, s'épanouir si
+surprises, si heureuses à la vue de cette aubaine inattendue. Elles
+regardaient ébahies, ravies, cet amoncellement d'objets de toutes sortes
+jusqu'alors presque inconnus à leur sauvage misère. Les enfants, plus
+impatients, s'attelaient gaiement deux, trois, quatre à un matelas pour
+le transporter dans une des masures, ou bien enlaçant leurs petits bras
+amaigris, s'opiniâtraient à soulever un gros rouleau d'étoffe de lin;
+mais voilà que soudain une voix courroucée, menaçante, véritable
+trouble-fête, épouvante et glace ces pauvres gens.</p>
+
+<p>--Malheur à vous! damnation sur vous! si vous osez toucher d'une main
+sacrilége aux biens de l'Église... tremblez... tremblez! c'est péché
+mortel... vous, vos maris, vos enfants, vous serez plongés dans les
+flammes de l'enfer durant l'éternité...</p>
+
+<p>C'était l'évêque Cautin accourant tout gâter malgré les remontrances de
+l'ermite laboureur.</p>
+
+<p>--Oh! nous ne toucherons à rien de ce que l'on nous donne, notre
+évêque,--répondaient les femmes et les enfants contrits et frissonnant
+de tous leurs membres,--nous ne toucherons point, hélas! à ces biens de
+l'Église.</p>
+
+<p>--Mes Vagres,--dit Ronan,--pendez-moi l'évêque... nous trouverons
+ailleurs un cuisinier...</p>
+
+<p>Déjà l'on s'emparait du saint homme, alors plus pâle, plus tremblant que
+les plus pâles et les plus tremblantes des pauvres femmes naguère si
+joyeuses, lorsque le moine s'interposa et de nouveau délivra Cautin.</p>
+
+<p>--L'ermite!--s'écrièrent les esclaves,--l'ermite laboureur...</p>
+
+<p>--Béni sois-tu, l'ami des affligés...</p>
+
+<p>--Béni sois-tu, notre ami à nous autres petits enfants qui t'aimons
+tant, car tu nous aimes...</p>
+
+<p>Et toutes ces mains enfantines s'attachèrent à la robe de l'ermite, qui
+disait de sa voix douce et pénétrante:</p>
+
+<p>--Chères femmes, chers petits enfants, prenez ce qu'on vous donne,
+prenez sans crainte... Jésus l'a dit: «Malheur au riche, s'il ne partage
+son pain avec qui a faim, son manteau avec qui a froid.» Votre évêque
+voulait vous éprouver: ces biens, il vous les donne...</p>
+
+<p>--Béni sois-tu, saint évêque!--dirent les femmes en levant leurs mains
+reconnaissantes vers Cautin,--béni sois-tu, bon père, pour tes généreux
+dons!</p>
+
+<p>--Je ne donne rien!--s'écria Cautin;--on me contraint, on me larronne,
+et vous brûlerez éternellement en enfer, si vous écoutez cet ermite
+apostat!...</p>
+
+<p>La plupart des femmes regardèrent, indécises, Ronan, l'évêque et
+l'ermite; tour à tour elles approchaient et retiraient leurs mains de
+ces objets si précieux à leur misère; deux ou trois vieilles
+s'éloignèrent cependant tout à fait de ces biens de l'Église, et se
+jetèrent à genoux en murmurant dans leur effroi:</p>
+
+<p>--Saint évêque Cautin! pardonne-nous d'avoir eu seulement la pensée d'un
+si grand péché...</p>
+
+<p>--Ne craignez rien, mes soeurs,--reprit l'ermite,--votre évêque, encore
+une fois, vous éprouve. Ces biens superflus, il vous les donne en frère;
+il sait que le Seigneur, aimant également ses créatures, ne veut pas que
+celles-ci soient nues et frissonnantes... celles-là, suant sous le poids
+inutile de vingt habits... celles-ci, affamées... celles-là, repues...
+Ne redoutez pour votre évêque ni la faim ni le froid... voyez, sa robe
+est neuve, son chaperon aussi, ses souliers aussi; que lui faut-il
+davantage?... À lui seul pourrait-il vêtir tous ces habits? à lui seul
+vider toutes ces outres de vin? à lui seul, manger toutes ces
+provisions?... Non, non... prenez, mes soeurs, prenez, chers petits
+enfants... votre évêque partage avec vous...</p>
+
+<p>--Ne l'écoutez pas!--s'écria Cautin,--car moi je vous dis...</p>
+
+<p>--Toi, tu ne dis rien!--reprit Ronan en lui lançant un regard
+terrible.--Si tu parles, je fais, malgré toi, ton salut en te
+martyrisant sur l'heure...</p>
+
+<p>Plusieurs des femmes, persuadées par les paroles de l'ermite, et aussi
+par l'âpreté de leur misère, commencèrent à emporter diligemment dans
+leurs cabanes, à l'aide de leurs enfants, les biens de l'Église: les
+trois vieilles n'osèrent y toucher, restant agenouillées, se frappant la
+poitrine.</p>
+
+<p>--Chères filles, persévérez dans votre sainte horreur du
+sacrilège!--s'écria l'évêque, malgré les menaces de Ronan,--et vous irez
+en paradis entendre à perpétuité les Séraphins jouer du théorbe devant
+le Seigneur, en chantant ses louanges!</p>
+
+<p>--Et moi, foi de Dent-de-Loup, je me ferais damner, rien que pour
+échapper à ces sempiternels théorbes!</p>
+
+<p>--Tais-toi, païen! et vous, persévérez, mes filles!--s'écria Cautin
+d'une voix plus éclatante encore.--Cet ermite, suppôt du diable, vous
+pousse à une pillerie sacrilége, qui vous mène droit aux enfers...</p>
+
+<p>--Mes Vagres,--dit Ronan,--une corde, et que l'on accroche ce bavard
+haut et court, puisque décidément il veut être pendu...</p>
+
+<p>L'ermite arrêta d'un geste la colère des Vagres, et dit:</p>
+
+<p>--Évêque, reconnais-tu comme divines les paroles de Jésus de Nazareth?</p>
+
+<p>--Apostat! Pharaon! tu te dévoiles à cette heure! tu avais endossé la
+peau d'agneau... tu n'es qu'un loup ravisseur comme les autres... Je te
+défends de prononcer le nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ!</p>
+
+<p>--Jésus de Nazareth a dit ceci,--reprit l'ermite: «--Si l'on vous prend
+votre manteau, courez après celui qui vous l'a pris, et donnez-lui
+encore votre tunique.»--Que voulait dire Jésus par ces paroles? sinon
+que trop souvent le vol avait pour cause la misère, et que de cette
+misère il fallait avoir pitié?... Abandonne donc volontairement ces
+biens superflus, toi qui as fait serment de pauvreté, de charité!</p>
+
+<p>--Tais-toi, méchant ermite, qui oses contredire notre évêque. Nous ne
+pouvons toucher du doigt aux biens de l'Église,--s'écria une des trois
+vieilles;--nous serions damnées...</p>
+
+<p>--Oui, oui,--reprirent les deux autres.--Tais-toi, ermite.</p>
+
+<p>--Pauvres créatures! plongées à dessein dans l'ignorance et
+l'aveuglement,--leur dit Ronan.--Tenez-vous beaucoup à la vie de votre
+évêque?</p>
+
+<p>--Pour lui nous souffririons mille morts!--répondirent les trois
+vieilles,--oui, mille morts!...</p>
+
+<p>--Oh! pieuses femmes!--s'écria Cautin jubilant.--Quelle superbe part de
+paradis vous aurez... Aussi, en attendant le jour de la vie éternelle,
+je vous absous de tous vos péchés et vous bénis!</p>
+
+<p>--O notre évêque,--reprirent les vieilles, se frappant la
+poitrine,--saint, trois fois saint parmi les saints!... grâces te soient
+rendues!...</p>
+
+<p>--Écoutez-moi, pauvres brebis, qui prenez le boucher pour le
+pasteur,--leur dit Ronan.--Si à l'instant vous ne profitez pas de ces
+dons, nous pendons, à vos yeux, votre évêque à cet arbre.</p>
+
+<p>--Voici une corde,--dit Dent-de-Loup.</p>
+
+<p>Et il la passa au cou de Cautin.</p>
+
+<p>--Chères filles, emportez tout! prenez tout!--s'écria le prélat en se
+débattant.--Je vous adjure, je vous ordonne, moi, votre père en Christ,
+d'emporter ce butin sur l'heure!</p>
+
+<p>Une des vieilles obéit promptement; les deux autres restèrent
+agenouillées en disant:</p>
+
+<p>--Tu veux nous éprouver, grand évêque!</p>
+
+<p>--Mais ces païens vont me pendre...</p>
+
+<p>--Un saint homme comme toi ne craint pas le martyre.</p>
+
+<p>--Non, mes filles, je ne le crains pas... mais je me sens encore
+indispensable au salut de mon troupeau... Emportez donc ce butin, vous
+dis-je, sinon je vous damne! je vous excommunie, maudites vieilles! vous
+répondrez de ma mort devant le Seigneur au jour du jugement!...</p>
+
+<p>--Saint évêque, tu veux nous éprouver jusqu'à ta fin; tu nous a dit:
+<i>Toucher aux biens de l'Église, c'est péché mortel</i>... Voudrais-tu nous
+commander un péché mortel?</p>
+
+<p>--Non, non,--reprit l'autre vieille en se frappant à grands coups la
+poitrine,--tu ne veux pas nous commander un péché mortel... c'est le
+martyre que tu veux...</p>
+
+<p>--Et de là-haut tu nous béniras, Saint-Cautin, grand Saint-Cautin!
+glorieux martyr!</p>
+
+<p>--Évêque, tu entends ces pauvres vieilles? tu as semé, tu récoltes...
+Allons, mes Vagres, haut la corde!</p>
+
+<p>L'ermite s'interposait encore, afin de protéger le prélat, lorsque
+quelques Vagres, montés sur les chariots, et regardant au loin,
+s'écrièrent:</p>
+
+<p>--Des leudes! des guerriers franks!...</p>
+
+<p>--Ils sont sept ou huit à cheval, et conduisent plusieurs hommes
+garrottés, des esclaves sans doute... Allons, mes Vagres, mort aux
+leudes! liberté aux esclaves!...</p>
+
+<p>--Mort aux leudes! liberté aux esclaves!...--crièrent les Vagres en
+courant aux armes.</p>
+
+<p>--Les Franks! ils vont me reprendre et me reconduire au burg du
+comte,--s'écria la petite Odille toute tremblante.--Ronan, ayez pitié de
+moi!</p>
+
+<p>--Les leudes, te prendre, pauvre enfant! il n'en restera pas un seul
+pour t'emporter.</p>
+
+<p>--Ronan, pas d'imprudence,--reprit l'ermite;--ces cavaliers peuvent être
+les éclaireurs d'une troupe plus nombreuse. Détache éclaireurs contre
+éclaireurs, et garde ici le gros de ta troupe, retranché derrière les
+chariots.</p>
+
+<p>--Moine, tu as raison... Tu as donc fait la guerre?</p>
+
+<p>--Un peu... de çà, de là, dans l'occasion, pour défendre les faibles
+contre les forts...</p>
+
+<p>--Des guerriers franks!--s'écria Cautin en joignant les mains d'un air
+triomphant,--des amis! des alliés! je suis sauvé... À moi, chers frères
+en Christ! à moi, mes fils en Dieu!... délivrez-moi des mains des
+Philistins! à moi, mes...</p>
+
+<p>Ronan ayant soudain tiré la corde restée pendante au cou du saint homme,
+l'interrompit net en serrant le noeud coulant.</p>
+
+<p>--Évêque, pas de cris inutiles,--dit l'ermite;--et toi, Ronan, pas de
+violence, je t'en prie... ôte cette corde du cou de cet homme.</p>
+
+<p>--Soit; mais ce sera pour lui lier les mains, et s'il me rompt davantage
+les oreilles, je l'assomme...</p>
+
+<p>--Les cavaliers franks s'arrêtent à la vue des chariots,--s'écria un
+Vagre;--ils semblent se consulter.</p>
+
+<p>--Notre conseil à nous ne sera point long. Ces Franks sont sept à
+cheval, que six Vagres me suivent, et, foi de Ronan, il y aura tout à
+l'heure en Gaule sept conquérants de moins!</p>
+
+<p>--Nous voilà six... marche.</p>
+
+<p>Parmi les six Vagres était le Veneur... L'évêchesse, le voyant examiner
+la monture de sa hache, sauta du chariot à terre, et, l'oeil brillant,
+les narines gonflées, la joue en feu, retroussant la manche droite de sa
+robe de soie, elle mit ainsi à nu, jusqu'à l'épaule, son beau bras,
+aussi blanc que nerveux, et s'écria:</p>
+
+<p>--Une épée! une épée!...</p>
+
+<p>--Qu'en feras-tu, belle évêchesse en Vagrerie?</p>
+
+<p>--Je me battrai près de mon Vagre! je me battrai... comme nos mères des
+temps passés!</p>
+
+<p>--Marchons, ma Vagredine! Si tes beaux bras sont aussi forts pour la
+guerre que pour l'amour, malheur aux Franks!</p>
+
+<p>Et l'évêchesse, prenant virilement une épée, comme une Gauloise des
+siècles passés, courut gaiement à l'ennemi au bras de son Vagre. En
+passant devant l'évêque elle lui dit:</p>
+
+<p>--Pendant douze ans tu m'as fait maudire la vie... je vais peut-être
+mourir... je te pardonne...</p>
+
+<p>--Tu me pardonnes, scélérate impudique! lorsque c'est toi qui devrais,
+le front dans la poussière, me demander grâce pour tes énormités!</p>
+
+<p>Cautin parlait encore que la Vagredine et le Vagre étaient déjà loin.</p>
+
+<p>--Petite Odille, attends-moi; ces Franks tués, je reviens,--dit Ronan à
+la jeune fille, qui, toute pâle, le retenant de ses deux mains, le
+regardait de ses grands yeux bleus pleins de larmes.--Ne tremble pas
+ainsi... pauvre enfant!</p>
+
+<p>--Ronan,--murmura-t-elle en étreignant plus vivement encore le bras du
+Vagre,--je n'ai plus ni père ni mère; tu m'as délivrée du comte et de
+l'évêque, tu as bon coeur, tu es plein de compassion pour le pauvre
+monde, tu me traites avec une douceur de frère; cette nuit, je t'ai vu
+pour la première fois, et pourtant il me semble qu'il y a déjà
+longtemps, longtemps que je te connais...</p>
+
+<p>Puis elle saisit les deux mains du Vagre, les baisa et ajouta tout bas,
+les lèvres palpitantes:</p>
+
+<p>--Et ces Franks, s'ils te tuaient?...</p>
+
+<p>--S'ils me tuaient, petite Odille?...</p>
+
+<p>Se retournant alors vers l'ermite, qu'il désigna du regard à la jeune
+fille, il ajouta:</p>
+
+<p>--Si les Franks me tuent, ce bon moine laboureur veillera sur toi.</p>
+
+<p>--Je te le promets, mon enfant; je te protégerai.</p>
+
+<p>--Petite Odille,--reprit Ronan presque avec embarras, lui pourtant
+d'ordinaire aussi timide... qu'on l'est en Vagrerie,--un baiser sur ton
+front... ce sera le premier et le dernier peut-être...</p>
+
+<p>L'enfant pleurait en silence; elle tendit son front de quinze ans à
+Ronan; il y posa ses lèvres, et, l'épée haute, partit en courant... À
+peine fut-il éloigné des chariots, que l'on entendit les cris des Vagres
+attaquant les leudes. Odille, à ces cris, se jeta, sanglotante, éperdue,
+dans les bras de l'ermite, cachant sa figure dans son sein, et s'écria:</p>
+
+<p>--Ils vont le tuer... ils vont le tuer...</p>
+
+<p>--Courage, Franks... courage, mes fils en Dieu!--hurlait Cautin garrotté
+à la roue d'un chariot;--exterminez ces Moabites... et surtout
+exterminez ma diablesse de femme, cette grande impudique à robe orange,
+à écharpe bleue et aux bas rouges brodés d'argent... je vous la
+signale... pas de merci pour cette Olliba! coupez-la en morceaux si vous
+pouvez!</p>
+
+<p>--Évêque, évêque... tes paroles sont inhumaines... Rappelle-toi donc
+toujours la miséricorde de Jésus envers Madeleine et la femme
+adultère,--dit l'ermite, tandis qu'Odille, la figure toujours cachée
+dans le sein de ce vrai disciple du jeune homme de Nazareth, murmurait:</p>
+
+<p>--Ils vont tuer Ronan... ils vont le tuer...</p>
+
+<p>--Me voici revenu... les Franks ne m'ont pas tué, petite Odille, et les
+gens qu'ils emmenaient sont délivrés.</p>
+
+<p>Qui parlait ainsi? c'était Ronan. Quoi? déjà de retour? oui, les Vagres
+font vite et bien. D'un bond, Odille fut dans les bras de son ami.</p>
+
+<p>--J'en ai tué un... il allait tuer mon Vagre!--s'écria l'évêchesse aussi
+revenant... Et, jetant là son épée sanglante, le regard étincelant, le
+sein demi-couvert par ses longues tresses noires, désordonnées comme ses
+vêtements par l'action du combat, elle dit au Veneur:</p>
+
+<p>--Es-tu content?</p>
+
+<p>--Forts pour l'amour, forts pour la guerre, sont tes bras nus, ma
+Vagredine!--répondit le joyeux garçon.--Maintenant, un coup à boire de
+ta belle main!</p>
+
+<p>--Boire à ma barbe ce vin qui fut le mien! courtiser devant moi cette
+femme effrontée qui fut la mienne!--murmura l'évêque,--voilà qui est
+monstrueux! voilà qui est le signe précurseur des calamités effroyables
+qui se répandront sur la terre...</p>
+
+<p>Trois des Vagres avaient été blessés: l'ermite les pansait avec tant de
+dextérité, qu'on pouvait le croire médecin; il se relevait pour aller de
+l'un à l'autre des blessés, lorsqu'il vit s'avancer vers lui les gens
+que les leudes emmenaient, et qui venaient d'être délivrés par les
+hommes de Ronan. Ces malheureux, un instant auparavant prisonniers,
+étaient couverts de haillons; mais la joie de la délivrance brillait sur
+leurs traits. Conviés par leurs libérateurs à boire et à manger pour
+réparer leurs forces, ils venaient s'acquitter et s'acquittèrent au
+mieux de ce soin, grâce aux provisions de la villa épiscopale. Pendant
+qu'ils dégonflaient les outres et faisaient disparaître le pain et le
+jambon, le moine dit à l'un d'eux, homme encore robuste, malgré sa barbe
+et ses cheveux gris:</p>
+
+<p>--Frères, qui êtes-vous? d'où venez-vous?</p>
+
+<p>--Nous sommes colons et esclaves, autrefois propriétaires et laboureurs
+des terres nouvelles que le fils de Clovis a ajoutées en <i>bénéfices</i><a href="#N1"><sup class="sml">N</sup></a>
+aux <i>terres saliques</i> ou terres <i>militaires</i><a href="#O1"><sup class="sml">O</sup></a> que le comte frank
+Neroweg tenait déjà de son père par le droit de la conquête.</p>
+
+<p>--Ainsi le comte vous a dépouillés de vos champs?</p>
+
+<p>--Plût au ciel! bon ermite.</p>
+
+<p>--Comment?</p>
+
+<p>--Le comte nous les a laissés, au contraire; il y a même ajouté deux
+cents arpents, le maudit! deux cents arpents appartenant à mon voisin
+Féréol, qui s'était enfui de peur des Franks.</p>
+
+<p>--On double ton bien, frère et tu te plains?</p>
+
+<p>--Si je me plains!... Ignores-tu donc comment les choses se passent en
+Gaule? Voici ce qu'autrefois m'a dit le comte: «--Mon glorieux roi m'a
+fait comte en ce pays, et m'a donné de plus à <i>bénéfice</i>, qui deviendra,
+je l'espère, héréditaire, comme mes terres militaires, ces domaines-ci,
+avec leur bétail, leurs maisons et leurs habitants... Tu cultiveras pour
+moi les champs qui t'appartiennent; j'y ajouterai même de nouveaux
+guérets: tu deviens mon colon; tes laboureurs, mes esclaves, tous vous
+travaillerez à mon profit et à celui de mes leudes; vous leur fournirez,
+ainsi qu'à moi, selon tous nos besoins; vous aiderez mes esclaves maçons
+et charpentiers à la bâtisse d'un nouveau burg que je veux à la mode
+germanique: vaste, commode et suffisamment retranché au milieu d'un
+ancien camp romain que j'ai remarqué; vos chevaux et vos boeufs, devenus
+les miens, charrieront les pierres et les poutres trop lourdes pour être
+portées à dos d'homme. De plus, toi, mon colon, tu me payeras, pour ta
+part, cent sous d'or par an, sur lesquels j'en donnerai dix en présent
+au roi lorsque chaque année j'irai lui rendre hommage.--Cent sous d'or!
+m'écriai-je; mes terres et celles de mon voisin Féréol ne rapportent pas
+cette somme bon an mal an... comment veux-tu que je te la paye, et qu'en
+outre je te nourrisse, toi, tes leudes, tes serviteurs, et que de plus
+je vive, moi, ma famille et mes laboureurs, devenus tes esclaves?»--À
+cela le comte m'a répondu en me menaçant de son bâton:--«J'aurai mes
+cent sous d'or tous les ans... sinon je te fais couper les pieds et les
+mains par mes leudes...»</p>
+
+<p>--Pauvre homme!--dit tristement l'ermite.--Et comme tant d'autres tu as
+consenti à ce servage?</p>
+
+<p>--Que faire? comment résister au comte et à ses leudes? je n'avais
+autour de moi que quelques laboureurs, et les prêtres leur prêchent la
+soumission à nos conquérants, larrons sanguinaires qui, l'épée haute,
+nous viennent dire: «Les champs de vos pères, fécondés par leur travail
+et le vôtre, sont à nous... et pour nous vous les cultiverez?» Oui, que
+faire? résister? impossible... fuir? c'était aller au-devant de
+l'esclavage dans une autre province, puisque toutes sont envahies par
+les Franks. Et puis, j'avais alors une jeune femme... la servitude ou la
+vie errante m'effrayait plus encore pour elle que pour moi... enfin je
+tenais à ce pays, à ces champs où j'étais né; il me semblait horrible de
+les cultiver pour un autre, et pourtant je préférais ne pas les
+abandonner... Moi et mes laboureurs, devenus esclaves du comte, eux qui
+trouvaient autrefois dans leur travail une existence heureuse et
+paisible, nous nous sommes résignés. Misère atroce! labeur incessant!
+telle fut notre vie... Je parvenais, à force de travail, de privations,
+à subvenir aux besoins de Neroweg et de ses leudes, et à faire produire
+à mes terres soixante-dix à quatre-vingts sous d'or par année... Deux
+fois le comte me fit mettre à la torture pour me forcer à lui donner les
+cent sous d'or qu'il voulait... Je ne possédais pas un denier au delà de
+ce que je lui remettais: j'en fus pour la torture, lui pour sa
+cruauté...</p>
+
+<p>--Et jamais,--dit Ronan,--il ne t'est venu à l'idée de choisir une belle
+nuit noire pour mettre le feu au burg, et, aidé de tes laboureurs, de
+massacrer le comte et ses leudes?</p>
+
+<p>--Mais, encore une fois, et les prêtres? ne persuadent-ils pas aux
+esclaves que plus leur sort est atroce, plus ils auront de part au
+paradis? ne les menacent-ils pas de peines effroyables s'ils osent se
+révolter contre les Franks?... Je ne pouvais donc compter sur mes
+compagnons d'esclavage, hébétés par la peur du diable, et énervés par la
+misère... puis, je te l'ai dit, j'avais de jeunes enfants, et leur mère,
+accablée de chagrin, était très maladive; enfin, cette année, la pauvre
+créature heureusement est morte. Mes fils étaient devenus des hommes:
+eux et moi, ainsi que quelques autres esclaves, las de souffrir, las de
+travailler de l'aube au soir, pour le comte et ses leudes, nous avons
+fui ses domaines... Nous étions allés nous réfugier sur les terres de
+l'évêque d'Issoire: c'était quitter un servage pour un autre; mais nous
+espérions que le prélat serait peut-être moins méchant maître que le
+comte. Celui-ci tenait à moi, qui avais tant d'années durant fait rendre
+à nos terres, et à son profit, tout ce qu'elles pouvaient produire.
+Sachant notre refuge, il a fait monter quelques leudes à cheval, ils
+sont venus nous réclamer à l'évêque d'Issoire; celui-ci nous a rendus,
+ses gens nous ont garrottés... Les leudes nous ramenaient pour nous
+forcer à cultiver nos champs, ces bons Vagres ont tué les Franks, et
+nous ont délivrés... Aussi, par ma foi, Vagres nous serons, moi, mes
+fils et ces esclaves que voilà, si vous voulez de nous, braves coureurs
+de nuit! Nous avons, nous aussi, de rudes souffrances à venger! vous
+nous verrez à l'oeuvre contre les Franks et les évêques...</p>
+
+<p>--Oui, oui!--crièrent ses compagnons,--mieux vaut à cette heure, en
+Gaule, courir la Vagrerie que labourer le champ de nos pères sous le
+bâton d'un comte frank et de ses leudes.</p>
+
+<p>--Évêque, évêque!--dit Ronan au prélat, qui avait écouté ceci,--voilà ce
+que tes alliés, tes complices ont fait de notre vieille Gaule, jadis si
+féconde! si glorieuse; mais par la torche de l'incendie! par le sang du
+massacre! je le jure! viendra l'heure où prélats et seigneurs ne
+régneront plus que sur des ruines fumantes et des ossements blanchis...
+Allons, nos nouveaux frères en Vagrerie, soyez, comme nous, Hommes
+errants, Loups, Têtes de loups! Comme nous, vous vivrez en loups, et en
+joie, l'été, sous la verte feuillée; l'hiver, dans les chaudes
+cavernes... Debout, mes bons Vagres! debout, le soleil monte; nous avons
+là, dans nos chariots, du butin à distribuer sur notre passage... En
+route, petite Odille, en route, belle évêchesse! pillons les seigneurs,
+et largesse! largesse au pauvre monde! conservons seulement de quoi
+faire cette nuit grand gala dans les gorges d'Allange, sous le dôme des
+vieux chênes!... En route! nous avons un évêque pour cuisinier, nous
+festoierons en princes... et demain, la dernière outre vidée, en chasse,
+mes Vagres! en chasse! tant qu'il restera en Gaule un burg de Franks et
+une maison épiscopale!...</p>
+
+<p>Et la troupe se remit en marche au bruit du chant des Vagres... Lorsque,
+au soleil couché, ils arrivèrent aux gorges d'Allange, l'un de leurs
+repaires, tout le butin emporté de la villa épiscopale avait été
+distribué sur la route aux pauvres gens... il ne restait dans les
+chariots que quelques matelas pour les femmes, les vases d'or et
+d'argent pour boire le vin de l'évêque, et des provisions suffisantes
+pour le grand gala de la nuit... Les huit paires de boeufs des chariots
+devaient être le rôti de ce festin gigantesque; car sur sa route la
+troupe des Vagres s'était encore recrutée d'esclaves, d'artisans, de
+laboureurs et de colons, tous réduits à la rage de la misère, sans
+compter bon nombre de jolies filles, curieuses de courir un peu la
+Vagrerie!</p>
+<a name="ch2" id="ch2"></a>
+<br><br><br>
+
+<h3>CHAPITRE II.</h3>
+
+<p class="mid"><span class="sml">Un festin en Vagrerie.--Meurtres de Clotaire, nouveau roi d'Auvergne, et
+miracles faits en sa faveur.--La ronde des Vagres.--Karadeuk le
+Bagaude.--Loysik l'ermite.--Comment l'évêque Cautin est miraculeusement
+enlevé au ciel par des Séraphins et comment il descend fort promptement
+de l'empirée.--Le comte Neroweg et ses leudes.--Attaque des gorges
+d'Allange.</span></p>
+
+<p>Quels beaux festins l'on festoie en Vagrerie! daims, cerfs, sangliers,
+tués la veille par les Vagres dans la forêt qui ombrage les gorges
+d'Allange, ont été, comme les boeufs des chariots, dépecés et grillés au
+four... Quoi! un four en pleine forêt? un four capable de contenir
+boeufs, daims, cerfs et sangliers? Oui, le bon Dieu a creusé pour les
+bons Vagres plusieurs de ces fours dans les gorges profondes de
+l'Allange, volcan éteint comme les autres volcans de l'Auvergne...
+N'est-ce point un véritable four que cette grotte cintrée, profonde, où
+un homme peut se tenir debout? donc, remplissez cette grotte de bois
+sec, un ou deux chênes morts vous suffisent; mettez le feu à ce bûcher;
+il se consume, devient brasier: sol, parois, voûte de lave, tout rougit
+bientôt, et l'on enfourne dans cette bouche ardente comme celle de
+l'enfer, daims, cerfs, sangliers entiers et boeufs dépecés; après quoi
+l'on referme l'ouverture de la grotte avec des pierres de lave sous une
+montagne de cendre brûlante chaude... quatre ou cinq heures après,
+boeufs et venaison cuits à point, fumants, appétissants, sont servis sur
+la table. Quoi! aussi des tables en Vagrerie? certes, et recouvertes du
+plus fin tapis vert; quelle table? quel tapis? la pelouse d'une
+clairière de la forêt; et pour siéges, encore la pelouse; pour tentures,
+les grands chênes; pour ornements, les armes suspendues aux branches;
+pour dôme, le ciel étoilé; pour lampadaire, la lune en son plein; pour
+parfums, la senteur nocturne des fleurs sauvages; pour musiciens, les
+rossignols.</p>
+
+<p>Plusieurs Vagres, placés en vedette sur la lisière de la forêt, aux
+abords des gorges d'Allange, veillent à ce que la troupe ne soit pas
+surprise, dans le cas où, apprenant le sac et l'incendie de la villa,
+les comtes et ducs franks du pays, craignant une attaque sur leurs
+burgs, se seraient mis, avec leurs leudes, à la poursuite des Vagres.</p>
+
+<p>L'évêque Cautin, malgré son courroux, se surpassa comme cuisinier: la
+faim lui était venue en cuisinant pour les autres, de sorte que
+chrétiennement il cuisina aussi pour sa large panse; on parla longtemps
+en Vagrerie de certaine sauce, dont le saint homme remplit un grand
+chaudron (chaudron épiscopal emporté de la villa), dans lequel chacun
+trempait sa grillade de boeuf ou de venaison, sauce appétissante
+composée de vieux vin et d'huile aromatisée avec le thym et le serpolet
+des bois; on la trouva délectable, et l'évêchesse, mordant de ses belles
+dents blanches à la grillade de son Vagre, disait:</p>
+
+<p>--Je ne m'étonne plus si celui qui fut mon mari se montrait si
+implacable pour ses esclaves-cuisiniers, qu'il faisait fouailler au
+moindre oubli... le seigneur évêque cuisinait mieux qu'eux tous; il
+pouvait se montrer difficile.</p>
+
+<p>Deux convives prenaient peu de part au festin: l'ermite laboureur et la
+jeune esclave, assise à côté de Ronan; celui-ci mangeait valeureusement,
+mais le moine rêvait en regardant le ciel, et la petite Odille rêvait...
+en regardant Ronan... Les vases d'or et d'argent, sacrés ou non,
+circulaient de main en main; les outres se dégonflaient à mesure que le
+ventre des buveurs gonflait: gais propos, éclats de rire, baisers pris
+et rendus entre Vagres et Vagredines, tout était liesse et fous ébats;
+parfois, cependant, pour quelque fin minois, éclatait une dispute entre
+deux compagnons, ni plus ni moins que dans les anciens festins gaulois;
+alors on décrochait les épées des arbres, sans haine, mais par simple
+outre-vaillance.</p>
+
+<p>--À toi ce coup-ci...</p>
+
+<p>--À toi celui-là...</p>
+
+<p>--Frappe...</p>
+
+<p>--Riposte...</p>
+
+<p>--Je suis blessé!</p>
+
+<p>--Je suis mort!...</p>
+
+<p>Le blessé, on le pansait; le mort, on le couvrait de feuillage...
+Honneur aux braves qui vont renaître ailleurs, et vivent les festins en
+Vagrerie!! L'on entendait encore çà et là des propos joyeux, étranges,
+ou d'une gaieté sinistre; ces propos peignaient les choses, les hommes,
+les misères de la Gaule conquise, mieux que ne le feront jamais les
+légendaires, si jamais ce siècle de fer trouve des légendaires...</p>
+
+<p>--Ah! le bon temps!--disait Dent-de-Loup en rongeant l'ivoire de son
+second cuisseau de daim; ce garçon préférait le daim à toute autre
+viande.--Ah! le bon temps que ce temps de désordre! de pillage! de
+batailles de grand'route! de siége de burgs et de maisons épiscopales!
+ah! le bon temps que nous font les rois franks!...</p>
+
+<p>--Ronan l'a dit: Le feu est à la vieille Gaule... dansons, buvons sur
+ses décombres... et faisons l'amour dans la cendre des palais!...</p>
+
+<p>--Oh! grand évêque! oh! béni sois-tu, grand Saint-Rémi! qui, dans la
+basilique de Reims, au milieu de l'encens et des fleurs, il y a
+cinquante ans et plus, as baptisé Clovis, fils soumis de l'Église de
+Rome! Béni sois-tu, grand Saint-Rémi! tu as baptisé l'esclavage, le
+pillage, l'incendie, le viol et le massacre!...</p>
+
+<p>--Et toi, saint évêque de Tours, lorsque Clovis, ce royal meurtrier,
+encensé par tes diacres, est sorti de ta basilique, enrichie des dons
+splendides de ce conquérant, de ta basilique où il venait de ceindre le
+diadème d'or et de revêtir la pourpre souveraine, cette pourpre, c'était
+le sang des derniers Gaulois valeureux! cette couronne, c'était l'or de
+la Gaule... et toi, grand saint évêque! toi et ton clergé vous chantiez:
+Hosanna! hosanna! devant ce pillard, ce massacreur de notre pauvre
+patrie conquise!...</p>
+
+<p>--Où est-elle? où est-elle, la fière et virile Gaule du <i>chef des cent
+vallées</i>, des <i>Sacrovir</i>, des <i>Vindex</i>, des <i>Civilis</i>, des <i>Victoria</i>?</p>
+
+<p>--Qui a hérité de la vaillance de la Gaule? les Vagres... Loups et Têtes
+de loups! puisque eux seuls ils luttent contre les barbares...</p>
+
+<p>--Et nous sommes traqués comme bêtes de forêt...</p>
+
+<p>--Mais qui s'y frotte est mordu; nous avons l'ongle aigu, la dent
+tranchante...</p>
+
+<p>--Et ils nous appellent des pillards...</p>
+
+<p>--Des meurtriers...</p>
+
+<p>--Des sacrilèges...</p>
+
+<p>--Frères, nous accuser ainsi, n'est-ce point manquer de respect à nos
+glorieux et nouveaux maîtres, rois, ducs et comtes franks? nous les
+imitons de notre mieux: ils tuent, nous tuons; ils pillent, nous
+pillons; ils violent... non, nous ne violons pas, assez de jolies filles
+nous arrivent en Vagrerie... voyez plutôt ces gaies commères...</p>
+
+<p>--Aussi vrai que je m'appelle Florence, aussi vrai que j'ai vingt ans,
+la jambe fine et la taille cambrée, j'aime mieux donner à un joyeux
+Vagre ce que me ravirait un Frank ou un tonsuré!...</p>
+
+<p>--Moi aussi!</p>
+
+<p>--Moi aussi!</p>
+
+<p>--Mes soeurs, mes soeurs! sinistre est le temps où nous vivons!--dit
+l'évêchesse en déroulant au vent de la nuit sa longue chevelure
+noire.--Jours de sanglantes fureurs! jours de débauche effrénée: le
+concubinage, l'adultère, l'inceste sur le trône et sur l'autel!... jours
+d'ardent vertige, où l'on court au mal avec une joie farouche... Saintes
+vertus de nos mères! chaste tendresse! fier et pudique amour! où vous
+trouver aujourd'hui? est-ce chez la femme esclave, violentée par les
+maîtres de son corps?... Est-ce chez la femme libre? quand sous ses yeux
+le foyer domestique devient un lupanar? Oh! mes soeurs, mes soeurs!
+fermons les yeux, vivons vite et mourons jeunes... c'est le bel âge pour
+mourir... Veux-tu mourir, mon Vagre?</p>
+
+<p>--Quand, ma Vagredine?</p>
+
+<p>--Demain, aux premiers rayons du soleil; demain, à l'heure où les
+oiseaux s'éveillent, dis, veux-tu mourir? ta main dans la mienne, nous
+partirons ensemble pour ces mondes inconnus, où nos aïeux, plutôt que de
+se quitter, s'en allaient vaillamment ensemble pour revivre ensemble!</p>
+
+<p>--Es-tu déjà si lasse d'amour, ma belle évêchesse?</p>
+
+<p>--Mon Vagre, craindrais-tu la mort?</p>
+
+<p>--Je ne crains qu'une chose: la vie sans toi...</p>
+
+<p>--À demain donc... la mort ensemble!</p>
+
+<p>--Et vive l'amour jusqu'à demain! En attendant, un beau baiser, ma
+Vagredine?</p>
+
+<p>Le Veneur prend le baiser, pendant que son voisin, grave comme un homme
+entre deux vins, dit d'une voix magistrale:</p>
+
+<p>--Frères, j'ai une idée...</p>
+
+<p>--Ton idée, Symphorien, semble être de vider complétement cette
+amphore...</p>
+
+<p>--Oui, d'abord... puis de vous démontrer <i>logicè</i>... <i>à priori</i>...</p>
+
+<p>--Au diable le langage romain!</p>
+
+<p>--Frères, pour être Vagre l'on n'en est pas moins souvent fort versé
+dans les belles lettres et la philosophie... J'enseignais la rhétorique
+aux jeunes clercs de l'évêque de Limoges; je fus mandé, pour le même
+office, par l'évêque de Tulle. En traversant les mont Jargeaux pour me
+rendre d'une ville à l'autre, j'ai été pris dans ces montagnes par une
+bande de mauvais Vagres, car il y a de bons et de mauvais Vagres.</p>
+
+<p>--Comme il y a de laides femelles et de jolies femmes.</p>
+
+<p>--Cesdits Vagres m'ont vendu à un marchand d'esclaves, lequel m'a
+revendu à l'évêque de...</p>
+
+<p>--Au diable le rhétoricien... le voici voyageant par monts et par vaux!</p>
+
+<p>--C'est souvent l'effet de la rhétorique de vous entraîner ainsi à
+travers les plaines de l'imagination... Mais je reviens à ce que je veux
+vous prouver <i>logicè</i>... c'est ceci: Que nous n'avons point à prendre
+souci des leudes et bandes armées qui peuvent nous poursuivre, parce que
+<i>logicè</i>... le Seigneur Dieu fera un miracle en notre faveur pour nous
+débarrasser de nos ennemis.</p>
+
+<p>--Un miracle en notre faveur... à nous, Vagres? Sommes-nous donc si bien
+avec le ciel?</p>
+
+<p>--Nous y sommes d'autant mieux, que nous agissons davantage en loups, en
+vrais loups... Aussi, <i>logicè</i>, le Seigneur nous délivrera-t-il de nos
+ennemis par des miracles... Et ce, je vais vous le prouver.</p>
+
+<p>--À la preuve, docte Symphorien... à la preuve!</p>
+
+<p>--M'y voici... Et d'abord, frères, dites-moi sous quelle royale griffe
+est tombée cette belle terre d'Auvergne?</p>
+
+<p>--Sous la griffe de Clotaire, le dernier et digne fils du glorieux roi
+Clovis... puisque ayant récemment épousé la veuve de son petit-neveu
+Théodebald, ce Clotaire possède un double droit sur la province
+d'Auvergne... le voici donc, cette année 558, seul roi de toute la Gaule
+conquise.</p>
+
+<p>--Or ce Clotaire est l'épouseur du genre humain... Qui n'a-t-il pas
+épousé? qui n'épousera-t-il pas? Les évêques l'ont marié autant de fois
+qu'il lui a plu, et du vivant de la plupart de ses femmes; ils l'ont
+marié à <i>Gundioque</i>, femme de son propre frère; ils l'ont marié à
+<i>Radegonde</i>, à <i>Ingonde</i>, et quinze jours après, à la soeur de celle-ci,
+nommée <i>Aregonde</i>; ils l'ont marié à <i>Chemesne</i>, à bien d'autres encore,
+et en dernier lieu à cette <i>Wultrade</i>, veuve de son petit-neveu
+Théodebald; mais ce sont là des peccadilles...</p>
+
+<p>--Docte et doctissime Symphorien, tu nous a promis de nous prouver
+<i>logicè</i> que le Seigneur Dieu ferait des miracles en notre faveur... et
+ta rhétorique nous parle de cet épouseur éternel...</p>
+
+<p>--Ma rhétorique pose les principes... vous allez en voir tout à l'heure
+les conséquences... <i>ergo</i>, je pose cette autre prémisse, encore
+nécessaire: que ce Clotaire a commis, entre plusieurs crimes, un forfait
+devant lequel Clovis lui-même eût peut-être reculé... La chose se
+passait à Paris, en 533, dans le vieux palais romain<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a>
+<a href="#footnote3"><sup class="sml">3</sup></a> habité par les
+rois franks... Or, écoutez...</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote3"
+name="footnote3"><b>Note 3: </b></a><a href="#footnotetag3">
+(retour) </a> On voit encore aujourd'hui, <i>rue de la Harpe</i>,
+ les thermes de ce palais parfaitement conservés; nous
+ engageons nos lecteurs à visiter cette curieuse antiquité.</blockquote>
+
+<p>--Nous écoutons, docte Symphorien; il est doux d'entendre les louanges
+de ses rois.</p>
+
+<p>--Il y a donc environ vingt-cinq ans de cela... Clovis était, depuis
+longtemps, allé droit au paradis, sur la foi des évêques... après avoir
+partagé la Gaule entre ses quatre fils: <i>Thierri</i>, <i>Childebert</i>,
+<i>Clodomir</i> et ce <i>Clotaire</i>, aujourd'hui roi de toutes les provinces
+conquises... Clodomir étant mort plus tard, laissa trois enfants; ils
+furent recueillis par leur grand'mère, la veuve de Clovis, la vieille
+reine Clotilde; elle faisait élever près d'elle ses petits-fils,
+attendant qu'ils fussent en âge d'hériter du royaume de leur père. Un
+jour qu'elle était venue à Paris, Childebert, qui résidait en cette
+ville, envoya secrètement un affidé à notre doux Clotaire pour lui dire
+ceci: «Clotilde, notre mère, garde auprès d'elle les enfants de notre
+frère, et elle veut qu'ils aient son royaume... viens donc promptement à
+Paris, afin que nous prenions ensemble conseil sur ce qu'il faut faire
+d'eux: savoir s'ils auront les cheveux coupés pour être comme le reste
+du peuple, ou si nous les tuerons, afin de partager entre nous le
+royaume de leur père, notre frère<a href="#A2"><sup class="sml">A</sup></a>...»</p>
+
+<p>--Voilà qui commence tendrement.</p>
+
+<p>--C'est la fraternité franque.</p>
+
+<p>--Quel est le Vagre qui méditerait de tuer le fils de son propre frère?</p>
+
+<p>--Il n'en est pas un...</p>
+
+<p>--On nous appelle Loups, et les loups ne se dévorent pas entre eux...</p>
+
+<p>--Et ces enfants, qu'ils voulaient égorger, docte Symphorien,
+étaient-ils jeunes?</p>
+
+<p>--L'un avait dix ans, l'autre sept...</p>
+
+<p>--Pauvres petites créatures... les tuer ainsi lâchement!...</p>
+
+<p>--Je poursuis mon récit: «Clotaire arrive à Paris, se concerte avec son
+frère, et tous deux vont dire à la vieille reine Clotilde: Envoie-nous
+tes petits-fils pour que nous les déclarions devant le peuple héritiers
+du royaume de leur père<a href="#B2"><sup class="sml">B</sup></a>.»</p>
+
+<p>--Ah! ces rois franks, toujours aussi rusés que féroces! car c'était un
+leurre, n'est-ce pas, docte Symphorien?</p>
+
+<p>--Tu vas voir...</p>
+
+<p>«La veuve de Clovis, toute joyeuse, envoya les petits-fils à leurs
+oncles, en disant à ces enfants:--Je croirai n'avoir pas perdu mon fils,
+votre père, si je vous vois lui succéder dans son royaume.--A peine
+arrivés chez leurs oncles, les enfants sont arrêtés et séparés de leurs
+esclaves et de leurs gouverneurs. Aussitôt, Clotaire et Childebert
+envoient un émissaire à leur mère; il portait d'une main des ciseaux, de
+l'autre une épée nue; il dit à la vieille reine
+Clotilde:--Très-glorieuse reine, nos seigneurs tes fils désirent
+connaître ta volonté à l'égard de tes petits-fils... veux-tu qu'ils
+soient tondus (c'est-à-dire enfermés dans un couvent) ou veux-tu qu'ils
+soient égorgés?...--S'ils doivent renoncer au trône de leur
+père!--s'écria la vieille reine indignée,--j'aime mieux les voir morts
+que tondus...--L'émissaire revint dire aux deux rois:--Vous avez l'aveu
+de la reine pour achever l'oeuvre commencée...--Aussitôt le roi Clotaire
+prend le plus âgé par les bras, le jette contre terre, et lui enfonce un
+couteau sous l'aisselle.»</p>
+
+<p>--Pauvre cher petit!--murmura Odille en fondant en larmes;--il a dû
+mourir en appelant sa mère...</p>
+
+<p>--Le royal boucher qui le mettait ainsi à mort savait le bon endroit
+pour enfoncer son couteau,--dit Ronan.--C'est ainsi qu'on tue les jeunes
+torins... Continue, docte Symphorien.</p>
+
+<p>«--Aux cris de l'enfant, son petit frère se jette aux pieds de
+Childebert, et s'attachant à lui de toutes ses forces, il s'écrie:--Mon
+oncle! mon bon oncle! viens à mon secours... fais que je ne sois pas tué
+comme mon frère!»--Childebert, un moment ému, dit à Clotaire:
+«--Accorde-moi la vie de cet enfant?»--Mais Clotaire, furieux, lui
+répondit: «--Ou repousse l'enfant de tes genoux, ou tu vas mourir à sa
+place... C'est toi qui m'as mis dans cette affaire... et voilà que tu
+manques de parole?...»</p>
+
+<p>--Ce bon Clotaire avait raison,--dit Ronan:--comploter le meurtre de ces
+enfants, et reculer devant leur sang, c'était faire injure à la noble
+race du glorieux Clovis; mais ce lâche Childebert s'est, pour l'honneur
+de sa royale famille, ravisé, je l'espère, docte Symphorien?</p>
+
+<p>--En pouvait-il être autrement? «Childebert repoussa l'enfant de ses
+genoux, le jeta vers Clotaire, qui lui enfonça, comme à l'autre, un
+couteau sous l'aisselle et le tua... Les deux rois firent ensuite mettre
+à mort les esclaves et les gouverneurs des deux enfants, dont ils se
+partagèrent le royaume<a href="#C2"><sup class="sml">C</sup></a>.»</p>
+
+<p>--Et voilà comme se fondent les monarchies bénies par nos évêques,--dit
+Ronan.--C'est beau, les royautés, n'est-ce pas, mes Vagres? Ah! par
+Rita-Gaür! ce saint Gaulois des temps passés, qui tissait sa saie de la
+barbe des rois! le meilleur d'entre eux est bon à pendre; n'est-ce point
+ton avis, notre ami?--ajouta-t-il en s'adressant à l'ermite laboureur,
+qui, toujours silencieux et rêveur, écoutait.--Dis? N'est-ce point le
+devoir de tout fils de la Gaule de courir sus à cette race de rois
+maudits, comme on court sus à des bêtes enragées?</p>
+
+<p>--Exterminer les bêtes enragées, c'est bien,--répondit l'ermite,--les
+empêcher de devenir enragées, c'est mieux...</p>
+
+<p>--Ermite, empêcheras-tu un roi Frank de naître Frank?</p>
+
+<p>--Il faut l'empêcher d'abord de naître roi, duc, comte ou seigneur, et
+de se croire ainsi maître des biens et de la vie du commun des gens...
+Jésus de Nazareth l'a dit: «--L'esclave est l'égal de son
+seigneur...--de l'égalité parmi les hommes, un jour naîtra leur
+fraternité!»</p>
+
+<p>Puis l'ermite laboureur retomba dans sa rêverie silencieuse.</p>
+
+<p>--Deux fois déjà j'ai suivi à la piste ce dernier roi d'Auvergne par
+droit de pillage et de massacre,--dit Ronan;--je n'ai pu le joindre;
+mais, par Rita-Gaür! si le Clotaire me tombe sous la main, je le
+raserai... mais si près, si près des épaules, que sa tête ne repoussera
+pas...</p>
+
+<p>--Ronan, tu comptes sans les démonstrations de ma rhétorique. J'ai posé
+les prémisses, maintenant les conséquences; or, <i>logicè</i>, je vais te
+prouver que tu ne pourras rien contre Clotaire... Le Seigneur Dieu le
+protége...</p>
+
+<p>--Ce doux oncle, qui tuait ses neveux à coups de couteau sous les
+aisselles?</p>
+
+<p>--Lui-même... toute bonne action ne mérite-t-elle pas sa divine
+récompense?</p>
+
+<p>--Certes...</p>
+
+<p>--Or, le Seigneur Dieu, grâce à l'intercession du grand Saint-Martin,
+siégeant depuis longtemps au paradis, a fait un miracle en faveur de
+notre doux oncle.</p>
+
+<p>--En faveur de Clotaire? de ce tueur d'enfants?</p>
+
+<p>--Oui, le Seigneur a fait un miracle en faveur de Clotaire, de ce tueur
+d'enfants; or donc j'avais raison de dire que je prouverais <i>logicè</i> que
+ce Dieu si paternellement miraculeux envers les scélérats fera
+certainement quelque petit miracle en notre faveur, à nous, pauvres
+Vagres...</p>
+
+<p>--Décidément nous avons eu tort de ne point pendre l'évêque.</p>
+
+<p>--Il sera toujours temps d'attirer ainsi sur nous l'attention du
+Seigneur; mais d'abord conte-nous le miracle, doctissime Symphorien.</p>
+
+<p>--C'était en 537, environ quatre ans après que Childebert et Clotaire
+avaient tué leurs neveux à coups de couteau... Nos deux fils de Clovis,
+dignes de leur race, ne songeaient qu'à se dépouiller et à s'égorger les
+uns les autres; aussi, un moment unis, en tendres frères, pour le
+meurtre de ces petits enfants (on n'a pas tous les jours de pareils
+sujets de bon accord), Clotaire et Childebert se déclarent la guerre.
+Theudebert, petit-fils de Clovis, se joignit à Childebert, et tous deux,
+à la tête de leurs leudes, ravageant, pillant, comme d'habitude, les
+contrées qu'ils traversaient, marchent contre Clotaire. Ce doux oncle,
+ne trouvant pas sa troupe assez nombreuse pour résister aux forces de
+son frère et de son neveu, refuse la bataille, et se retire dans la
+forêt de Brotonne, entre Rouen et la mer... Theudebert et Childebert
+cernaient la forêt, attendant la nuit, espérant prendre leur bien-aimé
+frère et oncle au trébuchet, et l'égorgeter gentillement... Attention,
+Ronan, voici le miracle qui vient!</p>
+
+<p>--Voyons-le venir, doctissime Symphorien.</p>
+
+<p>--Childebert et Theudebert s'avançaient donc sans bruit à la tête de
+leurs troupes... Le jour se lève... ils n'étaient plus qu'à deux à trois
+cents pas de l'endroit où le doux Clotaire campait avec ses leudes...
+lorsque soudain tombe du ciel une épouvantable pluie de pierres et de
+feu... Les troupes de Childebert et de Theudebert sont écrasées par les
+pierres et brûlées par le feu céleste...</p>
+
+<p>--Et Clotaire?</p>
+
+<p>--Oh! Clotaire, ce favori du Seigneur, grâce au miracle que je dis,
+voit, à trois cents pas de lui, la troupe de son frère anéantie sous la
+pluie de feu et de pierres, tandis qu'au-dessus de lui Clotaire, et de
+son armée, le ciel aussi pur, aussi limpide, aussi serein, que la
+conscience de ce doux oncle, est du plus riant azur: pas un souffle de
+vent n'agite même la cime des arbres de la forêt, tandis que tout autour
+de cet endroit privilégié, que le Seigneur couvre sans doute d'un pan
+de sa robe, ce n'est que cataractes de feu, déluge de pierres, écrasant
+l'armée des ennemis du doux Clotaire<a href="#D2"><sup class="sml">D</sup></a>.</p>
+
+<p>--Et voilà comment le Tout-Puissant vous récompense d'avoir tué vos
+neveux à coups de couteau.</p>
+
+<p>--Le docte Symphorien a raison... D'après ceci, m'est avis qu'il
+faudrait toujours avoir dans une troupe de Vagres sagement ordonnée...
+quelque parricide ou fratricide, en considération de quoi l'Éternel
+prendrait ses bons compagnons sous sa robe, et ferait, au besoin, tomber
+du ciel, sur leurs ennemis, des torrents de feu et des cataractes de
+pierres.</p>
+
+<p>--Et remarquez surtout,--reprit Symphorien,--que dans le récit de ce
+miracle, il est dit que c'est le grand Saint-Martin lui-même qui,
+habitant le paradis, a prié le Seigneur de donner cette preuve de bonne
+amitié au doux Clotaire; or, Saint-Martin n'intercédait ainsi auprès de
+l'Éternel qu'à la fervente prière de la vieille reine Clotilde<a href="#E2"><sup class="sml">E</sup></a>.</p>
+
+<p>--Quoi! la grand'mère des deux pauvres petites victimes?--dit Odille en
+joignant les mains.--Elle a osé prier Dieu de faire un miracle en faveur
+de son fils, le meurtrier de ses petits-fils, à elle?</p>
+
+<p>--Que veux-tu, petite Odille? ces femmes franques sont si bonnes mères!</p>
+
+<p>--Mon Vagre,--reprit l'évêchesse avec un sourire amer en passant ses
+doigts effilés dans la chevelure bouclée du jeune homme,--dis? ne
+vaut-il pas mieux partir demain à l'aube pour aller revivre ailleurs,
+que de rester dans cet épouvantable monde où nous sommes?</p>
+
+<p>--Oui, horrible... horrible est ce monde...--s'écria l'ermite laboureur
+avec une douleur et une indignation profondes.--Quoi! le nom de ce
+prétendu Dieu de miséricorde, d'amour et de justice... profané, souillé
+chaque jour par ses prêtres... Quoi! ces forfaits dont s'épouvante la
+nature, mis sous la protection divine!... O Jésus! Jésus de Nazareth!
+toi, le plus divin des sages! tu prévoyais la vanité de ton céleste
+Évangile, quand, l'âme attristée jusqu'à la mort, dans ta veillée
+suprême, tu pleurais sur le prochain avenir du monde... Jésus!...
+Jésus!... des siècles se passeront avant que ton jour soit venu!...</p>
+
+<p>--Prends garde, notre ami!--dit Ronan,--ne parle pas haut... ce saint
+homme d'évêque, qui dort là-bas, gorgé de vin et de viande, pourrait
+t'excommunier, s'il t'entendait... Mais au diable la tristesse!... nous
+sommes en un temps de damnations... vivons en damnés!... Évêques et rois
+donnent le branle, saint est le meurtre! saint est le pillage!...
+Debout, mes Vagres! debout... vous, trois fois saints!!... que nos
+saturnales couvrent la vieille Gaule... que cette terre de nos pères
+soit le tombeau des Franks et le nôtre... Les ruines de nos cités
+désertes diront aux siècles futurs: «Ci gît un grand peuple!... Libre,
+il fut l'orgueil de l'univers... Esclave des rois conquérants, hébêté
+par les évêques, il eut honte de sa honte... et un jour il sut
+disparaître du monde en entraînant ses tyrans dans l'abîme!» Or donc,
+mourons gaiement et longuement... Debout, Vagres et Vagredines! le
+festin est fini... la lune brillante... chantons, dansons jusqu'au
+jour... qu'à nos chants endiablés le Frank tremble dans son burg!
+l'évêque tremble dans sa basilique! et qu'ils se disent épouvantés:
+«Malheur à nous! malheur à nous demain! car cette nuit ils sont bien
+gais en Vagrerie!»</p>
+
+<p>Et Vagres et Vagredines, criant, chantant, hurlant, commencèrent une
+folle ronde sur la pelouse de la forêt aux pâles clartés de la lune...</p>
+
+<p>L'ermite laboureur avait écouté en silence l'entretien des Vagres; assis
+à côté de la petite Odille, il semblait la couvrir d'une protection
+paternelle... L'enfant, son menton dans sa main, les yeux levés vers la
+lune brillante, paraissait étrangère à ce qui se passait autour d'elle.
+Lorsque Ronan, à la fin du repas, eut donné à ses compagnons le signal
+des chants et de la danse, ils s'étaient éloignés en tumulte du lieu du
+festin pour courir se livrer à leur gaieté bachique et à leur danse
+effrénée au milieu d'une autre clairière, située non loin de la pelouse
+où ils venaient de festoyer... Ronan, se rapprochant alors de l'ermite
+laboureur et de l'esclave, toujours assise son menton dans sa main, les
+yeux levés vers le ciel, dit joyeusement:</p>
+
+<p>--Veux-tu danser, petite Odille? La ronde est commencée; elle durera
+jusqu'à l'aube...</p>
+
+<p>La jeune fille secoua mélancoliquement la tête sans répondre,
+contemplant toujours le ciel.</p>
+
+<p>--Odille, qu'as-tu à rêver ainsi en regardant la lune?</p>
+
+<p>--Le sommeil me gagne, et je songe au vieux bardit que ma mère me
+chantait pour m'endormir quand j'étais petite.</p>
+
+<p>--Quel est-il ce bardit?</p>
+
+<p>--Oh! il est bien vieux, bien vieux... disait ma mère; on le chante en
+Gaule depuis cinq ou six cents ans...</p>
+
+<p>--Et il se nomme?</p>
+
+<p>--Le bardit d'<span class="sc">Hêna</span>, <i>la vierge de l'île de Sên</i>.</p>
+
+<p>--Le bardit d'Hêna!--s'écrièrent à la fois l'ermite et le Vagre en
+tressaillant.</p>
+
+<p>Puis ils se turent, pendant qu'Odille, étonnée de leur silence et de
+l'émotion qui se peignait sur leur figure, les regardait en disant:</p>
+
+<p>--Vous savez donc aussi le chant d'Hêna?</p>
+
+<p>--Chante-le toujours, mon enfant,--répondit Ronan d'une voix altérée...</p>
+
+<p>La petite Odille, de plus en plus surprise, ne reconnaissait pas son
+ami: le hardi et joyeux Vagre était devenu pensif et grave.</p>
+
+<p>--Oh! oui, mon enfant; dis-nous ce bardit avec ta douce voix de quinze
+ans,--reprit l'ermite;--mais pas ici... Le tumulte de la danse et de
+l'orgie de là-bas, quoique lointains, couvriraient ta voix.</p>
+
+<p>--L'ermite a raison... Viens avec nous, petite Odille, sous ce grand
+chêne, à quelques pas d'ici... il est entouré d'un tapis de mousse; tu
+pourras t'y endormir mollement... je te couvrirai de mon manteau...</p>
+
+<p>Du pied du chêne où l'enfant alla s'asseoir, entre Ronan et son
+compagnon, l'on n'entendait que le bruit éloigné de la folle ivresse des
+Vagres et des Vagredines... La lune, à son déclin, jetant ses rayons
+argentés sous la sombre verdure des feuilles, éclairait presque comme en
+plein jour l'ermite, Ronan et la petite esclave, qui bientôt, de sa voix
+pure et encore enfantine, chanta ces premier mots du bardit:</p>
+
+<p>«<i>Elle était jeune, elle était belle, elle était sainte, et s'appelait
+Hêna, Hêna, la vierge de l'île de Sên...</i>»</p>
+
+<p>À ces paroles, l'ermite et le Vagre baissèrent la tête, et sans que l'un
+s'aperçût alors des larmes que versait l'autre, tous deux pleurèrent...
+Odille chanta le second verset; mais, brisée par la fatigue de la nuit
+et de la journée, cédant au rhythme mélancolique de ce bardit, qui si
+souvent l'avait bercée dans son enfance et endormie sur les genoux de sa
+mère, la petite esclave ne chantait plus que d'une voix affaiblie,
+tandis qu'au loin les Vagres entonnèrent soudain en choeur, et d'un mâle
+accent, un autre vieux bardit de la Gaule... Aussi l'ermite et Ronan
+tressaillirent de nouveau lorsque ces paroles arrivèrent jusqu'à eux,
+sans couvrir tout à fait la voix d'Odille:</p>
+
+<p>«<i>--Coule, coule, sang du captif...--Tombe, tombe, rosée
+sanglante!--Germe, grandis, moisson vengeresse!...</i>»</p>
+
+<p>Les deux hommes semblèrent frappés de ce rapprochement singulier: au
+loin ce chant de révolte, de guerre et de sang... près d'eux, la voix
+angélique de l'enfant, chantant Hêna, une des plus douces gloires de la
+Gaule armoricaine... Mais bientôt Odille, cédant au sommeil, ne fit plus
+que murmurer les paroles du bardit... puis elles devinrent
+inintelligibles... Sa tête se pencha sur sa poitrine, et, adossée au
+tronc de l'arbre, assise sur la mousse, elle s'endormit...</p>
+
+<p>--Pauvre enfant!--dit Ronan en la couvrant soigneusement de son
+manteau;--elle est accablée de fatigue et de sommeil.</p>
+
+<p>--Ronan,--reprit l'ermite en attachant sur son compagnon un regard
+pénétrant,--le chant d'Hêna t'a fait pleurer...</p>
+
+<p>--C'est vrai.</p>
+
+<p>--Qui t'émeut ainsi?</p>
+
+<p>--Un souvenir de famille... si un Vagre, un Homme errant, un Loup a une
+famille...</p>
+
+<p>--Ce souvenir de famille, quel est-il?</p>
+
+<p>--Cette douce Hêna, dont parle le bardit, était l'une de mes aïeules...</p>
+
+<p>--Comment le sais-tu?</p>
+
+<p>--Autrefois, mon père me l'a dit; il me contait dans mon enfance des
+histoires des temps passés...</p>
+
+<p>--Ton père, où est-il à cette heure?</p>
+
+<p>--Je ne sais... il courait la Vagrerie, il la court peut-être encore, à
+moins qu'il ne soit mort en bon Vagre... Je saurai cela quand lui et moi
+nous nous retrouverons ailleurs qu'ici...</p>
+
+<p>--Où cela?</p>
+
+<p>--Dans les mondes mystérieux que nul ne connaît, que tous nous
+connaîtrons... puisque tous nous irons y revivre...</p>
+
+<p>--Tu as donc conservé la foi de tes ancêtres?</p>
+
+<p>--Mon père m'a appris à ne pas plus me soucier de mourir que de changer
+de vêtement... puisqu'on quitte ce monde-ci pour aller, corps et âme,
+renaître ailleurs... Persuadé de cela, je fais, tu le vois, bon marché
+de ma peau... et de celles des Franks...</p>
+
+<p>--Il y a-t-il longtemps que tu as été séparé de ton père?</p>
+
+<p>--Brisons là... c'est triste, j'aime à être en joyeuse humeur...
+Cependant je me sens attiré vers toi, et tu n'es pas gai...</p>
+
+<p>--Nous vivons dans des temps où, pour être gai, il faut avoir l'âme
+très-forte ou très-faible...</p>
+
+<p>--Me crois-tu faible?</p>
+
+<p>--Je te crois fort et faible à la fois... Mais ton père...</p>
+
+<p>--Tu tiens à parler de lui?</p>
+
+<p>--Beaucoup...</p>
+
+<p>--Soit... Eh bien, mon père était <i>Bagaude</i> en sa jeunesse, et plus
+tard, quand les Franks nous ont baptisés <i>Vagres</i>, Vagre il est devenu:
+le nom était changé, le métier le même...</p>
+
+<p>--Et ta mère?</p>
+
+<p>--En Vagrerie on connaît peu sa mère; je n'ai jamais connu la mienne...
+Du plus loin qu'il m'en souvient, je devais alors avoir sept ou huit
+ans; j'accompagnais mon père et la troupe dans ses courses, tantôt en
+Provence, tantôt ici, en Auvergne: étais-je fatigué, mon père ou l'un de
+nos compagnons me portait sur son dos... J'ai ainsi grandi; nous avions
+souvent des jours de repos forcé... Parfois les comtes franks, exaspérés
+contre nous, se rassemblaient, eux et leurs leudes, pour nous donner la
+chasse... Avertis de leurs mouvements par les pauvres habitants des
+champs qui nous aimaient, nous nous retirions dans nos repaires
+inaccessibles, et pendant quelques jours nous faisions les morts, tandis
+que les Franks battaient la campagne sans rencontrer l'ombre d'un
+Vagre... Durant ces jours de trêve, au fond de quelque solitude, mon
+père, je te l'ai dit, me racontait des histoires du temps passé; j'ai
+appris ainsi que notre famille était originaire de Bretagne, où elle
+vivait, où elle vit peut-être encore libre et paisible à cette heure,
+puisque jamais jusqu'ici les Franks n'ont pu entamer cette rude
+province: son granit est trop dur, et ses Bretons sont comme le granit
+de leurs rocs...</p>
+
+<p>--Je sais le proverbe: <i>C'est un homme dur de l'Armorique</i>.</p>
+
+<p>--Mon père me l'a aussi souvent cité.</p>
+
+<p>--Mais comment a-t-il quitté cette province paisible et libre encore
+aujourd'hui, grâce à son indomptable courage, que soutient toujours sa
+foi druidique, régénérée par la morale évangélique?</p>
+
+<p>--Mon père avait dix-sept ans... un jour sa famille donna l'hospitalité
+à un colporteur; celui-ci, courant la Gaule pour son métier, raconta les
+malheurs du pays, et parla de la vie aventureuse des Bagaudes... Mon
+père s'ennuyait de la vie des champs; il avait le coeur chaud, la tête
+ardente, il avait sucé au berceau la haine des Franks. Frappé des récits
+du colporteur, il trouva l'occasion belle pour guerroyer contre les
+barbares en se joignant aux Bagaudes, quitta la maison paternelle et
+alla retrouver le colporteur qui l'attendait à une lieue de là... Tous
+deux, au bout de quelques jours de marche, gagnèrent l'Anjou,
+rencontrèrent des Bagaudes... Jeune, robuste, hardi, mon père était de
+bonne recrue; il se joignit à eux, et... vive la Bagaudie!... De
+province en province, il est ainsi venu jusqu'en Auvergne, qu'il n'a
+plus guère quittée... le pays étant propice au métier, forêts,
+montagnes, rochers, cavernes, torrents, volcans éteints; c'est une vraie
+terre de Bagaudie, vraie terre de Vagrerie!...</p>
+
+<p>--Comment as-tu été séparé de ton père?</p>
+
+<p>--Il y a trois ans... Quelques <i>antrustions</i> ou leudes du roi
+percevaient en Auvergne la redevance du domaine royal; nombreux et bien
+armés, ils ne voyageaient que de jour. Nous attendions la fin de leur
+récolte pour la récolter à notre tour... Il s'arrêtèrent une nuit à
+Sifour, petite ville ouverte... L'occasion tente mon père; nous
+marchons, croyant surprendre les Franks; ils étaient sur leurs gardes...
+Après un combat acharné, nous sommes poursuivis la lance dans les reins.
+Au milieu de cette attaque nocturne, j'ai été séparé de mon père...
+A-t-il été tué ou seulement blessé et emmené prisonnier? je l'ignore;
+tous mes efforts ont été vains pour connaître son sort... Depuis, mes
+compagnons m'ont choisi pour chef... tu m'as demandé mon histoire... la
+voilà; maintenant, tu me connais.</p>
+
+<p>--Plus que tu ne le penses... Ton père se nommait Karadeuk.</p>
+
+<p>--D'où sais-tu cela?</p>
+
+<p>--Le père de ton père se nommait Jocelyn... s'il vit encore en Bretagne
+avec son fils aîné Kervan et sa fille Roselyk, il habite sa maison près
+des pierres sacrées de Karnak...</p>
+
+<p>--Qui t'a dit...</p>
+
+<p>--L'un de tes aïeux se nommait Joel, il était <span class="sc">BRENN</span> de la tribu de
+Karnak... Hêna, la sainte du bardit, était fille de Joel, dont la race
+remonte jusqu'au <span class="sc">BRENN</span> gaulois, qui fit, il y a près de huit cents ans,
+payer rançon à Rome.</p>
+
+<p>--Qui es-tu donc pour connaître ainsi ma famille?</p>
+
+<p>--Ce chant d'esclaves révoltés contre les Romains: «Coule, coule, sang
+du captif! tombe, tombe, rosée sanglante,» a été recueilli par un de tes
+aïeux nommé Sylvest, livré aux bêtes féroces dans le cirque d'Orange...
+et ton père t'a sans doute aussi appris un autre fier bardit, chanté il
+y a deux siècles et plus, lors d'une des grandes batailles du Rhin
+contre les Franks, gagnée par Victorin, fils de Victoria, la mère des
+camps...</p>
+
+<p>--Tu dis vrai... mon père me l'a souvent chanté ce bardit; il commence
+ainsi:</p>
+
+<p>«<i>Ce matin nous disions: Combien sont-ils donc ces barbares? combien
+sont-ils donc ces Franks?</i>»</p>
+
+<p>--Et il se termine ainsi,--reprit le moine laboureur:</p>
+
+<p>«<i>Ce soir nous disons: Combien étaient-ils donc ces barbares? ce soir
+nous disons: Combien donc étaient-ils ces Franks?</i>»--Scanvoch, un autre
+de tes aïeux, bravé soldat et frère de lait de Victoria la Grande, a
+recueilli ce chant de guerre...</p>
+
+<p>--Oui, la Gaule, alors fière, libre, triomphante, avait refoulé les
+barbares de l'autre côté du Rhin, tandis qu'aujourd'hui... Tiens...
+moine, ne parlons plus de ce glorieux passé... le présent me semble plus
+horrible encore... mon sang bouillonne, et je suis tenté d'assommer cet
+évêque qui ronfle là... Ah! maudite soit à jamais la crédulité de nos
+pères, mourants martyrs de cette religion nouvelle...</p>
+
+<p>--Nos pères ont dû croire aux paroles des premiers apôtres, qui leur
+prêchaient l'amour, le pardon, la délivrance, au nom du jeune maître de
+Nazareth, que ton aïeule Geneviève a vu crucifier à Jérusalem...</p>
+
+<p>--Mon aïeule Geneviève?... tu n'ignores rien de ce qui touche ma
+famille... Mon père seul a pu t'instruire de ce que tu sais... tu l'as
+donc connu?</p>
+
+<p>--Oui...</p>
+
+<p>--Et où cela?</p>
+
+<p>--N'as-tu pas remarqué que de temps à autre, lorsque vous reveniez au
+coeur de l'Auvergne, ton père s'absentait pendant plusieurs jours?</p>
+
+<p>--C'est vrai... et le but de ces absences, je ne l'ai jamais su.</p>
+
+<p>--Ton père allait voir, près de Tulle, une pauvre femme esclave,
+attachée aux terres de l'évêque de cette cité... Cette esclave, il y a
+au moins trente ans de cela, avait un jour trouvé ton père, alors chef
+de Bagaudes, blessé, presque mourant dans les buissons de la route: le
+prenant en pitié, elle l'aida à se traîner dans la cabane où elle
+logeait avec sa mère... Ton père avait environ vingt ans... la jeune
+fille à peu près l'âge de cet enfant qui dort près de nous... Tous deux
+s'aimèrent... Ton père, à peine guerri de sa blessure, fut un jour
+surpris dans la hutte de l'esclave par le régisseur de l'évêque, cet
+agent considérant Karadeuk comme de bonne prise, voulut l'emmener
+esclave à Tulle... Ton père résista, battit l'agent, et alla rejoindre
+les Bagaudes.</p>
+
+<p>--Et la jeune esclave?</p>
+
+<p>--Elle devint mère... et mit au monde un fils...</p>
+
+<p>--J'ai donc un frère?</p>
+
+<p>--Tu as un frère...</p>
+
+<p>--Le connais-tu? Qu'est-il devenu?</p>
+
+<p>--Le fils d'un esclave naît esclave, et appartient au maître de sa
+mère... Lorsque cet enfant, que ton père nomma <i>Loysik</i> en mémoire de sa
+race bretonne, eut quatre ou cinq ans, l'évêque de Tulle, lui
+reconnaissant quelques qualités précoces, le fit conduire au collège
+épiscopal, où il fut élevé avec quelques autres jeunes esclaves destinés
+à entrer un jour dans l'Église comme clercs... De temps à autre,
+Karadeuk, lorsque les Bagaudes passaient près de Tulle, allait la nuit
+voir la mère de son fils... celui-ci, prévenu par elle, trouvait
+quelquefois le moyen de se rendre à la cabane; là, le père et le fils
+s'entretenaient longuement des choses et des hommes du temps passé, de
+la Gaule, jadis glorieuse et libre; car ton père, tu l'as dit,
+conservait, par tradition de famille, un ardent et saint amour pour
+notre patrie; il espérait faire battre le coeur de son fils à ces grands
+souvenirs d'autrefois, l'exaspérer contre les Franks, et l'emmener
+courir avec lui la Vagrerie; mais Loysik, alors d'un caractère doux et
+timide, redoutait cette vie aventureuse... Les années se passèrent...
+ton frère, s'il eût voulu, aurait pu, comme tant d'autres, faire son
+chemin dans l'Église; mais au moment d'être ordonné prêtre il vit de si
+près l'hypocrisie, la cupidité, la luxure cléricale, qu'il refusa la
+prêtrise en maudissant la sacrilège alliance du clergé gaulois et des
+conquérants... Il quitta la maison épiscopale, et alla rejoindre, sur
+les frontières de la Provence, plusieurs ermites laboureurs; il avait
+connu l'un d'eux à Tulle, où il s'était arrêté malade à l'hospice.</p>
+
+<p>--Ces ermites avaient donc fondé une espèce de colonie?</p>
+
+<p>--Plusieurs d'entre eux s'étaient réunis dans une profonde solitude pour
+cultiver des terres dévastées et abandonnées depuis la conquête...
