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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-14 19:56:48 -0700 |
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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Les mystères du peuple, Tome IV + Histoire d'une famille de prolétaires à travers les âges + +Author: Eugène Sue + +Release Date: April 14, 2010 [EBook #31983] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES MYSTÈRES DU PEUPLE, TOME IV *** + + + + +Produced by Sébastien Blondeel, Carlo Traverso, Rénald +Lévesque and the Online Distributed Proofreading Team at +http://www.pgdp.net (This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) + + + + + + + +LES +MYSTÈRES DU PEUPLE. + +TOME IV. + +Correspondance avec les Editeurs étrangers. + +L'éditeur des _Mystères du Peuple_ offre aux éditeurs étrangers, de leur +donner des épreuves de l'ouvrage, quinze jours avant l'apparition des +livraisons à Paris, moyennant 15 francs par feuille, et de leur fournir +des gravures tirées sur beau papier, avec ou sans la lettre, au prix de +10 francs le cent. + + ------- + +Travailleurs qui ont concouru à la publication du volume: + +_Protes et Imprimeurs_: Richard Morris, Stanislas Dondey-Dupré, Nicolas +Mock, Jules Desmarest, Louis Dessoins, Michel Choque, Charles Mennecier, +Victor Peseux, Étienne Bouchicot, Georges Masquin, Romain Sibillat, +Alphonse Perrève, Hy père, Marcq fils, Verjeau, Adolphe Lemaître, +Auguste Mignot, Benjamin. + +_Clicheurs_: Curmer et ses ouvriers. + +_Fabricants de papiers_: Maubanc et ses ouvriers, Desgranges et ses +ouvriers. + +_Artistes Dessinateurs_: Charpentier, Masson, Castelli. + +_Artistes Graveurs_: Ottweit, Langlois, Lechard, Audibran, Roze, +Frilley, Hopwood, Massard, Masson. + +_Planeurs d'asier_: Héran et ses ouvriers. + +_Imprimeurs en taille-douce_: Drouart et ses ouvriers. + +_Fabricants pour les primes, Associations fraternelles d'Horlogers, de +Lampistes et d'ouvriers en Bronze_: Duchâteau, Deschiens, Journeux, +Suireau, Lecas, Ducerf, Renardeux, etc., etc. + +_Employés et correspondants de l'Administration_: Maubanc, Gavet, +Berthier, Henry, Rostaing, Jamot, Blain, Rousseau, Toussaint, Rodier, +Swinnens, Porcheron. Gavet fils, Dallet, Delaval. Renoux, Vincent, +Charpentier, Dally. Bertin, Sermet, Chalenton, Blot, Thomas, Gogain, +Philibert, Nachon, Lebel, Plunus, Grossetête, Charles, Poncin, Vacheron, +Colin, Carillan, Constant, Fonteney, Boucher, Darris, Adolphe, Renoux, +Lyons, Letellier, Alexandre, Nadon, Normand, Rongelet, Bouvet, Auzurs, +Dailhaux, Lecerf, Bailly, Baptiste, Debray, Saunier, Tuloup, Richer, +Daran, Camus, Foucaud, Salmon, Strenl, Seran, Tetu, Sermet, Chauffour, +Caillaut, Fondary, C. de Poix, Bresch, Misery, Bride, Carron, Charles, +Celcis, Chartier, Lacoste, Dulac, Delaby, Kaufried, Chappuis, etc., +etc., de Paris; Férand, Collier, Petit-Bertrand, Périé, Plantier, +Etchegorey, Giraudier, Gandin, Saar, Dath-Godard, Hourdequin, Weelen, +Bonniol, Alix, Mengelle, Pradel, Manlius Salles, Vergnes, Verlé, +Sagnier, Samson, Ay, Falick, Jaulin, Fort-Mussat, Freund, Robert, +Carrière, Guy, Gilliard, Collet, Ch. Celles, Laurent, Castillon, Drevet, +Jourdan Moral, Bonnard, Legros, Genesley, Bréjot, Ginon, Féraud, +Vandeuil, Châtonier, Bayard, Besson, Delcroix, Delon, Bruchet, Fournier, +Tronel, Binger, Molini, Bailly, Fort-Mussot, Laudet, Bonamici, Pillette, +Morel, Chaigneau, Goyet, Colin-Morard, Gerbaldi, Fruges, Raynaut, +Chatelin, etc., etc., des principales villes de France et de l'étranger. + +La liste sera ultérieurement complétée, dès que nos fabricants et nos +correspondants des départements, nous auront envoyé les noms des +ouvriers et des employés qui concourent avec eux à la publication et à +la propagation de l'ouvrage. + +_Le Directeur de l'Administration._ + +__________________________________________________________ +Paris.--Typ. Dondey-Dupré, rue Saint-Louis, 46, au Marais. + + + + +LES + +MYSTÈRES DU PEUPLE +ou +HISTOIRE D'UNE FAMILLE DE PROLÉTAIRES +À TRAVERS LES ÂGES + +PAR + +EUGÈNE SUE. + +Il n'est pas une réforme religieuse, politique ou sociale, que nos pères +n'aient été forcés de conquérir de siècle en siècle, au prix de leur +sang, par l'INSURRECTION. + + +TOME IV. + + +SPLENDIDE ÉDITION + +ILLUSTRÉE DE GRAVURES SUR ACIER. + +ON S'ABONNE +À L'ADMINISTRATION DE LIBRAIRIE, RUE NOTRE-DAME DES VICTOIRES, 32 + +(PRÈS LA BOURSE). + +PARIS. + +1850 + + + + +LES +MYSTÈRES DU PEUPLE +OU +HISTOIRE D'UNE FAMILLE DE PROLÉTAIRES +A TRAVERS LES ÂGES. +______________________________________ + + + +LA GARDE DU POIGNARD. +KARADEUK LE BAGAUDE ET RONAN LE VAGRE. + + + + +PROLOGUE. + +LES KORRIGANS.--395-529. + + +--La Bagaudie... qu'est-ce donc, grand-père? + +--Laisse-moi d'abord achever ce que je disais à notre ami le +porte-balle; cela, d'ailleurs, pourra t'instruire... Donc, mon aïeul +Gildas m'a raconté qu'il savait de son père que, peu d'années après la +mort de Victoria la Grande, il y avait eu, non pas en Bretagne, mais +dans les autres provinces, une première _Bagaudie_[A]. La Gaule, +irritée de se voir de nouveau province romaine, par suite de la trahison +de Tétrik, et des impôts écrasants qu'elle payait au fisc, se souleva; +les révoltés s'appelèrent des _Bagaudes_... Ils effrayèrent tellement +l'empereur _Dioclétien_, qu'il envoya une armée pour les combattre; +mais en même temps il fit remise des impôts, et accorda presque tout ce +que demandaient les Bagaudes... Il ne s'agit, voyez-vous, que de savoir +demander aux rois ou aux empereurs... Tendez le dos, ils chargent votre +bât à vous briser les reins; montrez les dents, ils vous déchargent... + +--Bien dit, vieux père... Demandez-leur les mains jointes, ils rient; +demandez-leur les poings levés, ils accordent... autre preuve que la +Bagaudie a du bon. + +--Elle a tant de bon, que vers le milieu du dernier siècle, elle a +recommencé contre les Romains; cette fois elle s'est propagée jusqu'ici, +au fond de notre Armorique; mais nous n'avons eu qu'à parler, point à +agir. Le moment était bien choisi; j'étais, si j'ai bonne mémoire, l'un +de ceux qui, accompagnant nos druides vénérés, se sont rendus à Vannes +auprès de la curie de cette ville, composée de magistrats et d'officiers +romains, à qui nous avons dit ceci: «Vous nous gouvernez, nous, Gaulois +bretons, au nom de votre empereur; vous nous faites payer des impôts +fort lourds, à nous, Gaulois, toujours au nom et surtout au profit de ce +même empereur. Depuis longtemps nous trouvons cela très-injuste et +très-bête; nous jouissons, il est vrai, de nos libertés, de nos droits +de citoyens; mais le vieux reste de notre sujétion à Rome nous pèse; +nous croyons l'heure venue de nous en affranchir. Les autres provinces +pensent ainsi, puisqu'elles se rebellent contre votre empereur... Donc, +il nous plaît, à nous, Bretons, de redevenir complétement, indépendants +de Rome comme avant la conquête de César, comme au temps de Victoria la +Grande! Donc, curiales, exacteurs du fisc, allez-vous-en, pour Dieu, +allez-vous-en; la Bretagne gardera son argent et se gouvernera +elle-même; elle est assez grande fille pour cela... Allez-vous-en donc +vite, il ne vous sera point fait de mal... Bon voyage, et ne revenez +plus, ou si vous revenez, vous nous trouverez debout, en armes, prêts à +vous recevoir à coups d'épées, et au besoin à coups de faux et de +fourches...» Les Romains ne tenaient plus garnison en ce pays; leurs +magistrats et leurs officiers, sans troupes pour les soutenir, sont +partis, et point ne sont revenus: la Bagaudie en Gaule et les Franks sur +le Rhin les occupaient assez. Cette seconde Bagaudie a eu, comme la +première, de bons effets, encore meilleurs dans notre province que dans +les autres, car les évêques, déjà ralliés aux Romains, sont parvenus à +rebâter les autres peuples de la Gaule, moins lourdement pourtant que +par le passé; quant à nous, de l'Armorique bretonne, Rome n'a pas essayé +de nous remettre sous le joug. Dès lors, selon nos antiques coutumes, +chaque tribu a choisi un chef, ces chefs ont nommé un chef des chefs qui +gouvernait la Bretagne; conservé s'il marchait droit, déposé s'il +marchait mal. Ainsi en est-il encore aujourd'hui, ainsi en sera-t-il +toujours, je l'espère, malgré le règne de ces Franks maudits; car le +dernier Breton aura vécu avant que notre Armorique soit conquise par ces +barbares, ainsi que les autres provinces de la Gaule... Maintenant, +dis-tu, ami porte-balle, la Bagaudie renaît contre les Franks? tant +mieux, ils ne jouiront pas du moins en paix de leur conquête, si les +nouveaux Bagaudes valent les anciens... + +--Ils les valent, bon vieux père, ils les valent, croyez-moi, je les ai +vus... + +--Ces Bagaudes sont donc des troupes armées, nombreuses, déterminées? + +--Karadeuk, mon favori, ne vous échauffez pas ainsi... + +--Méchant enfant, il ne songe qu'à ce qui est bataille, révolte et +aventure! + +Et la pauvre femme de dire tout bas à l'oreille du vieil Araïm: + +--Ce colporteur avait-il besoin de parler de ces choses devant mon fils? +Hélas! je vous l'ai dit, mon père, un mauvais sort a conduit cet homme +chez nous... + +--Le croyez-vous d'accord, chère Madalèn, avec les Dûs et les Korrigans? + +--Je crois, mon père, qu'un malheur menace cette maison... Oh! que je +voudrais être à demain! que je voudrais être à demain! + +Et la mère alarmée, de soupirer, tandis que le colporteur répondait à +Karadeuk, suspendu aux lèvres de cet étranger: + +--Les nouveaux Bagaudes, mon hardi garçon, sont ce qu'étaient les +anciens: terribles aux oppresseurs et chers au peuple! + +--Le peuple les aime? + +--S'il les aime!... _Aëlian_ et _Aman_, les deux chefs de la première +Bagaudie, suppliciés, il y a près de deux cents ans, dans un vieux +château romain, près Paris, au confluent de la Seine et de la Marne, +Aëlian et Aman sont encore aujourd'hui regardés par le peuple de ces +contrées comme des martyrs! + +--Ah! c'est un beau sort que le leur! Ces chefs de Bagaudes... encore +aimés du peuple après deux cents ans! vous entendez, grand-père? + +--Oui, j'entends, et ta mère aussi... Vois comme tu l'attristes. + +Mais le _méchant enfant_, comme disait la pauvre femme, courant déjà en +pensée la Bagaudie, reprenait, jetant des regards curieux et ardents sur +le colporteur: + +--Vous avez vu des Bagaudes? étaient-ils nombreux? avaient-ils déjà +couru sur les Franks et sur les évêques? y a-t-il longtemps que vous les +avez vus? + +--Il y a trois semaines, en venant ici, je traversais l'Anjou... Un +jour, je m'étais trompé de route dans une forêt, la nuit vient; après +avoir longtemps, longtemps marché, m'égarant de plus en plus au plus +profond des bois, j'aperçois au loin une grande lueur qui sortait d'une +caverne: j'y cours, je trouve dans ce repaire une centaine de joyeux +Bagaudes, festoyant autour du feu avec leurs Bagaudines, car ils ont +souvent avec eux des femmes déterminées... Les autres nuits, ils avaient +fait, comme d'habitude, une guerre de partisans contre les seigneurs +franks, nos conquérants, attaquant leurs _burgs_, ainsi que ces barbares +appellent leurs châteaux, combattant avec furie, sans merci ni pitié, +pillant les églises et les villas épiscopales, rançonnant les évêques, +pendant même parfois les plus méchants de ces prêtres, assommant et +dévalisant les collecteurs du fisc royal; mais donnant généreusement au +pauvre monde ce qu'ils reprenaient aux riches prélats, aux comtes +franks, ces premiers pillards de la Gaule, et délivrant les esclaves +qu'ils rencontraient enchaînes par troupeaux... Ah! par Aëlian et Aman, +patrons des Bagaudes, c'est une belle et joyeuse vie que celle de ces +gais et vaillants compères!... Si je n'étais revenu en Bretagne pour y +voir encore une fois ma vieille mère, j'aurais avec eux couru un peu la +Bagaudie en Anjou! + +--Et pour être reçu parmi ces intrépides, que faut-il faire? + +--Il faut, mon brave garçon, faire d'avance le sacrifice de sa peau, +être robuste, agile, courageux, aimer les pauvres gens, jurer haine aux +comtes et aux évêques franks, festoyer le jour, bagauder la nuit. + +--Et où sont leurs repaires? + +--Autant demander aux oiseaux de l'air où ils perchent, aux animaux des +bois où ils gîtent? Hier, sur la montagne; demain, dans les bois; tantôt +faisant dix lieues en une nuit, tantôt restant huit jours dans son +repaire, le Bagaude ignore aujourd'hui où il sera demain... + +--C'est donc un heureux hasard de les rencontrer? + +--Heureux hasard pour les bonnes gens, mauvais hasard pour le comte, +l'évêque, ou le collecteur du fisc royal! + +--Et c'est en Anjou que vous avez rencontré cette Bagaudie? + +--Oui, en Anjou... dans une forêt à huit lieues environ d'Angers, où je +me rendais... + +--Le voyez-vous, Karadeuk, mon favori?... Regardez-le donc... quels yeux +brillants, quelles joues enflammées; certes, si cette nuit il ne rêve +par des petites Korrigans, il rêvera de Bagaudie; ai-je tort, mon +enfant? + +--Grand-père, je dis, moi, que les Bretons et les Bagaudes sont et +seront les derniers Gaulois... Si je n'étais Breton, je voudrais courir +la Bagaudie contre les Franks et les évêques... + +--Et, m'est avis, mon petit-fils, que tu vas la courir une fois la tête +sur ton chevet; donc, bon rêve de Bagaudie, je te souhaite, mon +favori... Va te coucher, il se fait tard, et tu inquiètes sans raison ta +pauvre mère. + +Il y a trois jours, j'ai interrompu ce récit. + +Je l'écrivais vers la fin de la journée où le colporteur, après la nuit +passée dans notre maison, avait continué son chemin. Lorsqu'au matin il +partit, la tempête s'était calmée. Je dis à Madalèn, en lui montrant le +porte-balle, qui, déjà loin, et au détour delà route, nous saluait une +dernière fois de la main: + +--Eh bien, pauvre folle? pauvre mère alarmée... les dieux en courroux +ont-ils frappé Karadeuk, mon favori, pour le punir de vouloir rencontrer +des Korrigans? Où est le malheur que cet étranger devait attirer sur +notre maison?... La tempête est apaisée, le ciel serein, la mer calme et +bleue... pourquoi votre front est-il toujours triste? Hier, Madalèn, +vous disiez: «Demain appartient à Dieu!» Nous voici au lendemain d'hier, +qu'est-il advenu de fâcheux? + +--Vous avez raison, bon père... mes pressentiments m'ont trompée; +pourtant je suis chagrine, et toujours je regrette que mon fils ait +ainsi parlé des Korrigans. + +--Tenez, le voici, notre Karadeuk, son limier en laisse, bissac au dos, +arc en main, flèche au côté; est-il beau! est-il beau! a-t-il l'air +alerte et déterminé! + +--Où allez-vous, mon fils? + +--Ma mère, hier vous m'avez dit: Nous manquons depuis deux jours de +venaison... Le temps est propice; je vais tâcher d'abattre un daim dans +la forêt de Karnak: la chasse peut être longue, j'emporte des provisions +dans mon bissac. + +--Non, Karadeuk, vous n'irez point aujourd'hui à la chasse, non, je ne +le veux pas... + +--Pourquoi cela, ma mère? + +--Que sais-je... Vous pouvez vous égarer ou tomber dans une fondrière de +la forêt... + +--Ma mère, rassurez-vous, je connais les fondrières et tous les sentiers +de la forêt. + +--Non, non, vous n'irez pas à la chasse aujourd'hui. + +--Bon grand-père, intercédez pour moi... + +--De grand coeur; car je me réjouis de manger un quartier de venaison; +mais promets-moi, mon petit-fils, de ne point aller du côté des +fontaines où l'on peut rencontrer des Korrigans... + +--Je vous le jure, grand-père! + +--Allons, Madalèn, laissez mon adroit archer partir pour la chasse; ne +me refusez pas cela... il vous jure de ne pas songer aux petites fées. + +--Vous le voulez, mon père? vous le voulez absolument? + +--Je vous en prie; il a l'air si chagrin! + +--Qu'il en soit selon votre désir... C'est, hélas! contre mon gré. + +--Un baiser, ma mère? + +--Non, méchant enfant, laissez-moi... + +--Un baiser, ma bonne mère; je vous en supplie... + +--Madalèn, voyez cette grosse larme dans ses yeux... Aurez-vous le +courage de ne pas l'embrasser? + +--Tiens, cher enfant... j'étais plus privée que toi... Pars donc, mais +reviens vite... + +--Encore un baiser, ma bonne mère... et adieu... et adieu... + +--Karadeuk est parti, essuyant ses yeux; deux et trois fois il se +retourne pour regarder encore sa mère... et disparaît... Le jour se +passe; mon favori ne revient pas: la chasse l'aura entraîné, la nuit le +ramènera... Je me mets à écrire ce récit, que la douleur a interrompu. +Le jour touchait à sa fin; soudain on entre dans ma chambre en criant: + +--Mon père! mon père! un grand chagrin nous frappe! + +--Hélas! hélas! mon père... je disais bien que les Korrigans et +l'étranger seraient funestes à mon fils... Pourquoi vous ai-je cédé? +pourquoi-ce matin l'ai-je laissé partir, mon Karadeuk bien-aimé!... +C'est fait de lui... je ne le reverrai plus... pauvre femme que je suis! + +--Qu'avez-vous, Madalèn? qu'as-tu, Jocelyn? pourquoi cette pâleur? +pourquoi ces larmes? qu'est-il arrivé à mon Karadeuk? + +--Lisez, mon père, lisez ce petit parchemin, qu'Yvon, le bouvier, vient +de m'apporter... + +--Ah! maudit! maudit soit ce colporteur avec sa Bagaudie; il a ensorcelé +mon pauvre enfant... Les Korrigans sont cause de tout le mal... + +Moi, pendant que mon fils et sa femme se désolaient, j'ai lu ceci, de la +main de mon petit-fils: + +«Mon bon père et ma bonne mère, lorsque vous lirez ceci, moi, votre fils +Karadeuk, je serai très-loin de notre maison... J'ai dit à Yvon, le +bouvier, que j'ai rencontré ce matin aux champs, de ne vous remettre ce +parchemin qu'à la nuit, afin d'avoir douze heures d'avance, et +d'échapper à vos recherches... Je vais courir la Bagaudie contre les +Franks et les évêques... Le temps des _chef des cent vallées_, des +Sacrovir, des Vindex, est passé; mais je ne resterai pas paisible au +fond de la Bretagne, seul pays libre de la Gaule, sans tâcher de venger, +ne fût-ce que par la mort d'un des fils de Clovis, ce monstre couronné, +l'esclavage de notre bien-aimée patrie!... Mon bon père, ma bonne mère, +vous gardez auprès de vous mon frère aîné Kervan et ma soeur Roselyk; +soyez sans courroux contre moi... Et vous, grand-père qui m'aimiez tant, +faites-moi pardonner, que mes chers parents ne maudissent pas leur fils. + +»KARADEUK.» + +Hélas! toutes les recherches ont été vaines pour retrouver ce malheureux +enfant. + +J'avais commencé ce récit parce que l'entretien du colporteur m'avait +frappé... Notre famille retirée, j'avais encore longuement causé avec +cet étranger, parcourant en tous sens la Gaule depuis vingt ans, ayant +vu et observé beaucoup de choses; il m'avait donné le secret de ce +mystère: + +«_Comment notre peuple, qui jadis avait su s'affranchir du joug des +Romains si puissants, avait-il subi et subissait-il la conquête des +Franks, auxquels il est mille fois supérieur en courage et en +nombre..._» + +La réponse du colporteur, je voulais ici l'écrire, parce que c'était +chose vraie, et à méditer pour notre descendance, parce que cela ne +confirmait, hélas! que trop les prédictions de Victoria la Grande, qui +nous ont été transmises par notre aïeul Scanvoch; mais le départ de ce +malheureux enfant, la joie de ma vieillesse, m'a frappé au coeur. Je +n'ai pas en ce moment le courage de poursuivre ce récit... Plus tard, si +quelque bonne nouvelle de mon favori Karadeuk me donne l'espérance de le +revoir, j'achèverai cette écriture... Hélas! en aurai-je jamais des +nouvelles? Pauvre enfant! partir seul à dix-sept ans pour courir la +Bagaudie! + +Serait-il donc vrai que les dieux nous punissent de notre désir de voir +les malins esprits? Hélas! hélas! je dis, ainsi que la pauvre mère, qui +va sans cesse comme une folle à la porte de la maison regarder au loin +si son fils ne revient pas: + +«Les dieux ont puni Karadeuk, mon favori, d'avoir voulu voir des +KORRIGANS!» + +Mon père Araïm est mort de chagrin peu de temps après le départ de mon +second fils; il m'a légué la chronique et les reliques de notre famille. + +J'écris ceci dix ans après la mort de mon père, sans avoir eu de +nouvelles de mon pauvre fils Karadeuk... Il a trouvé sans doute la mort +dans la vie aventureuse de Bagaude... La Bretagne conserve son +indépendance, les Franks n'osent l'attaquer; les autres provinces de la +Gaule sont toujours esclaves sous la domination des évêques et des fils +de Clovis; ceux-ci surpassent, dit-on, leur père en férocité... Ils se +nomment _Thierry_, _Childebert_ et _Clotaire_; le quatrième, +_Chlodomir_, est mort, dit-on, cette année... + +J'ignore le temps qui me reste à vivre et les événements qui +m'attendent; mais en ce jour-ci, je te lègue, à toi, mon fils aîné +Kervan, notre légende de famille; je te la lègue cinq cent vingt-six ans +après que notre aïeule Geneviève a vu mourir Jésus de Nazareth. + +Moi, Kervan, fils de Jocelyn, mort sept ans après m'avoir légué cette +légende, j'y joins les récits suivants; ils m'ont été rapportés ici dans +notre maison, près Karnak, par _Ronan_, l'un des fils de mon frère +Karadeuk, qui s'en était allé, il y a longues années, courir la +Bagaudie, l'an qui suivit la mort du roi Clovis... Ces récits +contiennent les aventures de mon frère Karadeuk et de ses deux fils +_Loysyk_ et _Ronan_; ils ont été écrits par Ronan dans la première +ardeur de sa jeunesse sous une forme qui n'est point celle des autres +récits de cette chronique. + +La Bretagne, toujours paisible, se gouverne par les chefs qu'elle +choisit; les Franks n'ont pas osé tenter d'y pénétrer de nouveau... Mais +dans le récit de mon neveu Ronan, notre descendance trouvera le secret +de ce mystère, que mon grand-père Araïm n'a pas eu le courage d'écrire: + +«_Comment le peuple gaulois, qui jadis avait su s'affranchir du joug des +Romains si puissants, avait-il subi, subissait-il la conquête des +Franks, auxquels il est mille fois supérieur en nombre et en courage?_» + +Plaise aux dieux qu'il n'en soit pas un jour de la Bretagne comme des +autres provinces de la Gaule! plaise aux dieux que notre contrée, la +seule libre aujourd'hui, ne tombe jamais sous la domination des Franks +et des évêques de Rome, et que nos _druides chrétiens_ ou non chrétiens +continuent de nous inspirer! + +FIN DU PROLOGUE. + + + + +L'AUTEUR +AUX ABONNÉS DES MYSTÈRES DU PEUPLE. + + +CHERS LECTEURS, + +Il faut vous l'avouer, notre oeuvre n'est point du goût des +gouvernements despotiques: en _Autriche_, en _Prusse_, en _Russie_, en +_Italie_, dans une partie de _l'Allemagne_, les MYSTÈRES DU PEUPLE sont +défendus; à _Vienne_ même, une ordonnance royale contre-signée +_Vindisgraëtz_ (un des bourreaux de la Hongrie), prohibe la lecture de +notre livre. Les préfets et généraux de nos départements en état de +siége font les _Vindisgraëtz_ au petit pied; ils mettent notre oeuvre à +l'index dans leurs circonscriptions militaires; ils vont plus loin: le +général qui commande à Lyon a fait saisir des ballots de livraisons des +_Mystères du Peuple_ que le roulage, muni d'une lettre de voiture +régulière, transportait à Marseille. Dans les villes qui ne jouissent +pas des douceurs du régime militaire, les libraires et les +correspondants de notre éditeur ont été exposés aux poursuites, aux +tracasseries, aux dénis de justice les plus incroyables. Pourquoi cela? +Notre ouvrage a-t-il été incriminé par le procureur de la République? +Jamais. Contient-il quelque attaque directe ou indirecte à la RELIGION, +à la FAMILLE, à la PROPRIÉTÉ? Vous en êtes juges, chers lecteurs. En ce +qui touche la _religion_, j'ai exalté de toute la force de ma conviction +la céleste morale de _Jésus de Nazareth_, le divin sage; en ce qui +touche la _famille_, j'ai pris pour thème de nos récits _l'histoire +d'une famille_, idéalisant de mon mieux cet admirable et religieux +esprit familial, l'un des plus sublimes caractères de la race gauloise; +en ce qui touche la _propriété_, j'essaye de vous faire partager mon +horreur pour la conquête franque, sacrée, légitimée par les évêques; +conquête sanglante, monstrueuse, établie par le pillage, la rapine et le +massacre; en un mot, l'une des plus abominables atteintes qui aient +jamais été portées _au droit de propriété_, de sorte que l'on peut, que +l'on doit dire de l'origine des possessions de la race conquérante, +rois, seigneurs ou évêques: _La royauté_, C'EST LE VOL! _la propriété +féodale_, C'EST LE VOL! _la propriété ecclésiastique_, C'EST LE VOL!... +puisque royauté, biens féodaux, biens de l'Église, n'ont eu d'autre +origine que la conquête franque. Notre livre est-il immoral, malsain, +corrupteur? Jugez-en, chers lecteur, jugez-en. Nous avons voulu +populariser les grandes et héroïques figures de notre vieille +nationalité gauloise et inspirer pour leur mémoire un filial et pieux +respect; nous ne prétendons pas créer une oeuvre éminente, mais nous +croyons fermement écrire un livre honnête, patriotique, sincère, dont la +lecture ne peut laisser au coeur que des sentiments généreux et élevés. +D'où vient donc cette persécution acharnée contre _les Mystères du +Peuple_? C'est que notre livre est un livre _d'enseignement_; c'est que +ceux qui auront bien voulu le lire et se souvenir, garderont conscience +et connaissance des grands faits historiques, nationaux, patriotiques et +révolutionnaires qui ont toujours épouvanté les gouvernements; car +jusqu'ici tout gouvernement, tout pouvoir a tendu plus ou moins, lui et +ses fonctionnaires, à jouer le rôle de _conquérant_ et à traiter le +peuple en race conquise. Qu'était-ce donc, sous le dernier régime, que +ces _deux cent mille privilégiés_ gouvernant la France par leurs +députés, sinon une manière de conquérants dominant _trente-cinq millions +d'hommes_ de par leur droit électoral? Qu'est-ce que cette armée, ces +canons, en pleine paix, au milieu de la cité, au milieu de citoyens +désarmés, sinon l'un des vestiges de l'oppression brutale de la +conquête?... Aussi, le jour de l'avénement définitif de la _République +démocratique_ effacera-t-il les dernières traces de ces _traditions +conquérantes_, et la France, sincèrement, réellement gouvernée par +elle-même, sera seulement alors un pays libre.--Cela dit, passons. + +Nous voici donc arrivés à l'une des plus douloureuses époques de notre +histoire. Les Franks, _appelés_, _sollicités_ par les évêques gaulois, +ont envahi et conquis la Gaule. Cette conquête, accomplie, nous l'avons +dit, par le pillage, l'incendie, le massacre; cette conquête, inique et +féroce comme le vol et le meurtre, le clergé l'a désirée, choyée, +caressée, légitimée, bénie, presque sanctifiée dans la personne de +Clovis, roi de ces conquérants barbares, en le baptisant, dans la +basilique de Reims, _fils soumis de la sainte Église catholique, +apostolique et_ ROMAINE, par les mains de saint Rémi. Pourquoi les +prêtres d'un Dieu d'amour et de charité ont-ils ainsi légitimé des +horreurs qui soulèvent le coeur et révoltent la conscience humaine? +Pourquoi ont-ils ainsi trahi et livré la Gaule, hébétée, avilie, châtrée +par eux à dessein et de longue main? Pourquoi l'ont-ils ainsi trahie et +livrée, notre sainte patrie, elle, ses enfants, ses biens, son sol, son +drapeau, sa nationalité, son sang, au servage affreux de l'étranger? +Pourquoi? Trois des grands historiens qui résument la science moderne, +quoique à des points de vue différents, vont nous l'apprendre. + +«..... Presque immédiatement après la conquête des Franks, les évêques +et les chefs des grandes corporations ecclésiastiques, abbés, prieurs, +etc., _prirent place parmi les_ LEUDES[1] du roi _Clovis_.... Aucune +magistrature, aucun pouvoir n'a été en aucun temps le sujet de plus de +brigues et d'efforts que l'_épiscopat_. La vacance d'un siége devenait +même souvent un sujet de guerre: _Hilaire_, archevêque d'Arles, écarta +plusieurs évêques contre toute règle, et en ordonna d'autres _de la +manière la plus indécente_, malgré le voeu formel des habitants des +cités. Et comme ceux qui avaient été nommés de la sorte ne pouvaient se +faire recevoir de bonne grâce par les citoyens qui ne les avaient pas +élus, ils rassemblaient des bandes de gens armés _et allaient assiéger +la ville où ils avaient été nommés évêques_..... On peut voir dans +l'édit d'Athalarik, roi des Visigoths, quelles mesures le législateur +civil dut prendre contre les candidats à l'épiscopat. Nul code électoral +ne s'est donné plus de peine pour empêcher _la violence, la fraude et la +corruption_. + + [Footnote 1: Les _anstrustions_ et les _leudes_ étaient les + compagnons de guerre des rois et des chefs franks qu'ils + choisissaient pour les commander, mais avec lesquels ils + vivaient d'ailleurs sur le pied d'une égalité presque + parfaite. Les anstrustions ou leudes du roi sont devenus plus + tard les grands vassaux.] + +»....... Loin de porter atteinte à la puissance du clergé, +_l'établissement des Franks dans les Gaules ne servit qu'à l'accroître; +par les bénéfices, les legs, les donations de tous genres, ils +acquéraient des biens immenses et prenaient place parmi_ L'ARISTOCRATIE +DES CONQUÉRANTS. + +»...... Là fut le secret de la puissance du clergé. Il en pouvait faire, +_il en faisait chaque jour des usages coupables et qui devaient être +funestes à l'avenir_:..... Souvent conduit, comme les Barbares, par des +intérêts et des passions purement terrestres, _le clergé partagea avec +eux la richesse, le pouvoir,_ TOUTES LES DÉPOUILLES DE LA SOCIÉTÉ, etc., +etc.» (Guizot, _Essais sur l'histoire de France._) + +M. Guizot, en signalant aussi énergiquement et en déplorant la part +monstrueuse que le clergé se fit lors de la conquête et de +l'asservissement de la Gaule, ajoute que c'était presque un mal +nécessaire en un temps désastreux où il fallait chercher à opposer une +_puissance morale_ à la domination sauvage et sanglante des conquérants. +Nous nous permettrons de ne pas partager l'opinion de l'illustre +historien, et nous dirons tout à l'heure en quelques mots les raisons de +notre dissidence. + +«A la tête des Franks se trouvait un jeune homme nommé _Hlode-Wig_ +(Clovis), ambitieux, avare et cruel; les évêques gaulois _le visitèrent +et lui adressèrent leurs messages;_ plusieurs se firent les +_complaisants domestiques de sa maison_, que dans leur langage romain +ils appelaient sa royale cour..... + +»...... Des courriers portèrent rapidement au pape de Rome la nouvelle +du baptême du roi des Franks; _des lettres de félicitation et d'amitié +furent adressées de la ville éternelle à ce roi_ QUI COURBAIT LA TÊTE +SOUS LE JOUG DES ÉVÊQUES..... Du moment où le Frank Clovis se fut +déclaré le fils de l'Église et le _vassal de saint Pierre_, SA CONQUÊTE +S'AGRANDIT EN GAULE, etc...... Bientôt les limites du royaume des Franks +furent reculées vers le sud-est, et, _à l'instigation des évêques_ qui +l'avaient converti, le néophyte (Clovis) entra à main armée chez les +Burgondes (accusés par le clergé d'être hérétiques). Dans cette guerre +les Franks signalèrent leur passage par la meurtre et par l'incendie, et +retournèrent au nord de la Loire avec un immense butin; _le clergé +orthodoxe qualifiait cette expédition sanglante de pieuse, d'illustre, +de sainte entreprise pour la vraie foi._ + +»_La trahison des prêtres livra aux Franks_ les villes d'Auvergne qui ne +furent pas prises d'assaut; une multitude avide et sauvage se répandit +jusqu'au pied des Pyrénées, dévastant la terre et traînant les hommes +esclaves deux à deux comme des chiens à la suite des chariots; _partout +où campait le chef frank victorieux, les évêques orthodoxes assiégeaient +sa tente. Germerius_, évêque de Toulouse, qui resta vingt jours auprès +de lui, mangeant à la table du Frank, reçut en présent des croix d'or, +des calices, des patènes d'argent, des couronnes dorées et des voiles de +pourpre, etc.» (Augustin Thierry, _Histoire de la Conquête de +l'Angleterre par les Normands_.)« M. Augustin Thierry ne voit pas, comme +M. Guizot, une sorte de nécessité _de salut public_ dans l'abominable +trahison, dans la hideuse complicité du clergé gaulois, lançant les +Barbares sur des populations inoffensives et chrétiennes (les Visigoths +étaient chrétiens, mais n'admettaient pas la Trinité), et partageant +avec les pillards et les meurtriers les richesses des vaincus. M. +Augustin Thierry signale surtout ce fait capital: les félicitations du +pape de Rome à Clovis, après que le premier de nos rois de droit divin, +souillé de tous les crimes, se fût _déclaré le vassal du pape_, en +courbant le front devant saint Rémi, qui lui dit: _Baisse le front, fier +Sicambre!_ de ce moment, le pacte sanglant des rois et des papes, de +l'aristocratie et du clergé, était conclu..... Quatorze siècles de +désastres, de guerres civiles ou religieuses pour le pays, d'ignorance, +de honte, de misère, d'esclavage et de vasselage pour le peuple devaient +être les conséquences de cette alliance du pouvoir clérical et du +pouvoir royal. + +«La monarchie franque _s'était surtout affermie par l'accord parfait du +clergé avec le souverain_, il s'_en est peu fallu que Clovis n'ait été +reconnu_ POUR SAINT, et qu'il n'ait été _honoré à ce titre par +l'_ÉGLISE, _aussi bien que l'est encore aujourd'hui son épouse_ SAINTE +CLOTILDE. À cette époque, les _bienfaits_ accordés à l'Église étaient un +meilleur titre pour gagner le ciel que les _bonnes actions._ La plupart +des évêques des Gaules contemporains de Clovis furent _liés d'amitié_ +avec ce prince, et sont réputés saints; on assure même que saint Rémi +_fut son conseiller le plus habituel_..... Des conciles réglèrent +l'usage des donations immenses faites par Clovis aux églises. Ils +déclarèrent les biens-fonds du clergé exempts de toutes les taxes +publiques, inaliénables, et le droit que l'Église avait acquis sur eux +imprescriptible.» (Sismondi, _Histoire des Français_, tome I.) + +Les plus éminents historiens sont d'accord sur ce fait: _Le clergé +gaulois a appelé, sollicité, consacré la conquête franque et a partagé +avec les conquérants les dépouilles de_ LA GAULE. Certes, dit M. Guizot, +ainsi que les écrivains de son école, la conduite du clergé était +déplorable, funeste au présent et à l'avenir; mais il fallait avant tout +opposer une _puissance morale_ à la domination brutale des Barbares. La +divine mission du christianisme était de civiliser, d'adoucir ces +sauvages conquérants. Soit. Admettons que de la trahison envers le +peuple, que d'une cupidité effrénée, que d'une ambition impitoyable, il +puisse naître une _puissance morale_ quelconque, le devoir du clergé +était donc de montrer à ces farouches conquérants que la force brutale +n'est rien; que la puissance morale est tout; que le fidèle selon le +Christ est saint et grand par l'humilité, par la charité, par la +pauvreté, par la chasteté, par l'égalité. Il fallait surtout prêcher à +ces barbares que rien n'était plus horrible, plus sacrilége que de tenir +son prochain en esclavage, Jésus de Nazareth ayant dit: _Les fers des +esclaves doivent être brisés._ Il fallait enfin, et par l'influence +divine dont il se disait dépositaire, et surtout par ses propres +exemples, que le clergé s'occupât sans relâche de rendre les Franks +humbles, humains, charitables, sobres, chastes, désintéressés. Or, que +fait le clergé gaulois pour établir cette puissance morale +civilisatrice? Des richesses ensanglantées, fruit du pillage et du +meurtre de ses concitoyens, il en demande sa part aux conquérants. Ces +esclaves, ses frères, il les reçoit en don ou les achète, les exploite +et les garde en esclavage!... lui!... qui prétend agir et parler au nom +du Christ!... Oui... Jusqu'au huitième siècle le clergé a eu des +_esclaves_, comme il a eu des _serfs_ et des _vassaux_ jusqu'au +dix-huitième: il n'y a pas de cela soixante ans. Les crimes horribles +des conquérants, le clergé les absout moyennant finance, et les tolère +quand il ne les sanctifie. Lisez plutôt saint Grégoire, évêque de Tours, +le seul historien complet de la conquête. + +Après une nomenclature des crimes innombrables du roi Clovis, l'évêque +poursuit ainsi: + +«Après la mort de ces trois rois (qu'il fit tuer), Clovis recueillit +leurs royaumes et leurs trésors. Ayant fait périr encore plusieurs +autres rois et même ses plus proches parents, dans la crainte qu'ils ne +lui enlevassent son royaume, il étendit son pouvoir sur toutes les +Gaules; cependant ayant un jour rassemblé les siens, on rapporte qu'il +leur parla ainsi des parents qu'il avait lui-même fait périr: + +«_Malheur à moi, qui suis resté comme un voyageur parmi des étrangers, +et qui n'ai plus de parents qui puissent, en cas d'adversité, me prêter +leur appui!--Ce n'était pas qu'il s'affligeât de leur mort_ (ajoute +Grégoire de Tours), _mais il parlait ainsi par ruse et pour découvrir +s'il lui restait encore quelqu'un à tuer (Si forte potuisset adhuc +aliquem reperire ut interficeret)._ Après ces événements, Clovis mourut +à Paris, et fut enterré dans la basilique des saints apôtres.» (L. II, +p. 261.) + +Cette scène atroce, où la ruse du sauvage le dispute à sa férocité, +inspire-t-elle au prêtre chrétien une légitime horreur? Va-t-il crier +anathème?... ou du moins gardera-t-il un silence presque criminel?... +Écoutons encore l'évêque de Tours: + +«Le roi Clovis, qui _confessa l'Indivisible Trinité_, dompte les +Hérétiques, _par l'appui qu'elle lui prête_, et étend son royaume par +toutes les Gaules. (L. III, p. 255.) + +»Chaque jour, Dieu faisait ainsi tomber les ennemis de Clovis sous sa +main, et étendait son royaume, _parce qu'il marchait avec un coeur pur +devant lui, et faisait ce qui était agréable aux yeux du Seigneur_.» (L. +II, p. 255.) + +De bonne foi, quelle _puissance morale_ et civilisatrice attendre d'un +clergé dont l'un des plus éminents représentants s'exprime ainsi? d'un +clergé qui comptait parmi ses membres ce _saint Rémi_, le conseiller +habituel de ce monstre couronné, dont les forfaits révoltent la nature? + +«Que voulez-vous? c'étaient les moeurs du temps--disent certains +historiens...--Et puis, que pouvaient faire les évêques contre cette +invasion barbare? Ne devaient-ils pas tâcher de dominer les Franks par +l'ascendant de notre sainte religion, afin de leur reprendre, par la +persuasion, une partie des biens et des richesses qu'ils avaient conquis +à l'aide de la violence... Il fallait enfin civiliser ces barbares par +l'influence chrétienne.» + +Or, l'histoire apprend quelle fut l'influence civilisatrice de la +religion sur ces _fils de l'Église_ et sur leur descendance, dont les +crimes surpassèrent encore ceux du fondateur de cette dynastie de +meurtriers, de fratricides et d'incestueux. + +Les moeurs du temps! les moeurs du temps! répètent les historiens. Que +fait le temps à la morale des choses? Est-ce que le meurtre, l'inceste, +le fratricide, n'ont pas été réprouvés avec horreur, même par +l'antiquité païenne? Et vous, prêtres catholiques, cédant à votre +ambition et à votre cupidité traditionnelles, loin de tonner du haut de +votre chaire évangélique contre les crimes inouïs des conquérants de +votre pays, vous les sanctifiez, parce que ces féroces barbares +confessent votre Trinité, votre Dieu et surtout enrichissent vos églises +en se laissant subalterniser par votre habituelle astuce! + +Je me trompe, les évêques qui enregistraient si benoîtement les crimes +des rois, dont ils étaient grassement payés, avaient parfois de +véhémentes paroles de blâme contre les puissants du monde. Grégoire de +Tours traite de _Néron_ Chilpéric, un des fils de Clovis. Ce pauvre +Chilpéric n'était pourtant ni plus ni moins _Néron_ que ceux de sa race. +«Mais,--dit l'évêque de Tours,--ce Chilpéric invectivait continuellement +contre les prêtres du Seigneur, ne trouvant pas de texte plus fécond +pour ses dérisions et ses persécutions que les évêques des églises: +l'un, selon lui, était léger; l'autre superbe; l'autre débauché; l'autre +trop riche; il ne haïssait rien tant que les églises. Il disait +ordinairement:--Voici que notre fisc est appauvri; nos richesses ont +passé aux églises.--Et en se plaignant ainsi, il annulait souvent des +donations faites au clergé.» + +On le voit, la tradition ultramontaine n'a pas varié: ambition effrénée, +cupidité implacable... + +Que pouvaient faire les évêques contre l'invasion des Franks, +dites-vous? Ils devaient imiter le patriotique héroïsme des Druides, +qu'ils ont fait périr jusqu'au dernier dans les supplices!... Oui, la +croix d'une main, l'étendard gaulois de l'autre, les évêques, au lieu de +prêcher une guerre de religion et de pillage contre les _ariens_, +devaient prêcher la guerre nationale contre les Franks, la guerre de +l'indépendance, cette guerre sainte, trois fois sainte, du Peuple qui +défend son foyer, sa famille, son pays et son Dieu!... Que pouvaient +faire les évêques?... Appeler aux armes la vieille Gaule au nom de la +Patrie et de la Foi chrétienne menacées par les barbares!... + +Oh! alors, à cette voix véritablement divine, les Peuples se soulevaient +en masse, et comme au jour de la sublime influence druidique, les +_Vercingétorix_, les _Marik_, les _Civilis_, les _Sacrovir_, les +_Vindex_, héros patriotes, auraient surgi du flot populaire; vieillards, +femmes, enfants, comme aux jours de l'invasion romaine, auraient marché +à l'ennemi; lances, épées, fourches, faux, pierres, bâtons, tout eût +servi d'armes. Les Barbares étaient refoulés hors des frontières; +l'indépendance de la Gaule sauvée, la doctrine évangélique acclamée de +nouveau, dans l'enthousiasme du plus saint des triomphes; celui d'un +Peuple libre triomphant de l'oppression étrangère!... Alors des débris +du monde païen et barbare s'élevait pure, fière, radieuse, la société +nouvelle réalisant enfin ce voeu suprême de Jésus: Liberté! Égalité! +Fraternité! + +Mais non, les évêques ne l'ont pas voulu! Leur alliance sacrilège avec +les Franks a coûté à nos pères esclaves, serfs ou vassaux, quatorze +siècles d'ignorance, de douleurs et de misères... Mais qu'importait aux +princes de l'Église catholique? Ils dominaient les Peuples par les rois, +savouraient l'orgueil de leur toute-puissance, riaient des sots qu'ils +épouvantaient, jouissaient des biens de la terre, en ne se plongeant que +trop souvent dans la débauche, la crapule et les plus sanglants +excès!... + +Est-ce exagération que de parler ainsi? Empruntons à Grégoire de Tours, +évêque lui-même, quelques portraits d'évêques de son temps. «L'évêque +_Priscus_, qui avait succédé à Sacerdos (évêque de Lyon), d'accord avec +Suzanne, son épouse[2], se mit à persécuter et à faire périr plusieurs +de ceux qui avaient été dans la familiarité de son prédécesseur. Le tout +par malice et uniquement par jalousie de ce qu'ils lui avaient été +attachés; lui et sa femme se répandaient en blasphèmes contre le saint +nom de Dieu, et malgré la coutume observée depuis longtemps de ne +permettre l'entrée de la maison épiscopale à aucune femme, celle de +Priscus entrait dans sa chambre avec des jeunes filles.» (Grégoire de +Tours, l. IV, p. 105.) + + [Footnote 2: Beaucoup de prêtres s'étaient mariés avant + d'être appelés à l'épiscopat. On appelait leurs femmes + _episcopa_ ÉVÊCHESSES.] + +«Palladius, comte de la ville de Javols en Auvergne, disait à l'évêque +_Parthénius_, qu'il accusait de sodomie:--Où sont-ils tes maris, avec +lesquels tu vis dans le désordre et l'infamie?» + +«_Félix_, évêque de Nantes, était d'une jactance et d'une avidité +extrêmes; mais je m'arrête pour ne pas lui ressembler.» (Liv. V, p. +183.) + +«Les gens de Langres, après la mort de Sylvestre, demandèrent un autre +évêque; on leur donna _Pappol_, autrefois archidiacre d'Autun. Au +rapport de plusieurs, il commit beaucoup d'iniquités; mais nous n'en +dirons rien pour qu'on ne nous croie pas détracteurs de nos frères.» +(Liv. V, p. 189.) + +«...Le mari accusa vivement l'évêque _Bertrand_.--Tu as enlevé, dit-il, +ma femme et ses esclaves, et ce qui ne convient point à un évêque, vous +vous livrez honteusement à l'adultère, toi avec mes servantes, elle avec +tes serviteurs.--Alors le roi, transporté de colère, exigea de l'évêque +la promesse de rendre la femme à son mari.» (Liv. IX, p. 319, v. 3.) + +«La ville de Soissons avait pour évêque _Droctigisill_, qui, par excès +de boisson, avait perdu la raison depuis quatre ans.» (liv. IX, p. 359, +v. 3) + +«_Sunigésill_, livré à la torture, avoua qu'_Égidius_, évêque de Reims, +avait été complice de Rauking, dans le projet de tuer le roi Childebert +(la complicité fut prouvée.) L'on trouva dans le trésor de cet évêque, +des masses considérables d'or et d'argent, fruit de son iniquité.» (P. +4, liv. X, p. 97.) + +L'évêché de Paris fut donné à un marchand nommé _Eusèbe_, qui, pour +obtenir l'épiscopat, fit de nombreux présents. (T. IV, p. 113.) + +«_Berthécram_, évêque de Bordeaux, et Pallado, évêque de Sens, avaient +souvent trompé le roi par leurs fourberies. Dans la suite, _Pallado_ et +_Berthécram_ s'emportèrent l'un contre l'autre et se reprochèrent +mutuellement un grand nombre d'adultères et de fornications. Ils se +traitèrent aussi de parjures. Cela donna à rire à plusieurs.» (Liv. +VIII, p. 139.) + +«L'abbé _Dagulf_ commettait à chaque instant des vols et des meurtres, +et se livrait à l'adultère avec une extrême dissolution. Épris de +passion pour la femme de son voisin, il chercha tous les moyens +d'attirer cet homme dans son monastère pour le tuer.» (Liv. VIII, p. +179, t. 3.) + +«_Badegesil_, évêque du Mans, était un homme très-dur au peuple; qui +enlevait de force on pillait le bien d'autrui; il avait une femme nommée +_Magnatrude_, encore plus méchante et plus cruelle que lui, et qui par +de détestables conseils, excitait sa cruauté naturelle, et le poussait à +commettre des crimes. Cette femme _coupa souvent à des hommes les +parties naturelles et la peau du ventre, et brûla à des femmes avec des +lames rougies au feu les parties les plus secrètes de leurs corps._» +(Liv. VIII, p. 231, tom. 3.) + +«Le neveu de l'évêque, ayant fait mettre l'esclave à la torture, il +dévoila toute l'affaire:--J'ai reçu, dit-il, pour commettre le crime +cent sous d'or de la reine Frédégonde, cinquante de l'évêque +_Mélanthius_, et cinquante autres de l'archidiacre de la ville.» (T. 3, +liv. VIII, p. 235.) + +«_Salone_ et _Sagittaire_ furent évêques, le premier d'Embrun, le second +de Gap; mais une fois en possession de l'épiscopat, ils commencèrent à +se signaler avec une fureur insensée, par des usurpations, des meurtres, +des adultères et d'autres excès; quittant la table au lever de l'aurore, +ils se couvraient de vêtements moelleux et dormaient ensevelis dans le +vin et le sommeil jusqu'à la troisième heure du jour. Ils ne se +faisaient pas faute de femmes pour se souiller avec elles.» (Liv. V, p. +263.) + +«L'évêque _Oconius_ était adonné au vin outre mesure; il s'enivrait +souvent d'une manière si ignoble qu'il ne pouvait faire un pas.» (Liv. +V, 313.) + +«Nous avons appris,--dit le concile de 589,--que les évêques traitent +leurs paroisses non épiscopalement, _mais cruellement_. Et tandis qu'il +a été écrit: Ne dominez pas sur l'héritage du Seigneur, mais rendez-vous +les modèles du troupeau, _ils accablent_ leurs diocèses de _pertes_ et +d'_exactions_.» + +Un autre concile, tenu en 675, dit: + +«Il ne convient pas que ceux qui ont déjà obtenu les degrés +ecclésiastiques, c'est-à-dire les prêtres, soient sujets _à recevoir des +coups_, si ce n'est pour des choses graves; il ne convient pas que +chaque évêque, à son gré et selon qu'il lui plaît, _frappe de coups et +fasse souffrir ceux qui lui sont soumis_.» + +Un autre concile de 527:--«Il nous est parvenu que certains évêques +_s'emparent des choses données par les fidèles aux paroisses_; de sorte +qu'il ne reste rien ou presque rien aux églises.» + +Le concile de 633 est non moins formel: «Ces évêques, ainsi que l'a +prouvé une enquête, _accablent d'exactions leurs églises paroissiales, +et pendant qu'ils vivent eux-mêmes avec un riche superflu_, il est +prouvé qu'ils ont réduit presque à la ruine certaines basiliques. +Lorsque l'évêque visite son diocèse, qu'il ne soit à charge à personne +par la multitude de ses serviteurs, et que le nombre de ses voitures ne +soit pas plus de cinq.» + +M. Guizot, dans son admirable ouvrage: _Histoire de la civilisation en +France_, après avoir cité des preuves nombreuses, irréfragables de la +hideuse cupidité de l'épiscopat et de son implacable ambition, ajoute: +«En voilà plus qu'il n'en faut sans doute pour prouver l'oppression et +la résistance, le mal et la tentation d'y porter remède; la résistance +échoua, le remède fut inefficace; _le despotisme épiscopal continua de +se déployer_; aussi au commencement du septième siècle, l'Église était +tombée dans un _état de désordre presque égal à celui de la société +civile_... Une foule d'évêques _se livraient aux plus scandaleux excès_; +maîtres des _richesses toujours croissantes_ de l'Église, rangés au +nombre des grands propriétaires, ils en adoptaient les intérêts et les +moeurs; _ils faisaient contre leurs voisins des expéditions de violence +et de brigandage_, etc., etc.» (P. 396, v. 1.) + +«_Cautin_, devenu évêque, se conduisit de manière à exciter l'exécration +générale; il s'adonnait au vin outre mesure, et souvent il se plongeait +tellement dans l'ivresse, que quatre hommes avaient peine à l'emporter +de table. Il en devint épileptique; il était en outre excessivement +livré à l'avarice, et quelle que fût la terre dont les limites +touchaient à la sienne, il se croyait mort s'il ne s'appropriait pas +quelque partie des biens de ses voisins, l'enlevant aux plus forts par +des procès et des querelles, l'arrachant aux plus faibles par la +violence.» (L. IV, p. 29, v. 2.) + +Dans son amour pour le bien d'autrui, l'évêque _Cautin_ fit un autre +tour fort longuement raconté par saint Grégoire. Il s'agissait d'un +prêtre nommé _Anastase_, qui, par une charte de la reine Clotilde, +possédait une propriété; ce bien, l'évêque Cautin le convoita; il le +demanda à Anastase; celui-ci refusa de se déposséder; l'évêque l'attire +alors chez lui sous un prétexte, le renferme et lui signifie qu'il le +laissera mourir de faim s'il ne lui abandonne ses titres de propriété; +Anastase persiste dans ses refus; alors, dit Grégoire de Tours: + +«Anastase est remis à des gardiens et condamné par Cautin, s'il ne remet +les chartes, à mourir de faim; dans la basilique de saint Cassius, +martyr, était une crypte antique et profonde; là se trouvait un vaste +tombeau de marbre de Paros, où avait été déposé le corps d'un grand +personnage dans le sépulcre. Anastase (par l'ordre de Cautin) est +enseveli avec le mort; on met sur lui une pierre qui servait de +couvercle au sarcophage, et on place des gardes à l'entrée du +souterrain.» + +Entre autres détails que donne Grégoire de Tours sur cette torture +atroce, il cite celui-ci: + +«... Des os du mort,--c'est Anastase qui le racontait +ensuite,--s'exhalait une odeur pestilentielle, et il aspirait, +non-seulement par la bouche et par les narines, mais, si j'ose le dire, +par les oreilles même cette atmosphère cadavéreuse.» (L. IV, p. 31.) + +Au bout de quelques heures, Anastase put soulever la pierre du sépulcre, +appela à son aide, et fut délivré. Quant à l'évêque Cautin, il songea à +d'autres tours, et conserva bel et bien son évêché. + +Certes, il y eut des évêques purs de ces crimes abominables; mais les +plus purs de ces prêtres achetaient, vendaient, exploitaient des +esclaves, crime inexpiable pour un prêtre du Christ; aucune puissance +humaine, morale ou physique, ne pouvait les forcer à conserver leur +prochain en esclavage; mais les plus purs de ces prêtres étaient +enrichis des dépouilles ensanglantées de leurs concitoyens; mais les +plus purs de ces prêtres se rendaient complices des conquérants pour +asservir la Gaule, leur patrie; mais le nombre de ces évêques, moins +coupables que l'universalité de leurs confrères, était bien minime. +Citons encore l'histoire: + +«La religion,--écrivait saint Boniface au pape Zacharie,--est partout +foulée aux pieds; les évêchés sont _presque toujours donnés_ à des +laïques avides de richesses, ou à _des prêtres débauchés et +prévaricateurs_ qui en jouissent selon le monde. J'ai trouvé, parmi les +diacres, des hommes habitués dès l'enfance _à la débauche, à l'adultère, +aux vices les plus infâmes; ils ont dans leur lit, pendant la nuit, +quatre ou cinq concubines et même davantage_; tout récemment on a vu des +gens de cette espèce monter ainsi de grade en grade jusqu'à +l'_épiscopat_... etc., etc. + +Vous avez eu et vous aurez connaissance, chers lecteurs, des crimes et +des moeurs de ces rois franks, nos _premiers rois de droit divin_, ainsi +que disent les royalistes et les ultramontains: quant aux moeurs des +seigneurs ducs et des seigneurs comtes franks, leurs compagnons de +pillage, de viol et de massacre, nous emprunterons au hasard à Grégoire +de Tours quelques traits caractéristiques des habitudes de nos doux +conquérants: + +«Le comte _Amal_ s'éprit d'amour pour une jeune fille de condition +libre; quand vint la nuit, pris de vin, il envoya des serviteurs chargés +d'enlever la jeune fille et de l'amener dans son lit. Comme elle +résistait, on la conduisit de force dans la demeure du comte, et comme +on lui donnait des soufflets, le sang coulait à flots de ses narines, et +le lit du comte en fut tout rempli; lui-même la donna des coups de +poing, des soufflets et autres coups; puis il la prit dans ses bras et +s'endormit accablé par le sommeil.» (L. IX, p. 331.) + +Un autre de ces seigneurs franks, amis et complices des évêques, le duc +_Runking_, était plus inventif et plus recherché dans ses cruautés: + +«Si un esclave tenait devant lui un cierge allumé, comme c'est l'usage +pendant son repas, il lui faisait mettre les jambes à nu et le forçait +d'y serrer avec force le flambeau jusqu'à ce qu'il fût éteint; quand on +l'avait rallumé, il faisait recommencer jusqu'à ce que les jambes de +l'esclave fussent toutes brûlées.» (L. V. p. 175.) + +Une autre fois on lui demande de ne pas séparer deux de ses esclaves, un +jeune homme et une jeune fille qui s'aimaient:--«Il le promet et les +fait enterrer tous deux vivants, disant: _Je ne manque pas au serment +que j'ai fait de ne pas les séparer_.» (Id. l. V, p. 177.) + +Je vais donc tâcher, chers lecteurs, dans le récit suivant, de retracer +à vos yeux cette funeste période de notre histoire: _la conquête de la +Gaule par l'invasion franque, appelée, soutenue par les évêques_. Ce +récit nous le ferons moins encore au point de vue de la fondation de la +royauté _de droit divin_ et de l'énorme puissance de l'Église, qu'au +point de vue de l'asservissement, des douleurs, des misères du peuple. +Hélas! ce peuple gaulois que nous avons vu jadis sous l'influence +druidique, si fier, si vaillant, si intelligent, si patriote, si +impatient du joug de l'étranger, nous allons le retrouver déchu de ses +mâles et patriotiques vertus des temps passés, hébêté, craintif, soumis +devant les Franks et les évêques; il n'a plus de Gaulois que le nom, et +ce nom, il ne le conservera pas longtemps. Aux lueurs divines de +l'Évangile émancipateur, vers lesquelles ce peuple a d'abord couru +confiant et crédule à la voix des premiers apôtres prêchant l'égalité, +la fraternité, la communauté, ont succédé pour lui les menaçantes +ténèbres de l'obscurantisme, mettant le salut au prix de l'ignorance, de +l'asservissement et de la douleur. Le souffle mortel, cadavéreux de +l'Église romaine, a glacé ce noble peuple jusque dans la moelle des os, +refroidi son sang, arrêté les battements de son coeur, autrefois +palpitant d'héroïsme et d'enthousiasme, à ces mots sacrés: patrie et +liberté. Cependant, pour quelque temps encore, l'antique patriotisme de +la vieille Gaule s'est réfugié dans un coin de ce vaste pays, +l'indomptable Bretagne, encore toute imbue de la foi druidique, si +étroitement liée au sentiment d'indépendance et de nationalité, mais +rajeunie, vivifiée par l'idée purement chrétienne et libératrice, +l'indomptable Bretagne avec _ses dolmens surmontés de la croix_, avec +ses vieux chênes _druidiques greffés de christianisme_, ainsi que l'ont +dit les historiens, résiste seule, résistera seule jusqu'au huitième +siècle, luttant contre la _Gaule_..... Que disons-nous! les conquérants +lui ont, hélas! volé jusqu'à son nom! résistera seule, luttant contre la +FRANCE _royale et catholique_. Ceci, comme toutes les leçons de +l'histoire, porte en soi, un grave enseignement. L'Église de Rome a de +tout temps été fatale, mortelle à la liberté des peuples; voyez même à +cette heure, les états purement catholiques ne sont-ils pas encore plus +ou moins asservis, la Pologne, la Hongrie, l'Irlande, l'Espagne? dites +quel est leur sort? Et cet abominable système d'abrutissement +superstitieux et d'esclavage, le parti absolutiste et ultramontain rêve +encore de nous l'imposer. N'avez-vous pas entendu à la tribune un +représentant de ce parti demander _une expédition de Rome à l'intérieur +de la France_? N'entendez-vous pas chaque jour les nombreux journaux de +ce parti répéter, selon le mot d'ordre des ennemis de la révolution et +de la république, «_la société menacée_ n'a plus de salut que dans +l'antique monarchie de droit divin, soutenue par une religion d'État +puissamment organisée, et au besoin défendue par une formidable armée +étrangère. Écoutez les absolutistes ultramontains, que disent-ils tous +les jours? _Nous aimons mieux les Cosaques que la République._» + +Oui, le jésuite pour anéantir l'âme, le Cosaque pour garrotter le corps, +l'inquisiteur pour appliquer la torture ou la mort aux mécréants +rebelles, voilà l'idéal de ce parti qui n'a pas changé depuis quatorze +siècles, tel est son désir, tel est son espoir dans sa réalité brutale. +Un de nos amis, causant un jour avec un des plus fougueux champions du +parti clérical, lui disait: + +«--Je vous crois fort peu patriote: cependant, avouez que vous ne +verriez pas sans honte une nouvelle invasion étrangère occuper la +France... votre pays, puisque, après tout, vous êtes Français?... + +«--Je ne suis pas plus Français qu'Anglais ou Allemand,--répondit +l'ultramontain avec un éclat de rire sardonique,--je suis citoyen des +États de l'Église; mon souverain est à Rome, seule capitale du monde +catholique; quant à _votre_ France, je verrais sans déplaisir les +Cosaques chargés de la police en ce pays, ils n'entendent point le +français, l'on ne pourrait les pervertir, comme l'on a malheureusement +perverti notre armée.» + +Voilà donc le dernier mot du parti clérical et absolutiste: appeler de +tous ses voeux l'invasion des Cosaques, de même qu'il y a quatorze +siècles, il appelait, par la voix des évêques, l'invasion des Franks... + +Qui sait? quelque nouveau _saint Remi_ rêve peut-être à cette heure, +sous sa cagoule, le baptême de l'hérétique Nicolas de Russie dans la +basilique de Notre-Dame de Paris, espérant dire à son tour à l'autocrate +du Nord: _Courbe la tête, fier Sicambre_... te voici catholique, +partageons-nous la France...» + +Nous allons donc tâcher, chers lecteurs, de vous montrer _au vrai_ quel +a été le berceau de la monarchie de droit divin et de la terrible +puissance de l'Église catholique, apostolique et romaine. + + EUGÈNE SUE, + Représentant du Peuple. + +18 septembre 1850. + + + + +LA GARDE DU POIGNARD. + +KARADEUK LE BAGAUDE ET RONAN LE VAGRE. + +(DE 529 A 615.) + +«_... Je ne sais par quels prestiges diaboliques il faisait tout cela, +mais il séduisit ainsi une immense multitude de peuple, et il se mit à +piller et à dépouiller ceux qu'il trouvait sur son chemin, et à +distribuer leurs dépouilles à ceux qui n'avaient rien._» + +(Grégoire de Tours, _Histoire des Franks,_ v. IV, l. X, p. 111.) + + + + +CHAPITRE PREMIER. + +Le chant des _Vagres_ et des _Bagaudes_.--Ronan et sa troupe.--La villa +épiscopale.--L'évêque Cautin.--Le comte Neroweg et l'ermite +laboureur.--Prix d'un fratricide.--La belle évêchesse.--Le souterrain +des Thermes.--Les flammes de l'enfer.--L'attaque.--Odille, la petite +esclave.--Ronan le Vagre.--Le jugement.--Prenons aux seigneurs, donnons +au pauvre monde.--Départ de la villa épiscopale. + + +«Au diable les Franks! vive la _Vagrerie_ et la vieille Gaule! c'est le +cri de tout bon _Vagre_[A]... Les Franks nous appellent _Hommes +errants, Loups, Têtes de loups_!... Soyons loups... + +»Mon père courait la Bagaudie, moi je cours la Vagrerie; mais tous deux +à ce cri:--Au diable les Franks! et vive la vieille Gaule!... + +»AËLIAN et AMAN, Bagaudes[B] en leur temps, comme nous Vagres en le +nôtre, révoltés contre les Romains, comme nous contre les Franks... +Aëlian et Aman, suppliciés il y a deux siècles et plus dans leur vieux +château, près Paris, sont nos prophètes. Nous communions avec le vin, +les trésors et les femmes des seigneurs, évêques ou riches Gaulois, +ralliés à ces comtes, à ces ducs franks, entre qui leur roi Clovis, mort +il y a quarante ans, chef de larrons couronné, a partagé notre vieille +Gaule, sa conquête. Les Franks nous ont pillés, pillons!! incendiés, +incendions!! ravagés, ravageons!! massacrés, massacrons!... et vivons en +joie... _Loups! Têtes de loups! Hommes errants!_ VAGRES, que nous +sommes! Oui, vivons en loups, vivons en joie: l'été, sous laverie +feuillée; l'hiver, dans les chaudes cavernes! + +»Mort aux oppresseurs! liberté aux esclaves! Prenons aux seigneurs! +donnons au pauvre monde!... + +»Quoi! cent tonneaux de vin dans le cellier du maître? et l'eau du +ruisseau pour l'esclave épuisé? + +»Quoi! cent manteaux dans le vestiaire? et des haillons pour l'esclave +grelottant? + +»Qui donc a planté la vigne? récolté, foulé le vin? l'esclave... Qui +donc doit boire le vin? l'esclave... + +»Qui donc a tondu les brebis? tissé la laine? ouvragé les manteaux? +l'esclave... + +»Qui donc doit porter le manteau? l'esclave... + +»Debout, pauvres opprimés! debout! révoltez-vous! voici venir vos bons +amis les Vagres!... + +»Six hommes unis sont plus forts que cent hommes divisés... +Unissons-nous: chacun pour tous, tous pour chacun!! Au diable les +Franks! Vive la Vagrerie et la vieille Gaule! c'est le cri de tout bon +Vagre...» + +Qui chantait ainsi? Ronan le Vagre... où chantait-il ainsi? sur une +route montueuse qui conduisait à la ville de Clermont, en Auvergne, +cette mâle et belle Auvergne, terre des grands souvenirs: _Bituit_, qui +donnait pour repas du matin à sa meute de chiens de guerre, les légions +romaines; le _chef des cent vallées! Vindex!_ et tant d'autres héros de +la Gaule n'étaient-ils pas enfants de l'Auvergne? de la mâle et belle +Auvergne, aujourd'hui la proie de Clotaire, le plus féroce des quatre +fils du féroce Clovis, ce meurtrier chéri des évêques et de la sainte +église de Rome? + +Au chant de Ronan le Vagre, d'autres voix répondaient en choeur. Ils +étaient là par une douce nuit d'été; ils étaient là une trentaine de +Vagres, gais compères, rudes compagnons, vêtus de toutes sortes de +façons, au gré des vestiaires des seigneurs franks et des évêques; mais +armés jusqu'aux dents, et portant à leur bonnet, en signe de ralliement, +une branchette de chêne vert. + +Ils arrivent à un carrefour: une route à droite, une route à gauche... +Ronan fait halte; une voix s'élève, la voix de _Dent-de-Loup_... Quel +Titan! il a six pieds: le cercle d'une tonne ne lui servirait pas de +ceinture. + +--Ronan, tu nous as dit: Frères, armez-vous, nous sommes armés... Prenez +quelques torches de paille, voici nos torches... Suivez-moi, nous te +suivons... Tu t'arrêtes, nous nous arrêtons... + +--Dent-de-Loup, je réfléchis... Donc, frères, répondez: Quoi vaut mieux, +la femme d'un comte frank ou une évêchesse? + +--Une évêchesse sent l'eau bénite, l'évêque bénit... La femme d'un comte +sent le vin, son mari s'enivre... + +--Dent-de-Loup, c'est le contraire: le prélat rusé boit le vin et laisse +l'eau bénite au Frank stupide. + +--Ronan a raison. + +--Au diable l'eau bénite, et vive le vin! + +--Oui, vive le vin de Clermont! dont _Luern_, le grand chef d'Auvergne +au temps jadis[C], faisait remplir des fossés, grands comme des étangs, +pour désaltérer les guerriers de sa tribu. + +--C'était une coupe digne de toi, Dent-de-Loup... Mais, frères, répondez +donc... Quoi vaut mieux? une évêchesse ou la femme d'un comte? + +--L'évêchesse! l'évêchesse! + +--Non, la femme d'un comte! + +--Frères, pour vous accorder, nous les prendrons toutes deux... + +--Bien dit, Ronan... + +--L'un de ces chemins conduit au BURG (château) du comte NEROWEG... +l'autre, à la villa épiscopale de l'évêque Cautin. + +--Il faut enlever l'évêchesse et la comtesse... il faut piller le burg +et la villa! + +--Par où commencer? Allons-nous chez le prélat? allons-nous chez le +seigneur?... L'évêque boit plus longtemps, il savoure en gourmet; le +comte boit davantage, il avale en ivrogne... + +--Bien dit, Ronan... + +--Donc, à cette heure de minuit, l'heure des Vagres, le comte Neroweg, +gonflé comme une outre, doit ronfler dans son lit; à ses côtés, sa femme +ou sa concubine rêve les yeux grands ouverts. L'évêque Cautin, les +coudes sur la table, tête à tête avec une vieille cruche et l'un de ses +chambriers favoris, doit causer de gaudrioles... + +--Allons d'abord chez le comte; il sera couché. + +--Frères, allons d'abord chez l'évêque, il sera levé... C'est plus gai +de surprendre un prélat qui boit qu'un seigneur qui ronfle. + +--Bien dit, Ronan... Allons d'abord chez l'évêque. + +--Marchons... Moi, je connais la maison... + +Qui parlait ainsi?... Un jeune et beau Vagre de vingt-cinq ans; on +l'appelait le _Veneur_... Il n'était pas de plus fin archer, sa flèche +allait où il voulait... Esclave forestier d'un duc frank, et surpris +avec une des femmes de son seigneur, il avait échappé à la mort par la +fuite, et depuis il courait la Vagrerie. + +--Oui, moi je connais la maison épiscopale,--reprit ce hardi garçon.--Me +doutant qu'un jour ou l'autre nous irions communier avec les trésors de +l'évêque, je suis allé, en bon veneur, observer son repaire... et là, +j'ai vu la biche du saint homme... Quel corsage elle a!! Jamais +chevrette n'eut l'oeil plus noir et plus doux! + +--Et la maison, Veneur, la maison, quelle figure a-t-elle? + +--Mauvaise! Fenêtres élevées, portes épaisses, fortes murailles. + +--Veneur,--reprit le joyeux Ronan,--nous arriverons au coeur de la +maison de l'évêque sans passer ni par la porte, ni par la fenêtre, ni +par la muraille... de même que tu arrives au coeur de ta maîtresse sans +passer par ses yeux... Allons, mes Vagres, la nuit sera bonne. + +--Frères, à vous les trésors... à moi la belle évêchesse! Le saint homme +l'appelle sa soeur[D]... le diable sait ce qui en est... + +--À toi, Veneur, l'évêchesse; à nous le pillage de la villa +épiscopale... et vive la Vagrerie! + +L'évêque Cautin habitait, pendant l'été, sa villa située non loin de la +ville de Clermont, siége de son épiscopat... Jardins magnifiques, eaux +cristallines, épais ombrages, frais gazons, gras pâturages, moissons +dorées, vignes empourprées, forêt giboyeuse, étangs empoissonnés, +étables bien garnies, entouraient le palais du saint homme; deux cents +_esclaves ecclésiastiques_, mâles et femelles, cultivaient les biens de +l'Église, sans compter l'échanson, le cuisinier, le rôtisseur, le +boucher, le boulanger, le baigneur, le raccommodeur de filets, le +cordonnier, le tailleur, le tourneur, le charpentier, le maçon, le +veneur et les fileuses et lavandières[E], esclaves aussi, presque +toujours jeunes, souvent jolies. Chaque soir, l'une d'elles apportait à +l'évêque Cautin, couché douillettement sur la plume, une coupe de vin +chaud très-épicé... Le matin, une autre jolie fille apportait, au réveil +du pieux homme, une coupe de lait crémeux... Voyez un peu ce bon apôtre +d'humilité, de chasteté, de pauvreté!... + +Quelle est donc cette belle grande femme, jeune encore, et faite comme +Diane chasseresse? Le cou et les bras nus, vêtue d'une simple tunique de +lin, ses noirs cheveux à demi dénoués, elle est accoudée au balcon de +la terrasse de cette villa. Brûlants et languissants à la fois, les yeux +de cette jeune femme tantôt s'élèvent vers le ciel étoilé, tantôt +semblent sonder la profondeur de cette douce nuit d'été, douce nuit qui +protége de son ombre l'approche des Vagres, se dirigeant, à pas de +loups, vers la demeure de l'évêque. Cette femme, c'est _Fulvie_, +l'évêchesse[F] de Cautin, mariée à lui, alors que, simple tonsuré, il +ne briguait pas encore l'épiscopat... Depuis qu'il est prélat, il +l'appelle benoîtement _ma soeur_, selon les canons des conciles... et +l'évêchesse reste en effet sa soeur; le saint homme, depuis son +épiscopat, trouvant qu'une femme c'est trop... ou trop peu. + +--Oh! malheur!--disait la belle évêchesse,--malheur à ces nuits d'été où +l'on est seule à respirer le parfum des fleurs, à écouter dans la +feuillée le murmure des brises nocturnes, pareilles au frissonnement des +baisers amoureux!... Oh! dans ma solitude, je la redoute cette énervante +chaleur des nuits d'été; elle me pénètre; elle circule en vain dans mes +veines!... J'ai vingt-huit ans... Voilà douze ans que je suis mariée... +et ces années conjugales, je les ai comptées par mes larmes! Recluse à +la ville, recluse à la campagne par l'ordre de mon seigneur et mari, +l'évêque Cautin... vivant dans mon gynécée[G], au milieu de mes femmes +esclaves, dont ce luxurieux fait ses maîtresses, les conciles +l'obligeant, dit-il, à vivre chastement avec sa femme... telle est ma +vie... ma triste vie!... L'âge approche, et jamais, jamais, je n'ai +connu un seul jour d'amour et de liberté... Amour! liberté! +vieillirai-je donc sans vous connaître? + +Et la belle évêchesse se redressa, secoua sa noire chevelure au vent de +la nuit, fronça ses noirs sourcils, et, d'un air de défi, s'écria: + +--Malheur aux maris violents et débauchés... ils font les femmes +perdues!... Aimée, respectée, traitée, sinon en femme, du moins en soeur +par l'évêque, j'aurais été chaste et douce... Dédaignée, humiliée devant +les dernières esclaves de ma maison, je suis devenue emportée, +vindicative, et du haut de ma terrasse... souvent, le front rouge, je +suis d'un regard troublé les jeunes esclaves laboureurs allant aux +champs... J'ai battu de mes mains les concubines de mon mari... et +pourtant, pauvres malheureuses, elles ne cèdent pas à l'amant qui prie, +mais au maître qui ordonne... Je les ai battues par colère, non par +jalousie; cet homme, avant de m'être odieux, m'était indifférent... Je +l'aurais aimé, cependant, s'il avait voulu... et comme il aurait voulu. +_Femme-soeur_ d'un évêque... c'était beau!... Que de bien à faire!... +que de larmes à sécher!... Mais je n'ai séché que les miennes, puisque +bientôt avilie... méprisée... Non, non, assez pleuré... assez gémi... +assez souffert! Assez résisté à ces tentations qui me dévorent... Je +fuirai cette maison, ne suis-je pas libre de moi-même? Cet homme, qui +fut mon époux, ne m'a-t-il pas dit que nos liens charnels étaient +brisés? S'il me force à rester près de lui, c'est pour jouir de mes +biens! Oui, je fuirai cette maison, dussé-je être prise et vendue comme +esclave!... Maître pour maître, que perdrai-je? Oh! du matin au soir +filer sa quenouille, ou aller à la chapelle, prier du coeur, non des +lèvres, puisque les excès de ce prêtre cruel et débauché, parlant et +priant au nom du Seigneur, sans être foudroyé, ont tué en moi la foi!... +Vivre ainsi! est-ce vivre? Traîner mes jours dans cette opulente villa, +tombeau doré, entouré de verdure et de fleurs! est-ce vivre?... Non, +non; et, par les flancs de ma mère! je veux vivre, moi! Je veux sortir +de ce sépulcre glacé! Je veux le grand air, le grand soleil, l'espace! +Je veux mon jour d'amour et de liberté... Oh! si je revoyais ce jeune +garçon, qui, plusieurs fois déjà, est passé de si grand matin au pied de +cette terrasse, où dès l'aube, après mes nuits de brûlante insomnie, je +viens respirer la fraîcheur matinale!... Comme il me regardait d'un oeil +fier et amoureux! Quelle avenante et hardie figure sous son chaperon +rouge couvrant à demi ses noirs cheveux bouclés! Quelle taille svelte et +robuste sous sa saie gauloise, serrée à ses reins agiles par le +ceinturon de son couteau de chasse! Ce doit être quelque esclave +forestier des environs... Esclave, esclave! Eh! qu'importe! Il est +jeune, beau, leste, amoureux! Les maîtresses de mon saint mari sont +esclaves aussi... Oh! n'aurai-je donc jamais aussi mon jour d'amour et +de liberté! + +Que fait l'évêque pendant que son évêchesse, rêveuse, au balcon de sa +terrasse, regarde les étoiles et jette ainsi au vent des nuits ses +regrets, ses soupirs et ses espérances endiablées?... Le saint homme +boit et devise avec le comte Neroweg, cette nuit son hôte; la salle du +festin, bâtie à la mode romaine (cette demeure avait appartenu l'autre +siècle à un préfet romain), est vaste, ornée de colonnes de marbre, +enrichie de dorures et de peintures à fresque quelque peu endommagées +par les coups de dents et les ruades des chevaux des Franks, ces +Barbares, lors de leur conquête de l'Auvergne, ayant fait une écurie de +cette salle de festin; les vases d'or et d'argent sont étalés sur des +buffets d'ivoire; le plancher est dallé de riches mosaïques agréables à +l'oeil; plus agréable encore est la large table chargée de coupes et +d'amphores à demi pleines; les _leudes_, compagnons de guerre de +Neroweg, et ses égaux durant la paix[H], après avoir, selon l'usage, +soupé à la même table que le comte, sont allés jouer aux dés sous le +vestibule avec les clercs et les chambriers de l'évêque. Çà et là sont +déposées, le long des murs, les armes grossières des leudes: boucliers +de bois, bâtons ferrés, _francisques_, ou haches à deux tranchants, +_haugons_, ou demi-piques garnies de crampons de fer. Sur le bouclier du +comte sont peintes en manière d'ornement trois _serres d'aigle_. Le +prélat, resté attablé avec son hôte, le pousse à vider coupes sur +coupes; au bas bout de la table un ermite laboureur ne boit pas, ne +parle pas; parfois, il semble écouter les deux buveurs; mais le plus +souvent il rêve. + +Et ce Frank? ce comte Neroweg? Quelle figure a-t-il? Il a l'encolure et +le fumet d'un sanglier en son printemps, et la figure d'un oiseau de +proie, avec son nez crochu et ses petits yeux renfoncés, tantôt hébêtés, +tantôt féroces, ses cheveux rudes et fauves, rattachés au sommet de sa +tête par une courroie, retombant derrière son dos comme une crinière, +car depuis deux cents ans et plus, la coiffure de ces barbares n'a pas +changé[I]; son menton et ses joues sont rasés, mais ses longues +moustaches rousses descendent jusque sur sa poitrine, couverte d'une +casaque de peau de daim, luisante de graisse, marbrée de taches de vin; +sur ses chausses de grosse toile crasseuse se croisent de longues +bandelettes de cuir montant depuis ses gros souliers ferrés jusqu'à ses +genoux; de son baudrier flottant il a retiré sa lourde épée, placée près +de lui sur un siége à côté d'un gros bâton de houx; tel est le convive +du prélat, tel est le comte Neroweg; l'un de ces nouveaux possesseurs de +la vieille terre des Gaules, de par le droit de pillage et de +massacre... + +Et l'évêque Cautin?... Oh! celui-ci ressemble à un gros et gras renard +en rut... Oeil lascif et matois, oreille rouge, nez mobile et pointu, +mains pelues... Vous le voyez d'ici, chafriolant sous sa fine robe de +soie violette... Et quel ventre! On dirait une outre sous l'étoffe! + +Et l'ermite laboureur? Oh! l'ermite laboureur? Respect à ce prêtre, +selon le _jeune homme de Nazareth!_... Trente ans au plus... figure +pâle, à la fois douce et ferme, barbe blonde, front déjà chauve, longue +robe brune, d'étoffe grossière, çà et là éraillée par les ronces des +terres qu'il a défrichées; carrure rustique; mains robustes, le manche +de la houe et de la charrue les a rendues calleuses. Voilà l'ermite! + +L'évêque verse encore un grand coup à boire au Frank, lui disant: + +--Comte... je te le répète... les vingt sous d'or, la prairie et la +petite esclave blonde, sinon, pas d'absolution! + +--Absous-moi d'abord! patron? + +--Tu rirais... + +--Évêque, je reviendrai avec tous mes leudes mettre ta maison à sac; je +te ferai étendre sur un brasier ardent, et tu m'absoudras... + +--Impie! scélérat blasphémateur! Pharaon! pourceau de luxure! réservoir +à vin! oses-tu parler ainsi, toi! fils de l'Église catholique et +apostolique?... Menacer ton évêque! + +--De gré ou de force, tu m'absoudras! + +--Ah! le bestial! Tu veux donc aller au fin fond des enfers! bouillir +durant des siècles dans des cuves de poix ardente! être lardé à coups de +fourche par les démons! Et quels démons! Têtes de crapaud, corps de +bouc, avec des serpents pour queue, des trompes d'éléphant pour bras... +et les pieds fourchus! archifourchus! + +--Tu les as vus?--dit le comte Frank d'un air farouche et +craintif,--patron? tu les as vus, ces démons? + +--Si je les ai vus!!! Ils ont emporté devant moi, dans une nuée de +bitume et de soufre, le duc Rauking, qui avait, le sacrilége! donné un +coup de bâton à l'évêque Basile! + +--Et ces diables l'ont emporté, le duc Rauking? + +--Au plus profond des entrailles de la terre, te dis-je!... Je les ai +comptés; ils étaient treize! Un grand démon rouge les commandait en +personne, et voilà ce qui t'attend... si je ne te donne pas +l'absolution. + +--Évêque, tu dis peut-être cela pour me faire peur et avoir mes vingt +sous d'or, mes belles prairies et ma petite esclave blonde? + +Le prélat frappa sur un timbre, un de ses chambriers entra; le saint +homme lui dit quelques mots en latin en lui montrant de l'oeil le sol +dallé de compartiments de mosaïque. Le chambrier sortit; alors l'ermite +laboureur dit à l'évêque aussi en latin: + +--Ce que tu veux faire est une dérision sacrilége! + +--Ermite, tout n'est-il point permis à l'Église envers ces brutes +franques? + +--La fourberie n'est jamais permise... + +Cautin haussa les épaules, et s'adressant au comte en langue germanique, +car le prélat parlait l'idiôme frank comme un Barbare: + +--Es-tu chrétien et catholique? As-tu reçu le baptême? + +--L'évêque Macaire, il y a vingt ans, m'a dit de me mettre tout nu dans +la grande auge de pierre de sa basilique, et puis il m'a jeté de l'eau +sur la tête en marmottant des mots latins. + +--Enfin, tu es catholique, puisque tu as communié au nom du Père, du +Fils et du Saint-Esprit, trois personnes en une seule, qui est Dieu, +puisqu'il est seul, et que pourtant il est trois. En raison de quoi tu +dois me respecter et m'obéir comme à ton père en Christ! + +--Patron, tu veux m'embrouiller par tes paroles. Écoute à ton tour: +notre grand roi Clovis, à la tête de ses braves leudes, a conquis et +asservi la Gaule. Mon père, Gonthram Neroweg, était l'un de ces +guerriers, et... + +--Ton grand roi?... S'il a conquis la Gaule, n'est-ce pas aux évêques +qu'il la doit, cette conquête? N'ont-ils pas facilité sa victoire en +ordonnant aux peuples de se soumettre? Ton grand roi Clovis! il n'eût +jamais été qu'un chef de brigands, s'il n'eût embrassé la foi +catholique! Qu'est-ce qu'a fait saint Rémi lorsqu'il l'a oint du saint +chrême dans la basilique de Reims et l'a baptisé fils _soumis_ de la +sainte Église? Il l'a fait agenouiller, ton grand roi Clovis, lui +disant: _Courbe la tête, fier Sicambre_! _Brûle ce que tu as adoré_... +_Adore ce que tu as brûlé!_... Ce qui signifiait: tu as pillé... tu as +violé... tu as saccagé... tu as massacré... mais surtout, là est le +péché, tu as pillé les saints lieux; donc, à cette heure, humilie-toi! +courbe la tête devant le clergé... obéis-lui, enrichis l'Église, et les +évêques te feront reconnaître souverain de la Gaule; Clovis a suivi ce +conseil; il a donné d'immenses richesses à l'Église; aussi est-il allé +tout droit jouir des délices et des parfums du paradis. + +--Patron, tu ne me laisses jamais parler... + +--Va, je t'écoute. + +--Le grand roi Clovis a conquis la Gaule... + +--Voilà qui est nouveau. Ensuite? + +--Quand vivait Théodorik, celui des fils du grand roi Clovis qui a eu +l'Auvergne parmi ses royaumes, il m'a donné ici de grands domaines, +terres, gens, bétail et maisons, et m'a envoyé pour le représenter dans +cette contrée. + +--Oui, il t'a fait en ce pays ce que vous appelez graff, et nous autres +_comte_. Tu présides avec moi, chef évêque de la cité, les curiales de +la ville de Clermont[J], beau président, sur ma parole! tu arrives à +demi ivre les jours de tribunal, et tu ronfles comme un sourd lorsque +nous avons à juger des causes... + +--Que veux-tu que je fasse, moi! je n'entends pas un mot de votre langue +latine; je m'endors, et, quand je m'éveille, je juge comme tu me dis... + +--C'est ce que tu peux faire de mieux; mais, encore une fois, où veux-tu +en venir avec tes divagations? Tu as eu la sacrilége audace de me +menacer de violences, moi, ton évêque, ton père en Christ! si je ne +t'absolvais de tes crimes. Je t'ai à mon tour menacé d'un châtiment +céleste... à quoi tu me réponds en me parlant de Clovis et de ta charge +de comte. Qu'a de commun ceci avec la menace que je t'ai faite au nom du +Seigneur et qui s'accomplira peut-être plus tôt que tu ne le crois; +entends-tu, comte Neroweg? + +--Je veux dire d'abord que le grand roi Clovis a commis un bien plus +grand nombre de crimes que moi, et qu'il jouit du paradis. + +--Il en jouit, certes; mais à quel prix? Ignores-tu que saint Rémi qui +l'a baptisé a été si richement doué par ce pieux roi, qu'il a pu acheter +un domaine en Champagne au prix de cinq mille livres pesant d'argent? Si +tu ignores ceci, moi je te l'apprends. + +--Je voulais dire ensuite que si tu es évêque, moi je suis comte ici, en +pays conquis par mon épée. Oui, je suis comte ici, au nom du roi que je +représente, et comme ton comte, je peux te forcer de m'absoudre; +apprends ceci à ton tour. + +--Ah! tu blasphèmes de nouveau,--et l'évêque frappa du pied sous la +table,--ah! tu oses encore braver le courroux du Seigneur! toi... +souillé de crimes exécrables! + +--Qu'est-ce que j'ai donc fait? J'ai tué... mon frère Ursio! + +--Vraiment? et le meurtre de ta concubine Isanie? et le meurtre de ta +quatrième femme _Wisigarde_ que tu avais épousée, de même que tu as +épousé ta cinquième femme _Godègisèle_... bien que ta première et ta +seconde épouse soient encore vivantes? dis, comte, sont-ce là des +peccadilles? + +--Ne m'as-tu pas absous de ces choses-là? Par _l'aigle terrible_, mon +glorieux aïeul! il m'en a coûté les cinq cents meilleurs arpents de ma +forêt, trente-huit sous d'or, vingt esclaves, et cette superbe pelisse +de fourrures de martre du Nord, dans laquelle tu te prélassais cet +hiver, et que le grand Clovis avait donnée à mon père! + +--De ces premiers crimes, tu es absous... c'est vrai; aussi tu serais +blanc comme l'agneau pascal sans ton abominable fratricide. + +--Je n'ai pas tué Ursio par haine, moi; je l'ai tué pour avoir sa part +d'héritage. + +--Et pourquoi aurais-tu tué ton frère, bestial? Pour le manger? + +--Je te dis, moi, que le grand Clovis a tué aussi tous ses parents pour +avoir leur héritage, et qu'il jouit du paradis... J'y veux aller aussi, +moi qui ai moins tué que lui, et si tu ne me promets pas sur l'heure le +paradis sans me faire payer davantage, je te fais tirer à quatre chevaux +ou hacher par mes leudes! + +--Et moi je te dis que si tu n'expies pas ton fratricide par un don à +mon église, tu iras en enfer, toi, qui, comme Caïn, as tué ton frère. + +--Oui, oui, patron, tu dis toujours cela pour mes cent arpents de +prairie, mes vingt sous d'or et ma petite esclave blonde. + +--Je dis cela pour le salut de ton âme, malheureux! Je dis cela pour +t'épargner les tortures de l'enfer dont la seule pensée me fait +frissonner pour toi. + +--Tu parles toujours de l'enfer... Où est-il? + +--Où il est? + +Et l'évêque Cautin frappa encore du pied sur le sol. + +--Tu demandes où il est, l'enfer? + +--Il n'y en a pas... + +--Il n'y a pas d'enfer! Seigneur, Seigneur! ayez pitié de ce barbare. +Ouvrez-lui les yeux par un miracle... Comte, sens-tu cette odeur de +soufre? + +--Je sens... une odeur très-puante. + +--Vois-tu cette fumée qui sort à travers ces dalles? + +--D'où vient cette fumée?--s'écria Neroweg effrayé, en se levant de +table et se reculant de l'endroit du sol d'où sortait une vapeur noire +et épaisse;--évêque, quelle est cette magie? + +--Seigneur, mon Dieu! vous avez entendu la voix de votre serviteur +indigne,--dit Cautin en joignant les mains et se mettant à genoux,--vous +voulez vous manifester aux yeux de ce barbare... Tu demandes où est +l'enfer? Regarde à tes pieds; vois ce gouffre, vois cette mer de flammes +prête à l'engloutir... + +Et l'une des dalles de la mosaïque s'enfonçant sous le sol au moyen d'un +contrepoids, laissa béante une large ouverture d'où s'échappèrent de +grands tourbillons de feu répandant une forte odeur de soufre. + +--La terre s'entr'ouvre,--s'écria le Frank livide de terreur,--du feu! +du feu! sous mes pieds. + +--C'est le feu éternel,--dit l'évêque en se redressant menaçant, tandis +que le comte tombait à genoux cachant sa figure entre ses mains,--ah! tu +demandes où est l'enfer, impie, blasphémateur! + +--Patron, mon bon patron, aie pitié de moi! + +--Entends-tu ces cris souterrains? Ce sont les démons; ils viennent te +chercher. Entends-tu comme ils crient: _Neroweg, Neroweg! le fratricide! +Viens à nous! Caïn, tu es à nous!_ + +--Ces cris sont affreux... Mon bon père en Christ, prie le Seigneur de +me pardonner! + +--Ah! te voilà à genoux, pâle, éperdu, les mains jointes, les yeux +fermés par l'épouvante... Demanderas-tu encore où est l'enfer? + +--Non, non, évêque, saint évêque Cautin; absous-moi de la mort de mon +frère, tu auras ma prairie, mes vingt sous d'or... + +--Et l'esclave? + +--Et ma petite esclave blonde. + +--J'ai là une charte de donation préparée... Tu vas faire venir un de +tes leudes comme témoin. Mon témoin à moi sera cet ermite, afin que la +donation soit en règle et selon l'usage. + +--Oui, oui, mais aie pitié de moi... Si ces dénions allaient +m'emporter... Comme ils m'appellent! Renvoie-les! renvoie-les donc, mon +bon patron, qu'ils ne m'entraînent pas en enfer, moi ton fils en Christ! + +--Ils t'emporteraient si tu manquais à ta promesse. + +--Je la tiendrai... Oh! je la tiendrai... + +--Puisque tu ne doutes plus de la puissance du Seigneur,--reprit +l'évêque en frappant de nouveau du pied sur le plancher,--relève-toi, +comte, ouvre les yeux, le gouffre de l'enfer est refermé (la dalle en +remontant avait repris sa place). Ermite, apporte ce parchemin et ce +qu'il faut pour écrire. Tu seras mon témoin. + +--Je ne serai pas témoin de cette fourberie sacrilége,--répondit en +latin l'ermite laboureur.--Je t'exposerais à la fureur de ce barbare en +lui dévoilant cette pillerie, il te tuerait, et je ne veux pas voir ton +sang couler... mais, prends garde, prends garde... tu domines par la +ruse et la terreur les seigneurs stupides et féroces; moi je domine, par +l'amour que je leur porte, les opprimés et ceux qui souffrent. Prends +garde; ceux-là sont nombreux. + +--Voudrais-tu exciter une rébellion contre moi? Serais-tu capable +d'abuser du grand empire que tu possèdes sur le populaire? toi que j'ai +accueilli ici comme un hôte bien venu? sans savoir pourtant si ton +évêque t'avait permis de sortir de son diocèse[K]. + +--Demain, avant de continuer ma route, je te dirai ce que j'attends de +toi... + +Cautin, à qui l'ermite laboureur imposait, frappa sur un timbre pendant +que le comte, toujours agenouillé, tremblant de tous ses membres, +essuyait la sueur glacée qui coulait de son front. À l'appel de +l'évêque, le chambrier parut; le saint homme lui dit tout bas en latin: + +--L'enfer a été très-satisfaisant... Qu'on éteigne le feu! + +Et il ajouta tout haut: + +--Commande à l'un des leudes du comte de venir ici... Tu +l'accompagneras. + +Le chambrier sorti, l'évêque s'adressant au Frank toujours agenouillé: + +--Tu as cru, et tu te repens... Relève-toi! Mais prends garde de manquer +à ta parole... + +--Mon bon patron, je ne me relèverai pas que tu ne m'aies promis une +chose... + +--Quoi donc? + +--J'ai peur de retourner cette nuit à mon burg; les démons viendraient +peut-être me prendre sur la route... Je suis épouvanté... garde-moi +cette nuit à ta villa. + +--Tu seras mon hôte jusqu'à demain; mais ta petite esclave, tu devais me +l'envoyer dès ton arrivée... chez toi? + +--Tu la veux cette nuit?... la petite esclave? + +--Je l'ai promise à mon évêchesse, autrefois ma femme selon la chair, +aujourd'hui ma soeur en Dieu. Elle a besoin d'une toute jeune fille pour +son service; je lui ai promis celle-ci... et plus tôt elle l'aura, plus +tôt elle sera contente. + +--Ainsi, patron,--dit le comte en se grattant l'oreille,--tu la veux +absolument ce soir, la petite esclave? + +--Oserais-tu maintenant te dédire?... Te crois-tu déjà si loin de +l'enfer? + +--Non, oh! non, patron... ne te fâche pas; un de mes leudes va monter à +cheval; il ira chercher la petite esclave et la ramènera ici en +croupe... + +La charte de donation, validée selon l'usage par l'inscription du +témoignage du chambrier de l'évêque et du leude, portait que Neroweg, +comte du roi d'Auvergne en la ville de Clermont, donnait en rémission de +ses péchés à l'église, représentée par Cautin, évêque de cette ville, +cent arpents de prairie, vingt sous d'or, et une esclave filandière, +âgée de quinze ans, nommée Odille. Après quoi l'évêque, au nom du Père, +du Fils et du Saint-Esprit, donna au comte frank l'absolution de son +fratricide et trois grands coups à boire pour le réconforter. + +--Sigefrid,--dit le comte au leude en étouffant un dernier soupir de +regret,--sois bon compagnon; va au burg; tu prendras en croupe la petite +Odille la filandière, et tu la rapporteras ici. + +Les Vagres sont arrivés non loin de la villa épiscopale. + +--Ronan, les portes sont solides, les fenêtres élevées, les murailles +épaisses... Comment entrer chez l'évêque?