+c'étaient des hommes simples et bons, fidèles aux souvenirs de la
+vieille Gaule et aux préceptes de l'Évangile, si odieusement faussés,
+reniés aujourd'hui par de nouveaux <i>princes des prêtres</i>... Ces moines
+vivaient dans le célibat, mais ne faisaient point de voeux; ils
+restaient laïques et n'avaient aucun caractère clérical<a href="#F2"><sup class="sml">F</sup></a>; c'est
+seulement depuis quelques années que la plupart des moines obtiennent
+d'entrer dans l'Église; aussi, devenus prêtres, perdent-ils de jour en
+jour cette popularité, cette indépendance qui les rendaient si
+redoutables aux évêques<a href="#G2"><sup class="sml">G</sup></a>... Du temps dont je te parle, la vie de ces
+ermites laboureurs était paisible, laborieuse; ils vivaient en frères,
+selon les préceptes de Jésus, cultivaient leurs terres en commun, et
+aussi les défendaient rudement en commun, si quelques bandes de Franks,
+allant d'un burg à l'autre, s'avisaient de tenter, par malfaisance, de
+ravager leurs champs...</p>
+
+<p>--J'aime ces ermites, à la fois laboureurs et soldats, fidèles aux
+préceptes de Jésus, à l'amour de la vieille Gaule et à l'horreur des
+Franks... Ces moines se battaient rudement, dis-tu... étaient-ils donc
+armés?</p>
+
+<p>--Ils avaient des armes... et mieux que des armes...</p>
+
+<p>--Que veux-tu dire?</p>
+
+<p>--Tiens,--dit l'ermite en sortant de dessous sa robe une espèce de petit
+sabre ou de long poignard à poignée de fer,--remarque cette arme...
+mais, je te le dis, sa force n'est pas dans sa lame.</p>
+
+<p>--Où est donc cette force?--demanda Ronan en examinant le
+poignard.--L'arme semble pourtant bien trempée...</p>
+
+<p>--Ce n'est point, te dis-je, par la lame qu'elle vaut, mais par les mots
+gravés sur sa poignée.</p>
+
+<p>--Je lis,--reprit Ronan,--je lis sur l'un des côtés de la garde ce mot:
+<span class="sc">GHILDE</span>, et sur l'autre, ces deux mots gaulois: <span class="sc">AMINTIAIZ-COMMUNITEZ</span>...
+<i>amitié-communauté</i>... C'est sans doute la devise des ermites
+laboureurs?</p>
+
+<p>--Peut-être...</p>
+
+<p>--Mais ce mot <span class="sc">GHILDE</span>, que signifie-t-il? il n'est pas gaulois?</p>
+
+<p>--Non, il est saxon...</p>
+
+<p>--Ah! c'est un mot de la langue de ces pirates, qui descendant des mers
+du Nord, en suivant les côtes, remontent souvent le cours de la Loire
+pour ravager les pays riverains... Ce sont de terribles pillards, mais
+d'intrépides marins!... Venir ainsi des mers lointaines, dans des canots
+si frêles, si légers, qu'au besoin ils les portent sur leur dos; on dit
+qu'ils ont remonté plusieurs fois la Loire jusqu'à Tours?</p>
+
+<p>--Oui, puisque aujourd'hui la Gaule est en proie aux barbares du dedans
+et du dehors.</p>
+
+<p>--Mais ce mot saxon <span class="sc">ghilde</span>, gravé sur le fer, est-ce lui qui, selon tes
+paroles, fait la force de cette arme?</p>
+
+<p>--Oui... car ce mot peut opérer des prodiges...</p>
+
+<p>--Explique-toi...</p>
+
+<p>--L'un des moines laboureurs, avant de se réunir à nous, habitait les
+bords de la Loire... Enlevé jeune, il y a de longues années, lors d'une
+descente des pirates en Touraine, il avait été emmené dans leur pays...
+Pendant qu'il y séjournait, il observa que ces hommes du Nord trouvaient
+une force immense dans des associations où chacun était solidaire de
+tous et tous de chacun... solidaires par la fraternité, par
+l'assistance, par les biens, par les armes, par la vie, s'il le fallait.
+Ces associations, que l'on croirait nées de la fraternité chrétienne,
+étaient pratiquées dans ces contrées plusieurs siècles avant la
+naissance de Jésus, et se nommaient des <span class="sc">GHILDE</span><a href="#H2"><sup class="sml">H</sup></a>. Plus tard, lorsque
+ce captif des pirates, après leur avoir échappé, se joignit à nous
+autres, ermites laboureurs...</p>
+
+<p>--Pourquoi t'interrompre?</p>
+
+<p>--Je ne peux t'en dire davantage... un serment m'oblige à me taire... ma
+confiance m'entraînerait trop loin...</p>
+
+<p>--Soit, je dois respecter ton secret... Mais cette confiance que je
+t'inspire, je l'éprouve aussi pour toi... quoique étrangers l'un à
+l'autre... étrangers? non... car tu connais comme moi-même l'histoire de
+ma famille... Mais, j'y songe... mon frère, tu me l'as dit, était au
+nombre de ces ermites laboureurs dont tu fais partie... Tu dois l'avoir
+intimement connu; car lui seul a pu te donner sur les descendants de
+Joel ces détails, qu'il tenait sans doute de mon père... Tu te tais?
+pourquoi me regarder ainsi?... ton silence me trouble et m'émeut malgré
+moi... tes yeux se remplissent de larmes...</p>
+
+<p>--Ronan... ton frère est né il y a trente ans... c'est mon âge...</p>
+
+<p>--Que dis-tu?</p>
+
+<p>--Ton frère s'appelle <i>Loysik</i>... c'est mon nom...</p>
+
+<p>--Loysik! ce frère?...</p>
+
+<p>--C'est moi...</p>
+
+<p>--Joies du ciel!...</p>
+
+<p>L'ermite et le Vagre restèrent longtemps embrassés... Après leur premier
+épanchement de tendresse, Ronan dit à Loysik:</p>
+
+<p>--Et notre père?</p>
+
+<p>--Comme toi, j'ignore son sort... ne désespérons pas de le retrouver...
+Ne t'ai-je pas retrouvé, toi?</p>
+
+<p>--Ton instinct fraternel t'a donc poussé à nous accompagner?</p>
+
+<p>--Je ne t'ai reconnu pour mon frère qu'à ton attendrissement causé par
+le bardit d'Hêna, une de tes aïeules, m'as-tu dit. Alors, pour moi, plus
+de doute, nous étions frères ou proches parents; le récit de ta vie m'a
+prouvé que nous étions frères...</p>
+
+<p>--Et pourquoi nous as-tu d'abord suivis en Vagrerie, toi, un
+véritablement saint homme?</p>
+
+<p>--Ne m'as-tu pas entendu répondre à l'évêque Cautin: «Ce ne sont pas les
+bien portants, mais les malades qui ont besoin de médecin,» a dit
+Jésus...</p>
+
+<p>--Me blâmerais-tu d'être Vagre, comme mon père a été Bagaude?...</p>
+
+<p>--Écoute-moi, Ronan... Comme toi, j'ai horreur de l'esclavage et de la
+conquête, car depuis l'invasion franque, la Gaule jadis puissante et
+féconde est couverte de ruines et de ronces: les propriétaires, les
+colons, les laboureurs, ont fui devant les barbares qui les réduisent à
+la servitude ou à une misère affreuse; grand nombre de ces malheureux,
+poussés à bout par le désespoir, courent comme toi la Vagrerie; de rares
+esclaves, mourants de faim, écrasés de travail, cultivent seuls, sous le
+fouet, les biens de l'Église et des seigneurs franks... Les cités,
+autrefois si riches, si florissantes par leur commerce, aujourd'hui
+ruinées, presque dépeuplées, mais au moins défendues par leurs
+murailles, offrent plus de sécurité à leurs habitants, et encore les
+guerres civiles incessantes des fils de Clovis, toujours acharnés à se
+dépouiller entre eux, livrent parfois ces villes à l'incendie, au
+pillage et au massacre... Pendant les trêves, à peine les habitants
+osent-ils sortir de leurs murs; les routes infestées de bandes
+errantes, rendent les communications, les approvisionnements
+impossibles... et trop souvent les horreurs de la famine ont décimé les
+grandes cités...</p>
+
+<p>--Oui, voilà ce que la conquête a fait de la Gaule... Elle ne peut plus
+être libre... qu'elle disparaisse du monde, ensevelissant ses
+conquérants sous ses ruines!</p>
+
+<p>--Mon frère, cette Gaule que tu ravages avec autant d'acharnement que
+ses conquérants, n'est-ce pas notre patrie bien-aimée, notre mère?
+Est-ce à nous, ses fils, de nous unir aux barbares pour l'accabler de
+maux et de misères...</p>
+
+<p>--Préfères-tu donc tendre le dos à un joug infâme?</p>
+
+<p>--Comme toi, je veux exterminer la barbarie des oppresseurs... comme
+toi, je veux mettre un terme au lâche hébêtement des opprimés; mais je
+veux tuer la barbarie par la civilisation; l'ignorance par
+l'enseignement; la misère par le travail; l'esclavage par notre héroïque
+sentiment de nationalité, hélas! presque éteint en nous aujourd'hui,
+mais si puissant chez nos pères, lorsque nos druides soulevaient les
+populations en armes contre les Romains.</p>
+
+<p>--Nos derniers druides, traqués par les évêques, ont péri dans les
+supplices!</p>
+
+<p>--Mais la foi druidique n'est pas morte... non, non... les formes des
+religions passent, mais leur divin principe reste éternel, parce qu'il
+est divin..... Crois-moi, ravivée, régénérée par la douce morale de
+Jésus, ce grand sage, ce génie sublime et tendre! la foi druidique revit
+dans de nobles coeurs, elle a conservé sa croyance immuable à
+l'immortalité des corps et des âmes, à leur perpétuelle renaissance dans
+l'immensité des mondes étoilés, afin que par ces épreuves, par ces vies
+successives, les méchants deviennent meilleurs, et les bons meilleurs
+encore... Oui, l'humanité, visible ou invisible, s'élevant de sphère en
+sphère dans son labeur éternel, dans son progrès continu, vers une
+perfection infinie comme celle du Créateur... Telle est notre foi, à
+nous druides chrétiens, qui pratiquons la doctrine évangélique dans
+tout ce qu'elle a de tendre, de miséricordieux, de libérateur...</p>
+
+<p>À ces mots de Loysik, une voix s'éleva du milieu d'un fourré situé près
+du chêne, et s'écria:</p>
+
+<p>--Relaps! sacrilége! adorateur de Mammon! ermite du diable! tu seras
+brûlé comme hérétique!...</p>
+
+<p>C'était la voix de l'évêque Cautin... Ronan courait aux broussailles
+pour assommer l'homme de Dieu, malgré les instances de Loysik, lorsque
+du côté où les Vagres terminaient leur nuit d'orgie par des chants et
+par des danses, ces cris retentirent:</p>
+
+<p>--Alerte! nous sommes surpris... alerte, voici les leudes du comte
+Neroweg!...</p>
+
+<p>--Il est à leur tête!</p>
+
+<p>--Alerte! les leudes du comte de Neroweg! Nos vedettes les ont aperçus
+de loin...</p>
+
+<p>La petite Odille, réveillée par le tumulte, et entendant les paroles des
+Vagres, s'écria avec terreur, en se jetant au cou de Ronan:</p>
+
+<p>--Le comte Neroweg! sauve-moi!</p>
+
+<p>--Ne crains rien, pauvre enfant! c'est lui qui doit craindre.</p>
+
+<p>Puis, s'adressant à Loysik, Ronan ajouta:</p>
+
+<p>--Mon frère, le destin nous envoie un descendant de cette race de
+Neroweg, que notre aïeul Scanvoch a combattu, il y a deux siècles, sur
+les bords du Rhin... Je veux tuer ce barbare, sa descendance ne sera pas
+funeste à la nôtre...</p>
+
+<p>--Tue-moi aussi,--murmura Odille en se jetant aux genoux du Vagre et en
+joignant les mains;--j'aime mieux mourir que de retomber aux mains du
+comte...</p>
+
+<p>Ronan, touché du désespoir de l'enfant et ne pouvant prévoir l'issue du
+combat, resta un moment pensif; puis, avisant, assez élevée au-dessus de
+sa tête, une grosse branche de chêne, il s'élança d'un bond, la saisit à
+son extrémité; puis, retombant sur le sol, il la ramena, la tenant d'une
+main ferme, et la faisant plier.</p>
+
+<p>--Loysik,--dit-il à l'ermite,--asseois Odille sur cette branche; en se
+redressant elle enlèvera cette pauvre enfant, qui pourra ainsi gagner la
+feuillée et s'y blottir jusqu'à la fin du combat... Je vais rassembler
+les Vagres... Bon courage, petite Odille... je reviendrai...</p>
+
+<p>Et il courut vers ses compagnons, pendant que l'esclave, placée sur la
+branche par Loysik, disparaissait au milieu de l'épaisse feuillée en
+tendant ses bras vers Ronan.</p>
+
+<p>L'aube naissante éclairait la forêt, la cime des arbres se rougissait
+des premiers feux du jour. Les Vagres, qui venaient d'annoncer
+l'approche du comte Neroweg et de ses leudes, avaient pris, à travers le
+fourré, un sentier impraticable aux chevaux des Franks, et beaucoup plus
+court que le chemin que ceux-ci devaient suivre pour arriver à la
+clairière. La plupart des Vagres, las de boire, de chanter et de danser,
+s'étaient endormis sur l'herbe peu de temps avant le lever du soleil;
+réveillés en sursaut, ils coururent aux armes: les esclaves, les colons,
+les femmes, les propriétaires ruinés, qui s'étaient joints à la
+Vagrerie, commencèrent, en apprenant l'arrivée des leudes, les uns à
+trembler, les autres à fuir au plus profond de la forêt, tandis que bon
+nombre, gardant au contraire une brave contenance, se munissaient en
+hâte, et faute de mieux, de gros bâtons noueux arrachés aux arbres...
+Les Vagres comptaient parmi eux une douzaine d'excellents archers, les
+autres étaient armés de haches, de masses d'armes, de piques, d'épées,
+ou de faux emmanchées à revers. Aux premiers cris d'alarme, les hardis
+compagnons s'étaient réunis autour de Ronan et de l'ermite... Fallait-il
+combattre les leudes? fallait-il fuir devant eux? Peu voulaient fuir,
+beaucoup voulaient combattre... et la belle évêchesse, au bras de son
+Vagre, criait plus haut que tous les autres:--Bataille!
+bataille!--espérant peut-être trouver ainsi la mort, après cette nuit
+d'amour et de liberté, qui semblait lui peser comme un remords.</p>
+
+<p>Deux autres vedettes accoururent: cachés dans les taillis, ils avaient
+pu compter, à peu près, le nombre des leudes du comte; ils n'étaient
+guère qu'une vingtaine à cheval, bien équipés, mais une centaine de gens
+de pied, armés de piques et de bâtons, les accompagnaient; les uns
+étaient Franks, les autres appartenaient à la cité de Clermont, requise,
+au nom du roi, par le comte Neroweg, d'envoyer des hommes à la poursuite
+des Vagres; plusieurs esclaves de l'évêque Cautin qui, par peur de
+l'enfer, n'avaient pas voulu courir la Vagrerie après l'incendie de la
+villa épiscopale, augmentaient la troupe de Neroweg. La troupe de Ronan,
+y compris les nouvelles recrues décidées à combattre, s'élevait à
+quatre-vingts hommes au plus.</p>
+
+<p>Dans cette épineuse occurrence, on tint conseil en Vagrerie... Que
+décida-t-on? plus tard on le saura.</p>
+
+<hr class="short">
+
+<p>Depuis une demi-heure, l'arrivée du comte et de ses leudes a été
+annoncée par les vedettes; les Vagres ont disparu; au milieu des
+clairières où ils ont festoyé durant la nuit, il ne reste que les débris
+du festin, des outres vides, des vases d'or et d'argent semés sur
+l'herbe foulée; près de là sont les chariots emmenés de la villa
+épiscopale, et plus loin les carcasses des boeufs près d'un brasier
+fumant encore... Profond est le silence de la forêt... Bientôt un
+esclave de la villa, l'un des pieux guides des leudes, sort du fourré
+dont la clairière est entourée; il s'avance d'un pas défiant, prêtant
+l'oreille et regardant autour de lui, comme s'il redoutait quelque
+embûche; mais à la vue des débris du festin, il fait un mouvement de
+surprise et se retourne vivement; il allait sans doute appeler la troupe
+qu'il précédait de loin, lorsqu'à l'aspect des vases d'or et d'argent,
+dispersés sur l'herbe, ce bon catholique réfléchit, court au butin, se
+saisit d'un calice d'or qu'il cache sous ses haillons; puis il appelle
+les leudes à grands cris en disant:</p>
+
+<p>--Par ici! par ici!...</p>
+
+<p>On entend d'abord au loin, et se rapprochant de plus en plus, un grand
+bruit dans les bois, les branches des taillis se brisent sous le
+poitrail et sous le sabot des chevaux; des voix s'appellent et se
+répondent; enfin sort du fourré le comte Neroweg à cheval, et à la tête
+de plusieurs de ses leudes; les autres, moins impétueux, ainsi que les
+gens de pied le suivent de loin, à travers le taillis, et vont bientôt
+le rejoindre. Aux cris de l'esclave, Neroweg avait cru tomber sur la
+troupe des Vagres; mais il ne vit personne dans la clairière, sinon
+notre bon catholique qui accourait criant:</p>
+
+<p>--Seigneur comte! les Vagres impies qui ont saccagé la villa de notre
+saint évêque, se sont enfuis dans la forêt.</p>
+
+<p>Neroweg leva sa longue épée sur la tête de l'esclave, l'abattit sanglant
+aux pieds de son cheval.</p>
+
+<p>--Chien!--s'écria-t-il,--tu m'as trompé... tu t'entendais avec les
+Vagres!...</p>
+
+<p>L'esclave tomba mourant, et le vase d'or qu'il avait dérobé s'échappa de
+dessous ses haillons.</p>
+
+<p>--À moi le vase d'or,--s'écria le comte, et montrant le calice du bout
+de son épée à un de ses hommes, qui le suivait à pied, ajouta:--Karl,
+mets cela dans ton sac...</p>
+
+<p>Ces pillards avaient toujours sur leurs talons quelques porteurs de
+grands sacs, où ils enfouissaient le butin; mais au moment où Karl
+s'apprêtait à obéir au comte, celui-ci aperçut plus loin, étincelants
+dans l'herbe aux rayons du soleil levant, les autres vases d'or et
+d'argent, emportés de la villa épiscopale. Neroweg, faisant faire alors
+un grand bond à son cheval, s'écria:</p>
+
+<p>--À moi ces trésors... remplis ton sac, Karl... appelle Rigomer, qu'il
+remplisse aussi le sien... À moi tous!...</p>
+
+<p>--Non pas à toi seul... mais à nous!--s'écrièrent les leudes qui le
+suivaient;--à nous aussi ces richesses... Ne sommes-nous pas tes
+égaux?...</p>
+
+<p>--Égaux à la bataille... nous sommes égaux au partage du butin; n'oublie
+pas ceci, Neroweg...</p>
+
+<p>--Souviens-toi qu'au pillage de Soissons, le grand roi Clovis
+lui-même... n'osa pas disputer un vase d'or à l'un de ses guerriers.</p>
+
+<p>--À nous donc ces trésors comme à toi... et faisons à l'instant le
+partage...</p>
+
+<p>Le comte n'osa pas résister aux réclamations des leudes, car ces
+guerriers, tout en reconnaissant un chef, traitaient toujours avec lui
+de pair à pair. Aussi plusieurs de ces pillards descendirent de cheval,
+convoitant des yeux les calices, les boîtes à Évangiles, les patènes,
+les coupes, les plats, les bassins et autres orfévreries d'or et
+d'argent... Déjà, se précipitant, se heurtant, ils allongeaient les
+mains vers ces richesses, lorsqu'une voix retentissante, qui semblait
+venir du ciel, s'écria:</p>
+
+<p>--Arrêtez, sacrilèges! Dieu vous entend... Dieu vous voit!... Si vous
+osez porter une main impie sur les biens de l'Église, vous êtes
+damnés...</p>
+
+<p>À cette voix, d'en haut, le comte Neroweg pâlit, trembla de tous ses
+membres, et tomba à genoux... Plusieurs leudes l'imitèrent, frappés de
+terreur.</p>
+
+<p>--Tous à genoux, païens!--reprit la voix de plus en plus
+menaçante,--tous à genoux, maudits!...</p>
+
+<p>Les derniers leudes qui restaient encore debout s'agenouillèrent
+éperdus, ainsi que tous les gens de pied qui avaient rejoint les
+cavaliers; cette foule effarée courba le front, se frappa la poitrine en
+murmurant:</p>
+
+<p>--Miracle! miracle! c'est la voix du Seigneur Dieu!...</p>
+
+<p>--Maintenant, grands pécheurs!--reprit la voix d'en haut d'un ton plus
+terrible encore,--maintenant que vous vous êtes courbés, frappés de
+terreur sous l'oeil du Seigneur, venez au secours de votre...</p>
+
+<p>La voix n'acheva pas... les rameaux d'un grand chêne, auprès duquel
+étaient agenouillés Neroweg et ses leudes, se brisèrent çà et là sous le
+poids d'un gros corps dégringolant de branche en branche, et dont la
+chute, ainsi amortie, fut si peu dangereuse, que ce gros corps, arrivant
+à terre presque sur ses pieds, faillit écraser le comte. Ce nouvel
+incident, ajoutant à la terreur de Neroweg et à celle de la foule, tous
+se jetèrent la face contre terre en murmurant:</p>
+
+<p>--Seigneur! Seigneur! ayez pitié de nous dans votre colère!...</p>
+
+<p>Qui était tombé du faîte de l'arbre?... l'évêque Cautin... la voix d'en
+haut, c'était la sienne... Avant l'arrivée des Franks, Ronan, le piquant
+de la pointe de son épée, l'avait forcé à grimper devant lui comme un
+gros loir dans le branchage du chêne, où il l'avait accompagné, le
+laissant même parler au nom du Seigneur, tant qu'il s'était borné à
+épouvanter Neroweg et ses leudes; mais lorsque le saint homme voulut les
+appeler à son aide, le Vagre le saisit à la gorge... ce brusque
+mouvement fit choir Cautin de branche en branche presque sur le dos du
+comte; mais l'homme de Dieu était un rusé compère, et quoiqu'un instant
+étourdi de sa chute, il voulut profiter de la terreur des Franks et de
+la foule, toujours agenouillés la face contre terre, il se raffermit sur
+ses jambes, puis il s'écria en gonflant ses joues et en frottant ses
+larges reins endoloris par sa chute:</p>
+
+<p>--Malheureux! implorez votre saint évêque, qui redescend du ciel... sur
+l'aile des archanges du Seigneur!...</p>
+
+<p>--Miracle!--dit la foule, et chacun de baiser la terre en se frappant la
+poitrine avec un redoublement de terreur.--Miracle!... miracle!...</p>
+
+<p>--Saint évêque Cautin, qui descendez du ciel... protégez-nous!</p>
+
+<p>--Est-ce ta voix, patron?--murmura Neroweg toujours la face contre
+terre, sans oser encore lever les yeux,--est-ce ta voix, saint évêque,
+ou est-ce un piége de Satan?</p>
+
+<p>--C'est moi-même... moi, ton évêque... en douter serait un sacrilége!</p>
+
+<p>--D'où viens-tu, bon patron?</p>
+
+<p>--Ne te l'ai-je pas dit?... je descends du ciel... Le Seigneur, après le
+sac de la villa épiscopale, me voyant emmené par les Vagres, à jamais
+damnés! a envoyé à mon secours des anges exterminateurs, revêtus
+d'armures d'hyacinthe, et armés d'épées flamboyantes; ils m'ont arraché
+des mains des Philistins, m'ont pris sur leurs ailes d'azur et d'argent,
+et m'ont emporté vers le ciel, où, moi, serviteur indigne du Roi des
+rois, j'ai eu la délectation, la jubilation de contempler la face
+resplendissante de l'Éternel au milieu des chants des séraphins et des
+parfums du paradis...</p>
+
+<p>--Miracle!--répéta la foule tout d'une voix.--Miracle!...</p>
+
+<p>--Notre saint évêque a vu le Seigneur en face.</p>
+
+<p>--Saint Cautin,--reprit Neroweg,--tu me protégeras, bon patron, mon cher
+père en Dieu!</p>
+
+<p>--Oui, si tu te prosternes toujours devant les évêques du Seigneur, et
+si tu enrichis son Église... Il l'a dit... il te le répète par ma
+voix!...</p>
+
+<p>--Je te ferai bâtir une chapelle en ce lieu, s'il le faut, saint évêque,
+pour glorifier ce grand miracle...</p>
+
+<p>--Ce n'est point assez, m'a dit le Seigneur, qui dans sa toute-puissance
+et omnipotence devinait ta pensée... Non, ce n'est point assez... Voici
+ses paroles sacrées, écoute-les bien, comte:</p>
+
+<p>--Je t'écoute, patron... je t'écoute...</p>
+
+<p>«--Neroweg et ses leudes,--m'a dit le Seigneur,--ont fui lâchement de la
+villa épiscopale lorsqu'elle a été attaquée par les Vagres...»</p>
+
+<p>--J'ai cru que c'étaient des diables sortant de l'enfer qui est sous ta
+salle de festin, saint patron...</p>
+
+<p>--C'étaient en effet des diables; mais ils avaient pris figure de
+Vagres... ce qu'ils ne font que trop souvent... Donc le Seigneur m'a dit
+ceci de sa propre bouche:</p>
+
+<p>«--Je veux que le comte Neroweg fasse abandon du quart de ses biens à
+l'évêque de Clermont; qu'il fasse rebâtir et orner richement la villa
+épiscopale, qu'il a si lâchement laissé mettre à feu et à sac par des
+diables, sous figure de Vagres... fantômes, que moi, le Seigneur Dieu,
+j'avais envoyés de mon enfer, au comte Neroweg, pour éprouver s'il
+aurait le courage de défendre son père en Christ, l'évêque Cautin... Je
+veux de plus que le comte Neroweg poursuive les Vagres à outrance, qu'il
+les fasse périr dans les supplices, surtout leur chef, et un ermite
+relaps, renégat, idolâtre, qui accompagne ces damnés... Je veux enfin
+que le comte fasse brûler à petit feu une Moabite, une sorcière, une
+infernale diablesse, qui fut autrefois liée par le mariage à mon chaste
+et bon serviteur l'évêque Cautin, qui, depuis que je l'ai fait, par ma
+grâce, monter à l'épiscopat, est une véritable rose de pudicité, un
+véritable tigre de renoncement aux abominations de la chair... Que le
+comte Neroweg accomplisse mesdites volontés, à ce prix seulement, je lui
+remettrai ses péchés, et un jour je lui ouvrirai les portes de mon
+éternel paradis... <i>Amen</i>...» Là-dessus, les séraphins ont brûlé des
+parfums d'une odeur céleste, et joué un air de luth des plus
+délectables... après quoi le Seigneur a ordonné à ses archanges de me
+rapporter doucement sur leurs ailes vers la terre... ce qu'ils viennent
+d'accomplir... Voyez plutôt là-haut, tout là-haut, mais il faut vous
+hâter... voyez tout là-haut... les derniers archanges s'envoler vers le
+trône d'or de l'Éternel en déployant leurs belles ailes d'azur et
+d'argent!...</p>
+
+<p>Neroweg et quelques-uns de ses leudes, alléchés par le récit de cette
+vision, se relevèrent, béants, sur leurs genoux, et levèrent les yeux au
+ciel pour jouir du miraculeux spectacle promis par l'évêque; mais au
+lieu des archanges aux ailes d'azur et d'argent, ils virent, par hasard,
+deux Vagres chevelus et barbus, leurs arcs entre les dents, rampant
+comme des couleuvres le long d'une grosse branche d'arbre, afin de
+gagner un endroit d'où ils pourraient, en bons archers, viser sûrement
+Neroweg et sa troupe...</p>
+
+<p>--Trahison!--s'écria le comte en se dressant de toute sa hauteur, et
+montrant la cime des arbres à ses leudes.--Trahison! les Vagres sont
+là-haut cachés dans les arbres!...</p>
+
+<p>--Miracle! double miracle!--s'écria l'évêque inspiré.--Les anges
+exterminateurs avaient enlevé dans les airs ces démons sous figures de
+Vagres, afin de les précipiter de plus haut au fin fond des enfers, leur
+demeure éternelle... Mais voici que ces démons, en tombant du haut en
+bas, se seront raccrochés à ces branches... Miracle! double miracle!...
+Allons, mes chers fils, exterminez les Philistins!</p>
+
+<p>À peine l'évêque achevait-il ces mots, en se glissant sous l'un des
+chariots, qu'une volée de flèches, tirée du haut des arbres par les
+Vagres, cribla la troupe de Neroweg... Se voyant découverts, les hardis
+garçons n'hésitèrent plus à combattre; les traits furent lancés si juste
+par ces fins archers, que chaque flèche trouva son carquois dans la
+blessure qu'elle fit à l'ennemi.</p>
+
+<p>--À toi, Neroweg,--dit du haut d'un arbre la voix de Ronan, le meilleur
+archer de la Vagrerie,--un descendant de Scanvoch t'envoie ceci à toi,
+descendant de l'<i>Aigle terrible</i>...</p>
+
+<p>Malheureusement pour l'adresse de Ronan sa flèche s'émoussa sur le
+casque de fer du comte, les Vagres jusqu'alors cachés dans les fourrés
+en sortirent en poussant de grands cris, attaquèrent intrépidement les
+troupes de Neroweg, une furieuse mêlée s'engagea.</p>
+
+<p>Et qui fut vainqueur dans ce combat? les Vagres ou les Franks?</p>
+
+<p>Malédiction! presque tous les Vagres, après une lutte acharnée, ont été
+exterminés, quelques-uns échappés au massacre, d'autres trop gravement
+blessés pour fuir, restèrent prisonniers de Neroweg... Ronan le Vagre
+fut de ceux-là.</p>
+
+<p>Et Loysik? et la petite Odille! et l'évêchesse?</p>
+
+<p>Aussi prisonniers... oui, tous ont été conduits au burg du comte frank,
+tandis que Saint-Cautin, triomphant et remportant ses vases d'or et
+d'argent, regagnait Clermont, suivi d'une foule pieuse criant partout
+sur son passage:</p>
+
+<p>--Gloire à notre saint évêque! gloire au bienheureux Cautin... il a vu
+l'Éternel face à face!</p>
+<a name="ch3" id="ch3"></a>
+<br><br><br>
+
+<h3>CHAPITRE III.</h3>
+
+<p class="mid"><span class="sml">Le burg du comte Neroweg.--L'Ergastule, où sont retenus prisonniers
+Ronan le Vagre, Loysik, l'ermite laboureur, l'évêchesse et Odille.--Vie
+d'un seigneur frank et de ses leudes dans son château, vers le milieu du
+sixième siècle (558).--Le festin.--Le <i>mâhl</i>.--L'épreuve des fers
+brûlants et de l'eau froide.--L'appartement des femmes.--Godégisèle,
+cinquième épouse du comte Neroweg.--Ce qu'elle apprend du meurtre de
+Wisigarde, quatrième femme du comte.--L'enfer et le clerc.--Chram, fils
+de Clotaire, roi de France, arrive au burg du comte.--Suite de Chram ou
+<i>truste</i> royale.--Leudes campagnards et <i>antrustions</i> de cour.--Le <i>Lion
+de Poitiers</i>.--<i>Imnachair et Spactachair.</i>--Irrévérence de ces jeunes
+seigneurs à l'endroit du bienheureux évêque Cautin, qui confond ces
+incrédules par un nouveau miracle.--But de la visite de Chram au comte
+Neroweg.--Torture de Ronan et de Loysik destinés à périr le lendemain
+avec la belle évêchesse et la petite Odille.--Le bateleur et son
+ours.--Ce qu'il advient de la présence de cet homme et de cet ours dans
+le burg du comte.</span></p>
+
+<p>Le burg du comte Neroweg, situé au milieu de l'emplacement d'un ancien
+camp romain fortifié, est bâti sur le plateau d'une colline qui domine
+une immense forêt; entre cette forêt et le burg s'étendent de vastes
+prairies, arrosées par une large rivière; au delà de la forêt, les
+hautes montagnes volcaniques de l'Auvergne s'étagent à l'horizon.
+L'habitation seigneuriale, destinée au comte et à ses leudes, est
+construite à la mode germanique: au lieu de murailles, des poutres,
+soigneusement équarries et reliées entre elles, reposent sur de larges
+assises de pierre; de loin en loin, pour consolider ces boiseries
+épaisses d'un pied, des pilastres maçonnés, appuyés sur le soubassement,
+montent jusqu'au toit, construit de bardeaux de chêne et de planchettes
+d'un pied carré superposées les unes aux autres; toiture aussi légère
+qu'impénétrable à la pluie. Ce bâtiment, formant un carré long orné d'un
+large portique de bois, s'appuie, de chaque côté, sur d'autres
+constructions également en charpente, recouvertes de chaume et destinées
+aux cuisines, aux celliers, à la buanderie, à la filanderie, aux
+ateliers des esclaves tisseurs de laine, tailleurs, cordonniers ou
+corroyeurs; là sont aussi les chenils, les écuries, les perchoirs pour
+les faucons, la porcherie, les étables, le pressoir, la brasserie et
+d'immenses granges remplies de fourrage pour les chevaux et les
+bestiaux. Dans le bâtiment seigneurial se trouvait le <i>gynécée</i>
+(appartement des femmes), réservé à Godégisèle, cinquième épouse du
+comte (la seconde et la troisième vivaient encore). Elle passait là
+tristement ses jours, sortant rarement et filant sa quenouille au milieu
+des esclaves femelles de la maison, occupées à divers travaux d'aiguille
+et de tissage; une chapelle en bois, desservie par un clerc, commensal
+du burg, attenait à ce gynécée, sorte de lupanar dont le comte se
+réservait seul l'entrée. Là, sous les yeux de sa femme, il choisissait,
+après boire, ses nombreuses concubines; ses leudes, selon leurs
+caprices, toujours obéis, sous peine de coups de bâton, s'accouplaient
+avec les femmes esclaves du dehors.</p>
+
+<p>La totalité de ces bâtiments, ainsi qu'un jardin et un vaste hippodrome,
+entouré d'arbres, destiné aux exercices militaires des leudes et des
+gens de guerre à pied, aussi libres et de race franque, est entourée
+d'un fossé de circonvallation, antique vestige de ce camp romain qui
+date de la conquête de César. Les parapets ont été dégradés par les
+siècles, mais ils offrent encore une bonne ligne de défense; une seule
+des quatre entrées de cette enceinte fortifiée, ouvertes, selon l'usage,
+au nord, au midi, à l'est et à l'ouest, a été conservée: c'est celle du
+midi; de ce côté, un pont volant, construit de madriers, est jeté,
+durant le jour, sur ce fossé, pour le passage des piétons, des chariots
+et des chevaux; mais chaque soir, pour plus de sûreté, car le comte est
+ombrageux et défiant, le pont est retiré par le gardien. Ce fossé
+profond, rendu marécageux par les suintements et par la permanence des
+eaux, est rempli d'un tel amoncellement de vase, que l'on s'y
+engloutirait si l'on tentait de traverser ce bourbier. Non loin de
+l'hippodrome et à une assez grande distance des bâtiments, mais en
+dedans de l'enceinte fortifiée, est bâti en briques impérissables, comme
+toutes les constructions romaines, un <i>ergastule</i>, sorte de cave
+profonde destinée, lors de la conquête romaine, à enfermer les esclaves
+destinés aux travaux du camp et des routes voisines; Ronan, Loysik,
+l'ermite laboureur, la belle évêchesse, la petite Odille et plusieurs
+Vagres (morts, depuis leur captivité, des suites de leurs blessures),
+ont été renfermés, il y a un mois, dans cet ergastule, prison du burg,
+ensuite du combat des gorges d'Allange, où la plupart des Vagres ont
+péri, les autres ont fui dans la montagne.</p>
+
+<p>La position de ce burg, le repaire du noble frank, n'est-elle pas bien
+choisie?... Les antiques fortifications romaines mettent cette demeure à
+l'abri d'un coup de main. Le seigneur comte veut-il chasser la bête
+fauve? la forêt est si voisine du burg, qu'aux premières nuits de
+l'automne l'on entend au loin bramer les cerfs et les daims en rut;
+veut-il chasser au vol? les plaines dont sa demeure est entourée offrent
+aux faucons des nichées de perdrix, et non loin de là, d'immenses étangs
+servent de retraite aux hérons qui souvent, dans leur lutte aérienne
+avec le faucon, transpercent de leur bec effilé l'oiseau chasseur; le
+seigneur comte veut-il enfin pêcher? ses nombreux étangs regorgent de
+brochets, de carpes, de lamproies, et la truite au dos d'azur, la perche
+aux nageoires de pourpre, sillonnent les ruisseaux d'eau vive.</p>
+
+<p>Oh! seigneur comte Neroweg! qu'il est doux pour toi de jouir ainsi des
+biens de cette terre conquise par tes rois, avec l'aide de l'épée de ton
+père et de ses leudes... Toi, comme tes pareils, les nouveaux maîtres de
+ce sol fécondé par les labeurs de notre race, vous vivez dans la paresse
+et l'oisiveté... Boire, manger, chasser, jouer aux dés avec tes leudes,
+violenter nos femmes, nos soeurs, nos filles, et communier chaque
+semaine en fin catholique, voilà ta vie... voilà la vie des Franks<a href="#A3"><sup class="sml">A</sup></a>,
+possesseurs de ces immenses domaines dont ils nous ont dépouillés!...
+Oh! comte Neroweg, qu'il fait bon d'habiter ce burg, bâti par des
+esclaves gaulois enlevés à leurs champs, à leur maison, à leur famille,
+apportant à dos d'homme, sous le bâton de tes gens de guerre, le bois
+des forêts, les roches de la montagne, le sable des rivières, la pierre
+de chaux tirée des entrailles de la terre; après quoi, ruisselants de
+sueur, brisés de fatigue, mourant de faim, recevant pour pitance
+quelques poignées de fèves, ils se couchaient sur la terre humide, à
+peine abrités par un toit de branchages; dès l'aube, les morsures des
+chiens réveillaient les paresseux... Oui, ces gardiens aux crocs aigus,
+dressés par les Franks, accompagnaient les esclaves au travail, hâtaient
+leur marche appesantie lorsqu'ils revenaient, courbés sous de lourds
+fardeaux, et si, dans son désespoir, le Gaulois tentait de fuir,
+aussitôt ces dogues intelligents les ramenaient au troupeau humain à
+grands coups de dents, de même que le chien du boucher ramène au bercail
+un boeuf ou un bélier récalcitrant.</p>
+
+<p>Et ces esclaves? appartenaient-ils tous à la classe des laboureurs et
+des artisans, rudes hommes, rompus dès l'enfance aux durs labeurs? Non,
+non... parmi ces captifs, les uns, habitués à l'aisance, souvent à la
+richesse, avaient été, lors de la conquête franque ou des guerres
+civiles des fils de Clovis entre eux, enlevés de leurs maisons de ville
+ou des champs, eux, leurs femmes et leurs filles; celles-ci, envoyées au
+logis des esclaves femelles pour les travaux féminins et les débauches
+du Frank; les hommes, à la bâtisse, au labour, à la porcherie, aux
+ateliers; d'autres esclaves, jadis rhéteurs, commerçants, poëtes ou
+trafiquants, avaient été pris sur les routes, lorsque réunis en troupe
+et croyant ainsi voyager plus sûrement, en ces temps de guerre, de
+ravage et de pillage, ils allaient d'une ville à l'autre.</p>
+
+<p>Oui, l'esclavage rendait ainsi frères en misère, en douleur, en
+désespérance le Gaulois riche, habitué aux loisirs, et le Gaulois
+pauvre, rompu aux pénibles labeurs; oui, la femme aux mains blanches,
+au teint délicat, et la femme aux mains gercées par le travail, au teint
+brûlé par le soleil, devenaient ainsi, par l'esclavage, soeurs de honte
+et de déshonneur, jetées pleurantes, et, si elles résistaient,
+saignantes, dans la couche du seigneur frank.</p>
+
+<p>Oh! nos pères!... oh! nos mères!... par tout ce que vous avez
+souffert!... oh! nos frères et nos soeurs!... par tout ce que vous
+souffrez!... oh! nos fils!... oh! nos filles!... par tout ce que vous
+souffrirez encore!... oh! vous tous, par les larmes de vos yeux, par le
+sang de votre corps, par le viol de votre chair, vous serez vengés!...
+Vous serez vengés de ces Franks abhorrés!... dût cette vengeance
+terrible, aussi implacable qu'elle est juste, frapper dans des siècles
+la race de nos conquérants!...</p>
+
+<p>Bien dit, mon Vagre!... Mais, fou révolté, tu comptes sans les
+évêques!... Les entends-tu? les entends-tu?...</p>
+
+<p>«--Ô pieux évêque, ma maison est pillée, mon père égorgé, nous voici,
+moi et les miens, réduits à l'esclavage!...»</p>
+
+<p>«--Bénissez Dieu, mon fils, de vous envoyer de pareilles épreuves!
+bénissez Dieu!...»</p>
+
+<p>«--Les Franks ont violé ma fille sur le corps de sa mère éventrée!»</p>
+
+<p>«--Épreuve! épreuve!... bénissez Dieu!...»</p>
+
+<p>«--Quoi! pas de vengeance contre ces Franks?... quoi! ne pas leur
+demander oeil pour oeil, dent pour dent?...»</p>
+
+<p>«--Non, mon fils; les Franks sont orthodoxes et confessent la sainte
+Trinité, ils expient leurs crimes en enrichissant les églises et les
+prêtres du Seigneur, moyennant quoi nous remettons à ces fidèles leurs
+gros péchés... Bénissez donc les maux qu'ils vous font, mon fils; c'est
+votre salut qu'ils font.»</p>
+
+<p>«--J'écouterai ta voix, saint évêque, je bénirai les Franks, divins
+instruments de mon salut, je chérirai les épreuves qu'ils me font subir
+par votre volonté, ô mon doux Seigneur! merci donc, Dieu souverainement
+juste et bon! merci! faites, s'il vous plaît, qu'il en soit ainsi de ma
+descendance à travers les siècles! oui, faites, s'il vous plaît, que ma
+race, écrasée sous le joug des Franks, pleure, gémisse et saigne
+toujours ainsi, d'âge en âge, à cette fin qu'à force de maux, de
+misères, de désastres, elle gagne comme moi son paradis, selon que nous
+le promettent vos prêtres, ô Dieu tout-puissant qui souriez d'un air si
+paterne à mes tortures! grâces vous soient à jamais rendues! <i>Amen.</i>»</p>
+
+<p>À la bonne heure, mon orthodoxe, voilà parler! Patrie, liberté, honneur,
+famille, race, vaillance, fierté, gloire d'autrefois, oublie tout,
+oublie tout; fais mieux, crois-moi, arrache de ta poitrine ton coeur
+gaulois; il pourrait, malgré toi, tressaillir encore à notre opprobre;
+ouvre aussi tes quatre veines, quelques gouttes du valeureux sang de nos
+pères pourraient y couler encore. Remplace ce sang vermeil et chaud par
+l'eau glaciale du baptistère de tes évêques, après quoi courbe le front,
+tends le dos et marche sans broncher au paradis.</p>
+
+<p>En attendant que tu y arrives au paradis, mon catholique, entrons dans
+le burg de ton seigneur... Foi de Vagre! par la sueur et par le sang de
+tes pères qui ont suinté sur chaque poutre, sur chaque pierre de cette
+bâtisse, c'est un commode, vaste et beau bâtiment que ce burg du
+seigneur comte! douze poutres de chêne, bien arrondies, supportent le
+portique; il conduit à la salle du <i>Mâhl</i>, ainsi que ces chefs barbares
+appellent le tribunal où ils rendent leur justice seigneuriale<a href="#B3"><sup class="sml">B</sup></a>,
+salle immense, au fond de laquelle, sur une estrade, est élevé le siége
+du comte et le banc de ses leudes qui l'assistent. Là, il tient son
+mâhl, où se jugent les délits commis dans son domaine; dans un coin on
+voit un réchaud, un chevalet et quelques tenailles; pas de bonne justice
+sans torture et sans bourreau. Puis, là bas, vois, dans ce coin à fleur
+de terre, une grande cuve remplie d'eau, et si profonde, qu'un homme s'y
+pourrait noyer; non loin de la cuve sont neuf socs de charrue, posés sur
+le sol. Qu'est-ce que cela, le sais-tu? mon saint homme en résignation,
+en soumission et en contrition? Cette cuve, ces socs de charrue, ce sont
+les instruments de l'<i>épreuve judiciaire</i>, ordonnée par la loi
+<i>salique</i>, loi des Franks, puisque la Gaule subit aujourd'hui la loi des
+Franks.</p>
+
+<p>Et cette porte de coeur de chêne, épaisse comme la paume de la main et
+garnie de lames de fer, de clous énormes? cette porte est celle du
+trésor de ce noble seigneur; lui seul en a la clef. Là, sont les grands
+coffres, aussi bardés de fer, où il renferme ses sous d'or et d'argent,
+ses pierreries, ses vases précieux, sacrés ou profanes, ses colliers,
+ses bracelets, son épée de parade à poignée d'or, sa belle bride à frein
+d'argent, et sa selle ornée de plaques et d'étriers de même métal, en un
+mot, mon saint homme, tout ce qu'il a rançonné, larronné, chez ceux de
+ta race, est rassemblé dans le trésor du comte.</p>
+
+<p>Écoute donc! entends-tu ces rires bruyants? ces cris avinés dans la
+pièce voisine, séparée de la salle du tribunal par de grands rideaux de
+cuir tanné et corroyé dans le burg? On est fort gai là-dedans: dis un
+<i>Oremus</i>, demande au ciel de longs et gracieux jours pour ton noble
+seigneur Neroweg, sans oublier son patron le bienheureux évêque Cautin,
+le faiseur de miracles, et entrons dans la salle du festin.</p>
+
+<p>La nuit est venue; voilà, sur ma foi, de curieux candélabres de chair et
+d'os; dix esclaves tannés, décharnés, à peine couverts de haillons, sont
+rangés, cinq d'un côté de la table, cinq de l'autre, et immobiles comme
+des statues, tiennent de gros flambeaux de cire allumés<a href="#C3"><sup class="sml">C</sup></a>, suffisant à
+peine à éclairer ces lieux; deux rangées de piliers de chêne arrondis,
+sorte de colonnade rustique, partagent cette salle en trois parties, la
+coupant dans sa longueur et aboutissant d'un côté à la porte du mâhl; et
+de l'autre à la chambre à coucher du comte, laquelle communique au logis
+de Godégisèle et de ses femmes, de sorte qu'après boire le noble
+représentant du bon roi Clotaire, en Auvergne, peut rendre la justice ou
+jeter ses concubines sur sa couche.</p>
+
+<p>Entre les deux rangées de piliers se trouve la table du comte et des
+leudes ses pairs; à droite et à gauche en dehors des piliers, sont deux
+autres tables, l'une réservée aux guerriers d'un rang inférieur, l'autre
+aux principaux serviteurs du comte, son sénéchal, son maréchal, son
+échanson, son écuyer, ses chambellans et autres, car les seigneurs
+singent de leur mieux la cour de leurs rois<a href="#D3"><sup class="sml">D</sup></a>. Dans les quatre coins
+de la salle, jonchée, selon la coutume, de feuilles vertes en été, de
+paille en hiver, sont quatre grosses tonnes, deux d'hydromel, une de
+cervoise et une de vin <i>herbé</i><a href="#E3"><sup class="sml">E</sup></a>, vin d'Auvergne mêlé d'épices et
+d'absinthe, boissons brassées ou foulées par les esclaves du burg; le
+long des boiseries sont suspendus les trophées de la vénerie du comte et
+des armes de chasse ou de guerre; têtes de cerfs, de chevreuils et de
+daims, garnies de leur ramure; têtes de buffles, d'ours et de sangliers,
+munies de leurs défenses ou de leurs crocs. Les chairs et les cuirs ont
+été enlevés, il ne reste de ces têtes que leurs ossements blanchis;
+épieux, piques, couteaux, trompes de chasse, filets de pêche, chaperons
+de fauconnerie, armes de guerre, lances, francisques, épées, hangons et
+boucliers peints de couleurs tranchantes, sont aussi appendus aux
+boiseries. Sur la table, vrai festin de Vagrerie, ce ne sont que
+chevreuils et sangliers rôtis tout entiers, montagnes de jambons de
+porcs ou de venaison fumée, avalanches de choux au vinaigre, mets
+favoris des Franks, pièces de boeuf, de mouton et de veau, engraissés
+dans les étables du comte, menu gibier, volailles, carpes et brochets,
+ceux-ci grands comme Léviathan, légumes, fruits et fromages de la
+fertile Auvergne; les cruches et les amphores, sans cesse remplies par
+les sommeliers qui courent aux tonneaux défoncés, sont sans cesse vidées
+par les Franks, dans des cornes de taureau sauvage, leur coupe
+habituelle. La corne dont se sert Neroweg a dû appartenir à un buffle
+monstrueux, elle est noire et ornée du haut en bas de cercles d'or et
+d'argent. De temps à autre le seigneur comte fait un signe, et plusieurs
+esclaves, placés à l'un des bouts de la salle, et portant les uns des
+tambours, les autres des trompes de chasse, font une musique endiablée,
+peut-être moins assourdissante et discordante que les cris et les rires
+de ces épais Teutons, gloutons repus, et déjà pour la plupart ivres à
+demi.</p>
+
+<p>De ce festin que dis-tu, mon orthodoxe? ces vins, ces venaisons, ces
+poissons, ces boeufs, ces porcs, ces moutons, ce gibier, ces volailles,
+ces légumes, ces fruits, qui les a produits? La Gaule! le pays cultivé,
+fécondé, par ceux-là qui, affamés au milieu de ces monceaux de
+victuailles, servent de flambeaux vivants pour éclairer le festin; par
+ceux-là qui, à cette heure, au fond de masures de boue et de roseaux,
+partagent, épuisés de fatigue, leur maigre pitance avec leur famille,
+non moins affamée... Allons, mon saint homme, continue ton antienne!</p>
+
+<p>«O Dieu miséricordieux! béni sois-tu de nous envoyer la disette, à nous
+qui produisons l'abondance! béni sois-tu de faire ainsi dévorer à nos
+yeux les produits de cette terre fertilisée par le travail de nos pères!
+béni sois-tu, équitable seigneur, voici que notre maître le conquérant
+est repu, ses compagnons aussi, ses serviteurs aussi, ses chiens aussi,
+tandis que nous, esclaves, la faim nous dévore! grâces te soient donc
+rendues, ô Dieu rempli de justice et de bonté! car notre faim est atroce
+et nous mord les entrailles... Fais, ô Seigneur! qu'il en soit ainsi
+chaque jour, et plus vite et plus tôt nous irons en paradis.»</p>
+
+<p>Voici donc les Franks repus, avinés; rires, hoquets et défis de boire,
+de boire encore, de boire toujours, se croisent en tous sens; ils sont
+très-gais ces conquérants de la vieille Gaule; le seigneur comte est
+surtout en belle humeur; à côté de lui siége son clerc, qui lui sert de
+secrétaire, et dessert l'oratoire du burg; car, selon la nouvelle
+coutume autorisée par l'Église, les seigneurs franks peuvent avoir un
+prêtre et une chapelle dans leur maison<a href="#F3"><sup class="sml">F</sup></a>. Ce clerc a été placé près
+de Neroweg, par Cautin. Le prélat rusé a dit au barbare stupide: «Ce
+clerc ne t'accordera pas la rémission des crimes que tu pourrais
+commettre et ne te sauvera pas des griffes de Satan; moi seul, j'ai ce
+pouvoir; mais la présence continuelle d'un prêtre, auprès de toi, rendra
+plus difficiles les entreprises du démon; cela te donnera le loisir, en
+cas d'urgence diabolique, d'attendre ma venue sans risquer d'être
+emporté en enfer.»</p>
+
+<p>La bruyante gaieté des leudes est à son comble; Neroweg veut parler, par
+trois fois il frappe sur la table avec le manche de son long couteau
+nommé <i>Scramasax</i> par ces barbares; il s'en sert pour dépecer la viande
+et le porte habituellement à sa ceinture: on fait silence, ou à peu
+près, le comte va parler; les coudes sur la table, il passe et repasse
+entre le pouce et le premier doigt de sa main droite, sa longue
+moustache rousse graisseuse et vineuse. Ce mouvement annonce toujours
+chez lui quelque acte de cruauté sournoise; aussi les leudes,
+connaissant leur comte, font d'avance et de confiance, ces épais
+Teutons, entendre leur gros rire; Neroweg, sans mot dire, montre du
+geste à ses convives l'un des esclaves qui tenaient immobiles les
+luminaires du festin; ce pauvre vieux homme, ridé, décharné, à longue
+barbe blanche comme ses cheveux, était vêtu d'une souquenille en
+lambeaux qui laissait voir sa chair jaune et tannée comme du parchemin;
+les quelques haillons qui lui servaient de caleçon descendaient à peine
+au-dessus de ses genoux osseux; ses jambes nues, grêles, sillonnées de
+cicatrices faites par les ronces, semblaient pouvoir à peine le
+supporter; obligé de tenir, ainsi que ses compagnons, la torche de cire
+à bras tendu, sous la menace d'être martyrisé à coups de fouet, il
+sentait son maigre bras s'engourdir, faillir et vaciller malgré lui.</p>
+
+<p>S'adressant alors à ses leudes avec une hilarité cruelle, le comte,
+désignant du geste le vieil esclave, leur dit:</p>
+
+<p>--Hi... hi... hi... nous allons rire. Vieux chien édenté, pourquoi
+tiens-tu si mal ton flambeau?</p>
+
+<p>--Seigneur... je suis très-âgé... mon bras se lasse malgré moi...</p>
+
+<p>--Ainsi tu es fatigué?</p>
+
+<p>--Hélas! oui, seigneur...</p>
+
+<p>--Tu sais cependant que celui qui ne tient pas droit son flambeau est
+régalé, hi... hi... de cinquante coups de fouet?</p>
+
+<p>--Seigneur... la force me manque...</p>
+
+<p>--Tu me l'assures?</p>
+
+<p>--Oh! oui, seigneur... quelques moments de plus et le flambeau
+s'échappait de mes doigts engourdis.</p>
+
+<p>--Pauvre vieux... allons, éteins ton flambeau...</p>
+
+<p>--Grâces vous soient rendues, seigneur.</p>
+
+<p>--Un moment... que vas-tu faire?</p>
+
+<p>--Souffler sur la mèche du flambeau pour l'éteindre...</p>
+
+<p>--Oh! mais ce n'est point ainsi que je l'entends, moi... hi... hi...
+hi...</p>
+
+<p>Et Neroweg, caressant toujours sa moustache, jeta de nouveau sur ses
+leudes un regard ironique et sournois.</p>
+
+<p>--Seigneur, comment voulez-vous que j'éteigne mon flambeau?</p>
+
+<p>--Je veux que tu l'éteignes entre tes genoux<a href="#G3"><sup class="sml">G</sup></a>.</p>
+
+<p>À cette plaisante idée du comte, les Franks applaudirent par des cris et
+des rires sauvages; le vieux Gaulois trembla de tous ses membres,
+regarda Neroweg d'un air suppliant et murmura:</p>
+
+<p>--Seigneur... mes genoux sont nus et le flambeau est ardent.</p>
+
+<p>--Eh! vieille brute... crois-tu que je t'ordonnerais d'éteindre cette
+torche entre tes genoux s'ils étaient couverts de jambards de fer?</p>
+
+<p>--Seigneur... mon bon seigneur... ce sera pour moi une grande douleur;
+par pitié ne m'imposez pas ce supplice!</p>
+
+<p>--Bah! tes genoux, ça n'est que des os! Hi... hi... hi...</p>
+
+<p>Cette saillie du comte redoubla les joyeusetés des leudes.</p>
+
+<p>--Je n'ai que la peau et les os, c'est vrai,--répondit le vieillard
+tâchant de rire aussi afin d'apitoyer son maître,--je suis
+très-chétif... épargnez-moi donc ce mal, s'il vous plaît, mon bon
+seigneur.</p>
+
+<p>--Écoute... si tu n'éteins pas à l'instant ce flambeau entre tes genoux,
+je te fais saisir par mes hommes, et moi je t'éteins la torche au fond
+du gosier... choisis donc et sur l'heure.</p>
+
+<p>Une nouvelle explosion d'hilarité prouva au vieux Gaulois qu'il n'avait
+point à attendre merci des Franks. Il regarda en pleurant ses pauvres
+jambes frêles et flageolantes; puis, cédant à un dernier espoir, il dit
+au clerc d'une voix suppliante:</p>
+
+<p>--Mon bon père en Dieu... au nom de la charité... intercédez pour moi
+auprès de mon seigneur le comte.</p>
+
+<p>--Seigneur, je vous demande grâce pour ce vieux homme.</p>
+
+<p>--Clerc! cet esclave m'appartient-il, oui ou non?</p>
+
+<p>--Il vous appartient, noble seigneur.</p>
+
+<p>--Puis-je disposer de mon esclave selon que je veux, et le châtier selon
+qu'il me plaît!</p>
+
+<p>--Mon noble seigneur, c'est votre droit.</p>
+
+<p>--Alors qu'il éteigne vitement cette torche entre ses genoux, sinon je
+jure, par le grand Saint-Martin, que je la lui éteins dans le gosier...</p>
+
+<p>--Mon bon père en Dieu... intercédez encore pour moi...</p>
+
+<p>--Mon cher fils... il faut avec résignation accepter les maux que le
+ciel nous envoie...</p>
+
+<p>--Finiras-tu?--s'écria le comte en frappant sur la table avec le manche
+de son grand couteau.--Assez de paroles... choisis: tes genoux ou ton
+gosier pour éteignoir... Tu hésites... allons, mes leudes,
+saisissez-le...</p>
+
+<p>--Non, non, mon seigneur... voici que j'obéis...</p>
+
+<p>Et ce fut une scène très-comique pour les Franks... Foi de Vagre, il y
+avait de quoi rire en effet: le pauvre vieux Gaulois, toujours pleurant,
+approcha d'abord de ses genoux tremblotants la torche ardente; puis, à
+la première atteinte de la flamme, il retira soudain le flambeau; mais
+le comte, qui, les deux mains sur son ventre gonflé de vin et de viande,
+riait, ainsi que ses leudes, riait à crever, cessa de rire et donna sur
+la table, d'un air terrible, un grand coup du manche de son couteau.
+L'esclave, d'une main tremblante, rapprocha la torche de ses genoux
+frissonnants, et voulut tout d'un coup en finir avec cette torture; il
+écarta un peu les jambes, puis il les serra par deux fois convulsivement
+afin d'éteindre la flamme entre ses genoux, ce à quoi il parvint sans
+pouvoir retenir un grand cri de douleur; et si violente fut sa
+souffrance que le vieillard tomba sur le dos, presque privé de
+connaissance.</p>
+
+<p>--Ça sent le chien grillé,--dit le comte en dilatant les narines de son
+nez d'oiseau de proie; et cette odeur de chair brûlée le mettant sans
+doute en goût, il s'écria, comme frappé d'une idée subite:--Mes
+vaillants leudes, la prison du burg est bien garnie, ce me semble...
+Nous avons, enchaînés dans l'ergastule, d'abord Ronan le Vagre et
+l'ermite laboureur... tous deux maintenant à peu près guéris de leurs
+blessures; la petite esclave blonde, non guérie celle-là, et toujours
+quasi mourante, ce qui me prive, à mon grand regret, de la prendre dans
+mon lit, car en la revoyant je la trouvais toujours avenante, malgré sa
+pâleur et sa blessure... Nous avons encore la belle évêchesse, non
+blessée, mais endiablée... j'avais fort envie d'en faire ma concubine;
+mais mon clerc m'a dit qu'avoir pour maîtresse une sorcière femme d'un
+évêque, c'était dangereux pour mon salut...</p>
+
+<p>--Oui, noble comte, les liaisons charnelles avec les démoniaques sont
+terribles pour notre salut, et en outre les liens sacrés qui attachaient
+l'évêchesse à son mari, devenu son frère en Dieu, avant qu'elle fût
+possédée du démon, existent toujours; ce serait donc commettre un
+adultère avec une sorcière, double et horrible crime que peuvent punir
+les flammes éternelles!</p>
+
+<p>--Assez, assez, mon clerc, ne parlons point ici de flammes éternelles,
+dont la rôtissure de ce vieux esclave donne un avant-goût; d'ailleurs il
+y a trop de femelles dans le gynécée de ma femme Godégisèle pour que je
+songe à une évêchesse sorcière.</p>
+
+<p>--Mais, comte,--reprit un des leudes,--que veux-tu faire de ces Vagres
+maudits, de cette petite Vagredine et de cette belle sorcière, amenés
+ici après le combat des gorges d'Allange?</p>
+
+<p>--Ah! mes chers frères, là, vous avez vu mon protecteur, le bienheureux
+évêque Cautin, descendre du ciel sur les ailes des anges?</p>
+
+<p>--Nous l'avons vu, clerc, nous l'avons vu... ou peu s'en faut.</p>
+
+<p>--Et ce grand miracle nous a frappés tous d'admiration et de frayeur...</p>
+
+<p>--Avez-vous remarqué, mes chers frères en Dieu, l'espèce d'auréole dont
+était encore entourée la rayonnante face de mon protecteur, à sa
+descente du paradis? quelques-uns l'ont vue et la disent éblouissante...</p>
+
+<p>--Moi et mon ami Sigivald, nous avons remarqué quelque chose
+d'approchant.</p>
+
+<p>--Mais, pour revenir à ces Vagres maudits, ils ont été, avec plusieurs
+de leurs camarades, morts depuis dans l'ergastule, amenés ici
+prisonniers parce qu'ils étaient trop gravement blessés pour supporter
+le voyage de Clermont.</p>
+
+<p>--Et c'est là qu'ils doivent être bientôt conduits pour y être jugés,
+torturés et suppliciés; ils sont maintenant en état de supporter voyage,
+torture et supplice...</p>
+
+<p>--Ah! que n'ont-ils mille membres à brûler, à tenailler, pour expier la
+mort de nos compagnons d'armes qu'ils ont tués dans ce combat des gorges
+d'Allange et dans d'autres batailles!...</p>
+
+<p>--Veux-tu donc, comte, qu'ils soient jugés ici et non à Clermont?</p>
+
+<p>--Non, non... ils seront jugés à Clermont; l'évêque Cautin, mon patron,
+tient à avoir sa part du jugement; oh! <i>par l'Aigle terrible!</i> mon
+aïeul, qui écorchait vifs ses prisonniers, le Vagre, l'ermite renégat et
+les deux sorcières seront voués à de terribles supplices; mais ce n'est
+point d'eux qu'il s'agit ce soir... En vous parlant des prisonniers de
+l'ergastule, mes bons leudes, je voulais dire que nous avons là un de
+mes esclaves domestiques accusé de larcin par l'esclave cuisinier:
+celui-ci affirme le vol, l'autre le nie, qui des deux ment? Si, pour
+connaître la vérité, nous nous amusions, avant de nous aller coucher, à
+soumettre ces deux renardeaux à l'épreuve de l'eau froide et des fers
+ardents, selon notre loi des Franks-Saliens, loi qui régit aujourd'hui
+la Gaule, notre conquête?</p>
+
+<p>--Tu as raison, comte... Après boire ce divertissement en vaut un autre.</p>
+
+<p>--Noble seigneur, puisque tu parles de la loi salique, je te dirai que
+j'ai reçu, il y a quelques jours, un parchemin curieux, où est écrit son
+préambule en termes pleins de foi et d'orthodoxie.</p>
+
+<p>--Alors, mon clerc, tu nous liras ceci au mâlh, avant le jugement, ce
+sera fort à propos; après quoi, selon l'usage, tu conjureras au nom du
+Père, du Fils et du Saint-Esprit, l'eau et le feu de manifester la
+vérité par la volonté de Notre-Seigneur Dieu...</p>
+
+<p>--Glorieux comte...</p>
+
+<p>--Que me veux-tu, clerc?</p>
+
+<p>--Vous vous rappelez... car vous-même m'avez instruit de votre pieuse
+promesse... vous vous rappelez votre voeu de faire bâtir une magnifique
+chapelle au lieu même où s'est accomplie la miraculeuse et céleste
+descente de notre bienheureux évêque Cautin?</p>
+
+<p>--On bâtira la chapelle, clerc, on la bâtira... Il n'y a pas d'ailleurs
+beaucoup de temps de perdu... voilà un mois à peine que j'ai fait ce
+voeu... Vous êtes toujours très-hâtés, vous autres gens d'Église,
+lorsqu'il s'agit de mettre à exécution les voeux ou les donations; mon
+patron l'évêque m'a aussi plusieurs fois rappelé ma promesse de
+reconstruire sa villa épiscopale... puisqu'il affirme que le Seigneur
+Dieu lui a dit de sa divine et propre bouche, qu'il tenait fort à ce que
+les ravages de ces Vagres endiablés fussent réparés par moi, et que cela
+aiderait à mon salut...</p>
+
+<p>--Douter des saintes paroles de notre bienheureux évêque serait un grand
+péché, noble comte; ce serait là une tentation du malin esprit...
+dangereuse pour votre âme.</p>
+
+<p>--Clerc, ne parlons pas du diable... Je me souviens toujours de cette
+épouvantable bouche de l'enfer qui s'est ouverte presque à mes pieds
+chez l'évêque Cautin... non, ne parlons pas du diable... je tiendrai
+mes promesses: je réparerai la villa, je ferai bâtir la chapelle;
+seulement il me faut le temps de trouver l'argent nécessaire à ces
+grosses dépenses, car je ne veux point, moi, pour cela, dégarnir mes
+coffres... Laisse-moi donc le loisir de rançonner mes colons; puis voici
+bientôt le temps du grand marché aux esclaves qui se tient à Limoges, là
+se rendent des achetants juifs que l'on dit cousus d'or... Je
+m'embusquerai avec mes leudes en quelque bon endroit de passage vers la
+frontière du Limousin pour y attendre la venue de cette juiverie... et
+quand je devrais leur faire arracher les oreilles, les dents et les
+yeux, il faudra bien qu'ils m'ouvrent leur bourse et me fournissent
+ainsi de quoi bâtir la chapelle et réparer la villa épiscopale.</p>
+
+<p>--L'on ne saurait, noble comte, user mieux de l'or de ces meurtriers de
+Notre-Seigneur Jésus-Christ qu'en employant leurs richesses à
+l'accomplissement des oeuvres pies.</p>
+
+<p>--Et maintenant, clerc, allons soumettre ces deux esclaves à l'épreuve
+de l'eau et du feu...</p>
+
+<hr class="short">
+
+<p>Le tribunal est assemblé: le comte, sur son siége, préside ce <i>mâhl</i>,
+sept leudes l'assistent... Les esclaves porte-flambeau se tiennent
+debout derrière les juges; le tribunal est vivement éclairé, le fond de
+la salle, où se pressent les autres leudes et guerriers du burg, reste
+dans une demi-obscurité, où se projettent çà et là de rouges lueurs
+sortant d'un grand réchaud, que le forgeron des écuries attise et
+souffle; dans ce brasier sont rougissants les neuf socs de charrue; en
+face du fourneau, se trouve enfoncée, au niveau du sol, la cuve immense
+et remplie d'eau; au pied du tribunal, l'esclave accusé de larcin est
+garrotté; il est tout jeune et regarde les juges avec effroi;
+l'accusateur, homme d'un âge mûr, contemple le tribunal avec une
+confiante assurance. Autour de chacun de ces deux hommes sont, selon
+l'usage, six autres esclaves <i>conjurateurs</i>, choisis par l'accusateur
+et l'accusé, pour affirmer par serment ce qu'ils croient la vérité<a href="#H3"><sup class="sml">H</sup></a>.</p>
+
+<p>--Jugeons! jugeons!--dit le comte avec un hoquet.--Toi, mon majordome,
+redis à cet esclave de quoi le cuisinier l'accuse.</p>
+
+<p>--Justin, esclave cuisinier de notre seigneur le comte, était seul dans
+la cuisine; sur la table se trouvait une petite écuelle d'argent,
+servant à l'usage de dame Godégisèle, noble épouse de notre maître.
+Pierre, cet autre esclave, est entré dans la cuisine y apportant du
+bois; aussitôt après son départ, Justin s'est aperçu que l'écuelle avait
+disparu; il est venu me dénoncer, à moi, majordome, le larcin dont il
+accuse Pierre; à quoi je lui ai dit qu'il aurait, lui Justin, une
+oreille coupée si l'écuelle ne se retrouvait point; à quoi il m'a
+répondu qu'il jurait par le salut de son âme avoir dit vrai, et que le
+larron était cet esclave-ci.</p>
+
+<p>--Et je le répète encore, seigneur comte, si l'écuelle a été dérobée,
+elle n'a pu l'être que par Pierre que voici... Je le jure sur mon
+paradis! je suis innocent; mes conjurateurs sont prêts à le jurer comme
+moi sur leur salut.</p>
+
+<p>--Oui, oui...--reprirent en choeur les six esclaves,--nous jurons que
+Justin est innocent du larcin... nous le jurons sur notre salut...</p>
+
+<p>--Tu entends, chien?--dit Neroweg en se retournant vers
+Pierre.--Qu'as-tu à répondre? qu'est devenue cette écuelle? Je la
+connais bien, je l'avais rapportée du pillage de la ville d'Issoire,
+lorsque nous avons conquis l'Auvergne... Répondras-tu, chien?</p>
+
+<p>--Seigneur, je n'ai pas volé l'écuelle, je ne l'ai pas même vue sur la
+table... mes conjurateurs sont prêts aie jurer comme moi sur leur
+salut...</p>
+
+<p>--Oui, oui...--reprirent en choeur les conjurateurs de l'accusé,--Pierre
+est innocent; nous le jurons sur notre salut...</p>
+
+<p>--Mon cher frère en Christ,--dit le clerc à l'accusé,--songez-y, c'est
+un gros péché que le vol, et c'est, un autre gros péché que le
+mensonge... Prenez garde, le Tout-Puissant vous voit et vous entend...</p>
+
+<p>--Mon bon père, j'ai grand'peur du Tout-Puissant, je suis ses
+commandements que tu nous enseignes, je souffre mes misères avec
+résignation, j'obéis à mon maître, le seigneur comte, avec la soumission
+que tu ordonnes pour gagner le paradis; mais, je te le jure, je n'ai pas
+volé l'écuelle... La preuve, bon père, c'est qu'on a fouillé mes
+haillons, et l'on a rien trouvé sur moi.</p>
+
+<p>--Ni sur moi!--reprit Justin,--ni sur moi non plus l'on n'a rien trouvé.</p>
+
+<p>--Mais, renardeaux que vous êtes! les larrons habiles savent dissimuler
+leur larcin!</p>
+
+<p>--Seigneur comte, croyez-moi, je vous le jure par les peines éternelles,
+je n'ai pas volé l'écuelle...</p>
+
+<p>--Et moi, Justin, je soutiens que Pierre doit être l'auteur du vol...
+puisque je suis innocent...</p>
+
+<p>--Justin affirme, Pierre nie, moi, Neroweg, j'ordonne que pour savoir le
+vrai ils soient soumis, l'un à l'épreuve de l'eau froide, l'autre à
+l'épreuve des fers brûlants...</p>
+
+<p>--Seigneur comte!</p>
+
+<p>--Que veux-tu, clerc?</p>
+
+<p>--Tu ordonnes que l'accusateur et l'accusé soient tous deux soumis à
+l'épreuve?</p>
+
+<p>--Oui...</p>
+
+<p>--Mais si le jugement du Tout-Puissant prouve que l'accusé est coupable,
+l'accusateur ne sera-t-il pas ainsi déclaré innocent? Alors à quoi bon
+les soumettre tous deux à l'épreuve?</p>
+
+<p>--Clerc... et si l'accusateur et l'accusé se sont entendus pour voler
+mon écuelle? et si pour détourner nos soupçons ils s'accusent
+mutuellement?... ne vois-tu pas que l'épreuve dira si tous deux sont
+innocents ou coupables, ou bien s'il y a un coupable et un innocent?</p>
+
+<p>--Oui, oui,--crièrent les leudes, se réjouissant d'avance à la pensée de
+ce spectacle,--la double épreuve...</p>
+
+<p>--Je ne redoute pas l'épreuve, moi, je la demande!--dit Justin d'une
+voix ferme.--Dieu rendra témoignage de mon innocence...</p>
+
+<p>--Moi aussi, je suis certain de mon innocence,--dit Pierre en
+tremblant,--pourtant l'épreuve m'épouvante...</p>
+
+<p>--Ton compagnon, mon cher fils, te donne l'exemple d'une pieuse
+confiance dans la justice divine, sachant que l'Éternel ne fait
+condamner que des coupables...</p>
+
+<p>--Hélas! bon père, si l'épreuve tourne contre moi?</p>
+
+<p>--Mon fils, c'est que tu auras volé l'écuelle.</p>
+
+<p>--Non, non... sur le salut de mon âme, je ne l'ai pas volée.</p>
+
+<p>--Alors, mon fils, ne redoute rien du jugement de Dieu: sa justice est
+infaillible...</p>
+
+<p>--Ah! mon bon père, quelle terrible et injuste loi!</p>
+
+<p>--Ne parle pas ainsi, mon cher fils; cette loi est sainte, c'est la loi
+salique, loi des Franks saliens, nos nobles conquérants; elle est placée
+sous l'invocation de Notre-Seigneur-Jésus-Christ... Pour t'en
+convaincre, écoute le préambule de cette loi au nom de laquelle on va
+vous soumettre à l'épreuve, accusateur et accusé; tu reconnaîtras qu'une
+pareille loi doit inspirer un pieux respect lorsqu'elle est précédée
+d'une profession de foi si orthodoxe... Écoute bien, mon cher fils:
+«L'illustre nation des Franks, fondée par Dieu, forte dans la guerre,
+profonde au conseil, d'une noble stature, d'une blancheur et d'une
+beauté singulières, hardie, agile et rude au combat, s'est récemment
+convertie à la foi catholique qu'elle pratique pure de toute hérésie;
+elle a cherché et a dicté la loi salique par l'organe des plus anciens
+de la nation qui la gouvernaient alors: le <i>gast</i> de <i>Wiso</i>, le <i>gast</i>
+de <i>Bodo</i>, le <i>gast</i> de <i>Salo</i>, le <i>gast</i> de <i>Wido</i>, habitant les lieux
+appelés <i>Salo-Heim</i>, <i>Bodo-Heim</i>, <i>Wido-Heim</i>, se réunirent pendant
+trois <i>mâhls</i>, discutèrent avec soin et adoptèrent cette loi-ci.</p>
+
+<p>Vive celui qui aime les Franks! que le Christ maintienne leur empire!
+qu'il remplisse leurs chefs des clartés de sa grâce! qu'il protége
+l'armée, qu'il fortifie la foi, qu'il accorde paix et bonheur à ceux qui
+les gouvernent, sous les auspices de notre seigneur Jésus-Christ.
+Amen<a href="#I3"><sup class="sml">I</sup></a>.»--Or, je te le répète, mon cher fils, une loi dont le
+préambule s'exprime si pieusement, ne peut être taxée d'iniquité...
+Bénis-la donc, au contraire, puisqu'elle t'accorde la grâce insigne de
+voir ton innocence manifestée par la toute-puissance de l'Éternel.</p>
+
+<p>--Clerc, assez de paroles!--reprit le comte.--L'accusé va subir
+l'épreuve de l'eau froide... L'on va, selon l'usage, attacher sa main
+droite à son pied gauche et le jeter dans cette grande cuve la tête la
+première... S'il surnage, le jugement de Dieu le condamnera, il sera
+reconnu coupable, et demain il subira la peine due à son larcin; s'il
+reste au fond, le jugement de Dieu l'absoudra<a href="#J3"><sup class="sml">J</sup></a>.</p>
+
+<p>À un signe de Neroweg, plusieurs de ses hommes se jetèrent sur l'esclave
+gaulois, et, malgré sa résistance, ses prières, ils lièrent sa main
+droite à son pied gauche.</p>
+
+<p>--Hélas!--disait-il en gémissant,--quelle terrible loi, pourtant, mon
+bon père!... Quel sort est le mien! Si je reste au fond de la cuve, je
+suis noyé, quoique innocent! si je surnage, je suis condamné au supplice
+des larrons!</p>
+
+<p>--Le jugement de l'Éternel, mon cher fils, ne saurait jamais s'égarer.</p>
+
+<p>Déjà les Franks, élevant l'esclave entre leurs bras, se préparaient à le
+lancer dans la cuve, lorsque le clerc s'écria:</p>
+
+<p>--Un moment! et la consécration de l'eau!</p>
+
+<p>Puis allant vers l'esclave, qui ne cessait de gémir, il approcha de ses
+lèvres une croix d'argent qu'il portait au cou, et lui dit:</p>
+
+<p>--Baise cette croix, mon cher fils.</p>
+
+<p>Le jeune garçon baisa pieusement le symbole de la mort de l'ami des
+affligés, pendant que le clerc lui disait, selon la formule adoptée par
+l'Église:</p>
+
+<p>«--O toi qui vas subir le jugement de l'eau froide, je t'adjure, par
+notre seigneur Jésus-Christ, par le Père, le Fils et le Saint-Esprit,
+par la Trinité inséparable, par tous les anges, archanges, principautés,
+puissances, dominations, vertus, trônes, chérubins et séraphins, si tu
+es coupable, que la présente eau te rejette sans qu'aucun maléfice
+puisse l'en empêcher, et toi, seigneur Jésus-Christ, montre-nous de ta
+majesté un signe tel, que si cet homme a commis le crime, il soit
+repoussé par cette eau, à la louange et à la gloire de ton saint nom,
+pour que tous reconnaissent que tu es le vrai Dieu!... Et toi, eau! eau
+créée par le Père tout-puissant pour les besoins de l'homme, je
+t'adjure, au nom de l'indivisible Trinité qui a permis au peuple
+d'Israël de te traverser à pied sec, je t'adjure, eau, de ne pas
+recevoir ce corps s'il s'est allégé du fardeau des bonnes oeuvres... Je
+te donne ces ordres, eau, confiant dans la seule vertu de Dieu, au nom
+duquel tu me dois obéissance... Amen<a href="#K3"><sup class="sml">K</sup></a>.»</p>
+
+<p>La consécration terminée par le clerc, les Franks élevèrent au-dessus de
+leur tête l'esclave gaulois, qui se débattait en criant, et le lancèrent
+de toute leur force au milieu de la cuve, à la grande risée de
+l'assistance.</p>
+
+<p>--Hi! hi! hi!... Jamais loutre, sautant du creux d'un saule à la
+poursuite d'une carpe, n'a fait un plus beau plongeon!--disait le bon
+seigneur comte en se tenant les côtes tant il riait; l'assistance, riant
+aussi à coeur joie, se pressait autour de la cuve, les uns et les autres
+disant:</p>
+
+<p>--Il surnagera!</p>
+
+<p>--Il ne surnagera pas!</p>
+
+<p>--Comme il bat l'eau!</p>
+
+<p>--Et ces glou... glou... glou!...</p>
+
+<p>--On dirait une bouteille qui s'emplit.</p>
+
+<p>--Ah! le voici qui reparaît!</p>
+
+<p>--Non, il replonge!</p>
+
+<p>Cependant l'esclave surnagea et parvint à rester un moment sur l'eau, la
+figure crispée, livide, les cheveux ruisselants, les yeux hagards et
+renversés, comme un homme qui, d'un effort désespéré, échappe à la
+noyade; il agita au-dessus de l'eau la seule main qu'il eût de libre, en
+criant:</p>
+
+<p>--À moi!... au secours!... je me noie!...</p>
+
+<p>Cet innocent oubliait, dans son effroi, que cette vie qu'il demandait
+était réservée au cruel châtiment du larcin, dont il restait désormais
+convaincu de par le <i>jugement de Dieu</i>... Ce grand scélérat fut retiré
+demi-mort de la cuve; les Franks s'égayaient de plus en plus de ses
+contorsions et de l'expression de sa figure bleuâtre et encore
+épouvantée... Il tomba, gémissant, sur le sol.</p>
+
+<p>--Mon fils, mon fils, je vous l'avais dit,--reprit le prêtre d'une voix
+menaçante,--c'est un grand péché que le larcin! c'est un grand péché que
+le mensonge! et voici que vous les avez commis tous deux, ces péchés,
+puisque le jugement sacré du seigneur Dieu, dans son infaillible et
+divine vérité, vous déclare coupable.</p>
+
+<p>--Va, misérable voleur!--lui dit un de ses conjurateurs avec dédain et
+courroux, craignant sans doute d'être, lui et ses compagnons, châtiés
+comme les complices de Pierre.--Tu nous avais juré de ton innocence,
+nous t'avons cru et tu nous as trompés, le jugement de Dieu nous le
+prouve!... Va, infâme! je te méprise! je te hais!... Nous verrons avec
+joie ton supplice!...</p>
+
+<p>--Je suis innocent! je suis innocent!...</p>
+
+<p>--Et le jugement de Dieu, blasphémateur!--s'écria Justin.--Tu veux nous
+persuader que Dieu a menti!...</p>
+
+<p>--Hélas! je n'ai pourtant pas volé l'écuelle!</p>
+
+<p>--Tais-toi, impie!... L'épreuve que je vais subir à mon tour, avec une
+confiance aveugle dans la justice du Seigneur, moi, Justin, va une fois
+de plus témoigner de ton crime!</p>
+
+<p>--Bien, bien, mon cher fils! Retirez-vous de ce misérable menteur,
+larron et blasphémateur!... Votre innocence sera vitement reconnue,
+votre piété aura sa récompense.</p>
+
+<p>--Oh! je le sais, mon bon père! aussi l'épreuve me semble lente à venir.</p>
+
+<p>--Ce chien étant déclaré coupable par le jugement de Notre-Seigneur
+tout-puissant, subira la peine de son larcin: il aura l'oreille gauche
+coupée. Maintenant, passons à l'épreuve des fers ardents; car si le
+premier témoignage prouve la laronnerie de cet esclave, cela ne prouve
+pas que l'autre soit innocent... Tous deux, je le répète, peuvent s'être
+entendus pour voler mon écuelle.</p>
+
+<p>--Oh! mon noble seigneur, je ne redoute rien,--s'écria Justin le
+cuisinier, la figure rayonnante d'une céleste confiance.--Je bénis Dieu
+de m'avoir réservé cette occasion de montrer une foi profonde dans notre
+sainte religion catholique, et de triompher une seconde fois des
+accusations des méchants... Mais, fidèle à tes commandements, ô
+Seigneur, je triompherai avec humilité.</p>
+
+<p>Pendant que ce bon croyant attendait impatiemment le nouveau triomphe de
+son innocence, le clerc, selon l'usage, alla consacrer et conjurer les
+fers au milieu du brasier, de même qu'il avait conjuré l'eau dans la
+cuve. À ces fers ardents, il ordonna, au nom du Père, du Fils et du
+Saint-Esprit, de respecter la plante des pieds de l'esclave s'il était
+innocent, et de la lui brûler jusqu'aux os s'il était coupable.</p>
+
+<p>La conjuration terminée, les forgerons des écuries retirèrent, à l'aide
+de fortes tenailles, les socs de charrue de la fournaise, les rangèrent
+tous les neuf à plat sur le sol, à deux ou trois pouces de distances les
+uns des autres; on eût dit un énorme gril, d'une forme étrange, rougi au
+feu.</p>
+
+<p>--Dépêchons,--dit le comte,--que les socs ne refroidissent pas.</p>
+
+<p>--Quelle danse ce renardeau va danser sur ces fers ardents, s'il s'est
+entendu avec l'autre pour voler l'écuelle!</p>
+
+<p>--Quel miracle pourtant va s'accomplir si le cuisinier est vraiment
+innocent!--dit un autre leude avec une curiosité inquiète.</p>
+
+<p>--Marcher sur des socs rougis au feu sans se brûler les pieds!... il n'y
+a que le dieu des chrétiens pour pouvoir de pareilles choses. C'est un
+grand dieu que le nôtre!...</p>
+
+<p>--Un incomparable dieu! Rigomer!</p>
+
+<p>--Un incommensurable dieu, mes chers frères,--dit le clerc,--et de si
+étonnants miracles ne sont qu'un jeu pour lui!...</p>
+
+<p>Si grande était la curiosité des Franks, que leur cruelle envie de voir
+danser l'esclave sur des fers rougis au feu était certainement combattue
+par le désir d'assister à un surprenant miracle. À peine le dernier des
+socs fut-il déposé sur le sol, que Neroweg, de crainte de les voir
+refroidir, dit précipitamment à Justin:</p>
+
+<p>--Vite... vite... marche là-dessus!...</p>
+
+<p>--Va, mon cher fils, et ne crains rien!...</p>
+
+<p>--Oh! je ne redoute rien, mon bon père,--répondit le cuisinier d'une
+voix inspirée;--puis, croisant ses bras sur sa poitrine, il s'écria
+plein de ferveur:--Seigneur Dieu! tu lis dans les coeurs, tu as déjà
+témoigné de mon innocence... donne en faveur de ton pauvre serviteur une
+nouvelle preuve de ta justice infaillible... Ordonne à ces fers ardents
+d'être aussi doux à mes pieds que si je foulais un tapis de verdure et
+de fleurs.</p>
+
+<p>--Dépêche... dépêche... Assez de paroles... les fers refroidissent...</p>
+
+<p>--Qu'importe, seigneur comte!... ces fers ne sauraient jamais être
+brûlants pour moi...</p>
+
+<p>Et le Gaulois, le front rayonnant de sérénité, le regard levé vers le
+ciel, s'avança d'un pas ferme vers les coutres de charrue. Pendant le
+court espace de temps qui s'écoula jusqu'au moment où l'accusé s'exposa
+au jugement de Dieu, le comte, son clerc et l'assistance, dominés par
+l'imperturbable confiance de l'esclave, s'entre-regardèrent, et Neroweg
+dit à demi-voix aux leudes de son tribunal:</p>
+
+<p>--Il faut que le cuisinier soit vraiment innocent du larcin.</p>
+
+<p>--Va, mon fils en Dieu...--cria le clerc au moment où Justin levait le
+pied pour le poser sur le premier des coutres,--la justice de l'Éternel
+est infaillible... Tu l'as dit, c'est un tapis de verdure et de fleurs
+que tu vas fouler.</p>
+
+<p>À peine eut-il posé le pied sur le fer ardent, que notre fervent
+catholique poussa un cri terrible; la douleur fut si atroce que,
+trébuchant, il tomba en avant sur les genoux et sur les mains. Roulant
+ainsi au milieu des fers ardents, il se fit de nouvelles et profondes
+brûlures; puis, pour échapper à cette torture, il s'élança d'un bond
+désespéré, en rugissant de souffrance, et alla tomber à dix pas de là,
+auprès de son compagnon garrotté.</p>
+
+<p>--Vive l'infaillible jugement du Seigneur!--s'écrièrent les leudes,
+frappés d'admiration.--Vive le Christ!</p>
+
+<p>--Je le disais bien,--ajouta le comte,--ces deux larrons se sont
+entendus pour voler mon écuelle... Demain ils auront tous deux l'oreille
+coupée et seront mis à la torture jusqu'à ce qu'ils aient avoué où ils
+ont caché leur larcin...</p>
+
+<p>--Tais-toi, comte!...--s'écria Justin en rugissant de douleur et de
+rage.--Les larrons, les pillards, c'est toi et tes hommes... J'aurais
+volé l'écuelle, que je n'aurais fait que voler un voleur... mais je ne
+l'ai pas volée... aussi vrai que je renie ce dieu menteur qui me
+condamne.</p>
+
+<p>--Malheureux!... blasphémer!... renier Dieu!... Moi, son serviteur, je
+t'ordonne en son nom de...</p>
+
+<p>--Tais-toi, prêtre... tu ne me tromperas plus... Ta religion n'est que
+mensonge et fourberie, puisque ton dieu témoigne contre les innocents...
+Oh! que je souffre!... que je souffre!...</p>
+
+<p>--Ces souffrances sont les peines anticipées de l'enfer, où tu brûleras
+éternellement, larron sacrilége!... Dieu prouve ton crime, et tu as
+l'audace de te révolter contre son jugement!...</p>
+
+<p>--Tais-toi, clerc... Non, ton dieu n'existe pas, ou s'il existe, il est
+méchant et menteur, comme les imposteurs qui se disent ses prêtres!...</p>
+
+<p>--Scélérat!... tu veux donc attirer sur cette maison le courroux du
+ciel! Ah! seigneur comte... je tremble des malheurs qui nous menacent si
+cet audacieux impie continue ses blasphèmes.</p>
+
+<p>Neroweg n'avait pas attendu l'observation de son clerc pour s'épouvanter
+des sacriléges paroles de l'esclave gaulois, et pâle, tremblant, il
+frémissait à cette pensée qu'appelé par les effrayants blasphèmes du
+condamné, le diable pouvait soudain paraître pour emporter ce scélérat,
+et, par occasion, l'emporter peut-être aussi, lui, Neroweg, pour
+payement de quelque restant de compte infernal non réglé avec le
+bienheureux évêque Cautin; aussi le comte s'écria-t-il, frappé d'une
+idée subite:</p>
+
+<p>--Forgeron, tes tenailles sont encore dans le brasier et toutes
+rouges?...</p>
+
+<p>--Oui, seigneur comte.</p>
+
+<p>--Ce maudit ne blasphèmera plus et ne risquera pas ainsi d'attirer le
+diable dans mon burg... Qu'on saisisse ce sacrilége et qu'on lui coupe
+la langue avec le tranchant des tenailles... Dis, clerc, crois-tu le
+Seigneur suffisamment apaisé par ce châtiment?... Crois-tu que le
+diable, n'entendant plus ces effrayants blasphèmes, n'aura plus occasion
+de venir ici?</p>
+
+<p>--Je crois, seigneur comte, qu'il n'y a pas de supplice assez terrible
+pour ce maudit!... Nier Dieu et traiter ses ministres d'imposteurs!...</p>
+
+<p>--Veux-tu, clerc, que je le fasse écarteler pour conjurer plus sûrement
+la présence du démon dans mon burg?...</p>
+
+<p>--Le châtiment que tu lui infliges suffit... Ce damné sera ainsi puni
+par là où il aura péché... Sa langue scélérate a blasphémé; elle ne
+blasphémera plus...</p>
+
+<p>--Mais crois-tu ce châtiment suffisant?... Dis toute la vérité, clerc...
+Cet esclave est mon meilleur cuisinier, mais je n'hésiterais à le faire
+écarteler si tu regardes cela comme nécessaire à cause du démon?...</p>
+
+<p>--Non, te dis-je, noble comte, ce châtiment suffira... Nous ne voulons
+point d'ailleurs la mort du pécheur... En lui retranchant sa langue
+blasphématrice, les tenailles, du même coup, feront la plaie et la
+cicatriseront par la brûlure.</p>
+
+<p>--Si tu crois le châtiment suffisant, clerc, je le préfère, car cet
+esclave est excellent; mais un cuisinier n'a pas besoin de sa langue
+pour cuisiner.</p>
+
+<p>L'esclave gaulois eut donc la langue tranchée avec les tenailles rougies
+au feu; après quoi, le comte, assez rassuré sur la diabolique apparition
+qu'il redoutait toujours, voulut néanmoins s'étourdir complétement sur
+ses appréhensions en vidant plusieurs coupes. Il rentra donc dans la
+salle du festin avec ses leudes, avant d'aller retrouver sa femme dans
+son gynécée, pour y passer la nuit.</p>
+
+<hr class="short">
+
+<p>Godégisèle, pendant que son seigneur et maître Neroweg buvait encore
+avec ses leudes, Godégisèle, la cinquième femme du comte, retirée, selon
+la coutume, dans sa chambre, filait sa quenouille, au milieu de ses
+esclaves, à la clarté d'une lampe de cuivre. Godégisèle, toute jeune
+encore, était délicate et frêle; elle avait le teint d'une blancheur de
+cire, ses longs cheveux, d'un blond pâle, tressés en nattes et à demi
+couverts de son <i>obbon</i> (ainsi que les Franks appellent cette sorte de
+calotte d'étoffe d'or et d'argent), tombaient sur ses épaules nues,
+ainsi que ses bras. Son état de grossesse avancée donnait à ses traits
+doux et tristes une expression de souffrance. Godégisèle portait le
+costume des femmes franques de haute condition: une longue robe
+décolletée, à manches ouvertes et flottantes, serrée par une écharpe à
+sa taille, alors déformée; ses bras étaient ornés de bracelets d'or,
+enrichis de pierreries, et autour de son cou s'arrondissait un large
+collier d'or, piqué de rubis, nommé <i>murêne</i>, du nom d'un poisson qui,
+lorsqu'il est pris, se cintre, de sorte que sa tête touche à sa queue.
+Une chose rendait ce costume étrange; bien que Godégisèle fût de frêle
+et petite taille, la riche robe dont elle était vêtue semblait faite
+pour une femme très-grande et très-forte. Une vingtaine de jeunes
+esclaves, misérablement habillées, assises à terre sur la feuillée dont
+le sol était jonché, entouraient la femme du comte, siégeant sur un
+escabel à bras, recouvert d'un tapis brodé d'argent; plusieurs, parmi
+les esclaves, étaient jolies: les unes, ainsi que leur maîtresse,
+filaient leur quenouille; d'autres s'occupaient de travaux d'aiguille;
+parfois elles causaient entre elles à voix basse, en langue gauloise,
+que leur maîtresse, d'origine franque, comprenait difficilement. L'une
+d'elles, nommée <i>Morise</i>, belle jeune fille à cheveux noirs, vendue à
+dix ans à un noble frank, parlait couramment l'idiome des conquérants,
+et Godégisèle s'entretenait de préférence avec elle. En ce moment elle
+lui disait d'une voix craintive, cessant de filer sa quenouille, qu'elle
+tenait posée en travers sur ses genoux:</p>
+
+<p>--Ainsi, Morise, tu l'as vu tuer?...</p>
+
+<p>--Oui, madame... Elle portait ce jour-là cette même robe verte, à fleurs
+d'argent, que vous portez maintenant, et aussi le beau collier et les
+riches bracelets que vous portez.</p>
+
+<p>Godégisèle frissonna et ne put s'empêcher de jeter un regard effaré sur
+ses bracelets et sur sa robe, deux fois trop large pour elle.</p>
+
+<p>--Et... à propos de quoi l'a-t-il tuée, Morise?...</p>
+
+<p>--Ce soir-là il avait bu encore plus que de coutume... il est entré ici,
+où nous sommes, tout trébuchant... C'était l'hiver... il y avait du feu
+dans ce foyer.. Sa femme Wisigarde était assise au coin de la
+cheminée... Le seigneur comte avait alors parmi nous pour favorite une
+lavandière nommée <i>Martine</i>... Il se tenait ce soir-là, je vous l'ai
+dit, madame, à peine sur ses jambes... Il se mit à dire à Martine:
+«Viens nous coucher... et toi, Wisigarde,»--ajouta-t-il en s'adressant à
+sa femme,--«prends la lampe et éclaire-nous.»</p>
+
+<p>--C'était pour Wisigarde beaucoup de honte.</p>
+
+<p>--D'autant plus, madame, qu'elle avait le coeur fier, le caractère
+impétueux... Elle nous battait à la journée, souvent nous mordait et non
+moins souvent querellait violemment le seigneur comte.</p>
+
+<p>--Quoi, Morise! elle osait le quereller?...</p>
+
+<p>--Oh! rien ne l'intimidait celle-là!... rien!... Quand elle était en
+furie, elle rugissait et grinçait des dents comme une lionne.</p>
+
+<p>--Quelle terrible femme!...</p>
+
+<p>--Enfin, madame, ce soir-là, au lieu d'obéir à la fantaisie du seigneur
+comte et de prendre la lampe pour le conduire jusqu'à son lit, lui et
+Martine, Wisigarde se mit à les injurier tous deux et à leur reprocher
+leur débauche.</p>
+
+<p>--Lui, si colère! elle bravait la mort!... Je n'ai pas une goutte de
+sang dans les veines!...</p>
+
+<p>--Alors, madame, j'ai vu, comme je vous vois, les yeux du comte devenir
+sanglants et l'écume blanchir ses lèvres... Il s'est élancé sur sa
+femme, lui a donné un coup de poing sur le visage, puis d'un coup de
+pied dans le ventre il l'a renversée à terre... Elle, aussi furieuse que
+lui, ne cessait de l'injurier et même tâchait de le mordre, lorsque,
+après l'avoir jetée à terre, il s'est mis à deux genoux sur sa
+poitrine... Finalement, il lui a tant serré le cou entre ses deux
+grosses mains, qu'elle est devenue violette, et il l'a étranglée... et
+puis après, il s'est en allé coucher avec Martine.</p>
+
+<p>--Morise, il m'en arrivera quelque jour autant.</p>
+
+<p>Et Godégisèle, frémissant de tout son corps, laissa tomber sa tête sur
+sa poitrine, et sa quenouille à ses pieds.</p>
+
+<p>--Oh! madame, il ne faut pas ainsi vous alarmer... Tant que vous serez
+grosse vous n'aurez rien à craindre... le seigneur comte ne voudrait pas
+tuer du même coup sa femme et son enfant.</p>
+
+<p>--Mais quand je l'aurai eu mis au monde, cet enfant? je serai tuée comme
+Wisigarde!</p>
+
+<p>--Cela dépendra, madame, de l'humeur du seigneur comte... Peut-être
+aussi vous répudiera-t-il et vous renverra chez vos parents, comme il a
+renvoyé ses autres femmes qu'il n'a pas étranglées.</p>
+
+<p>--Ah! Morise!... plût au ciel que monseigneur le comte me renvoyât dans
+ma famille!... Pourquoi faut-il que Neroweg m'ait vue lors du voyage
+qu'il a fait à Mayence!... Pourquoi le brin de paille qu'il a jeté sur
+ma poitrine, en me prenant pour femme, n'a-t-il pas été un poignard
+acéré!... Je serais morte du moins au milieu des miens...</p>
+
+<p>--Quel brin de paille, madame?</p>
+
+<p>--N'est-ce donc pas aussi l'usage en ce pays-ci, que l'homme, en
+témoignage de ce qu'il épouse une fille libre, lui prenne la main
+droite, et, de la gauche, lui jette un brin de paille dans le sein<a href="#L3"><sup class="sml">L</sup></a>?</p>
+
+<p>--Non, madame.</p>
+
+<p>--Tel est l'usage en Germanie... Hélas! Morise, je te le répète,
+pourquoi ce brin de paille n'a-t-il pas été un poignard!... Je serais
+morte sans agonie... Et maintenant que je sais le meurtre de Wisigarde,
+ma vie ne sera plus qu'une agonie...</p>
+
+<p>--Madame, il fallait refuser d'épouser le comte.</p>
+
+<p>--Je n'ai pas osé, Morise... Oh! il me tuera! il me tuera!...</p>
+
+<p>--Pourquoi voulez-vous, madame, qu'il vous tue?... Vous ne soufflez mot,
+quoi qu'il dise et fasse... Il abuse de nous autres esclaves, puisqu'il
+est le maître... vous ne vous plaignez de rien, vous ne mettez jamais le
+pied hors du gynécée, sinon pour faire une promenade d'une heure le long
+des fossés du burg... Encore une fois, madame, pourquoi voulez-vous
+qu'il vous tue?...</p>
+
+<p>--Quand il est ivre il ne raisonne pas.</p>
+
+<p>--C'est vrai... il n'y a que ce danger.</p>
+
+<p>--Mais ce danger est de tous les jours, puisque tous les jours il
+s'enivre.</p>
+
+<p>--Que faire à cela?...</p>
+
+<p>--Ah! pourquoi suis-je venu en ce lointain pays des Gaules... où je suis
+comme une étrangère?...</p>
+
+<p>Et après être restée longtemps rêveuse et de plus en plus attristée:</p>
+
+<p>--Morise?</p>
+
+<p>--Madame.</p>
+
+<p>--Vous ne me haïssez pas, vous autres?</p>
+
+<p>--Non, madame; vous n'êtes pas méchante comme Wisigarde... vous ne nous
+battez pas et ne nous mordez jamais.</p>
+
+<p>--Morise...</p>
+
+<p>--Madame... Mais quoi! vous gardez le silence et vous voici rouge comme
+braise, vous toujours si pâle!...</p>
+
+<p>--C'est que je n'ose te dire... Enfin, écoute-moi, tu es... tu es...
+l'une des favorites de monseigneur le comte...</p>
+
+<p>--Il le faut bien... sinon de gré, du moins de force... Malgré ma
+répugnance, j'aime encore mieux partager son lit quand il l'ordonne, que
+d'être hachée de coups de fouet ou d'aller tourner la meule du moulin...
+et puis ainsi, je suis employée aux travaux de la maison; c'est un
+métier moins rude que d'être esclave des champs... on a moins de mal et
+la nourriture est moins mauvaise.</p>
+
+<p>--Je sais... je sais... Aussi, je ne te blâme pas, Morise; mais
+réponds-moi sans mentir: lorsque tu es avec monseigneur le comte, tu ne
+cherches pas à l'irriter contre moi?... Hélas! on a vu des esclaves
+faire ainsi tuer leur maîtresse, et ensuite devenir les femmes de leur
+seigneur.</p>
+
+<p>--J'ai tant d'aversion pour lui, madame, que, je vous le jure, je ne
+desserre les dents qu'afin de répondre oui ou non s'il m'interroge...
+D'ailleurs, comme le soir presque toujours il est ivre quand il m'emmène
+d'ici, c'est à peine s'il me parle... Je n'ai donc ni le loisir ni
+l'envie de lui dire du mal de vous.</p>
+
+<p>--C'est bien vrai, Morise, c'est bien vrai?...</p>
+
+<p>--Oh! oui, madame...</p>
+
+<p>--Je voudrais te faire quelques petits présents, mais monseigneur ne me
+donne jamais d'argent; il le tient sous clef dans ses coffres, et pour
+<i>morghen-gab</i>, présent du matin que dans notre pays le mari fait à son
+épousée, le comte m'a donné les vêtements et les bijoux de sa quatrième
+femme Wisigarde... Chaque jour il me demande à les voir, et il les
+compte... Je n'ai donc rien à te donner, Morise, que ma bonne amitié, si
+tu me promets de ne pas irriter monseigneur contre moi.</p>
+
+<p>--Il faudrait que j'aie le coeur méchant pour agir ainsi.</p>
+
+<p>--Ah! Morise!... je voudrais être à ta place.</p>
+
+<p>--Vous, la femme d'un comte, désirer être esclave!...</p>
+
+<p>--Il ne te tuera pas, toi!...</p>
+
+<p>--Bah! il me tuera comme une autre, si l'envie de me tuer lui prend...
+et au moins vous, madame, en attendant, vous avez de belles robes, de
+riches parures, des esclaves pour vous servir... et puis enfin, vous
+êtes libre.</p>
+
+<p>--Je ne sors pas du burg.</p>
+
+<p>--Parce que vous ne le voulez pas... Wisigarde montait à cheval et
+chassait... Il fallait la voir sur sa haquenée noire, avec sa robe de
+pourpre, son faucon sur le poing!... Au moins, si elle est morte jeune,
+elle n'a pas perdu son temps à se chagriner, celle-là... Au lieu que
+vous, madame, vous filez votre quenouille, vous regardez le ciel par
+votre fenêtre ou vous pleurez... quelle vie!</p>
+
+<p>--Hélas! c'est que je pense toujours à mon pays, à mes parents qui sont
+si loin... si loin de ce pays des Gaules, où je suis étrangère.</p>
+
+<p>--Wisigarde ne se donnait pas tant de chagrin... elle buvait et mangeait
+presque autant que le comte.</p>
+
+<p>--Il m'avait toujours dit, à moi et à mon père, qu'elle était morte par
+accident... Ainsi, tu dis, Morise, que c'est là, là qu'il l'a tuée?...</p>
+
+<p>--Oui, madame... d'un coup de pied il l'a renversée ici, près de ce
+poteau... et puis alors...</p>
+
+<p>--Qu'as-tu?</p>
+
+<p>--Madame, madame... entendez-vous?</p>
+
+<p>--Quoi donc?</p>
+
+<p>--On marche dans la chambre du seigneur comte.</p>
+
+<p>--Ah! c'est lui!...</p>
+
+<p>--Oui, madame, c'est son pas.</p>
+
+<p>--Oh! j'ai peur!... j'ai peur!...</p>
+
+<p>C'était Neroweg... Ses dernières libations faites pour s'étourdir sur sa
+crainte du diable, l'avaient plongé dans une ivresse à peu près
+complète; aussi, entra-t-il chez sa femme trébuchant sur ses jambes
+avinées. À l'aspect de leur maître, les esclaves se levèrent craintives;
+Godégisèle tremblait si fort, qu'elle put à peine se soulever de dessus
+son escabeau, tant elle se sentait faible. Le comte s'arrêta un instant
+au seuil de la porte, une main appuyée à l'un des chambranles et
+balançant légèrement son corps d'avant en arrière, tout en promenant sur
+les esclaves intimidées un regard demi-hébêté, demi-luxurieux; enfin,
+après un hoquet, il dit à la confidente de sa femme:</p>
+
+<p>--Morise, viens...</p>
+
+<p>Et regardant Godégisèle, il ajouta:</p>
+
+<p>--Tu es bien pâle... tu as l'air troublé... Pourquoi es-tu si pâle,
+toi?...</p>
+
+<p>La pauvre créature se souvenait sans doute que la nuit où il avait
+étranglé sa dernière femme, le comte avait dit aussi à une esclave:
+<i>Viens!</i> de sorte que les paroles de Neroweg, la troublant et
+l'effrayant davantage encore, Godégisèle ne put que murmurer presque
+sans savoir ce qu'elle disait:</p>
+
+<p>--Monseigneur!... monseigneur!...</p>
+
+<p>--Quoi? qu'as-tu?... Réponds,--reprit brutalement le comte.</p>
+
+<p>--Voudrais-tu te révolter parce que j'ai dit à cet esclave: viens?...</p>
+
+<p>--Non... oh! non!... monseigneur n'est-il pas ici le maître, et moi,
+Godégisèle, son humble servante?...</p>
+
+<p>Et perdant tout à fait la tête, cette malheureuse déjà se voyant
+étranglée comme Wisigarde, parce que celle-ci avait refusé d'éclairer
+son mari et sa maîtresse jusqu'à la couche conjugale, se hâta de
+balbutier:</p>
+
+<p>--Et même... si monseigneur le désire... je vais l'éclairer, avec cette
+lampe, jusqu'à son lit.</p>
+
+<p>--Ah! madame!--lui dit tout bas Morise,--quelle mauvaise parole que
+celle-là!... C'est rappeler au comte la cause du meurtre de son autre
+femme.</p>
+
+<p>Neroweg, aux paroles de Godégisèle, tressaillit, s'avança brusquement
+vers elle d'un air défiant; puis, la saisissant par le bras:</p>
+
+<p>--Pourquoi parles-tu de m'éclairer avec cette lampe?</p>
+
+<p>--Grâce! monseigneur!... ne me tuez pas!...</p>
+
+<p>Et elle tomba à genoux.</p>
+
+<p>--Ne tuez pas votre servante comme vous avez tué Wisigarde!...</p>
+
+<p>Soudain le comte devint aussi pâle que sa femme, et s'écria, frappé
+d'une terreur que redoublait son ivresse:</p>
+
+<p>--Elle sait que j'ai tué Wisigarde!... elle me dit les mêmes mots qui me
+l'ont fait tuer!... C'est l'oeuvre du malin esprit!... Je m'en souviens,
+l'évêque Cautin m'a dit que Wisigarde étant morte sans l'assistance d'un
+prêtre, pouvait revenir la nuit me tourmenter sous forme de fantôme!...
+Elle va peut-être m'apparaître cette nuit, puisque ma femme a prononcé
+ces mêmes mots qui m'ont fait étrangler l'autre! C'est un avertissement
+du ciel ou de l'enfer!</p>
+
+<p>Et s'adressant à Morise:</p>
+
+<p>--Mon clerc! mon clerc!... cours le chercher!... Il priera près de moi
+toute la nuit... il ne me quittera pas... Le fantôme de Wisigarde
+n'osera pas approcher, un prêtre étant là... Et puis cet esclave qui a
+blasphémé, il peut attirer le diable dans le burg!... Oh! j'ai eu tort
+de ne pas faire couper en quartiers ce maudit cuisinier!... Non, ce
+n'est pas assez d'avoir arraché la langue à ce sacrilége!</p>
+
+<p>Son épouvante augmentant pendant que Morise courait chercher le clerc et
+que Godégisèle, demi-morte de frayeur et toujours agenouillée,
+s'adossait au poteau, se sentant défaillir; le comte se jeta aussi à
+genoux et s'écria, se frappant la poitrine:</p>
+
+<p>--Seigneur Dieu! ayez pitié d'un pauvre pécheur!... J'ai beaucoup payé à
+mon patron, l'évêque Cautin, pour la mort de mon frère et de ma femme
+Wisigarde!... Je payerai beaucoup encore, afin que l'on prie pour
+Wisigarde et que la nuit elle ne vienne pas me tourmenter sous forme de
+fantôme!... Dès demain je ferai bâtir la chapelle dans les gorges
+d'Allange, en mémoire du miracle du bienheureux évêque Cautin, mon
+patron, et je ferai aussi rebâtir sa villa... Seigneur! bon seigneur
+Dieu! ayez pitié d'un pauvre pécheur!... Délivrez-moi cette nuit de la
+présence du diable et du fantôme de ma femme Wisigarde!...</p>
+
+<p>Et voilà ce fervent catholique à genoux, hébêté par la terreur et par
+l'ivresse, se frappant avec furie la poitrine, attendant, plein d'une
+anxiété terrible, l'arrivée de son clerc.</p>
+
+<p>D'après cette journée d'un noble comte dans son burg, voyez qu'elle est
+humaine, généreuse, éclairée, cette race des conquérants de la vieille
+Gaule! Quel tendre attachement ils ont pour leurs femmes! quel respect
+pour les doux liens de la famille et pour la sainteté du foyer
+domestique!... Ô nos mères! viriles matrones vénérées de nos aïeux!
+fières Gauloises d'autrefois qui siégiez à côté de vos époux dans ces
+conseils solennels de l'État, où l'on décidait de la paix ou de la
+guerre! mâles et austères éducatrices! épouses chéries, vaillantes
+guerrières! vierges saintes! femmes empereurs!... Ô Margarid, Hêna,
+Méroë, Loyse, Geneviève, Ellèn, Sampso, Victoria la Grande,
+réjouissez-vous! réjouissez-vous d'avoir quitté ce monde-ci pour les
+mondes mystérieux où l'on va perpétuellement revivre!... Réjouissez-vous
+dans la fierté de votre coeur!... Quelle indignation! quelle honte!
+quelle douleur pour vos âmes de voir vos soeurs, quoique de races
+différentes et ennemies; de voir des femmes, épouses de rois, de
+seigneurs, de guerriers, traitées, bonnes ou méchantes, avec autant de
+mépris ou de férocité, par leurs maîtres barbares, que si elles étaient
+leurs esclaves<a href="#M3"><sup class="sml">M</sup></a>!</p>
+
+<p>Oui, les voilà ces Franks appelés à la curée de la Gaule par leurs
+complices, nos saints évêques!... les voilà, ces conquérants patronés,
+choyés, caressés, flattés, bénis par les prêtres du jeune homme de
+Nazareth, par tes prêtres, ô divin Christ! toi qui n'avais que des
+paroles de tendre et adorable miséricorde, même pour la femme
+adultère... même pour la courtisane repentie!...</p>
+
+<p>Mais, bah! renions la vieille Gaule! renions les mâles et douces vertus
+de nos mères!... Vivent nos conquérants! vivent leurs adultères, vive
+leur concubinage! vive leur ivrognerie! vive leur rapine! vivent leurs
+meurtres et surtout vivent nos évêques!... Et comme le dit le début de
+la loi des Franks saliens, nos conquérants:</p>
+
+<p>«Vive celui qui aime les Franks! que le Christ maintienne leur
+puissance, qu'il remplisse leurs chefs des clartés de sa grâce! qu'il
+protège l'armée, qu'il fortifie la foi, qu'il accorde paix et bonheur à
+ceux qui les gouvernent, sous les auspices de notre seigneur
+Jésus-Christ!»</p>
+
+<p>Et moi, foi de Vagre converti, j'ajouterai à cette pieuse antienne
+franque cette antienne non moins catholique, apostolique et romaine:</p>
+
+<p>«--Ô seigneur Dieu! grâces vous soient rendues d'avoir, dans votre
+toute-puissante volonté, dans votre paternelle mansuétude, envoyé de
+tels conquérants en Gaule! Quelle rare et sainte fortune pour notre
+salut, qui ne se peut faire qu'à force de honte, de lâcheté, de
+bassesse, d'esclavage, de misère, de larmes et de sang! Ô Dieu bon,
+trois fois, cent fois, mille fois bon, et toujours bon. Amen.»</p>
+
+<hr class="short">
+
+<p>Seigneur comte! seigneur comte Neroweg! réveillez-vous!... Cette nuit
+qui finit, au lieu de la passer entre les bras d'une de vos esclaves,
+vous l'avez passée, de peur du diable, à genoux près de votre clerc et
+répétant, d'une lèvre hébêtée, les prières que disait le saint homme,
+tombant de sommeil; car après boire il eût préféré son lit. Rassuré par
+les premières clartés de l'aube, heure close pour les démons, vous vous
+êtes endormi sur votre couche, garnie de peaux d'ours, trophées de votre
+chasse... Seigneur comte Neroweg, réveillez-vous donc!... Voici votre
+roi, ou plutôt l'un des cinq fils de votre bon roi Clotaire, vous savez?
+ce doux prince qui tue les petits enfants à coups de couteau sous
+l'aisselle?... Ce grand Clotaire est aujourd'hui seul roi de toute la
+Gaule; les autres fils et petits-fils du pieux Clovis, qui saintement
+repose dans la basilique des saints apôtres, à Paris, sont tous morts!
+Voici donc Chram le Bâtard, mais qu'importe! Chram, l'un des cinq fils
+de Clotaire, et gouverneur de l'Auvergne pour son père... Il vient,
+faveur insigne, il vient avec ses trois favoris et bon nombre de leudes
+et d'<i>antrustions</i>, ainsi que fièrement s'appellent ces protégés du
+roi<a href="#N3"><sup class="sml">N</sup></a>... Réveillez-vous donc, seigneur comte! voici le roi Chram qui
+vous vient visiter... La chevauchée est brillante et nombreuse! Les
+trois plus chers amis de Chram, encore plus chers amis du pillage, du
+viol et du meurtre, accompagnent le royal personnage; ils s'appellent
+<i>Imnachair</i>, <i>Spactachair</i> et le <i>Lion de Poitiers</i><a href="#O3"><sup class="sml">O</sup></a>, ce Gaulois
+renégat qui, comme tant d'autres de sa trempe, se sont, ainsi que les
+évêques, ralliés aux Franks conquérants. Le Lion de Poitiers est nommé
+de la sorte parce que, de même que le lion carnassier, il aime la rapine
+et le carnage.</p>
+
+<p>Seigneur comte! seigneur comte Neroweg! réveillez-vous donc!... Éveillez
+aussi votre femme Godégisèle qui, toute la nuit, éplorée, frémissante,
+a, lorsque ses yeux rougis de larmes se sont appesantis, rêvé de femmes
+étranglées!... Vite, vite, que Godégisèle se pare des plus beaux bijoux
+et des plus belles robes de votre quatrième épouse Wisigarde, dont vous
+avez payé si grassement le meurtre à l'évêque Cautin, votre bon
+patron!... Vite, vite, seigneur comte, que Godégisèle se pare de ses
+plus riches atours! Chram peut la trouver à son gré ou au gré de ses
+favoris... Gracieux roi! serviable roi! il n'est point d'entremetteur
+plus accommodant: une fille ou une femme plaît-elle, libre ou esclave, à
+quelqu'un de ses amis, aussitôt il leur donne un <i>diplôme royal</i> de par
+lequel ils traînent la belle dans leur lit<a href="#P3"><sup class="sml">P</sup></a>.</p>
+
+<p>Vite, vite, seigneur comte, faites monter vos leudes à cheval et armer
+vos gens de pied, et vous, à la tête de la bande, seigneur comte, revêtu
+de votre armure de parade larronnée par vous lors du ravage du pays de
+Touraine, portant à votre côté votre magnifique épée d'Espagne à poignée
+d'or ciselé, larronnée par vous lors du pieux ravage du pays des
+Visigoths, damnés <i>Ariens</i>, maudits hérétiques contre lesquels les
+évêques catholiques vous ont lancés, torche en main, fer au poing, de
+même que vous lancez votre meute contre les bêtes fauves des bois...
+Vite, vite, enfourchez votre grand cheval rouan, harnaché de sa selle et
+de sa bride de cuir rouge, à frein, à chanfrein et à étriers d'argent,
+larronnée par vous lors de la conquête de l'Auvergne!... Vite, courez
+au-devant de votre glorieux roi Chram, à la tête de vos cavaliers et de
+vos gens de pied! Déjà votre royal hôte et sa suite, annoncés par l'un
+de ses serviteurs, n'est plus qu'à une petite distance de votre burg...
+Seigneur comte, hâtez-vous de le conduire à votre maison seigneuriale!
+hâtez-vous donc, seigneur comte! car point ne vous attendez à cette
+dernière et heureuse nouvelle: Votre bon patron, le bienheureux évêque
+Cautin, accompagne le roi Chram.</p>
+
+<p>--Maudite soit la venue de ce Chram!...--disait Neroweg.--Pour peu que
+lui et ses hommes demeurent quelques jours en mon burg, ils vont boire
+mon vin, manger toutes mes provisions et peut-être me dérober quelque
+pièce de ma vaisselle, qu'il me faudra, pour ce gala royal, sortir de
+mes coffres. Ni moi ni mes compagnons nous n'aimons point ces leudes de
+cour, qui ont toujours l'air de nous narguer, nous autres campagnards,
+parce qu'ils hantent les palais et les villes.</p>
+
+<p>Ainsi disait le comte Neroweg allant, suivi de ses guerriers, à la
+rencontre du roi Chram, qui n'était plus, ainsi que sa chevauchée, qu'à
+deux portées de trait du fossé dont était ceint le burg.</p>
+
+<p>Combien c'est beau, noble, glorieux, lumineux, un roi chevelu! surtout
+quand il a des cheveux, une longue chevelure que le ciseau n'a jamais
+touchée, étant l'un des attributs des races royales franques.
+Malheureusement, quoique jeune encore, le roi Chram, épuisé par
+l'ivrognerie et la débauche, était presque chauve<a href="#Q3"><sup class="sml">Q</sup></a>, ce roi
+chevelu!... Sa nuque et ses tempes étaient seules garnies de mèches
+aussi claires que longues, car elles tombaient jusqu'au milieu de sa
+poitrine et de son dos voûté; sa longue dalmatique d'étoffe pourpre,
+fendue sur le côté, à la hauteur du genou, cachait à demi l'encolure et
+la croupe de son cheval noir; des bandelettes de cuir doré, partant de
+la chaussure, se croisaient sur ses chausses étroites et montaient
+jusqu'à ses genoux; il appuyait ses souliers éperonnés sur des étriers
+dorés; sa longue épée à poignée d'or et à fourreau de toile blanche<a href="#R3"><sup class="sml">R</sup></a>,
+était suspendue à son baudrier, superbement brodé; en guise de houssine
+il tenait à la main une canne de bois précieux, à pomme d'or ciselé, sur
+laquelle, lorsqu'il marchait, ce luxurieux épuisé s'appuyait; il avait
+l'air sinistre; il devait ressembler à son royal père, le tueur
+d'enfants. À sa droite, cavalcadant aussi hardiment qu'un homme de
+guerre, se tenait l'évêque Cautin; il regardait de temps à autre Chram
+en sournois, d'un air craintif et haineux, car s'il détestait Chram,
+celui-ci n'abhorrait pas moins le saint homme. À la gauche du prince
+venait le Lion de Poitiers, ce scélérat endurci, qui, avec Imnachair et
+Spatachair, marchant tous deux au second rang, formaient cette trinité
+de perdition qui eût perdu Chram s'il n'eût été, ainsi que disent les
+prêtres, damné dans le ventre de sa mère. Insolence et luxure, dédain
+railleur et froide cruauté, étaient si profondément empreints sur les
+traits du Lion de Poitiers, le Gaulois renégat, que sur les os de sa
+face, cent ans après sa mort, on devra lire encore: luxure, insolence et
+cruauté.</p>
+
+<p>Ces trois seigneurs portaient, selon la mode franque, de riches tuniques
+à manches courtes par-dessus leur justaucorps; des chausses étroites et
+des bottines de cuir préparé, avec le poil en dessus. Derrière Chram et
+ses amis venaient son sénéchal, le comte de ses écuries, son majordome,
+son bouteillier et autres premiers officiers, car il avait une maison
+royale. Après ces personnages s'avançait sa truste, formée de ses leudes
+et antrustions armés en guerre; leurs casques ornés de panaches, leurs
+cuirasses, leurs jambards brillants et polis étincelaient aux rayons du
+soleil; leurs chevaux fringants piaffaient sous leurs riches caparaçons;
+les banderolles de leurs lances flottaient au vent, et leurs boucliers
+peints et dorés se balançaient, suspendus à l'arçon de leur selle.
+Autant cette suite royale était fringante, autant la troupe des leudes
+du comte était misérable, grotesque et piètrement armée; un assez grand
+nombre de ses hommes portait des armures, mais incomplètes et rouillées;
+d'autres, seulement vêtus de casaques de peaux de bêtes, coiffaient
+militairement un casque bossué; d'autres, possesseurs d'une cuirasse,
+avaient la tête couverte d'un bonnet de laine; les épées, non moins
+rouillées que les cuirasses, étaient, pour la plupart, veuves de leur
+fourreau; souvent cet étui guerrier était raccommodé avec des ficelles,
+et plus d'un bois de lance tortu sortait brut du taillis avec son
+écorce; la plupart des chevaux valaient, pour l'apparence, leurs
+cavaliers. Le temps des labours n'étant pas encore venu, bon nombre des
+compagnons de Neroweg, faute de chevaux de guerre, enfourchaient des
+traîneurs de charrue, bridés avec des cordes. Aussi, foi de Vagre, rien
+de plus réjouissant que de voir déjà quels regards envieux et farouches
+les leudes du comte jetaient sur la brillante suite de Chram et quels
+regards insolents et moqueurs cette fière truste royale jetait sur la
+troupe du comte, troupe sauvage et dépenaillée. Derrière les gens de
+guerre du prince venaient les pages, les serviteurs et les esclaves à
+pied, conduisant des chariots attelés de boeufs ou des chevaux
+lourdement chargés, chevaux et chariots que les habitants du pays
+traversé par le roi et sa truste, étaient forcés de fournir
+gratuitement<a href="#S3"><sup class="sml">S</sup></a>.</p>
+
+<p>Le comte Neroweg s'avança seul, à cheval, vers son royal hôte, qui,
+arrêtant aussi sa monture, dit à Neroweg:</p>
+
+<p>--Comte, en allant de Clermont à Poitiers j'ai voulu m'arrêter un ou
+deux jours dans ton burg.</p>
+
+<p>--Que ta <i>gloire</i><a href="#T3"><sup class="sml">T</sup></a> soit la bienvenue dans mon domaine... Il est en
+partie composé de terres <i>saliques</i>: je les tiens de mon père, qui les
+tenait autant de son épée que de la générosité de ton aïeul Clovis...
+C'est ton droit de loger, en voyage, chez les comtes et bénéficiers du
+roi; c'est pour eux un plaisir de t'accueillir.</p>
+
+<p>--Comte,--dit insolemment le Lion de Poitiers,--ta femme vaut-elle la
+peine qu'on la courtise?</p>
+
+<p>--Mon favori qui te demande, à sa manière, si ta femme est belle,--dit
+Chram en faisant signe au Gaulois renégat de se modérer,--mon favori, le
+Lion de Poitiers est de sa nature fort plaisant.</p>
+
+<p>--Alors, je répondrai au Lion de Poitiers qu'il ne pourra, non plus que
+toi, juger si ma femme est belle ou laide, car elle est enceinte et
+malade et ne sortira point de chez elle...</p>
+
+<p>--Si ta femme est enceinte,--reprit le lion,--de qui est l'enfant?...</p>
+
+<p>--Comte, ne te fâche pas de ces railleries... Je te l'ai dit, mon ami
+est d'un naturel plaisant.</p>
+
+<p>--Chram, je ne m'offenserai donc pas des railleries de ton favori...
+Allons au burg.</p>
+
+<p>--Marchons, comte.</p>
+
+<p>L'on s'avance vers le burg et l'on cause.</p>
+
+<p>--Comte, avoue à notre royal maître Chram qu'en tenant ta femme
+renfermée tu caches ton trésor de crainte qu'on te le prenne!...</p>
+
+<p>--Mon favori Spatachair, qui te parle de la sorte, Neroweg, est aussi
+d'un joyeux esprit.</p>
+
+<p>--Roi, tu choisis des amis très-gais, ce me semble.</p>
+
+<p>--Neroweg, tu nous caches ta femme... c'est ton droit... Nous la
+dénicherons... c'est le nôtre... Pour un bon larron, il n'y a pas de
+cachette.</p>
+
+<p>--Chram, celui-ci est encore un de tes joyeux amis, sans doute?</p>
+
+<p>--Oui, comte, et des plus joyeux... il se nomme Imnachair.</p>
+
+<p>--Et moi, qui me nomme Neroweg, je demanderai au seigneur Imnachair ce
+que fait le larron lorsqu'il a déniché la cachette qu'il cherche?</p>
+
+<p>--Neroweg, ta femme te contera la chose quand nous aurons déniché cette
+belle, car nous la dénicherons, aussi vrai que je suis le Lion de
+Poitiers!</p>
+
+<p>--Et moi, aussi vrai que je suis comte du roi en ce pays
+d'Auvergne,--s'écria Neroweg,--je tuerais un lion comme un renardeau,
+comme un chien, si le Lion se voulait donner dans ma demeure des airs de
+lion!...</p>
+
+<p>--Oh! oh! comte, tu parles résolument! est-ce cette brillante armée qui
+est sur tes talons qui te donne cette audace?--répondit le favori du roi
+en montrant du geste les leudes dépenaillés de Neroweg.--Si cette bande
+vaut ce qu'elle paraît, nous sommes perdus!</p>
+
+<p>Deux ou trois des leudes du comte qui s'étaient peu à peu rapprochés,
+ayant entendu les insolentes railleries des favoris de Chram,
+murmurèrent tout haut d'un air farouche:</p>
+
+<p>--Nous n'aimons pas que l'on raille Neroweg!</p>
+
+<p>--Les leudes d'un comte valent bien les leudes royaux!</p>
+
+<p>--Le poli de l'acier ne fait pas sa trempe!</p>
+
+<p>L'un des hommes de Chram se retourna vers ses compagnons, et leur dit en
+riant, montrant du bout de sa lance les gens du comte en faisant
+allusion à leur grossier équipement:</p>
+
+<p>--Sont-ce là des esclaves de charrue déguisés en guerriers? ou des
+guerriers déguisés en esclaves de charrue?</p>
+
+<p>La truste royale répondit à cette plaisanterie par de grands éclats de
+rire; déjà de côté et d'autre on se regardait d'un air de défi, lorsque
+l'évêque Cautin s'écria:</p>
+
+<p>--Mes chers fils en Christ, moi, votre évêque et père spirituel, je vous
+engage au calme et à la paix...</p>
+
+<p>--Comte,--dit gaiement Chram à Neroweg,--défie-toi de ce luxurieux et
+hypocrite évêque... Ne le laisse pas, ce bon apôtre, donner seul à seul
+les eulogies à ta femme; il lui donnerait les eulogies de la Vénus des
+païens, tout saint homme qu'il est!</p>
+
+<p>--Chram, je suis le serviteur du fils de notre glorieux roi Clotaire;
+mais comme évêque, j'ai droit à ton respect.</p>
+
+<p>--Tu as raison, puisque aujourd'hui vous autres évêques vous êtes
+presque aussi rois et surtout aussi riches que nous autres rois.</p>
+
+<p>--Chram, tu parles de la puissance et de la richesse des évêques en
+Gaule... Oublies-tu donc que notre puissance est celle du seigneur Dieu,
+et nos richesses le bien des pauvres?...</p>
+
+<p>--Par la peau flasque de toutes les bourses que tu as dégonflées, grosse
+belette qui suces le jaune des oeufs et ne laisses aux sots que la
+coquille! tu dis cette fois la vérité... Oui, vos richesses sont le bien
+des pauvres, ce bien vous l'avez mis dans votre sac!</p>
+
+<p>--Glorieux roi, je t'ai accompagné jusqu'au burg de mon fils en Christ,
+le comte Neroweg, pour accomplir l'acte de haute justice que tu sais,
+mais non pour laisser railler imprudemment, en ma personne, notre sainte
+religion catholique et apostolique.</p>
+
+<p>--Et moi je maintiens que de jour en jour votre puissance et vos
+richesses augmentent! J'ai deux filles de ma race, peut-être
+verront-elles le pouvoir royal s'amoindrir encore par vos usurpations,
+vous évêques, avec qui nous avons partagé notre conquête; vous que nous
+avons enrichis, vous de qui nous avons été les hommes d'armes!</p>
+
+<p>--Nos hommes d'armes, à nous, hommes de paix! Tu te trompes, ô roi! nos
+seules armes sont nos prédications!...</p>
+
+<p>--Et quand les peuples se moquent de vos prédications, comme ont fait
+les Visigoths, ces ariens de Provence et du Languedoc, vous nous envoyez
+extirper leur hérésie par le fer et par le feu!</p>
+
+<p>--Et de cela gloire à Dieu!... Les pieux rois franks, dans ces guerres
+contre les hérétiques, ont gagné un immense butin, fait triompher
+l'orthodoxie et arraché des âmes aux flammes éternelles, en les ramenant
+au giron de la sainte Église.</p>
+
+<p>Celui qui eût assisté à ce souper de la villa épiscopale, où l'évêque
+avait convié Neroweg, n'aurait pas reconnu Cautin. Ce saint homme, tête
+à tête avec le comte, stupide, brutal et aveugle croyant, ne recherchait
+point la dignité dans son langage; mais en présence de Chram, effronté
+railleur qu'il détestait, il sentait le besoin d'imposer, par ses
+paroles et par son attitude, le respect et la crainte, sinon au prince
+et à ses favoris, aussi impudents que lui, du moins à leur suite,
+beaucoup plus dévotieuse; puis, autre grave appréhension pour Cautin et
+pour sa bourse, il craignait fort que l'audacieux exemple de Chram et de
+ses amis ne vînt altérer la naïve et fructueuse crédulité de Neroweg,
+dont Cautin tirait un parti si profitable en cultivant et exploitant la
+peur du diable dont était possédé son fils en Dieu. Du coin de l'oeil
+l'évêque voyait le comte sournoisement écouter, d'un air à la fois
+satisfait et effrayé, les insolentes railleries de Chram, se demandant
+sans doute si lui, Neroweg, n'était pas bien sot de croire à la
+puissance miraculeuse de l'évêque et de payer si cher les absolutions de
+ce patron. Cautin, en homme habile, voulut frapper un grand coup.
+Habitué à observer les signes précurseurs des orages, si fréquents et si
+subits dans les pays de montagnes, il se servait, ainsi que tant
+d'autres prêtres, de ses connaissances atmosphériques pour épouvanter
+les simples<a href="#U3"><sup class="sml">U</sup></a>; le prélat remarquait donc depuis quelque temps une nuée
+noire, qui d'abord à peine visible et formée sur la cime d'un pic à
+l'extrême horizon, s'approchant rapidement, devait bientôt s'étendre et
+obscurcir le ciel et le soleil, encore radieux; aussi Cautin, à une
+nouvelle insolence de Chram sur les fourberies épiscopales, répondit en
+tâchant de calculer et de mesurer la longueur de sa réplique sur la
+marche de l'orageuse nuée qui s'avançait:</p>
+
+<p>--Ce n'est point à un serviteur indigne, à un humble ver de terre comme
+moi de défendre en ce moment l'Église du seigneur Dieu; il a sa grâce et
+ses miracles pour convaincre les incrédules, ses châtiments célestes
+pour punir les impies; aussi, malheur à qui oserait ici, à la face de ce
+soleil qui brille en ce moment sur nos têtes d'un si vif éclat,--ajouta
+l'évêque d'une voix de plus en plus retentissante,--malheur à qui
+oserait, à la face du Tout-Puissant qui nous voit, nous entend, nous
+juge et nous châtie; malheur à qui oserait insulter à sa Divinité dans
+la personne sacrée de ses évêques! oui, y a-t-il ici quelqu'un qui
+l'ose?--continua Cautin d'une voix menaçante;--y a-t-il ici quelqu'un,
+roi, seigneur, guerrier ou esclave, qui ose outrager la majesté divine?</p>
+
+<p>--Il y a ici moi, le Lion de Poitiers, qui te dis ceci à toi, Cautin,
+évêque de Clermont: Tu vois bien cette houssine? je le la casserai sur
+le dos, saint homme, si tu ne cesses de parler avec tant d'insolence.</p>
+
+<p>Foi de Vagre, ce Lion de Poitiers, ce Gaulois renégat, avait parfois du
+bon; mais ses hardies paroles firent frémir l'assistance, la truste
+royale comme les leudes du comte... Il paraissait monstrueux à ces bons
+catholiques de casser une houssine sur le dos d'un évêque, eût-il, à
+l'instar de Cautin, enfermé son prochain tout vivant dans le sépulcre
+d'un mort. Une stupeur profonde succéda à la menace du Lion de Poitiers;
+Chram lui-même parut effrayé de l'audace de son favori... Cautin, d'un
+coup d'oeil, vit tout cela; aussi s'écria-t-il, feignant une sainte
+horreur en s'adressant au Lion, qui, d'un air de défi, brandissait
+toujours sa houssine:</p>
+
+<p>--Malheureux impie, aie pitié de toi-même... le Seigneur Dieu a entendu
+ton blasphème... Vois, le ciel s'obscurcit, le soleil se couvre de
+ténèbres! vois ces signes précurseurs du courroux céleste!... À genoux,
+chers fils! à genoux! votre père en Dieu vous l'ordonne... Priez pour
+apaiser le courroux de l'Éternel soulevé par un épouvantable
+blasphème!...</p>
+
+<p>Et Cautin descendit précipitamment de cheval; mais il ne s'agenouilla
+pas: debout et les mains levées vers le ciel, comme un prêtre officiant
+à l'autel, il semblait conjurer la colère céleste.</p>
+
+<p>À la voix de l'évêque, les esclaves et les serviteurs de Chram, effrayés
+des approches de cet orage inattendu, se jetèrent à genoux; la plupart
+des hommes de sa truste sautèrent à bas de leurs montures, et
+s'agenouillèrent aussi, non moins épouvantés que les autres, à la vue du
+soleil presque subitement obscurci au moment où le Lion de Poitiers
+avait menacé l'évêque de sa houssine... Neroweg, l'un des premiers à
+genoux, se frappait la poitrine; mais Chram, ses favoris et quelques-uns
+de ses antrustions restèrent à cheval, semblant hésiter, par orgueil, à
+obéir aux ordres de l'évêque... Alors celui-ci, d'un geste impérieux et
+d'un accent menaçant, s'écria:</p>
+
+<p>--À genoux! ô roi! Le roi n'est pas plus que l'esclave devant l'oeil du
+Tout-Puissant... le roi, comme l'esclave, doit courber le front devant
+l'Éternel pour apaiser son courroux... À genoux donc, ô roi! à genoux,
+toi et tes favoris!...</p>
+
+<p>--Oses-tu me commander, à moi?--s'écria Chram le visage pâle de rage,
+voyant la pieuse soumission de ses hommes aux ordres de l'évêque.--Qui,
+de toi ou de moi fils de roi, est ici le maître, prêtre insolent?...</p>
+
+<p>Un superbe éclat de tonnerre ferma la bouche de Chram et servit à
+souhait la fourberie de Cautin, qui reprit:</p>
+
+<p>--À genoux, roi!... n'entends-tu pas la foudre du ciel, cette voix
+grondante du Tout-Puissant irrité?... Veux-tu attirer sur nous tous une
+pluie de feu? Ô Seigneur Dieu, ayez pitié de nous! éloignez de nous ces
+cataractes de lave ardente que, dans votre colère contre les impies,
+vous allez faire pleuvoir sur eux, et peut-être aussi sur nous, pauvres
+pécheurs... car les plus purs ne peuvent se dire irréprochables devant
+votre majesté, ô Seigneur! mais du moins nous sommes humbles et
+repentants... Ayez pitié de nous, ô Tout-Puissant!...</p>
+
+<p>Plusieurs nouveaux coups de tonnerre, accompagnés d'éclairs
+éblouissants, portèrent à son comble l'épouvante de la suite de Chram;
+lui-même, malgré son audace et sa superbe, ressentit quelque crainte;
+cependant son orgueil répugnait encore à se soumettre aux ordres de
+l'évêque, lorsque des murmures, d'abord sourds, puis menaçants,
+s'élevèrent parmi sa truste et ses esclaves.</p>
+
+<p>--À genoux, notre roi... à genoux!...</p>
+
+<p>--Nous ne voulons pas, si petits que nous sommes, être brûlés par le feu
+du ciel à cause de ton impiété et de celle de tes favoris.</p>
+
+<p>--À genoux, notre roi... à genoux!... Obéis à la parole du saint
+évêque... c'est le Seigneur qui nous parle par sa bouche...</p>
+
+<p>--À genoux, roi... à genoux!...</p>
+
+<p>Chram céda... il craignit l'irritation de son entourage, et surtout de
+donner un exemple public de rébellion contre les évêques, dont la
+toute-puissance abrutissante venait si bien en aide à la conquête.
+Chram, maugréant et blasphémant entre ses dents, descendit donc de
+cheval, faisant signe à ses deux favoris, Imnachair et Spatachair, qui
+lui obéirent, de l'imiter et de se mettre, comme lui, à genoux.</p>
+
+<p>Seul, à cheval, et dominant cette foule craintive agenouillée, le Lion
+de Poitiers, le front intrépide, la lèvre sardonique, bravait les
+roulements du tonnerre qui redoublait de fracas.</p>
+
+<p>--À genoux!--crièrent les voix de plus en plus irritées,--à genoux, le
+Lion de Poitiers!...</p>
+
+<p>--Notre roi Chram s'agenouille, et cet impie, cause de tout le mal par
+ses menaces sacriléges à l'égard du saint évêque, refuse seul d'obéir...</p>
+
+<p>--Ce blasphémateur va attirer sur nous un déluge de bitume et de feu...</p>
+
+<p>--Mes fils, mes chers fils!--s'écria Cautin, seul debout, comme le Lion
+de Poitiers était seul à cheval,--préparons-nous à la mort! un seul
+grain d'ivraie suffit à corrompre un muid de froment... un seul pécheur
+endurci va peut-être causer notre mort, à nous autres justes...
+Résignons-nous, mes chers fils... que la volonté de Dieu soit faite...
+peut-être nous ouvrira-t-il son saint paradis!</p>
+
+<p>La foule épouvantée fit entendre des cris de plus en plus courroucés
+contre le Lion de Poitiers; et Neroweg, qui gardait rancune à cet
+insolent de ses impudiques plaisanteries sur Godégisèle, se leva à demi,
+tira son épée, et s'écria:</p>
+
+<p>--À mort l'impie! son sang apaisera la colère de l'Éternel!...</p>
+
+<p>--Oui, oui... à mort!--crièrent une foule de voix furieuses, à peine
+dominées par les retentissements de la foudre, rendus plus formidables
+encore par l'écho des montagnes.</p>
+
+<p>Le ciel semblait véritablement en feu, tant les éclairs se succédaient,
+rapides, enflammés, éblouissants... Les plus braves tremblaient, le roi
+Chram lui-même regrettait d'avoir raillé l'évêque... Aussi, voyant le
+Lion de Poitiers, toujours imperturbable, répondre par un geste de
+dédain aux menaces de Neroweg et aux cris furieux de la foule, il dit à
+son favori:</p>
+
+<p>--Descends de cheval et agenouille-toi... sinon, je te laisse
+massacrer... Jamais je n'ai vu pareil orage!... Tu as eu tort de menacer
+l'évêque de ta houssine, et moi de le railler... le feu du ciel va
+peut-être tomber sur nous...</p>
+
+<p>Le Lion de Poitiers rugit de rage; mais, prévoyant le sort qu'une plus
+longue résistance lui devait attirer, il céda, en grinçant des dents,
+aux ordres de Chram, descendit de cheval après une dernière hésitation,
+et tomba à genoux en montrant le poing à Cautin... Alors l'évêque,
+jusque-là toujours debout au-dessus de cette foule frappée de terreur et
+de respect, jeta un regard de triomphant orgueil sur Chram, ses favoris,
+ses leudes, ses serviteurs, ses esclaves, tous agenouillés, et se dit,
+savourant sa victoire:</p>
+
+<p>--Oui, roi, les évêques sont plus rois que toi! car te voici à mes
+pieds, le front dans la poussière...</p>
+
+<p>Puis il s'agenouilla lentement en s'écriant d'une voix éclatante:</p>
+
+<p>--Gloire à toi. Seigneur! gloire à toi!... L'impie rebelle, saisi d'une
+sainte terreur, abaisse son front superbe... Le lion dévorant est
+devenu, devant ta majesté divine, plus craintif que l'agneau... Apaise
+ta juste colère, ô Seigneur! aie pitié de nous tous, agenouillés ici
+devant toi... dissipe les ténèbres qui obscurcissent le ciel... éloigne
+la nuée de feu que l'endurcissement d'un pécheur avait attirée sur nos
+têtes... daigne ainsi manifester, ô Tout-Puissant! que la voix de ton
+serviteur indigne, l'évêque Cautin, est montée jusqu'à toi... jusqu'à
+toi, qui, grâce à un ineffable miracle, as dernièrement permis à ton
+<i>oint</i> de contempler ta face éblouissante au milieu de tes séraphins et
+de tes anges et archanges!...</p>
+
+<p>Le prélat dit encore beaucoup d'admirables choses, mesurant et graduant
+ses actions de grâces et de merci sur l'apaisement progressif de
+l'orage, de même qu'à son approche il avait gradué ses paroles
+menaçantes; aussi l'habile homme termina-t-il son discours aux sourds
+roulements d'un tonnerre lointain: derniers grondements, disait-il, de
+la voix courroucée de l'Éternel enfin calmé dans sa colère... Après
+quoi, le ciel s'éclaircit, les nuages se dissipèrent, le soleil de juin
+rayonna de tout son éclat, et la truste royale, aussi rassérénée que le
+ciel, se mit en marche vers le burg, chantant à pleine poitrine:</p>
+
+<p>«--Gloire! gloire éternelle au Seigneur!...</p>
+
+<p>»--Gloire! gloire à notre bienheureux évêque!...</p>
+
+<p>»--Il a détourné de nous, par un miracle, le feu du ciel...</p>
+
+<p>»--L'impie a courbé son front rebelle...</p>
+
+<p>»--Gloire! gloire au Seigneur!...»</p>
+
+<hr class="short">
+
+<p>Pendant que les esclaves de Chram conduisaient les chevaux à l'écurie,
+que d'autres plaçaient, sous une vaste grange à demi remplie de
+fourrage, les chariots et les bâts, encore chargés de leurs fardeaux,
+ses leudes buvaient et mangeaient en hommes qui voyagent depuis l'aube.
+Chram ayant, ainsi que ses favoris, fait honneur au repas du comte, lui
+dit:</p>
+
+<p>--Mène-moi dans un endroit où nous puissions parler en secret. Tu dois
+avoir une chambre où tu gardes tes trésors? allons-y...</p>
+
+<p>Neroweg se gratta l'oreille sans répondre; se souciant peu sans doute
+d'introduire dans ce sanctuaire le fils de son roi. Chram, voyant
+l'hésitation du comte, reprit:</p>
+
+<p>--S'il y a dans ton burg un endroit plus retiré que ta chambre aux
+trésors, peu m'importe... Allons chez ta femme si tu veux.</p>
+
+<p>--Non... non... viens dans ma chambre aux trésors... Permets seulement
+que je donne quelques ordres afin que tes gens ne manquent de rien.</p>
+
+<p>Neroweg, tirant alors à l'écart l'un de ses leudes, lui dit:</p>
+
+<p>--Bertefred et toi, Ansowald, bien armés tous deux, vous resterez à la
+porte du réduit où je vais entrer avec ce Chram... Tenez-vous prêts à
+accourir à mon premier appel.</p>
+
+<p>--Que crains-tu?</p>
+
+<p>--La race du glorieux Clovis a beaucoup de goût pour le bien d'autrui,
+et quoique mes coffres soient fermés à triple serrure et bardés de fer,
+j'aime autant à vous savoir, toi et Bertefred, derrière la porte.</p>
+
+<p>--Nous y serons.</p>
+
+<p>--Dis, de plus, à Rigomer et à Bertéchram de se tenir, armés aussi, à la
+porte du gynécée; qu'ils frappent sans merci ceux qui tenteraient de
+s'introduire auprès de Godégisèle, et appellent à l'aide... Je me défie
+du Lion de Poitiers, audacieux sacrilége qui ce matin a osé braver le
+feu du ciel, attiré sur nous par ses impiétés... Les deux autres favoris
+de Chram ne me semblent ni moins païens ni moins luxurieux que ce lion
+farouche; je les crois, à eux trois, capables de tout... comme leur
+royal maître... As-tu compté le nombre des gens armés qui accompagnent
+ce Chram?</p>
+
+<p>--Il n'a amené ici que la moitié de ses leudes... de ses antrustions,
+comme s'appellent ces hautains qui semblent nous dédaigner, nous autres,
+parce qu'ils sont les <i>fidèles</i> du fils d'un roi... Ne les valons-nous
+pas?... quoique leur peau soit tarifée à six cents sous d'or de
+<i>Wirgelt</i> et la nôtre à deux cents sous seulement<a href="#V3"><sup class="sml">V</sup></a>.</p>
+
+<p>--Tout à l'heure,--ajouta Bertéchram,--ils avaient l'air de manger du
+bout des dents et de regarder au fond des pots, pour s'assurer s'ils
+étaient propres... Ils se moquaient de notre vaisselle de terre et
+d'étain...</p>
+
+<p>--Oui, oui... pour que je sorte ma vaisselle d'or et d'argent, afin de
+m'en dérober quelque pièce.</p>
+
+<p>--Tiens, Neroweg, il pourra couler du sang d'ici à ce soir, si ces
+insolents nous continuent leurs dédains.</p>
+
+<p>--Heureusement nous tes leudes, les hommes de pied et les esclaves que
+l'on pourrait armer, nous sommes aussi nombreux que les hommes de Chram.</p>
+
+<p>--Allons, allons, mes bons compagnons, ne vous échauffez pas, chers
+amis... Si l'on se querelle à table on cassera la vaisselle, et il me
+faudra la remplacer.</p>
+
+<p>--Neroweg, l'honneur passe avant la vaisselle.</p>
+
+<p>--Certainement; mais il est inutile de provoquer les disputes...
+Tenez-vous seulement sur vos gardes, et que l'on veille à la porte du
+gynécée.</p>
+
+<p>--Ce que tu demandes sera fait.</p>
+
+<p>Quelques instants après, le roi Chram et le comte se trouvaient seuls
+dans la chambre des trésors.</p>
+
+<p>--Comte, quelle est la valeur des richesses renfermées dans ces coffres?</p>
+
+<p>--Oh! ils contiennent peu de chose, très-peu de chose... Ils sont fort
+grands, parce que, ainsi que nous disons en Germanie: «Il est toujours
+bon de se précautionner d'un grand pot et d'un grand coffre...» mais ils
+sont presque vides...</p>
+
+<p>--Tant pis, comte... Je voulais doubler, tripler, quadrupler peut-être
+la valeur qu'ils renferment.</p>
+
+<p>--Tu veux railler?</p>
+
+<p>--Comte, je désire augmenter au delà de tes espérances ta puissance et
+tes richesses... Je te le jure par l'indivisible Trinité!</p>
+
+<p>--Alors je te crois, car après le miracle de ce matin tu n'oserais, en
+te jouant d'un serment si redoutable, risquer d'attirer sur ma maison le
+feu du ciel... Mais pourquoi désires-tu me rendre si puissant et si
+riche?...</p>
+
+<p>--Parce qu'à cela, moi, j'ai intérêt.</p>
+
+<p>--Tu me persuades.</p>
+
+<p>--Veux-tu avoir des domaines égaux à ceux du fils du roi?</p>
+
+<p>--Je le voudrais.</p>
+
+<p>--Veux-tu avoir, au lieu de ces coffres à moitié vides, dis-tu, cent
+coffres regorgeant d'or, de pierreries, de vases, de coupes, de patères,
+de bassins, d'armures, d'étoffes précieuses?</p>
+
+<p>--Je le voudrais, certes, oh! je le voudrais!</p>
+
+<p>--Au lieu d'être comte d'une ville de l'Auvergne, veux-tu gouverner
+toute une province, être enfin aussi riche et aussi puissant que tu peux
+le désirer?</p>
+
+<p>--Tu me jures, par l'indivisible Trinité, que tu parles sérieusement?</p>
+
+<p>--Je te le jure!</p>
+
+<p>--Tu me le jures aussi par le grand Saint-Martin, à qui j'ai une
+dévotion particulière?</p>
+
+<p>--Je te jure, aussi, comte, par le grand Saint-Martin, que mes offres
+sont très-sérieuses.</p>
+
+<p>--Alors, explique-toi.</p>
+
+<p>--Mon père Clotaire, à cette heure, guerroie hors de la Gaule contre les
+Saxons... Je veux profiter de cela pour me faire roi à la place de mon
+père... Plusieurs ducs et comtes des contrées voisines sont entrés dans
+mon projet... Seras-tu pour ou contre moi?</p>
+
+<p>--Et tes frères <i>Charibert</i>, <i>Gontran</i>, <i>Chilperik</i> et <i>Sigibert</i>? ils
+ne te laisseront pas le royaume de ton père à toi tout seul?</p>
+
+<p>--Je ferai tuer mes frères...</p>
+
+<p>--Par qui?</p>
+
+<p>--Tu le sauras plus tard.</p>
+
+<p>--Chram, ce sont là, vois-tu, de ces choses qu'il faut accomplir
+soi-même... pour être assuré qu'elles réussissent...</p>
+
+<p>--Tu dis cela, comte, à cause de ton frère Ursio tué de ta main...</p>
+
+<p>--Notre grand roi Clovis, ton aïeul, et ses fils ne se sont-ils pas
+toujours ainsi eux-mêmes, et selon leur besoin, défaits de leurs plus
+proches parents? D'ailleurs je peux parler sans crainte du meurtre
+d'Ursio... moi, j'en suis absous... j'ai payé...</p>
+
+<p>--Tu as gardé l'héritage?</p>
+
+<p>--J'en ai abandonné au moins un quart à l'Église et à mon patron,
+l'évêque Cautin, pour racheter le meurtre...</p>
+
+<p>--Tu y gagnes toujours les trois quarts de l'héritage.</p>
+
+<p>--Tiens! si je n'avais pas dû gagner à la mort d'Ursio, je ne l'aurais
+pas tué... je ne lui en voulais pas...</p>
+
+<p>--Et moi, je n'en veux pas non plus à mes frères... seulement je désire
+être seul roi de toute la Gaule... Ainsi, comte, réponds, veux-tu
+t'engager, par serment sacré, à combattre pour moi à la tête de tes
+hommes? je m'engagerais, par un serment pareil, à te faire duc d'une
+province à ton choix et à t'abandonner les biens, les trésors, les
+esclaves, les domaines du plus riche des seigneurs qui auront tenu pour
+mon père contre moi...</p>
+
+<p>--Enfin, roi, tu veux que je te promette, en mon nom et en celui de mes
+leudes et de mes hommes, que nous <i>obéirons à ta bouche</i>, ainsi que nous
+disons en Germanie?</p>
+
+<p>--Oui, telle est ma demande.</p>
+
+<p>--Mais ton père? mais ton père?...</p>
+
+<p>--Déjà sa truste, avant la guerre contre les Saxons, a failli le
+massacrer... sais-tu cela?</p>
+
+<p>--Le bruit en est venu jusqu'ici.</p>
+
+<p>--Mon projet est donc de faire tuer mes frères, de dire que mon père est
+mort pendant sa guerre contre les Saxons, et de me faire roi de la Gaule
+à sa place<a href="#X3"><sup class="sml">X</sup></a>...</p>
+
+<p>--Mais lorsqu'il reviendra de Saxe avec son armée?</p>
+
+<p>--Je le combattrai, et je le tuerai si je peux... N'a-t-il pas tué ses
+neveux et pillé les trésors de son frère Clodomir?...</p>
+
+<p>--Je ne te blâme point en ceci... je pense à ce qui peut m'advenir, à
+moi...</p>
+
+<p>--À toi, comte?</p>
+
+<p>--Si dans ta guerre contre ton père tu as le dessous, et que je m'en
+sois mêlé, de cette guerre... il m'arrivera malheur... Je serai
+dépouillé comme traître des terres que je tiens à <i>bénéfices</i>; il ne me
+restera que mes terres <span class="sc">SALIQUES</span>...</p>
+
+<p>--Voudrais-tu gagner sans risquer d'enjeu?</p>
+
+<p>--Je préférerais cela de beaucoup... Mais écoute, Chram; que les comtes
+et ducs du Poitou, du Limousin, de l'Anjou, prennent parti avec toi
+contre ton père, alors moi et mes hommes nous <i>obéirons à ta bouche</i>...