--dit le Veneur. + +--Tu nous a promis de nous conduire au coeur de la maison... moi, j'irai +droit au coeur de l'évêchesse. + +--Frères, voyez-vous à quelques pas, au pied de la montagne, ce petit +bâtiment entouré de colonnes? + +--Nous le voyons... la nuit est claire. + +--Ce bâtiment était autrefois une salle de bains d'eaux thermales, dont +la source chaude venait de ces montagnes... De la villa où nous allons, +on se rendait à ces thermes par un long souterrain. L'évêque a fait +détourner la source, et le bâtiment il l'a changé en une chapelle +consacrée au grand _Saint-Loup_... Or, mes bons Vagres, par le +souterrain nous entrerons au coeur de la villa épiscopale sans trouer de +murailles, sans briser portes ou fenêtres... Si j'ai promis, ai-je tenu? + +--Comme toujours, Ronan... tu as promis, tu as tenu. + +On entre dans les anciens thermes changés en chapelle; il y fait noir, +très-noir... Une voix sort de l'ombre: + +--C'est toi, Ronan? + +--Moi et les miens... Marche, Simon, bon serviteur de la villa +épiscopale... marche, Simon, nous te suivons... + +--Il faut attendre. + +--Pourquoi? + +--Le comte Neroweg est encore chez l'évêque avec ses leudes. + +--Tant mieux... un renard et un sanglier, la chasse sera belle! + +--Le comte a dans la villa vingt-cinq leudes bien armés. + +--Nous sommes trente... c'est quinze Vagres de trop pour une telle +attaque... Marche, Simon, nous te suivons. + +--Le passage n'est pas encore libre. + +--Pas libre? ce passage souterrain qui conduit d'ici dans la salle du +festin?... + +--L'évêque a fait préparer ce soir un miracle pour effrayer le comte +Frank et lui faire peur de l'enfer. Deux clercs ont apporté, sous la +salle du festin, des bottes de paille, des fagots et du soufre... Ils +doivent ensuite y mettre le feu en poussant des cris endiablés et +souterrains... Après quoi, une des dalles de la mosaïque s'abaissera +sous le sol, par un contrepoids, comme autrefois elle s'abaissait +lorsqu'on voulait passer par le souterrain qui conduit à ces thermes. + +--Et le Frank stupide, croyant voir béante une des bouches de l'enfer, +fera au saint homme une donation jusqu'ici refusée? + +--Tu as deviné, Ronan; il faut donc attendre que le miracle soit joué; +le comte parti, la villa silencieuse, toi et les tiens, vous vous y +introduirez. + +--À moi l'évêchesse! + +--À nous le coffre fort, les vases d'or et d'argent! à nous les sacs +gonflés de monnaie... et largesse, largesse au pauvre monde qui n'a pas +un denier! + +--À nous le cellier, les outres pleines, les sacs de blé... à nous les +jambons, les viandes fumées! Largesse, largesse au pauvre monde qui a +faim!... + +--À nous le vestiaire, les belles étoffes, les chauds vêtements, et +largesse, largesse au pauvre monde qui a froid... + +--Et puis à feu et à sac la villa épiscopale! + +--Liberté aux esclaves! + +--Nous emmenons de pauvres filles qui nous suivront gaiement! + +--Et vive le mariage en Vagrerie,--dit Ronan, puis il chanta ainsi: + +«Mon père était Bagaude, moi, je suis Vagre et né sous la verte +feuillée, comme un oiseau de mai... + +»Où est ma mère? + +»Je n'en sais rien... + +»Un Vagre n'a pas de femme: le poignard d'une main, la torche de +l'autre, il va de burg en villa épiscopale enlever femmes ou concubines +à leur comte ou à leur évêque, et emmène ces charmantes au fond des +bois... + +»Elles pleurent d'abord et rient ensuite... Le joyeux Vagre est +amoureux, et dans ses bras robustes ces belles chéries oublient bientôt +le cacochyme évêque ou le duc hébêté!...» + +--Vive le mariage en Vagrerie! + +--Tu es en belle humeur, Ronan... + +--Nous allons mettre à sac la maison d'un évêque, vieux Simon! + +--Tu seras pendu, brûlé, écartelé... + +--Ni plus ni moins qu'Aman et Aëlian, nos prophètes, Bagaudes en leur +temps comme nous Vagres en le nôtre... Mais le pauvre monde dit: Bon +Aëlian! bon Aman!... puisse-t-il dire un jour: Bon Ronan!... je mourrai +content, vieux Simon... + +--Toujours vivre au fond des bois... + +--La verdure est si gaie! + +--Au fond des cavernes... + +--Il y fait chaud l'hiver, frais l'été. + +--Toujours l'oreille au guet, toujours par monts et par vallées... +toujours errer sans feu ni lieu... + +--Mais vivre toujours libres, vieux Simon... libres! libres! au lieu de +vivre esclaves sous le fouet d'un maître frank ou d'un évêque! Viens +avec nous, Simon... + +--Je suis trop vieux! + +--Ne hais-tu pas ton seigneur, le saint homme Cautin? + +--Autrefois j'étais jeune, riche, heureux; les Franks ont envahi la +Touraine, mon pays natal; ils ont égorgé ma femme après l'avoir violée; +ils ont brisé sur les murailles la tête de ma petite fille; ils ont +pillé ma maison; ils m'ont vendu comme esclave, et de maître en maître, +je suis tombé entre les mains de Cautin... J'ai donc sujet d'exécrer les +Franks; mais j'exècre, s'il se peut, davantage encore les évêques +gaulois, qui nous tiennent, nous Gaulois, en esclavage! + +--Qui va là?--s'écria Ronan, en voyant au dehors, et dans l'ombre, une +forme humaine rampant à deux genoux, et s'approchant ainsi de la porte +de la chapelle.--Qui va là? + +--Moi, Félibien, esclave ecclésiastique de notre saint évêque. + +--Pauvre homme, pourquoi marcher ainsi à genoux? + +--C'est un voeu... Je viens ainsi de ma hutte à genoux... sur les +cailloux du chemin pour prier Loup, le grand Saint-Loup, à qui est +dédiée cette chapelle. Je viens ainsi de nuit afin d'être de retour dès +l'aube à l'heure du labeur, car ma hutte est loin d'ici... + +--Frère, pourquoi t'infliger ce supplice à toi-même? N'est-ce pas assez +déjà de te lever avec le soleil, et le soir de te coucher sur ta paille, +brisé de fatigue? + +--Je viens à genoux prier Saint-Loup, le grand Saint-Loup, de demander +au Seigneur de longs et fortunés jours pour notre saint évêque Cautin, +de qui je suis esclave laboureur. + +--Ton maître! un saint?... ce fainéant qui t'écrase de travail, comme le +meunier sous sa meule écrase le blé nourricier pour en tirer la +farine... Quoi! demander de longs jours pour ton maître, c'est demander +d'allonger la lanière du fouet des surveillants qui te rouent de coups +si tu bronches. + +--Bénis soient leurs coups! Plus on souffre ici-bas, plus l'on est +heureux dans le paradis... + +--Mais le blé que tu sèmes, ton évêque le mange; le vin que tu foules, +il le boit; les habits que tu tisses, il s'en revêt... te voici hâve, +affamé, presque nu sous tes haillons!... + +--Je voudrais manger les excréments des porcs, boire leur urine, me +vêtir d'épines, qui déchireraient ma peau jusqu'aux veines, mon bonheur +en serait plus grand dans le paradis... + +--Dis-moi, pauvre frère... le Seigneur a créé le froment, le raisin, le +miel, les fruits, le lait, la douce toison des brebis... est-ce pour que +sa créature se nourrisse d'ordures et se vêtisse d'épines? réponds, mon +pauvre frère?... + +--Tu n'es qu'un impie! + +--Écoute-moi sans colère... Voyons: pendant que du fond de ta misère, de +ta fange et de ton ignorance, tu aspires au paradis de là-haut! est-ce +que ton évêque ne se fait pas, lui, en ce monde un paradis? est-ce que +seul il ne jouit pas des biens du créateur? Tu le sais, les greniers de +ton maître regorgent de pur froment; ses étables sont pleines de +troupeaux gras; ses viviers, de poissons; son cellier, de vins vieux; +ses volières, d'oiseaux délicats; il chasse en forêt la succulente +venaison; il chasse en plaine le fin gibier... après quoi il godaille, +ripaille, dit sa messe et courtise ta femme, ta fille ou ta soeur... + +--Mensonge!... mon seigneur et évêque ne peut faillir... + +--Pauvre frère!... cela ne te révolte pas, de voir les Franks maîtres +implacables de cette belle Auvergne, qu'ils nous ont larronnée? de cette +riche Auvergne, où tes pères, aujourd'hui esclaves et dépouillés de +leurs biens, vivaient jadis heureux et libres, cultivant les champs +paternels? + +--Mon évêque m'a commandé d'obéir aux Franks et à leurs rois comme à +lui-même... Puisque leurs rois sont fils soumis de l'Église, le mal +qu'ils nous font, l'esclavage qu'ils nous imposent, sont des épreuves +que le Seigneur Dieu nous envoie, et il faut les bénir à coeur joie ces +épreuves; plus elles nous sont cruelles, plus elles nous sont méritoires +pour notre salut... + +--Mais, pauvre frère, ces épreuves d'asservissement, de faim, de froid, +de labeur écrasant, de misère affreuse, que, pour ton salut, te prêche +ton évêque, à son profit, est-ce qu'il les subit, lui, ces dures peines? +ne vit-il pas, comme nos conquérants, dans la fainéantise, la mollesse +et l'abondance? + +--Arrière... tu veux me tenter, Satan! laisse-moi prier... Je fermerai +les yeux, je boucherai mes oreilles. Saint évêque Loup! grand +Saint-Loup! protégez-moi contre ce païen, qui outrage notre bon évêque +Cautin! + +--Pauvre créature! méchamment hébêtée, avilie, dégradée par les +prêtres... c'est une tendre pitié que tu m'inspires!--dit Ronan. + +--Et voilà pourtant ce que les évêques ont fait de ce fier peuple +gaulois! lui, jadis l'orgueil du monde, il se courbe aujourd'hui, lâche +et tremblant, devant une poignée de barbares!... + +--Tu dis vrai, Ronan; presque tous les esclaves sont, comme ce +malheureux, tombés dans un lâche hébêtement... le mal gagne de jour en +jour... Ah! c'en est fait de la vieille Gaule... les Franks lui voleront +jusqu'à son nom... + +--S'il en est ainsi, moi, Ronan! par la torche de l'incendie! par l'épée +du massacre, par l'ivresse de l'orgie! je le jure! je le jure! tant +qu'il restera une femme, une tonne, un château, nous, Gaulois déshérités +de tout... jusqu'à notre nom! nous danserons à travers les flammes, nous +boirons sur des ruines, nous ferons l'amour sur la cendre des palais et +des églises!... + +Et Ronan se mit à chanter le refrain des Vagres: + +«Les Franks nous appellent _Hommes errants_, _Loups_, _Têtes de +loups_... Vivons en loups, vivons en joie... l'été, sous la verte +feuillée; l'hiver, dans les chaudes cavernes...» + +--Allons, Simon, le miracle de l'évêque doit être joué. + +--Oui... d'ailleurs je marcherai seul à distance de vous dans le +souterrain... Si je vois de loin de la clarté, je viendrai vous avertir. + +--Mais cet esclave, qui est là marmottant à genoux ses patenôtres au +grand Saint-Loup? + +--La foudre tomberait à ses pieds qu'il ne bougerait point... il s'en +ira comme il est venu... sur ses deux genoux. + +--Allons, vieux Simon, plaignons ce pauvre homme, et surtout pendons +l'évêque... Marche, Simon. + +--Suis-moi, Ronan. + +Et les Vagres, conduits par l'esclave ecclésiastique, disparurent dans +le souterrain qui, de ces anciens thermes, aboutissait à la villa +épiscopale, tous chantant à demi-voix: + +«Le joyeux Vagre n'a pas de femme: le poignard d'une main, la torche de +l'autre, il va de burg en maison épiscopale enlever les femmes des +comtes et des évêques, et emmène ces charmantes au fond des bois...» + +Que faisaient donc le prélat et le comte, pendant que les Vagres +s'introduisaient dans le souterrain de la villa épiscopale?... Ce qu'ils +faisaient?... ils buvaient coup sur coup; le leude du comte était +retourné au burg chercher l'esclave... En l'attendant, l'évêque Cautin, +chafriolant de posséder enfin la jolie fille qu'il convoitait depuis +longtemps, s'était remis à table. Neroweg, toujours tremblant et presque +ivre de vin et de frayeur, croyant l'enfer sous ses pieds, aurait voulu +quitter la salle du festin; il n'osait, se croyant protégé par la sainte +présence de l'évêque contre les attaques du diable. En vain l'homme de +Dieu engageait son hôte à vider encore une coupe, le comte repoussait la +coupe de sa main, roulant autour de lui ses petits yeux d'oiseau de +proie effaré. + +L'ermite laboureur, comme d'habitude, rêvait ou observait en silence... + +--Qu'as-tu donc?--dit l'évêque au comte,--tu es triste, tu ne bois +plus... Tout à l'heure fratricide, tu es maintenant, de par mon +absolution, blanc comme neige... déride-toi donc; ta conscience +n'est-elle pas nette? réponds donc... M'aurais-tu caché quelque autre +crime?... le moment serait mal choisi... tu l'as vu, l'enfer n'est pas +loin... + +--Tais-toi, patron... tais-toi... je me sens si faible, que je ne +porterais pas un chevreuil sur mes épaules, moi qui porterais un +sanglier... N'abandonne pas ton fils en Christ! toi, qui peux conjurer +les démons, je ne te quitterai pas d'ici au jour... + +--Tu me quitteras pourtant tout à l'heure, lorsque la petite esclave +sera venue; il faudra que je la conduise au gynécée de Fulvie, autrefois +ma femme selon la chair, aujourd'hui ma soeur en Dieu. + +--Aussi vrai qu'un de mes aïeux s'appelait l'_Aigle terrible_ en +Germanie, je ne te quitterai pas plus que ton ombre... + +--Un des aïeux de ce Neroweg se nommait l'_Aigle terrible_ en +Germanie... la rencontre est étrange,--pensait l'ermite...--Ainsi nos +deux races ennemies, Franke et Gauloise, se sont rencontrées, se +rencontrent... se rencontreront peut-être encore à travers les âges... + +--Bon patron,--dit Neroweg,--d'ici au jour, je ne te quitterai pas plus +que ton ombre. + +--Comte, prends garde... ta terreur me prouve que ton âme n'est pas +tranquille... avoue-le, tu ne m'as pas tout dit? + +--Si, si, je t'ai tout dit. + +--Dieu le veuille, pour le salut de ton âme... Mais déride-toi donc... +tiens, parlons un peu de chasse... comme toi, je suis fin veneur; cette +conversation t'égayera... Et à propos de chasse, un reproche. + +--À moi? + +--À toi ou à tes esclaves forestiers... L'autre jour ils sont venus +lancer trois cerfs au milieu des bois de l'Église... tu sais, dans +l'enceinte touchant à ce bout de ta forêt, séparé du restant de tes +domaines par la rivière? + +--Si mes esclaves forestiers ont lancé des cerfs chez toi, tes esclaves +en lanceront une autre fois chez moi: nos bois ne sont séparés que par +une route. + +--C'est dommage... notre limite à tous deux devrait être la rivière. + +--Il me faudrait pour cela t'abandonner les cinq cents arpents de bois +qui sont en delà de la rivière. + +--Est-ce que tu y tiens beaucoup à ce bout de forêt? elle est bien +chétive en cet endroit-là... + +--Chétive! il y a des chênes de vingt coudées, et c'est la partie la +plus giboyeuse de mes biens... + +--Tu vantes ton domaine, c'est ton droit; mais, dans ton intérêt même, +tu serais mieux et plus sûrement limité, si tu l'étais par la rivière, +et si tu te débarrassais de ces mauvais cinq cents arpents qui touchent +à mes terres.. + +--Pourquoi me parles-tu de mes bois? je n'ai plus d'absolution à te +demander... entends-tu, évêque? + +--Non... tu as tué une de tes femmes, une de tes concubines, et ton +frère Ursio... tu as expié ces crimes en douant l'Église: tu es +absous... Cependant... et cela me revient seulement maintenant à +l'esprit, cependant nous n'avons pas songé à une chose... + +--À laquelle, patron? + +--Ta quatrième femme Wisigarde a péri par tes mains de mort violente; +elle n'a pas reçu en mourant l'assistance d'un prêtre... son âme est en +peine, il se pourrait qu'elle vînt te tourmenter la nuit sous figure de +fantôme effrayant, jusqu'à ce que tu aies tiré de peine cette pauvre +âme... + +--Comment la tirer de peine? + +--Par des prières que dirait un prêtre du Seigneur. + +--Je ne suis pas prêtre, moi! + +--Mais je le suis, moi! + +--Alors, patron, dis-les, ces prières, pour cette âme en peine. + +--Soit... Durant vingt ans, il sera dit à l'autel des prières pour l'âme +de Wisigarde, à condition que tu m'abandonneras ce bout de forêt, séparé +de ton domaine par la rivière... + +--Encore donner à ton Église... donner toujours... toujours donner!... + +--Libre à toi de préférer être tourmenté la nuit par des fantômes +livides et sanglants... + +Le Frank regarda l'évêque d'un oeil défiant et irrité; puis il reprit +avec un courroux concentré: + +--Gaulois rapace, tu veux donc me prendre pièce à pièce la part de +conquêtes que nos rois nous ont donnée, à mon père et à moi, en bénéfice +héréditaire? Doter encore ton Église! je doterais plutôt le diable!... + +--Dote-le donc... le voici!!--dit une grosse voix qui semblait sortir +des entrailles de la terre. + +Au son de cette voix, l'ermite se leva surpris, l'évêque se renversa sur +le dossier de son siége, se signa brusquement; puis, réfléchissant, il +dit en latin: + +--C'est mon chambrier; il était resté là-dessous... le tour est gai... +il vient à point... + +Le comte, lui, frappé de terreur, se croyant poursuivi par le démon en +personne, avait poussé un grand cri, s'enfuyant éperdu de la salle du +festin, et manquant de renverser le leude, qui en ce moment entrait, +poussant devant lui une jeune fille, en disant: + +--Voici la petite esclave, Odille, la filandière. + +L'évêque en rut oublia tout pour courir vers la pauvrette; mais au +moment où il s'élançant pour la saisir, une main vigoureuse, sortant par +l'ouverture de la dalle abaissée, arrêta le prélat par un pan de sa robe +en lui criant: + +--Luxurieux point ne seras, saint homme de Dieu!! + +Lorsque l'évêque se retourna inquiet de voir qui lui parlait ainsi, il +vit avec effroi Ronan à la tête de ses compagnons, qui, comme lui, +sortirent par l'issue du souterrain, en poussant des cris enragés... +Tous, par plaisante humeur, les joyeux garçons, s'étaient noirci la +figure avec les débris charbonnés des fagots destinés à produire les +_flammes de l'enfer_ et à jouer le miracle. + +À la vue de ces hommes noirs, sortant de dessous terre, et hurlant comme +des damnés, le leude, qui avait amené la petite esclave, crut aussi +qu'ils venaient de l'enfer, et se précipita sur les traces de Neroweg en +criant: + +--Les démons! les démons!... + +Le comte, de plus en plus épouvanté, courut à l'écurie, s'élança sur son +cheval, et à toute bride s'éloigna de la villa épiscopale; ses leudes +l'imitèrent, sautèrent sur leurs montures, abandonnant leurs armes dans +la salle du festin, et tous prirent la fuite en tumulte, répétant avec +épouvante: + +--Les démons! les démons!... + +La villa épiscopale a été envahie par les Vagres depuis deux heures. + +Qui dit donc une messe de nuit dans la chapelle de l'évêque? les cierges +sont allumés sur l'autel, ni plus ni moins que pour la fête de Pâques; +ils éclairent de leur vive lumière les premiers arceaux: le reste de la +chapelle est noyé d'ombre, jusqu'à la porte voûtée, à travers laquelle +on aperçoit çà et là une lueur rouge, comme celle d'un brasier qui +s'éteint... Quel brasier? celui que formait les débris embrasés de la +villa épiscopale... + +La villa a donc été incendiée par les Vagres? Certes; auraient-ils sans +cela emporté des torches de paille? + +Au milieu du choeur sont entassées pêle-mêle les richesses de l'évêque: +vases d'or et d'argent, saints calices et coupes à boire, boîtes à +Évangiles et plats à manger, patènes et bassins à rafraîchir le vin; +gros sacs de peau éventrés, d'où ruissellent les sous d'or et d'argent; +riches étoffes pourpres et bleues, n'attendant plus que la façon; +fourrures chaudes et rares, noires comme le corbeau, blanches comme la +colombe; et pour trophées, aux quatre coins de ce splendide monceau de +butin, les haches, les boucliers et les piques des leudes fuyards par +peur du diable: or, argent, acier, vives couleurs, tout brille, +fourmille et scintille de ces joyeux miroitements, particuliers aux gros +monceaux de précieux butin, si plaisants à l'oeil d'un Vagre... + +Ils sont donc là, les Vagres? ils sont donc dans la sainte chapelle de +la villa épiscopale? + +Oui, les voici réunis dans ce lieu sacré dont ils ont fait leur +magasin... + +Et que font-ils là? + +Ma foi! ils font ce que font les Vagres après avoir bu, ravagé, pillé: +les uns ronflent et cuvent leur ivresse sur les marches de l'autel, les +autres, se balançant sur leurs jambes avinées, se délectent en regardant +amoureusement leur gros tas de butin, ces richesses, qu'ils vont semer +sur leur route, et qui feront tant d'heureux; car les Vagres de Ronan +surtout sont fidèles à ces commandements... saints commandements en +Vagrerie: + +«Prenons aux riches, donnons aux pauvres... Vagre qui garde un sou pour +le lendemain n'est plus un Vagre, un _Loup_, une _Tête de loup_, un +_Homme errant_... Toujours il partage son butin de la veille entre les +pauvres gens pour avoir à piller de nouveau évêques renégats! Franks +pillards et oppresseurs de la vieille Gaule!» + +Et ces autres Vagres, appuyés debout aux fûts des colonnes, ou assis sur +les marches de l'autel, à côté des ronfleurs, leurs regards sont aussi +fermes que leurs jambes, n'ont-ils donc point aussi goûté, ceux-là, aux +vins vieux de la villa épiscopale? + +Ceux-là ils en ont bu deux fois, dix fois plus que les autres (et Ronan +est de ce nombre); mais ce sont des Vagres aguerris, rudes compères, +qui vous vident une outre d'un trait, et marchent sans broncher sur une +poutre à travers l'incendie qu'ils ont allumé dans le burg d'un Frank ou +dans la villa d'un évêque... Et ces hommes, à tête rasée, hâves, vêtus +de haillons, ces femmes? non moins misérables, mais dont quelques-unes +sont jolies, très-jolies; les uns et les unes ont l'air aussi gai, aussi +aviné que les Vagres, que sont-ils, ces hommes et ces femmes? + +Ce sont des esclaves de l'Église, joyeux d'avoir leur jour de justice et +de vengeance... Mais d'autres esclaves en grand nombre ont fui dans les +champs, craignant de voir le feu du ciel tomber sur les Vagres, assez +sacriléges pour mettre à sac et à feu la maison de leur seigneur évêque. + +Que fait donc Ronan, se prélassant au banc épiscopal, où il est assis, +revêtu des habits sacerdotaux et coiffé du bonnet de fourrure, que le +comte Neroweg a laissé dans la salle du festin en fuyant éperdu? Quatre +Vagres assistent Ronan... étranges clercs! plaisants diacres! Parmi eux +se trouve Dent-de-Loup, ce géant, dont un cercle de tonne ne mesurerait +pas la ceinture. + +--Frères, sommes-nous tous ici? + +--Ronan, il ne manque que le Veneur; au plus fort de l'incendie, il a +couru à la porte de l'évêchesse... et l'un des nôtres l'a vu ensuite +traverser les flammes, courant vers le jardin, emportant dans ses bras +cette belle femme évanouie. + +--Sans doute il la fait revenir à elle... Or, pendant qu'on ranime +l'évêchesse, si nous jugions l'évêque?... + +--Bien dit, Ronan. + +--Le saint homme a souvent jugé du haut du tribunal de la curie, comme +évêque et chef de la cité de Clermont, jugeons-le à son tour. + +--Oui, oui, jugeons l'évêque! jugeons l'évêque!... + +Et les esclaves de l'abbaye criaient plus fort que les Vagres: + +--Jugeons l'évêque! + +--Qu'on l'amène! + +Deux Vagres allèrent quérir le saint homme de Dieu, jusqu'alors retenu +dans un couloir voisin. Il fut introduit garrotté, pâle et courroucé, +devant le tribunal de Ronan et de ses clercs en Vagrerie. + +--Seigneur évêque,--lui dit Ronan,--_votre charité_, _votre piété_, +_votre clarissime pudicité_ (afin d'employer les titres honorifiques que +vous vous accordez entre vous, saints hommes), _votre clarissime +pudicité_ voudra-t-elle nous dire comment tu t'appelles? + +--Incendiaire! pillard! sacrilége!.. voilà tes noms à toi... Je te damne +et t'excommunie, ainsi que ta bande, dans ce monde et dans l'autre, où +vous subirez pour vos forfaits les peines éternelles! + +--Ta _clarissime charité_ répond à ma question par des injures... Or, +puisque ta clarissime humilité refuse de dire ton nom, ton nom, le +voici: Tu t'appelles Cautin... + +--Puisse mon nom te brûler la langue! + +--Pauvres esclaves de l'abbaye,--ajouta Ronan en s'adressant à +eux,--quels reproches faites-vous à votre évêque? + +--Il nous écrase de travaux de l'aube au soir, et souvent la nuit. + +--Pour nourriture, il nous donne une poignée de fèves. + +--Il nous laisse sous ces haillons, et dans nos huttes de boue +effondrées la cabane des porcs nous fait envie. + +--Nos moindres fautes sont punies du fouet. + +--Nous autres, jeunes femmes du gynécée de l'évêchesse, il abuse de nous +par la menace... Quelle résistance peut faire l'esclave? elle se soumet +en frissonnant... et pleure... + +--J'ai dit ce que j'ai dit,--ajouta le vieux Simon, l'introducteur des +Vagres dans la villa.--Qu'un Frank nous asservisse et nous accable de +misères... conquérant, il use de sa force; mais que des évêques, Gaulois +comme nous, se joignent à ce Frank pour nous asservir et partager avec +lui nos dépouilles... je l'ai dit et je le dis, c'est le crime des +prêtres de l'Église catholique, apostolique et romaine, comme ils +s'appellent... Joug pour joug, j'aurais préféré celui de la Rome des +empereurs; c'était une franche guerre: soldat contre soldat, épée contre +épée; mais j'ai horreur et dégoût du joug de la Rome des papes, cette +Église qui nous opprime par la fourberie, par l'hébêtement, et qui, +reniant la patrie, la liberté, nos gloires passées, abrutit et châtre +notre virile race gauloise... Ah! nos anciens prêtres, nos druides +vénérés, ne s'alliaient pas ainsi lâchement aux Romains conquérants de +la Gaule... Non, non, le glaive d'une main, une branche de gui de +l'autre, donnant les premiers le signal de la sainte guerre contre +l'étranger, ils soulevaient les populations en armes avec ces deux seuls +mots: Patrie et liberté!! Alors surgissaient du grand flot populaire: le +_chef des cent vallées_! _Sacrovir!_ _Vindex!_ _Marik!_ _Civilis!_ et +Rome tremblait au Capitole... Mais où sont-ils nos druides vénérés? Où +ils sont?... Allez au fond des forêts, vous trouverez leurs os calcinés +par le feu sous les ruines de leurs temples renversés par les prêtres +catholiques. Où ils sont, nos druides? demandez-le aux bourreaux des +cités gouvernées par les évêques... Hélas! avec les druides, est morte +l'indépendance de la Gaule!... les évêques et les Franks lui +larronneront jusqu'à son nom!... Je vous l'ai dit, je vous l'ai dit... +Oh! ne me menace pas du poing, toi, mon seigneur, toi, mon évêque... Ce +langage t'étonne dans la bouche d'un pauvre vieux esclave; mais cet +esclave, autrefois libre, autrefois riche, autrefois heureux, avant +d'être ta chose, comme tes boeufs et tes porcs, cet esclave avait acquis +plus de science que tu n'en posséderas jamais, prélat fainéant, cupide +et luxurieux!! Rassure-toi, je ne te ravirai pas ta vengeance; je suis +trop vieux pour courir la Vagrerie... toi, ou ton successeur, vous me +trouverez sur les ruines de ta villa épiscopale, le vieux Simon sera +pendu; mais son dernier mot sera: Malédiction sur les Franks +conquérants, malédiction sur les évêques catholiques... et vive la +vieille Gaule! + +--Évêque,--reprit Ronan,--ta clarissime véracité a-t-elle quelque chose +à répondre aux accusations de tes esclaves et aux paroles du vieux +Simon? + +--Ce sont eux, les scélérats maudits, les sacriléges, qui auront à +répondre au terrible jour du jugement... Après quoi, ils grinceront des +dents pour l'éternité... ainsi que toi, vieux Simon, abominable +païen!... Quoi! tu oses glorifier dans ce saint lieu le nom abhorré des +druides, ces prêtres de Mammon, qui sont au fin fond des enfers parmi +les âmes que leur exécrable idolâtrie a perdues! + +--Donc, évêque, ta clarissime pureté de conscience ne trouve rien autre +chose à expectorer que des injures, toujours des injures? + +--Et fasse à l'instant le Seigneur que ces injures soient autant de +lames ardentes qui vous percent le ventre, maudits! + +--Soit! que ta clarissime sainteté nous régale d'un miracle, dût-il nous +percer le ventre, en attendant ce prodige... Voici ce dont je t'accuse, +moi, Ronan: tu convoitais les biens d'un de tes prêtres, nommé +_Anastase_, il a refusé de te les abandonner, tu l'as par ruse attiré +chez toi, à Clermont, puis tu l'as fait saisir, garrotter et enfermer +tout vivant dans un sépulcre avec un mort en putréfaction[L]. Ta +clarissime charité ose-t-elle nier ceci? + +--Plaisant concile que celui de ces scélérats pour m'interroger, moi, +évêque! + +--Tu ne nies pas? Poursuivons, ta clarissime pauvreté dans sa rage +d'augmenter ses richesses en larronnant autrui, a imaginé ce soir, sous +prétexte de miracle, un vrai tour de bandit: tu as effrontément +dépouillé le comte Neroweg en l'épouvantant au nom du diable... +moyennant un fagot, deux bottes de paille, et un denier de soufre... +Cedit miracle, peu coûteux, t'a beaucoup trop rapporté... Dépouiller un +Frank, c'est justice en Vagrerie, nous n'en faisons point d'autres; mais +si les Vagres se gaudissent à piller nos conquérants, c'est pour convier +le pauvre monde au régal de ces pilleries... Toi, tu voles le voleur +pour t'enrichir... ceci, en Vagrerie, est un très-damnable péché... +Autre iniquité: tu as absous ce comte fratricide pour obtenir la +jouissance d'une jeune esclave, une enfant de quinze ans au plus, je +l'ai vue; or, en Vagrerie, cette luxure épiscopale est encore un +très-damnable péché... je dois en avertir ta clarissime pudicité. + +Puis, s'adressant aux Vagres, Ronan ajouta: + +--Où est la petite esclave? + +--Ici près, dans un réduit; elle avait grand'frayeur de nous et de +l'incendie... nous l'avons doucement portée sur un matelas, elle est là, +pleurante. + +--Amenez-la. + +La jeune esclave fut amenée. + +Ronan disait vrai: lui donner quinze ans, à cette enfant, c'était +peut-être la vieillir... Ses blonds cheveux, séparés en deux longues +tresses épaisses, tombaient à ses pieds, nus comme ses bras et ses +épaules: le leude brutal, en allant la quérir au burg, lui avait à peine +donné le temps de se vêtir pour l'emporter sur son cheval. Aussi, en +présence des Vagres, quelle frayeur suppliante se lisait dans les grands +yeux bleus de la pauvre petite créature, encore toute tremblante... Sa +course nocturne en croupe du guerrier frank, l'incendie de la villa +épiscopale, l'aspect étrange des Vagres... que de sujets d'effroi pour +elle! Ses joues avaient dû autrefois être rondes et roses; mais elles +étaient devenues pâles et creuses: cette figure enfantine, empreinte de +souffrance, faisait mal à voir... Ronan, malgré lui, ne la quittait pas +des yeux, aussi lorsque cette jeune esclave entra dans la chapelle, lui, +toujours joyeux, se sentit attristé, sa voix même s'émut lorsqu'il lui +dit doucement: + +--Ton nom, mon enfant? + +--On m'appelle Odille. + +--Où es-tu née? + +--Loin d'ici... dans l'une des hautes vallées du Mont-d'Or. + +--Quel âge as-tu? + +--Ma mère me disait ce printemps: Odille, voilà quatorze ans que tu fais +la joie de ma vie. + +--Comment es-tu devenue l'esclave du comte frank? + +--Mon père est mort jeune... j'habitais dans la montagne avec mon +grand-père, mon frère et ma mère... Nous vivions du produit de notre +troupeau et nous filions la laine; nous n'avions jamais eu d'autre +chagrin que la mort de mon père... Un jour, les Franks sont montés en +armes dans la montagne; ils ont pris notre troupeau, et nous ont dit: +«Nous allons vous emmener au burg de notre comte pour repeupler ses +domaines en esclaves et en bétail.» Mon frère a voulu nous défendre, les +Franks l'ont tué... Ils nous ont liées, ma mère et moi, à la même corde; +ils nous ont poussées devant eux avec notre troupeau... Mon grand-père a +demandé à genoux la grâce de nous suivre; les Franks lui ont dit: «Tu es +trop vieux pour gagner ton pain comme esclave.--Mais, seul, je mourrai +de faim dans la montagne!--Meurs!» lui ont-ils dit, et ils nous ont fait +marcher devant eux... Mon grand-père nous suivait de loin en pleurant; +les Franks l'ont assommé à coups de pierres... Ils ont pris d'autres +esclaves, emmené d'autres troupeaux, tué d'autres gens dans la montagne +quand ils refusaient de les suivre. Ils ont ensuite parcouru la plaine; +ils y ont encore enlevé du monde et des bestiaux. Nous étions cinquante +peut-être, tant hommes que femmes et jeunes filles; les petits +enfants... les Franks les massacraient comme n'étant bons à rien. La +première nuit, nous avons couché dans un bois; les Franks ont fait +violence aux femmes malgré leurs prières... J'ai entendu les sanglots de +ma mère... le soir, on m'avait séparée d'elle... À moi, on ne m'a rien +fait: le chef de ces guerriers me gardait, a-t-il dit, pour le comte. Le +lendemain, nous nous sommes remis en marche, moi, toujours séparée de ma +mère; on a encore tué des gens qui ne voulaient pas suivre... on a +encore pris des esclaves et des troupeaux... et puis on s'est remis en +route pour le burg. Avant d'y arriver, on a passé une seconde nuit dans +les bois. Le chef, qui me réservait pour le comte, me faisait coucher à +côté de son cheval... Au point du jour, nous avons continué notre route; +j'ai des yeux cherché ma mère... le Frank m'a dit: «Elle est morte; deux +guerriers, en se la disputant cette nuit, l'ont tuée.» Moi, j'ai voulu +rester là pour y mourir; mais le chef m'a emportée sur son cheval, et +nous sommes arrivés sur le domaine du comte... + +--Entends-tu, évêque?--dit Ronan,--entends-tu, Gaulois? ce sont les +Franks, tes alliés, qui, dans cette province et dans les autres, +massacrent les vieillards et les enfants comme bouches inutiles et +enlèvent ainsi hommes et femmes de notre race, pour repeupler les terres +de la Gaule que leurs rois ont distribuées à leurs guerriers en nous +dépouillant... Ce sont tes alliés, tes amis, tes fils en Christ et en +Dieu, qui font cela... et tu ordonnes, sous peine de l'enfer, au pauvre +peuple d'obéir à ces pillards, à ces ravisseurs, à ces meurtriers, qui +violentent et tuent les mères sous les yeux de leurs filles. Entends-tu +cela, évêque gaulois? + +--Les Franks respectent les biens de l'Église et les oints du +Seigneur,--s'écria l'évêque Cautin,--ces biens, ces oints sacrés, sur +lesquels vous osez, maudits! porter vos mains impies. + +--Continue,--dit Ronan à la petite esclave,--continue, pauvre enfant! + +--Nous sommes arrivés au burg; le comte m'a fait conduire dans sa +chambre; il s'est jeté sur moi, j'ai voulu lui résister, il m'a donné +des coups de poings sur la figure, j'étais toute en sang[M]; la douleur +et l'effroi m'ont fait perdre connaissance, le seigneur comte a abusé de +moi; depuis, j'ai été enfermée avec les autres esclaves dans +l'appartement de sa femme _Godigisèle_, bien douce femme pour un si +méchant homme; cette nuit, un des leudes est venu me prendre, m'a +emportée sur son cheval; il m'a conduite ici, me disant que je serais +l'esclave du seigneur évêque. + +--Cela t'effraye, pauvre enfant, d'être esclave du seigneur évêque? + +--Ma mère et mes parents ont été tués; je suis esclave, je suis +avilie... tout m'est égal... J'ai essayé de m'étrangler avec mes +cheveux, mais j'ai eu peur... et pourtant je voudrais mourir. + +--Elle a quinze ans... évêque... et tu l'entends? + +--Bénis le Seigneur, chère fille, bénis-le; plus tu souffriras ici-bas, +plus tu te féliciteras là-haut! C'est moi, ton père en Dieu, qui t'en +donne l'assurance. + +--Bien dit, évêque. Donc, je le mettrai sur l'heure à même de pouvoir te +singulièrement féliciter là-haut,--reprit Ronan; puis s'adressant à +l'esclave dont il ne pouvait détacher ses yeux attendris: + +--Assieds-toi là, sur les marches de l'autel, petite Odille... Tu n'as +ici que des amis; ne désespère pas encore. + +L'enfant contempla le Vagre d'un air grandement surpris; il lui parlait +d'une voix douce; elle alla s'asseoir sur les marches de l'autel, et ne +regarda plus que Ronan, n'écouta plus que les paroles de Ronan. + +--Eh! le Veneur! le Veneur!--cria l'un de ces gais compagnons debout +près d'une petite porte de la chapelle donnant sur les jardins de la +villa,--où vas-tu donc ainsi sous la feuillée, ta belle évêchesse au +bras? ne viendra-t-elle pas voir son honnête mari... ce renard pris au +piège, avant d'être pendu? + +--Mes bons seigneurs les Vagres,--dit la voix de l'évêchesse dont on +distinguait à peine la forme svelte et blanche dans le pénombre de +l'arceau de la porte,--longtemps j'ai maudit, longtemps j'ai haï +celui-là qui fut mon mari... Je ne le hais plus, je ne le maudis plus; +le bonheur rend indulgente... Faites-lui grâce comme je lui pardonne. +Lui-même l'a dit: je n'étais plus sa femme... nos liens charnels ont été +brisés... Il me gardait près de lui pour jouir de mes biens... Qu'il en +jouisse... J'aurai du moins mon jour d'amour et de liberté... Viens, mon +beau Vagre... et vive l'amour en Vagrerie! + +--Scélérate impudique! j'avais épousé une Olla... une Oliba... une +Messaline! + +Mais Cautin criait, menaçait en vain; l'évêchesse continuait avec son +Vagre sa promenade sous la feuillée des grands arbres de la villa, +tandis que Ronan disait au saint homme: + +--Tu vas être jugé par ceux que tu as jugés. Pauvres esclaves de +l'Église, que ferons-nous de ce méchant et luxurieux papelard qui +enterre les vivants avec les morts? + +--Qu'il soit pendu! + +--Oui, oui! qu'il soit pendu! + +--Il ne mourra qu'une fois; et notre vie à nous était un long supplice. + +--Sa vie à lui une longue jouissance! + +--Qu'il soit pendu! + +--Que penses-tu de l'idée de ces bonnes gens? À moi, Ronan, elle me +paraît sensée... + +--Et moi, mes frères, je vous dirai, au nom de Jésus de Nazareth, l'ami +des affligés: pardon pour le coupable si sa repentance est sincère. + +Qui parlait ainsi? L'ermite laboureur, jusqu'alors caché dans l'ombre +d'un des arceaux de la chapelle; soudain il parut aux yeux des Vagres et +des esclaves courroucés contre l'évêque. + +--L'ermite laboureur!--s'écrièrent les esclaves avec un touchant +respect,--l'ami des pauvres! + +--Le consolateur de ceux qui pleurent! + +--Que de fois, dans les champs, il a pris la houe d'un de nos +compagnons, épuisé de fatigue, achevant ainsi la tâche du captif, pour +lui épargner les coups de fouet du gardien! + +--Un jour, pendant que je paissais les brebis de l'évêque, deux +s'étaient égarées. L'ermite laboureur a tant cherché, tant cherché, +qu'il me les a ramenées; sans lui, j'étais roué de coups au retour. + +--Et nos petits enfants, si chétifs, si tristes, hélas! à cet âge où +l'on rit souvent, ils ont toujours un sourire pour l'ermite laboureur. + +--Oh! dès qu'ils l'aperçoivent, ils courent se pendre à sa robe! + +--Aussi malheureux que nous, il aime à faire aux enfants de petits +présents... doux présents des pauvres gens, dit-il, et il leur donne +quelques fruits des bois... un rayon de miel sauvage... un oiseau tombé +de son nid... + +--Aimez-vous... aimez-vous en frères, pauvres déshérités,--nous dit-il +sans cesse;--l'amour rend le travail moins rude. + +--Espérez!--nous dit-il encore;--espérez! le règne des oppresseurs +passera en ce monde, et pour eux sur cette terre, viendra l'heure d'un +châtiment terrible... alors les premiers seront les derniers et les +derniers seront les premiers. + +--Jésus, l'ami des affligés, l'a dit: les fers des esclaves seront +brisés... Espoir! pauvres opprimés! Espoir! + +--Unissez-vous... aimez-vous... soutenez-vous... fils d'un même Dieu, +enfants d'une même patrie!... Désunis, vous ne pourrez rien; unis, vous +pourrez tout... Le jour de la délivrance n'est peut-être pas éloigné... +Amour, union, patience! attendez l'heure de l'affranchissement comme +l'attendaient nos pères. + +--Oui, voilà ce que chaque jour l'ermite nous dit... + +--Et de mes paroles, frères, il faut vous souvenir en ce moment,--reprit +le moine laboureur.--Jésus l'a dit: malheur aux âmes endurcies! +miséricorde à qui se repent! Votre évêque peut se repentir du mal qu'il +a fait. + +--Moine insolent! tu oses m'accuser! + +--Ce n'est pas moi qui t'accuse... c'est ta vie passée... expie-la par +le repentir, tu obtiendras miséricorde... + +--Je me repens d'une chose, infâme renégat! c'est de ne pouvoir +t'assommer sur l'heure... + +--Ermite, notre ami, tu entends ce saint homme... tu vois sa +repentance... qu'en faisons-nous, mes Vagres? + +--À mort! celui qui enterre des vivants avec des cadavres! à mort! + +--Mes frères, vous m'aimez... + +--Nous t'aimons, brave ermite, autant que nous abhorrons l'évêque +Cautin... + +--Accordez-moi sa vie... + +--Non, non... + +--Tu l'as dit, ermite: malheur aux âmes endurcies... + +--Vois comme il se repent... à mort... à mort! + +Et, furieux, ils se précipitèrent sur le prélat qui, dans son épouvante, +appela le moine à son aide; mais celui-ci, avant cet appel, avait +couvert l'évêque de son corps en s'écriant: + +--Tuez-moi donc aussi, moi qui vous aime du plus profond de mon coeur et +vous console de mon mieux, pauvres esclaves, tuez-moi donc aussi, moi +qui ai pour vous plus de pitié que de blâme! Vagres errants au fond des +bois! car la juste haine de l'oppression franque, les terribles +iniquités du temps vous ont poussés à la révolte... et si vous prenez +aux riches, c'est du moins pour donner aux pauvres... Non, non, vous ne +tuerez pas cet homme, vous n'êtes pas des bourreaux! vous m'accorderez +sa vie! + +--L'évêque nous a trop fait souffrir. Oeil pour oeil, dent pour dent. + +--Une lâche vengeance effacera-t-elle vos souffrances passées? Quoi! +vous, dont les aïeux étonnaient le monde par leur bravoure généreuse... +vous allez massacrer de sang-froid un homme sans défense? Seriez-vous +devenus lâches? vous, fils des vaillants Gaulois des temps passés? + +Vagres et esclaves restèrent silencieux, et ne menacèrent plus l'évêque. + +--Ermite, tu es l'ami des pauvres gens. Nous t'accordons la vie de cet +homme... mais il faut qu'il nous suive en Vagrerie. + +--Bien dit, Ronan! et dans nos repos, il nous fera la cuisine; il est +gourmand comme un évêque, foi de Dent-de-Loup! nous dînerons en prélats. + +--Évêque, choisis! cuisinier ou pendu? + +--Sacriléges! avoir pillé, incendié ma villa épiscopale, et me forcer +d'être leur cuisinier! abomination de la désolation!... Moine, tu les +entends, hélas! hélas!... et tu n'as pour eux ni malédiction ni +anathème... Est-ce ainsi que tu me défends?... Ne m'as-tu sauvé la vie +que pour jouir de mon abjection! + +--Tais-toi! Jésus de Nazareth, dont la vie avait été aussi pure que la +tienne a été coupable; Jésus, dans le prétoire romain, au milieu des +soldats qui l'accablaient de railleries, de sanglants outrages, disait +seulement: _Pardonnez-leur, mon Dieu; ils ne savent ce qu'ils font_... + +--Mais ils savent ce qu'ils font, ces impies, en me prenant pour +cuisinier... Et tu oses me conseiller de pardonner cette énormité +sacrilége... + +--Songe à ta vie passée... au lieu de te plaindre, tu remercieras le +ciel... + +--Allons, mes Vagres,--dit Ronan,--allons, voici l'aube; emportons notre +butin dans les chariots de l'évêque, et en route! Quel beau jour pour +les bonnes gens du voisinage! Mais, avant notre départ, deux mots à +cette enfant. + +Et s'avançant vers la petite esclave, qui, assise sur les marches de +l'autel, avait écouté tout ceci fort étonnée, presque sans quitter Ronan +des yeux, celui-ci lui dit avec bonté: + +--Pauvre enfant, sans père ni mère, viens avec nous; ne crains rien... +la Vagrerie, c'est, vois-tu, le monde renversé: l'esclave et le pauvre +sont sacrés pour nous; notre haine est pour le riche conquérant... Cette +vie d'aventures et de dangers te fait-elle peur? l'ermite, notre ami, +quoiqu'il ait le grand défaut d'empêcher les évêques Cautin d'être +pendus, l'ermite, notre ami, te conduira chez une bonne âme dans quelque +ville, seul endroit où l'on trouve aujourd'hui, en Gaule, un peu de +sécurité, lorsque toutefois la ville n'est pas mise à feu, à sang et à +sac par l'un de nos rois franks, dignes fils et petit-fils du glorieux +Clovis, qui leur a laissé la Gaule en héritage, et qui sont autant qu'il +l'était, curieux de se piller et de s'égorger entre frères et parents... + +--Je te suivrai, Ronan... D'abord, tu m'as fait peur; mais quand tu +m'as parlé, ton regard est devenu doux comme ta voix; je suis esclave et +orpheline,--ajouta-t-elle en pleurant;--que veux-tu que je fasse? où +veux-tu que j'aille, sinon avec le premier qui doucement me dit: +Viens... + +--Viens donc, et sèche tes larmes, petite Odille; on ne pleure guère en +Vagrerie... Tu monteras sur l'un des chariots de la villa, dans lequel +nos compagnons transportent, tu le vois, le butin, sans compter celui +qui est resté en dehors de la chapelle... Allons, prends mon bras, et +marchons, pauvre enfant... + +Et voyant l'ermite s'approcher: + +--Adieu, notre ami; tu as la vie d'un méchant évêque sur la +conscience... que le Cautin te soit léger! + +--Ronan, je t'accompagne. + +--Tu viens avec nous courir la Vagrerie? + +--Oui. + +--Toi, ermite? toi, véritablement saint homme? toi, avec nous, _Hommes +errants_, _Loups_, _Têtes de loups_, diables de Vagres que nous sommes? + +--Jésus l'a dit: «Ce ne sont pas ceux qui se portent bien, mais les +malades qui ont besoin de médecins...» + +--Tu veux nous guérir de notre manie de pendre les méchants évêques? + +--J'ai déjà commencé. + +--Une fois n'est pas coutume. + +--Nous verrons... vous avez encore d'autres plaies que je veux guérir, +j'espère vous voir faire mieux que des ruines... + +--Moine, dis-tu vrai?--reprit Cautin à demi-voix.--Tu ne m'abandonneras +pas? tu me protégeras contre ces Philistins, contre ces Moabites? + +--C'est mon devoir de rendre ces gens meilleurs. + +--Meilleurs! ces scélérats? + +--J'y tâcherai... + +--Meilleurs!... ces sacriléges, qui ont pillé ma villa, mes belles +coupes, mes beaux vases, mon or et mon argent... Hélas! hélas! j'en +mourrai de désespoir, aussi vrai que ces tigres ne deviendront jamais +des agneaux... + +--L'Écriture n'a-t-elle pas dit: «L'épée homicide sera changée en serpe +pour émonder la vigne en fleurs; la terre pacifique et féconde produira +ses fruits pour tous les hommes; le lion dormira près du chevreau; le +loup, près de la brebis; et un petit enfant les conduira tous.» Ne +blasphème pas! le Créateur a fait la créature à son image; il l'a faite +bonne pour qu'elle soit heureuse: aveugles, misérables ou ignorants sont +les méchants... Guérissons leur ignorance, leur misère et leur +aveuglement... Bons ils deviendront, heureux ils rendront eux et les +autres. + +--Bons? les hommes!--s'écria l'évêque avec emportement,--et les femmes +sans doute aussi sont bonnes! celle qui fut la mienne entre autres? +vois-la plutôt là-bas, cette monstrueuse impudique, avec sa jupe orange +et ses bas rouges brodés d'argent... la vois-tu au bras de ce grand +bandit à cheveux noirs? L'infâme! la scélérate! + +--Tais-toi! Jésus n'avait que des paroles de miséricorde pour Madeleine +la courtisane et pour la femme adultère, oserais-tu jeter la première +pierre à cette femme qui fut la tienne?... Allons, viens... Tes genoux +tremblent... tu me fais pitié... appuie-toi sur mon bras... tu vas +défaillir... + +--Hélas! où vont-ils me conduire, ces Vagres damnés? + +--Peu t'importe! amende-toi... repens-toi!... + +--Mon Dieu! mon Dieu! et pas d'espoir d'être délivré en route! elles +sont si désertes maintenant... personne ne voyage de peur des Vagres, ou +de ces bandes de Franks qui vont guerroyer les uns contre les autres, +piller les villes, enlever des esclaves! Ah! nous vivons dans de +terribles temps. + +--Et ces temps! qui nous les a faits? sinon vous tous? nouveaux _princes +des prêtres_! Ah! nos pères ont vu pendant des siècles la Gaule +paisible et florissante; mais elle était libre alors!--reprit amèrement +l'ermite.--La conquête, inique et sanglante, appelée par vous, évêques +gaulois, légitime ces déplorables représailles. + +--Nos pères étaient de malheureux idolâtres! et à cette heure ils +grincent des dents pour l'éternité!--s'écria Cautin,--tandis que nous +avons la vraie foi... aussi le Seigneur Dieu réserve-t-il +d'épouvantables châtiments pour les misérables qui osent insulter ses +prêtres, ravir les biens de son Église... Tiens, moine, vois, vois si ce +n'est pas un spectacle à fendre le coeur! + +Ce spectacle, qui fendait le coeur du saint homme, réjouissait fort le +coeur des Vagres... Le jour était venu: quatre grands chariots de la +villa, attelés chacun de deux paires de boeufs, s'éloignaient lentement +des ruines fumantes de la maison épiscopale, chargés de butin de toutes +sortes: vases d'or et d'argent, rideaux et tentures, matelas de plume et +sacs de blé, outres pleines et lingeries, jambons, venaison, poissons +fumés, fruits confits, victuailles de toutes sortes, lourdes pièces +d'étoffe de lin, filées par les esclaves filandières, coussins moelleux, +chaudes couvertures, souliers, manteaux, chaudrons de fer, bassins de +cuivre, pots d'étain, si chers à l'oeil des ménagères; il y avait de +tout dans ces chariots: les Vagres suivaient, chantant comme des merles +au lever de ce gai soleil de juin... À l'avant de l'un des chariots, +assise sur un coussin, la petite Odille, que l'évêchesse, tendrement +appitoyée, avait soigneusement revêtue d'une de ses belles robes, il +faut le dire, un peu trop longue pour l'enfant; la petite Odille, non +plus craintive, mais très-étonnée, ouvrait bien grands ses jolis yeux +bleus, et, pour la première fois depuis longtemps, respirait en liberté +ce frais et bon air du matin, qui lui rappelait celui de ses montagnes, +d'où elle avait été enlevée, pauvre enfant, pour être jetée jusqu'à ce +jour dans le burg du comte; Ronan, de temps à autre, s'approche du char: + +--Prends courage, Odille, tu t'habitueras avec nous; tu le verras, les +Vagres ne sont pas si loups que les mauvaises gens le disent. + +Sur l'autre char, l'évêchesse, pimpante sous ses colliers d'or et ses +plus beaux atours, que son amoureux Vagre a sauvés de l'incendie, tantôt +lisse sa noire chevelure, en jetant un coup d'oeil sur un petit miroir +de poche; tantôt attife son écharpe, tantôt gazouille, folle comme une +linotte sortant de cage. De ce jour d'amour et de liberté tant rêvé, +elle jouit enfin, après avoir, dix ans et plus, vécu presque +prisonnière; elle semble émerveillée de ce voyage matinal à travers ces +belles montagnes de l'Auvergne, ombragées de sapins immenses, et d'où +bondissent des cascades bouillonnantes; elle parle, rit, chante, et +chante encore, lorgnant du coin de son oeil noir, l'amoureux Vagre, +lorsque, leste, et triomphant, il passe près du chariot. Soudain, +regardant au loin, elle paraît émue de pitié, avise une amphore entourée +de jonc, placée près d'elle par la prévoyance du Veneur, la prend, et se +tournant vers l'arrière du char, où se trouvaient entassées plusieurs +femmes et filles esclaves, voulant de bon coeur, comme leur belle +maîtresse, courir un peu la Vagrerie, elle dit à l'une d'elles: + +--Porte cette bouteille de vin épicé à mon frère l'évêque; le pauvre +homme aime à boire ce qu'il appelle son coup du réveil; mais ne lui dis +pas que ce vin vient de ma part, il le refuserait peut-être. + +La jeune fille répond à l'évêchesse par un signe d'intelligence, saute à +bas du char, et se met en quête de Cautin. La plupart des esclaves +ecclésiastiques, lors de l'incendie et du pillage de la villa, ont fui +dans les champs, craignant le feu du ciel s'ils se joignaient aux +Vagres; mais les autres, moins timorés, accompagnent résolument la +troupe de ces joyeux compères... Il faut les voir alertes, dispos comme +s'ils s'éveillaient après une paisible nuit passée sous la feuillée, le +jarret nerveux, malgré l'orgie nocturne, aller, venir, sautiller, +babiller, donner çà et là des baisers aux femmes ou aux outres pleines, +mordre à belles dents un morceau de venaison épiscopale ou un gâteau de +fleur de froment. + +--Qu'il fait bon en Vagrerie! + +Derrière le dernier chariot, surveillé par Dent-de-Loup et quelques +compagnons fermant la marche, Cautin, évêque et cuisinier en Vagrerie, +habitué à se prélasser sur sa mule de voyage, ou à courir la forêt sur +son vigoureux cheval de chasse, Cautin trouve la route raboteuse, +poudreuse et montueuse; il sue, il souffle, il tousse, il gémit, et +maugréant, traîne sa lourde panse. + +--Seigneur évêque,--lui dit la jeune fille, porteuse de l'amphore +envoyée par l'évêchesse,--voici de bon vin épicé; buvez, cela vous +donnera des forces pour la route. + +--Donne, donne, ma fille!--s'écria Cautin en tendant ses mains +avides,--Dieu te saura gré de ton attachement pour ton malheureux père +en Christ, obligé de boire à la dérobée le vin de son propre cellier... + +Et s'abouchant à l'amphore, il la pompa d'un trait; puis, la jetant vide +à ses pieds, il s'écria, regardant la jeune fille d'un oeil courroucé: + +--Tu veux donc courir aussi la Vagrerie, diablesse? + +--Oui, seigneur évêque: j'ai vingt ans, et voici le premier jour de ma +vie où je peux dire: Je m'appartiens... je peux aller, venir, courir, +sauter, chanter, danser à mon gré... + +--Tu t'appartiens, effrontée! c'est à moi que tu appartiens; mais, Dieu +merci, tu seras reprise, soit par l'Église, soit par quelque chef +frank... et tu tomberas, je l'espère, en pire esclavage! + +--J'aurai du moins connu la liberté... + +Et la jeune fille de s'élancer, sautant et chantant, à la poursuite d'un +papillon voletant sur la route. + +La troupe des Vagres arriva près de quelques huttes d'esclaves, +dépendantes des terres de l'Église, situées au bord de la route: de +petits enfants hâves, chétifs, et complétement nus, faute de vêtements, +se traînaient dans la poudre du chemin; leurs pères travaillaient aux +champs depuis l'aube; les mères, aussi maigres, aussi hâves que leurs +enfants, à peine couvertes de quelques lambeaux de toile, étaient au +seuil de ces tanières, filant leur quenouille au profit de l'évêque, +accroupies sur une paille infecte; leurs longs cheveux hérissés, +emmêlés, tombant sur leur front et sur leurs épaules osseuses; leurs +yeux caves, leurs joues creuses et tannées, leurs haillons sordides, +leur donnaient un aspect à la fois si repoussant, si douloureux, que +l'ermite laboureur, les montrant de loin à l'évêque, lui dit: + +--À voir ces infortunées, croirait-on que ce sont là des créatures de +Dieu? + +--Résignation, misère et douleur ici-bas, récompenses éternelles +là-haut... sinon, peines effrayantes et éternelles,--s'écrie +Cautin,--c'est la loi de l'Église, c'est la loi de Dieu! + +--Tais-toi, blasphémateur, tu parles comme ces médecins imposteurs qui +disent l'homme né pour la fièvre, la peste, les ulcères, et non pour la +santé! + +Les femmes et les enfants esclaves, à la vue de la troupe nombreuse et +bien armée, avaient eu peur et s'étaient d'abord réfugiés au fond de +leurs huttes, mais Ronan s'avançant cria: + +--Pauvres femmes! pauvres enfants! ne craignez rien... nous sommes de +bons Vagres! + +La Vagrerie faisait trembler les Franks et les évêques, mais souvent les +pauvres gens la bénissaient; aussi femmes et enfants, d'abord réfugiés, +craintifs au fond des tanières, en sortirent, et l'une des esclaves dit +à Ronan: + +--Est-ce votre chemin que vous cherchez? nous vous servirons de guides. + +--Craignez-vous les leudes des seigneurs?--dit une autre.--Il n'en est +point passé par ici depuis longtemps; vous pouvez marcher tranquilles. + +--Femmes,--reprit Ronan,--vos enfants sont nus; vous et vos maris, +travaillant de l'aube au soir, vous êtes à peine couverts de haillons, +vous couchez sur une paille pire que celle des porcheries, vous vivez de +fèves pourries et d'eau saumâtre. + +--Hélas! c'est la vérité... bien misérable est notre vie. + +--Et moi, Ronan le Vagre, je vous dis: voilà du linge, des étoffes, des +vêtements, des couvertures, des matelas, des sacs de blé, des outres +pleines, des provisions de toute sorte. Donnez, mes Vagres... donne, +petite Odille, à ces bonnes gens... donne, belle évêchesse en +Vagrerie... donnez à ces pauvres femmes, à ces enfants... donnez encore, +donnez toujours! + +--Prenez... prenez, mes soeurs,--disait l'évêchesse les yeux pleins de +douces larmes en aidant les Vagres à distribuer ce butin pris dans sa +maison et qu'elle ne regrettait pas.--Prenez, mes soeurs! Esclave comme +vous, plus que vous peut-être, j'ai, sous ces rideaux, rêvé d'amour et +de liberté; libre et amoureuse, je suis aujourd'hui! prenez mes +soeurs... prenez encore... + +--Tenez... prenez, chères femmes, et que vos petits enfants ne vous +soient jamais ravis!--disait Odille aidant aussi à distribuer le butin. +Et elle essuyait ses yeux en disant:--Comme il est bon, Ronan le Vagre, +comme il est bon au pauvre monde! + +--Soyez bénis... soyez bénis,--s'écriaient ces pauvres créatures +pleurant de joie;--vaut mieux rencontrer un Vagre qu'un comte ou qu'un +évêque. + +Et c'était plaisir de voir avec quelle ardeur ces hardis compagnons, +perchés sur les chariots, distribuaient ainsi ce qu'ils avaient pris au +méchant et cupide évêque; c'était plaisir de voir les figures toujours +tristes, toujours mornes, de ces femmes infortunées, s'épanouir si +surprises, si heureuses à la vue de cette aubaine inattendue. Elles +regardaient ébahies, ravies, cet amoncellement d'objets de toutes sortes +jusqu'alors presque inconnus à leur sauvage misère. Les enfants, plus +impatients, s'attelaient gaiement deux, trois, quatre à un matelas pour +le transporter dans une des masures, ou bien enlaçant leurs petits bras +amaigris, s'opiniâtraient à soulever un gros rouleau d'étoffe de lin; +mais voilà que soudain une voix courroucée, menaçante, véritable +trouble-fête, épouvante et glace ces pauvres gens. + +--Malheur à vous! damnation sur vous! si vous osez toucher d'une main +sacrilége aux biens de l'Église... tremblez... tremblez! c'est péché +mortel... vous, vos maris, vos enfants, vous serez plongés dans les +flammes de l'enfer durant l'éternité... + +C'était l'évêque Cautin accourant tout gâter malgré les remontrances de +l'ermite laboureur. + +--Oh! nous ne toucherons à rien de ce que l'on nous donne, notre +évêque,--répondaient les femmes et les enfants contrits et frissonnant +de tous leurs membres,--nous ne toucherons point, hélas! à ces biens de +l'Église. + +--Mes Vagres,--dit Ronan,--pendez-moi l'évêque... nous trouverons +ailleurs un cuisinier... + +Déjà l'on s'emparait du saint homme, alors plus pâle, plus tremblant que +les plus pâles et les plus tremblantes des pauvres femmes naguère si +joyeuses, lorsque le moine s'interposa et de nouveau délivra Cautin. + +--L'ermite!--s'écrièrent les esclaves,--l'ermite laboureur... + +--Béni sois-tu, l'ami des affligés... + +--Béni sois-tu, notre ami à nous autres petits enfants qui t'aimons +tant, car tu nous aimes... + +Et toutes ces mains enfantines s'attachèrent à la robe de l'ermite, qui +disait de sa voix douce et pénétrante: + +--Chères femmes, chers petits enfants, prenez ce qu'on vous donne, +prenez sans crainte... Jésus l'a dit: «Malheur au riche, s'il ne partage +son pain avec qui a faim, son manteau avec qui a froid.» Votre évêque +voulait vous éprouver: ces biens, il vous les donne... + +--Béni sois-tu, saint évêque!--dirent les femmes en levant leurs mains +reconnaissantes vers Cautin,--béni sois-tu, bon père, pour tes généreux +dons! + +--Je ne donne rien!--s'écria Cautin;--on me contraint, on me larronne, +et vous brûlerez éternellement en enfer, si vous écoutez cet ermite +apostat!... + +La plupart des femmes regardèrent, indécises, Ronan, l'évêque et +l'ermite; tour à tour elles approchaient et retiraient leurs mains de +ces objets si précieux à leur misère; deux ou trois vieilles +s'éloignèrent cependant tout à fait de ces biens de l'Église, et se +jetèrent à genoux en murmurant dans leur effroi: + +--Saint évêque Cautin! pardonne-nous d'avoir eu seulement la pensée d'un +si grand péché... + +--Ne craignez rien, mes soeurs,--reprit l'ermite,--votre évêque, encore +une fois, vous éprouve. Ces biens superflus, il vous les donne en frère; +il sait que le Seigneur, aimant également ses créatures, ne veut pas que +celles-ci soient nues et frissonnantes... celles-là, suant sous le poids +inutile de vingt habits... celles-ci, affamées... celles-là, repues... +Ne redoutez pour votre évêque ni la faim ni le froid... voyez, sa robe +est neuve, son chaperon aussi, ses souliers aussi; que lui faut-il +davantage?... À lui seul pourrait-il vêtir tous ces habits? à lui seul +vider toutes ces outres de vin? à lui seul, manger toutes ces +provisions?... Non, non... prenez, mes soeurs, prenez, chers petits +enfants... votre évêque partage avec vous... + +--Ne l'écoutez pas!--s'écria Cautin,--car moi je vous dis... + +--Toi, tu ne dis rien!--reprit Ronan en lui lançant un regard +terrible.--Si tu parles, je fais, malgré toi, ton salut en te +martyrisant sur l'heure... + +Plusieurs des femmes, persuadées par les paroles de l'ermite, et aussi +par l'âpreté de leur misère, commencèrent à emporter diligemment dans +leurs cabanes, à l'aide de leurs enfants, les biens de l'Église: les +trois vieilles n'osèrent y toucher, restant agenouillées, se frappant la +poitrine. + +--Chères filles, persévérez dans votre sainte horreur du +sacrilège!--s'écria l'évêque, malgré les menaces de Ronan,--et vous irez +en paradis entendre à perpétuité les Séraphins jouer du théorbe devant +le Seigneur, en chantant ses louanges! + +--Et moi, foi de Dent-de-Loup, je me ferais damner, rien que pour +échapper à ces sempiternels théorbes! + +--Tais-toi, païen! et vous, persévérez, mes filles!--s'écria Cautin +d'une voix plus éclatante encore.--Cet ermite, suppôt du diable, vous +pousse à une pillerie sacrilége, qui vous mène droit aux enfers... + +--Mes Vagres,--dit Ronan,--une corde, et que l'on accroche ce bavard +haut et court, puisque décidément il veut être pendu... + +L'ermite arrêta d'un geste la colère des Vagres, et dit: + +--Évêque, reconnais-tu comme divines les paroles de Jésus de Nazareth? + +--Apostat! Pharaon! tu te dévoiles à cette heure! tu avais endossé la +peau d'agneau... tu n'es qu'un loup ravisseur comme les autres... Je te +défends de prononcer le nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ! + +--Jésus de Nazareth a dit ceci,--reprit l'ermite: «--Si l'on vous prend +votre manteau, courez après celui qui vous l'a pris, et donnez-lui +encore votre tunique.»--Que voulait dire Jésus par ces paroles? sinon +que trop souvent le vol avait pour cause la misère, et que de cette +misère il fallait avoir pitié?... Abandonne donc volontairement ces +biens superflus, toi qui as fait serment de pauvreté, de charité! + +--Tais-toi, méchant ermite, qui oses contredire notre évêque. Nous ne +pouvons toucher du doigt aux biens de l'Église,--s'écria une des trois +vieilles;--nous serions damnées... + +--Oui, oui,--reprirent les deux autres.--Tais-toi, ermite. + +--Pauvres créatures! plongées à dessein dans l'ignorance et +l'aveuglement,--leur dit Ronan.--Tenez-vous beaucoup à la vie de votre +évêque? + +--Pour lui nous souffririons mille morts!--répondirent les trois +vieilles,--oui, mille morts!... + +--Oh! pieuses femmes!--s'écria Cautin jubilant.--Quelle superbe part de +paradis vous aurez... Aussi, en attendant le jour de la vie éternelle, +je vous absous de tous vos péchés et vous bénis! + +--O notre évêque,--reprirent les vieilles, se frappant la +poitrine,--saint, trois fois saint parmi les saints!... grâces te soient +rendues!... + +--Écoutez-moi, pauvres brebis, qui prenez le boucher pour le +pasteur,--leur dit Ronan.--Si à l'instant vous ne profitez pas de ces +dons, nous pendons, à vos yeux, votre évêque à cet arbre. + +--Voici une corde,--dit Dent-de-Loup. + +Et il la passa au cou de Cautin. + +--Chères filles, emportez tout! prenez tout!--s'écria le prélat en se +débattant.--Je vous adjure, je vous ordonne, moi, votre père en Christ, +d'emporter ce butin sur l'heure! + +Une des vieilles obéit promptement; les deux autres restèrent +agenouillées en disant: + +--Tu veux nous éprouver, grand évêque! + +--Mais ces païens vont me pendre... + +--Un saint homme comme toi ne craint pas le martyre. + +--Non, mes filles, je ne le crains pas... mais je me sens encore +indispensable au salut de mon troupeau... Emportez donc ce butin, vous +dis-je, sinon je vous damne! je vous excommunie, maudites vieilles! vous +répondrez de ma mort devant le Seigneur au jour du jugement!... + +--Saint évêque, tu veux nous éprouver jusqu'à ta fin; tu nous a dit: +_Toucher aux biens de l'Église, c'est péché mortel_... Voudrais-tu nous +commander un péché mortel? + +--Non, non,--reprit l'autre vieille en se frappant à grands coups la +poitrine,--tu ne veux pas nous commander un péché mortel... c'est le +martyre que tu veux... + +--Et de là-haut tu nous béniras, Saint-Cautin, grand Saint-Cautin! +glorieux martyr! + +--Évêque, tu entends ces pauvres vieilles? tu as semé, tu récoltes... +Allons, mes Vagres, haut la corde! + +L'ermite s'interposait encore, afin de protéger le prélat, lorsque +quelques Vagres, montés sur les chariots, et regardant au loin, +s'écrièrent: + +--Des leudes! des guerriers franks!... + +--Ils sont sept ou huit à cheval, et conduisent plusieurs hommes +garrottés, des esclaves sans doute... Allons, mes Vagres, mort aux +leudes! liberté aux esclaves!... + +--Mort aux leudes! liberté aux esclaves!...--crièrent les Vagres en +courant aux armes. + +--Les Franks! ils vont me reprendre et me reconduire au burg du +comte,--s'écria la petite Odille toute tremblante.--Ronan, ayez pitié de +moi! + +--Les leudes, te prendre, pauvre enfant! il n'en restera pas un seul +pour t'emporter. + +--Ronan, pas d'imprudence,--reprit l'ermite;--ces cavaliers peuvent être +les éclaireurs d'une troupe plus nombreuse. Détache éclaireurs contre +éclaireurs, et garde ici le gros de ta troupe, retranché derrière les +chariots. + +--Moine, tu as raison... Tu as donc fait la guerre? + +--Un peu... de çà, de là, dans l'occasion, pour défendre les faibles +contre les forts... + +--Des guerriers franks!--s'écria Cautin en joignant les mains d'un air +triomphant,--des amis! des alliés! je suis sauvé... À moi, chers frères +en Christ! à moi, mes fils en Dieu!... délivrez-moi des mains des +Philistins! à moi, mes... + +Ronan ayant soudain tiré la corde restée pendante au cou du saint homme, +l'interrompit net en serrant le noeud coulant. + +--Évêque, pas de cris inutiles,--dit l'ermite;--et toi, Ronan, pas de +violence, je t'en prie... ôte cette corde du cou de cet homme. + +--Soit; mais ce sera pour lui lier les mains, et s'il me rompt davantage +les oreilles, je l'assomme... + +--Les cavaliers franks s'arrêtent à la vue des chariots,--s'écria un +Vagre;--ils semblent se consulter. + +--Notre conseil à nous ne sera point long. Ces Franks sont sept à +cheval, que six Vagres me suivent, et, foi de Ronan, il y aura tout à +l'heure en Gaule sept conquérants de moins! + +--Nous voilà six... marche. + +Parmi les six Vagres était le Veneur... L'évêchesse, le voyant examiner +la monture de sa hache, sauta du chariot à terre, et, l'oeil brillant, +les narines gonflées, la joue en feu, retroussant la manche droite de sa +robe de soie, elle mit ainsi à nu, jusqu'à l'épaule, son beau bras, +aussi blanc que nerveux, et s'écria: + +--Une épée! une épée!... + +--Qu'en feras-tu, belle évêchesse en Vagrerie? + +--Je me battrai près de mon Vagre! je me battrai... comme nos mères des +temps passés! + +--Marchons, ma Vagredine! Si tes beaux bras sont aussi forts pour la +guerre que pour l'amour, malheur aux Franks! + +Et l'évêchesse, prenant virilement une épée, comme une Gauloise des +siècles passés, courut gaiement à l'ennemi au bras de son Vagre. En +passant devant l'évêque elle lui dit: + +--Pendant douze ans tu m'as fait maudire la vie... je vais peut-être +mourir... je te pardonne... + +--Tu me pardonnes, scélérate impudique! lorsque c'est toi qui devrais, +le front dans la poussière, me demander grâce pour tes énormités! + +Cautin parlait encore que la Vagredine et le Vagre étaient déjà loin. + +--Petite Odille, attends-moi; ces Franks tués, je reviens,--dit Ronan à +la jeune fille, qui, toute pâle, le retenant de ses deux mains, le +regardait de ses grands yeux bleus pleins de larmes.--Ne tremble pas +ainsi... pauvre enfant! + +--Ronan,--murmura-t-elle en étreignant plus vivement encore le bras du +Vagre,--je n'ai plus ni père ni mère; tu m'as délivrée du comte et de +l'évêque, tu as bon coeur, tu es plein de compassion pour le pauvre +monde, tu me traites avec une douceur de frère; cette nuit, je t'ai vu +pour la première fois, et pourtant il me semble qu'il y a déjà +longtemps, longtemps que je te connais... + +Puis elle saisit les deux mains du Vagre, les baisa et ajouta tout bas, +les lèvres palpitantes: + +--Et ces Franks, s'ils te tuaient?... + +--S'ils me tuaient, petite Odille?... + +Se retournant alors vers l'ermite, qu'il désigna du regard à la jeune +fille, il ajouta: + +--Si les Franks me tuent, ce bon moine laboureur veillera sur toi. + +--Je te le promets, mon enfant; je te protégerai. + +--Petite Odille,--reprit Ronan presque avec embarras, lui pourtant +d'ordinaire aussi timide... qu'on l'est en Vagrerie,--un baiser sur ton +front... ce sera le premier et le dernier peut-être... + +L'enfant pleurait en silence; elle tendit son front de quinze ans à +Ronan; il y posa ses lèvres, et, l'épée haute, partit en courant... À +peine fut-il éloigné des chariots, que l'on entendit les cris des Vagres +attaquant les leudes. Odille, à ces cris, se jeta, sanglotante, éperdue, +dans les bras de l'ermite, cachant sa figure dans son sein, et s'écria: + +--Ils vont le tuer... ils vont le tuer... + +--Courage, Franks... courage, mes fils en Dieu!--hurlait Cautin garrotté +à la roue d'un chariot;--exterminez ces Moabites... et surtout +exterminez ma diablesse de femme, cette grande impudique à robe orange, +à écharpe bleue et aux bas rouges brodés d'argent... je vous la +signale... pas de merci pour cette Olliba! coupez-la en morceaux si vous +pouvez! + +--Évêque, évêque... tes paroles sont inhumaines... Rappelle-toi donc +toujours la miséricorde de Jésus envers Madeleine et la femme +adultère,--dit l'ermite, tandis qu'Odille, la figure toujours cachée +dans le sein de ce vrai disciple du jeune homme de Nazareth, murmurait: + +--Ils vont tuer Ronan... ils vont le tuer... + +--Me voici revenu... les Franks ne m'ont pas tué, petite Odille, et les +gens qu'ils emmenaient sont délivrés. + +Qui parlait ainsi? c'était Ronan. Quoi? déjà de retour? oui, les Vagres +font vite et bien. D'un bond, Odille fut dans les bras de son ami. + +--J'en ai tué un... il allait tuer mon Vagre!--s'écria l'évêchesse aussi +revenant... Et, jetant là son épée sanglante, le regard étincelant, le +sein demi-couvert par ses longues tresses noires, désordonnées comme ses +vêtements par l'action du combat, elle dit au Veneur: + +--Es-tu content? + +--Forts pour l'amour, forts pour la guerre, sont tes bras nus, ma +Vagredine!--répondit le joyeux garçon.--Maintenant, un coup à boire de +ta belle main! + +--Boire à ma barbe ce vin qui fut le mien! courtiser devant moi cette +femme effrontée qui fut la mienne!--murmura l'évêque,--voilà qui est +monstrueux! voilà qui est le signe précurseur des calamités effroyables +qui se répandront sur la terre... + +Trois des Vagres avaient été blessés: l'ermite les pansait avec tant de +dextérité, qu'on pouvait le croire médecin; il se relevait pour aller de +l'un à l'autre des blessés, lorsqu'il vit s'avancer vers lui les gens +que les leudes emmenaient, et qui venaient d'être délivrés par les +hommes de Ronan. Ces malheureux, un instant auparavant prisonniers, +étaient couverts de haillons; mais la joie de la délivrance brillait sur +leurs traits. Conviés par leurs libérateurs à boire et à manger pour +réparer leurs forces, ils venaient s'acquitter et s'acquittèrent au +mieux de ce soin, grâce aux provisions de la villa épiscopale. Pendant +qu'ils dégonflaient les outres et faisaient disparaître le pain et le +jambon, le moine dit à l'un d'eux, homme encore robuste, malgré sa barbe +et ses cheveux gris: + +--Frères, qui êtes-vous? d'où venez-vous? + +--Nous sommes colons et esclaves, autrefois propriétaires et laboureurs +des terres nouvelles que le fils de Clovis a ajoutées en _bénéfices_[N] +aux _terres saliques_ ou terres _militaires_[O] que le comte frank +Neroweg tenait déjà de son père par le droit de la conquête. + +--Ainsi le comte vous a dépouillés de vos champs? + +--Plût au ciel! bon ermite. + +--Comment? + +--Le comte nous les a laissés, au contraire; il y a même ajouté deux +cents arpents, le maudit! deux cents arpents appartenant à mon voisin +Féréol, qui s'était enfui de peur des Franks. + +--On double ton bien, frère et tu te plains? + +--Si je me plains!... Ignores-tu donc comment les choses se passent en +Gaule? Voici ce qu'autrefois m'a dit le comte: «--Mon glorieux roi m'a +fait comte en ce pays, et m'a donné de plus à _bénéfice_, qui deviendra, +je l'espère, héréditaire, comme mes terres militaires, ces domaines-ci, +avec leur bétail, leurs maisons et leurs habitants... Tu cultiveras pour +moi les champs qui t'appartiennent; j'y ajouterai même de nouveaux +guérets: tu deviens mon colon; tes laboureurs, mes esclaves, tous vous +travaillerez à mon profit et à celui de mes leudes; vous leur fournirez, +ainsi qu'à moi, selon tous nos besoins; vous aiderez mes esclaves maçons +et charpentiers à la bâtisse d'un nouveau burg que je veux à la mode +germanique: vaste, commode et suffisamment retranché au milieu d'un +ancien camp romain que j'ai remarqué; vos chevaux et vos boeufs, devenus +les miens, charrieront les pierres et les poutres trop lourdes pour être +portées à dos d'homme. De plus, toi, mon colon, tu me payeras, pour ta +part, cent sous d'or par an, sur lesquels j'en donnerai dix en présent +au roi lorsque chaque année j'irai lui rendre hommage.--Cent sous d'or! +m'écriai-je; mes terres et celles de mon voisin Féréol ne rapportent pas +cette somme bon an mal an... comment veux-tu que je te la paye, et qu'en +outre je te nourrisse, toi, tes leudes, tes serviteurs, et que de plus +je vive, moi, ma famille et mes laboureurs, devenus tes esclaves?»--À +cela le comte m'a répondu en me menaçant de son bâton:--«J'aurai mes +cent sous d'or tous les ans... sinon je te fais couper les pieds et les +mains par mes leudes...» + +--Pauvre homme!--dit tristement l'ermite.--Et comme tant d'autres tu as +consenti à ce servage? + +--Que faire? comment résister au comte et à ses leudes? je n'avais +autour de moi que quelques laboureurs, et les prêtres leur prêchent la +soumission à nos conquérants, larrons sanguinaires qui, l'épée haute, +nous viennent dire: «Les champs de vos pères, fécondés par leur travail +et le vôtre, sont à nous... et pour nous vous les cultiverez?» Oui, que +faire? résister? impossible... fuir? c'était aller au-devant de +l'esclavage dans une autre province, puisque toutes sont envahies par +les Franks. Et puis, j'avais alors une jeune femme... la servitude ou la +vie errante m'effrayait plus encore pour elle que pour moi... enfin je +tenais à ce pays, à ces champs où j'étais né; il me semblait horrible de +les cultiver pour un autre, et pourtant je préférais ne pas les +abandonner... Moi et mes laboureurs, devenus esclaves du comte, eux qui +trouvaient autrefois dans leur travail une existence heureuse et +paisible, nous nous sommes résignés. Misère atroce! labeur incessant! +telle fut notre vie... Je parvenais, à force de travail, de privations, +à subvenir aux besoins de Neroweg et de ses leudes, et à faire produire +à mes terres soixante-dix à quatre-vingts sous d'or par année... Deux +fois le comte me fit mettre à la torture pour me forcer à lui donner les +cent sous d'or qu'il voulait... Je ne possédais pas un denier au delà de +ce que je lui remettais: j'en fus pour la torture, lui pour sa +cruauté... + +--Et jamais,--dit Ronan,--il ne t'est venu à l'idée de choisir une belle +nuit noire pour mettre le feu au burg, et, aidé de tes laboureurs, de +massacrer le comte et ses leudes? + +--Mais, encore une fois, et les prêtres? ne persuadent-ils pas aux +esclaves que plus leur sort est atroce, plus ils auront de part au +paradis? ne les menacent-ils pas de peines effroyables s'ils osent se +révolter contre les Franks?... Je ne pouvais donc compter sur mes +compagnons d'esclavage, hébétés par la peur du diable, et énervés par la +misère... puis, je te l'ai dit, j'avais de jeunes enfants, et leur mère, +accablée de chagrin, était très maladive; enfin, cette année, la pauvre +créature heureusement est morte. Mes fils étaient devenus des hommes: +eux et moi, ainsi que quelques autres esclaves, las de souffrir, las de +travailler de l'aube au soir, pour le comte et ses leudes, nous avons +fui ses domaines... Nous étions allés nous réfugier sur les terres de +l'évêque d'Issoire: c'était quitter un servage pour un autre; mais nous +espérions que le prélat serait peut-être moins méchant maître que le +comte. Celui-ci tenait à moi, qui avais tant d'années durant fait rendre +à nos terres, et à son profit, tout ce qu'elles pouvaient produire. +Sachant notre refuge, il a fait monter quelques leudes à cheval, ils +sont venus nous réclamer à l'évêque d'Issoire; celui-ci nous a rendus, +ses gens nous ont garrottés... Les leudes nous ramenaient pour nous +forcer à cultiver nos champs, ces bons Vagres ont tué les Franks, et +nous ont délivrés... Aussi, par ma foi, Vagres nous serons, moi, mes +fils et ces esclaves que voilà, si vous voulez de nous, braves coureurs +de nuit! Nous avons, nous aussi, de rudes souffrances à venger! vous +nous verrez à l'oeuvre contre les Franks et les évêques... + +--Oui, oui!--crièrent ses compagnons,--mieux vaut à cette heure, en +Gaule, courir la Vagrerie que labourer le champ de nos pères sous le +bâton d'un comte frank et de ses leudes. + +--Évêque, évêque!--dit Ronan au prélat, qui avait écouté ceci,--voilà ce +que tes alliés, tes complices ont fait de notre vieille Gaule, jadis si +féconde! si glorieuse; mais par la torche de l'incendie! par le sang du +massacre! je le jure! viendra l'heure où prélats et seigneurs ne +régneront plus que sur des ruines fumantes et des ossements blanchis... +Allons, nos nouveaux frères en Vagrerie, soyez, comme nous, Hommes +errants, Loups, Têtes de loups! Comme nous, vous vivrez en loups, et en +joie, l'été, sous la verte feuillée; l'hiver, dans les chaudes +cavernes... Debout, mes bons Vagres! debout, le soleil monte; nous avons +là, dans nos chariots, du butin à distribuer sur notre passage... En +route, petite Odille, en route, belle évêchesse! pillons les seigneurs, +et largesse! largesse au pauvre monde! conservons seulement de quoi +faire cette nuit grand gala dans les gorges d'Allange, sous le dôme des +vieux chênes!... En route! nous avons un évêque pour cuisinier, nous +festoierons en princes... et demain, la dernière outre vidée, en chasse, +mes Vagres! en chasse! tant qu'il restera en Gaule un burg de Franks et +une maison épiscopale!... + +Et la troupe se remit en marche au bruit du chant des Vagres... Lorsque, +au soleil couché, ils arrivèrent aux gorges d'Allange, l'un de leurs +repaires, tout le butin emporté de la villa épiscopale avait été +distribué sur la route aux pauvres gens... il ne restait dans les +chariots que quelques matelas pour les femmes, les vases d'or et +d'argent pour boire le vin de l'évêque, et des provisions suffisantes +pour le grand gala de la nuit... Les huit paires de boeufs des chariots +devaient être le rôti de ce festin gigantesque; car sur sa route la +troupe des Vagres s'était encore recrutée d'esclaves, d'artisans, de +laboureurs et de colons, tous réduits à la rage de la misère, sans +compter bon nombre de jolies filles, curieuses de courir un peu la +Vagrerie! + + + + +CHAPITRE II. + +Un festin en Vagrerie.--Meurtres de Clotaire, nouveau roi d'Auvergne, et +miracles faits en sa faveur.--La ronde des Vagres.--Karadeuk le +Bagaude.--Loysik l'ermite.--Comment l'évêque Cautin est miraculeusement +enlevé au ciel par des Séraphins et comment il descend fort promptement +de l'empirée.--Le comte Neroweg et ses leudes.--Attaque des gorges +d'Allange. + + +Quels beaux festins l'on festoie en Vagrerie! daims, cerfs, sangliers, +tués la veille par les Vagres dans la forêt qui ombrage les gorges +d'Allange, ont été, comme les boeufs des chariots, dépecés et grillés au +four... Quoi! un four en pleine forêt? un four capable de contenir +boeufs, daims, cerfs et sangliers? Oui, le bon Dieu a creusé pour les +bons Vagres plusieurs de ces fours dans les gorges profondes de +l'Allange, volcan éteint comme les autres volcans de l'Auvergne... +N'est-ce point un véritable four que cette grotte cintrée, profonde, où +un homme peut se tenir debout? donc, remplissez cette grotte de bois +sec, un ou deux chênes morts vous suffisent; mettez le feu à ce bûcher; +il se consume, devient brasier: sol, parois, voûte de lave, tout rougit +bientôt, et l'on enfourne dans cette bouche ardente comme celle de +l'enfer, daims, cerfs, sangliers entiers et boeufs dépecés; après quoi +l'on referme l'ouverture de la grotte avec des pierres de lave sous une +montagne de cendre brûlante chaude... quatre ou cinq heures après, +boeufs et venaison cuits à point, fumants, appétissants, sont servis sur +la table. Quoi! aussi des tables en Vagrerie? certes, et recouvertes du +plus fin tapis vert; quelle table? quel tapis? la pelouse d'une +clairière de la forêt; et pour siéges, encore la pelouse; pour tentures, +les grands chênes; pour ornements, les armes suspendues aux branches; +pour dôme, le ciel étoilé; pour lampadaire, la lune en son plein; pour +parfums, la senteur nocturne des fleurs sauvages; pour musiciens, les +rossignols. + +Plusieurs Vagres, placés en vedette sur la lisière de la forêt, aux +abords des gorges d'Allange, veillent à ce que la troupe ne soit pas +surprise, dans le cas où, apprenant le sac et l'incendie de la villa, +les comtes et ducs franks du pays, craignant une attaque sur leurs +burgs, se seraient mis, avec leurs leudes, à la poursuite des Vagres. + +L'évêque Cautin, malgré son courroux, se surpassa comme cuisinier: la +faim lui était venue en cuisinant pour les autres, de sorte que +chrétiennement il cuisina aussi pour sa large panse; on parla longtemps +en Vagrerie de certaine sauce, dont le saint homme remplit un grand +chaudron (chaudron épiscopal emporté de la villa), dans lequel chacun +trempait sa grillade de boeuf ou de venaison, sauce appétissante +composée de vieux vin et d'huile aromatisée avec le thym et le serpolet +des bois; on la trouva délectable, et l'évêchesse, mordant de ses belles +dents blanches à la grillade de son Vagre, disait: + +--Je ne m'étonne plus si celui qui fut mon mari se montrait si +implacable pour ses esclaves-cuisiniers, qu'il faisait fouailler au +moindre oubli... le seigneur évêque cuisinait mieux qu'eux tous; il +pouvait se montrer difficile. + +Deux convives prenaient peu de part au festin: l'ermite laboureur et la +jeune esclave, assise à côté de Ronan; celui-ci mangeait valeureusement, +mais le moine rêvait en regardant le ciel, et la petite Odille rêvait... +en regardant Ronan... Les vases d'or et d'argent, sacrés ou non, +circulaient de main en main; les outres se dégonflaient à mesure que le +ventre des buveurs gonflait: gais propos, éclats de rire, baisers pris +et rendus entre Vagres et Vagredines, tout était liesse et fous ébats; +parfois, cependant, pour quelque fin minois, éclatait une dispute entre +deux compagnons, ni plus ni moins que dans les anciens festins gaulois; +alors on décrochait les épées des arbres, sans haine, mais par simple +outre-vaillance. + +--À toi ce coup-ci... + +--À toi celui-là... + +--Frappe... + +--Riposte... + +--Je suis blessé! + +--Je suis mort!... + +Le blessé, on le pansait; le mort, on le couvrait de feuillage... +Honneur aux braves qui vont renaître ailleurs, et vivent les festins en +Vagrerie!! L'on entendait encore çà et là des propos joyeux, étranges, +ou d'une gaieté sinistre; ces propos peignaient les choses, les hommes, +les misères de la Gaule conquise, mieux que ne le feront jamais les +légendaires, si jamais ce siècle de fer trouve des légendaires... + +--Ah! le bon temps!--disait Dent-de-Loup en rongeant l'ivoire de son +second cuisseau de daim; ce garçon préférait le daim à toute autre +viande.--Ah! le bon temps que ce temps de désordre! de pillage! de +batailles de grand'route! de siége de burgs et de maisons épiscopales! +ah! le bon temps que nous font les rois franks!... + +--Ronan l'a dit: Le feu est à la vieille Gaule... dansons, buvons sur +ses décombres... et faisons l'amour dans la cendre des palais!... + +--Oh! grand évêque! oh! béni sois-tu, grand Saint-Rémi! qui, dans la +basilique de Reims, au milieu de l'encens et des fleurs, il y a +cinquante ans et plus, as baptisé Clovis, fils soumis de l'Église de +Rome! Béni sois-tu, grand Saint-Rémi! tu as baptisé l'esclavage, le +pillage, l'incendie, le viol et le massacre!... + +--Et toi, saint évêque de Tours, lorsque Clovis, ce royal meurtrier, +encensé par tes diacres, est sorti de ta basilique, enrichie des dons +splendides de ce conquérant, de ta basilique où il venait de ceindre le +diadème d'or et de revêtir la pourpre souveraine, cette pourpre, c'était +le sang des derniers Gaulois valeureux! cette couronne, c'était l'or de +la Gaule... et toi, grand saint évêque! toi et ton clergé vous chantiez: +Hosanna! hosanna! devant ce pillard, ce massacreur de notre pauvre +patrie conquise!... + +--Où est-elle? où est-elle, la fière et virile Gaule du _chef des cent +vallées_, des _Sacrovir_, des _Vindex_, des _Civilis_, des _Victoria_? + +--Qui a hérité de la vaillance de la Gaule? les Vagres... Loups et Têtes +de loups! puisque eux seuls ils luttent contre les barbares... + +--Et nous sommes traqués comme bêtes de forêt... + +--Mais qui s'y frotte est mordu; nous avons l'ongle aigu, la dent +tranchante... + +--Et ils nous appellent des pillards... + +--Des meurtriers... + +--Des sacrilèges... + +--Frères, nous accuser ainsi, n'est-ce point manquer de respect à nos +glorieux et nouveaux maîtres, rois, ducs et comtes franks? nous les +imitons de notre mieux: ils tuent, nous tuons; ils pillent, nous +pillons; ils violent... non, nous ne violons pas, assez de jolies filles +nous arrivent en Vagrerie... voyez plutôt ces gaies commères... + +--Aussi vrai que je m'appelle Florence, aussi vrai que j'ai vingt ans, +la jambe fine et la taille cambrée, j'aime mieux donner à un joyeux +Vagre ce que me ravirait un Frank ou un tonsuré!... + +--Moi aussi! + +--Moi aussi! + +--Mes soeurs, mes soeurs! sinistre est le temps où nous vivons!--dit +l'évêchesse en déroulant au vent de la nuit sa longue chevelure +noire.--Jours de sanglantes fureurs! jours de débauche effrénée: le +concubinage, l'adultère, l'inceste sur le trône et sur l'autel!... jours +d'ardent vertige, où l'on court au mal avec une joie farouche... Saintes +vertus de nos mères! chaste tendresse! fier et pudique amour! où vous +trouver aujourd'hui? est-ce chez la femme esclave, violentée par les +maîtres de son corps?... Est-ce chez la femme libre? quand sous ses yeux +le foyer domestique devient un lupanar? Oh! mes soeurs, mes soeurs! +fermons les yeux, vivons vite et mourons jeunes... c'est le bel âge pour +mourir... Veux-tu mourir, mon Vagre? + +--Quand, ma Vagredine? + +--Demain, aux premiers rayons du soleil; demain, à l'heure où les +oiseaux s'éveillent, dis, veux-tu mourir? ta main dans la mienne, nous +partirons ensemble pour ces mondes inconnus, où nos aïeux, plutôt que de +se quitter, s'en allaient vaillamment ensemble pour revivre ensemble! + +--Es-tu déjà si lasse d'amour, ma belle évêchesse? + +--Mon Vagre, craindrais-tu la mort? + +--Je ne crains qu'une chose: la vie sans toi... + +--À demain donc... la mort ensemble! + +--Et vive l'amour jusqu'à demain! En attendant, un beau baiser, ma +Vagredine? + +Le Veneur prend le baiser, pendant que son voisin, grave comme un homme +entre deux vins, dit d'une voix magistrale: + +--Frères, j'ai une idée... + +--Ton idée, Symphorien, semble être de vider complétement cette +amphore... + +--Oui, d'abord... puis de vous démontrer _logicè_... _à priori_... + +--Au diable le langage romain! + +--Frères, pour être Vagre l'on n'en est pas moins souvent fort versé +dans les belles lettres et la philosophie... J'enseignais la rhétorique +aux jeunes clercs de l'évêque de Limoges; je fus mandé, pour le même +office, par l'évêque de Tulle. En traversant les mont Jargeaux pour me +rendre d'une ville à l'autre, j'ai été pris dans ces montagnes par une +bande de mauvais Vagres, car il y a de bons et de mauvais Vagres. + +--Comme il y a de laides femelles et de jolies femmes. + +--Cesdits Vagres m'ont vendu à un marchand d'esclaves, lequel m'a +revendu à l'évêque de... + +--Au diable le rhétoricien... le voici voyageant par monts et par vaux! + +--C'est souvent l'effet de la rhétorique de vous entraîner ainsi à +travers les plaines de l'imagination... Mais je reviens à ce que je veux +vous prouver _logicè_... c'est ceci: Que nous n'avons point à prendre +souci des leudes et bandes armées qui peuvent nous poursuivre, parce que +_logicè_... le Seigneur Dieu fera un miracle en notre faveur pour nous +débarrasser de nos ennemis. + +--Un miracle en notre faveur... à nous, Vagres? Sommes-nous donc si bien +avec le ciel? + +--Nous y sommes d'autant mieux, que nous agissons davantage en loups, en +vrais loups... Aussi, _logicè_, le Seigneur nous délivrera-t-il de nos +ennemis par des miracles... Et ce, je vais vous le prouver. + +--À la preuve, docte Symphorien... à la preuve! + +--M'y voici... Et d'abord, frères, dites-moi sous quelle royale griffe +est tombée cette belle terre d'Auvergne? + +--Sous la griffe de Clotaire, le dernier et digne fils du glorieux roi +Clovis... puisque ayant récemment épousé la veuve de son petit-neveu +Théodebald, ce Clotaire possède un double droit sur la province +d'Auvergne... le voici donc, cette année 558, seul roi de toute la Gaule +conquise. + +--Or ce Clotaire est l'épouseur du genre humain... Qui n'a-t-il pas +épousé? qui n'épousera-t-il pas? Les évêques l'ont marié autant de fois +qu'il lui a plu, et du vivant de la plupart de ses femmes; ils l'ont +marié à _Gundioque_, femme de son propre frère; ils l'ont marié à +_Radegonde_, à _Ingonde_, et quinze jours après, à la soeur de celle-ci, +nommée _Aregonde_; ils l'ont marié à _Chemesne_, à bien d'autres encore, +et en dernier lieu à cette _Wultrade_, veuve de son petit-neveu +Théodebald; mais ce sont là des peccadilles... + +--Docte et doctissime Symphorien, tu nous a promis de nous prouver +_logicè_ que le Seigneur Dieu ferait des miracles en notre faveur... et +ta rhétorique nous parle de cet épouseur éternel... + +--Ma rhétorique pose les principes... vous allez en voir tout à l'heure +les conséquences... _ergo_, je pose cette autre prémisse, encore +nécessaire: que ce Clotaire a commis, entre plusieurs crimes, un forfait +devant lequel Clovis lui-même eût peut-être reculé... La chose se +passait à Paris, en 533, dans le vieux palais romain[3] habité par les +rois franks... Or, écoutez... + + [Footnote 3: On voit encore aujourd'hui, _rue de la Harpe_, + les thermes de ce palais parfaitement conservés; nous + engageons nos lecteurs à visiter cette curieuse antiquité.] + +--Nous écoutons, docte Symphorien; il est doux d'entendre les louanges +de ses rois. + +--Il y a donc environ vingt-cinq ans de cela... Clovis était, depuis +longtemps, allé droit au paradis, sur la foi des évêques... après avoir +partagé la Gaule entre ses quatre fils: _Thierri_, _Childebert_, +_Clodomir_ et ce _Clotaire_, aujourd'hui roi de toutes les provinces +conquises... Clodomir étant mort plus tard, laissa trois enfants; ils +furent recueillis par leur grand'mère, la veuve de Clovis, la vieille +reine Clotilde; elle faisait élever près d'elle ses petits-fils, +attendant qu'ils fussent en âge d'hériter du royaume de leur père. Un +jour qu'elle était venue à Paris, Childebert, qui résidait en cette +ville, envoya secrètement un affidé à notre doux Clotaire pour lui dire +ceci: «Clotilde, notre mère, garde auprès d'elle les enfants de notre +frère, et elle veut qu'ils aient son royaume... viens donc promptement à +Paris, afin que nous prenions ensemble conseil sur ce qu'il faut faire +d'eux: savoir s'ils auront les cheveux coupés pour être comme le reste +du peuple, ou si nous les tuerons, afin de partager entre nous le +royaume de leur père, notre frère[A]...» + +--Voilà qui commence tendrement. + +--C'est la fraternité franque. + +--Quel est le Vagre qui méditerait de tuer le fils de son propre frère? + +--Il n'en est pas un... + +--On nous appelle Loups, et les loups ne se dévorent pas entre eux... + +--Et ces enfants, qu'ils voulaient égorger, docte Symphorien, +étaient-ils jeunes? + +--L'un avait dix ans, l'autre sept... + +--Pauvres petites créatures... les tuer ainsi lâchement!... + +--Je poursuis mon récit: «Clotaire arrive à Paris, se concerte avec son +frère, et tous deux vont dire à la vieille reine Clotilde: Envoie-nous +tes petits-fils pour que nous les déclarions devant le peuple héritiers +du royaume de leur père[B].» + +--Ah! ces rois franks, toujours aussi rusés que féroces! car c'était un +leurre, n'est-ce pas, docte Symphorien? + +--Tu vas voir... + +«La veuve de Clovis, toute joyeuse, envoya les petits-fils à leurs +oncles, en disant à ces enfants:--Je croirai n'avoir pas perdu mon fils, +votre père, si je vous vois lui succéder dans son royaume.