+mais je ne me déclarerai pour ta cause que lorsque les autres se seront
+ouvertement déclarés en armes les premiers...</p>
+
+<p>--Tu veux jouer à coup sûr?</p>
+
+<p>--Oui, je veux risquer peu pour gagner beaucoup...</p>
+
+<p>--Soit... alors échangeons nos serments.</p>
+
+<p>--Attends, roi...</p>
+
+<p>--Que vas-tu faire? pourquoi ouvrir ce coffre?... Laisse donc du moins
+le couvercle relevé, que je voie tes trésors...</p>
+
+<p>--Je t'assure qu'il n'y a presque rien là dedans, et le peu qu'il y a
+craint fort la poussière.</p>
+
+<p>--Par ma chevelure royale! je n'ai de ma vie vu plus magnifique boîte à
+Évangile que celle que tu viens de tirer de ce coffre... ce n'est qu'or,
+rubis, perles et escarboucles... Où as-tu pillé cela?</p>
+
+<p>--Dans une villa de Touraine: le cahier d'Évangile qui est dedans est
+tout écrit en lettres d'or...</p>
+
+<p>--C'est la boîte qui est superbe... j'en suis ébloui...</p>
+
+<p>--Roi, nous allons nous engager par serment sur cet Évangile à tenir nos
+promesses...</p>
+
+<p>--J'y consens... Or donc, sur les saints Évangiles que voici, moi,
+Chram, fils de Clotaire, je jure, au nom de l'indivisible Trinité et du
+grand Saint-Martin, je jure, selon la formule consacrée en Germanie,
+«que si toi, Neroweg, comte de la ville de Clermont en Auvergne, toi et
+tes leudes, qui regardiez autrefois du côté du roi mon père, vous voulez
+maintenant vous tourner vers moi, Chram, me proposant de m'établir roi
+sur vous, et que je m'y établisse, je te ferai duc d'une grande province
+à ton choix, et te donnerai les domaines, maisons, esclaves et trésors
+du plus riche des seigneurs qui auront tenu pour mon père contre moi...»</p>
+
+<p>«--Et moi, Neroweg, comte de la ville de Clermont en Auvergne, je jure
+sur les Évangiles que voici, je jure, au nom de l'indivisible Trinité et
+du grand Saint-Martin, que si les comtes et ducs du Poitou, du Limousin
+et de l'Anjou, au lieu de regarder comme autrefois du côté de ton père,
+se tournent ouvertement vers toi, et en armes, te proposant de t'établir
+roi sur eux, je me tournerai aussi vers toi, Chram, moi et mes hommes,
+pour que tu t'établisses roi sur nous. Que je sois voué aux peines
+éternelles, moi, Neroweg, si je manque à mon serment!...»</p>
+
+<p>--Que je sois voué aux peines éternelles, moi, Chram, si je manque à mon
+serment!...</p>
+
+<p>--C'est juré...</p>
+
+<p>--C'est juré...</p>
+
+<p>--Maintenant, comte, laisse-moi examiner de plus près cette magnifique
+boîte à Évangile...</p>
+
+<p>--Excuse-moi... cette boîte craint terriblement la poussière...</p>
+
+<p>--Comte, je n'ai vu personne de comparable à toi pour ouvrir et fermer
+prestement un coffre...</p>
+
+<p>--C'est toujours afin que la poussière n'y entre point.</p>
+
+<p>--À cette heure, autre chose... Notre serment nous lie, je peux te
+parler sans détour... Il faut d'abord que je fasse mourir mes quatre
+frères, Gontran, Sigibert, Chilperik et Charibert.</p>
+
+<p>--Le glorieux Clovis, ton aïeul, procédait toujours de cette façon
+lorsqu'il jugeait bon de joindre à ses possessions un royaume ou un
+héritage; il préférait tuer d'abord... et prendre ensuite.</p>
+
+<p>--Mon père Clotaire aussi professait cette opinion; il commençait par
+tuer les enfants de son frère Clodomir, afin de s'emparer ensuite de
+leur héritage.</p>
+
+<p>--D'autres, comme ton oncle Théodorik, prenaient d'abord et tuaient
+ensuite... C'était mal avisé... on dépouille plus facilement un mort
+qu'un vivant...</p>
+
+<p>--Comte, tu as la sagesse de Salomon; mais moi, je ne peux pas tuer mes
+frères moi-même...</p>
+
+<p>--Tu ne peux pas... et pourquoi ne peux-tu pas?</p>
+
+<p>--Deux d'entre eux sont très-vigoureux; moi, je suis faible et usé; et
+puis ils ne me feraient pas l'occasion de bonne grâce; ils se défient de
+moi.</p>
+
+<p>--Il est vrai que mon frère Ursio n'avait pas de moi la moindre
+défiance... Il était si jeune encore!</p>
+
+<p>--J'ai déjà trois hommes déterminés à ces meurtres: ce sont des hommes
+sur qui je peux compter... il m'en faut un quatrième.</p>
+
+<p>--Où le trouver?</p>
+
+<p>--Ici...</p>
+
+<p>--Dans mon burg?</p>
+
+<p>--Oui, peut-être...</p>
+
+<p>--Explique-toi...</p>
+
+<p>--Sais-tu pourquoi l'évêque Cautin, qui ne m'aime guère, m'accompagne?</p>
+
+<p>--Je l'ignore...</p>
+
+<p>--C'est que l'évêque a grand'hâte de juger, de condamner et de voir
+supplicier les Vagres et leurs complices, qui sont prisonniers dans
+l'ergastule de ce burg... et de voir surtout rôtir l'évêchesse comme
+sorcière...</p>
+
+<p>--Je ne te comprends pas, Chram. Ces scélérats et les deux femmes, leurs
+complices, doivent être, lorsqu'ils seront guéris, et ils le sont,
+conduits à Clermont pour y être jugés par la curie.</p>
+
+<p>--D'après des bruits très croyables, qui nous sont parvenus, l'évêque
+craint, non sans raison, que la populace de Clermont ne se soulève pour
+délivrer ces bandits lorsqu'ils arriveront dans la cité; les noms de
+l'ermite laboureur et de Ronan le Vagre sont chers à la race esclave et
+vagabonde; elle se pourrait révolter pour arracher ces maudits au
+supplice... tandis qu'ici, dans le burg, il n'y a rien à craindre de
+pareil.</p>
+
+<p>--Cette rebellion peut être à redouter, en effet, de la populace de
+Clermont.</p>
+
+<p>--J'ai donc promis à l'évêque Cautin que si tu y consentais, moi, Chram,
+roi pour mon père en Auvergne (en attendant que je sois roi par moi-même
+de toute la Gaule), j'ordonnerais que ces criminels soient jugés,
+condamnés et suppliciés ici dans ton burg, devant ton mâhl justicier...</p>
+
+<p>--Si mon bon patron l'évêque Cautin est de cet avis, je le partage...
+Autant que lui je me promets de jouir de ce supplice... et je donnerais,
+je crois, vingt sous d'or, plutôt que de voir ces scélérats échapper à
+la mort, ce qui pourrait arriver, si la vile populace de Clermont se
+soulevait en leur faveur... Mais quel rapport ceci a-t-il avec le
+meurtre de tes frères?</p>
+
+<p>--Tu m'as dit que ce Ronan le Vagre était guéri de ses blessures?</p>
+
+<p>--Oui.</p>
+
+<p>--C'est un homme résolu?</p>
+
+<p>--Un démon... Le diable prend souvent la figure de ce Vagre, m'a dit mon
+patron.</p>
+
+<p>--Crois-tu que si l'on disait à ce démon, après qu'il aura été condamné
+à un supplice terrible: «Tu auras ta grâce, à la condition d'aller tuer
+ensuite quelqu'un... et le meurtre accompli, vingt sous d'or de
+profit...» il refuserait cette offre? Dis, quel Vagre la refuserait?...</p>
+
+<p>--Chram, cet endiablé Ronan et sa bande ont tué neuf de mes plus
+vaillants leudes; ils ont pillé, incendié la villa de l'évêque, et il
+faut que je la reconstruise à mes frais, selon que l'a dit l'Éternel de
+sa propre bouche... Or, aussi vrai que le grand Saint-Martin est au
+paradis, ce Vagre n'échappera pas au supplice dû à ses crimes!...</p>
+
+<p>--Qui te dit le contraire?</p>
+
+<p>--Tu parles de lui faire grâce pour...</p>
+
+<p>--Mais, peu clairvoyant Neroweg, le meurtre accompli, au lieu de compter
+au Vagre vingt sous d'or... on lui compte cent coups de barre de fer sur
+les membres, après quoi on l'écartelle ou on le coupe en quartiers...
+Ah! cela te fait rire...</p>
+
+<p>--Hi... hi!... oui, cela me rappelle les baudriers et les colliers de
+faux or, dont ton aïeul, le grand Clovis, paya un jour ses complices,
+hi... hi... lors du meurtre des deux Ragnacaire, hi, hi... Ce Vagre
+croira recevoir vingt sous d'or, et il recevra cent coups de barre de
+fer... hi! hi!...</p>
+
+<p>--Les hommes déterminés sont rares; si ce Vagre mène l'affaire à bonne
+fin pour sa part, avant huit jours mes quatre frères sont tués... et
+leur mort assure la réussite de mes projets... Ton intérêt comme le mien
+est de nous servir de ce Vagre...</p>
+
+<p>--Mais l'évêque, qui exprès vient ici pour jouir du supplice de ce
+bandit; l'évêque, qui ne sait pas nos projets, ne consentira pas à
+accorder la grâce de ce Ronan.</p>
+
+<p>--Cautin se consolera de la fuite du Vagre en voyant rôtir l'évêchesse,
+et supplicier l'ermite laboureur, qu'il exècre non moins que le Vagre...</p>
+
+<p>--Et si le Vagre promet de tuer et qu'il ne tue pas?</p>
+
+<p>--Et les vingt sous d'or qu'il croira recevoir après le meurtre?...</p>
+
+<p>--C'est juste... mais sa fuite, comment la favoriser?</p>
+
+<p>--Tu peux assembler ton mâhl dans deux heures?</p>
+
+<p>--Oui.</p>
+
+<p>--Le jugement et la condamnation aujourd'hui, le supplice demain...
+d'ici à demain il nous reste la nuit... Pendant le sommeil de l'évêque
+tu feras sortir le Vagre de l'ergastule; on le conduira près de
+Spatachair, mon favori... le reste me regarde... et demain nous dirons à
+l'évêque: Le Vagre s'est enfui...</p>
+
+<p>--Hi... hi!...</p>
+
+<p>--De quoi ris-tu?</p>
+
+<p>--Ce Vagre, qui croira recevoir vingt sous d'or, et il recevra... hi!
+hi!... cent coups de barre de fer sur les membres, après quoi il sera
+écartelé... hi! hi! hi!...</p>
+
+<p>--Tu le vois, comte, ta vengeance n'y perdra rien, et nos projets seront
+assurés; car si je ne trouvais pas au plus tôt un quatrième homme
+déterminé comme ce Vagre, il me resterait toujours un frère, et un
+frère, aussi bien que quatre, peut prétendre au royaume de mon père...
+Réponds, sommes-nous d'accord pour la fuite du Vagre?</p>
+
+<p>--Oui, oui... et puis cette idée des cent coups de barre de fer... hi!
+hi! hi!...</p>
+
+<p>--Ainsi ton mâhl sera dans deux heures assemblé?</p>
+
+<p>--Dans deux heures il le sera.</p>
+
+<p>--Adieu, Neroweg, comte de la ville de Clermont... mais au revoir, duc
+de Touraine ou d'Anjou et l'un des plus riches, des plus puissants parmi
+les seigneurs franks, fait tel par l'amitié de Chram, roi de toute la
+Gaule!...</p>
+
+<hr class="short">
+
+<p>Le soleil baisse, la nuit s'approche: un homme à barbe et à cheveux
+gris, âgé de cinquante-huit à soixante ans, mais aussi alerte et
+vigoureux que dans la maturité de l'âge, portant la saie gauloise, un
+bissac sur ses épaules, bonnet de fourrure et chaussures poudreuses,
+vient de la forêt; il s'avance sur la route qui conduit au burg du comte
+Neroweg. Cet homme à barbe grise semble être un de ces bateleurs qui,
+dans les villes et les villages, montrent des animaux. Sur son dos, il a
+une cage où est enfermé un singe, et, au moyen d'une longue et forte
+chaîne de fer, il conduit un ours de belle taille, qui paraît d'ailleurs
+un paisible compagnon de route; il suit son maître aussi docilement
+qu'un chien. Le bateleur s'arrête un instant au sommet de ce chemin
+montueux, d'où l'on découvre la plaine et la colline où est bâti le
+burg; à ce moment, deux esclaves à tête rasée, courbés sous le poids
+d'un lourd fardeau, suspendu à une rame de bateau, dont chaque extrémité
+repose sur l'une de leurs épaules, s'avancent par un sentier, qui, à
+quelques pas de là, coupe et rejoint la route suivie par le bateleur; il
+hâte alors le pas afin de rejoindre les esclaves; mais ceux-ci, peu
+rassurés sans doute à la vue de l'ours qui suit son maître, s'arrêtent
+court.</p>
+
+<p>--Mes amis, n'ayez pas peur, mon ours n'est point méchant; il est fort
+apprivoisé.</p>
+
+<p>L'appelant alors tout en raccourcissant sa chaîne:</p>
+
+<p>--Viens ici près de moi, Mont-Dore!</p>
+
+<p>À cet ordre, l'ours répondit en s'approchant et s'asseyant modestement
+sur son train de derrière; puis il leva d'un air soumis la tête vers son
+maître, qui, debout devant lui, le cachait à demi aux esclaves...
+Ceux-ci, rassurés, reprirent leur marche et firent quelques pas au
+devant du bateleur, demeurant cependant, par prudence, à une certaine
+distance de lui et de son ours.</p>
+
+<p>--Mes amis, quelle est cette grande demeure que l'on voit là-bas,
+enceinte d'un fossé?</p>
+
+<p>--C'est le burg du comte Neroweg, notre maître.</p>
+
+<p>--Est-il au burg, aujourd'hui?</p>
+
+<p>--Il y est en grande et royale compagnie.</p>
+
+<p>--En royale compagnie?</p>
+
+<p>--Chram, le fils du roi des Franks, y est arrivé ce matin avec sa
+truste; nous venons de l'étang pêcher cette charge de poissons pour le
+souper de ce soir.</p>
+
+<p>--Aussi vrai que j'ai la barbe grise, voilà une bonne aubaine pour un
+pauvre homme comme moi... je pourrai divertir ces nobles seigneurs en
+leur montrant mon ours et mon singe... Croyez-vous, mes enfants, qu'on
+me laissera entrer au burg?</p>
+
+<p>--Oh! nous ne savons... aucun étranger ne passe ordinairement le fossé
+du burg sans l'ordre du seigneur comte; il est très-défiant, et le pont
+gardé durant le jour est retiré chaque soir.</p>
+
+<p>--Cependant, cet hiver, il est aussi venu un montreur de bêtes, et le
+seigneur comte s'est amusé à les voir.</p>
+
+<p>--Alors, il ne refusera pas ce soir d'offrir un pareil divertissement à
+son royal hôte...</p>
+
+<p>--Il se peut... En ce cas l'amusement de ce soir aidera ces seigneurs à
+attendre l'amusement de demain.</p>
+
+<p>--Lequel?</p>
+
+<p>--Le supplice des quatre condamnés d'aujourd'hui: Ronan le Vagre,
+l'ermite laboureur, moine renégat en Vagrerie; une petite esclave, leur
+complice, et l'évêchesse, une damnée sorcière, autrefois la femme de
+notre bienheureux évêque Cautin.</p>
+
+<p>--Ah! l'on a pris des Vagres par ici, mes amis?... Et ils ont été
+condamnés aujourd'hui?</p>
+
+<p>--Le mâhl s'est assemblé tantôt, le fils du roi et notre saint évêque y
+assistaient... Ronan le Vagre et l'ermite ont été d'abord mis à la
+torture...</p>
+
+<p>--Ils refusaient donc d'avouer qu'ils avaient couru la Vagrerie?</p>
+
+<p>--Non... Ronan le maudit s'en vantait, au contraire.</p>
+
+<p>--Alors, pourquoi la torture?</p>
+
+<p>--C'est ce que disait le fils du roi; il ne voulait pas la torture pour
+Ronan le Vagre; il s'y opposait de toutes ses forces.</p>
+
+<p>--Mais notre saint évêque a prétendu qu'une vérité arrachée par la
+torture était plus certaine, puisque c'était comme le jugement de
+Dieu... Alors personne n'a osé aller contre la volonté du saint homme.</p>
+
+<p>--Aussi l'on a plongé, par son ordre, les pieds du Vagre et de l'ermite
+dans l'huile bouillante... et ils ont avoué une seconde fois.</p>
+
+<p>--Puis on a été obligé de les porter dans l'ergastule, car ils ne
+pouvaient plus marcher.</p>
+
+<p>--Et demain on les transportera sur le lieu du supplice, qui sera,
+dit-on, terrible!... mais jamais assez terrible pour expier les crimes
+de Ronan le Vagre...</p>
+
+<p>--Qu'a-t-il donc fait, mes amis?</p>
+
+<p>--N'a-t-il pas, le sacrilége! à la tête de sa bande, incendié, pillé la
+villa épiscopale de notre bienheureux évêque Cautin...</p>
+
+<p>--Comment, mes amis, Ronan le Vagre... cet impie aurait osé commettre un
+pareil crime? Et les femmes, est-ce qu'on les a aussi mises à la
+torture?</p>
+
+<p>--La petite esclave Vagredine est encore quasi mourante d'une blessure
+qu'elle s'est faite en voulant se tuer, lorsqu'elle a vu les Vagres
+exterminés.</p>
+
+<p>--Quant à l'évêchesse, on allait commencer sa torture, lorsque notre
+saint évêque a dit: «Il faut se donner garde d'affaiblir la sorcière,
+peut-être elle ne résisterait pas à la douleur, et il vaut mieux qu'elle
+reste en pleine santé, afin qu'elle ne perde rien des tourments de
+demain.»</p>
+
+<p>--Votre évêque est très-judicieux, mes amis... et où ces scélérats
+attendent-ils la mort?</p>
+
+<p>--Dans le souterrain du burg.</p>
+
+<p>--Toute fuite leur est, j'espère, impossible, à ces damnés?</p>
+
+<p>--D'abord Ronan le Vagre et l'ermite laboureur seraient libres, qu'ils
+ne pourraient faire un pas à cause des suites de leur torture.</p>
+
+<p>--J'oubliais cela, mes amis.</p>
+
+<p>--Et puis, l'ergastule est construit en briques et en ciment romain
+aussi dur que roche; cette cave est fermée par une grille de fer à
+barreaux gros comme le bras, et toujours gardée par une troupe d'hommes
+armés.</p>
+
+<p>--Grâce à Dieu, il n'est pas possible, mes amis, que ces maudits
+échappent à leur supplice... Je vois que vous n'êtes pas de ces mauvais
+esclaves, assez nombreux, dit-on, qui prennent parti pour les Vagres.</p>
+
+<p>--Les Vagres sont des démons, nous voudrions les voir torturer jusqu'au
+dernier; ce sont les ennemis des évêques, nos bons pères, et des Franks,
+nos seigneurs.</p>
+
+<p>--Votre maître est donc humain pour vous?</p>
+
+<p>--Il est d'autant meilleur maître, nous a dit son clerc, qu'il nous fait
+plus souffrir, puisque la souffrance ici-bas nous assure le paradis...</p>
+
+<p>--Vous ne pouvez, mes enfants, manquer de faire ainsi votre salut...
+J'espère que tous vos compagnons du burg sont, comme vous, résignés à
+leur sort?</p>
+
+<p>--Il est des impies partout... Plusieurs d'entre nous iraient, s'ils
+pouvaient, courir la Vagrerie; ils ne respectent pas nos saints évêques,
+haïssent nos seigneurs les Franks, et se révoltent d'être en esclavage;
+mais nous les dénonçons au clerc de notre comte, et quand nous pouvons,
+nous les faisons cruellement châtier, en attendant pour eux l'enfer
+éternel!...</p>
+
+<p>--Vous êtes, je le vois, des compagnons vraiment chrétiens, et ces
+mauvais esclaves-là ne sont pas, je l'espère, en grand nombre parmi
+vous, au burg?</p>
+
+<p>--Oh! non... ils sont quinze ou vingt peut-être, sur cent que nous
+sommes pour le service de la maison; car le comte, notre seigneur, a
+plus de quatre mille colons et esclaves laboureurs sur ses domaines.</p>
+
+<p>--Allons, mes enfants, il me semble que cela me porterait bonheur, à
+moi, pauvre homme, de passer quelques heures dans une maison ainsi
+peuplée d'esclaves selon Dieu... Et puisque vous me précédez au burg,
+annoncez ma venue au majordome du comte... Si ce noble seigneur veut se
+divertir de mon ours, il fera donner des ordres pour que je puisse
+pénétrer dans l'enceinte.</p>
+
+<p>--Nous allons annoncer ta venue, bateleur... le majordome décidera...</p>
+
+<p>Et les esclaves qui, ruisselants de sueur, avaient un instant déposé
+leur filet de pêche, rempli de gros poissons d'étang que l'on voyait
+frétiller encore à travers les mailles, reprirent leur pesant fardeau et
+se dirigèrent vers le burg. Lorsqu'ils eurent disparu, l'ours se dressa
+sur ses pattes de derrière, jeta sa tête à ses pieds, et s'écria:</p>
+
+<p>--Sang et massacre! ils brûleront demain ma belle évêchesse!... Et
+Ronan! notre brave Ronan! supplicié aussi!... Souffrirons-nous cela,
+vieux Karadeuk?</p>
+
+<p>--Je vengerai mes fils... ou je mourrai près d'eux!... Ô Loysik! ô
+Ronan! torturés... torturés!... et demain, la mort!...</p>
+
+<p>--Aussi vrai que le souvenir de l'évêchesse me brûle le coeur! la
+torture d'aujourd'hui, le supplice de demain, l'arrivée de ce Chram avec
+ses gens de guerre!... tout cela bouleverse nos projets... Au lieu
+d'être conduits et jugés à Clermont dans quelques jours, Ronan et
+l'évêchesse seront mis à mort demain matin dans ce burg... au lieu
+d'être ingambes et guéris de leurs blessures, Ronan et son frère sont
+impotents; les leudes de Chram, réunis à ceux du comte et à ses gens de
+pied, forment une garnison de plus de trois cents hommes de guerre, ils
+occupent ce burg... et pour enlever Ronan et Loysik, incapables de
+marcher, la petite esclave, quasi mourante, et ma belle évêchesse,
+combien sommes-nous? toi et moi... Tiens, vieux Karadeuk, si je sais
+comment nous sortirons de ce guêpier, je veux devenir véritablement
+ours, et non plus ours des kalendes de janvier<a href="#Y3"><sup class="sml">Y</sup></a>, ainsi que je le suis
+à cette heure... Ah! celui-là qui m'eût dit, lorsque déguisé, comme tant
+d'autres, en bestial, je fêtais les saturnales de la nuit de janvier...
+celui-là qui m'eût dit: Mon joyeux garçon, tu fêteras les kalendes
+d'hiver en plein été, j'aurais répondu: Va, bonhomme, ce jour-là il fera
+chaud... et j'aurais dit vrai... car je serais plus au frais dans un
+four brûlant que sous cette peau!... La rage et la chaleur me mettent en
+eau... Tu restes muet, mon vieux Vagre... à quoi penses-tu?</p>
+
+<p>--À mes fils... Que faire... que faire?...</p>
+
+<p>--Meilleur je suis pour l'action que pour le conseil, en ce moment
+surtout, car la fureur me rend fou! Pauvre et vaillante femme! demain,
+brûlée!... Ah! pourquoi faut-il que j'aie été séparé d'elle dans les
+gorges d'Allange durant ce combat, engagé par nos archers du haut des
+chênes, contre les gens du comte... Pauvre... pauvre femme! je l'ai crue
+morte ou prisonnière... Notre déroute était complète, impossible à moi
+de m'assurer du sort de ma maîtresse, trop heureux de pouvoir, avec
+quelques-uns des nôtres, échappés au massacre, m'enfoncer au plus
+profond de la forêt, nous donnant rendez-vous dans les rochers du pic du
+<i>Mont-Dore</i>, un de nos anciens repaires... Enfin, nous nous sommes, au
+bout de quelques jours, retrouvés là une douzaine de notre bande, et
+bientôt nous t'avons vu arriver aussi, en compagnie de deux esclaves
+fuyards; toi, mon vieux Vagre, perdu pour nous depuis plus de trois
+ans... Alors, tu nous a renseignés sur le sort de tes fils, de la petite
+esclave et de l'évêchesse... C'est étrange, ce que je ressens pour cette
+vaillante femme! son souvenir ne me quitte pas... mon coeur se brise de
+chagrin en la sachant aux mains du comte et de l'évêque; il n'est pas en
+Vagrerie de Vagre plus Vagre que moi pour la vie d'aventure, et pourtant
+je ne sais quel hasard nous jetterait, l'évêchesse et moi, dans un coin
+de terre ignoré, que là, je vivrais, je crois, près d'elle, dix ans,
+vingt ans, cent ans!... Tu me prends pour un fou, vieux Karadeuk? ou
+mieux, pour un oison, car je deviens pleurard, et je m'hébête!... Au
+diable le chagrin! il faut agir!...</p>
+
+<p>--Oh! mes fils! mes fils!...</p>
+
+<p>--S'il ne fallait pour les sauver, eux et l'évêchesse, que donner ma
+peau... pas celle-ci, la vraie, je la donnerais, foi de Vagre! car, tu
+le sais, lorsque tu nous as conté ton projet, et que le personnage de
+l'ours a été proposé à un garçon de bon vouloir, je me suis offert, vous
+disant qu'autrefois, à Beziers, j'étais d'autant plus forcené pour les
+déguisements des kalendes, que les prêtres les défendaient<a href="#Z3"><sup class="sml">Z</sup></a>, et que
+dans ces saturnales je figurais surtout l'ours à s'y méprendre; je fus
+tout d'une voix acclamé ours en Vagrerie, et... mais tu trouves
+peut-être que je parle beaucoup?... Que veux-tu? cela m'étourdit... car
+lorsque je reste muet et songeur... mon coeur se navre, et je deviens
+stupide!...</p>
+
+<p>--Loysik! Ronan! suppliciés demain... non, non... ciel et terre! non!...</p>
+
+<p>--Quoi qu'il faille faire pour sauver tes fils, la petite Odille et
+l'évêchesse, je te suivrai jusqu'au bout. Donc, lorsqu'il fut convenu
+que tu serais le bateleur et moi l'ours, il fallut trouver un ours de
+belle taille, assez obligeant pour me prêter sa tête, son justaucorps et
+ses chausses. J'ai emporté ma hache, mon couteau, et j'ai gravi les
+cimes du Mont-Dore... À bon veneur, bonne chance; presque aussitôt je
+rencontre un compère de ma taille; me prenant sûrement pour un ami, il
+accourt à moi les bras ouverts... et la gueule aussi. Craignant de gâter
+son bel habit à coups de hache, je lui plante mon couteau sous
+l'aisselle, au bon endroit que savait trouver le roi Clotaire lorsqu'il
+tuait ses petits-neveux... Après quoi, j'ai soigneusement déshabillé mon
+obligeant ami; son justaucorps et ses chausses semblaient, foi de Vagre,
+taillés pour moi; je vous ai rejoints dans notre repaire, et nous voici
+redescendus dans le plat pays, déterminés à tout pour sauver tes deux
+fils, la petite esclave et mon évêchesse... Résumons-nous donc, car le
+calme me revient... Que faire? Nous avions songé à nous introduire dans
+la ville de Clermont pendant la nuit qui devait précéder le jour du
+supplice, presque certains de soulever une partie des esclaves et du
+peuple ami des Vagres... À ce projet, il faut renoncer, ainsi qu'à
+l'idée de nous embusquer sur la route pour attaquer l'escorte qui aurait
+conduit les prisonniers à Clermont... C'était pour tâcher de nous
+renseigner sur le moment de leur départ et sur leur route, que nous
+devions tenter de nous introduire dans le burg, toi et moi, sous notre
+déguisement, tandis que dix de nos compagnons nous attendraient cachés à
+la lisière de la forêt; ils y sont, prêts à se rendre avec nous à
+Clermont ou sur la route, ou même à s'approcher cette nuit des fossés
+du burg, si nous donnons à ces bons Vagres le signal convenu... Ce qui
+s'est passé aujourd'hui, le supplice de demain, le grand nombre d'hommes
+de guerre rassemblés au burg ruinent tous nos projets... que faire?...
+Voici longtemps que tu réfléchis, mon vieux Vagre... as-tu décidé
+quelque chose?</p>
+
+<p>--Oui, viens...</p>
+
+<p>--Au burg? mais il fait jour encore...</p>
+
+<p>--La nuit sera noire avant notre arrivée.</p>
+
+<p>--Quel est ton projet?</p>
+
+<p>--Je te le dirai en route; le temps presse; viens, viens...</p>
+
+<p>--Marchons... Ah! j'oubliais... et la casaque?</p>
+
+<p>--Quelle casaque?</p>
+
+<p>--Celle que par semblant de bouffonnerie je dois endosser... La mesure
+est prudente; le capuchon rabattu dissimulera ce qu'il y a de défectueux
+dans la jointure de la fourrure de mon cou à celle de ma tête; ce
+capuchon cachera aussi à demi ma figure d'ours, car ces Franks seront
+peut-être plus clairvoyants que ces deux esclaves hébêtés...</p>
+
+<p>Pendant que l'amant de l'évêchesse parlait ainsi, Karadeuk avait tiré de
+son bissac une casaque roulée: le faux ours l'endossa; elle traînait
+jusqu'aux pattes de derrière, et le capuchon, à demi rabattu sur les
+yeux, ne laissait voir que le museau; les larges manches tombaient
+presque jusqu'au bout des pattes griffues; la noire fourrure du corps et
+des cuisses, découverte par l'écartement des deux pans du vêtement,
+paraissait tout entière. Rien de plus grotesque que cet ours ainsi
+costumé; il devait, foi de Vagre, donner fort à rire, après boire, aux
+hôtes du comte Neroweg.</p>
+
+<p>--Laisse-moi maintenant, Karadeuk, cacher mon poignard dans un des plis
+de la casaque... et tiens, c'est justement ce couteau saxon qu'en fuyant
+des gorges d'Allange j'ai ramassé sur le champ de bataille... Vois, sur
+la garde de cette arme, ces deux mots gaulois gravés sur le fer:
+<i>Amitié</i>, <i>communauté</i>... <i>Amitié</i>, c'est un bon présage... L'amitié,
+comme l'amour, me conduit au burg... Sang et massacre! délivrer du même
+coup son ami, sa maîtresse!...</p>
+
+<p>--Viens, viens... Ô Ronan! Loysik! je vous sauverai tous deux... ou nous
+mourrons tous trois!...</p>
+
+<hr class="short">
+
+<p>Lorsqu'il y a cinq siècles et plus, les Romains possédaient la Gaule
+conquise, mais non soumise, ils construisaient solidement les
+ergastules, où la nuit ils renfermaient les esclaves gaulois enchaînés;
+voyez plutôt ce souterrain, antique dépendance du camp romain; la brique
+et le ciment sont encore tellement liés entre eux, qu'ils forment un
+seul corps plus dur que le marbre: des hommes munis de leviers, de
+masses, de ciseaux de fer, et travaillant de l'aube au soir,
+parviendraient à peine à pratiquer une ouverture dans les parois de
+cette prison; la voûte, basse et cintrée, est fermée par d'énormes
+barreaux de fer... Au dehors veillent un assez grand nombre de Franks
+armés de haches: les uns debout, les autres assis ou couchés sur la
+terre; de temps à autre ils jettent un regard d'envie du côté du burg,
+situé à cinq cents pas de là; mais le bâtiment principal est caché à la
+vue des Franks par la saillie des granges et des écuries, bâties en
+retour du logis seigneurial, où ces constructions s'appuient.</p>
+
+<p>Pourquoi ces gardiens des prisonniers jettent-ils, du côté du burg, des
+regards d'envie? parce que arrivent jusqu'à eux, à travers les fenêtres
+ouvertes, les cris des buveurs avinés, et, par intervalle, le bruit des
+tambours et des cornets de chasse; car l'on festoie chez le comte
+Neroweg, qui ce soir-là, de son mieux, fête Chram, son royal hôte.</p>
+
+<p>Une lampe de fer, abritée par la saillie du cintre de l'antique
+ergastule, éclaire les abords du souterrain et en dedans son entrée.</p>
+
+<p>Des pas se font entendre... un leude paraît suivi de plusieurs esclaves,
+portant des paniers et des craches.</p>
+
+<p>--Enfants! voilà de la cervoise, du vin, de la venaison, du pain de pur
+froment. Mangez, buvez, tous doivent être ici, aujourd'hui, en liesse...
+le fils du roi visite notre burg!</p>
+
+<p>--Vive Sigefrid! vive le vin, la cervoise et la venaison qu'il
+apporte!...</p>
+
+<p>--Mais veillez sur les prisonniers... que pas un de vous ne bouge
+d'ici!...</p>
+
+<p>--Oh! ces chiens ne remuent pas plus là dedans que s'ils étaient
+endormis pour jamais sous la terre froide, où ils seront demain... Ne
+crains donc rien, Sigefrid.</p>
+
+<p>--Hormis le seigneur roi, le seigneur évêque ou Neroweg, quiconque
+approcherait de cette grille pour parler aux condamnés...</p>
+
+<p>--Tomberait sous nos haches, Sigefrid; elles sont pesantes et
+tranchantes...</p>
+
+<p>--Au moindre événement, qu'un son de trompe donne l'alarme au burg... et
+en un instant nous sommes ici.</p>
+
+<p>--Bonnes précautions, Sigefrid, mais inutiles. Le pont est retiré, de
+plus, la bourbe des fossés est si profonde, qu'un homme qui tenterait le
+passage disparaîtrait dans la vase... Enfin, il n'y a pas d'étrangers
+dans le burg; nous sommes ici, en comptant la truste du roi, plus de
+trois cents hommes armés... qui donc tenterait de délivrer ces chiens de
+prisonniers? ne sont-ils pas, d'ailleurs, aussi incapables de marcher
+qu'un lièvre à qui on a cassé les quatre pattes?... Encore une fois,
+Sigefrid, les précautions sont bonnes à prendre, nous les prendrons,
+mais elles seront vaines...</p>
+
+<p>--Veillez toujours soigneusement jusqu'à demain, jour du supplice de ces
+maudits; ce n'est pour vous qu'une nuit à passer.</p>
+
+<p>--Et nous la passerons joyeusement à boire et à chanter!</p>
+
+<p>--Ainsi, l'on est gai dans la salle du festin, Sigefrid?</p>
+
+<p>--Le soleil de mai pompe moins avidement la rosée que nos buveurs les
+tonneaux pleins; des montagnes de victuailles disparaissent dans les
+abîmes des ventres... déjà l'on ne parle plus, l'on crie; tout à
+l'heure on ne criera plus, on hurlera! Les leudes de Chram faisaient
+d'abord la petite bouche, mais à cette heure ils l'ouvrent jusqu'aux
+oreilles pour rire, boire et manger... Ce sont, après tout, de bons et
+gais compagnons; un peu de jalousie de notre part nous avait irrités
+contre eux; cette rivalité s'est noyée dans le vin, et tout à l'heure,
+dans son ivresse, le vieux Bertefred, poussant de monstrueux hoquets,
+embrassait, en pleurant comme un veau, un des brillants et jeunes
+guerriers de la suite royale, et l'appelait son fils mignon.</p>
+
+<p>--Ah! ah! ah!... la bonne scène...</p>
+
+<p>--Enfin, pour compléter la fête, on dit qu'on vient d'introduire dans le
+burg un bateleur qui montre un ours et un singe. Neroweg a proposé ce
+divertissement au roi Chram, et le majordome vient de donner l'ordre de
+faire entrer l'homme et les bêtes dans la salle du festin; on est allé
+les quérir, aux trépignements de joie des convives. Je me hâte de
+retourner à la maison pour avoir ma part de l'amusement...</p>
+
+<p>--Heureux Sigefrid! il va voir l'ours et le singe!</p>
+
+<p>--Enfants, je vous le promets, lorsque le roi se sera diverti de ce
+bateleur, je demanderai au comte qu'on vous envoie de ce côté l'homme et
+ses bêtes...</p>
+
+<p>--Sigefrid, tu es un bon compagnon!</p>
+
+<p>--Et surtout... veillez bien sur les prisonniers!...</p>
+
+<p>--Sois tranquille, et bois tranquille... Maintenant, à nous le vin, la
+cervoise, la venaison! En attendant l'homme, l'ours et le singe, vidons
+les pots à la santé du bon roi Chram et de Neroweg!</p>
+
+<hr class="short">
+
+<p>La lampe de fer, accrochée sous la saillie du cintre de l'antique
+ergastule, éclairait ses abords et les groupes de Franks, qui
+mangeaient, riaient, buvaient au dehors; cette lampe éclairant aussi
+l'entrée du souterrain, fermé par des barreaux de fer, jetait sa
+rougeâtre et vacillante lumière sur les prisonniers gaulois, réunis non
+loin de l'ouverture de cette prison, dont la profondeur restait pleine
+de ténèbres.</p>
+
+<p>Près de la grille de l'ergastule, la petite Odille, couchée sur la
+terre, les mains croisées sur son sein de quinze ans, comme une morte
+que l'on va ensevelir, avait aussi la pâleur d'une morte; assise près
+d'elle, l'évêchesse, toujours belle, quoique pâlie et amaigrie,
+soutenait, sur ses genoux, la tête de l'enfant, et la contemplait avec
+des yeux de mère... Ronan, les jambes enveloppées de chiffons, les mains
+chargées de menottes de fer, incapable de se tenir debout ou agenouillé,
+est assis non loin des deux femmes, le dos appuyé aux parois du
+souterrain; il jette sur Odille un regard non moins appitoyé que celui
+de l'évêchesse; l'ermite laboureur, garrotté comme son frère, dont il a
+partagé la torture, se tient assis près de lui, et semble ému des soins
+que prodigue l'évêchesse à la petite esclave, qui semble expirante.</p>
+
+<p>--Meurs, petite Odille!--disait Ronan,--meurs, mon enfant... tu serais
+brûlée vive, mieux vaut mourir de la blessure que tu t'es faite d'une
+vaillante mais trop faible main, lorsqu'il y a un mois tu m'as cru tué!</p>
+
+<p>--Pauvre petite! l'émotion de cette journée a épuisé ses forces...
+Voyez, Loysik, voyez, Ronan, son visage devient, hélas! de plus en plus
+livide!</p>
+
+<p>--Bénissons cette pâleur livide, belle évêchesse; elle annonce une mort
+prochaine... cette mort sauvera la pauvre enfant des douleurs du
+supplice; sa blessure ne l'a-t-elle pas déjà sauvée des nouvelles
+brutalités du comte et de la torture d'aujourd'hui?... Meurs, meurs
+donc, petite Odille, nous revivrons ailleurs! Libre, j'aurais fait de
+toi, pour toujours, ma femme en Vagrerie, si tu l'avais voulu; car déjà
+je t'aimais tendrement pour ta douceur, pour ta beauté, pour le malheur
+et la honte qui t'avaient frappée si jeune, enfant innocente encore
+après ton déshonneur!... Meurs donc, petite Odille... Aussi vrai que moi
+et mon frère Loysik nous serons suppliciés demain, je redoute moins ce
+supplice que de te voir brûlée vive, puisque je serai mis à mort le
+dernier!... Oh! si je n'avais les jambes en lambeaux, je me traînerais
+jusqu'à toi; oh! si je n'avais les mains enchaînées, je t'étoufferais
+d'une main prévoyante, de même que nos mères, les viriles Gauloises
+d'autrefois, tuaient leurs enfants pour les soustraire à l'esclavage!
+Belle évêchesse! toi dont les bras sont libres, ne pourrais-tu étrangler
+doucement cette chère enfant? Le léger souffle de vie qui la soutient à
+peine serait si vite éteint!</p>
+
+<p>--J'y ai déjà songé... Ronan, et je n'ose...</p>
+
+<p>--Mais si par hasard elle survit, son sort sera le tien... Écoutez bien:
+vous serez d'abord mises nues devant cette bande de Franks! et par eux
+fouettées de houssines!</p>
+
+<p>--Tais-toi... Ronan... tais-toi, le rouge me monte au front!... Pour
+moi, femme, là est le pire du supplice...</p>
+
+<p>--Ton mari l'évêque le savait... comme il savait que la torture
+d'aujourd'hui te ferait perdre une partie de tes forces nécessaires pour
+endurer le supplice de demain; aussi t'a-t-il benoîtement épargnée
+tantôt... vous serez ensuite mises chacune sur un pal aigu. C'est encore
+ton mari l'évêque qui doit avoir imaginé ceci... lui, qui jadis inventa
+d'enfermer un vivant dans un sépulcre avec un mort en putréfaction...
+Ah! j'oubliais... avant le supplice du pal, on vous arrachera le bout
+des seins avec des tenailles ardentes; ce raffinement sent son roi Chram
+d'une lieue. Enfin, vous serez jetées dans le bûcher encore un peu
+vivantes... La torture est, tu le vois, finement graduée! et tu ne veux
+pas, toi qui le peux, y soustraire cette douce enfant?... Ah! tu te
+décides enfin!... tes mains s'approchent du cou de la petite Odille...
+Allons, pas de faiblesse! souviens-toi de nos mères... mettant à mort
+les enfants qu'elles chérissaient... Mais quoi! tu hésites!... tes mains
+retombent!... tu pleures!...</p>
+
+<p>--Je n'ose pas... je n'ose pas...</p>
+
+<p>--Lâche coeur!!!</p>
+
+<p>--Moi! lâche?... non... si elle était ma fille... je la tuerais...</p>
+
+<p>--C'est juste, Odille est pour toi une étrangère... tu ne peux l'aimer
+assez pour te résoudre à la tuer; il faut, n'est-ce pas, Loysik,
+pardonner à l'évêchesse ce manque de tendresse?... Après tout, elle
+n'est pas la mère de cette enfant!</p>
+
+<p>À ce moment la petite esclave fait un mouvement, pousse un léger soupir,
+sa tête se soulève à demi, ses yeux s'ouvrent, cherchent tout, d'abord
+Ronan... s'arrêtent sur lui, et au bout de quelques instants elle dit
+d'une voix faible:</p>
+
+<p>--Ronan... la nuit est-elle déjà passée, que voici le jour?</p>
+
+<p>--Ce n'est pas le jour, mon enfant, c'est la clarté de la lampe qui
+brûle au dehors; tes forces semblent épuisées? tu t'étais assoupie?</p>
+
+<p>--Je faisais un rêve doux et triste... ma mère me berçait sur ses genoux
+en me chantant le bardit d'Hêna; et puis elle me disait en pleurant:
+«Odille, c'est toi, c'est toi que l'on va brûler...» Alors je me suis
+éveillée, j'ai cru que c'était déjà le jour... Ah! Ronan! que c'est
+long, d'ici à demain! et ce supplice! ce supplice! comme il durera... à
+moins que la douleur soit trop forte, alors je mourrai tout de suite...</p>
+
+<p>--Et tu ne regretteras pas la vie?</p>
+
+<p>--Ronan, j'ai voulu me tuer quand je vous ai cru mort... vous êtes
+condamné comme nous, je n'ai plus ni père ni mère! qui regretterais-je
+ici? Puisque l'on va revivre ailleurs auprès de ceux que l'on a aimés,
+nous nous retrouverons bientôt tous ensemble, vous et ma famille.</p>
+
+<p>--Et quelle haine! dis, petite Odille? quelle haine contre ceux qui
+t'ont condamnée à mourir ainsi?</p>
+
+<p>--Oui, Ronan... je les hais parce qu'ils sont injustes et méchants; ils
+me font mourir... et je n'ai, moi, jamais fait de mal à personne...</p>
+
+<p>--Et si cela était en votre pouvoir, mon enfant, leur rendriez-vous le
+mal qu'ils vous font?</p>
+
+<p>--Seulement pour me venger?... si j'étais par hasard délivrée? frère
+Loysik?</p>
+
+<p>--Oui, seulement pour vous venger!</p>
+
+<p>--Non... je ne me sens pas de méchanceté au coeur...</p>
+
+<p>--Et si l'on vous disait: la torture et la mort seront subies par eux ou
+par vous... choisissez...</p>
+
+<p>--Que voulez-vous, frère Loysik... ils sont méchants et injustes, je
+préférerais ma vie à la leur; mais si l'on me disait: «--Odille, voici
+Ronan, voici dame Fulvie... voici frère Loysik, qui n'ont eu pour toi
+que de douces paroles, que de tendres soins, il faut que toi ou eux
+soient suppliciés, choisis.»--Oh! comme je répondrais vite:
+Prenez-moi... prenez-moi, et qu'ils soient sauvés! ils ont été si doux
+pour moi! ils sont si bons au pauvre monde!</p>
+
+<p>--Petite Odille, si l'on te disait: Chéris ces méchantes gens qui vont
+te faire mourir... oui, que tes dernières paroles pour eux soient
+tendres comme l'adieu que tu aurais fait à ta mère adorée?</p>
+
+<p>--Vous vous moquez, Ronan! Aimer comme ma mère, ces Franks qui ont fait
+tant de mal à moi et aux autres! je ne saurais... je ne pourrais ainsi
+aimer injustement...</p>
+
+<p>--Et si l'on te disait: Chaque torture que tu vas ressentir te sera
+payée là-haut en éternelle félicité.</p>
+
+<p>--Où? là-haut?... Par qui payée, Ronan?</p>
+
+<p>--Par un Dieu... par un Dieu tout-puissant, qui peut ce qu'il veut... et
+qui met la félicité éternelle au prix des souffrances de ses créatures!</p>
+
+<p>--Si ce Dieu peut ce qu'il veut, Ronan, pourquoi n'empêche-t-il pas mon
+supplice puisque je ne l'ai pas mérité? S'il peut ce qu'il veut,
+pourquoi met-il au prix de cruelles souffrances cette éternelle félicité
+que je ne recherchais pas, ne demandant qu'à vivre dans la paix et
+l'innocence?...</p>
+
+<p>--Oh! naïve et douce enfant! à qui ne saurait mourir, tu
+l'apprendrais,--s'écria l'ermite laboureur.--Tu hais justement les
+méchants qui te condamnent, tu ne leur accordes pas un pardon inique et
+imbécile; mais libre... tu ne leur rendrais pas le mal pour le mal! tu
+préférerais ton innocente vie à leur vie souillée de crimes; mais tu
+saurais mourir pour ceux qui t'ont aimée!... tu ne vois pas dans la mort
+par le supplice je ne sais quel marché avec un Dieu tout-puissant, qui,
+pour quelques heures de torture que des barbares t'imposent, te
+donnerait une éternité de bonheur! tu prévois la douleur parce que tu
+t'attends à souffrir dans ta chair! mais l'approche du supplice ne
+t'inspire pas une lâche épouvante! Non, non; dans ta grandeur naïve tu
+te résignes doucement, attendant l'heure d'aller revivre auprès de ceux
+qui t'aimaient.</p>
+
+<p>--Cette enfant a plus de raison et plus de courage que moi qui serais sa
+mère! Loysik dit vrai, j'apprendrai d'elle à mourir.</p>
+
+<p>--Foi de Vagre! qu'est-ce que la mort, belle évêchesse? changer de
+vêtements et de logis. Le supplice? deux ou trois heures de souffrance,
+dont le terme plus ou moins rapproché est du moins certain... Sais-tu,
+Loysik, ce qui seulement me chagrine à cette heure? c'est de quitter ce
+monde-ci, laissant notre Gaule bien-aimée... à jamais soumise aux Franks
+et aux évêques!</p>
+
+<p>--Notre Gaule bien-aimée, à jamais soumise aux Franks et aux évêques!
+non, non, frère... les siècles sont des siècles pour l'homme... ils sont
+à peine des heures pour l'humanité dans sa marche éternelle!... Ce monde
+où nous vivons nous semble grand... Qu'est-il? roulant confondu parmi
+ces milliers de mondes étoiles, qui, à cette heure de la nuit, brillent
+à nos yeux dans l'immensité des cieux! mondes mystérieux où nous allons
+successivement revivre, âme et corps, jusqu'à l'infini!... Tiens, mon
+frère, lors de la conquête de César, nos aïeux esclaves, enchaînés il y
+a des siècles dans cet ergastule où nous sommes, ont peut-être aussi dit
+comme toi avec désespoir:--«Notre Gaule bien-aimée est à jamais soumise
+à la conquête étrangère...» Et pourtant...</p>
+
+<p>--Et pourtant deux siècles et demi ne s'étaient pas écoulés qu'à force
+d'héroïques insurrections contre les Romains, la Gaule avait pas à pas,
+au prix du sang de nos pères, reconquis ses droits, ses libertés, son
+indépendance! lors de l'ère glorieuse de Victoria la Grande! Tu dis
+vrai, Loysik, tu dis vrai.</p>
+
+<p>--Et la vision prophétique de cette femme auguste? cette vision que nous
+a transmise dans ses récits notre aïeul Scanvoch, et que notre père nous
+a si souvent racontée? te la rappelles-tu?</p>
+
+<p>--Oui, dans cette vision, Victoria voyait la Gaule esclave, épuisée,
+saignante, à genoux, écrasée de fardeau, se traînant sous le fouet des
+rois franks et des évêques!</p>
+
+<p>--Mais la fin? la fin de cette vision de Victoria la Grande?</p>
+
+<p>--Oh... splendide! rayonnante! la Gaule libre, fière, glorieuse, foulant
+d'un pied superbe son collier d'esclavage, la couronne des rois et celle
+des papes de Rome, la Gaule tenait d'une main une gerbe de fruits et de
+fleurs, de l'autre un étendard surmonté du coq gaulois!</p>
+
+<p>--Eh! que crains-tu donc alors? songe au passé! vois-y la Gaule, courbée
+d'abord sous la conquête romaine, se relever, par le courage de ses
+enfants, libre et redoutable!... Que le passé te donne foi dans
+l'avenir!... Cet avenir est lointain peut-être! que nous importe le
+temps à nous, qui, en ce moment suprême, n'avons plus à mesurer d'ici à
+demain que les dernières heures de notre vie... Oh! mon frère, j'ai une
+foi profonde... invincible dans le réveil et l'affranchissement de la
+Gaule!... Je te l'ai dit, les siècles sont des siècles pour l'homme; ils
+sont à peine des heures, des instants, pour l'humanité dans sa marche
+éternelle!</p>
+
+<p>--Loysik... tu me rassures... tu raffermis ma croyance... oui, je
+quitterai ce monde les yeux fixés sur cette vision radieuse de la Gaule
+renaissante!... Un dernier chagrin me reste... l'incertitude où nous
+sommes du sort de notre père!</p>
+
+<p>--S'il survit, puisse-t-il ignorer notre fin, Ronan! il nous aimait
+tendrement... c'était un grand coeur! En temps de guerre nationale, à
+la tête d'une province soulevée en armes, il eût peut-être été un héros
+comme le <i>chef des cent vallées</i>, son idole!... À la tête d'une bande de
+révoltés... notre père n'a pu être qu'un intrépide chef de Bagaudes ou
+de Vagres... Tu sais, mon frère, mon éloignement pour ces terribles
+représailles... si légitimes qu'elles soient... elles ne laissent après
+elles que ruines et désastres... Mais du moins notre père a toujours
+vengé les opprimés... les souffrants, et jamais sa vengeance n'a atteint
+que les méchants...</p>
+
+<p>--Va, Loysik, en ces temps d'épouvantable iniquité la Vagrerie accomplit
+une mission divine!... Les puissants du monde écrasent les faibles!...
+la Vagrerie frappe les puissants... Qui donc les punirait sans nous, ces
+puissants? Leurs remords! ils payent, et le clergé les absout de leurs
+crimes! Leurs victimes! elles n'osent dans leur hébêtement catholique se
+rebeller contre leurs bourreaux! Non, non, il faut par des exemples
+terrifier nos maîtres!... Insensibles à la prière, ils céderont à
+l'épouvante! Oh! mes Vagres! mes bons Vagres, où êtes-vous! où
+êtes-vous! pour cent Vagres tués... la Vagrerie, je le sais, n'est pas
+morte... mais où sont-ils, mes braves compagnons! où sont-ils!</p>
+
+<p>--S'ils vous savaient ici, Ronan, ils tenteraient tout pour vous
+délivrer... ils vous aiment tant...</p>
+
+<p>--Quelques-uns d'entre eux peut-être, petite Odille, ont survécu au
+combat des gorges d'Allange; si, comme on le disait, on nous avait
+conduits à Clermont, nous aurions eu, soit en route, soit dans la ville,
+quelque chance d'être délivrés par mes compagnons; mais ici dans ce
+burg, il ne faut pas rêver délivrance, chère enfant... je dis rêver, car
+voici tes paupières qui de nouveau s'appesantissent...</p>
+
+<p>--C'est vrai, Ronan... est-ce faiblesse... ou sommeil... je ne sais, mes
+yeux se ferment malgré moi... Oh! je voudrais dormir jusqu'à demain...</p>
+
+<p>--Berce-la sur tes genoux, belle évêchesse, berce-la... comme sa mère
+la berçait autrefois... et qu'elle s'endorme pour ne plus se
+réveiller!...</p>
+
+<p>--Dors, pauvre petite... dors sur mes genoux... En te voyant souffrir si
+douce et si jeune... toi, d'un âge à être ma fille... j'ai compris les
+douleurs maternelles... Ah! moi aussi, j'aurais été, si le sort l'avait
+voulu, mère vaillante, épouse dévouée...</p>
+
+<p>Et après un long silence pendant lequel la petite esclave s'endormit
+tout à fait, Fulvie ajouta:</p>
+
+<p>--Et vous ne savez pas, Ronan... si le veneur a été tué?</p>
+
+<p>--Le dernier moment où je l'ai vu, belle évêchesse, il ajustait du haut
+d'un chêne... quelque leude à la portée de sa flèche... Est-il à cette
+heure mort ou vivant? je l'ignore...</p>
+
+<p>--Ah! si j'avais longtemps à vivre, je regretterais toujours que le
+combat nous ait empêchés, le veneur et moi, de mourir ensemble, selon
+notre promesse échangée durant cette nuit de folle ivresse... Quand je
+pense à cette nuit... c'est pour moi comme le souvenir d'un songe à la
+fois brûlant et honteux... vous devez me mépriser beaucoup... Loysik! et
+je vous l'avoue, si résolue que je sois à la mort... il me sera cruel
+d'emporter vos mépris.</p>
+
+<p>--Fulvie! libre aujourd'hui, retrouvant le veneur libre aussi... et vous
+disant: sois ma femme devant Dieu! que répondriez-vous en toute
+sincérité?</p>
+
+<p>--Je répondrais: Je serai épouse dévouée, mère vaillante!... oh! oui...
+croyez-moi, Loysik... j'agirais comme je dis... je le sais... je le
+sens... Cet homme à qui je me suis donnée dans cette nuit d'incendie et
+d'épouvante, après qu'il m'eut arrachée aux flammes, cet homme, je
+l'aimais déjà pour sa grâce et sa beauté, ainsi que je l'ai aimé ensuite
+pour son courage et son généreux coeur.</p>
+
+<p>--Je vous crois, Fulvie... Comment alors, en ce moment suprême,
+pourrais-je vous mépriser?... ne répareriez-vous pas, si vous le
+pouviez, votre égarement d'un jour par toute une vie honnête et
+dévouée?</p>
+
+<p>--Mais, Loysik, cet homme a été mon amant...</p>
+
+<p>--Si votre mari l'évêque s'était autrefois montré pour vous plein de
+tendresse, et plus tard rempli de fraternelle affection, eussiez-vous
+cédé à l'entraînement que vous regrettez?</p>
+
+<p>--Jamais!</p>
+
+<p>--Et pourtant de cet homme si méchant, si dédaigneux à votre égard, vous
+avez eu pitié! oui, lorsqu'il était au pouvoir des Vagres, vous avez été
+pour lui compatissante; allez, Fulvie, Jésus de Nazareth, dans sa tendre
+et sage miséricorde, a remis leurs péchés à la <i>femme adultère</i> et à
+<i>Madeleine</i>, parce qu'elles se repentaient et avaient beaucoup aimé...
+Comment, moi, vous mépriserais-je?</p>
+
+<p>--Merci, Loysik, de me parler ainsi... Maintenant je ne craindrai plus
+de rencontrer vos yeux, et si demain mon courage défaille... c'est à
+votre regard affectueux et serein que je demanderai force et vaillance!</p>
+
+<p>--Frère,--dit Ronan,--ils sont bien gais là-bas! dans le burg!...
+Entends-tu leurs clameurs lointaines? Ah! par les os de notre aïeul
+Sylvest, ils étaient aussi bien gais ces jeunes et brillants seigneurs
+romains qui, couronnés de fleurs, riaient, insoucieux et cruels, au
+balcon doré du cirque, pendant que leurs esclaves, voués aux bêtes
+féroces, attendaient la mort sous les sombres voûtes de l'amphithéâtre,
+comme cette nuit nous attendons la mort dans ce souterrain... Oui... ils
+étaient aussi fort gais, ces seigneurs romains! mais du fond de leurs
+ténèbres les esclaves gaulois, secouant leurs chaînes en cadence,
+chantaient ces paroles prophétiques:</p>
+
+<p>--<i>Coule, coule, sang du captif!</i>--<i>tombe, tombe, rosée
+sanglante!</i>--<i>germe, grandis, moisson vengeresse!</i>...--<i>A toi, faucheur,
+à toi, la voilà mûre!</i>--<i>aiguise ta faux!</i> <i>aiguise, aiguise ta
+faux!</i>...</p>
+
+<hr class="short">
+
+<p>Neroweg fêtait de son mieux Chram, son royal hôte; il avait d'abord
+hésité à sortir de ses coffres sa vaisselle d'or et d'argent, fruit de
+ses rapines; il craignait d'exciter la convoitise de Chram et de ses
+favoris, redoutant quelque vol sournois de la part de ceux-ci, ou de la
+part de leur maître, quelque demande cupide; mais cédant à sa vanité de
+barbare, le comte ne put résister au désir d'étaler ses richesses aux
+yeux de ses hôtes; il exhuma donc de ses coffres ses grandes amphores,
+ses vases à boire, ses bassins profonds et ses larges plats, le tout en
+or ou en argent massif, et de formes grecque, romaine ou gauloise,
+formes variées comme les pilleries dont provenait cette vaisselle. Il y
+avait encore des coupes de jaspe, de porphyre et d'onyx, enrichies de
+pierreries; des patères, sortes de cuvettes en bois rare, ornées de
+cercles d'or, incrustées d'escarboucles. Mais de ces objets précieux les
+hôtes du comte ne devaient point se servir; ces trésors, entassés sans
+ordre et comme un tas de butin au milieu de la table immense, devaient
+seulement réjouir ou faire étinceler d'envie les regards des invités qui
+ne pouvaient d'ailleurs, vu la distance où ils se trouvaient de ces
+belles choses, rien dérober. Seuls, le roi Chram et l'évêque Cautin,
+devant lesquels le comte avait fait étaler en guise de nappe un morceau
+d'étoffe pourpre, brochée d'or et d'argent, pareil à celui dont étaient
+momentanément recouverts leurs sièges; seuls, le roi Chram et l'évêque
+se servaient chacun pour boire d'une grande coupe de jaspe, enrichie de
+pierreries, ils mangeaient dans un large plat d'or massif, où on leur
+servait les mets; les autres convives avaient devant eux des plats et
+des pots à boire, en bois, en étain, en terre ou en cuivre étamé. Le
+comte, pour faire par son costume honneur au fils de ce roi qu'il
+songeait à trahir, avait endossé par-dessus son buffle gras et ses
+chausses crasseuses, une ancienne dalmatique de drap d'argent, brodée
+d'abeilles d'or, présent fait à son père par le glorieux roi Clovis. Il
+faut le dire, le vif désir de s'approprier cette superbe dalmatique,
+tombée lors du partage de la succession paternelle dans le lot d'Ursio,
+frère de Neroweg, avait quelque peu poussé le comte à ce fratricide
+expié moyennant de riches donations à l'Église et à l'évêque Cautin.
+Neroweg portait en outre deux lourds et longs colliers d'or, auxquels
+il avait ingénieusement ajusté, de maille en maille, des boucles
+d'oreilles de femme, ruisselantes de pierreries; un paon n'eût pas été
+plus fier de son plumage que l'était, sous sa dalmatique et ses bijoux
+volés, ce seigneur frank, au menton rose, aux longues moustaches rousses
+et à la chevelure fauve retroussée et rattachée au sommet de la tête par
+un bracelet d'or couvert de rubis (autre invention de parure du seigneur
+comte), d'où cette rude et inculte crinière retombait derrière son cou
+comme la queue d'un cheval rouge.</p>
+
+<p>L'aspect de la salle était à l'avenant, mélange de luxe, de barbarie et
+de malpropreté sordide; autour de cette table de bois grossier,
+seulement recouverte d'un morceau de riche étoffe à la place occupée par
+Chram et par l'évêque, et ornée en son milieu d'un monceau de vaisselle
+précieuse; autour de cette table, circulaient des esclaves en guenilles,
+sous la surveillance du sénéchal, du majordome, du sommelier et autres
+principaux serviteurs du comte, vêtus de casaques de peau de bête, en
+toute saison, et sales autant que barbus, hérissés et dépenaillés. Le
+nombre d'esclaves, portant des flambeaux de cire destinés à éclairer le
+festin, avait été doublé, et aussi doublé, triplé, quadruplé, le nombre
+des tonneaux dressés dans les encoignures de la salle; à chaque angle,
+on voyait trois ou quatre grosses tonnes superposées, l'on eût dit
+autant de colonnes trapues; les sommeliers pour mettre en perce le
+tonneau le plus élevé, et y remplir les pots à boire se servaient d'une
+échelle, mais depuis longtemps les tonnes supérieures étaient vides; le
+vieux vin de Clermont, qu'elles avaient contenu, égayait et échauffait
+de plus en plus les convives.</p>
+
+<p>L'évêque Cautin, cédant à son penchant naturel pour la buvaille et la
+ripaille, voyant par avance Ronan le Vagre, l'ermite laboureur et la
+belle évêchesse suppliciés le lendemain, le bon Cautin ne se sentait
+point d'aise, il buvait et rebuvait, chafriolait et discourait,
+agressif, moqueur, insolent comme un compère qui, avant le repas du
+matin, avait déjà opéré son petit miracle; le saint homme n'osait,
+malgré son aversion pour Chram, s'attaquer à lui, moins encore au <i>Lion
+de Poitiers</i>; le Gaulois renégat rancuneux en diable à l'endroit du
+miracle matinal, avait plus tard dit à l'homme de Dieu, en lui lançant
+de véritables regards de lion courroucé: «Tu m'as forcé de descendre de
+cheval et de m'agenouiller devant toi, je me vengerai, j'attends mon
+heure.» La victime des railleries sardoniques de l'évêque était Neroweg,
+assez habituellement stupide et sans réplique.</p>
+
+<p>--Comte,--lui disait Cautin,--ton hospitalité part du coeur, j'en suis
+certain; mais ton repas est exécrable en son abondance... ce ne sont que
+viandes et poissons bouillis ou grillés, servis à profusion et sans
+recherche... vrai festin de barbare vivant de son troupeau, de sa chasse
+et de sa pêche; on ne trouve ici aucun accommodement délicat et
+sollicitant la faim; on est repu, voilà tout, c'est pitoyable! j'en
+prends à témoin sa gloire le roi Chram.</p>
+
+<p>--Notre hôte et ami Neroweg fait de son mieux,--dit Chram, qui, pour ses
+projets déjà dérangés par la torture de Ronan le Vagre, voulait se
+ménager le comte.--Devant la cordiale hospitalité de Neroweg je songe
+peu au festin.</p>
+
+<p>--Moi, j'y songe, glorieux roi, parce que j'ai déjà festiné ici et que
+je compte y festiner encore,--reprit l'évêque.--Cent fois je l'ai dit au
+comte; il a de détestables cuisiniers... il est avaricieux... et ne sait
+point mettre le prix aux choses... Voyons, Neroweg, combien t'a coûté
+l'esclave chef de tes cuisiniers?</p>
+
+<p>--Il ne m'a rien coûté du tout... mes leudes, en revenant de Clermont,
+l'ont trouvé sur la route; ils l'ont pris et amené ici garrotté! mais
+hier il a eu les pieds brûlés par l'épreuve du jugement de Dieu, et
+ensuite la langue coupée pour ses blasphèmes; il a dû s'en ressentir
+aujourd'hui et se faire aider par d'autres esclaves moins habiles que
+lui pour préparer ce festin.</p>
+
+<p>--Je comprends, à la rigueur, qu'ayant eu la langue coupée, il n'ait pu
+goûter ses sauces, mais ce n'en est pas moins un pitoyable cuisinier...
+cela ne m'étonne pas, un cuisinier ramassé par hasard sur le grand
+chemin... qu'attendre d'un pareil rebut! quand je pense que le mien, qui
+n'est point parfait, m'a coûté cent sous d'or... c'est vraiment une
+peste que de mauvais cuisiniers; ils gâtent les meilleures choses...
+ainsi par exemple: voici des grues... des grues! gibier succulent,
+esculent par excellence lorsqu'il est congrûment accommodé... or,
+comment cet âne de cuisinier nous les sert-il, ces grues? bouillies à
+l'eau! des grues bouillies à l'eau!</p>
+
+<p>--Allons, patron, calme-toi, une autre fois on les fera rôtir...</p>
+
+<p>--Rôtir!... mais malheureux comte, c'est encore plus criminel! des grues
+rôties!...</p>
+
+<p>--Ni bouillies, ni rôties, comment donc faire alors?...</p>
+
+<p>--Veux-tu le savoir?</p>
+
+<p>--Oui...</p>
+
+<p>--Écoutez ici, majordome, et vous donnerez cette recette au cuisinier,
+si tant est qu'il soit capable et digne de l'exécuter...</p>
+
+<p>--Oh! saint évêque! le fouet aidant... il faudra bien que le cuisinier
+exécute la recette.</p>
+
+<p>--Or donc, majordome, cette recette, la voici; je déclare humblement et
+véridiquement que je ne suis point l'auteur de cette manière
+d'accommoder les grues; je l'ai lue et apprise dans les écrits
+d'<i>Apicius</i>, célèbre gourmet romain, mort, hélas! il y a de longues
+années, mais son génie vivra tant que vivront les grues!...</p>
+
+<p>--Voyons, patron... voyons ta recette...</p>
+
+<p>--Or donc: vous lavez et parez votre grue, et la mettez dans une marmite
+de terre avec de l'eau, du sel et de l'<i>anet</i>...</p>
+
+<p>--Eh bien! c'est ce qu'a fait le cuisinier; il a fait bouillir la grue
+avec de l'eau et du sel...</p>
+
+<p>--Mais laisse-moi donc achever! barbare, et tu verras que cet âne
+paresseux s'est arrêté au commencement du chemin, au lieu de le
+poursuivre jusqu'au bout... Donc, vous laissez réduire de moitié l'eau
+où a commencé de cuire votre grue, puis vous la mettez ensuite (la grue)
+dans un chaudron avec de l'huile d'olive, du bouillon, un bouquet
+d'<i>origan</i> et de <i>coriandre</i>; quand votre grue sera sur le point d'être
+cuite, ajoutez-y du vin, mélangé de miel et de <i>livèche</i>, quelque peu de
+<i>cumin</i>, un scrupule de <i>benjoin</i>, un atome de <i>rüe</i> et un peu de
+<i>carvi</i> broyé dans le vinaigre; usez ensuite d'amidon pour épaissir
+honnêtement votre sauce; elle doit être alors d'un joli brun doré; vous
+la versez sur votre grue après avoir gracieusement placé le volatile au
+milieu d'un grand plat, le col gentiment arrondi et tenant dans son bec
+un bouquet de fenouil vert<a href="#AA3"><sup class="sml">AA</sup></a>. Maintenant je le demande à sa gloire le
+roi Chram; je le demande à nos clarissimes convives... y a-t-il le
+moindre rapport entre une grue ainsi accommodée et cette chose sans
+forme, sans couleur, sans saveur, qui semble noyée dans ce bassin d'eau
+grasse?</p>
+
+<p>--Si Dieu le Père avait besoin d'un cuisinier il te choisirait, sensuel
+évêque,--dit le Lion de Poitiers,--tu ne dérogerais pas à cuisiner au
+paradis.</p>
+
+<p>À cette impiété le saint homme fît la grimace, se souvenant sans doute
+d'avoir cuisiné, non point en paradis, mais en Vagrerie; il remplit la
+coupe et la vida d'un trait, en regardant de travers le favori du roi
+Chram.</p>
+
+<p>--Allons, comte Neroweg,--dit Spatachair,--à tout péché miséricorde, une
+autre fois tu nous donneras un festin plus délicat... et ta femme, dont
+tu ne seras pas toujours jaloux, et pour cause, présidera le banquet.</p>
+
+<p>--Et foi de Lion de Poitiers, je ne lui serrerai pas trop fort les
+genoux sous la table.</p>
+
+<p>--Lors de ce festin-là, Neroweg,--ajouta Imnachair, malgré les vains
+coups d'oeil de Chram pour mettre un terme à l'insolence de ses
+favoris,--lors de ce festin-là tu ne nous feras pas comme aujourd'hui
+manger et boire dans le cuivre et dans l'étain, tandis que tu étales à
+nos yeux éblouis ta vaisselle d'or et d'argent au milieu de la table...
+hors de notre portée... ne dirait-on pas que tu nous prends pour des
+larrons?</p>
+
+<p>--Neroweg offre l'hospitalité comme il lui convient,--reprit d'un air
+sourdement courroucé Sigefrid, un des leudes du comte;--ceux qui mangent
+la viande et boivent le vin d'ici... sont mal venus à se plaindre des
+pots et des plats...</p>
+
+<p>--Nous reproche-t-on, à nous hommes du roi, ce que nous buvons et
+mangeons dans ce burg?</p>
+
+<p>--Ce serait un audacieux reproche, car j'étais rassasié, moi, avant
+d'avoir touché à ces grossières montagnes de victuailles!</p>
+
+<p>--Et de plus ce serait une insulte,--s'écria un autre des convives.--Or
+d'insulte, nous n'en souffrirons pas... nous sommes ce que nous
+sommes... nous autres de la truste royale!</p>
+
+<p>--Vous croyez-vous donc au-dessus de nous, parce que nous sommes leudes
+d'un comte? Nous pourrions alors mesurer la distance qui nous sépare...
+en mesurant la longueur de nos épées.</p>
+
+<p>--Ce ne sont pas les épées qu'il faut mesurer... c'est le coeur...</p>
+
+<p>--Ainsi, nous, <i>fidèles</i> de Neroweg, nous avons le coeur moins grand que
+le vôtre... Est-ce un défi?</p>
+
+<p>--Défi, si vous voulez, épais rustiques...</p>
+
+<p>--L'épais rustique vaut mieux que le guerrier de cour efféminé! Vous
+allez le voir tout à l'heure si vous voulez...</p>
+
+<p>--Donc, nous verrons cela... Six contre six... ou plus, s'il vous
+convient...</p>
+
+<p>--Cela nous convient!...</p>
+
+<p>Cette altercation, commencée à l'un des bouts de la table, entre ces
+Franks avinés, n'avait pas débuté sur un ton très-élevé; mais elle finit
+avec un tel éclat d'emportement, que Chram, l'évêque et le comte
+s'empressèrent de s'interposer, afin de ramener la paix entre les
+convives; ceux-ci, fort animés par le vin, l'orgueil et l'envie,
+s'apaisèrent d'assez mauvaise grâce, en échangeant des coups d'oeil
+encore provocants et farouches.</p>
+
+<p>Karadeuk et son ours, précédés du majordome, se trouvaient au seuil de
+la salle du festin lors de cette dispute promptement calmée. Le
+majordome, s'étant approché de son maître, lui dit:</p>
+
+<p>--Seigneur comte?</p>
+
+<p>--Que veux-tu?</p>
+
+<p>--Le bateleur, son ours et son singe sont là.</p>
+
+<p>--Quoi, comte, tu as ici des ours?</p>
+
+<p>--Chram, c'est un bateleur voyageant avec ses bêtes... J'ai pensé que
+peut-être ce divertissement te plairait après le festin, j'ai ordonné
+d'amener cet homme.</p>
+
+<p>--Qu'il vienne, comte, qu'il vienne... Tu nous donnes un régal vraiment
+royal!</p>
+
+<p>La nouvelle de ce divertissement, accueillie avec joie par tous les
+Franks, leur fit oublier leur querelle et leurs défis échangés: les uns
+se levèrent, d'autres montèrent sur leurs bancs pour voir des premiers
+entrer l'homme, l'ours et le singe. Lorsque Karadeuk parut enfin, des
+éclats de rire germaniques retentirent d'une force à ébranler la salle,
+non que l'aspect du vieux Vagre fût réjouissant; mais rien ne se pouvait
+imaginer de plus grotesque que l'amant de l'évêchesse sous la peau de
+l'ours; il s'avançait pesamment, vêtu de sa casaque à capuchon rabattu,
+et semblait ébloui de la lumière des torches, quoique ces vingt
+flambeaux ne jetassent qu'une clarté vacillante et douteuse dans cette
+salle immense. Grâce à cette lumière peu éclatante, et à l'ample casaque
+dont le Vagre était à demi enveloppé, son apparence <i>ursine</i> était
+parfaite. De plus, afin d'éloigner les curieux, Karadeuk, raccourcissant
+dès son entrée la chaîne dont il conduisait l'animal, s'écria:</p>
+
+<p>--Seigneurs, n'approchez pas à la portée de la dent de cet ours, il est
+sournois et féroce...</p>
+
+<p>--Bateleur, veille sur ta bête; si elle avait le malheur de blesser
+quelqu'un ici, je la ferais couper en quatre quartiers, et tu recevrais
+pour ta part cinquante coups de fouet sur l'échine!</p>
+
+<p>--Seigneur comte, ayez pitié de moi, pauvre vieux homme, je n'ai que mes
+animaux pour gagner ma vie... j'ai supplié vos nobles et nobilissimes
+hôtes de ne point trop s'approcher de mon ours...</p>
+
+<p>--Avance, avance, que je le voie de près, ce plaisant compagnon; il
+n'osera point, je suppose, me griffer, moi, le fils du roi Clotaire...</p>
+
+<p>--Oh! très-glorieux prince!--dit Karadeuk du ton le plus
+respectueux,--ces malheureux animaux privés d'intelligence ne peuvent
+point distinguer entre les seigneurs du monde et les humbles!</p>
+
+<p>--Avance, avance, plus près encore...</p>
+
+<p>--Très-glorieux roi, prenez garde... il y aurait moins de danger à
+considérer de près le singe... je peux le tirer de sa cage.</p>
+
+<p>--Oh! des singes... je suis peu curieux de cette maligne engeance,
+puisque j'ai des pages... Ah! ah! ah! le réjouissant compère, avec sa
+casaque... vois donc, Imnachair, comme il a l'air pantois et grognon...
+il ressemble au Lion de Poitiers en robe du matin, lorsque ce digne ami
+a passé une nuit sans s'enivrer ou sans violenter de femme...</p>
+
+<p>--Que veux-tu, Chram? je regarde comme perdues toutes les nuits que je
+n'emploie pas... à ton exemple.</p>
+
+<p>--Lion, tu es injuste... je suis devenu tempérant et chaste.</p>
+
+<p>--Par épuisement... ô roi pudique! ô roi sobre!</p>
+
+<p>--Plains-moi donc alors, au lieu de m'accuser... Ah çà, bateleur, que
+fait ton ours? est-il savant?</p>
+
+<p>--Si vous l'ordonnez, glorieux roi, cet animal va se mettre à cheval sur
+mon bâton, et moi le tenant toujours à la chaîne, il fera ainsi,
+galopant avec grâce, le tour de la salle.</p>
+
+<p>--Voyons d'abord ceci...</p>
+
+<p>--Attention, Mont-Dore!</p>
+
+<p>--Comment l'appelles-tu?</p>
+
+<p>--Mont-Dore, glorieux roi... je l'ai ainsi nommé, parce que je l'ai pris
+tout jeune sur l'un des pics du Mont-Dore...</p>
+
+<p>--Je ne m'étonne plus si ton ours est féroce; il est né dans l'un des
+plus fameux repaires de ces Vagres maudits! de ces hommes errants,
+loups, têtes de loups, qui ne hantent que les rochers, les bois et les
+cavernes! Mais, aussi vrai que nous avons fait torturer ce matin un de
+ces Vagres, nous les exterminerons tous comme Neroweg a exterminé
+l'autre jour cette bande réfugiée dans les gorges d'Allange!</p>
+
+<p>--Des Vagres, glorieux roi! que le Tout-Puissant nous délivre de ces
+maudits! qu'il me fasse la grâce de n'en jamais rencontrer que cloués à
+un gibet, comme le seul et le dernier que j'ai vu, je l'espère, car
+c'est là une terrible vision!...</p>
+
+<p>--Et où l'as-tu vu, ce Vagre, au gibet?</p>
+
+<p>--Vers les frontières du Limousin; on avait écrit sur la potence:
+«<i>Celui-ci est</i> <span class="sc">Karadeuk</span> <i>le Vagre</i>... <i>Ainsi seront traités ses
+pareils!</i>»</p>
+
+<p>--Karadeuk! ce vieux bandit... qui, avec sa bande endiablée, a si
+longtemps ravagé l'Auvergne et le Limousin!...</p>
+
+<p>--Pillant les burgs et les maisons épiscopales! massacrant les Franks!
+soulevant les esclaves!...</p>
+
+<p>--Digne exemple, suivi par la bande de Ronan, cet autre chien enragé qui
+sera supplicié demain...</p>
+
+<p>--On serait ainsi enfin délivré de ce Karadeuk; on le croyait courant
+ailleurs la Vagrerie; mais on redoutait son retour.</p>
+
+<p>--O glorieux roi! il ne reviendra pas... à moins que ce scélérat ne
+descende de son gibet... et c'est peu probable; car lorsque je l'y ai vu
+accroché, son cadavre était à demi déchiqueté par les corbeaux, et il
+avait les mains et les pieds coupés...</p>
+
+<p>--Es-tu certain d'avoir lu le nom de Karadeuk sur la potence?... Ce
+serait véritablement une grande délivrance pour le pays...</p>
+
+<p>--Glorieux roi, ce nom, qui n'est pas un nom de nos contrées, m'a
+frappé; voilà pourquoi je l'ai retenu.</p>
+
+<p>--C'est un nom breton,--dit l'évêque Cautin,--un nom de ce pays
+hérétique et damné qui, à cette heure, s'opiniâtre à braver l'autorité,
+les ordres de nos conciles. Ah! Chram, les rois franks n'auront-ils donc
+jamais le pouvoir ou la volonté de réduire à l'obéissance cette sauvage
+Armorique? ce foyer d'idolâtrie druidique, la seule province de la Gaule
+qui ait, jusqu'aujourd'hui, pu résister aux armes du pieux roi Clovis,
+ton aïeul, et de ses dignes fils et petits fils.</p>
+
+<p>--Évêque, tu en parles fort à ton aise... Plusieurs fois Clovis et les
+rois franks, mes ancêtres, ont envoyé leurs meilleurs guerriers à la
+conquête de cette terre maudite, et toujours nos troupes ont été
+anéanties au milieu des marais, des rochers et des forêts de
+l'Armorique... Non, ce ne sont pas des hommes, ces Bretons
+indomptables!... ce sont des démons!... Ah! si toutes les Gaules avaient
+été peuplées de cette race infernale, rebelle à l'Église catholique, à
+cette heure, la plus grande partie de la Gaule ne serait pas en notre
+pouvoir! Mais, qu'as-tu donc, bateleur?</p>
+
+<p>--Moi, glorieux roi?</p>
+
+<p>--Une larme a coulé sur ta barbe grise...</p>
+
+<p>--S'il n'en a coulé qu'une, c'est que les yeux des vieillards sont
+avares de larmes...</p>
+
+<p>--Et pourquoi aurais-tu pleuré davantage?</p>
+
+<p>--O roi! j'aurais pleuré toutes les larmes de mon corps sur ces Bretons,
+Gaulois comme moi, que leur détestable idolâtrie druidique voue aux
+flammes éternelles, comme le disait le saint évêque: malheureux
+aveugles, qui ferment les yeux à la divine lumière de la foi! malheureux
+rebelles, qui osent tourner leurs armes contre nos bons seigneurs et
+maîtres, les rois franks, à qui nos bienheureux évêques nous ordonnent
+d'obéir au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit... O prince! je vous
+le répète, si les yeux d'un vieillard étaient moins avares de larmes,
+elles couleraient à flots sur l'égarement de ces malheureux!...</p>
+
+<p>--Bateleur! tu es un pieux homme,--dit Cautin,--agenouille-toi et baise
+ma main...</p>
+
+<p>--Saint évêque! bénie soit la précieuse faveur que vous m'accordez...
+que je la rebaise encore, cette main sacrée.</p>
+
+<p>--Relève-toi et aie confiance dans le Seigneur et dans la sainte
+Trinité; ces damnés Bretons, idolâtres et rebelles, ne sauraient
+longtemps échapper aux châtiments célestes et terrestres qui les
+attendent.</p>
+
+<p>--Oh non! et aussi vrai que les ciseaux n'ont jamais touché ma
+chevelure, moi, Chram, fils de Clotaire, roi de France... je n'aurai ni
+cesse ni trêve tant que ces démons armoricains ne seront pas écrasés
+dans leur sang! depuis trop longtemps ils bravent nos armes!...</p>
+
+<p>--Que le Tout-Puissant entende tes voeux, grand prince! et qu'il
+m'accorde, à moi pauvre vieux homme, assez de jours pour assister à la
+soumission de cette Bretagne si longtemps indomptée!</p>
+
+<p>--Et maintenant, bateleur, à ton ours, car nous l'oublions trop, ce
+compère, né dans l'un des repaires de ces Vagres maudits!...</p>
+
+<p>--Quoi d'étonnant? Glorieux roi, ces maudits ne sont-ils pas loups? ours
+et loups n'ont-ils pas la même tanière?... Allons, <i>Mont-Dore</i>, debout,
+debout, mon garçon, montrez votre savoir-faire au saint évêque, ici
+présent, à l'illustre roi Chram, au clarissime comte et à la noble
+assistance... Prenez ce bâton... ce sera votre monture, donc à cheval et
+galopez autour de cette table de votre meilleure grâce... et de votre
+air le moins lourdaud... Allons, Mont-Dore... à cheval... ce coursier-là
+ne vous emportera point malgré vous... place... place, s'il vous plaît,
+nobles seigneurs!... et surtout ne vous approchez pas trop... allons,
+Mont-Dore, au galop, mon hardi cavalier!</p>
+
+<p>L'amant de la belle évêchesse se mit à califourchon sur le bâton qu'il
+prit entre ses pattes de devant, et, toujours conduit à la chaîne par
+Karadeuk, il commença de chevaucher avec une grotesque lourdeur autour
+de la salle, au milieu des rires bruyants de l'assistance.</p>
+
+<p>Le vieux Vagre le guidait, se disant:</p>
+
+<p>--Tout à l'heure j'ai failli me trahir en entendant ce roi frank parler
+du courage de notre race bretonne, mon coeur battait d'orgueil à briser
+ma poitrine... et puis je pensais à mon bon vieux aïeul Araïm, qui jadis
+m'appelait son favori! Je pensais à mon père <i>Jocelyn</i>, à ma mère
+<i>Madalèn</i>... morts sans doute au pays que j'ai quitté depuis quarante
+ans et plus... et où vivent peut-être encore mon frère <i>Kervan</i> et ma
+tant douce soeur <i>Roselyk</i>... Alors, malgré moi les larmes me sont
+venues aux yeux... Ô mes fils! ô Ronan! Loysik! me voici près de vous...
+Mais comment faire pour vous sauver! Hésus! Hésus! inspire-moi!...</p>
+
+<p>Le veneur chevauchait toujours à califourchon sur son bâton; encouragé
+par le joyeux accueil des Franks; se souvenant de ses succès d'autrefois
+lors des nuits des kalendes de janvier, il se livrait à de monstrueuses
+gambades qui délectaient ces épais Teutons et portaient leur hilarité
+jusqu'à la pamoison; le comte surtout, les deux mains sur son ventre,
+riait, riait à faire crever sa belle dalmatique de drap d'argent.
+Soudain, sans s'interrompre de rire, il dit à Chram:</p>
+
+<p>--Roi, veux-tu te divertir davantage encore? Hi... hi...</p>
+
+<p>--Achève, comte... Te voilà rouge à étouffer... tu souffles comme un
+boeuf...</p>
+
+<p>--C'est que... mon projet... hi... hi...</p>
+
+<p>--Quel projet?</p>
+
+<p>--J'ai, pour chasser le loup et le sanglier, des limiers énormes et
+très-féroces... Nous allons enchaîner l'ours à l'un des poteaux de cette
+salle... hi... hi...</p>
+
+<p>--Et lancer contre lui quelques-uns de tes chiens?...</p>
+
+<p>--Oui, Chram... hi... hi...</p>
+
+<p>--Vive le comte Neroweg! Si je suis fils de roi, il est, lui, le roi des
+idées plaisantes... vite, vite, des chiens! plus ils seront mordants et
+féroces, plus le divertissement sera complet.</p>
+
+<p>--Oui, oui,--crièrent les Franks avec des trépignements joyeux,--les
+chiens... les chiens...</p>
+
+<p>--Eh! mon veneur Gondulf! vite, mon veneur Gondulf!...</p>
+
+<p>--Seigneur comte, me voici...</p>
+
+<p>--Amène ici <i>Mirff</i> et <i>Morff</i>... s'ils laissent à l'ours un lambeau de
+peau et de chair sur les os, je veux, hi... hi... que cette coupe de vin
+me serve de poison.</p>
+
+<p>--Seigneur, je cours au chenil; je reviens à l'instant avec Mirff et
+avec Morff.</p>
+
+<p>En entendant la proposition du comte, universellement reçue avec
+acclamations, l'amant de l'évêchesse, qui, fidèle à son rôle, s'en
+allait toujours chevauchant sur son bâton autour de la table, avait
+soudain interrompu ses gambades, tout prêt à exprimer par des gestes
+compromettants son refus de s'offrir aux crocs de Mirff et de Morff;
+heureusement Karadeuk, grâce à une légère secousse donnée à la chaîne,
+rappela le Vagre à la prudence, et celui-ci continua ses gambades de
+l'air le plus indifférent du monde; mais bientôt son conducteur, le
+tenant toujours enchaîné, se jeta suppliant aux pieds de Neroweg, lui
+disant:</p>
+
+<p>--Seigneur comte, clarissime seigneur!...</p>
+
+<p>--Que veux-tu?</p>
+
+<p>--Mon ours est mon gagne-pain... vous allez le faire étrangler...</p>
+
+<p>--Et moi, hi... hi... est-ce que je ne m'expose pas à voir... les deux
+meilleurs chiens de ma meute déchirés... à coups de griffes... puisque
+tu dis ton ours féroce?</p>
+
+<p>--Seigneur, vos chiens ne vous font pas vivre! et mon ours est mon
+gagne-pain...</p>
+
+<p>--Oserais-tu résister à ma volonté?</p>
+
+<p>--Ô grand prince!--reprit Karadeuk toujours agenouillé en se tournant
+vers Chram,--un pauvre vieillard s'adresse à votre gloire; un mot de
+vous à ce clarissime seigneur, qui vous respecte comme fils de son roi,
+et il renonce à son projet... Je vous le jure par mon salut! les autres
+tours de mon ours vous divertiront cent fois davantage que ce combat
+sanglant qui va me priver de mon gagne-pain...</p>
+
+<p>--Allons, relève-toi... je ne t'empêcherai pas de gagner ton pain...</p>
+
+<p>--Grâces vous soient rendues, grand roi! mon ours est sauvé.</p>
+
+<p>Les paroles de Chram soulevèrent de violents murmures parmi les leudes
+du comte; non-seulement ils se voyaient privés d'un spectacle
+réjouissant pour eux, mais ils se croyaient de nouveau rabaissés dans la
+personne de leur patron.</p>
+
+<p>--Chram n'est pas roi dans ce burg, dis-lui donc cela, Neroweg,--s'écria
+Sigefrid, l'un des provocateurs de la dispute à peine étouffée au moment
+de l'entrée de Karadeuk et de son ours.--Non, le roi Chram ne peut, par
+caprice, nous priver d'un divertissement qu'il te plaît de nous donner,
+Neroweg, et dont il nous plaît de jouir.</p>
+
+<p>--Non, non,--ajoutèrent à haute voix les autres guerriers du
+comte,--nous voulons voir étrangler l'ours... Les chiens! les chiens!...
+Neroweg seul ordonne ici...</p>
+
+<p>--Oui, et au diable le roi!--s'écria Sigefrid,--au diable Chram, s'il
+s'oppose à nos plaisirs!</p>
+
+<p>--Il n'y a que des brutes campagnardes qui envoient au diable leur
+hôte... lorsqu'il est fils de leur roi,--reprit le Lion de Poitiers d'un
+air menaçant.--Sont-ce là les exemples de courtoisie que tu donnes à tes
+hommes? Neroweg, je le crois en voyant ton majordome se hâter à cette
+heure, à peine le festin terminé, d'emporter ta vaisselle d'or et
+d'argent, de peur sans doute que nous la dérobions?</p>
+
+<p>--Mes fils! mes chers fils en Christ! allez-vous recommencer à
+quereller? La paix, mes fils... au nom du ciel paix entre vous!</p>
+
+<p>--Évêque, tu as raison de prêcher la paix; mais ces braves leudes, qui
+me croient opposé à leur divertissement, ne m'ont pas compris; je t'ai
+dit, bateleur, que je ne voulais pas te priver de ton gagne-pain.</p>
+
+<p>--Grâces donc vous soient rendues, roi.</p>
+
+<p>--Un instant, combien vaut ton ours?</p>
+
+<p>--Il est pour moi sans prix.</p>
+
+<p>--Quel que soit son prix, je te le payerai s'il est étranglé.</p>
+
+<p>Cet accommodement, accueilli par les acclamations des Franks, apaisa la
+nouvelle querelle près de s'engager entre eux; mais Karadeuk, toujours à
+genoux, s'écria:</p>
+
+<p>--Grand roi, aucun prix ne remplacerait pour moi mon ours; de grâce
+renoncez à votre projet.</p>
+
+<p>--Les chiens... ah! voici les chiens...</p>
+
+<p>--De ma vie je n'ai vu pareils molosses!--dit Chram.--Comte, si toute ta
+meute est ainsi appareillée, elle peut rivaliser avec la mienne, que je
+croyais, foi de roi, sans égale!</p>
+
+<p>--Quels reins! quelles pattes énormes! Hein, Chram? ah! si tu entendais
+leur voix! les beuglements d'un taureau sont comme le chant du rossignol
+auprès de leurs aboiements quand ils sont aux trousses d'un loup ou d'un
+sanglier!</p>
+
+<p>--Je gage que l'un d'eux suffit à étrangler l'ours, aussi vrai que je
+m'appelle Spatachair.</p>
+
+<p>--Allons, l'ours à un poteau, bateleur! et commençons... je te l'ai dit,
+si ta bête est étranglée, je la paye.</p>
+
+<p>--Illustre roi, ayez pitié d'un pauvre homme.</p>
+
+<p>--Assez, assez... enchaînez l'ours au poteau, et finissons...</p>
+
+<p>--Seigneur évêque, au nom de votre main bénie, que vous m'avez donnée à
+baiser, soyez charitable envers ce pauvre animal...</p>
+
+<p>--Est-il donc un chrétien pour que je lui sois charitable? Ah! bateleur!
+bateleur! si tu ne t'étais montré un pieux homme, je prendrais cette
+prière pour un outrage...</p>
+
+<p>Insister plus longtemps, c'était tout perdre. Karadeuk le comprit, et
+s'adressant de nouveau à Chram:</p>
+
+<p>--Glorieux roi, que votre volonté soit faite; permettez-moi seulement un
+dernier mot.</p>
+
+<p>--Hâte-toi...</p>
+
+<p>--Ce spectacle ne sera qu'une boucherie, mon ours étant enchaîné ne
+pourra se défendre.</p>
+
+<p>--Veux-tu pas, vieil idiot, qu'on le déchaîne pour qu'il nous dévore...</p>
+
+<p>--Non, roi, mais si vous désirez un divertissement qui dure quelque
+temps, du moins égalisez les forces; permettez-moi d'armer mon ours de
+ce bâton!</p>
+
+<p>--N'a-t-il pas ses ongles?</p>
+
+<p>--Pour plus de prudence, je les lui ai limés... Voyez plutôt comme ils
+sont émoussés...</p>
+
+<p>--Je te crois sur parole... Soit, il aura pour arme un bâton... et tu
+crois qu'il saura s'en servir?</p>
+
+<p>--Hélas! la peur d'être dévoré le forcera bien de se défendre comme il
+pourra, et de votre vie vous n'aurez vu pareil spectacle...</p>
+
+<p>--Et toi, Neroweg?--dit Sigefrid, plus qu'aucun autre leude chatouilleux
+sur la dignité du comte,--accordes-tu que l'ours ait un bâton? car
+enfin, seul, tu as le droit de dire ici: Je veux.</p>
+
+<p>--Oui, oui, j'accorde le bâton... je trouve, hi, hi, hi... que cet ours
+bâtonnant contre des chiens sera un spectacle réjouissant... pourtant
+j'aurais fort aimé, hi, hi, hi, à voir étrangler l'animal par Mirff et
+par Morff; mais cela aurait fini trop tôt. Allons, esclaves sonneurs de
+trompe; et vous, esclaves batteurs de tambour, sonnez et tambourinez à
+tout rompre, ou je ferai tambouriner sur votre échine! et vous, esclaves
+porte-flambeaux, approchez-vous tous du cercle que l'on va former! Haut
+vos torches, afin d'éclairer le combat... Allons, battez, tambours!
+sonnez, trompes de chasse! pour exciter les chiens.</p>
+
+<p>--Au poteau, l'ours, au poteau!</p>
+
+<p>Karadeuk conduisit l'amant de l'évêchesse à l'une des extrémités de la
+salle, l'enchaîna à l'une des poutres de la colonnade, et lui remettant
+le gros bâton noueux sur lequel il avait chevauché, il lui dit:</p>
+
+<p>--Allons, mon pauvre Mont-Dore, courage, défends-toi de ton mieux,
+puisque tel est le divertissement de ces nobles seigneurs.</p>
+
+<p>Un grand cercle se forma, éclairé par les esclaves porte-flambeaux. Au
+premier rang se trouvaient le roi Chram et ses favoris, le comte,
+l'évêque et plusieurs leudes; les autres assistants montèrent sur la
+table... Au centre du cercle, le Vagre-ours, revêtu de sa casaque, qu'on
+lui avait heureusement laissée, conservait un sang-froid intrépide; il
+s'était naïvement assis sur son train de derrière, comme un ours qui ne
+s'attend point à mal, tenant nonchalamment son bâton entre ses pattes de
+devant, et le quittant parfois pour se gratter prestement avec des
+mouvements d'un gracieux et naturel abandon. Soudain les trompes de
+chasse, les tambours redoublèrent leur vacarme assourdissant; Gondulf,
+le veneur du comte, entra dans le cercle, tenant en laisse deux limiers
+monstrueux; de leur cou énorme tombait, jusque sur leur large poitrail,
+un fanon pareil à celui des taureaux; leurs yeux, caves, sanglants,
+étaient à demi cachés par leurs longues oreilles pendantes; le noir, le
+fauve et le blanc nuançaient leur poil rude, qui se hérissa droit sur
+leur dos lorsqu'ils aperçurent l'ours; faisant entendre alors des
+aboiements formidables, d'un élan furieux ils brisèrent la laisse que
+Gondulf tenait encore, et en deux bonds ils se précipitèrent sur l'amant
+de l'évêchesse.</p>
+
+<p>--Hardi, <i>Mirff</i>! hardi, <i>Morff</i>!--cria le comte en battant des
+mains,--hardi! à la curée, mes farouches! ne lui laissez pas un morceau
+de chair sur les os!...</p>
+
+<p>--À moins d'un prodige de force et d'adresse, mon compagnon va être mis
+en pièces, notre ruse découverte, et la dernière chance de salut pour
+mes fils perdue... Alors je poignarde le comte et le roi!--se dit
+Karadeuk, et en pensant cela, il cherchait sous sa saie le manche de son
+poignard, et le tint serré dans sa main, prêt à agir.</p>
+
+<p>Le Vagre-ours, à l'aspect des chiens, continua son rôle avec présence
+d'esprit, bravoure et dextérité; il fit un mouvement de surprise; puis
+s'acculant au poteau, il s'apprêta, le bâton haut, à repousser l'attaque
+des chiens: au moment où Mirff s'élançait le premier pour le saisir au
+ventre, le Veneur lui asséna sur la tête un si furieux coup de bâton,
+qu'il se brisa en trois morceaux, et Mirff tomba comme foudroyé en
+poussant un hurlement terrible.</p>
+
+<p>--Malédiction!--s'écria le comte,--un limier qui m'avait coûté trois
+sous d'or (BB)! Oh là! que l'on m'éventre cet ours enragé à coups
+d'épieu!</p>
+
+<p>Les imprécations du comte furent couvertes par les acclamations
+frénétiques des assistants, qui, plus désintéressés que Neroweg dans le
+combat, applaudissaient la vaillance de l'ours, et attendaient avec une
+curieuse anxiété l'issue de la lutte. Le Vagre-ours, désarmé, était aux
+prises, corps à corps, avec l'autre molosse, qui, au moment où le bâton
+s'était brisé, avait, de ses crocs formidables, saisi son adversaire à
+la cuisse, le renversant sous ce choc impétueux. Le sang du compagnon de
+Karadeuk coulait avec abondance et rougissait le sol et la feuillée dont
+il était jonché. L'ours et le chien roulèrent deux fois sur eux-mêmes;
+alors, pesant de tout le poids de son corps sur son ennemi, qui, comme
+<i>Deber-Trud</i>, ne démordait pas, le Vagre l'étouffa d'abord à demi, puis
+l'acheva en lui serrant si violemment la gorge entre ses mains
+vigoureuses, qu'il l'étrangla. Pendant cette lutte doublement terrible,
+car non-seulement la morsure du molosse avait traversé la cuisse du
+Vagre et lui causait une douleur atroce, mais il risquait d'être
+massacré, ainsi que Karadeuk, s'il se trahissait, l'amant de
+l'évêchesse, fidèle à son rôle <i>ursin</i>, ne poussa d'autre cri que
+quelques sourds grognements; puis, le combat terminé, le digne animal
+s'accroupit au pied du poteau, entre les cadavres des deux chiens et
+ramassé sur lui-même, la tête entre ses pattes, il parut lécher sa plaie
+saignante, tandis que Chram, ses favoris et plusieurs leudes du comte
+acclamaient à grands cris le triomphe de l'ours.</p>
+
+<p>--Hélas! hélas!--murmurait le vieux Karadeuk en se rapprochant de son
+compagnon,--mon ours est blessé mortellement peut-être... J'ai perdu mon
+gagne-pain.</p>
+
+<p>--Des épieux! des haches!--criait le comte écumant de fureur,--que l'on
+achève ce féroce animal, qui vient de tuer Mirff et Morff, les deux
+meilleurs chiens de ma meute... Par l'<i>aigle terrible</i>! mon aïeul, que
+cet ours damné soit mis en morceaux à l'instant même... M'entends-tu,
+Gondulf?--ajouta-t-il en s'adressant à son veneur en trépignant de
+rage;--prends un de ces épieux de chasse accrochés à la muraille... et à
+mort l'ours, à mort!...</p>
+
+<p>Gondulf courut s'armer d'un épieu, tandis que Karadeuk, tendant les
+mains vers Chram, s'écriait:</p>
+
+<p>--Grand roi! mon seul espoir est en toi... Je te demande merci, je me
+mets sous ta protection et sous celle de ta suite royale, redoutable et
+invincible à la guerre! Oh! valeureux guerriers! aussi terribles au
+combat que généreux après la victoire, vous ne voudrez pas la mort de ce
+pauvre animal, qui, vainqueur, mais blessé dans la lutte, s'est battu
+sans traîtrise... Non, non, à l'exemple de votre glorieux roi, votre
+honneur courtois et raffiné s'indignerait d'une brutale lâcheté, même
+commise à l'égard d'un pauvre animal... Oh! guerriers, non moins
+brillants par l'armure et la grâce militaire que foudroyants par la
+valeur... je me mets à merci sous la protection de votre roi... il
+demandera la vie de l'ours au seigneur comte, qui ne peut rien refuser à
+de si nobles hôtes que vous!</p>
+
+<p>Le Frank est vaniteux; son orgueil se plaît aux louanges les plus
+exagérées. Karadeuk le savait, il espérait aussi en s'adressant
+seulement à la truste royale raviver entre elle et les leudes du comte
+les dernières querelles à peine calmées. Ses paroles furent
+favorablement accueillies par les guerriers de Chram; et celui-ci,
+s'approchant de Neroweg, lui dit:</p>
+
+<p>--Comte, nous tous ici, tes hôtes, nous te demandons la grâce de ce
+courageux animal, et cela au nom de notre vieille coutume germanique,
+selon laquelle, tu le sais, la demande d'un hôte est toujours accordée.</p>
+
+<p>--Roi, quoi qu'en dise la coutume, je vengerai la mort de Mirff et de
+Morff, qui à eux deux me coûtaient six sous d'or... Gondulf, des épieux,
+des haches, que cet ours soit mis en quartiers sur l'heure!...</p>
+
+<p>--Comte, ce pauvre bateleur s'est mis à ma merci... je ne peux
+l'abandonner.</p>
+
+<p>--Chram, que tu protèges ou non ce vieux bandit, je vengerai la mort de
+Mirff et de Morff...</p>
+
+<p>--Écoute, Neroweg, j'ai une meute qui vaut la tienne... tu l'as vue
+chasser dans la forêt de Margevol... tu enverras ton veneur à ma villa;
+il choisira six de mes plus beaux chiens pour remplacer ceux que tu
+regrettes...</p>
+
+<p>--Je n'ai que faire de tes chiens... j'ai dit que je vengerais la mort
+de Mirff et de Morff!--s'écria le comte en grinçant des dents de
+fureur;--je vengerai la mort de Mirff et de Morff! Gondulf, aux épieux!
+aux épieux!...</p>
+
+<p>--Sauvage campagnard! tu manques à tous les devoirs de l'hospitalité en
+refusant la demande du fils de ton roi,--dit le Lion de Poitiers à
+Neroweg,--de même que tu nous as outragés, nous, tes hôtes, en empêchant
+ta femme d'assister au festin et en faisant enlever ta vaisselle avant
+la fin du repas... Tu es donc plus ours que cet ours, que tu ne tueras
+pas... je te le défends... car le bateleur s'est mis sous la protection
+de Chram et de nous autres, ses hommes...</p>
+
+<p>--Compagnons!--s'écria Sigefrid,--laisserons-nous insulter plus
+longtemps celui dont nous sommes les compagnons et les <i>fidèles</i>?</p>
+
+<p>--Les entendez-vous, ces brutes rustiques?--dit l'un des guerriers de
+Chram.--Les voici encore à aboyer sans oser mordre.</p>
+
+<p>--Moi, Neroweg, roi dans mon burg, comme le roi dans son royaume, je
+tuerai cet ours! et si tu dis un mot de plus, toi qu'on appelle <i>Lion</i>,
+je t'abats à mes pieds, effronté renard de palais!...</p>
+
+<p>--Une injure! à moi... sanglier boueux!--s'écria le Gaulois renégat,
+pâle de colère, en tirant son épée d'une main et de l'autre saisissant
+le comte au collet de sa dalmatique.--Tu veux donc que ta gorge serve de
+fourreau à cette lame?...</p>
+
+<p>--Ah! double larron! tu veux m'arracher mes colliers d'or!--s'écria
+Neroweg, ne pensant qu'à défendre ses bijoux, et croyant, au geste de
+son adversaire, que celui-ci le voulait voler.--J'ai donc eu raison de
+mettre ma vaisselle à l'abri de vos griffes à tous...</p>
+
+<p>--Ainsi, nous sommes tous des larrons... Aux épées! hommes de la truste
+royale! aux armes! vengeons notre honneur! écharpons ces rustauds!...</p>
+
+<p>--Ah! chiens bâtards!--cria Neroweg, séparé du Lion de Poitiers par
+Sigefrid, qui s'était jeté entre eux,--vous parlez d'épées... en voici
+une, et de bonne trempe; tu vas l'éprouver, luxurieux blasphémateur, toi
+qui n'as du lion que le nom... À moi, mes leudes! on a porté la main sur
+votre compagnon de guerre!...</p>
+
+<p>--Neroweg!--s'écria Chram en s'interposant encore; car son favori,
+débarrassé de Sigefrid, revenait l'épée haute vers le comte.--Êtes-vous
+fous de vous quereller ainsi?... Lion, je t'ordonne de rengaîner cette
+épée...</p>
+
+<p>--Oh! béni sois-tu, grand Saint-Martin! de me donner l'occasion de
+châtier ce sacrilège, qui a eu l'audace de lever sa houssine sur mon
+saint patron l'évêque, et qui, depuis son entrée dans le burg, ne cesse
+de me railler!--s'écria le comte, sourd aux paroles de Chram, et tâchant
+de rejoindre son adversaire dont il venait encore d'être séparé au
+milieu du tumulte croissant.</p>
+
+<p>--Enfants! défendons Neroweg!--s'écria Sigefrid;--l'occasion est bonne
+pour montrer enfin à ces fanfarons que nos vieilles épées rouillées
+valent mieux que leurs épées de parade. Aux armes! aux armes!...</p>
+
+<p>--Et nous aussi, aux armes! Finissons-en avec ces dogues de basse-cour!</p>
+
+<p>--Ils se croient forts parce qu'ils sont dans leur niche.</p>
+
+<p>--Défendons le favori du roi Chram, notre roi!</p>
+
+<p>--Mes chers fils en Dieu!--criait l'évêque, tâchant de dominer le
+tumulte et le vacarme croissant à chaque instant,--je vous ordonne de
+remettre vos glaives dans le fourreau! c'est affliger le Seigneur que de
+combattre pour de futiles querelles...</p>
+
+<p>--Mes amis!--criait de son côté Chram, sans pouvoir être entendu,--c'est
+folie, stupidité, de s'entr'égorger ainsi... Imnachair! Spatachair!
+mettez donc le holà... apaisez nos hommes... et toi, Neroweg, calme les
+tiens au lieu de les exciter.</p>
+
+<p>Vaines paroles... Et d'ailleurs Neroweg ne les pouvait entendre... Un
+flot de la foule tumultueuse l'avait éloigné de nouveau du Lion de
+Poitiers, qu'il appelait et cherchait avec des cris de rage. Les
+guerriers de Chram et ceux du comte, après s'être injuriés, provoqués,
+menacés, de la voix et du geste, se rapprochant de plus en plus les uns
+des autres, se joignirent... Au premier coup porté, la mêlée s'engagea
+insensée, furieuse, ivre, et d'autant plus terrible, que les esclaves,
+porteurs des flambeaux, qui seuls éclairaient la salle, craignant d'être
+tués dans la bagarre, se sauvèrent au moment du combat, les uns, jetant
+à leurs pieds leurs torches, qui s'éteignirent sur le sol; les autres,
+fuyant au dehors, éperdus, tenant à la main leurs flambeaux allumés...
+Au bout de peu d'instants, la salle du festin étant privée de ces
+vivants luminaires, la lutte continua au milieu des ténèbres avec un
+aveugle acharnement.</p>
+
+<p>Et Karadeuk? et l'amant de la belle évêchesse? étaient-ils donc restés
+au milieu de cette tuerie, eux? Oh! non point! mieux avisé l'on est en
+Vagrerie... Le vieux Karadeuk, après avoir habilement jeté son brandon
+de discorde entre la truste royale et les leudes du comte, vit bientôt
+se rallumer la rivalité courroucée de ces barbares, déjà deux fois à
+peine apaisée; de sorte qu'ils l'oublièrent bientôt, lui et son ours.
+Aussi, lorsque tous les coeurs furent enflammés de fureur, le tumulte
+arrivant à son comble, le vieux Vagre dit tout bas à son compagnon:</p>
+
+<p>--Ta blessure t'empêche-t-elle de marcher et d'agir?</p>
+
+<p>--Non.</p>
+
+<p>--As-tu ton poignard?</p>
+
+<p>--Oui, dans un pli de ma casaque.</p>
+
+<p>--Ne me quitte pas de l'oeil et imite-moi.</p>
+
+<p>A ce moment la mêlée s'engageait... Déjà plusieurs des porte-flambeaux
+laissaient, par leur fuite ou par l'abandon de leurs torches, la salle
+du festin dans une obscurité presque complète. Karadeuk, suivi du
+Veneur, se jeta sous la table massive ébranlée, mais non renversée
+durant le combat, car elle était, contre l'usage habituel des Franks,
+fixée dans le sol. Ainsi, un moment à l'abri, le vieux Vagre déboucla le
+collier de l'amant de l'évêchesse; puis, tous deux, continuant de ramper
+sous la table, guidés par la dernière lueur de quelques torches à demi
+éteintes sur le sol, se dirigèrent vers une des portes de la salle du
+festin, porte que le flot des combattants laissait libre, et
+s'élancèrent au dehors. Presque aussitôt ils se trouvèrent en face de
+deux esclaves, qui, ayant fui par une autre issue, couraient éperdus,
+leurs torches à la main. Chacun des Vagres prend un esclave à la gorge
+et lui met un poignard sur la poitrine.</p>
+
+<p>--Éteins ta torche,--dit Karadeuk,--et conduis-moi à l'ergastule, ou tu
+es mort...</p>
+
+<p>--Donne-moi ta torche,--dit l'amant de l'évêchesse,--et conduis-moi aux
+granges, ou tu es mort...</p>
+
+<p>Les esclaves obéissent, les deux Vagres se séparent: l'un court aux
+granges, l'autre à l'ergastule.</p>
+
+<hr class="short">
+
+<p>Les prisonniers de l'ergastule se sont, autant que possible, rapprochés
+des barreaux; la petite Odille, endormie sur les genoux de l'évêchesse,
+s'est en sursaut réveillée, disant:</p>
+
+<p>--Ronan, qu'y a-t-il donc? vient-on déjà nous chercher pour le supplice?</p>
+
+<p>--Non, petite Odille; nous sommes à peine à la moitié de la nuit. Mais
+je ne sais ce qui se passe au burg; tous les Franks qui nous gardaient
+ont abandonné les dehors de notre prison pour accompagner un des leurs,
+qui est venu les chercher; puis, tous sont partis en courant et en
+agitant leurs armes.</p>
+
+<p>--Ronan, mon frère, prête l'oreille dans la direction de la maison
+seigneuriale... il me semble entendre un bruit étrange...</p>
+
+<p>--Silence! faisons silence...</p>
+
+<p>--Ce sont des cris tumultueux... l'on dirait qu'on entend le choc des
+armes...</p>
+
+<p>--Loysik! les débris de ma troupe, joints à d'autres Vagres,
+attaqueraient-ils le burg?... Ô mon frère! délivrance!... liberté!...
+vengeance!...</p>
+
+<p>--Voyez-vous, Ronan, je ne me trompais pas... vos Vagres, qui vous
+aiment tant, viennent vous délivrer.</p>
+
+<p>--Folle espérance, comme en ont seuls les prisonniers, pauvre enfant! Et
+puis, il faudrait donc que ces braves compagnons m'emportassent, moi et
+mon frère, sur leurs épaules... nous ne saurions faire un pas.</p>
+
+<p>--Le feu! le feu!...</p>
+
+<p>--Le feu est au burg!</p>
+
+<p>--Voyez-vous cette grande lueur? elle monte vers le ciel!</p>
+
+<p>--Incendie et bataille! ce sont mes Vagres!</p>
+
+<p>--Le feu! encore le feu! là-bas... plus loin!...</p>
+
+<p>--L'incendie doit être aux deux bouts des bâtiments.</p>
+
+<p>--Le tumulte augmente... Entendez-vous crier: au feu!... au feu!...</p>
+
+<p>--L'embrasement grandit... voyez, voyez... devant notre souterrain; il
+fait maintenant clair comme en plein jour...</p>
+
+<p>--Quelles flammes!... elles s'élancent maintenant par-dessus les
+arbres...</p>
+
+<p>--Un homme accourt...</p>
+
+<p>--Mon père!...</p>
+
+<p>--Loysik! Ronan! ô mes fils!</p>
+
+<p>--Vous, mon père... ici...</p>
+
+<p>--Cette grille, comment s'ouvre-t-elle?</p>
+
+<p>--De votre côté... une grosse serrure...</p>
+
+<p>--La clef, la clef!...</p>
+
+<p>--Les Franks l'auront emportée...</p>
+
+<p>--Malheur! cette grille est énorme!... Ronan, Loysik! vous tous qui êtes
+là, joignez-vous à moi pour forcer ces barreaux...</p>
+
+<p>--Nous ne pouvons bouger, mon père... la torture nous a brisés!</p>
+
+<p>--Oh! des forces! des forces!... Voir là mes deux fils!... il faut les
+sauver pourtant...</p>
+
+<p>--Mon père, tu n'ébranleras jamais cette grille!... donne-nous ta main à
+travers les barreaux, que nous la baisions, et ne songe plus qu'à
+fuir... du moins nous t'aurons revu...</p>
+
+<p>--Quelqu'un accourt!</p>
+
+<p>--Un ours!</p>
+
+<p>--À moi, Veneur! à moi, mon hardi garçon!... délivrons mes fils!...</p>
+
+<p>--Ma belle évêchesse, es-tu là? voici ma tête à bas... me reconnais-tu?</p>
+
+<p>--Mon Vagre, c'est toi! oh! tu m'aimes!...</p>
+
+<p>--Un baiser à travers la grille? il doublera mes forces, mon adorée.</p>
+
+<p>--Tiens... tiens... et sauve cette enfant! sauve-nous!...</p>
+
+<p>--Tes lèvres ont pressé les miennes... Maintenant, mon évêchesse, je
+porterais le monde sur mes épaules... À nous deux, Karadeuk...
+renversons cette grille!</p>
+
+<p>--Veneur, vous êtes tous deux seuls ici, toi et mon père?</p>
+
+<p>--Tous deux seuls, Ronan...</p>
+
+<p>Et joignant ses efforts à ceux du vieux Vagre pour renverser la grille,
+le veneur ajouta:</p>
+
+<p>--J'ai mis le feu aux quatre coins du burg: étables, écuries, granges,
+tout flambe à plaisir!... La maison du comte, pleine de Franks qui
+s'égorgent, et bâtie en charpente, commence à brûler au milieu de cet
+incendie, comme un fagot dans un four ardent... Malédiction! impossible
+d'ébranler cette grille!... Il faudrait des leviers...</p>
+
+<p>--Sauve-toi, mon Vagre! je mourrai avec la douce pensée de ton amour...
+Oh! dites, Loysik, d'un pareil amour ai-je encore à rougir?</p>
+
+<p>--Fuyez, mon père!</p>
+
+<p>--Sauve-toi, brave Veneur... tu t'es montré bon Vagre jusqu'à la fin...
+Moi, Ronan, je te le dis: Sauve-toi...</p>
+
+<p>--Ô mes fils! avant de tomber sous la hache des Franks, je mourrai de
+rage de ne pouvoir vous délivrer...</p>
+
+<p>--Mon Vagre, tu veux donc que les Franks te massacrent là devant moi!...</p>
+
+<p>--Belle évêchesse, je te serrerai dans mes bras à travers la grille, et
+je ne saurai pas seulement si ces Franks me tuent...</p>
+
+<p>--Dis, mon Vagre, en ce moment suprême, tu me prends pour ta femme
+devant Dieu?</p>
+
+<p>--Oui, devant Dieu, devant les hommes, devant les débris du monde et du
+ciel... s'ils écroulaient! je mourrai là, à tes pieds, radieux de mourir
+là!...</p>
+
+<p>--Loysik, vous l'entendez?</p>
+
+<p>--Fulvie, cet amour est maintenant sacré...</p>
+
+<p>--Ô Loysik! merci de vos paroles... je suis heureuse!</p>
+
+<p>--Mais cette clef, cette clef... elle est cachée quelque part
+peut-être... Ô mes fils!...</p>
+
+<p>--Foi de Veneur, cela brûle comme un feu de paille... Oh! si de loin nos
+bons Vagres pouvaient voir à temps cet incendie, notre signal convenu...</p>
+
+<p>--Vous n'êtes pas seuls?</p>
+
+<p>--Une douzaine des nôtres, bien armés, doivent être à la lisière de la
+forêt, ou rôder, en vrais loups, autour des fossés.</p>
+
+<p>--Malheur! ces fossés sont infranchissables!</p>
+
+<p>--Allons, un dernier effort, vieux Karadeuk; les Franks qui gardaient
+l'ergastule ne pensent maintenant qu'à éteindre le feu, creusons la
+terre sous la grille avec nos poignards, avec nos ongles.</p>
+
+<p>--Les Franks!... les voilà... ils reviennent, ils accourent...</p>
+
+<p>--On voit là-bas briller leurs armes aux lueurs du feu.</p>
+
+<p>--Mon père, plus d'espoir! vous êtes perdu!</p>
+
+<p>--Sang et mort! perdu... et nous là, brisés, incapables de vous
+défendre!</p>
+
+<p>--Mon Vagre, une dernière fois, je t'en conjure! sauve-toi... Tu
+refuses... viens donc là, tout près, entre mes bras... passe les tiens à
+travers cette grille... viens, mon époux... Ah! maintenant que nos âmes
+s'exhalent dans un dernier baiser!...</p>
+
+<p>Une vingtaine d'hommes de pied et quelques leudes accouraient en armes
+vers l'ergastule; un des leudes disait:</p>
+
+<p>--Une partie de ces chiens d'esclaves profite de l'incendie pour se
+révolter; ils parlent de venir délivrer ce chef des Vagres et les
+prisonniers... Vite, vite, mettons-les tous à mort... ensuite nous
+exterminerons les esclaves... La clef de la grille, la clef?...</p>
+
+<p>--La voilà...</p>
+
+<p>Au moment où Sigefrid prenait la clef, il aperçut Karadeuk et s'écria:</p>
+
+<p>--Le bateleur ici! Que fais-tu là, vieux vagabond?</p>
+
+<p>--Noble leude, mon ours, effrayé par le feu, m'avait échappé; je cours
+après lui... Il est, je crois, tapis là, près la grille, dans un coin...
+Hélas! quel malheur que cet incendie!</p>
+
+<p>--Sigefrid, la grille est ouverte,--dit un des Franks.--Commençons-nous
+par tuer les hommes ou les femmes?</p>
+
+<p>--Moi, je commence par tuer les hommes!--s'écria Karadeuk en plantant
+son poignard au milieu de la poitrine de Sigefrid, duquel il s'était
+rapproché tout en lui répondant, et qui, la grille ouverte, entrait la
+hache à la main dans l'ergastule: le vieux Vagre s'y élança pour mourir,
+s'il le fallait, auprès de ses deux fils.</p>
+
+<p>--Que dis-tu de ma griffe?--dit à son tour le Veneur en poignardant un
+autre Frank, et courant à l'évêchesse.</p>
+
+<p>--Vagrerie! Vagrerie!...--À nous, bons esclaves!...--À nous,
+révoltez-vous!...--Crièrent des voix tumultueuses et lointaines qui
+venaient non du côté des bâtiments en feu, mais de l'espace qui séparait
+l'ergastule du fossé d'enceinte. Puis, se rapprochant de plus en plus,
+les voix répétèrent:--Vagrerie! Vagrerie!...--Mort aux Franks!--Liberté
+aux esclaves!--Vive la vieille Gaule!</p>
+
+<p>--Les Vagres!--s'écrièrent les Franks abasourdis, stupéfaits de la mort
+des deux leudes.--Les Vagres!... ils sortent donc de l'enfer!...</p>
+
+<p>--À moi!--cria Ronan d'une voix tonnante,--à moi, mes Vagres!...</p>
+
+<p>C'étaient notre douzaine de bons Vagres, qui, attirés par les clartés de
+l'incendie, signal convenu, avaient traversé le fossé; mais comment? Ce
+fossé n'était-il point rempli d'une vase tellement profonde, qu'un homme
+devait s'y engloutir s'il tentait de le traverser? Certes; mais nos bons
+Vagres, depuis la tombée de la nuit, rôdant là comme des loups autour
+d'une bergerie, l'avaient sondé, ce fossé; après quoi, ces judicieux
+garçons allèrent abattre à coups de hache, non loin de là, deux grands
+frênes droits comme des flèches, les dépouillèrent ensuite de leurs
+branches flexibles, dont ils lièrent solidement les deux troncs d'arbres
+bout à bout. Jetant alors sur la largeur du fossé, non loin de
+l'ergastule, ce long et frêle madrier, lestes, adroits comme des chats,
+ils avaient, l'un après l'autre, rampé sur ces troncs arbres, afin
+d'atteindre le revers de l'enceinte. Deux Vagres, dans cet aérien et
+périlleux passage, tombèrent et disparurent au fond de la vase:
+c'étaient le gros <i>Dent-de-Loup</i> et <i>Florent</i> le rhéteur... Que leurs
+noms vivent et soient bénis et redits en Vagrerie... Leurs compagnons,
+arrivant de l'autre côté du fossé, rencontrèrent, courant à l'ergastule
+pour délivrer les prisonniers, une trentaine d'esclaves révoltés, armés
+de bâtons, de fourches et de faux. Les Vagres se joignirent à eux, à
+l'exception des gens de pied et des leudes. Revenus à la prison pour
+mettre à mort les condamnés, les guerriers de Chram et ceux de Neroweg,
+après s'être battus au milieu des ténèbres dans la salle du festin,
+oubliant leur querelle, et laissant les morts et les blessés sur le lieu
+du combat, ne songèrent qu'à courir au feu: les hommes du comte, pour
+éteindre l'incendie; les hommes de Chram, pour sauver les chevaux ou
+les bagages de leur maître, et les retirer des écuries à demi
+embrasées... Les Franks, accourus à l'ergastule, étaient une vingtaine
+au plus; ils furent entourés et massacrés par les Vagres de Ronan et par
+les esclaves, après une résistance enragée. Pas un des Franks n'échappa,
+non, pas un! c'était urgent et prudent: un seul de ces conquérants de la
+vieille Gaule aurait pu aller, à cinq cents pas de là, avertir les
+leudes de ce qui se passait à la prison... Deux esclaves chargèrent
+Ronan sur leurs épaules, deux autres enlevèrent Loysik, et, à la demande
+de son évêchesse, le Veneur emporta dans ses bras vigoureux, comme on
+emporte un enfant au berceau, la petite Odille, trop faible pour pouvoir
+marcher. Le vieux Karadeuk suivait ses deux fils qu'il couvait des yeux.</p>
+
+<p>Cette lutte triomphante, aux abords de l'ergastule, s'était passée en
+moins de temps qu'il n'en faut pour la décrire; mais il restait fort à
+faire pour sortir de l'enceinte du burg. Il fallait gagner le pont,
+seule issue praticable à cause de Ronan, de Loysik et d'Odille,
+incapables de marcher. Pour atteindre le pont, on devait, après avoir
+pendant assez longtemps suivi le revers de l'enceinte sous les arbres de
+l'hippodrome, on devait traverser le terrain complétement découvert qui
+s'étendait en face des bâtiments en feu. Le vieux Karadeuk, sage, froid
+et prudent au conseil, fit faire halte à sa troupe sous les arbres où
+elle se trouvait alors à l'abri de tout regard ennemi, et il dit:</p>
+
+<p>--Quitter le burg en bande, ce serait nous faire tuer jusqu'au dernier.
+Une partie des Franks, dans leur fureur, abandonnerait l'incendie pour
+nous exterminer; donc, en arrivant sur le terrain découvert qu'il nous
+faut parcourir, séparons-nous, et jetons-nous hardiment au milieu des
+Franks effarés, occupés à transporter ce qu'ils peuvent arracher aux
+flammes... Mêlons-nous à cette foule épouvantée, paraissons aussi
+occupés de quelque sauvetage, allant, venant, courant, nous sortirons de
+ce dangereux passage, et nous gagnerons isolément le pont, notre
+rendez-vous général...</p>
+
+<p>--Mais, mon père, moi et Loysik, portés par ces bons esclaves, comment
+éviter que l'on nous remarque?</p>
+
+<p>--Peu importe qu'on vous remarque; ces esclaves sembleront transporter
+deux hommes blessés par les décombres de l'incendie; vous cacherez
+seulement vos visages entre vos mains, et vous gémirez de votre mieux.
+Quant au Veneur, qui a prudemment dépouillé sa peau d'ours, il
+traversera la foule en courant, tenant la petite esclave entre ses bras,
+comme s'il venait d'arracher du milieu des flammes une jeune fille du
+gynécée; l'évêchesse va s'envelopper dans la casaque du Veneur, et au
+milieu du tumulte elle pourra passer inaperçue... Tout ceci est-il
+entendu, accepté?</p>
+
+<p>--Oui, Karadeuk.</p>
+
+<p>--Maintenant, mes bons Vagres, continuons notre marche jusqu'au bout de
+l'hippodrome; là, nous nous séparons... Notre rendez-vous est au
+pont!...</p>
+
+<p>Les sages avis du père de Loysik et de Ronan furent de point en point
+exécutés.</p>
+
+<p>Foi de Vagre et de Gaulois conquis, c'était un fier spectacle que ce
+vaste burg frank, dévoré par les flammes! À chaque instant les toits de
+chaume des étables et des granges s'effondraient avec fracas, en lançant
+vers le ciel étoilé d'immenses gerbes de flammes et d'étincelles; le
+vent du nord, frais et vif, poussait vers le sud les crêtes de ses
+grandes vagues de feu, ondoyant comme une mer au-dessus des bâtiments à
+demi écroulés. Au moment où Ronan, porté par les deux esclaves, passait
+devant la maison seigneuriale, construite presque entièrement en
+charpente et recouverte de planchettes de chêne, il vit la toiture
+embrasée, soutenue jusqu'alors par quelques grosses poutres carbonisées,
+s'abîmer avec le retentissement du tonnerre au milieu des assises et des
+pilastres de pierre volcanique, restés seuls debout, ainsi que quelques
+énormes poutres noires et fumantes, se profilant sur un rideau de feu.
+Aux lueurs de cette fournaise, on voyait briller les casques et les
+cuirasses des leudes de Chram, courant çà et là, ainsi que les gens de
+Neroweg, et s'efforçant de faire sortir des écuries embrasées, les
+chevaux et les mulets, chargés à la hâte; des hommes du comte, non moins
+effarés, apportaient sur leurs épaules, et jetaient loin du feu les
+objets qu'ils avaient pu arracher aux flammes, et retournaient aux
+bâtiments, afin de disputer d'autres débris à l'incendie. De bons
+esclaves, implorant le ciel, poussaient à grand'peine devant eux le
+bétail effarouché, ou tiraient en vain par le licou les chevaux cabrés
+d'épouvante; les plus dévots de ces captifs s'agenouillaient éperdus, se
+frappant la poitrine, et suppliaient le bienheureux évêque Cautin, que
+l'on ne voyait pas, de mettre un terme au désastre par un nouveau
+miracle.</p>
+
+<p>Quel tumulte infernal!... qu'il est doux à l'oreille d'un Gaulois qui se
+venge du féroce conquérant de son pays, d'un Gaulois qui se venge de
+l'implacable ennemi de sa race! Par les os de nos pères! la belle
+musique! hennissement des chevaux, beuglements des bestiaux,
+imprécations des Franks, cris des blessés que les décombres enflammés
+brûlaient ou écrasaient en croulant! Et quelle belle lumière éclairait
+ce tableau! lumière rouge, flamboyante, mais moins flamboyante encore
+que celle de cet immense incendie qui éclairait, il y a des siècles, la
+marche de l'aïeul de Ronan, <i>Albinik le marin</i>, allant, avec sa femme
+<i>Méroë</i>, de Vannes à Paimbeuf braver César dans son camp... Oui...
+qu'est-ce que le maigre incendie de ce burg frank, auprès de cet
+embrasement de vingt lieues, de cet océan de flammes, couvrant soudain
+ces contrées, la veille si florissantes, si fécondes, si populeuses, et
+ne laissant après lui que débris fumants et solitude désolée! «Ô
+liberté! que tu coûtes de larmes, de désastres et de sang!» disaient nos
+pères, ces fiers Gaulois des temps passés, en portant la torche au
+milieu de leurs villes, de leurs bourgs et de leurs villages... «Ô
+liberté! liberté sainte!... nous nous ensevelirons avec toi sous les
+ruines fumantes de la Gaule; mais nous n'aurons pas vécu esclaves... et
+le pied d'un conquérant abhorré ne foulera que des cendres dans ces
+contrées dévastées!»</p>
+
+<p>O nos pères! héroïques martyrs de l'indépendance! vous n'auriez pas,
+comme nous, Gaulois dégénérés, lâchement subi le joug de ces Franks,
+dont à peine nous brûlons, comme aujourd'hui, quelques burgs... Cela est
+peu; mais leurs complices seront frappés de terreur!... Ils parlent
+d'enfer, ces pieux hommes! la Vagrerie sera sur terre leur enfer; les
+flammes, les grincements de dents n'y manqueront pas... Non, non! foi de
+Vagre! il est encore en Gaule quelques vaillants hommes, ennemis
+acharnés de l'étranger! ceux-là, poursuivis, traqués, suppliciés, on les
+appelle <i>Hommes errants</i>, <i>Loups</i>, <i>Têtes-de-loup</i>... Mais ces loups,
+entre loups, se chérissent comme frères; car voici les deux fils du
+vieux Karadeuk, toujours portés sur les épaules des esclaves, comme la
+petite Odille entre les bras du Veneur, qui passent, ainsi que plusieurs
+Vagres et esclaves révoltés, le pont jeté sur le fossé, après avoir
+heureusement traversé, en s'y mêlant, la foule des Franks fourmillant
+autour de l'incendie. Le gardien du pont ayant crié à l'aide, on l'a
+envoyé, la tête la première, sonder la profondeur du fossé, et il a
+disparu dans la bourbe.</p>
+
+<p>--Vite, passez tous! passez vite,--dit le vieux Karadeuk qui n'oublie
+rien.--Sommes-nous tous hors de l'enceinte du burg?</p>
+
+<p>--Oui, tous! tous!</p>
+
+<p>--Maintenant, tirons à nous ce pont; j'ai fait briser les chaînes qui
+l'attachaient de l'autre côté de l'enceinte; s'il prend envie aux Franks
+de nous poursuivre, nous aurons sur eux une grande avance; trouver de
+quoi construire un pont au milieu du tumulte et de l'épouvante où ils
+sont à cette heure, n'est point facile. Une fois en pleine forêt, au
+diable les Franks! Vive la Vagrerie et la vieille Gaule!...</p>
+
+<p>--Bien dit, Karadeuk, voici le pont de notre côté.</p>
+
+<p>--Ô mes fils! enfin sauvés!... Ronan, Loysik!... encore un embrassement,
+mes enfants.</p>
+
+<p>--Par la joie sainte de ce père et de ses deux fils, belle évêchesse! tu
+es ma femme... je ne te quitterai qu'à la mort!</p>
+
+<p>--Loysik, vous me disiez cette nuit dans la prison: «Fulvie, libre
+aujourd'hui, retrouvant le Veneur libre aussi, et vous offrant d'être sa
+femme que répondriez-vous?» Libre à cette heure, je te dis à toi, mon
+époux,--ajouta l'évêchesse en se retournant vers le Vagre:--Je serai
+femme dévouée, mère vaillante, tu peux me croire...</p>
+
+<p>--Et toi, petite Odille, toi, qui n'as plus ni père ni mère, veux-tu de
+moi pour mari, pauvre enfant, si tu survis à ta blessure?</p>
+
+<p>--Ronan, je serais morte, que l'espoir d'être votre femme à vous, si bon
+au pauvre monde, me ferait, il me semble, sortir du tombeau!...</p>
+
+<hr class="short">
+
+<p>Les Vagres et les esclaves révoltés se dirigent en hâte vers la forêt,
+Loysik et Ronan toujours portés sur les épaules de leurs compagnons. La
+petite Odille se prétend guérie de sa blessure depuis que Ronan, son
+ami, lui a promis de la prendre pour femme; elle se sent, dit-elle, de
+force à marcher; mais l'évêchesse n'y consent pas, et son Vagre,
+n'abandonnant pas son léger fardeau, continue de marcher près de
+Fulvie... Au bout de quelques pas, il entend deux Vagres et deux
+esclaves qui le suivaient à quelques pas, dire en soufflant et
+maugréant:</p>
+
+<p>--Comme il est lourd, comme il est lourd...</p>
+
+<p>--Si ce sanglier est trop pesant, relayez-vous pour le porter... Ah! ce
+n'est pas un léger et joli fardeau comme toi, Odille... passe ton petit
+bras autour de mon cou, tu seras ainsi plus à ton aise.</p>
+
+<p>--De quel sanglier parles-tu donc, Veneur?</p>
+
+<p>--Je parle, Ronan, de la part du butin de ton père, le vieux Karadeuk...</p>
+
+<p>--Quel butin?... Mais, par le diable! c'est un homme que nos compagnons
+portent là...</p>
+
+<p>--Oui... c'est un homme bâillonné, garrotté... Nos camarades en ont leur
+charge; il se fait lourd...</p>
+
+<p>--Et cet homme, dis, Veneur, quel est-il?</p>
+
+<p>--Réjouis-toi, Ronan, c'est le comte!...</p>
+
+<p>--Neroweg!</p>
+
+<p>--Lui-même... dextrement enlevé tout à l'heure au milieu de ses leudes,
+par ton père et deux de nos camarades!</p>
+
+<p>--Neroweg! en notre pouvoir... à nous, Karadeuk, Ronan et Loysik,
+descendants de Scanvoch! Ciel et terre! est-ce possible?... Le comte
+Neroweg enlevé... je n'y puis croire!...</p>
+
+<p>--Eh! vieux Karadeuk! viens donc de ce côté... Ronan ne peut croire
+encore à l'enlèvement du sanglier frank...</p>
+
+<p>--Oui, mon fils; cet homme dont la tête est enveloppée d'une casaque,
+c'est Neroweg... c'est ma part du butin...</p>
+
+<p>--C'est la tienne, Karadeuk... mais seulement nous te demandons, nous,
+anciens esclaves du comte, nous te demandons ses os et sa peau...</p>
+
+<p>--Quel dommage de n'avoir pas aussi l'évêque... la fête serait
+complète...</p>
+
+<p>--L'évêque Cautin est mort!...</p>
+
+<p>--Belle évêchesse, tu serais veuve, si je n'étais ton mari.</p>
+
+<p>--Cautin m'a fait beaucoup souffrir; mais, aussi vrai que je t'aime, mon
+Vagre, mon seul désir, à cette heure, est que sa mort n'ait pas été
+cruelle...</p>
+
+<p>--Le Lion de Poitiers l'a tué.</p>
+
+<p>--Mon père... cet évêque damné, vous l'avez vu mourir?</p>
+
+<p>--Oui... frappé d'un coup d'épée, par le Lion de Poitiers... L'évêque
+fuyait l'un des bâtiments incendiés; le Lion de Poitiers le rencontrant
+face à face, lui a dit: «Tu m'as forcé de m'agenouiller devant toi,
+orgueilleux prélat... Je t'ai promis de me venger... je me venge...
+Meurs...»</p>
+
+<p>--Sa fin est trop douce pour sa vie... Au diable l'évêque Cautin! il
+n'enterrera plus de vivants avec les morts... Et le comte, comment vous
+en êtes-vous emparé, mon père?</p>
+
+<p>--Je vous suivais de l'oeil, toi et Loysik, portés par nos Vagres
+criant: «Place! place à des blessés que nous venons de retirer de
+dessous les décombres!» Tout en me mêlant, ainsi que trois des nôtres, à
+la foule éperdue, je me rapprochais peu à peu du pont; soudain, de loin,
+je vois accourir le comte, seul, et portant à grand'peine, entre ses
+bras, plusieurs gros sacs de peau remplis sans doute d'or ou d'argent,
+se dirigeant vers une citerne abandonnée. Neroweg était seul, et en ce
+moment assez éloigné du lieu de l'incendie; la pensée me vient de
+m'emparer de lui; moi et deux des nôtres nous nous glissons en rampant
+derrière des abrisseaux qui ombrageaient la citerne, au fond de laquelle
+le comte venait de jeter plusieurs de ses sacs, craignant sans doute
+qu'à travers le tumulte ils lui fussent volés, il comptait les retrouver
+plus tard dans cette cachette; nous tombons trois sur lui à
+l'improviste, il est terrassé, je lui mets les genoux sur la poitrine et
+la main sur la bouche pour l'empêcher de crier à l'aide... un des nôtres
+se dépouille de sa casaque, en enveloppe la tête de Neroweg, les autres
+lui lient les mains et les pieds avec leur ceinture, après quoi nos
+Vagres ayant ramassé les sacs restants, nous enlevons le seigneur
+comte... Le pont était voisin... et voici ma capture... ma part du butin
+à moi...</p>
+
+<p>--Elle est lourde; aurons-nous loin encore à la porter, Karadeuk?</p>
+
+<p>--On ne peut plus d'ici entendre au burg les cris du comte...
+débarrassez-le de la casaque qui lui enveloppe la tête.</p>
+
+<p>--C'est fait.</p>
+
+<p>--Comte Neroweg, tes mains resteront garrottées, mais tes jambes seront
+libres... Veux-tu marcher jusqu'à la lisière de la forêt? sinon l'on t'y
+portera comme on t'a porté jusqu'ici!...</p>
+
+<p>--Vous allez m'égorger là!</p>
+
+<p>--Veux-tu nous suivre, oui ou non?</p>
+
+<p>--Marchons, bateleur maudit! vous verrez qu'un noble frank va d'un pas
+ferme à la mort! chiens gaulois, race d'esclaves!</p>
+
+<p>On arrive à la lisière de la forêt, alors que l'aube naissait; elle est
+hâtive au mois de juin; au loin, l'on aperçoit, luttant contre les
+premières clartés du jour, une lueur immense; ce sont les ruines du burg
+encore embrasées.</p>
+
+<p>Ronan et l'ermite laboureur sont déposés sur l'herbe; la petite Odille
+est assise à leurs côtés. L'évêchesse s'agenouille près de l'enfant pour
+visiter sa blessure; les Vagres et les esclaves révoltés se rangent en
+cercle; le comte, toujours garrotté, l'air farouche, résolu, car ces
+barbares, féroces pillards et lâches dans leur vengeance, ont une
+bravoure sauvage, c'est à leurs ennemis de le dire; il jette sur les
+Vagres un regard intrépide; le vieux Karadeuk, vigoureux encore, semble
+rajeuni de vingt ans; la joie d'avoir sauvé ses fils et de tenir en son
+pouvoir un Neroweg, semble lui donner une vie nouvelle; son regard
+brille, sa joue est enflammée, il contemple le comte d'un oeil avide.</p>
+
+<p>--Nous allons être vengés,--dit Ronan,--tu vas être vengée, petite
+Odille.</p>
+
+<p>--Ronan, je ne demande pas pour moi de vengeance; dans la prison je
+disais au bon ermite laboureur: Si je redevenais libre, je ne rendrais
+pas le mal pour le mal: n'est-ce pas, Loysik?</p>
+
+<p>--Oui, douce enfant... douce comme le pardon; mais ne craignez rien,
+notre père ne tuera pas cet homme désarmé.</p>
+
+<p>--Il ne le tuera pas, mon frère? Si, de par le diable! notre père tuera
+ce Frank, aussi vrai qu'il nous a fait mettre tous deux à la torture,
+qu'il a accablé de coups cette enfant de quinze ans avant de la
+violenter... Sang et massacre! pas de pitié!</p>
+
+<p>--Non, Ronan, notre père ne tuera pas un homme sans défense.</p>
+
+<p>--Vous tardez beaucoup à m'égorger, chiens gaulois! qu'attendez-vous
+donc? Et toi, bateleur, chef de ces bandits! qu'as-tu à me regarder
+ainsi en silence?</p>
+
+<p>--C'est qu'en te regardant ainsi, Neroweg, je songe au passé... je me
+souviens...</p>
+
+<p>--De quoi te souviens-tu?</p>
+
+<p>--De ton aïeul...</p>
+
+<p>--Quel aïeul? mes aïeux sont nombreux.</p>
+
+<p>--Neroweg, l'<i>Aigle terrible</i>...</p>
+
+<p>--Oh! c'était un grand chef...--reprit le Frank avec un accent d'orgueil
+farouche,--c'était un grand roi, un des plus vaillants guerriers de ma
+race vaillante! son nom est encore glorifié en Germanie!... Puisse ma
+honte à moi, prisonnier de votre bande d'esclaves révoltés, être enfouie
+au fond de ma fosse... si vous me creusez une fosse...</p>
+
+<p>--Écoute: il y a de cela plus de trois siècles; ton aïeul était chef
+d'une des hordes franques, rassemblées de l'autre côté du Rhin, et qui
+alors menaçaient la Gaule...</p>
+
+<p>--Et nous l'avons conquise, cette Gaule! elle est notre terre
+aujourd'hui, et vous... vous êtes nos esclaves... race bâtarde!...</p>
+
+<p>--Écoute encore: mon aïeul, soldat obscur, se nommait Scanvoch.</p>
+
+<p>--Par ma chevelure! ces misérables savent les noms de leurs ancêtres
+ainsi que nous les savons, nous autres de race illustre! Mirff et Morff,
+mes deux limiers, que cet autre bandit déguisé en ours a mis à mort,
+Mirff et Morff connaissent leurs ancêtres, si tu connais les tiens!</p>
+
+<p>--Mon aïeul Scanvoch fut lâchement mis à la torture par l'<i>Aigle
+terrible</i>, la veille d'une grande bataille du Rhin; le matin de ce
+combat, les soldats gaulois chantaient:</p>
+
+<p>«<i>Combien sont-ils, ces Franks?... combien sont-ils donc, ces
+barbares?</i>»</p>
+
+<p>Le soir ils chantaient après leur victoire:</p>
+
+<p>«<i>Combien étaient-ils, ces Franks? combien étaient-ils donc ces
+barbares?...</i>»</p>
+
+<p>--Si cette fois les lâches Gaulois ont vaincu les Franks valeureux, ce
+fut par trahison...</p>
+
+<p>--Donc, lors de cette grande bataille du Rhin, Scanvoch s'est battu
+contre ton aïeul. Ce fut, vois-tu, une lutte acharnée, non-seulement un
+combat de soldat à soldat, mais un combat de deux races fatalement
+ennemies! Scanvoch pressentait que la descendance de Neroweg serait
+funeste à la nôtre, et il voulait pour cela le tuer... Le sort des armes
+en a autrement décidé. Les pressentiments de mon aïeul ne l'ont pas
+trompé... Voici la seconde fois que nos deux familles se rencontrent à
+travers les âges... Tu as fait torturer mes deux fils; tu devais
+aujourd'hui les livrer au supplice...</p>
+
+<p>--Assez, chien!... Et pour empêcher ma noble race de mettre, dans
+l'avenir, le pied sur la gorge à ta race asservie, tu veux me tuer?</p>
+
+<p>--Je veux te tuer... Ton frère a péri de ta main fratricide; ta famille
+sera éteinte en toi!...</p>
+
+<p>Un éclair de joie sinistre illumina les yeux du Frank; il répondit:</p>
+
+<p>--Tue-moi...</p>
+
+<p>--Ôtez-lui ses liens...</p>
+
+<p>--C'est fait, Karadeuk; mais nous le tenons, et nos mains valent les
+liens qui le garrottaient.</p>
+
+<p>--Je propose, moi, qu'il soit, avant sa mort, mis à la torture, ainsi
+qu'il nous y faisait mettre au burg, nous autres esclaves...</p>
+
+<p>--Oui, oui... à la torture! à la torture!...</p>
+
+<p>--Et après, coupé en quatre quartiers.</p>
+
+<p>--Haché à coups de hache!</p>
+
+<p>--Mes Vagres! cet homme est à moi... c'est ma part du butin!</p>
+
+<p>--Il est à toi, vieux Karadeuk...</p>
+
+<p>--Laissez-le libre.</p>
+
+<p>--Tu le veux?</p>
+
+<p>--Laissez-le libre; mais formez autour de lui un cercle qu'il ne puisse
+franchir...</p>
+
+<p>--Voici un cercle de pointes d'épées, de fer, de piques et de tranchants
+de faux qu'il ne franchira pas...</p>
+
+<p>--Un prêtre!--s'écria soudain le comte avec un accent d'angoisse
+mortelle,--un prêtre! je ne veux pas mourir sans un prêtre! j'irais en
+enfer... Toi qui es assis là-bas, ermite laboureur, le saint évêque
+Cautin, mon patron, te traitait de renégat; mais enfin comme moine tu es
+toujours un peu prêtre, toi... veux-tu m'assister? et me promettre que
+je n'irai pas en enfer, mais en paradis?... Ces chiens, tes compagnons,
+m'ont volé mes colliers d'or et les sacs que je n'avais pas jetés dans
+la citerne; il ne me reste que cet anneau d'or... je te le donne... mais
+promets-moi, sur ton salut, le paradis...</p>
+
+<p>--Mon père!--s'écria Loysik,--mon père! vous ne tuerez pas ainsi cet
+homme...</p>
+
+<p>--Je ne vous demande pas grâce de la vie, chiens d'esclaves! je saurai
+mourir; mais je ne veux pas aller en enfer, moi! Ô mon bon patron!
+bienheureux évêque Cautin, où es-tu? où es-tu? Fais un nouveau
+miracle... envoie-moi un prêtre!...</p>
+
+<p>--En attendant le miracle, comte Neroweg, prends cette hache.</p>
+
+<p>--Quoi, Karadeuk, tu l'armes?</p>
+
+<p>--Prends cette hache, comte Neroweg; j'ai la mienne, défends-toi.</p>
+
+<p>--Mon père! il est fort comme un taureau sauvage; il est jeune encore et
+vous êtes vieux!</p>
+
+<p>--Mon père! au nom de vos deux fils que vous avez sauvés, renoncez à ce
+combat...</p>
+
+<p>--Mes enfants, ne craignez rien; cette hache ne pèse pas à mon bras...
+J'ai foi dans mon courage; j'éteindrai en ce Frank la race des Neroweg.</p>
+
+<p>--Oh! être là, incapable de bouger... ne pouvoir me battre à ta place, ô
+mon père!</p>
+
+<p>--Mes fils, c'est aux vieux à mourir... aux jeunes de vivre... Neroweg,
+défends-toi...</p>
+
+<p>--Moi, de race illustre, me battre contre un gueux! un Vagre! un esclave
+révolté! non...</p>
+
+<p>--Tu refuses?...</p>
+
+<p>--Oui, chien bâtard... égorge-moi si tu veux...</p>
+
+<p>--Mes Vagres, qu'on le saisisse, et tondez-le comme un esclave: le
+tranchant d'un poignard vaudra, pour ceci, les ciseaux.</p>
+
+<p>--Moi, tondu comme un vil esclave! moi, Neroweg, subir un tel outrage!