--A peine +arrivés chez leurs oncles, les enfants sont arrêtés et séparés de leurs +esclaves et de leurs gouverneurs. Aussitôt, Clotaire et Childebert +envoient un émissaire à leur mère; il portait d'une main des ciseaux, de +l'autre une épée nue; il dit à la vieille reine +Clotilde:--Très-glorieuse reine, nos seigneurs tes fils désirent +connaître ta volonté à l'égard de tes petits-fils... veux-tu qu'ils +soient tondus (c'est-à-dire enfermés dans un couvent) ou veux-tu qu'ils +soient égorgés?...--S'ils doivent renoncer au trône de leur +père!--s'écria la vieille reine indignée,--j'aime mieux les voir morts +que tondus...--L'émissaire revint dire aux deux rois:--Vous avez l'aveu +de la reine pour achever l'oeuvre commencée...--Aussitôt le roi Clotaire +prend le plus âgé par les bras, le jette contre terre, et lui enfonce un +couteau sous l'aisselle.» + +--Pauvre cher petit!--murmura Odille en fondant en larmes;--il a dû +mourir en appelant sa mère... + +--Le royal boucher qui le mettait ainsi à mort savait le bon endroit +pour enfoncer son couteau,--dit Ronan.--C'est ainsi qu'on tue les jeunes +torins... Continue, docte Symphorien. + +«--Aux cris de l'enfant, son petit frère se jette aux pieds de +Childebert, et s'attachant à lui de toutes ses forces, il s'écrie:--Mon +oncle! mon bon oncle! viens à mon secours... fais que je ne sois pas tué +comme mon frère!»--Childebert, un moment ému, dit à Clotaire: +«--Accorde-moi la vie de cet enfant?»--Mais Clotaire, furieux, lui +répondit: «--Ou repousse l'enfant de tes genoux, ou tu vas mourir à sa +place... C'est toi qui m'as mis dans cette affaire... et voilà que tu +manques de parole?...» + +--Ce bon Clotaire avait raison,--dit Ronan:--comploter le meurtre de ces +enfants, et reculer devant leur sang, c'était faire injure à la noble +race du glorieux Clovis; mais ce lâche Childebert s'est, pour l'honneur +de sa royale famille, ravisé, je l'espère, docte Symphorien? + +--En pouvait-il être autrement? «Childebert repoussa l'enfant de ses +genoux, le jeta vers Clotaire, qui lui enfonça, comme à l'autre, un +couteau sous l'aisselle et le tua... Les deux rois firent ensuite mettre +à mort les esclaves et les gouverneurs des deux enfants, dont ils se +partagèrent le royaume[C].» + +--Et voilà comme se fondent les monarchies bénies par nos évêques,--dit +Ronan.--C'est beau, les royautés, n'est-ce pas, mes Vagres? Ah! par +Rita-Gaür! ce saint Gaulois des temps passés, qui tissait sa saie de la +barbe des rois! le meilleur d'entre eux est bon à pendre; n'est-ce point +ton avis, notre ami?--ajouta-t-il en s'adressant à l'ermite laboureur, +qui, toujours silencieux et rêveur, écoutait.--Dis? N'est-ce point le +devoir de tout fils de la Gaule de courir sus à cette race de rois +maudits, comme on court sus à des bêtes enragées? + +--Exterminer les bêtes enragées, c'est bien,--répondit l'ermite,--les +empêcher de devenir enragées, c'est mieux... + +--Ermite, empêcheras-tu un roi Frank de naître Frank? + +--Il faut l'empêcher d'abord de naître roi, duc, comte ou seigneur, et +de se croire ainsi maître des biens et de la vie du commun des gens... +Jésus de Nazareth l'a dit: «--L'esclave est l'égal de son +seigneur...--de l'égalité parmi les hommes, un jour naîtra leur +fraternité!» + +Puis l'ermite laboureur retomba dans sa rêverie silencieuse. + +--Deux fois déjà j'ai suivi à la piste ce dernier roi d'Auvergne par +droit de pillage et de massacre,--dit Ronan;--je n'ai pu le joindre; +mais, par Rita-Gaür! si le Clotaire me tombe sous la main, je le +raserai... mais si près, si près des épaules, que sa tête ne repoussera +pas... + +--Ronan, tu comptes sans les démonstrations de ma rhétorique. J'ai posé +les prémisses, maintenant les conséquences; or, _logicè_, je vais te +prouver que tu ne pourras rien contre Clotaire... Le Seigneur Dieu le +protége... + +--Ce doux oncle, qui tuait ses neveux à coups de couteau sous les +aisselles? + +--Lui-même... toute bonne action ne mérite-t-elle pas sa divine +récompense? + +--Certes... + +--Or, le Seigneur Dieu, grâce à l'intercession du grand Saint-Martin, +siégeant depuis longtemps au paradis, a fait un miracle en faveur de +notre doux oncle. + +--En faveur de Clotaire? de ce tueur d'enfants? + +--Oui, le Seigneur a fait un miracle en faveur de Clotaire, de ce tueur +d'enfants; or donc j'avais raison de dire que je prouverais _logicè_ que +ce Dieu si paternellement miraculeux envers les scélérats fera +certainement quelque petit miracle en notre faveur, à nous, pauvres +Vagres... + +--Décidément nous avons eu tort de ne point pendre l'évêque. + +--Il sera toujours temps d'attirer ainsi sur nous l'attention du +Seigneur; mais d'abord conte-nous le miracle, doctissime Symphorien. + +--C'était en 537, environ quatre ans après que Childebert et Clotaire +avaient tué leurs neveux à coups de couteau... Nos deux fils de Clovis, +dignes de leur race, ne songeaient qu'à se dépouiller et à s'égorger les +uns les autres; aussi, un moment unis, en tendres frères, pour le +meurtre de ces petits enfants (on n'a pas tous les jours de pareils +sujets de bon accord), Clotaire et Childebert se déclarent la guerre. +Theudebert, petit-fils de Clovis, se joignit à Childebert, et tous deux, +à la tête de leurs leudes, ravageant, pillant, comme d'habitude, les +contrées qu'ils traversaient, marchent contre Clotaire. Ce doux oncle, +ne trouvant pas sa troupe assez nombreuse pour résister aux forces de +son frère et de son neveu, refuse la bataille, et se retire dans la +forêt de Brotonne, entre Rouen et la mer... Theudebert et Childebert +cernaient la forêt, attendant la nuit, espérant prendre leur bien-aimé +frère et oncle au trébuchet, et l'égorgeter gentillement... Attention, +Ronan, voici le miracle qui vient! + +--Voyons-le venir, doctissime Symphorien. + +--Childebert et Theudebert s'avançaient donc sans bruit à la tête de +leurs troupes... Le jour se lève... ils n'étaient plus qu'à deux à trois +cents pas de l'endroit où le doux Clotaire campait avec ses leudes... +lorsque soudain tombe du ciel une épouvantable pluie de pierres et de +feu... Les troupes de Childebert et de Theudebert sont écrasées par les +pierres et brûlées par le feu céleste... + +--Et Clotaire? + +--Oh! Clotaire, ce favori du Seigneur, grâce au miracle que je dis, +voit, à trois cents pas de lui, la troupe de son frère anéantie sous la +pluie de feu et de pierres, tandis qu'au-dessus de lui Clotaire, et de +son armée, le ciel aussi pur, aussi limpide, aussi serein, que la +conscience de ce doux oncle, est du plus riant azur: pas un souffle de +vent n'agite même la cime des arbres de la forêt, tandis que tout autour +de cet endroit privilégié, que le Seigneur couvre sans doute d'un pan +de sa robe, ce n'est que cataractes de feu, déluge de pierres, écrasant +l'armée des ennemis du doux Clotaire[D]. + +--Et voilà comment le Tout-Puissant vous récompense d'avoir tué vos +neveux à coups de couteau. + +--Le docte Symphorien a raison... D'après ceci, m'est avis qu'il +faudrait toujours avoir dans une troupe de Vagres sagement ordonnée... +quelque parricide ou fratricide, en considération de quoi l'Éternel +prendrait ses bons compagnons sous sa robe, et ferait, au besoin, tomber +du ciel, sur leurs ennemis, des torrents de feu et des cataractes de +pierres. + +--Et remarquez surtout,--reprit Symphorien,--que dans le récit de ce +miracle, il est dit que c'est le grand Saint-Martin lui-même qui, +habitant le paradis, a prié le Seigneur de donner cette preuve de bonne +amitié au doux Clotaire; or, Saint-Martin n'intercédait ainsi auprès de +l'Éternel qu'à la fervente prière de la vieille reine Clotilde[E]. + +--Quoi! la grand'mère des deux pauvres petites victimes?--dit Odille en +joignant les mains.--Elle a osé prier Dieu de faire un miracle en faveur +de son fils, le meurtrier de ses petits-fils, à elle? + +--Que veux-tu, petite Odille? ces femmes franques sont si bonnes mères! + +--Mon Vagre,--reprit l'évêchesse avec un sourire amer en passant ses +doigts effilés dans la chevelure bouclée du jeune homme,--dis? ne +vaut-il pas mieux partir demain à l'aube pour aller revivre ailleurs, +que de rester dans cet épouvantable monde où nous sommes? + +--Oui, horrible... horrible est ce monde...--s'écria l'ermite laboureur +avec une douleur et une indignation profondes.--Quoi! le nom de ce +prétendu Dieu de miséricorde, d'amour et de justice... profané, souillé +chaque jour par ses prêtres... Quoi! ces forfaits dont s'épouvante la +nature, mis sous la protection divine!... O Jésus! Jésus de Nazareth! +toi, le plus divin des sages! tu prévoyais la vanité de ton céleste +Évangile, quand, l'âme attristée jusqu'à la mort, dans ta veillée +suprême, tu pleurais sur le prochain avenir du monde... Jésus!... +Jésus!... des siècles se passeront avant que ton jour soit venu!... + +--Prends garde, notre ami!--dit Ronan,--ne parle pas haut... ce saint +homme d'évêque, qui dort là-bas, gorgé de vin et de viande, pourrait +t'excommunier, s'il t'entendait... Mais au diable la tristesse!... nous +sommes en un temps de damnations... vivons en damnés!... Évêques et rois +donnent le branle, saint est le meurtre! saint est le pillage!... +Debout, mes Vagres! debout... vous, trois fois saints!!... que nos +saturnales couvrent la vieille Gaule... que cette terre de nos pères +soit le tombeau des Franks et le nôtre... Les ruines de nos cités +désertes diront aux siècles futurs: «Ci gît un grand peuple!... Libre, +il fut l'orgueil de l'univers... Esclave des rois conquérants, hébêté +par les évêques, il eut honte de sa honte... et un jour il sut +disparaître du monde en entraînant ses tyrans dans l'abîme!» Or donc, +mourons gaiement et longuement... Debout, Vagres et Vagredines! le +festin est fini... la lune brillante... chantons, dansons jusqu'au +jour... qu'à nos chants endiablés le Frank tremble dans son burg! +l'évêque tremble dans sa basilique! et qu'ils se disent épouvantés: +«Malheur à nous! malheur à nous demain! car cette nuit ils sont bien +gais en Vagrerie!» + +Et Vagres et Vagredines, criant, chantant, hurlant, commencèrent une +folle ronde sur la pelouse de la forêt aux pâles clartés de la lune... + +L'ermite laboureur avait écouté en silence l'entretien des Vagres; assis +à côté de la petite Odille, il semblait la couvrir d'une protection +paternelle... L'enfant, son menton dans sa main, les yeux levés vers la +lune brillante, paraissait étrangère à ce qui se passait autour d'elle. +Lorsque Ronan, à la fin du repas, eut donné à ses compagnons le signal +des chants et de la danse, ils s'étaient éloignés en tumulte du lieu du +festin pour courir se livrer à leur gaieté bachique et à leur danse +effrénée au milieu d'une autre clairière, située non loin de la pelouse +où ils venaient de festoyer... Ronan, se rapprochant alors de l'ermite +laboureur et de l'esclave, toujours assise son menton dans sa main, les +yeux levés vers le ciel, dit joyeusement: + +--Veux-tu danser, petite Odille? La ronde est commencée; elle durera +jusqu'à l'aube... + +La jeune fille secoua mélancoliquement la tête sans répondre, +contemplant toujours le ciel. + +--Odille, qu'as-tu à rêver ainsi en regardant la lune? + +--Le sommeil me gagne, et je songe au vieux bardit que ma mère me +chantait pour m'endormir quand j'étais petite. + +--Quel est-il ce bardit? + +--Oh! il est bien vieux, bien vieux... disait ma mère; on le chante en +Gaule depuis cinq ou six cents ans... + +--Et il se nomme? + +--Le bardit d'HÊNA, _la vierge de l'île de Sên_. + +--Le bardit d'Hêna!--s'écrièrent à la fois l'ermite et le Vagre en +tressaillant. + +Puis ils se turent, pendant qu'Odille, étonnée de leur silence et de +l'émotion qui se peignait sur leur figure, les regardait en disant: + +--Vous savez donc aussi le chant d'Hêna? + +--Chante-le toujours, mon enfant,--répondit Ronan d'une voix altérée... + +La petite Odille, de plus en plus surprise, ne reconnaissait pas son +ami: le hardi et joyeux Vagre était devenu pensif et grave. + +--Oh! oui, mon enfant; dis-nous ce bardit avec ta douce voix de quinze +ans,--reprit l'ermite;--mais pas ici... Le tumulte de la danse et de +l'orgie de là-bas, quoique lointains, couvriraient ta voix. + +--L'ermite a raison... Viens avec nous, petite Odille, sous ce grand +chêne, à quelques pas d'ici... il est entouré d'un tapis de mousse; tu +pourras t'y endormir mollement... je te couvrirai de mon manteau... + +Du pied du chêne où l'enfant alla s'asseoir, entre Ronan et son +compagnon, l'on n'entendait que le bruit éloigné de la folle ivresse des +Vagres et des Vagredines... La lune, à son déclin, jetant ses rayons +argentés sous la sombre verdure des feuilles, éclairait presque comme en +plein jour l'ermite, Ronan et la petite esclave, qui bientôt, de sa voix +pure et encore enfantine, chanta ces premier mots du bardit: + +«_Elle était jeune, elle était belle, elle était sainte, et s'appelait +Hêna, Hêna, la vierge de l'île de Sên..._» + +À ces paroles, l'ermite et le Vagre baissèrent la tête, et sans que l'un +s'aperçût alors des larmes que versait l'autre, tous deux pleurèrent... +Odille chanta le second verset; mais, brisée par la fatigue de la nuit +et de la journée, cédant au rhythme mélancolique de ce bardit, qui si +souvent l'avait bercée dans son enfance et endormie sur les genoux de sa +mère, la petite esclave ne chantait plus que d'une voix affaiblie, +tandis qu'au loin les Vagres entonnèrent soudain en choeur, et d'un mâle +accent, un autre vieux bardit de la Gaule... Aussi l'ermite et Ronan +tressaillirent de nouveau lorsque ces paroles arrivèrent jusqu'à eux, +sans couvrir tout à fait la voix d'Odille: + +«_--Coule, coule, sang du captif...--Tombe, tombe, rosée +sanglante!--Germe, grandis, moisson vengeresse!..._» + +Les deux hommes semblèrent frappés de ce rapprochement singulier: au +loin ce chant de révolte, de guerre et de sang... près d'eux, la voix +angélique de l'enfant, chantant Hêna, une des plus douces gloires de la +Gaule armoricaine... Mais bientôt Odille, cédant au sommeil, ne fit plus +que murmurer les paroles du bardit... puis elles devinrent +inintelligibles... Sa tête se pencha sur sa poitrine, et, adossée au +tronc de l'arbre, assise sur la mousse, elle s'endormit... + +--Pauvre enfant!--dit Ronan en la couvrant soigneusement de son +manteau;--elle est accablée de fatigue et de sommeil. + +--Ronan,--reprit l'ermite en attachant sur son compagnon un regard +pénétrant,--le chant d'Hêna t'a fait pleurer... + +--C'est vrai. + +--Qui t'émeut ainsi? + +--Un souvenir de famille... si un Vagre, un Homme errant, un Loup a une +famille... + +--Ce souvenir de famille, quel est-il? + +--Cette douce Hêna, dont parle le bardit, était l'une de mes aïeules... + +--Comment le sais-tu? + +--Autrefois, mon père me l'a dit; il me contait dans mon enfance des +histoires des temps passés... + +--Ton père, où est-il à cette heure? + +--Je ne sais... il courait la Vagrerie, il la court peut-être encore, à +moins qu'il ne soit mort en bon Vagre... Je saurai cela quand lui et moi +nous nous retrouverons ailleurs qu'ici... + +--Où cela? + +--Dans les mondes mystérieux que nul ne connaît, que tous nous +connaîtrons... puisque tous nous irons y revivre... + +--Tu as donc conservé la foi de tes ancêtres? + +--Mon père m'a appris à ne pas plus me soucier de mourir que de changer +de vêtement... puisqu'on quitte ce monde-ci pour aller, corps et âme, +renaître ailleurs... Persuadé de cela, je fais, tu le vois, bon marché +de ma peau... et de celles des Franks... + +--Il y a-t-il longtemps que tu as été séparé de ton père? + +--Brisons là... c'est triste, j'aime à être en joyeuse humeur... +Cependant je me sens attiré vers toi, et tu n'es pas gai... + +--Nous vivons dans des temps où, pour être gai, il faut avoir l'âme +très-forte ou très-faible... + +--Me crois-tu faible? + +--Je te crois fort et faible à la fois... Mais ton père... + +--Tu tiens à parler de lui? + +--Beaucoup... + +--Soit... Eh bien, mon père était _Bagaude_ en sa jeunesse, et plus +tard, quand les Franks nous ont baptisés _Vagres_, Vagre il est devenu: +le nom était changé, le métier le même... + +--Et ta mère? + +--En Vagrerie on connaît peu sa mère; je n'ai jamais connu la mienne... +Du plus loin qu'il m'en souvient, je devais alors avoir sept ou huit +ans; j'accompagnais mon père et la troupe dans ses courses, tantôt en +Provence, tantôt ici, en Auvergne: étais-je fatigué, mon père ou l'un de +nos compagnons me portait sur son dos... J'ai ainsi grandi; nous avions +souvent des jours de repos forcé... Parfois les comtes franks, exaspérés +contre nous, se rassemblaient, eux et leurs leudes, pour nous donner la +chasse... Avertis de leurs mouvements par les pauvres habitants des +champs qui nous aimaient, nous nous retirions dans nos repaires +inaccessibles, et pendant quelques jours nous faisions les morts, tandis +que les Franks battaient la campagne sans rencontrer l'ombre d'un +Vagre... Durant ces jours de trêve, au fond de quelque solitude, mon +père, je te l'ai dit, me racontait des histoires du temps passé; j'ai +appris ainsi que notre famille était originaire de Bretagne, où elle +vivait, où elle vit peut-être encore libre et paisible à cette heure, +puisque jamais jusqu'ici les Franks n'ont pu entamer cette rude +province: son granit est trop dur, et ses Bretons sont comme le granit +de leurs rocs... + +--Je sais le proverbe: _C'est un homme dur de l'Armorique_. + +--Mon père me l'a aussi souvent cité. + +--Mais comment a-t-il quitté cette province paisible et libre encore +aujourd'hui, grâce à son indomptable courage, que soutient toujours sa +foi druidique, régénérée par la morale évangélique? + +--Mon père avait dix-sept ans... un jour sa famille donna l'hospitalité +à un colporteur; celui-ci, courant la Gaule pour son métier, raconta les +malheurs du pays, et parla de la vie aventureuse des Bagaudes... Mon +père s'ennuyait de la vie des champs; il avait le coeur chaud, la tête +ardente, il avait sucé au berceau la haine des Franks. Frappé des récits +du colporteur, il trouva l'occasion belle pour guerroyer contre les +barbares en se joignant aux Bagaudes, quitta la maison paternelle et +alla retrouver le colporteur qui l'attendait à une lieue de là... Tous +deux, au bout de quelques jours de marche, gagnèrent l'Anjou, +rencontrèrent des Bagaudes... Jeune, robuste, hardi, mon père était de +bonne recrue; il se joignit à eux, et... vive la Bagaudie!... De +province en province, il est ainsi venu jusqu'en Auvergne, qu'il n'a +plus guère quittée... le pays étant propice au métier, forêts, +montagnes, rochers, cavernes, torrents, volcans éteints; c'est une vraie +terre de Bagaudie, vraie terre de Vagrerie!... + +--Comment as-tu été séparé de ton père? + +--Il y a trois ans... Quelques _antrustions_ ou leudes du roi +percevaient en Auvergne la redevance du domaine royal; nombreux et bien +armés, ils ne voyageaient que de jour. Nous attendions la fin de leur +récolte pour la récolter à notre tour... Il s'arrêtèrent une nuit à +Sifour, petite ville ouverte... L'occasion tente mon père; nous +marchons, croyant surprendre les Franks; ils étaient sur leurs gardes... +Après un combat acharné, nous sommes poursuivis la lance dans les reins. +Au milieu de cette attaque nocturne, j'ai été séparé de mon père... +A-t-il été tué ou seulement blessé et emmené prisonnier? je l'ignore; +tous mes efforts ont été vains pour connaître son sort... Depuis, mes +compagnons m'ont choisi pour chef... tu m'as demandé mon histoire... la +voilà; maintenant, tu me connais. + +--Plus que tu ne le penses... Ton père se nommait Karadeuk. + +--D'où sais-tu cela? + +--Le père de ton père se nommait Jocelyn... s'il vit encore en Bretagne +avec son fils aîné Kervan et sa fille Roselyk, il habite sa maison près +des pierres sacrées de Karnak... + +--Qui t'a dit... + +--L'un de tes aïeux se nommait Joel, il était BRENN de la tribu de +Karnak... Hêna, la sainte du bardit, était fille de Joel, dont la race +remonte jusqu'au BRENN gaulois, qui fit, il y a près de huit cents ans, +payer rançon à Rome. + +--Qui es-tu donc pour connaître ainsi ma famille? + +--Ce chant d'esclaves révoltés contre les Romains: «Coule, coule, sang +du captif! tombe, tombe, rosée sanglante,» a été recueilli par un de tes +aïeux nommé Sylvest, livré aux bêtes féroces dans le cirque d'Orange... +et ton père t'a sans doute aussi appris un autre fier bardit, chanté il +y a deux siècles et plus, lors d'une des grandes batailles du Rhin +contre les Franks, gagnée par Victorin, fils de Victoria, la mère des +camps... + +--Tu dis vrai... mon père me l'a souvent chanté ce bardit; il commence +ainsi: + +«_Ce matin nous disions: Combien sont-ils donc ces barbares? combien +sont-ils donc ces Franks?_» + +--Et il se termine ainsi,--reprit le moine laboureur: + +«_Ce soir nous disons: Combien étaient-ils donc ces barbares? ce soir +nous disons: Combien donc étaient-ils ces Franks?_»--Scanvoch, un autre +de tes aïeux, bravé soldat et frère de lait de Victoria la Grande, a +recueilli ce chant de guerre... + +--Oui, la Gaule, alors fière, libre, triomphante, avait refoulé les +barbares de l'autre côté du Rhin, tandis qu'aujourd'hui... Tiens... +moine, ne parlons plus de ce glorieux passé... le présent me semble plus +horrible encore... mon sang bouillonne, et je suis tenté d'assommer cet +évêque qui ronfle là... Ah! maudite soit à jamais la crédulité de nos +pères, mourants martyrs de cette religion nouvelle... + +--Nos pères ont dû croire aux paroles des premiers apôtres, qui leur +prêchaient l'amour, le pardon, la délivrance, au nom du jeune maître de +Nazareth, que ton aïeule Geneviève a vu crucifier à Jérusalem... + +--Mon aïeule Geneviève?... tu n'ignores rien de ce qui touche ma +famille... Mon père seul a pu t'instruire de ce que tu sais... tu l'as +donc connu? + +--Oui... + +--Et où cela? + +--N'as-tu pas remarqué que de temps à autre, lorsque vous reveniez au +coeur de l'Auvergne, ton père s'absentait pendant plusieurs jours? + +--C'est vrai... et le but de ces absences, je ne l'ai jamais su. + +--Ton père allait voir, près de Tulle, une pauvre femme esclave, +attachée aux terres de l'évêque de cette cité... Cette esclave, il y a +au moins trente ans de cela, avait un jour trouvé ton père, alors chef +de Bagaudes, blessé, presque mourant dans les buissons de la route: le +prenant en pitié, elle l'aida à se traîner dans la cabane où elle +logeait avec sa mère... Ton père avait environ vingt ans... la jeune +fille à peu près l'âge de cet enfant qui dort près de nous... Tous deux +s'aimèrent... Ton père, à peine guerri de sa blessure, fut un jour +surpris dans la hutte de l'esclave par le régisseur de l'évêque, cet +agent considérant Karadeuk comme de bonne prise, voulut l'emmener +esclave à Tulle... Ton père résista, battit l'agent, et alla rejoindre +les Bagaudes. + +--Et la jeune esclave? + +--Elle devint mère... et mit au monde un fils... + +--J'ai donc un frère? + +--Tu as un frère... + +--Le connais-tu? Qu'est-il devenu? + +--Le fils d'un esclave naît esclave, et appartient au maître de sa +mère... Lorsque cet enfant, que ton père nomma _Loysik_ en mémoire de sa +race bretonne, eut quatre ou cinq ans, l'évêque de Tulle, lui +reconnaissant quelques qualités précoces, le fit conduire au collège +épiscopal, où il fut élevé avec quelques autres jeunes esclaves destinés +à entrer un jour dans l'Église comme clercs... De temps à autre, +Karadeuk, lorsque les Bagaudes passaient près de Tulle, allait la nuit +voir la mère de son fils... celui-ci, prévenu par elle, trouvait +quelquefois le moyen de se rendre à la cabane; là, le père et le fils +s'entretenaient longuement des choses et des hommes du temps passé, de +la Gaule, jadis glorieuse et libre; car ton père, tu l'as dit, +conservait, par tradition de famille, un ardent et saint amour pour +notre patrie; il espérait faire battre le coeur de son fils à ces grands +souvenirs d'autrefois, l'exaspérer contre les Franks, et l'emmener +courir avec lui la Vagrerie; mais Loysik, alors d'un caractère doux et +timide, redoutait cette vie aventureuse... Les années se passèrent... +ton frère, s'il eût voulu, aurait pu, comme tant d'autres, faire son +chemin dans l'Église; mais au moment d'être ordonné prêtre il vit de si +près l'hypocrisie, la cupidité, la luxure cléricale, qu'il refusa la +prêtrise en maudissant la sacrilège alliance du clergé gaulois et des +conquérants... Il quitta la maison épiscopale, et alla rejoindre, sur +les frontières de la Provence, plusieurs ermites laboureurs; il avait +connu l'un d'eux à Tulle, où il s'était arrêté malade à l'hospice. + +--Ces ermites avaient donc fondé une espèce de colonie? + +--Plusieurs d'entre eux s'étaient réunis dans une profonde solitude pour +cultiver des terres dévastées et abandonnées depuis la conquête... +c'étaient des hommes simples et bons, fidèles aux souvenirs de la +vieille Gaule et aux préceptes de l'Évangile, si odieusement faussés, +reniés aujourd'hui par de nouveaux _princes des prêtres_... Ces moines +vivaient dans le célibat, mais ne faisaient point de voeux; ils +restaient laïques et n'avaient aucun caractère clérical[F]; c'est +seulement depuis quelques années que la plupart des moines obtiennent +d'entrer dans l'Église; aussi, devenus prêtres, perdent-ils de jour en +jour cette popularité, cette indépendance qui les rendaient si +redoutables aux évêques[G]... Du temps dont je te parle, la vie de ces +ermites laboureurs était paisible, laborieuse; ils vivaient en frères, +selon les préceptes de Jésus, cultivaient leurs terres en commun, et +aussi les défendaient rudement en commun, si quelques bandes de Franks, +allant d'un burg à l'autre, s'avisaient de tenter, par malfaisance, de +ravager leurs champs... + +--J'aime ces ermites, à la fois laboureurs et soldats, fidèles aux +préceptes de Jésus, à l'amour de la vieille Gaule et à l'horreur des +Franks... Ces moines se battaient rudement, dis-tu... étaient-ils donc +armés? + +--Ils avaient des armes... et mieux que des armes... + +--Que veux-tu dire? + +--Tiens,--dit l'ermite en sortant de dessous sa robe une espèce de petit +sabre ou de long poignard à poignée de fer,--remarque cette arme... +mais, je te le dis, sa force n'est pas dans sa lame. + +--Où est donc cette force?--demanda Ronan en examinant le +poignard.--L'arme semble pourtant bien trempée... + +--Ce n'est point, te dis-je, par la lame qu'elle vaut, mais par les mots +gravés sur sa poignée. + +--Je lis,--reprit Ronan,--je lis sur l'un des côtés de la garde ce mot: +GHILDE, et sur l'autre, ces deux mots gaulois: AMINTIAIZ-COMMUNITEZ... +_amitié-communauté_... C'est sans doute la devise des ermites +laboureurs? + +--Peut-être... + +--Mais ce mot GHILDE, que signifie-t-il? il n'est pas gaulois? + +--Non, il est saxon... + +--Ah! c'est un mot de la langue de ces pirates, qui descendant des mers +du Nord, en suivant les côtes, remontent souvent le cours de la Loire +pour ravager les pays riverains... Ce sont de terribles pillards, mais +d'intrépides marins!... Venir ainsi des mers lointaines, dans des canots +si frêles, si légers, qu'au besoin ils les portent sur leur dos; on dit +qu'ils ont remonté plusieurs fois la Loire jusqu'à Tours? + +--Oui, puisque aujourd'hui la Gaule est en proie aux barbares du dedans +et du dehors. + +--Mais ce mot saxon GHILDE, gravé sur le fer, est-ce lui qui, selon tes +paroles, fait la force de cette arme? + +--Oui... car ce mot peut opérer des prodiges... + +--Explique-toi... + +--L'un des moines laboureurs, avant de se réunir à nous, habitait les +bords de la Loire... Enlevé jeune, il y a de longues années, lors d'une +descente des pirates en Touraine, il avait été emmené dans leur pays... +Pendant qu'il y séjournait, il observa que ces hommes du Nord trouvaient +une force immense dans des associations où chacun était solidaire de +tous et tous de chacun... solidaires par la fraternité, par +l'assistance, par les biens, par les armes, par la vie, s'il le fallait. +Ces associations, que l'on croirait nées de la fraternité chrétienne, +étaient pratiquées dans ces contrées plusieurs siècles avant la +naissance de Jésus, et se nommaient des GHILDE[H]. Plus tard, lorsque +ce captif des pirates, après leur avoir échappé, se joignit à nous +autres, ermites laboureurs... + +--Pourquoi t'interrompre? + +--Je ne peux t'en dire davantage... un serment m'oblige à me taire... ma +confiance m'entraînerait trop loin... + +--Soit, je dois respecter ton secret... Mais cette confiance que je +t'inspire, je l'éprouve aussi pour toi... quoique étrangers l'un à +l'autre... étrangers? non... car tu connais comme moi-même l'histoire de +ma famille... Mais, j'y songe... mon frère, tu me l'as dit, était au +nombre de ces ermites laboureurs dont tu fais partie... Tu dois l'avoir +intimement connu; car lui seul a pu te donner sur les descendants de +Joel ces détails, qu'il tenait sans doute de mon père... Tu te tais? +pourquoi me regarder ainsi?... ton silence me trouble et m'émeut malgré +moi... tes yeux se remplissent de larmes... + +--Ronan... ton frère est né il y a trente ans... c'est mon âge... + +--Que dis-tu? + +--Ton frère s'appelle _Loysik_... c'est mon nom... + +--Loysik! ce frère?... + +--C'est moi... + +--Joies du ciel!... + +L'ermite et le Vagre restèrent longtemps embrassés... Après leur premier +épanchement de tendresse, Ronan dit à Loysik: + +--Et notre père? + +--Comme toi, j'ignore son sort... ne désespérons pas de le retrouver... +Ne t'ai-je pas retrouvé, toi? + +--Ton instinct fraternel t'a donc poussé à nous accompagner? + +--Je ne t'ai reconnu pour mon frère qu'à ton attendrissement causé par +le bardit d'Hêna, une de tes aïeules, m'as-tu dit. Alors, pour moi, plus +de doute, nous étions frères ou proches parents; le récit de ta vie m'a +prouvé que nous étions frères... + +--Et pourquoi nous as-tu d'abord suivis en Vagrerie, toi, un +véritablement saint homme? + +--Ne m'as-tu pas entendu répondre à l'évêque Cautin: «Ce ne sont pas les +bien portants, mais les malades qui ont besoin de médecin,» a dit +Jésus... + +--Me blâmerais-tu d'être Vagre, comme mon père a été Bagaude?... + +--Écoute-moi, Ronan... Comme toi, j'ai horreur de l'esclavage et de la +conquête, car depuis l'invasion franque, la Gaule jadis puissante et +féconde est couverte de ruines et de ronces: les propriétaires, les +colons, les laboureurs, ont fui devant les barbares qui les réduisent à +la servitude ou à une misère affreuse; grand nombre de ces malheureux, +poussés à bout par le désespoir, courent comme toi la Vagrerie; de rares +esclaves, mourants de faim, écrasés de travail, cultivent seuls, sous le +fouet, les biens de l'Église et des seigneurs franks... Les cités, +autrefois si riches, si florissantes par leur commerce, aujourd'hui +ruinées, presque dépeuplées, mais au moins défendues par leurs +murailles, offrent plus de sécurité à leurs habitants, et encore les +guerres civiles incessantes des fils de Clovis, toujours acharnés à se +dépouiller entre eux, livrent parfois ces villes à l'incendie, au +pillage et au massacre... Pendant les trêves, à peine les habitants +osent-ils sortir de leurs murs; les routes infestées de bandes +errantes, rendent les communications, les approvisionnements +impossibles... et trop souvent les horreurs de la famine ont décimé les +grandes cités... + +--Oui, voilà ce que la conquête a fait de la Gaule... Elle ne peut plus +être libre... qu'elle disparaisse du monde, ensevelissant ses +conquérants sous ses ruines! + +--Mon frère, cette Gaule que tu ravages avec autant d'acharnement que +ses conquérants, n'est-ce pas notre patrie bien-aimée, notre mère? +Est-ce à nous, ses fils, de nous unir aux barbares pour l'accabler de +maux et de misères... + +--Préfères-tu donc tendre le dos à un joug infâme? + +--Comme toi, je veux exterminer la barbarie des oppresseurs... comme +toi, je veux mettre un terme au lâche hébêtement des opprimés; mais je +veux tuer la barbarie par la civilisation; l'ignorance par +l'enseignement; la misère par le travail; l'esclavage par notre héroïque +sentiment de nationalité, hélas! presque éteint en nous aujourd'hui, +mais si puissant chez nos pères, lorsque nos druides soulevaient les +populations en armes contre les Romains. + +--Nos derniers druides, traqués par les évêques, ont péri dans les +supplices! + +--Mais la foi druidique n'est pas morte... non, non... les formes des +religions passent, mais leur divin principe reste éternel, parce qu'il +est divin..... Crois-moi, ravivée, régénérée par la douce morale de +Jésus, ce grand sage, ce génie sublime et tendre! la foi druidique revit +dans de nobles coeurs, elle a conservé sa croyance immuable à +l'immortalité des corps et des âmes, à leur perpétuelle renaissance dans +l'immensité des mondes étoilés, afin que par ces épreuves, par ces vies +successives, les méchants deviennent meilleurs, et les bons meilleurs +encore... Oui, l'humanité, visible ou invisible, s'élevant de sphère en +sphère dans son labeur éternel, dans son progrès continu, vers une +perfection infinie comme celle du Créateur... Telle est notre foi, à +nous druides chrétiens, qui pratiquons la doctrine évangélique dans +tout ce qu'elle a de tendre, de miséricordieux, de libérateur... + +À ces mots de Loysik, une voix s'éleva du milieu d'un fourré situé près +du chêne, et s'écria: + +--Relaps! sacrilége! adorateur de Mammon! ermite du diable! tu seras +brûlé comme hérétique!... + +C'était la voix de l'évêque Cautin... Ronan courait aux broussailles +pour assommer l'homme de Dieu, malgré les instances de Loysik, lorsque +du côté où les Vagres terminaient leur nuit d'orgie par des chants et +par des danses, ces cris retentirent: + +--Alerte! nous sommes surpris... alerte, voici les leudes du comte +Neroweg!... + +--Il est à leur tête! + +--Alerte! les leudes du comte de Neroweg! Nos vedettes les ont aperçus +de loin... + +La petite Odille, réveillée par le tumulte, et entendant les paroles des +Vagres, s'écria avec terreur, en se jetant au cou de Ronan: + +--Le comte Neroweg! sauve-moi! + +--Ne crains rien, pauvre enfant! c'est lui qui doit craindre. + +Puis, s'adressant à Loysik, Ronan ajouta: + +--Mon frère, le destin nous envoie un descendant de cette race de +Neroweg, que notre aïeul Scanvoch a combattu, il y a deux siècles, sur +les bords du Rhin... Je veux tuer ce barbare, sa descendance ne sera pas +funeste à la nôtre... + +--Tue-moi aussi,--murmura Odille en se jetant aux genoux du Vagre et en +joignant les mains;--j'aime mieux mourir que de retomber aux mains du +comte... + +Ronan, touché du désespoir de l'enfant et ne pouvant prévoir l'issue du +combat, resta un moment pensif; puis, avisant, assez élevée au-dessus de +sa tête, une grosse branche de chêne, il s'élança d'un bond, la saisit à +son extrémité; puis, retombant sur le sol, il la ramena, la tenant d'une +main ferme, et la faisant plier. + +--Loysik,--dit-il à l'ermite,--asseois Odille sur cette branche; en se +redressant elle enlèvera cette pauvre enfant, qui pourra ainsi gagner la +feuillée et s'y blottir jusqu'à la fin du combat... Je vais rassembler +les Vagres... Bon courage, petite Odille... je reviendrai... + +Et il courut vers ses compagnons, pendant que l'esclave, placée sur la +branche par Loysik, disparaissait au milieu de l'épaisse feuillée en +tendant ses bras vers Ronan. + +L'aube naissante éclairait la forêt, la cime des arbres se rougissait +des premiers feux du jour. Les Vagres, qui venaient d'annoncer +l'approche du comte Neroweg et de ses leudes, avaient pris, à travers le +fourré, un sentier impraticable aux chevaux des Franks, et beaucoup plus +court que le chemin que ceux-ci devaient suivre pour arriver à la +clairière. La plupart des Vagres, las de boire, de chanter et de danser, +s'étaient endormis sur l'herbe peu de temps avant le lever du soleil; +réveillés en sursaut, ils coururent aux armes: les esclaves, les colons, +les femmes, les propriétaires ruinés, qui s'étaient joints à la +Vagrerie, commencèrent, en apprenant l'arrivée des leudes, les uns à +trembler, les autres à fuir au plus profond de la forêt, tandis que bon +nombre, gardant au contraire une brave contenance, se munissaient en +hâte, et faute de mieux, de gros bâtons noueux arrachés aux arbres... +Les Vagres comptaient parmi eux une douzaine d'excellents archers, les +autres étaient armés de haches, de masses d'armes, de piques, d'épées, +ou de faux emmanchées à revers. Aux premiers cris d'alarme, les hardis +compagnons s'étaient réunis autour de Ronan et de l'ermite... Fallait-il +combattre les leudes? fallait-il fuir devant eux? Peu voulaient fuir, +beaucoup voulaient combattre... et la belle évêchesse, au bras de son +Vagre, criait plus haut que tous les autres:--Bataille! +bataille!--espérant peut-être trouver ainsi la mort, après cette nuit +d'amour et de liberté, qui semblait lui peser comme un remords. + +Deux autres vedettes accoururent: cachés dans les taillis, ils avaient +pu compter, à peu près, le nombre des leudes du comte; ils n'étaient +guère qu'une vingtaine à cheval, bien équipés, mais une centaine de gens +de pied, armés de piques et de bâtons, les accompagnaient; les uns +étaient Franks, les autres appartenaient à la cité de Clermont, requise, +au nom du roi, par le comte Neroweg, d'envoyer des hommes à la poursuite +des Vagres; plusieurs esclaves de l'évêque Cautin qui, par peur de +l'enfer, n'avaient pas voulu courir la Vagrerie après l'incendie de la +villa épiscopale, augmentaient la troupe de Neroweg. La troupe de Ronan, +y compris les nouvelles recrues décidées à combattre, s'élevait à +quatre-vingts hommes au plus. + +Dans cette épineuse occurrence, on tint conseil en Vagrerie... Que +décida-t-on? plus tard on le saura. + +Depuis une demi-heure, l'arrivée du comte et de ses leudes a été +annoncée par les vedettes; les Vagres ont disparu; au milieu des +clairières où ils ont festoyé durant la nuit, il ne reste que les débris +du festin, des outres vides, des vases d'or et d'argent semés sur +l'herbe foulée; près de là sont les chariots emmenés de la villa +épiscopale, et plus loin les carcasses des boeufs près d'un brasier +fumant encore... Profond est le silence de la forêt... Bientôt un +esclave de la villa, l'un des pieux guides des leudes, sort du fourré +dont la clairière est entourée; il s'avance d'un pas défiant, prêtant +l'oreille et regardant autour de lui, comme s'il redoutait quelque +embûche; mais à la vue des débris du festin, il fait un mouvement de +surprise et se retourne vivement; il allait sans doute appeler la troupe +qu'il précédait de loin, lorsqu'à l'aspect des vases d'or et d'argent, +dispersés sur l'herbe, ce bon catholique réfléchit, court au butin, se +saisit d'un calice d'or qu'il cache sous ses haillons; puis il appelle +les leudes à grands cris en disant: + +--Par ici! par ici!... + +On entend d'abord au loin, et se rapprochant de plus en plus, un grand +bruit dans les bois, les branches des taillis se brisent sous le +poitrail et sous le sabot des chevaux; des voix s'appellent et se +répondent; enfin sort du fourré le comte Neroweg à cheval, et à la tête +de plusieurs de ses leudes; les autres, moins impétueux, ainsi que les +gens de pied le suivent de loin, à travers le taillis, et vont bientôt +le rejoindre. Aux cris de l'esclave, Neroweg avait cru tomber sur la +troupe des Vagres; mais il ne vit personne dans la clairière, sinon +notre bon catholique qui accourait criant: + +--Seigneur comte! les Vagres impies qui ont saccagé la villa de notre +saint évêque, se sont enfuis dans la forêt. + +Neroweg leva sa longue épée sur la tête de l'esclave, l'abattit sanglant +aux pieds de son cheval. + +--Chien!--s'écria-t-il,--tu m'as trompé... tu t'entendais avec les +Vagres!... + +L'esclave tomba mourant, et le vase d'or qu'il avait dérobé s'échappa de +dessous ses haillons. + +--À moi le vase d'or,--s'écria le comte, et montrant le calice du bout +de son épée à un de ses hommes, qui le suivait à pied, ajouta:--Karl, +mets cela dans ton sac... + +Ces pillards avaient toujours sur leurs talons quelques porteurs de +grands sacs, où ils enfouissaient le butin; mais au moment où Karl +s'apprêtait à obéir au comte, celui-ci aperçut plus loin, étincelants +dans l'herbe aux rayons du soleil levant, les autres vases d'or et +d'argent, emportés de la villa épiscopale. Neroweg, faisant faire alors +un grand bond à son cheval, s'écria: + +--À moi ces trésors... remplis ton sac, Karl... appelle Rigomer, qu'il +remplisse aussi le sien... À moi tous!... + +--Non pas à toi seul... mais à nous!--s'écrièrent les leudes qui le +suivaient;--à nous aussi ces richesses... Ne sommes-nous pas tes +égaux?... + +--Égaux à la bataille... nous sommes égaux au partage du butin; n'oublie +pas ceci, Neroweg... + +--Souviens-toi qu'au pillage de Soissons, le grand roi Clovis +lui-même... n'osa pas disputer un vase d'or à l'un de ses guerriers. + +--À nous donc ces trésors comme à toi... et faisons à l'instant le +partage... + +Le comte n'osa pas résister aux réclamations des leudes, car ces +guerriers, tout en reconnaissant un chef, traitaient toujours avec lui +de pair à pair. Aussi plusieurs de ces pillards descendirent de cheval, +convoitant des yeux les calices, les boîtes à Évangiles, les patènes, +les coupes, les plats, les bassins et autres orfévreries d'or et +d'argent... Déjà, se précipitant, se heurtant, ils allongeaient les +mains vers ces richesses, lorsqu'une voix retentissante, qui semblait +venir du ciel, s'écria: + +--Arrêtez, sacrilèges! Dieu vous entend... Dieu vous voit!... Si vous +osez porter une main impie sur les biens de l'Église, vous êtes +damnés... + +À cette voix, d'en haut, le comte Neroweg pâlit, trembla de tous ses +membres, et tomba à genoux... Plusieurs leudes l'imitèrent, frappés de +terreur. + +--Tous à genoux, païens!--reprit la voix de plus en plus +menaçante,--tous à genoux, maudits!... + +Les derniers leudes qui restaient encore debout s'agenouillèrent +éperdus, ainsi que tous les gens de pied qui avaient rejoint les +cavaliers; cette foule effarée courba le front, se frappa la poitrine en +murmurant: + +--Miracle! miracle! c'est la voix du Seigneur Dieu!... + +--Maintenant, grands pécheurs!--reprit la voix d'en haut d'un ton plus +terrible encore,--maintenant que vous vous êtes courbés, frappés de +terreur sous l'oeil du Seigneur, venez au secours de votre... + +La voix n'acheva pas... les rameaux d'un grand chêne, auprès duquel +étaient agenouillés Neroweg et ses leudes, se brisèrent çà et là sous le +poids d'un gros corps dégringolant de branche en branche, et dont la +chute, ainsi amortie, fut si peu dangereuse, que ce gros corps, arrivant +à terre presque sur ses pieds, faillit écraser le comte. Ce nouvel +incident, ajoutant à la terreur de Neroweg et à celle de la foule, tous +se jetèrent la face contre terre en murmurant: + +--Seigneur! Seigneur! ayez pitié de nous dans votre colère!... + +Qui était tombé du faîte de l'arbre?... l'évêque Cautin... la voix d'en +haut, c'était la sienne... Avant l'arrivée des Franks, Ronan, le piquant +de la pointe de son épée, l'avait forcé à grimper devant lui comme un +gros loir dans le branchage du chêne, où il l'avait accompagné, le +laissant même parler au nom du Seigneur, tant qu'il s'était borné à +épouvanter Neroweg et ses leudes; mais lorsque le saint homme voulut les +appeler à son aide, le Vagre le saisit à la gorge... ce brusque +mouvement fit choir Cautin de branche en branche presque sur le dos du +comte; mais l'homme de Dieu était un rusé compère, et quoiqu'un instant +étourdi de sa chute, il voulut profiter de la terreur des Franks et de +la foule, toujours agenouillés la face contre terre, il se raffermit sur +ses jambes, puis il s'écria en gonflant ses joues et en frottant ses +larges reins endoloris par sa chute: + +--Malheureux! implorez votre saint évêque, qui redescend du ciel... sur +l'aile des archanges du Seigneur!... + +--Miracle!--dit la foule, et chacun de baiser la terre en se frappant la +poitrine avec un redoublement de terreur.--Miracle!... miracle!... + +--Saint évêque Cautin, qui descendez du ciel... protégez-nous! + +--Est-ce ta voix, patron?--murmura Neroweg toujours la face contre +terre, sans oser encore lever les yeux,--est-ce ta voix, saint évêque, +ou est-ce un piége de Satan? + +--C'est moi-même... moi, ton évêque... en douter serait un sacrilége! + +--D'où viens-tu, bon patron? + +--Ne te l'ai-je pas dit?... je descends du ciel... Le Seigneur, après le +sac de la villa épiscopale, me voyant emmené par les Vagres, à jamais +damnés! a envoyé à mon secours des anges exterminateurs, revêtus +d'armures d'hyacinthe, et armés d'épées flamboyantes; ils m'ont arraché +des mains des Philistins, m'ont pris sur leurs ailes d'azur et d'argent, +et m'ont emporté vers le ciel, où, moi, serviteur indigne du Roi des +rois, j'ai eu la délectation, la jubilation de contempler la face +resplendissante de l'Éternel au milieu des chants des séraphins et des +parfums du paradis... + +--Miracle!--répéta la foule tout d'une voix.--Miracle!... + +--Notre saint évêque a vu le Seigneur en face. + +--Saint Cautin,--reprit Neroweg,--tu me protégeras, bon patron, mon cher +père en Dieu! + +--Oui, si tu te prosternes toujours devant les évêques du Seigneur, et +si tu enrichis son Église... Il l'a dit... il te le répète par ma +voix!... + +--Je te ferai bâtir une chapelle en ce lieu, s'il le faut, saint évêque, +pour glorifier ce grand miracle... + +--Ce n'est point assez, m'a dit le Seigneur, qui dans sa toute-puissance +et omnipotence devinait ta pensée... Non, ce n'est point assez... Voici +ses paroles sacrées, écoute-les bien, comte: + +--Je t'écoute, patron... je t'écoute... + +«--Neroweg et ses leudes,--m'a dit le Seigneur,--ont fui lâchement de la +villa épiscopale lorsqu'elle a été attaquée par les Vagres...» + +--J'ai cru que c'étaient des diables sortant de l'enfer qui est sous ta +salle de festin, saint patron... + +--C'étaient en effet des diables; mais ils avaient pris figure de +Vagres... ce qu'ils ne font que trop souvent... Donc le Seigneur m'a dit +ceci de sa propre bouche: + +«--Je veux que le comte Neroweg fasse abandon du quart de ses biens à +l'évêque de Clermont; qu'il fasse rebâtir et orner richement la villa +épiscopale, qu'il a si lâchement laissé mettre à feu et à sac par des +diables, sous figure de Vagres... fantômes, que moi, le Seigneur Dieu, +j'avais envoyés de mon enfer, au comte Neroweg, pour éprouver s'il +aurait le courage de défendre son père en Christ, l'évêque Cautin... Je +veux de plus que le comte Neroweg poursuive les Vagres à outrance, qu'il +les fasse périr dans les supplices, surtout leur chef, et un ermite +relaps, renégat, idolâtre, qui accompagne ces damnés... Je veux enfin +que le comte fasse brûler à petit feu une Moabite, une sorcière, une +infernale diablesse, qui fut autrefois liée par le mariage à mon chaste +et bon serviteur l'évêque Cautin, qui, depuis que je l'ai fait, par ma +grâce, monter à l'épiscopat, est une véritable rose de pudicité, un +véritable tigre de renoncement aux abominations de la chair... Que le +comte Neroweg accomplisse mesdites volontés, à ce prix seulement, je lui +remettrai ses péchés, et un jour je lui ouvrirai les portes de mon +éternel paradis... _Amen_...» Là-dessus, les séraphins ont brûlé des +parfums d'une odeur céleste, et joué un air de luth des plus +délectables... après quoi le Seigneur a ordonné à ses archanges de me +rapporter doucement sur leurs ailes vers la terre... ce qu'ils viennent +d'accomplir... Voyez plutôt là-haut, tout là-haut, mais il faut vous +hâter... voyez tout là-haut... les derniers archanges s'envoler vers le +trône d'or de l'Éternel en déployant leurs belles ailes d'azur et +d'argent!... + +Neroweg et quelques-uns de ses leudes, alléchés par le récit de cette +vision, se relevèrent, béants, sur leurs genoux, et levèrent les yeux au +ciel pour jouir du miraculeux spectacle promis par l'évêque; mais au +lieu des archanges aux ailes d'azur et d'argent, ils virent, par hasard, +deux Vagres chevelus et barbus, leurs arcs entre les dents, rampant +comme des couleuvres le long d'une grosse branche d'arbre, afin de +gagner un endroit d'où ils pourraient, en bons archers, viser sûrement +Neroweg et sa troupe... + +--Trahison!--s'écria le comte en se dressant de toute sa hauteur, et +montrant la cime des arbres à ses leudes.--Trahison! les Vagres sont +là-haut cachés dans les arbres!... + +--Miracle! double miracle!--s'écria l'évêque inspiré.--Les anges +exterminateurs avaient enlevé dans les airs ces démons sous figures de +Vagres, afin de les précipiter de plus haut au fin fond des enfers, leur +demeure éternelle... Mais voici que ces démons, en tombant du haut en +bas, se seront raccrochés à ces branches... Miracle! double miracle!... +Allons, mes chers fils, exterminez les Philistins! + +À peine l'évêque achevait-il ces mots, en se glissant sous l'un des +chariots, qu'une volée de flèches, tirée du haut des arbres par les +Vagres, cribla la troupe de Neroweg... Se voyant découverts, les hardis +garçons n'hésitèrent plus à combattre; les traits furent lancés si juste +par ces fins archers, que chaque flèche trouva son carquois dans la +blessure qu'elle fit à l'ennemi. + +--À toi, Neroweg,--dit du haut d'un arbre la voix de Ronan, le meilleur +archer de la Vagrerie,--un descendant de Scanvoch t'envoie ceci à toi, +descendant de l'_Aigle terrible_... + +Malheureusement pour l'adresse de Ronan sa flèche s'émoussa sur le +casque de fer du comte, les Vagres jusqu'alors cachés dans les fourrés +en sortirent en poussant de grands cris, attaquèrent intrépidement les +troupes de Neroweg, une furieuse mêlée s'engagea. + +Et qui fut vainqueur dans ce combat? les Vagres ou les Franks? + +Malédiction! presque tous les Vagres, après une lutte acharnée, ont été +exterminés, quelques-uns échappés au massacre, d'autres trop gravement +blessés pour fuir, restèrent prisonniers de Neroweg... Ronan le Vagre +fut de ceux-là. + +Et Loysik? et la petite Odille! et l'évêchesse? + +Aussi prisonniers... oui, tous ont été conduits au burg du comte frank, +tandis que Saint-Cautin, triomphant et remportant ses vases d'or et +d'argent, regagnait Clermont, suivi d'une foule pieuse criant partout +sur son passage: + +--Gloire à notre saint évêque! gloire au bienheureux Cautin... il a vu +l'Éternel face à face! + + + + +CHAPITRE III. + +Le burg du comte Neroweg.--L'Ergastule, où sont retenus prisonniers +Ronan le Vagre, Loysik, l'ermite laboureur, l'évêchesse et Odille.--Vie +d'un seigneur frank et de ses leudes dans son château, vers le milieu du +sixième siècle (558).--Le festin.--Le _mâhl_.--L'épreuve des fers +brûlants et de l'eau froide.--L'appartement des femmes.--Godégisèle, +cinquième épouse du comte Neroweg.--Ce qu'elle apprend du meurtre de +Wisigarde, quatrième femme du comte.--L'enfer et le clerc.--Chram, fils +de Clotaire, roi de France, arrive au burg du comte.--Suite de Chram ou +_truste_ royale.--Leudes campagnards et _antrustions_ de cour.--Le _Lion +de Poitiers_.--_Imnachair et Spactachair._--Irrévérence de ces jeunes +seigneurs à l'endroit du bienheureux évêque Cautin, qui confond ces +incrédules par un nouveau miracle.--But de la visite de Chram au comte +Neroweg.--Torture de Ronan et de Loysik destinés à périr le lendemain +avec la belle évêchesse et la petite Odille.--Le bateleur et son +ours.--Ce qu'il advient de la présence de cet homme et de cet ours dans +le burg du comte. + + +Le burg du comte Neroweg, situé au milieu de l'emplacement d'un ancien +camp romain fortifié, est bâti sur le plateau d'une colline qui domine +une immense forêt; entre cette forêt et le burg s'étendent de vastes +prairies, arrosées par une large rivière; au delà de la forêt, les +hautes montagnes volcaniques de l'Auvergne s'étagent à l'horizon. +L'habitation seigneuriale, destinée au comte et à ses leudes, est +construite à la mode germanique: au lieu de murailles, des poutres, +soigneusement équarries et reliées entre elles, reposent sur de larges +assises de pierre; de loin en loin, pour consolider ces boiseries +épaisses d'un pied, des pilastres maçonnés, appuyés sur le soubassement, +montent jusqu'au toit, construit de bardeaux de chêne et de planchettes +d'un pied carré superposées les unes aux autres; toiture aussi légère +qu'impénétrable à la pluie. Ce bâtiment, formant un carré long orné d'un +large portique de bois, s'appuie, de chaque côté, sur d'autres +constructions également en charpente, recouvertes de chaume et destinées +aux cuisines, aux celliers, à la buanderie, à la filanderie, aux +ateliers des esclaves tisseurs de laine, tailleurs, cordonniers ou +corroyeurs; là sont aussi les chenils, les écuries, les perchoirs pour +les faucons, la porcherie, les étables, le pressoir, la brasserie et +d'immenses granges remplies de fourrage pour les chevaux et les +bestiaux. Dans le bâtiment seigneurial se trouvait le _gynécée_ +(appartement des femmes), réservé à Godégisèle, cinquième épouse du +comte (la seconde et la troisième vivaient encore). Elle passait là +tristement ses jours, sortant rarement et filant sa quenouille au milieu +des esclaves femelles de la maison, occupées à divers travaux d'aiguille +et de tissage; une chapelle en bois, desservie par un clerc, commensal +du burg, attenait à ce gynécée, sorte de lupanar dont le comte se +réservait seul l'entrée. Là, sous les yeux de sa femme, il choisissait, +après boire, ses nombreuses concubines; ses leudes, selon leurs +caprices, toujours obéis, sous peine de coups de bâton, s'accouplaient +avec les femmes esclaves du dehors. + +La totalité de ces bâtiments, ainsi qu'un jardin et un vaste hippodrome, +entouré d'arbres, destiné aux exercices militaires des leudes et des +gens de guerre à pied, aussi libres et de race franque, est entourée +d'un fossé de circonvallation, antique vestige de ce camp romain qui +date de la conquête de César. Les parapets ont été dégradés par les +siècles, mais ils offrent encore une bonne ligne de défense; une seule +des quatre entrées de cette enceinte fortifiée, ouvertes, selon l'usage, +au nord, au midi, à l'est et à l'ouest, a été conservée: c'est celle du +midi; de ce côté, un pont volant, construit de madriers, est jeté, +durant le jour, sur ce fossé, pour le passage des piétons, des chariots +et des chevaux; mais chaque soir, pour plus de sûreté, car le comte est +ombrageux et défiant, le pont est retiré par le gardien. Ce fossé +profond, rendu marécageux par les suintements et par la permanence des +eaux, est rempli d'un tel amoncellement de vase, que l'on s'y +engloutirait si l'on tentait de traverser ce bourbier. Non loin de +l'hippodrome et à une assez grande distance des bâtiments, mais en +dedans de l'enceinte fortifiée, est bâti en briques impérissables, comme +toutes les constructions romaines, un _ergastule_, sorte de cave +profonde destinée, lors de la conquête romaine, à enfermer les esclaves +destinés aux travaux du camp et des routes voisines; Ronan, Loysik, +l'ermite laboureur, la belle évêchesse, la petite Odille et plusieurs +Vagres (morts, depuis leur captivité, des suites de leurs blessures), +ont été renfermés, il y a un mois, dans cet ergastule, prison du burg, +ensuite du combat des gorges d'Allange, où la plupart des Vagres ont +péri, les autres ont fui dans la montagne. + +La position de ce burg, le repaire du noble frank, n'est-elle pas bien +choisie?... Les antiques fortifications romaines mettent cette demeure à +l'abri d'un coup de main. Le seigneur comte veut-il chasser la bête +fauve? la forêt est si voisine du burg, qu'aux premières nuits de +l'automne l'on entend au loin bramer les cerfs et les daims en rut; +veut-il chasser au vol? les plaines dont sa demeure est entourée offrent +aux faucons des nichées de perdrix, et non loin de là, d'immenses étangs +servent de retraite aux hérons qui souvent, dans leur lutte aérienne +avec le faucon, transpercent de leur bec effilé l'oiseau chasseur; le +seigneur comte veut-il enfin pêcher? ses nombreux étangs regorgent de +brochets, de carpes, de lamproies, et la truite au dos d'azur, la perche +aux nageoires de pourpre, sillonnent les ruisseaux d'eau vive. + +Oh! seigneur comte Neroweg! qu'il est doux pour toi de jouir ainsi des +biens de cette terre conquise par tes rois, avec l'aide de l'épée de ton +père et de ses leudes... Toi, comme tes pareils, les nouveaux maîtres de +ce sol fécondé par les labeurs de notre race, vous vivez dans la paresse +et l'oisiveté... Boire, manger, chasser, jouer aux dés avec tes leudes, +violenter nos femmes, nos soeurs, nos filles, et communier chaque +semaine en fin catholique, voilà ta vie... voilà la vie des Franks[A], +possesseurs de ces immenses domaines dont ils nous ont dépouillés!... +Oh! comte Neroweg, qu'il fait bon d'habiter ce burg, bâti par des +esclaves gaulois enlevés à leurs champs, à leur maison, à leur famille, +apportant à dos d'homme, sous le bâton de tes gens de guerre, le bois +des forêts, les roches de la montagne, le sable des rivières, la pierre +de chaux tirée des entrailles de la terre; après quoi, ruisselants de +sueur, brisés de fatigue, mourant de faim, recevant pour pitance +quelques poignées de fèves, ils se couchaient sur la terre humide, à +peine abrités par un toit de branchages; dès l'aube, les morsures des +chiens réveillaient les paresseux... Oui, ces gardiens aux crocs aigus, +dressés par les Franks, accompagnaient les esclaves au travail, hâtaient +leur marche appesantie lorsqu'ils revenaient, courbés sous de lourds +fardeaux, et si, dans son désespoir, le Gaulois tentait de fuir, +aussitôt ces dogues intelligents les ramenaient au troupeau humain à +grands coups de dents, de même que le chien du boucher ramène au bercail +un boeuf ou un bélier récalcitrant. + +Et ces esclaves? appartenaient-ils tous à la classe des laboureurs et +des artisans, rudes hommes, rompus dès l'enfance aux durs labeurs? Non, +non... parmi ces captifs, les uns, habitués à l'aisance, souvent à la +richesse, avaient été, lors de la conquête franque ou des guerres +civiles des fils de Clovis entre eux, enlevés de leurs maisons de ville +ou des champs, eux, leurs femmes et leurs filles; celles-ci, envoyées au +logis des esclaves femelles pour les travaux féminins et les débauches +du Frank; les hommes, à la bâtisse, au labour, à la porcherie, aux +ateliers; d'autres esclaves, jadis rhéteurs, commerçants, poëtes ou +trafiquants, avaient été pris sur les routes, lorsque réunis en troupe +et croyant ainsi voyager plus sûrement, en ces temps de guerre, de +ravage et de pillage, ils allaient d'une ville à l'autre. + +Oui, l'esclavage rendait ainsi frères en misère, en douleur, en +désespérance le Gaulois riche, habitué aux loisirs, et le Gaulois +pauvre, rompu aux pénibles labeurs; oui, la femme aux mains blanches, +au teint délicat, et la femme aux mains gercées par le travail, au teint +brûlé par le soleil, devenaient ainsi, par l'esclavage, soeurs de honte +et de déshonneur, jetées pleurantes, et, si elles résistaient, +saignantes, dans la couche du seigneur frank. + +Oh! nos pères!... oh! nos mères!... par tout ce que vous avez +souffert!... oh! nos frères et nos soeurs!... par tout ce que vous +souffrez!... oh! nos fils!... oh! nos filles!... par tout ce que vous +souffrirez encore!... oh! vous tous, par les larmes de vos yeux, par le +sang de votre corps, par le viol de votre chair, vous serez vengés!... +Vous serez vengés de ces Franks abhorrés!... dût cette vengeance +terrible, aussi implacable qu'elle est juste, frapper dans des siècles +la race de nos conquérants!... + +Bien dit, mon Vagre!... Mais, fou révolté, tu comptes sans les +évêques!... Les entends-tu? les entends-tu?... + +«--Ô pieux évêque, ma maison est pillée, mon père égorgé, nous voici, +moi et les miens, réduits à l'esclavage!...» + +«--Bénissez Dieu, mon fils, de vous envoyer de pareilles épreuves! +bénissez Dieu!...» + +«--Les Franks ont violé ma fille sur le corps de sa mère éventrée!» + +«--Épreuve! épreuve!... bénissez Dieu!...» + +«--Quoi! pas de vengeance contre ces Franks?... quoi! ne pas leur +demander oeil pour oeil, dent pour dent?...» + +«--Non, mon fils; les Franks sont orthodoxes et confessent la sainte +Trinité, ils expient leurs crimes en enrichissant les églises et les +prêtres du Seigneur, moyennant quoi nous remettons à ces fidèles leurs +gros péchés... Bénissez donc les maux qu'ils vous font, mon fils; c'est +votre salut qu'ils font.» + +«--J'écouterai ta voix, saint évêque, je bénirai les Franks, divins +instruments de mon salut, je chérirai les épreuves qu'ils me font subir +par votre volonté, ô mon doux Seigneur! merci donc, Dieu souverainement +juste et bon! merci! faites, s'il vous plaît, qu'il en soit ainsi de ma +descendance à travers les siècles! oui, faites, s'il vous plaît, que ma +race, écrasée sous le joug des Franks, pleure, gémisse et saigne +toujours ainsi, d'âge en âge, à cette fin qu'à force de maux, de +misères, de désastres, elle gagne comme moi son paradis, selon que nous +le promettent vos prêtres, ô Dieu tout-puissant qui souriez d'un air si +paterne à mes tortures! grâces vous soient à jamais rendues! _Amen._» + +À la bonne heure, mon orthodoxe, voilà parler! Patrie, liberté, honneur, +famille, race, vaillance, fierté, gloire d'autrefois, oublie tout, +oublie tout; fais mieux, crois-moi, arrache de ta poitrine ton coeur +gaulois; il pourrait, malgré toi, tressaillir encore à notre opprobre; +ouvre aussi tes quatre veines, quelques gouttes du valeureux sang de nos +pères pourraient y couler encore. Remplace ce sang vermeil et chaud par +l'eau glaciale du baptistère de tes évêques, après quoi courbe le front, +tends le dos et marche sans broncher au paradis. + +En attendant que tu y arrives au paradis, mon catholique, entrons dans +le burg de ton seigneur... Foi de Vagre! par la sueur et par le sang de +tes pères qui ont suinté sur chaque poutre, sur chaque pierre de cette +bâtisse, c'est un commode, vaste et beau bâtiment que ce burg du +seigneur comte! douze poutres de chêne, bien arrondies, supportent le +portique; il conduit à la salle du _Mâhl_, ainsi que ces chefs barbares +appellent le tribunal où ils rendent leur justice seigneuriale[B], +salle immense, au fond de laquelle, sur une estrade, est élevé le siége +du comte et le banc de ses leudes qui l'assistent. Là, il tient son +mâhl, où se jugent les délits commis dans son domaine; dans un coin on +voit un réchaud, un chevalet et quelques tenailles; pas de bonne justice +sans torture et sans bourreau. Puis, là bas, vois, dans ce coin à fleur +de terre, une grande cuve remplie d'eau, et si profonde, qu'un homme s'y +pourrait noyer; non loin de la cuve sont neuf socs de charrue, posés sur +le sol. Qu'est-ce que cela, le sais-tu? mon saint homme en résignation, +en soumission et en contrition? Cette cuve, ces socs de charrue, ce sont +les instruments de l'_épreuve judiciaire_, ordonnée par la loi +_salique_, loi des Franks, puisque la Gaule subit aujourd'hui la loi des +Franks. + +Et cette porte de coeur de chêne, épaisse comme la paume de la main et +garnie de lames de fer, de clous énormes? cette porte est celle du +trésor de ce noble seigneur; lui seul en a la clef. Là, sont les grands +coffres, aussi bardés de fer, où il renferme ses sous d'or et d'argent, +ses pierreries, ses vases précieux, sacrés ou profanes, ses colliers, +ses bracelets, son épée de parade à poignée d'or, sa belle bride à frein +d'argent, et sa selle ornée de plaques et d'étriers de même métal, en un +mot, mon saint homme, tout ce qu'il a rançonné, larronné, chez ceux de +ta race, est rassemblé dans le trésor du comte. + +Écoute donc! entends-tu ces rires bruyants? ces cris avinés dans la +pièce voisine, séparée de la salle du tribunal par de grands rideaux de +cuir tanné et corroyé dans le burg? On est fort gai là-dedans: dis un +_Oremus_, demande au ciel de longs et gracieux jours pour ton noble +seigneur Neroweg, sans oublier son patron le bienheureux évêque Cautin, +le faiseur de miracles, et entrons dans la salle du festin. + +La nuit est venue; voilà, sur ma foi, de curieux candélabres de chair et +d'os; dix esclaves tannés, décharnés, à peine couverts de haillons, sont +rangés, cinq d'un côté de la table, cinq de l'autre, et immobiles comme +des statues, tiennent de gros flambeaux de cire allumés[C], suffisant à +peine à éclairer ces lieux; deux rangées de piliers de chêne arrondis, +sorte de colonnade rustique, partagent cette salle en trois parties, la +coupant dans sa longueur et aboutissant d'un côté à la porte du mâhl; et +de l'autre à la chambre à coucher du comte, laquelle communique au logis +de Godégisèle et de ses femmes, de sorte qu'après boire le noble +représentant du bon roi Clotaire, en Auvergne, peut rendre la justice ou +jeter ses concubines sur sa couche. + +Entre les deux rangées de piliers se trouve la table du comte et des +leudes ses pairs; à droite et à gauche en dehors des piliers, sont deux +autres tables, l'une réservée aux guerriers d'un rang inférieur, l'autre +aux principaux serviteurs du comte, son sénéchal, son maréchal, son +échanson, son écuyer, ses chambellans et autres, car les seigneurs +singent de leur mieux la cour de leurs rois[D]. Dans les quatre coins +de la salle, jonchée, selon la coutume, de feuilles vertes en été, de +paille en hiver, sont quatre grosses tonnes, deux d'hydromel, une de +cervoise et une de vin _herbé_[E], vin d'Auvergne mêlé d'épices et +d'absinthe, boissons brassées ou foulées par les esclaves du burg; le +long des boiseries sont suspendus les trophées de la vénerie du comte et +des armes de chasse ou de guerre; têtes de cerfs, de chevreuils et de +daims, garnies de leur ramure; têtes de buffles, d'ours et de sangliers, +munies de leurs défenses ou de leurs crocs. Les chairs et les cuirs ont +été enlevés, il ne reste de ces têtes que leurs ossements blanchis; +épieux, piques, couteaux, trompes de chasse, filets de pêche, chaperons +de fauconnerie, armes de guerre, lances, francisques, épées, hangons et +boucliers peints de couleurs tranchantes, sont aussi appendus aux +boiseries. Sur la table, vrai festin de Vagrerie, ce ne sont que +chevreuils et sangliers rôtis tout entiers, montagnes de jambons de +porcs ou de venaison fumée, avalanches de choux au vinaigre, mets +favoris des Franks, pièces de boeuf, de mouton et de veau, engraissés +dans les étables du comte, menu gibier, volailles, carpes et brochets, +ceux-ci grands comme Léviathan, légumes, fruits et fromages de la +fertile Auvergne; les cruches et les amphores, sans cesse remplies par +les sommeliers qui courent aux tonneaux défoncés, sont sans cesse vidées +par les Franks, dans des cornes de taureau sauvage, leur coupe +habituelle. La corne dont se sert Neroweg a dû appartenir à un buffle +monstrueux, elle est noire et ornée du haut en bas de cercles d'or et +d'argent. De temps à autre le seigneur comte fait un signe, et plusieurs +esclaves, placés à l'un des bouts de la salle, et portant les uns des +tambours, les autres des trompes de chasse, font une musique endiablée, +peut-être moins assourdissante et discordante que les cris et les rires +de ces épais Teutons, gloutons repus, et déjà pour la plupart ivres à +demi. + +De ce festin que dis-tu, mon orthodoxe? ces vins, ces venaisons, ces +poissons, ces boeufs, ces porcs, ces moutons, ce gibier, ces volailles, +ces légumes, ces fruits, qui les a produits? La Gaule! le pays cultivé, +fécondé, par ceux-là qui, affamés au milieu de ces monceaux de +victuailles, servent de flambeaux vivants pour éclairer le festin; par +ceux-là qui, à cette heure, au fond de masures de boue et de roseaux, +partagent, épuisés de fatigue, leur maigre pitance avec leur famille, +non moins affamée... Allons, mon saint homme, continue ton antienne! + +«O Dieu miséricordieux! béni sois-tu de nous envoyer la disette, à nous +qui produisons l'abondance! béni sois-tu de faire ainsi dévorer à nos +yeux les produits de cette terre fertilisée par le travail de nos pères! +béni sois-tu, équitable seigneur, voici que notre maître le conquérant +est repu, ses compagnons aussi, ses serviteurs aussi, ses chiens aussi, +tandis que nous, esclaves, la faim nous dévore! grâces te soient donc +rendues, ô Dieu rempli de justice et de bonté! car notre faim est atroce +et nous mord les entrailles... Fais, ô Seigneur! qu'il en soit ainsi +chaque jour, et plus vite et plus tôt nous irons en paradis.» + +Voici donc les Franks repus, avinés; rires, hoquets et défis de boire, +de boire encore, de boire toujours, se croisent en tous sens; ils sont +très-gais ces conquérants de la vieille Gaule; le seigneur comte est +surtout en belle humeur; à côté de lui siége son clerc, qui lui sert de +secrétaire, et dessert l'oratoire du burg; car, selon la nouvelle +coutume autorisée par l'Église, les seigneurs franks peuvent avoir un +prêtre et une chapelle dans leur maison[F]. Ce clerc a été placé près +de Neroweg, par Cautin. Le prélat rusé a dit au barbare stupide: «Ce +clerc ne t'accordera pas la rémission des crimes que tu pourrais +commettre et ne te sauvera pas des griffes de Satan; moi seul, j'ai ce +pouvoir; mais la présence continuelle d'un prêtre, auprès de toi, rendra +plus difficiles les entreprises du démon; cela te donnera le loisir, en +cas d'urgence diabolique, d'attendre ma venue sans risquer d'être +emporté en enfer.» + +La bruyante gaieté des leudes est à son comble; Neroweg veut parler, par +trois fois il frappe sur la table avec le manche de son long couteau +nommé _Scramasax_ par ces barbares; il s'en sert pour dépecer la viande +et le porte habituellement à sa ceinture: on fait silence, ou à peu +près, le comte va parler; les coudes sur la table, il passe et repasse +entre le pouce et le premier doigt de sa main droite, sa longue +moustache rousse graisseuse et vineuse. Ce mouvement annonce toujours +chez lui quelque acte de cruauté sournoise; aussi les leudes, +connaissant leur comte, font d'avance et de confiance, ces épais +Teutons, entendre leur gros rire; Neroweg, sans mot dire, montre du +geste à ses convives l'un des esclaves qui tenaient immobiles les +luminaires du festin; ce pauvre vieux homme, ridé, décharné, à longue +barbe blanche comme ses cheveux, était vêtu d'une souquenille en +lambeaux qui laissait voir sa chair jaune et tannée comme du parchemin; +les quelques haillons qui lui servaient de caleçon descendaient à peine +au-dessus de ses genoux osseux; ses jambes nues, grêles, sillonnées de +cicatrices faites par les ronces, semblaient pouvoir à peine le +supporter; obligé de tenir, ainsi que ses compagnons, la torche de cire +à bras tendu, sous la menace d'être martyrisé à coups de fouet, il +sentait son maigre bras s'engourdir, faillir et vaciller malgré lui. + +S'adressant alors à ses leudes avec une hilarité cruelle, le comte, +désignant du geste le vieil esclave, leur dit: + +--Hi... hi... hi... nous allons rire. Vieux chien édenté, pourquoi +tiens-tu si mal ton flambeau? + +--Seigneur... je suis très-âgé... mon bras se lasse malgré moi... + +--Ainsi tu es fatigué? + +--Hélas! oui, seigneur... + +--Tu sais cependant que celui qui ne tient pas droit son flambeau est +régalé, hi... hi... de cinquante coups de fouet? + +--Seigneur... la force me manque... + +--Tu me l'assures? + +--Oh! oui, seigneur... quelques moments de plus et le flambeau +s'échappait de mes doigts engourdis. + +--Pauvre vieux... allons, éteins ton flambeau... + +--Grâces vous soient rendues, seigneur. + +--Un moment... que vas-tu faire? + +--Souffler sur la mèche du flambeau pour l'éteindre... + +--Oh! mais ce n'est point ainsi que je l'entends, moi... hi... hi... +hi... + +Et Neroweg, caressant toujours sa moustache, jeta de nouveau sur ses +leudes un regard ironique et sournois. + +--Seigneur, comment voulez-vous que j'éteigne mon flambeau? + +--Je veux que tu l'éteignes entre tes genoux[G]. + +À cette plaisante idée du comte, les Franks applaudirent par des cris et +des rires sauvages; le vieux Gaulois trembla de tous ses membres, +regarda Neroweg d'un air suppliant et murmura: + +--Seigneur... mes genoux sont nus et le flambeau est ardent. + +--Eh! vieille brute... crois-tu que je t'ordonnerais d'éteindre cette +torche entre tes genoux s'ils étaient couverts de jambards de fer? + +--Seigneur... mon bon seigneur... ce sera pour moi une grande douleur; +par pitié ne m'imposez pas ce supplice! + +--Bah! tes genoux, ça n'est que des os! Hi... hi... hi... + +Cette saillie du comte redoubla les joyeusetés des leudes. + +--Je n'ai que la peau et les os, c'est vrai,--répondit le vieillard +tâchant de rire aussi afin d'apitoyer son maître,--je suis +très-chétif... épargnez-moi donc ce mal, s'il vous plaît, mon bon +seigneur. + +--Écoute... si tu n'éteins pas à l'instant ce flambeau entre tes genoux, +je te fais saisir par mes hommes, et moi je t'éteins la torche au fond +du gosier... choisis donc et sur l'heure. + +Une nouvelle explosion d'hilarité prouva au vieux Gaulois qu'il n'avait +point à attendre merci des Franks. Il regarda en pleurant ses pauvres +jambes frêles et flageolantes; puis, cédant à un dernier espoir, il dit +au clerc d'une voix suppliante: + +--Mon bon père en Dieu... au nom de la charité... intercédez pour moi +auprès de mon seigneur le comte. + +--Seigneur, je vous demande grâce pour ce vieux homme. + +--Clerc! cet esclave m'appartient-il, oui ou non? + +--Il vous appartient, noble seigneur. + +--Puis-je disposer de mon esclave selon que je veux, et le châtier selon +qu'il me plaît! + +--Mon noble seigneur, c'est votre droit. + +--Alors qu'il éteigne vitement cette torche entre ses genoux, sinon je +jure, par le grand Saint-Martin, que je la lui éteins dans le gosier... + +--Mon bon père en Dieu... intercédez encore pour moi... + +--Mon cher fils... il faut avec résignation accepter les maux que le +ciel nous envoie... + +--Finiras-tu?--s'écria le comte en frappant sur la table avec le manche +de son grand couteau.--Assez de paroles... choisis: tes genoux ou ton +gosier pour éteignoir... Tu hésites... allons, mes leudes, +saisissez-le... + +--Non, non, mon seigneur... voici que j'obéis... + +Et ce fut une scène très-comique pour les Franks... Foi de Vagre, il y +avait de quoi rire en effet: le pauvre vieux Gaulois, toujours pleurant, +approcha d'abord de ses genoux tremblotants la torche ardente; puis, à +la première atteinte de la flamme, il retira soudain le flambeau; mais +le comte, qui, les deux mains sur son ventre gonflé de vin et de viande, +riait, ainsi que ses leudes, riait à crever, cessa de rire et donna sur +la table, d'un air terrible, un grand coup du manche de son couteau. +L'esclave, d'une main tremblante, rapprocha la torche de ses genoux +frissonnants, et voulut tout d'un coup en finir avec cette torture; il +écarta un peu les jambes, puis il les serra par deux fois convulsivement +afin d'éteindre la flamme entre ses genoux, ce à quoi il parvint sans +pouvoir retenir un grand cri de douleur; et si violente fut sa +souffrance que le vieillard tomba sur le dos, presque privé de +connaissance. + +--Ça sent le chien grillé,--dit le comte en dilatant les narines de son +nez d'oiseau de proie; et cette odeur de chair brûlée le mettant sans +doute en goût, il s'écria, comme frappé d'une idée subite:--Mes +vaillants leudes, la prison du burg est bien garnie, ce me semble... +Nous avons, enchaînés dans l'ergastule, d'abord Ronan le Vagre et +l'ermite laboureur... tous deux maintenant à peu près guéris de leurs +blessures; la petite esclave blonde, non guérie celle-là, et toujours +quasi mourante, ce qui me prive, à mon grand regret, de la prendre dans +mon lit, car en la revoyant je la trouvais toujours avenante, malgré sa +pâleur et sa blessure... Nous avons encore la belle évêchesse, non +blessée, mais endiablée... j'avais fort envie d'en faire ma concubine; +mais mon clerc m'a dit qu'avoir pour maîtresse une sorcière femme d'un +évêque, c'était dangereux pour mon salut... + +--Oui, noble comte, les liaisons charnelles avec les démoniaques sont +terribles pour notre salut, et en outre les liens sacrés qui attachaient +l'évêchesse à son mari, devenu son frère en Dieu, avant qu'elle fût +possédée du démon, existent toujours; ce serait donc commettre un +adultère avec une sorcière, double et horrible crime que peuvent punir +les flammes éternelles! + +--Assez, assez, mon clerc, ne parlons point ici de flammes éternelles, +dont la rôtissure de ce vieux esclave donne un avant-goût; d'ailleurs il +y a trop de femelles dans le gynécée de ma femme Godégisèle pour que je +songe à une évêchesse sorcière. + +--Mais, comte,--reprit un des leudes,--que veux-tu faire de ces Vagres +maudits, de cette petite Vagredine et de cette belle sorcière, amenés +ici après le combat des gorges d'Allange? + +--Ah! mes chers frères, là, vous avez vu mon protecteur, le bienheureux +évêque Cautin, descendre du ciel sur les ailes des anges? + +--Nous l'avons vu, clerc, nous l'avons vu... ou peu s'en faut. + +--Et ce grand miracle nous a frappés tous d'admiration et de frayeur... + +--Avez-vous remarqué, mes chers frères en Dieu, l'espèce d'auréole dont +était encore entourée la rayonnante face de mon protecteur, à sa +descente du paradis? quelques-uns l'ont vue et la disent éblouissante... + +--Moi et mon ami Sigivald, nous avons remarqué quelque chose +d'approchant. + +--Mais, pour revenir à ces Vagres maudits, ils ont été, avec plusieurs +de leurs camarades, morts depuis dans l'ergastule, amenés ici +prisonniers parce qu'ils étaient trop gravement blessés pour supporter +le voyage de Clermont. + +--Et c'est là qu'ils doivent être bientôt conduits pour y être jugés, +torturés et suppliciés; ils sont maintenant en état de supporter voyage, +torture et supplice... + +--Ah! que n'ont-ils mille membres à brûler, à tenailler, pour expier la +mort de nos compagnons d'armes qu'ils ont tués dans ce combat des gorges +d'Allange et dans d'autres batailles!... + +--Veux-tu donc, comte, qu'ils soient jugés ici et non à Clermont? + +--Non, non... ils seront jugés à Clermont; l'évêque Cautin, mon patron, +tient à avoir sa part du jugement; oh! _par l'Aigle terrible!_ mon +aïeul, qui écorchait vifs ses prisonniers, le Vagre, l'ermite renégat et +les deux sorcières seront voués à de terribles supplices; mais ce n'est +point d'eux qu'il s'agit ce soir... En vous parlant des prisonniers de +l'ergastule, mes bons leudes, je voulais dire que nous avons là un de +mes esclaves domestiques accusé de larcin par l'esclave cuisinier: +celui-ci affirme le vol, l'autre le nie, qui des deux ment? Si, pour +connaître la vérité, nous nous amusions, avant de nous aller coucher, à +soumettre ces deux renardeaux à l'épreuve de l'eau froide et des fers +ardents, selon notre loi des Franks-Saliens, loi qui régit aujourd'hui +la Gaule, notre conquête? + +--Tu as raison, comte... Après boire ce divertissement en vaut un autre. + +--Noble seigneur, puisque tu parles de la loi salique, je te dirai que +j'ai reçu, il y a quelques jours, un parchemin curieux, où est écrit son +préambule en termes pleins de foi et d'orthodoxie. + +--Alors, mon clerc, tu nous liras ceci au mâlh, avant le jugement, ce +sera fort à propos; après quoi, selon l'usage, tu conjureras au nom du +Père, du Fils et du Saint-Esprit, l'eau et le feu de manifester la +vérité par la volonté de Notre-Seigneur Dieu... + +--Glorieux comte... + +--Que me veux-tu, clerc? + +--Vous vous rappelez... car vous-même m'avez instruit de votre pieuse +promesse... vous vous rappelez votre voeu de faire bâtir une magnifique +chapelle au lieu même où s'est accomplie la miraculeuse et céleste +descente de notre bienheureux évêque Cautin? + +--On bâtira la chapelle, clerc, on la bâtira... Il n'y a pas d'ailleurs +beaucoup de temps de perdu... voilà un mois à peine que j'ai fait ce +voeu... Vous êtes toujours très-hâtés, vous autres gens d'Église, +lorsqu'il s'agit de mettre à exécution les voeux ou les donations; mon +patron l'évêque m'a aussi plusieurs fois rappelé ma promesse de +reconstruire sa villa épiscopale... puisqu'il affirme que le Seigneur +Dieu lui a dit de sa divine et propre bouche, qu'il tenait fort à ce que +les ravages de ces Vagres endiablés fussent réparés par moi, et que cela +aiderait à mon salut... + +--Douter des saintes paroles de notre bienheureux évêque serait un grand +péché, noble comte; ce serait là une tentation du malin esprit... +dangereuse pour votre âme. + +--Clerc, ne parlons pas du diable... Je me souviens toujours de cette +épouvantable bouche de l'enfer qui s'est ouverte presque à mes pieds +chez l'évêque Cautin... non, ne parlons pas du diable... je tiendrai +mes promesses: je réparerai la villa, je ferai bâtir la chapelle; +seulement il me faut le temps de trouver l'argent nécessaire à ces +grosses dépenses, car je ne veux point, moi, pour cela, dégarnir mes +coffres... Laisse-moi donc le loisir de rançonner mes colons; puis voici +bientôt le temps du grand marché aux esclaves qui se tient à Limoges, là +se rendent des achetants juifs que l'on dit cousus d'or... Je +m'embusquerai avec mes leudes en quelque bon endroit de passage vers la +frontière du Limousin pour y attendre la venue de cette juiverie... et +quand je devrais leur faire arracher les oreilles, les dents et les +yeux, il faudra bien qu'ils m'ouvrent leur bourse et me fournissent +ainsi de quoi bâtir la chapelle et réparer la villa épiscopale. + +--L'on ne saurait, noble comte, user mieux de l'or de ces meurtriers de +Notre-Seigneur Jésus-Christ qu'en employant leurs richesses à +l'accomplissement des oeuvres pies. + +--Et maintenant, clerc, allons soumettre ces deux esclaves à l'épreuve +de l'eau et du feu... + +Le tribunal est assemblé: le comte, sur son siége, préside ce _mâhl_, +sept leudes l'assistent... Les esclaves porte-flambeau se tiennent +debout derrière les juges; le tribunal est vivement éclairé, le fond de +la salle, où se pressent les autres leudes et guerriers du burg, reste +dans une demi-obscurité, où se projettent çà et là de rouges lueurs +sortant d'un grand réchaud, que le forgeron des écuries attise et +souffle; dans ce brasier sont rougissants les neuf socs de charrue; en +face du fourneau, se trouve enfoncée, au niveau du sol, la cuve immense +et remplie d'eau; au pied du tribunal, l'esclave accusé de larcin est +garrotté; il est tout jeune et regarde les juges avec effroi; +l'accusateur, homme d'un âge mûr, contemple le tribunal avec une +confiante assurance. Autour de chacun de ces deux hommes sont, selon +l'usage, six autres esclaves _conjurateurs_, choisis par l'accusateur +et l'accusé, pour affirmer par serment ce qu'ils croient la vérité[H]. + +--Jugeons! jugeons!--dit le comte avec un hoquet.--Toi, mon majordome, +redis à cet esclave de quoi le cuisinier l'accuse. + +--Justin, esclave cuisinier de notre seigneur le comte, était seul dans +la cuisine; sur la table se trouvait une petite écuelle d'argent, +servant à l'usage de dame Godégisèle, noble épouse de notre maître. +Pierre, cet autre esclave, est entré dans la cuisine y apportant du +bois; aussitôt après son départ, Justin s'est aperçu que l'écuelle avait +disparu; il est venu me dénoncer, à moi, majordome, le larcin dont il +accuse Pierre; à quoi je lui ai dit qu'il aurait, lui Justin, une +oreille coupée si l'écuelle ne se retrouvait point; à quoi il m'a +répondu qu'il jurait par le salut de son âme avoir dit vrai, et que le +larron était cet esclave-ci. + +--Et je le répète encore, seigneur comte, si l'écuelle a été dérobée, +elle n'a pu l'être que par Pierre que voici... Je le jure sur mon +paradis! je suis innocent; mes conjurateurs sont prêts à le jurer comme +moi sur leur salut. + +--Oui, oui...--reprirent en choeur les six esclaves,--nous jurons que +Justin est innocent du larcin... nous le jurons sur notre salut... + +--Tu entends, chien?--dit Neroweg en se retournant vers +Pierre.--Qu'as-tu à répondre? qu'est devenue cette écuelle? Je la +connais bien, je l'avais rapportée du pillage de la ville d'Issoire, +lorsque nous avons conquis l'Auvergne... Répondras-tu, chien? + +--Seigneur, je n'ai pas volé l'écuelle, je ne l'ai pas même vue sur la +table... mes conjurateurs sont prêts aie jurer comme moi sur leur +salut... + +--Oui, oui...--reprirent en choeur les conjurateurs de l'accusé,--Pierre +est innocent; nous le jurons sur notre salut... + +--Mon cher frère en Christ,--dit le clerc à l'accusé,--songez-y, c'est +un gros péché que le vol, et c'est, un autre gros péché que le +mensonge... Prenez garde, le Tout-Puissant vous voit et vous entend... + +--Mon bon père, j'ai grand'peur du Tout-Puissant, je suis ses +commandements que tu nous enseignes, je souffre mes misères avec +résignation, j'obéis à mon maître, le seigneur comte, avec la soumission +que tu ordonnes pour gagner le paradis; mais, je te le jure, je n'ai pas +volé l'écuelle... La preuve, bon père, c'est qu'on a fouillé mes +haillons, et l'on a rien trouvé sur moi. + +--Ni sur moi!--reprit Justin,--ni sur moi non plus l'on n'a rien trouvé. + +--Mais, renardeaux que vous êtes! les larrons habiles savent dissimuler +leur larcin! + +--Seigneur comte, croyez-moi, je vous le jure par les peines éternelles, +je n'ai pas volé l'écuelle... + +--Et moi, Justin, je soutiens que Pierre doit être l'auteur du vol... +puisque je suis innocent... + +--Justin affirme, Pierre nie, moi, Neroweg, j'ordonne que pour savoir le +vrai ils soient soumis, l'un à l'épreuve de l'eau froide, l'autre à +l'épreuve des fers brûlants... + +--Seigneur comte! + +--Que veux-tu, clerc? + +--Tu ordonnes que l'accusateur et l'accusé soient tous deux soumis à +l'épreuve? + +--Oui... + +--Mais si le jugement du Tout-Puissant prouve que l'accusé est coupable, +l'accusateur ne sera-t-il pas ainsi déclaré innocent? Alors à quoi bon +les soumettre tous deux à l'épreuve? + +--Clerc... et si l'accusateur et l'accusé se sont entendus pour voler +mon écuelle? et si pour détourner nos soupçons ils s'accusent +mutuellement?... ne vois-tu pas que l'épreuve dira si tous deux sont +innocents ou coupables, ou bien s'il y a un coupable et un innocent? + +--Oui, oui,--crièrent les leudes, se réjouissant d'avance à la pensée de +ce spectacle,--la double épreuve... + +--Je ne redoute pas l'épreuve, moi, je la demande!--dit Justin d'une +voix ferme.--Dieu rendra témoignage de mon innocence... + +--Moi aussi, je suis certain de mon innocence,--dit Pierre en +tremblant,--pourtant l'épreuve m'épouvante... + +--Ton compagnon, mon cher fils, te donne l'exemple d'une pieuse +confiance dans la justice divine, sachant que l'Éternel ne fait +condamner que des coupables... + +--Hélas! bon père, si l'épreuve tourne contre moi? + +--Mon fils, c'est que tu auras volé l'écuelle. + +--Non, non... sur le salut de mon âme, je ne l'ai pas volée. + +--Alors, mon fils, ne redoute rien du jugement de Dieu: sa justice est +infaillible... + +--Ah! mon bon père, quelle terrible et injuste loi! + +--Ne parle pas ainsi, mon cher fils; cette loi est sainte, c'est la loi +salique, loi des Franks saliens, nos nobles conquérants; elle est placée +sous l'invocation de Notre-Seigneur-Jésus-Christ... Pour t'en +convaincre, écoute le préambule de cette loi au nom de laquelle on va +vous soumettre à l'épreuve, accusateur et accusé; tu reconnaîtras qu'une +pareille loi doit inspirer un pieux respect lorsqu'elle est précédée +d'une profession de foi si orthodoxe... Écoute bien, mon cher fils: +«L'illustre nation des Franks, fondée par Dieu, forte dans la guerre, +profonde au conseil, d'une noble stature, d'une blancheur et d'une +beauté singulières, hardie, agile et rude au combat, s'est récemment +convertie à la foi catholique qu'elle pratique pure de toute hérésie; +elle a cherché et a dicté la loi salique par l'organe des plus anciens +de la nation qui la gouvernaient alors: le _gast_ de _Wiso_, le _gast_ +de _Bodo_, le _gast_ de _Salo_, le _gast_ de _Wido_, habitant les lieux +appelés _Salo-Heim_, _Bodo-Heim_, _Wido-Heim_, se réunirent pendant +trois _mâhls_, discutèrent avec soin et adoptèrent cette loi-ci. + +Vive celui qui aime les Franks! que le Christ maintienne leur empire! +qu'il remplisse leurs chefs des clartés de sa grâce! qu'il protége +l'armée, qu'il fortifie la foi, qu'il accorde paix et bonheur à ceux qui +les gouvernent, sous les auspices de notre seigneur Jésus-Christ. +Amen[I].»--Or, je te le répète, mon cher fils, une loi dont le +préambule s'exprime si pieusement, ne peut être taxée d'iniquité... +Bénis-la donc, au contraire, puisqu'elle t'accorde la grâce insigne de +voir ton innocence manifestée par la toute-puissance de l'Éternel. + +--Clerc, assez de paroles!--reprit le comte.--L'accusé va subir +l'épreuve de l'eau froide... L'on va, selon l'usage, attacher sa main +droite à son pied gauche et le jeter dans cette grande cuve la tête la +première... S'il surnage, le jugement de Dieu le condamnera, il sera +reconnu coupable, et demain il subira la peine due à son larcin; s'il +reste au fond, le jugement de Dieu l'absoudra[J]. + +À un signe de Neroweg, plusieurs de ses hommes se jetèrent sur l'esclave +gaulois, et, malgré sa résistance, ses prières, ils lièrent sa main +droite à son pied gauche. + +--Hélas!--disait-il en gémissant,--quelle terrible loi, pourtant, mon +bon père!... Quel sort est le mien! Si je reste au fond de la cuve, je +suis noyé, quoique innocent! si je surnage, je suis condamné au supplice +des larrons! + +--Le jugement de l'Éternel, mon cher fils, ne saurait jamais s'égarer. + +Déjà les Franks, élevant l'esclave entre leurs bras, se préparaient à le +lancer dans la cuve, lorsque le clerc s'écria: + +--Un moment! et la consécration de l'eau! + +Puis allant vers l'esclave, qui ne cessait de gémir, il approcha de ses +lèvres une croix d'argent qu'il portait au cou, et lui dit: + +--Baise cette croix, mon cher fils. + +Le jeune garçon baisa pieusement le symbole de la mort de l'ami des +affligés, pendant que le clerc lui disait, selon la formule adoptée par +l'Église: + +«--O toi qui vas subir le jugement de l'eau froide, je t'adjure, par +notre seigneur Jésus-Christ, par le Père, le Fils et le Saint-Esprit, +par la Trinité inséparable, par tous les anges, archanges, principautés, +puissances, dominations, vertus, trônes, chérubins et séraphins, si tu +es coupable, que la présente eau te rejette sans qu'aucun maléfice +puisse l'en empêcher, et toi, seigneur Jésus-Christ, montre-nous de ta +majesté un signe tel, que si cet homme a commis le crime, il soit +repoussé par cette eau, à la louange et à la gloire de ton saint nom, +pour que tous reconnaissent que tu es le vrai Dieu!... Et toi, eau! eau +créée par le Père tout-puissant pour les besoins de l'homme, je +t'adjure, au nom de l'indivisible Trinité qui a permis au peuple +d'Israël de te traverser à pied sec, je t'adjure, eau, de ne pas +recevoir ce corps s'il s'est allégé du fardeau des bonnes oeuvres... Je +te donne ces ordres, eau, confiant dans la seule vertu de Dieu, au nom +duquel tu me dois obéissance... Amen[K].» + +La consécration terminée par le clerc, les Franks élevèrent au-dessus de +leur tête l'esclave gaulois, qui se débattait en criant, et le lancèrent +de toute leur force au milieu de la cuve, à la grande risée de +l'assistance. + +--Hi! hi! hi!... Jamais loutre, sautant du creux d'un saule à la +poursuite d'une carpe, n'a fait un plus beau plongeon!--disait le bon +seigneur comte en se tenant les côtes tant il riait; l'assistance, riant +aussi à coeur joie, se pressait autour de la cuve, les uns et les autres +disant: + +--Il surnagera! + +--Il ne surnagera pas! + +--Comme il bat l'eau! + +--Et ces glou... glou... glou!... + +--On dirait une bouteille qui s'emplit. + +--Ah! le voici qui reparaît! + +--Non, il replonge! + +Cependant l'esclave surnagea et parvint à rester un moment sur l'eau, la +figure crispée, livide, les cheveux ruisselants, les yeux hagards et +renversés, comme un homme qui, d'un effort désespéré, échappe à la +noyade; il agita au-dessus de l'eau la seule main qu'il eût de libre, en +criant: + +--À moi!... au secours!... je me noie!... + +Cet innocent oubliait, dans son effroi, que cette vie qu'il demandait +était réservée au cruel châtiment du larcin, dont il restait désormais +convaincu de par le _jugement de Dieu_... Ce grand scélérat fut retiré +demi-mort de la cuve; les Franks s'égayaient de plus en plus de ses +contorsions et de l'expression de sa figure bleuâtre et encore +épouvantée... Il tomba, gémissant, sur le sol. + +--Mon fils, mon fils, je vous l'avais dit,--reprit le prêtre d'une voix +menaçante,--c'est un grand péché que le larcin! c'est un grand péché que +le mensonge! et voici que vous les avez commis tous deux, ces péchés, +puisque le jugement sacré du seigneur Dieu, dans son infaillible et +divine vérité, vous déclare coupable. + +--Va, misérable voleur!--lui dit un de ses conjurateurs avec dédain et +courroux, craignant sans doute d'être, lui et ses compagnons, châtiés +comme les complices de Pierre.--Tu nous avais juré de ton innocence, +nous t'avons cru et tu nous as trompés, le jugement de Dieu nous le +prouve!... Va, infâme! je te méprise! je te hais!... Nous verrons avec +joie ton supplice!... + +--Je suis innocent! je suis innocent!... + +--Et le jugement de Dieu, blasphémateur!--s'écria Justin.--Tu veux nous +persuader que Dieu a menti!... + +--Hélas! je n'ai pourtant pas volé l'écuelle! + +--Tais-toi, impie!... L'épreuve que je vais subir à mon tour, avec une +confiance aveugle dans la justice du Seigneur, moi, Justin, va une fois +de plus témoigner de ton crime! + +--Bien, bien, mon cher fils! Retirez-vous de ce misérable menteur, +larron et blasphémateur!... Votre innocence sera vitement reconnue, +votre piété aura sa récompense. + +--Oh! je le sais, mon bon père! aussi l'épreuve me semble lente à venir. + +--Ce chien étant déclaré coupable par le jugement de Notre-Seigneur +tout-puissant, subira la peine de son larcin: il aura l'oreille gauche +coupée. Maintenant, passons à l'épreuve des fers ardents; car si le +premier témoignage prouve la laronnerie de cet esclave, cela ne prouve +pas que l'autre soit innocent... Tous deux, je le répète, peuvent s'être +entendus pour voler mon écuelle. + +--Oh! mon noble seigneur, je ne redoute rien,--s'écria Justin le +cuisinier, la figure rayonnante d'une céleste confiance.--Je bénis Dieu +de m'avoir réservé cette occasion de montrer une foi profonde dans notre +sainte religion catholique, et de triompher une seconde fois des +accusations des méchants... Mais, fidèle à tes commandements, ô +Seigneur, je triompherai avec humilité. + +Pendant que ce bon croyant attendait impatiemment le nouveau triomphe de +son innocence, le clerc, selon l'usage, alla consacrer et conjurer les +fers au milieu du brasier, de même qu'il avait conjuré l'eau dans la +cuve. À ces fers ardents, il ordonna, au nom du Père, du Fils et du +Saint-Esprit, de respecter la plante des pieds de l'esclave s'il était +innocent, et de la lui brûler jusqu'aux os s'il était coupable. + +La conjuration terminée, les forgerons des écuries retirèrent, à l'aide +de fortes tenailles, les socs de charrue de la fournaise, les rangèrent +tous les neuf à plat sur le sol, à deux ou trois pouces de distances les +uns des autres; on eût dit un énorme gril, d'une forme étrange, rougi au +feu. + +--Dépêchons,--dit le comte,--que les socs ne refroidissent pas. + +--Quelle danse ce renardeau va danser sur ces fers ardents, s'il s'est +entendu avec l'autre pour voler l'écuelle! + +--Quel miracle pourtant va s'accomplir si le cuisinier est vraiment +innocent!--dit un autre leude avec une curiosité inquiète. + +--Marcher sur des socs rougis au feu sans se brûler les pieds!... il n'y +a que le dieu des chrétiens pour pouvoir de pareilles choses. C'est un +grand dieu que le nôtre!... + +--Un incomparable dieu! Rigomer! + +--Un incommensurable dieu, mes chers frères,--dit le clerc,--et de si +étonnants miracles ne sont qu'un jeu pour lui!... + +Si grande était la curiosité des Franks, que leur cruelle envie de voir +danser l'esclave sur des fers rougis au feu était certainement combattue +par le désir d'assister à un surprenant miracle. À peine le dernier des +socs fut-il déposé sur le sol, que Neroweg, de crainte de les voir +refroidir, dit précipitamment à Justin: + +--Vite... vite... marche là-dessus!... + +--Va, mon cher fils, et ne crains rien!... + +--Oh! je ne redoute rien, mon bon père,--répondit le cuisinier d'une +voix inspirée;--puis, croisant ses bras sur sa poitrine, il s'écria +plein de ferveur:--Seigneur Dieu! tu lis dans les coeurs, tu as déjà +témoigné de mon innocence... donne en faveur de ton pauvre serviteur une +nouvelle preuve de ta justice infaillible... Ordonne à ces fers ardents +d'être aussi doux à mes pieds que si je foulais un tapis de verdure et +de fleurs. + +--Dépêche... dépêche... Assez de paroles... les fers refroidissent... + +--Qu'importe, seigneur comte!... ces fers ne sauraient jamais être +brûlants pour moi... + +Et le Gaulois, le front rayonnant de sérénité, le regard levé vers le +ciel, s'avança d'un pas ferme vers les coutres de charrue. Pendant le +court espace de temps qui s'écoula jusqu'au moment où l'accusé s'exposa +au jugement de Dieu, le comte, son clerc et l'assistance, dominés par +l'imperturbable confiance de l'esclave, s'entre-regardèrent, et Neroweg +dit à demi-voix aux leudes de son tribunal: + +--Il faut que le cuisinier soit vraiment innocent du larcin. + +--Va, mon fils en Dieu...--cria le clerc au moment où Justin levait le +pied pour le poser sur le premier des coutres,--la justice de l'Éternel +est infaillible... Tu l'as dit, c'est un tapis de verdure et de fleurs +que tu vas fouler. + +À peine eut-il posé le pied sur le fer ardent, que notre fervent +catholique poussa un cri terrible; la douleur fut si atroce que, +trébuchant, il tomba en avant sur les genoux et sur les mains. Roulant +ainsi au milieu des fers ardents, il se fit de nouvelles et profondes +brûlures; puis, pour échapper à cette torture, il s'élança d'un bond +désespéré, en rugissant de souffrance, et alla tomber à dix pas de là, +auprès de son compagnon garrotté. + +--Vive l'infaillible jugement du Seigneur!--s'écrièrent les leudes, +frappés d'admiration.--Vive le Christ! + +--Je le disais bien,--ajouta le comte,--ces deux larrons se sont +entendus pour voler mon écuelle... Demain ils auront tous deux l'oreille +coupée et seront mis à la torture jusqu'à ce qu'ils aient avoué où ils +ont caché leur larcin... + +--Tais-toi, comte!...--s'écria Justin en rugissant de douleur et de +rage.--Les larrons, les pillards, c'est toi et tes hommes... J'aurais +volé l'écuelle, que je n'aurais fait que voler un voleur... mais je ne +l'ai pas volée... aussi vrai que je renie ce dieu menteur qui me +condamne. + +--Malheureux!... blasphémer!... renier Dieu!... Moi, son serviteur, je +t'ordonne en son nom de... + +--Tais-toi, prêtre... tu ne me tromperas plus... Ta religion n'est que +mensonge et fourberie, puisque ton dieu témoigne contre les innocents... +Oh! que je souffre!... que je souffre!... + +--Ces souffrances sont les peines anticipées de l'enfer, où tu brûleras +éternellement, larron sacrilége!... Dieu prouve ton crime, et tu as +l'audace de te révolter contre son jugement!... + +--Tais-toi, clerc... Non, ton dieu n'existe pas, ou s'il existe, il est +méchant et menteur, comme les imposteurs qui se disent ses prêtres!... + +--Scélérat!... tu veux donc attirer sur cette maison le courroux du +ciel! Ah! seigneur comte... je tremble des malheurs qui nous menacent si +cet audacieux impie continue ses blasphèmes. + +Neroweg n'avait pas attendu l'observation de son clerc pour s'épouvanter +des sacriléges paroles de l'esclave gaulois, et pâle, tremblant, il +frémissait à cette pensée qu'appelé par les effrayants blasphèmes du +condamné, le diable pouvait soudain paraître pour emporter ce scélérat, +et, par occasion, l'emporter peut-être aussi, lui, Neroweg, pour +payement de quelque restant de compte infernal non réglé avec le +bienheureux évêque Cautin; aussi le comte s'écria-t-il, frappé d'une +idée subite: + +--Forgeron, tes tenailles sont encore dans le brasier et toutes +rouges?... + +--Oui, seigneur comte. + +--Ce maudit ne blasphèmera plus et ne risquera pas ainsi d'attirer le +diable dans mon burg... Qu'on saisisse ce sacrilége et qu'on lui coupe +la langue avec le tranchant des tenailles... Dis, clerc, crois-tu le +Seigneur suffisamment apaisé par ce châtiment?... Crois-tu que le +diable, n'entendant plus ces effrayants blasphèmes, n'aura plus occasion +de venir ici? + +--Je crois, seigneur comte, qu'il n'y a pas de supplice assez terrible +pour ce maudit!... Nier Dieu et traiter ses ministres d'imposteurs!... + +--Veux-tu, clerc, que je le fasse écarteler pour conjurer plus sûrement +la présence du démon dans mon burg?... + +--Le châtiment que tu lui infliges suffit... Ce damné sera ainsi puni +par là où il aura péché... Sa langue scélérate a blasphémé; elle ne +blasphémera plus... + +--Mais crois-tu ce châtiment suffisant?... Dis toute la vérité, clerc... +Cet esclave est mon meilleur cuisinier, mais je n'hésiterais à le faire +écarteler si tu regardes cela comme nécessaire à cause du démon?... + +--Non, te dis-je, noble comte, ce châtiment suffira... Nous ne voulons +point d'ailleurs la mort du pécheur... En lui retranchant sa langue +blasphématrice, les tenailles, du même coup, feront la plaie et la +cicatriseront par la brûlure. + +--Si tu crois le châtiment suffisant, clerc, je le préfère, car cet +esclave est excellent; mais un cuisinier n'a pas besoin de sa langue +pour cuisiner. + +L'esclave gaulois eut donc la langue tranchée avec les tenailles rougies +au feu; après quoi, le comte, assez rassuré sur la diabolique apparition +qu'il redoutait toujours, voulut néanmoins s'étourdir complétement sur +ses appréhensions en vidant plusieurs coupes. Il rentra donc dans la +salle du festin avec ses leudes, avant d'aller retrouver sa femme dans +son gynécée, pour y passer la nuit. + +Godégisèle, pendant que son seigneur et maître Neroweg buvait encore +avec ses leudes, Godégisèle, la cinquième femme du comte, retirée, selon +la coutume, dans sa chambre, filait sa quenouille, au milieu de ses +esclaves, à la clarté d'une lampe de cuivre. Godégisèle, toute jeune +encore, était délicate et frêle; elle avait le teint d'une blancheur de +cire, ses longs cheveux, d'un blond pâle, tressés en nattes et à demi +couverts de son _obbon_ (ainsi que les Franks appellent cette sorte de +calotte d'étoffe d'or et d'argent), tombaient sur ses épaules nues, +ainsi que ses bras. Son état de grossesse avancée donnait à ses traits +doux et tristes une expression de souffrance. Godégisèle portait le +costume des femmes franques de haute condition: une longue robe +décolletée, à manches ouvertes et flottantes, serrée par une écharpe à +sa taille, alors déformée; ses bras étaient ornés de bracelets d'or, +enrichis de pierreries, et autour de son cou s'arrondissait un large +collier d'or, piqué de rubis, nommé _murêne_, du nom d'un poisson qui, +lorsqu'il est pris, se cintre, de sorte que sa tête touche à sa queue. +Une chose rendait ce costume étrange; bien que Godégisèle fût de frêle +et petite taille, la riche robe dont elle était vêtue semblait faite +pour une femme très-grande et très-forte. Une vingtaine de jeunes +esclaves, misérablement habillées, assises à terre sur la feuillée dont +le sol était jonché, entouraient la femme du comte, siégeant sur un +escabel à bras, recouvert d'un tapis brodé d'argent; plusieurs, parmi +les esclaves, étaient jolies: les unes, ainsi que leur maîtresse, +filaient leur quenouille; d'autres s'occupaient de travaux d'aiguille; +parfois elles causaient entre elles à voix basse, en langue gauloise, +que leur maîtresse, d'origine franque, comprenait difficilement. L'une +d'elles, nommée _Morise_, belle jeune fille à cheveux noirs, vendue à +dix ans à un noble frank, parlait couramment l'idiome des conquérants, +et Godégisèle s'entretenait de préférence avec elle. En ce moment elle +lui disait d'une voix craintive, cessant de filer sa quenouille, qu'elle +tenait posée en travers sur ses genoux: + +--Ainsi, Morise, tu l'as vu tuer?... + +--Oui, madame... Elle portait ce jour-là cette même robe verte, à fleurs +d'argent, que vous portez maintenant, et aussi le beau collier et les +riches bracelets que vous portez. + +Godégisèle frissonna et ne put s'empêcher de jeter un regard effaré sur +ses bracelets et sur sa robe, deux fois trop large pour elle. + +--Et... à propos de quoi l'a-t-il tuée, Morise?... + +--Ce soir-là il avait bu encore plus que de coutume... il est entré ici, +où nous sommes, tout trébuchant... C'était l'hiver... il y avait du feu +dans ce foyer.. Sa femme Wisigarde était assise au coin de la +cheminée... Le seigneur comte avait alors parmi nous pour favorite une +lavandière nommée _Martine_... Il se tenait ce soir-là, je vous l'ai +dit, madame, à peine sur ses jambes... Il se mit à dire à Martine: +«Viens nous coucher... et toi, Wisigarde,»--ajouta-t-il en s'adressant à +sa femme,--«prends la lampe et éclaire-nous.» + +--C'était pour Wisigarde beaucoup de honte. + +--D'autant plus, madame, qu'elle avait le coeur fier, le caractère +impétueux... Elle nous battait à la journée, souvent nous mordait et non +moins souvent querellait violemment le seigneur comte. + +--Quoi, Morise! elle osait le quereller?... + +--Oh! rien ne l'intimidait celle-là!... rien!... Quand elle était en +furie, elle rugissait et grinçait des dents comme une lionne. + +--Quelle terrible femme!... + +--Enfin, madame, ce soir-là, au lieu d'obéir à la fantaisie du seigneur +comte et de prendre la lampe pour le conduire jusqu'à son lit, lui et +Martine, Wisigarde se mit à les injurier tous deux et à leur reprocher +leur débauche. + +--Lui, si colère! elle bravait la mort!... Je n'ai pas une goutte de +sang dans les veines!... + +--Alors, madame, j'ai vu, comme je vous vois, les yeux du comte devenir +sanglants et l'écume blanchir ses lèvres... Il s'est élancé sur sa +femme, lui a donné un coup de poing sur le visage, puis d'un coup de +pied dans le ventre il l'a renversée à terre... Elle, aussi furieuse que +lui, ne cessait de l'injurier et même tâchait de le mordre, lorsque, +après l'avoir jetée à terre, il s'est mis à deux genoux sur sa +poitrine... Finalement, il lui a tant serré le cou entre ses deux +grosses mains, qu'elle est devenue violette, et il l'a étranglée... et +puis après, il s'est en allé coucher avec Martine. + +--Morise, il m'en arrivera quelque jour autant. + +Et Godégisèle, frémissant de tout son corps, laissa tomber sa tête sur +sa poitrine, et sa quenouille à ses pieds. + +--Oh! madame, il ne faut pas ainsi vous alarmer... Tant que vous serez +grosse vous n'aurez rien à craindre... le seigneur comte ne voudrait pas +tuer du même coup sa femme et son enfant. + +--Mais quand je l'aurai eu mis au monde, cet enfant? je serai tuée comme +Wisigarde! + +--Cela dépendra, madame, de l'humeur du seigneur comte... Peut-être +aussi vous répudiera-t-il et vous renverra chez vos parents, comme il a +renvoyé ses autres femmes qu'il n'a pas étranglées. + +--Ah! Morise!... plût au ciel que monseigneur le comte me renvoyât dans +ma famille!... Pourquoi faut-il que Neroweg m'ait vue lors du voyage +qu'il a fait à Mayence!... Pourquoi le brin de paille qu'il a jeté sur +ma poitrine, en me prenant pour femme, n'a-t-il pas été un poignard +acéré!... Je serais morte du moins au milieu des miens... + +--Quel brin de paille, madame? + +--N'est-ce donc pas aussi l'usage en ce pays-ci, que l'homme, en +témoignage de ce qu'il épouse une fille libre, lui prenne la main +droite, et, de la gauche, lui jette un brin de paille dans le sein[L]? + +--Non, madame. + +--Tel est l'usage en Germanie... Hélas! Morise, je te le répète, +pourquoi ce brin de paille n'a-t-il pas été un poignard!... Je serais +morte sans agonie... Et maintenant que je sais le meurtre de Wisigarde, +ma vie ne sera plus qu'une agonie... + +--Madame, il fallait refuser d'épouser le comte. + +--Je n'ai pas osé, Morise... Oh! il me tuera! il me tuera!... + +--Pourquoi voulez-vous, madame, qu'il vous tue?... Vous ne soufflez mot, +quoi qu'il dise et fasse... Il abuse de nous autres esclaves, puisqu'il +est le maître... vous ne vous plaignez de rien, vous ne mettez jamais le +pied hors du gynécée, sinon pour faire une promenade d'une heure le long +des fossés du burg... Encore une fois, madame, pourquoi voulez-vous +qu'il vous tue?... + +--Quand il est ivre il ne raisonne pas. + +--C'est vrai... il n'y a que ce danger. + +--Mais ce danger est de tous les jours, puisque tous les jours il +s'enivre. + +--Que faire à cela?... + +--Ah! pourquoi suis-je venu en ce lointain pays des Gaules... où je suis +comme une étrangère?... + +Et après être restée longtemps rêveuse et de plus en plus attristée: + +--Morise? + +--Madame. + +--Vous ne me haïssez pas, vous autres? + +--Non, madame; vous n'êtes pas méchante comme Wisigarde... vous ne nous +battez pas et ne nous mordez jamais. + +--Morise... + +--Madame... Mais quoi! vous gardez le silence et vous voici rouge comme +braise, vous toujours si pâle!... + +--C'est que je n'ose te dire... Enfin, écoute-moi, tu es... tu es... +l'une des favorites de monseigneur le comte... + +--Il le faut bien... sinon de gré, du moins de force... Malgré ma +répugnance, j'aime encore mieux partager son lit quand il l'ordonne, que +d'être hachée de coups de fouet ou d'aller tourner la meule du moulin... +et puis ainsi, je suis employée aux travaux de la maison; c'est un +métier moins rude que d'être esclave des champs... on a moins de mal et +la nourriture est moins mauvaise. + +--Je sais... je sais... Aussi, je ne te blâme pas, Morise; mais +réponds-moi sans mentir: lorsque tu es avec monseigneur le comte, tu ne +cherches pas à l'irriter contre moi?... Hélas! on a vu des esclaves +faire ainsi tuer leur maîtresse, et ensuite devenir les femmes de leur +seigneur. + +--J'ai tant d'aversion pour lui, madame, que, je vous le jure, je ne +desserre les dents qu'afin de répondre oui ou non s'il m'interroge... +D'ailleurs, comme le soir presque toujours il est ivre quand il m'emmène +d'ici, c'est à peine s'il me parle... Je n'ai donc ni le loisir ni +l'envie de lui dire du mal de vous. + +--C'est bien vrai, Morise, c'est bien vrai?... + +--Oh! oui, madame... + +--Je voudrais te faire quelques petits présents, mais monseigneur ne me +donne jamais d'argent; il le tient sous clef dans ses coffres, et pour +_morghen-gab_, présent du matin que dans notre pays le mari fait à son +épousée, le comte m'a donné les vêtements et les bijoux de sa quatrième +femme Wisigarde... Chaque jour il me demande à les voir, et il les +compte... Je n'ai donc rien à te donner, Morise, que ma bonne amitié, si +tu me promets de ne pas irriter monseigneur contre moi. + +--Il faudrait que j'aie le coeur méchant pour agir ainsi. + +--Ah! Morise!... je voudrais être à ta place. + +--Vous, la femme d'un comte, désirer être esclave!... + +--Il ne te tuera pas, toi!... + +--Bah! il me tuera comme une autre, si l'envie de me tuer lui prend... +et au moins vous, madame, en attendant, vous avez de belles robes, de +riches parures, des esclaves pour vous servir... et puis enfin, vous +êtes libre. + +--Je ne sors pas du burg. + +--Parce que vous ne le voulez pas... Wisigarde montait à cheval et +chassait... Il fallait la voir sur sa haquenée noire, avec sa robe de +pourpre, son faucon sur le poing!... Au moins, si elle est morte jeune, +elle n'a pas perdu son temps à se chagriner, celle-là... Au lieu que +vous, madame, vous filez votre quenouille, vous regardez le ciel par +votre fenêtre ou vous pleurez... quelle vie! + +--Hélas! c'est que je pense toujours à mon pays, à mes parents qui sont +si loin... si loin de ce pays des Gaules, où je suis étrangère. + +--Wisigarde ne se donnait pas tant de chagrin... elle buvait et mangeait +presque autant que le comte. + +--Il m'avait toujours dit, à moi et à mon père, qu'elle était morte par +accident... Ainsi, tu dis, Morise, que c'est là, là qu'il l'a tuée?... + +--Oui, madame... d'un coup de pied il l'a renversée ici, près de ce +poteau... et puis alors... + +--Qu'as-tu? + +--Madame, madame... entendez-vous? + +--Quoi donc? + +--On marche dans la chambre du seigneur comte. + +--Ah! c'est lui!... + +--Oui, madame, c'est son pas. + +--Oh! j'ai peur!... j'ai peur!... + +C'était Neroweg... Ses dernières libations faites pour s'étourdir sur sa +crainte du diable, l'avaient plongé dans une ivresse à peu près +complète; aussi, entra-t-il chez sa femme trébuchant sur ses jambes +avinées. À l'aspect de leur maître, les esclaves se levèrent craintives; +Godégisèle tremblait si fort, qu'elle put à peine se soulever de dessus +son escabeau, tant elle se sentait faible. Le comte s'arrêta un instant +au seuil de la porte, une main appuyée à l'un des chambranles et +balançant légèrement son corps d'avant en arrière, tout en promenant sur +les esclaves intimidées un regard demi-hébêté, demi-luxurieux; enfin, +après un hoquet, il dit à la confidente de sa femme: + +--Morise, viens... + +Et regardant Godégisèle, il ajouta: + +--Tu es bien pâle... tu as l'air troublé... Pourquoi es-tu si pâle, +toi?... + +La pauvre créature se souvenait sans doute que la nuit où il avait +étranglé sa dernière femme, le comte avait dit aussi à une esclave: +_Viens!_ de sorte que les paroles de Neroweg, la troublant et +l'effrayant davantage encore, Godégisèle ne put que murmurer presque +sans savoir ce qu'elle disait: + +--Monseigneur!... monseigneur!... + +--Quoi? qu'as-tu?... Réponds,--reprit brutalement le comte. + +--Voudrais-tu te révolter parce que j'ai dit à cet esclave: viens?... + +--Non... oh! non!... monseigneur n'est-il pas ici le maître, et moi, +Godégisèle, son humble servante?... + +Et perdant tout à fait la tête, cette malheureuse déjà se voyant +étranglée comme Wisigarde, parce que celle-ci avait refusé d'éclairer +son mari et sa maîtresse jusqu'à la couche conjugale, se hâta de +balbutier: + +--Et même... si monseigneur le désire... je vais l'éclairer, avec cette +lampe, jusqu'à son lit. + +--Ah! madame!--lui dit tout bas Morise,--quelle mauvaise parole que +celle-là!... C'est rappeler au comte la cause du meurtre de son autre +femme. + +Neroweg, aux paroles de Godégisèle, tressaillit, s'avança brusquement +vers elle d'un air défiant; puis, la saisissant par le bras: + +--Pourquoi parles-tu de m'éclairer avec cette lampe? + +--Grâce! monseigneur!... ne me tuez pas!... + +Et elle tomba à genoux. + +--Ne tuez pas votre servante comme vous avez tué Wisigarde!... + +Soudain le comte devint aussi pâle que sa femme, et s'écria, frappé +d'une terreur que redoublait son ivresse: + +--Elle sait que j'ai tué Wisigarde!... elle me dit les mêmes mots qui me +l'ont fait tuer!... C'est l'oeuvre du malin esprit!... Je m'en souviens, +l'évêque Cautin m'a dit que Wisigarde étant morte sans l'assistance d'un +prêtre, pouvait revenir la nuit me tourmenter sous forme de fantôme!... +Elle va peut-être m'apparaître cette nuit, puisque ma femme a prononcé +ces mêmes mots qui m'ont fait étrangler l'autre! C'est un avertissement +du ciel ou de l'enfer! + +Et s'adressant à Morise: + +--Mon clerc! mon clerc!... cours le chercher!... Il priera près de moi +toute la nuit... il ne me quittera pas... Le fantôme de Wisigarde +n'osera pas approcher, un prêtre étant là... Et puis cet esclave qui a +blasphémé, il peut attirer le diable dans le burg!... Oh! j'ai eu tort +de ne pas faire couper en quartiers ce maudit cuisinier!... Non, ce +n'est pas assez d'avoir arraché la langue à ce sacrilége! + +Son épouvante augmentant pendant que Morise courait chercher le clerc et +que Godégisèle, demi-morte de frayeur et toujours agenouillée, +s'adossait au poteau, se sentant défaillir; le comte se jeta aussi à +genoux et s'écria, se frappant la poitrine: + +--Seigneur Dieu! ayez pitié d'un pauvre pécheur!... J'ai beaucoup payé à +mon patron, l'évêque Cautin, pour la mort de mon frère et de ma femme +Wisigarde!... Je payerai beaucoup encore, afin que l'on prie pour +Wisigarde et que la nuit elle ne vienne pas me tourmenter sous forme de +fantôme!... Dès demain je ferai bâtir la chapelle dans les gorges +d'Allange, en mémoire du miracle du bienheureux évêque Cautin, mon +patron, et je ferai aussi rebâtir sa villa... Seigneur! bon seigneur +Dieu! ayez pitié d'un pauvre pécheur!... Délivrez-moi cette nuit de la +présence du diable et du fantôme de ma femme Wisigarde!... + +Et voilà ce fervent catholique à genoux, hébêté par la terreur et par +l'ivresse, se frappant avec furie la poitrine, attendant, plein d'une +anxiété terrible, l'arrivée de son clerc. + +D'après cette journée d'un noble comte dans son burg, voyez qu'elle est +humaine, généreuse, éclairée, cette race des conquérants de la vieille +Gaule! Quel tendre attachement ils ont pour leurs femmes! quel respect +pour les doux liens de la famille et pour la sainteté du foyer +domestique!... Ô nos mères! viriles matrones vénérées de nos aïeux! +fières Gauloises d'autrefois qui siégiez à côté de vos époux dans ces +conseils solennels de l'État, où l'on décidait de la paix ou de la +guerre! mâles et austères éducatrices! épouses chéries, vaillantes +guerrières! vierges saintes! femmes empereurs!... Ô Margarid, Hêna, +Méroë, Loyse, Geneviève, Ellèn, Sampso, Victoria la Grande, +réjouissez-vous! réjouissez-vous d'avoir quitté ce monde-ci pour les +mondes mystérieux où l'on va perpétuellement revivre!... Réjouissez-vous +dans la fierté de votre coeur!... Quelle indignation! quelle honte! +quelle douleur pour vos âmes de voir vos soeurs, quoique de races +différentes et ennemies; de voir des femmes, épouses de rois, de +seigneurs, de guerriers, traitées, bonnes ou méchantes, avec autant de +mépris ou de férocité, par leurs maîtres barbares, que si elles étaient +leurs esclaves[M]! + +Oui, les voilà ces Franks appelés à la curée de la Gaule par leurs +complices, nos saints évêques!... les voilà, ces conquérants patronés, +choyés, caressés, flattés, bénis par les prêtres du jeune homme de +Nazareth, par tes prêtres, ô divin Christ! toi qui n'avais que des +paroles de tendre et adorable miséricorde, même pour la femme +adultère... même pour la courtisane repentie!... + +Mais, bah! renions la vieille Gaule! renions les mâles et douces vertus +de nos mères!... Vivent nos conquérants! vivent leurs adultères, vive +leur concubinage! vive leur ivrognerie! vive leur rapine! vivent leurs +meurtres et surtout vivent nos évêques!... Et comme le dit le début de +la loi des Franks saliens, nos conquérants: + +«Vive celui qui aime les Franks! que le Christ maintienne leur +puissance, qu'il remplisse leurs chefs des clartés de sa grâce! qu'il +protège l'armée, qu'il fortifie la foi, qu'il accorde paix et bonheur à +ceux qui les gouvernent, sous les auspices de notre seigneur +Jésus-Christ!» + +Et moi, foi de Vagre converti, j'ajouterai à cette pieuse antienne +franque cette antienne non moins catholique, apostolique et romaine: + +«--Ô seigneur Dieu! grâces vous soient rendues d'avoir, dans votre +toute-puissante volonté, dans votre paternelle mansuétude, envoyé de +tels conquérants en Gaule! Quelle rare et sainte fortune pour notre +salut, qui ne se peut faire qu'à force de honte, de lâcheté, de +bassesse, d'esclavage, de misère, de larmes et de sang! Ô Dieu bon, +trois fois, cent fois, mille fois bon, et toujours bon. Amen.» + +Seigneur comte! seigneur comte Neroweg! réveillez-vous!... Cette nuit +qui finit, au lieu de la passer entre les bras d'une de vos esclaves, +vous l'avez passée, de peur du diable, à genoux près de votre clerc et +répétant, d'une lèvre hébêtée, les prières que disait le saint homme, +tombant de sommeil; car après boire il eût préféré son lit. Rassuré par +les premières clartés de l'aube, heure close pour les démons, vous vous +êtes endormi sur votre couche, garnie de peaux d'ours, trophées de votre +chasse... Seigneur comte Neroweg, réveillez-vous donc!... Voici votre +roi, ou plutôt l'un des cinq fils de votre bon roi Clotaire, vous savez? +ce doux prince qui tue les petits enfants à coups de couteau sous +l'aisselle?... Ce grand Clotaire est aujourd'hui seul roi de toute la +Gaule; les autres fils et petits-fils du pieux Clovis, qui saintement +repose dans la basilique des saints apôtres, à Paris, sont tous morts! +Voici donc Chram le Bâtard, mais qu'importe! Chram, l'un des cinq fils +de Clotaire, et gouverneur de l'Auvergne pour son père... Il vient, +faveur insigne, il vient avec ses trois favoris et bon nombre de leudes +et d'_antrustions_, ainsi que fièrement s'appellent ces protégés du +roi[N]... Réveillez-vous donc, seigneur comte! voici le roi Chram qui +vous vient visiter... La chevauchée est brillante et nombreuse! Les +trois plus chers amis de Chram, encore plus chers amis du pillage, du +viol et du meurtre, accompagnent le royal personnage; ils s'appellent +_Imnachair_, _Spactachair_ et le _Lion de Poitiers_[O], ce Gaulois +renégat qui, comme tant d'autres de sa trempe, se sont, ainsi que les +évêques, ralliés aux Franks conquérants. Le Lion de Poitiers est nommé +de la sorte parce que, de même que le lion carnassier, il aime la rapine +et le carnage. + +Seigneur comte! seigneur comte Neroweg! réveillez-vous donc!... Éveillez +aussi votre femme Godégisèle qui, toute la nuit, éplorée, frémissante, +a, lorsque ses yeux rougis de larmes se sont appesantis, rêvé de femmes +étranglées!... Vite, vite, que Godégisèle se pare des plus beaux bijoux +et des plus belles robes de votre quatrième épouse Wisigarde, dont vous +avez payé si grassement le meurtre à l'évêque Cautin, votre bon +patron!... Vite, vite, seigneur comte, que Godégisèle se pare de ses +plus riches atours! Chram peut la trouver à son gré ou au gré de ses +favoris... Gracieux roi! serviable roi! il n'est point d'entremetteur +plus accommodant: une fille ou une femme plaît-elle, libre ou esclave, à +quelqu'un de ses amis, aussitôt il leur donne un _diplôme royal_ de par +lequel ils traînent la belle dans leur lit[P]. + +Vite, vite, seigneur comte, faites monter vos leudes à cheval et armer +vos gens de pied, et vous, à la tête de la bande, seigneur comte, revêtu +de votre armure de parade larronnée par vous lors du ravage du pays de +Touraine, portant à votre côté votre magnifique épée d'Espagne à poignée +d'or ciselé, larronnée par vous lors du pieux ravage du pays des +Visigoths, damnés _Ariens_, maudits hérétiques contre lesquels les +évêques catholiques vous ont lancés, torche en main, fer au poing, de +même que vous lancez votre meute contre les bêtes fauves des bois... +Vite, vite, enfourchez votre grand cheval rouan, harnaché de sa selle et +de sa bride de cuir rouge, à frein, à chanfrein et à étriers d'argent, +larronnée par vous lors de la conquête de l'Auvergne!... Vite, courez +au-devant de votre glorieux roi Chram, à la tête de vos cavaliers et de +vos gens de pied! Déjà votre royal hôte et sa suite, annoncés par l'un +de ses serviteurs, n'est plus qu'à une petite distance de votre burg... +Seigneur comte, hâtez-vous de le conduire à votre maison seigneuriale! +hâtez-vous donc, seigneur comte! car point ne vous attendez à cette +dernière et heureuse nouvelle: Votre bon patron, le bienheureux évêque +Cautin, accompagne le roi Chram. + +--Maudite soit la venue de ce Chram!...--disait Neroweg.--Pour peu que +lui et ses hommes demeurent quelques jours en mon burg, ils vont boire +mon vin, manger toutes mes provisions et peut-être me dérober quelque +pièce de ma vaisselle, qu'il me faudra, pour ce gala royal, sortir de +mes coffres. Ni moi ni mes compagnons nous n'aimons point ces leudes de +cour, qui ont toujours l'air de nous narguer, nous autres campagnards, +parce qu'ils hantent les palais et les villes. + +Ainsi disait le comte Neroweg allant, suivi de ses guerriers, à la +rencontre du roi Chram, qui n'était plus, ainsi que sa chevauchée, qu'à +deux portées de trait du fossé dont était ceint le burg. + +Combien c'est beau, noble, glorieux, lumineux, un roi chevelu! surtout +quand il a des cheveux, une longue chevelure que le ciseau n'a jamais +touchée, étant l'un des attributs des races royales franques. +Malheureusement, quoique jeune encore, le roi Chram, épuisé par +l'ivrognerie et la débauche, était presque chauve[Q], ce roi +chevelu!... Sa nuque et ses tempes étaient seules garnies de mèches +aussi claires que longues, car elles tombaient jusqu'au milieu de sa +poitrine et de son dos voûté; sa longue dalmatique d'étoffe pourpre, +fendue sur le côté, à la hauteur du genou, cachait à demi l'encolure et +la croupe de son cheval noir; des bandelettes de cuir doré, partant de +la chaussure, se croisaient sur ses chausses étroites et montaient +jusqu'à ses genoux; il appuyait ses souliers éperonnés sur des étriers +dorés; sa longue épée à poignée d'or et à fourreau de toile blanche[R], +était suspendue à son baudrier, superbement brodé; en guise de houssine +il tenait à la main une canne de bois précieux, à pomme d'or ciselé, sur +laquelle, lorsqu'il marchait, ce luxurieux épuisé s'appuyait; il avait +l'air sinistre; il devait ressembler à son royal père, le tueur +d'enfants. À sa droite, cavalcadant aussi hardiment qu'un homme de +guerre, se tenait l'évêque Cautin; il regardait de temps à autre Chram +en sournois, d'un air craintif et haineux, car s'il détestait Chram, +celui-ci n'abhorrait pas moins le saint homme. À la gauche du prince +venait le Lion de Poitiers, ce scélérat endurci, qui, avec Imnachair et +Spatachair, marchant tous deux au second rang, formaient cette trinité +de perdition qui eût perdu Chram s'il n'eût été, ainsi que disent les +prêtres, damné dans le ventre de sa mère. Insolence et luxure, dédain +railleur et froide cruauté, étaient si profondément empreints sur les +traits du Lion de Poitiers, le Gaulois renégat, que sur les os de sa +face, cent ans après sa mort, on devra lire encore: luxure, insolence et +cruauté. + +Ces trois seigneurs portaient, selon la mode franque, de riches tuniques +à manches courtes par-dessus leur justaucorps; des chausses étroites et +des bottines de cuir préparé, avec le poil en dessus. Derrière Chram et +ses amis venaient son sénéchal, le comte de ses écuries, son majordome, +son bouteillier et autres premiers officiers, car il avait une maison +royale. Après ces personnages s'avançait sa truste, formée de ses leudes +et antrustions armés en guerre; leurs casques ornés de panaches, leurs +cuirasses, leurs jambards brillants et polis étincelaient aux rayons du +soleil; leurs chevaux fringants piaffaient sous leurs riches caparaçons; +les banderolles de leurs lances flottaient au vent, et leurs boucliers +peints et dorés se balançaient, suspendus à l'arçon de leur selle. +Autant cette suite royale était fringante, autant la troupe des leudes +du comte était misérable, grotesque et piètrement armée; un assez grand +nombre de ses hommes portait des armures, mais incomplètes et rouillées; +d'autres, seulement vêtus de casaques de peaux de bêtes, coiffaient +militairement un casque bossué; d'autres, possesseurs d'une cuirasse, +avaient la tête couverte d'un bonnet de laine; les épées, non moins +rouillées que les cuirasses, étaient, pour la plupart, veuves de leur +fourreau; souvent cet étui guerrier était raccommodé avec des ficelles, +et plus d'un bois de lance tortu sortait brut du taillis avec son +écorce; la plupart des chevaux valaient, pour l'apparence, leurs +cavaliers. Le temps des labours n'étant pas encore venu, bon nombre des +compagnons de Neroweg, faute de chevaux de guerre, enfourchaient des +traîneurs de charrue, bridés avec des cordes. Aussi, foi de Vagre, rien +de plus réjouissant que de voir déjà quels regards envieux et farouches +les leudes du comte jetaient sur la brillante suite de Chram et quels +regards insolents et moqueurs cette fière truste royale jetait sur la +troupe du comte, troupe sauvage et dépenaillée. Derrière les gens de +guerre du prince venaient les pages, les serviteurs et les esclaves à +pied, conduisant des chariots attelés de boeufs ou des chevaux +lourdement chargés, chevaux et chariots que les habitants du pays +traversé par le roi et sa truste, étaient forcés de fournir +gratuitement[S]. + +Le comte Neroweg s'avança seul, à cheval, vers son royal hôte, qui, +arrêtant aussi sa monture, dit à Neroweg: + +--Comte, en allant de Clermont à Poitiers j'ai voulu m'arrêter un ou +deux jours dans ton burg. + +--Que ta _gloire_[T] soit la bienvenue dans mon domaine... Il est en +partie composé de terres _saliques_: je les tiens de mon père, qui les +tenait autant de son épée que de la générosité de ton aïeul Clovis... +C'est ton droit de loger, en voyage, chez les comtes et bénéficiers du +roi; c'est pour eux un plaisir de t'accueillir. + +--Comte,--dit insolemment le Lion de Poitiers,--ta femme vaut-elle la +peine qu'on la courtise? + +--Mon favori qui te demande, à sa manière, si ta femme est belle,--dit +Chram en faisant signe au Gaulois renégat de se modérer,--mon favori, le +Lion de Poitiers est de sa nature fort plaisant. + +--Alors, je répondrai au Lion de Poitiers qu'il ne pourra, non plus que +toi, juger si ma femme est belle ou laide, car elle est enceinte et +malade et ne sortira point de chez elle... + +--Si ta femme est enceinte,--reprit le lion,--de qui est l'enfant?... + +--Comte, ne te fâche pas de ces railleries... Je te l'ai dit, mon ami +est d'un naturel plaisant. + +--Chram, je ne m'offenserai donc pas des railleries de ton favori... +Allons au burg. + +--Marchons, comte. + +L'on s'avance vers le burg et l'on cause. + +--Comte, avoue à notre royal maître Chram qu'en tenant ta femme +renfermée tu caches ton trésor de crainte qu'on te le prenne!... + +--Mon favori Spatachair, qui te parle de la sorte, Neroweg, est aussi +d'un joyeux esprit. + +--Roi, tu choisis des amis très-gais, ce me semble. + +--Neroweg, tu nous caches ta femme... c'est ton droit... Nous la +dénicherons... c'est le nôtre... Pour un bon larron, il n'y a pas de +cachette. + +--Chram, celui-ci est encore un de tes joyeux amis, sans doute? + +--Oui, comte, et des plus joyeux... il se nomme Imnachair. + +--Et moi, qui me nomme Neroweg, je demanderai au seigneur Imnachair ce +que fait le larron lorsqu'il a déniché la cachette qu'il cherche? + +--Neroweg, ta femme te contera la chose quand nous aurons déniché cette +belle, car nous la dénicherons, aussi vrai que je suis le Lion de +Poitiers! + +--Et moi, aussi vrai que je suis comte du roi en ce pays +d'Auvergne,--s'écria Neroweg,--je tuerais un lion comme un renardeau, +comme un chien, si le Lion se voulait donner dans ma demeure des airs de +lion!... + +--Oh! oh! comte, tu parles résolument! est-ce cette brillante armée qui +est sur tes talons qui te donne cette audace?--répondit le favori du roi +en montrant du geste les leudes dépenaillés de Neroweg.--Si cette bande +vaut ce qu'elle paraît, nous sommes perdus! + +Deux ou trois des leudes du comte qui s'étaient peu à peu rapprochés, +ayant entendu les insolentes railleries des favoris de Chram, +murmurèrent tout haut d'un air farouche: + +--Nous n'aimons pas que l'on raille Neroweg! + +--Les leudes d'un comte valent bien les leudes royaux! + +--Le poli de l'acier ne fait pas sa trempe! + +L'un des hommes de Chram se retourna vers ses compagnons, et leur dit en +riant, montrant du bout de sa lance les gens du comte en faisant +allusion à leur grossier équipement: + +--Sont-ce là des esclaves de charrue déguisés en guerriers? ou des +guerriers déguisés en esclaves de charrue? + +La truste royale répondit à cette plaisanterie par de grands éclats de +rire; déjà de côté et d'autre on se regardait d'un air de défi, lorsque +l'évêque Cautin s'écria: + +--Mes chers fils en Christ, moi, votre évêque et père spirituel, je vous +engage au calme et à la paix... + +--Comte,--dit gaiement Chram à Neroweg,--défie-toi de ce luxurieux et +hypocrite évêque... Ne le laisse pas, ce bon apôtre, donner seul à seul +les eulogies à ta femme; il lui donnerait les eulogies de la Vénus des +païens, tout saint homme qu'il est! + +--Chram, je suis le serviteur du fils de notre glorieux roi Clotaire; +mais comme évêque, j'ai droit à ton respect. + +--Tu as raison, puisque aujourd'hui vous autres évêques vous êtes +presque aussi rois et surtout aussi riches que nous autres rois. + +--Chram, tu parles de la puissance et de la richesse des évêques en +Gaule... Oublies-tu donc que notre puissance est celle du seigneur Dieu, +et nos richesses le bien des pauvres?... + +--Par la peau flasque de toutes les bourses que tu as dégonflées, grosse +belette qui suces le jaune des oeufs et ne laisses aux sots que la +coquille! tu dis cette fois la vérité... Oui, vos richesses sont le bien +des pauvres, ce bien vous l'avez mis dans votre sac! + +--Glorieux roi, je t'ai accompagné jusqu'au burg de mon fils en Christ, +le comte Neroweg, pour accomplir l'acte de haute justice que tu sais, +mais non pour laisser railler imprudemment, en ma personne, notre sainte +religion catholique et apostolique. + +--Et moi je maintiens que de jour en jour votre puissance et vos +richesses augmentent! J'ai deux filles de ma race, peut-être +verront-elles le pouvoir royal s'amoindrir encore par vos usurpations, +vous évêques, avec qui nous avons partagé notre conquête; vous que nous +avons enrichis, vous de qui nous avons été les hommes d'armes! + +--Nos hommes d'armes, à nous, hommes de paix! Tu te trompes, ô roi! nos +seules armes sont nos prédications!... + +--Et quand les peuples se moquent de vos prédications, comme ont fait +les Visigoths, ces ariens de Provence et du Languedoc, vous nous envoyez +extirper leur hérésie par le fer et par le feu! + +--Et de cela gloire à Dieu!... Les pieux rois franks, dans ces guerres +contre les hérétiques, ont gagné un immense butin, fait triompher +l'orthodoxie et arraché des âmes aux flammes éternelles, en les ramenant +au giron de la sainte Église. + +Celui qui eût assisté à ce souper de la villa épiscopale, où l'évêque +avait convié Neroweg, n'aurait pas reconnu Cautin. Ce saint homme, tête +à tête avec le comte, stupide, brutal et aveugle croyant, ne recherchait +point la dignité dans son langage; mais en présence de Chram, effronté +railleur qu'il détestait, il sentait le besoin d'imposer, par ses +paroles et par son attitude, le respect et la crainte, sinon au prince +et à ses favoris, aussi impudents que lui, du moins à leur suite, +beaucoup plus dévotieuse; puis, autre grave appréhension pour Cautin et +pour sa bourse, il craignait fort que l'audacieux exemple de Chram et de +ses amis ne vînt altérer la naïve et fructueuse crédulité de Neroweg, +dont Cautin tirait un parti si profitable en cultivant et exploitant la +peur du diable dont était possédé son fils en Dieu. Du coin de l'oeil +l'évêque voyait le comte sournoisement écouter, d'un air à la fois +satisfait et effrayé, les insolentes railleries de Chram, se demandant +sans doute si lui, Neroweg, n'était pas bien sot de croire à la +puissance miraculeuse de l'évêque et de payer si cher les absolutions de +ce patron. Cautin, en homme habile, voulut frapper un grand coup. +Habitué à observer les signes précurseurs des orages, si fréquents et si +subits dans les pays de montagnes, il se servait, ainsi que tant +d'autres prêtres, de ses connaissances atmosphériques pour épouvanter +les simples[U]; le prélat remarquait donc depuis quelque temps une nuée +noire, qui d'abord à peine visible et formée sur la cime d'un pic à +l'extrême horizon, s'approchant rapidement, devait bientôt s'étendre et +obscurcir le ciel et le soleil, encore radieux; aussi Cautin, à une +nouvelle insolence de Chram sur les fourberies épiscopales, répondit en +tâchant de calculer et de mesurer la longueur de sa réplique sur la +marche de l'orageuse nuée qui s'avançait: + +--Ce n'est point à un serviteur indigne, à un humble ver de terre comme +moi de défendre en ce moment l'Église du seigneur Dieu; il a sa grâce et +ses miracles pour convaincre les incrédules, ses châtiments célestes +pour punir les impies; aussi, malheur à qui oserait ici, à la face de ce +soleil qui brille en ce moment sur nos têtes d'un si vif éclat,--ajouta +l'évêque d'une voix de plus en plus retentissante,--malheur à qui +oserait, à la face du Tout-Puissant qui nous voit, nous entend, nous +juge et nous châtie; malheur à qui oserait insulter à sa Divinité dans +la personne sacrée de ses évêques! oui, y a-t-il ici quelqu'un qui +l'ose?--continua Cautin d'une voix menaçante;--y a-t-il ici quelqu'un, +roi, seigneur, guerrier ou esclave, qui ose outrager la majesté divine? + +--Il y a ici moi, le Lion de Poitiers, qui te dis ceci à toi, Cautin, +évêque de Clermont: Tu vois bien cette houssine? je le la casserai sur +le dos, saint homme, si tu ne cesses de parler avec tant d'insolence. + +Foi de Vagre, ce Lion de Poitiers, ce Gaulois renégat, avait parfois du +bon; mais ses hardies paroles firent frémir l'assistance, la truste +royale comme les leudes du comte... Il paraissait monstrueux à ces bons +catholiques de casser une houssine sur le dos d'un évêque, eût-il, à +l'instar de Cautin, enfermé son prochain tout vivant dans le sépulcre +d'un mort. Une stupeur profonde succéda à la menace du Lion de Poitiers; +Chram lui-même parut effrayé de l'audace de son favori... Cautin, d'un +coup d'oeil, vit tout cela; aussi s'écria-t-il, feignant une sainte +horreur en s'adressant au Lion, qui, d'un air de défi, brandissait +toujours sa houssine: + +--Malheureux impie, aie pitié de toi-même... le Seigneur Dieu a entendu +ton blasphème... Vois, le ciel s'obscurcit, le soleil se couvre de +ténèbres! vois ces signes précurseurs du courroux céleste!... À genoux, +chers fils! à genoux! votre père en Dieu vous l'ordonne... Priez pour +apaiser le courroux de l'Éternel soulevé par un épouvantable +blasphème!... + +Et Cautin descendit précipitamment de cheval; mais il ne s'agenouilla +pas: debout et les mains levées vers le ciel, comme un prêtre officiant +à l'autel, il semblait conjurer la colère céleste. + +À la voix de l'évêque, les esclaves et les serviteurs de Chram, effrayés +des approches de cet orage inattendu, se jetèrent à genoux; la plupart +des hommes de sa truste sautèrent à bas de leurs montures, et +s'agenouillèrent aussi, non moins épouvantés que les autres, à la vue du +soleil presque subitement obscurci au moment où le Lion de Poitiers +avait menacé l'évêque de sa houssine... Neroweg, l'un des premiers à +genoux, se frappait la poitrine; mais Chram, ses favoris et quelques-uns +de ses antrustions restèrent à cheval, semblant hésiter, par orgueil, à +obéir aux ordres de l'évêque... Alors celui-ci, d'un geste impérieux et +d'un accent menaçant, s'écria: + +--À genoux! ô roi! Le roi n'est pas plus que l'esclave devant l'oeil du +Tout-Puissant... le roi, comme l'esclave, doit courber le front devant +l'Éternel pour apaiser son courroux... À genoux donc, ô roi! à genoux, +toi et tes favoris!... + +--Oses-tu me commander, à moi?--s'écria Chram le visage pâle de rage, +voyant la pieuse soumission de ses hommes aux ordres de l'évêque.--Qui, +de toi ou de moi fils de roi, est ici le maître, prêtre insolent?... + +Un superbe éclat de tonnerre ferma la bouche de Chram et servit à +souhait la fourberie de Cautin, qui reprit: + +--À genoux, roi!... n'entends-tu pas la foudre du ciel, cette voix +grondante du Tout-Puissant irrité?... Veux-tu attirer sur nous tous une +pluie de feu? Ô Seigneur Dieu, ayez pitié de nous! éloignez de nous ces +cataractes de lave ardente que, dans votre colère contre les impies, +vous allez faire pleuvoir sur eux, et peut-être aussi sur nous, pauvres +pécheurs... car les plus purs ne peuvent se dire irréprochables devant +votre majesté, ô Seigneur! mais du moins nous sommes humbles et +repentants... Ayez pitié de nous, ô Tout-Puissant!... + +Plusieurs nouveaux coups de tonnerre, accompagnés d'éclairs +éblouissants, portèrent à son comble l'épouvante de la suite de Chram; +lui-même, malgré son audace et sa superbe, ressentit quelque crainte; +cependant son orgueil répugnait encore à se soumettre aux ordres de +l'évêque, lorsque des murmures, d'abord sourds, puis menaçants, +s'élevèrent parmi sa truste et ses esclaves. + +--À genoux, notre roi... à genoux!... + +--Nous ne voulons pas, si petits que nous sommes, être brûlés par le feu +du ciel à cause de ton impiété et de celle de tes favoris. + +--À genoux, notre roi... à genoux!... Obéis à la parole du saint +évêque... c'est le Seigneur qui nous parle par sa bouche... + +--À genoux, roi... à genoux!... + +Chram céda... il craignit l'irritation de son entourage, et surtout de +donner un exemple public de rébellion contre les évêques, dont la +toute-puissance abrutissante venait si bien en aide à la conquête. +Chram, maugréant et blasphémant entre ses dents, descendit donc de +cheval, faisant signe à ses deux favoris, Imnachair et Spatachair, qui +lui obéirent, de l'imiter et de se mettre, comme lui, à genoux. + +Seul, à cheval, et dominant cette foule craintive agenouillée, le Lion +de Poitiers, le front intrépide, la lèvre sardonique, bravait les +roulements du tonnerre qui redoublait de fracas. + +--À genoux!--crièrent les voix de plus en plus irritées,--à genoux, le +Lion de Poitiers!... + +--Notre roi Chram s'agenouille, et cet impie, cause de tout le mal par +ses menaces sacriléges à l'égard du saint évêque, refuse seul d'obéir... + +--Ce blasphémateur va attirer sur nous un déluge de bitume et de feu... + +--Mes fils, mes chers fils!--s'écria Cautin, seul debout, comme le Lion +de Poitiers était seul à cheval,--préparons-nous à la mort! un seul +grain d'ivraie suffit à corrompre un muid de froment... un seul pécheur +endurci va peut-être causer notre mort, à nous autres justes... +Résignons-nous, mes chers fils... que la volonté de Dieu soit faite... +peut-être nous ouvrira-t-il son saint paradis! + +La foule épouvantée fit entendre des cris de plus en plus courroucés +contre le Lion de Poitiers; et Neroweg, qui gardait rancune à cet +insolent de ses impudiques plaisanteries sur Godégisèle, se leva à demi, +tira son épée, et s'écria: + +--À mort l'impie! son sang apaisera la colère de l'Éternel!... + +--Oui, oui... à mort!--crièrent une foule de voix furieuses, à peine +dominées par les retentissements de la foudre, rendus plus formidables +encore par l'écho des montagnes. + +Le ciel semblait véritablement en feu, tant les éclairs se succédaient, +rapides, enflammés, éblouissants... Les plus braves tremblaient, le roi +Chram lui-même regrettait d'avoir raillé l'évêque... Aussi, voyant le +Lion de Poitiers, toujours imperturbable, répondre par un geste de +dédain aux menaces de Neroweg et aux cris furieux de la foule, il dit à +son favori: + +--Descends de cheval et agenouille-toi... sinon, je te laisse +massacrer... Jamais je n'ai vu pareil orage!... Tu as eu tort de menacer +l'évêque de ta houssine, et moi de le railler... le feu du ciel va +peut-être tomber sur nous... + +Le Lion de Poitiers rugit de rage; mais, prévoyant le sort qu'une plus +longue résistance lui devait attirer, il céda, en grinçant des dents, +aux ordres de Chram, descendit de cheval après une dernière hésitation, +et tomba à genoux en montrant le poing à Cautin... Alors l'évêque, +jusque-là toujours debout au-dessus de cette foule frappée de terreur et +de respect, jeta un regard de triomphant orgueil sur Chram, ses favoris, +ses leudes, ses serviteurs, ses esclaves, tous agenouillés, et se dit, +savourant sa victoire: + +--Oui, roi, les évêques sont plus rois que toi! car te voici à mes +pieds, le front dans la poussière... + +Puis il s'agenouilla lentement en s'écriant d'une voix éclatante: + +--Gloire à toi. Seigneur! gloire à toi!... L'impie rebelle, saisi d'une +sainte terreur, abaisse son front superbe... Le lion dévorant est +devenu, devant ta majesté divine, plus craintif que l'agneau... Apaise +ta juste colère, ô Seigneur! aie pitié de nous tous, agenouillés ici +devant toi... dissipe les ténèbres qui obscurcissent le ciel... éloigne +la nuée de feu que l'endurcissement d'un pécheur avait attirée sur nos +têtes... daigne ainsi manifester, ô Tout-Puissant! que la voix de ton +serviteur indigne, l'évêque Cautin, est montée jusqu'à toi... jusqu'à +toi, qui, grâce à un ineffable miracle, as dernièrement permis à ton +_oint_ de contempler ta face éblouissante au milieu de tes séraphins et +de tes anges et archanges!... + +Le prélat dit encore beaucoup d'admirables choses, mesurant et graduant +ses actions de grâces et de merci sur l'apaisement progressif de +l'orage, de même qu'à son approche il avait gradué ses paroles +menaçantes; aussi l'habile homme termina-t-il son discours aux sourds +roulements d'un tonnerre lointain: derniers grondements, disait-il, de +la voix courroucée de l'Éternel enfin calmé dans sa colère... Après +quoi, le ciel s'éclaircit, les nuages se dissipèrent, le soleil de juin +rayonna de tout son éclat, et la truste royale, aussi rassérénée que le +ciel, se mit en marche vers le burg, chantant à pleine poitrine: + +«--Gloire! gloire éternelle au Seigneur!... + +»--Gloire! gloire à notre bienheureux évêque!... + +»--Il a détourné de nous, par un miracle, le feu du ciel... + +»--L'impie a courbé son front rebelle... + +»--Gloire! gloire au Seigneur!...» + +Pendant que les esclaves de Chram conduisaient les chevaux à l'écurie, +que d'autres plaçaient, sous une vaste grange à demi remplie de +fourrage, les chariots et les bâts, encore chargés de leurs fardeaux, +ses leudes buvaient et mangeaient en hommes qui voyagent depuis l'aube. +Chram ayant, ainsi que ses favoris, fait honneur au repas du comte, lui +dit: + +--Mène-moi dans un endroit où nous puissions parler en secret. Tu dois +avoir une chambre où tu gardes tes trésors? allons-y... + +Neroweg se gratta l'oreille sans répondre; se souciant peu sans doute +d'introduire dans ce sanctuaire le fils de son roi. Chram, voyant +l'hésitation du comte, reprit: + +--S'il y a dans ton burg un endroit plus retiré que ta chambre aux +trésors, peu m'importe... Allons chez ta femme si tu veux. + +--Non... non... viens dans ma chambre aux trésors... Permets seulement +que je donne quelques ordres afin que tes gens ne manquent de rien. + +Neroweg, tirant alors à l'écart l'un de ses leudes, lui dit: + +--Bertefred et toi, Ansowald, bien armés tous deux, vous resterez à la +porte du réduit où je vais entrer avec ce Chram... Tenez-vous prêts à +accourir à mon premier appel. + +--Que crains-tu? + +--La race du glorieux Clovis a beaucoup de goût pour le bien d'autrui, +et quoique mes coffres soient fermés à triple serrure et bardés de fer, +j'aime autant à vous savoir, toi et Bertefred, derrière la porte. + +--Nous y serons. + +--Dis, de plus, à Rigomer et à Bertéchram de se tenir, armés aussi, à la +porte du gynécée; qu'ils frappent sans merci ceux qui tenteraient de +s'introduire auprès de Godégisèle, et appellent à l'aide... Je me défie +du Lion de Poitiers, audacieux sacrilége qui ce matin a osé braver le +feu du ciel, attiré sur nous par ses impiétés... Les deux autres favoris +de Chram ne me semblent ni moins païens ni moins luxurieux que ce lion +farouche; je les crois, à eux trois, capables de tout... comme leur +royal maître... As-tu compté le nombre des gens armés qui accompagnent +ce Chram? + +--Il n'a amené ici que la moitié de ses leudes... de ses antrustions, +comme s'appellent ces hautains qui semblent nous dédaigner, nous autres, +parce qu'ils sont les _fidèles_ du fils d'un roi... Ne les valons-nous +pas?... quoique leur peau soit tarifée à six cents sous d'or de +_Wirgelt_ et la nôtre à deux cents sous seulement[V]. + +--Tout à l'heure,--ajouta Bertéchram,--ils avaient l'air de manger du +bout des dents et de regarder au fond des pots, pour s'assurer s'ils +étaient propres... Ils se moquaient de notre vaisselle de terre et +d'étain... + +--Oui, oui... pour que je sorte ma vaisselle d'or et d'argent, afin de +m'en dérober quelque pièce. + +--Tiens, Neroweg, il pourra couler du sang d'ici à ce soir, si ces +insolents nous continuent leurs dédains. + +--Heureusement nous tes leudes, les hommes de pied et les esclaves que +l'on pourrait armer, nous sommes aussi nombreux que les hommes de Chram. + +--Allons, allons, mes bons compagnons, ne vous échauffez pas, chers +amis... Si l'on se querelle à table on cassera la vaisselle, et il me +faudra la remplacer. + +--Neroweg, l'honneur passe avant la vaisselle. + +--Certainement; mais il est inutile de provoquer les disputes... +Tenez-vous seulement sur vos gardes, et que l'on veille à la porte du +gynécée. + +--Ce que tu demandes sera fait. + +Quelques instants après, le roi Chram et le comte se trouvaient seuls +dans la chambre des trésors. + +--Comte, quelle est la valeur des richesses renfermées dans ces coffres? + +--Oh! ils contiennent peu de chose, très-peu de chose... Ils sont fort +grands, parce que, ainsi que nous disons en Germanie: «Il est toujours +bon de se précautionner d'un grand pot et d'un grand coffre...» mais ils +sont presque vides... + +--Tant pis, comte... Je voulais doubler, tripler, quadrupler peut-être +la valeur qu'ils renferment. + +--Tu veux railler? + +--Comte, je désire augmenter au delà de tes espérances ta puissance et +tes richesses... Je te le jure par l'indivisible Trinité! + +--Alors je te crois, car après le miracle de ce matin tu n'oserais, en +te jouant d'un serment si redoutable, risquer d'attirer sur ma maison le +feu du ciel... Mais pourquoi désires-tu me rendre si puissant et si +riche?... + +--Parce qu'à cela, moi, j'ai intérêt. + +--Tu me persuades. + +--Veux-tu avoir des domaines égaux à ceux du fils du roi? + +--Je le voudrais. + +--Veux-tu avoir, au lieu de ces coffres à moitié vides, dis-tu, cent +coffres regorgeant d'or, de pierreries, de vases, de coupes, de patères, +de bassins, d'armures, d'étoffes précieuses? + +--Je le voudrais, certes, oh! je le voudrais! + +--Au lieu d'être comte d'une ville de l'Auvergne, veux-tu gouverner +toute une province, être enfin aussi riche et aussi puissant que tu peux +le désirer? + +--Tu me jures, par l'indivisible Trinité, que tu parles sérieusement? + +--Je te le jure! + +--Tu me le jures aussi par le grand Saint-Martin, à qui j'ai une +dévotion particulière? + +--Je te jure, aussi, comte, par le grand Saint-Martin, que mes offres +sont très-sérieuses. + +--Alors, explique-toi. + +--Mon père Clotaire, à cette heure, guerroie hors de la Gaule contre les +Saxons... Je veux profiter de cela pour me faire roi à la place de mon +père... Plusieurs ducs et comtes des contrées voisines sont entrés dans +mon projet... Seras-tu pour ou contre moi? + +--Et tes frères _Charibert_, _Gontran_, _Chilperik_ et _Sigibert_? ils +ne te laisseront pas le royaume de ton père à toi tout seul? + +--Je ferai tuer mes frères... + +--Par qui? + +--Tu le sauras plus tard. + +--Chram, ce sont là, vois-tu, de ces choses qu'il faut accomplir +soi-même... pour être assuré qu'elles réussissent... + +--Tu dis cela, comte, à cause de ton frère Ursio tué de ta main... + +--Notre grand roi Clovis, ton aïeul, et ses fils ne se sont-ils pas +toujours ainsi eux-mêmes, et selon leur besoin, défaits de leurs plus +proches parents? D'ailleurs je peux parler sans crainte du meurtre +d'Ursio... moi, j'en suis absous... j'ai payé... + +--Tu as gardé l'héritage? + +--J'en ai abandonné au moins un quart à l'Église et à mon patron, +l'évêque Cautin, pour racheter le meurtre... + +--Tu y gagnes toujours les trois quarts de l'héritage. + +--Tiens! si je n'avais pas dû gagner à la mort d'Ursio, je ne l'aurais +pas tué... je ne lui en voulais pas... + +--Et moi, je n'en veux pas non plus à mes frères... seulement je désire +être seul roi de toute la Gaule... Ainsi, comte, réponds, veux-tu +t'engager, par serment sacré, à combattre pour moi à la tête de tes +hommes? je m'engagerais, par un serment pareil, à te faire duc d'une +province à ton choix et à t'abandonner les biens, les trésors, les +esclaves, les domaines du plus riche des seigneurs qui auront tenu pour +mon père contre moi... + +--Enfin, roi, tu veux que je te promette, en mon nom et en celui de mes +leudes et de mes hommes, que nous _obéirons à ta bouche_, ainsi que nous +disons en Germanie? + +--Oui, telle est ma demande. + +--Mais ton père? mais ton père?... + +--Déjà sa truste, avant la guerre contre les Saxons, a failli le +massacrer... sais-tu cela? + +--Le bruit en est venu jusqu'ici. + +--Mon projet est donc de faire tuer mes frères, de dire que mon père est +mort pendant sa guerre contre les Saxons, et de me faire roi de la Gaule +à sa place[X]... + +--Mais lorsqu'il reviendra de Saxe avec son armée? + +--Je le combattrai, et je le tuerai si je peux... N'a-t-il pas tué ses +neveux et pillé les trésors de son frère Clodomir?... + +--Je ne te blâme point en ceci... je pense à ce qui peut m'advenir, à +moi... + +--À toi, comte? + +--Si dans ta guerre contre ton père tu as le dessous, et que je m'en +sois mêlé, de cette guerre... il m'arrivera malheur... Je serai +dépouillé comme traître des terres que je tiens à _bénéfices_; il ne me +restera que mes terres SALIQUES... + +--Voudrais-tu gagner sans risquer d'enjeu? + +--Je préférerais cela de beaucoup... Mais écoute, Chram; que les comtes +et ducs du Poitou, du Limousin, de l'Anjou, prennent parti avec toi +contre ton père, alors moi et mes hommes nous _obéirons à ta bouche_... +mais je ne me déclarerai pour ta cause que lorsque les autres se seront +ouvertement déclarés en armes les premiers... + +--Tu veux jouer à coup sûr? + +--Oui, je veux risquer peu pour gagner beaucoup... + +--Soit... alors échangeons nos serments. + +--Attends, roi... + +--Que vas-tu faire? pourquoi ouvrir ce coffre?... Laisse donc du moins +le couvercle relevé, que je voie tes trésors... + +--Je t'assure qu'il n'y a presque rien là dedans, et le peu qu'il y a +craint fort la poussière. + +--Par ma chevelure royale! je n'ai de ma vie vu plus magnifique boîte à +Évangile que celle que tu viens de tirer de ce coffre... ce n'est qu'or, +rubis, perles et escarboucles... Où as-tu pillé cela? + +--Dans une villa de Touraine: le cahier d'Évangile qui est dedans est +tout écrit en lettres d'or... + +--C'est la boîte qui est superbe... j'en suis ébloui... + +--Roi, nous allons nous engager par serment sur cet Évangile à tenir nos +promesses... + +--J'y consens... Or donc, sur les saints Évangiles que voici, moi, +Chram, fils de Clotaire, je jure, au nom de l'indivisible Trinité et du +grand Saint-Martin, je jure, selon la formule consacrée en Germanie, +«que si toi, Neroweg, comte de la ville de Clermont en Auvergne, toi et +tes leudes, qui regardiez autrefois du côté du roi mon père, vous voulez +maintenant vous tourner vers moi, Chram, me proposant de m'établir roi +sur vous, et que je m'y établisse, je te ferai duc d'une grande province +à ton choix, et te donnerai les domaines, maisons, esclaves et trésors +du plus riche des seigneurs qui auront tenu pour mon père contre moi...» + +«--Et moi, Neroweg, comte de la ville de Clermont en Auvergne, je jure +sur les Évangiles que voici, je jure, au nom de l'indivisible Trinité et +du grand Saint-Martin, que si les comtes et ducs du Poitou, du Limousin +et de l'Anjou, au lieu de regarder comme autrefois du côté de ton père, +se tournent ouvertement vers toi, et en armes, te proposant de t'établir +roi sur eux, je me tournerai aussi vers toi, Chram, moi et mes hommes, +pour que tu t'établisses roi sur nous. Que je sois voué aux peines +éternelles, moi, Neroweg, si je manque à mon serment!...» + +--Que je sois voué aux peines éternelles, moi, Chram, si je manque à mon +serment!... + +--C'est juré... + +--C'est juré... + +--Maintenant, comte, laisse-moi examiner de plus près cette magnifique +boîte à Évangile... + +--Excuse-moi... cette boîte craint terriblement la poussière... + +--Comte, je n'ai vu personne de comparable à toi pour ouvrir et fermer +prestement un coffre... + +--C'est toujours afin que la poussière n'y entre point. + +--À cette heure, autre chose... Notre serment nous lie, je peux te +parler sans détour... Il faut d'abord que je fasse mourir mes quatre +frères, Gontran, Sigibert, Chilperik et Charibert. + +--Le glorieux Clovis, ton aïeul, procédait toujours de cette façon +lorsqu'il jugeait bon de joindre à ses possessions un royaume ou un +héritage; il préférait tuer d'abord... et prendre ensuite. + +--Mon père Clotaire aussi professait cette opinion; il commençait par +tuer les enfants de son frère Clodomir, afin de s'emparer ensuite de +leur héritage. + +--D'autres, comme ton oncle Théodorik, prenaient d'abord et tuaient +ensuite... C'était mal avisé... on dépouille plus facilement un mort +qu'un vivant... + +--Comte, tu as la sagesse de Salomon; mais moi, je ne peux pas tuer mes +frères moi-même... + +--Tu ne peux pas... et pourquoi ne peux-tu pas? + +--Deux d'entre eux sont très-vigoureux; moi, je suis faible et usé; et +puis ils ne me feraient pas l'occasion de bonne grâce; ils se défient de +moi. + +--Il est vrai que mon frère Ursio n'avait pas de moi la moindre +défiance... Il était si jeune encore! + +--J'ai déjà trois hommes déterminés à ces meurtres: ce sont des hommes +sur qui je peux compter... il m'en faut un quatrième. + +--Où le trouver? + +--Ici... + +--Dans mon burg? + +--Oui, peut-être... + +--Explique-toi... + +--Sais-tu pourquoi l'évêque Cautin, qui ne m'aime guère, m'accompagne? + +--Je l'ignore... + +--C'est que l'évêque a grand'hâte de juger, de condamner et de voir +supplicier les Vagres et leurs complices, qui sont prisonniers dans +l'ergastule de ce burg... et de voir surtout rôtir l'évêchesse comme +sorcière... + +--Je ne te comprends pas, Chram. Ces scélérats et les deux femmes, leurs +complices, doivent être, lorsqu'ils seront guéris, et ils le sont, +conduits à Clermont pour y être jugés par la curie. + +--D'après des bruits très croyables, qui nous sont parvenus, l'évêque +craint, non sans raison, que la populace de Clermont ne se soulève pour +délivrer ces bandits lorsqu'ils arriveront dans la cité; les noms de +l'ermite laboureur et de Ronan le Vagre sont chers à la race esclave et +vagabonde; elle se pourrait révolter pour arracher ces maudits au +supplice... tandis qu'ici, dans le burg, il n'y a rien à craindre de +pareil. + +--Cette rebellion peut être à redouter, en effet, de la populace de +Clermont. + +--J'ai donc promis à l'évêque Cautin que si tu y consentais, moi, Chram, +roi pour mon père en Auvergne (en attendant que je sois roi par moi-même +de toute la Gaule), j'ordonnerais que ces criminels soient jugés, +condamnés et suppliciés ici dans ton burg, devant ton mâhl justicier... + +--Si mon bon patron l'évêque Cautin est de cet avis, je le partage... +Autant que lui je me promets de jouir de ce supplice... et je donnerais, +je crois, vingt sous d'or, plutôt que de voir ces scélérats échapper à +la mort, ce qui pourrait arriver, si la vile populace de Clermont se +soulevait en leur faveur... Mais quel rapport ceci a-t-il avec le +meurtre de tes frères? + +--Tu m'as dit que ce Ronan le Vagre était guéri de ses blessures? + +--Oui. + +--C'est un homme résolu? + +--Un démon... Le diable prend souvent la figure de ce Vagre, m'a dit mon +patron. + +--Crois-tu que si l'on disait à ce démon, après qu'il aura été condamné +à un supplice terrible: «Tu auras ta grâce, à la condition d'aller tuer +ensuite quelqu'un... et le meurtre accompli, vingt sous d'or de +profit...» il refuserait cette offre? Dis, quel Vagre la refuserait?... + +--Chram, cet endiablé Ronan et sa bande ont tué neuf de mes plus +vaillants leudes; ils ont pillé, incendié la villa de l'évêque, et il +faut que je la reconstruise à mes frais, selon que l'a dit l'Éternel de +sa propre bouche... Or, aussi vrai que le grand Saint-Martin est au +paradis, ce Vagre n'échappera pas au supplice dû à ses crimes!... + +--Qui te dit le contraire? + +--Tu parles de lui faire grâce pour... + +--Mais, peu clairvoyant Neroweg, le meurtre accompli, au lieu de compter +au Vagre vingt sous d'or... on lui compte cent coups de barre de fer sur +les membres, après quoi on l'écartelle ou on le coupe en quartiers... +Ah! cela te fait rire... + +--Hi... hi!... oui, cela me rappelle les baudriers et les colliers de +faux or, dont ton aïeul, le grand Clovis, paya un jour ses complices, +hi... hi... lors du meurtre des deux Ragnacaire, hi, hi... Ce Vagre +croira recevoir vingt sous d'or, et il recevra cent coups de barre de +fer... hi! hi!... + +--Les hommes déterminés sont rares; si ce Vagre mène l'affaire à bonne +fin pour sa part, avant huit jours mes quatre frères sont tués... et +leur mort assure la réussite de mes projets... Ton intérêt comme le mien +est de nous servir de ce Vagre... + +--Mais l'évêque, qui exprès vient ici pour jouir du supplice de ce +bandit; l'évêque, qui ne sait pas nos projets, ne consentira pas à +accorder la grâce de ce Ronan. + +--Cautin se consolera de la fuite du Vagre en voyant rôtir l'évêchesse, +et supplicier l'ermite laboureur, qu'il exècre non moins que le Vagre... + +--Et si le Vagre promet de tuer et qu'il ne tue pas? + +--Et les vingt sous d'or qu'il croira recevoir après le meurtre?... + +--C'est juste... mais sa fuite, comment la favoriser? + +--Tu peux assembler ton mâhl dans deux heures? + +--Oui. + +--Le jugement et la condamnation aujourd'hui, le supplice demain... +d'ici à demain il nous reste la nuit... Pendant le sommeil de l'évêque +tu feras sortir le Vagre de l'ergastule; on le conduira près de +Spatachair, mon favori... le reste me regarde... et demain nous dirons à +l'évêque: Le Vagre s'est enfui... + +--Hi... hi!... + +--De quoi ris-tu? + +--Ce Vagre, qui croira recevoir vingt sous d'or, et il recevra... hi! +hi!... cent coups de barre de fer sur les membres, après quoi il sera +écartelé... hi! hi! hi!... + +--Tu le vois, comte, ta vengeance n'y perdra rien, et nos projets seront +assurés; car si je ne trouvais pas au plus tôt un quatrième homme +déterminé comme ce Vagre, il me resterait toujours un frère, et un +frère, aussi bien que quatre, peut prétendre au royaume de mon père... +Réponds, sommes-nous d'accord pour la fuite du Vagre? + +--Oui, oui... et puis cette idée des cent coups de barre de fer... hi! +hi! hi!... + +--Ainsi ton mâhl sera dans deux heures assemblé? + +--Dans deux heures il le sera. + +--Adieu, Neroweg, comte de la ville de Clermont... mais au revoir, duc +de Touraine ou d'Anjou et l'un des plus riches, des plus puissants parmi +les seigneurs franks, fait tel par l'amitié de Chram, roi de toute la +Gaule!... + +Le soleil baisse, la nuit s'approche: un homme à barbe et à cheveux +gris, âgé de cinquante-huit à soixante ans, mais aussi alerte et +vigoureux que dans la maturité de l'âge, portant la saie gauloise, un +bissac sur ses épaules, bonnet de fourrure et chaussures poudreuses, +vient de la forêt; il s'avance sur la route qui conduit au burg du comte +Neroweg. Cet homme à barbe grise semble être un de ces bateleurs qui, +dans les villes et les villages, montrent des animaux. Sur son dos, il a +une cage où est enfermé un singe, et, au moyen d'une longue et forte +chaîne de fer, il conduit un ours de belle taille, qui paraît d'ailleurs +un paisible compagnon de route; il suit son maître aussi docilement +qu'un chien. Le bateleur s'arrête un instant au sommet de ce chemin +montueux, d'où l'on découvre la plaine et la colline où est bâti le +burg; à ce moment, deux esclaves à tête rasée, courbés sous le poids +d'un lourd fardeau, suspendu à une rame de bateau, dont chaque extrémité +repose sur l'une de leurs épaules, s'avancent par un sentier, qui, à +quelques pas de là, coupe et rejoint la route suivie par le bateleur; il +hâte alors le pas afin de rejoindre les esclaves; mais ceux-ci, peu +rassurés sans doute à la vue de l'ours qui suit son maître, s'arrêtent +court. + +--Mes amis, n'ayez pas peur, mon ours n'est point méchant; il est fort +apprivoisé. + +L'appelant alors tout en raccourcissant sa chaîne: + +--Viens ici près de moi, Mont-Dore! + +À cet ordre, l'ours répondit en s'approchant et s'asseyant modestement +sur son train de derrière; puis il leva d'un air soumis la tête vers son +maître, qui, debout devant lui, le cachait à demi aux esclaves... +Ceux-ci, rassurés, reprirent leur marche et firent quelques pas au +devant du bateleur, demeurant cependant, par prudence, à une certaine +distance de lui et de son ours. + +--Mes amis, quelle est cette grande demeure que l'on voit là-bas, +enceinte d'un fossé? + +--C'est le burg du comte Neroweg, notre maître. + +--Est-il au burg, aujourd'hui? + +--Il y est en grande et royale compagnie. + +--En royale compagnie? + +--Chram, le fils du roi des Franks, y est arrivé ce matin avec sa +truste; nous venons de l'étang pêcher cette charge de poissons pour le +souper de ce soir. + +--Aussi vrai que j'ai la barbe grise, voilà une bonne aubaine pour un +pauvre homme comme moi... je pourrai divertir ces nobles seigneurs en +leur montrant mon ours et mon singe... Croyez-vous, mes enfants, qu'on +me laissera entrer au burg? + +--Oh! nous ne savons... aucun étranger ne passe ordinairement le fossé +du burg sans l'ordre du seigneur comte; il est très-défiant, et le pont +gardé durant le jour est retiré chaque soir. + +--Cependant, cet hiver, il est aussi venu un montreur de bêtes, et le +seigneur comte s'est amusé à les voir. + +--Alors, il ne refusera pas ce soir d'offrir un pareil divertissement à +son royal hôte... + +--Il se peut... En ce cas l'amusement de ce soir aidera ces seigneurs à +attendre l'amusement de demain. + +--Lequel? + +--Le supplice des quatre condamnés d'aujourd'hui: Ronan le Vagre, +l'ermite laboureur, moine renégat en Vagrerie; une petite esclave, leur +complice, et l'évêchesse, une damnée sorcière, autrefois la femme de +notre bienheureux évêque Cautin. + +--Ah! l'on a pris des Vagres par ici, mes amis?... Et ils ont été +condamnés aujourd'hui? + +--Le mâhl s'est assemblé tantôt, le fils du roi et notre saint évêque y +assistaient... Ronan le Vagre et l'ermite ont été d'abord mis à la +torture... + +--Ils refusaient donc d'avouer qu'ils avaient couru la Vagrerie? + +--Non... Ronan le maudit s'en vantait, au contraire. + +--Alors, pourquoi la torture? + +--C'est ce que disait le fils du roi; il ne voulait pas la torture pour +Ronan le Vagre; il s'y opposait de toutes ses forces. + +--Mais notre saint évêque a prétendu qu'une vérité arrachée par la +torture était plus certaine, puisque c'était comme le jugement de +Dieu... Alors personne n'a osé aller contre la volonté du saint homme. + +--Aussi l'on a plongé, par son ordre, les pieds du Vagre et de l'ermite +dans l'huile bouillante... et ils ont avoué une seconde fois. + +--Puis on a été obligé de les porter dans l'ergastule, car ils ne +pouvaient plus marcher. + +--Et demain on les transportera sur le lieu du supplice, qui sera, +dit-on, terrible!... mais jamais assez terrible pour expier les crimes +de Ronan le Vagre... + +--Qu'a-t-il donc fait, mes amis? + +--N'a-t-il pas, le sacrilége! à la tête de sa bande, incendié, pillé la +villa épiscopale de notre bienheureux évêque Cautin... + +--Comment, mes amis, Ronan le Vagre... cet impie aurait osé commettre un +pareil crime? Et les femmes, est-ce qu'on les a aussi mises à la +torture? + +--La petite esclave Vagredine est encore quasi mourante d'une blessure +qu'elle s'est faite en voulant se tuer, lorsqu'elle a vu les Vagres +exterminés. + +--Quant à l'évêchesse, on allait commencer sa torture, lorsque notre +saint évêque a dit: «Il faut se donner garde d'affaiblir la sorcière, +peut-être elle ne résisterait pas à la douleur, et il vaut mieux qu'elle +reste en pleine santé, afin qu'elle ne perde rien des tourments de +demain.» + +--Votre évêque est très-judicieux, mes amis... et où ces scélérats +attendent-ils la mort? + +--Dans le souterrain du burg. + +--Toute fuite leur est, j'espère, impossible, à ces damnés? + +--D'abord Ronan le Vagre et l'ermite laboureur seraient libres, qu'ils +ne pourraient faire un pas à cause des suites de leur torture. + +--J'oubliais cela, mes amis. + +--Et puis, l'ergastule est construit en briques et en ciment romain +aussi dur que roche; cette cave est fermée par une grille de fer à +barreaux gros comme le bras, et toujours gardée par une troupe d'hommes +armés. + +--Grâce à Dieu, il n'est pas possible, mes amis, que ces maudits +échappent à leur supplice... Je vois que vous n'êtes pas de ces mauvais +esclaves, assez nombreux, dit-on, qui prennent parti pour les Vagres. + +--Les Vagres sont des démons, nous voudrions les voir torturer jusqu'au +dernier; ce sont les ennemis des évêques, nos bons pères, et des Franks, +nos seigneurs. + +--Votre maître est donc humain pour vous? + +--Il est d'autant meilleur maître, nous a dit son clerc, qu'il nous fait +plus souffrir, puisque la souffrance ici-bas nous assure le paradis... + +--Vous ne pouvez, mes enfants, manquer de faire ainsi votre salut... +J'espère que tous vos compagnons du burg sont, comme vous, résignés à +leur sort? + +--Il est des impies partout... Plusieurs d'entre nous iraient, s'ils +pouvaient, courir la Vagrerie; ils ne respectent pas nos saints évêques, +haïssent nos seigneurs les Franks, et se révoltent d'être en esclavage; +mais nous les dénonçons au clerc de notre comte, et quand nous pouvons, +nous les faisons cruellement châtier, en attendant pour eux l'enfer +éternel!... + +--Vous êtes, je le vois, des compagnons vraiment chrétiens, et ces +mauvais esclaves-là ne sont pas, je l'espère, en grand nombre parmi +vous, au burg? + +--Oh! non... ils sont quinze ou vingt peut-être, sur cent que nous +sommes pour le service de la maison; car le comte, notre seigneur, a +plus de quatre mille colons et esclaves laboureurs sur ses domaines. + +--Allons, mes enfants, il me semble que cela me porterait bonheur, à +moi, pauvre homme, de passer quelques heures dans une maison ainsi +peuplée d'esclaves selon Dieu... Et puisque vous me précédez au burg, +annoncez ma venue au majordome du comte... Si ce noble seigneur veut se +divertir de mon ours, il fera donner des ordres pour que je puisse +pénétrer dans l'enceinte. + +--Nous allons annoncer ta venue, bateleur... le majordome décidera... + +Et les esclaves qui, ruisselants de sueur, avaient un instant déposé +leur filet de pêche, rempli de gros poissons d'étang que l'on voyait +frétiller encore à travers les mailles, reprirent leur pesant fardeau et +se dirigèrent vers le burg. Lorsqu'ils eurent disparu, l'ours se dressa +sur ses pattes de derrière, jeta sa tête à ses pieds, et s'écria: + +--Sang et massacre! ils brûleront demain ma belle évêchesse!... Et +Ronan! notre brave Ronan! supplicié aussi!... Souffrirons-nous cela, +vieux Karadeuk? + +--Je vengerai mes fils... ou je mourrai près d'eux!... Ô Loysik! ô +Ronan! torturés... torturés!... et demain, la mort!... + +--Aussi vrai que le souvenir de l'évêchesse me brûle le coeur! la +torture d'aujourd'hui, le supplice de demain, l'arrivée de ce Chram avec +ses gens de guerre!... tout cela bouleverse nos projets... Au lieu +d'être conduits et jugés à Clermont dans quelques jours, Ronan et +l'évêchesse seront mis à mort demain matin dans ce burg... au lieu +d'être ingambes et guéris de leurs blessures, Ronan et son frère sont +impotents; les leudes de Chram, réunis à ceux du comte et à ses gens de +pied, forment une garnison de plus de trois cents hommes de guerre, ils +occupent ce burg... et pour enlever Ronan et Loysik, incapables de +marcher, la petite esclave, quasi mourante, et ma belle évêchesse, +combien sommes-nous? toi et moi... Tiens, vieux Karadeuk, si je sais +comment nous sortirons de ce guêpier, je veux devenir véritablement +ours, et non plus ours des kalendes de janvier[Y], ainsi que je le suis +à cette heure... Ah! celui-là qui m'eût dit, lorsque déguisé, comme tant +d'autres, en bestial, je fêtais les saturnales de la nuit de janvier... +celui-là qui m'eût dit: Mon joyeux garçon, tu fêteras les kalendes +d'hiver en plein été, j'aurais répondu: Va, bonhomme, ce jour-là il fera +chaud... et j'aurais dit vrai... car je serais plus au frais dans un +four brûlant que sous cette peau!... La rage et la chaleur me mettent en +eau... Tu restes muet, mon vieux Vagre... à quoi penses-tu? + +--À mes fils... Que faire... que faire?... + +--Meilleur je suis pour l'action que pour le conseil, en ce moment +surtout, car la fureur me rend fou! Pauvre et vaillante femme! demain, +brûlée!... Ah! pourquoi faut-il que j'aie été séparé d'elle dans les +gorges d'Allange durant ce combat, engagé par nos archers du haut des +chênes, contre les gens du comte... Pauvre... pauvre femme! je l'ai crue +morte ou prisonnière... Notre déroute était complète, impossible à moi +de m'assurer du sort de ma maîtresse, trop heureux de pouvoir, avec +quelques-uns des nôtres, échappés au massacre, m'enfoncer au plus +profond de la forêt, nous donnant rendez-vous dans les rochers du pic du +_Mont-Dore_, un de nos anciens repaires... Enfin, nous nous sommes, au +bout de quelques jours, retrouvés là une douzaine de notre bande, et +bientôt nous t'avons vu arriver aussi, en compagnie de deux esclaves +fuyards; toi, mon vieux Vagre, perdu pour nous depuis plus de trois +ans... Alors, tu nous a renseignés sur le sort de tes fils, de la petite +esclave et de l'évêchesse... C'est étrange, ce que je ressens pour cette +vaillante femme! son souvenir ne me quitte pas... mon coeur se brise de +chagrin en la sachant aux mains du comte et de l'évêque; il n'est pas en +Vagrerie de Vagre plus Vagre que moi pour la vie d'aventure, et pourtant +je ne sais quel hasard nous jetterait, l'évêchesse et moi, dans un coin +de terre ignoré, que là, je vivrais, je crois, près d'elle, dix ans, +vingt ans, cent ans!... Tu me prends pour un fou, vieux Karadeuk? ou +mieux, pour un oison, car je deviens pleurard, et je m'hébête!... Au +diable le chagrin! il faut agir!... + +--Oh! mes fils! mes fils!... + +--S'il ne fallait pour les sauver, eux et l'évêchesse, que donner ma +peau... pas celle-ci, la vraie, je la donnerais, foi de Vagre! car, tu +le sais, lorsque tu nous as conté ton projet, et que le personnage de +l'ours a été proposé à un garçon de bon vouloir, je me suis offert, vous +disant qu'autrefois, à Beziers, j'étais d'autant plus forcené pour les +déguisements des kalendes, que les prêtres les défendaient[Z], et que +dans ces saturnales je figurais surtout l'ours à s'y méprendre; je fus +tout d'une voix acclamé ours en Vagrerie, et... mais tu trouves +peut-être que je parle beaucoup?... Que veux-tu? cela m'étourdit... car +lorsque je reste muet et songeur... mon coeur se navre, et je deviens +stupide!... + +--Loysik! Ronan! suppliciés demain... non, non... ciel et terre! non!... + +--Quoi qu'il faille faire pour sauver tes fils, la petite Odille et +l'évêchesse, je te suivrai jusqu'au bout. Donc, lorsqu'il fut convenu +que tu serais le bateleur et moi l'ours, il fallut trouver un ours de +belle taille, assez obligeant pour me prêter sa tête, son justaucorps et +ses chausses. J'ai emporté ma hache, mon couteau, et j'ai gravi les +cimes du Mont-Dore... À bon veneur, bonne chance; presque aussitôt je +rencontre un compère de ma taille; me prenant sûrement pour un ami, il +accourt à moi les bras ouverts... et la gueule aussi. Craignant de gâter +son bel habit à coups de hache, je lui plante mon couteau sous +l'aisselle, au bon endroit que savait trouver le roi Clotaire lorsqu'il +tuait ses petits-neveux... Après quoi, j'ai soigneusement déshabillé mon +obligeant ami; son justaucorps et ses chausses semblaient, foi de Vagre, +taillés pour moi; je vous ai rejoints dans notre repaire, et nous voici +redescendus dans le plat pays, déterminés à tout pour sauver tes deux +fils, la petite esclave et mon évêchesse... Résumons-nous donc, car le +calme me revient... Que faire? Nous avions songé à nous introduire dans +la ville de Clermont pendant la nuit qui devait précéder le jour du +supplice, presque certains de soulever une partie des esclaves et du +peuple ami des Vagres... À ce projet, il faut renoncer, ainsi qu'à +l'idée de nous embusquer sur la route pour attaquer l'escorte qui aurait +conduit les prisonniers à Clermont... C'était pour tâcher de nous +renseigner sur le moment de leur départ et sur leur route, que nous +devions tenter de nous introduire dans le burg, toi et moi, sous notre +déguisement, tandis que dix de nos compagnons nous attendraient cachés à +la lisière de la forêt; ils y sont, prêts à se rendre avec nous à +Clermont ou sur la route, ou même à s'approcher cette nuit des fossés +du burg, si nous donnons à ces bons Vagres le signal convenu... Ce qui +s'est passé aujourd'hui, le supplice de demain, le grand nombre d'hommes +de guerre rassemblés au burg ruinent tous nos projets... que faire?... +Voici longtemps que tu réfléchis, mon vieux Vagre... as-tu décidé +quelque chose? + +--Oui, viens... + +--Au burg? mais il fait jour encore... + +--La nuit sera noire avant notre arrivée. + +--Quel est ton projet? + +--Je te le dirai en route; le temps presse; viens, viens... + +--Marchons... Ah! j'oubliais... et la casaque? + +--Quelle casaque? + +--Celle que par semblant de bouffonnerie je dois endosser... La mesure +est prudente; le capuchon rabattu dissimulera ce qu'il y a de défectueux +dans la jointure de la fourrure de mon cou à celle de ma tête; ce +capuchon cachera aussi à demi ma figure d'ours, car ces Franks seront +peut-être plus clairvoyants que ces deux esclaves hébêtés... + +Pendant que l'amant de l'évêchesse parlait ainsi, Karadeuk avait tiré de +son bissac une casaque roulée: le faux ours l'endossa; elle traînait +jusqu'aux pattes de derrière, et le capuchon, à demi rabattu sur les +yeux, ne laissait voir que le museau; les larges manches tombaient +presque jusqu'au bout des pattes griffues; la noire fourrure du corps et +des cuisses, découverte par l'écartement des deux pans du vêtement, +paraissait tout entière. Rien de plus grotesque que cet ours ainsi +costumé; il devait, foi de Vagre, donner fort à rire, après boire, aux +hôtes du comte Neroweg. + +--Laisse-moi maintenant, Karadeuk, cacher mon poignard dans un des plis +de la casaque... et tiens, c'est justement ce couteau saxon qu'en fuyant +des gorges d'Allange j'ai ramassé sur le champ de bataille... Vois, sur +la garde de cette arme, ces deux mots gaulois gravés sur le fer: +_Amitié_, _communauté_... _Amitié_, c'est un bon présage... L'amitié, +comme l'amour, me conduit au burg... Sang et massacre! délivrer du même +coup son ami, sa maîtresse!... + +--Viens, viens... Ô Ronan! Loysik! je vous sauverai tous deux... ou nous +mourrons tous trois!... + +Lorsqu'il y a cinq siècles et plus, les Romains possédaient la Gaule +conquise, mais non soumise, ils construisaient solidement les +ergastules, où la nuit ils renfermaient les esclaves gaulois enchaînés; +voyez plutôt ce souterrain, antique dépendance du camp romain; la brique +et le ciment sont encore tellement liés entre eux, qu'ils forment un +seul corps plus dur que le marbre: des hommes munis de leviers, de +masses, de ciseaux de fer, et travaillant de l'aube au soir, +parviendraient à peine à pratiquer une ouverture dans les parois de +cette prison; la voûte, basse et cintrée, est fermée par d'énormes +barreaux de fer... Au dehors veillent un assez grand nombre de Franks +armés de haches: les uns debout, les autres assis ou couchés sur la +terre; de temps à autre ils jettent un regard d'envie du côté du burg, +situé à cinq cents pas de là; mais le bâtiment principal est caché à la +vue des Franks par la saillie des granges et des écuries, bâties en +retour du logis seigneurial, où ces constructions s'appuient. + +Pourquoi ces gardiens des prisonniers jettent-ils, du côté du burg, des +regards d'envie? parce que arrivent jusqu'à eux, à travers les fenêtres +ouvertes, les cris des buveurs avinés, et, par intervalle, le bruit des +tambours et des cornets de chasse; car l'on festoie chez le comte +Neroweg, qui ce soir-là, de son mieux, fête Chram, son royal hôte. + +Une lampe de fer, abritée par la saillie du cintre de l'antique +ergastule, éclaire les abords du souterrain et en dedans son entrée. + +Des pas se font entendre... un leude paraît suivi de plusieurs esclaves, +portant des paniers et des craches. + +--Enfants! voilà de la cervoise, du vin, de la venaison, du pain de pur +froment. Mangez, buvez, tous doivent être ici, aujourd'hui, en liesse... +le fils du roi visite notre burg! + +--Vive Sigefrid! vive le vin, la cervoise et la venaison qu'il +apporte!... + +--Mais veillez sur les prisonniers... que pas un de vous ne bouge +d'ici!... + +--Oh! ces chiens ne remuent pas plus là dedans que s'ils étaient +endormis pour jamais sous la terre froide, où ils seront demain... Ne +crains donc rien, Sigefrid. + +--Hormis le seigneur roi, le seigneur évêque ou Neroweg, quiconque +approcherait de cette grille pour parler aux condamnés... + +--Tomberait sous nos haches, Sigefrid; elles sont pesantes et +tranchantes... + +--Au moindre événement, qu'un son de trompe donne l'alarme au burg... et +en un instant nous sommes ici. + +--Bonnes précautions, Sigefrid, mais inutiles. Le pont est retiré, de +plus, la bourbe des fossés est si profonde, qu'un homme qui tenterait le +passage disparaîtrait dans la vase... Enfin, il n'y a pas d'étrangers +dans le burg; nous sommes ici, en comptant la truste du roi, plus de +trois cents hommes armés... qui donc tenterait de délivrer ces chiens de +prisonniers? ne sont-ils pas, d'ailleurs, aussi incapables de marcher +qu'un lièvre à qui on a cassé les quatre pattes?... Encore une fois, +Sigefrid, les précautions sont bonnes à prendre, nous les prendrons, +mais elles seront vaines... + +--Veillez toujours soigneusement jusqu'à demain, jour du supplice de ces +maudits; ce n'est pour vous qu'une nuit à passer. + +--Et nous la passerons joyeusement à boire et à chanter! + +--Ainsi, l'on est gai dans la salle du festin, Sigefrid? + +--Le soleil de mai pompe moins avidement la rosée que nos buveurs les +tonneaux pleins; des montagnes de victuailles disparaissent dans les +abîmes des ventres... déjà l'on ne parle plus, l'on crie; tout à +l'heure on ne criera plus, on hurlera! Les leudes de Chram faisaient +d'abord la petite bouche, mais à cette heure ils l'ouvrent jusqu'aux +oreilles pour rire, boire et manger... Ce sont, après tout, de bons et +gais compagnons; un peu de jalousie de notre part nous avait irrités +contre eux; cette rivalité s'est noyée dans le vin, et tout à l'heure, +dans son ivresse, le vieux Bertefred, poussant de monstrueux hoquets, +embrassait, en pleurant comme un veau, un des brillants et jeunes +guerriers de la suite royale, et l'appelait son fils mignon. + +--Ah! ah! ah!... la bonne scène... + +--Enfin, pour compléter la fête, on dit qu'on vient d'introduire dans le +burg un bateleur qui montre un ours et un singe. Neroweg a proposé ce +divertissement au roi Chram, et le majordome vient de donner l'ordre de +faire entrer l'homme et les bêtes dans la salle du festin; on est allé +les quérir, aux trépignements de joie des convives. Je me hâte de +retourner à la maison pour avoir ma part de l'amusement... + +--Heureux Sigefrid! il va voir l'ours et le singe! + +--Enfants, je vous le promets, lorsque le roi se sera diverti de ce +bateleur, je demanderai au comte qu'on vous envoie de ce côté l'homme et +ses bêtes... + +--Sigefrid, tu es un bon compagnon! + +--Et surtout... veillez bien sur les prisonniers!... + +--Sois tranquille, et bois tranquille... Maintenant, à nous le vin, la +cervoise, la venaison! En attendant l'homme, l'ours et le singe, vidons +les pots à la santé du bon roi Chram et de Neroweg! + +La lampe de fer, accrochée sous la saillie du cintre de l'antique +ergastule, éclairait ses abords et les groupes de Franks, qui +mangeaient, riaient, buvaient au dehors; cette lampe éclairant aussi +l'entrée du souterrain, fermé par des barreaux de fer, jetait sa +rougeâtre et vacillante lumière sur les prisonniers gaulois, réunis non +loin de l'ouverture de cette prison, dont la profondeur restait pleine +de ténèbres. + +Près de la grille de l'ergastule, la petite Odille, couchée sur la +terre, les mains croisées sur son sein de quinze ans, comme une morte +que l'on va ensevelir, avait aussi la pâleur d'une morte; assise près +d'elle, l'évêchesse, toujours belle, quoique pâlie et amaigrie, +soutenait, sur ses genoux, la tête de l'enfant, et la contemplait avec +des yeux de mère... Ronan, les jambes enveloppées de chiffons, les mains +chargées de menottes de fer, incapable de se tenir debout ou agenouillé, +est assis non loin des deux femmes, le dos appuyé aux parois du +souterrain; il jette sur Odille un regard non moins appitoyé que celui +de l'évêchesse; l'ermite laboureur, garrotté comme son frère, dont il a +partagé la torture, se tient assis près de lui, et semble ému des soins +que prodigue l'évêchesse à la petite esclave, qui semble expirante. + +--Meurs, petite Odille!