+moi, tondu!...</p>
+
+<p>--La femme de ton glorieux roi Clovis aimait mieux voir ses petits-fils
+morts que tondus... je sais cela... Oui, vous autres nobles Franks, vous
+tenez, comme vos rois chevelus, à votre chevelure, signe d'antique et
+illustre race; donc, Neroweg, défends-toi, ou tu seras tondu...</p>
+
+<p>--Moi, tondu!... Cette hache! cette hache!...</p>
+
+<p>--La voici, comte... Et vous, mes bons Vagres, élargissez le cercle!...</p>
+
+<p>--Ermite laboureur, veux-tu me promettre, si ce combat me met en danger
+de mort, de m'envoyer en paradis? je te donnerai mon anneau...</p>
+
+<p>--Si tu es en danger mortel, Neroweg, je te dirai des paroles qui te
+feront, je l'espère, envisager fermement la mort.</p>
+
+<p>--Ce n'est pas la mort que je crains, chien! c'est le paradis que je
+veux...</p>
+
+<p>--Crois-nous, Karadeuk, ce lâche a moins peur de l'enfer que de ta
+hache... Coupons-lui cette crinière, qui ressemble à la queue d'un
+cheval de montagne... Allons, tondons le comte... le seigneur frank sera
+tondu...</p>
+
+<p>Neroweg, furieux, se précipita sur le vieux Vagre, le combat s'engagea,
+terrible, acharné. Loysik, Ronan, l'évêchesse et la petite Odille,
+pâles, tremblants, suivaient la lutte d'un oeil alarmé; elle ne fut pas
+longue, la lutte... Le vieux Vagre l'avait dit, la hache ne pesait point
+à son bras vigoureux, mais elle pesa fort au front de Neroweg, qui,
+sanglant, roula sur l'herbe, frappé d'un coup mortel...</p>
+
+<p>--Meurs donc!--s'écria Karadeuk avec une joie triomphante;--la race de
+l'<i>Aigle terrible</i> ne poursuivra plus la race de Joel... Meurs donc,
+comte Neroweg!</p>
+
+<p>--Hi! hi!... j'ai un fils de ma seconde femme à Soissons... et ma femme
+Godégisèle est enceinte, chien gaulois!--murmura le Frank avec un éclat
+de rire sardonique.--Ma race n'est pas éteinte... j'espère qu'elle
+retrouvera plus d'une fois la tienne pour l'écraser...</p>
+
+<p>Puis il ajouta d'une voix affaiblie, épouvantée:</p>
+
+<p>--Ermite laboureur, donne-moi le paradis... bon patron, évêque Cautin,
+aie pitié de moi... Oh! l'enfer! l'enfer! les diables!... j'ai peur...
+l'enfer!...</p>
+
+<p>Et Neroweg expira, la face contractée par une terreur diabolique. Son
+dernier regard s'arrêta sur les ruines de son burg fumant au loin sur la
+colline.</p>
+
+<p>Les leudes du comte s'apercevant de sa disparition, durent le croire
+enseveli sous les décombres du burg, ou enlevé... S'ils l'ont cherché au
+dehors, ces fidèles, ils auront trouvé le corps du comte vers la lisière
+de la forêt, mort, la tête fendue d'un coup de hache, étendu au pied
+d'un arbre dont on avait enlevé la première écorce et sur lequel étaient
+ces mots tracés avec la pointe d'un poignard:</p>
+
+<p>«<i>Karadeuk le</i> <span class="sc">Vagre</span>, <i>descendant du Gaulois Joel, le brenn de la tribu
+de Karnak, a tué ce</i> <span class="sc">COMTE</span> <i>frank, descendant de Neroweg l'Aigle
+terrible... Vive la vieille Gaule!</i>...»</p>
+
+<hr class="short">
+
+<p>Ici finit le récit de <span class="sc">Ronan le Vagre</span>, fils de <span class="sc">Karadeuk le Bagaude</span>,
+Karadeuk, mon frère à moi, Kervan, fils aîné de Jocelyn, et petit-fils
+d'Araïm. À cette histoire, j'ai ajouté les lignes suivantes, ce soir,
+jour du départ de mon neveu Ronan, qui retourne près des siens, en
+Bourgogne, après deux jours passés dans notre maison, toujours située
+non loin des pierres sacrées de la forêt de Karnak. Mon neveu Ronan
+m'ayant confié ses pensées durant son séjour ici, j'ai pu, en ce qui le
+touche, écrire, ainsi qu'il aurait écrit lui-même.</p>
+
+<p>À propos de la forme nouvelle adoptée par lui dans ses récits, Ronan m'a
+dit, non sans raison:</p>
+
+<p>«--Le voeu de notre aïeul Joel, en demandant à ceux de sa descendance
+d'ajouter tour à tour à notre légende l'histoire de leur vie, a été de
+perpétuer d'âge en âge dans notre famille l'amour de la Gaule et la
+haine de la domination étrangère. Nos aïeux, jusqu'ici, ont raconté
+leurs aventures sous forme de mémoires; moi, j'ai agi différemment; mais
+la même pensée patriotique qui inspirait nos aïeux m'a inspiré; tous les
+faits cités par moi sont vrais, et les scènes auxquelles je n'ai pas
+assisté m'ont été racontées par des gens qui ont été acteurs dans ces
+événements. Il en a été ainsi, entre autres faits, de l'entrevue secrète
+de Neroweg et de Chram au burg du comte, dans la chambre des trésors.
+Chram rapporta cet entretien à Spatachair, l'un de ses favoris; un
+esclave entendit ce récit; et plus tard, après l'incendie du burg, cet
+esclave s'étant joint à nous pour courir la Vagrerie jusqu'en Bourgogne,
+c'est de lui que j'ai tenu ces détails. Peu importe donc la forme de ces
+légendes, pourvu que le fond soit vrai; il nous faut, avant tout, donner
+à notre descendance un tableau très-réel des temps où chacune de nos
+générations a vécu et vivra, le tout dit avec sincérité. Ces
+enseignements, transmis de siècle en siècle à notre race, rempliront
+ainsi le voeu suprême de notre aïeul Joel.»</p>
+
+<p>Moi, Kervan, je dis comme mon neveu Ronan le Vagre: Peu importe la forme
+de ces récits, pourvu qu'ils reproduisent fidèlement les temps où nous
+vivons. Je compléterai donc, ainsi qu'il suit, et jusqu'à aujourd'hui,
+l'histoire de mon frère Karadeuk et de ses deux fils, Ronan et Loysik.</p>
+
+<a name="ch4" id="ch4"></a>
+<br><br><br>
+
+<h3>CHAPITRE IV.</h3>
+
+<p class="mid"><span class="sml">Ronan le Vagre revient en Bretagne accomplir le dernier voeu de son père
+Karadeuk.--Il retrouve Kervan, frère de son père.--Ce qui est advenu à
+Ronan le Vagre, avant et durant son voyage.</span></p>
+
+<p>Deux ans se sont écoulés depuis la mort du comte Neroweg... On est en
+hiver: le vent siffle, la neige tombe. Par une nuit pareille, il y a de
+cela près de cinquante ans, Karadeuk, petit-fils du vieil Araïm, avait
+quitté la maison de son père où se passe ce récit, pour aller courir la
+Bagaudie, séduit par les récits du colporteur.</p>
+
+<p>Le vieil Araïm est mort depuis très-longtemps, regrettant jusqu'à la fin
+Karadeuk, son favori; Jocelyn et Madalèn, père et mère de Karadeuk, sont
+aussi morts; son frère aîné, Kervan, et sa douce soeur Roselyk, sont
+encore vivants, et habitent la maison située près des pierres sacrées de
+Karnak. Kervan a soixante-huit ans passés; il s'est marié déjà vieux:
+son fils, âgé de quinze ans, s'appelle <i>Yvon</i>; la blonde Roselyk, soeur
+de Kervan, est presque aussi âgée que lui: ses cheveux sont devenus
+blancs; elle est restée fille et demeure avec son frère Kervan et sa
+femme <i>Martha</i>.</p>
+
+<p>Le soir est venu, le vent souffle au dehors, la neige tombe.</p>
+
+<p>Kervan, sa soeur, sa femme, son fils et plusieurs de leurs parents, qui
+cultivent avec eux les mêmes champs que cultivait, il y a plus de six
+cents ans, Joel et sa famille, sont occupés, autour du foyer, aux
+travaux de la veillée. À une violente raffale de vent, Kervan dit à sa
+soeur:</p>
+
+<p>--Bonne Roselyk, c'est par une nuit semblable, qu'il y a beaucoup
+d'années, ce colporteur maudit... te souviens-tu?</p>
+
+<p>--Hélas! oui... et le lendemain notre pauvre frère Karadeuk nous
+quittait pour jamais... Sa disparition a causé tant de chagrin à notre
+bon grand-père Araïm, qu'il est mort en pleurant son petit-fils... Peu
+de temps après, nous avons perdu notre mère Madalèn, devenue presque
+folle de douleur... Seul, notre père Jocelyn a résisté plus longtemps au
+chagrin... Ah! notre frère Karadeuk n'a été que trop puni de son désir
+de voir des <i>Korrigans</i>.</p>
+
+<p>--Les Korrigans? tante Roselyk,--reprit Yvon, fils de Kervan,--ces
+petites fées d'autrefois, dont le vieux Gildas, le tondeur de brebis,
+parle souvent? On ne les voit plus depuis longues années dans le pays,
+les Korrigans, non plus que les <i>Dûs</i>, autres petits nains.</p>
+
+<p>--Heureusement, mon enfant, le pays est débarrassé de ces génies
+malfaisants... Sans eux, ton oncle Karadeuk serait peut-être à cette
+heure avec nous à la veillée...</p>
+
+<p>--Et jamais, mon père, vous n'avez eu de nouvelles de lui?</p>
+
+<p>--Jamais, mon fils! il est mort sans doute au milieu de ces guerres
+civiles, de ces désastres, qui continuent de déchirer la vieille Gaule,
+sous le règne des descendants de Clovis.</p>
+
+<p>--Puisse notre Bretagne ignorer longtemps ces maux dont souffrent si
+cruellement les autres provinces!</p>
+
+<p>--Notre vieille Armorique a su jusqu'ici conserver son indépendance, et
+repousser l'invasion des Franks, pourquoi faiblirions-nous à l'avenir?
+Nos chefs de tribus, choisis par nous, sont vaillants... le chef des
+chefs, choisi par eux, le vieux <i>Kanâo</i>, qui veille sur nos frontières,
+est aussi intrépide qu'expérimenté... n'a-t-il pas déjà repoussé
+victorieusement les attaques des Franks?</p>
+
+<p>--Et trois fois déjà tu as été appelé aux armes, Kervan, nous laissant,
+moi, ta femme, Roselyk, ta soeur, et Yvon, ton fils, dans des angoisses
+mortelles...</p>
+
+<p>--Allons, allons, pauvres Gauloises dégénérées, ne parlez point ainsi;
+songez à nos légendes de famille... Dites, <i>Margarid</i>, femme de Joel;
+<i>Méroë</i>, femme d'Albinik le marin; <i>Ellèn</i>, femme de Scanvoch,
+avaient-elles de ces faiblesses, lorsque leurs époux allaient combattre
+pour la liberté de la Gaule?</p>
+
+<p>--Hélas! non; car Margarid et Méroë ont, comme leurs époux, trouvé la
+mort dans les batailles...</p>
+
+<p>--Tandis que moi, je n'ai été blessé qu'une fois, en combattant ces
+Franks maudits, que nous avons exterminés sur nos frontières.</p>
+
+<p>--Oublies-tu, mon frère, le danger que tu as couru aux dernières
+vendanges? Étranges vendanges! que l'on va faire l'épée au côté, la
+hache à la main!</p>
+
+<p>--Quoi! une partie de plaisir... sortir gaiement de nos frontières pour
+aller en armes vendanger la vigne que les Franks font cultiver par leurs
+esclaves vers le pays de Nantes<a href="#A4"><sup class="sml">A</sup></a>... Par la barbe du bon Joel! il
+aurait bien ri de voir notre troupe repasser nos frontières, escortant
+gaiement nos grands chariots remplis de raisins vermeils! Quel joyeux
+coup d'oeil! les pampres verts ornaient les jougs de nos boeufs, les
+brides de nos chevaux, et jusqu'aux fers de nos lances; puis, tous en
+choeur nous chantions ce bardit:</p>
+
+<p>«<i>--Les Franks ne le boiront pas, ce vin de la vieille Gaule... non, les
+Franks ne le boiront pas!...--Nous vendangeons l'épée d'une main, la
+serpe de l'autre.--Nos chars de guerre sont des pressoirs roulants.--Ce
+n'est pas le sang qui rougit leurs essieux, c'est le jus empourpré du
+raisin.--Non, les Franks ne le boiront pas, ce vin de la vieille
+Gaule... non, les Franks ne le boiront pas!...</i>»</p>
+
+<p>--Mon père, j'aurai seize ans à la prochaine vendange au pays de
+Nantes... vous m'emmènerez avec vous?</p>
+
+<p>--Tais-toi, Yvon, ne fais pas de semblables voeux; cela m'effraye, mon
+enfant.</p>
+
+<p>--Roselyk, entends-tu ma femme? Ne croirait-on pas entendre notre pauvre
+mère dire à notre frère Karadeuk, en le grondant de son désir de voir
+les Korrigans: «Taisez-vous, méchant enfant, vous m'effrayez...»</p>
+
+<p>--Hélas! mon frère, le coeur de toutes les mères se ressemble.</p>
+
+<p>--Mon père, j'entends des pas au dehors... je suis certain que c'est le
+vieux Gildas; il m'avait promis de venir à la veillée, de nous apprendre
+un nouveau bardit qu'un tailleur ambulant lui a chanté. Justement, c'est
+lui... Bonsoir, vieux Gildas.</p>
+
+<p>--Bonsoir, mon enfant; bonsoir à vous tous.</p>
+
+<p>--Ferme la porte, vieux Gildas; la bise est froide.</p>
+
+<p>--Kervan, je ne suis pas seul.</p>
+
+<p>--Avec qui es-tu donc?</p>
+
+<p>--Un étranger m'accompagne; il a frappé à ma demeure et m'a demandé le
+logis de Kervan, fils de Jocelyn. Ce voyageur vient de Vannes, et de
+plus loin encore.</p>
+
+<p>--Pourquoi n'entre-t-il pas?</p>
+
+<p>--Il secoue dehors les frimas dont il est couvert.</p>
+
+<p>--Mon Dieu, Gildas, cet homme serait-il un colporteur?</p>
+
+<p>--Roselyk, Roselyk, entends-tu encore ma femme?... Ah! tu as raison: les
+coeurs des mères sont tous pareils...</p>
+
+<p>--Non, Martha; ce jeune homme ne m'a point paru être un colporteur; à
+son air résolu, on le prendrait plutôt pour un soldat; il porte un long
+poignard à son côté... tenez, le voici.</p>
+
+<p>--Approche, voyageur; tu as demandé la demeure de Kervan, fils de
+Jocelyn? Kervan, c'est moi...</p>
+
+<p>--Salut donc à toi et aux tiens, Kervan... Mais qu'as-tu à me regarder
+ainsi en silence? d'où vient le trouble où je te vois?</p>
+
+<p>--Roselyk, regarde donc ce jeune homme... remarque son front, ses yeux,
+l'air de sa figure...</p>
+
+<p>--Ah! mon frère! il est d'étranges ressemblances... On croirait voir,
+vieux de quelques années de plus, notre pauvre frère Karadeuk, lorsqu'il
+a quitté cette maison.</p>
+
+<p>--Roselyk, cet étranger porte la main à ses yeux; il pleure... Dis,
+jeune homme, tu es le fils de Karadeuk?</p>
+
+<p>Pour toute réponse, Ronan le Vagre se jeta au cou du frère de son père,
+et il embrassa non moins tendrement Martha, Roselyk et Yvon... Les
+larmes séchées, la première émotion apaisée, les premiers mots qui
+partirent du coeur et des lèvres de Roselyk et de Kervan furent ceux-ci:</p>
+
+<p>--Et notre frère?</p>
+
+<p>--Et Karadeuk?</p>
+
+<p>À cette question, Ronan le Vagre est resté muet; il a baissé la tête,
+et, de nouveau, ses yeux se sont remplis de larmes... larmes cette fois
+amères...</p>
+
+<p>Un grand silence se fit parmi ces descendants de la race de Joel; les
+larmes coulèrent de nouveau, non moins amères que celles de Ronan le
+Vagre.</p>
+
+<p>Kervan, le premier, reprit la parole, et dit à son neveu:</p>
+
+<p>--Y a-t-il longtemps que mon frère est mort?</p>
+
+<p>--Il y a trois mois...</p>
+
+<p>--Et sa fin a-t-elle été douce? s'est-il souvenu de moi et de Roselyk,
+qui l'aimions tant?</p>
+
+<p>--Ses dernières paroles ont été celles-ci: «Je meurs sans avoir pu
+accomplir, pour ma part, le devoir imposé par notre aïeul Joel à sa
+descendance... Promets-moi, mon fils, Ronan, toi qui sais ma vie et
+celle de ton frère Loysik, de remplir ce devoir à ma place, et d'écrire,
+sans cacher le bien et le mal, ce que tous trois nous avons fait... Ce
+récit terminé, promets-moi de te rendre, si tu le peux, au berceau de
+notre famille, près des pierres sacrées de Karnak... Je ne peux espérer
+que mon père Jocelyn et ma mère Madalèn vivent encore; s'ils sont morts,
+comme je le crains, tu remettras cet écrit, soit à mon bon frère Kervan,
+s'il a survécu à mes vieux parents, soit au fils aîné de mon frère.
+S'il était mort sans laisser de postérité, ses héritiers ou ceux de sa
+femme déposeront entre tes mains, selon le voeu de notre aïeul Joel, la
+légende et les reliques de notre famille, et tu les transmettras à ta
+descendance. Si, au contraire, mon bon frère Kervan et ma douce soeur
+Roselyk m'ont survécu, dis-leur que je meurs en prononçant leurs noms
+toujours chers à mon coeur...»</p>
+
+<p>--Telles ont été les dernières paroles de mon père Karadeuk.</p>
+
+<p>--Et ce récit de la vie de mon frère et de la tienne?</p>
+
+<p>--Le voici,--répondit Ronan en débouclant son sac de voyage.</p>
+
+<p>Et il en tira un rouleau de parchemin qu'il remit à Kervan. Celui-ci
+prit cet écrit avec émotion, tandis que, ôtant de sa ceinture ce long
+poignard à manche de fer qu'avait porté Loysik, puis le Veneur, et sur
+la garde duquel on voyait gravé le mot saxon: <i>Ghilde</i>, et les deux mots
+gaulois: <i>Amitié</i>, <i>communauté</i>, Ronan donna cette arme à son oncle, et
+lui dit:</p>
+
+<p>--Le désir de mon père est que vous joigniez ce poignard aux reliques de
+notre famille. Lorsque vous aurez lu ce récit, lorsque je vous aurai
+raconté quelques événements qui le complètent, vous reconnaîtrez que
+cette arme peut tenir sa place parmi les objets que nos aïeux nous ont
+légués... pieuses reliques que je contemplerai avec respect. La veillée
+commence... après demain matin il me faudra vous quitter.</p>
+
+<p>--Quoi! si tôt?</p>
+
+<p>--Vous saurez la cause de mon prompt départ. Je vous prie donc de lire,
+dès ce soir, ce récit que je vous apporte; demain je vous raconterai ce
+que je n'ai pas eu le loisir d'écrire, l'heure de mon voyage en Bretagne
+ayant été hâtée malgré moi... Pendant que vous lirez ceci, je désirerais
+vivement connaître la légende de notre famille, dont mon père m'a
+souvent raconté les principaux faits.</p>
+
+<p>--Viens,--dit Kervan en prenant une lampe.</p>
+
+<p>Ronan le suivit... Tous deux entrèrent dans une des chambres de la
+maison. Sur une table était déposé le coffret de fer, autrefois donné à
+Scanvoch par Victoria la Grande. Kervan tira de ce coffret la <i>faucille
+d'or</i> d'Hêna, la vierge de l'île de Sên; la <i>clochette d'airain</i>,
+laissée par Guilhern; le <i>collier de fer</i> de Sylvest; la <i>croix
+d'argent</i> de Geneviève; l'<i>alouette de casque</i> de Victoria la Grande;
+puis il déposa ces objets auprès du <i>poignard</i> de Loysik. Kervan prit
+aussi dans le coffret les différents parchemins composant la chronique
+de la descendance de Joel.</p>
+
+<p>Ces reliques, datant d'un temps si lointain déjà, Ronan les contemplait
+avec une profonde et silencieuse émotion. Kervan, voyant son neveu
+plongé dans ce pieux recueillement, le laissa, et alla rejoindre sa
+famille, non moins impatiente que lui de connaître l'histoire de
+Karadeuk le Bagaude, de Ronan le Vagre, et de son frère Loysik, l'ermite
+laboureur.</p>
+
+<p>Le Vagre resta seul... Cette longue nuit d'hiver s'écoula durant qu'il
+lisait les légendes de sa race... La lumière de sa lampe luttait contre
+les premières clartés de l'aube lorsque Ronan termina sa lecture. Dès
+que le jour fut tout à fait venu, le descendant de Joel chercha au loin
+des yeux, à travers la fenêtre, les rochers de l'île de Sên, île jadis
+si fameuse par son collége de druidesses, où Hêna avait passé les
+premières années de sa vie, terminée par un sacrifice héroïque. Bientôt
+Ronan vit les rochers de l'île se dessiner confusément à travers la
+brume de la mer; alors il jeta de nouveau un regard respectueux et
+attendri sur la petite <i>faucille d'or</i>, déjà noircie par les siècles, et
+qu'Hêna, la douce vierge, portait, il y avait de cela plus de six cents
+ans; puis il sortit de la maison.</p>
+
+<p>Kervan et sa femme avaient, de leur côté, prolongé leur lecture presque
+jusqu'à l'aube; et, contre leur habitude, ils ne s'étaient pas levés
+avec le jour. Ronan, encore sous l'impression de l'histoire de sa
+famille, alla visiter les abords de la maison: à chaque pas, il y trouva
+le souvenir de ses ancêtres; elle verdoyait toujours, la vaste prairie
+où son aïeul Joel et ses fils, Guilhern et Mikaël, se livraient aux
+mâles exercices militaires de la <i>marhek-adroad</i>; il coulait toujours,
+le ruisseau d'eau vive, au bord duquel Sylvest et Siomara avaient, dans
+leurs jeux enfantins, élevé une petite cabane pour se mettre à l'abri de
+la chaleur du jour. Ronan cherchait au bord de ce ruisseau la place des
+deux vieux saules, où plus tard, lors de la conquête de César, Sylvest
+et son père Guilhern, ayant en vain tâché d'échapper à l'esclavage du
+centurion boiteux, alors propriétaire de leurs champs paternels, furent
+livrés, par le Romain, à l'horrible supplice <i>des fourmis</i>! arbres
+séculaires, qui végétaient encore quelque peu lors du retour de Scanvoch
+et de son fils Aël-Guen au berceau de leur famille...</p>
+
+<p>L'émotion de Ronan le Vagre fut à la fois douce et triste. Absorbé dans
+sa profonde méditation sur le passé, peu à peu il lui sembla voir, au
+milieu de la brume qui voilait à demi le rivage de la vieille Armorique,
+apparaître les touchantes ou mâles figures de la légende de son obscure
+mais antique famille gauloise. <i>Le brenn</i> (Brennus), vainqueur de
+l'Italie aux premiers siècles de la puissance de Rome; Joel, Margarid,
+Hêna, Guilhern, Mikaël, Albinik le marin et sa femme Méroë, Sylvest
+l'esclave, Siomara la courtisane; Geneviève, témoin de la mort du jeune
+homme de Nazareth; Scanvoch, et enfin Karadeuk le Bagaude... Dans cette
+vision étrange, plus l'époque à laquelle appartenaient ces différents
+personnages s'éloignait du temps présent pour s'enfoncer dans la
+profondeur des âges, plus ils semblaient grandir... de sorte que les
+pâles fantômes de la génération de Joel, qui dominaient ceux de sa
+descendance, étaient à leur tour dominés par l'imposante figure du
+<i>brenn</i> victorieux, qui jadis jeta fièrement son épée gauloise dans la
+balance où se pesait la rançon de Rome et de l'Italie...</p>
+
+<p>--Ah! combien de nos générations se succéderont encore avant que la
+radieuse vision de Victoria la Grande se soit réalisée!--pensait Ronan
+avec un accablement mélancolique.--Ô Brennus! vaillant guerrier, le plus
+anciens des aïeux dont notre famille ait gardé la mémoire!... Ô Joel!
+combien de temps votre descendance doit-elle souffrir encore avant que
+la Gaule se soit relevée, libre, fière et à jamais délivrée du joug des
+rois franks et des pontifes de Rome... Que de sueurs! que de larmes! que
+de sang doit verser encore votre race, ô Brennus! ô Joel! avant
+l'avènement de ce glorieux jour de bonheur et de liberté!</p>
+
+<p>Le Vagre fut tiré de sa rêverie par la voix du frère de son père.</p>
+
+<p>--Ronan,--dit Kervan,--la gelée a durci la terre, les troupeaux ne
+peuvent sortir des étables; nous avons à cribler le grain à la maison...
+viens, rentrons; pendant notre travail tu nous diras les événements qui
+complètent ton récit. Après ton départ, je te promets de transcrire
+fidèlement la suite de l'histoire de ta vie.</p>
+
+<p>Ronan et la famille de Kervan sont rassemblés dans la grande salle de la
+métairie; après le repas du matin les femmes filent leur quenouille ou
+s'occupent des soins domestiques; les hommes criblent le grain qu'ils
+tirent de grands sacs et qu'ils reversent dans d'autres. Des troncs
+d'orme et de chêne brûlent dans l'immense foyer, car au dehors vive est
+la froidure; Ronan va parler; on fait silence, et chacun tout en
+s'occupant de ses travaux jette de temps à autre un regard curieux sur
+le Vagre, fils du Bagaude.</p>
+
+<p>--Mon oncle,--dit Ronan,--vous avez lu ce récit?</p>
+
+<p>--Nous tous qui sommes ici nous l'avons entendu...</p>
+
+<p>--Et que pensez-vous maintenant des Bagaudes et des Vagres?</p>
+
+<p>--Je pense, ainsi que ton frère Loysik, que ces représailles contre les
+horreurs de la conquête franque, représailles légitimées par la conquête
+elle-même, étaient malheureusement stériles et désastreuses comme l'est
+la vengeance si juste qu'elle soit; cependant, je crois, je sens qu'il
+fallait frapper de terreur ces féroces conquérants! sur eux seuls doit
+retomber tant de sang versé...</p>
+
+<p>--Implacable et légitime a été notre vengeance, mais non pas stérile,
+Loysik l'a proclamé lui-même; rappelez-vous ces paroles de votre
+grand-père Araïm, à propos de la Bagaudie, je les ai lues cette nuit,
+Kervan; elles étaient, elles sont, elles seront éternellement justes:
+«--L'insurrection a toujours du bon... car on y gagne toujours quelque
+chose. Qu'un peuple conquis ou opprimé implore ses maîtres, au nom de la
+justice, au nom de l'humanité, ses maîtres se rient de lui; qu'il se
+révolte... ils tremblent et accordent à la terreur ce qu'ils avaient
+refusé au bon droit.» Araïm disait vrai. N'est-ce pas aux grandes
+insurrections de la Bagaudie que l'Armorique a dû son complet
+affranchissement de la domination des empereurs, lorsque, bien
+qu'allégée des charges écrasantes contre lesquelles la Bagaudie avait
+protesté par les armes, les autres contrées de la Gaule étaient
+redevenues provinces romaines après l'ère glorieuse et libre de Victoria
+la Grande!</p>
+
+<p>--C'est la vérité, Ronan... mais en quoi votre Vagrerie a-t-elle été
+pour vous aussi fructueuse que la Bagaudie? Et mon pauvre frère Karadeuk
+comment est-il mort?</p>
+
+<p>--Pour répondre à vos questions, Kervan, il me faut d'abord vous
+apprendre ce qui s'est passé après l'incendie du burg du comte Neroweg.</p>
+
+<p>--Nous t'écoutons...</p>
+
+<p>--Le succès de notre attaque terrifia d'abord les Franks et les évêques
+de la contrée; ceux des esclaves qui n'étaient pas hébétés par les
+prêtres, les colons pressurés par les seigneurs, enfin les hommes de
+coeur qui sentaient encore couler dans leurs veines quelques gouttes de
+sang gaulois, reprirent quelque espoir; notre bande, dont mon père
+conserva le commandement, devint considérable; on vit alors des prélats
+et des seigneurs franks, épouvantés par la Vagrerie, améliorer un peu le
+sort de leurs esclaves, pressurer moins leurs colons; foi de Vagre! mon
+oncle... la terreur faisait battre d'une charité passagère tous ces
+coeurs jusqu'alors endurcis...</p>
+
+<p>--Et ton frère Loysik?</p>
+
+<p>--Fidèle à ce principe de Jésus de Nazareth: «que ce sont surtout les
+malades qui ont besoin de médecins,» il ne nous quittait pas, il eut
+bientôt sur notre troupe l'ascendant qu'il savait prendre sur les hommes
+les plus endiablés; sa bonté, son courage, son éloquence, son amour de
+la Gaule, son horreur de la conquête franque, lui acquirent bientôt tous
+les coeurs, souvent il empêcha des désastres inutiles ou de sanglantes
+représailles. Lorsque ainsi que moi il fut guéri des suites de notre
+torture, il nous quitta pendant quelque temps et nous demanda, sans nous
+dire ses motifs, de nous rapprocher des confins de la Bourgogne; il
+devait nous rejoindre aux environs de Marcigny, ville située à l'extrême
+frontière de cette province, il avait obtenu de nous, non sans peine, de
+ne plus incendier les burgs et les villas épiscopales; mais le pillage
+allait toujours au profit du pauvre monde, et nous faisions bonne
+justice des seigneurs franks, dont les cruautés étaient avérées.</p>
+
+<p>--Et les Franks ne se sont pas armés contre vous?</p>
+
+<p>--Le roi Clotaire ordonna une levée d'hommes, mais les seigneurs
+bénéficiers craignirent en se séparant de leurs leudes de laisser leurs
+burgs désarmés à la merci des esclaves, ou livrés sans défense aux
+attaques de notre troupe; ils n'envoyèrent que peu de gens à la levée,
+aussi, par deux fois, nous avons rudement combattu et battu les Franks;
+mais, selon le désir de Loysik, nous nous rapprochions toujours des
+frontières de la Bourgogne...</p>
+
+<p>--Et la petite Odille, Ronan?</p>
+
+<p>--Je l'avais prise pour femme... la chère enfant ne me quittait pas,
+aussi douce que vaillante, aussi dévouée que tendre.</p>
+
+<p>--Pauvre petite... et l'évêchesse qui nous a intéressés malgré son
+égarement?</p>
+
+<p>--Fulvie était pour le veneur ce qu'Odille était pour moi.</p>
+
+<p>--Et ce roi Chram qui rêvait le parricide a-t-il exécuté ses projets de
+révolte contre son père Clotaire? cet autre monstre qui tuait les
+enfants de son frère à coups de couteau!</p>
+
+<p>--Kervan, il y a trois jours en me rendant ici... j'ai retrouvé Chram et
+son père sur les frontières de notre Armorique.</p>
+
+<p>--Le père et le fils sur nos frontières?</p>
+
+<p>--Oui, et ils se sont montrés dignes l'un de l'autre... Ah! Kervan! j'ai
+dès mon enfance couru la Vagrerie... j'ai dans ma vie assisté à de
+terribles spectacles... mais, foi de Vagre, je n'ai jamais éprouvé une
+pareille épouvante... et d'horreur encore je frissonne quand je songe à
+ce qui, sous mes yeux, s'est passé lors de la rencontre de Chram et de
+son père.</p>
+
+<p>--Je te crois, Ronan, car te voici tout pâle à ce souvenir.</p>
+
+<p>--Horrible... horrible... mais je viendrai tout à l'heure à ce récit;
+fidèles à notre promesse envers Loysik, nous nous rapprochions des
+confins de la Bourgogne. Cette contrée, l'une des premières conquises
+avant Clovis par d'autres barbares venus de Germanie, et appelés
+<i>Burgondes</i>, était aussi pleine des héroïques souvenirs de la vieille
+Gaule! À la voix de Vercingétorix, <i>le chef des cent vallées</i>, les
+populations s'étaient soulevées en armes contre les Romains, <i>Epidorix</i>,
+<i>Convictolitan</i>, <i>Lictavic</i>, et d'autres patriotes de cette province,
+avaient rejoint avec leurs tribus <i>le chef des cent vallées</i>, jaloux de
+combattre avec lui pour la liberté des Gaules.</p>
+
+<p>--Et cette contrée autrefois si vaillante... a subi le sort commun!</p>
+
+<p>--Là comme ailleurs, Kervan, les évêques avaient hébêté ces populations
+jadis si viriles.</p>
+
+<p>--Oui, tandis que dans notre Armorique les druides chrétiens ou non
+chrétiens nous prêchent encore l'amour de la patrie, la haine de
+l'étranger.</p>
+
+<p>--Aussi la Bretagne est jusqu'ici restée libre; il n'en fut pas ainsi de
+la malheureuse province dont je vous parle; dès 355, son peuple avait
+dégénéré, deux chefs de hordes, <i>Westralph</i> et <i>Chnodomar</i>, avaient
+envahi cette contrée; d'autres barbares, les Burgondes, venus des
+environs de Mayence, chassèrent à leur tour ces premiers envahisseurs et
+s'établirent en ce pays vers l'année 416. Ces Burgondes, qui ont donné
+leur nom à cette province, étaient des peuples pasteurs, moins féroces
+que les autres tribus de Germanie. Le plus grand nombre des habitants
+gaulois de ce pays avaient été massacrés ou emmenés en esclavage lors de
+la première conquête de 355. La race de ceux qui en petit nombre
+survécurent, asservie par les Burgondes, ne fut pas aussi misérable que
+celles de la majorité des provinces conquises; les rois <i>Gondiok</i>,
+<i>Gondebaud</i> et son fils <i>Sigismond</i>, régnèrent tour à tour sur ce pays
+jusqu'en 534; à cette époque, Childebert et Clotaire, fils de Clovis,
+attaquant ces rois burgondes, comme eux de race germaine, ravagèrent de
+nouveau ce pays, asservirent également et la race burgonde et la race
+gauloise, et ajoutèrent ce territoire aux autres possessions de la
+royauté franque.</p>
+
+<p>--Que de ruines! que de massacres! que d'esclavage!... Heureux sont nos
+pères des siècles passés... ils vivent ailleurs qu'en ce triste
+monde!...</p>
+
+<p>--C'est un terrible temps! mais, foi de Vagre, nous l'avons rendu
+terrible aussi pour bon nombre de nos conquérants... Je vous l'ai dit,
+selon notre promesse faite à Loysik, nous nous étions rapprochés des
+confins de la Bourgogne... Nous arrivâmes près de Marcigny au
+commencement de l'automne; dans ces climats fortunés cette saison est
+aussi douce que l'été. Le soleil baissait, nous avions marché toute la
+journée, traversant des contrées jadis fécondes autant que peuplées, et
+alors incultes, presque désertes. Quelques esclaves se joignirent à
+nous, d'autres se réfugièrent dans la cité de Marcigny et y jetèrent
+l'alarme. Nous attendions toujours le retour de Loysik; pour plus de
+prudence, nous avions campé sur une colline boisée, d'où l'on dominait
+au loin la ville, à peine défendue par des murailles en ruines... Vers
+la fin du jour, nous vîmes arriver mon frère; il accourait, instruit de
+notre venue par les esclaves fugitifs. Il me semble encore le voir,
+gravissant la colline d'un pas précipité, ses traits rayonnaient de
+bonheur; après avoir répondu aux témoignages d'affection dont nous
+l'entourions à l'envi, Loysik fit signe qu'il voulait parler; il gravit
+un monticule ombragé d'une châtaigneraie séculaire: la foule s'assembla
+autour de lui; à ses pieds s'assirent un grand nombre de femmes qui
+couraient avec nous la Vagrerie. Au premier rang parmi elles se
+trouvaient Odille et l'évêchesse. Loysik portait ce jour-là une robe de
+grosse laine blanche; un rayon du soleil couchant, traversant les
+châtaigniers, semblait entourer d'une auréole dorée sa grave et douce
+figure encadrée de ses longs cheveux, séparés sur son front un peu
+chauve, et blonds comme sa barbe légère. Je ne sais pourquoi me vint
+alors à la pensée le souvenir du jeune homme de Nazareth, prêchant sur
+la montagne la foule vagabonde dont il était toujours suivi... Un grand
+silence se fit dans notre troupe; Loysik nous dit ces paroles, que
+bientôt après j'ai écrites sur ce parchemin que voici, afin de ne pas
+les oublier:</p>
+
+<p>«--Mes amis, mes frères, vous tous qui m'entendez, je reviens au milieu
+de vous avec la <i>bonne nouvelle</i>...écoutez-moi: jusqu'ici vous avez, par
+de terribles représailles, rendu aux Franks et aux évêques le mal pour
+le mal: les méchants l'ont voulu, la violence a appelé la violence!
+l'oppression, la révolte; l'iniquité, la vengeance! Elles se sont
+réalisées, ces menaçantes paroles de Jésus: <i>Qui frappera de l'épée
+périra par l'épée!--Malheur à vous qui retenez votre prochain en
+esclavage!--Malheur à vous, riches au coeur impitoyable!</i> Aux pauvres
+qui manquaient du nécessaire, vous avez distribué les biens de ces
+conquérants pillards ou de ces nouveaux <i>princes des prêtres, race de
+serpents et de vipères, qui</i>, selon le Christ, <i>dévore le bien des
+pauvres.--Affreux hypocrites qui jurent par l'or de l'autel et non par
+la sainteté du temple...</i> Beaucoup d'hommes endurcis, frappés par vous
+de terreur, ont dès lors montré quelque charité... Vous avez enfin fait
+justice; mais, hélas! justice aventureuse, implacable, comme nos temps
+implacables! temps de tyrannie et de guerre civile, d'esclavage et de
+révolte, de misère atroce et de criminelle opulence! effrayants
+désastres qui ont jeté les peuples hors de toutes les voies humaines.
+L'éternelle notion du juste et de l'injuste, du bien et du mal,
+s'obscurcit dans les esprits: les uns, hébétés par l'épouvante et
+l'ignorance, subissent des maux inouïs avec une résignation dégradante,
+impie! les autres, se jetant comme vous dans une révolte légitime, mais
+impuissante parce qu'elle est partielle, sont en proie à je ne sais quel
+vertige furieux, sanglant, et mêlent les actes les plus généreux aux
+actes les plus déplorables... Votre vengeance est légitime, et elle
+engendre fatalement d'incalculables malheurs! Aujourd'hui, frappés par
+vous de terreur, quelques coeurs, jusqu'alors impitoyables, se montrent
+moins cruels envers leurs esclaves; mais demain? demain... vous serez
+loin et les bourreaux redoubleront de cruauté... Vous incendiez les
+demeures de ces conquérants barbares établis en Gaule par le massacre et
+le pillage; mais ces demeures écroulées dans les flammes, qui les
+rebâtira? nos frères esclaves! Vous partagez entre eux les dépouilles
+des seigneurs et des prélats enrichis par la rapine, l'exaction, la
+simonie; mais ces ressources précaires, dites, combien durent-elles pour
+nos frères esclaves? quelques jours à peine; puis la misère pèsera plus
+atroce encore sur ces malheureux! Ces coffres vidés par vous,
+charitablement je le sais, qui devra les remplir? nos frères esclaves,
+par de nouveaux et écrasants labeurs! Et que de larmes! que de sang
+versé! que de ruines!...</p>
+
+<p>»--Oui, des larmes! des ruines! du sang!--crièrent plusieurs voix.--Nos
+conquérants ne l'ont-ils pas fait couler à flots, le sang de notre
+race!... Périsse le monde, et nous avec lui, et avec nous l'iniquité qui
+nous dévore!...</p>
+
+<p>»--Périsse l'iniquité! oui, périsse l'esclavage! oui, périssent la
+misère, l'ignorance!... Oui, oui! demandez à Ronan, mon frère, je ne lui
+disais pas un jour: Comme toi, j'ai horreur de la conquête barbare;
+comme toi, j'ai horreur de l'asservissement; comme toi, j'ai horreur de
+l'ignorance funeste où de faux prêtres de Jésus tiennent leurs
+semblables; comme toi, j'ai horreur de la dégradation de notre Gaule
+bien-aimée... Mais pour vaincre à jamais la barbarie, l'ignorance, la
+misère, l'esclavage, il faut les combattre, le moment venu, par la
+civilisation, par le savoir, par la vertu, par le travail, par le réveil
+de l'antique patriotisme gaulois, non pas mort, mais engourdi au fond de
+tant de coeurs!</p>
+
+<p>»--Ermite notre ami, comment pouvons-nous combattre nos ennemis
+autrement que par les armes? Le pouvons-nous, hommes errants, loups que
+nous sommes?</p>
+
+<p>»--Je vous l'ai dit: vos représailles sont légitimes; la violence
+appelle la violence! l'oppression, la révolte! mais la révolte, rendue
+toujours nécessaire par l'aveugle iniquité des oppresseurs, n'est qu'un
+moyen terrible d'atteindre à ce but divin: le bonheur de l'humanité...
+La révolte déblaye le terrain, le travail, la vertu, la liberté le
+fécondent. Et pourtant, croyez-moi, mes amis, mes frères, croyez-moi!
+l'heure redoutable et sainte des grands soulèvements populaires n'a pas
+encore sonné... Notre génération, comme celles qui l'ont précédée, a été
+façonnée par l'Église à subir les horreurs de la conquête avec une
+résignation impie, oui, impie! oui, sacrilége! Quoi! la rapine, le
+massacre, la tyrannie étrangère désolent, ravagent, oppriment notre
+pays! quoi! nos conquérants et leurs complices effrayent le monde de
+leurs forfaits! quoi! voir nos pères, nos mères, nos femmes, nos soeurs,
+nos enfants, subir les hontes, les tortures de l'esclavage, et au nom de
+l'éternelle justice humaine et divine, ne pas protester par la révolte
+contre ces iniquités épouvantables! Ah! cette soumission, plus
+criminelle encore qu'imbécile, outrage le ciel et les hommes... Mais, je
+vous l'ai dit, mes amis, pour que cette révolte porte ses fruits, il
+faut que, comme nos puissantes insurrections des temps passés, elle soit
+générale, et elle ne peut, elle ne pourra l'être ni aujourd'hui, ni
+demain... En doutez-vous? Voyez le petit nombre d'esclaves qui répondent
+à votre appel de liberté... Croyez-moi, je vous le répète... non, elle
+n'a pas sonné, l'heure redoutable et sainte des grands soulèvements
+populaires... Cette heure, vous la devancez d'un siècle, et plus
+peut-être... Aussi, malgré votre courage, malgré vos succès récents,
+tôt ou tard vous serez anéantis, et, comme nos conquérants abhorrés,
+vous n'aurez laissé après vous que des ruines! Suivez au contraire mes
+avis, et vos frères trouveront dans votre exemple un utile enseignement
+pour l'avenir!</p>
+
+<p>»--Explique-toi, ermite laboureur, explique-toi, notre ami.</p>
+
+<p>»--Dites, mes amis, qui vous a faits Vagres, vous, hommes de toutes
+conditions avant d'être réduits en servitude? oui, qui vous a jetés dans
+la révolte? N'est-ce pas la spoliation, la misère, la haine de
+l'esclavage et des malheurs affreux dont nous sommes victimes depuis la
+conquête franque?</p>
+
+<p>»--Oui, oui, voilà pourquoi nous courons la Vagrerie.</p>
+
+<p>»--Mais si l'on vous disait: Renoncez à votre vie errante, et votre
+travail vous assurera largement les nécessités de la vie; votre courage
+garantira votre repos et votre liberté... Vous qui regrettez ou désirez
+la paix du foyer, les joies de la famille, vous aurez ces pures et
+douces jouissances... Vous qui préférez l'austère isolement du célibat,
+vous suivrez votre goût, et vous vivrez heureux, tranquilles.</p>
+
+<p>»--Ermite notre ami, ces promesses sont-elles réalisables? Tu n'es pas
+de ces fourbes qui prétendent, ainsi que les fourbes évêques, posséder
+le don des miracles...</p>
+
+<p>»--Ah! s'ils l'eussent voulu! les évêques eussent chaque jour, et sans
+fourberie, accompli de pareils miracles au nom de la fraternité humaine
+prêchée par Jésus... Oui, s'ils avaient agi par justice et par humanité,
+ainsi que vient d'agir par terreur l'évêque de Châlons, une voie
+d'émancipation pacifique et véritablement chrétienne s'ouvrait pour la
+Gaule...</p>
+
+<p>»--Et qu'a-t-il donc fait l'évêque de Châlons?</p>
+
+<p>»--Après m'être séparé de vous, je suis allé dans cette petite ville de
+Marcigny, qui dépend du diocèse de Châlons; c'est là que l'évêque a sa
+villa où il habite l'été... Ce n'est pas un méchant homme, quoiqu'il
+commette, ainsi que les autres prélats, le crime affreux pour un prêtre
+du Christ de retenir ses frères en esclavage; ses jours se sont
+écoulés, jusqu'ici, selon ses désirs, dans le calme, la fainéantise et
+l'opulence; il est d'ailleurs grand ami du roi Clotaire. Depuis
+longtemps je connais cet évêque; ma vie, contraire à la sienne, lui
+impose; il a foi à ma parole, il la sait sincère... Je suis donc allé le
+trouver, cet évêque, et je lui ai dit ceci:</p>
+
+<p>»--As-tu entendu parler des Vagres d'Auvergne?--Hélas! oui... car ils
+commettent d'effrayants ravages en ce pays-là; mais, grâce à Dieu, la
+Vagrerie n'est point venue jusqu'en Bourgogne.--Évêque, elle s'en
+approche à grands pas; avant quinze jours les Vagres seront aux
+frontières de ton diocèse.--Alors, malheur, malheur à nous, moine! ils
+ont, dit-on, deux fois battu les leudes envoyés contre eux... Hélas!
+hélas! si la Vagrerie approche, qu'allons-nous devenir? mon diocèse va
+être ravagé, mon trésor pillé, mon beau palais de Châlons saccagé, ma
+riante villa incendiée... comme celle de l'évêque Cautin... Moine, c'est
+une grande désolation!... Que faire, mon Dieu!... que faire!...--Évêque,
+la vallée de Charolles est située dans ton diocèse?--Oui, elle
+appartient au glorieux roi Clotaire, comme toutes les terres de la Gaule
+qui n'ont pas été distribuées en bénéfices, soit par lui, soit par son
+père Clovis, aux chefs des leudes ou à l'Église.--Tu es l'ami du roi
+Clotaire?--Ce grand prince me témoigne beaucoup de bonne volonté: je lui
+ai remis plusieurs de ses péchés...--Demande-lui pour moi la donation de
+la vallée de Charolles; j'y fonderai une communauté de moines
+laboureurs; autour de ce monastère se fondera une colonie laïque; une
+partie des terres sera réservée aux moines laboureurs, l'autre,
+abandonnée à la colonie; mais je veux cette donation absolue,
+héréditaire, exempte de toutes charges et redevances... Les colons
+seront reconnus, de droit et de fait, hommes libres, eux et leur
+descendance... Obtiens, et tu le peux, cette donation de ton ami le roi
+Clotaire, et la troupe de Vagres qui t'épouvante devient, par la
+possession de ce territoire, un établissement d'hommes de paix et de
+travail... Choisis donc, pour ton diocèse, entre les désastres de la
+Vagrerie ou les féconds labeurs d'une colonie d'hommes libres...--Je
+connaissais, mes amis, le caractère de l'évêque Florent: son choix ne
+pouvait être douteux. Il eut cependant quelque velléité de demander la
+donation pour lui-même; mais il apprit le même jour, par des voyageurs,
+que les Vagres s'approchaient de plus en plus des frontières de
+Bourgogne. Il dépêcha un messager au roi Clotaire, alors à Bourges, lui
+écrivit une lettre pressante en ma faveur... Hier, ce messager a
+rapporté à l'évêque de Châlons cette donation accordée ainsi qu'il suit,
+par une charte, selon la formule ordinaire:</p>
+
+<div class="sml">
+<p><span class="sc">Clotaire</span>, guerrier illustre, roi des Franks... L'office et le devoir
+d'un roi est de venir en aide aux serviteurs de Dieu et d'accueillir
+favorablement leurs demandes. D'autre part, comme nous ne demeurons que
+peu de temps en cette vie, il importe d'amasser au plus vite des
+richesses pour l'éternité. Ces richesses, nous pouvons les acquérir
+facilement au moyen de largesses accordées aux évêques et à l'Église.
+C'est pourquoi nous accueillons la demande de notre vénérable père en
+Christ, Florent, évêque de Châlons-sur-Saône, et faisons savoir à tous
+nos <i>fidèles</i> présents et futurs qu'un certain moine, nommé <i>Loysik</i>,
+nous a demandé, par l'entremise dudit Florent, notre vénérable père en
+Christ et ami, une terre où il pût habiter librement, prier et implorer
+pour nous la miséricorde divine; il a ajouté qu'il était suivi d'un
+grand nombre d'hommes qu'il voulait retirer des désordres et des misères
+du siècle; ces hommes ont promis de se fixer auprès de lui, et de se
+livrer à une vie paisible et laborieuse; pour nous, considérant que la
+demande du moine est sage; parce que nous croyons, d'ailleurs, que, si
+nous l'accueillons favorablement, nous ferons une chose agréable à Dieu
+et méritoire pour la rémission de nos péchés, nous accordons à ce moine
+la possession de la vallée de Charolles, située dans le diocèse de
+Châlons, bornée au nord par les rochers dits <i>Roches-Balues</i>; au midi
+par la rivière de Charolles, dont une branche traverse ladite vallée; à
+l'ouest par le ravin appelé <i>Ravin d'Epidorix</i>; à l'est, par la lisière
+des bois dits <i>Bois aux Chèvres</i>, touchant aux terres de l'église de
+Marcigny. Nous concédons à ce moine Loysik tout ce qu'il rencontrera sur
+lesdites terres, esclaves, animaux domestiques, constructions, vignes,
+champs cultivés, prairies et bois; il usera de tout librement et pourra,
+sans que nul ait droit d'y mettre empêchement, labourer, planter, bâtir:
+nous l'exemptons, lui et ceux qui s'établiront avec lui dans la vallée
+de Charolles, de tout ce qui est dû à notre fisc. Nous défendons à tous
+nos leudes, évêques, ducs, comtes et autres, d'exiger pour eux et pour
+leur suite, ni argent, ni présent, ni logement, ni redevance de ce moine
+Loysik, ni de ceux qui s'établiront sur le territoire que nous lui avons
+accordé, les tenant et reconnaissant pour hommes libres. Que nul ne soit
+assez audacieux pour enfreindre nos commandements, nous voulons que ce
+moine Loysik, ses compagnons et leurs successeurs vivent libres et
+tranquilles sous notre protection. Et pour que le présent acte ait plus
+de force, nous avons voulu qu'il fût signé de notre main et scellé de
+notre sceau.<br>
+
+<span class="rig"><span class="sc">Clotaire</span><a href="#B4"><sup class="sml">B</sup></a>.</span></p>
+
+</div>
+<br>
+
+<p>»L'évêque, en me remettant cette charte, m'a dit:</p>
+
+<p>»--Je me suis bien gardé de mander à notre glorieux roi Clotaire qu'il
+s'agissait des Vagres. Il aurait par orgueil et vengeance refusé la
+donation; mais quand il saura que, grâce à elle, cette province n'a plus
+à craindre ces hommes déterminés, que l'on finirait toujours par
+écraser, mais au prix de nouveaux désastres, il ne regrettera pas sa
+concession. Maintenant, moine, j'ai foi à ta parole, je sais qu'on y
+doit compter, fais que pour mon repos la Vagrerie ne désole pas mon
+diocèse.</p>
+
+<p>»L'évêque me parlait ainsi tantôt, lorsque quelques esclaves fugitifs
+sont venus annoncer l'approche de votre troupe; le prélat m'a dit alors
+d'une voix suppliante:--Loysik, cours à la rencontre de ces Vagres,
+annonce-leur cette donation, apaise-les, dis-leur que si la récolte
+présente encore sur pied ne suffit pas comme je le crois à leurs
+besoins, en attendant celle de l'an prochain, je leur enverrai du blé,
+du vin, des bestiaux; mes esclaves charpentiers les aideront à
+construire des maisons de bois avec les arbres de la forêt, en attendant
+qu'ils aient pu se bâtir des demeures de pierres, et à ces bâtisses mes
+esclaves de tous métiers s'emploieront encore... va, cours, moine, je
+ferai tous les sacrifices possibles pour vivre en bonne intelligence
+avec de si redoutables voisins...</p>
+
+<p>»À cette heure, mes amis, mes frères, vous le voyez, de vous il dépend
+de vivre laborieux, paisibles, heureux et aussi libres qu'on peut l'être
+sous la domination franque! Ceux d'entre vous qui voudront entrer avec
+moi dans notre communauté de laboureurs y entreront; ceux qui, préférant
+la vie de famille, voudront s'unir à une femme de leur choix, recevront
+de moi des terres héréditaires et fonderont la colonie... J'ai
+soigneusement visité la vallée... une rivière poissonneuse traverse ses
+vastes prairies, des bois séculaires l'ombragent, ce qui est cultivé par
+les esclaves du fisc royal en vigne et en blé est florissant; les
+bestiaux sont nombreux. Ai-je besoin de vous le dire, mes frères, que
+ces pauvres esclaves transportés ou nés en ce pays, et que dans sa
+générosité sacrilège ce roi Clotaire me donne... pêle-mêle avec le
+bétail... seront affranchis par nous. Nous ne sommes pas des évêques
+pour garder ainsi notre prochain en esclavage et l'exploiter à notre
+profit; ces esclaves redeviendront comme nous des hommes libres, les
+terres qu'ils ont jusqu'ici cultivées pour le fisc du roi leur
+appartiendront désormais à titre héréditaire. La vallée est immense, et
+fussions-nous trois fois plus nombreux, la fertilité de son sol
+suffirait à nos besoins; ces terres que le roi Clotaire nous restitue, à
+nous Gaulois, sous forme de don, ont été violemment conquises il y a
+plus de deux siècles par des tribus barbares, puis envahies par les
+Burgondes, puis enfin reconquises sur ceux-ci par les Franks; ces terres
+sont en partie incultes, la race de ceux qui les possédaient il y a deux
+cent cinquante ans et plus avant la première invasion barbare est,
+hélas! depuis longtemps éteinte; massacrées lors de ces conquêtes
+successives, emmenées au loin en captivité ou mortes à la peine en
+cultivant pour autrui les champs paternels, les premières populations
+ont disparu, les esclaves habitant aujourd'hui cette vallée descendent
+de ceux qui y ont été transportés pour la repeupler après la conquête de
+Clovis. En occupant cette portion du sol de la Gaule, nous, Gaulois,
+nous ne dépossédons personne de notre race; mais ce territoire, il
+faudra savoir au besoin le défendre: en ces temps de guerre civile, les
+donations, quoique perpétuelles, souvent ne sont pas respectées par les
+héritiers des rois ou par les seigneurs et les évêques voisins. Nous
+serons donc prêts à repousser la force par la force. La vallée est
+garantie au nord par des rochers presque inaccessibles, au midi par une
+rivière profonde, à l'ouest par des ravins escarpés, à gauche par des
+bois épais; il nous sera facile de nous fortifier dans cette possession
+et d'y maintenir nos droits... si le nombre nous écrase, nous mourrons
+du moins en hommes libres. Un mot encore, mes amis, je vous l'ai dit,
+les faits vous le prouvent et vous le prouveront, l'heure des grands
+soulèvements populaires n'a pas encore sonné, ne sonnera pas de
+longtemps peut-être; mais une heureuse chance a servi votre révolte
+isolée, sachez en profiter. Gaulois réduits en servitude, vous aviez
+pris les armes... mais vous renoncez à de terribles représailles du jour
+où vous rentrez en possession du sol et de la liberté... de ce jour,
+vous, hommes de révolte, de désordre, de bataille, vous devenez hommes
+de paix, de travail et de famille... esclaves violemment dépouillés de
+vos droits, vous portiez partout le ravage, hommes libres, possédant la
+terre et la fécondant par votre travail, vous répandez autour de vous
+l'abondance et la richesse... Ah! croyez-moi, cet enseignement sera
+fécond pour l'avenir; oui, malgré la torpeur effrayante où sont plongées
+les populations qui nous entourent, tôt ou tard vous voyant vivre
+paisibles, laborieux, elles se diront:--Si le peuple des Gaules, au lieu
+de subir l'esclavage avec une lâche résignation, avait, comme les
+habitants de cette colonie, su se faire craindre et reconquérir ce que
+la violence lui avait ravi, il serait aujourd'hui heureux et libre!
+Comptons-nous donc, pauvres esclaves que nous sommes! comptons les
+Franks... et debout! mais tous ensemble... isolément nous serions
+écrasés... oui, debout... debout tous ensemble! courons tous aux armes!
+et à nous aussi notre jour viendra!--Amis, croyez-moi, de proche en
+proche ces idées germeront, grandiront, et l'heure arrivera, lointaine
+encore, je le sais, mais inévitable comme la justice de Dieu, où le
+peuple des Gaules, se levant tout entier contre l'oppression des rois et
+de l'Église, ressaisira les droits sacrés dont l'a dépouillé la
+conquête! alors, oh! alors, pour tous, paix, travail, bonheur et
+liberté!»</p>
+
+<p>--Ronan,--dit Kervan après avoir, ainsi que sa famille, attentivement
+écouté le Vagre,--Loysik parlait avec une grande sagesse... Ses conseils
+ont-ils été suivis par tes compagnons?</p>
+
+<p>--Oui... le plus grand nombre des Vagres acceptèrent l'offre de Loysik:
+quelques-uns continuèrent leur vie aventureuse; mais ils promirent à
+Loysik de ne pas entrer en Bourgogne... et depuis, nous n'avons plus
+entendu parler d'eux; car, ainsi que le disait mon frère, le temps des
+grands soulèvements populaires n'est pas encore venu, il faut le
+reconnaître avec regret, avec douleur... Parmi ceux qui peuplent
+aujourd'hui la vallée de Charolles, plusieurs, préférant le célibat, ont
+adopté la règle des moines laboureurs, sous la direction de Loysik; mais
+la majorité de nos compagnons, formant la colonie laïque établie autour
+du monastère, se sont mariés, soit à des femmes qui couraient avec nous
+la Vagrerie, soit aux filles des colons voisins... J'ai épousé la petite
+Odille et le Veneur l'évêchesse; les artisans, que l'esclavage et la
+misère avaient conduits en Vagrerie, reprirent leurs anciens métiers, et
+travaillèrent pour la colonie; d'autres se livrèrent à la culture des
+terres, des vignes, à l'élevage des bestiaux. Je suis devenu bon
+laboureur, et ma petite Odille, habituée dès son enfance à soigner les
+troupeaux dans les montagnes où elle est née, s'occupe des mêmes soins;
+l'évêchesse file sa quenouille, tisse la toile, en digne ménagère, et
+dirige l'hospice ouvert pour les femmes malades; de même que Loysik
+dirige l'hospice des hommes, fondé par lui dans son monastère; il est
+aussi l'arbitre souverain des rares démêlés qui s'élèvent entre nous;
+car je vous le dirai, Kervan, et vous me croirez, au bout de six mois de
+séjour dans cette fertile vallée de Charolles, nous, jadis Vagres
+errants et indomptés, nous étions devenus, selon le voeu de mon frère,
+des hommes de paix, de travail et de famille.</p>
+
+<p>--Ah! Ronan! Loysik disait vrai: puisque les évêques n'ont pas osé,
+comme nos druides vénérés, prêcher la guerre sainte contre les Franks,
+pourquoi n'ont-ils pas chrétiennement agi comme ton frère? Oui... ces
+terres immenses, peuplées d'esclaves et de bétail, que l'Église obtient
+si facilement de la crédulité des rois et des seigneurs franks, pourquoi
+ne les a-t-elle pas restituées à ceux qui les possédaient autrefois? ou
+bien si le massacre de la conquête laissait ces terres sans possesseurs,
+pourquoi l'Église ne les a-t-elle pas distribuées aux esclaves qui les
+cultivaient et qu'elle aurait affranchis, au lieu de les garder en
+servitude, exploitant ainsi terres et gens à son profit... Redevenus
+libres et citoyens, rattachés au sol de la patrie par les mille liens de
+la famille, par la possession d'un sol fécondé par leur travail, ces
+anciens esclaves régénérés, formant alors la population la plus
+considérable de la Gaule, devaient, dans un temps prochain, absorber ou
+chasser cette poignée de barbares qui l'oppriment et reconquérir son
+indépendance... Oh! oui, oui... si ce que ton frère a accompli dans la
+vallée de Charolles, tous les évêques l'avaient accompli dans les
+immenses domaines de l'Église, peuplés d'esclaves, la Gaule,
+aujourd'hui, serait prospère, glorieuse et libre!</p>
+
+<p>--Cela est certain, Kervan; mais les évêques ne l'ont pas voulu. Ces
+terres conquises par leur fourberie, ils les ont, vous l'avez dit,
+conservées, exploitées à leur profit, grâce au labeur écrasant de leurs
+frères, qu'ils retiennent, ces doux apôtres de charité, dans le plus dur
+esclavage... Le mal que font les évêques, ils le font volontairement,
+amoureusement; ces terres, ces esclaves, dons pieux de la crédulité de
+nos conquérants, quelle puissance humaine pouvait forcer l'Église à les
+garder? qui l'empêchait, qui l'empêche d'affranchir ces pauvres captifs?
+qui l'en empêche?... Ah! c'est l'ambition implacable, c'est la cupidité
+effrénée de ces nouveaux <i>princes des prêtres!</i>... Ils règnent absolus,
+redoutés sur un peuple crédule et craintif; ils jouissent du fruit de
+ses sueurs dans une opulente oisiveté... et ils n'auraient été que
+simples citoyens au milieu d'un peuple libre, intelligent, pénétré de
+ses droits, et n'entendant travailler qu'au profit de sa famille...
+Alors, ces richesses si chères à la fainéantise, à l'orgueil, aux excès
+du clergé, il lui eût fallu les acquérir par le travail... Aussi, honte,
+exécration à ces princes des prêtres de l'Église de Rome!... Aussi,
+malheur à notre vieille Armorique, si jamais la foi de nos pères
+s'éteint en elle!... Croyez-moi, Kervan, du jour où la Bretagne subira
+le joug catholique, elle subira le joug de la royauté franque!...</p>
+
+<p>--Fasse le ciel que ces cruelles appréhensions ne se réalisent jamais,
+Ronan! Écartons ces tristes pensées, parlons de la vie paisible et
+laborieuse de la colonie de la vallée de Charolles.</p>
+
+<p>--Oui, là nous avons jusqu'ici vécu heureux, cultivant nos champs en
+commun, et partageant en frères les fruits de notre travail commun,
+selon ces mots gravés sur la garde du poignard que je vous ai apporté:
+<i>Amitié, communauté!</i></p>
+
+<p>--Mais cet autre mot que j'y ai lu, ce mot <i>Ghilde</i>, que signifie-t-il?</p>
+
+<p>--C'est un mot saxon; il signifie association, confrérie, parce qu'en ce
+pays du Nord, d'après une coutume dont l'origine se perd dans la nuit
+des temps, tous ceux qui font partie d'une <i>ghilde</i> se jurent en secret,
+par serment mystérieux et sacré: Amitié, appui, solidarité en toutes
+choses... La maison de l'un des associés brûle-t-elle, tous les autres
+l'aident à la reconstruire; sa récolte est-elle détruite par la grêle ou
+par l'orage, tous les associés, se cotisant, l'indemnisent de ce
+dommage; il en est de même si son vaisseau périt dans un naufrage...
+Craint-on de partir seul pour un long voyage, un, deux ou plusieurs
+associés vous accompagnent; quelqu'un de la ghilde est-il victime d'une
+iniquité, tous prennent parti pour lui, afin d'obtenir justice; est-il
+outragé, tous se joignent à l'offensé pour l'aider à obtenir réparation
+ou vengeance<a href="#C4"><sup class="sml">C</sup></a>... Ce qu'il y a de fécond dans ce principe de
+fraternelle solidarité, notre communauté l'a mis en pratique. Là nous
+disons comme autrefois en Vagrerie: Tous pour chacun, chacun pour
+tous...</p>
+
+<p>--Et mon frère Karadeuk a-t-il du moins joui de cette vie paisible et
+fortunée, après tant d'aventures?</p>
+
+<p>--Oui... jusqu'au jour de sa mort il a vécu heureux dans notre maison,
+auprès d'Odille et de moi... il a pu bénir mon premier-né...</p>
+
+<p>--Quelle a été la cause de la mort de mon frère?</p>
+
+<p>--Vous avez vu, Kervan, dans ces récits, quel homme était ce Chram, fils
+du roi Clotaire?</p>
+
+<p>--Oui, c'était le digne fils d'un tel père...</p>
+
+<p>--Ses projets de révolte ayant échoué en Poitou et en Auvergne, il s'est
+dernièrement jeté en Bourgogne, à la tête de quelques troupes, pour
+soulever ce pays contre son père; les comtes et les ducs de Clotaire, en
+ce pays, crurent de leur intérêt de combattre Chram dans cette nouvelle
+guerre civile; néanmoins il ravagea une partie de ce malheureux pays.
+Une des bandes de Chram arriva près de notre vallée; mon père et Loysik,
+prévoyant les éventualités de ces temps de troubles, nous avaient fait
+fortifier, au moyen de fossés et d'abattis d'arbres, les points de la
+vallée qui n'étaient pas défendus, soit par la rivière, soit par des
+ravins presque inaccessibles; nos colons et les hommes de la communauté
+occupaient ces positions tour à tour et en armes, depuis l'invasion du
+fils de Clotaire en Bourgogne. Mon père commandait un de ces postes
+avancés lorsque les guerriers de Chram s'approchèrent de notre vallée
+pour la ravager.</p>
+
+<p>--Sans doute il y eut un combat, et mon pauvre frère Karadeuk...</p>
+
+<p>--Fut mortellement blessé en repoussant les Franks à la tête de nos
+hommes... Mon père mourut après avoir prononcé les paroles que je vous
+ai dites. Durant ce combat, il portait ce poignard saxon appartenant à
+Loysik, et ramassé par le Veneur lors de l'attaque des gorges d'Allange;
+celui-ci l'avait rendu à mon frère après notre fuite du burg de
+Neroweg... Loysik donna plus tard cette arme à mon père; il la portait
+le jour où il fut mortellement blessé... Il m'a prié de vous l'apporter
+et de la joindre aux reliques de notre famille.</p>
+
+<p>--La mort de mon frère a été vaillante comme sa vie... Maudit soit ce
+Chram, fils de Clotaire! S'il n'eût pas ravagé la Bourgogne, mon frère
+Karadeuk vivrait peut-être encore!</p>
+
+<p>--Je dis comme vous, Kervan, maudit soit ce Chram! Du moins il a trouvé
+aux frontières de notre Bretagne la juste punition de ses crimes...</p>
+
+<p>--Tu veux parler de cette aventure qui t'a frappé d'une telle épouvante,
+que tout à l'heure tu pâlissais encore à ce souvenir?</p>
+
+<p>--Ah! Kervan! l'on dirait que ces rois franks et leur race sont
+prédestinés à devenir l'horreur du monde!... Écoutez, écoutez... mon
+père mourant me fit donc promettre de me rendre ici, au berceau de notre
+famille. Après avoir écrit le récit que je vous ai remis... je n'ai pu
+le compléter; voici pourquoi: En ces temps désastreux, rien de plus
+difficile, de plus périlleux, que d'entreprendre un long voyage; on
+risque à chaque pas d'être enlevé en route et emmené captif par les
+bandes armées des ducs, des comtes, des seigneurs franks ou des évêques
+qui guerroyent de province à province, de diocèse à diocèse, de domaine
+à domaine, se pillant les uns les autres ou envahissant réciproquement
+leur territoire, afin d'agrandir leurs possessions; aussi tous ceux qui
+sont forcés de voyager ne s'aventurent jamais hors des cités sans se
+réunir en assez grand nombre pour pouvoir repousser l'attaque des bandes
+armées que l'on rencontre continuellement. J'appris qu'une compagnie de
+voyageurs devaient partir de la ville de Marcigny pour se rendre à
+Moulins; c'était mon chemin; voulant profiter de cette occasion, je
+quittai la vallée avant d'avoir achevé le récit que je vous ai remis;
+nous partîmes de Marcigny environ trois cents personnes, hommes, femmes,
+enfants, les uns à pied, les autres à cheval ou en chariot, pour aller
+d'abord à Moulins; de cette ville d'autres voyageurs devaient partir
+pour Bourges; de cette dernière cité j'espérais trouver de pareilles
+compagnies pour gagner Tours, puis poursuivre ainsi ma route jusqu'à nos
+frontières, par Saumur et par Nantes. Pendant mon voyage de Marcigny à
+Tours, les voyageurs avec qui je cheminai eurent souvent à combattre
+contre des bandes armées; je fus légèrement blessé dans l'une de ces
+attaques; plusieurs de mes compagnons furent tués, d'autres, faits
+prisonniers, furent emmenés eux et leurs familles en esclavage; moi,
+ainsi que bon nombre de mes compagnons, nous eûmes le bonheur d'arriver
+à Tours.</p>
+
+<p>--Dans quel temps nous vivons! Voyager en un pays ennemi ne serait pas
+plus dangereux!</p>
+
+<p>--Ah! Kervan... si vous voyiez les ravages de la conquête! ravages
+toujours naissants! partout des ruines anciennes et nouvelles; nos
+anciennes chaussées si larges, si soigneusement entretenues avec leurs
+relais de poste et leurs auberges, partout abandonnées ne sont plus que
+décombres... les communications, jadis si faciles sur tous les points de
+la Gaule, sont maintenant interrompues; les évêques, maîtres absolus
+dans leur diocèse, empirent encore s'ils le peuvent cet état de choses,
+voulant surtout isoler les populations entre elles afin de les dominer
+plus sûrement. Ici les routes sont coupées parce qu'elles passent sur le
+domaine d'un seigneur frank ou d'une abbaye; ailleurs les ponts ont été
+détruits par quelque bande armée afin d'assurer sa retraite; aussi
+étions-nous forcés à des détours incroyables pour arriver au terme de
+notre voyage; souvent nous passions plusieurs nuits dans les champs;
+parfois encore il nous fallait abattre les arbres voisins des rivières
+afin de construire des radeaux où nous nous aventurions, n'ayant que ce
+moyen de traverser les fleuves; foi de Vagre, ce n'était pas autrement
+en Vagrerie.</p>
+
+<p>--Pauvre pays! pauvre Gaule!</p>
+
+<p>--En arrivant à Tours, j'appris que le roi Clotaire rassemblait là des
+troupes pour marcher en personne contre son fils Chram qui, ravageant
+tout sur son passage, venait de traverser la Touraine, se dirigeant,
+disait-on, vers les frontières de la Bretagne. L'occasion me parut bonne
+pour achever ma route en sûreté; je suivis les troupes royales,
+composées des leudes et des hommes de guerre que les seigneurs franks,
+possesseurs de bénéfices, devaient, sur sa demande, amener à leur roi;
+des colons enrôlés de force augmentaient cette armée, elle se mit en
+marche, je l'accompagnai; des troupes ennemies n'eurent pas été plus
+désastreuses que les troupes du roi Clotaire pour les populations. Les
+Franks arrivaient-ils dans une cité, ils chassaient les habitants de
+leurs maisons et s'y établissaient en maîtres; durant leur séjour les
+provisions étaient consommées, gaspillées; puis lors de leur départ les
+Franks dévalisaient la maison; chacun d'eux pillant à sa guise; les
+hommes, s'ils disaient mot, étaient battus, souvent tués, les femmes et
+les filles violentées, puis l'armée du glorieux roi Clotaire reprenait
+sa marche.</p>
+
+<p>--Tu as raison, Ronan, la Vagrerie était moins terrible!</p>
+
+<p>--Clotaire et sa <i>truste</i> rejoignirent les troupes à Nantes; c'est là
+que, pour la première fois, je le vis un soir, ce monstre qui tuait les
+fils de son frère à coups de couteau; oui, c'est là que je le vis ce
+lâche meurtrier en faveur de qui le Dieu des catholiques faisait des
+miracles, grâce à l'intercession du bienheureux Saint-Martin!</p>
+
+<p>--Tu l'as vu ce Clotaire?... quelle figure avait-il?</p>
+
+<p>--Ce soir-là il portait une longue dalmatique d'un rouge de sang, brodée
+d'or, et par-dessus ce riche vêtement une casaque de fourrure avec un
+capuchon aussi de fourrure à demi rabaissé sur son front; ses yeux
+flamboyaient dans l'ombre de cette coiffure comme ceux d'un chat
+sauvage; le visage cadavereux de ce roi chevelu était entouré de longues
+mèches de cheveux gris tombant presque jusqu'à sa ceinture; l'expression
+de ses traits était froidement féroce; il montait un grand cheval de
+guerre tout noir et caparaçonné de rouge; à sa gauche chevauchait son
+connétable, à sa droite l'évêque de Nantes. Je vous le jure, Kervan,
+l'aspect de cet homme enflamma mon coeur de tant de haine que sans mon
+ardent désir de revoir Odille et mon fils, j'aurais, je crois, accompli
+ce voeu de mon père Karadeuk, lorsqu'il y a plus de cinquante ans, il
+disait dans cette salle où nous sommes: «N'est-il donc pas un homme en
+Gaule pour planter un poignard dans le coeur de l'un des fils de ce
+monstre de Clovis?...» Mais lorsque le lendemain soir j'ai vu ce que
+j'ai vu...</p>
+
+<p>--Voici que tu pâlis encore à ce souvenir, Ronan.</p>
+
+<p>--Oui, ce souvenir me poursuit; aussi je ne regrette plus de n'avoir pas
+tué ce Clotaire... Écoutez, Kervan... et ainsi que moi tout à l'heure
+vous pâlirez. Chram, n'ayant plus avec lui que peu de troupes, avait fui
+devant les forces supérieures de son père... espérant entrer en
+Bretagne, mais il trouva les frontières gardées par <i>Kanao</i>.</p>
+
+<p>--Et bien gardées... Kanao est l'un des plus vaillants guerriers de
+l'Armorique.</p>
+
+<p>--Chram, accompagné de son digne ami Spatachair (le Lion de Poitiers, ce
+Gaulois renégat, dont j'ai parlé dans mes récits, était mort fou depuis
+peu), Chram, accompagné de Spatachair, se rendit près de Kanao, et lui
+proposa de joindre ses troupes bretonnes à celle des Franks pour
+combattre Clotaire, son père, et le tuer, s'il pouvait, «--Je suis
+toujours fort aise de voir des Franks s'entr'égorger,--répondit Kanao à
+Chram;--cependant l'horreur que m'inspirent tes projets parricides est
+telle, quoique ton père soit un monstre de ton espèce, que je ne veux
+aucune alliance avec toi; mes troupes me suffiront pour combattre
+Clotaire, s'il veut envahir nos frontières, que pas un guerrier frank
+n'a franchies jusqu'ici.» Chram, assuré du moins de la neutralité de
+Kanao, mais acculé aux confins de l'Armorique, comme un loup dans sa
+tanière, se prépara pour le lendemain à un combat désespéré, ayant
+d'ailleurs, ainsi que je l'ai su plus tard, la précaution de s'assurer
+d'un vaisseau, qui devait l'attendre près du petit port du Croisik, afin
+de s'embarquer là, si le sort de la bataille lui était contraire!</p>
+
+<p>--Fils contre père... guerre parricide!</p>
+
+<p>--J'étais arrivé sain et sauf jusqu'aux limites de la Bretagne; le
+résultat du combat m'importait peu, pourvu qu'il y eût beaucoup de
+Franks exterminés de part et d'autre; mon seul but était de me rendre
+ici. Le hasard me fit rencontrer près de Nantes deux Bretons de Vannes,
+qui, lors de la joyeuse vendange à main armée, que vos tribus sont
+allées faire cet automne, avaient été blessés; ils s'étaient tenus
+cachés jusqu'à leur guérison dans la hutte d'un esclave... Ces deux
+Armoricains voulaient revenir à Vannes; de cette ville aux pierres
+sacrées de Karnak, la distance n'est pas très-longue. Nous partîmes tous
+trois, avant le lever du soleil, le matin du combat que Clotaire devait
+livrer à son fils... Pour abréger le chemin, et ne pas nous trouver
+enveloppés dans la mêlée, nous avons gagné le bord de la mer, afin de
+nous diriger vers la baie du Morbihan... D'ailleurs, je vous l'avoue,
+Kervan, j'éprouvais le pieux désir de contempler ces lieux témoins, il y
+a plus de six siècles, de la grande bataille de Vannes, à la fois donnée
+sur terre et sur mer; bataille sanglante, où notre aïeul Joel et ses
+fils avaient si vaillamment lutté contre l'armée de César. C'était aussi
+dans cette baie qu'Albinik le marin et sa femme Méroë, de retour du camp
+romain, maîtres, comme pilotes, de la destinée de la flotte ennemie, et
+pouvant ainsi la perdre sur des récifs, l'avaient conduite au port, afin
+de la combattre loyalement, au lieu de la détruire par une lâche
+traîtrise, fidèles à cet antique proverbe armoricain: <i>Jamais Breton ne
+fit trahison</i>.</p>
+
+<p>--Oui, ce fut lors de cette grande bataille de Vannes que notre aïeul
+Guilhern emporta sur son cheval César tout armé. Bataille terrible, où
+se décida le sort de la Gaule... La victoire fut héroïquement disputée
+par nos pères; ils furent vaincus, mais avec gloire!</p>
+
+<p>--Ah! Kervan! ces temps héroïques sont loin de nous; aussi, je vous l'ai
+dit, j'éprouvais un pieux désir de parcourir ce champ de bataille, et
+d'arriver sur la côte d'où l'on découvre à la fois la baie du Morbihan
+et la vaste plaine de Vannes. Nous avions marché une grande partie de la
+journée; nous longions la côte, aux environs du port du Croisik, lorsque
+nous apercevons une cabane de pêcheur adossée à des rochers; nous nous y
+rendions pour y prendre un peu de repos, lorsqu'à ma grande surprise, je
+vois, aux abords de cette hutte, plusieurs mules de voyage pesamment
+chargées, et des chevaux richement caparaçonnés, gardés par plusieurs
+esclaves; trois de ces montures, dont une petite haquenée, portaient des
+selles de femmes.</p>
+
+<p>--Singulière rencontre en ce pays solitaire... Et à qui appartenaient
+ces chevaux?</p>
+
+<p>--À Chram... Sa femme et ses deux filles se trouvaient dans cette
+cabane... Une barque était amarrée au rivage, et à trois portées de
+trait, un vaisseau léger se tenait prêt à mettre sous voile.</p>
+
+<p>--Tu m'as parlé des moyens de fuite que le fils de Clotaire s'était
+ménagés en cas de fuite? Ce vaisseau l'attendait sans doute, lui et sa
+famille?</p>
+
+<p>--Oui, ce vaisseau l'attendait... Mes deux compagnons et moi, nous
+hésitions à entrer dans cette cabane, lorsque la porte s'ouvrit, et au
+seuil apparut une jeune femme richement vêtue: deux petites filles
+l'accompagnaient; l'une, de cinq ou six ans, se tenait aux pans de la
+robe de sa mère; celle-ci donnait la main à l'autre enfant, âgée
+d'environ douze ans... La jeune femme paraissait profondément abattue:
+ses yeux étaient noyés de larmes; derrière elle je reconnus l'un des
+trois favoris de Chram, Imnachair; il assistait à la torture que l'on
+m'avait fait subir dans le burg du comte Neroweg.</p>
+
+<p>--Cette femme, ces enfants, c'était la famille de Chram?... Il me paraît
+toujours étrange que de pareils monstres aient une famille.</p>
+
+<p>--Je faisais la même réflexion que vous, Kervan, lorsque cette jeune
+femme, remarquant sur nos épaules nos sacs de voyage, nous dit avec
+anxiété:</p>
+
+<p>«Est-ce que vous venez des environs de Nantes?</p>
+
+<p>»Oui, madame.</p>
+
+<p>»Avez-vous des nouvelles de la bataille?</p>
+
+<p>»Non...»</p>
+
+<p>--Alors, se retournant vers Imnachair, la jeune femme reprit avec un
+redoublement d'anxiété:</p>
+
+<p>«Est-ce un bien, est-ce un mal, que l'ignorance de ces voyageurs?»</p>
+
+<p>--Puis elle ajouta, pleurant et se baissant, afin d'embrasser ses deux
+petites filles:</p>
+
+<p>«Mes enfants! mes pauvres enfants!...»</p>
+
+<p>--Soudain, un des esclaves, sans doute placé en vedette sur les rochers,
+accourut en criant:</p>
+
+<p>«Des cavaliers!... On voit au loin, dans un nuage de poussière, une
+troupe de cavaliers armés accourir bride abattue...</p>
+
+<p>»Mort et furie!--dit Imnachair en pâlissant,--c'est Chram... La bataille
+est perdue!...»</p>
+
+<p>--À ces mots la pauvre jeune femme se jeta à genoux, serra ses deux
+petites filles contre son sein, et je n'entendis plus que les sanglots
+et les gémissements de la mère et des enfants.</p>
+
+<p>»Vite, vite, au bateau!--s'écria Imnachair.--Esclaves, déchargez les
+mules, transportez dans la barque les caisses qu'elles portent; et vous,
+madame, tenez-vous prête à partir: ces pleurs sont inutiles.»</p>
+
+<p>--À ce moment on entendit au loin le galop précipité des chevaux, le
+choc des armures et des cris confus et furieux.</p>
+
+<p>«C'est mon mari!--s'écria la femme de Chram en blêmissant; »--mais son
+père est à sa poursuite... Entendez-vous ces cris de mort? Oh! il est
+perdu!...»</p>
+
+<p>--Imnachair prêta l'oreille... une bouffée de vent nous apporta ces
+cris:</p>
+
+<p>«Tue! tue!...</p>
+
+<p>»À mort! à mort!...</p>
+
+<p>»C'est la voix du roi Clotaire!--s'écria Imnachair.--Fuyez, madame, vous
+et vos enfants... Courons au bateau... et force de rames... Dans un
+instant il sera trop tard...,</p>
+
+<p>»Fuir... sans mon mari... jamais!--reprit la jeune femme en serrant
+convulsivement ses deux enfants contre son sein.--Ce n'est pas
+maintenant que j'abandonnerai Chram...»</p>
+
+<p>--Les cris: Tue! tue! devenaient de plus en plus distincts; ceux qui les
+poussaient ne devaient plus être qu'à trois ou quatre cents pas...</p>
+
+<p>«Malheureuse folle, une dernière fois, venez-vous?--dit Imnachair en la
+saisissant par le bras,--venez-vous?</p>
+
+<p>»Non,--dit-elle:--non...</p>
+
+<p>»Vous connaissez Clotaire... et vous voulez l'attendre!»--s'écria
+Imnachair avec épouvante; puis il disparut.</p>
+
+<p>--Moi et mes deux compagnons, peu soucieux de la rencontre de Clotaire
+et de sa truste, nous n'eûmes que le temps de courir aux rochers dont
+était bordé le rivage, et de nous blottir entre ces immenses blocs de
+granit. De l'endroit où j'étais caché, je découvrais la cabane et la
+mer. Au bout de quelques instants je vis la barque chargée des caisses
+enlevées du bât des mules, et contenant sans doute les trésors de Chram,
+faire force de rames pour gagner le léger bâtiment à voiles.</p>
+
+<p>--Et cette malheureuse femme? et ses deux enfants?</p>
+
+<p>--Imnachair les abandonnait... Assis à la proue, il tenait le
+gouvernail: les esclaves, entassés dans la barque, accompagnaient la
+fuite du favori de Chram.</p>
+
+<p>--Le ciel serait injuste si de tels hommes trouvaient des amis
+dévoués... Ce misérable livrait sans doute Chram à une mort méritée;
+mais cette femme, mais ces deux petites filles?</p>
+
+<p>--Écoutez, Kervan, écoutez... Je vous l'ai dit, de ma cachette je
+découvrais la mer, la hutte et ses abords. Malgré mon éloignement du
+lieu de la scène horrible que je vais vous raconter, je pouvais entendre
+distinctement la voix des Franks, qui, de plus en plus, approchaient.