--disait Ronan,--meurs, mon enfant... tu serais +brûlée vive, mieux vaut mourir de la blessure que tu t'es faite d'une +vaillante mais trop faible main, lorsqu'il y a un mois tu m'as cru tué! + +--Pauvre petite! l'émotion de cette journée a épuisé ses forces... +Voyez, Loysik, voyez, Ronan, son visage devient, hélas! de plus en plus +livide! + +--Bénissons cette pâleur livide, belle évêchesse; elle annonce une mort +prochaine... cette mort sauvera la pauvre enfant des douleurs du +supplice; sa blessure ne l'a-t-elle pas déjà sauvée des nouvelles +brutalités du comte et de la torture d'aujourd'hui?... Meurs, meurs +donc, petite Odille, nous revivrons ailleurs! Libre, j'aurais fait de +toi, pour toujours, ma femme en Vagrerie, si tu l'avais voulu; car déjà +je t'aimais tendrement pour ta douceur, pour ta beauté, pour le malheur +et la honte qui t'avaient frappée si jeune, enfant innocente encore +après ton déshonneur!... Meurs donc, petite Odille... Aussi vrai que moi +et mon frère Loysik nous serons suppliciés demain, je redoute moins ce +supplice que de te voir brûlée vive, puisque je serai mis à mort le +dernier!... Oh! si je n'avais les jambes en lambeaux, je me traînerais +jusqu'à toi; oh! si je n'avais les mains enchaînées, je t'étoufferais +d'une main prévoyante, de même que nos mères, les viriles Gauloises +d'autrefois, tuaient leurs enfants pour les soustraire à l'esclavage! +Belle évêchesse! toi dont les bras sont libres, ne pourrais-tu étrangler +doucement cette chère enfant? Le léger souffle de vie qui la soutient à +peine serait si vite éteint! + +--J'y ai déjà songé... Ronan, et je n'ose... + +--Mais si par hasard elle survit, son sort sera le tien... Écoutez bien: +vous serez d'abord mises nues devant cette bande de Franks! et par eux +fouettées de houssines! + +--Tais-toi... Ronan... tais-toi, le rouge me monte au front!... Pour +moi, femme, là est le pire du supplice... + +--Ton mari l'évêque le savait... comme il savait que la torture +d'aujourd'hui te ferait perdre une partie de tes forces nécessaires pour +endurer le supplice de demain; aussi t'a-t-il benoîtement épargnée +tantôt... vous serez ensuite mises chacune sur un pal aigu. C'est encore +ton mari l'évêque qui doit avoir imaginé ceci... lui, qui jadis inventa +d'enfermer un vivant dans un sépulcre avec un mort en putréfaction... +Ah! j'oubliais... avant le supplice du pal, on vous arrachera le bout +des seins avec des tenailles ardentes; ce raffinement sent son roi Chram +d'une lieue. Enfin, vous serez jetées dans le bûcher encore un peu +vivantes... La torture est, tu le vois, finement graduée! et tu ne veux +pas, toi qui le peux, y soustraire cette douce enfant?... Ah! tu te +décides enfin!... tes mains s'approchent du cou de la petite Odille... +Allons, pas de faiblesse! souviens-toi de nos mères... mettant à mort +les enfants qu'elles chérissaient... Mais quoi! tu hésites!... tes mains +retombent!... tu pleures!... + +--Je n'ose pas... je n'ose pas... + +--Lâche coeur!!! + +--Moi! lâche?... non... si elle était ma fille... je la tuerais... + +--C'est juste, Odille est pour toi une étrangère... tu ne peux l'aimer +assez pour te résoudre à la tuer; il faut, n'est-ce pas, Loysik, +pardonner à l'évêchesse ce manque de tendresse?... Après tout, elle +n'est pas la mère de cette enfant! + +À ce moment la petite esclave fait un mouvement, pousse un léger soupir, +sa tête se soulève à demi, ses yeux s'ouvrent, cherchent tout, d'abord +Ronan... s'arrêtent sur lui, et au bout de quelques instants elle dit +d'une voix faible: + +--Ronan... la nuit est-elle déjà passée, que voici le jour? + +--Ce n'est pas le jour, mon enfant, c'est la clarté de la lampe qui +brûle au dehors; tes forces semblent épuisées? tu t'étais assoupie? + +--Je faisais un rêve doux et triste... ma mère me berçait sur ses genoux +en me chantant le bardit d'Hêna; et puis elle me disait en pleurant: +«Odille, c'est toi, c'est toi que l'on va brûler...» Alors je me suis +éveillée, j'ai cru que c'était déjà le jour... Ah! Ronan! que c'est +long, d'ici à demain! et ce supplice! ce supplice! comme il durera... à +moins que la douleur soit trop forte, alors je mourrai tout de suite... + +--Et tu ne regretteras pas la vie? + +--Ronan, j'ai voulu me tuer quand je vous ai cru mort... vous êtes +condamné comme nous, je n'ai plus ni père ni mère! qui regretterais-je +ici? Puisque l'on va revivre ailleurs auprès de ceux que l'on a aimés, +nous nous retrouverons bientôt tous ensemble, vous et ma famille. + +--Et quelle haine! dis, petite Odille? quelle haine contre ceux qui +t'ont condamnée à mourir ainsi? + +--Oui, Ronan... je les hais parce qu'ils sont injustes et méchants; ils +me font mourir... et je n'ai, moi, jamais fait de mal à personne... + +--Et si cela était en votre pouvoir, mon enfant, leur rendriez-vous le +mal qu'ils vous font? + +--Seulement pour me venger?... si j'étais par hasard délivrée? frère +Loysik? + +--Oui, seulement pour vous venger! + +--Non... je ne me sens pas de méchanceté au coeur... + +--Et si l'on vous disait: la torture et la mort seront subies par eux ou +par vous... choisissez... + +--Que voulez-vous, frère Loysik... ils sont méchants et injustes, je +préférerais ma vie à la leur; mais si l'on me disait: «--Odille, voici +Ronan, voici dame Fulvie... voici frère Loysik, qui n'ont eu pour toi +que de douces paroles, que de tendres soins, il faut que toi ou eux +soient suppliciés, choisis.»--Oh! comme je répondrais vite: +Prenez-moi... prenez-moi, et qu'ils soient sauvés! ils ont été si doux +pour moi! ils sont si bons au pauvre monde! + +--Petite Odille, si l'on te disait: Chéris ces méchantes gens qui vont +te faire mourir... oui, que tes dernières paroles pour eux soient +tendres comme l'adieu que tu aurais fait à ta mère adorée? + +--Vous vous moquez, Ronan! Aimer comme ma mère, ces Franks qui ont fait +tant de mal à moi et aux autres! je ne saurais... je ne pourrais ainsi +aimer injustement... + +--Et si l'on te disait: Chaque torture que tu vas ressentir te sera +payée là-haut en éternelle félicité. + +--Où? là-haut?... Par qui payée, Ronan? + +--Par un Dieu... par un Dieu tout-puissant, qui peut ce qu'il veut... et +qui met la félicité éternelle au prix des souffrances de ses créatures! + +--Si ce Dieu peut ce qu'il veut, Ronan, pourquoi n'empêche-t-il pas mon +supplice puisque je ne l'ai pas mérité? S'il peut ce qu'il veut, +pourquoi met-il au prix de cruelles souffrances cette éternelle félicité +que je ne recherchais pas, ne demandant qu'à vivre dans la paix et +l'innocence?... + +--Oh! naïve et douce enfant! à qui ne saurait mourir, tu +l'apprendrais,--s'écria l'ermite laboureur.--Tu hais justement les +méchants qui te condamnent, tu ne leur accordes pas un pardon inique et +imbécile; mais libre... tu ne leur rendrais pas le mal pour le mal! tu +préférerais ton innocente vie à leur vie souillée de crimes; mais tu +saurais mourir pour ceux qui t'ont aimée!... tu ne vois pas dans la mort +par le supplice je ne sais quel marché avec un Dieu tout-puissant, qui, +pour quelques heures de torture que des barbares t'imposent, te +donnerait une éternité de bonheur! tu prévois la douleur parce que tu +t'attends à souffrir dans ta chair! mais l'approche du supplice ne +t'inspire pas une lâche épouvante! Non, non; dans ta grandeur naïve tu +te résignes doucement, attendant l'heure d'aller revivre auprès de ceux +qui t'aimaient. + +--Cette enfant a plus de raison et plus de courage que moi qui serais sa +mère! Loysik dit vrai, j'apprendrai d'elle à mourir. + +--Foi de Vagre! qu'est-ce que la mort, belle évêchesse? changer de +vêtements et de logis. Le supplice? deux ou trois heures de souffrance, +dont le terme plus ou moins rapproché est du moins certain... Sais-tu, +Loysik, ce qui seulement me chagrine à cette heure? c'est de quitter ce +monde-ci, laissant notre Gaule bien-aimée... à jamais soumise aux Franks +et aux évêques! + +--Notre Gaule bien-aimée, à jamais soumise aux Franks et aux évêques! +non, non, frère... les siècles sont des siècles pour l'homme... ils sont +à peine des heures pour l'humanité dans sa marche éternelle!... Ce monde +où nous vivons nous semble grand... Qu'est-il? roulant confondu parmi +ces milliers de mondes étoiles, qui, à cette heure de la nuit, brillent +à nos yeux dans l'immensité des cieux! mondes mystérieux où nous allons +successivement revivre, âme et corps, jusqu'à l'infini!... Tiens, mon +frère, lors de la conquête de César, nos aïeux esclaves, enchaînés il y +a des siècles dans cet ergastule où nous sommes, ont peut-être aussi dit +comme toi avec désespoir:--«Notre Gaule bien-aimée est à jamais soumise +à la conquête étrangère...» Et pourtant... + +--Et pourtant deux siècles et demi ne s'étaient pas écoulés qu'à force +d'héroïques insurrections contre les Romains, la Gaule avait pas à pas, +au prix du sang de nos pères, reconquis ses droits, ses libertés, son +indépendance! lors de l'ère glorieuse de Victoria la Grande! Tu dis +vrai, Loysik, tu dis vrai. + +--Et la vision prophétique de cette femme auguste? cette vision que nous +a transmise dans ses récits notre aïeul Scanvoch, et que notre père nous +a si souvent racontée? te la rappelles-tu? + +--Oui, dans cette vision, Victoria voyait la Gaule esclave, épuisée, +saignante, à genoux, écrasée de fardeau, se traînant sous le fouet des +rois franks et des évêques! + +--Mais la fin? la fin de cette vision de Victoria la Grande? + +--Oh... splendide! rayonnante! la Gaule libre, fière, glorieuse, foulant +d'un pied superbe son collier d'esclavage, la couronne des rois et celle +des papes de Rome, la Gaule tenait d'une main une gerbe de fruits et de +fleurs, de l'autre un étendard surmonté du coq gaulois! + +--Eh! que crains-tu donc alors? songe au passé! vois-y la Gaule, courbée +d'abord sous la conquête romaine, se relever, par le courage de ses +enfants, libre et redoutable!... Que le passé te donne foi dans +l'avenir!... Cet avenir est lointain peut-être! que nous importe le +temps à nous, qui, en ce moment suprême, n'avons plus à mesurer d'ici à +demain que les dernières heures de notre vie... Oh! mon frère, j'ai une +foi profonde... invincible dans le réveil et l'affranchissement de la +Gaule!... Je te l'ai dit, les siècles sont des siècles pour l'homme; ils +sont à peine des heures, des instants, pour l'humanité dans sa marche +éternelle! + +--Loysik... tu me rassures... tu raffermis ma croyance... oui, je +quitterai ce monde les yeux fixés sur cette vision radieuse de la Gaule +renaissante!... Un dernier chagrin me reste... l'incertitude où nous +sommes du sort de notre père! + +--S'il survit, puisse-t-il ignorer notre fin, Ronan! il nous aimait +tendrement... c'était un grand coeur! En temps de guerre nationale, à +la tête d'une province soulevée en armes, il eût peut-être été un héros +comme le _chef des cent vallées_, son idole!... À la tête d'une bande de +révoltés... notre père n'a pu être qu'un intrépide chef de Bagaudes ou +de Vagres... Tu sais, mon frère, mon éloignement pour ces terribles +représailles... si légitimes qu'elles soient... elles ne laissent après +elles que ruines et désastres... Mais du moins notre père a toujours +vengé les opprimés... les souffrants, et jamais sa vengeance n'a atteint +que les méchants... + +--Va, Loysik, en ces temps d'épouvantable iniquité la Vagrerie accomplit +une mission divine!... Les puissants du monde écrasent les faibles!... +la Vagrerie frappe les puissants... Qui donc les punirait sans nous, ces +puissants? Leurs remords! ils payent, et le clergé les absout de leurs +crimes! Leurs victimes! elles n'osent dans leur hébêtement catholique se +rebeller contre leurs bourreaux! Non, non, il faut par des exemples +terrifier nos maîtres!... Insensibles à la prière, ils céderont à +l'épouvante! Oh! mes Vagres! mes bons Vagres, où êtes-vous! où +êtes-vous! pour cent Vagres tués... la Vagrerie, je le sais, n'est pas +morte... mais où sont-ils, mes braves compagnons! où sont-ils! + +--S'ils vous savaient ici, Ronan, ils tenteraient tout pour vous +délivrer... ils vous aiment tant... + +--Quelques-uns d'entre eux peut-être, petite Odille, ont survécu au +combat des gorges d'Allange; si, comme on le disait, on nous avait +conduits à Clermont, nous aurions eu, soit en route, soit dans la ville, +quelque chance d'être délivrés par mes compagnons; mais ici dans ce +burg, il ne faut pas rêver délivrance, chère enfant... je dis rêver, car +voici tes paupières qui de nouveau s'appesantissent... + +--C'est vrai, Ronan... est-ce faiblesse... ou sommeil... je ne sais, mes +yeux se ferment malgré moi... Oh! je voudrais dormir jusqu'à demain... + +--Berce-la sur tes genoux, belle évêchesse, berce-la... comme sa mère +la berçait autrefois... et qu'elle s'endorme pour ne plus se +réveiller!... + +--Dors, pauvre petite... dors sur mes genoux... En te voyant souffrir si +douce et si jeune... toi, d'un âge à être ma fille... j'ai compris les +douleurs maternelles... Ah! moi aussi, j'aurais été, si le sort l'avait +voulu, mère vaillante, épouse dévouée... + +Et après un long silence pendant lequel la petite esclave s'endormit +tout à fait, Fulvie ajouta: + +--Et vous ne savez pas, Ronan... si le veneur a été tué? + +--Le dernier moment où je l'ai vu, belle évêchesse, il ajustait du haut +d'un chêne... quelque leude à la portée de sa flèche... Est-il à cette +heure mort ou vivant? je l'ignore... + +--Ah! si j'avais longtemps à vivre, je regretterais toujours que le +combat nous ait empêchés, le veneur et moi, de mourir ensemble, selon +notre promesse échangée durant cette nuit de folle ivresse... Quand je +pense à cette nuit... c'est pour moi comme le souvenir d'un songe à la +fois brûlant et honteux... vous devez me mépriser beaucoup... Loysik! et +je vous l'avoue, si résolue que je sois à la mort... il me sera cruel +d'emporter vos mépris. + +--Fulvie! libre aujourd'hui, retrouvant le veneur libre aussi... et vous +disant: sois ma femme devant Dieu! que répondriez-vous en toute +sincérité? + +--Je répondrais: Je serai épouse dévouée, mère vaillante!... oh! oui... +croyez-moi, Loysik... j'agirais comme je dis... je le sais... je le +sens... Cet homme à qui je me suis donnée dans cette nuit d'incendie et +d'épouvante, après qu'il m'eut arrachée aux flammes, cet homme, je +l'aimais déjà pour sa grâce et sa beauté, ainsi que je l'ai aimé ensuite +pour son courage et son généreux coeur. + +--Je vous crois, Fulvie... Comment alors, en ce moment suprême, +pourrais-je vous mépriser?... ne répareriez-vous pas, si vous le +pouviez, votre égarement d'un jour par toute une vie honnête et +dévouée? + +--Mais, Loysik, cet homme a été mon amant... + +--Si votre mari l'évêque s'était autrefois montré pour vous plein de +tendresse, et plus tard rempli de fraternelle affection, eussiez-vous +cédé à l'entraînement que vous regrettez? + +--Jamais! + +--Et pourtant de cet homme si méchant, si dédaigneux à votre égard, vous +avez eu pitié! oui, lorsqu'il était au pouvoir des Vagres, vous avez été +pour lui compatissante; allez, Fulvie, Jésus de Nazareth, dans sa tendre +et sage miséricorde, a remis leurs péchés à la _femme adultère_ et à +_Madeleine_, parce qu'elles se repentaient et avaient beaucoup aimé... +Comment, moi, vous mépriserais-je? + +--Merci, Loysik, de me parler ainsi... Maintenant je ne craindrai plus +de rencontrer vos yeux, et si demain mon courage défaille... c'est à +votre regard affectueux et serein que je demanderai force et vaillance! + +--Frère,--dit Ronan,--ils sont bien gais là-bas! dans le burg!... +Entends-tu leurs clameurs lointaines? Ah! par les os de notre aïeul +Sylvest, ils étaient aussi bien gais ces jeunes et brillants seigneurs +romains qui, couronnés de fleurs, riaient, insoucieux et cruels, au +balcon doré du cirque, pendant que leurs esclaves, voués aux bêtes +féroces, attendaient la mort sous les sombres voûtes de l'amphithéâtre, +comme cette nuit nous attendons la mort dans ce souterrain... Oui... ils +étaient aussi fort gais, ces seigneurs romains! mais du fond de leurs +ténèbres les esclaves gaulois, secouant leurs chaînes en cadence, +chantaient ces paroles prophétiques: + +--_Coule, coule, sang du captif!_--_tombe, tombe, rosée +sanglante!_--_germe, grandis, moisson vengeresse!_...--_A toi, faucheur, +à toi, la voilà mûre!_--_aiguise ta faux!_ _aiguise, aiguise ta +faux!_... + +Neroweg fêtait de son mieux Chram, son royal hôte; il avait d'abord +hésité à sortir de ses coffres sa vaisselle d'or et d'argent, fruit de +ses rapines; il craignait d'exciter la convoitise de Chram et de ses +favoris, redoutant quelque vol sournois de la part de ceux-ci, ou de la +part de leur maître, quelque demande cupide; mais cédant à sa vanité de +barbare, le comte ne put résister au désir d'étaler ses richesses aux +yeux de ses hôtes; il exhuma donc de ses coffres ses grandes amphores, +ses vases à boire, ses bassins profonds et ses larges plats, le tout en +or ou en argent massif, et de formes grecque, romaine ou gauloise, +formes variées comme les pilleries dont provenait cette vaisselle. Il y +avait encore des coupes de jaspe, de porphyre et d'onyx, enrichies de +pierreries; des patères, sortes de cuvettes en bois rare, ornées de +cercles d'or, incrustées d'escarboucles. Mais de ces objets précieux les +hôtes du comte ne devaient point se servir; ces trésors, entassés sans +ordre et comme un tas de butin au milieu de la table immense, devaient +seulement réjouir ou faire étinceler d'envie les regards des invités qui +ne pouvaient d'ailleurs, vu la distance où ils se trouvaient de ces +belles choses, rien dérober. Seuls, le roi Chram et l'évêque Cautin, +devant lesquels le comte avait fait étaler en guise de nappe un morceau +d'étoffe pourpre, brochée d'or et d'argent, pareil à celui dont étaient +momentanément recouverts leurs sièges; seuls, le roi Chram et l'évêque +se servaient chacun pour boire d'une grande coupe de jaspe, enrichie de +pierreries, ils mangeaient dans un large plat d'or massif, où on leur +servait les mets; les autres convives avaient devant eux des plats et +des pots à boire, en bois, en étain, en terre ou en cuivre étamé. Le +comte, pour faire par son costume honneur au fils de ce roi qu'il +songeait à trahir, avait endossé par-dessus son buffle gras et ses +chausses crasseuses, une ancienne dalmatique de drap d'argent, brodée +d'abeilles d'or, présent fait à son père par le glorieux roi Clovis. Il +faut le dire, le vif désir de s'approprier cette superbe dalmatique, +tombée lors du partage de la succession paternelle dans le lot d'Ursio, +frère de Neroweg, avait quelque peu poussé le comte à ce fratricide +expié moyennant de riches donations à l'Église et à l'évêque Cautin. +Neroweg portait en outre deux lourds et longs colliers d'or, auxquels +il avait ingénieusement ajusté, de maille en maille, des boucles +d'oreilles de femme, ruisselantes de pierreries; un paon n'eût pas été +plus fier de son plumage que l'était, sous sa dalmatique et ses bijoux +volés, ce seigneur frank, au menton rose, aux longues moustaches rousses +et à la chevelure fauve retroussée et rattachée au sommet de la tête par +un bracelet d'or couvert de rubis (autre invention de parure du seigneur +comte), d'où cette rude et inculte crinière retombait derrière son cou +comme la queue d'un cheval rouge. + +L'aspect de la salle était à l'avenant, mélange de luxe, de barbarie et +de malpropreté sordide; autour de cette table de bois grossier, +seulement recouverte d'un morceau de riche étoffe à la place occupée par +Chram et par l'évêque, et ornée en son milieu d'un monceau de vaisselle +précieuse; autour de cette table, circulaient des esclaves en guenilles, +sous la surveillance du sénéchal, du majordome, du sommelier et autres +principaux serviteurs du comte, vêtus de casaques de peau de bête, en +toute saison, et sales autant que barbus, hérissés et dépenaillés. Le +nombre d'esclaves, portant des flambeaux de cire destinés à éclairer le +festin, avait été doublé, et aussi doublé, triplé, quadruplé, le nombre +des tonneaux dressés dans les encoignures de la salle; à chaque angle, +on voyait trois ou quatre grosses tonnes superposées, l'on eût dit +autant de colonnes trapues; les sommeliers pour mettre en perce le +tonneau le plus élevé, et y remplir les pots à boire se servaient d'une +échelle, mais depuis longtemps les tonnes supérieures étaient vides; le +vieux vin de Clermont, qu'elles avaient contenu, égayait et échauffait +de plus en plus les convives. + +L'évêque Cautin, cédant à son penchant naturel pour la buvaille et la +ripaille, voyant par avance Ronan le Vagre, l'ermite laboureur et la +belle évêchesse suppliciés le lendemain, le bon Cautin ne se sentait +point d'aise, il buvait et rebuvait, chafriolait et discourait, +agressif, moqueur, insolent comme un compère qui, avant le repas du +matin, avait déjà opéré son petit miracle; le saint homme n'osait, +malgré son aversion pour Chram, s'attaquer à lui, moins encore au _Lion +de Poitiers_; le Gaulois renégat rancuneux en diable à l'endroit du +miracle matinal, avait plus tard dit à l'homme de Dieu, en lui lançant +de véritables regards de lion courroucé: «Tu m'as forcé de descendre de +cheval et de m'agenouiller devant toi, je me vengerai, j'attends mon +heure.» La victime des railleries sardoniques de l'évêque était Neroweg, +assez habituellement stupide et sans réplique. + +--Comte,--lui disait Cautin,--ton hospitalité part du coeur, j'en suis +certain; mais ton repas est exécrable en son abondance... ce ne sont que +viandes et poissons bouillis ou grillés, servis à profusion et sans +recherche... vrai festin de barbare vivant de son troupeau, de sa chasse +et de sa pêche; on ne trouve ici aucun accommodement délicat et +sollicitant la faim; on est repu, voilà tout, c'est pitoyable! j'en +prends à témoin sa gloire le roi Chram. + +--Notre hôte et ami Neroweg fait de son mieux,--dit Chram, qui, pour ses +projets déjà dérangés par la torture de Ronan le Vagre, voulait se +ménager le comte.--Devant la cordiale hospitalité de Neroweg je songe +peu au festin. + +--Moi, j'y songe, glorieux roi, parce que j'ai déjà festiné ici et que +je compte y festiner encore,--reprit l'évêque.--Cent fois je l'ai dit au +comte; il a de détestables cuisiniers... il est avaricieux... et ne sait +point mettre le prix aux choses... Voyons, Neroweg, combien t'a coûté +l'esclave chef de tes cuisiniers? + +--Il ne m'a rien coûté du tout... mes leudes, en revenant de Clermont, +l'ont trouvé sur la route; ils l'ont pris et amené ici garrotté! mais +hier il a eu les pieds brûlés par l'épreuve du jugement de Dieu, et +ensuite la langue coupée pour ses blasphèmes; il a dû s'en ressentir +aujourd'hui et se faire aider par d'autres esclaves moins habiles que +lui pour préparer ce festin. + +--Je comprends, à la rigueur, qu'ayant eu la langue coupée, il n'ait pu +goûter ses sauces, mais ce n'en est pas moins un pitoyable cuisinier... +cela ne m'étonne pas, un cuisinier ramassé par hasard sur le grand +chemin... qu'attendre d'un pareil rebut! quand je pense que le mien, qui +n'est point parfait, m'a coûté cent sous d'or... c'est vraiment une +peste que de mauvais cuisiniers; ils gâtent les meilleures choses... +ainsi par exemple: voici des grues... des grues! gibier succulent, +esculent par excellence lorsqu'il est congrûment accommodé... or, +comment cet âne de cuisinier nous les sert-il, ces grues? bouillies à +l'eau! des grues bouillies à l'eau! + +--Allons, patron, calme-toi, une autre fois on les fera rôtir... + +--Rôtir!... mais malheureux comte, c'est encore plus criminel! des grues +rôties!... + +--Ni bouillies, ni rôties, comment donc faire alors?... + +--Veux-tu le savoir? + +--Oui... + +--Écoutez ici, majordome, et vous donnerez cette recette au cuisinier, +si tant est qu'il soit capable et digne de l'exécuter... + +--Oh! saint évêque! le fouet aidant... il faudra bien que le cuisinier +exécute la recette. + +--Or donc, majordome, cette recette, la voici; je déclare humblement et +véridiquement que je ne suis point l'auteur de cette manière +d'accommoder les grues; je l'ai lue et apprise dans les écrits +d'_Apicius_, célèbre gourmet romain, mort, hélas! il y a de longues +années, mais son génie vivra tant que vivront les grues!... + +--Voyons, patron... voyons ta recette... + +--Or donc: vous lavez et parez votre grue, et la mettez dans une marmite +de terre avec de l'eau, du sel et de l'_anet_... + +--Eh bien! c'est ce qu'a fait le cuisinier; il a fait bouillir la grue +avec de l'eau et du sel... + +--Mais laisse-moi donc achever! barbare, et tu verras que cet âne +paresseux s'est arrêté au commencement du chemin, au lieu de le +poursuivre jusqu'au bout... Donc, vous laissez réduire de moitié l'eau +où a commencé de cuire votre grue, puis vous la mettez ensuite (la grue) +dans un chaudron avec de l'huile d'olive, du bouillon, un bouquet +d'_origan_ et de _coriandre_; quand votre grue sera sur le point d'être +cuite, ajoutez-y du vin, mélangé de miel et de _livèche_, quelque peu de +_cumin_, un scrupule de _benjoin_, un atome de _rüe_ et un peu de +_carvi_ broyé dans le vinaigre; usez ensuite d'amidon pour épaissir +honnêtement votre sauce; elle doit être alors d'un joli brun doré; vous +la versez sur votre grue après avoir gracieusement placé le volatile au +milieu d'un grand plat, le col gentiment arrondi et tenant dans son bec +un bouquet de fenouil vert[AA]. Maintenant je le demande à sa gloire le +roi Chram; je le demande à nos clarissimes convives... y a-t-il le +moindre rapport entre une grue ainsi accommodée et cette chose sans +forme, sans couleur, sans saveur, qui semble noyée dans ce bassin d'eau +grasse? + +--Si Dieu le Père avait besoin d'un cuisinier il te choisirait, sensuel +évêque,--dit le Lion de Poitiers,--tu ne dérogerais pas à cuisiner au +paradis. + +À cette impiété le saint homme fît la grimace, se souvenant sans doute +d'avoir cuisiné, non point en paradis, mais en Vagrerie; il remplit la +coupe et la vida d'un trait, en regardant de travers le favori du roi +Chram. + +--Allons, comte Neroweg,--dit Spatachair,--à tout péché miséricorde, une +autre fois tu nous donneras un festin plus délicat... et ta femme, dont +tu ne seras pas toujours jaloux, et pour cause, présidera le banquet. + +--Et foi de Lion de Poitiers, je ne lui serrerai pas trop fort les +genoux sous la table. + +--Lors de ce festin-là, Neroweg,--ajouta Imnachair, malgré les vains +coups d'oeil de Chram pour mettre un terme à l'insolence de ses +favoris,--lors de ce festin-là tu ne nous feras pas comme aujourd'hui +manger et boire dans le cuivre et dans l'étain, tandis que tu étales à +nos yeux éblouis ta vaisselle d'or et d'argent au milieu de la table... +hors de notre portée... ne dirait-on pas que tu nous prends pour des +larrons? + +--Neroweg offre l'hospitalité comme il lui convient,--reprit d'un air +sourdement courroucé Sigefrid, un des leudes du comte;--ceux qui mangent +la viande et boivent le vin d'ici... sont mal venus à se plaindre des +pots et des plats... + +--Nous reproche-t-on, à nous hommes du roi, ce que nous buvons et +mangeons dans ce burg? + +--Ce serait un audacieux reproche, car j'étais rassasié, moi, avant +d'avoir touché à ces grossières montagnes de victuailles! + +--Et de plus ce serait une insulte,--s'écria un autre des convives.--Or +d'insulte, nous n'en souffrirons pas... nous sommes ce que nous +sommes... nous autres de la truste royale! + +--Vous croyez-vous donc au-dessus de nous, parce que nous sommes leudes +d'un comte? Nous pourrions alors mesurer la distance qui nous sépare... +en mesurant la longueur de nos épées. + +--Ce ne sont pas les épées qu'il faut mesurer... c'est le coeur... + +--Ainsi, nous, _fidèles_ de Neroweg, nous avons le coeur moins grand que +le vôtre... Est-ce un défi? + +--Défi, si vous voulez, épais rustiques... + +--L'épais rustique vaut mieux que le guerrier de cour efféminé! Vous +allez le voir tout à l'heure si vous voulez... + +--Donc, nous verrons cela... Six contre six... ou plus, s'il vous +convient... + +--Cela nous convient!... + +Cette altercation, commencée à l'un des bouts de la table, entre ces +Franks avinés, n'avait pas débuté sur un ton très-élevé; mais elle finit +avec un tel éclat d'emportement, que Chram, l'évêque et le comte +s'empressèrent de s'interposer, afin de ramener la paix entre les +convives; ceux-ci, fort animés par le vin, l'orgueil et l'envie, +s'apaisèrent d'assez mauvaise grâce, en échangeant des coups d'oeil +encore provocants et farouches. + +Karadeuk et son ours, précédés du majordome, se trouvaient au seuil de +la salle du festin lors de cette dispute promptement calmée. Le +majordome, s'étant approché de son maître, lui dit: + +--Seigneur comte? + +--Que veux-tu? + +--Le bateleur, son ours et son singe sont là. + +--Quoi, comte, tu as ici des ours? + +--Chram, c'est un bateleur voyageant avec ses bêtes... J'ai pensé que +peut-être ce divertissement te plairait après le festin, j'ai ordonné +d'amener cet homme. + +--Qu'il vienne, comte, qu'il vienne... Tu nous donnes un régal vraiment +royal! + +La nouvelle de ce divertissement, accueillie avec joie par tous les +Franks, leur fit oublier leur querelle et leurs défis échangés: les uns +se levèrent, d'autres montèrent sur leurs bancs pour voir des premiers +entrer l'homme, l'ours et le singe. Lorsque Karadeuk parut enfin, des +éclats de rire germaniques retentirent d'une force à ébranler la salle, +non que l'aspect du vieux Vagre fût réjouissant; mais rien ne se pouvait +imaginer de plus grotesque que l'amant de l'évêchesse sous la peau de +l'ours; il s'avançait pesamment, vêtu de sa casaque à capuchon rabattu, +et semblait ébloui de la lumière des torches, quoique ces vingt +flambeaux ne jetassent qu'une clarté vacillante et douteuse dans cette +salle immense. Grâce à cette lumière peu éclatante, et à l'ample casaque +dont le Vagre était à demi enveloppé, son apparence _ursine_ était +parfaite. De plus, afin d'éloigner les curieux, Karadeuk, raccourcissant +dès son entrée la chaîne dont il conduisait l'animal, s'écria: + +--Seigneurs, n'approchez pas à la portée de la dent de cet ours, il est +sournois et féroce... + +--Bateleur, veille sur ta bête; si elle avait le malheur de blesser +quelqu'un ici, je la ferais couper en quatre quartiers, et tu recevrais +pour ta part cinquante coups de fouet sur l'échine! + +--Seigneur comte, ayez pitié de moi, pauvre vieux homme, je n'ai que mes +animaux pour gagner ma vie... j'ai supplié vos nobles et nobilissimes +hôtes de ne point trop s'approcher de mon ours... + +--Avance, avance, que je le voie de près, ce plaisant compagnon; il +n'osera point, je suppose, me griffer, moi, le fils du roi Clotaire... + +--Oh! très-glorieux prince!--dit Karadeuk du ton le plus +respectueux,--ces malheureux animaux privés d'intelligence ne peuvent +point distinguer entre les seigneurs du monde et les humbles! + +--Avance, avance, plus près encore... + +--Très-glorieux roi, prenez garde... il y aurait moins de danger à +considérer de près le singe... je peux le tirer de sa cage. + +--Oh! des singes... je suis peu curieux de cette maligne engeance, +puisque j'ai des pages... Ah! ah! ah! le réjouissant compère, avec sa +casaque... vois donc, Imnachair, comme il a l'air pantois et grognon... +il ressemble au Lion de Poitiers en robe du matin, lorsque ce digne ami +a passé une nuit sans s'enivrer ou sans violenter de femme... + +--Que veux-tu, Chram? je regarde comme perdues toutes les nuits que je +n'emploie pas... à ton exemple. + +--Lion, tu es injuste... je suis devenu tempérant et chaste. + +--Par épuisement... ô roi pudique! ô roi sobre! + +--Plains-moi donc alors, au lieu de m'accuser... Ah çà, bateleur, que +fait ton ours? est-il savant? + +--Si vous l'ordonnez, glorieux roi, cet animal va se mettre à cheval sur +mon bâton, et moi le tenant toujours à la chaîne, il fera ainsi, +galopant avec grâce, le tour de la salle. + +--Voyons d'abord ceci... + +--Attention, Mont-Dore! + +--Comment l'appelles-tu? + +--Mont-Dore, glorieux roi... je l'ai ainsi nommé, parce que je l'ai pris +tout jeune sur l'un des pics du Mont-Dore... + +--Je ne m'étonne plus si ton ours est féroce; il est né dans l'un des +plus fameux repaires de ces Vagres maudits! de ces hommes errants, +loups, têtes de loups, qui ne hantent que les rochers, les bois et les +cavernes! Mais, aussi vrai que nous avons fait torturer ce matin un de +ces Vagres, nous les exterminerons tous comme Neroweg a exterminé +l'autre jour cette bande réfugiée dans les gorges d'Allange! + +--Des Vagres, glorieux roi! que le Tout-Puissant nous délivre de ces +maudits! qu'il me fasse la grâce de n'en jamais rencontrer que cloués à +un gibet, comme le seul et le dernier que j'ai vu, je l'espère, car +c'est là une terrible vision!... + +--Et où l'as-tu vu, ce Vagre, au gibet? + +--Vers les frontières du Limousin; on avait écrit sur la potence: +«_Celui-ci est_ KARADEUK _le Vagre_... _Ainsi seront traités ses +pareils!_» + +--Karadeuk! ce vieux bandit... qui, avec sa bande endiablée, a si +longtemps ravagé l'Auvergne et le Limousin!... + +--Pillant les burgs et les maisons épiscopales! massacrant les Franks! +soulevant les esclaves!... + +--Digne exemple, suivi par la bande de Ronan, cet autre chien enragé qui +sera supplicié demain... + +--On serait ainsi enfin délivré de ce Karadeuk; on le croyait courant +ailleurs la Vagrerie; mais on redoutait son retour. + +--O glorieux roi! il ne reviendra pas... à moins que ce scélérat ne +descende de son gibet... et c'est peu probable; car lorsque je l'y ai vu +accroché, son cadavre était à demi déchiqueté par les corbeaux, et il +avait les mains et les pieds coupés... + +--Es-tu certain d'avoir lu le nom de Karadeuk sur la potence?... Ce +serait véritablement une grande délivrance pour le pays... + +--Glorieux roi, ce nom, qui n'est pas un nom de nos contrées, m'a +frappé; voilà pourquoi je l'ai retenu. + +--C'est un nom breton,--dit l'évêque Cautin,--un nom de ce pays +hérétique et damné qui, à cette heure, s'opiniâtre à braver l'autorité, +les ordres de nos conciles. Ah! Chram, les rois franks n'auront-ils donc +jamais le pouvoir ou la volonté de réduire à l'obéissance cette sauvage +Armorique? ce foyer d'idolâtrie druidique, la seule province de la Gaule +qui ait, jusqu'aujourd'hui, pu résister aux armes du pieux roi Clovis, +ton aïeul, et de ses dignes fils et petits fils. + +--Évêque, tu en parles fort à ton aise... Plusieurs fois Clovis et les +rois franks, mes ancêtres, ont envoyé leurs meilleurs guerriers à la +conquête de cette terre maudite, et toujours nos troupes ont été +anéanties au milieu des marais, des rochers et des forêts de +l'Armorique... Non, ce ne sont pas des hommes, ces Bretons +indomptables!... ce sont des démons!... Ah! si toutes les Gaules avaient +été peuplées de cette race infernale, rebelle à l'Église catholique, à +cette heure, la plus grande partie de la Gaule ne serait pas en notre +pouvoir! Mais, qu'as-tu donc, bateleur? + +--Moi, glorieux roi? + +--Une larme a coulé sur ta barbe grise... + +--S'il n'en a coulé qu'une, c'est que les yeux des vieillards sont +avares de larmes... + +--Et pourquoi aurais-tu pleuré davantage? + +--O roi! j'aurais pleuré toutes les larmes de mon corps sur ces Bretons, +Gaulois comme moi, que leur détestable idolâtrie druidique voue aux +flammes éternelles, comme le disait le saint évêque: malheureux +aveugles, qui ferment les yeux à la divine lumière de la foi! malheureux +rebelles, qui osent tourner leurs armes contre nos bons seigneurs et +maîtres, les rois franks, à qui nos bienheureux évêques nous ordonnent +d'obéir au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit... O prince! je vous +le répète, si les yeux d'un vieillard étaient moins avares de larmes, +elles couleraient à flots sur l'égarement de ces malheureux!... + +--Bateleur! tu es un pieux homme,--dit Cautin,--agenouille-toi et baise +ma main... + +--Saint évêque! bénie soit la précieuse faveur que vous m'accordez... +que je la rebaise encore, cette main sacrée. + +--Relève-toi et aie confiance dans le Seigneur et dans la sainte +Trinité; ces damnés Bretons, idolâtres et rebelles, ne sauraient +longtemps échapper aux châtiments célestes et terrestres qui les +attendent. + +--Oh non! et aussi vrai que les ciseaux n'ont jamais touché ma +chevelure, moi, Chram, fils de Clotaire, roi de France... je n'aurai ni +cesse ni trêve tant que ces démons armoricains ne seront pas écrasés +dans leur sang! depuis trop longtemps ils bravent nos armes!... + +--Que le Tout-Puissant entende tes voeux, grand prince! et qu'il +m'accorde, à moi pauvre vieux homme, assez de jours pour assister à la +soumission de cette Bretagne si longtemps indomptée! + +--Et maintenant, bateleur, à ton ours, car nous l'oublions trop, ce +compère, né dans l'un des repaires de ces Vagres maudits!... + +--Quoi d'étonnant? Glorieux roi, ces maudits ne sont-ils pas loups? ours +et loups n'ont-ils pas la même tanière?... Allons, _Mont-Dore_, debout, +debout, mon garçon, montrez votre savoir-faire au saint évêque, ici +présent, à l'illustre roi Chram, au clarissime comte et à la noble +assistance... Prenez ce bâton... ce sera votre monture, donc à cheval et +galopez autour de cette table de votre meilleure grâce... et de votre +air le moins lourdaud... Allons, Mont-Dore... à cheval... ce coursier-là +ne vous emportera point malgré vous... place... place, s'il vous plaît, +nobles seigneurs!... et surtout ne vous approchez pas trop... allons, +Mont-Dore, au galop, mon hardi cavalier! + +L'amant de la belle évêchesse se mit à califourchon sur le bâton qu'il +prit entre ses pattes de devant, et, toujours conduit à la chaîne par +Karadeuk, il commença de chevaucher avec une grotesque lourdeur autour +de la salle, au milieu des rires bruyants de l'assistance. + +Le vieux Vagre le guidait, se disant: + +--Tout à l'heure j'ai failli me trahir en entendant ce roi frank parler +du courage de notre race bretonne, mon coeur battait d'orgueil à briser +ma poitrine... et puis je pensais à mon bon vieux aïeul Araïm, qui jadis +m'appelait son favori! Je pensais à mon père _Jocelyn_, à ma mère +_Madalèn_... morts sans doute au pays que j'ai quitté depuis quarante +ans et plus... et où vivent peut-être encore mon frère _Kervan_ et ma +tant douce soeur _Roselyk_... Alors, malgré moi les larmes me sont +venues aux yeux... Ô mes fils! ô Ronan! Loysik! me voici près de vous... +Mais comment faire pour vous sauver! Hésus! Hésus! inspire-moi!... + +Le veneur chevauchait toujours à califourchon sur son bâton; encouragé +par le joyeux accueil des Franks; se souvenant de ses succès d'autrefois +lors des nuits des kalendes de janvier, il se livrait à de monstrueuses +gambades qui délectaient ces épais Teutons et portaient leur hilarité +jusqu'à la pamoison; le comte surtout, les deux mains sur son ventre, +riait, riait à faire crever sa belle dalmatique de drap d'argent. +Soudain, sans s'interrompre de rire, il dit à Chram: + +--Roi, veux-tu te divertir davantage encore? Hi... hi... + +--Achève, comte... Te voilà rouge à étouffer... tu souffles comme un +boeuf... + +--C'est que... mon projet... hi... hi... + +--Quel projet? + +--J'ai, pour chasser le loup et le sanglier, des limiers énormes et +très-féroces... Nous allons enchaîner l'ours à l'un des poteaux de cette +salle... hi... hi... + +--Et lancer contre lui quelques-uns de tes chiens?... + +--Oui, Chram... hi... hi... + +--Vive le comte Neroweg! Si je suis fils de roi, il est, lui, le roi des +idées plaisantes... vite, vite, des chiens! plus ils seront mordants et +féroces, plus le divertissement sera complet. + +--Oui, oui,--crièrent les Franks avec des trépignements joyeux,--les +chiens... les chiens... + +--Eh! mon veneur Gondulf! vite, mon veneur Gondulf!... + +--Seigneur comte, me voici... + +--Amène ici _Mirff_ et _Morff_... s'ils laissent à l'ours un lambeau de +peau et de chair sur les os, je veux, hi... hi... que cette coupe de vin +me serve de poison. + +--Seigneur, je cours au chenil; je reviens à l'instant avec Mirff et +avec Morff. + +En entendant la proposition du comte, universellement reçue avec +acclamations, l'amant de l'évêchesse, qui, fidèle à son rôle, s'en +allait toujours chevauchant sur son bâton autour de la table, avait +soudain interrompu ses gambades, tout prêt à exprimer par des gestes +compromettants son refus de s'offrir aux crocs de Mirff et de Morff; +heureusement Karadeuk, grâce à une légère secousse donnée à la chaîne, +rappela le Vagre à la prudence, et celui-ci continua ses gambades de +l'air le plus indifférent du monde; mais bientôt son conducteur, le +tenant toujours enchaîné, se jeta suppliant aux pieds de Neroweg, lui +disant: + +--Seigneur comte, clarissime seigneur!... + +--Que veux-tu? + +--Mon ours est mon gagne-pain... vous allez le faire étrangler... + +--Et moi, hi... hi... est-ce que je ne m'expose pas à voir... les deux +meilleurs chiens de ma meute déchirés... à coups de griffes... puisque +tu dis ton ours féroce? + +--Seigneur, vos chiens ne vous font pas vivre! et mon ours est mon +gagne-pain... + +--Oserais-tu résister à ma volonté? + +--Ô grand prince!--reprit Karadeuk toujours agenouillé en se tournant +vers Chram,--un pauvre vieillard s'adresse à votre gloire; un mot de +vous à ce clarissime seigneur, qui vous respecte comme fils de son roi, +et il renonce à son projet... Je vous le jure par mon salut! les autres +tours de mon ours vous divertiront cent fois davantage que ce combat +sanglant qui va me priver de mon gagne-pain... + +--Allons, relève-toi... je ne t'empêcherai pas de gagner ton pain... + +--Grâces vous soient rendues, grand roi! mon ours est sauvé. + +Les paroles de Chram soulevèrent de violents murmures parmi les leudes +du comte; non-seulement ils se voyaient privés d'un spectacle +réjouissant pour eux, mais ils se croyaient de nouveau rabaissés dans la +personne de leur patron. + +--Chram n'est pas roi dans ce burg, dis-lui donc cela, Neroweg,--s'écria +Sigefrid, l'un des provocateurs de la dispute à peine étouffée au moment +de l'entrée de Karadeuk et de son ours.--Non, le roi Chram ne peut, par +caprice, nous priver d'un divertissement qu'il te plaît de nous donner, +Neroweg, et dont il nous plaît de jouir. + +--Non, non,--ajoutèrent à haute voix les autres guerriers du +comte,--nous voulons voir étrangler l'ours... Les chiens! les chiens!... +Neroweg seul ordonne ici... + +--Oui, et au diable le roi!--s'écria Sigefrid,--au diable Chram, s'il +s'oppose à nos plaisirs! + +--Il n'y a que des brutes campagnardes qui envoient au diable leur +hôte... lorsqu'il est fils de leur roi,--reprit le Lion de Poitiers d'un +air menaçant.--Sont-ce là les exemples de courtoisie que tu donnes à tes +hommes? Neroweg, je le crois en voyant ton majordome se hâter à cette +heure, à peine le festin terminé, d'emporter ta vaisselle d'or et +d'argent, de peur sans doute que nous la dérobions? + +--Mes fils! mes chers fils en Christ! allez-vous recommencer à +quereller? La paix, mes fils... au nom du ciel paix entre vous! + +--Évêque, tu as raison de prêcher la paix; mais ces braves leudes, qui +me croient opposé à leur divertissement, ne m'ont pas compris; je t'ai +dit, bateleur, que je ne voulais pas te priver de ton gagne-pain. + +--Grâces donc vous soient rendues, roi. + +--Un instant, combien vaut ton ours? + +--Il est pour moi sans prix. + +--Quel que soit son prix, je te le payerai s'il est étranglé. + +Cet accommodement, accueilli par les acclamations des Franks, apaisa la +nouvelle querelle près de s'engager entre eux; mais Karadeuk, toujours à +genoux, s'écria: + +--Grand roi, aucun prix ne remplacerait pour moi mon ours; de grâce +renoncez à votre projet. + +--Les chiens... ah! voici les chiens... + +--De ma vie je n'ai vu pareils molosses!--dit Chram.--Comte, si toute ta +meute est ainsi appareillée, elle peut rivaliser avec la mienne, que je +croyais, foi de roi, sans égale! + +--Quels reins! quelles pattes énormes! Hein, Chram? ah! si tu entendais +leur voix! les beuglements d'un taureau sont comme le chant du rossignol +auprès de leurs aboiements quand ils sont aux trousses d'un loup ou d'un +sanglier! + +--Je gage que l'un d'eux suffit à étrangler l'ours, aussi vrai que je +m'appelle Spatachair. + +--Allons, l'ours à un poteau, bateleur! et commençons... je te l'ai dit, +si ta bête est étranglée, je la paye. + +--Illustre roi, ayez pitié d'un pauvre homme. + +--Assez, assez... enchaînez l'ours au poteau, et finissons... + +--Seigneur évêque, au nom de votre main bénie, que vous m'avez donnée à +baiser, soyez charitable envers ce pauvre animal... + +--Est-il donc un chrétien pour que je lui sois charitable? Ah! bateleur! +bateleur! si tu ne t'étais montré un pieux homme, je prendrais cette +prière pour un outrage... + +Insister plus longtemps, c'était tout perdre. Karadeuk le comprit, et +s'adressant de nouveau à Chram: + +--Glorieux roi, que votre volonté soit faite; permettez-moi seulement un +dernier mot. + +--Hâte-toi... + +--Ce spectacle ne sera qu'une boucherie, mon ours étant enchaîné ne +pourra se défendre. + +--Veux-tu pas, vieil idiot, qu'on le déchaîne pour qu'il nous dévore... + +--Non, roi, mais si vous désirez un divertissement qui dure quelque +temps, du moins égalisez les forces; permettez-moi d'armer mon ours de +ce bâton! + +--N'a-t-il pas ses ongles? + +--Pour plus de prudence, je les lui ai limés... Voyez plutôt comme ils +sont émoussés... + +--Je te crois sur parole... Soit, il aura pour arme un bâton... et tu +crois qu'il saura s'en servir? + +--Hélas! la peur d'être dévoré le forcera bien de se défendre comme il +pourra, et de votre vie vous n'aurez vu pareil spectacle... + +--Et toi, Neroweg?--dit Sigefrid, plus qu'aucun autre leude chatouilleux +sur la dignité du comte,--accordes-tu que l'ours ait un bâton? car +enfin, seul, tu as le droit de dire ici: Je veux. + +--Oui, oui, j'accorde le bâton... je trouve, hi, hi, hi... que cet ours +bâtonnant contre des chiens sera un spectacle réjouissant... pourtant +j'aurais fort aimé, hi, hi, hi, à voir étrangler l'animal par Mirff et +par Morff; mais cela aurait fini trop tôt. Allons, esclaves sonneurs de +trompe; et vous, esclaves batteurs de tambour, sonnez et tambourinez à +tout rompre, ou je ferai tambouriner sur votre échine! et vous, esclaves +porte-flambeaux, approchez-vous tous du cercle que l'on va former! Haut +vos torches, afin d'éclairer le combat... Allons, battez, tambours! +sonnez, trompes de chasse! pour exciter les chiens. + +--Au poteau, l'ours, au poteau! + +Karadeuk conduisit l'amant de l'évêchesse à l'une des extrémités de la +salle, l'enchaîna à l'une des poutres de la colonnade, et lui remettant +le gros bâton noueux sur lequel il avait chevauché, il lui dit: + +--Allons, mon pauvre Mont-Dore, courage, défends-toi de ton mieux, +puisque tel est le divertissement de ces nobles seigneurs. + +Un grand cercle se forma, éclairé par les esclaves porte-flambeaux. Au +premier rang se trouvaient le roi Chram et ses favoris, le comte, +l'évêque et plusieurs leudes; les autres assistants montèrent sur la +table... Au centre du cercle, le Vagre-ours, revêtu de sa casaque, qu'on +lui avait heureusement laissée, conservait un sang-froid intrépide; il +s'était naïvement assis sur son train de derrière, comme un ours qui ne +s'attend point à mal, tenant nonchalamment son bâton entre ses pattes de +devant, et le quittant parfois pour se gratter prestement avec des +mouvements d'un gracieux et naturel abandon. Soudain les trompes de +chasse, les tambours redoublèrent leur vacarme assourdissant; Gondulf, +le veneur du comte, entra dans le cercle, tenant en laisse deux limiers +monstrueux; de leur cou énorme tombait, jusque sur leur large poitrail, +un fanon pareil à celui des taureaux; leurs yeux, caves, sanglants, +étaient à demi cachés par leurs longues oreilles pendantes; le noir, le +fauve et le blanc nuançaient leur poil rude, qui se hérissa droit sur +leur dos lorsqu'ils aperçurent l'ours; faisant entendre alors des +aboiements formidables, d'un élan furieux ils brisèrent la laisse que +Gondulf tenait encore, et en deux bonds ils se précipitèrent sur l'amant +de l'évêchesse. + +--Hardi, _Mirff_! hardi, _Morff_!--cria le comte en battant des +mains,--hardi! à la curée, mes farouches! ne lui laissez pas un morceau +de chair sur les os!... + +--À moins d'un prodige de force et d'adresse, mon compagnon va être mis +en pièces, notre ruse découverte, et la dernière chance de salut pour +mes fils perdue... Alors je poignarde le comte et le roi!--se dit +Karadeuk, et en pensant cela, il cherchait sous sa saie le manche de son +poignard, et le tint serré dans sa main, prêt à agir. + +Le Vagre-ours, à l'aspect des chiens, continua son rôle avec présence +d'esprit, bravoure et dextérité; il fit un mouvement de surprise; puis +s'acculant au poteau, il s'apprêta, le bâton haut, à repousser l'attaque +des chiens: au moment où Mirff s'élançait le premier pour le saisir au +ventre, le Veneur lui asséna sur la tête un si furieux coup de bâton, +qu'il se brisa en trois morceaux, et Mirff tomba comme foudroyé en +poussant un hurlement terrible. + +--Malédiction!--s'écria le comte,--un limier qui m'avait coûté trois +sous d'or (BB)! Oh là! que l'on m'éventre cet ours enragé à coups +d'épieu! + +Les imprécations du comte furent couvertes par les acclamations +frénétiques des assistants, qui, plus désintéressés que Neroweg dans le +combat, applaudissaient la vaillance de l'ours, et attendaient avec une +curieuse anxiété l'issue de la lutte. Le Vagre-ours, désarmé, était aux +prises, corps à corps, avec l'autre molosse, qui, au moment où le bâton +s'était brisé, avait, de ses crocs formidables, saisi son adversaire à +la cuisse, le renversant sous ce choc impétueux. Le sang du compagnon de +Karadeuk coulait avec abondance et rougissait le sol et la feuillée dont +il était jonché. L'ours et le chien roulèrent deux fois sur eux-mêmes; +alors, pesant de tout le poids de son corps sur son ennemi, qui, comme +_Deber-Trud_, ne démordait pas, le Vagre l'étouffa d'abord à demi, puis +l'acheva en lui serrant si violemment la gorge entre ses mains +vigoureuses, qu'il l'étrangla. Pendant cette lutte doublement terrible, +car non-seulement la morsure du molosse avait traversé la cuisse du +Vagre et lui causait une douleur atroce, mais il risquait d'être +massacré, ainsi que Karadeuk, s'il se trahissait, l'amant de +l'évêchesse, fidèle à son rôle _ursin_, ne poussa d'autre cri que +quelques sourds grognements; puis, le combat terminé, le digne animal +s'accroupit au pied du poteau, entre les cadavres des deux chiens et +ramassé sur lui-même, la tête entre ses pattes, il parut lécher sa plaie +saignante, tandis que Chram, ses favoris et plusieurs leudes du comte +acclamaient à grands cris le triomphe de l'ours. + +--Hélas! hélas!--murmurait le vieux Karadeuk en se rapprochant de son +compagnon,--mon ours est blessé mortellement peut-être... J'ai perdu mon +gagne-pain. + +--Des épieux! des haches!--criait le comte écumant de fureur,--que l'on +achève ce féroce animal, qui vient de tuer Mirff et Morff, les deux +meilleurs chiens de ma meute... Par l'_aigle terrible_! mon aïeul, que +cet ours damné soit mis en morceaux à l'instant même... M'entends-tu, +Gondulf?--ajouta-t-il en s'adressant à son veneur en trépignant de +rage;--prends un de ces épieux de chasse accrochés à la muraille... et à +mort l'ours, à mort!... + +Gondulf courut s'armer d'un épieu, tandis que Karadeuk, tendant les +mains vers Chram, s'écriait: + +--Grand roi! mon seul espoir est en toi... Je te demande merci, je me +mets sous ta protection et sous celle de ta suite royale, redoutable et +invincible à la guerre! Oh! valeureux guerriers! aussi terribles au +combat que généreux après la victoire, vous ne voudrez pas la mort de ce +pauvre animal, qui, vainqueur, mais blessé dans la lutte, s'est battu +sans traîtrise... Non, non, à l'exemple de votre glorieux roi, votre +honneur courtois et raffiné s'indignerait d'une brutale lâcheté, même +commise à l'égard d'un pauvre animal... Oh! guerriers, non moins +brillants par l'armure et la grâce militaire que foudroyants par la +valeur... je me mets à merci sous la protection de votre roi... il +demandera la vie de l'ours au seigneur comte, qui ne peut rien refuser à +de si nobles hôtes que vous! + +Le Frank est vaniteux; son orgueil se plaît aux louanges les plus +exagérées. Karadeuk le savait, il espérait aussi en s'adressant +seulement à la truste royale raviver entre elle et les leudes du comte +les dernières querelles à peine calmées. Ses paroles furent +favorablement accueillies par les guerriers de Chram; et celui-ci, +s'approchant de Neroweg, lui dit: + +--Comte, nous tous ici, tes hôtes, nous te demandons la grâce de ce +courageux animal, et cela au nom de notre vieille coutume germanique, +selon laquelle, tu le sais, la demande d'un hôte est toujours accordée. + +--Roi, quoi qu'en dise la coutume, je vengerai la mort de Mirff et de +Morff, qui à eux deux me coûtaient six sous d'or... Gondulf, des épieux, +des haches, que cet ours soit mis en quartiers sur l'heure!... + +--Comte, ce pauvre bateleur s'est mis à ma merci... je ne peux +l'abandonner. + +--Chram, que tu protèges ou non ce vieux bandit, je vengerai la mort de +Mirff et de Morff... + +--Écoute, Neroweg, j'ai une meute qui vaut la tienne... tu l'as vue +chasser dans la forêt de Margevol... tu enverras ton veneur à ma villa; +il choisira six de mes plus beaux chiens pour remplacer ceux que tu +regrettes... + +--Je n'ai que faire de tes chiens... j'ai dit que je vengerais la mort +de Mirff et de Morff!--s'écria le comte en grinçant des dents de +fureur;--je vengerai la mort de Mirff et de Morff! Gondulf, aux épieux! +aux épieux!... + +--Sauvage campagnard! tu manques à tous les devoirs de l'hospitalité en +refusant la demande du fils de ton roi,--dit le Lion de Poitiers à +Neroweg,--de même que tu nous as outragés, nous, tes hôtes, en empêchant +ta femme d'assister au festin et en faisant enlever ta vaisselle avant +la fin du repas... Tu es donc plus ours que cet ours, que tu ne tueras +pas... je te le défends... car le bateleur s'est mis sous la protection +de Chram et de nous autres, ses hommes... + +--Compagnons!--s'écria Sigefrid,--laisserons-nous insulter plus +longtemps celui dont nous sommes les compagnons et les _fidèles_? + +--Les entendez-vous, ces brutes rustiques?--dit l'un des guerriers de +Chram.--Les voici encore à aboyer sans oser mordre. + +--Moi, Neroweg, roi dans mon burg, comme le roi dans son royaume, je +tuerai cet ours! et si tu dis un mot de plus, toi qu'on appelle _Lion_, +je t'abats à mes pieds, effronté renard de palais!... + +--Une injure! à moi... sanglier boueux!--s'écria le Gaulois renégat, +pâle de colère, en tirant son épée d'une main et de l'autre saisissant +le comte au collet de sa dalmatique.--Tu veux donc que ta gorge serve de +fourreau à cette lame?... + +--Ah! double larron! tu veux m'arracher mes colliers d'or!--s'écria +Neroweg, ne pensant qu'à défendre ses bijoux, et croyant, au geste de +son adversaire, que celui-ci le voulait voler.--J'ai donc eu raison de +mettre ma vaisselle à l'abri de vos griffes à tous... + +--Ainsi, nous sommes tous des larrons... Aux épées! hommes de la truste +royale! aux armes! vengeons notre honneur! écharpons ces rustauds!... + +--Ah! chiens bâtards!--cria Neroweg, séparé du Lion de Poitiers par +Sigefrid, qui s'était jeté entre eux,--vous parlez d'épées... en voici +une, et de bonne trempe; tu vas l'éprouver, luxurieux blasphémateur, toi +qui n'as du lion que le nom... À moi, mes leudes! on a porté la main sur +votre compagnon de guerre!... + +--Neroweg!--s'écria Chram en s'interposant encore; car son favori, +débarrassé de Sigefrid, revenait l'épée haute vers le comte.--Êtes-vous +fous de vous quereller ainsi?... Lion, je t'ordonne de rengaîner cette +épée... + +--Oh! béni sois-tu, grand Saint-Martin! de me donner l'occasion de +châtier ce sacrilège, qui a eu l'audace de lever sa houssine sur mon +saint patron l'évêque, et qui, depuis son entrée dans le burg, ne cesse +de me railler!--s'écria le comte, sourd aux paroles de Chram, et tâchant +de rejoindre son adversaire dont il venait encore d'être séparé au +milieu du tumulte croissant. + +--Enfants! défendons Neroweg!--s'écria Sigefrid;--l'occasion est bonne +pour montrer enfin à ces fanfarons que nos vieilles épées rouillées +valent mieux que leurs épées de parade. Aux armes! aux armes!... + +--Et nous aussi, aux armes! Finissons-en avec ces dogues de basse-cour! + +--Ils se croient forts parce qu'ils sont dans leur niche. + +--Défendons le favori du roi Chram, notre roi! + +--Mes chers fils en Dieu!--criait l'évêque, tâchant de dominer le +tumulte et le vacarme croissant à chaque instant,--je vous ordonne de +remettre vos glaives dans le fourreau! c'est affliger le Seigneur que de +combattre pour de futiles querelles... + +--Mes amis!--criait de son côté Chram, sans pouvoir être entendu,--c'est +folie, stupidité, de s'entr'égorger ainsi... Imnachair! Spatachair! +mettez donc le holà... apaisez nos hommes... et toi, Neroweg, calme les +tiens au lieu de les exciter. + +Vaines paroles... Et d'ailleurs Neroweg ne les pouvait entendre... Un +flot de la foule tumultueuse l'avait éloigné de nouveau du Lion de +Poitiers, qu'il appelait et cherchait avec des cris de rage. Les +guerriers de Chram et ceux du comte, après s'être injuriés, provoqués, +menacés, de la voix et du geste, se rapprochant de plus en plus les uns +des autres, se joignirent... Au premier coup porté, la mêlée s'engagea +insensée, furieuse, ivre, et d'autant plus terrible, que les esclaves, +porteurs des flambeaux, qui seuls éclairaient la salle, craignant d'être +tués dans la bagarre, se sauvèrent au moment du combat, les uns, jetant +à leurs pieds leurs torches, qui s'éteignirent sur le sol; les autres, +fuyant au dehors, éperdus, tenant à la main leurs flambeaux allumés... +Au bout de peu d'instants, la salle du festin étant privée de ces +vivants luminaires, la lutte continua au milieu des ténèbres avec un +aveugle acharnement. + +Et Karadeuk? et l'amant de la belle évêchesse? étaient-ils donc restés +au milieu de cette tuerie, eux? Oh! non point! mieux avisé l'on est en +Vagrerie... Le vieux Karadeuk, après avoir habilement jeté son brandon +de discorde entre la truste royale et les leudes du comte, vit bientôt +se rallumer la rivalité courroucée de ces barbares, déjà deux fois à +peine apaisée; de sorte qu'ils l'oublièrent bientôt, lui et son ours. +Aussi, lorsque tous les coeurs furent enflammés de fureur, le tumulte +arrivant à son comble, le vieux Vagre dit tout bas à son compagnon: + +--Ta blessure t'empêche-t-elle de marcher et d'agir? + +--Non. + +--As-tu ton poignard? + +--Oui, dans un pli de ma casaque. + +--Ne me quitte pas de l'oeil et imite-moi. + +A ce moment la mêlée s'engageait... Déjà plusieurs des porte-flambeaux +laissaient, par leur fuite ou par l'abandon de leurs torches, la salle +du festin dans une obscurité presque complète. Karadeuk, suivi du +Veneur, se jeta sous la table massive ébranlée, mais non renversée +durant le combat, car elle était, contre l'usage habituel des Franks, +fixée dans le sol. Ainsi, un moment à l'abri, le vieux Vagre déboucla le +collier de l'amant de l'évêchesse; puis, tous deux, continuant de ramper +sous la table, guidés par la dernière lueur de quelques torches à demi +éteintes sur le sol, se dirigèrent vers une des portes de la salle du +festin, porte que le flot des combattants laissait libre, et +s'élancèrent au dehors. Presque aussitôt ils se trouvèrent en face de +deux esclaves, qui, ayant fui par une autre issue, couraient éperdus, +leurs torches à la main. Chacun des Vagres prend un esclave à la gorge +et lui met un poignard sur la poitrine. + +--Éteins ta torche,--dit Karadeuk,--et conduis-moi à l'ergastule, ou tu +es mort... + +--Donne-moi ta torche,--dit l'amant de l'évêchesse,--et conduis-moi aux +granges, ou tu es mort... + +Les esclaves obéissent, les deux Vagres se séparent: l'un court aux +granges, l'autre à l'ergastule. + +Les prisonniers de l'ergastule se sont, autant que possible, rapprochés +des barreaux; la petite Odille, endormie sur les genoux de l'évêchesse, +s'est en sursaut réveillée, disant: + +--Ronan, qu'y a-t-il donc? vient-on déjà nous chercher pour le supplice? + +--Non, petite Odille; nous sommes à peine à la moitié de la nuit. Mais +je ne sais ce qui se passe au burg; tous les Franks qui nous gardaient +ont abandonné les dehors de notre prison pour accompagner un des leurs, +qui est venu les chercher; puis, tous sont partis en courant et en +agitant leurs armes. + +--Ronan, mon frère, prête l'oreille dans la direction de la maison +seigneuriale... il me semble entendre un bruit étrange... + +--Silence! faisons silence... + +--Ce sont des cris tumultueux... l'on dirait qu'on entend le choc des +armes... + +--Loysik! les débris de ma troupe, joints à d'autres Vagres, +attaqueraient-ils le burg?... Ô mon frère! délivrance!... liberté!... +vengeance!... + +--Voyez-vous, Ronan, je ne me trompais pas... vos Vagres, qui vous +aiment tant, viennent vous délivrer. + +--Folle espérance, comme en ont seuls les prisonniers, pauvre enfant! Et +puis, il faudrait donc que ces braves compagnons m'emportassent, moi et +mon frère, sur leurs épaules... nous ne saurions faire un pas. + +--Le feu! le feu!... + +--Le feu est au burg! + +--Voyez-vous cette grande lueur? elle monte vers le ciel! + +--Incendie et bataille! ce sont mes Vagres! + +--Le feu! encore le feu! là-bas... plus loin!... + +--L'incendie doit être aux deux bouts des bâtiments. + +--Le tumulte augmente... Entendez-vous crier: au feu!... au feu!... + +--L'embrasement grandit... voyez, voyez... devant notre souterrain; il +fait maintenant clair comme en plein jour... + +--Quelles flammes!... elles s'élancent maintenant par-dessus les +arbres... + +--Un homme accourt... + +--Mon père!... + +--Loysik! Ronan! ô mes fils! + +--Vous, mon père... ici... + +--Cette grille, comment s'ouvre-t-elle? + +--De votre côté... une grosse serrure... + +--La clef, la clef!... + +--Les Franks l'auront emportée... + +--Malheur! cette grille est énorme!... Ronan, Loysik! vous tous qui êtes +là, joignez-vous à moi pour forcer ces barreaux... + +--Nous ne pouvons bouger, mon père... la torture nous a brisés! + +--Oh! des forces! des forces!... Voir là mes deux fils!... il faut les +sauver pourtant... + +--Mon père, tu n'ébranleras jamais cette grille!... donne-nous ta main à +travers les barreaux, que nous la baisions, et ne songe plus qu'à +fuir... du moins nous t'aurons revu... + +--Quelqu'un accourt! + +--Un ours! + +--À moi, Veneur! à moi, mon hardi garçon!... délivrons mes fils!... + +--Ma belle évêchesse, es-tu là? voici ma tête à bas... me reconnais-tu? + +--Mon Vagre, c'est toi! oh! tu m'aimes!... + +--Un baiser à travers la grille? il doublera mes forces, mon adorée. + +--Tiens... tiens... et sauve cette enfant! sauve-nous!... + +--Tes lèvres ont pressé les miennes... Maintenant, mon évêchesse, je +porterais le monde sur mes épaules... À nous deux, Karadeuk... +renversons cette grille! + +--Veneur, vous êtes tous deux seuls ici, toi et mon père? + +--Tous deux seuls, Ronan... + +Et joignant ses efforts à ceux du vieux Vagre pour renverser la grille, +le veneur ajouta: + +--J'ai mis le feu aux quatre coins du burg: étables, écuries, granges, +tout flambe à plaisir!... La maison du comte, pleine de Franks qui +s'égorgent, et bâtie en charpente, commence à brûler au milieu de cet +incendie, comme un fagot dans un four ardent... Malédiction! impossible +d'ébranler cette grille!... Il faudrait des leviers... + +--Sauve-toi, mon Vagre! je mourrai avec la douce pensée de ton amour... +Oh! dites, Loysik, d'un pareil amour ai-je encore à rougir? + +--Fuyez, mon père! + +--Sauve-toi, brave Veneur... tu t'es montré bon Vagre jusqu'à la fin... +Moi, Ronan, je te le dis: Sauve-toi... + +--Ô mes fils! avant de tomber sous la hache des Franks, je mourrai de +rage de ne pouvoir vous délivrer... + +--Mon Vagre, tu veux donc que les Franks te massacrent là devant moi!... + +--Belle évêchesse, je te serrerai dans mes bras à travers la grille, et +je ne saurai pas seulement si ces Franks me tuent... + +--Dis, mon Vagre, en ce moment suprême, tu me prends pour ta femme +devant Dieu? + +--Oui, devant Dieu, devant les hommes, devant les débris du monde et du +ciel... s'ils écroulaient! je mourrai là, à tes pieds, radieux de mourir +là!... + +--Loysik, vous l'entendez? + +--Fulvie, cet amour est maintenant sacré... + +--Ô Loysik! merci de vos paroles... je suis heureuse! + +--Mais cette clef, cette clef... elle est cachée quelque part +peut-être... Ô mes fils!... + +--Foi de Veneur, cela brûle comme un feu de paille... Oh! si de loin nos +bons Vagres pouvaient voir à temps cet incendie, notre signal convenu... + +--Vous n'êtes pas seuls? + +--Une douzaine des nôtres, bien armés, doivent être à la lisière de la +forêt, ou rôder, en vrais loups, autour des fossés. + +--Malheur! ces fossés sont infranchissables! + +--Allons, un dernier effort, vieux Karadeuk; les Franks qui gardaient +l'ergastule ne pensent maintenant qu'à éteindre le feu, creusons la +terre sous la grille avec nos poignards, avec nos ongles. + +--Les Franks!... les voilà... ils reviennent, ils accourent... + +--On voit là-bas briller leurs armes aux lueurs du feu. + +--Mon père, plus d'espoir! vous êtes perdu! + +--Sang et mort! perdu... et nous là, brisés, incapables de vous +défendre! + +--Mon Vagre, une dernière fois, je t'en conjure! sauve-toi... Tu +refuses... viens donc là, tout près, entre mes bras... passe les tiens à +travers cette grille... viens, mon époux... Ah! maintenant que nos âmes +s'exhalent dans un dernier baiser!... + +Une vingtaine d'hommes de pied et quelques leudes accouraient en armes +vers l'ergastule; un des leudes disait: + +--Une partie de ces chiens d'esclaves profite de l'incendie pour se +révolter; ils parlent de venir délivrer ce chef des Vagres et les +prisonniers... Vite, vite, mettons-les tous à mort... ensuite nous +exterminerons les esclaves... La clef de la grille, la clef?... + +--La voilà... + +Au moment où Sigefrid prenait la clef, il aperçut Karadeuk et s'écria: + +--Le bateleur ici! Que fais-tu là, vieux vagabond? + +--Noble leude, mon ours, effrayé par le feu, m'avait échappé; je cours +après lui... Il est, je crois, tapis là, près la grille, dans un coin... +Hélas! quel malheur que cet incendie! + +--Sigefrid, la grille est ouverte,--dit un des Franks.--Commençons-nous +par tuer les hommes ou les femmes? + +--Moi, je commence par tuer les hommes!--s'écria Karadeuk en plantant +son poignard au milieu de la poitrine de Sigefrid, duquel il s'était +rapproché tout en lui répondant, et qui, la grille ouverte, entrait la +hache à la main dans l'ergastule: le vieux Vagre s'y élança pour mourir, +s'il le fallait, auprès de ses deux fils. + +--Que dis-tu de ma griffe?--dit à son tour le Veneur en poignardant un +autre Frank, et courant à l'évêchesse. + +--Vagrerie! Vagrerie!...--À nous, bons esclaves!...--À nous, +révoltez-vous!...--Crièrent des voix tumultueuses et lointaines qui +venaient non du côté des bâtiments en feu, mais de l'espace qui séparait +l'ergastule du fossé d'enceinte. Puis, se rapprochant de plus en plus, +les voix répétèrent:--Vagrerie! Vagrerie!...--Mort aux Franks!--Liberté +aux esclaves!--Vive la vieille Gaule! + +--Les Vagres!--s'écrièrent les Franks abasourdis, stupéfaits de la mort +des deux leudes.--Les Vagres!... ils sortent donc de l'enfer!... + +--À moi!--cria Ronan d'une voix tonnante,--à moi, mes Vagres!... + +C'étaient notre douzaine de bons Vagres, qui, attirés par les clartés de +l'incendie, signal convenu, avaient traversé le fossé; mais comment? Ce +fossé n'était-il point rempli d'une vase tellement profonde, qu'un homme +devait s'y engloutir s'il tentait de le traverser? Certes; mais nos bons +Vagres, depuis la tombée de la nuit, rôdant là comme des loups autour +d'une bergerie, l'avaient sondé, ce fossé; après quoi, ces judicieux +garçons allèrent abattre à coups de hache, non loin de là, deux grands +frênes droits comme des flèches, les dépouillèrent ensuite de leurs +branches flexibles, dont ils lièrent solidement les deux troncs d'arbres +bout à bout. Jetant alors sur la largeur du fossé, non loin de +l'ergastule, ce long et frêle madrier, lestes, adroits comme des chats, +ils avaient, l'un après l'autre, rampé sur ces troncs arbres, afin +d'atteindre le revers de l'enceinte. Deux Vagres, dans cet aérien et +périlleux passage, tombèrent et disparurent au fond de la vase: +c'étaient le gros _Dent-de-Loup_ et _Florent_ le rhéteur... Que leurs +noms vivent et soient bénis et redits en Vagrerie... Leurs compagnons, +arrivant de l'autre côté du fossé, rencontrèrent, courant à l'ergastule +pour délivrer les prisonniers, une trentaine d'esclaves révoltés, armés +de bâtons, de fourches et de faux. Les Vagres se joignirent à eux, à +l'exception des gens de pied et des leudes. Revenus à la prison pour +mettre à mort les condamnés, les guerriers de Chram et ceux de Neroweg, +après s'être battus au milieu des ténèbres dans la salle du festin, +oubliant leur querelle, et laissant les morts et les blessés sur le lieu +du combat, ne songèrent qu'à courir au feu: les hommes du comte, pour +éteindre l'incendie; les hommes de Chram, pour sauver les chevaux ou +les bagages de leur maître, et les retirer des écuries à demi +embrasées... Les Franks, accourus à l'ergastule, étaient une vingtaine +au plus; ils furent entourés et massacrés par les Vagres de Ronan et par +les esclaves, après une résistance enragée. Pas un des Franks n'échappa, +non, pas un! c'était urgent et prudent: un seul de ces conquérants de la +vieille Gaule aurait pu aller, à cinq cents pas de là, avertir les +leudes de ce qui se passait à la prison... Deux esclaves chargèrent +Ronan sur leurs épaules, deux autres enlevèrent Loysik, et, à la demande +de son évêchesse, le Veneur emporta dans ses bras vigoureux, comme on +emporte un enfant au berceau, la petite Odille, trop faible pour pouvoir +marcher. Le vieux Karadeuk suivait ses deux fils qu'il couvait des yeux. + +Cette lutte triomphante, aux abords de l'ergastule, s'était passée en +moins de temps qu'il n'en faut pour la décrire; mais il restait fort à +faire pour sortir de l'enceinte du burg. Il fallait gagner le pont, +seule issue praticable à cause de Ronan, de Loysik et d'Odille, +incapables de marcher. Pour atteindre le pont, on devait, après avoir +pendant assez longtemps suivi le revers de l'enceinte sous les arbres de +l'hippodrome, on devait traverser le terrain complétement découvert qui +s'étendait en face des bâtiments en feu. Le vieux Karadeuk, sage, froid +et prudent au conseil, fit faire halte à sa troupe sous les arbres où +elle se trouvait alors à l'abri de tout regard ennemi, et il dit: + +--Quitter le burg en bande, ce serait nous faire tuer jusqu'au dernier. +Une partie des Franks, dans leur fureur, abandonnerait l'incendie pour +nous exterminer; donc, en arrivant sur le terrain découvert qu'il nous +faut parcourir, séparons-nous, et jetons-nous hardiment au milieu des +Franks effarés, occupés à transporter ce qu'ils peuvent arracher aux +flammes... Mêlons-nous à cette foule épouvantée, paraissons aussi +occupés de quelque sauvetage, allant, venant, courant, nous sortirons de +ce dangereux passage, et nous gagnerons isolément le pont, notre +rendez-vous général... + +--Mais, mon père, moi et Loysik, portés par ces bons esclaves, comment +éviter que l'on nous remarque? + +--Peu importe qu'on vous remarque; ces esclaves sembleront transporter +deux hommes blessés par les décombres de l'incendie; vous cacherez +seulement vos visages entre vos mains, et vous gémirez de votre mieux. +Quant au Veneur, qui a prudemment dépouillé sa peau d'ours, il +traversera la foule en courant, tenant la petite esclave entre ses bras, +comme s'il venait d'arracher du milieu des flammes une jeune fille du +gynécée; l'évêchesse va s'envelopper dans la casaque du Veneur, et au +milieu du tumulte elle pourra passer inaperçue... Tout ceci est-il +entendu, accepté? + +--Oui, Karadeuk. + +--Maintenant, mes bons Vagres, continuons notre marche jusqu'au bout de +l'hippodrome; là, nous nous séparons... Notre rendez-vous est au +pont!... + +Les sages avis du père de Loysik et de Ronan furent de point en point +exécutés. + +Foi de Vagre et de Gaulois conquis, c'était un fier spectacle que ce +vaste burg frank, dévoré par les flammes! À chaque instant les toits de +chaume des étables et des granges s'effondraient avec fracas, en lançant +vers le ciel étoilé d'immenses gerbes de flammes et d'étincelles; le +vent du nord, frais et vif, poussait vers le sud les crêtes de ses +grandes vagues de feu, ondoyant comme une mer au-dessus des bâtiments à +demi écroulés. Au moment où Ronan, porté par les deux esclaves, passait +devant la maison seigneuriale, construite presque entièrement en +charpente et recouverte de planchettes de chêne, il vit la toiture +embrasée, soutenue jusqu'alors par quelques grosses poutres carbonisées, +s'abîmer avec le retentissement du tonnerre au milieu des assises et des +pilastres de pierre volcanique, restés seuls debout, ainsi que quelques +énormes poutres noires et fumantes, se profilant sur un rideau de feu. +Aux lueurs de cette fournaise, on voyait briller les casques et les +cuirasses des leudes de Chram, courant çà et là, ainsi que les gens de +Neroweg, et s'efforçant de faire sortir des écuries embrasées, les +chevaux et les mulets, chargés à la hâte; des hommes du comte, non moins +effarés, apportaient sur leurs épaules, et jetaient loin du feu les +objets qu'ils avaient pu arracher aux flammes, et retournaient aux +bâtiments, afin de disputer d'autres débris à l'incendie. De bons +esclaves, implorant le ciel, poussaient à grand'peine devant eux le +bétail effarouché, ou tiraient en vain par le licou les chevaux cabrés +d'épouvante; les plus dévots de ces captifs s'agenouillaient éperdus, se +frappant la poitrine, et suppliaient le bienheureux évêque Cautin, que +l'on ne voyait pas, de mettre un terme au désastre par un nouveau +miracle. + +Quel tumulte infernal!... qu'il est doux à l'oreille d'un Gaulois qui se +venge du féroce conquérant de son pays, d'un Gaulois qui se venge de +l'implacable ennemi de sa race! Par les os de nos pères! la belle +musique! hennissement des chevaux, beuglements des bestiaux, +imprécations des Franks, cris des blessés que les décombres enflammés +brûlaient ou écrasaient en croulant! Et quelle belle lumière éclairait +ce tableau! lumière rouge, flamboyante, mais moins flamboyante encore +que celle de cet immense incendie qui éclairait, il y a des siècles, la +marche de l'aïeul de Ronan, _Albinik le marin_, allant, avec sa femme +_Méroë_, de Vannes à Paimbeuf braver César dans son camp... Oui... +qu'est-ce que le maigre incendie de ce burg frank, auprès de cet +embrasement de vingt lieues, de cet océan de flammes, couvrant soudain +ces contrées, la veille si florissantes, si fécondes, si populeuses, et +ne laissant après lui que débris fumants et solitude désolée! «Ô +liberté! que tu coûtes de larmes, de désastres et de sang!» disaient nos +pères, ces fiers Gaulois des temps passés, en portant la torche au +milieu de leurs villes, de leurs bourgs et de leurs villages... «Ô +liberté! liberté sainte!... nous nous ensevelirons avec toi sous les +ruines fumantes de la Gaule; mais nous n'aurons pas vécu esclaves... et +le pied d'un conquérant abhorré ne foulera que des cendres dans ces +contrées dévastées!» + +O nos pères! héroïques martyrs de l'indépendance! vous n'auriez pas, +comme nous, Gaulois dégénérés, lâchement subi le joug de ces Franks, +dont à peine nous brûlons, comme aujourd'hui, quelques burgs... Cela est +peu; mais leurs complices seront frappés de terreur!... Ils parlent +d'enfer, ces pieux hommes! la Vagrerie sera sur terre leur enfer; les +flammes, les grincements de dents n'y manqueront pas... Non, non! foi de +Vagre! il est encore en Gaule quelques vaillants hommes, ennemis +acharnés de l'étranger! ceux-là, poursuivis, traqués, suppliciés, on les +appelle _Hommes errants_, _Loups_, _Têtes-de-loup_... Mais ces loups, +entre loups, se chérissent comme frères; car voici les deux fils du +vieux Karadeuk, toujours portés sur les épaules des esclaves, comme la +petite Odille entre les bras du Veneur, qui passent, ainsi que plusieurs +Vagres et esclaves révoltés, le pont jeté sur le fossé, après avoir +heureusement traversé, en s'y mêlant, la foule des Franks fourmillant +autour de l'incendie. Le gardien du pont ayant crié à l'aide, on l'a +envoyé, la tête la première, sonder la profondeur du fossé, et il a +disparu dans la bourbe. + +--Vite, passez tous! passez vite,--dit le vieux Karadeuk qui n'oublie +rien.--Sommes-nous tous hors de l'enceinte du burg? + +--Oui, tous! tous! + +--Maintenant, tirons à nous ce pont; j'ai fait briser les chaînes qui +l'attachaient de l'autre côté de l'enceinte; s'il prend envie aux Franks +de nous poursuivre, nous aurons sur eux une grande avance; trouver de +quoi construire un pont au milieu du tumulte et de l'épouvante où ils +sont à cette heure, n'est point facile. Une fois en pleine forêt, au +diable les Franks! Vive la Vagrerie et la vieille Gaule!... + +--Bien dit, Karadeuk, voici le pont de notre côté. + +--Ô mes fils! enfin sauvés!... Ronan, Loysik!... encore un embrassement, +mes enfants. + +--Par la joie sainte de ce père et de ses deux fils, belle évêchesse! tu +es ma femme... je ne te quitterai qu'à la mort! + +--Loysik, vous me disiez cette nuit dans la prison: «Fulvie, libre +aujourd'hui, retrouvant le Veneur libre aussi, et vous offrant d'être sa +femme que répondriez-vous?» Libre à cette heure, je te dis à toi, mon +époux,--ajouta l'évêchesse en se retournant vers le Vagre:--Je serai +femme dévouée, mère vaillante, tu peux me croire... + +--Et toi, petite Odille, toi, qui n'as plus ni père ni mère, veux-tu de +moi pour mari, pauvre enfant, si tu survis à ta blessure? + +--Ronan, je serais morte, que l'espoir d'être votre femme à vous, si bon +au pauvre monde, me ferait, il me semble, sortir du tombeau!... + +Les Vagres et les esclaves révoltés se dirigent en hâte vers la forêt, +Loysik et Ronan toujours portés sur les épaules de leurs compagnons. La +petite Odille se prétend guérie de sa blessure depuis que Ronan, son +ami, lui a promis de la prendre pour femme; elle se sent, dit-elle, de +force à marcher; mais l'évêchesse n'y consent pas, et son Vagre, +n'abandonnant pas son léger fardeau, continue de marcher près de +Fulvie... Au bout de quelques pas, il entend deux Vagres et deux +esclaves qui le suivaient à quelques pas, dire en soufflant et +maugréant: + +--Comme il est lourd, comme il est lourd... + +--Si ce sanglier est trop pesant, relayez-vous pour le porter... Ah! ce +n'est pas un léger et joli fardeau comme toi, Odille... passe ton petit +bras autour de mon cou, tu seras ainsi plus à ton aise. + +--De quel sanglier parles-tu donc, Veneur? + +--Je parle, Ronan, de la part du butin de ton père, le vieux Karadeuk... + +--Quel butin?... Mais, par le diable! c'est un homme que nos compagnons +portent là... + +--Oui... c'est un homme bâillonné, garrotté... Nos camarades en ont leur +charge; il se fait lourd... + +--Et cet homme, dis, Veneur, quel est-il? + +--Réjouis-toi, Ronan, c'est le comte!... + +--Neroweg! + +--Lui-même... dextrement enlevé tout à l'heure au milieu de ses leudes, +par ton père et deux de nos camarades! + +--Neroweg! en notre pouvoir... à nous, Karadeuk, Ronan et Loysik, +descendants de Scanvoch! Ciel et terre! est-ce possible?... Le comte +Neroweg enlevé... je n'y puis croire!... + +--Eh! vieux Karadeuk! viens donc de ce côté... Ronan ne peut croire +encore à l'enlèvement du sanglier frank... + +--Oui, mon fils; cet homme dont la tête est enveloppée d'une casaque, +c'est Neroweg... c'est ma part du butin... + +--C'est la tienne, Karadeuk... mais seulement nous te demandons, nous, +anciens esclaves du comte, nous te demandons ses os et sa peau... + +--Quel dommage de n'avoir pas aussi l'évêque... la fête serait +complète... + +--L'évêque Cautin est mort!... + +--Belle évêchesse, tu serais veuve, si je n'étais ton mari. + +--Cautin m'a fait beaucoup souffrir; mais, aussi vrai que je t'aime, mon +Vagre, mon seul désir, à cette heure, est que sa mort n'ait pas été +cruelle... + +--Le Lion de Poitiers l'a tué. + +--Mon père... cet évêque damné, vous l'avez vu mourir? + +--Oui... frappé d'un coup d'épée, par le Lion de Poitiers... L'évêque +fuyait l'un des bâtiments incendiés; le Lion de Poitiers le rencontrant +face à face, lui a dit: «Tu m'as forcé de m'agenouiller devant toi, +orgueilleux prélat... Je t'ai promis de me venger... je me venge... +Meurs...» + +--Sa fin est trop douce pour sa vie... Au diable l'évêque Cautin! il +n'enterrera plus de vivants avec les morts... Et le comte, comment vous +en êtes-vous emparé, mon père? + +--Je vous suivais de l'oeil, toi et Loysik, portés par nos Vagres +criant: «Place! place à des blessés que nous venons de retirer de +dessous les décombres!» Tout en me mêlant, ainsi que trois des nôtres, à +la foule éperdue, je me rapprochais peu à peu du pont; soudain, de loin, +je vois accourir le comte, seul, et portant à grand'peine, entre ses +bras, plusieurs gros sacs de peau remplis sans doute d'or ou d'argent, +se dirigeant vers une citerne abandonnée. Neroweg était seul, et en ce +moment assez éloigné du lieu de l'incendie; la pensée me vient de +m'emparer de lui; moi et deux des nôtres nous nous glissons en rampant +derrière des abrisseaux qui ombrageaient la citerne, au fond de laquelle +le comte venait de jeter plusieurs de ses sacs, craignant sans doute +qu'à travers le tumulte ils lui fussent volés, il comptait les retrouver +plus tard dans cette cachette; nous tombons trois sur lui à +l'improviste, il est terrassé, je lui mets les genoux sur la poitrine et +la main sur la bouche pour l'empêcher de crier à l'aide... un des nôtres +se dépouille de sa casaque, en enveloppe la tête de Neroweg, les autres +lui lient les mains et les pieds avec leur ceinture, après quoi nos +Vagres ayant ramassé les sacs restants, nous enlevons le seigneur +comte... Le pont était voisin... et voici ma capture... ma part du butin +à moi... + +--Elle est lourde; aurons-nous loin encore à la porter, Karadeuk? + +--On ne peut plus d'ici entendre au burg les cris du comte... +débarrassez-le de la casaque qui lui enveloppe la tête. + +--C'est fait. + +--Comte Neroweg, tes mains resteront garrottées, mais tes jambes seront +libres... Veux-tu marcher jusqu'à la lisière de la forêt? sinon l'on t'y +portera comme on t'a porté jusqu'ici!... + +--Vous allez m'égorger là! + +--Veux-tu nous suivre, oui ou non? + +--Marchons, bateleur maudit! vous verrez qu'un noble frank va d'un pas +ferme à la mort! chiens gaulois, race d'esclaves! + +On arrive à la lisière de la forêt, alors que l'aube naissait; elle est +hâtive au mois de juin; au loin, l'on aperçoit, luttant contre les +premières clartés du jour, une lueur immense; ce sont les ruines du burg +encore embrasées. + +Ronan et l'ermite laboureur sont déposés sur l'herbe; la petite Odille +est assise à leurs côtés. L'évêchesse s'agenouille près de l'enfant pour +visiter sa blessure; les Vagres et les esclaves révoltés se rangent en +cercle; le comte, toujours garrotté, l'air farouche, résolu, car ces +barbares, féroces pillards et lâches dans leur vengeance, ont une +bravoure sauvage, c'est à leurs ennemis de le dire; il jette sur les +Vagres un regard intrépide; le vieux Karadeuk, vigoureux encore, semble +rajeuni de vingt ans; la joie d'avoir sauvé ses fils et de tenir en son +pouvoir un Neroweg, semble lui donner une vie nouvelle; son regard +brille, sa joue est enflammée, il contemple le comte d'un oeil avide. + +--Nous allons être vengés,--dit Ronan,--tu vas être vengée, petite +Odille. + +--Ronan, je ne demande pas pour moi de vengeance; dans la prison je +disais au bon ermite laboureur: Si je redevenais libre, je ne rendrais +pas le mal pour le mal: n'est-ce pas, Loysik? + +--Oui, douce enfant... douce comme le pardon; mais ne craignez rien, +notre père ne tuera pas cet homme désarmé. + +--Il ne le tuera pas, mon frère? Si, de par le diable! notre père tuera +ce Frank, aussi vrai qu'il nous a fait mettre tous deux à la torture, +qu'il a accablé de coups cette enfant de quinze ans avant de la +violenter... Sang et massacre! pas de pitié! + +--Non, Ronan, notre père ne tuera pas un homme sans défense. + +--Vous tardez beaucoup à m'égorger, chiens gaulois! qu'attendez-vous +donc? Et toi, bateleur, chef de ces bandits! qu'as-tu à me regarder +ainsi en silence? + +--C'est qu'en te regardant ainsi, Neroweg, je songe au passé... je me +souviens... + +--De quoi te souviens-tu? + +--De ton aïeul... + +--Quel aïeul? mes aïeux sont nombreux. + +--Neroweg, l'_Aigle terrible_... + +--Oh! c'était un grand chef...--reprit le Frank avec un accent d'orgueil +farouche,--c'était un grand roi, un des plus vaillants guerriers de ma +race vaillante! son nom est encore glorifié en Germanie!... Puisse ma +honte à moi, prisonnier de votre bande d'esclaves révoltés, être enfouie +au fond de ma fosse... si vous me creusez une fosse... + +--Écoute: il y a de cela plus de trois siècles; ton aïeul était chef +d'une des hordes franques, rassemblées de l'autre côté du Rhin, et qui +alors menaçaient la Gaule... + +--Et nous l'avons conquise, cette Gaule! elle est notre terre +aujourd'hui, et vous... vous êtes nos esclaves... race bâtarde!... + +--Écoute encore: mon aïeul, soldat obscur, se nommait Scanvoch. + +--Par ma chevelure! ces misérables savent les noms de leurs ancêtres +ainsi que nous les savons, nous autres de race illustre! Mirff et Morff, +mes deux limiers, que cet autre bandit déguisé en ours a mis à mort, +Mirff et Morff connaissent leurs ancêtres, si tu connais les tiens! + +--Mon aïeul Scanvoch fut lâchement mis à la torture par l'_Aigle +terrible_, la veille d'une grande bataille du Rhin; le matin de ce +combat, les soldats gaulois chantaient: + +«_Combien sont-ils, ces Franks?... combien sont-ils donc, ces +barbares?_» + +Le soir ils chantaient après leur victoire: + +«_Combien étaient-ils, ces Franks? combien étaient-ils donc ces +barbares?..._» + +--Si cette fois les lâches Gaulois ont vaincu les Franks valeureux, ce +fut par trahison... + +--Donc, lors de cette grande bataille du Rhin, Scanvoch s'est battu +contre ton aïeul. Ce fut, vois-tu, une lutte acharnée, non-seulement un +combat de soldat à soldat, mais un combat de deux races fatalement +ennemies! Scanvoch pressentait que la descendance de Neroweg serait +funeste à la nôtre, et il voulait pour cela le tuer... Le sort des armes +en a autrement décidé. Les pressentiments de mon aïeul ne l'ont pas +trompé... Voici la seconde fois que nos deux familles se rencontrent à +travers les âges... Tu as fait torturer mes deux fils; tu devais +aujourd'hui les livrer au supplice... + +--Assez, chien!... Et pour empêcher ma noble race de mettre, dans +l'avenir, le pied sur la gorge à ta race asservie, tu veux me tuer? + +--Je veux te tuer... Ton frère a péri de ta main fratricide; ta famille +sera éteinte en toi!... + +Un éclair de joie sinistre illumina les yeux du Frank; il répondit: + +--Tue-moi... + +--Ôtez-lui ses liens... + +--C'est fait, Karadeuk; mais nous le tenons, et nos mains valent les +liens qui le garrottaient. + +--Je propose, moi, qu'il soit, avant sa mort, mis à la torture, ainsi +qu'il nous y faisait mettre au burg, nous autres esclaves... + +--Oui, oui... à la torture! à la torture!... + +--Et après, coupé en quatre quartiers. + +--Haché à coups de hache! + +--Mes Vagres! cet homme est à moi... c'est ma part du butin! + +--Il est à toi, vieux Karadeuk... + +--Laissez-le libre. + +--Tu le veux? + +--Laissez-le libre; mais formez autour de lui un cercle qu'il ne puisse +franchir... + +--Voici un cercle de pointes d'épées, de fer, de piques et de tranchants +de faux qu'il ne franchira pas... + +--Un prêtre!--s'écria soudain le comte avec un accent d'angoisse +mortelle,--un prêtre! je ne veux pas mourir sans un prêtre! j'irais en +enfer... Toi qui es assis là-bas, ermite laboureur, le saint évêque +Cautin, mon patron, te traitait de renégat; mais enfin comme moine tu es +toujours un peu prêtre, toi... veux-tu m'assister? et me promettre que +je n'irai pas en enfer, mais en paradis?... Ces chiens, tes compagnons, +m'ont volé mes colliers d'or et les sacs que je n'avais pas jetés dans +la citerne; il ne me reste que cet anneau d'or... je te le donne... mais +promets-moi, sur ton salut, le paradis... + +--Mon père!--s'écria Loysik,--mon père! vous ne tuerez pas ainsi cet +homme... + +--Je ne vous demande pas grâce de la vie, chiens d'esclaves! je saurai +mourir; mais je ne veux pas aller en enfer, moi! Ô mon bon patron! +bienheureux évêque Cautin, où es-tu? où es-tu? Fais un nouveau +miracle... envoie-moi un prêtre!... + +--En attendant le miracle, comte Neroweg, prends cette hache. + +--Quoi, Karadeuk, tu l'armes? + +--Prends cette hache, comte Neroweg; j'ai la mienne, défends-toi. + +--Mon père! il est fort comme un taureau sauvage; il est jeune encore et +vous êtes vieux! + +--Mon père! au nom de vos deux fils que vous avez sauvés, renoncez à ce +combat... + +--Mes enfants, ne craignez rien; cette hache ne pèse pas à mon bras... +J'ai foi dans mon courage; j'éteindrai en ce Frank la race des Neroweg. + +--Oh! être là, incapable de bouger... ne pouvoir me battre à ta place, ô +mon père! + +--Mes fils, c'est aux vieux à mourir... aux jeunes de vivre... Neroweg, +défends-toi... + +--Moi, de race illustre, me battre contre un gueux! un Vagre! un esclave +révolté! non... + +--Tu refuses?... + +--Oui, chien bâtard... égorge-moi si tu veux... + +--Mes Vagres, qu'on le saisisse, et tondez-le comme un esclave: le +tranchant d'un poignard vaudra, pour ceci, les ciseaux. + +--Moi, tondu comme un vil esclave! moi, Neroweg, subir un tel outrage! +moi, tondu!... + +--La femme de ton glorieux roi Clovis aimait mieux voir ses petits-fils +morts que tondus... je sais cela... Oui, vous autres nobles Franks, vous +tenez, comme vos rois chevelus, à votre chevelure, signe d'antique et +illustre race; donc, Neroweg, défends-toi, ou tu seras tondu... + +--Moi, tondu!... Cette hache! cette hache!... + +--La voici, comte... Et vous, mes bons Vagres, élargissez le cercle!... + +--Ermite laboureur, veux-tu me promettre, si ce combat me met en danger +de mort, de m'envoyer en paradis? je te donnerai mon anneau... + +--Si tu es en danger mortel, Neroweg, je te dirai des paroles qui te +feront, je l'espère, envisager fermement la mort. + +--Ce n'est pas la mort que je crains, chien! c'est le paradis que je +veux... + +--Crois-nous, Karadeuk, ce lâche a moins peur de l'enfer que de ta +hache... Coupons-lui cette crinière, qui ressemble à la queue d'un +cheval de montagne... Allons, tondons le comte... le seigneur frank sera +tondu... + +Neroweg, furieux, se précipita sur le vieux Vagre, le combat s'engagea, +terrible, acharné. Loysik, Ronan, l'évêchesse et la petite Odille, +pâles, tremblants, suivaient la lutte d'un oeil alarmé; elle ne fut pas +longue, la lutte... Le vieux Vagre l'avait dit, la hache ne pesait point +à son bras vigoureux, mais elle pesa fort au front de Neroweg, qui, +sanglant, roula sur l'herbe, frappé d'un coup mortel... + +--Meurs donc!--s'écria Karadeuk avec une joie triomphante;--la race de +l'_Aigle terrible_ ne poursuivra plus la race de Joel... Meurs donc, +comte Neroweg! + +--Hi! hi!... j'ai un fils de ma seconde femme à Soissons... et ma femme +Godégisèle est enceinte, chien gaulois!--murmura le Frank avec un éclat +de rire sardonique.--Ma race n'est pas éteinte... j'espère qu'elle +retrouvera plus d'une fois la tienne pour l'écraser... + +Puis il ajouta d'une voix affaiblie, épouvantée: + +--Ermite laboureur, donne-moi le paradis... bon patron, évêque Cautin, +aie pitié de moi... Oh! l'enfer! l'enfer! les diables!... j'ai peur... +l'enfer!... + +Et Neroweg expira, la face contractée par une terreur diabolique. Son +dernier regard s'arrêta sur les ruines de son burg fumant au loin sur la +colline. + +Les leudes du comte s'apercevant de sa disparition, durent le croire +enseveli sous les décombres du burg, ou enlevé... S'ils l'ont cherché au +dehors, ces fidèles, ils auront trouvé le corps du comte vers la lisière +de la forêt, mort, la tête fendue d'un coup de hache, étendu au pied +d'un arbre dont on avait enlevé la première écorce et sur lequel étaient +ces mots tracés avec la pointe d'un poignard: + +«_Karadeuk le_ VAGRE, _descendant du Gaulois Joel, le brenn de la tribu +de Karnak, a tué ce_ COMTE _frank, descendant de Neroweg l'Aigle +terrible... Vive la vieille Gaule!_...» + +Ici finit le récit de RONAN LE VAGRE, fils de KARADEUK LE BAGAUDE, +Karadeuk, mon frère à moi, Kervan, fils aîné de Jocelyn, et petit-fils +d'Araïm. À cette histoire, j'ai ajouté les lignes suivantes, ce soir, +jour du départ de mon neveu Ronan, qui retourne près des siens, en +Bourgogne, après deux jours passés dans notre maison, toujours située +non loin des pierres sacrées de la forêt de Karnak. Mon neveu Ronan +m'ayant confié ses pensées durant son séjour ici, j'ai pu, en ce qui le +touche, écrire, ainsi qu'il aurait écrit lui-même. + +À propos de la forme nouvelle adoptée par lui dans ses récits, Ronan m'a +dit, non sans raison: + +«--Le voeu de notre aïeul Joel, en demandant à ceux de sa descendance +d'ajouter tour à tour à notre légende l'histoire de leur vie, a été de +perpétuer d'âge en âge dans notre famille l'amour de la Gaule et la +haine de la domination étrangère. Nos aïeux, jusqu'ici, ont raconté +leurs aventures sous forme de mémoires; moi, j'ai agi différemment; mais +la même pensée patriotique qui inspirait nos aïeux m'a inspiré; tous les +faits cités par moi sont vrais, et les scènes auxquelles je n'ai pas +assisté m'ont été racontées par des gens qui ont été acteurs dans ces +événements. Il en a été ainsi, entre autres faits, de l'entrevue secrète +de Neroweg et de Chram au burg du comte, dans la chambre des trésors. +Chram rapporta cet entretien à Spatachair, l'un de ses favoris; un +esclave entendit ce récit; et plus tard, après l'incendie du burg, cet +esclave s'étant joint à nous pour courir la Vagrerie jusqu'en Bourgogne, +c'est de lui que j'ai tenu ces détails. Peu importe donc la forme de ces +légendes, pourvu que le fond soit vrai; il nous faut, avant tout, donner +à notre descendance un tableau très-réel des temps où chacune de nos +générations a vécu et vivra, le tout dit avec sincérité. Ces +enseignements, transmis de siècle en siècle à notre race, rempliront +ainsi le voeu suprême de notre aïeul Joel.» + +Moi, Kervan, je dis comme mon neveu Ronan le Vagre: Peu importe la forme +de ces récits, pourvu qu'ils reproduisent fidèlement les temps où nous +vivons. Je compléterai donc, ainsi qu'il suit, et jusqu'à aujourd'hui, +l'histoire de mon frère Karadeuk et de ses deux fils, Ronan et Loysik. + + + + +CHAPITRE IV. + +Ronan le Vagre revient en Bretagne accomplir le dernier voeu de son père +Karadeuk.--Il retrouve Kervan, frère de son père.--Ce qui est advenu à +Ronan le Vagre, avant et durant son voyage. + + +Deux ans se sont écoulés depuis la mort du comte Neroweg... On est en +hiver: le vent siffle, la neige tombe. Par une nuit pareille, il y a de +cela près de cinquante ans, Karadeuk, petit-fils du vieil Araïm, avait +quitté la maison de son père où se passe ce récit, pour aller courir la +Bagaudie, séduit par les récits du colporteur. + +Le vieil Araïm est mort depuis très-longtemps, regrettant jusqu'à la fin +Karadeuk, son favori; Jocelyn et Madalèn, père et mère de Karadeuk, sont +aussi morts; son frère aîné, Kervan, et sa douce soeur Roselyk, sont +encore vivants, et habitent la maison située près des pierres sacrées de +Karnak. Kervan a soixante-huit ans passés; il s'est marié déjà vieux: +son fils, âgé de quinze ans, s'appelle _Yvon_; la blonde Roselyk, soeur +de Kervan, est presque aussi âgée que lui: ses cheveux sont devenus +blancs; elle est restée fille et demeure avec son frère Kervan et sa +femme _Martha_. + +Le soir est venu, le vent souffle au dehors, la neige tombe. + +Kervan, sa soeur, sa femme, son fils et plusieurs de leurs parents, qui +cultivent avec eux les mêmes champs que cultivait, il y a plus de six +cents ans, Joel et sa famille, sont occupés, autour du foyer, aux +travaux de la veillée. À une violente raffale de vent, Kervan dit à sa +soeur: + +--Bonne Roselyk, c'est par une nuit semblable, qu'il y a beaucoup +d'années, ce colporteur maudit... te souviens-tu? + +--Hélas! oui... et le lendemain notre pauvre frère Karadeuk nous +quittait pour jamais... Sa disparition a causé tant de chagrin à notre +bon grand-père Araïm, qu'il est mort en pleurant son petit-fils... Peu +de temps après, nous avons perdu notre mère Madalèn, devenue presque +folle de douleur... Seul, notre père Jocelyn a résisté plus longtemps au +chagrin... Ah! notre frère Karadeuk n'a été que trop puni de son désir +de voir des _Korrigans_. + +--Les Korrigans? tante Roselyk,--reprit Yvon, fils de Kervan,--ces +petites fées d'autrefois, dont le vieux Gildas, le tondeur de brebis, +parle souvent? On ne les voit plus depuis longues années dans le pays, +les Korrigans, non plus que les _Dûs_, autres petits nains. + +--Heureusement, mon enfant, le pays est débarrassé de ces génies +malfaisants... Sans eux, ton oncle Karadeuk serait peut-être à cette +heure avec nous à la veillée... + +--Et jamais, mon père, vous n'avez eu de nouvelles de lui? + +--Jamais, mon fils! il est mort sans doute au milieu de ces guerres +civiles, de ces désastres, qui continuent de déchirer la vieille Gaule, +sous le règne des descendants de Clovis. + +--Puisse notre Bretagne ignorer longtemps ces maux dont souffrent si +cruellement les autres provinces! + +--Notre vieille Armorique a su jusqu'ici conserver son indépendance, et +repousser l'invasion des Franks, pourquoi faiblirions-nous à l'avenir? +Nos chefs de tribus, choisis par nous, sont vaillants... le chef des +chefs, choisi par eux, le vieux _Kanâo_, qui veille sur nos frontières, +est aussi intrépide qu'expérimenté... n'a-t-il pas déjà repoussé +victorieusement les attaques des Franks? + +--Et trois fois déjà tu as été appelé aux armes, Kervan, nous laissant, +moi, ta femme, Roselyk, ta soeur, et Yvon, ton fils, dans des angoisses +mortelles... + +--Allons, allons, pauvres Gauloises dégénérées, ne parlez point ainsi; +songez à nos légendes de famille... Dites, _Margarid_, femme de Joel; +_Méroë_, femme d'Albinik le marin; _Ellèn_, femme de Scanvoch, +avaient-elles de ces faiblesses, lorsque leurs époux allaient combattre +pour la liberté de la Gaule? + +--Hélas! non; car Margarid et Méroë ont, comme leurs époux, trouvé la +mort dans les batailles... + +--Tandis que moi, je n'ai été blessé qu'une fois, en combattant ces +Franks maudits, que nous avons exterminés sur nos frontières. + +--Oublies-tu, mon frère, le danger que tu as couru aux dernières +vendanges? Étranges vendanges! que l'on va faire l'épée au côté, la +hache à la main! + +--Quoi! une partie de plaisir... sortir gaiement de nos frontières pour +aller en armes vendanger la vigne que les Franks font cultiver par leurs +esclaves vers le pays de Nantes[A]... Par la barbe du bon Joel! il +aurait bien ri de voir notre troupe repasser nos frontières, escortant +gaiement nos grands chariots remplis de raisins vermeils! Quel joyeux +coup d'oeil! les pampres verts ornaient les jougs de nos boeufs, les +brides de nos chevaux, et jusqu'aux fers de nos lances; puis, tous en +choeur nous chantions ce bardit: + +«_--Les Franks ne le boiront pas, ce vin de la vieille Gaule... non, les +Franks ne le boiront pas!...--Nous vendangeons l'épée d'une main, la +serpe de l'autre.--Nos chars de guerre sont des pressoirs roulants.--Ce +n'est pas le sang qui rougit leurs essieux, c'est le jus empourpré du +raisin.--Non, les Franks ne le boiront pas, ce vin de la vieille +Gaule... non, les Franks ne le boiront pas!..._» + +--Mon père, j'aurai seize ans à la prochaine vendange au pays de +Nantes... vous m'emmènerez avec vous? + +--Tais-toi, Yvon, ne fais pas de semblables voeux; cela m'effraye, mon +enfant. + +--Roselyk, entends-tu ma femme? Ne croirait-on pas entendre notre pauvre +mère dire à notre frère Karadeuk, en le grondant de son désir de voir +les Korrigans: «Taisez-vous, méchant enfant, vous m'effrayez...» + +--Hélas! mon frère, le coeur de toutes les mères se ressemble. + +--Mon père, j'entends des pas au dehors... je suis certain que c'est le +vieux Gildas; il m'avait promis de venir à la veillée, de nous apprendre +un nouveau bardit qu'un tailleur ambulant lui a chanté. Justement, c'est +lui... Bonsoir, vieux Gildas. + +--Bonsoir, mon enfant; bonsoir à vous tous. + +--Ferme la porte, vieux Gildas; la bise est froide. + +--Kervan, je ne suis pas seul. + +--Avec qui es-tu donc? + +--Un étranger m'accompagne; il a frappé à ma demeure et m'a demandé le +logis de Kervan, fils de Jocelyn. Ce voyageur vient de Vannes, et de +plus loin encore. + +--Pourquoi n'entre-t-il pas? + +--Il secoue dehors les frimas dont il est couvert. + +--Mon Dieu, Gildas, cet homme serait-il un colporteur? + +--Roselyk, Roselyk, entends-tu encore ma femme?... Ah! tu as raison: les +coeurs des mères sont tous pareils... + +--Non, Martha; ce jeune homme ne m'a point paru être un colporteur; à +son air résolu, on le prendrait plutôt pour un soldat; il porte un long +poignard à son côté... tenez, le voici. + +--Approche, voyageur; tu as demandé la demeure de Kervan, fils de +Jocelyn? Kervan, c'est moi... + +--Salut donc à toi et aux tiens, Kervan... Mais qu'as-tu à me regarder +ainsi en silence? d'où vient le trouble où je te vois? + +--Roselyk, regarde donc ce jeune homme... remarque son front, ses yeux, +l'air de sa figure... + +--Ah! mon frère! il est d'étranges ressemblances... On croirait voir, +vieux de quelques années de plus, notre pauvre frère Karadeuk, lorsqu'il +a quitté cette maison. + +--Roselyk, cet étranger porte la main à ses yeux; il pleure... Dis, +jeune homme, tu es le fils de Karadeuk? + +Pour toute réponse, Ronan le Vagre se jeta au cou du frère de son père, +et il embrassa non moins tendrement Martha, Roselyk et Yvon... Les +larmes séchées, la première émotion apaisée, les premiers mots qui +partirent du coeur et des lèvres de Roselyk et de Kervan furent ceux-ci: + +--Et notre frère? + +--Et Karadeuk? + +À cette question, Ronan le Vagre est resté muet; il a baissé la tête, +et, de nouveau, ses yeux se sont remplis de larmes... larmes cette fois +amères... + +Un grand silence se fit parmi ces descendants de la race de Joel; les +larmes coulèrent de nouveau, non moins amères que celles de Ronan le +Vagre. + +Kervan, le premier, reprit la parole, et dit à son neveu: + +--Y a-t-il longtemps que mon frère est mort? + +--Il y a trois mois... + +--Et sa fin a-t-elle été douce? s'est-il souvenu de moi et de Roselyk, +qui l'aimions tant? + +--Ses dernières paroles ont été celles-ci: «Je meurs sans avoir pu +accomplir, pour ma part, le devoir imposé par notre aïeul Joel à sa +descendance... Promets-moi, mon fils, Ronan, toi qui sais ma vie et +celle de ton frère Loysik, de remplir ce devoir à ma place, et d'écrire, +sans cacher le bien et le mal, ce que tous trois nous avons fait... Ce +récit terminé, promets-moi de te rendre, si tu le peux, au berceau de +notre famille, près des pierres sacrées de Karnak... Je ne peux espérer +que mon père Jocelyn et ma mère Madalèn vivent encore; s'ils sont morts, +comme je le crains, tu remettras cet écrit, soit à mon bon frère Kervan, +s'il a survécu à mes vieux parents, soit au fils aîné de mon frère. +S'il était mort sans laisser de postérité, ses héritiers ou ceux de sa +femme déposeront entre tes mains, selon le voeu de notre aïeul Joel, la +légende et les reliques de notre famille, et tu les transmettras à ta +descendance. Si, au contraire, mon bon frère Kervan et ma douce soeur +Roselyk m'ont survécu, dis-leur que je meurs en prononçant leurs noms +toujours chers à mon coeur...» + +--Telles ont été les dernières paroles de mon père Karadeuk. + +--Et ce récit de la vie de mon frère et de la tienne? + +--Le voici,--répondit Ronan en débouclant son sac de voyage. + +Et il en tira un rouleau de parchemin qu'il remit à Kervan. Celui-ci +prit cet écrit avec émotion, tandis que, ôtant de sa ceinture ce long +poignard à manche de fer qu'avait porté Loysik, puis le Veneur, et sur +la garde duquel on voyait gravé le mot saxon: _Ghilde_, et les deux mots +gaulois: _Amitié_, _communauté_, Ronan donna cette arme à son oncle, et +lui dit: + +--Le désir de mon père est que vous joigniez ce poignard aux reliques de +notre famille. Lorsque vous aurez lu ce récit, lorsque je vous aurai +raconté quelques événements qui le complètent, vous reconnaîtrez que +cette arme peut tenir sa place parmi les objets que nos aïeux nous ont +légués... pieuses reliques que je contemplerai avec respect. La veillée +commence... après demain matin il me faudra vous quitter. + +--Quoi! si tôt? + +--Vous saurez la cause de mon prompt départ. Je vous prie donc de lire, +dès ce soir, ce récit que je vous apporte; demain je vous raconterai ce +que je n'ai pas eu le loisir d'écrire, l'heure de mon voyage en Bretagne +ayant été hâtée malgré moi... Pendant que vous lirez ceci, je désirerais +vivement connaître la légende de notre famille, dont mon père m'a +souvent raconté les principaux faits. + +--Viens,--dit Kervan en prenant une lampe. + +Ronan le suivit... Tous deux entrèrent dans une des chambres de la +maison. Sur une table était déposé le coffret de fer, autrefois donné à +Scanvoch par Victoria la Grande. Kervan tira de ce coffret la _faucille +d'or_ d'Hêna, la vierge de l'île de Sên; la _clochette d'airain_, +laissée par Guilhern; le _collier de fer_ de Sylvest; la _croix +d'argent_ de Geneviève; l'_alouette de casque_ de Victoria la Grande; +puis il déposa ces objets auprès du _poignard_ de Loysik. Kervan prit +aussi dans le coffret les différents parchemins composant la chronique +de la descendance de Joel. + +Ces reliques, datant d'un temps si lointain déjà, Ronan les contemplait +avec une profonde et silencieuse émotion. Kervan, voyant son neveu +plongé dans ce pieux recueillement, le laissa, et alla rejoindre sa +famille, non moins impatiente que lui de connaître l'histoire de +Karadeuk le Bagaude, de Ronan le Vagre, et de son frère Loysik, l'ermite +laboureur. + +Le Vagre resta seul... Cette longue nuit d'hiver s'écoula durant qu'il +lisait les légendes de sa race... La lumière de sa lampe luttait contre +les premières clartés de l'aube lorsque Ronan termina sa lecture. Dès +que le jour fut tout à fait venu, le descendant de Joel chercha au loin +des yeux, à travers la fenêtre, les rochers de l'île de Sên, île jadis +si fameuse par son collége de druidesses, où Hêna avait passé les +premières années de sa vie, terminée par un sacrifice héroïque. Bientôt +Ronan vit les rochers de l'île se dessiner confusément à travers la +brume de la mer; alors il jeta de nouveau un regard respectueux et +attendri sur la petite _faucille d'or_, déjà noircie par les siècles, et +qu'Hêna, la douce vierge, portait, il y avait de cela plus de six cents +ans; puis il sortit de la maison. + +Kervan et sa femme avaient, de leur côté, prolongé leur lecture presque +jusqu'à l'aube; et, contre leur habitude, ils ne s'étaient pas levés +avec le jour. Ronan, encore sous l'impression de l'histoire de sa +famille, alla visiter les abords de la maison: à chaque pas, il y trouva +le souvenir de ses ancêtres; elle verdoyait toujours, la vaste prairie +où son aïeul Joel et ses fils, Guilhern et Mikaël, se livraient aux +mâles exercices militaires de la _marhek-adroad_; il coulait toujours, +le ruisseau d'eau vive, au bord duquel Sylvest et Siomara avaient, dans +leurs jeux enfantins, élevé une petite cabane pour se mettre à l'abri de +la chaleur du jour. Ronan cherchait au bord de ce ruisseau la place des +deux vieux saules, où plus tard, lors de la conquête de César, Sylvest +et son père Guilhern, ayant en vain tâché d'échapper à l'esclavage du +centurion boiteux, alors propriétaire de leurs champs paternels, furent +livrés, par le Romain, à l'horrible supplice _des fourmis_! arbres +séculaires, qui végétaient encore quelque peu lors du retour de Scanvoch +et de son fils Aël-Guen au berceau de leur famille... + +L'émotion de Ronan le Vagre fut à la fois douce et triste. Absorbé dans +sa profonde méditation sur le passé, peu à peu il lui sembla voir, au +milieu de la brume qui voilait à demi le rivage de la vieille Armorique, +apparaître les touchantes ou mâles figures de la légende de son obscure +mais antique famille gauloise. _Le brenn_ (Brennus), vainqueur de +l'Italie aux premiers siècles de la puissance de Rome; Joel, Margarid, +Hêna, Guilhern, Mikaël, Albinik le marin et sa femme Méroë, Sylvest +l'esclave, Siomara la courtisane; Geneviève, témoin de la mort du jeune +homme de Nazareth; Scanvoch, et enfin Karadeuk le Bagaude... Dans cette +vision étrange, plus l'époque à laquelle appartenaient ces différents +personnages s'éloignait du temps présent pour s'enfoncer dans la +profondeur des âges, plus ils semblaient grandir... de sorte que les +pâles fantômes de la génération de Joel, qui dominaient ceux de sa +descendance, étaient à leur tour dominés par l'imposante figure du +_brenn_ victorieux, qui jadis jeta fièrement son épée gauloise dans la +balance où se pesait la rançon de Rome et de l'Italie... + +--Ah! combien de nos générations se succéderont encore avant que la +radieuse vision de Victoria la Grande se soit réalisée!--pensait Ronan +avec un accablement mélancolique.--Ô Brennus! vaillant guerrier, le plus +anciens des aïeux dont notre famille ait gardé la mémoire!... Ô Joel! +combien de temps votre descendance doit-elle souffrir encore avant que +la Gaule se soit relevée, libre, fière et à jamais délivrée du joug des +rois franks et des pontifes de Rome... Que de sueurs! que de larmes! que +de sang doit verser encore votre race, ô Brennus! ô Joel! avant +l'avènement de ce glorieux jour de bonheur et de liberté! + +Le Vagre fut tiré de sa rêverie par la voix du frère de son père. + +--Ronan,--dit Kervan,--la gelée a durci la terre, les troupeaux ne +peuvent sortir des étables; nous avons à cribler le grain à la maison... +viens, rentrons; pendant notre travail tu nous diras les événements qui +complètent ton récit. Après ton départ, je te promets de transcrire +fidèlement la suite de l'histoire de ta vie. + +Ronan et la famille de Kervan sont rassemblés dans la grande salle de la +métairie; après le repas du matin les femmes filent leur quenouille ou +s'occupent des soins domestiques; les hommes criblent le grain qu'ils +tirent de grands sacs et qu'ils reversent dans d'autres. Des troncs +d'orme et de chêne brûlent dans l'immense foyer, car au dehors vive est +la froidure; Ronan va parler; on fait silence, et chacun tout en +s'occupant de ses travaux jette de temps à autre un regard curieux sur +le Vagre, fils du Bagaude. + +--Mon oncle,--dit Ronan,--vous avez lu ce récit? + +--Nous tous qui sommes ici nous l'avons entendu... + +--Et que pensez-vous maintenant des Bagaudes et des Vagres? + +--Je pense, ainsi que ton frère Loysik, que ces représailles contre les +horreurs de la conquête franque, représailles légitimées par la conquête +elle-même, étaient malheureusement stériles et désastreuses comme l'est +la vengeance si juste qu'elle soit; cependant, je crois, je sens qu'il +fallait frapper de terreur ces féroces conquérants! sur eux seuls doit +retomber tant de sang versé... + +--Implacable et légitime a été notre vengeance, mais non pas stérile, +Loysik l'a proclamé lui-même; rappelez-vous ces paroles de votre +grand-père Araïm, à propos de la Bagaudie, je les ai lues cette nuit, +Kervan; elles étaient, elles sont, elles seront éternellement justes: +«--L'insurrection a toujours du bon... car on y gagne toujours quelque +chose. Qu'un peuple conquis ou opprimé implore ses maîtres, au nom de la +justice, au nom de l'humanité, ses maîtres se rient de lui; qu'il se +révolte... ils tremblent et accordent à la terreur ce qu'ils avaient +refusé au bon droit.» Araïm disait vrai. N'est-ce pas aux grandes +insurrections de la Bagaudie que l'Armorique a dû son complet +affranchissement de la domination des empereurs, lorsque, bien +qu'allégée des charges écrasantes contre lesquelles la Bagaudie avait +protesté par les armes, les autres contrées de la Gaule étaient +redevenues provinces romaines après l'ère glorieuse et libre de Victoria +la Grande! + +--C'est la vérité, Ronan... mais en quoi votre Vagrerie a-t-elle été +pour vous aussi fructueuse que la Bagaudie? Et mon pauvre frère Karadeuk +comment est-il mort? + +--Pour répondre à vos questions, Kervan, il me faut d'abord vous +apprendre ce qui s'est passé après l'incendie du burg du comte Neroweg. + +--Nous t'écoutons... + +--Le succès de notre attaque terrifia d'abord les Franks et les évêques +de la contrée; ceux des esclaves qui n'étaient pas hébétés par les +prêtres, les colons pressurés par les seigneurs, enfin les hommes de +coeur qui sentaient encore couler dans leurs veines quelques gouttes de +sang gaulois, reprirent quelque espoir; notre bande, dont mon père +conserva le commandement, devint considérable; on vit alors des prélats +et des seigneurs franks, épouvantés par la Vagrerie, améliorer un peu le +sort de leurs esclaves, pressurer moins leurs colons; foi de Vagre! mon +oncle... la terreur faisait battre d'une charité passagère tous ces +coeurs jusqu'alors endurcis... + +--Et ton frère Loysik? + +--Fidèle à ce principe de Jésus de Nazareth: «que ce sont surtout les +malades qui ont besoin de médecins,» il ne nous quittait pas, il eut +bientôt sur notre troupe l'ascendant qu'il savait prendre sur les hommes +les plus endiablés; sa bonté, son courage, son éloquence, son amour de +la Gaule, son horreur de la conquête franque, lui acquirent bientôt tous +les coeurs, souvent il empêcha des désastres inutiles ou de sanglantes +représailles. Lorsque ainsi que moi il fut guéri des suites de notre +torture, il nous quitta pendant quelque temps et nous demanda, sans nous +dire ses motifs, de nous rapprocher des confins de la Bourgogne; il +devait nous rejoindre aux environs de Marcigny, ville située à l'extrême +frontière de cette province, il avait obtenu de nous, non sans peine, de +ne plus incendier les burgs et les villas épiscopales; mais le pillage +allait toujours au profit du pauvre monde, et nous faisions bonne +justice des seigneurs franks, dont les cruautés étaient avérées. + +--Et les Franks ne se sont pas armés contre vous? + +--Le roi Clotaire ordonna une levée d'hommes, mais les seigneurs +bénéficiers craignirent en se séparant de leurs leudes de laisser leurs +burgs désarmés à la merci des esclaves, ou livrés sans défense aux +attaques de notre troupe; ils n'envoyèrent que peu de gens à la levée, +aussi, par deux fois, nous avons rudement combattu et battu les Franks; +mais, selon le désir de Loysik, nous nous rapprochions toujours des +frontières de la Bourgogne... + +--Et la petite Odille, Ronan? + +--Je l'avais prise pour femme... la chère enfant ne me quittait pas, +aussi douce que vaillante, aussi dévouée que tendre. + +--Pauvre petite... et l'évêchesse qui nous a intéressés malgré son +égarement? + +--Fulvie était pour le veneur ce qu'Odille était pour moi. + +--Et ce roi Chram qui rêvait le parricide a-t-il exécuté ses projets de +révolte contre son père Clotaire? cet autre monstre qui tuait les +enfants de son frère à coups de couteau! + +--Kervan, il y a trois jours en me rendant ici... j'ai retrouvé Chram et +son père sur les frontières de notre Armorique. + +--Le père et le fils sur nos frontières? + +--Oui, et ils se sont montrés dignes l'un de l'autre... Ah! Kervan! j'ai +dès mon enfance couru la Vagrerie... j'ai dans ma vie assisté à de +terribles spectacles... mais, foi de Vagre, je n'ai jamais éprouvé une +pareille épouvante... et d'horreur encore je frissonne quand je songe à +ce qui, sous mes yeux, s'est passé lors de la rencontre de Chram et de +son père. + +--Je te crois, Ronan, car te voici tout pâle à ce souvenir. + +--Horrible... horrible... mais je viendrai tout à l'heure à ce récit; +fidèles à notre promesse envers Loysik, nous nous rapprochions des +confins de la Bourgogne. Cette contrée, l'une des premières conquises +avant Clovis par d'autres barbares venus de Germanie, et appelés +_Burgondes_, était aussi pleine des héroïques souvenirs de la vieille +Gaule! À la voix de Vercingétorix, _le chef des cent vallées_, les +populations s'étaient soulevées en armes contre les Romains, _Epidorix_, +_Convictolitan_, _Lictavic_, et d'autres patriotes de cette province, +avaient rejoint avec leurs tribus _le chef des cent vallées_, jaloux de +combattre avec lui pour la liberté des Gaules. + +--Et cette contrée autrefois si vaillante... a subi le sort commun! + +--Là comme ailleurs, Kervan, les évêques avaient hébêté ces populations +jadis si viriles. + +--Oui, tandis que dans notre Armorique les druides chrétiens ou non +chrétiens nous prêchent encore l'amour de la patrie, la haine de +l'étranger. + +--Aussi la Bretagne est jusqu'ici restée libre; il n'en fut pas ainsi de +la malheureuse province dont je vous parle; dès 355, son peuple avait +dégénéré, deux chefs de hordes, _Westralph_ et _Chnodomar_, avaient +envahi cette contrée; d'autres barbares, les Burgondes, venus des +environs de Mayence, chassèrent à leur tour ces premiers envahisseurs et +s'établirent en ce pays vers l'année 416. Ces Burgondes, qui ont donné +leur nom à cette province, étaient des peuples pasteurs, moins féroces +que les autres tribus de Germanie. Le plus grand nombre des habitants +gaulois de ce pays avaient été massacrés ou emmenés en esclavage lors de +la première conquête de 355. La race de ceux qui en petit nombre +survécurent, asservie par les Burgondes, ne fut pas aussi misérable que +celles de la majorité des provinces conquises; les rois _Gondiok_, +_Gondebaud_ et son fils _Sigismond_, régnèrent tour à tour sur ce pays +jusqu'en 534; à cette époque, Childebert et Clotaire, fils de Clovis, +attaquant ces rois burgondes, comme eux de race germaine, ravagèrent de +nouveau ce pays, asservirent également et la race burgonde et la race +gauloise, et ajoutèrent ce territoire aux autres possessions de la +royauté franque. + +--Que de ruines! que de massacres! que d'esclavage!... Heureux sont nos +pères des siècles passés... ils vivent ailleurs qu'en ce triste +monde!... + +--C'est un terrible temps! mais, foi de Vagre, nous l'avons rendu +terrible aussi pour bon nombre de nos conquérants... Je vous l'ai dit, +selon notre promesse faite à Loysik, nous nous étions rapprochés des +confins de la Bourgogne... Nous arrivâmes près de Marcigny au +commencement de l'automne; dans ces climats fortunés cette saison est +aussi douce que l'été. Le soleil baissait, nous avions marché toute la +journée, traversant des contrées jadis fécondes autant que peuplées, et +alors incultes, presque désertes. Quelques esclaves se joignirent à +nous, d'autres se réfugièrent dans la cité de Marcigny et y jetèrent +l'alarme. Nous attendions toujours le retour de Loysik; pour plus de +prudence, nous avions campé sur une colline boisée, d'où l'on dominait +au loin la ville, à peine défendue par des murailles en ruines... Vers +la fin du jour, nous vîmes arriver mon frère; il accourait, instruit de +notre venue par les esclaves fugitifs. Il me semble encore le voir, +gravissant la colline d'un pas précipité, ses traits rayonnaient de +bonheur; après avoir répondu aux témoignages d'affection dont nous +l'entourions à l'envi, Loysik fit signe qu'il voulait parler; il gravit +un monticule ombragé d'une châtaigneraie séculaire: la foule s'assembla +autour de lui; à ses pieds s'assirent un grand nombre de femmes qui +couraient avec nous la Vagrerie. Au premier rang parmi elles se +trouvaient Odille et l'évêchesse. Loysik portait ce jour-là une robe de +grosse laine blanche; un rayon du soleil couchant, traversant les +châtaigniers, semblait entourer d'une auréole dorée sa grave et douce +figure encadrée de ses longs cheveux, séparés sur son front un peu +chauve, et blonds comme sa barbe légère. Je ne sais pourquoi me vint +alors à la pensée le souvenir du jeune homme de Nazareth, prêchant sur +la montagne la foule vagabonde dont il était toujours suivi... Un grand +silence se fit dans notre troupe; Loysik nous dit ces paroles, que +bientôt après j'ai écrites sur ce parchemin que voici, afin de ne pas +les oublier: + +«--Mes amis, mes frères, vous tous qui m'entendez, je reviens au milieu +de vous avec la _bonne nouvelle_...écoutez-moi: jusqu'ici vous avez, par +de terribles représailles, rendu aux Franks et aux évêques le mal pour +le mal: les méchants l'ont voulu, la violence a appelé la violence! +l'oppression, la révolte; l'iniquité, la vengeance! Elles se sont +réalisées, ces menaçantes paroles de Jésus: _Qui frappera de l'épée +périra par l'épée!--Malheur à vous qui retenez votre prochain en +esclavage!--Malheur à vous, riches au coeur impitoyable!_ Aux pauvres +qui manquaient du nécessaire, vous avez distribué les biens de ces +conquérants pillards ou de ces nouveaux _princes des prêtres, race de +serpents et de vipères, qui_, selon le Christ, _dévore le bien des +pauvres.--Affreux hypocrites qui jurent par l'or de l'autel et non par +la sainteté du temple..._ Beaucoup d'hommes endurcis, frappés par vous +de terreur, ont dès lors montré quelque charité... Vous avez enfin fait +justice; mais, hélas! justice aventureuse, implacable, comme nos temps +implacables! temps de tyrannie et de guerre civile, d'esclavage et de +révolte, de misère atroce et de criminelle opulence! effrayants +désastres qui ont jeté les peuples hors de toutes les voies humaines. +L'éternelle notion du juste et de l'injuste, du bien et du mal, +s'obscurcit dans les esprits: les uns, hébétés par l'épouvante et +l'ignorance, subissent des maux inouïs avec une résignation dégradante, +impie! les autres, se jetant comme vous dans une révolte légitime, mais +impuissante parce qu'elle est partielle, sont en proie à je ne sais quel +vertige furieux, sanglant, et mêlent les actes les plus généreux aux +actes les plus déplorables... Votre vengeance est légitime, et elle +engendre fatalement d'incalculables malheurs! Aujourd'hui, frappés par +vous de terreur, quelques coeurs, jusqu'alors impitoyables, se montrent +moins cruels envers leurs esclaves; mais demain? demain... vous serez +loin et les bourreaux redoubleront de cruauté... Vous incendiez les +demeures de ces conquérants barbares établis en Gaule par le massacre et +le pillage; mais ces demeures écroulées dans les flammes, qui les +rebâtira? nos frères esclaves! Vous partagez entre eux les dépouilles +des seigneurs et des prélats enrichis par la rapine, l'exaction, la +simonie; mais ces ressources précaires, dites, combien durent-elles pour +nos frères esclaves? quelques jours à peine; puis la misère pèsera plus +atroce encore sur ces malheureux! Ces coffres vidés par vous, +charitablement je le sais, qui devra les remplir? nos frères esclaves, +par de nouveaux et écrasants labeurs! Et que de larmes! que de sang +versé! que de ruines!... + +»--Oui, des larmes! des ruines! du sang!--crièrent plusieurs voix.--Nos +conquérants ne l'ont-ils pas fait couler à flots, le sang de notre +race!... Périsse le monde, et nous avec lui, et avec nous l'iniquité qui +nous dévore!... + +»--Périsse l'iniquité! oui, périsse l'esclavage! oui, périssent la +misère, l'ignorance!... Oui, oui! demandez à Ronan, mon frère, je ne lui +disais pas un jour: Comme toi, j'ai horreur de la conquête barbare; +comme toi, j'ai horreur de l'asservissement; comme toi, j'ai horreur de +l'ignorance funeste où de faux prêtres de Jésus tiennent leurs +semblables; comme toi, j'ai horreur de la dégradation de notre Gaule +bien-aimée... Mais pour vaincre à jamais la barbarie, l'ignorance, la +misère, l'esclavage, il faut les combattre, le moment venu, par la +civilisation, par le savoir, par la vertu, par le travail, par le réveil +de l'antique patriotisme gaulois, non pas mort, mais engourdi au fond de +tant de coeurs! + +»--Ermite notre ami, comment pouvons-nous combattre nos ennemis +autrement que par les armes? Le pouvons-nous, hommes errants, loups que +nous sommes? + +»--Je vous l'ai dit: vos représailles sont légitimes; la violence +appelle la violence! l'oppression, la révolte! mais la révolte, rendue +toujours nécessaire par l'aveugle iniquité des oppresseurs, n'est qu'un +moyen terrible d'atteindre à ce but divin: le bonheur de l'humanité... +La révolte déblaye le terrain, le travail, la vertu, la liberté le +fécondent. Et pourtant, croyez-moi, mes amis, mes frères, croyez-moi! +l'heure redoutable et sainte des grands soulèvements populaires n'a pas +encore sonné... Notre génération, comme celles qui l'ont précédée, a été +façonnée par l'Église à subir les horreurs de la conquête avec une +résignation impie, oui, impie! oui, sacrilége! Quoi! la rapine, le +massacre, la tyrannie étrangère désolent, ravagent, oppriment notre +pays! quoi! nos conquérants et leurs complices effrayent le monde de +leurs forfaits! quoi! voir nos pères, nos mères, nos femmes, nos soeurs, +nos enfants, subir les hontes, les tortures de l'esclavage, et au nom de +l'éternelle justice humaine et divine, ne pas protester par la révolte +contre ces iniquités épouvantables! Ah! cette soumission, plus +criminelle encore qu'imbécile, outrage le ciel et les hommes... Mais, je +vous l'ai dit, mes amis, pour que cette révolte porte ses fruits, il +faut que, comme nos puissantes insurrections des temps passés, elle soit +générale, et elle ne peut, elle ne pourra l'être ni aujourd'hui, ni +demain... En doutez-vous? Voyez le petit nombre d'esclaves qui répondent +à votre appel de liberté... Croyez-moi, je vous le répète... non, elle +n'a pas sonné, l'heure redoutable et sainte des grands soulèvements +populaires... Cette heure, vous la devancez d'un siècle, et plus +peut-être... Aussi, malgré votre courage, malgré vos succès récents, +tôt ou tard vous serez anéantis, et, comme nos conquérants abhorrés, +vous n'aurez laissé après vous que des ruines! Suivez au contraire mes +avis, et vos frères trouveront dans votre exemple un utile enseignement +pour l'avenir! + +»--Explique-toi, ermite laboureur, explique-toi, notre ami. + +»--Dites, mes amis, qui vous a faits Vagres, vous, hommes de toutes +conditions avant d'être réduits en servitude? oui, qui vous a jetés dans +la révolte? N'est-ce pas la spoliation, la misère, la haine de +l'esclavage et des malheurs affreux dont nous sommes victimes depuis la +conquête franque? + +»--Oui, oui, voilà pourquoi nous courons la Vagrerie. + +»--Mais si l'on vous disait: Renoncez à votre vie errante, et votre +travail vous assurera largement les nécessités de la vie; votre courage +garantira votre repos et votre liberté... Vous qui regrettez ou désirez +la paix du foyer, les joies de la famille, vous aurez ces pures et +douces jouissances... Vous qui préférez l'austère isolement du célibat, +vous suivrez votre goût, et vous vivrez heureux, tranquilles. + +»--Ermite notre ami, ces promesses sont-elles réalisables? Tu n'es pas +de ces fourbes qui prétendent, ainsi que les fourbes évêques, posséder +le don des miracles... + +»--Ah! s'ils l'eussent voulu! les évêques eussent chaque jour, et sans +fourberie, accompli de pareils miracles au nom de la fraternité humaine +prêchée par Jésus... Oui, s'ils avaient agi par justice et par humanité, +ainsi que vient d'agir par terreur l'évêque de Châlons, une voie +d'émancipation pacifique et véritablement chrétienne s'ouvrait pour la +Gaule... + +»--Et qu'a-t-il donc fait l'évêque de Châlons? + +»--Après m'être séparé de vous, je suis allé dans cette petite ville de +Marcigny, qui dépend du diocèse de Châlons; c'est là que l'évêque a sa +villa où il habite l'été... Ce n'est pas un méchant homme, quoiqu'il +commette, ainsi que les autres prélats, le crime affreux pour un prêtre +du Christ de retenir ses frères en esclavage; ses jours se sont +écoulés, jusqu'ici, selon ses désirs, dans le calme, la fainéantise et +l'opulence; il est d'ailleurs grand ami du roi Clotaire. Depuis +longtemps je connais cet évêque; ma vie, contraire à la sienne, lui +impose; il a foi à ma parole, il la sait sincère... Je suis donc allé le +trouver, cet évêque, et je lui ai dit ceci: + +»--As-tu entendu parler des Vagres d'Auvergne?--Hélas! oui... car ils +commettent d'effrayants ravages en ce pays-là; mais, grâce à Dieu, la +Vagrerie n'est point venue jusqu'en Bourgogne.--Évêque, elle s'en +approche à grands pas; avant quinze jours les Vagres seront aux +frontières de ton diocèse.--Alors, malheur, malheur à nous, moine! ils +ont, dit-on, deux fois battu les leudes envoyés contre eux... Hélas! +hélas! si la Vagrerie approche, qu'allons-nous devenir? mon diocèse va +être ravagé, mon trésor pillé, mon beau palais de Châlons saccagé, ma +riante villa incendiée... comme celle de l'évêque Cautin... Moine, c'est +une grande désolation!... Que faire, mon Dieu!... que faire!...--Évêque, +la vallée de Charolles est située dans ton diocèse?--Oui, elle +appartient au glorieux roi Clotaire, comme toutes les terres de la Gaule +qui n'ont pas été distribuées en bénéfices, soit par lui, soit par son +père Clovis, aux chefs des leudes ou à l'Église.--Tu es l'ami du roi +Clotaire?--Ce grand prince me témoigne beaucoup de bonne volonté: je lui +ai remis plusieurs de ses péchés...--Demande-lui pour moi la donation de +la vallée de Charolles; j'y fonderai une communauté de moines +laboureurs; autour de ce monastère se fondera une colonie laïque; une +partie des terres sera réservée aux moines laboureurs, l'autre, +abandonnée à la colonie; mais je veux cette donation absolue, +héréditaire, exempte de toutes charges et redevances... Les colons +seront reconnus, de droit et de fait, hommes libres, eux et leur +descendance... Obtiens, et tu le peux, cette donation de ton ami le roi +Clotaire, et la troupe de Vagres qui t'épouvante devient, par la +possession de ce territoire, un établissement d'hommes de paix et de +travail... Choisis donc, pour ton diocèse, entre les désastres de la +Vagrerie ou les féconds labeurs d'une colonie d'hommes libres...--Je +connaissais, mes amis, le caractère de l'évêque Florent: son choix ne +pouvait être douteux. Il eut cependant quelque velléité de demander la +donation pour lui-même; mais il apprit le même jour, par des voyageurs, +que les Vagres s'approchaient de plus en plus des frontières de +Bourgogne. Il dépêcha un messager au roi Clotaire, alors à Bourges, lui +écrivit une lettre pressante en ma faveur... Hier, ce messager a +rapporté à l'évêque de Châlons cette donation accordée ainsi qu'il suit, +par une charte, selon la formule ordinaire: + +CLOTAIRE, guerrier illustre, roi des Franks... L'office et le devoir +d'un roi est de venir en aide aux serviteurs de Dieu et d'accueillir +favorablement leurs demandes. D'autre part, comme nous ne demeurons que +peu de temps en cette vie, il importe d'amasser au plus vite des +richesses pour l'éternité. Ces richesses, nous pouvons les acquérir +facilement au moyen de largesses accordées aux évêques et à l'Église. +C'est pourquoi nous accueillons la demande de notre vénérable père en +Christ, Florent, évêque de Châlons-sur-Saône, et faisons savoir à tous +nos _fidèles_ présents et futurs qu'un certain moine, nommé _Loysik_, +nous a demandé, par l'entremise dudit Florent, notre vénérable père en +Christ et ami, une terre où il pût habiter librement, prier et implorer +pour nous la miséricorde divine; il a ajouté qu'il était suivi d'un +grand nombre d'hommes qu'il voulait retirer des désordres et des misères +du siècle; ces hommes ont promis de se fixer auprès de lui, et de se +livrer à une vie paisible et laborieuse; pour nous, considérant que la +demande du moine est sage; parce que nous croyons, d'ailleurs, que, si +nous l'accueillons favorablement, nous ferons une chose agréable à Dieu +et méritoire pour la rémission de nos péchés, nous accordons à ce moine +la possession de la vallée de Charolles, située dans le diocèse de +Châlons, bornée au nord par les rochers dits _Roches-Balues_; au midi +par la rivière de Charolles, dont une branche traverse ladite vallée; à +l'ouest par le ravin appelé _Ravin d'Epidorix_; à l'est, par la lisière +des bois dits _Bois aux Chèvres_, touchant aux terres de l'église de +Marcigny. Nous concédons à ce moine Loysik tout ce qu'il rencontrera sur +lesdites terres, esclaves, animaux domestiques, constructions, vignes, +champs cultivés, prairies et bois; il usera de tout librement et pourra, +sans que nul ait droit d'y mettre empêchement, labourer, planter, bâtir: +nous l'exemptons, lui et ceux qui s'établiront avec lui dans la vallée +de Charolles, de tout ce qui est dû à notre fisc. Nous défendons à tous +nos leudes, évêques, ducs, comtes et autres, d'exiger pour eux et pour +leur suite, ni argent, ni présent, ni logement, ni redevance de ce moine +Loysik, ni de ceux qui s'établiront sur le territoire que nous lui avons +accordé, les tenant et reconnaissant pour hommes libres. Que nul ne soit +assez audacieux pour enfreindre nos commandements, nous voulons que ce +moine Loysik, ses compagnons et leurs successeurs vivent libres et +tranquilles sous notre protection. Et pour que le présent acte ait plus +de force, nous avons voulu qu'il fût signé de notre main et scellé de +notre sceau. + +CLOTAIRE[B]. + +»L'évêque, en me remettant cette charte, m'a dit: + +»--Je me suis bien gardé de mander à notre glorieux roi Clotaire qu'il +s'agissait des Vagres. Il aurait par orgueil et vengeance refusé la +donation; mais quand il saura que, grâce à elle, cette province n'a plus +à craindre ces hommes déterminés, que l'on finirait toujours par +écraser, mais au prix de nouveaux désastres, il ne regrettera pas sa +concession. Maintenant, moine, j'ai foi à ta parole, je sais qu'on y +doit compter, fais que pour mon repos la Vagrerie ne désole pas mon +diocèse. + +»L'évêque me parlait ainsi tantôt, lorsque quelques esclaves fugitifs +sont venus annoncer l'approche de votre troupe; le prélat m'a dit alors +d'une voix suppliante:--Loysik, cours à la rencontre de ces Vagres, +annonce-leur cette donation, apaise-les, dis-leur que si la récolte +présente encore sur pied ne suffit pas comme je le crois à leurs +besoins, en attendant celle de l'an prochain, je leur enverrai du blé, +du vin, des bestiaux; mes esclaves charpentiers les aideront à +construire des maisons de bois avec les arbres de la forêt, en attendant +qu'ils aient pu se bâtir des demeures de pierres, et à ces bâtisses mes +esclaves de tous métiers s'emploieront encore... va, cours, moine, je +ferai tous les sacrifices possibles pour vivre en bonne intelligence +avec de si redoutables voisins... + +»À cette heure, mes amis, mes frères, vous le voyez, de vous il dépend +de vivre laborieux, paisibles, heureux et aussi libres qu'on peut l'être +sous la domination franque! Ceux d'entre vous qui voudront entrer avec +moi dans notre communauté de laboureurs y entreront; ceux qui, préférant +la vie de famille, voudront s'unir à une femme de leur choix, recevront +de moi des terres héréditaires et fonderont la colonie... J'ai +soigneusement visité la vallée... une rivière poissonneuse traverse ses +vastes prairies, des bois séculaires l'ombragent, ce qui est cultivé par +les esclaves du fisc royal en vigne et en blé est florissant; les +bestiaux sont nombreux. Ai-je besoin de vous le dire, mes frères, que +ces pauvres esclaves transportés ou nés en ce pays, et que dans sa +générosité sacrilège ce roi Clotaire me donne... pêle-mêle avec le +bétail... seront affranchis par nous. Nous ne sommes pas des évêques +pour garder ainsi notre prochain en esclavage et l'exploiter à notre +profit; ces esclaves redeviendront comme nous des hommes libres, les +terres qu'ils ont jusqu'ici cultivées pour le fisc du roi leur +appartiendront désormais à titre héréditaire. La vallée est immense, et +fussions-nous trois fois plus nombreux, la fertilité de son sol +suffirait à nos besoins; ces terres que le roi Clotaire nous restitue, à +nous Gaulois, sous forme de don, ont été violemment conquises il y a +plus de deux siècles par des tribus barbares, puis envahies par les +Burgondes, puis enfin reconquises sur ceux-ci par les Franks; ces terres +sont en partie incultes, la race de ceux qui les possédaient il y a deux +cent cinquante ans et plus avant la première invasion barbare est, +hélas! depuis longtemps éteinte; massacrées lors de ces conquêtes +successives, emmenées au loin en captivité ou mortes à la peine en +cultivant pour autrui les champs paternels, les premières populations +ont disparu, les esclaves habitant aujourd'hui cette vallée descendent +de ceux qui y ont été transportés pour la repeupler après la conquête de +Clovis. En occupant cette portion du sol de la Gaule, nous, Gaulois, +nous ne dépossédons personne de notre race; mais ce territoire, il +faudra savoir au besoin le défendre: en ces temps de guerre civile, les +donations, quoique perpétuelles, souvent ne sont pas respectées par les +héritiers des rois ou par les seigneurs et les évêques voisins. Nous +serons donc prêts à repousser la force par la force. La vallée est +garantie au nord par des rochers presque inaccessibles, au midi par une +rivière profonde, à l'ouest par des ravins escarpés, à gauche par des +bois épais; il nous sera facile de nous fortifier dans cette possession +et d'y maintenir nos droits... si le nombre nous écrase, nous mourrons +du moins en hommes libres. Un mot encore, mes amis, je vous l'ai dit, +les faits vous le prouvent et vous le prouveront, l'heure des grands +soulèvements populaires n'a pas encore sonné, ne sonnera pas de +longtemps peut-être; mais une heureuse chance a servi votre révolte +isolée, sachez en profiter. Gaulois réduits en servitude, vous aviez +pris les armes... mais vous renoncez à de terribles représailles du jour +où vous rentrez en possession du sol et de la liberté... de ce jour, +vous, hommes de révolte, de désordre, de bataille, vous devenez hommes +de paix, de travail et de famille... esclaves violemment dépouillés de +vos droits, vous portiez partout le ravage, hommes libres, possédant la +terre et la fécondant par votre travail, vous répandez autour de vous +l'abondance et la richesse... Ah! croyez-moi, cet enseignement sera +fécond pour l'avenir; oui, malgré la torpeur effrayante où sont plongées +les populations qui nous entourent, tôt ou tard vous voyant vivre +paisibles, laborieux, elles se diront:--Si le peuple des Gaules, au lieu +de subir l'esclavage avec une lâche résignation, avait, comme les +habitants de cette colonie, su se faire craindre et reconquérir ce que +la violence lui avait ravi, il serait aujourd'hui heureux et libre! +Comptons-nous donc, pauvres esclaves que nous sommes! comptons les +Franks... et debout! mais tous ensemble... isolément nous serions +écrasés... oui, debout... debout tous ensemble! courons tous aux armes! +et à nous aussi notre jour viendra!--Amis, croyez-moi, de proche en +proche ces idées germeront, grandiront, et l'heure arrivera, lointaine +encore, je le sais, mais inévitable comme la justice de Dieu, où le +peuple des Gaules, se levant tout entier contre l'oppression des rois et +de l'Église, ressaisira les droits sacrés dont l'a dépouillé la +conquête! alors, oh! alors, pour tous, paix, travail, bonheur et +liberté!» + +--Ronan,--dit Kervan après avoir, ainsi que sa famille, attentivement +écouté le Vagre,--Loysik parlait avec une grande sagesse... Ses conseils +ont-ils été suivis par tes compagnons? + +--Oui... le plus grand nombre des Vagres acceptèrent l'offre de Loysik: +quelques-uns continuèrent leur vie aventureuse; mais ils promirent à +Loysik de ne pas entrer en Bourgogne... et depuis, nous n'avons plus +entendu parler d'eux; car, ainsi que le disait mon frère, le temps des +grands soulèvements populaires n'est pas encore venu, il faut le +reconnaître avec regret, avec douleur... Parmi ceux qui peuplent +aujourd'hui la vallée de Charolles, plusieurs, préférant le célibat, ont +adopté la règle des moines laboureurs, sous la direction de Loysik; mais +la majorité de nos compagnons, formant la colonie laïque établie autour +du monastère, se sont mariés, soit à des femmes qui couraient avec nous +la Vagrerie, soit aux filles des colons voisins... J'ai épousé la petite +Odille et le Veneur l'évêchesse; les artisans, que l'esclavage et la +misère avaient conduits en Vagrerie, reprirent leurs anciens métiers, et +travaillèrent pour la colonie; d'autres se livrèrent à la culture des +terres, des vignes, à l'élevage des bestiaux. Je suis devenu bon +laboureur, et ma petite Odille, habituée dès son enfance à soigner les +troupeaux dans les montagnes où elle est née, s'occupe des mêmes soins; +l'évêchesse file sa quenouille, tisse la toile, en digne ménagère, et +dirige l'hospice ouvert pour les femmes malades; de même que Loysik +dirige l'hospice des hommes, fondé par lui dans son monastère; il est +aussi l'arbitre souverain des rares démêlés qui s'élèvent entre nous; +car je vous le dirai, Kervan, et vous me croirez, au bout de six mois de +séjour dans cette fertile vallée de Charolles, nous, jadis Vagres +errants et indomptés, nous étions devenus, selon le voeu de mon frère, +des hommes de paix, de travail et de famille. + +--Ah! Ronan! Loysik disait vrai: puisque les évêques n'ont pas osé, +comme nos druides vénérés, prêcher la guerre sainte contre les Franks, +pourquoi n'ont-ils pas chrétiennement agi comme ton frère? Oui... ces +terres immenses, peuplées d'esclaves et de bétail, que l'Église obtient +si facilement de la crédulité des rois et des seigneurs franks, pourquoi +ne les a-t-elle pas restituées à ceux qui les possédaient autrefois? ou +bien si le massacre de la conquête laissait ces terres sans possesseurs, +pourquoi l'Église ne les a-t-elle pas distribuées aux esclaves qui les +cultivaient et qu'elle aurait affranchis, au lieu de les garder en +servitude, exploitant ainsi terres et gens à son profit... Redevenus +libres et citoyens, rattachés au sol de la patrie par les mille liens de +la famille, par la possession d'un sol fécondé par leur travail, ces +anciens esclaves régénérés, formant alors la population la plus +considérable de la Gaule, devaient, dans un temps prochain, absorber ou +chasser cette poignée de barbares qui l'oppriment et reconquérir son +indépendance... Oh! oui, oui... si ce que ton frère a accompli dans la +vallée de Charolles, tous les évêques l'avaient accompli dans les +immenses domaines de l'Église, peuplés d'esclaves, la Gaule, +aujourd'hui, serait prospère, glorieuse et libre! + +--Cela est certain, Kervan; mais les évêques ne l'ont pas voulu. Ces +terres conquises par leur fourberie, ils les ont, vous l'avez dit, +conservées, exploitées à leur profit, grâce au labeur écrasant de leurs +frères, qu'ils retiennent, ces doux apôtres de charité, dans le plus dur +esclavage... Le mal que font les évêques, ils le font volontairement, +amoureusement; ces terres, ces esclaves, dons pieux de la crédulité de +nos conquérants, quelle puissance humaine pouvait forcer l'Église à les +garder? qui l'empêchait, qui l'empêche d'affranchir ces pauvres captifs? +qui l'en empêche?... Ah! c'est l'ambition implacable, c'est la cupidité +effrénée de ces nouveaux _princes des prêtres!_... Ils règnent absolus, +redoutés sur un peuple crédule et craintif; ils jouissent du fruit de +ses sueurs dans une opulente oisiveté... et ils n'auraient été que +simples citoyens au milieu d'un peuple libre, intelligent, pénétré de +ses droits, et n'entendant travailler qu'au profit de sa famille... +Alors, ces richesses si chères à la fainéantise, à l'orgueil, aux excès +du clergé, il lui eût fallu les acquérir par le travail... Aussi, honte, +exécration à ces princes des prêtres de l'Église de Rome!... Aussi, +malheur à notre vieille Armorique, si jamais la foi de nos pères +s'éteint en elle!... Croyez-moi, Kervan, du jour où la Bretagne subira +le joug catholique, elle subira le joug de la royauté franque!... + +--Fasse le ciel que ces cruelles appréhensions ne se réalisent jamais, +Ronan! Écartons ces tristes pensées, parlons de la vie paisible et +laborieuse de la colonie de la vallée de Charolles. + +--Oui, là nous avons jusqu'ici vécu heureux, cultivant nos champs en +commun, et partageant en frères les fruits de notre travail commun, +selon ces mots gravés sur la garde du poignard que je vous ai apporté: +_Amitié, communauté!_ + +--Mais cet autre mot que j'y ai lu, ce mot _Ghilde_, que signifie-t-il? + +--C'est un mot saxon; il signifie association, confrérie, parce qu'en ce +pays du Nord, d'après une coutume dont l'origine se perd dans la nuit +des temps, tous ceux qui font partie d'une _ghilde_ se jurent en secret, +par serment mystérieux et sacré: Amitié, appui, solidarité en toutes +choses... La maison de l'un des associés brûle-t-elle, tous les autres +l'aident à la reconstruire; sa récolte est-elle détruite par la grêle ou +par l'orage, tous les associés, se cotisant, l'indemnisent de ce +dommage; il en est de même si son vaisseau périt dans un naufrage... +Craint-on de partir seul pour un long voyage, un, deux ou plusieurs +associés vous accompagnent; quelqu'un de la ghilde est-il victime d'une +iniquité, tous prennent parti pour lui, afin d'obtenir justice; est-il +outragé, tous se joignent à l'offensé pour l'aider à obtenir réparation +ou vengeance[C]... Ce qu'il y a de fécond dans ce principe de +fraternelle solidarité, notre communauté l'a mis en pratique. Là nous +disons comme autrefois en Vagrerie: Tous pour chacun, chacun pour +tous... + +--Et mon frère Karadeuk a-t-il du moins joui de cette vie paisible et +fortunée, après tant d'aventures? + +--Oui... jusqu'au jour de sa mort il a vécu heureux dans notre maison, +auprès d'Odille et de moi... il a pu bénir mon premier-né... + +--Quelle a été la cause de la mort de mon frère? + +--Vous avez vu, Kervan, dans ces récits, quel homme était ce Chram, fils +du roi Clotaire? + +--Oui, c'était le digne fils d'un tel père... + +--Ses projets de révolte ayant échoué en Poitou et en Auvergne, il s'est +dernièrement jeté en Bourgogne, à la tête de quelques troupes, pour +soulever ce pays contre son père; les comtes et les ducs de Clotaire, en +ce pays, crurent de leur intérêt de combattre Chram dans cette nouvelle +guerre civile; néanmoins il ravagea une partie de ce malheureux pays. +Une des bandes de Chram arriva près de notre vallée; mon père et Loysik, +prévoyant les éventualités de ces temps de troubles, nous avaient fait +fortifier, au moyen de fossés et d'abattis d'arbres, les points de la +vallée qui n'étaient pas défendus, soit par la rivière, soit par des +ravins presque inaccessibles; nos colons et les hommes de la communauté +occupaient ces positions tour à tour et en armes, depuis l'invasion du +fils de Clotaire en Bourgogne. Mon père commandait un de ces postes +avancés lorsque les guerriers de Chram s'approchèrent de notre vallée +pour la ravager. + +--Sans doute il y eut un combat, et mon pauvre frère Karadeuk... + +--Fut mortellement blessé en repoussant les Franks à la tête de nos +hommes... Mon père mourut après avoir prononcé les paroles que je vous +ai dites. Durant ce combat, il portait ce poignard saxon appartenant à +Loysik, et ramassé par le Veneur lors de l'attaque des gorges d'Allange; +celui-ci l'avait rendu à mon frère après notre fuite du burg de +Neroweg... Loysik donna plus tard cette arme à mon père; il la portait +le jour où il fut mortellement blessé... Il m'a prié de vous l'apporter +et de la joindre aux reliques de notre famille. + +--La mort de mon frère a été vaillante comme sa vie... Maudit soit ce +Chram, fils de Clotaire! S'il n'eût pas ravagé la Bourgogne, mon frère +Karadeuk vivrait peut-être encore! + +--Je dis comme vous, Kervan, maudit soit ce Chram! Du moins il a trouvé +aux frontières de notre Bretagne la juste punition de ses crimes... + +--Tu veux parler de cette aventure qui t'a frappé d'une telle épouvante, +que tout à l'heure tu pâlissais encore à ce souvenir? + +--Ah! Kervan! l'on dirait que ces rois franks et leur race sont +prédestinés à devenir l'horreur du monde!... Écoutez, écoutez... mon +père mourant me fit donc promettre de me rendre ici, au berceau de notre +famille. Après avoir écrit le récit que je vous ai remis... je n'ai pu +le compléter; voici pourquoi: En ces temps désastreux, rien de plus +difficile, de plus périlleux, que d'entreprendre un long voyage; on +risque à chaque pas d'être enlevé en route et emmené captif par les +bandes armées des ducs, des comtes, des seigneurs franks ou des évêques +qui guerroyent de province à province, de diocèse à diocèse, de domaine +à domaine, se pillant les uns les autres ou envahissant réciproquement +leur territoire, afin d'agrandir leurs possessions; aussi tous ceux qui +sont forcés de voyager ne s'aventurent jamais hors des cités sans se +réunir en assez grand nombre pour pouvoir repousser l'attaque des bandes +armées que l'on rencontre continuellement. J'appris qu'une compagnie de +voyageurs devaient partir de la ville de Marcigny pour se rendre à +Moulins; c'était mon chemin; voulant profiter de cette occasion, je +quittai la vallée avant d'avoir achevé le récit que je vous ai remis; +nous partîmes de Marcigny environ trois cents personnes, hommes, femmes, +enfants, les uns à pied, les autres à cheval ou en chariot, pour aller +d'abord à Moulins; de cette ville d'autres voyageurs devaient partir +pour Bourges; de cette dernière cité j'espérais trouver de pareilles +compagnies pour gagner Tours, puis poursuivre ainsi ma route jusqu'à nos +frontières, par Saumur et par Nantes. Pendant mon voyage de Marcigny à +Tours, les voyageurs avec qui je cheminai eurent souvent à combattre +contre des bandes armées; je fus légèrement blessé dans l'une de ces +attaques; plusieurs de mes compagnons furent tués, d'autres, faits +prisonniers, furent emmenés eux et leurs familles en esclavage; moi, +ainsi que bon nombre de mes compagnons, nous eûmes le bonheur d'arriver +à Tours. + +--Dans quel temps nous vivons! Voyager en un pays ennemi ne serait pas +plus dangereux! + +--Ah! Kervan... si vous voyiez les ravages de la conquête! ravages +toujours naissants! partout des ruines anciennes et nouvelles; nos +anciennes chaussées si larges, si soigneusement entretenues avec leurs +relais de poste et leurs auberges, partout abandonnées ne sont plus que +décombres... les communications, jadis si faciles sur tous les points de +la Gaule, sont maintenant interrompues; les évêques, maîtres absolus +dans leur diocèse, empirent encore s'ils le peuvent cet état de choses, +voulant surtout isoler les populations entre elles afin de les dominer +plus sûrement. Ici les routes sont coupées parce qu'elles passent sur le +domaine d'un seigneur frank ou d'une abbaye; ailleurs les ponts ont été +détruits par quelque bande armée afin d'assurer sa retraite; aussi +étions-nous forcés à des détours incroyables pour arriver au terme de +notre voyage; souvent nous passions plusieurs nuits dans les champs; +parfois encore il nous fallait abattre les arbres voisins des rivières +afin de construire des radeaux où nous nous aventurions, n'ayant que ce +moyen de traverser les fleuves; foi de Vagre, ce n'était pas autrement +en Vagrerie. + +--Pauvre pays! pauvre Gaule! + +--En arrivant à Tours, j'appris que le roi Clotaire rassemblait là des +troupes pour marcher en personne contre son fils Chram qui, ravageant +tout sur son passage, venait de traverser la Touraine, se dirigeant, +disait-on, vers les frontières de la Bretagne. L'occasion me parut bonne +pour achever ma route en sûreté; je suivis les troupes royales, +composées des leudes et des hommes de guerre que les seigneurs franks, +possesseurs de bénéfices, devaient, sur sa demande, amener à leur roi; +des colons enrôlés de force augmentaient cette armée, elle se mit en +marche, je l'accompagnai; des troupes ennemies n'eurent pas été plus +désastreuses que les troupes du roi Clotaire pour les populations. Les +Franks arrivaient-ils dans une cité, ils chassaient les habitants de +leurs maisons et s'y établissaient en maîtres; durant leur séjour les +provisions étaient consommées, gaspillées; puis lors de leur départ les +Franks dévalisaient la maison; chacun d'eux pillant à sa guise; les +hommes, s'ils disaient mot, étaient battus, souvent tués, les femmes et +les filles violentées, puis l'armée du glorieux roi Clotaire reprenait +sa marche. + +--Tu as raison, Ronan, la Vagrerie était moins terrible! + +--Clotaire et sa _truste_ rejoignirent les troupes à Nantes; c'est là +que, pour la première fois, je le vis un soir, ce monstre qui tuait les +fils de son frère à coups de couteau; oui, c'est là que je le vis ce +lâche meurtrier en faveur de qui le Dieu des catholiques faisait des +miracles, grâce à l'intercession du bienheureux Saint-Martin! + +--Tu l'as vu ce Clotaire?... quelle figure avait-il? + +--Ce soir-là il portait une longue dalmatique d'un rouge de sang, brodée +d'or, et par-dessus ce riche vêtement une casaque de fourrure avec un +capuchon aussi de fourrure à demi rabaissé sur son front; ses yeux +flamboyaient dans l'ombre de cette coiffure comme ceux d'un chat +sauvage; le visage cadavereux de ce roi chevelu était entouré de longues +mèches de cheveux gris tombant presque jusqu'à sa ceinture; l'expression +de ses traits était froidement féroce; il montait un grand cheval de +guerre tout noir et caparaçonné de rouge; à sa gauche chevauchait son +connétable, à sa droite l'évêque de Nantes. Je vous le jure, Kervan, +l'aspect de cet homme enflamma mon coeur de tant de haine que sans mon +ardent désir de revoir Odille et mon fils, j'aurais, je crois, accompli +ce voeu de mon père Karadeuk, lorsqu'il y a plus de cinquante ans, il +disait dans cette salle où nous sommes: «N'est-il donc pas un homme en +Gaule pour planter un poignard dans le coeur de l'un des fils de ce +monstre de Clovis?...» Mais lorsque le lendemain soir j'ai vu ce que +j'ai vu... + +--Voici que tu pâlis encore à ce souvenir, Ronan. + +--Oui, ce souvenir me poursuit; aussi je ne regrette plus de n'avoir pas +tué ce Clotaire... Écoutez, Kervan... et ainsi que moi tout à l'heure +vous pâlirez. Chram, n'ayant plus avec lui que peu de troupes, avait fui +devant les forces supérieures de son père... espérant entrer en +Bretagne, mais il trouva les frontières gardées par _Kanao_. + +--Et bien gardées... Kanao est l'un des plus vaillants guerriers de +l'Armorique. + +--Chram, accompagné de son digne ami Spatachair (le Lion de Poitiers, ce +Gaulois renégat, dont j'ai parlé dans mes récits, était mort fou depuis +peu), Chram, accompagné de Spatachair, se rendit près de Kanao, et lui +proposa de joindre ses troupes bretonnes à celle des Franks pour +combattre Clotaire, son père, et le tuer, s'il pouvait, «--Je suis +toujours fort aise de voir des Franks s'entr'égorger,--répondit Kanao à +Chram;--cependant l'horreur que m'inspirent tes projets parricides est +telle, quoique ton père soit un monstre de ton espèce, que je ne veux +aucune alliance avec toi; mes troupes me suffiront pour combattre +Clotaire, s'il veut envahir nos frontières, que pas un guerrier frank +n'a franchies jusqu'ici.» Chram, assuré du moins de la neutralité de +Kanao, mais acculé aux confins de l'Armorique, comme un loup dans sa +tanière, se prépara pour le lendemain à un combat désespéré, ayant +d'ailleurs, ainsi que je l'ai su plus tard, la précaution de s'assurer +d'un vaisseau, qui devait l'attendre près du petit port du Croisik, afin +de s'embarquer là, si le sort de la bataille lui était contraire! + +--Fils contre père... guerre parricide! + +--J'étais arrivé sain et sauf jusqu'aux limites de la Bretagne; le +résultat du combat m'importait peu, pourvu qu'il y eût beaucoup de +Franks exterminés de part et d'autre; mon seul but était de me rendre +ici. Le hasard me fit rencontrer près de Nantes deux Bretons de Vannes, +qui, lors de la joyeuse vendange à main armée, que vos tribus sont +allées faire cet automne, avaient été blessés; ils s'étaient tenus +cachés jusqu'à leur guérison dans la hutte d'un esclave... Ces deux +Armoricains voulaient revenir à Vannes; de cette ville aux pierres +sacrées de Karnak, la distance n'est pas très-longue. Nous partîmes tous +trois, avant le lever du soleil, le matin du combat que Clotaire devait +livrer à son fils... Pour abréger le chemin, et ne pas nous trouver +enveloppés dans la mêlée, nous avons gagné le bord de la mer, afin de +nous diriger vers la baie du Morbihan... D'ailleurs, je vous l'avoue, +Kervan, j'éprouvais le pieux désir de contempler ces lieux témoins, il y +a plus de six siècles, de la grande bataille de Vannes, à la fois donnée +sur terre et sur mer; bataille sanglante, où notre aïeul Joel et ses +fils avaient si vaillamment lutté contre l'armée de César. C'était aussi +dans cette baie qu'Albinik le marin et sa femme Méroë, de retour du camp +romain, maîtres, comme pilotes, de la destinée de la flotte ennemie, et +pouvant ainsi la perdre sur des récifs, l'avaient conduite au port, afin +de la combattre loyalement, au lieu de la détruire par une lâche +traîtrise, fidèles à cet antique proverbe armoricain: _Jamais Breton ne +fit trahison_. + +--Oui, ce fut lors de cette grande bataille de Vannes que notre aïeul +Guilhern emporta sur son cheval César tout armé. Bataille terrible, où +se décida le sort de la Gaule... La victoire fut héroïquement disputée +par nos pères; ils furent vaincus, mais avec gloire! + +--Ah! Kervan! ces temps héroïques sont loin de nous; aussi, je vous l'ai +dit, j'éprouvais un pieux désir de parcourir ce champ de bataille, et +d'arriver sur la côte d'où l'on découvre à la fois la baie du Morbihan +et la vaste plaine de Vannes. Nous avions marché une grande partie de la +journée; nous longions la côte, aux environs du port du Croisik, lorsque +nous apercevons une cabane de pêcheur adossée à des rochers; nous nous y +rendions pour y prendre un peu de repos, lorsqu'à ma grande surprise, je +vois, aux abords de cette hutte, plusieurs mules de voyage pesamment +chargées, et des chevaux richement caparaçonnés, gardés par plusieurs +esclaves; trois de ces montures, dont une petite haquenée, portaient des +selles de femmes. + +--Singulière rencontre en ce pays solitaire... Et à qui appartenaient +ces chevaux? + +--À Chram... Sa femme et ses deux filles se trouvaient dans cette +cabane... Une barque était amarrée au rivage, et à trois portées de +trait, un vaisseau léger se tenait prêt à mettre sous voile. + +--Tu m'as parlé des moyens de fuite que le fils de Clotaire s'était +ménagés en cas de fuite? Ce vaisseau l'attendait sans doute, lui et sa +famille? + +--Oui, ce vaisseau l'attendait... Mes deux compagnons et moi, nous +hésitions à entrer dans cette cabane, lorsque la porte s'ouvrit, et au +seuil apparut une jeune femme richement vêtue: deux petites filles +l'accompagnaient; l'une, de cinq ou six ans, se tenait aux pans de la +robe de sa mère; celle-ci donnait la main à l'autre enfant, âgée +d'environ douze ans... La jeune femme paraissait profondément abattue: +ses yeux étaient noyés de larmes; derrière elle je reconnus l'un des +trois favoris de Chram, Imnachair; il assistait à la torture que l'on +m'avait fait subir dans le burg du comte Neroweg. + +--Cette femme, ces enfants, c'était la famille de Chram?... Il me paraît +toujours étrange que de pareils monstres aient une famille. + +--Je faisais la même réflexion que vous, Kervan, lorsque cette jeune +femme, remarquant sur nos épaules nos sacs de voyage, nous dit avec +anxiété: + +«Est-ce que vous venez des environs de Nantes? + +»Oui, madame. + +»Avez-vous des nouvelles de la bataille? + +»Non...» + +--Alors, se retournant vers Imnachair, la jeune femme reprit avec un +redoublement d'anxiété: + +«Est-ce un bien, est-ce un mal, que l'ignorance de ces voyageurs?» + +--Puis elle ajouta, pleurant et se baissant, afin d'embrasser ses deux +petites filles: + +«Mes enfants! mes pauvres enfants!...» + +--Soudain, un des esclaves, sans doute placé en vedette sur les rochers, +accourut en criant: + +«Des cavaliers!... On voit au loin, dans un nuage de poussière, une +troupe de cavaliers armés accourir bride abattue... + +»Mort et furie!--dit Imnachair en pâlissant,--c'est Chram... La bataille +est perdue!...» + +--À ces mots la pauvre jeune femme se jeta à genoux, serra ses deux +petites filles contre son sein, et je n'entendis plus que les sanglots +et les gémissements de la mère et des enfants. + +»Vite, vite, au bateau!--s'écria Imnachair.--Esclaves, déchargez les +mules, transportez dans la barque les caisses qu'elles portent; et vous, +madame, tenez-vous prête à partir: ces pleurs sont inutiles.» + +--À ce moment on entendit au loin le galop précipité des chevaux, le +choc des armures et des cris confus et furieux. + +«C'est mon mari!--s'écria la femme de Chram en blêmissant; »--mais son +père est à sa poursuite... Entendez-vous ces cris de mort? Oh! il est +perdu!...» + +--Imnachair prêta l'oreille... une bouffée de vent nous apporta ces +cris: + +«Tue! tue!... + +»À mort! à mort!... + +»C'est la voix du roi Clotaire!--s'écria Imnachair.--Fuyez, madame, vous +et vos enfants... Courons au bateau... et force de rames... Dans un +instant il sera trop tard..., + +»Fuir... sans mon mari... jamais!--reprit la jeune femme en serrant +convulsivement ses deux enfants contre son sein.--Ce n'est pas +maintenant que j'abandonnerai Chram...» + +--Les cris: Tue! tue! devenaient de plus en plus distincts; ceux qui les +poussaient ne devaient plus être qu'à trois ou quatre cents pas... + +«Malheureuse folle, une dernière fois, venez-vous?--dit Imnachair en la +saisissant par le bras,--venez-vous? + +»Non,--dit-elle:--non... + +»Vous connaissez Clotaire... et vous voulez l'attendre!»--s'écria +Imnachair avec épouvante; puis il disparut. + +--Moi et mes deux compagnons, peu soucieux de la rencontre de Clotaire +et de sa truste, nous n'eûmes que le temps de courir aux rochers dont +était bordé le rivage, et de nous blottir entre ces immenses blocs de +granit. De l'endroit où j'étais caché, je découvrais la cabane et la +mer. Au bout de quelques instants je vis la barque chargée des caisses +enlevées du bât des mules, et contenant sans doute les trésors de Chram, +faire force de rames pour gagner le léger bâtiment à voiles. + +--Et cette malheureuse femme? et ses deux enfants? + +--Imnachair les abandonnait... Assis à la proue, il tenait le +gouvernail: les esclaves, entassés dans la barque, accompagnaient la +fuite du favori de Chram. + +--Le ciel serait injuste si de tels hommes trouvaient des amis +dévoués... Ce misérable livrait sans doute Chram à une mort méritée; +mais cette femme, mais ces deux petites filles? + +--Écoutez, Kervan, écoutez... Je vous l'ai dit, de ma cachette je +découvrais la mer, la hutte et ses abords. Malgré mon éloignement du +lieu de la scène horrible que je vais vous raconter, je pouvais entendre +distinctement la voix des Franks, qui, de plus en plus, approchaient. +Presque au même instant où Imnachair quittait le rivage, je vis l'épouse +de Chram faire quelques pas, entraînant ses deux enfants après elle; +puis, n'ayant pas la force de faire un pas de plus, elle tomba sur ses +genoux, ainsi que ses deux petites filles, tendant les mains d'un air +suppliant et épouvanté... Alors, Chram, tête nue, livide, son armure en +désordre, et qui venait sans doute de sauter à bas de son cheval, parut +aux abords de la hutte, marchant à reculons et l'épée à la main, tâchant +de parer les coups que lui portaient trois guerriers... Soudain +j'entendis la voix retentissante du roi Clotaire, et ces paroles +arrivèrent jusqu'à moi: + +«Seigneur, regarde-moi du haut du ciel! et juge ma cause, car je suis +indignement outragé par mon fils!... Vois, et juge-nous avec +équité,--ajouta ce tueur d'enfants si fervent catholique,--et que ton +jugement soit celui que tu prononças entre Absalon et son père +David[D].» + +Clotaire achevait ces paroles lorsqu'il parut à mes yeux aux abords de +la cabane; s'adressant alors à ses antrustions qui continuaient de +charger Chram dont le sang coulait, il s'écria: + +«Ne le tuez pas!... je veux l'avoir vivant!» + +Les guerriers abaissèrent leurs épées. Chram, dont le visage ruisselait +de sang, fit deux ou trois pas en chancelant, puis il tomba dans les +bras de sa femme, qui, s'élançant vers lui, l'étreignit convulsivement; +ses deux petites filles, toujours agenouillées, tendaient leurs bras +vers Clotaire, qui venait de descendre de son cheval blanchi d'écume; il +tenait à la main sa longue épée; ses guerriers formèrent un cercle +autour de Chram et de sa famille; Clotaire alors remit son épée au +fourreau, croisa ses bras sur sa poitrine et contempla son fils en +silence pendant quelques instants; Chram, après avoir imploré son père +les mains jointes, courba son front sanglant jusque sur le sol; sa femme +et ses deux enfants poussaient des sanglots suppliants; Clotaire, +toujours immobile comme un spectre, les regardait; enfin, il dit tout +bas quelques mots à l'un des hommes de sa suite; aussitôt Chram, sa +femme, ses deux petites filles, furent garrottés malgré leur résistance +désespérée, puis entraînés dans la hutte; leurs cris perçants +parvenaient jusqu'à moi; au bout de quelques instants, les guerriers de +Clotaire sortirent de la cabane, dont ils fermèrent la porte en +disant:--Nous les avons attachés sur un banc[E].--L'un d'eux tenait un +tison enflammé pris sans doute au foyer. Le roi se plaça debout auprès +de la cabane, il semblait prêter l'oreille avec une satisfaction féroce +aux cris des victimes que, moi, je n'entendais plus. + +--Mais quel supplice ce monstre réservait-il donc à son fils... à sa +femme... à ses deux enfants? + +--Écoutez encore, Kervan. La cabane était construite de poutres jointes +les unes aux autres, et recouverte d'une toiture de roseaux; je vis +bientôt des hommes de la suite du roi, apporter des bottes de joncs +marins et de bruyères desséchées par l'hiver, puis les amonceler autour +de la hutte jusqu'à la hauteur du toit... + +--Je devine... Ah! Ronan... cela est horrible... + +--Lorsque ces matières inflammables furent amoncelées autour de la +cabane, Clotaire fit un signe... l'un de ses guerriers approcha des +roseaux le tison embrasé, l'aviva de son souffle, la flamme brilla, les +joncs et les bruyères s'allumèrent... d'autres guerriers, se façonnant +des torches avec des roseaux enflammés, mirent le feu en plusieurs +autres endroits, et bientôt la cabane disparut au milieu d'un immense +tourbillon de flammes... Les cris des malheureux qui allaient périr de +cette mort atroce devinrent alors si affreux, qu'ils arrivèrent jusqu'à +moi; quoique la porte de la hutte fût close, je détournai la tête par un +mouvement d'horreur invincible; jetant par hasard les yeux vers la haute +mer, je vis au loin le léger vaisseau à voiles qui emportait Imnachair +et les trésors de Chram disparaître à l'horizon... + +--Ce Chram ne mérite pas de pitié... mais cette jeune femme... mais ces +deux petites filles... ainsi brûlées vives... Ah! Ronan... tu l'as dit: +cette race de Clovis semble fatalement née... pour épouvanter le +monde... + +--La flamme devint tellement intense que le roi Clotaire et sa suite, +obligés de reculer devant l'ardeur de cet immense brasier, disparurent à +mes yeux, je ne vis plus que la cabane en flammes; les cris des victimes +avaient cessé, le toit s'effondra avec fracas, et au bout de quelques +instants un énorme monceau de cendres et de débris brûlants avait +remplacé la cabane. Le roi Clotaire reparut alors, il fit un geste; +plusieurs guerriers, à l'aide de leurs longues lances, écartant la +cendre et les charbons du brasier à demi éteint, découvrirent à ma vue +d'informes débris humains à demi consumés... c'étaient les restes de +Chram, de sa femme et de ses petites filles; ces débris humains, +Clotaire les contempla longtemps en silence. Puis la nuit venue, on lui +amena son grand cheval noir; il l'enfourcha et disparut avec sa +suite[F]. Vous le voyez, Kervan! ce glorieux roi Clotaire, protégé par +les miracles du Dieu des catholiques, couronnait sa vie en faisant +brûler vifs son fils, sa femme et ses deux enfants, invoquant pieusement +le souvenir de David et d'Absalon! + +--Il y a, Ronan, des hasards étranges; je me rappelle avoir lu dans ton +récit que lorsque mon frère Karadeuk se fut introduit dans le burg du +comte Neroweg, espérant te délivrer, toi et Loysik, ce Chram dit à +Karadeuk:--qu'il jurait sa foi de roi de soumettre cette maudite +Bretagne indomptée à la domination franque!...--et c'est sur les +frontières de notre vieille Armorique, toujours indépendante, que lui et +sa famille innocente ont trouvé une mort horrible... Mais du moins cette +infâme postérité de Clovis est-elle éteinte par le meurtre de Chram, son +petit-fils? Est-ce que pour le malheur de la Gaule il resterait d'autres +fils à Clotaire? + +--En cette année 560 où nous sommes, Clotaire a encore quatre fils +nommés _Caribert_, _Gontran_, _Sigebert_ et _Chilperik_... ce dernier +surtout, ce Chilperik, paraît, dit-on, avoir hérité de la férocité de +son père Clotaire et de son aïeul Clovis, ce premier conquérant de la +Gaule, dont le colporteur, il y a près de cinquante ans, dans cette même +maison, Kervan, vous a raconté la mort et les crimes! + +--Quatre fils!... ce Clotaire laissera quatre fils après lui!... Ah! +Ronan! malheur... malheur à la Gaule... + +.......... +.......... +.......... +.......... +.......... +.......... +.......... +.......... +.......... +.......... +.......... + +Le lendemain du jour où Ronan, fils de mon frère, eut cet entretien avec +moi, Kervan, il nous a quittés, ses dernières paroles ont été celles-ci: + +--Kervan, je quitte cette maison, heureux d'avoir accompli le dernier +désir de mon père et le voeu de notre aïeul Joel, je suis heureux et +fier de ce voyage au berceau de notre famille; oui, ici, dans ce coin de +la vieille Armorique, aujourd'hui seule terre libre de la Gaule, +j'aurai, en méditant de nouveau sur le passé, retrempé ma foi à la +délivrance de notre pays... délivrance lointaine, je le sais, car Loysik +l'a dit: les siècles sont des instants pour la marche de l'humanité. + +Ronan le Vagre est donc parti dès l'aube pour retourner dans la vallée +de Charolles, après avoir accompli le dernier voeu de son père et aussi +celui de notre ancêtre Joel, le brenn de la tribu de Karnak, en joignant +le récit précédent à notre légende. Ronan m'a promis, dans le cas où il +lui arriverait quelque événement important, de m'en instruire s'il +trouvait un voyageur qui se rendît en Bretagne; ce récit, il +l'adresserait soit à moi, soit à toi, mon fils aîné, Yvon, si à cette +époque j'avais quitté ce monde. + +Puisse Ronan, le fils de mon frère, arriver sain et sauf dans la vallée +de Charolles et y retrouver sa famille heureuse et tranquille, ainsi +qu'il l'a laissée! + +Si avant ma mort je n'ai rien à ajouter à notre chronique, moi Kervan, +je te lègue, à toi mon fils Yvon, ces parchemins et nos reliques de +famille. + +Moi, Yvon, fils de Kervan, petit-fils de Jocelyn, j'inscris ici +très-tristement la mort de mon père: il est allé revivre dans les mondes +inconnus, vers la fin de ce mois de juin 561.--Nous avons appris par des +voyageurs qu'en cette même année est mort à Compiègne le roi Clotaire, +dans la cinquante et unième année de son règne; il a été enterré dans la +basilique de _Saint-Médard_, à Soissons, église magnifique qu'il avait +fait construire. Les évêques ont chanté les louanges de ce monstre +couronné comme ils avaient chanté celles de son père Clovis. + +Clotaire laisse quatre fils: CARIBERT, _roi de Paris_; GONTRAN, _roi +d'Orléans_; SIGEBERT, _roi d'Austrasie_, contrées qui avoisinent le Rhin +et s'étendent aussi vers le nord-est de la Gaule; CHILPERIK réside à +Soissons et règne en _Neustrie_, territoire qui comprend la plus grande +partie des provinces nord-ouest de la Gaule; ce CHILPERIK, ainsi que +nous l'avait dit Ronan, le neveu de mon père, annonce devoir être le +plus cruel des quatre fils de Clotaire. + +Je n'ai pas reçu de nouvelles de Ronan; puisse-t-il vivre toujours en +paix dans la vallée de Charolles, de même que nous vivons ici! car la +Bretagne n'a pas encore subi le joug des Franks, fasse Hésus qu'elle ne +le subisse jamais! + + + + +KARADEUK LE BAGAUDE ET RONAN LE VAGRE. + +ÉPILOGUE. + +LE MONASTÈRE DE CHAROLLES +ET +LE PALAIS DE LA REINE BRUNEHAUT. + +560-615. + + + + +CHAPITRE PREMIER. + +La vallée de Charolles.--L'anniversaire.--Le monastère.--Une communauté +laïque et une colonie libre au septième siècle.--Condition des moines et +des colons.--Le bac.--L'archidiacre Salvien et Gondowald, chambellan de +la reine Brunehaut.--La fête.--Les vieux Vagres.--Les +prisonniers.