+Presque au même instant où Imnachair quittait le rivage, je vis l'épouse
+de Chram faire quelques pas, entraînant ses deux enfants après elle;
+puis, n'ayant pas la force de faire un pas de plus, elle tomba sur ses
+genoux, ainsi que ses deux petites filles, tendant les mains d'un air
+suppliant et épouvanté... Alors, Chram, tête nue, livide, son armure en
+désordre, et qui venait sans doute de sauter à bas de son cheval, parut
+aux abords de la hutte, marchant à reculons et l'épée à la main, tâchant
+de parer les coups que lui portaient trois guerriers... Soudain
+j'entendis la voix retentissante du roi Clotaire, et ces paroles
+arrivèrent jusqu'à moi:</p>
+
+<p>«Seigneur, regarde-moi du haut du ciel! et juge ma cause, car je suis
+indignement outragé par mon fils!... Vois, et juge-nous avec
+équité,--ajouta ce tueur d'enfants si fervent catholique,--et que ton
+jugement soit celui que tu prononças entre Absalon et son père
+David<a href="#D4"><sup class="sml">D</sup></a>.»</p>
+
+<p>Clotaire achevait ces paroles lorsqu'il parut à mes yeux aux abords de
+la cabane; s'adressant alors à ses antrustions qui continuaient de
+charger Chram dont le sang coulait, il s'écria:</p>
+
+<p>«Ne le tuez pas!... je veux l'avoir vivant!»</p>
+
+<p>Les guerriers abaissèrent leurs épées. Chram, dont le visage ruisselait
+de sang, fit deux ou trois pas en chancelant, puis il tomba dans les
+bras de sa femme, qui, s'élançant vers lui, l'étreignit convulsivement;
+ses deux petites filles, toujours agenouillées, tendaient leurs bras
+vers Clotaire, qui venait de descendre de son cheval blanchi d'écume; il
+tenait à la main sa longue épée; ses guerriers formèrent un cercle
+autour de Chram et de sa famille; Clotaire alors remit son épée au
+fourreau, croisa ses bras sur sa poitrine et contempla son fils en
+silence pendant quelques instants; Chram, après avoir imploré son père
+les mains jointes, courba son front sanglant jusque sur le sol; sa femme
+et ses deux enfants poussaient des sanglots suppliants; Clotaire,
+toujours immobile comme un spectre, les regardait; enfin, il dit tout
+bas quelques mots à l'un des hommes de sa suite; aussitôt Chram, sa
+femme, ses deux petites filles, furent garrottés malgré leur résistance
+désespérée, puis entraînés dans la hutte; leurs cris perçants
+parvenaient jusqu'à moi; au bout de quelques instants, les guerriers de
+Clotaire sortirent de la cabane, dont ils fermèrent la porte en
+disant:--Nous les avons attachés sur un banc<a href="#E4"><sup class="sml">E</sup></a>.--L'un d'eux tenait un
+tison enflammé pris sans doute au foyer. Le roi se plaça debout auprès
+de la cabane, il semblait prêter l'oreille avec une satisfaction féroce
+aux cris des victimes que, moi, je n'entendais plus.</p>
+
+<p>--Mais quel supplice ce monstre réservait-il donc à son fils... à sa
+femme... à ses deux enfants?</p>
+
+<p>--Écoutez encore, Kervan. La cabane était construite de poutres jointes
+les unes aux autres, et recouverte d'une toiture de roseaux; je vis
+bientôt des hommes de la suite du roi, apporter des bottes de joncs
+marins et de bruyères desséchées par l'hiver, puis les amonceler autour
+de la hutte jusqu'à la hauteur du toit...</p>
+
+<p>--Je devine... Ah! Ronan... cela est horrible...</p>
+
+<p>--Lorsque ces matières inflammables furent amoncelées autour de la
+cabane, Clotaire fit un signe... l'un de ses guerriers approcha des
+roseaux le tison embrasé, l'aviva de son souffle, la flamme brilla, les
+joncs et les bruyères s'allumèrent... d'autres guerriers, se façonnant
+des torches avec des roseaux enflammés, mirent le feu en plusieurs
+autres endroits, et bientôt la cabane disparut au milieu d'un immense
+tourbillon de flammes... Les cris des malheureux qui allaient périr de
+cette mort atroce devinrent alors si affreux, qu'ils arrivèrent jusqu'à
+moi; quoique la porte de la hutte fût close, je détournai la tête par un
+mouvement d'horreur invincible; jetant par hasard les yeux vers la haute
+mer, je vis au loin le léger vaisseau à voiles qui emportait Imnachair
+et les trésors de Chram disparaître à l'horizon...</p>
+
+<p>--Ce Chram ne mérite pas de pitié... mais cette jeune femme... mais ces
+deux petites filles... ainsi brûlées vives... Ah! Ronan... tu l'as dit:
+cette race de Clovis semble fatalement née... pour épouvanter le
+monde...</p>
+
+<p>--La flamme devint tellement intense que le roi Clotaire et sa suite,
+obligés de reculer devant l'ardeur de cet immense brasier, disparurent à
+mes yeux, je ne vis plus que la cabane en flammes; les cris des victimes
+avaient cessé, le toit s'effondra avec fracas, et au bout de quelques
+instants un énorme monceau de cendres et de débris brûlants avait
+remplacé la cabane. Le roi Clotaire reparut alors, il fit un geste;
+plusieurs guerriers, à l'aide de leurs longues lances, écartant la
+cendre et les charbons du brasier à demi éteint, découvrirent à ma vue
+d'informes débris humains à demi consumés... c'étaient les restes de
+Chram, de sa femme et de ses petites filles; ces débris humains,
+Clotaire les contempla longtemps en silence. Puis la nuit venue, on lui
+amena son grand cheval noir; il l'enfourcha et disparut avec sa
+suite<a href="#F4"><sup class="sml">F</sup></a>. Vous le voyez, Kervan! ce glorieux roi Clotaire, protégé par
+les miracles du Dieu des catholiques, couronnait sa vie en faisant
+brûler vifs son fils, sa femme et ses deux enfants, invoquant pieusement
+le souvenir de David et d'Absalon!</p>
+
+<p>--Il y a, Ronan, des hasards étranges; je me rappelle avoir lu dans ton
+récit que lorsque mon frère Karadeuk se fut introduit dans le burg du
+comte Neroweg, espérant te délivrer, toi et Loysik, ce Chram dit à
+Karadeuk:--qu'il jurait sa foi de roi de soumettre cette maudite
+Bretagne indomptée à la domination franque!...--et c'est sur les
+frontières de notre vieille Armorique, toujours indépendante, que lui et
+sa famille innocente ont trouvé une mort horrible... Mais du moins cette
+infâme postérité de Clovis est-elle éteinte par le meurtre de Chram, son
+petit-fils? Est-ce que pour le malheur de la Gaule il resterait d'autres
+fils à Clotaire?</p>
+
+<p>--En cette année 560 où nous sommes, Clotaire a encore quatre fils
+nommés <i>Caribert</i>, <i>Gontran</i>, <i>Sigebert</i> et <i>Chilperik</i>... ce dernier
+surtout, ce Chilperik, paraît, dit-on, avoir hérité de la férocité de
+son père Clotaire et de son aïeul Clovis, ce premier conquérant de la
+Gaule, dont le colporteur, il y a près de cinquante ans, dans cette même
+maison, Kervan, vous a raconté la mort et les crimes!</p>
+
+<p>--Quatre fils!... ce Clotaire laissera quatre fils après lui!... Ah!
+Ronan! malheur... malheur à la Gaule...</p>
+
+<p>.......... .......... .......... .......... .......... ..........
+.......... .......... .......... .......... ..........</p>
+
+<p>.......... .......... .......... .......... .......... ..........
+.......... .......... .......... .......... ..........</p>
+
+<p>.......... .......... .......... .......... .......... ..........
+.......... .......... .......... .......... ..........</p>
+
+<p>.......... .......... .......... .......... .......... ..........
+.......... .......... .......... .......... ..........</p>
+
+<p>.......... .......... .......... .......... .......... ..........
+.......... .......... .......... .......... ..........</p>
+
+<p>.......... .......... .......... .......... .......... ..........
+.......... .......... .......... .......... ..........</p>
+
+<p>Le lendemain du jour où Ronan, fils de mon frère, eut cet entretien avec
+moi, Kervan, il nous a quittés, ses dernières paroles ont été celles-ci:</p>
+
+<p>--Kervan, je quitte cette maison, heureux d'avoir accompli le dernier
+désir de mon père et le voeu de notre aïeul Joel, je suis heureux et
+fier de ce voyage au berceau de notre famille; oui, ici, dans ce coin de
+la vieille Armorique, aujourd'hui seule terre libre de la Gaule,
+j'aurai, en méditant de nouveau sur le passé, retrempé ma foi à la
+délivrance de notre pays... délivrance lointaine, je le sais, car Loysik
+l'a dit: les siècles sont des instants pour la marche de l'humanité.</p>
+
+<p>Ronan le Vagre est donc parti dès l'aube pour retourner dans la vallée
+de Charolles, après avoir accompli le dernier voeu de son père et aussi
+celui de notre ancêtre Joel, le brenn de la tribu de Karnak, en joignant
+le récit précédent à notre légende. Ronan m'a promis, dans le cas où il
+lui arriverait quelque événement important, de m'en instruire s'il
+trouvait un voyageur qui se rendît en Bretagne; ce récit, il
+l'adresserait soit à moi, soit à toi, mon fils aîné, Yvon, si à cette
+époque j'avais quitté ce monde.</p>
+
+<p>Puisse Ronan, le fils de mon frère, arriver sain et sauf dans la vallée
+de Charolles et y retrouver sa famille heureuse et tranquille, ainsi
+qu'il l'a laissée!</p>
+
+<p>Si avant ma mort je n'ai rien à ajouter à notre chronique, moi Kervan,
+je te lègue, à toi mon fils Yvon, ces parchemins et nos reliques de
+famille.</p>
+
+<hr class="short">
+
+<p>Moi, Yvon, fils de Kervan, petit-fils de Jocelyn, j'inscris ici
+très-tristement la mort de mon père: il est allé revivre dans les mondes
+inconnus, vers la fin de ce mois de juin 561.--Nous avons appris par des
+voyageurs qu'en cette même année est mort à Compiègne le roi Clotaire,
+dans la cinquante et unième année de son règne; il a été enterré dans la
+basilique de <i>Saint-Médard</i>, à Soissons, église magnifique qu'il avait
+fait construire. Les évêques ont chanté les louanges de ce monstre
+couronné comme ils avaient chanté celles de son père Clovis.</p>
+
+<p>Clotaire laisse quatre fils: <span class="sc">Caribert</span>, <i>roi de Paris</i>; <span class="sc">Gontran</span>, <i>roi
+d'Orléans</i>; <span class="sc">Sigebert</span>, <i>roi d'Austrasie</i>, contrées qui avoisinent le Rhin
+et s'étendent aussi vers le nord-est de la Gaule; <span class="sc">Chilperik</span> réside à
+Soissons et règne en <i>Neustrie</i>, territoire qui comprend la plus grande
+partie des provinces nord-ouest de la Gaule; ce <span class="sc">Chilperik</span>, ainsi que
+nous l'avait dit Ronan, le neveu de mon père, annonce devoir être le
+plus cruel des quatre fils de Clotaire.</p>
+
+<p>Je n'ai pas reçu de nouvelles de Ronan; puisse-t-il vivre toujours en
+paix dans la vallée de Charolles, de même que nous vivons ici! car la
+Bretagne n'a pas encore subi le joug des Franks, fasse Hésus qu'elle ne
+le subisse jamais!</p>
+
+<a name="epi" id="epi"></a>
+<br><br>
+
+<h4>KARADEUK LE BAGAUDE ET RONAN LE VAGRE.</h4>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>ÉPILOGUE.</h3>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h2>LE MONASTÈRE DE CHAROLLES</h2>
+
+<h5>ET</h5>
+
+<h3>LE PALAIS DE LA REINE BRUNEHAUT.</h3>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h5>560-615.</h5>
+
+<br><hr class="short"><br><br><br>
+
+<h3>CHAPITRE PREMIER.</h3>
+
+<p class="mid"><span class="sml">La vallée de Charolles.--L'anniversaire.--Le monastère.--Une communauté
+laïque et une colonie libre au septième siècle.--Condition des moines et
+des colons.--Le bac.--L'archidiacre Salvien et Gondowald, chambellan de
+la reine Brunehaut.--La fête.--Les vieux Vagres.--Les
+prisonniers.--Départ de Loysik pour le château de la reine Brunehaut.</span></p>
+
+<p>Cinquante ans environ se sont écoulés depuis que Clotaire a fait brûler
+vifs son fils Chram, sa femme et ses deux filles. Oublions le spectacle
+désolant que la Gaule conquise continue d'offrir sous la descendance de
+Clovis depuis un demi-siècle, pour reposer nos regards sur la vallée de
+Charolles... Ah! c'est qu'aussi les pères des heureux habitants de ce
+coin de terre n'ont pas lâchement courbé le front sous le joug des
+Franks et des évêques; non, non... ils ont prouvé que le vieux sang
+gaulois coulait encore dans leurs veines; aussi, voyez le paisible
+tableau de leur félicité! voyez, bâties à mi-côte du versant de la
+vallée, ces jolies maisons, à demi voilées sous les vignes qui tapissent
+les murailles, vieux ceps dont le soleil d'automne a rougi les feuilles
+et doré les grappes. Chacune de ces maisons est entourée d'un jardinet
+fleuri, ombragé d'un bouquet d'arbres... jamais la vue ne s'est reposée
+sur un plus riant village... Un village? non, c'est plutôt un bourg, un
+gros bourg; il y a au moins six à sept cents maisons disséminées sur
+cette colline, sans compter ces vastes bâtiments couverts de chaume,
+situés au milieu des prairies basses, arrosées par la féconde rivière
+qui prend sa source au nord de la vallée, la traverse et la borne au
+plus lointain horizon, en se divisant en deux bras; l'un se dirige vers
+l'Orient, l'autre vers l'Occident, après avoir baigné dans son cours le
+pied d'un bois de chênes séculaires, dont la cime laisse apercevoir les
+toits d'un grand bâtiment de pierres, surmonté d'une croix de fer.</p>
+
+<p>Non, jamais terre promise n'a été mieux disposée pour les productions
+d'un sol fécondé par le travail: à mi-côte, les vignes empourprées;
+au-dessus du vignoble, les terres de labour, où brûle en quelques
+endroits le chaume des seigles et des blés de la dernière récolte; ces
+fertiles guérets s'étendent jusqu'à la lisière des bois qui couronnent
+les hauteurs, entre lesquelles cette immense vallée est encaissée;
+au-dessous des coteaux commencent les prairies arrosées par la rivière;
+de nombreux troupeaux de brebis et de génisses paissent ses gras
+pâturages; on entend tinter les clochettes des maîtres béliers et des
+taureaux. Çà et là, pendant que des charrues attelées de boeufs creusent
+lentement une partie du sol dont les chaumes ont été brûlés la veille,
+des chariots à quatre roues, remplis de raisins, descendent les pentes
+escarpées du vignoble, et se dirigent vers le pressoir commun, situé,
+ainsi que les étables, les bergeries et les porcheries communes, dans
+les bâtiments avoisinant la rivière. Sur sa rive sont établis différents
+ouvroirs; celui des lavandières et des filandières, où se prépare le
+chanvre, et où se lave la toison des brebis, plus tard convertie en
+chauds vêtements; là encore sont les tanneries, les forges, les moulins
+aux meules énormes; tout est dans cette vallée, paix, sécurité,
+contentement, travail: le bruit du battoir des lavandières et des
+corroyeurs, le choc du marteau des forgerons, les cris joyeux des
+vendangeurs, le chant cadencé des laboureurs, qui marquent l'égale et
+lente allure de leurs boeufs, la flûte rustique des bergers; tous ces
+bruits, jusqu'au bourdonnement des essaims d'abeilles, autres
+infatigables travailleuses, qui se hâtent de recueillir le suc des
+dernières fleurs d'automne; tous ces bruits si divers, des plus
+lointains, des plus vagues, aux plus retentissants, se fondent en une
+seule harmonie à la fois douce et imposante: c'est la voix du travail et
+du bonheur, s'élevant vers le ciel comme une éternelle action de grâce.</p>
+
+<p>Que se passe-t-il donc dans cette maison bâtie comme les autres, mais
+qui, plus rapprochée de la crête de la colline, occupe le point
+culminant du village, et domine au loin la vallée? Les habitants de
+cette demeure, parés d'habits de fête, vont et viennent du dedans au
+dehors; ils amoncellent à une assez grande distance de la porte une
+espèce de bûcher de sarments de vigne; des jeunes filles, des enfants,
+apportent joyeusement leurs brassées de bois sec, puis repartent en
+courant chercher d'autres combustibles. Une bonne petite vieille, aux
+cheveux d'un blanc d'argent, mignonne, proprette et encore alerte pour
+son grand âge, surveille la confection du bûcher. Comme toutes les
+bonnes vieilles, elle bougonne et sermonne, non méchamment, mais
+gaiement... Écoutez plutôt:</p>
+
+<p>--Ah! ces jeunes filles, ces jeunes filles! toujours folles! hâtez-vous
+donc, au lieu de rire; ce bûcher n'est point encore assez haut. C'était
+vraiment bien la peine de vous lever dès l'aube afin d'avoir terminé vos
+travaux accoutumés avant vos compagnes, pour folâtrer ainsi, au lieu
+d'achever promptement ce bûcher... Tenez, je suis certaine que déjà du
+fond de la vallée plus d'un regard impatient se sera tourné par ici, et
+que plus d'une voix aura dit: «Mais que font-ils donc là-bas, qu'ils ne
+nous donnent point le signal? est-ce qu'ils dorment comme loirs en
+hiver?» Voici pourtant à quels terribles soupçons vous nous exposez,
+sempiternelles rieuses!... c'est de votre âge, je le sais, et ne devrais
+peut-être point vous le dire; mais enfin les jours sont courts en cette
+saison d'automne, et avant que nos bonnes gens aient eu le temps de
+rentrer les troupeaux des champs, les boeufs du labour, les chariots des
+vendanges, et de vêtir leurs habits de fête, le soleil sera couché, de
+sorte que l'on n'arrivera au monastère qu'à la pleine nuit, tandis que
+la communauté nous attend avant le coucher du soleil.</p>
+
+<p>--Encore quelques brassées de sarment, dame <i>Odille</i>, et il n'y aura
+plus qu'à y mettre le feu,--répondit une belle jeune fille de seize ans,
+aux yeux bleus et aux cheveux noirs;--c'est moi qui me charge d'allumer
+le bûcher... vous verrez mon courage!</p>
+
+<p>--Oh! combien ta grand'mère, ma vieille amie <i>l'évêchesse</i>, a raison de
+dire que tu ne doutes de rien, toi, Fulvie.</p>
+
+<p>--Bonne grand'mère! elle est comme vous, dame Odille, ses gronderies
+sont des tendresses; elle aime tout ce qui est jeune et gai...</p>
+
+<p>--C'est sans doute afin de la satisfaire, et moi aussi, que tu es folle?</p>
+
+<p>--Oui, dame Odille; car il m'en coûte beaucoup, mais beaucoup d'être
+gaie... Hélas! hélas!...</p>
+
+<p>Et de rire de tout coeur à chaque <i>hélas</i>! mais si drôlement, que la
+bonne petite vieille de faire chorus avec la rieuse; puis elle lui dit:</p>
+
+<p>--Aussi vrai que voilà la cinquantième fois que nous fêtons
+l'anniversaire de notre établissement dans la vallée de Charolles, je
+n'ai jamais vu fille d'un caractère plus heureux que le tien.</p>
+
+<p>--Cinquante ans! comme c'est long pourtant, dame Odille... il me semble
+que je ne pourrai jamais avoir cinquante ans!</p>
+
+<p>--Cela paraît ainsi lorsque l'on a, comme toi, ce bel âge de seize ans;
+mais pour moi, vois-tu, Fulvie, ces cinquante ans de calme et de bonheur
+ont passé comme un songe... sauf la méchante année où j'ai vu mourir le
+père de Ronan... et où j'ai perdu mon premier-né.</p>
+
+<p>--Tenez, dame Odille, voilà vos consolations qui reviennent des champs.</p>
+
+<p>Ces <i>consolations</i>, c'était Ronan et son second fils <i>Grégor</i>, homme
+d'un âge déjà mûr, accompagné de ses deux enfants: <i>Guenek</i>, beau garçon
+de vingt ans, et <i>Asilyk</i>, jolie fille de dix-huit ans. Ronan le Vagre,
+malgré sa barbe et ses cheveux blancs, malgré ses soixante-quinze ans,
+était encore alerte, vigoureux, et, comme toujours, de bonne humeur.</p>
+
+<p>--Bonsoir,--dit-il à sa femme en l'embrassant,--bonsoir, petite Odille.</p>
+
+<p>Puis ce fut le tour de Grégor et de ses deux enfants à embrasser Odille
+en disant:</p>
+
+<p>--Bonsoir, ma chère mère.</p>
+
+<p>--Bonsoir, bonne grand'mère.</p>
+
+<p>--Les entendez-vous tous?--reprit la compagne de Ronan avec ce rire si
+doux chez les vieillards,--les entendez-vous? pour ces deux-ci je suis
+mère-grand, et pour celui-ci, je suis: petite Odille...</p>
+
+<p>--Quand tu auras cent ans, et tu les auras, foi de Ronan! je
+t'appellerai encore et toujours <i>petite Odille</i>... de même que ces vieux
+amis que voici, je les appellerai toujours le <i>Veneur</i> et <i>l'évêchesse</i>.</p>
+
+<p>Le Veneur et sa femme venaient en effet rejoindre Ronan, tous deux aussi
+blanchis par les années, mais rayonnants de bonheur et de santé.</p>
+
+<p>--Oh! oh! comme te voilà déjà beau, mon vieux compagnon, avec ta saie
+neuve et ton bonnet brodé... Et vous, belle évêchesse, que vous voilà
+brave aussi...</p>
+
+<p>--Ronan, foi de vieux Vagre!--dit le Veneur,--je l'aime encore autant,
+ma Fulvie! ainsi vêtue en matrone, avec sa robe brune et sa coiffe
+blanche comme ses cheveux, qu'autrefois avec sa jupe orange, son écharpe
+bleue, ses colliers d'or et ses bas rouges brodés d'argent... te
+souviens-tu, Ronan? te souviens-tu?</p>
+
+<p>--Odille, si mon mari et le vôtre commencent à parler du temps passé,
+nous n'arriverons pas au monastère avant la nuit, et Loysik nous attend.</p>
+
+<p>--Belle et judicieuse évêchesse, vous serez écoutée,--reprit gaiement
+Ronan.--Viens, Grégor; venez, mes enfants; allons quitter nos habits de
+travail; hâtons-nous, car nous serons plus vite auprès de mon bon frère
+Loysik.</p>
+
+<p>Bientôt, Fulvie, petite-fille de l'évêchesse, tenant à la main un
+brandon allumé, sortit de la maison avec plusieurs de ses compagnes, et
+mit le feu au bûcher... Les cris joyeux des jeunes filles et des enfants
+saluèrent la grande colonne de flamme claire et brillante qui monta vers
+le ciel. À ce signal, les habitants de la vallée, encore occupés aux
+travaux des champs, regagnèrent leurs maisons, et une heure après, tous
+réunis, hommes, femmes, enfants, vieillards, se rendaient gaiement par
+bandes au monastère de Charolles.</p>
+
+<hr class="short">
+
+<p>La communauté de Charolles est un grand bâtiment de pierres, solide,
+mais sans ornement; il contient, en outre des cellules des moines, les
+bâtiments de l'exploitation agricole, une chapelle, un hospice pour les
+malades de la vallée, une école pour les enfants. Ces frères laboureurs,
+depuis cinquante ans, ont toujours élu Loysik pour supérieur; ils sont,
+chose rare pour le temps, restés laïques, Loysik les ayant toujours
+engagés à ne se point lier imprudemment par des voeux éternels, et à ne
+se point confondre avec le clergé, les évêques étant très désireux de
+dominer temporellement les monastères, afin d'exploiter les travaux des
+moines, et de les réduire à une sorte de servage ecclésiastique, la vie
+de ces moines laborieux, paisibles, et véritablement chrétiens,
+contrastant avec la dissolution, la fainéantise et la cupidité des
+évêques, portait ombrage à ceux-ci. Les moines de la communauté de
+Charolles avaient jusqu'alors vécu sous une règle consentie en commun,
+et rigoureusement observée. La discipline de l'ordre de <i>Saint-Benoît</i>,
+adoptée dans un grand nombre de monastères de la Gaule, avait paru à
+Loysik, en raison de certains statuts, anéantir ou dégrader la
+conscience, la raison, la dignité humaine. Ainsi, le supérieur
+ordonnait-il à un moine d'accomplir une chose <i>matériellement
+impossible</i>, le moine, après avoir fait humblement observer à son chef
+l'impossibilité de l'acte que l'on exigeait de lui, devait cependant
+obéir<a href="#Ae"><sup class="sml">A</sup></a>. Un autre statut disait formellement:--qu'il n'était pas même
+permis à un moine d'avoir en sa propre puissance <i>son corps</i> et <i>sa
+volonté</i><a href="#Be"><sup class="sml">B</sup></a>.--Enfin, il était formellement interdit <i>à un moine d'en
+défendre</i>, <i>d'en protéger un autre</i>, <i>fussent-ils unis par les liens du
+sang</i><a href="#Ce"><sup class="sml">C</sup></a>.--Ce renoncement volontaire aux sentiments les plus tendres et
+les plus élevés; cette abnégation de sa conscience et de la raison
+humaine, poussée jusqu'à l'imbécillité; cette obéissance passive, qui
+fait de l'homme une machine inerte, une sorte de <i>cadavre</i>, avait paru
+par trop catholique à Loysik pour qu'il ne combattît pas l'envahissement
+de la règle de Saint-Benoît, malheureusement alors presque généralement
+adoptée en Gaule.</p>
+
+<p>Loysik dirigeait les travaux de la communauté, auxquels il avait
+participé jusqu'à ce que le grand âge eût affaibli ses forces; il
+soignait les malades, enseignait les enfants des habitants de la vallée,
+assisté de plusieurs frères; le soir, après les rudes labeurs de la
+journée, il réunissait la communauté, l'été, sous les arceaux de la
+galerie qui entourait la cour intérieure du cloître; l'hiver, dans le
+réfectoire; là, fidèle à la tradition de sa famille, il racontait à ses
+frères les gloires de l'ancienne Gaule, les actions des vaillants héros
+des temps passés, entretenant ainsi dans tous les coeurs le culte sacré
+de la patrie, combattant le découragement qui souvent s'emparait des
+âmes les plus fermes à l'aspect de la conquête franque se prolongeant au
+milieu des ruines et des désastres du pays.</p>
+
+<p>La communauté vivait ainsi laborieuse et paisible, depuis de longues
+années, sous la direction de Loysik; rarement il avait besoin de
+rappeler ses frères au bon accord. Quelques ferments de troubles
+passagers, et bientôt étouffés par l'ascendant du vieux moine laboureur,
+s'étaient cependant parfois manifestés, voici comment: La communauté de
+Charolles, quoique absolument libre et indépendante en ce qui touchait
+sa règle intérieure: l'élection de son supérieur, la disposition des
+fruits du sol cultivé par elle, était néanmoins soumise à la juridiction
+de l'évêque du diocèse; de plus, il avait le droit d'établir dans le
+monastère les prêtres de son choix pour y dire la messe, donner la
+communion, les sacrements, et desservir la chapelle du monastère, aussi
+destinée aux habitants de la vallée de Charolles. Loysik s'était soumis
+à cette nécessité du temps afin d'assurer le repos de ses frères et des
+habitants de la vallée; mais ainsi introduits au sein de la communauté
+laïque, ces prêtres, créatures des évêques de Châlons-sur-Saône, avaient
+plus d'une fois tenté de semer la division entre les moines laboureurs,
+disant à ceux-ci, qu'ils ne donnaient pas assez de temps à la prière,
+engageant ceux-là à entrer dans l'Église et à devenir moines
+ecclésiastiques, afin de participer à la puissance du clergé. Plus d'une
+fois ces tentatives d'embauchage arrivèrent aux oreilles de Loysik, qui
+dit fermement à ces catholiques artisans de troubles:</p>
+
+<p>«--Qui travaille prie... Jésus de Nazareth blâme fort <i>ces fainéants
+qui, ne touchant pas du doigt aux plus lourds fardeaux, en chargent,
+sous prétexte de longues prières, les épaules de leurs frères</i>. Nous ne
+voulons pas ici d'oisifs... nous sommes tous frères et fils d'un même
+Dieu: moines laïques ou ecclésiastiques se valent lorsqu'ils vivent
+chrétiennement; que les uns, ayant vaillamment concouru aux travaux de
+la communauté, préfèrent employer à la prière les loisirs indispensables
+à l'homme après le labeur, libre à eux; de même que dans notre
+communauté il nous plaît d'employer nos loisirs à la culture des fleurs,
+à la lecture, à la conversation entre amis, à la pêche, à la promenade,
+au chant, à la peinture des manuscrits, aux métiers d'agrément, et de
+temps à autre à l'exercice des armes, puisque nous vivons dans un temps
+où il faut souvent repousser la force par la force, et défendre sa vie
+et celle des siens contre la violence. Ainsi, à nos yeux, celui qui
+après le travail se récrée honnêtement, est aussi méritant que celui qui
+emploie ses loisirs à prier... Les fainéants seuls sont des impies!...»</p>
+
+<p>Loysik était si généralement vénéré, la communauté si heureuse, que les
+prêtres étrangers ne parvinrent pas à troubler ce bon accord; puis enfin
+Loysik possédait le sol et les bâtiments du monastère en vertu d'une
+charte authentique concédée par Clotaire. Les prélats de Châlons se
+voyaient forcés, malgré leur habitude d'envahissement, de respecter les
+droits de Loysik, tâchant d'arriver à leurs fins par des moyens
+astucieux.</p>
+
+<p>C'était donc fête, ce jour-là, dans la colonie et dans la communauté de
+Charolles. Les moines laboureurs songeaient à recevoir de leur mieux
+leurs amis de la vallée qui venaient, selon l'usage adopté depuis un
+demi-siècle, remercier Loysik de l'heureuse vie que lui devait cette
+descendance de Vagres, braves diables convertis par la parole du moine
+laboureur. Une fois seulement chaque année était enfreinte la règle qui,
+librement consentie par la communauté, interdisait aux femmes l'entrée
+du monastère. Les moines préparaient donc de longues tables partout où
+elles pouvaient tenir: dans le réfectoire, dans les salles où ils
+travaillaient à différents métiers manuels, sous les galeries couvertes
+dont était entourée la cour intérieure, et jusque dans cette cour
+elle-même, abritée, pour cette solennité, au moyen de pièces de lin
+tendues sur des cordes, enfin l'on voyait des tables jusque dans la
+salle d'armes. Quoi! un arsenal dans un monastère?... Oui, là avaient
+été déposées les armes des Vagres fondateurs de la colonie et de la
+communauté. Or, de cette mesure conseillée par Loysik, moines,
+laboureurs et colons s'étaient bien trouvés lors de l'attaque de la
+vallée par les troupes de Chram... Quoiqu'une pareille occurrence ne se
+fût point renouvelée depuis, l'arsenal avait été soigneusement
+entretenu et augmenté. Deux fois par mois, dans le village ainsi que
+dans la communauté, l'on s'exerçait au maniement des armes, exercice
+salubre au corps et toujours utile en ces temps de terribles violences,
+disait Loysik.</p>
+
+<p>Donc, les moines laboureurs dressaient des tables de tous côtés; sur ces
+tables, ils plaçaient avec un innocent orgueil les fruits de leurs
+travaux, beau pain de froment de leurs terres, vin généreux de leur
+vignoble, quartiers de boeufs et de moutons de leurs étables, fruits et
+légumes de leurs jardins, laitage de leurs troupeaux, miel de leurs
+ruches. Cette abondance, ils la devaient à leur rude labeur quotidien;
+ils en jouissaient, quoi de plus légitime? et c'était encore une
+légitime satisfaction pour les moines laboureurs de montrer à leurs
+vieux amis de la vallée qu'ils étaient non moins qu'eux bons laboureurs,
+fins vignerons, habiles jardiniers, soigneux pasteurs.</p>
+
+<p>Parfois il arrivait aussi (le diable est si malin) qu'à l'un de ces
+anniversaires où les femmes et les jeunes filles pouvaient entrer dans
+l'intérieur du monastère, quelque moine laboureur, s'apercevant à
+l'impression que lui causait une belle jeune fille qu'il s'était trop
+prématurément épris de l'austère liberté du célibat, ouvrait son coeur à
+Loysik; celui-ci exigeait trois mois de réflexion de la part du frère,
+et s'il persistait dans sa vocation conjugale, on voyait bientôt Loysik,
+appuyé sur son bâton, gagner le village; là, il s'entretenait avec les
+parents de la jeune fille de la convenance du mariage, et presque
+toujours, quelques mois après, la colonie comptait un ménage de plus, la
+communauté un frère de moins, et Loysik de dire, en manière de moralité:
+«Voici qui prouve la dangereuse imprudence des voeux éternels.»</p>
+
+<p>Les préparatifs de réception étaient depuis longtemps achevés dans
+l'intérieur du monastère, le soleil se couchait lorsque les moines
+laboureurs entendirent un grand bruit au dehors; la colonie tout entière
+arrivait. En tête de la foule marchent Ronan et le Veneur, Odille et
+l'évêchesse; ce sont les quatre plus anciens habitants de la vallée;
+quelques vieux Vagres, un peu moins âgés, viennent ensuite; puis les
+enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants de cette Vagrerie
+jadis si désordonnée, si redoutable.</p>
+
+<p>Loysik, averti de l'approche de ses amis, s'est, pour les recevoir,
+avancé à la porte de l'enceinte du monastère; il porte, de même que tous
+les frères de la communauté, une robe de grosse laine brune, assujettie
+aux reins par une ceinture de cuir. Son front est devenu complétement
+chauve, sa longue barbe, d'un blanc de neige, tombe sur sa poitrine; sa
+taille est encore droite, sa démarche alerte, quoiqu'il ait
+quatre-vingts ans passés; ses mains vénérables sont seulement agitées
+d'un léger tremblement. La foule s'arrête, Ronan s'approche et dit:</p>
+
+<p>--Loysik, il y a aujourd'hui cinquante et un ans qu'une troupe de Vagres
+déterminés t'attendait sur les confins de la Bourgogne; tu es venu à
+nous, tu nous as fait entendre de sages paroles, tu nous as prêché les
+mâles vertus du travail et du foyer domestique, puis tu nous as mis à
+même de pratiquer ces vertus en offrant à notre troupe la libre
+jouissance de cette vallée... Un an après, il y a cinquante ans de cela,
+notre colonie naissante fêtait le premier anniversaire de son
+établissement en ce pays; aujourd'hui nous venons, nous, nos enfants et
+les enfants de nos enfants, te dire une fois de plus, par ma voix:
+éternelle reconnaissance et amitié à Loysik!</p>
+
+<p>--Oui, oui,--cria la foule,--reconnaissance éternelle à Loysik, notre
+ami, notre bon père!...</p>
+
+<p>Le vieux moine laboureur fut très-ému; de douces larmes coulèrent de ses
+yeux, il fit signe qu'il voulait parler, et il dit, au milieu d'un grand
+silence:</p>
+
+<p>--Mes amis, mes frères, vous qui viviez il y a cinquante ans, et vous
+autres qui n'avez connu ces terribles temps que par les récits de vos
+pères, ma joie est grande en ce jour... Les fondateurs de cette colonie,
+après s'être fait craindre, ont su se faire aimer et respecter en se
+montrant hommes de labeur, de paix et de famille... Un heureux hasard a
+voulu qu'au milieu des désastres et des guerres civiles qui depuis tant
+d'années continuent de désoler notre patrie, la Bourgogne ait été à peu
+près jusqu'ici préservée de ces malheurs, fruits d'une conquête
+sanglante; nous autres, grâce à la donation que nous avons su obtenir,
+nous vivons ici paisibles et libres; mais, hélas! dans les autres
+parties de cette province et de la Gaule, nos frères subissent toujours
+les douleurs de l'esclavage; ceux-là, vous ne les avez pas oubliés; non,
+non... Vous vous êtes souvenus de ces paroles de Jésus: <i>Les fers des
+esclaves doivent être brisés</i>! Et en attendant le jour encore lointain
+de l'affranchissement de tous, vos épargnes et celles de la communauté
+nous ont encore permis, cette année, de racheter quelques pauvres
+familles... Il nous reste des terres à leur distribuer... En attendant
+que nous leur ayons construit des maisons, que ces esclaves d'hier,
+hommes libres aujourd'hui, trouvent chez nous des frères et des hôtes...
+Tenez, les voilà... Aimez-les comme nous nous aimons entre nous... Ce
+sont aussi des fils de la vieille Gaule, déshérités comme nous l'étions
+il y a cinquante ans!</p>
+
+<p>À peine Loysik avait-il prononcé ces paroles, que plusieurs familles,
+hommes, femmes, enfants, vieillards, sortirent du monastère, pleurant de
+joie. Ce fut, parmi les colons, à qui offrirait son foyer, ses soins à
+ces nouveaux venus. Il fallut l'intervention de Loysik, toujours
+écoutée, pour calmer cette tendre et ardente rivalité d'offres de
+services; il répartit, selon sa sagesse habituelle, les futurs colons
+dans certaines maisons; l'on parla bien, il est vrai, mais tout bas, de
+la partialité du vieux moine; on l'accusait d'avoir iniquement favorisé
+Ronan et son ami le Veneur, la bonne vieille petite Odille ayant obtenu
+pour sa part une jeune femme et ses deux enfants, et l'évêchesse tout un
+ménage, le mari, la femme et trois garçonnets!... Ce que c'est pourtant
+que la faveur!...</p>
+
+<p>Chaque année, Loysik, peu de temps avant cette fête anniversaire,
+partait sa pochette bien garnie d'argent; cette somme, fruit des
+épargnes de la communauté, ainsi que des dons volontaires des habitants
+de la colonie, était destinée au rachat de bon nombre d'esclaves.
+Quelques moines laboureurs résolus et bien armés accompagnaient Loysik à
+Châlons-sur-Saône où, vers le commencement de l'automne, se tenait un
+grand marché de chair gauloise, sous la présidence du comte et de
+l'évêque de cette cité, capitale de la Bourgogne. De la place du marché
+se voyait le splendide château de la reine Brunehaut. Loysik rachetait
+des esclaves jusqu'à ce que sa pochette fût vide, regrettant que les
+esclaves de l'Église fussent d'un chiffre trop élevé pour sa bourse, les
+évêques les vendant toujours <i>deux fois plus cher</i> que les autres, pour
+ne point avilir sans doute leur marchandise en la livrant à trop bas
+prix; parfois aussi, grâce à la persuasion pénétrante de sa parole,
+Loysik obtenait d'un seigneur frank, moins barbare que ses compagnons,
+le don de quelques esclaves, et augmentait ainsi le nombre des nouveaux
+colons qui, en touchant le sol de la vallée de Charolles, trouvaient
+l'accueil que l'on a vu, et ensuite, travail et bien-être.</p>
+
+<p>Après la <i>distribution</i> des nouveaux affranchis aux habitants de la
+vallée (Loysik s'était fait la part du lion en hébergeant bon nombre
+d'hommes au monastère), moines laboureurs et colons se mettent à table.
+Quel festin!...</p>
+
+<p>--Nos festins en Vagrerie n'étaient rien auprès de ceux-là,--dit
+Ronan.--Est-ce vrai, vieux Veneur?...</p>
+
+<p>--Te souviens-tu, entre autres, de ce fameux gala dans notre repaire des
+gorges d'Allange?</p>
+
+<p>--Où l'évêque Cautin cuisina pour nous? après quoi il fut ravi au ciel
+et en descendit très-promptement.</p>
+
+<p>--Odille, vous souvenez-vous de cette nuit étrange, où pour la première
+fois je vous ai vue, lors de l'incendie de la villa de mon mari
+l'évêque?</p>
+
+<p>--Certes, Fulvie, je m'en souviens; et aussi de ces largesses que de
+leur butin les Vagres faisaient au pauvre monde.</p>
+
+<p>--Loysik, c'est durant cette nuit-là, que pour la première fois j'ai su
+que nous étions frères.</p>
+
+<p>--Ah! Ronan! quelle bravoure que celle de notre père Karadeuk,
+parvenant, avec notre vieil ami le Veneur, à nous tirer de l'ergastule
+du burg de ce comte Neroweg!</p>
+
+<p>Te souviens-tu? Vous souvenez-vous? une fois sur ce sujet l'entretien de
+vieux amis attablés devint intarissable. Ainsi causaient du vieux temps
+Ronan, Loysik, le Veneur, Odille, l'évêchesse, placés à table à côté les
+uns des autres, pendant que de convives, plus jeunes, s'éjouissaient et
+parlaient du temps présent. De sorte que ce soir-là l'on était en grande
+joie au monastère de Charolles.</p>
+
+<p>Au milieu du festin, un moine laboureur dit à l'un de ses compagnons:</p>
+
+<p>--Où sont donc nos deux prêtres, Placide et Félibien?</p>
+
+<p>--Ces pieux hommes ont trouvé la fête trop profane pour eux.</p>
+
+<p>--Comment cela?</p>
+
+<p>--Tu sais que par ordre de Loysik, deux veilleurs sont chaque nuit de
+garde à la logette de l'embarcadère du bac...</p>
+
+<p>--Oui.</p>
+
+<p>--Placide et Félibien ont offert à deux de nous qui devaient à leur tour
+veiller cette nuit dans la logette de les y remplacer, afin de laisser
+nos frères jouir de la fête.</p>
+
+<p>--Quelles bonnes âmes, que ces tonsurés!</p>
+
+<hr class="short">
+
+<p>La rivière, qui prenait sa source dans la vallée de Charolles, la
+traversait dans toute sa longueur; puis, se partageant en deux bras,
+servait de limites et de défense naturelle au territoire de la colonie.
+Par prudence, Loysik faisait ramener chaque soir et amarrer sur la rive
+de la vallée un bac, seul moyen de communication avec les terres qui
+s'étendaient de l'autre côté du cours d'eau, et appartenaient au diocèse
+de Châlons. Une logette où veillaient à tour de rôle deux frères de la
+communauté, était construite près de l'embarcadère de ce bac.</p>
+
+<p>La lune en son plein se réfléchissait dans l'eau limpide de la rivière,
+fort large en cet endroit, les deux prêtres qui s'étaient
+fraternellement offerts à remplacer les moines comme veilleurs, allaient
+et venaient d'un air inquiet à quelques pas de la logette.</p>
+
+<p>--Placide, tu ne vois rien? tu n'entends rien?</p>
+
+<p>--Rien...</p>
+
+<p>--Voilà pourtant la lune déjà haute... il doit être près de minuit, et
+personne ne paraît...</p>
+
+<p>--Ne perdons pas espoir... le retard n'est pas encore considérable.</p>
+
+<p>--S'ils nous manquaient de parole, ce serait désolant; nous ne
+trouverions pas de longtemps un pareille occasion d'être, comme ce soir,
+chargés de la garde du bac, grâce à l'orgie de cette nuit.</p>
+
+<p>--Et c'est surtout pendant cette nuit d'orgie qu'il est nécessaire de
+surprendre les moines.</p>
+
+<p>--Et pourtant personne encore...</p>
+
+<p>--Écoute... écoute...</p>
+
+<p>--Tu entends quelque chose?</p>
+
+<p>--Je me suis trompé... c'est le bruissement de la rivière sur les
+cailloux du rivage.</p>
+
+<p>--L'évêque de Châlons, notre protecteur, aura renoncé à son projet.</p>
+
+<p>--Impossible... il avait obtenu l'assentiment de la reine Brunehaut.</p>
+
+<p>--La reine Brunehaut aura peut-être craint de se mêler de cette affaire
+ecclésiastique.</p>
+
+<p>--Elle! cette femme redoutable et implacable, craindre quelque chose?...
+elle, craindre un vieux moine de quatre-vingts ans?...</p>
+
+<p>--Écoute... écoute... cette fois je ne me trompe pas... Vois-tu là-bas,
+sur l'autre rive, ces points brillants?</p>
+
+<p>--Oui... c'est le reflet de la lune sur l'armure des guerriers.</p>
+
+<p>--Ce sont eux! ce sont eux!... Entends-tu ces trois appels de trompe?</p>
+
+<p>--C'est le signal convenu... vite, vite... détachons le bac et passons à
+l'autre bord...</p>
+
+<p>Les amarres du bac sont détachées et il est manoeuvré par Placide et
+Félibien, au moyen de longues perches; il touche à l'autre rive... Là,
+monté sur une mule, se trouve un homme de grande taille, vêtu d'une robe
+noire: sa figure est impérieuse et dure; à côté de lui est un chef frank
+à cheval, escorté d'une vingtaine de cavaliers revêtus d'armures de fer:
+un chariot rempli de bagage, traîné par quatre boeufs et suivi de
+plusieurs esclaves à pieds, arrive aussi sur la rive.</p>
+
+<p>--Vénérable archidiacre,--dit Placide à l'homme à la robe noire,--nous
+commencions à désespérer de votre venue; mais vous arrivez encore à
+temps... l'orgie, à cette heure, doit être complète; toute la colonie,
+hommes, femmes, jeunes filles, est assemblée au monastère, et Dieu sait
+les abominations qui se passent en ce lieu sous les yeux de Loysik, qui
+provoque ces horreurs sacriléges!</p>
+
+<p>--Ces horreurs vont avoir leur terme et leur châtiment, mes fils. Mais,
+dites-moi, peut-on, sans danger, embarquer les chevaux de ces guerriers
+et le chariot qui porte mes bagages?</p>
+
+<p>--Vénérable archidiacre, cette cavalerie est nombreuse; il faudrait au
+moins trois ou quatre voyages.</p>
+
+<p>--Gondowald,--dit l'archidiacre au chef frank,--si nous laissions
+provisoirement sur ce bord vos chevaux, ma mule et mon chariot? nous
+nous rendrions tout d'abord au monastère; vos cavaliers nous
+accompagneraient à pied.</p>
+
+<p>--Qu'ils soient à pied ou à cheval, ils suffiront à assurer l'exécution
+des ordres de ma glorieuse reine Brunehaut, et à housser du manche de
+nos lances ces moines et cette plèbe rustique si elle bronche...</p>
+
+<p>--Vénérable archidiacre, nous qui savons de quoi sont capables les
+moines et les habitants de la vallée, nous estimons qu'en cas de
+rébellion de leur part aux ordres de notre saint évêque de Châlons,
+vingt guerriers... c'est fort peu.</p>
+
+<p>Gondowald toisa le prêtre d'un regard dédaigneux, et ne répondit même
+pas à l'observation.</p>
+
+<p>--Je ne partage pas vos craintes, mes chers fils, et j'ai de bonnes
+raisons pour cela,--reprit l'archidiacre d'un air hautain.--Nous voici
+tous embarqués... maintenant, au large le bac!</p>
+
+<p>Bientôt débarquèrent sur la rive de la vallée, l'archidiacre, Gondowald,
+chambellan de Brunehaut, et les vingt guerriers de la reine, casqués,
+cuirassés, armés de lances et d'épées; ils portaient en sautoir leurs
+boucliers peints et dorés.</p>
+
+<p>--Y a-t-il un long trajet d'ici au monastère?--demanda l'archidiacre en
+posant le pied sur le rivage.</p>
+
+<p>--Non, mon père... il y a tout au plus pour une demi-heure de route.</p>
+
+<p>--Marchez devant, mes chers fils... nous vous suivons.</p>
+
+<p>--Ah! mon père! les impies de cette communauté ignorent à cette heure
+que le châtiment du ciel est suspendu sur leur tête!</p>
+
+<p>--Hâtez le pas, mes fils... bientôt justice sera faite...</p>
+
+<p>--Hermanfred,--dit le chef des guerriers en se retournant vers l'un des
+hommes de sa troupe,--as-tu le trousseau de cordes et les menottes de
+fer?</p>
+
+<p>--Oui, seigneur Gondowald.</p>
+
+<hr class="short">
+
+<p>Au monastère, le festin continuait: partout régnait une douce
+cordialité. À la table où se trouvaient Loysik, Ronan, le Veneur et leur
+famille, l'entretien continuait, vif, animé; l'on parlait en ce moment
+des terribles choses qui se passaient, dit-on, dans le sombre palais de
+la reine Brunehaut. Les heureux habitants de la vallée écoutaient ces
+sinistres récits avec cette curiosité avide, inquiète et souvent
+frissonnante, que souvent l'on éprouve à la veillée, lorsqu'au coin d'un
+foyer paisible l'on entend raconter quelque histoire épouvantable:
+heureux, humble et ignoré, l'on est certain de ne jamais être jeté au
+milieu d'aventures effrayantes comme celles dont la narration vous fait
+frémir, pourtant l'on craint et l'on désire à la fois la continuation du
+récit.</p>
+
+<p>--Tenez,--disait Ronan,--afin de démêler ce chaos sanglant, puisque nous
+parlons de ce monstre femelle, qui a nom Brunehaut, et qui règne à cette
+heure en Bourgogne, rappelons les faits en deux mots: Clotaire, après
+avoir fait brûler vifs Chram, son fils, sa femme et leurs deux petites
+filles, est mort depuis cinquante-trois ans, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>--Oui, mon père,--reprit Grégor,--puisque nous sommes en l'année 613.</p>
+
+<p>--Ce Clotaire avait laissé quatre fils: <i>Charibert</i> régnait à Paris,
+<i>Gontran</i> était roi d'Orléans et de Bourges; <i>Sigebert</i>, roi d'Ostrasie,
+résidait à Metz, et <i>Chilpérik</i>, roi de Neustrie, occupait la demeure
+royale de Soissons, puisque nos conquérants ont appelé Neustrie et
+Ostrasie les provinces du nord et de l'est de la Gaule.</p>
+
+<p>--Chilpérik?--reprit le fils de Ronan,--Chilpérik, ce Néron de la Gaule,
+qui, dit-on, terminait ainsi l'un de ses édits: «<i>Que celui qui
+n'obéirait pas à cette loi ait les</i> <span class="sc">YEUX ARRACHÉS</span>!»</p>
+
+<p>--C'est seulement de celui-là seul et de son frère Sigebert que nous
+nous occupons... Laissons de côté ses deux autres frères, Charibert et
+Gontran, tous deux morts sans enfants: le premier en 566, le second en
+593; ils se sont montrés les dignes descendants de Clovis, mais il ne
+s'agit pas d'eux dans ce récit.</p>
+
+<p>--Mon père, l'effrayante histoire qui nous intéresse est celle de
+Brunehaut et de Frédégonde, puisque ces deux noms, désormais
+inséparables, sont accolés dans le sang...</p>
+
+<p>--J'arrive à l'histoire de ces deux monstres et de leurs époux Chilpérik
+et Sigebert, car ces louves ont leurs loups, et qui pis est, pour la
+Gaule, leurs louveteaux... Donc, ce Chilpérik, quoique marié à Andowère,
+avait, parmi ses nombreuses concubines, une esclave franque d'une beauté
+éblouissante, et douée, dit-on, d'un charme de séduction irrésistible;
+elle se nommait <i>Frédégonde</i>... Il en devint si épris, que pour jouir
+plus librement encore de la possession de cette esclave, il répudia sa
+femme Andowère, qui mourut plus tard en un couvent; mais bientôt las de
+Frédégonde, il fut jaloux d'imiter son frère: Sigebert, qui s'était
+marié à une princesse de sang royal, nommée Brunehaut, fille
+d'Athanagild, roi de race germanique comme les Franks, et dont les aïeux
+avaient conquis l'Espagne comme Clovis la Gaule. Chilpérik demanda donc
+et obtint la main de la soeur de Brunehaut, nommée Galeswinthe... L'on
+ne pouvait voir, disait-on, une figure plus touchante que celle de cette
+jeune princesse, et la bonté de son coeur égalait l'angélique douceur de
+ses traits. Lorsqu'il lui fallut quitter l'Espagne pour venir en Gaule
+épouser Chilpérik, la malheureuse créature eut des pressentiments de
+mort... ces pressentiments ne la trompaient pas... Après six ans de
+mariage, elle était étranglée dans son lit par son époux Chilpérik<a href="#De"><sup class="sml">D</sup></a>.</p>
+
+<p>--Comme Wisigarde, quatrième femme de Neroweg, avait été étranglée par
+ce comte frank, dont la race existe encore, dit-on, en Auvergne... Rois
+et seigneurs franks ont les mêmes moeurs... c'est de race...</p>
+
+<p>--Infortunée Galeswinthe!... Et pourquoi tant de férocité de la part de
+son mari Chilpérik?</p>
+
+<p>--Un moment apaisée, la passion de Chilpérik pour son esclave Frédégonde
+s'était réveillée plus ardente que jamais, et il avait étranglé sa femme
+afin d'épouser sa concubine... Voici donc Frédégonde mariée à Chilpérik
+après le meurtre de Galeswinthe, et devenue l'une des reines de la
+Gaule. Il est d'étranges contrastes dans les familles: Galeswinthe était
+un ange, Brunehaut, sa soeur, mariée à Sigebert, était une créature
+infernale; d'une rare beauté, d'un caractère de fer, vindicative jusqu'à
+la férocité, d'une ambition impitoyable et d'une intelligence qui eût
+été du génie, si elle n'eût appliqué ses facultés extraordinaires aux
+forfaits les plus inouïs... Brunehaut devait épouvanter le monde...
+D'abord elle voulut venger la mort de sa soeur Galeswinthe, étranglée
+par Chilpérik à l'instigation de Frédégonde... Alors, entre ces deux
+femmes, mortelles ennemies, et dont chacune régnait avec son mari sur
+une partie de la Gaule, commença une lutte effrayante: le poison, le
+poignard, l'incendie, la guerre civile, le massacre, les combats des
+pères contre les fils, des frères contre des frères; tels furent les
+moyens qu'elles employèrent l'une contre l'autre. Les populations
+gauloises n'échappèrent pas à cette rage de destruction: toutes les
+provinces soumises à Sigebert et à Brunehaut furent impitoyablement
+ravagées par Chilpérik, et les possessions de celui-ci furent à leur
+tour dévastées par Sigebert. Ces deux frères, ainsi poussés par la furie
+de leurs femmes, combattirent l'un contre l'autre jusqu'au jour où ils
+furent tous deux assassinés.</p>
+
+<p>--Ah! si le sang gaulois n'avait coulé à torrents, si ces désastres
+affreux n'avaient écrasé de nouveau notre malheureux pays, je verrais un
+châtiment céleste dans la lutte de ces deux femmes, décimant ainsi les
+familles où elles sont entrées,--dit Loysik;--mais, hélas! que de maux,
+que de misères atroces ces haines royales font peser sur les peuples...</p>
+
+<p>--Et ces deux monstres trouvaient des instruments pour servir leurs
+vengeances?</p>
+
+<p>--Les meurtres qu'elle ne commettaient pas elles-mêmes par le poison,
+elles les faisaient accomplir par le poignard... Frédégonde, dont la
+dépravation dépassait celle de la Messaline antique, s'entourait de
+jeunes pages; elle les enivrait de voluptés terribles, troublait leur
+raison par des philtres qu'elle composait; ils entraient bientôt dans
+une sorte de frénésie, et elle les lançait alors sur les victimes qu'ils
+devaient frapper... C'est ainsi qu'elle fit poignarder le roi Sigebert,
+mari de Brunehaut, et empoisonner leur fils Childebert... C'est ainsi,
+dit-on, qu'elle a fait tuer, à coups de couteau, son mari Chilpérik...</p>
+
+<p>--Quoi! Frédégonde n'épargna pas même son époux?</p>
+
+<p>--Les uns lui attribuent ce meurtre, d'autres en accusent Brunehaut...
+les deux crimes sont probables: toutes deux avaient intérêt à le
+commettre: par la mort de Chilpérik, Brunehaut vengeait sa soeur
+Galeswinthe, étranglée par ce roi; Frédégonde, en le faisant assassiner,
+se vengeait de ce qu'il avait surpris, la veille de sa mort, l'un des
+innombrables adultères de cette Messaline, tirée de l'esclavage pour
+monter au trône...</p>
+
+<p>--Et elle? mon père, a-t-elle subi la peine due à tant de forfaits?</p>
+
+<p>--La reine Frédégonde est morte paisiblement dans son lit en 597, âgée
+de cinquante-cinq ans, bénie et enterrée par les prêtres dans la
+basilique de Saint-Germain-des-Prés, à Paris, après avoir commis des
+crimes sans nombre... Du reste, Frédégonde a <i>longtemps et heureusement
+et habilement régné</i>, comme disent les infâmes et dévots panégyristes de
+ces monstres couronnés... Oui, à sa mort elle a laissé à son fils
+Clotaire le jeune son royaume intact, et les bénédictions du clergé
+l'ont accompagnée dans sa tombe, cette glorieuse reine, car elle était,
+pour les prêtres, prodigue du bien d'autrui.</p>
+
+<p>Un frémissement d'horreur circula parmi les auditeurs de ce récit; ces
+moeurs royales contrastaient d'une manière si effrayante avec les moeurs
+des habitants de la colonie, que ces bonnes gens croyaient entendre
+raconter quelque songe épouvantable éclos dans le délire de la fièvre.</p>
+
+<p>Grégor reprit:</p>
+
+<p>--Ce Clotaire le jeune, fils de Frédégonde et de Chilpérik, se trouve
+être ainsi le petit-fils de Clotaire, le tueur d'enfants, et
+l'arrière-petit-fils de Clovis?</p>
+
+<p>--Oui... et comme il se montre digne de sa race, vous voyez, mes
+enfants, quelle ère de nouveaux crimes va s'ouvrir; car sa mère
+Frédégonde lui a légué l'implacable haine dont elle poursuivait
+Brunehaut... et ce duel à mort va continuer entre celle-ci et le fils de
+sa mortelle ennemie...</p>
+
+<p>--Hélas! que de désastres vont encore déchirer la Gaule durant cette
+lutte sanglante...</p>
+
+<p>--Oh! elle sera terrible... terrible... car les crimes de Frédégonde
+pâlissent auprès de ceux de Brunehaut, notre reine aujourd'hui, à nous,
+habitants de la Bourgogne.</p>
+
+<p>--Mon père, est-ce possible? Brunehaut plus criminelle que Frédégonde?</p>
+
+<p>--Ronan,--dit Odille en portant ses deux mains à son front,--ce chaos de
+meurtres, accomplis dans une même famille, donne le vertige... L'esprit
+se trouble et se lasse à suivre le fil sanglant qui seul peut vous
+conduire au milieu de ce dédale de crimes sans nom. Grand Dieu! dans
+quel temps nous vivons!... Que verront donc nos enfants?</p>
+
+<p>--À moins que les démons ne sortent de l'enfer, petite Odille, nos
+enfants ne pourront rien voir qui surpasse ce que nous voyons; car, je
+vous l'ai dit, les crimes de Frédégonde ne sont rien auprès de ceux de
+Brunehaut... Et si vous saviez ce qui se passe à cette heure dans le
+splendide château de Châlons-sur-Saône, où cette vieille reine, fille,
+femme et mère de rois, tient en sa dépendance ses
+arrière-petits-enfants... Mais non... je n'ose... mes lèvres se refusent
+à raconter ces choses sans nom.</p>
+
+<p>--Ronan a raison. Il se passe aujourd'hui dans le château de la reine
+Brunehaut des horreurs qui dépassent les bornes de l'imagination
+humaine,--reprit Loysik en frémissant; puis s'adressant à Ronan:--Mon
+frère, par respect pour nos jeunes familles, par respect pour l'humanité
+tout entière, n'achève pas...</p>
+
+<p>--C'est juste, Loysik; il y a quelque chose d'épouvantable à penser que
+la reine Brunehaut est une créature de Dieu comme nous, et que comme
+nous... elle appartient à l'espèce humaine...</p>
+
+<p>--Frère Loysik, frère Loysik,--accourut dire un des moines
+laboureurs,--on a frappé à la porte extérieure du monastère... une voix
+m'a répondu que c'était un message de l'évêque de Châlons et de la reine
+Brunehaut.</p>
+
+<p>Ce nom, en un pareil moment, causa un profond étonnement et une sorte de
+crainte vague.</p>
+
+<p>--Un message de l'évêque et de la reine?--reprit Loysik en se levant et
+se dirigeant vers la porte extérieure du monastère,--cela est étrange!
+Le bac est amarré chaque soir de ce côté-ci de la rive, et les veilleurs
+ont l'ordre absolu de ne pas traverser la rivière durant la nuit; sans
+doute ce messager aura pris une barque à <i>Noisan</i> pour remonter la
+rivière.</p>
+
+<p>En parlant ainsi, le supérieur de la communauté s'était approché de la
+porte massive et verrouillée en dedans; plusieurs moines, portant des
+flambeaux, suivaient le supérieur; Ronan, le Veneur et un grand nombre
+de colons et de frères accompagnaient aussi Loysik; il fit un signe, la
+lourde porte roula sur ses gonds, et l'on vit au dehors, éclairés par la
+lune, l'archidiacre et Gondowald, le chambellan de Brunehaut; derrière
+eux étaient rangés en haie les hommes de guerre, casqués, cuirassés,
+boucliers au bras, lance à la main, épée au côté.</p>
+
+<p>--Il y a là une trahison,--dit à demi-voix Loysik, se retournant vers
+Ronan; puis s'adressant à l'un des moines:--Qui donc, cette nuit, est de
+guet à la logette du bac?</p>
+
+<p>--Nos deux prêtres... Ils ont offert à nos frères de les remplacer pour
+cette nuit de fête.</p>
+
+<p>--Je devine tout,--répondit Loysik avec amertume;--puis s'adressant à
+l'archidiacre qui, ainsi que Gondowald, s'était arrêté au seuil de la
+grande porte, tandis que leur escorte restait au dehors, il dit au
+guerrier et au prêtre:</p>
+
+<p>--Qui êtes-vous? que voulez-vous?</p>
+
+<p>--Je me nomme Salvien, archidiacre de l'église de Châlons et neveu du
+vénérable Sidoine, évêque de ce diocèse... Je t'apporte les ordres de
+ton chef spirituel.</p>
+
+<p>--Et moi Gondowald, chambellan de notre glorieuse et illustre reine
+Brunehaut, je suis chargé par elle de prêter mon aide et celle de mes
+hommes à l'envoyé de l'évêque.</p>
+
+<p>--Voici une lettre de mon oncle,--reprit l'archidiacre en présentant ce
+parchemin à Loysik.--Prends-en connaissance à l'instant.</p>
+
+<p>--Mes yeux sont affaiblis par les années, un de nos frères va faire tout
+haut cette lecture pour moi.</p>
+
+<p>--Il se peut qu'il y ait dans cette lettre des choses secrètes,--dit
+l'archidiacre;--je t'engage à la faire lire à voix basse.</p>
+
+<p>--Nous n'avons point ici de secret les uns pour les autres... Lis tout
+haut, mon frère.</p>
+
+<p>Et Loysik remit la missive à l'un des membres de la communauté, qui
+exécuta l'ordre de son supérieur.</p>
+
+<p>Cette lettre portait en substance que Sidoine, évêque de Châlons,
+instituait l'archidiacre Salvien comme abbé du monastère de Charolles,
+voulant ainsi mettre terme aux scandales et énormités qui depuis tant
+d'années affligeaient la chrétienté par l'exemple de cette communauté;
+elle devrait être à l'avenir rigoureusement soumise à la règle de saint
+Benoît, ainsi que l'étaient alors presque tous les monastères de la
+Gaule. Les moines laïques qui mériteraient cette faveur par leur vertu
+et par leur humble soumission aux ordres de leur nouvel abbé
+obtiendraient la faveur toute chrétienne d'entrer dans la cléricature et
+de devenir moines de l'Église romaine. De plus, en vertu du canon 7 du
+concile d'Orléans, tenu deux années auparavant (l'année 611), qui
+ordonnait que «les domaines, terres, vignes, esclaves, pécules qui
+seraient donnés aux paroisses demeurassent en la puissance de l'évêque,»
+tous les biens du monastère et de la colonie formant, à bien dire, la
+paroisse de Charolles, devaient, à l'avenir, demeurer en la puissance de
+l'évêque de Châlons, qui commettait son neveu l'archidiacre Salvien à la
+direction de ces biens. Le prélat terminait la missive en ordonnant à
+son cher fils en Christ, Loysik, de se rendre sur l'heure en la cité de
+Châlons pour y entendre le blâme de son évêque et père spirituel, et y
+subir humblement la pénitence ou châtiment qu'il pourrait lui infliger.
+Enfin, comme il se pouvait faire que le frère Loysik, par une suggestion
+diabolique, commît l'énormité de mépriser les ordres de son père
+spirituel, le noble Gondowald, chambellan de la glorieuse reine
+Brunehaut, était chargé par cette illustrissime et excellentissime
+princesse de faire exécuter, au besoin, par la force, les ordres de
+l'évêque de Châlons.</p>
+
+<p>Le moine laboureur achevait à peine la lecture de cette missive que
+Gondowald ajouta d'un air hautain et menaçant:</p>
+
+<p>--Oui, moi, chambellan de la glorieuse reine Brunehaut, notre
+très-excellente et très-redoutable maîtresse, je suis chargé par elle de
+te dire à toi, moine, que si toi et les tiens vous aviez l'audace de
+désobéir aux ordres de l'évêque, ainsi que cela pourrait arriver,
+d'après les insolents murmures que je viens d'entendre, je vous fais
+attacher, toi et les plus récalcitrants, à la queue des chevaux de mes
+cavaliers, et je vous conduis ainsi à Châlons, hâtant votre marche à
+coups de bois de lance.</p>
+
+<p>Vingt fois en effet la lecture de la missive de l'évêque avait été
+interrompue par les murmures indignés de la foule: moines laboureurs ou
+colons; il fallut l'imposante autorité de Loysik pour obtenir des
+assistants exaspérés assez de silence pour que la lecture de la missive
+épiscopale pût se terminer; mais lorsque le frank Gondowald eut
+prononcé, d'un air de défi, ses insolentes menaces, la foule y répondit
+par une explosion de cris furieux mêlés de dédaigneuses railleries.</p>
+
+<p>Ronan, le Veneur et quelques vieux Vagres n'avaient pas été des derniers
+à se révolter contre les prétentions spoliatrices de l'évêque de
+Châlons, qui voulait simplement s'approprier les biens des moines
+laboureurs et des colons, au mépris de tout droit. Quoique blanchis par
+l'âge, les Vagres avaient senti bouillonner leur vieux sang batailleur.