--Départ de Loysik pour le château de la reine Brunehaut. + + +Cinquante ans environ se sont écoulés depuis que Clotaire a fait brûler +vifs son fils Chram, sa femme et ses deux filles. Oublions le spectacle +désolant que la Gaule conquise continue d'offrir sous la descendance de +Clovis depuis un demi-siècle, pour reposer nos regards sur la vallée de +Charolles... Ah! c'est qu'aussi les pères des heureux habitants de ce +coin de terre n'ont pas lâchement courbé le front sous le joug des +Franks et des évêques; non, non... ils ont prouvé que le vieux sang +gaulois coulait encore dans leurs veines; aussi, voyez le paisible +tableau de leur félicité! voyez, bâties à mi-côte du versant de la +vallée, ces jolies maisons, à demi voilées sous les vignes qui tapissent +les murailles, vieux ceps dont le soleil d'automne a rougi les feuilles +et doré les grappes. Chacune de ces maisons est entourée d'un jardinet +fleuri, ombragé d'un bouquet d'arbres... jamais la vue ne s'est reposée +sur un plus riant village... Un village? non, c'est plutôt un bourg, un +gros bourg; il y a au moins six à sept cents maisons disséminées sur +cette colline, sans compter ces vastes bâtiments couverts de chaume, +situés au milieu des prairies basses, arrosées par la féconde rivière +qui prend sa source au nord de la vallée, la traverse et la borne au +plus lointain horizon, en se divisant en deux bras; l'un se dirige vers +l'Orient, l'autre vers l'Occident, après avoir baigné dans son cours le +pied d'un bois de chênes séculaires, dont la cime laisse apercevoir les +toits d'un grand bâtiment de pierres, surmonté d'une croix de fer. + +Non, jamais terre promise n'a été mieux disposée pour les productions +d'un sol fécondé par le travail: à mi-côte, les vignes empourprées; +au-dessus du vignoble, les terres de labour, où brûle en quelques +endroits le chaume des seigles et des blés de la dernière récolte; ces +fertiles guérets s'étendent jusqu'à la lisière des bois qui couronnent +les hauteurs, entre lesquelles cette immense vallée est encaissée; +au-dessous des coteaux commencent les prairies arrosées par la rivière; +de nombreux troupeaux de brebis et de génisses paissent ses gras +pâturages; on entend tinter les clochettes des maîtres béliers et des +taureaux. Çà et là, pendant que des charrues attelées de boeufs creusent +lentement une partie du sol dont les chaumes ont été brûlés la veille, +des chariots à quatre roues, remplis de raisins, descendent les pentes +escarpées du vignoble, et se dirigent vers le pressoir commun, situé, +ainsi que les étables, les bergeries et les porcheries communes, dans +les bâtiments avoisinant la rivière. Sur sa rive sont établis différents +ouvroirs; celui des lavandières et des filandières, où se prépare le +chanvre, et où se lave la toison des brebis, plus tard convertie en +chauds vêtements; là encore sont les tanneries, les forges, les moulins +aux meules énormes; tout est dans cette vallée, paix, sécurité, +contentement, travail: le bruit du battoir des lavandières et des +corroyeurs, le choc du marteau des forgerons, les cris joyeux des +vendangeurs, le chant cadencé des laboureurs, qui marquent l'égale et +lente allure de leurs boeufs, la flûte rustique des bergers; tous ces +bruits, jusqu'au bourdonnement des essaims d'abeilles, autres +infatigables travailleuses, qui se hâtent de recueillir le suc des +dernières fleurs d'automne; tous ces bruits si divers, des plus +lointains, des plus vagues, aux plus retentissants, se fondent en une +seule harmonie à la fois douce et imposante: c'est la voix du travail et +du bonheur, s'élevant vers le ciel comme une éternelle action de grâce. + +Que se passe-t-il donc dans cette maison bâtie comme les autres, mais +qui, plus rapprochée de la crête de la colline, occupe le point +culminant du village, et domine au loin la vallée? Les habitants de +cette demeure, parés d'habits de fête, vont et viennent du dedans au +dehors; ils amoncellent à une assez grande distance de la porte une +espèce de bûcher de sarments de vigne; des jeunes filles, des enfants, +apportent joyeusement leurs brassées de bois sec, puis repartent en +courant chercher d'autres combustibles. Une bonne petite vieille, aux +cheveux d'un blanc d'argent, mignonne, proprette et encore alerte pour +son grand âge, surveille la confection du bûcher. Comme toutes les +bonnes vieilles, elle bougonne et sermonne, non méchamment, mais +gaiement... Écoutez plutôt: + +--Ah! ces jeunes filles, ces jeunes filles! toujours folles! hâtez-vous +donc, au lieu de rire; ce bûcher n'est point encore assez haut. C'était +vraiment bien la peine de vous lever dès l'aube afin d'avoir terminé vos +travaux accoutumés avant vos compagnes, pour folâtrer ainsi, au lieu +d'achever promptement ce bûcher... Tenez, je suis certaine que déjà du +fond de la vallée plus d'un regard impatient se sera tourné par ici, et +que plus d'une voix aura dit: «Mais que font-ils donc là-bas, qu'ils ne +nous donnent point le signal? est-ce qu'ils dorment comme loirs en +hiver?» Voici pourtant à quels terribles soupçons vous nous exposez, +sempiternelles rieuses!... c'est de votre âge, je le sais, et ne devrais +peut-être point vous le dire; mais enfin les jours sont courts en cette +saison d'automne, et avant que nos bonnes gens aient eu le temps de +rentrer les troupeaux des champs, les boeufs du labour, les chariots des +vendanges, et de vêtir leurs habits de fête, le soleil sera couché, de +sorte que l'on n'arrivera au monastère qu'à la pleine nuit, tandis que +la communauté nous attend avant le coucher du soleil. + +--Encore quelques brassées de sarment, dame _Odille_, et il n'y aura +plus qu'à y mettre le feu,--répondit une belle jeune fille de seize ans, +aux yeux bleus et aux cheveux noirs;--c'est moi qui me charge d'allumer +le bûcher... vous verrez mon courage! + +--Oh! combien ta grand'mère, ma vieille amie _l'évêchesse_, a raison de +dire que tu ne doutes de rien, toi, Fulvie. + +--Bonne grand'mère! elle est comme vous, dame Odille, ses gronderies +sont des tendresses; elle aime tout ce qui est jeune et gai... + +--C'est sans doute afin de la satisfaire, et moi aussi, que tu es folle? + +--Oui, dame Odille; car il m'en coûte beaucoup, mais beaucoup d'être +gaie... Hélas! hélas!... + +Et de rire de tout coeur à chaque _hélas_! mais si drôlement, que la +bonne petite vieille de faire chorus avec la rieuse; puis elle lui dit: + +--Aussi vrai que voilà la cinquantième fois que nous fêtons +l'anniversaire de notre établissement dans la vallée de Charolles, je +n'ai jamais vu fille d'un caractère plus heureux que le tien. + +--Cinquante ans! comme c'est long pourtant, dame Odille... il me semble +que je ne pourrai jamais avoir cinquante ans! + +--Cela paraît ainsi lorsque l'on a, comme toi, ce bel âge de seize ans; +mais pour moi, vois-tu, Fulvie, ces cinquante ans de calme et de bonheur +ont passé comme un songe... sauf la méchante année où j'ai vu mourir le +père de Ronan... et où j'ai perdu mon premier-né. + +--Tenez, dame Odille, voilà vos consolations qui reviennent des champs. + +Ces _consolations_, c'était Ronan et son second fils _Grégor_, homme +d'un âge déjà mûr, accompagné de ses deux enfants: _Guenek_, beau garçon +de vingt ans, et _Asilyk_, jolie fille de dix-huit ans. Ronan le Vagre, +malgré sa barbe et ses cheveux blancs, malgré ses soixante-quinze ans, +était encore alerte, vigoureux, et, comme toujours, de bonne humeur. + +--Bonsoir,--dit-il à sa femme en l'embrassant,--bonsoir, petite Odille. + +Puis ce fut le tour de Grégor et de ses deux enfants à embrasser Odille +en disant: + +--Bonsoir, ma chère mère. + +--Bonsoir, bonne grand'mère. + +--Les entendez-vous tous?--reprit la compagne de Ronan avec ce rire si +doux chez les vieillards,--les entendez-vous? pour ces deux-ci je suis +mère-grand, et pour celui-ci, je suis: petite Odille... + +--Quand tu auras cent ans, et tu les auras, foi de Ronan! je +t'appellerai encore et toujours _petite Odille_... de même que ces vieux +amis que voici, je les appellerai toujours le _Veneur_ et _l'évêchesse_. + +Le Veneur et sa femme venaient en effet rejoindre Ronan, tous deux aussi +blanchis par les années, mais rayonnants de bonheur et de santé. + +--Oh! oh! comme te voilà déjà beau, mon vieux compagnon, avec ta saie +neuve et ton bonnet brodé... Et vous, belle évêchesse, que vous voilà +brave aussi... + +--Ronan, foi de vieux Vagre!--dit le Veneur,--je l'aime encore autant, +ma Fulvie! ainsi vêtue en matrone, avec sa robe brune et sa coiffe +blanche comme ses cheveux, qu'autrefois avec sa jupe orange, son écharpe +bleue, ses colliers d'or et ses bas rouges brodés d'argent... te +souviens-tu, Ronan? te souviens-tu? + +--Odille, si mon mari et le vôtre commencent à parler du temps passé, +nous n'arriverons pas au monastère avant la nuit, et Loysik nous attend. + +--Belle et judicieuse évêchesse, vous serez écoutée,--reprit gaiement +Ronan.--Viens, Grégor; venez, mes enfants; allons quitter nos habits de +travail; hâtons-nous, car nous serons plus vite auprès de mon bon frère +Loysik. + +Bientôt, Fulvie, petite-fille de l'évêchesse, tenant à la main un +brandon allumé, sortit de la maison avec plusieurs de ses compagnes, et +mit le feu au bûcher... Les cris joyeux des jeunes filles et des enfants +saluèrent la grande colonne de flamme claire et brillante qui monta vers +le ciel. À ce signal, les habitants de la vallée, encore occupés aux +travaux des champs, regagnèrent leurs maisons, et une heure après, tous +réunis, hommes, femmes, enfants, vieillards, se rendaient gaiement par +bandes au monastère de Charolles. + +La communauté de Charolles est un grand bâtiment de pierres, solide, +mais sans ornement; il contient, en outre des cellules des moines, les +bâtiments de l'exploitation agricole, une chapelle, un hospice pour les +malades de la vallée, une école pour les enfants. Ces frères laboureurs, +depuis cinquante ans, ont toujours élu Loysik pour supérieur; ils sont, +chose rare pour le temps, restés laïques, Loysik les ayant toujours +engagés à ne se point lier imprudemment par des voeux éternels, et à ne +se point confondre avec le clergé, les évêques étant très désireux de +dominer temporellement les monastères, afin d'exploiter les travaux des +moines, et de les réduire à une sorte de servage ecclésiastique, la vie +de ces moines laborieux, paisibles, et véritablement chrétiens, +contrastant avec la dissolution, la fainéantise et la cupidité des +évêques, portait ombrage à ceux-ci. Les moines de la communauté de +Charolles avaient jusqu'alors vécu sous une règle consentie en commun, +et rigoureusement observée. La discipline de l'ordre de _Saint-Benoît_, +adoptée dans un grand nombre de monastères de la Gaule, avait paru à +Loysik, en raison de certains statuts, anéantir ou dégrader la +conscience, la raison, la dignité humaine. Ainsi, le supérieur +ordonnait-il à un moine d'accomplir une chose _matériellement +impossible_, le moine, après avoir fait humblement observer à son chef +l'impossibilité de l'acte que l'on exigeait de lui, devait cependant +obéir[A]. Un autre statut disait formellement:--qu'il n'était pas même +permis à un moine d'avoir en sa propre puissance _son corps_ et _sa +volonté_[B].--Enfin, il était formellement interdit _à un moine d'en +défendre_, _d'en protéger un autre_, _fussent-ils unis par les liens du +sang_[C].--Ce renoncement volontaire aux sentiments les plus tendres et +les plus élevés; cette abnégation de sa conscience et de la raison +humaine, poussée jusqu'à l'imbécillité; cette obéissance passive, qui +fait de l'homme une machine inerte, une sorte de _cadavre_, avait paru +par trop catholique à Loysik pour qu'il ne combattît pas l'envahissement +de la règle de Saint-Benoît, malheureusement alors presque généralement +adoptée en Gaule. + +Loysik dirigeait les travaux de la communauté, auxquels il avait +participé jusqu'à ce que le grand âge eût affaibli ses forces; il +soignait les malades, enseignait les enfants des habitants de la vallée, +assisté de plusieurs frères; le soir, après les rudes labeurs de la +journée, il réunissait la communauté, l'été, sous les arceaux de la +galerie qui entourait la cour intérieure du cloître; l'hiver, dans le +réfectoire; là, fidèle à la tradition de sa famille, il racontait à ses +frères les gloires de l'ancienne Gaule, les actions des vaillants héros +des temps passés, entretenant ainsi dans tous les coeurs le culte sacré +de la patrie, combattant le découragement qui souvent s'emparait des +âmes les plus fermes à l'aspect de la conquête franque se prolongeant au +milieu des ruines et des désastres du pays. + +La communauté vivait ainsi laborieuse et paisible, depuis de longues +années, sous la direction de Loysik; rarement il avait besoin de +rappeler ses frères au bon accord. Quelques ferments de troubles +passagers, et bientôt étouffés par l'ascendant du vieux moine laboureur, +s'étaient cependant parfois manifestés, voici comment: La communauté de +Charolles, quoique absolument libre et indépendante en ce qui touchait +sa règle intérieure: l'élection de son supérieur, la disposition des +fruits du sol cultivé par elle, était néanmoins soumise à la juridiction +de l'évêque du diocèse; de plus, il avait le droit d'établir dans le +monastère les prêtres de son choix pour y dire la messe, donner la +communion, les sacrements, et desservir la chapelle du monastère, aussi +destinée aux habitants de la vallée de Charolles. Loysik s'était soumis +à cette nécessité du temps afin d'assurer le repos de ses frères et des +habitants de la vallée; mais ainsi introduits au sein de la communauté +laïque, ces prêtres, créatures des évêques de Châlons-sur-Saône, avaient +plus d'une fois tenté de semer la division entre les moines laboureurs, +disant à ceux-ci, qu'ils ne donnaient pas assez de temps à la prière, +engageant ceux-là à entrer dans l'Église et à devenir moines +ecclésiastiques, afin de participer à la puissance du clergé. Plus d'une +fois ces tentatives d'embauchage arrivèrent aux oreilles de Loysik, qui +dit fermement à ces catholiques artisans de troubles: + +«--Qui travaille prie... Jésus de Nazareth blâme fort _ces fainéants +qui, ne touchant pas du doigt aux plus lourds fardeaux, en chargent, +sous prétexte de longues prières, les épaules de leurs frères_. Nous ne +voulons pas ici d'oisifs... nous sommes tous frères et fils d'un même +Dieu: moines laïques ou ecclésiastiques se valent lorsqu'ils vivent +chrétiennement; que les uns, ayant vaillamment concouru aux travaux de +la communauté, préfèrent employer à la prière les loisirs indispensables +à l'homme après le labeur, libre à eux; de même que dans notre +communauté il nous plaît d'employer nos loisirs à la culture des fleurs, +à la lecture, à la conversation entre amis, à la pêche, à la promenade, +au chant, à la peinture des manuscrits, aux métiers d'agrément, et de +temps à autre à l'exercice des armes, puisque nous vivons dans un temps +où il faut souvent repousser la force par la force, et défendre sa vie +et celle des siens contre la violence. Ainsi, à nos yeux, celui qui +après le travail se récrée honnêtement, est aussi méritant que celui qui +emploie ses loisirs à prier... Les fainéants seuls sont des impies!...» + +Loysik était si généralement vénéré, la communauté si heureuse, que les +prêtres étrangers ne parvinrent pas à troubler ce bon accord; puis enfin +Loysik possédait le sol et les bâtiments du monastère en vertu d'une +charte authentique concédée par Clotaire. Les prélats de Châlons se +voyaient forcés, malgré leur habitude d'envahissement, de respecter les +droits de Loysik, tâchant d'arriver à leurs fins par des moyens +astucieux. + +C'était donc fête, ce jour-là, dans la colonie et dans la communauté de +Charolles. Les moines laboureurs songeaient à recevoir de leur mieux +leurs amis de la vallée qui venaient, selon l'usage adopté depuis un +demi-siècle, remercier Loysik de l'heureuse vie que lui devait cette +descendance de Vagres, braves diables convertis par la parole du moine +laboureur. Une fois seulement chaque année était enfreinte la règle qui, +librement consentie par la communauté, interdisait aux femmes l'entrée +du monastère. Les moines préparaient donc de longues tables partout où +elles pouvaient tenir: dans le réfectoire, dans les salles où ils +travaillaient à différents métiers manuels, sous les galeries couvertes +dont était entourée la cour intérieure, et jusque dans cette cour +elle-même, abritée, pour cette solennité, au moyen de pièces de lin +tendues sur des cordes, enfin l'on voyait des tables jusque dans la +salle d'armes. Quoi! un arsenal dans un monastère?... Oui, là avaient +été déposées les armes des Vagres fondateurs de la colonie et de la +communauté. Or, de cette mesure conseillée par Loysik, moines, +laboureurs et colons s'étaient bien trouvés lors de l'attaque de la +vallée par les troupes de Chram... Quoiqu'une pareille occurrence ne se +fût point renouvelée depuis, l'arsenal avait été soigneusement +entretenu et augmenté. Deux fois par mois, dans le village ainsi que +dans la communauté, l'on s'exerçait au maniement des armes, exercice +salubre au corps et toujours utile en ces temps de terribles violences, +disait Loysik. + +Donc, les moines laboureurs dressaient des tables de tous côtés; sur ces +tables, ils plaçaient avec un innocent orgueil les fruits de leurs +travaux, beau pain de froment de leurs terres, vin généreux de leur +vignoble, quartiers de boeufs et de moutons de leurs étables, fruits et +légumes de leurs jardins, laitage de leurs troupeaux, miel de leurs +ruches. Cette abondance, ils la devaient à leur rude labeur quotidien; +ils en jouissaient, quoi de plus légitime? et c'était encore une +légitime satisfaction pour les moines laboureurs de montrer à leurs +vieux amis de la vallée qu'ils étaient non moins qu'eux bons laboureurs, +fins vignerons, habiles jardiniers, soigneux pasteurs. + +Parfois il arrivait aussi (le diable est si malin) qu'à l'un de ces +anniversaires où les femmes et les jeunes filles pouvaient entrer dans +l'intérieur du monastère, quelque moine laboureur, s'apercevant à +l'impression que lui causait une belle jeune fille qu'il s'était trop +prématurément épris de l'austère liberté du célibat, ouvrait son coeur à +Loysik; celui-ci exigeait trois mois de réflexion de la part du frère, +et s'il persistait dans sa vocation conjugale, on voyait bientôt Loysik, +appuyé sur son bâton, gagner le village; là, il s'entretenait avec les +parents de la jeune fille de la convenance du mariage, et presque +toujours, quelques mois après, la colonie comptait un ménage de plus, la +communauté un frère de moins, et Loysik de dire, en manière de moralité: +«Voici qui prouve la dangereuse imprudence des voeux éternels.» + +Les préparatifs de réception étaient depuis longtemps achevés dans +l'intérieur du monastère, le soleil se couchait lorsque les moines +laboureurs entendirent un grand bruit au dehors; la colonie tout entière +arrivait. En tête de la foule marchent Ronan et le Veneur, Odille et +l'évêchesse; ce sont les quatre plus anciens habitants de la vallée; +quelques vieux Vagres, un peu moins âgés, viennent ensuite; puis les +enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants de cette Vagrerie +jadis si désordonnée, si redoutable. + +Loysik, averti de l'approche de ses amis, s'est, pour les recevoir, +avancé à la porte de l'enceinte du monastère; il porte, de même que tous +les frères de la communauté, une robe de grosse laine brune, assujettie +aux reins par une ceinture de cuir. Son front est devenu complétement +chauve, sa longue barbe, d'un blanc de neige, tombe sur sa poitrine; sa +taille est encore droite, sa démarche alerte, quoiqu'il ait +quatre-vingts ans passés; ses mains vénérables sont seulement agitées +d'un léger tremblement. La foule s'arrête, Ronan s'approche et dit: + +--Loysik, il y a aujourd'hui cinquante et un ans qu'une troupe de Vagres +déterminés t'attendait sur les confins de la Bourgogne; tu es venu à +nous, tu nous as fait entendre de sages paroles, tu nous as prêché les +mâles vertus du travail et du foyer domestique, puis tu nous as mis à +même de pratiquer ces vertus en offrant à notre troupe la libre +jouissance de cette vallée... Un an après, il y a cinquante ans de cela, +notre colonie naissante fêtait le premier anniversaire de son +établissement en ce pays; aujourd'hui nous venons, nous, nos enfants et +les enfants de nos enfants, te dire une fois de plus, par ma voix: +éternelle reconnaissance et amitié à Loysik! + +--Oui, oui,--cria la foule,--reconnaissance éternelle à Loysik, notre +ami, notre bon père!... + +Le vieux moine laboureur fut très-ému; de douces larmes coulèrent de ses +yeux, il fit signe qu'il voulait parler, et il dit, au milieu d'un grand +silence: + +--Mes amis, mes frères, vous qui viviez il y a cinquante ans, et vous +autres qui n'avez connu ces terribles temps que par les récits de vos +pères, ma joie est grande en ce jour... Les fondateurs de cette colonie, +après s'être fait craindre, ont su se faire aimer et respecter en se +montrant hommes de labeur, de paix et de famille... Un heureux hasard a +voulu qu'au milieu des désastres et des guerres civiles qui depuis tant +d'années continuent de désoler notre patrie, la Bourgogne ait été à peu +près jusqu'ici préservée de ces malheurs, fruits d'une conquête +sanglante; nous autres, grâce à la donation que nous avons su obtenir, +nous vivons ici paisibles et libres; mais, hélas! dans les autres +parties de cette province et de la Gaule, nos frères subissent toujours +les douleurs de l'esclavage; ceux-là, vous ne les avez pas oubliés; non, +non... Vous vous êtes souvenus de ces paroles de Jésus: _Les fers des +esclaves doivent être brisés_! Et en attendant le jour encore lointain +de l'affranchissement de tous, vos épargnes et celles de la communauté +nous ont encore permis, cette année, de racheter quelques pauvres +familles... Il nous reste des terres à leur distribuer... En attendant +que nous leur ayons construit des maisons, que ces esclaves d'hier, +hommes libres aujourd'hui, trouvent chez nous des frères et des hôtes... +Tenez, les voilà... Aimez-les comme nous nous aimons entre nous... Ce +sont aussi des fils de la vieille Gaule, déshérités comme nous l'étions +il y a cinquante ans! + +À peine Loysik avait-il prononcé ces paroles, que plusieurs familles, +hommes, femmes, enfants, vieillards, sortirent du monastère, pleurant de +joie. Ce fut, parmi les colons, à qui offrirait son foyer, ses soins à +ces nouveaux venus. Il fallut l'intervention de Loysik, toujours +écoutée, pour calmer cette tendre et ardente rivalité d'offres de +services; il répartit, selon sa sagesse habituelle, les futurs colons +dans certaines maisons; l'on parla bien, il est vrai, mais tout bas, de +la partialité du vieux moine; on l'accusait d'avoir iniquement favorisé +Ronan et son ami le Veneur, la bonne vieille petite Odille ayant obtenu +pour sa part une jeune femme et ses deux enfants, et l'évêchesse tout un +ménage, le mari, la femme et trois garçonnets!... Ce que c'est pourtant +que la faveur!... + +Chaque année, Loysik, peu de temps avant cette fête anniversaire, +partait sa pochette bien garnie d'argent; cette somme, fruit des +épargnes de la communauté, ainsi que des dons volontaires des habitants +de la colonie, était destinée au rachat de bon nombre d'esclaves. +Quelques moines laboureurs résolus et bien armés accompagnaient Loysik à +Châlons-sur-Saône où, vers le commencement de l'automne, se tenait un +grand marché de chair gauloise, sous la présidence du comte et de +l'évêque de cette cité, capitale de la Bourgogne. De la place du marché +se voyait le splendide château de la reine Brunehaut. Loysik rachetait +des esclaves jusqu'à ce que sa pochette fût vide, regrettant que les +esclaves de l'Église fussent d'un chiffre trop élevé pour sa bourse, les +évêques les vendant toujours _deux fois plus cher_ que les autres, pour +ne point avilir sans doute leur marchandise en la livrant à trop bas +prix; parfois aussi, grâce à la persuasion pénétrante de sa parole, +Loysik obtenait d'un seigneur frank, moins barbare que ses compagnons, +le don de quelques esclaves, et augmentait ainsi le nombre des nouveaux +colons qui, en touchant le sol de la vallée de Charolles, trouvaient +l'accueil que l'on a vu, et ensuite, travail et bien-être. + +Après la _distribution_ des nouveaux affranchis aux habitants de la +vallée (Loysik s'était fait la part du lion en hébergeant bon nombre +d'hommes au monastère), moines laboureurs et colons se mettent à table. +Quel festin!... + +--Nos festins en Vagrerie n'étaient rien auprès de ceux-là,--dit +Ronan.--Est-ce vrai, vieux Veneur?... + +--Te souviens-tu, entre autres, de ce fameux gala dans notre repaire des +gorges d'Allange? + +--Où l'évêque Cautin cuisina pour nous? après quoi il fut ravi au ciel +et en descendit très-promptement. + +--Odille, vous souvenez-vous de cette nuit étrange, où pour la première +fois je vous ai vue, lors de l'incendie de la villa de mon mari +l'évêque? + +--Certes, Fulvie, je m'en souviens; et aussi de ces largesses que de +leur butin les Vagres faisaient au pauvre monde. + +--Loysik, c'est durant cette nuit-là, que pour la première fois j'ai su +que nous étions frères. + +--Ah! Ronan! quelle bravoure que celle de notre père Karadeuk, +parvenant, avec notre vieil ami le Veneur, à nous tirer de l'ergastule +du burg de ce comte Neroweg! + +Te souviens-tu? Vous souvenez-vous? une fois sur ce sujet l'entretien de +vieux amis attablés devint intarissable. Ainsi causaient du vieux temps +Ronan, Loysik, le Veneur, Odille, l'évêchesse, placés à table à côté les +uns des autres, pendant que de convives, plus jeunes, s'éjouissaient et +parlaient du temps présent. De sorte que ce soir-là l'on était en grande +joie au monastère de Charolles. + +Au milieu du festin, un moine laboureur dit à l'un de ses compagnons: + +--Où sont donc nos deux prêtres, Placide et Félibien? + +--Ces pieux hommes ont trouvé la fête trop profane pour eux. + +--Comment cela? + +--Tu sais que par ordre de Loysik, deux veilleurs sont chaque nuit de +garde à la logette de l'embarcadère du bac... + +--Oui. + +--Placide et Félibien ont offert à deux de nous qui devaient à leur tour +veiller cette nuit dans la logette de les y remplacer, afin de laisser +nos frères jouir de la fête. + +--Quelles bonnes âmes, que ces tonsurés! + +La rivière, qui prenait sa source dans la vallée de Charolles, la +traversait dans toute sa longueur; puis, se partageant en deux bras, +servait de limites et de défense naturelle au territoire de la colonie. +Par prudence, Loysik faisait ramener chaque soir et amarrer sur la rive +de la vallée un bac, seul moyen de communication avec les terres qui +s'étendaient de l'autre côté du cours d'eau, et appartenaient au diocèse +de Châlons. Une logette où veillaient à tour de rôle deux frères de la +communauté, était construite près de l'embarcadère de ce bac. + +La lune en son plein se réfléchissait dans l'eau limpide de la rivière, +fort large en cet endroit, les deux prêtres qui s'étaient +fraternellement offerts à remplacer les moines comme veilleurs, allaient +et venaient d'un air inquiet à quelques pas de la logette. + +--Placide, tu ne vois rien? tu n'entends rien? + +--Rien... + +--Voilà pourtant la lune déjà haute... il doit être près de minuit, et +personne ne paraît... + +--Ne perdons pas espoir... le retard n'est pas encore considérable. + +--S'ils nous manquaient de parole, ce serait désolant; nous ne +trouverions pas de longtemps un pareille occasion d'être, comme ce soir, +chargés de la garde du bac, grâce à l'orgie de cette nuit. + +--Et c'est surtout pendant cette nuit d'orgie qu'il est nécessaire de +surprendre les moines. + +--Et pourtant personne encore... + +--Écoute... écoute... + +--Tu entends quelque chose? + +--Je me suis trompé... c'est le bruissement de la rivière sur les +cailloux du rivage. + +--L'évêque de Châlons, notre protecteur, aura renoncé à son projet. + +--Impossible... il avait obtenu l'assentiment de la reine Brunehaut. + +--La reine Brunehaut aura peut-être craint de se mêler de cette affaire +ecclésiastique. + +--Elle! cette femme redoutable et implacable, craindre quelque chose?... +elle, craindre un vieux moine de quatre-vingts ans?... + +--Écoute... écoute... cette fois je ne me trompe pas... Vois-tu là-bas, +sur l'autre rive, ces points brillants? + +--Oui... c'est le reflet de la lune sur l'armure des guerriers. + +--Ce sont eux! ce sont eux!... Entends-tu ces trois appels de trompe? + +--C'est le signal convenu... vite, vite... détachons le bac et passons à +l'autre bord... + +Les amarres du bac sont détachées et il est manoeuvré par Placide et +Félibien, au moyen de longues perches; il touche à l'autre rive... Là, +monté sur une mule, se trouve un homme de grande taille, vêtu d'une robe +noire: sa figure est impérieuse et dure; à côté de lui est un chef frank +à cheval, escorté d'une vingtaine de cavaliers revêtus d'armures de fer: +un chariot rempli de bagage, traîné par quatre boeufs et suivi de +plusieurs esclaves à pieds, arrive aussi sur la rive. + +--Vénérable archidiacre,--dit Placide à l'homme à la robe noire,--nous +commencions à désespérer de votre venue; mais vous arrivez encore à +temps... l'orgie, à cette heure, doit être complète; toute la colonie, +hommes, femmes, jeunes filles, est assemblée au monastère, et Dieu sait +les abominations qui se passent en ce lieu sous les yeux de Loysik, qui +provoque ces horreurs sacriléges! + +--Ces horreurs vont avoir leur terme et leur châtiment, mes fils. Mais, +dites-moi, peut-on, sans danger, embarquer les chevaux de ces guerriers +et le chariot qui porte mes bagages? + +--Vénérable archidiacre, cette cavalerie est nombreuse; il faudrait au +moins trois ou quatre voyages. + +--Gondowald,--dit l'archidiacre au chef frank,--si nous laissions +provisoirement sur ce bord vos chevaux, ma mule et mon chariot? nous +nous rendrions tout d'abord au monastère; vos cavaliers nous +accompagneraient à pied. + +--Qu'ils soient à pied ou à cheval, ils suffiront à assurer l'exécution +des ordres de ma glorieuse reine Brunehaut, et à housser du manche de +nos lances ces moines et cette plèbe rustique si elle bronche... + +--Vénérable archidiacre, nous qui savons de quoi sont capables les +moines et les habitants de la vallée, nous estimons qu'en cas de +rébellion de leur part aux ordres de notre saint évêque de Châlons, +vingt guerriers... c'est fort peu. + +Gondowald toisa le prêtre d'un regard dédaigneux, et ne répondit même +pas à l'observation. + +--Je ne partage pas vos craintes, mes chers fils, et j'ai de bonnes +raisons pour cela,--reprit l'archidiacre d'un air hautain.--Nous voici +tous embarqués... maintenant, au large le bac! + +Bientôt débarquèrent sur la rive de la vallée, l'archidiacre, Gondowald, +chambellan de Brunehaut, et les vingt guerriers de la reine, casqués, +cuirassés, armés de lances et d'épées; ils portaient en sautoir leurs +boucliers peints et dorés. + +--Y a-t-il un long trajet d'ici au monastère?--demanda l'archidiacre en +posant le pied sur le rivage. + +--Non, mon père... il y a tout au plus pour une demi-heure de route. + +--Marchez devant, mes chers fils... nous vous suivons. + +--Ah! mon père! les impies de cette communauté ignorent à cette heure +que le châtiment du ciel est suspendu sur leur tête! + +--Hâtez le pas, mes fils... bientôt justice sera faite... + +--Hermanfred,--dit le chef des guerriers en se retournant vers l'un des +hommes de sa troupe,--as-tu le trousseau de cordes et les menottes de +fer? + +--Oui, seigneur Gondowald. + +Au monastère, le festin continuait: partout régnait une douce +cordialité. À la table où se trouvaient Loysik, Ronan, le Veneur et leur +famille, l'entretien continuait, vif, animé; l'on parlait en ce moment +des terribles choses qui se passaient, dit-on, dans le sombre palais de +la reine Brunehaut. Les heureux habitants de la vallée écoutaient ces +sinistres récits avec cette curiosité avide, inquiète et souvent +frissonnante, que souvent l'on éprouve à la veillée, lorsqu'au coin d'un +foyer paisible l'on entend raconter quelque histoire épouvantable: +heureux, humble et ignoré, l'on est certain de ne jamais être jeté au +milieu d'aventures effrayantes comme celles dont la narration vous fait +frémir, pourtant l'on craint et l'on désire à la fois la continuation du +récit. + +--Tenez,--disait Ronan,--afin de démêler ce chaos sanglant, puisque nous +parlons de ce monstre femelle, qui a nom Brunehaut, et qui règne à cette +heure en Bourgogne, rappelons les faits en deux mots: Clotaire, après +avoir fait brûler vifs Chram, son fils, sa femme et leurs deux petites +filles, est mort depuis cinquante-trois ans, n'est-ce pas? + +--Oui, mon père,--reprit Grégor,--puisque nous sommes en l'année 613. + +--Ce Clotaire avait laissé quatre fils: _Charibert_ régnait à Paris, +_Gontran_ était roi d'Orléans et de Bourges; _Sigebert_, roi d'Ostrasie, +résidait à Metz, et _Chilpérik_, roi de Neustrie, occupait la demeure +royale de Soissons, puisque nos conquérants ont appelé Neustrie et +Ostrasie les provinces du nord et de l'est de la Gaule. + +--Chilpérik?--reprit le fils de Ronan,--Chilpérik, ce Néron de la Gaule, +qui, dit-on, terminait ainsi l'un de ses édits: «_Que celui qui +n'obéirait pas à cette loi ait les_ YEUX ARRACHÉS!» + +--C'est seulement de celui-là seul et de son frère Sigebert que nous +nous occupons... Laissons de côté ses deux autres frères, Charibert et +Gontran, tous deux morts sans enfants: le premier en 566, le second en +593; ils se sont montrés les dignes descendants de Clovis, mais il ne +s'agit pas d'eux dans ce récit. + +--Mon père, l'effrayante histoire qui nous intéresse est celle de +Brunehaut et de Frédégonde, puisque ces deux noms, désormais +inséparables, sont accolés dans le sang... + +--J'arrive à l'histoire de ces deux monstres et de leurs époux Chilpérik +et Sigebert, car ces louves ont leurs loups, et qui pis est, pour la +Gaule, leurs louveteaux... Donc, ce Chilpérik, quoique marié à Andowère, +avait, parmi ses nombreuses concubines, une esclave franque d'une beauté +éblouissante, et douée, dit-on, d'un charme de séduction irrésistible; +elle se nommait _Frédégonde_... Il en devint si épris, que pour jouir +plus librement encore de la possession de cette esclave, il répudia sa +femme Andowère, qui mourut plus tard en un couvent; mais bientôt las de +Frédégonde, il fut jaloux d'imiter son frère: Sigebert, qui s'était +marié à une princesse de sang royal, nommée Brunehaut, fille +d'Athanagild, roi de race germanique comme les Franks, et dont les aïeux +avaient conquis l'Espagne comme Clovis la Gaule. Chilpérik demanda donc +et obtint la main de la soeur de Brunehaut, nommée Galeswinthe... L'on +ne pouvait voir, disait-on, une figure plus touchante que celle de cette +jeune princesse, et la bonté de son coeur égalait l'angélique douceur de +ses traits. Lorsqu'il lui fallut quitter l'Espagne pour venir en Gaule +épouser Chilpérik, la malheureuse créature eut des pressentiments de +mort... ces pressentiments ne la trompaient pas... Après six ans de +mariage, elle était étranglée dans son lit par son époux Chilpérik[D]. + +--Comme Wisigarde, quatrième femme de Neroweg, avait été étranglée par +ce comte frank, dont la race existe encore, dit-on, en Auvergne... Rois +et seigneurs franks ont les mêmes moeurs... c'est de race... + +--Infortunée Galeswinthe!... Et pourquoi tant de férocité de la part de +son mari Chilpérik? + +--Un moment apaisée, la passion de Chilpérik pour son esclave Frédégonde +s'était réveillée plus ardente que jamais, et il avait étranglé sa femme +afin d'épouser sa concubine... Voici donc Frédégonde mariée à Chilpérik +après le meurtre de Galeswinthe, et devenue l'une des reines de la +Gaule. Il est d'étranges contrastes dans les familles: Galeswinthe était +un ange, Brunehaut, sa soeur, mariée à Sigebert, était une créature +infernale; d'une rare beauté, d'un caractère de fer, vindicative jusqu'à +la férocité, d'une ambition impitoyable et d'une intelligence qui eût +été du génie, si elle n'eût appliqué ses facultés extraordinaires aux +forfaits les plus inouïs... Brunehaut devait épouvanter le monde... +D'abord elle voulut venger la mort de sa soeur Galeswinthe, étranglée +par Chilpérik à l'instigation de Frédégonde... Alors, entre ces deux +femmes, mortelles ennemies, et dont chacune régnait avec son mari sur +une partie de la Gaule, commença une lutte effrayante: le poison, le +poignard, l'incendie, la guerre civile, le massacre, les combats des +pères contre les fils, des frères contre des frères; tels furent les +moyens qu'elles employèrent l'une contre l'autre. Les populations +gauloises n'échappèrent pas à cette rage de destruction: toutes les +provinces soumises à Sigebert et à Brunehaut furent impitoyablement +ravagées par Chilpérik, et les possessions de celui-ci furent à leur +tour dévastées par Sigebert. Ces deux frères, ainsi poussés par la furie +de leurs femmes, combattirent l'un contre l'autre jusqu'au jour où ils +furent tous deux assassinés. + +--Ah! si le sang gaulois n'avait coulé à torrents, si ces désastres +affreux n'avaient écrasé de nouveau notre malheureux pays, je verrais un +châtiment céleste dans la lutte de ces deux femmes, décimant ainsi les +familles où elles sont entrées,--dit Loysik;--mais, hélas! que de maux, +que de misères atroces ces haines royales font peser sur les peuples... + +--Et ces deux monstres trouvaient des instruments pour servir leurs +vengeances? + +--Les meurtres qu'elle ne commettaient pas elles-mêmes par le poison, +elles les faisaient accomplir par le poignard... Frédégonde, dont la +dépravation dépassait celle de la Messaline antique, s'entourait de +jeunes pages; elle les enivrait de voluptés terribles, troublait leur +raison par des philtres qu'elle composait; ils entraient bientôt dans +une sorte de frénésie, et elle les lançait alors sur les victimes qu'ils +devaient frapper... C'est ainsi qu'elle fit poignarder le roi Sigebert, +mari de Brunehaut, et empoisonner leur fils Childebert... C'est ainsi, +dit-on, qu'elle a fait tuer, à coups de couteau, son mari Chilpérik... + +--Quoi! Frédégonde n'épargna pas même son époux? + +--Les uns lui attribuent ce meurtre, d'autres en accusent Brunehaut... +les deux crimes sont probables: toutes deux avaient intérêt à le +commettre: par la mort de Chilpérik, Brunehaut vengeait sa soeur +Galeswinthe, étranglée par ce roi; Frédégonde, en le faisant assassiner, +se vengeait de ce qu'il avait surpris, la veille de sa mort, l'un des +innombrables adultères de cette Messaline, tirée de l'esclavage pour +monter au trône... + +--Et elle? mon père, a-t-elle subi la peine due à tant de forfaits? + +--La reine Frédégonde est morte paisiblement dans son lit en 597, âgée +de cinquante-cinq ans, bénie et enterrée par les prêtres dans la +basilique de Saint-Germain-des-Prés, à Paris, après avoir commis des +crimes sans nombre... Du reste, Frédégonde a _longtemps et heureusement +et habilement régné_, comme disent les infâmes et dévots panégyristes de +ces monstres couronnés... Oui, à sa mort elle a laissé à son fils +Clotaire le jeune son royaume intact, et les bénédictions du clergé +l'ont accompagnée dans sa tombe, cette glorieuse reine, car elle était, +pour les prêtres, prodigue du bien d'autrui. + +Un frémissement d'horreur circula parmi les auditeurs de ce récit; ces +moeurs royales contrastaient d'une manière si effrayante avec les moeurs +des habitants de la colonie, que ces bonnes gens croyaient entendre +raconter quelque songe épouvantable éclos dans le délire de la fièvre. + +Grégor reprit: + +--Ce Clotaire le jeune, fils de Frédégonde et de Chilpérik, se trouve +être ainsi le petit-fils de Clotaire, le tueur d'enfants, et +l'arrière-petit-fils de Clovis? + +--Oui... et comme il se montre digne de sa race, vous voyez, mes +enfants, quelle ère de nouveaux crimes va s'ouvrir; car sa mère +Frédégonde lui a légué l'implacable haine dont elle poursuivait +Brunehaut... et ce duel à mort va continuer entre celle-ci et le fils de +sa mortelle ennemie... + +--Hélas! que de désastres vont encore déchirer la Gaule durant cette +lutte sanglante... + +--Oh! elle sera terrible... terrible... car les crimes de Frédégonde +pâlissent auprès de ceux de Brunehaut, notre reine aujourd'hui, à nous, +habitants de la Bourgogne. + +--Mon père, est-ce possible? Brunehaut plus criminelle que Frédégonde? + +--Ronan,--dit Odille en portant ses deux mains à son front,--ce chaos de +meurtres, accomplis dans une même famille, donne le vertige... L'esprit +se trouble et se lasse à suivre le fil sanglant qui seul peut vous +conduire au milieu de ce dédale de crimes sans nom. Grand Dieu! dans +quel temps nous vivons!... Que verront donc nos enfants? + +--À moins que les démons ne sortent de l'enfer, petite Odille, nos +enfants ne pourront rien voir qui surpasse ce que nous voyons; car, je +vous l'ai dit, les crimes de Frédégonde ne sont rien auprès de ceux de +Brunehaut... Et si vous saviez ce qui se passe à cette heure dans le +splendide château de Châlons-sur-Saône, où cette vieille reine, fille, +femme et mère de rois, tient en sa dépendance ses +arrière-petits-enfants... Mais non... je n'ose... mes lèvres se refusent +à raconter ces choses sans nom. + +--Ronan a raison. Il se passe aujourd'hui dans le château de la reine +Brunehaut des horreurs qui dépassent les bornes de l'imagination +humaine,--reprit Loysik en frémissant; puis s'adressant à Ronan:--Mon +frère, par respect pour nos jeunes familles, par respect pour l'humanité +tout entière, n'achève pas... + +--C'est juste, Loysik; il y a quelque chose d'épouvantable à penser que +la reine Brunehaut est une créature de Dieu comme nous, et que comme +nous... elle appartient à l'espèce humaine... + +--Frère Loysik, frère Loysik,--accourut dire un des moines +laboureurs,--on a frappé à la porte extérieure du monastère... une voix +m'a répondu que c'était un message de l'évêque de Châlons et de la reine +Brunehaut. + +Ce nom, en un pareil moment, causa un profond étonnement et une sorte de +crainte vague. + +--Un message de l'évêque et de la reine?--reprit Loysik en se levant et +se dirigeant vers la porte extérieure du monastère,--cela est étrange! +Le bac est amarré chaque soir de ce côté-ci de la rive, et les veilleurs +ont l'ordre absolu de ne pas traverser la rivière durant la nuit; sans +doute ce messager aura pris une barque à _Noisan_ pour remonter la +rivière. + +En parlant ainsi, le supérieur de la communauté s'était approché de la +porte massive et verrouillée en dedans; plusieurs moines, portant des +flambeaux, suivaient le supérieur; Ronan, le Veneur et un grand nombre +de colons et de frères accompagnaient aussi Loysik; il fit un signe, la +lourde porte roula sur ses gonds, et l'on vit au dehors, éclairés par la +lune, l'archidiacre et Gondowald, le chambellan de Brunehaut; derrière +eux étaient rangés en haie les hommes de guerre, casqués, cuirassés, +boucliers au bras, lance à la main, épée au côté. + +--Il y a là une trahison,--dit à demi-voix Loysik, se retournant vers +Ronan; puis s'adressant à l'un des moines:--Qui donc, cette nuit, est de +guet à la logette du bac? + +--Nos deux prêtres... Ils ont offert à nos frères de les remplacer pour +cette nuit de fête. + +--Je devine tout,--répondit Loysik avec amertume;--puis s'adressant à +l'archidiacre qui, ainsi que Gondowald, s'était arrêté au seuil de la +grande porte, tandis que leur escorte restait au dehors, il dit au +guerrier et au prêtre: + +--Qui êtes-vous? que voulez-vous? + +--Je me nomme Salvien, archidiacre de l'église de Châlons et neveu du +vénérable Sidoine, évêque de ce diocèse... Je t'apporte les ordres de +ton chef spirituel. + +--Et moi Gondowald, chambellan de notre glorieuse et illustre reine +Brunehaut, je suis chargé par elle de prêter mon aide et celle de mes +hommes à l'envoyé de l'évêque. + +--Voici une lettre de mon oncle,--reprit l'archidiacre en présentant ce +parchemin à Loysik.--Prends-en connaissance à l'instant. + +--Mes yeux sont affaiblis par les années, un de nos frères va faire tout +haut cette lecture pour moi. + +--Il se peut qu'il y ait dans cette lettre des choses secrètes,--dit +l'archidiacre;--je t'engage à la faire lire à voix basse. + +--Nous n'avons point ici de secret les uns pour les autres... Lis tout +haut, mon frère. + +Et Loysik remit la missive à l'un des membres de la communauté, qui +exécuta l'ordre de son supérieur. + +Cette lettre portait en substance que Sidoine, évêque de Châlons, +instituait l'archidiacre Salvien comme abbé du monastère de Charolles, +voulant ainsi mettre terme aux scandales et énormités qui depuis tant +d'années affligeaient la chrétienté par l'exemple de cette communauté; +elle devrait être à l'avenir rigoureusement soumise à la règle de saint +Benoît, ainsi que l'étaient alors presque tous les monastères de la +Gaule. Les moines laïques qui mériteraient cette faveur par leur vertu +et par leur humble soumission aux ordres de leur nouvel abbé +obtiendraient la faveur toute chrétienne d'entrer dans la cléricature et +de devenir moines de l'Église romaine. De plus, en vertu du canon 7 du +concile d'Orléans, tenu deux années auparavant (l'année 611), qui +ordonnait que «les domaines, terres, vignes, esclaves, pécules qui +seraient donnés aux paroisses demeurassent en la puissance de l'évêque,» +tous les biens du monastère et de la colonie formant, à bien dire, la +paroisse de Charolles, devaient, à l'avenir, demeurer en la puissance de +l'évêque de Châlons, qui commettait son neveu l'archidiacre Salvien à la +direction de ces biens. Le prélat terminait la missive en ordonnant à +son cher fils en Christ, Loysik, de se rendre sur l'heure en la cité de +Châlons pour y entendre le blâme de son évêque et père spirituel, et y +subir humblement la pénitence ou châtiment qu'il pourrait lui infliger. +Enfin, comme il se pouvait faire que le frère Loysik, par une suggestion +diabolique, commît l'énormité de mépriser les ordres de son père +spirituel, le noble Gondowald, chambellan de la glorieuse reine +Brunehaut, était chargé par cette illustrissime et excellentissime +princesse de faire exécuter, au besoin, par la force, les ordres de +l'évêque de Châlons. + +Le moine laboureur achevait à peine la lecture de cette missive que +Gondowald ajouta d'un air hautain et menaçant: + +--Oui, moi, chambellan de la glorieuse reine Brunehaut, notre +très-excellente et très-redoutable maîtresse, je suis chargé par elle de +te dire à toi, moine, que si toi et les tiens vous aviez l'audace de +désobéir aux ordres de l'évêque, ainsi que cela pourrait arriver, +d'après les insolents murmures que je viens d'entendre, je vous fais +attacher, toi et les plus récalcitrants, à la queue des chevaux de mes +cavaliers, et je vous conduis ainsi à Châlons, hâtant votre marche à +coups de bois de lance. + +Vingt fois en effet la lecture de la missive de l'évêque avait été +interrompue par les murmures indignés de la foule: moines laboureurs ou +colons; il fallut l'imposante autorité de Loysik pour obtenir des +assistants exaspérés assez de silence pour que la lecture de la missive +épiscopale pût se terminer; mais lorsque le frank Gondowald eut +prononcé, d'un air de défi, ses insolentes menaces, la foule y répondit +par une explosion de cris furieux mêlés de dédaigneuses railleries. + +Ronan, le Veneur et quelques vieux Vagres n'avaient pas été des derniers +à se révolter contre les prétentions spoliatrices de l'évêque de +Châlons, qui voulait simplement s'approprier les biens des moines +laboureurs et des colons, au mépris de tout droit. Quoique blanchis par +l'âge, les Vagres avaient senti bouillonner leur vieux sang batailleur. +Ronan, toujours homme d'action, se souvenant de son ancien métier, avait +dit tout bas au Veneur: + +--Prends vingt hommes résolus, ils trouveront des armes dans l'arsenal, +et cours au bac, afin de couper la retraite à ces Franks... Je me charge +de ce qu'il reste à faire ici, car, foi de Vagre... je me sens rajeuni +de cinquante ans! + +--Et moi donc, Ronan, pendant la lecture de la lettre de cet insolent +évêque, et surtout lorsqu'a parlé le valet de cette reine infâme, vingt +fois j'ai cherché une épée à mon côté. + +--Rassemble nos hommes au milieu de ce tumulte, sans être remarqué, je +vais faire ainsi de mon côté; l'arsenal contient suffisamment d'armes +pour nous armer tous... + +Et les deux vieux Vagres allèrent de ci, de là, disant un mot à +l'oreille de certains colons ou moines, qui disparurent successivement +au milieu du tumulte croissant, que dominait à peine la voix ferme et +sonore de Loysik, répondant à l'archidiacre: + +--L'évêque de Châlons n'a pas droit d'imposer à cette communauté une +règle particulière ou un abbé; nous choisissons librement nos chefs, de +même que nous consentons la règle que nous voulons suivre, pourvu +qu'elle soit chrétienne; tel est le droit antérieur et originel qui a +présidé à l'établissement de tous les monastères de la Gaule; les +évêques n'ont sur nous que la juridiction spirituelle qu'ils exercent +sur les autres laïques; nous sommes ici maîtres de nos biens et de nos +personnes, en vertu d'une charte du feu roi Clotaire, qui défend +formellement à ses ducs, comtes ou évêques, de nous inquiéter. Tu parles +de conciles, moi aussi je les ai lus; il y a de tout dans les conciles, +le mal et le bien, le juste et l'injuste; or, ma mémoire ne faiblit pas +encore, et voici ce que dit fort justement cette fois le concile de 611: + +_Nous avons appris que certains évêques établissent injustement abbés +dans certains monastères, quelques-uns de leurs parents ou de leurs +favoris et leur procurent des avantages iniques, afin de se faire donner +par la violence tout ce que peut ravir au monastère l'exacteur qu'ils y +ont envoyé._ + +L'archidiacre se mordit les lèvres, et une huée prolongée couvrit sa +voix lorsqu'il voulut répondre. + +--Ce concile ne tiendrait pas ce langage, qui est celui de la +justice,--reprit Loysik,--que je ne reconnais à aucun concile, à aucun +prélat, à aucun roi, le droit de déposséder des gens honnêtes et +laborieux des terres et de la liberté qu'ils tiennent avant tout de leur +droit naturel. + +--Je te dis, moi, que ton monastère est une nouvelle Babylone, une +moderne Gomorrhe!--s'écria l'archidiacre;--l'évêque de Châlons en avait +été prévenu, j'ai voulu voir par moi-même et j'ai vu... Et je vois des +femmes, des jeunes filles dans ce saint lieu, qui devrait être consacré +aux austérités, à la prière et à la retraite. Je vois tous les ferments +d'une immonde orgie, qui devait sans doute se prolonger jusqu'au jour, +au milieu de monstrueuses débauches, où la promiscuité de la chair des +hommes et des femmes va... + +--Assez!--s'écria Loysik indigné;--je te défends, moi, chef de cette +communauté, je te défends de souiller davantage les oreilles de ces +épouses, de ces jeunes filles rassemblées ici avec leur famille, pour +célébrer paisiblement l'anniversaire de notre établissement dans cette +terre libre, qui restera libre comme ceux qui l'habitent! + +--Archidiacre, c'est trop de paroles!--s'écria Gondowald;--à quoi bon +raisonner avec ces chiens... n'as-tu pas là mes hommes pour te faire +obéir? + +--Je veux tenter un dernier effort pour ouvrir les yeux de ces +malheureux aveuglés,--répondit l'archidiacre;--cet indigne Loysik les +tient sous son obsession diabolique... Oui, vous tous qui m'entendez, +tremblez si vous résistez aux ordres de votre évêque! + +--Salvien,--dit Loysik,--ces paroles sont vaines, tes menaces seront +impuissantes devant notre ferme résolution de maintenir la justice de +nos droits; nous te repoussons comme abbé de ce monastère; ces moines +laboureurs et les habitants de celle colonie ne doivent compte de leurs +biens à personne... Ce débat inutile est affligeant, mettons-y fin; la +porte de ce monastère est ouverte à ceux qui s'y présentent en amis, +mais elle se ferme devant ceux qui s'y présentent en ennemis et en +maîtres, au nom de prétentions d'une folle iniquité... Donc, retire-toi +d'ici... + +--Oui, oui, va-t'en d'ici, archidiacre du diable!--dirent plusieurs +voix,--ne trouble pas plus longtemps notre fête! tu pourrais t'en +repentir. + +--Une rébellion! des menaces!--s'écria +l'archidiacre.--Gondowald,--ajouta le prêtre en s'effaçant, pour laisser +pénétrer dans l'intérieur de la cour le chef des guerriers franks,--vous +savez les ordres de la reine... + +--Et sans tes lenteurs, ces ordres depuis longtemps seraient exécutés! A +moi, mes guerriers... garrottez ce vieux moine, et exterminez cette +plèbe si elle bronche! + +--A moi, mes enfants! assommez ces Franks! et vive la vieille Gaule! + +Qui parlait ainsi? le vieux Ronan, suivi d'une trentaine de colons et de +moines laboureurs, hommes résolus, vigoureux et parfaitement armés de +lances, de haches et d'épées. Ces bonnes gens, sortant sans bruit de +l'enceinte du monastère par la cour des étables, avaient, sous les +ordres de Ronan, fait le tour des bâtiments extérieurs jusqu'à l'angle +du mur de clôture; là, ils s'étaient tenus cois et embusqués, jusqu'au +moment où Gondowald avait appelé à lui ses guerriers. Alors sortant de +leur embuscade, les gens de Ronan s'étaient à l'improviste précipités +sur les Franks. Au même instant, Grégor, accompagné d'une troupe +déterminée, non moins nombreuse et bien armée que celle de son père, +sortait des bâtiments intérieurs du monastère, se faisait jour à travers +la foule, dont était remplie la cour, et s'avançait en bon ordre. +L'archidiacre, Gondowald et leur escorte de vingt guerriers se +trouvèrent ainsi enveloppés par une soixantaine d'hommes résolus, et il +faut leur rendre cette justice, animés d'intentions très-malveillantes +pour la peau des Franks. Ceux-ci, pressentant ces dispositions, ne +songèrent pas à résister sérieusement, après un léger engagement ils se +rendirent. Cependant, Gondowald ayant, dans un premier mouvement de +surprise et de rage, levé son épée sur Loysik et blessé un des moines, +qui avait couvert le vieillard de son corps, Gondowald, quoique +chambellan de sa glorieuse reine Brunehaut, fut terrassé, roué de coups +et vit ses hommes désarmés, après leur résistance inutile, qui leur +valut force horions appliqués par des mains gauloises et fort rustiques. +Mais, grâce à l'intervention de Loysik, il ne coula, dans cette rapide +mêlée, d'autre sang que celui du moine légèrement blessé par Gondowald; +ce noble chambellan fut, par précaution, solidement garrotté au moyen +des menottes et du trousseau de cordes dont il s'était muni à +l'intention de Loysik, avec une prévoyance dont le vieux Ronan lui sut +gré. + +--Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, je vous excommunie +tous!--s'écria l'archidiacre blême de fureur.--Anathème à celui qui +oserait porter une main sacrilége sur moi, prêtre et oint du Seigneur! + +--Ne me tente pas, crois-moi, _oint_ que tu es! car tout vieux que je +suis, foi d'ancien Vagre, j'ai terriblement envie de mériter ton +excommunication, en appliquant sur ton échine sacrée une volée de coups +de fourreau d'épée! + +--Ronan, Ronan! pas de violence,--dit Loysik;--ces étrangers sont venus +ici en ennemis, ils ont versé le sang les premiers; vous les avez +désarmés, c'était justice... + +--Et leurs armes enrichiront notre arsenal,--dit Ronan.--Allons, +enfants, récoltez-moi cette bonne moisson de fer... Par ma foi, nous +serons armés comme des guerriers royaux! + +--Que ces soldats et leur chef soient conduits dans une des salles du +monastère,--ajouta Loysik;--ils y seront enfermés, des moines armés +veilleront à la porte et aux fenêtres. + +--Oser me retenir prisonnier, moi! officier de la maison de la reine +Brunehaut!--s'écria Gondowald en grinçant des dents et se débattant +dans ses liens.--Oh! tout ton sang ne payera pas cette audace, moine +insolent! Ma redoutée maîtresse me vengera! + +--La reine Brunehaut a agi contrairement à tous les droits, à toute +justice, en envoyant ici des hommes de guerre prêter main-forte au +message de l'évêque de Châlons, lors même que sa prétention eût été +aussi équitable qu'elle est inique,--répondit Loysik; puis s'adressant à +ses moines:--Emmenez ces hommes, et surtout qu'il ne leur soit point +fait de mal; s'ils ont besoin de provisions, qu'on leur en donne... + +Les moines emmenèrent les guerriers franks, et leur chef qu'il fallut +traîner de force, tant cet enragé était furieux. Ceci fait, Loysik dit à +l'archidiacre, pantois, colère et sournois comme un renard pris au +piége: + +--Salvien, je dois avant tout assurer le repos de cette colonie et de +cette communauté; je suis donc obligé d'ordonner que tu restes +prisonnier dans ce monastère... + +--Moi?... moi aussi... tu oses... + +--Ne redoute rien, tu seras traité avec égard, tu auras pour prison +l'enceinte du monastère... Dans trois ou quatre jours au plus tard... +lors de mon retour, tu seras libre. + +Lorsque l'archidiacre eut disparu, Ronan dit à Loysik: + +--Frère, tu as parlé à cet homme de ton retour? tu pars donc? + +--À l'instant même... Je vais à Châlons... Je verrai l'évêque, je verrai +la reine. + +--Que dis-tu, Loysik!--s'écria Ronan avec une anxiété douloureuse,--tu +nous quittes, tu vas affronter Brunehaut; mais ce nom dit tout: +Vengeance implacable. Loysik, c'est courir à ta perte!... + +Les moines laboureurs et les colons, partageant l'inquiétude de Ronan, +se livrèrent aux supplications les plus tendres, les plus pressantes, +afin de détourner Loysik de son projet téméraire: le vieux moine fut +inébranlable; et, pendant que l'un des frères qui devait l'accompagner +faisait à la hâte quelques préparatifs de voyage, il se rendit dans sa +cellule pour y prendre la charte du roi Clotaire. Ronan et sa famille +accompagnèrent Loysik, il leur dit tristement: + +--Notre position est pleine de périls: il s'agit non-seulement du sort +de ce monastère, mais de celui de la colonie tout entière. Vous avez eu +facilement raison d'une vingtaine de guerriers; mais, songer à résister +par la force à l'immense et terrible pouvoir de Brunehaut, c'est vouloir +le ravage de cette vallée, le massacre ou l'esclavage de ses +habitants... Cette charte de Clotaire confirme notre droit; mais +qu'est-ce que le droit pour Brunehaut! + +--Alors, mon frère, que vas-tu faire à Châlons dans l'antre de cette +louve... + +--Tenter d'obtenir justice. + +--Obtenir justice!... Mais, tu l'as dit, qu'est-ce que le droit pour +Brunehaut?... + +--Elle se joue du droit comme de la vie des hommes, je le sais; pourtant +j'ai quelque espoir... Je désire que vous gardiez ici l'archidiacre et +ses guerriers prisonniers... d'abord parce que, dans leur fureur, ils +m'auraient sans doute rejoint et tué en route; or je tiens à vivre pour +mener à bonne fin ce que j'entreprends aujourd'hui; puis, au lieu de me +laisser prévenir par l'archidiacre et le chambellan, je préfère +instruire moi-même l'évêque et la reine Brunehaut des motifs de notre +résistance. + +--Mon frère, si cette justice que tu vas tenter d'obtenir au péril de ta +vie tu ne l'obtiens pas? si cette reine implacable te fait égorger... +comme elle a fait égorger tant d'autres victimes?... + +--Alors, mon frère, l'acte d'iniquité s'accomplira. Alors, si l'on veut +non-seulement soumettre vos biens, vos personnes à la tyrannie et aux +exactions de l'Église, mais encore vous ravir, par la violence, le sol +et la liberté que vous avez reconquis et qu'une charte a garantie, alors +vous aurez à prendre une résolution suprême... oui; alors, croyez-moi, +rassemblez un conseil solennel, ainsi que faisaient autrefois nos pères +lorsque le salut de la patrie était menacé... Qu'à ce conseil les mères +et les épouses prennent place, selon l'antique coutume gauloise; car +l'on décidera du sort de leurs maris et de leurs enfants... Là, vous +aviserez avec calme, sagesse et résolution, sur ces trois alternatives, +les seules, hélas! qui vous resteront:--devrez-vous subir les +prétentions de l'évêque de Châlons, et accepter un servage déguisé qui +changera bientôt notre libre vallée en un domaine de l'Église exploité à +son profit;--devrez-vous vous résigner si la reine, foulant aux pieds +tous les droits, déchire la charte de Clotaire et déclare notre vallée: +_domaine du fisc royal_, ce qui sera pour vous la spoliation, la misère, +l'esclavage et la honte;--ou bien enfin, devrez-vous, forts de votre bon +droit, mais certains d'être écrasés, protester contre l'iniquité royale +ou épiscopale par une défense héroïque, et vous ensevelir, vous et vos +familles, sous les ruines de vos maisons[E]? + +--Oui... oui... tous, hommes, femmes, enfants, plutôt que de redevenir +esclaves, nous saurons combattre ou mourir comme nos aïeux, Loysik! Et +ce sanglant enseignement fera peut-être sortir les populations voisines +de leur lâche torpeur... Mais, frère... frère... te voir partir seul... +pour affronter un péril que je ne peux partager!... + +--Allons, Ronan, pas de faiblesse, je ne te reconnais plus... Que dès +cette nuit tous les postes fortifiés de la vallée soient occupés comme +il y a cinquante ans, lors de l'invasion de Chram en Bourgogne; ta +vieille expérience militaire et celle du Veneur seront d'un grand +secours ici; il n'y a d'ailleurs aucune attaque à redouter pendant +quatre ou cinq jours; car il m'en faut deux pour me rendre à Châlons, et +un laps de temps pareil est nécessaire aux troupes de la reine pour se +rendre ici, dans le cas où elle voudrait recourir à la violence. +Jusqu'au moment de mon arrivée à Châlons, l'évêque et Brunehaut +ignoreront si leurs ordres ont été ou non exécutés, puisque le diacre et +le chambellan restent ici prisonniers. + +--Et au besoin ils serviront d'otages. + +--C'est le droit de la guerre... Si cet évêque insensé, si cette reine +implacable veulent la guerre! il faut aussi garder prisonniers les deux +prêtres qui ont par trahison amené ici l'archidiacre. + +--Misérables traîtres!... J'ai entendu tes moines parler de la leçon +qu'ils se réservent de leur donner... à grands coups de houssine... + +--Je défends formellement toute violence à l'égard de ces deux +prêtres!--dit Loysik d'une voix sévère, en s'adressant à deux moines +laboureurs qui étaient alors dans sa cellule.--Ces clercs sont les +créatures de l'évêque, ils auront obéi à ses ordres; aussi, je vous le +répète, pas de violences, mes enfants. + +--Bon père Loysik, puisque vous l'ordonnez, il ne sera fait aucun mal à +ces traîtres. + +Les adieux que les habitants de la colonie et des membres de la +communauté adressèrent à Loysik furent navrants; bien des larmes +coulèrent, bien des mains enfantines s'attachèrent à la robe du vieux +moine; mais ces tendres supplications furent vaines, il partit +accompagné jusqu'au bac par Ronan et sa famille: là se trouva le Veneur, +chargé de couper la retraite aux Franks. En occupant ce poste avec ses +hommes, il avait aperçu, de l'autre côté de la rivière, les esclaves +gardant les chevaux des guerriers et les bagages de l'archidiacre. Le +Veneur crut prudent de s'emparer de ces hommes et de ces bêtes; il +laissa, près de la logette du guet, la moitié de ses compagnons, et, à +la tête des autres, il traversa la rivière dans le bac. Les esclaves ne +firent aucune résistance, et, en deux voyages, chevaux, gens et chariots +furent amenés sur l'autre bord. Loysik approuva la manoeuvre du Veneur; +car les esclaves, ne voyant pas revenir Gondowald et l'archidiacre, +auraient pu retourner à Châlons donner l'alarme, et il importait au +vieux moine, pour ses projets, de tenir secret ce qui s'était passé au +monastère. Loysik, vu son grand âge et les longueurs de la route, crut +pouvoir user de la mule de l'archidiacre pour ce voyage; elle fut donc +rembarquée sur le bac, que Ronan et son fils Grégor voulurent conduire +eux-mêmes jusqu'à l'autre rive, afin de rester quelques moments de plus +avec Loysik. L'embarcation toucha terre; le vieux moine laboureur +embrassa une dernière fois Ronan et son fils, monta sur la mule, et, +accompagné d'un jeune frère de la communauté qui le suivait à pied, il +prit la route de Châlons, séjour de la reine Brunehaut. + +Cette lettre devait être placée avant l'épisode de la _Crosse +abbatiale_, qui fait partie du cinquième volume, et qui suit _Ronan le +Vagre_; nous donnons cette lettre à la fin de ce volume, afin de ne pas +interrompre le récit dans le cinquième volume. + + + + +L'AUTEUR +AUX ABONNÉS DES MYSTÈRES DU PEUPLE. + + +Chers lecteurs, + +Nous avons cru devoir donner de longs développements à l'épisode de +_Ronan le Vagre_, ce récit vous retraçait la conquête de la Gaule, notre +mère patrie, l'un des faits les plus capitaux de l'histoire des siècles +passés, puisque les partisans de la royauté du droit divin et les +ultramontains revendiquent encore aujourd'hui pour leurs _rois_ et pour +leur _foi_, cette sanglante et inique origine. Dernièrement encore, à +l'Assemblée nationale, (séance du 15 janvier 1851), n'avons-nous pas +entendu le plus éloquent défenseur du parti légitimiste prononcer ces +paroles à propos de HENRI V: «_En rentrant en France il ne peut être que +le premier des Français... le ROI... de ce pays que ses aïeux ont +CONQUIS....._»--Quelques jours auparavant, lors de la discussion du +projet de loi sur l'observance forcée du dimanche, n'avons-nous pas +entendu M. Montalembert invoquer LA FOI DE CLOVIS! La foi de Clovis! +jugez, chers lecteurs, vous qui connaissez Clovis, sa foi et les actes +de ce fervent catholique. + +Telle est donc, de l'aveu même des partisans du droit divin, l'origine +de ce droit: _la conquête_, c'est-à-dire, _la violence_, _la +spoliation_, _le massacre_... Certes, nous ne prétendons point que les +légitimistes d'aujourd'hui soient des hommes de violence, de spoliation, +de massacre; mais l'inexorable fatalité des faits, l'histoire en un mot, +prouve à chacune de ses pages l'abominable et oppressive iniquité de ce +prétendu droit divin, alors consacré par l'odieuse complicité de +l'Église catholique. Puis vous aurez remarqué, chers lecteurs, la part +que le clergé gaulois à prise à cette conquête, dont il a partagé les +dépouilles ensanglantées. + +Nous étudierons dans les récits suivants les conséquences de cette +_conquête_, le sort des peuples toujours réduits aux douleurs et aux +misères de l'esclavage, les désastres de la Gaule incessamment déchirée +par les guerres civiles ou ravagée par les invasions des Arabes au +huitième siècle, et des Normands au neuvième et au dixième... Oui, des +Arabes, car, chose étrange, _Abd-el-Kader_, cet intrépide et dernier +défenseur de la nationalité arabe (car tout en rendant un juste hommage +à l'admirable bravoure de notre armée, n'oublions pas que lui aussi, +comme les Gaulois du vieux temps, combattait pour son foyer, pour sa +religion, pour sa patrie...) tandis que Abd-el-Kader est aujourd'hui +prisonnier au château de Blois, il y a onze siècles les ancêtres de cet +émir, alors maîtres de presque tout le midi de la Gaule, où ils +s'établirent durant de longues années, poussèrent leurs excursions +guerrières jusqu'à _Bordeaux_, jusqu'à _Tours_, jusqu'à _Poitiers_, +jusqu'à _Blois_... à _Blois_ où à cette heure Abd-el-Kader, par un +étrange revirement du sort des nations, semble expier la conquête de ses +ancêtres, maîtres en ces temps-là d'une partie de notre sol, comme nous +sommes aujourd'hui maîtres de l'Afrique. + +Vous allez enfin, chers lecteurs, dans l'épisode de la _Crosse +abbatiale_, assister à des scènes étranges qui se passent au milieu d'un +couvent de femmes. Ces étrangetés, je dois les justifier par quelques +citations relatives à de semblables scènes rapportées par les +chroniqueurs contemporains. + +«.....Chrodielde et plusieurs de ses religieuses retournèrent à Poitiers +et se mirent en sûreté dans la basilique de Saint-Hilaire, réunissant +autour d'elles des voleurs, des meurtriers, des adultères, des criminels +de toute espèce, car elles se préparaient à combattre... + +»..... Les scandales que le diable avait fait naître dans le monastère +de Poitiers devenaient de plus en plus déplorables... On accusait +l'abbesse d'ouvrir les bains du monastère à des hommes, d'avoir +continuellement autour d'elle des jeunes gens habillés en femmes, etc., +etc.» (Grégoire, évêque de Tours, liv. IX, X et suivants.) + +Un autre évêque, nommé _Venance Fortunat_, écrivait à deux religieuses +les vers suivants pour rendre hommage aux repas succulents qu'elles lui +préparaient de leurs mains chéries: + +«.....Au milieu des délices variées, lorsque tout flattait mon goût, je +dormais et je mangeais tour à tour, j'ouvrais la bouche, je fermais les +yeux, toutes les sauces tentaient mon appétit; croyez-le bien, _mes +chéries_, j'avais l'esprit troublé, il m'eût été difficile de m'exprimer +librement; ni mes doigts ni ma plume ne pouvaient tracer des vers: +l'ivresse de ma muse avait rendu mes mains incertaines, car je ne suis +pas à l'_abri des accidents qui menacent le commun des buveurs_; la +table même me semblait nager dans le vin, etc.» (_Poésies de_ VENANCE +FORTUNAT, liv. VII, p. 24.) + +Un dernier mot de gratitude, chers lecteurs, pour vous remercier de +votre intérêt constant pour cette oeuvre, que les prétentions +monarchiques et cléricales, coalisées contre la république démocratique +et sociale, rendent presque de circonstance. + +Paris, 20 janvier 1851. + +EUGÈNE SUE, +Représentant du peuple pour le département de la Seine. + + + + +NOTES. + +LA GARDE DE POIGNARD. + +PROLOGUE. + +[Footnote A: M. Amédée Thierry, dans son _Histoire de la Gaule sous +l'administration romaine_, t. II, p. 474, nous donne les détails +suivants sur les origines des _Bagaudes_ et de la _Bagaudie_: «Pressurés +par les propriétaires que pressuraient à leur tour les agents du fisc, +les paysans (_gaulois_) avaient quitté par troupes leurs chaumières pour +mendier un pain qu'on ne pouvait pas leur donner. Rebutés partout et +chassés par les milices des villes, ils se faisaient bandits ou +_Bagaudes_, mot gaulois équivalant au premier; ils allaient en +_Bagaudie_, suivant l'expression consacrée. On vit dans des cantons +entiers les colons se réunir, tuer et manger leur bétail, et, montés sur +leurs chevaux de labour, armés de leurs instruments de culture, fondre +sur les campagnes comme une tempête. Rien n'échappait à ces bandes +affamées qui laissaient, après leur passage, stérile et nue, la terre +que leurs sueurs devaient féconder. Les champs ravagés, ils passaient +aux villes, dont une populace, amie du pillage et non moins misérable, +leur ouvrait souvent les portes. Cette misère était si générale en +Gaule, il y avait là tant d'habitudes de désordre, tant d'instincts +violents, qu'en peu de mois les Bagaudes formèrent une armée qui +s'organisa et conféra à ses deux principaux chefs les titres de César et +d'Auguste. Ces singuliers _Césars_, qui avaient pour peuple des voleurs, +pour empire la terre qu'ils dévastaient, pour pallium des haillons, et +pour palais les forêts et la voûte du ciel, se nommaient Ælian et Amand. +Ils ne résistèrent pas à l'orgueil de se faire frapper des médailles +dont quelques-unes nous sont restées. L'une d'elles présente la tête +radiée d'Amandus, empereur, César, Auguste, pieux et heureux, avec ce +mot au revers: _Espérance_.» + +Ælius et Amandus (Aëlian et Amand) concentrèrent leurs forces aux +environs de Paris, un peu au-dessus du confluent de la Seine avec la +Marne. Ils avaient là, pour place d'armes, un château d'un abord presque +inaccessible et qui, suivant la tradition, avait été bâti et fortifié +par Jules César. De ce point ils lançaient leurs bandes non-seulement +sur les campagnes, mais encore sur les villes les plus populeuses; c'est +ainsi qu'ils se jetèrent sur Autun. Après leur apparition il ne resta de +cette belle cité, l'un des centres de la civilisation romaine, qu'un +monceau de ruines. L'insurrection gauloise devint si grave que le +nouveau chef de l'empire crut nécessaire d'envoyer dans la Gaule son +collègue Maximien. Celui-ci n'avait point le génie politique de +Dioclétien, mais c'était un brave soldat et un général habile; il vint +facilement à bout des troupes indisciplinées d'Ælianus et d'Amandus. Il +les força enfin dans leur château qu'il détruisit. Ce fut en cet endroit +que s'éleva plus tard l'Abbaye de Saint-Maur des Fossés. Ainsi fut +réprimée et vaincue la première _Bagaudie_. De la seconde Bagaudie date +l'affranchissement de la Bretagne. + +On voit reparaître les _Bagaudes_ à la fin du règne de Valentinien Ier. +Cette fois, ils n'essayent point de se réunir en une grande armée: ils +se cachent dans les bois, par petites troupes; c'est de là qu'ils +s'élancent pour chercher le pain qui leur manque, ou pour se venger des +magistrats romains, leurs oppresseurs. Valentinien ordonna contre eux +d'actives poursuites: on parvint encore à les faire disparaître. Tous +ceux qui tombèrent aux mains des soldats impériaux périrent dans les +plus affreux supplices. Le peuple devait les honorer plus tard comme des +_saints_ et des _martyrs_. + +Enfin, il y eut encore une insurrection des _Bagaudes_ au commencement +du cinquième siècle. Ce fut au moment de la grande invasion quand les +Alains, les Suèves, les Burgondes et les Vandales, après avoir forcé la +barrière du Rhin, se jetèrent sur la Gaule et portèrent la dévastation +dans ses plus belles provinces. Cette insurrection de _Bagaudes_, sur +laquelle nous n'avons point de détail, est la dernière dont les +documents anciens fassent mention. Il n'y eut, plus tard, dans les +campagnes, que des soulèvements partiels qui ne rappellent en rien +l'ancienne _Bagaudie_. Le nom même de _Bagaude_ disparut peu à peu: à la +fin du cinquième siècle, on se servait déjà de mots germaniques pour +désigner non point seulement les Barbares, mais encore les Gallo-Romains +qui, réunis par troupes, pillaient et ravageaient les terres qui avaient +appartenu autrefois à l'Empire.] + + +CHAPITRE PREMIER. + +[Footnote A: Le nom de _Warg_ qui signifie _toup_, _tête de loup_, +était donné, dans l'ancienne Germanie, au _banni_, au _proscrit_. Le +vagabond qui errait sans feu ni lieu, quoique non proscrit, était appelé +dans les lois germaniques _wargangus_. On appelait parfois _vargus_ ou +_wagre_ l'exilé. + +Voyez J. Grimm et M. Michelet qui a reproduit les recherches du savant +Allemand dans l'ouvrage intitulé les _Origines du droit français_. + +Plusieurs textes anciens prouvent que dès le commencement des invasions +franques, on appelait, dans les Gaules, WARGR, WAGRE, WARGES, _têtes de +loup_, _proscrits_, _exilés_, tous ceux qui se livraient au vagabondage +ou à une vie de désordre. Déjà, du temps de Sidoine Apollinaire, avant +la fin du cinquième siècle, on appliquait les noms germaniques de +_warger_, _warges_, même aux Gaulois, propriétaires dépossédés ou +esclaves fugitifs, qui se réunissaient par bandes à l'imitation des +_Bagaudes_, pour se livrer, en armes, au pillage et à la dévastation. Il +nous suffira de citer ici un passage d'une lettre de Sidoine +Apollinaire. L'évêque des Arvernes intercède auprès de son ami S. Loup, +pour une femme qui a été enlevée et vendue sur un marché d'esclaves, +dit-il, par des brigands originaires du pays qu'on appelle _Warges_... +_Unam feminam... quam forte_ WARGORUM, _hoc enim nomine indigenas +latrunculos nuncupant, superventus abstraxerat_... _Épist._ VI, 4. + +Ce passage nous dispense d'une plus longue dissertation.] + +[Footnote B: Voir la note A sur les Bagaudes.] + +[Footnote C: _Histoire d'Auvergne_, t. I, p. 129.] + +[Footnote D: Les évêques mariés avant l'épiscopat continuaient souvent +de vivre avec leurs femmes, auxquelles ils donnaient le nom de soeur.] + +[Footnote E: Nous empruntons à un mémoire inédit de notre savant et +excellent ami Janowski (mémoire couronné par l'Institut), la +nomenclature suivante des diverses fonctions des esclaves dépendants +d'une villa: _arator_, _venitor_, bubulus, _porcarius_, _caprarius_, +_taber-ferrarius_, _aurifices_, _argentarius_, _sutor_, _tornator_, +_carpentarius_, _scutator_, _accipitores_; (les esclaves qui faisaient +la cervoise, le cidre, la poirée): _qui facient cervisiam pomaticum_, +_pistor_, _retiator_, _venator_, _molinarines_, _forestarius_, +_majordomus_, _infestor_; (celui qui apporte les plats sur la table): +_scautio_, _marescalcus_, _strator_, _seneschalus_.] + +[Footnote F: Les femmes des évêques mariés s'appelaient _évêchesses_.] + +[Footnote G: On appelait gynécée l'appartement des femmes. + +Le gynécée était un atelier dans lequel se confectionnaient les +vêtements destinés à toute la famille. Outre les ouvrages exécutés dans +cet atelier, au profit du maître, on y en faisait d'autres pour +l'entretien et le service des femmes qui les habitaient. Les femmes des +seigneurs ou les maîtresses de maison ne présidaient pas toutes aux +travaux de leurs gynécées, car le concile de Nantes en accuse plusieurs +de braver les lois divines et humaines en fréquentant sans cesse les +assemblées et les assises publiques, au lieu de rester au milieu des +femmes de leurs gynécées pour disserter sur leurs lainages, les tissus +et autres ouvrages de leur sexe.] + +[Footnote H: Les _leudes_ étaient les compagnons de guerre du chef +frank, que chaque bande choisissait pour son chef; ils lui juraient +fidélité (en germain _treue_, _trust_); on les appelait _leudes_, +_fidèles_ ou _antrustions_; mais cette dernière appellation était plus +spécialement consacrée aux compagnons de guerre du roi. + +Lors de la conquête, Clovis ou ses successeurs, après s'être réservé la +part du lion dans la spoliation du sol de la Gaule, distribuèrent, sous +le titre de _bénéfices_, une partie des terres aux chefs de bandes, +leurs compagnons de guerre. M. Guizot, dans son _Histoire de la +civilisation en France_ (t. I, p. 249), dépeint avec autant de sagacité +que de savoir l'établissement territorial d'un chef de leudes en Gaule: + +«... Lorsqu'une bande arrivait quelque part et prenait possession des +terres, ne croyez pas que cette occupation eût lieu systématiquement, ni +qu'on divisât le territoire par lots, et que chaque guerrier en reçût un +selon son importance et son rang; le chef de la bande, ou les différents +chefs qui s'étaient réunis, _s'appropriaient_ de vastes domaines; la +plupart des guerriers qui les avaient suivis continuaient de vivre +autour d'eux à la même table, sans propriété qui leur appartînt +spécialement... La vie commune, _le jeu_, _la chasse_, _les banquets_, +c'étaient là leurs plaisirs de barbares; comment se seraient-ils +résignés à s'isoler? l'isolement n'est supportable qu'à la condition du +travail; or, ces barbares étaient essentiellement oisifs, ils avaient +donc besoin de vivre ensemble, et beaucoup de leudes restèrent auprès de +leur chef, menant sur ses domaines à peu près la même vie qu'ils +menaient auparavant à sa suite; aussi naquit plus tard entre eux une +prodigieuse inégalité; il ne s'agit plus de quelque diversité +personnelle de force, de courage, ou d'une part plus ou moins +considérable en terres, en bestiaux, en esclaves, en meubles précieux; +le chef, devenu grand propriétaire, disposa de beaucoup de moyens de +pouvoir, et les autres étaient toujours de simples guerriers.» + +Néanmoins, le besoin de conserver auprès d'eux ces guerriers pour la +nécessité d'une défense commune, poussait les chefs à augmenter sans +cesse le nombre de leurs leudes; les rois Gontran et Childebert +stipulent en 587: «Qu'ils ne chercheront pas réciproquement à se +débaucher leurs leudes, et qu'ils ne conserveront pas à leur service +ceux qui auraient abandonné l'un d'entre eux.» (Grégoire de Tours, liv. +IX, ch. XX.)] + +[Footnote I: Voir Thierry, _Lettres sur l'Hist. de France_, p. 77.] + +[Footnote J: Au commencement de ce siècle, où l'administration romaine +importée en Gaule subsista encore pendant quelques années malgré +l'invasion des Franks, la classe des _curiales_ comprenait tous les +citoyens habitants des villes, qu'ils y fussent nés ou qu'ils fussent +venus s'y établir, et possédant une certaine fortune territoriale. Les +_curiales_ avaient pour fonctions: 1º d'administrer les affaires de la +ville, ses dépenses et ses revenus; dans cette double situation, les +curiales répondaient non-seulement de leur gestion individuelle, mais +des besoins de la ville, auxquels ils étaient forcés de pourvoir +eux-mêmes, en cas d'insuffisance des revenus municipaux; 2º de percevoir +les impôts publics sous la responsabilité de leurs biens propres en cas +de non-recouvrement; 3º nul curiale ne pouvait vendre, sans la +permission du gouverneur de la province, la propriété qui le rendait +curiale, ni s'absenter de la ville; sinon, et dans le cas où ils ne +revenaient plus, leurs biens étaient confisqués au profit de la cité. + +Les fonctions de curiales entraînaient des charges et une responsabilité +très grandes; le corps entier du clergé, depuis le simple clerc jusqu'à +l'archevêque, s'en étaient exemptés, mais ils les présidaient +conjointement avec le préfet de la ville, sous les Romains et avec le +comte, pendant les premiers temps de la conquête franque. (Voir _Code +Théodosien_, liv. VI, tit. XXII; liv. II, _Théorie des lois politiques +de la France_; liv. I, _Preuves_, p. 544, cités par M. Guizot; _Essais +sur l'Histoire de France_, p. 19.)] + +[Footnote K: Ainsi que nous l'établirons dans l'une des notes +suivantes, les évêques réunis en concile tendaient de plus en plus à +dominer les moines laïques et à les absorber dans l'Église; ainsi le +concile d'Orléans (553) décrète: «Qu'il ne soit point permis aux moines +d'errer loin de leur monastère, sans la permission de l'évêque du +diocèse.»] + +[Footnote: L et M: Voir dans la lettre précédente l'épisode de +KARADEUK _le Bagaude_ et RONAN _le Vagre_, le passage relatif à +l'abominable brutalité d'un seigneur Frank, textuellement extrait de +saint Grégoire, évêque de Tours, ainsi que la férocité de l'évêque +Cautin, enfermant un vivant avec un mort en putréfaction.] + +[Footnote N: La portion du sol que Clovis et ses descendants +accordèrent aux chefs de bandes et à leurs leudes qui l'avaient suivi +dans la conquête de la Gaule s'appelait un _bénéfice_. Il existait des +terres données à bénéfices de plusieurs sortes: 1º des bénéfices qui +pouvaient être arbitrairement révoqués par le donateur; 2º des bénéfices +temporaires; 3º des bénéfices concédés à vie; 4º des bénéfices +héréditaires. Les obligations des _bénéficiers_, soit temporaires, soit +viagers, soit héréditaires, demeurèrent longtemps exprimées par le mot +vague de _fidélité_. _Fidélité_ qui se résumait généralement par ces +obligations: 1º les dons d'argent que le bénéficier faisait au roi, soit +à l'époque où il convoquait ses _fidèles_ au Champ-de-Mars, soit +lorsqu'il venait passer quelque temps dans la province où était situé le +bénéfice (_Annal. Hildesh. a. 750; ap. Leibnitz Script. Rer. Brunswik; +ap. Guizot, Des institutions politiques en France, du cinquième au +dixième siècle_, p. 66); 2º la fourniture des denrées, moyens de +transport, logement, etc., à fournir, soit aux envoyés du roi, soit aux +envoyés étrangers qui traversaient la contrée se rendant vers le roi; 3º +l'obligation du service militaire; en d'autres termes, l'obligation de +suivre le roi à de nouvelles expéditions guerrières. Expéditions qui +avaient pour but l'envahissement de nouvelles terres ou le pillage; +ainsi Théodorik, petit-fils de Clovis, dit à ses leudes: + +«Suivez-moi en Auvergne, je vous conduirai dans ce pays, où vous +prendrez de l'or et de l'argent autant que vous en pourrez désirer; où +vous trouverez en abondance du bétail, des esclaves, des vêtements. +Théodorik se prépara donc à passer en Auvergne, promettant de nouveau à +ses guerriers qu'ils transporteraient dans leur pays tout le butin et +aussi les hommes.» (Grégoire de Tours, liv. III, ch. II.)] + +[Footnote O: On appelait terre _salique_ ou _militaire_, la portion du +sol dont un chef de bande s'était emparé par la force, ou avait reçu en +partage au moment de la conquête; ces terres n'étaient soumises à aucune +redevance honorifique ou matérielle envers le roi; c'était la part du +butin du guerrier frank, il ne la tenait, disait-il, que de son épée. +Ainsi, un chef pouvait posséder à la fois des terres saliques qui ne +relevaient que de lui, et des terres bénéficiaires, temporaires, à vie +ou héréditaires, qu'il devait à la générosité royale, et qui devenaient, +en raison même de ce don, plus où moins tributaires de la royauté.] + + +CHAPITRE II. + +[Footnote: A, B, C, D, E: Le récit du meurtre des enfants de +Clodomir, par Clotaire et son frère, ainsi que le miracle opéré par +l'intercession de saint Martin à la prière de la reine Clotilde, sont +_textuellement_ extraits de Saint-Grégoire, évêque de Tours, déjà cité. +(_Histoire ecclésiastique des Franks_, t. I, liv. II et III, ch. XVI, +XVIII et suivants.)] + +[Footnote: F, G: «Il ne faut pas croire (dit M. Guizot dans son +_Histoire de la civilisation en France_, vol. I, p. 398), que les moines +aient toujours été des ecclésiastiques, qu'ils aient fait +essentiellement partie du clergé... Non-seulement on regarde les moines +comme des ecclésiastiques, mais l'on est tenté de les regarder comme les +plus ecclésiastiques de tous; c'est là une impression pleine d'erreurs; +à leur origine et au moins pendant deux siècles, les moines n'ont pas +été des ecclésiastiques, mais de _purs laïques_ réunis sans doute par +une croyance religieuse, mais étrangers au clergé proprement dit. Les +premiers moines ou _ascètes_ se retirèrent loin du monde et allèrent +vivre dans les bois ou la solitude; puis vinrent les _ermites_, les +_anachorètes_, c'est le second degré de la vie monastique; plus tard les +ermites se rapprochèrent, habitèrent et travaillèrent en commun, +formèrent les premières communautés et bâtirent des monastères, de là le +nom de _moines_... Beaucoup de moines laïques remuaient le peuple par +leurs prédications ou l'édifiaient par le spectacle de leur vie; de jour +en jour on les prenait en plus grande admiration, en respect; l'idée +s'établissait que c'était là la perfection de la conduite chrétienne; on +les proposait pour _modèles au clergé_, et pourtant c'étaient des +laïques, conservant une grande liberté, ne faisant point de voeux, ne +contractant point d'engagements religieux; toujours distincts du clergé, +souvent même attentifs à s'en séparer.» (_Hist. de la civil._, vol. I, +p. 413.) + +Ce passage de Cassien (_De instit. Cænob._ IX, 17) au moyen suivant, +pour ordonner prêtre un moine nommé _Paulinien_ qui refusait cet +honneur: + +«... Pendant que l'on célébrait la messe dans l'église d'un village qui +est près du monastère, à son insu et lorsqu'il ne s'y attendait +aucunement, nous avons fait saisir Paulinien par plusieurs diacres; nous +lui avons fait tenir la bouche, de peur que, voulant s'échapper, il nous +adjurât par le nom du Christ; nous l'avons d'abord ordonné diacre, et +nous l'avons sommé d'en remplir l'office au nom de la crainte qu'il +avait de Dieu; Paulinien résistait fortement, soutenant qu'il était +indigne, et nous avons eu beaucoup de peine à le persuader de remplir +l'office, en lui alléguant les ordres de Dieu.» + +Voici donc Paulinien diacre, quoi qu'il en eût, obligé de remplir bon +gré mal gré son office; mais ce n'était que le premier grade de la +prêtrise, il fallait l'ordonner prêtre, ce à quoi saint Épiphanie +procéda de la sorte: + +«... Lorsque Paulinien a eu rempli les fonctions de diacre dans le saint +sacrifice, nous lui avons de nouveau fait tenir les membres et la bouche +avec une extrême difficulté, afin de pouvoir l'ordonner prêtre; et au +moyen des mêmes raisons que nous lui avions déjà fait valoir, nous +l'avons enfin décidé à siéger au rang des prêtres.» (Saint Épiphane, +_Lettre à Jean_, évêque de Jérusalem, liv. II, p. 312.) donne une +singulière preuve de l'antagonisme qui exista si longtemps entre les +moines laïques et les évêques: + +«C'est l'ancien avis des Pères, avis qui persiste toujours, qu'un moine +doit à tout prix fuir les femmes et les _évêques_, car ni les femmes ni +les évêques ne permettent au moine qu'ils ont une fois engagé dans leur +familiarité, de se reposer en paix dans sa cellule, et d'attacher ses +yeux sur la doctrine pure et céleste en contemplant les choses saintes.» + +Si beaucoup de moines, séduits par les promesses des évêques, qui +redoutaient leur influence et leur popularité, entraient dans le corps +du clergé, beaucoup d'autres refusèrent longtemps et si obstinément +qu'un évêque de Chypre, saint Épiphane, eut recours.] + +[Footnote H: Voir divers textes de _Ghildes Saxonnes_, dans les pièces +justificatives relatives aux considérations sur l'_Histoire de France_ +(introduction aux récits _des temps mérovingiens_, par Augustin Thierry, +vol. I, p. 1).] + + +CHAPITRE III. + +[Footnote A: Voir la note H (chap. I) sur l'établissement et la vie du +chef de bande et de ses leudes sur la terre conquise.] + +[Footnote B: «... Le propriétaire d'un grand domaine, entouré de ses +compagnons qui continuaient de vivre auprès de lui, des colons et des +esclaves qui cultivaient ses terres, leur rendait la justice en qualité +de chef de cette petite société; lui aussi tenait dans son domaine une +sorte de mâhl où les causes étaient jugées, tantôt par lui seul, tantôt +avec le concours de ses hommes libres.» (Guizot, _Des Institutions +politiques de la France_, p. 179, cit.; Hulmann, _Histoire de l'origine +des ordres_, p. 16-18.)] + +[Footnote C: Voir la lettre précédant l'épisode de Rouan, le fait cité +par Grégoire de Tours y est rapporté.] + +[Footnote D: «Les grands propriétaires tenaient aussi une cour à +l'instar des rois et pouvaient donner à leurs fidèles des charges de +sénéchal, de maréchal, d'échanson, de chambellan.» (_Lex alam._, tit. +LXXIX; Hulmann, _et tous les monuments du temps_, ap. Guizot, +_Institutions politiques_, p. 144.)] + +[Footnote E: _Histoire des Moeurs et de la vie privée des Français_, +par ÉMILE DE LA BÉDOLLIÈRE, v. I, p. 219. (Nous ne saurions trop +recommander à nos lecteurs cet excellent livre où la science est jointe +à un vif et piquant intérêt; nous espérons que l'auteur achèvera une +oeuvre si utile, car trois volumes seulement ont paru.)] + +[Footnote F: Dès l'année 506 les conciles permettaient l'établissement +de chapeles ou d'oratoires particuliers. + +«... Si quelqu'un veut avoir sur ses terres un oratoire autre que +l'église de la paroisse, nous permettons et trouvons bon que dans les +fêtes ordinaires on y fasse dire des messes pour la commodité des +siens.» (Concile d'Agde, 506.)] + +[Footnote G: Voir la lettre à laquelle renvoie la note C.] + +[Footnote H: «... Lorsque l'accusateur, sur l'assignation de l'accusé, +paraissait devant le mâhl, devant les juges, n'importe lesquels, comtes, +rachimburgs, ahrimans, la culpabilité s'établissait de diverses +manières; le recours au jugement de Dieu, par épreuve de l'eau +bouillante, des fers chauds, etc., l'accusé arrivait suivi de ses +_conjurateurs_ qui venaient jurer qu'il n'avait pas fait ce qu'on lui +imputait, l'offensé avait aussi les siens.» (_Institutions politiques_, +Grab, t. VII.)] + +[Footnote I: Selon plusieurs érudits ce préambule de la loi salique +aurait été rédigé en Germanie au delà du Rhin, avant la conquête de la +Gaule par les Franks.] + +[Footnote J: Voir le Recueil de M. PARDESSUS contenant les anciennes +rédactions de la _loi salique_, vol. I, p. 414.] + +[Footnote K: _Loi salique_, t. XLV et suivants.] + +[Footnote L: «... Le lendemain à son lever, Galeswinthe reçut le +morganegiba (présent du matin) avec les cérémonies prescrites par les +coutumes germaniques... En présence de témoins choisis, Hilperik prit +dans sa main droite la main de sa nouvelle épouse, et de l'autre il jeta +sur elle un brin de paille, etc., etc.» (Augustin Thierry, _Récits +mérovingiens_, t. I, p. 354.)] + +[Footnote M: Voir les citations sur les _Institutions politiques et +moeurs des Franks_, vol. VII, tit. LXI.] + +[Footnote N: On ne doit pas confondre avec les leudes ni avec les +fidèles les antrustions, qui sont les personnes de toutes conditions +placées sous la protection particulière et immédiate du roi. Le mot +_antrustio_ signifie _qui est in truste_, et le radical _trustis_ répond +à l'anglais _trust_, en français _assurance_, ainsi qu'à l'allemand +_trost_, qui veut dire _consolation_, _aide_, _protection_. De sorte que +par _antrustio_, ou par cette expression aussi souvent usitée, _qui est +in truste dominicâ_, _regali_ ou _régis_, on doit entendre un protégé du +roi. Les antrustions du roi sont d'ailleurs les seuls dont il soit fait +mention. Tous les antrustions étaient des fidèles, mais les fidèles +n'étaient pas tous des antrustions. Marculf nous a donné la formule de +l'acte par lequel le roi reçoit un de ses fidèles au nombre des +antrustions. Cette formule, intitulée: _De l'antrustion du Roi_, a trop +d'importance pour qu'on néglige de la reproduire ici. Elle peut se +traduire de la manière suivante: «Il est juste que ceux qui nous +promettent une foi inviolable soient placés sous notre protection. Et +comme N., notre fidèle, par la faveur divine, est venu ici, dans notre +palais, avec ses hommes libres, _arimannia sua_, et nous a juré, avec +eux, en nos mains, assistance, _trustem_ et fidélité, nous décrétons et +ordonnons par le présent précepte, que ledit N. soit désormais compté au +nombre des antrustions. Que celui donc qui aura l'audace de le tuer, +sache qu'il sera condamné à payer 600 sous d'or pour son wirgelt.» Dans +cette formule, le mot _arimannia_ signifie, non pas proprement les +hommes libres vivant dans la dépendance du récipiendaire, mais les +hommes libres venus pour prêter serment avec lui, c'est-à-dire ses +conjurateurs. + +L'antrustion jouissant, sous la protection royale, d'un wirgelt trois +fois plus fort que celui du simple homme libre, avait pour sa sûreté +personnelle trois fois plus de garantie que ce dernier. Cet avantage +d'une composition triple lui était assuré non-seulement pour le cas de +meurtre, mais encore pour toute espèce d'attentat ou d'injure contre sa +personne. Les causes des antrustions étaient déférées, en dernier +ressort, au tribunal du roi; mais il leur était interdit de porter +témoignage les uns contre les autres. + +Ce n'étaient pas les seuls hommes libres, c'étaient aussi des personnes +plus ou moins engagées dans la dépendance d'autrui, que le roi prenait +sous sa protection spéciale. Des femmes mêmes y étaient admises. +(Guérard, _Polyptique d'Irminon_.)] + +[Footnote O: «... Car auprès de Chram était aussi un certain _Lion de +Poitiers_, violent aiguillon pour le pousser à tous les excès; bien +digne de son nom, il déployait la cruauté d'un _lion_ pour satisfaire à +tous ses désirs; on prétend qu'un jour il osa dire que saint Martin et +saint Martial, les confesseurs du Seigneur, n'avaient rien laissé au +fisc qui vaille, etc.» (Grégoire de Tours, _Histoire des Franks_, liv. +IV, chap. XVI.)] + +[Footnote P: _Imnachair_ et _Spatachair_ étaient les premiers affidés +du roi Chram; un jour il leur dit: «Allez et arrachez par force de +l'église Firmin et Césarie, sa belle-mère. Chram résidait à Clermont, +réunissant des personnes de vile condition, et dans la fougue de la +jeunesse il les adoptait exclusivement pour amis et conseillers, leur +livrait des filles de nobles et _donnait même des diplômes pour les +faire enlever de force_.... L'évêque Cautin sortit un jour de la ville +vivement affligé, craignant d'éprouver en route quelque accident, car le +roi Chram lui faisait aussi des menaces.» (Grégoire de Tours, _Histoire +des Franks_, liv. IV, chap. XIII.)] + +[Footnote Q: Cependant Chram commettait toutes sortes de violences en +Auvergne, et était toujours l'ennemi déclaré de l'évêque Cautin. En ce +temps, Chram fut dangereusement malade, et ses cheveux tombèrent par +suite d'une fièvre violente. (Grégoire de Tours, liv. IV, chap. XVI.)] + +[Footnote R: _Vie privée des Français_, par E. de la Bédollière.] + +[Footnote S: Des chevaux, des mules, des boeufs et divers genres de +voitures, entretenus aux frais du fisc, faisaient le service ordinaire +pour le transport des officiers et des messages publics, et en général +de tout ce qui était expédié au nom du roi. Mais au défaut ou dans +l'insuffisance de moyens ordinaires, les particuliers étaient requis, +pour y suppléer, de fournir leurs animaux, tant de trait que de somme. +Les voitures devaient être attelées de deux paires de boeufs, et la +charge d'une voiture ne pouvait excéder quinze cents livres romaines. +C'était cette espèce de transport public extraordinaire, mis à la charge +des particuliers, qu'on désignait sous le nom d'_angarie_, lorsqu'il se +faisait sur les grandes routes, et sous celui de _parangarie_ s'il avait +lieu par d'autres voies. + +Les charrois ou angaries se faisaient quelquefois pour des lieux assez +éloignés; or, la loi des Bavarois porte que les colons et les serfs +feront les angaries avec leurs voitures pour cinquante lieues de +distance, mais qu'ils ne seront pas obligés d'aller plus loin. Cette +limitation montre elle-même combien cette espèce de service était +onéreux. Les officiers publics l'aggravaient encore en abusant, à cet +égard, de leur autorité, et même en exigeant pour leur propre compte des +angaries qui ne leur étaient pas dues. Aussi trouvons-nous dans les lois +des dispositions contre cet abus: «Que le comte, le vicaire et +l'intendant, dit la loi des Visigoths, se gardent bien d'aggraver à leur +profit la condition des peuples, par des indictions, des exactions, des +travaux et des angaries.» (Guérard, _Polyptique d'Irminon_.)] + +[Footnote T: Sa gloire le roi Chram. (Grégoire de Tours, liv. IV, chap. +XIX.)] + +[Footnote U: Il faudrait nombrer vingt miracles pareils cités dans +Grégoire de Tours, miracles effectués grâce à une connaissance locale de +l'état atmosphérique.] + +[Footnote V: Guérard (_Polyptique de l'abbé Irminon_), du tarif comparé +de la _composition_ des _antrustions_ et des _leudes_, t. I, p. 346.] + +[Footnote X: «Chram quittant Clermont vint à Poitiers; tandis qu'il y +résidait avec toute la puissance d'un maître séduit par les conseils +d'un méchant, il songeait à ourdir un complot contre son père... Chram +retourna dans le Limousin et réduisit sous sa domination cette partie du +royaume de son père... Plus tard le rusé Chram fit annoncer à ses +frères, par un étranger, la mort de son père... Chram s'avança avec son +armée jusqu'à Châlons-sur-Saône, ravageant tout sur son passage, etc. +(Grégoire de Tours, _Histoire des Franks_, liv. IV, chap. XVI.)] + +[Footnote: Y et Z: La fête des _Kalendes_ (_Kalendæ_, _festum +Kalendarum_) avait lieu au renouvellement de l'année, aux _Kalendes_ de +janvier. Cette fête, d'origine païenne, fut conservée par les chrétiens. +On s'y livrait, avec une sorte de fureur, aux danses les plus obscènes: +on y paraissait, en outre, ce qui était de nature à provoquer bien des +excès, sous les déguisements les plus étranges. Les uns avaient des +habits de femme, les autres étaient couvers du peaux de bêtes. L'Église +essaya de réprimer les désordres des _Kalendes_: elle alla jusqu'à +vouloir substituer à la fête annuelle des jeûnes et des prières. Elle ne +réussit pas. (_Voyez_ les textes accumulés dans Ducange.) Il y a plus: +les laïques ayant peu à peu cessé de prendre part aux réjouissances du +renouvellement de l'année, les évêques, les abbés, les prêtres, +recueillirent, dans le sanctuaire, les traditions du paganisme et +souvent ils célébrèrent dans leurs cathédrales ou leurs cloîtres, en y +mêlant les jeux les plus burlesques et les plus immoraux, la fête des +_Kalendes_. Seulement, cette fête avait changé de nom: elle était +devenue la fête des _Innocents_ ou des _Fous_. Elle tomba en désuétude à +l'approche des temps modernes; elle ne devait pas survivre à la barbarie +du moyen âge. + +Voyez Ducange, _ad verbum_ KALENDÆ, Ed. Henschel.] + +[Footnote AA: _Vie privée des Français_, par Émile de la Bédollière, +vol. I, p. 249.] + + +CHAPITRE IV. + +[Footnote A: Grégoire de Tours, _Histoire des Franks_, liv. IV, ch. +XVII. On y trouvera les détails de cette curieuse vendange armée.] + +[Footnote B: Recueil de Marculf.] + +[Footnote C: Voir la note sur les Ghildes.] + +[Footnote: D, E, F: Le roi Clotaire marchait comme un nouveau David +allant combattre son fils Absalon, il s'écriait:--Seigneur, regarde-moi +du haut du ciel et juge ma cause, car je suis indignement outragé par +mon fils; vois et juge-nous avec équité et que ton jugement soit celui +que tu prononças entre Absalon et son père David.