+Ronan, toujours homme d'action, se souvenant de son ancien métier, avait
+dit tout bas au Veneur:</p>
+
+<p>--Prends vingt hommes résolus, ils trouveront des armes dans l'arsenal,
+et cours au bac, afin de couper la retraite à ces Franks... Je me charge
+de ce qu'il reste à faire ici, car, foi de Vagre... je me sens rajeuni
+de cinquante ans!</p>
+
+<p>--Et moi donc, Ronan, pendant la lecture de la lettre de cet insolent
+évêque, et surtout lorsqu'a parlé le valet de cette reine infâme, vingt
+fois j'ai cherché une épée à mon côté.</p>
+
+<p>--Rassemble nos hommes au milieu de ce tumulte, sans être remarqué, je
+vais faire ainsi de mon côté; l'arsenal contient suffisamment d'armes
+pour nous armer tous...</p>
+
+<p>Et les deux vieux Vagres allèrent de ci, de là, disant un mot à
+l'oreille de certains colons ou moines, qui disparurent successivement
+au milieu du tumulte croissant, que dominait à peine la voix ferme et
+sonore de Loysik, répondant à l'archidiacre:</p>
+
+<p>--L'évêque de Châlons n'a pas droit d'imposer à cette communauté une
+règle particulière ou un abbé; nous choisissons librement nos chefs, de
+même que nous consentons la règle que nous voulons suivre, pourvu
+qu'elle soit chrétienne; tel est le droit antérieur et originel qui a
+présidé à l'établissement de tous les monastères de la Gaule; les
+évêques n'ont sur nous que la juridiction spirituelle qu'ils exercent
+sur les autres laïques; nous sommes ici maîtres de nos biens et de nos
+personnes, en vertu d'une charte du feu roi Clotaire, qui défend
+formellement à ses ducs, comtes ou évêques, de nous inquiéter. Tu parles
+de conciles, moi aussi je les ai lus; il y a de tout dans les conciles,
+le mal et le bien, le juste et l'injuste; or, ma mémoire ne faiblit pas
+encore, et voici ce que dit fort justement cette fois le concile de 611:</p>
+
+<p><i>Nous avons appris que certains évêques établissent injustement abbés
+dans certains monastères, quelques-uns de leurs parents ou de leurs
+favoris et leur procurent des avantages iniques, afin de se faire donner
+par la violence tout ce que peut ravir au monastère l'exacteur qu'ils y
+ont envoyé.</i></p>
+
+<p>L'archidiacre se mordit les lèvres, et une huée prolongée couvrit sa
+voix lorsqu'il voulut répondre.</p>
+
+<p>--Ce concile ne tiendrait pas ce langage, qui est celui de la
+justice,--reprit Loysik,--que je ne reconnais à aucun concile, à aucun
+prélat, à aucun roi, le droit de déposséder des gens honnêtes et
+laborieux des terres et de la liberté qu'ils tiennent avant tout de leur
+droit naturel.</p>
+
+<p>--Je te dis, moi, que ton monastère est une nouvelle Babylone, une
+moderne Gomorrhe!--s'écria l'archidiacre;--l'évêque de Châlons en avait
+été prévenu, j'ai voulu voir par moi-même et j'ai vu... Et je vois des
+femmes, des jeunes filles dans ce saint lieu, qui devrait être consacré
+aux austérités, à la prière et à la retraite. Je vois tous les ferments
+d'une immonde orgie, qui devait sans doute se prolonger jusqu'au jour,
+au milieu de monstrueuses débauches, où la promiscuité de la chair des
+hommes et des femmes va...</p>
+
+<p>--Assez!--s'écria Loysik indigné;--je te défends, moi, chef de cette
+communauté, je te défends de souiller davantage les oreilles de ces
+épouses, de ces jeunes filles rassemblées ici avec leur famille, pour
+célébrer paisiblement l'anniversaire de notre établissement dans cette
+terre libre, qui restera libre comme ceux qui l'habitent!</p>
+
+<p>--Archidiacre, c'est trop de paroles!--s'écria Gondowald;--à quoi bon
+raisonner avec ces chiens... n'as-tu pas là mes hommes pour te faire
+obéir?</p>
+
+<p>--Je veux tenter un dernier effort pour ouvrir les yeux de ces
+malheureux aveuglés,--répondit l'archidiacre;--cet indigne Loysik les
+tient sous son obsession diabolique... Oui, vous tous qui m'entendez,
+tremblez si vous résistez aux ordres de votre évêque!</p>
+
+<p>--Salvien,--dit Loysik,--ces paroles sont vaines, tes menaces seront
+impuissantes devant notre ferme résolution de maintenir la justice de
+nos droits; nous te repoussons comme abbé de ce monastère; ces moines
+laboureurs et les habitants de celle colonie ne doivent compte de leurs
+biens à personne... Ce débat inutile est affligeant, mettons-y fin; la
+porte de ce monastère est ouverte à ceux qui s'y présentent en amis,
+mais elle se ferme devant ceux qui s'y présentent en ennemis et en
+maîtres, au nom de prétentions d'une folle iniquité... Donc, retire-toi
+d'ici...</p>
+
+<p>--Oui, oui, va-t'en d'ici, archidiacre du diable!--dirent plusieurs
+voix,--ne trouble pas plus longtemps notre fête! tu pourrais t'en
+repentir.</p>
+
+<p>--Une rébellion! des menaces!--s'écria
+l'archidiacre.--Gondowald,--ajouta le prêtre en s'effaçant, pour laisser
+pénétrer dans l'intérieur de la cour le chef des guerriers franks,--vous
+savez les ordres de la reine...</p>
+
+<p>--Et sans tes lenteurs, ces ordres depuis longtemps seraient exécutés! A
+moi, mes guerriers... garrottez ce vieux moine, et exterminez cette
+plèbe si elle bronche!</p>
+
+<p>--A moi, mes enfants! assommez ces Franks! et vive la vieille Gaule!</p>
+
+<p>Qui parlait ainsi? le vieux Ronan, suivi d'une trentaine de colons et de
+moines laboureurs, hommes résolus, vigoureux et parfaitement armés de
+lances, de haches et d'épées. Ces bonnes gens, sortant sans bruit de
+l'enceinte du monastère par la cour des étables, avaient, sous les
+ordres de Ronan, fait le tour des bâtiments extérieurs jusqu'à l'angle
+du mur de clôture; là, ils s'étaient tenus cois et embusqués, jusqu'au
+moment où Gondowald avait appelé à lui ses guerriers. Alors sortant de
+leur embuscade, les gens de Ronan s'étaient à l'improviste précipités
+sur les Franks. Au même instant, Grégor, accompagné d'une troupe
+déterminée, non moins nombreuse et bien armée que celle de son père,
+sortait des bâtiments intérieurs du monastère, se faisait jour à travers
+la foule, dont était remplie la cour, et s'avançait en bon ordre.
+L'archidiacre, Gondowald et leur escorte de vingt guerriers se
+trouvèrent ainsi enveloppés par une soixantaine d'hommes résolus, et il
+faut leur rendre cette justice, animés d'intentions très-malveillantes
+pour la peau des Franks. Ceux-ci, pressentant ces dispositions, ne
+songèrent pas à résister sérieusement, après un léger engagement ils se
+rendirent. Cependant, Gondowald ayant, dans un premier mouvement de
+surprise et de rage, levé son épée sur Loysik et blessé un des moines,
+qui avait couvert le vieillard de son corps, Gondowald, quoique
+chambellan de sa glorieuse reine Brunehaut, fut terrassé, roué de coups
+et vit ses hommes désarmés, après leur résistance inutile, qui leur
+valut force horions appliqués par des mains gauloises et fort rustiques.
+Mais, grâce à l'intervention de Loysik, il ne coula, dans cette rapide
+mêlée, d'autre sang que celui du moine légèrement blessé par Gondowald;
+ce noble chambellan fut, par précaution, solidement garrotté au moyen
+des menottes et du trousseau de cordes dont il s'était muni à
+l'intention de Loysik, avec une prévoyance dont le vieux Ronan lui sut
+gré.</p>
+
+<p>--Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, je vous excommunie
+tous!--s'écria l'archidiacre blême de fureur.--Anathème à celui qui
+oserait porter une main sacrilége sur moi, prêtre et oint du Seigneur!</p>
+
+<p>--Ne me tente pas, crois-moi, <i>oint</i> que tu es! car tout vieux que je
+suis, foi d'ancien Vagre, j'ai terriblement envie de mériter ton
+excommunication, en appliquant sur ton échine sacrée une volée de coups
+de fourreau d'épée!</p>
+
+<p>--Ronan, Ronan! pas de violence,--dit Loysik;--ces étrangers sont venus
+ici en ennemis, ils ont versé le sang les premiers; vous les avez
+désarmés, c'était justice...</p>
+
+<p>--Et leurs armes enrichiront notre arsenal,--dit Ronan.--Allons,
+enfants, récoltez-moi cette bonne moisson de fer... Par ma foi, nous
+serons armés comme des guerriers royaux!</p>
+
+<p>--Que ces soldats et leur chef soient conduits dans une des salles du
+monastère,--ajouta Loysik;--ils y seront enfermés, des moines armés
+veilleront à la porte et aux fenêtres.</p>
+
+<p>--Oser me retenir prisonnier, moi! officier de la maison de la reine
+Brunehaut!--s'écria Gondowald en grinçant des dents et se débattant
+dans ses liens.--Oh! tout ton sang ne payera pas cette audace, moine
+insolent! Ma redoutée maîtresse me vengera!</p>
+
+<p>--La reine Brunehaut a agi contrairement à tous les droits, à toute
+justice, en envoyant ici des hommes de guerre prêter main-forte au
+message de l'évêque de Châlons, lors même que sa prétention eût été
+aussi équitable qu'elle est inique,--répondit Loysik; puis s'adressant à
+ses moines:--Emmenez ces hommes, et surtout qu'il ne leur soit point
+fait de mal; s'ils ont besoin de provisions, qu'on leur en donne...</p>
+
+<p>Les moines emmenèrent les guerriers franks, et leur chef qu'il fallut
+traîner de force, tant cet enragé était furieux. Ceci fait, Loysik dit à
+l'archidiacre, pantois, colère et sournois comme un renard pris au
+piége:</p>
+
+<p>--Salvien, je dois avant tout assurer le repos de cette colonie et de
+cette communauté; je suis donc obligé d'ordonner que tu restes
+prisonnier dans ce monastère...</p>
+
+<p>--Moi?... moi aussi... tu oses...</p>
+
+<p>--Ne redoute rien, tu seras traité avec égard, tu auras pour prison
+l'enceinte du monastère... Dans trois ou quatre jours au plus tard...
+lors de mon retour, tu seras libre.</p>
+
+<p>Lorsque l'archidiacre eut disparu, Ronan dit à Loysik:</p>
+
+<p>--Frère, tu as parlé à cet homme de ton retour? tu pars donc?</p>
+
+<p>--À l'instant même... Je vais à Châlons... Je verrai l'évêque, je verrai
+la reine.</p>
+
+<p>--Que dis-tu, Loysik!--s'écria Ronan avec une anxiété douloureuse,--tu
+nous quittes, tu vas affronter Brunehaut; mais ce nom dit tout:
+Vengeance implacable. Loysik, c'est courir à ta perte!...</p>
+
+<p>Les moines laboureurs et les colons, partageant l'inquiétude de Ronan,
+se livrèrent aux supplications les plus tendres, les plus pressantes,
+afin de détourner Loysik de son projet téméraire: le vieux moine fut
+inébranlable; et, pendant que l'un des frères qui devait l'accompagner
+faisait à la hâte quelques préparatifs de voyage, il se rendit dans sa
+cellule pour y prendre la charte du roi Clotaire. Ronan et sa famille
+accompagnèrent Loysik, il leur dit tristement:</p>
+
+<p>--Notre position est pleine de périls: il s'agit non-seulement du sort
+de ce monastère, mais de celui de la colonie tout entière. Vous avez eu
+facilement raison d'une vingtaine de guerriers; mais, songer à résister
+par la force à l'immense et terrible pouvoir de Brunehaut, c'est vouloir
+le ravage de cette vallée, le massacre ou l'esclavage de ses
+habitants... Cette charte de Clotaire confirme notre droit; mais
+qu'est-ce que le droit pour Brunehaut!</p>
+
+<p>--Alors, mon frère, que vas-tu faire à Châlons dans l'antre de cette
+louve...</p>
+
+<p>--Tenter d'obtenir justice.</p>
+
+<p>--Obtenir justice!... Mais, tu l'as dit, qu'est-ce que le droit pour
+Brunehaut?...</p>
+
+<p>--Elle se joue du droit comme de la vie des hommes, je le sais; pourtant
+j'ai quelque espoir... Je désire que vous gardiez ici l'archidiacre et
+ses guerriers prisonniers... d'abord parce que, dans leur fureur, ils
+m'auraient sans doute rejoint et tué en route; or je tiens à vivre pour
+mener à bonne fin ce que j'entreprends aujourd'hui; puis, au lieu de me
+laisser prévenir par l'archidiacre et le chambellan, je préfère
+instruire moi-même l'évêque et la reine Brunehaut des motifs de notre
+résistance.</p>
+
+<p>--Mon frère, si cette justice que tu vas tenter d'obtenir au péril de ta
+vie tu ne l'obtiens pas? si cette reine implacable te fait égorger...
+comme elle a fait égorger tant d'autres victimes?...</p>
+
+<p>--Alors, mon frère, l'acte d'iniquité s'accomplira. Alors, si l'on veut
+non-seulement soumettre vos biens, vos personnes à la tyrannie et aux
+exactions de l'Église, mais encore vous ravir, par la violence, le sol
+et la liberté que vous avez reconquis et qu'une charte a garantie, alors
+vous aurez à prendre une résolution suprême... oui; alors, croyez-moi,
+rassemblez un conseil solennel, ainsi que faisaient autrefois nos pères
+lorsque le salut de la patrie était menacé... Qu'à ce conseil les mères
+et les épouses prennent place, selon l'antique coutume gauloise; car
+l'on décidera du sort de leurs maris et de leurs enfants... Là, vous
+aviserez avec calme, sagesse et résolution, sur ces trois alternatives,
+les seules, hélas! qui vous resteront:--devrez-vous subir les
+prétentions de l'évêque de Châlons, et accepter un servage déguisé qui
+changera bientôt notre libre vallée en un domaine de l'Église exploité à
+son profit;--devrez-vous vous résigner si la reine, foulant aux pieds
+tous les droits, déchire la charte de Clotaire et déclare notre vallée:
+<i>domaine du fisc royal</i>, ce qui sera pour vous la spoliation, la misère,
+l'esclavage et la honte;--ou bien enfin, devrez-vous, forts de votre bon
+droit, mais certains d'être écrasés, protester contre l'iniquité royale
+ou épiscopale par une défense héroïque, et vous ensevelir, vous et vos
+familles, sous les ruines de vos maisons<a href="#Ee"><sup class="sml">E</sup></a>?</p>
+
+<p>--Oui... oui... tous, hommes, femmes, enfants, plutôt que de redevenir
+esclaves, nous saurons combattre ou mourir comme nos aïeux, Loysik! Et
+ce sanglant enseignement fera peut-être sortir les populations voisines
+de leur lâche torpeur... Mais, frère... frère... te voir partir seul...
+pour affronter un péril que je ne peux partager!...</p>
+
+<p>--Allons, Ronan, pas de faiblesse, je ne te reconnais plus... Que dès
+cette nuit tous les postes fortifiés de la vallée soient occupés comme
+il y a cinquante ans, lors de l'invasion de Chram en Bourgogne; ta
+vieille expérience militaire et celle du Veneur seront d'un grand
+secours ici; il n'y a d'ailleurs aucune attaque à redouter pendant
+quatre ou cinq jours; car il m'en faut deux pour me rendre à Châlons, et
+un laps de temps pareil est nécessaire aux troupes de la reine pour se
+rendre ici, dans le cas où elle voudrait recourir à la violence.
+Jusqu'au moment de mon arrivée à Châlons, l'évêque et Brunehaut
+ignoreront si leurs ordres ont été ou non exécutés, puisque le diacre et
+le chambellan restent ici prisonniers.</p>
+
+<p>--Et au besoin ils serviront d'otages.</p>
+
+<p>--C'est le droit de la guerre... Si cet évêque insensé, si cette reine
+implacable veulent la guerre! il faut aussi garder prisonniers les deux
+prêtres qui ont par trahison amené ici l'archidiacre.</p>
+
+<p>--Misérables traîtres!... J'ai entendu tes moines parler de la leçon
+qu'ils se réservent de leur donner... à grands coups de houssine...</p>
+
+<p>--Je défends formellement toute violence à l'égard de ces deux
+prêtres!--dit Loysik d'une voix sévère, en s'adressant à deux moines
+laboureurs qui étaient alors dans sa cellule.--Ces clercs sont les
+créatures de l'évêque, ils auront obéi à ses ordres; aussi, je vous le
+répète, pas de violences, mes enfants.</p>
+
+<p>--Bon père Loysik, puisque vous l'ordonnez, il ne sera fait aucun mal à
+ces traîtres.</p>
+
+<p>Les adieux que les habitants de la colonie et des membres de la
+communauté adressèrent à Loysik furent navrants; bien des larmes
+coulèrent, bien des mains enfantines s'attachèrent à la robe du vieux
+moine; mais ces tendres supplications furent vaines, il partit
+accompagné jusqu'au bac par Ronan et sa famille: là se trouva le Veneur,
+chargé de couper la retraite aux Franks. En occupant ce poste avec ses
+hommes, il avait aperçu, de l'autre côté de la rivière, les esclaves
+gardant les chevaux des guerriers et les bagages de l'archidiacre. Le
+Veneur crut prudent de s'emparer de ces hommes et de ces bêtes; il
+laissa, près de la logette du guet, la moitié de ses compagnons, et, à
+la tête des autres, il traversa la rivière dans le bac. Les esclaves ne
+firent aucune résistance, et, en deux voyages, chevaux, gens et chariots
+furent amenés sur l'autre bord. Loysik approuva la manoeuvre du Veneur;
+car les esclaves, ne voyant pas revenir Gondowald et l'archidiacre,
+auraient pu retourner à Châlons donner l'alarme, et il importait au
+vieux moine, pour ses projets, de tenir secret ce qui s'était passé au
+monastère. Loysik, vu son grand âge et les longueurs de la route, crut
+pouvoir user de la mule de l'archidiacre pour ce voyage; elle fut donc
+rembarquée sur le bac, que Ronan et son fils Grégor voulurent conduire
+eux-mêmes jusqu'à l'autre rive, afin de rester quelques moments de plus
+avec Loysik. L'embarcation toucha terre; le vieux moine laboureur
+embrassa une dernière fois Ronan et son fils, monta sur la mule, et,
+accompagné d'un jeune frère de la communauté qui le suivait à pied, il
+prit la route de Châlons, séjour de la reine Brunehaut.</p>
+
+<p>Cette lettre devait être placée avant l'épisode de la <i>Crosse
+abbatiale</i>, qui fait partie du cinquième volume, et qui suit <i>Ronan le
+Vagre</i>; nous donnons cette lettre à la fin de ce volume, afin de ne pas
+interrompre le récit dans le cinquième volume.</p>
+ <a name="aut2" id="aut2"></a>
+<br><br><br>
+
+<div class="sml">
+<p class="mid"><b>L'AUTEUR</b></p>
+
+<p class="mid"><b>AUX ABONNÉS DES MYSTÈRES DU PEUPLE.</b></p>
+
+<p>Chers lecteurs,</p>
+
+<p>Nous avons cru devoir donner de longs développements à l'épisode de
+<i>Ronan le Vagre</i>, ce récit vous retraçait la conquête de la Gaule, notre
+mère patrie, l'un des faits les plus capitaux de l'histoire des siècles
+passés, puisque les partisans de la royauté du droit divin et les
+ultramontains revendiquent encore aujourd'hui pour leurs <i>rois</i> et pour
+leur <i>foi</i>, cette sanglante et inique origine. Dernièrement encore, à
+l'Assemblée nationale, (séance du 15 janvier 1851), n'avons-nous pas
+entendu le plus éloquent défenseur du parti légitimiste prononcer ces
+paroles à propos de <span class="sc">Henri V</span>: «<i>En rentrant en France il ne peut être que
+le premier des Français... le <span class="sc">Roi</span>... de ce pays que ses aïeux ont
+<span class="sc">Conquis</span>.....</i>»--Quelques jours auparavant, lors de la discussion du
+projet de loi sur l'observance forcée du dimanche, n'avons-nous pas
+entendu M. Montalembert invoquer <span class="sc">la foi de Clovis</span>! La foi de Clovis!
+jugez, chers lecteurs, vous qui connaissez Clovis, sa foi et les actes
+de ce fervent catholique.</p>
+
+<p>Telle est donc, de l'aveu même des partisans du droit divin, l'origine
+de ce droit: <i>la conquête</i>, c'est-à-dire, <i>la violence</i>, <i>la
+spoliation</i>, <i>le massacre</i>... Certes, nous ne prétendons point que les
+légitimistes d'aujourd'hui soient des hommes de violence, de spoliation,
+de massacre; mais l'inexorable fatalité des faits, l'histoire en un mot,
+prouve à chacune de ses pages l'abominable et oppressive iniquité de ce
+prétendu droit divin, alors consacré par l'odieuse complicité de
+l'Église catholique. Puis vous aurez remarqué, chers lecteurs, la part
+que le clergé gaulois à prise à cette conquête, dont il a partagé les
+dépouilles ensanglantées.</p>
+
+<p>Nous étudierons dans les récits suivants les conséquences de cette
+<i>conquête</i>, le sort des peuples toujours réduits aux douleurs et aux
+misères de l'esclavage, les désastres de la Gaule incessamment déchirée
+par les guerres civiles ou ravagée par les invasions des Arabes au
+huitième siècle, et des Normands au neuvième et au dixième... Oui, des
+Arabes, car, chose étrange, <i>Abd-el-Kader</i>, cet intrépide et dernier
+défenseur de la nationalité arabe (car tout en rendant un juste hommage
+à l'admirable bravoure de notre armée, n'oublions pas que lui aussi,
+comme les Gaulois du vieux temps, combattait pour son foyer, pour sa
+religion, pour sa patrie...) tandis que Abd-el-Kader est aujourd'hui
+prisonnier au château de Blois, il y a onze siècles les ancêtres de cet
+émir, alors maîtres de presque tout le midi de la Gaule, où ils
+s'établirent durant de longues années, poussèrent leurs excursions
+guerrières jusqu'à <i>Bordeaux</i>, jusqu'à <i>Tours</i>, jusqu'à <i>Poitiers</i>,
+jusqu'à <i>Blois</i>... à <i>Blois</i> où à cette heure Abd-el-Kader, par un
+étrange revirement du sort des nations, semble expier la conquête de ses
+ancêtres, maîtres en ces temps-là d'une partie de notre sol, comme nous
+sommes aujourd'hui maîtres de l'Afrique.</p>
+
+<p>Vous allez enfin, chers lecteurs, dans l'épisode de la <i>Crosse
+abbatiale</i>, assister à des scènes étranges qui se passent au milieu d'un
+couvent de femmes. Ces étrangetés, je dois les justifier par quelques
+citations relatives à de semblables scènes rapportées par les
+chroniqueurs contemporains.</p>
+
+<p>«.....Chrodielde et plusieurs de ses religieuses retournèrent à Poitiers
+et se mirent en sûreté dans la basilique de Saint-Hilaire, réunissant
+autour d'elles des voleurs, des meurtriers, des adultères, des criminels
+de toute espèce, car elles se préparaient à combattre...</p>
+
+<p>»..... Les scandales que le diable avait fait naître dans le monastère
+de Poitiers devenaient de plus en plus déplorables... On accusait
+l'abbesse d'ouvrir les bains du monastère à des hommes, d'avoir
+continuellement autour d'elle des jeunes gens habillés en femmes, etc.,
+etc.» (Grégoire, évêque de Tours, liv. IX, X et suivants.)</p>
+
+<p>Un autre évêque, nommé <i>Venance Fortunat</i>, écrivait à deux religieuses
+les vers suivants pour rendre hommage aux repas succulents qu'elles lui
+préparaient de leurs mains chéries:</p>
+
+<p>«.....Au milieu des délices variées, lorsque tout flattait mon goût, je
+dormais et je mangeais tour à tour, j'ouvrais la bouche, je fermais les
+yeux, toutes les sauces tentaient mon appétit; croyez-le bien, <i>mes
+chéries</i>, j'avais l'esprit troublé, il m'eût été difficile de m'exprimer
+librement; ni mes doigts ni ma plume ne pouvaient tracer des vers:
+l'ivresse de ma muse avait rendu mes mains incertaines, car je ne suis
+pas à l'<i>abri des accidents qui menacent le commun des buveurs</i>; la
+table même me semblait nager dans le vin, etc.» (<i>Poésies de</i> <span class="sc">Venance
+Fortunat,</span> liv. VII, p. 24.)</p>
+
+<p>Un dernier mot de gratitude, chers lecteurs, pour vous remercier de
+votre intérêt constant pour cette oeuvre, que les prétentions
+monarchiques et cléricales, coalisées contre la république démocratique
+et sociale, rendent presque de circonstance.</p>
+
+<p>Paris, 20 janvier 1851.</p>
+
+<p class="rig"><span class="sc">Eugène Sue</span>,<br>
+Représentant du peuple pour le département de la Seine.</p>
+</div>
+<br><br><br>
+<a name="notes" id="notes"></a>
+<br><br>
+
+<h2>NOTES.</h2>
+
+<h3>LA GARDE DE POIGNARD.</h3>
+
+<h4>PROLOGUE.</h4>
+
+<blockquote><a id="pA" name="pA"><b>Note A: </b></a> M. Amédée Thierry, dans son <i>Histoire de la Gaule sous
+l'administration romaine</i>, t. II, p. 474, nous donne les détails
+suivants sur les origines des <i>Bagaudes</i> et de la <i>Bagaudie</i>: «Pressurés
+par les propriétaires que pressuraient à leur tour les agents du fisc,
+les paysans (<i>gaulois</i>) avaient quitté par troupes leurs chaumières pour
+mendier un pain qu'on ne pouvait pas leur donner. Rebutés partout et
+chassés par les milices des villes, ils se faisaient bandits ou
+<i>Bagaudes</i>, mot gaulois équivalant au premier; ils allaient en
+<i>Bagaudie</i>, suivant l'expression consacrée. On vit dans des cantons
+entiers les colons se réunir, tuer et manger leur bétail, et, montés sur
+leurs chevaux de labour, armés de leurs instruments de culture, fondre
+sur les campagnes comme une tempête. Rien n'échappait à ces bandes
+affamées qui laissaient, après leur passage, stérile et nue, la terre
+que leurs sueurs devaient féconder. Les champs ravagés, ils passaient
+aux villes, dont une populace, amie du pillage et non moins misérable,
+leur ouvrait souvent les portes. Cette misère était si générale en
+Gaule, il y avait là tant d'habitudes de désordre, tant d'instincts
+violents, qu'en peu de mois les Bagaudes formèrent une armée qui
+s'organisa et conféra à ses deux principaux chefs les titres de César et
+d'Auguste. Ces singuliers <i>Césars</i>, qui avaient pour peuple des voleurs,
+pour empire la terre qu'ils dévastaient, pour pallium des haillons, et
+pour palais les forêts et la voûte du ciel, se nommaient Ælian et Amand.
+Ils ne résistèrent pas à l'orgueil de se faire frapper des médailles
+dont quelques-unes nous sont restées. L'une d'elles présente la tête
+radiée d'Amandus, empereur, César, Auguste, pieux et heureux, avec ce
+mot au revers: <i>Espérance</i>.»
+
+<p>Ælius et Amandus (Aëlian et Amand) concentrèrent leurs forces aux
+environs de Paris, un peu au-dessus du confluent de la Seine avec la
+Marne. Ils avaient là, pour place d'armes, un château d'un abord presque
+inaccessible et qui, suivant la tradition, avait été bâti et fortifié
+par Jules César. De ce point ils lançaient leurs bandes non-seulement
+sur les campagnes, mais encore sur les villes les plus populeuses; c'est
+ainsi qu'ils se jetèrent sur Autun. Après leur apparition il ne resta de
+cette belle cité, l'un des centres de la civilisation romaine, qu'un
+monceau de ruines. L'insurrection gauloise devint si grave que le
+nouveau chef de l'empire crut nécessaire d'envoyer dans la Gaule son
+collègue Maximien. Celui-ci n'avait point le génie politique de
+Dioclétien, mais c'était un brave soldat et un général habile; il vint
+facilement à bout des troupes indisciplinées d'Ælianus et d'Amandus. Il
+les força enfin dans leur château qu'il détruisit. Ce fut en cet endroit
+que s'éleva plus tard l'Abbaye de Saint-Maur des Fossés. Ainsi fut
+réprimée et vaincue la première <i>Bagaudie</i>. De la seconde Bagaudie date
+l'affranchissement de la Bretagne.</p>
+
+<p>On voit reparaître les <i>Bagaudes</i> à la fin du règne de Valentinien Ier.
+Cette fois, ils n'essayent point de se réunir en une grande armée: ils
+se cachent dans les bois, par petites troupes; c'est de là qu'ils
+s'élancent pour chercher le pain qui leur manque, ou pour se venger des
+magistrats romains, leurs oppresseurs. Valentinien ordonna contre eux
+d'actives poursuites: on parvint encore à les faire disparaître. Tous
+ceux qui tombèrent aux mains des soldats impériaux périrent dans les
+plus affreux supplices. Le peuple devait les honorer plus tard comme des
+<i>saints</i> et des <i>martyrs</i>.</p>
+
+<p>Enfin, il y eut encore une insurrection des <i>Bagaudes</i> au commencement
+du cinquième siècle. Ce fut au moment de la grande invasion quand les
+Alains, les Suèves, les Burgondes et les Vandales, après avoir forcé la
+barrière du Rhin, se jetèrent sur la Gaule et portèrent la dévastation
+dans ses plus belles provinces. Cette insurrection de <i>Bagaudes</i>, sur
+laquelle nous n'avons point de détail, est la dernière dont les
+documents anciens fassent mention. Il n'y eut, plus tard, dans les
+campagnes, que des soulèvements partiels qui ne rappellent en rien
+l'ancienne <i>Bagaudie</i>. Le nom même de <i>Bagaude</i> disparut peu à peu: à la
+fin du cinquième siècle, on se servait déjà de mots germaniques pour
+désigner non point seulement les Barbares, mais encore les Gallo-Romains
+qui, réunis par troupes, pillaient et ravageaient les terres qui avaient
+appartenu autrefois à l'Empire.</p></blockquote>
+
+<h4>CHAPITRE PREMIER.</h4>
+
+
+<a id="A1" name="A1"></a>
+<blockquote><b>Note A:</b> Le nom de <i>Warg</i> qui signifie <i>toup</i>, <i>tête de loup</i>,
+était donné, dans l'ancienne Germanie, au <i>banni</i>, au <i>proscrit</i>. Le
+vagabond qui errait sans feu ni lieu, quoique non proscrit, était appelé
+dans les lois germaniques <i>wargangus</i>. On appelait parfois <i>vargus</i> ou
+<i>wagre</i> l'exilé.
+
+<p>Voyez J. Grimm et M. Michelet qui a reproduit les recherches du savant
+Allemand dans l'ouvrage intitulé les <i>Origines du droit français</i>.</p>
+
+<p>Plusieurs textes anciens prouvent que dès le commencement des invasions
+franques, on appelait, dans les Gaules, <span class="sc">Wargr</span>, <span class="sc">Wagre</span>, <span class="sc">Warges</span>, <i>têtes de
+loup</i>, <i>proscrits</i>, <i>exilés</i>, tous ceux qui se livraient au vagabondage
+ou à une vie de désordre. Déjà, du temps de Sidoine Apollinaire, avant
+la fin du cinquième siècle, on appliquait les noms germaniques de
+<i>warger</i>, <i>warges</i>, même aux Gaulois, propriétaires dépossédés ou
+esclaves fugitifs, qui se réunissaient par bandes à l'imitation des
+<i>Bagaudes</i>, pour se livrer, en armes, au pillage et à la dévastation. Il
+nous suffira de citer ici un passage d'une lettre de Sidoine
+Apollinaire. L'évêque des Arvernes intercède auprès de son ami S. Loup,
+pour une femme qui a été enlevée et vendue sur un marché d'esclaves,
+dit-il, par des brigands originaires du pays qu'on appelle <i>Warges</i>...
+<i>Unam feminam... quam forte</i> <span class="sc">Wargorum</span>, <i>hoc enim nomine indigenas
+latrunculos nuncupant, superventus abstraxerat</i>... <i>Épist.</i> <span class="sc">vi</span>, 4.</p>
+
+<p>Ce passage nous dispense d'une plus longue dissertation.</p></blockquote>
+
+
+<a id="B1" name="B1"></a>
+<blockquote><b>Note B:</b> Voir la note A sur les Bagaudes.</blockquote>
+
+<a id="C1" name="C1"></a>
+<blockquote><b>Note C:</b> <i>Histoire d'Auvergne</i>, t. I, p. 129.</blockquote>
+
+<a id="D1" name="D1"></a>
+<blockquote><b>Note D:</b> Les évêques mariés avant l'épiscopat continuaient souvent
+de vivre avec leurs femmes, auxquelles ils donnaient le nom de soeur.</blockquote>
+
+<a id="E1" name="E1"></a>
+<blockquote><b>Note E:</b> Nous empruntons à un mémoire inédit de notre savant et
+excellent ami Janowski (mémoire couronné par l'Institut), la
+nomenclature suivante des diverses fonctions des esclaves dépendants
+d'une villa: <i>arator</i>, <i>venitor</i>, bubulus, <i>porcarius</i>, <i>caprarius</i>,
+<i>taber-ferrarius</i>, <i>aurifices</i>, <i>argentarius</i>, <i>sutor</i>, <i>tornator</i>,
+<i>carpentarius</i>, <i>scutator</i>, <i>accipitores</i>; (les esclaves qui faisaient
+la cervoise, le cidre, la poirée): <i>qui facient cervisiam pomaticum</i>,
+<i>pistor</i>, <i>retiator</i>, <i>venator</i>, <i>molinarines</i>, <i>forestarius</i>,
+<i>majordomus</i>, <i>infestor</i>; (celui qui apporte les plats sur la table):
+<i>scautio</i>, <i>marescalcus</i>, <i>strator</i>, <i>seneschalus</i>.</blockquote>
+
+<a id="F1" name="F1"></a>
+<blockquote><b>Note F:</b> Les femmes des évêques mariés s'appelaient <i>évêchesses</i>.</blockquote>
+
+<a id="G1" name="G1"></a>
+<blockquote><b>Note G:</b> On appelait gynécée l'appartement des femmes.
+
+<p>Le gynécée était un atelier dans lequel se confectionnaient les
+vêtements destinés à toute la famille. Outre les ouvrages exécutés dans
+cet atelier, au profit du maître, on y en faisait d'autres pour
+l'entretien et le service des femmes qui les habitaient. Les femmes des
+seigneurs ou les maîtresses de maison ne présidaient pas toutes aux
+travaux de leurs gynécées, car le concile de Nantes en accuse plusieurs
+de braver les lois divines et humaines en fréquentant sans cesse les
+assemblées et les assises publiques, au lieu de rester au milieu des
+femmes de leurs gynécées pour disserter sur leurs lainages, les tissus
+et autres ouvrages de leur sexe.</p></blockquote>
+
+<a id="H1" name="H1"></a>
+<blockquote><b>Note H:</b> Les <i>leudes</i> étaient les compagnons de guerre du chef
+frank, que chaque bande choisissait pour son chef; ils lui juraient
+fidélité (en germain <i>treue</i>, <i>trust</i>); on les appelait <i>leudes</i>,
+<i>fidèles</i> ou <i>antrustions</i>; mais cette dernière appellation était plus
+spécialement consacrée aux compagnons de guerre du roi.
+
+<p>Lors de la conquête, Clovis ou ses successeurs, après s'être réservé la
+part du lion dans la spoliation du sol de la Gaule, distribuèrent, sous
+le titre de <i>bénéfices</i>, une partie des terres aux chefs de bandes,
+leurs compagnons de guerre. M. Guizot, dans son <i>Histoire de la
+civilisation en France</i> (t. I, p. 249), dépeint avec autant de sagacité
+que de savoir l'établissement territorial d'un chef de leudes en Gaule:</p>
+
+<p>«... Lorsqu'une bande arrivait quelque part et prenait possession des
+terres, ne croyez pas que cette occupation eût lieu systématiquement, ni
+qu'on divisât le territoire par lots, et que chaque guerrier en reçût un
+selon son importance et son rang; le chef de la bande, ou les différents
+chefs qui s'étaient réunis, <i>s'appropriaient</i> de vastes domaines; la
+plupart des guerriers qui les avaient suivis continuaient de vivre
+autour d'eux à la même table, sans propriété qui leur appartînt
+spécialement... La vie commune, <i>le jeu</i>, <i>la chasse</i>, <i>les banquets</i>,
+c'étaient là leurs plaisirs de barbares; comment se seraient-ils
+résignés à s'isoler? l'isolement n'est supportable qu'à la condition du
+travail; or, ces barbares étaient essentiellement oisifs, ils avaient
+donc besoin de vivre ensemble, et beaucoup de leudes restèrent auprès de
+leur chef, menant sur ses domaines à peu près la même vie qu'ils
+menaient auparavant à sa suite; aussi naquit plus tard entre eux une
+prodigieuse inégalité; il ne s'agit plus de quelque diversité
+personnelle de force, de courage, ou d'une part plus ou moins
+considérable en terres, en bestiaux, en esclaves, en meubles précieux;
+le chef, devenu grand propriétaire, disposa de beaucoup de moyens de
+pouvoir, et les autres étaient toujours de simples guerriers.»</p>
+
+<p>Néanmoins, le besoin de conserver auprès d'eux ces guerriers pour la
+nécessité d'une défense commune, poussait les chefs à augmenter sans
+cesse le nombre de leurs leudes; les rois Gontran et Childebert
+stipulent en 587: «Qu'ils ne chercheront pas réciproquement à se
+débaucher leurs leudes, et qu'ils ne conserveront pas à leur service
+ceux qui auraient abandonné l'un d'entre eux.» (Grégoire de Tours, liv.
+IX, ch. <span class="sc">xx</span>.)</p></blockquote>
+
+<a id="I1" name="I1"></a>
+<blockquote><b>Note I:</b> Voir Thierry, <i>Lettres sur l'Hist. de France</i>, p. 77.</blockquote>
+
+<a id="J1" name="J1"></a>
+<blockquote><b>Note J:</b> Au commencement de ce siècle, où l'administration romaine
+importée en Gaule subsista encore pendant quelques années malgré
+l'invasion des Franks, la classe des <i>curiales</i> comprenait tous les
+citoyens habitants des villes, qu'ils y fussent nés ou qu'ils fussent
+venus s'y établir, et possédant une certaine fortune territoriale. Les
+<i>curiales</i> avaient pour fonctions: 1º d'administrer les affaires de la
+ville, ses dépenses et ses revenus; dans cette double situation, les
+curiales répondaient non-seulement de leur gestion individuelle, mais
+des besoins de la ville, auxquels ils étaient forcés de pourvoir
+eux-mêmes, en cas d'insuffisance des revenus municipaux; 2º de percevoir
+les impôts publics sous la responsabilité de leurs biens propres en cas
+de non-recouvrement; 3º nul curiale ne pouvait vendre, sans la
+permission du gouverneur de la province, la propriété qui le rendait
+curiale, ni s'absenter de la ville; sinon, et dans le cas où ils ne
+revenaient plus, leurs biens étaient confisqués au profit de la cité.
+
+<p>Les fonctions de curiales entraînaient des charges et une responsabilité
+très grandes; le corps entier du clergé, depuis le simple clerc jusqu'à
+l'archevêque, s'en étaient exemptés, mais ils les présidaient
+conjointement avec le préfet de la ville, sous les Romains et avec le
+comte, pendant les premiers temps de la conquête franque. (Voir <i>Code
+Théodosien</i>, liv. VI, tit. <span class="sc">XXII</span>; liv. II, <i>Théorie des lois politiques
+de la France</i>; liv. I, <i>Preuves</i>, p. 544, cités par M. Guizot; <i>Essais
+sur l'Histoire de France</i>, p. 19.)</p></blockquote>
+
+<a id="K1" name="K1"></a>
+<blockquote><b>Note K:</b> Ainsi que nous l'établirons dans l'une des notes
+suivantes, les évêques réunis en concile tendaient de plus en plus à
+dominer les moines laïques et à les absorber dans l'Église; ainsi le
+concile d'Orléans (553) décrète: «Qu'il ne soit point permis aux moines
+d'errer loin de leur monastère, sans la permission de l'évêque du
+diocèse.»</blockquote>
+
+<a id="L1" name="L1"></a>
+<a id="M1" name="M1"></a>
+<blockquote><b>Note L:</b> et <b>M:</b> Voir dans la lettre précédente l'épisode de
+<span class="sc">Karadeuk</span> <i>le Bagaude</i> et <span class="sc">Ronan</span> <i>le Vagre</i>, le passage relatif à
+l'abominable brutalité d'un seigneur Frank, textuellement extrait de
+saint Grégoire, évêque de Tours, ainsi que la férocité de l'évêque
+Cautin, enfermant un vivant avec un mort en putréfaction.</blockquote>
+
+<a id="N1" name="N1"></a>
+<blockquote><b>Note N:</b> La portion du sol que Clovis et ses descendants
+accordèrent aux chefs de bandes et à leurs leudes qui l'avaient suivi
+dans la conquête de la Gaule s'appelait un <i>bénéfice</i>. Il existait des
+terres données à bénéfices de plusieurs sortes: 1º des bénéfices qui
+pouvaient être arbitrairement révoqués par le donateur; 2º des bénéfices
+temporaires; 3º des bénéfices concédés à vie; 4º des bénéfices
+héréditaires. Les obligations des <i>bénéficiers</i>, soit temporaires, soit
+viagers, soit héréditaires, demeurèrent longtemps exprimées par le mot
+vague de <i>fidélité</i>. <i>Fidélité</i> qui se résumait généralement par ces
+obligations: 1º les dons d'argent que le bénéficier faisait au roi, soit
+à l'époque où il convoquait ses <i>fidèles</i> au Champ-de-Mars, soit
+lorsqu'il venait passer quelque temps dans la province où était situé le
+bénéfice (<i>Annal. Hildesh. a. 750; ap. Leibnitz Script. Rer. Brunswik;
+ap. Guizot, Des institutions politiques en France, du cinquième au
+dixième siècle</i>, p. 66); 2º la fourniture des denrées, moyens de
+transport, logement, etc., à fournir, soit aux envoyés du roi, soit aux
+envoyés étrangers qui traversaient la contrée se rendant vers le roi; 3º
+l'obligation du service militaire; en d'autres termes, l'obligation de
+suivre le roi à de nouvelles expéditions guerrières. Expéditions qui
+avaient pour but l'envahissement de nouvelles terres ou le pillage;
+ainsi Théodorik, petit-fils de Clovis, dit à ses leudes:
+
+<p>«Suivez-moi en Auvergne, je vous conduirai dans ce pays, où vous
+prendrez de l'or et de l'argent autant que vous en pourrez désirer; où
+vous trouverez en abondance du bétail, des esclaves, des vêtements.
+Théodorik se prépara donc à passer en Auvergne, promettant de nouveau à
+ses guerriers qu'ils transporteraient dans leur pays tout le butin et
+aussi les hommes.» (Grégoire de Tours, liv. III, ch. <span class="sc">II</span>.)</p></blockquote>
+
+<a id="O1" name="O1"></a>
+<blockquote><b>Note O:</b> On appelait terre <i>salique</i> ou <i>militaire</i>, la portion du
+sol dont un chef de bande s'était emparé par la force, ou avait reçu en
+partage au moment de la conquête; ces terres n'étaient soumises à aucune
+redevance honorifique ou matérielle envers le roi; c'était la part du
+butin du guerrier frank, il ne la tenait, disait-il, que de son épée.
+Ainsi, un chef pouvait posséder à la fois des terres saliques qui ne
+relevaient que de lui, et des terres bénéficiaires, temporaires, à vie
+ou héréditaires, qu'il devait à la générosité royale, et qui devenaient,
+en raison même de ce don, plus où moins tributaires de la royauté.</blockquote>
+
+<h4>CHAPITRE II.</h4>
+
+<a id="A2" name="A2"></a>
+<a id="B2" name="B2"></a>
+<a id="C2" name="C2"></a>
+<a id="D2" name="D2"></a>
+<a id="E2" name="E2"></a>
+<blockquote><b>Notes A, B, C, D, E:</b> Le récit du meurtre des enfants de
+Clodomir, par Clotaire et son frère, ainsi que le miracle opéré par
+l'intercession de saint Martin à la prière de la reine Clotilde, sont
+<i>textuellement</i> extraits de Saint-Grégoire, évêque de Tours, déjà cité.
+(<i>Histoire ecclésiastique des Franks</i>, t. I, liv. II et III, ch. <span class="sc">XVI</span>,
+<span class="sc">XVIII</span> et suivants.)</blockquote>
+
+<a id="F2" name="F2"></a>
+<a id="G2" name="G2"></a>
+<blockquote><b>Notes F, G:</b> «Il ne faut pas croire (dit M. Guizot dans son
+<i>Histoire de la civilisation en France</i>, vol. I, p. 398), que les moines
+aient toujours été des ecclésiastiques, qu'ils aient fait
+essentiellement partie du clergé... Non-seulement on regarde les moines
+comme des ecclésiastiques, mais l'on est tenté de les regarder comme les
+plus ecclésiastiques de tous; c'est là une impression pleine d'erreurs;
+à leur origine et au moins pendant deux siècles, les moines n'ont pas
+été des ecclésiastiques, mais de <i>purs laïques</i> réunis sans doute par
+une croyance religieuse, mais étrangers au clergé proprement dit. Les
+premiers moines ou <i>ascètes</i> se retirèrent loin du monde et allèrent
+vivre dans les bois ou la solitude; puis vinrent les <i>ermites</i>, les
+<i>anachorètes</i>, c'est le second degré de la vie monastique; plus tard les
+ermites se rapprochèrent, habitèrent et travaillèrent en commun,
+formèrent les premières communautés et bâtirent des monastères, de là le
+nom de <i>moines</i>... Beaucoup de moines laïques remuaient le peuple par
+leurs prédications ou l'édifiaient par le spectacle de leur vie; de jour
+en jour on les prenait en plus grande admiration, en respect; l'idée
+s'établissait que c'était là la perfection de la conduite chrétienne; on
+les proposait pour <i>modèles au clergé</i>, et pourtant c'étaient des
+laïques, conservant une grande liberté, ne faisant point de voeux, ne
+contractant point d'engagements religieux; toujours distincts du clergé,
+souvent même attentifs à s'en séparer.» (<i>Hist. de la civil.</i>, vol. I,
+p. 413.)
+
+<p>Ce passage de Cassien (<i>De instit. Cænob.</i> IX, 17) au moyen suivant,
+pour ordonner prêtre un moine nommé <i>Paulinien</i> qui refusait cet
+honneur:</p>
+
+<p>«... Pendant que l'on célébrait la messe dans l'église d'un village qui
+est près du monastère, à son insu et lorsqu'il ne s'y attendait
+aucunement, nous avons fait saisir Paulinien par plusieurs diacres; nous
+lui avons fait tenir la bouche, de peur que, voulant s'échapper, il nous
+adjurât par le nom du Christ; nous l'avons d'abord ordonné diacre, et
+nous l'avons sommé d'en remplir l'office au nom de la crainte qu'il
+avait de Dieu; Paulinien résistait fortement, soutenant qu'il était
+indigne, et nous avons eu beaucoup de peine à le persuader de remplir
+l'office, en lui alléguant les ordres de Dieu.»</p>
+
+<p>Voici donc Paulinien diacre, quoi qu'il en eût, obligé de remplir bon
+gré mal gré son office; mais ce n'était que le premier grade de la
+prêtrise, il fallait l'ordonner prêtre, ce à quoi saint Épiphanie
+procéda de la sorte:</p>
+
+<p>«... Lorsque Paulinien a eu rempli les fonctions de diacre dans le saint
+sacrifice, nous lui avons de nouveau fait tenir les membres et la bouche
+avec une extrême difficulté, afin de pouvoir l'ordonner prêtre; et au
+moyen des mêmes raisons que nous lui avions déjà fait valoir, nous
+l'avons enfin décidé à siéger au rang des prêtres.» (Saint Épiphane,
+<i>Lettre à Jean</i>, évêque de Jérusalem, liv. II, p. 312.) donne une
+singulière preuve de l'antagonisme qui exista si longtemps entre les
+moines laïques et les évêques:</p>
+
+<p>«C'est l'ancien avis des Pères, avis qui persiste toujours, qu'un moine
+doit à tout prix fuir les femmes et les <i>évêques</i>, car ni les femmes ni
+les évêques ne permettent au moine qu'ils ont une fois engagé dans leur
+familiarité, de se reposer en paix dans sa cellule, et d'attacher ses
+yeux sur la doctrine pure et céleste en contemplant les choses saintes.»</p>
+
+<p>Si beaucoup de moines, séduits par les promesses des évêques, qui
+redoutaient leur influence et leur popularité, entraient dans le corps
+du clergé, beaucoup d'autres refusèrent longtemps et si obstinément
+qu'un évêque de Chypre, saint Épiphane, eut recours.</p></blockquote>
+
+<a id="H2" name="H2"></a>
+<blockquote><b>Note H:</b> Voir divers textes de <i>Ghildes Saxonnes</i>, dans les pièces
+justificatives relatives aux considérations sur l'<i>Histoire de France</i>
+(introduction aux récits <i>des temps mérovingiens</i>, par Augustin Thierry,
+vol. I, p. 1).</blockquote>
+
+<h4>CHAPITRE III.</h4>
+
+
+<a id="A3" name="A3"></a>
+<blockquote><b>Note A:</b> Voir la note H (chap. I) sur l'établissement et la vie du
+chef de bande et de ses leudes sur la terre conquise.</blockquote>
+
+
+<a id="B3" name="B3"></a>
+<blockquote><b>Note B:</b> «... Le propriétaire d'un grand domaine, entouré de ses
+compagnons qui continuaient de vivre auprès de lui, des colons et des
+esclaves qui cultivaient ses terres, leur rendait la justice en qualité
+de chef de cette petite société; lui aussi tenait dans son domaine une
+sorte de mâhl où les causes étaient jugées, tantôt par lui seul, tantôt
+avec le concours de ses hommes libres.» (Guizot, <i>Des Institutions
+politiques de la France</i>, p. 179, cit.; Hulmann, <i>Histoire de l'origine
+des ordres</i>, p. 16-18.)</blockquote>
+
+<a id="C3" name="C3"></a>
+<blockquote><b>Note C:</b> Voir la lettre précédant l'épisode de Rouan, le fait cité
+par Grégoire de Tours y est rapporté.</blockquote>
+
+<a id="D3" name="D3"></a>
+<blockquote><b>Note D:</b> «Les grands propriétaires tenaient aussi une cour à
+l'instar des rois et pouvaient donner à leurs fidèles des charges de
+sénéchal, de maréchal, d'échanson, de chambellan.» (<i>Lex alam.</i>, tit.
+<span class="sc">LXXIX</span>; Hulmann, <i>et tous les monuments du temps</i>, ap. Guizot,
+<i>Institutions politiques</i>, p. 144.)</blockquote>
+
+<a id="E3" name="E3"></a>
+<blockquote><b>Note E:</b> <i>Histoire des Moeurs et de la vie privée des Français</i>,
+par <span class="sc">Émile de la Bédollière</span>, v. I, p. 219. (Nous ne saurions trop
+recommander à nos lecteurs cet excellent livre où la science est jointe
+à un vif et piquant intérêt; nous espérons que l'auteur achèvera une
+oeuvre si utile, car trois volumes seulement ont paru.)</blockquote>
+
+<a id="F3" name="F3"></a>
+<blockquote><b>Note F:</b> Dès l'année 506 les conciles permettaient l'établissement
+de chapeles ou d'oratoires particuliers.
+
+<p>«... Si quelqu'un veut avoir sur ses terres un oratoire autre que
+l'église de la paroisse, nous permettons et trouvons bon que dans les
+fêtes ordinaires on y fasse dire des messes pour la commodité des
+siens.» (Concile d'Agde, 506.)</p></blockquote>
+
+<a id="G3" name="G3"></a>
+<blockquote><b>Note G:</b> Voir la lettre à laquelle renvoie la note C.</blockquote>
+
+<a id="H3" name="H3"></a>
+<blockquote><b>Note H:</b> «... Lorsque l'accusateur, sur l'assignation de l'accusé,
+paraissait devant le mâhl, devant les juges, n'importe lesquels, comtes,
+rachimburgs, ahrimans, la culpabilité s'établissait de diverses
+manières; le recours au jugement de Dieu, par épreuve de l'eau
+bouillante, des fers chauds, etc., l'accusé arrivait suivi de ses
+<i>conjurateurs</i> qui venaient jurer qu'il n'avait pas fait ce qu'on lui
+imputait, l'offensé avait aussi les siens.» (<i>Institutions politiques</i>,
+Grab, t. VII.)</blockquote>
+
+<a id="I3" name="I3"></a>
+<blockquote><b>Note I:</b> Selon plusieurs érudits ce préambule de la loi salique
+aurait été rédigé en Germanie au delà du Rhin, avant la conquête de la
+Gaule par les Franks.</blockquote>
+
+<a id="J3" name="J3"></a>
+<blockquote><b>Note J:</b> Voir le Recueil de M. <span class="sc">Pardessus</span> contenant les anciennes
+rédactions de la <i>loi salique</i>, vol. I, p. 414.</blockquote>
+
+<a id="K3" name="K3"></a>
+<blockquote><b>Note K:</b> <i>Loi salique</i>, t. XLV et suivants.</blockquote>
+
+<a id="L3" name="L3"></a>
+<blockquote><b>Note L:</b> «... Le lendemain à son lever, Galeswinthe reçut le
+morganegiba (présent du matin) avec les cérémonies prescrites par les
+coutumes germaniques... En présence de témoins choisis, Hilperik prit
+dans sa main droite la main de sa nouvelle épouse, et de l'autre il jeta
+sur elle un brin de paille, etc., etc.» (Augustin Thierry, <i>Récits
+mérovingiens</i>, t. I, p. 354.)</blockquote>
+
+<a id="M3" name="M3"></a>
+<blockquote><b>Note M:</b> Voir les citations sur les <i>Institutions politiques et
+moeurs des Franks</i>, vol. VII, tit. <span class="sc">LXI</span>.</blockquote>
+
+<a id="N3" name="N3"></a>
+<blockquote><b>Note N:</b> On ne doit pas confondre avec les leudes ni avec les
+fidèles les antrustions, qui sont les personnes de toutes conditions
+placées sous la protection particulière et immédiate du roi. Le mot
+<i>antrustio</i> signifie <i>qui est in truste</i>, et le radical <i>trustis</i> répond
+à l'anglais <i>trust</i>, en français <i>assurance</i>, ainsi qu'à l'allemand
+<i>trost</i>, qui veut dire <i>consolation</i>, <i>aide</i>, <i>protection</i>. De sorte que
+par <i>antrustio</i>, ou par cette expression aussi souvent usitée, <i>qui est
+in truste dominicâ</i>, <i>regali</i> ou <i>régis</i>, on doit entendre un protégé du
+roi. Les antrustions du roi sont d'ailleurs les seuls dont il soit fait
+mention. Tous les antrustions étaient des fidèles, mais les fidèles
+n'étaient pas tous des antrustions. Marculf nous a donné la formule de
+l'acte par lequel le roi reçoit un de ses fidèles au nombre des
+antrustions. Cette formule, intitulée: <i>De l'antrustion du Roi</i>, a trop
+d'importance pour qu'on néglige de la reproduire ici. Elle peut se
+traduire de la manière suivante: «Il est juste que ceux qui nous
+promettent une foi inviolable soient placés sous notre protection. Et
+comme N., notre fidèle, par la faveur divine, est venu ici, dans notre
+palais, avec ses hommes libres, <i>arimannia sua</i>, et nous a juré, avec
+eux, en nos mains, assistance, <i>trustem</i> et fidélité, nous décrétons et
+ordonnons par le présent précepte, que ledit N. soit désormais compté au
+nombre des antrustions. Que celui donc qui aura l'audace de le tuer,
+sache qu'il sera condamné à payer 600 sous d'or pour son wirgelt.» Dans
+cette formule, le mot <i>arimannia</i> signifie, non pas proprement les
+hommes libres vivant dans la dépendance du récipiendaire, mais les
+hommes libres venus pour prêter serment avec lui, c'est-à-dire ses
+conjurateurs.
+
+<p>L'antrustion jouissant, sous la protection royale, d'un wirgelt trois
+fois plus fort que celui du simple homme libre, avait pour sa sûreté
+personnelle trois fois plus de garantie que ce dernier. Cet avantage
+d'une composition triple lui était assuré non-seulement pour le cas de
+meurtre, mais encore pour toute espèce d'attentat ou d'injure contre sa
+personne. Les causes des antrustions étaient déférées, en dernier
+ressort, au tribunal du roi; mais il leur était interdit de porter
+témoignage les uns contre les autres.</p>
+
+<p>Ce n'étaient pas les seuls hommes libres, c'étaient aussi des personnes
+plus ou moins engagées dans la dépendance d'autrui, que le roi prenait
+sous sa protection spéciale. Des femmes mêmes y étaient admises.
+(Guérard, <i>Polyptique d'Irminon</i>.)</p></blockquote>
+
+<a id="O3" name="O3"></a>
+<blockquote><b>Note O:</b> «... Car auprès de Chram était aussi un certain <i>Lion de
+Poitiers</i>, violent aiguillon pour le pousser à tous les excès; bien
+digne de son nom, il déployait la cruauté d'un <i>lion</i> pour satisfaire à
+tous ses désirs; on prétend qu'un jour il osa dire que saint Martin et
+saint Martial, les confesseurs du Seigneur, n'avaient rien laissé au
+fisc qui vaille, etc.» (Grégoire de Tours, <i>Histoire des Franks</i>, liv.
+IV, chap. <span class="sc">XVI</span>.)</blockquote>
+
+<a id="P3" name="P3"></a>
+<blockquote><b>Note P:</b> <i>Imnachair</i> et <i>Spatachair</i> étaient les premiers affidés
+du roi Chram; un jour il leur dit: «Allez et arrachez par force de
+l'église Firmin et Césarie, sa belle-mère. Chram résidait à Clermont,
+réunissant des personnes de vile condition, et dans la fougue de la
+jeunesse il les adoptait exclusivement pour amis et conseillers, leur
+livrait des filles de nobles et <i>donnait même des diplômes pour les
+faire enlever de force</i>.... L'évêque Cautin sortit un jour de la ville
+vivement affligé, craignant d'éprouver en route quelque accident, car le
+roi Chram lui faisait aussi des menaces.» (Grégoire de Tours, <i>Histoire
+des Franks</i>, liv. IV, chap. <span class="sc">XIII</span>.)</blockquote>
+
+
+<a id="Q3" name="Q3"></a>
+<blockquote><b>Note Q:</b> Cependant Chram commettait toutes sortes de violences en
+Auvergne, et était toujours l'ennemi déclaré de l'évêque Cautin. En ce
+temps, Chram fut dangereusement malade, et ses cheveux tombèrent par
+suite d'une fièvre violente. (Grégoire de Tours, liv. IV, chap. <span class="sc">XVI</span>.)</blockquote>
+
+<a id="R3" name="R3"></a>
+<blockquote><b>Note R:</b> <i>Vie privée des Français</i>, par E. de la Bédollière.</blockquote>
+
+<a id="S3" name="S3"></a>
+<blockquote><b>Note S:</b> Des chevaux, des mules, des boeufs et divers genres de
+voitures, entretenus aux frais du fisc, faisaient le service ordinaire
+pour le transport des officiers et des messages publics, et en général
+de tout ce qui était expédié au nom du roi. Mais au défaut ou dans
+l'insuffisance de moyens ordinaires, les particuliers étaient requis,
+pour y suppléer, de fournir leurs animaux, tant de trait que de somme.
+Les voitures devaient être attelées de deux paires de boeufs, et la
+charge d'une voiture ne pouvait excéder quinze cents livres romaines.
+C'était cette espèce de transport public extraordinaire, mis à la charge
+des particuliers, qu'on désignait sous le nom d'<i>angarie</i>, lorsqu'il se
+faisait sur les grandes routes, et sous celui de <i>parangarie</i> s'il avait
+lieu par d'autres voies.
+
+<p>Les charrois ou angaries se faisaient quelquefois pour des lieux assez
+éloignés; or, la loi des Bavarois porte que les colons et les serfs
+feront les angaries avec leurs voitures pour cinquante lieues de
+distance, mais qu'ils ne seront pas obligés d'aller plus loin. Cette
+limitation montre elle-même combien cette espèce de service était
+onéreux. Les officiers publics l'aggravaient encore en abusant, à cet
+égard, de leur autorité, et même en exigeant pour leur propre compte des
+angaries qui ne leur étaient pas dues. Aussi trouvons-nous dans les lois
+des dispositions contre cet abus: «Que le comte, le vicaire et
+l'intendant, dit la loi des Visigoths, se gardent bien d'aggraver à leur
+profit la condition des peuples, par des indictions, des exactions, des
+travaux et des angaries.» (Guérard, <i>Polyptique d'Irminon</i>.)</p></blockquote>
+
+<a id="T3" name="T3"></a>
+<blockquote><b>Note T:</b> Sa gloire le roi Chram. (Grégoire de Tours, liv. IV, chap.
+<span class="sc">XIX</span>.)</blockquote>
+
+<a id="U3" name="U3"></a>
+<blockquote><b>Note U:</b> Il faudrait nombrer vingt miracles pareils cités dans
+Grégoire de Tours, miracles effectués grâce à une connaissance locale de
+l'état atmosphérique.</blockquote>
+
+<a id="V3" name="V3"></a>
+<blockquote><b>Note V:</b> Guérard (<i>Polyptique de l'abbé Irminon</i>), du tarif comparé
+de la <i>composition</i> des <i>antrustions</i> et des <i>leudes</i>, t. I, p. 346.</blockquote>
+
+<a id="X3" name="X3"></a>
+<blockquote><b>Note X:</b> «Chram quittant Clermont vint à Poitiers; tandis qu'il y
+résidait avec toute la puissance d'un maître séduit par les conseils
+d'un méchant, il songeait à ourdir un complot contre son père... Chram
+retourna dans le Limousin et réduisit sous sa domination cette partie du
+royaume de son père... Plus tard le rusé Chram fit annoncer à ses
+frères, par un étranger, la mort de son père... Chram s'avança avec son
+armée jusqu'à Châlons-sur-Saône, ravageant tout sur son passage, etc.
+(Grégoire de Tours, <i>Histoire des Franks</i>, liv. IV, chap. <span class="sc">XVI</span>.)</blockquote>
+
+<a id="Y3" name="Y3"></a>
+<a id="Z3" name="Z3"></a>
+<blockquote><b>Notes Y et Z:</b> La fête des <i>Kalendes</i> (<i>Kalendæ</i>, <i>festum
+Kalendarum</i>) avait lieu au renouvellement de l'année, aux <i>Kalendes</i> de
+janvier. Cette fête, d'origine païenne, fut conservée par les chrétiens.
+On s'y livrait, avec une sorte de fureur, aux danses les plus obscènes:
+on y paraissait, en outre, ce qui était de nature à provoquer bien des
+excès, sous les déguisements les plus étranges. Les uns avaient des
+habits de femme, les autres étaient couvers du peaux de bêtes. L'Église
+essaya de réprimer les désordres des <i>Kalendes</i>: elle alla jusqu'à
+vouloir substituer à la fête annuelle des jeûnes et des prières. Elle ne
+réussit pas. (<i>Voyez</i> les textes accumulés dans Ducange.) Il y a plus:
+les laïques ayant peu à peu cessé de prendre part aux réjouissances du
+renouvellement de l'année, les évêques, les abbés, les prêtres,
+recueillirent, dans le sanctuaire, les traditions du paganisme et
+souvent ils célébrèrent dans leurs cathédrales ou leurs cloîtres, en y
+mêlant les jeux les plus burlesques et les plus immoraux, la fête des
+<i>Kalendes</i>. Seulement, cette fête avait changé de nom: elle était
+devenue la fête des <i>Innocents</i> ou des <i>Fous</i>. Elle tomba en désuétude à
+l'approche des temps modernes; elle ne devait pas survivre à la barbarie
+du moyen âge.
+
+<p>Voyez Ducange, <i>ad verbum</i> <span class="sc">KALENDÆ</span>, Ed. Henschel.</p></blockquote>
+
+<a id="AA3" name="AA3"></a>
+<blockquote><b>Note AA:</b> <i>Vie privée des Français</i>, par Émile de la Bédollière,
+vol. I, p. 249.</blockquote>
+
+<h4>CHAPITRE IV.</h4>
+
+<a id="A4" name="A4"></a>
+<blockquote><b>Note A:</b> Grégoire de Tours, <i>Histoire des Franks</i>, liv. IV, ch.
+<span class="sc">XVII</span>. On y trouvera les détails de cette curieuse vendange armée.</blockquote>
+
+<a id="B4" name="B4"></a>
+<blockquote><b>Note B:</b> Recueil de Marculf.</blockquote>
+
+<a id="C4" name="C4"></a>
+<blockquote><b>Note C:</b> Voir la note sur les Ghildes.</blockquote>
+
+<a id="D4" name="D4"></a>
+<a id="E4" name="E4"></a>
+<a id="F4" name="F4"></a>
+<blockquote><b>Notes D, E, F:</b> Le roi Clotaire marchait comme un nouveau David
+allant combattre son fils Absalon, il s'écriait:--Seigneur, regarde-moi
+du haut du ciel et juge ma cause, car je suis indignement outragé par
+mon fils; vois et juge-nous avec équité et que ton jugement soit celui
+que tu prononças entre Absalon et son père David.--On combattit des deux
+côtés avec acharnement, Chram prit la fuite, il avait sur mer un
+vaisseau tout préparé; mais tandis qu'il voulait mettre en sûreté sa
+femme et ses filles, il fut surpris, saisi et enchaîné. Le roi Clotaire
+ordonna qu'il fût brûlé avec sa femme et ses filles; on les enferma dans
+la cabane d'un pauvre, et Chram, étendu sur un banc, fut étranglé avec
+un mouchoir; ensuite on mit le feu à la cabane, et ainsi sa femme et ses
+filles périrent avec lui. (Grégoire de Tours, <i>Histoire des Franks</i>,
+liv. IV, chap. <span class="sc">XX</span>.)</blockquote>
+
+<h4>ÉPILOGUE.</h4>
+
+<h2>LE MONASTERE DE CHAROLLES</h2>
+
+<h3>ET LE PALAIS DE LA REINE BRUNEHAUT.</h3>
+
+<h4>CHAPITRE PREMIER.</h4>
+
+<a id="Ae" name="Ae"></a>
+<a id="Be" name="Be"></a>
+<blockquote><b>Notes A, B:</b> Ch. <span class="sc">LXVIII</span>, <i>De obedientia et humilitate</i>, règle de
+<span class="sc">Saint-Benoît</span>.</blockquote>
+
+<a id="Ce" name="Ce"></a>
+<blockquote><b>Note C:</b> Ch. <span class="sc">LXIX</span>, <i>Que dans le monastère, nul n'ose en défendre un
+autre</i>, règle de <span class="sc">Saint-Benoît</span>.</blockquote>
+
+<a id="De" name="De"></a>
+<blockquote><b>Note D:</b> Sismondi, <i>Histoire des Français</i>.</blockquote>
+
+<a id="Ee" name="Ee"></a>
+<blockquote><b>Note E:</b> «... Les moines sentirent la nécessité de recourir à
+quelque autre moyen; ils résistèrent ouvertement aux évêques, ils
+refusèrent d'obéir à ses injonctions, de le recevoir dans le monastère;
+plus d'une fois <i>ils repoussèrent à main armée ses envoyés</i>.... On
+traita; les moines promirent de rentrer dans l'ordre, de faire quelques
+présents à l'évêque s'il voulait s'engager à respecter désormais le
+monastère, à ne point piller leurs biens, à les laisser jouir en paix de
+leurs droits; l'évêque y consentit et donna au monastère une charte...
+Ces chartes devinrent si fréquentes (en raison des fréquentes agressions
+des évêques et des insurrections des moines), que l'on trouve la
+rédaction officielle de ces chartes dans les formules de <i>Marculf</i>.
+
+<p>»... Quand nous arriverons à l'histoire des communes, vous verrez que
+les chartes qu'elles arrachèrent à leurs seigneurs semblent avoir été
+calquées sur ce modèle (ces chartes arrachées aux évêques par
+l'insurrection des moines).» (Guizot, <i>Histoire de la Civilisation</i>, t.
+I, p. 446-447.)</p></blockquote>
+
+<h5>FIN DES NOTES DU QUATRIÈME VOLUME.</h5>
+<br><br><br>
+
+<h3>TABLE DU QUATRIÈME VOLUME.</h3>
+
+<p><span class="sc">La Garde du Poignard.</span> <span class="sc">Karadeuk le Bagaude et Ronan le
+Vagre.</span>--<a href="#pro">Prologue.</a>--Les Korrigans. (395-529).</p>
+
+<p><a href="#aut1">L'auteur aux abonnés des Mystères du Peuple.</a></p>
+
+<p><a href="#ch1"><span class="sc">Chapitre premier.</span></a> (De 529 à 615.) Le chant des <i>Vagres</i> et des
+<i>Bagaudes</i>.--Ronan et sa troupe.--La villa épiscopale.--L'évêque
+Cautin.--Le comte Neroweg et l'ermite laboureur.--Prix d'un
+fratricide.--La belle évêchesse.--Le souterrain des Thermes.--Les
+flammes de l'enfer.--L'attaque.--Odille, la petite esclave.--Ronan le
+Vagre.--Le jugement.--Prenons aux seigneurs, donnons au pauvre
+monde.--Départ de la villa épiscopale.</p>
+
+<p><a href="#ch2"><span class="sc">Chap. II.</span></a> Un festin en Vagrerie.--Meurtres de Clotaire, nouveau roi
+d'Auvergne, et miracles faits en sa faveur.--La ronde des
+Vagres.--Karadeuk le Bagaude.--Loysik l'ermite.--Comment l'évêque Cautin
+est miraculeusement enlevé au ciel par des Séraphins et comment il
+descend fort promptement de l'empirée.--Le comte Neroweg et ses
+leudes.--Attaques des gorges d'Allange.</p>
+
+<p><a href="#ch3"><span class="sc">Chap. III.</span></a> Le burg du comte Neroweg.--L'Ergastule, où sont retenus
+prisonniers Ronan le Vagre, Loysik, l'ermite laboureur, l'évêchesse et
+Odille.--Vie d'un seigneur frank et de ses leudes dans son château, vers
+le milieu du sixième siècle (558).--Le festin.--Le <i>mâhl</i>.--L'épreuve
+des fers brûlants et de l'eau froide.--L'appartement des
+femmes.--Godégisèle, cinquième épouse du comte Neroweg.--Ce qu'elle
+apprend du meurtre de Wisigarde, quatrième femme du comte.--L'enfer et
+le clerc.--Chram, fils de Clotaire, roi de France, arrive au burg du
+comte.--Suite de Chram ou <i>truste</i> royale.--Leudes campagnards et
+<i>antrustions</i> de cour.--Le <i>Lion de Poitiers</i>.--<i>Imnachair</i> et
+<i>Spatachair</i>.--Irrévérence de ces jeunes seigneurs à l'endroit du
+bienheureux évêque Cautin, qui confond ces incrédules par un nouveau
+miracle.--But de la visite de Chram au comte Neroweg.--Torture de Ronan
+et de Loysik destinés à périr le lendemain avec la belle évêchesse et la
+petite Odille.--Le bateleur et son ours.--Ce qu'il advient de la
+présence de cet homme et de cet ours dans le burg du comte.</p>
+
+<p><a href="#ch4"><span class="sc">Chap. IV.</span></a> Ronan le Vagre revient en Bretagne accomplir le dernier voeu
+de son père Karadeuk.--Il retrouve Kervan, frère de son père.--Ce qui
+est advenu à Ronan le Vagre, avant et durant son voyage.</p>
+
+<p><span class="sc">Karadeuk le Bagaude et Ronan le Vagre.</span>--<a href="#epi"><span class="sc">Épilogue.</span></a>--<span class="sc">Le Monastère de
+Charolles et le palais de la reine Brunehaut (560-615).</span> <span class="sc">Chapitre
+premier.</span> La vallée de Charolles.--L'anniversaire.--Le monastère.--Une
+communauté laïque et une colonie libre au septième siècle.--Condition
+des moines et des colons.--Le bac.--L'archidiacre Salvien et Gondowald,
+chambellan de la reine Brunehaut.--La fête.--Les vieux Vagres.--Les
+prisonniers.--Départ de Loysik pour le château de la reine Brunehaut.</p>
+
+<p><a href="#aut2">L'auteur aux abonnés.</a></p>
+
+<p><a href="#notes">Notes.</a></p>
+
+<h5>FIN DE LA TABLE DU QUATRIÈME VOLUME.</h5>
+
+<br><br><br>
+
+<p class="overl">Paris.--Imprimerie de madame veuve Dondey-Dupré, rue Saint-Louis, 46, au
+Marais.</p>
+
+<br><br>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/001.png"><br> Les Vagres. Mort aux Oppresseurs. Liberté aux Esclaves.</p><br>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/002.png"><br>La petite Odille.</p><br>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/003.png"><br>L'Ermite laboureur.</p><br>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/004.png"><br>L'Epreuve des fers rouges.</p><br>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/005.png"><br>Le Gynecée d'un seigneur frank.</p><br>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/006.png"><br>Karadeuk le Bagaude.</p><br>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/007.png"><br>La Plaine embrasée.</p><br>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/008.png"><br>La mort du roi Chram et de sa famille.</p>
+
+
+
+<br><br>
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Les mystères du peuple, Tome IV, by Eugène Sue
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES MYSTÈRES DU PEUPLE, TOME IV ***
+
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+works. See paragraph 1.E below.
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+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
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+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
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+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
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+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
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+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
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+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
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+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
+
+</pre>
+
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+
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+this eBook outside of the United States should confirm copyright
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