--On combattit des deux +côtés avec acharnement, Chram prit la fuite, il avait sur mer un +vaisseau tout préparé; mais tandis qu'il voulait mettre en sûreté sa +femme et ses filles, il fut surpris, saisi et enchaîné. Le roi Clotaire +ordonna qu'il fût brûlé avec sa femme et ses filles; on les enferma dans +la cabane d'un pauvre, et Chram, étendu sur un banc, fut étranglé avec +un mouchoir; ensuite on mit le feu à la cabane, et ainsi sa femme et ses +filles périrent avec lui. (Grégoire de Tours, _Histoire des Franks_, +liv. IV, chap. XX.)] + + +ÉPILOGUE. + +LE MONASTERE DE CHAROLLES +ET LE PALAIS DE LA REINE BRUNEHAUT. + +CHAPITRE PREMIER. + +[Footnote: A, B: Ch. LXVIII, _De obedientia et humilitate_, règle de +SAINT-BENOÎT.] + +[Footnote C: Ch. LXIX, _Que dans le monastère, nul n'ose en défendre un +autre_, règle de SAINT-BENOÎT.] + +[Footnote D: Sismondi, _Histoire des Français_.] + +[Footnote E: «... Les moines sentirent la nécessité de recourir à +quelque autre moyen; ils résistèrent ouvertement aux évêques, ils +refusèrent d'obéir à ses injonctions, de le recevoir dans le monastère; +plus d'une fois _ils repoussèrent à main armée ses envoyés_.... On +traita; les moines promirent de rentrer dans l'ordre, de faire quelques +présents à l'évêque s'il voulait s'engager à respecter désormais le +monastère, à ne point piller leurs biens, à les laisser jouir en paix de +leurs droits; l'évêque y consentit et donna au monastère une charte... +Ces chartes devinrent si fréquentes (en raison des fréquentes agressions +des évêques et des insurrections des moines), que l'on trouve la +rédaction officielle de ces chartes dans les formules de _Marculf_. + +»... Quand nous arriverons à l'histoire des communes, vous verrez que +les chartes qu'elles arrachèrent à leurs seigneurs semblent avoir été +calquées sur ce modèle (ces chartes arrachées aux évêques par +l'insurrection des moines).» (Guizot, _Histoire de la Civilisation_, t. +I, p. 446-447.)] + +FIN DES NOTES DU QUATRIÈME VOLUME. + + + + +TABLE DU QUATRIÈME VOLUME. + +LA GARDE DU POIGNARD. KARADEUK LE BAGAUDE ET RONAN LE +VAGRE.--Prologue.--Les Korrigans. (395-529). + +L'auteur aux abonnés des _Mystères du Peuple_. + +CHAPITRE PREMIER. (De 529 à 615.) Le chant des _Vagres_ et des +_Bagaudes_.--Ronan et sa troupe.--La villa épiscopale.--L'évêque +Cautin.--Le comte Neroweg et l'ermite laboureur.--Prix d'un +fratricide.--La belle évêchesse.--Le souterrain des Thermes.--Les +flammes de l'enfer.--L'attaque.--Odille, la petite esclave.--Ronan le +Vagre.--Le jugement.--Prenons aux seigneurs, donnons au pauvre +monde.--Départ de la villa épiscopale. + +CHAP. II. Un festin en Vagrerie.--Meurtres de Clotaire, nouveau roi +d'Auvergne, et miracles faits en sa faveur.--La ronde des +Vagres.--Karadeuk le Bagaude.--Loysik l'ermite.--Comment l'évêque Cautin +est miraculeusement enlevé au ciel par des Séraphins et comment il +descend fort promptement de l'empirée.--Le comte Neroweg et ses +leudes.--Attaques des gorges d'Allange. + +CHAP. III. Le burg du comte Neroweg.--L'Ergastule, où sont retenus +prisonniers Ronan le Vagre, Loysik, l'ermite laboureur, l'évêchesse et +Odille.--Vie d'un seigneur frank et de ses leudes dans son château, vers +le milieu du sixième siècle (558).--Le festin.--Le _mâhl_.--L'épreuve +des fers brûlants et de l'eau froide.--L'appartement des +femmes.--Godégisèle, cinquième épouse du comte Neroweg.--Ce qu'elle +apprend du meurtre de Wisigarde, quatrième femme du comte.--L'enfer et +le clerc.--Chram, fils de Clotaire, roi de France, arrive au burg du +comte.--Suite de Chram ou _truste_ royale.--Leudes campagnards et +_antrustions_ de cour.--Le _Lion de Poitiers_.--_Imnachair_ et +_Spatachair_.--Irrévérence de ces jeunes seigneurs à l'endroit du +bienheureux évêque Cautin, qui confond ces incrédules par un nouveau +miracle.--But de la visite de Chram au comte Neroweg.--Torture de Ronan +et de Loysik destinés à périr le lendemain avec la belle évêchesse et la +petite Odille.--Le bateleur et son ours.--Ce qu'il advient de la +présence de cet homme et de cet ours dans le burg du comte. + +CHAP. IV. Ronan le Vagre revient en Bretagne accomplir le dernier voeu +de son père Karadeuk.--Il retrouve Kervan, frère de son père.--Ce qui +est advenu à Ronan le Vagre, avant et durant son voyage. + +KARADEUK LE BAGAUDE ET RONAN LE VAGRE.--ÉPILOGUE.--LE MONASTÈRE DE +CHAROLLES ET LE PALAIS DE LA REINE BRUNEHAUT (560-615). CHAPITRE +PREMIER. La vallée de Charolles.--L'anniversaire.--Le monastère.--Une +communauté laïque et une colonie libre au septième siècle.--Condition +des moines et des colons.--Le bac.--L'archidiacre Salvien et Gondowald, +chambellan de la reine Brunehaut.--La fête.--Les vieux Vagres.--Les +prisonniers.--Départ de Loysik pour le château de la reine Brunehaut. + +L'auteur aux abonnés. 305 + +Notes. + +FIN DE LA TABLE DU QUATRIÈME VOLUME. + + + + +Paris.--Imprimerie de madame veuve Dondey-Dupré, rue Saint-Louis, 46, au +Marais. + + + +[Illustration: Les Vagres. Mort aux Oppresseurs. Liberté aux Esclaves.] + +[Illustration: La petite Odille.] + +[Illustration: L'Ermite laboureur.] + +[Illustration: L'Epreuve des fers rouges.] + +[Illustration: Le Gynecée d'un seigneur frank.] + +[Illustration: Karadeuk le Bagaude.] + +[Illustration: La Plaine embrasée.] + +[Illustration: La mort du roi Chram et de sa famille.] + + + + + + + + +End of Project Gutenberg's Les mystères du peuple, Tome IV, by Eugène Sue + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES MYSTÈRES DU PEUPLE, TOME IV *** + +***** This file should be named 31983-8.txt or 31983-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/1/9/8/31983/ + +Produced by Sébastien Blondeel, Carlo Traverso, Rénald +Lévesque and the Online Distributed Proofreading Team at +http://www.pgdp.net (This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/31983-8.zip b/31983-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..b382cd7 --- /dev/null +++ b/31983-8.zip diff --git a/31983-h.zip b/31983-h.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..7cdc2c1 --- /dev/null +++ b/31983-h.zip diff --git a/31983-h/31983-h.htm b/31983-h/31983-h.htm new file mode 100644 index 0000000..3b7cc5e --- /dev/null +++ b/31983-h/31983-h.htm @@ -0,0 +1,13623 @@ +<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD HTML 4.01 Transitional//EN"> +<html> +<head> + <meta http-equiv="content-type" content="text/html; charset=ISO-8859-1"> + <title>The Project Gutenberg eBook of Les mystères du peuple, tome IV, par Eugène Sue</title> + + +<style type="text/css"> +<!-- + +body {margin-left: 10%; margin-right: 10%} + +h1,h2,h3,h4,h5,h6 {text-align: center;} +p {text-align: justify} +blockquote {text-align: justify} + +hr {width: 50%; text-align: center} +hr.full {width: 100%} +hr.short {width: 10%; text-align: center} + +.note {font-size: 0.8em; margin-left: 10%; margin-right: 10%} +.footnote {font-size: 0.8em; margin-left: 10%; margin-right: 10%} + + +.sc {font-variant: small-caps} +.lef {float: left} +.mid {text-align: center} +.rig {float: right} +.sml {font-size: 10pt} +.overl {font-size: 10pt; text-decoration: overline; text-align: center} + + +--> +</style> +</head> +<body> + + +<pre> + +Project Gutenberg's Les mystères du peuple, Tome IV, by Eugène Sue + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Les mystères du peuple, Tome IV + Histoire d'une famille de prolétaires à travers les âges + +Author: Eugène Sue + +Release Date: April 14, 2010 [EBook #31983] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES MYSTÈRES DU PEUPLE, TOME IV *** + + + + +Produced by Sébastien Blondeel, Carlo Traverso, Rénald +Lévesque and the Online Distributed Proofreading Team at +http://www.pgdp.net (This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) + + + + + + +</pre> + + + + +<br><br> + + + +<h5>LES</h5> + +<h1>MYSTÈRES DU PEUPLE.</h1> + +<h5>TOME IV.</h5> + +<div class="sml"> + +<p class="mid"><b>Correspondance avec les Editeurs étrangers.</b></p> + +<p>L'éditeur des <i>Mystères du Peuple</i> offre aux éditeurs étrangers, de leur +donner des épreuves de l'ouvrage, quinze jours avant l'apparition des +livraisons à Paris, moyennant 15 francs par feuille, et de leur fournir +des gravures tirées sur beau papier, avec ou sans la lettre, au prix de +10 francs le cent.</p> + +<hr class="short"> + +<p CLASS="MID">TRAVAILLEURS QUI ONT CONCOURU À LA PUBLICATION DU VOLUME:</p> + +<p><i>Protes et Imprimeurs</i>: Richard Morris, Stanislas Dondey-Dupré, Nicolas +Mock, Jules Desmarest, Louis Dessoins, Michel Choque, Charles Mennecier, +Victor Peseux, Étienne Bouchicot, Georges Masquin, Romain Sibillat, +Alphonse Perrève, Hy père, Marcq fils, Verjeau, Adolphe Lemaître, +Auguste Mignot, Benjamin.</p> + +<p><i>Clicheurs</i>: Curmer et ses ouvriers.</p> + +<p><i>Fabricants de papiers</i>: Maubanc et ses ouvriers, Desgranges et ses +ouvriers.</p> + +<p><i>Artistes Dessinateurs</i>: Charpentier, Masson, Castelli.</p> + +<p><i>Artistes Graveurs</i>: Ottweit, Langlois, Lechard, Audibran, Roze, +Frilley, Hopwood, Massard, Masson.</p> + +<p><i>Planeurs d'asier</i>: Héran et ses ouvriers.</p> + +<p><i>Imprimeurs en taille-douce</i>: Drouart et ses ouvriers.</p> + +<p><i>Fabricants pour les primes, Associations fraternelles d'Horlogers, de +Lampistes et d'ouvriers en Bronze</i>: Duchâteau, Deschiens, Journeux, +Suireau, Lecas, Ducerf, Renardeux, etc., etc.</p> + +<p><i>Employés et correspondants de l'Administration</i>: Maubanc, Gavet, +Berthier, Henry, Rostaing, Jamot, Blain, Rousseau, Toussaint, Rodier, +Swinnens, Porcheron. Gavet fils, Dallet, Delaval. Renoux, Vincent, +Charpentier, Dally. Bertin, Sermet, Chalenton, Blot, Thomas, Gogain, +Philibert, Nachon, Lebel, Plunus, Grossetête, Charles, Poncin, Vacheron, +Colin, Carillan, Constant, Fonteney, Boucher, Darris, Adolphe, Renoux, +Lyons, Letellier, Alexandre, Nadon, Normand, Rongelet, Bouvet, Auzurs, +Dailhaux, Lecerf, Bailly, Baptiste, Debray, Saunier, Tuloup, Richer, +Daran, Camus, Foucaud, Salmon, Strenl, Seran, Tetu, Sermet, Chauffour, +Caillaut, Fondary, C. de Poix, Bresch, Misery, Bride, Carron, Charles, +Celcis, Chartier, Lacoste, Dulac, Delaby, Kaufried, Chappuis, etc., +etc., de Paris; Férand, Collier, Petit-Bertrand, Périé, Plantier, +Etchegorey, Giraudier, Gandin, Saar, Dath-Godard, Hourdequin, Weelen, +Bonniol, Alix, Mengelle, Pradel, Manlius Salles, Vergnes, Verlé, +Sagnier, Samson, Ay, Falick, Jaulin, Fort-Mussat, Freund, Robert, +Carrière, Guy, Gilliard, Collet, Ch. Celles, Laurent, Castillon, Drevet, +Jourdan Moral, Bonnard, Legros, Genesley, Bréjot, Ginon, Féraud, +Vandeuil, Châtonier, Bayard, Besson, Delcroix, Delon, Bruchet, Fournier, +Tronel, Binger, Molini, Bailly, Fort-Mussot, Laudet, Bonamici, Pillette, +Morel, Chaigneau, Goyet, Colin-Morard, Gerbaldi, Fruges, Raynaut, +Chatelin, etc., etc., des principales villes de France et de l'étranger.</p> + +<p>La liste sera ultérieurement complétée, dès que nos fabricants et nos +correspondants des départements, nous auront envoyé les noms des +ouvriers et des employés qui concourent avec eux à la publication et à +la propagation de l'ouvrage.</p> + +<p class="rig"><i>Le Directeur de l'Administration.</i></p><br><br> + +<p class="overl">Paris.--Typ. Dondey-Dupré, rue Saint-Louis, 46, au Marais.</p> +</div> +<br><br> + +<h4>LES</h4> + +<h1>MYSTÈRES DU PEUPLE</h1> + +<h5>ou</h5> + +<h3>HISTOIRE D'UNE FAMILLE DE PROLÉTAIRES</h3> + +<h4>À TRAVERS LES ÂGES</h4> + +<h5>PAR</h5> + +<h3>EUGÈNE SUE.</h3> + +<div class="sml"> +<p class="rig">Il n'est pas une réforme religieuse, politique ou sociale,<br> +que nos pères n'aient été forcés de conquérir de siècle en siècle, au<br> + prix de leur sang, par l'<span class="sc">insurrection</span>.</p> +</div> +<br><br><br><br><br> + +<h4>TOME IV.</h4> + +<h4>SPLENDIDE ÉDITION</h4> + +<h5>ILLUSTRÉE DE GRAVURES SUR ACIER.</h5> + +<br><hr class="short"><br> + +<p class="mid"><b>ON S'ABONNE</b><br> + +À L'ADMINISTRATION DE LIBRAIRIE, RUE NOTRE-DAME DES VICTOIRES, 32<br> + +<span class="sml">(PRÈS LA BOURSE)</span>.</p> + +<p class="mid">PARIS.</p> + +<p class="mid">1850</p> + +<br><br><br> + +<h4>LES</h4> + +<h1>MYSTÈRES DU PEUPLE</h1> + +<h5>OU</h5> + +<h3>HISTOIRE D'UNE FAMILLE DE PROLÉTAIRES</h3> + +<h3>A TRAVERS LES ÂGES.</h3> + +<br><hr class="full"><br> + +<a name="pro" id="pro"></a> + +<h2>LA GARDE DU POIGNARD.</h2> + +<h3>KARADEUK LE BAGAUDE ET RONAN LE VAGRE.</h3> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>PROLOGUE.</h3> + +<hr class="short"> + +<h3>LES KORRIGANS.--395-529.</h3> + +<hr class="short"> + +<p>--La Bagaudie... qu'est-ce donc, grand-père?</p> + +<p>--Laisse-moi d'abord achever ce que je disais à notre ami le +porte-balle; cela, d'ailleurs, pourra t'instruire... Donc, mon aïeul +Gildas m'a raconté qu'il savait de son père que, peu d'années après la +mort de Victoria la Grande, il y avait eu, non pas en Bretagne, mais +dans les autres provinces, une première <i>Bagaudie</i><a href="#pA"><sup class="sml">A</sup></a>. La Gaule, +irritée de se voir de nouveau province romaine, par suite de la trahison +de Tétrik, et des impôts écrasants qu'elle payait au fisc, se souleva; +les révoltés s'appelèrent des <i>Bagaudes</i>... Ils effrayèrent tellement +l'empereur <i>Dioclétien</i>, qu'il envoya une armée pour les combattre; +mais en même temps il fit remise des impôts, et accorda presque tout ce +que demandaient les Bagaudes... Il ne s'agit, voyez-vous, que de savoir +demander aux rois ou aux empereurs... Tendez le dos, ils chargent votre +bât à vous briser les reins; montrez les dents, ils vous déchargent...</p> + +<p>--Bien dit, vieux père... Demandez-leur les mains jointes, ils rient; +demandez-leur les poings levés, ils accordent... autre preuve que la +Bagaudie a du bon.</p> + +<p>--Elle a tant de bon, que vers le milieu du dernier siècle, elle a +recommencé contre les Romains; cette fois elle s'est propagée jusqu'ici, +au fond de notre Armorique; mais nous n'avons eu qu'à parler, point à +agir. Le moment était bien choisi; j'étais, si j'ai bonne mémoire, l'un +de ceux qui, accompagnant nos druides vénérés, se sont rendus à Vannes +auprès de la curie de cette ville, composée de magistrats et d'officiers +romains, à qui nous avons dit ceci: «Vous nous gouvernez, nous, Gaulois +bretons, au nom de votre empereur; vous nous faites payer des impôts +fort lourds, à nous, Gaulois, toujours au nom et surtout au profit de ce +même empereur. Depuis longtemps nous trouvons cela très-injuste et +très-bête; nous jouissons, il est vrai, de nos libertés, de nos droits +de citoyens; mais le vieux reste de notre sujétion à Rome nous pèse; +nous croyons l'heure venue de nous en affranchir. Les autres provinces +pensent ainsi, puisqu'elles se rebellent contre votre empereur... Donc, +il nous plaît, à nous, Bretons, de redevenir complétement, indépendants +de Rome comme avant la conquête de César, comme au temps de Victoria la +Grande! Donc, curiales, exacteurs du fisc, allez-vous-en, pour Dieu, +allez-vous-en; la Bretagne gardera son argent et se gouvernera +elle-même; elle est assez grande fille pour cela... Allez-vous-en donc +vite, il ne vous sera point fait de mal... Bon voyage, et ne revenez +plus, ou si vous revenez, vous nous trouverez debout, en armes, prêts à +vous recevoir à coups d'épées, et au besoin à coups de faux et de +fourches...» Les Romains ne tenaient plus garnison en ce pays; leurs +magistrats et leurs officiers, sans troupes pour les soutenir, sont +partis, et point ne sont revenus: la Bagaudie en Gaule et les Franks sur +le Rhin les occupaient assez. Cette seconde Bagaudie a eu, comme la +première, de bons effets, encore meilleurs dans notre province que dans +les autres, car les évêques, déjà ralliés aux Romains, sont parvenus à +rebâter les autres peuples de la Gaule, moins lourdement pourtant que +par le passé; quant à nous, de l'Armorique bretonne, Rome n'a pas essayé +de nous remettre sous le joug. Dès lors, selon nos antiques coutumes, +chaque tribu a choisi un chef, ces chefs ont nommé un chef des chefs qui +gouvernait la Bretagne; conservé s'il marchait droit, déposé s'il +marchait mal. Ainsi en est-il encore aujourd'hui, ainsi en sera-t-il +toujours, je l'espère, malgré le règne de ces Franks maudits; car le +dernier Breton aura vécu avant que notre Armorique soit conquise par ces +barbares, ainsi que les autres provinces de la Gaule... Maintenant, +dis-tu, ami porte-balle, la Bagaudie renaît contre les Franks? tant +mieux, ils ne jouiront pas du moins en paix de leur conquête, si les +nouveaux Bagaudes valent les anciens...</p> + +<p>--Ils les valent, bon vieux père, ils les valent, croyez-moi, je les ai +vus...</p> + +<p>--Ces Bagaudes sont donc des troupes armées, nombreuses, déterminées?</p> + +<p>--Karadeuk, mon favori, ne vous échauffez pas ainsi...</p> + +<p>--Méchant enfant, il ne songe qu'à ce qui est bataille, révolte et +aventure!</p> + +<p>Et la pauvre femme de dire tout bas à l'oreille du vieil Araïm:</p> + +<p>--Ce colporteur avait-il besoin de parler de ces choses devant mon fils? +Hélas! je vous l'ai dit, mon père, un mauvais sort a conduit cet homme +chez nous...</p> + +<p>--Le croyez-vous d'accord, chère Madalèn, avec les Dûs et les Korrigans?</p> + +<p>--Je crois, mon père, qu'un malheur menace cette maison... Oh! que je +voudrais être à demain! que je voudrais être à demain!</p> + +<p>Et la mère alarmée, de soupirer, tandis que le colporteur répondait à +Karadeuk, suspendu aux lèvres de cet étranger:</p> + +<p>--Les nouveaux Bagaudes, mon hardi garçon, sont ce qu'étaient les +anciens: terribles aux oppresseurs et chers au peuple!</p> + +<p>--Le peuple les aime?</p> + +<p>--S'il les aime!... <i>Aëlian</i> et <i>Aman</i>, les deux chefs de la première +Bagaudie, suppliciés, il y a près de deux cents ans, dans un vieux +château romain, près Paris, au confluent de la Seine et de la Marne, +Aëlian et Aman sont encore aujourd'hui regardés par le peuple de ces +contrées comme des martyrs!</p> + +<p>--Ah! c'est un beau sort que le leur! Ces chefs de Bagaudes... encore +aimés du peuple après deux cents ans! vous entendez, grand-père?</p> + +<p>--Oui, j'entends, et ta mère aussi... Vois comme tu l'attristes.</p> + +<p>Mais le <i>méchant enfant</i>, comme disait la pauvre femme, courant déjà en +pensée la Bagaudie, reprenait, jetant des regards curieux et ardents sur +le colporteur:</p> + +<p>--Vous avez vu des Bagaudes? étaient-ils nombreux? avaient-ils déjà +couru sur les Franks et sur les évêques? y a-t-il longtemps que vous les +avez vus?</p> + +<p>--Il y a trois semaines, en venant ici, je traversais l'Anjou... Un +jour, je m'étais trompé de route dans une forêt, la nuit vient; après +avoir longtemps, longtemps marché, m'égarant de plus en plus au plus +profond des bois, j'aperçois au loin une grande lueur qui sortait d'une +caverne: j'y cours, je trouve dans ce repaire une centaine de joyeux +Bagaudes, festoyant autour du feu avec leurs Bagaudines, car ils ont +souvent avec eux des femmes déterminées... Les autres nuits, ils avaient +fait, comme d'habitude, une guerre de partisans contre les seigneurs +franks, nos conquérants, attaquant leurs <i>burgs</i>, ainsi que ces barbares +appellent leurs châteaux, combattant avec furie, sans merci ni pitié, +pillant les églises et les villas épiscopales, rançonnant les évêques, +pendant même parfois les plus méchants de ces prêtres, assommant et +dévalisant les collecteurs du fisc royal; mais donnant généreusement au +pauvre monde ce qu'ils reprenaient aux riches prélats, aux comtes +franks, ces premiers pillards de la Gaule, et délivrant les esclaves +qu'ils rencontraient enchaînes par troupeaux... Ah! par Aëlian et Aman, +patrons des Bagaudes, c'est une belle et joyeuse vie que celle de ces +gais et vaillants compères!... Si je n'étais revenu en Bretagne pour y +voir encore une fois ma vieille mère, j'aurais avec eux couru un peu la +Bagaudie en Anjou!</p> + +<p>--Et pour être reçu parmi ces intrépides, que faut-il faire?</p> + +<p>--Il faut, mon brave garçon, faire d'avance le sacrifice de sa peau, +être robuste, agile, courageux, aimer les pauvres gens, jurer haine aux +comtes et aux évêques franks, festoyer le jour, bagauder la nuit.</p> + +<p>--Et où sont leurs repaires?</p> + +<p>--Autant demander aux oiseaux de l'air où ils perchent, aux animaux des +bois où ils gîtent? Hier, sur la montagne; demain, dans les bois; tantôt +faisant dix lieues en une nuit, tantôt restant huit jours dans son +repaire, le Bagaude ignore aujourd'hui où il sera demain...</p> + +<p>--C'est donc un heureux hasard de les rencontrer?</p> + +<p>--Heureux hasard pour les bonnes gens, mauvais hasard pour le comte, +l'évêque, ou le collecteur du fisc royal!</p> + +<p>--Et c'est en Anjou que vous avez rencontré cette Bagaudie?</p> + +<p>--Oui, en Anjou... dans une forêt à huit lieues environ d'Angers, où je +me rendais...</p> + +<p>--Le voyez-vous, Karadeuk, mon favori?... Regardez-le donc... quels yeux +brillants, quelles joues enflammées; certes, si cette nuit il ne rêve +par des petites Korrigans, il rêvera de Bagaudie; ai-je tort, mon +enfant?</p> + +<p>--Grand-père, je dis, moi, que les Bretons et les Bagaudes sont et +seront les derniers Gaulois... Si je n'étais Breton, je voudrais courir +la Bagaudie contre les Franks et les évêques...</p> + +<p>--Et, m'est avis, mon petit-fils, que tu vas la courir une fois la tête +sur ton chevet; donc, bon rêve de Bagaudie, je te souhaite, mon +favori... Va te coucher, il se fait tard, et tu inquiètes sans raison ta +pauvre mère.</p> + +<p>Il y a trois jours, j'ai interrompu ce récit.</p> + +<p>Je l'écrivais vers la fin de la journée où le colporteur, après la nuit +passée dans notre maison, avait continué son chemin. Lorsqu'au matin il +partit, la tempête s'était calmée. Je dis à Madalèn, en lui montrant le +porte-balle, qui, déjà loin, et au détour delà route, nous saluait une +dernière fois de la main:</p> + +<p>--Eh bien, pauvre folle? pauvre mère alarmée... les dieux en courroux +ont-ils frappé Karadeuk, mon favori, pour le punir de vouloir rencontrer +des Korrigans? Où est le malheur que cet étranger devait attirer sur +notre maison?... La tempête est apaisée, le ciel serein, la mer calme et +bleue... pourquoi votre front est-il toujours triste? Hier, Madalèn, +vous disiez: «Demain appartient à Dieu!» Nous voici au lendemain d'hier, +qu'est-il advenu de fâcheux?</p> + +<p>--Vous avez raison, bon père... mes pressentiments m'ont trompée; +pourtant je suis chagrine, et toujours je regrette que mon fils ait +ainsi parlé des Korrigans.</p> + +<p>--Tenez, le voici, notre Karadeuk, son limier en laisse, bissac au dos, +arc en main, flèche au côté; est-il beau! est-il beau! a-t-il l'air +alerte et déterminé!</p> + +<p>--Où allez-vous, mon fils?</p> + +<p>--Ma mère, hier vous m'avez dit: Nous manquons depuis deux jours de +venaison... Le temps est propice; je vais tâcher d'abattre un daim dans +la forêt de Karnak: la chasse peut être longue, j'emporte des provisions +dans mon bissac.</p> + +<p>--Non, Karadeuk, vous n'irez point aujourd'hui à la chasse, non, je ne +le veux pas...</p> + +<p>--Pourquoi cela, ma mère?</p> + +<p>--Que sais-je... Vous pouvez vous égarer ou tomber dans une fondrière de +la forêt...</p> + +<p>--Ma mère, rassurez-vous, je connais les fondrières et tous les sentiers +de la forêt.</p> + +<p>--Non, non, vous n'irez pas à la chasse aujourd'hui.</p> + +<p>--Bon grand-père, intercédez pour moi...</p> + +<p>--De grand coeur; car je me réjouis de manger un quartier de venaison; +mais promets-moi, mon petit-fils, de ne point aller du côté des +fontaines où l'on peut rencontrer des Korrigans...</p> + +<p>--Je vous le jure, grand-père!</p> + +<p>--Allons, Madalèn, laissez mon adroit archer partir pour la chasse; ne +me refusez pas cela... il vous jure de ne pas songer aux petites fées.</p> + +<p>--Vous le voulez, mon père? vous le voulez absolument?</p> + +<p>--Je vous en prie; il a l'air si chagrin!</p> + +<p>--Qu'il en soit selon votre désir... C'est, hélas! contre mon gré.</p> + +<p>--Un baiser, ma mère?</p> + +<p>--Non, méchant enfant, laissez-moi...</p> + +<p>--Un baiser, ma bonne mère; je vous en supplie...</p> + +<p>--Madalèn, voyez cette grosse larme dans ses yeux... Aurez-vous le +courage de ne pas l'embrasser?</p> + +<p>--Tiens, cher enfant... j'étais plus privée que toi... Pars donc, mais +reviens vite...</p> + +<p>--Encore un baiser, ma bonne mère... et adieu... et adieu...</p> + +<p>--Karadeuk est parti, essuyant ses yeux; deux et trois fois il se +retourne pour regarder encore sa mère... et disparaît... Le jour se +passe; mon favori ne revient pas: la chasse l'aura entraîné, la nuit le +ramènera... Je me mets à écrire ce récit, que la douleur a interrompu. +Le jour touchait à sa fin; soudain on entre dans ma chambre en criant:</p> + +<p>--Mon père! mon père! un grand chagrin nous frappe!</p> + +<p>--Hélas! hélas! mon père... je disais bien que les Korrigans et +l'étranger seraient funestes à mon fils... Pourquoi vous ai-je cédé? +pourquoi-ce matin l'ai-je laissé partir, mon Karadeuk bien-aimé!... +C'est fait de lui... je ne le reverrai plus... pauvre femme que je suis!</p> + +<p>--Qu'avez-vous, Madalèn? qu'as-tu, Jocelyn? pourquoi cette pâleur? +pourquoi ces larmes? qu'est-il arrivé à mon Karadeuk?</p> + +<p>--Lisez, mon père, lisez ce petit parchemin, qu'Yvon, le bouvier, vient +de m'apporter...</p> + +<p>--Ah! maudit! maudit soit ce colporteur avec sa Bagaudie; il a ensorcelé +mon pauvre enfant... Les Korrigans sont cause de tout le mal...</p> + +<p>Moi, pendant que mon fils et sa femme se désolaient, j'ai lu ceci, de la +main de mon petit-fils:</p> + +<p>«Mon bon père et ma bonne mère, lorsque vous lirez ceci, moi, votre fils +Karadeuk, je serai très-loin de notre maison... J'ai dit à Yvon, le +bouvier, que j'ai rencontré ce matin aux champs, de ne vous remettre ce +parchemin qu'à la nuit, afin d'avoir douze heures d'avance, et +d'échapper à vos recherches... Je vais courir la Bagaudie contre les +Franks et les évêques... Le temps des <i>chef des cent vallées</i>, des +Sacrovir, des Vindex, est passé; mais je ne resterai pas paisible au +fond de la Bretagne, seul pays libre de la Gaule, sans tâcher de venger, +ne fût-ce que par la mort d'un des fils de Clovis, ce monstre couronné, +l'esclavage de notre bien-aimée patrie!... Mon bon père, ma bonne mère, +vous gardez auprès de vous mon frère aîné Kervan et ma soeur Roselyk; +soyez sans courroux contre moi... Et vous, grand-père qui m'aimiez tant, +faites-moi pardonner, que mes chers parents ne maudissent pas leur fils +<span class="rig">»<span class="sc">Karadeuk</span>.»</span></p> + +<p>Hélas! toutes les recherches ont été vaines pour retrouver ce malheureux +enfant.</p> + +<p>J'avais commencé ce récit parce que l'entretien du colporteur m'avait +frappé... Notre famille retirée, j'avais encore longuement causé avec +cet étranger, parcourant en tous sens la Gaule depuis vingt ans, ayant +vu et observé beaucoup de choses; il m'avait donné le secret de ce +mystère:</p> + +<p>«<i>Comment notre peuple, qui jadis avait su s'affranchir du joug des +Romains si puissants, avait-il subi et subissait-il la conquête des +Franks, auxquels il est mille fois supérieur en courage et en +nombre...</i>»</p> + +<p>La réponse du colporteur, je voulais ici l'écrire, parce que c'était +chose vraie, et à méditer pour notre descendance, parce que cela ne +confirmait, hélas! que trop les prédictions de Victoria la Grande, qui +nous ont été transmises par notre aïeul Scanvoch; mais le départ de ce +malheureux enfant, la joie de ma vieillesse, m'a frappé au coeur. Je +n'ai pas en ce moment le courage de poursuivre ce récit... Plus tard, si +quelque bonne nouvelle de mon favori Karadeuk me donne l'espérance de le +revoir, j'achèverai cette écriture... Hélas! en aurai-je jamais des +nouvelles? Pauvre enfant! partir seul à dix-sept ans pour courir la +Bagaudie!</p> + +<p>Serait-il donc vrai que les dieux nous punissent de notre désir de voir +les malins esprits? Hélas! hélas! je dis, ainsi que la pauvre mère, qui +va sans cesse comme une folle à la porte de la maison regarder au loin +si son fils ne revient pas:</p> + +<p>«Les dieux ont puni Karadeuk, mon favori, d'avoir voulu voir des +<span class="sc">Korrigans!</span>»</p> + +<hr class="short"> + +<p>Mon père Araïm est mort de chagrin peu de temps après le départ de mon +second fils; il m'a légué la chronique et les reliques de notre famille.</p> + +<p>J'écris ceci dix ans après la mort de mon père, sans avoir eu de +nouvelles de mon pauvre fils Karadeuk... Il a trouvé sans doute la mort +dans la vie aventureuse de Bagaude... La Bretagne conserve son +indépendance, les Franks n'osent l'attaquer; les autres provinces de la +Gaule sont toujours esclaves sous la domination des évêques et des fils +de Clovis; ceux-ci surpassent, dit-on, leur père en férocité... Ils se +nomment <i>Thierry</i>, <i>Childebert</i> et <i>Clotaire</i>; le quatrième, +<i>Chlodomir</i>, est mort, dit-on, cette année...</p> + +<p>J'ignore le temps qui me reste à vivre et les événements qui +m'attendent; mais en ce jour-ci, je te lègue, à toi, mon fils aîné +Kervan, notre légende de famille; je te la lègue cinq cent vingt-six ans +après que notre aïeule Geneviève a vu mourir Jésus de Nazareth.</p> + +<hr class="short"> + +<p>Moi, Kervan, fils de Jocelyn, mort sept ans après m'avoir légué cette +légende, j'y joins les récits suivants; ils m'ont été rapportés ici dans +notre maison, près Karnak, par <i>Ronan</i>, l'un des fils de mon frère +Karadeuk, qui s'en était allé, il y a longues années, courir la +Bagaudie, l'an qui suivit la mort du roi Clovis... Ces récits +contiennent les aventures de mon frère Karadeuk et de ses deux fils +<i>Loysyk</i> et <i>Ronan</i>; ils ont été écrits par Ronan dans la première +ardeur de sa jeunesse sous une forme qui n'est point celle des autres +récits de cette chronique.</p> + +<p>La Bretagne, toujours paisible, se gouverne par les chefs qu'elle +choisit; les Franks n'ont pas osé tenter d'y pénétrer de nouveau... Mais +dans le récit de mon neveu Ronan, notre descendance trouvera le secret +de ce mystère, que mon grand-père Araïm n'a pas eu le courage d'écrire:</p> + +<p>«<i>Comment le peuple gaulois, qui jadis avait su s'affranchir du joug des +Romains si puissants, avait-il subi, subissait-il la conquête des +Franks, auxquels il est mille fois supérieur en nombre et en courage?</i>»</p> + +<p>Plaise aux dieux qu'il n'en soit pas un jour de la Bretagne comme des +autres provinces de la Gaule! plaise aux dieux que notre contrée, la +seule libre aujourd'hui, ne tombe jamais sous la domination des Franks +et des évêques de Rome, et que nos <i>druides chrétiens</i> ou non chrétiens +continuent de nous inspirer!</p> + +<p class="mid">FIN DU PROLOGUE.</p> + +<a name="aut1" id="aut1"></a> +<br><br> + +<div class="sml"> + +<p class="mid"><b>L'AUTEUR<br> + +AUX ABONNÉS DES MYSTÈRES DU PEUPLE.</b></p> + +<p><span class="sc">Chers Lecteurs</span>,</p> + +<p>Il faut vous l'avouer, notre oeuvre n'est point du goût des +gouvernements despotiques: en <i>Autriche</i>, en <i>Prusse</i>, en <i>Russie</i>, en +<i>Italie</i>, dans une partie de <i>l'Allemagne</i>, les <span class="sc">Mystères du Peuple</span> sont +défendus; à <i>Vienne</i> même, une ordonnance royale contre-signée +<i>Vindisgraëtz</i> (un des bourreaux de la Hongrie), prohibe la lecture de +notre livre. Les préfets et généraux de nos départements en état de +siége font les <i>Vindisgraëtz</i> au petit pied; ils mettent notre oeuvre à +l'index dans leurs circonscriptions militaires; ils vont plus loin: le +général qui commande à Lyon a fait saisir des ballots de livraisons des +<i>Mystères du Peuple</i> que le roulage, muni d'une lettre de voiture +régulière, transportait à Marseille. Dans les villes qui ne jouissent +pas des douceurs du régime militaire, les libraires et les +correspondants de notre éditeur ont été exposés aux poursuites, aux +tracasseries, aux dénis de justice les plus incroyables. Pourquoi cela? +Notre ouvrage a-t-il été incriminé par le procureur de la République? +Jamais. Contient-il quelque attaque directe ou indirecte à la <span class="sc">Religion</span>, +à la <span class="sc">Famille</span>, à la <span class="sc">Propriété</span>? Vous en êtes juges, chers lecteurs. En ce +qui touche la <i>religion</i>, j'ai exalté de toute la force de ma conviction +la céleste morale de <i>Jésus de Nazareth</i>, le divin sage; en ce qui +touche la <i>famille</i>, j'ai pris pour thème de nos récits <i>l'histoire +d'une famille</i>, idéalisant de mon mieux cet admirable et religieux +esprit familial, l'un des plus sublimes caractères de la race gauloise; +en ce qui touche la <i>propriété</i>, j'essaye de vous faire partager mon +horreur pour la conquête franque, sacrée, légitimée par les évêques; +conquête sanglante, monstrueuse, établie par le pillage, la rapine et le +massacre; en un mot, l'une des plus abominables atteintes qui aient +jamais été portées <i>au droit de propriété</i>, de sorte que l'on peut, que +l'on doit dire de l'origine des possessions de la race conquérante, +rois, seigneurs ou évêques: <i>La royauté</i>, <span class="sc">c'est le vol</span>! <i>la propriété +féodale</i>, <span class="sc">c'est le vol</span>! <i>la propriété ecclésiastique</i>, <span class="sc">c'est le vol</span>!... +puisque royauté, biens féodaux, biens de l'Église, n'ont eu d'autre +origine que la conquête franque. Notre livre est-il immoral, malsain, +corrupteur? Jugez-en, chers lecteur, jugez-en. Nous avons voulu +populariser les grandes et héroïques figures de notre vieille +nationalité gauloise et inspirer pour leur mémoire un filial et pieux +respect; nous ne prétendons pas créer une oeuvre éminente, mais nous +croyons fermement écrire un livre honnête, patriotique, sincère, dont la +lecture ne peut laisser au coeur que des sentiments généreux et élevés. +D'où vient donc cette persécution acharnée contre <i>les Mystères du +Peuple</i>? C'est que notre livre est un livre <i>d'enseignement</i>; c'est que +ceux qui auront bien voulu le lire et se souvenir, garderont conscience +et connaissance des grands faits historiques, nationaux, patriotiques et +révolutionnaires qui ont toujours épouvanté les gouvernements; car +jusqu'ici tout gouvernement, tout pouvoir a tendu plus ou moins, lui et +ses fonctionnaires, à jouer le rôle de <i>conquérant</i> et à traiter le +peuple en race conquise. Qu'était-ce donc, sous le dernier régime, que +ces <i>deux cent mille privilégiés</i> gouvernant la France par leurs +députés, sinon une manière de conquérants dominant <i>trente-cinq millions +d'hommes</i> de par leur droit électoral? Qu'est-ce que cette armée, ces +canons, en pleine paix, au milieu de la cité, au milieu de citoyens +désarmés, sinon l'un des vestiges de l'oppression brutale de la +conquête?... Aussi, le jour de l'avénement définitif de la <i>République +démocratique</i> effacera-t-il les dernières traces de ces <i>traditions +conquérantes</i>, et la France, sincèrement, réellement gouvernée par +elle-même, sera seulement alors un pays libre.--Cela dit, passons.</p> + +<p>Nous voici donc arrivés à l'une des plus douloureuses époques de notre +histoire. Les Franks, <i>appelés</i>, <i>sollicités</i> par les évêques gaulois, +ont envahi et conquis la Gaule. Cette conquête, accomplie, nous l'avons +dit, par le pillage, l'incendie, le massacre; cette conquête, inique et +féroce comme le vol et le meurtre, le clergé l'a désirée, choyée, +caressée, légitimée, bénie, presque sanctifiée dans la personne de +Clovis, roi de ces conquérants barbares, en le baptisant, dans la +basilique de Reims, <i>fils soumis de la sainte Église catholique, +apostolique et</i> <span class="sc">romaine</span>, par les mains de saint Rémi. Pourquoi les +prêtres d'un Dieu d'amour et de charité ont-ils ainsi légitimé des +horreurs qui soulèvent le coeur et révoltent la conscience humaine? +Pourquoi ont-ils ainsi trahi et livré la Gaule, hébétée, avilie, châtrée +par eux à dessein et de longue main? Pourquoi l'ont-ils ainsi trahie et +livrée, notre sainte patrie, elle, ses enfants, ses biens, son sol, son +drapeau, sa nationalité, son sang, au servage affreux de l'étranger? +Pourquoi? Trois des grands historiens qui résument la science moderne, +quoique à des points de vue différents, vont nous l'apprendre.</p> + +<p>«..... Presque immédiatement après la conquête des Franks, les évêques +et les chefs des grandes corporations ecclésiastiques, abbés, prieurs, +etc., <i>prirent place parmi les</i> <span class="sc">leudes<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a> +<a href="#footnote1"><sup class="sml">1</sup></a> du roi</span> <i>Clovis</i>.... Aucune +magistrature, aucun pouvoir n'a été en aucun temps le sujet de plus de +brigues et d'efforts que l'<i>épiscopat</i>. La vacance d'un siége devenait +même souvent un sujet de guerre: <i>Hilaire</i>, archevêque d'Arles, écarta +plusieurs évêques contre toute règle, et en ordonna d'autres <i>de la +manière la plus indécente</i>, malgré le voeu formel des habitants des +cités. Et comme ceux qui avaient été nommés de la sorte ne pouvaient se +faire recevoir de bonne grâce par les citoyens qui ne les avaient pas +élus, ils rassemblaient des bandes de gens armés <i>et allaient assiéger +la ville où ils avaient été nommés évêques</i>..... On peut voir dans +l'édit d'Athalarik, roi des Visigoths, quelles mesures le législateur +civil dut prendre contre les candidats à l'épiscopat. Nul code électoral +ne s'est donné plus de peine pour empêcher <i>la violence, la fraude et la +corruption</i>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote1" +name="footnote1"><b>Note 1: </b></a><a href="#footnotetag1"> +(retour) </a> Les <i>anstrustions</i> et les <i>leudes</i> étaient les + compagnons de guerre des rois et des chefs franks qu'ils + choisissaient pour les commander, mais avec lesquels ils + vivaient d'ailleurs sur le pied d'une égalité presque + parfaite. Les anstrustions ou leudes du roi sont devenus plus + tard les grands vassaux.</blockquote> + +<p>»....... Loin de porter atteinte à la puissance du clergé, +<i>l'établissement des Franks dans les Gaules ne servit qu'à l'accroître; +par les bénéfices, les legs, les donations de tous genres, ils +acquéraient des biens immenses et prenaient place parmi</i> <span class="sc">L'ARISTOCRATIE +DES CONQUÉRANTS</span>.</p> + +<p>»...... Là fut le secret de la puissance du clergé. Il en pouvait faire, +<i>il en faisait chaque jour des usages coupables et qui devaient être +funestes à l'avenir</i>:..... Souvent conduit, comme les Barbares, par des +intérêts et des passions purement terrestres, <i>le clergé partagea avec +eux la richesse, le pouvoir,</i> <span class="sc">TOUTES LES DÉPOUILLES DE LA SOCIÉTÉ</span>, etc., +etc.» (Guizot, <i>Essais sur l'histoire de France.</i>)</p> + +<p>M. Guizot, en signalant aussi énergiquement et en déplorant la part +monstrueuse que le clergé se fit lors de la conquête et de +l'asservissement de la Gaule, ajoute que c'était presque un mal +nécessaire en un temps désastreux où il fallait chercher à opposer une +<i>puissance morale</i> à la domination sauvage et sanglante des conquérants. +Nous nous permettrons de ne pas partager l'opinion de l'illustre +historien, et nous dirons tout à l'heure en quelques mots les raisons de +notre dissidence.</p> + +<p>«A la tête des Franks se trouvait un jeune homme nommé <i>Hlode-Wig</i> +(Clovis), ambitieux, avare et cruel; les évêques gaulois <i>le visitèrent +et lui adressèrent leurs messages;</i> plusieurs se firent les +<i>complaisants domestiques de sa maison</i>, que dans leur langage romain +ils appelaient sa royale cour.....</p> + +<p>»...... Des courriers portèrent rapidement au pape de Rome la nouvelle +du baptême du roi des Franks; <i>des lettres de félicitation et d'amitié +furent adressées de la ville éternelle à ce roi</i> <span class="sc">QUI COURBAIT LA TÊTE +SOUS LE JOUG DES ÉVÊQUES</span>..... Du moment où le Frank Clovis se fut +déclaré le fils de l'Église et le <i>vassal de saint Pierre</i>, <span class="sc">sa conquête +s'agrandit en Gaule</span>, etc...... Bientôt les limites du royaume des Franks +furent reculées vers le sud-est, et, <i>à l'instigation des évêques</i> qui +l'avaient converti, le néophyte (Clovis) entra à main armée chez les +Burgondes (accusés par le clergé d'être hérétiques). Dans cette guerre +les Franks signalèrent leur passage par la meurtre et par l'incendie, et +retournèrent au nord de la Loire avec un immense butin; <i>le clergé +orthodoxe qualifiait cette expédition sanglante de pieuse, d'illustre, +de sainte entreprise pour la vraie foi.</i></p> + +<p>»<i>La trahison des prêtres livra aux Franks</i> les villes d'Auvergne qui ne +furent pas prises d'assaut; une multitude avide et sauvage se répandit +jusqu'au pied des Pyrénées, dévastant la terre et traînant les hommes +esclaves deux à deux comme des chiens à la suite des chariots; <i>partout +où campait le chef frank victorieux, les évêques orthodoxes assiégeaient +sa tente. Germerius</i>, évêque de Toulouse, qui resta vingt jours auprès +de lui, mangeant à la table du Frank, reçut en présent des croix d'or, +des calices, des patènes d'argent, des couronnes dorées et des voiles de +pourpre, etc.» (Augustin Thierry, <i>Histoire de la Conquête de +l'Angleterre par les Normands</i>.)« M. Augustin Thierry ne voit pas, comme +M. Guizot, une sorte de nécessité <i>de salut public</i> dans l'abominable +trahison, dans la hideuse complicité du clergé gaulois, lançant les +Barbares sur des populations inoffensives et chrétiennes (les Visigoths +étaient chrétiens, mais n'admettaient pas la Trinité), et partageant +avec les pillards et les meurtriers les richesses des vaincus. M. +Augustin Thierry signale surtout ce fait capital: les félicitations du +pape de Rome à Clovis, après que le premier de nos rois de droit divin, +souillé de tous les crimes, se fût <i>déclaré le vassal du pape</i>, en +courbant le front devant saint Rémi, qui lui dit: <i>Baisse le front, fier +Sicambre!</i> de ce moment, le pacte sanglant des rois et des papes, de +l'aristocratie et du clergé, était conclu..... Quatorze siècles de +désastres, de guerres civiles ou religieuses pour le pays, d'ignorance, +de honte, de misère, d'esclavage et de vasselage pour le peuple devaient +être les conséquences de cette alliance du pouvoir clérical et du +pouvoir royal.</p> + +<p>«La monarchie franque <i>s'était surtout affermie par l'accord parfait du +clergé avec le souverain</i>, il s'<i>en est peu fallu que Clovis n'ait été +reconnu</i> <span class="sc">POUR SAINT</span>, et qu'il n'ait été <i>honoré à ce titre par +l'</i><span class="sc">Église</span>, <i>aussi bien que l'est encore aujourd'hui son épouse</i> <span class="sc">sainte +Clotilde</span>. À cette époque, les <i>bienfaits</i> accordés à l'Église étaient un +meilleur titre pour gagner le ciel que les <i>bonnes actions.</i> La plupart +des évêques des Gaules contemporains de Clovis furent <i>liés d'amitié</i> +avec ce prince, et sont réputés saints; on assure même que saint Rémi +<i>fut son conseiller le plus habituel</i>..... Des conciles réglèrent +l'usage des donations immenses faites par Clovis aux églises. Ils +déclarèrent les biens-fonds du clergé exempts de toutes les taxes +publiques, inaliénables, et le droit que l'Église avait acquis sur eux +imprescriptible.» (Sismondi, <i>Histoire des Français</i>, tome I.)</p> + +<p>Les plus éminents historiens sont d'accord sur ce fait: <i>Le clergé +gaulois a appelé, sollicité, consacré la conquête franque et a partagé +avec les conquérants les dépouilles de</i> <span class="sc">la Gaule</span>. Certes, dit M. Guizot, +ainsi que les écrivains de son école, la conduite du clergé était +déplorable, funeste au présent et à l'avenir; mais il fallait avant tout +opposer une <i>puissance morale</i> à la domination brutale des Barbares. La +divine mission du christianisme était de civiliser, d'adoucir ces +sauvages conquérants. Soit. Admettons que de la trahison envers le +peuple, que d'une cupidité effrénée, que d'une ambition impitoyable, il +puisse naître une <i>puissance morale</i> quelconque, le devoir du clergé +était donc de montrer à ces farouches conquérants que la force brutale +n'est rien; que la puissance morale est tout; que le fidèle selon le +Christ est saint et grand par l'humilité, par la charité, par la +pauvreté, par la chasteté, par l'égalité. Il fallait surtout prêcher à +ces barbares que rien n'était plus horrible, plus sacrilége que de tenir +son prochain en esclavage, Jésus de Nazareth ayant dit: <i>Les fers des +esclaves doivent être brisés.</i> Il fallait enfin, et par l'influence +divine dont il se disait dépositaire, et surtout par ses propres +exemples, que le clergé s'occupât sans relâche de rendre les Franks +humbles, humains, charitables, sobres, chastes, désintéressés. Or, que +fait le clergé gaulois pour établir cette puissance morale +civilisatrice? Des richesses ensanglantées, fruit du pillage et du +meurtre de ses concitoyens, il en demande sa part aux conquérants. Ces +esclaves, ses frères, il les reçoit en don ou les achète, les exploite +et les garde en esclavage!... lui!... qui prétend agir et parler au nom +du Christ!... Oui... Jusqu'au huitième siècle le clergé a eu des +<i>esclaves</i>, comme il a eu des <i>serfs</i> et des <i>vassaux</i> jusqu'au +dix-huitième: il n'y a pas de cela soixante ans. Les crimes horribles +des conquérants, le clergé les absout moyennant finance, et les tolère +quand il ne les sanctifie. Lisez plutôt saint Grégoire, évêque de Tours, +le seul historien complet de la conquête.</p> + +<p>Après une nomenclature des crimes innombrables du roi Clovis, l'évêque +poursuit ainsi:</p> + +<p>«Après la mort de ces trois rois (qu'il fit tuer), Clovis recueillit +leurs royaumes et leurs trésors. Ayant fait périr encore plusieurs +autres rois et même ses plus proches parents, dans la crainte qu'ils ne +lui enlevassent son royaume, il étendit son pouvoir sur toutes les +Gaules; cependant ayant un jour rassemblé les siens, on rapporte qu'il +leur parla ainsi des parents qu'il avait lui-même fait périr:</p> + +<p>«<i>Malheur à moi, qui suis resté comme un voyageur parmi des étrangers, +et qui n'ai plus de parents qui puissent, en cas d'adversité, me prêter +leur appui!--Ce n'était pas qu'il s'affligeât de leur mort</i> (ajoute +Grégoire de Tours), <i>mais il parlait ainsi par ruse et pour découvrir +s'il lui restait encore quelqu'un à tuer (Si forte potuisset adhuc +aliquem reperire ut interficeret).</i> Après ces événements, Clovis mourut +à Paris, et fut enterré dans la basilique des saints apôtres.» (L. II, +p. 261.)</p> + +<p>Cette scène atroce, où la ruse du sauvage le dispute à sa férocité, +inspire-t-elle au prêtre chrétien une légitime horreur? Va-t-il crier +anathème?... ou du moins gardera-t-il un silence presque criminel?... +Écoutons encore l'évêque de Tours:</p> + +<p>«Le roi Clovis, qui <i>confessa l'Indivisible Trinité</i>, dompte les +Hérétiques, <i>par l'appui qu'elle lui prête</i>, et étend son royaume par +toutes les Gaules. (L. III, p. 255.)</p> + +<p>»Chaque jour, Dieu faisait ainsi tomber les ennemis de Clovis sous sa +main, et étendait son royaume, <i>parce qu'il marchait avec un coeur pur +devant lui, et faisait ce qui était agréable aux yeux du Seigneur</i>.» (L. +II, p. 255.)</p> + +<p>De bonne foi, quelle <i>puissance morale</i> et civilisatrice attendre d'un +clergé dont l'un des plus éminents représentants s'exprime ainsi? d'un +clergé qui comptait parmi ses membres ce <i>saint Rémi</i>, le conseiller +habituel de ce monstre couronné, dont les forfaits révoltent la nature?</p> + +<p>«Que voulez-vous? c'étaient les moeurs du temps--disent certains +historiens...--Et puis, que pouvaient faire les évêques contre cette +invasion barbare? Ne devaient-ils pas tâcher de dominer les Franks par +l'ascendant de notre sainte religion, afin de leur reprendre, par la +persuasion, une partie des biens et des richesses qu'ils avaient conquis +à l'aide de la violence... Il fallait enfin civiliser ces barbares par +l'influence chrétienne.»</p> + +<p>Or, l'histoire apprend quelle fut l'influence civilisatrice de la +religion sur ces <i>fils de l'Église</i> et sur leur descendance, dont les +crimes surpassèrent encore ceux du fondateur de cette dynastie de +meurtriers, de fratricides et d'incestueux.</p> + +<p>Les moeurs du temps! les moeurs du temps! répètent les historiens. Que +fait le temps à la morale des choses? Est-ce que le meurtre, l'inceste, +le fratricide, n'ont pas été réprouvés avec horreur, même par +l'antiquité païenne? Et vous, prêtres catholiques, cédant à votre +ambition et à votre cupidité traditionnelles, loin de tonner du haut de +votre chaire évangélique contre les crimes inouïs des conquérants de +votre pays, vous les sanctifiez, parce que ces féroces barbares +confessent votre Trinité, votre Dieu et surtout enrichissent vos églises +en se laissant subalterniser par votre habituelle astuce!</p> + +<p>Je me trompe, les évêques qui enregistraient si benoîtement les crimes +des rois, dont ils étaient grassement payés, avaient parfois de +véhémentes paroles de blâme contre les puissants du monde. Grégoire de +Tours traite de <i>Néron</i> Chilpéric, un des fils de Clovis. Ce pauvre +Chilpéric n'était pourtant ni plus ni moins <i>Néron</i> que ceux de sa race. +«Mais,--dit l'évêque de Tours,--ce Chilpéric invectivait continuellement +contre les prêtres du Seigneur, ne trouvant pas de texte plus fécond +pour ses dérisions et ses persécutions que les évêques des églises: +l'un, selon lui, était léger; l'autre superbe; l'autre débauché; l'autre +trop riche; il ne haïssait rien tant que les églises. Il disait +ordinairement:--Voici que notre fisc est appauvri; nos richesses ont +passé aux églises.--Et en se plaignant ainsi, il annulait souvent des +donations faites au clergé.»</p> + +<p>On le voit, la tradition ultramontaine n'a pas varié: ambition effrénée, +cupidité implacable...</p> + +<p>Que pouvaient faire les évêques contre l'invasion des Franks, +dites-vous? Ils devaient imiter le patriotique héroïsme des Druides, +qu'ils ont fait périr jusqu'au dernier dans les supplices!... Oui, la +croix d'une main, l'étendard gaulois de l'autre, les évêques, au lieu de +prêcher une guerre de religion et de pillage contre les <i>ariens</i>, +devaient prêcher la guerre nationale contre les Franks, la guerre de +l'indépendance, cette guerre sainte, trois fois sainte, du Peuple qui +défend son foyer, sa famille, son pays et son Dieu!... Que pouvaient +faire les évêques?... Appeler aux armes la vieille Gaule au nom de la +Patrie et de la Foi chrétienne menacées par les barbares!...</p> + +<p>Oh! alors, à cette voix véritablement divine, les Peuples se soulevaient +en masse, et comme au jour de la sublime influence druidique, les +<i>Vercingétorix</i>, les <i>Marik</i>, les <i>Civilis</i>, les <i>Sacrovir</i>, les +<i>Vindex</i>, héros patriotes, auraient surgi du flot populaire; vieillards, +femmes, enfants, comme aux jours de l'invasion romaine, auraient marché +à l'ennemi; lances, épées, fourches, faux, pierres, bâtons, tout eût +servi d'armes. Les Barbares étaient refoulés hors des frontières; +l'indépendance de la Gaule sauvée, la doctrine évangélique acclamée de +nouveau, dans l'enthousiasme du plus saint des triomphes; celui d'un +Peuple libre triomphant de l'oppression étrangère!... Alors des débris +du monde païen et barbare s'élevait pure, fière, radieuse, la société +nouvelle réalisant enfin ce voeu suprême de Jésus: Liberté! Égalité! +Fraternité!</p> + +<p>Mais non, les évêques ne l'ont pas voulu! Leur alliance sacrilège avec +les Franks a coûté à nos pères esclaves, serfs ou vassaux, quatorze +siècles d'ignorance, de douleurs et de misères... Mais qu'importait aux +princes de l'Église catholique? Ils dominaient les Peuples par les rois, +savouraient l'orgueil de leur toute-puissance, riaient des sots qu'ils +épouvantaient, jouissaient des biens de la terre, en ne se plongeant que +trop souvent dans la débauche, la crapule et les plus sanglants +excès!...</p> + +<p>Est-ce exagération que de parler ainsi? Empruntons à Grégoire de Tours, +évêque lui-même, quelques portraits d'évêques de son temps. «L'évêque +<i>Priscus</i>, qui avait succédé à Sacerdos (évêque de Lyon), d'accord avec +Suzanne, son épouse<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a> +<a href="#footnote2"><sup class="sml">2</sup></a>, se mit à persécuter et à faire périr plusieurs +de ceux qui avaient été dans la familiarité de son prédécesseur. Le tout +par malice et uniquement par jalousie de ce qu'ils lui avaient été +attachés; lui et sa femme se répandaient en blasphèmes contre le saint +nom de Dieu, et malgré la coutume observée depuis longtemps de ne +permettre l'entrée de la maison épiscopale à aucune femme, celle de +Priscus entrait dans sa chambre avec des jeunes filles.» (Grégoire de +Tours, l. IV, p. 105.)</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote2" +name="footnote2"><b>Note 2: </b></a><a href="#footnotetag2"> +(retour) </a> Beaucoup de prêtres s'étaient mariés avant + d'être appelés à l'épiscopat. On appelait leurs femmes + <i>episcopa</i> <span class="sc">ÉVÊCHESSES</span>.</blockquote> + +<p>«Palladius, comte de la ville de Javols en Auvergne, disait à l'évêque +<i>Parthénius</i>, qu'il accusait de sodomie:--Où sont-ils tes maris, avec +lesquels tu vis dans le désordre et l'infamie?»</p> + +<p>«<i>Félix</i>, évêque de Nantes, était d'une jactance et d'une avidité +extrêmes; mais je m'arrête pour ne pas lui ressembler.» (Liv. V, p. +183.)</p> + +<p>«Les gens de Langres, après la mort de Sylvestre, demandèrent un autre +évêque; on leur donna <i>Pappol</i>, autrefois archidiacre d'Autun. Au +rapport de plusieurs, il commit beaucoup d'iniquités; mais nous n'en +dirons rien pour qu'on ne nous croie pas détracteurs de nos frères.» +(Liv. V, p. 189.)</p> + +<p>«...Le mari accusa vivement l'évêque <i>Bertrand</i>.--Tu as enlevé, dit-il, +ma femme et ses esclaves, et ce qui ne convient point à un évêque, vous +vous livrez honteusement à l'adultère, toi avec mes servantes, elle avec +tes serviteurs.--Alors le roi, transporté de colère, exigea de l'évêque +la promesse de rendre la femme à son mari.» (Liv. IX, p. 319, v. 3.)</p> + +<p>«La ville de Soissons avait pour évêque <i>Droctigisill</i>, qui, par excès +de boisson, avait perdu la raison depuis quatre ans.» (liv. IX, p. 359, +v. 3)</p> + +<p>«<i>Sunigésill</i>, livré à la torture, avoua qu'<i>Égidius</i>, évêque de Reims, +avait été complice de Rauking, dans le projet de tuer le roi Childebert +(la complicité fut prouvée.) L'on trouva dans le trésor de cet évêque, +des masses considérables d'or et d'argent, fruit de son iniquité.» (P. +4, liv. X, p. 97.)</p> + +<p>L'évêché de Paris fut donné à un marchand nommé <i>Eusèbe</i>, qui, pour +obtenir l'épiscopat, fit de nombreux présents. (T. IV, p. 113.)</p> + +<p>«<i>Berthécram</i>, évêque de Bordeaux, et Pallado, évêque de Sens, avaient +souvent trompé le roi par leurs fourberies. Dans la suite, <i>Pallado</i> et +<i>Berthécram</i> s'emportèrent l'un contre l'autre et se reprochèrent +mutuellement un grand nombre d'adultères et de fornications. Ils se +traitèrent aussi de parjures. Cela donna à rire à plusieurs.» (Liv. +VIII, p. 139.)</p> + +<p>«L'abbé <i>Dagulf</i> commettait à chaque instant des vols et des meurtres, +et se livrait à l'adultère avec une extrême dissolution. Épris de +passion pour la femme de son voisin, il chercha tous les moyens +d'attirer cet homme dans son monastère pour le tuer.» (Liv. VIII, p. +179, t. 3.)</p> + +<p>«<i>Badegesil</i>, évêque du Mans, était un homme très-dur au peuple; qui +enlevait de force on pillait le bien d'autrui; il avait une femme nommée +<i>Magnatrude</i>, encore plus méchante et plus cruelle que lui, et qui par +de détestables conseils, excitait sa cruauté naturelle, et le poussait à +commettre des crimes. Cette femme <i>coupa souvent à des hommes les +parties naturelles et la peau du ventre, et brûla à des femmes avec des +lames rougies au feu les parties les plus secrètes de leurs corps.</i>» +(Liv. VIII, p. 231, tom. 3.)</p> + +<p>«Le neveu de l'évêque, ayant fait mettre l'esclave à la torture, il +dévoila toute l'affaire:--J'ai reçu, dit-il, pour commettre le crime +cent sous d'or de la reine Frédégonde, cinquante de l'évêque +<i>Mélanthius</i>, et cinquante autres de l'archidiacre de la ville.» (T. 3, +liv. VIII, p. 235.)</p> + +<p>«<i>Salone</i> et <i>Sagittaire</i> furent évêques, le premier d'Embrun, le second +de Gap; mais une fois en possession de l'épiscopat, ils commencèrent à +se signaler avec une fureur insensée, par des usurpations, des meurtres, +des adultères et d'autres excès; quittant la table au lever de l'aurore, +ils se couvraient de vêtements moelleux et dormaient ensevelis dans le +vin et le sommeil jusqu'à la troisième heure du jour. Ils ne se +faisaient pas faute de femmes pour se souiller avec elles.» (Liv. V, p. +263.)</p> + +<p>«L'évêque <i>Oconius</i> était adonné au vin outre mesure; il s'enivrait +souvent d'une manière si ignoble qu'il ne pouvait faire un pas.» (Liv. +V, 313.)</p> + +<p>«Nous avons appris,--dit le concile de 589,--que les évêques traitent +leurs paroisses non épiscopalement, <i>mais cruellement</i>. Et tandis qu'il +a été écrit: Ne dominez pas sur l'héritage du Seigneur, mais rendez-vous +les modèles du troupeau, <i>ils accablent</i> leurs diocèses de <i>pertes</i> et +d'<i>exactions</i>.»</p> + +<p>Un autre concile, tenu en 675, dit:</p> + +<p>«Il ne convient pas que ceux qui ont déjà obtenu les degrés +ecclésiastiques, c'est-à-dire les prêtres, soient sujets <i>à recevoir des +coups</i>, si ce n'est pour des choses graves; il ne convient pas que +chaque évêque, à son gré et selon qu'il lui plaît, <i>frappe de coups et +fasse souffrir ceux qui lui sont soumis</i>.»</p> + +<p>Un autre concile de 527:--«Il nous est parvenu que certains évêques +<i>s'emparent des choses données par les fidèles aux paroisses</i>; de sorte +qu'il ne reste rien ou presque rien aux églises.»</p> + +<p>Le concile de 633 est non moins formel: «Ces évêques, ainsi que l'a +prouvé une enquête, <i>accablent d'exactions leurs églises paroissiales, +et pendant qu'ils vivent eux-mêmes avec un riche superflu</i>, il est +prouvé qu'ils ont réduit presque à la ruine certaines basiliques. +Lorsque l'évêque visite son diocèse, qu'il ne soit à charge à personne +par la multitude de ses serviteurs, et que le nombre de ses voitures ne +soit pas plus de cinq.»</p> + +<p>M. Guizot, dans son admirable ouvrage: <i>Histoire de la civilisation en +France</i>, après avoir cité des preuves nombreuses, irréfragables de la +hideuse cupidité de l'épiscopat et de son implacable ambition, ajoute: +«En voilà plus qu'il n'en faut sans doute pour prouver l'oppression et +la résistance, le mal et la tentation d'y porter remède; la résistance +échoua, le remède fut inefficace; <i>le despotisme épiscopal continua de +se déployer</i>; aussi au commencement du septième siècle, l'Église était +tombée dans un <i>état de désordre presque égal à celui de la société +civile</i>... Une foule d'évêques <i>se livraient aux plus scandaleux excès</i>; +maîtres des <i>richesses toujours croissantes</i> de l'Église, rangés au +nombre des grands propriétaires, ils en adoptaient les intérêts et les +moeurs; <i>ils faisaient contre leurs voisins des expéditions de violence +et de brigandage</i>, etc., etc.» (P. 396, v. 1.)</p> + +<p>«<i>Cautin</i>, devenu évêque, se conduisit de manière à exciter l'exécration +générale; il s'adonnait au vin outre mesure, et souvent il se plongeait +tellement dans l'ivresse, que quatre hommes avaient peine à l'emporter +de table. Il en devint épileptique; il était en outre excessivement +livré à l'avarice, et quelle que fût la terre dont les limites +touchaient à la sienne, il se croyait mort s'il ne s'appropriait pas +quelque partie des biens de ses voisins, l'enlevant aux plus forts par +des procès et des querelles, l'arrachant aux plus faibles par la +violence.» (L. IV, p. 29, v. 2.)</p> + +<p>Dans son amour pour le bien d'autrui, l'évêque <i>Cautin</i> fit un autre +tour fort longuement raconté par saint Grégoire. Il s'agissait d'un +prêtre nommé <i>Anastase</i>, qui, par une charte de la reine Clotilde, +possédait une propriété; ce bien, l'évêque Cautin le convoita; il le +demanda à Anastase; celui-ci refusa de se déposséder; l'évêque l'attire +alors chez lui sous un prétexte, le renferme et lui signifie qu'il le +laissera mourir de faim s'il ne lui abandonne ses titres de propriété; +Anastase persiste dans ses refus; alors, dit Grégoire de Tours:</p> + +<p>«Anastase est remis à des gardiens et condamné par Cautin, s'il ne remet +les chartes, à mourir de faim; dans la basilique de saint Cassius, +martyr, était une crypte antique et profonde; là se trouvait un vaste +tombeau de marbre de Paros, où avait été déposé le corps d'un grand +personnage dans le sépulcre. Anastase (par l'ordre de Cautin) est +enseveli avec le mort; on met sur lui une pierre qui servait de +couvercle au sarcophage, et on place des gardes à l'entrée du +souterrain.»</p> + +<p>Entre autres détails que donne Grégoire de Tours sur cette torture +atroce, il cite celui-ci:</p> + +<p>«... Des os du mort,--c'est Anastase qui le racontait +ensuite,--s'exhalait une odeur pestilentielle, et il aspirait, +non-seulement par la bouche et par les narines, mais, si j'ose le dire, +par les oreilles même cette atmosphère cadavéreuse.» (L. IV, p. 31.)</p> + +<p>Au bout de quelques heures, Anastase put soulever la pierre du sépulcre, +appela à son aide, et fut délivré. Quant à l'évêque Cautin, il songea à +d'autres tours, et conserva bel et bien son évêché.</p> + +<p>Certes, il y eut des évêques purs de ces crimes abominables; mais les +plus purs de ces prêtres achetaient, vendaient, exploitaient des +esclaves, crime inexpiable pour un prêtre du Christ; aucune puissance +humaine, morale ou physique, ne pouvait les forcer à conserver leur +prochain en esclavage; mais les plus purs de ces prêtres étaient +enrichis des dépouilles ensanglantées de leurs concitoyens; mais les +plus purs de ces prêtres se rendaient complices des conquérants pour +asservir la Gaule, leur patrie; mais le nombre de ces évêques, moins +coupables que l'universalité de leurs confrères, était bien minime. +Citons encore l'histoire:</p> + +<p>«La religion,--écrivait saint Boniface au pape Zacharie,--est partout +foulée aux pieds; les évêchés sont <i>presque toujours donnés</i> à des +laïques avides de richesses, ou à <i>des prêtres débauchés et +prévaricateurs</i> qui en jouissent selon le monde. J'ai trouvé, parmi les +diacres, des hommes habitués dès l'enfance <i>à la débauche, à l'adultère, +aux vices les plus infâmes; ils ont dans leur lit, pendant la nuit, +quatre ou cinq concubines et même davantage</i>; tout récemment on a vu des +gens de cette espèce monter ainsi de grade en grade jusqu'à +l'<i>épiscopat</i>... etc., etc.</p> + +<p>Vous avez eu et vous aurez connaissance, chers lecteurs, des crimes et +des moeurs de ces rois franks, nos <i>premiers rois de droit divin</i>, ainsi +que disent les royalistes et les ultramontains: quant aux moeurs des +seigneurs ducs et des seigneurs comtes franks, leurs compagnons de +pillage, de viol et de massacre, nous emprunterons au hasard à Grégoire +de Tours quelques traits caractéristiques des habitudes de nos doux +conquérants:</p> + +<p>«Le comte <i>Amal</i> s'éprit d'amour pour une jeune fille de condition +libre; quand vint la nuit, pris de vin, il envoya des serviteurs chargés +d'enlever la jeune fille et de l'amener dans son lit. Comme elle +résistait, on la conduisit de force dans la demeure du comte, et comme +on lui donnait des soufflets, le sang coulait à flots de ses narines, et +le lit du comte en fut tout rempli; lui-même la donna des coups de +poing, des soufflets et autres coups; puis il la prit dans ses bras et +s'endormit accablé par le sommeil.» (L. IX, p. 331.)</p> + +<p>Un autre de ces seigneurs franks, amis et complices des évêques, le duc +<i>Runking</i>, était plus inventif et plus recherché dans ses cruautés:</p> + +<p>«Si un esclave tenait devant lui un cierge allumé, comme c'est l'usage +pendant son repas, il lui faisait mettre les jambes à nu et le forçait +d'y serrer avec force le flambeau jusqu'à ce qu'il fût éteint; quand on +l'avait rallumé, il faisait recommencer jusqu'à ce que les jambes de +l'esclave fussent toutes brûlées.» (L. V. p. 175.)</p> + +<p>Une autre fois on lui demande de ne pas séparer deux de ses esclaves, un +jeune homme et une jeune fille qui s'aimaient:--«Il le promet et les +fait enterrer tous deux vivants, disant: <i>Je ne manque pas au serment +que j'ai fait de ne pas les séparer</i>.» (Id. l. V, p. 177.)</p> + +<p>Je vais donc tâcher, chers lecteurs, dans le récit suivant, de retracer +à vos yeux cette funeste période de notre histoire: <i>la conquête de la +Gaule par l'invasion franque, appelée, soutenue par les évêques</i>. Ce +récit nous le ferons moins encore au point de vue de la fondation de la +royauté <i>de droit divin</i> et de l'énorme puissance de l'Église, qu'au +point de vue de l'asservissement, des douleurs, des misères du peuple. +Hélas! ce peuple gaulois que nous avons vu jadis sous l'influence +druidique, si fier, si vaillant, si intelligent, si patriote, si +impatient du joug de l'étranger, nous allons le retrouver déchu de ses +mâles et patriotiques vertus des temps passés, hébêté, craintif, soumis +devant les Franks et les évêques; il n'a plus de Gaulois que le nom, et +ce nom, il ne le conservera pas longtemps. Aux lueurs divines de +l'Évangile émancipateur, vers lesquelles ce peuple a d'abord couru +confiant et crédule à la voix des premiers apôtres prêchant l'égalité, +la fraternité, la communauté, ont succédé pour lui les menaçantes +ténèbres de l'obscurantisme, mettant le salut au prix de l'ignorance, de +l'asservissement et de la douleur. Le souffle mortel, cadavéreux de +l'Église romaine, a glacé ce noble peuple jusque dans la moelle des os, +refroidi son sang, arrêté les battements de son coeur, autrefois +palpitant d'héroïsme et d'enthousiasme, à ces mots sacrés: patrie et +liberté. Cependant, pour quelque temps encore, l'antique patriotisme de +la vieille Gaule s'est réfugié dans un coin de ce vaste pays, +l'indomptable Bretagne, encore toute imbue de la foi druidique, si +étroitement liée au sentiment d'indépendance et de nationalité, mais +rajeunie, vivifiée par l'idée purement chrétienne et libératrice, +l'indomptable Bretagne avec <i>ses dolmens surmontés de la croix</i>, avec +ses vieux chênes <i>druidiques greffés de christianisme</i>, ainsi que l'ont +dit les historiens, résiste seule, résistera seule jusqu'au huitième +siècle, luttant contre la <i>Gaule</i>..... Que disons-nous! les conquérants +lui ont, hélas! volé jusqu'à son nom! résistera seule, luttant contre la +<span class="sc">France</span> <i>royale et catholique</i>. Ceci, comme toutes les leçons de +l'histoire, porte en soi, un grave enseignement. L'Église de Rome a de +tout temps été fatale, mortelle à la liberté des peuples; voyez même à +cette heure, les états purement catholiques ne sont-ils pas encore plus +ou moins asservis, la Pologne, la Hongrie, l'Irlande, l'Espagne? dites +quel est leur sort? Et cet abominable système d'abrutissement +superstitieux et d'esclavage, le parti absolutiste et ultramontain rêve +encore de nous l'imposer. N'avez-vous pas entendu à la tribune un +représentant de ce parti demander <i>une expédition de Rome à l'intérieur +de la France</i>? N'entendez-vous pas chaque jour les nombreux journaux de +ce parti répéter, selon le mot d'ordre des ennemis de la révolution et +de la république, «<i>la société menacée</i> n'a plus de salut que dans +l'antique monarchie de droit divin, soutenue par une religion d'État +puissamment organisée, et au besoin défendue par une formidable armée +étrangère. Écoutez les absolutistes ultramontains, que disent-ils tous +les jours? <i>Nous aimons mieux les Cosaques que la République.</i>»</p> + +<p>Oui, le jésuite pour anéantir l'âme, le Cosaque pour garrotter le corps, +l'inquisiteur pour appliquer la torture ou la mort aux mécréants +rebelles, voilà l'idéal de ce parti qui n'a pas changé depuis quatorze +siècles, tel est son désir, tel est son espoir dans sa réalité brutale. +Un de nos amis, causant un jour avec un des plus fougueux champions du +parti clérical, lui disait:</p> + +<p>«--Je vous crois fort peu patriote: cependant, avouez que vous ne +verriez pas sans honte une nouvelle invasion étrangère occuper la +France... votre pays, puisque, après tout, vous êtes Français?...</p> + +<p>«--Je ne suis pas plus Français qu'Anglais ou Allemand,--répondit +l'ultramontain avec un éclat de rire sardonique,--je suis citoyen des +États de l'Église; mon souverain est à Rome, seule capitale du monde +catholique; quant à <i>votre</i> France, je verrais sans déplaisir les +Cosaques chargés de la police en ce pays, ils n'entendent point le +français, l'on ne pourrait les pervertir, comme l'on a malheureusement +perverti notre armée.»</p> + +<p>Voilà donc le dernier mot du parti clérical et absolutiste: appeler de +tous ses voeux l'invasion des Cosaques, de même qu'il y a quatorze +siècles, il appelait, par la voix des évêques, l'invasion des Franks...</p> + +<p>Qui sait? quelque nouveau <i>saint Remi</i> rêve peut-être à cette heure, +sous sa cagoule, le baptême de l'hérétique Nicolas de Russie dans la +basilique de Notre-Dame de Paris, espérant dire à son tour à l'autocrate +du Nord: <i>Courbe la tête, fier Sicambre</i>... te voici catholique, +partageons-nous la France...»</p> + +<p>Nous allons donc tâcher, chers lecteurs, de vous montrer <i>au vrai</i> quel +a été le berceau de la monarchie de droit divin et de la terrible +puissance de l'Église catholique, apostolique et romaine.<br> + +<span class="rig"><span class="sc">Eugène SUE</span>,<br> + Représentant du Peuple.</span><br></p> + +<p>18 septembre 1850.</p> + +</div> + +<br><br><br> + +<h2>LA GARDE DU POIGNARD.</h2> + +<h4>KARADEUK LE BAGAUDE ET RONAN LE VAGRE.</h4> + +<h5>(<span class="sc">DE 529 A 615.</span>)</h5> +<br> + +<div class="rig"> +<p class="sml">«<i>... Je ne sais par quels prestiges diaboliques<br> +il faisait tout cela, mais il séduisit ainsi<br> + une immense multitude de peuple, et il se mit à<br> +piller et à dépouiller ceux qu'il trouvait sur son<br> +chemin, et à distribuer leurs dépouilles à ceux<br> +qui n'avaient rien.</i>»<br> +(Grégoire de Tours, <i>Histoire des Franks,</i> v. IV, l. <span class="sc">X</span>, p. 111.)</p> +</div> + +<br><br><br><br><br><br> +<a name="ch1" id="ch1"></a> +<br><br> + +<h3>CHAPITRE PREMIER.</h3> + +<p class="mid"><span class="sml">Le chant des <i>Vagres</i> et des <i>Bagaudes</i>.--Ronan et sa troupe.--La villa +épiscopale.--L'évêque Cautin.--Le comte Neroweg et l'ermite +laboureur.--Prix d'un fratricide.--La belle évêchesse.--Le souterrain +des Thermes.--Les flammes de l'enfer.--L'attaque.--Odille, la petite +esclave.--Ronan le Vagre.--Le jugement.--Prenons aux seigneurs, donnons +au pauvre monde.--Départ de la villa épiscopale.</span></p> + +<p>«Au diable les Franks! vive la <i>Vagrerie</i> et la vieille Gaule! c'est le +cri de tout bon <i>Vagre</i><a href="#A1"><sup class="sml">A</sup></a>... Les Franks nous appellent <i>Hommes +errants, Loups, Têtes de loups</i>!... Soyons loups...</p> + +<p>»Mon père courait la Bagaudie, moi je cours la Vagrerie; mais tous deux +à ce cri:--Au diable les Franks! et vive la vieille Gaule!...</p> + +<p>»<span class="sc">Aëlian</span> et <span class="sc">Aman</span>, Bagaudes<a href="#B1"><sup class="sml">B</sup></a> en leur temps, comme nous Vagres en le +nôtre, révoltés contre les Romains, comme nous contre les Franks... +Aëlian et Aman, suppliciés il y a deux siècles et plus dans leur vieux +château, près Paris, sont nos prophètes. Nous communions avec le vin, +les trésors et les femmes des seigneurs, évêques ou riches Gaulois, +ralliés à ces comtes, à ces ducs franks, entre qui leur roi Clovis, mort +il y a quarante ans, chef de larrons couronné, a partagé notre vieille +Gaule, sa conquête. Les Franks nous ont pillés, pillons!! incendiés, +incendions!! ravagés, ravageons!! massacrés, massacrons!... et vivons en +joie... <i>Loups! Têtes de loups! Hommes errants!</i> <span class="sc">Vagres</span>, que nous +sommes! Oui, vivons en loups, vivons en joie: l'été, sous laverie +feuillée; l'hiver, dans les chaudes cavernes!</p> + +<p>»Mort aux oppresseurs! liberté aux esclaves! Prenons aux seigneurs! +donnons au pauvre monde!...</p> + +<p>»Quoi! cent tonneaux de vin dans le cellier du maître? et l'eau du +ruisseau pour l'esclave épuisé?</p> + +<p>»Quoi! cent manteaux dans le vestiaire? et des haillons pour l'esclave +grelottant?</p> + +<p>»Qui donc a planté la vigne? récolté, foulé le vin? l'esclave... Qui +donc doit boire le vin? l'esclave...</p> + +<p>»Qui donc a tondu les brebis? tissé la laine? ouvragé les manteaux? +l'esclave...</p> + +<p>»Qui donc doit porter le manteau? l'esclave...</p> + +<p>»Debout, pauvres opprimés! debout! révoltez-vous! voici venir vos bons +amis les Vagres!...</p> + +<p>»Six hommes unis sont plus forts que cent hommes divisés... +Unissons-nous: chacun pour tous, tous pour chacun!! Au diable les +Franks! Vive la Vagrerie et la vieille Gaule! c'est le cri de tout bon +Vagre...»</p> + +<p>Qui chantait ainsi? Ronan le Vagre... où chantait-il ainsi? sur une +route montueuse qui conduisait à la ville de Clermont, en Auvergne, +cette mâle et belle Auvergne, terre des grands souvenirs: <i>Bituit</i>, qui +donnait pour repas du matin à sa meute de chiens de guerre, les légions +romaines; le <i>chef des cent vallées! Vindex!</i> et tant d'autres héros de +la Gaule n'étaient-ils pas enfants de l'Auvergne? de la mâle et belle +Auvergne, aujourd'hui la proie de Clotaire, le plus féroce des quatre +fils du féroce Clovis, ce meurtrier chéri des évêques et de la sainte +église de Rome?</p> + +<p>Au chant de Ronan le Vagre, d'autres voix répondaient en choeur. Ils +étaient là par une douce nuit d'été; ils étaient là une trentaine de +Vagres, gais compères, rudes compagnons, vêtus de toutes sortes de +façons, au gré des vestiaires des seigneurs franks et des évêques; mais +armés jusqu'aux dents, et portant à leur bonnet, en signe de ralliement, +une branchette de chêne vert.</p> + +<p>Ils arrivent à un carrefour: une route à droite, une route à gauche... +Ronan fait halte; une voix s'élève, la voix de <i>Dent-de-Loup</i>... Quel +Titan! il a six pieds: le cercle d'une tonne ne lui servirait pas de +ceinture.</p> + +<p>--Ronan, tu nous as dit: Frères, armez-vous, nous sommes armés... Prenez +quelques torches de paille, voici nos torches... Suivez-moi, nous te +suivons... Tu t'arrêtes, nous nous arrêtons...</p> + +<p>--Dent-de-Loup, je réfléchis... Donc, frères, répondez: Quoi vaut mieux, +la femme d'un comte frank ou une évêchesse?</p> + +<p>--Une évêchesse sent l'eau bénite, l'évêque bénit... La femme d'un comte +sent le vin, son mari s'enivre...</p> + +<p>--Dent-de-Loup, c'est le contraire: le prélat rusé boit le vin et laisse +l'eau bénite au Frank stupide.</p> + +<p>--Ronan a raison.</p> + +<p>--Au diable l'eau bénite, et vive le vin!</p> + +<p>--Oui, vive le vin de Clermont! dont <i>Luern</i>, le grand chef d'Auvergne +au temps jadis<a href="#C1"><sup class="sml">C</sup></a>, faisait remplir des fossés, grands comme des étangs, +pour désaltérer les guerriers de sa tribu.</p> + +<p>--C'était une coupe digne de toi, Dent-de-Loup... Mais, frères, répondez +donc... Quoi vaut mieux? une évêchesse ou la femme d'un comte?</p> + +<p>--L'évêchesse! l'évêchesse!</p> + +<p>--Non, la femme d'un comte!</p> + +<p>--Frères, pour vous accorder, nous les prendrons toutes deux...</p> + +<p>--Bien dit, Ronan...</p> + +<p>--L'un de ces chemins conduit au <span class="sc">BURG</span> (château) du comte <span class="sc">Neroweg</span>... +l'autre, à la villa épiscopale de l'évêque Cautin.</p> + +<p>--Il faut enlever l'évêchesse et la comtesse... il faut piller le burg +et la villa!</p> + +<p>--Par où commencer? Allons-nous chez le prélat? allons-nous chez le +seigneur?... L'évêque boit plus longtemps, il savoure en gourmet; le +comte boit davantage, il avale en ivrogne...</p> + +<p>--Bien dit, Ronan...</p> + +<p>--Donc, à cette heure de minuit, l'heure des Vagres, le comte Neroweg, +gonflé comme une outre, doit ronfler dans son lit; à ses côtés, sa femme +ou sa concubine rêve les yeux grands ouverts. L'évêque Cautin, les +coudes sur la table, tête à tête avec une vieille cruche et l'un de ses +chambriers favoris, doit causer de gaudrioles...</p> + +<p>--Allons d'abord chez le comte; il sera couché.</p> + +<p>--Frères, allons d'abord chez l'évêque, il sera levé... C'est plus gai +de surprendre un prélat qui boit qu'un seigneur qui ronfle.</p> + +<p>--Bien dit, Ronan... Allons d'abord chez l'évêque.</p> + +<p>--Marchons... Moi, je connais la maison...</p> + +<p>Qui parlait ainsi?... Un jeune et beau Vagre de vingt-cinq ans; on +l'appelait le <i>Veneur</i>... Il n'était pas de plus fin archer, sa flèche +allait où il voulait... Esclave forestier d'un duc frank, et surpris +avec une des femmes de son seigneur, il avait échappé à la mort par la +fuite, et depuis il courait la Vagrerie.</p> + +<p>--Oui, moi je connais la maison épiscopale,--reprit ce hardi garçon.--Me +doutant qu'un jour ou l'autre nous irions communier avec les trésors de +l'évêque, je suis allé, en bon veneur, observer son repaire... et là, +j'ai vu la biche du saint homme... Quel corsage elle a!! Jamais +chevrette n'eut l'oeil plus noir et plus doux!</p> + +<p>--Et la maison, Veneur, la maison, quelle figure a-t-elle?</p> + +<p>--Mauvaise! Fenêtres élevées, portes épaisses, fortes murailles.</p> + +<p>--Veneur,--reprit le joyeux Ronan,--nous arriverons au coeur de la +maison de l'évêque sans passer ni par la porte, ni par la fenêtre, ni +par la muraille... de même que tu arrives au coeur de ta maîtresse sans +passer par ses yeux... Allons, mes Vagres, la nuit sera bonne.</p> + +<p>--Frères, à vous les trésors... à moi la belle évêchesse! Le saint homme +l'appelle sa soeur<a href="#D1"><sup class="sml">D</sup></a>... le diable sait ce qui en est...</p> + +<p>--À toi, Veneur, l'évêchesse; à nous le pillage de la villa +épiscopale... et vive la Vagrerie!</p> + +<hr class="short"> + +<p>L'évêque Cautin habitait, pendant l'été, sa villa située non loin de la +ville de Clermont, siége de son épiscopat... Jardins magnifiques, eaux +cristallines, épais ombrages, frais gazons, gras pâturages, moissons +dorées, vignes empourprées, forêt giboyeuse, étangs empoissonnés, +étables bien garnies, entouraient le palais du saint homme; deux cents +<i>esclaves ecclésiastiques</i>, mâles et femelles, cultivaient les biens de +l'Église, sans compter l'échanson, le cuisinier, le rôtisseur, le +boucher, le boulanger, le baigneur, le raccommodeur de filets, le +cordonnier, le tailleur, le tourneur, le charpentier, le maçon, le +veneur et les fileuses et lavandières<a href="#E1"><sup class="sml">E</sup></a>, esclaves aussi, presque +toujours jeunes, souvent jolies. Chaque soir, l'une d'elles apportait à +l'évêque Cautin, couché douillettement sur la plume, une coupe de vin +chaud très-épicé... Le matin, une autre jolie fille apportait, au réveil +du pieux homme, une coupe de lait crémeux... Voyez un peu ce bon apôtre +d'humilité, de chasteté, de pauvreté!...</p> + +<p>Quelle est donc cette belle grande femme, jeune encore, et faite comme +Diane chasseresse? Le cou et les bras nus, vêtue d'une simple tunique de +lin, ses noirs cheveux à demi dénoués, elle est accoudée au balcon de +la terrasse de cette villa. Brûlants et languissants à la fois, les yeux +de cette jeune femme tantôt s'élèvent vers le ciel étoilé, tantôt +semblent sonder la profondeur de cette douce nuit d'été, douce nuit qui +protége de son ombre l'approche des Vagres, se dirigeant, à pas de +loups, vers la demeure de l'évêque. Cette femme, c'est <i>Fulvie</i>, +l'évêchesse<a href="#F1"><sup class="sml">F</sup></a> de Cautin, mariée à lui, alors que, simple tonsuré, il +ne briguait pas encore l'épiscopat... Depuis qu'il est prélat, il +l'appelle benoîtement <i>ma soeur</i>, selon les canons des conciles... et +l'évêchesse reste en effet sa soeur; le saint homme, depuis son +épiscopat, trouvant qu'une femme c'est trop... ou trop peu.</p> + +<p>--Oh! malheur!--disait la belle évêchesse,--malheur à ces nuits d'été où +l'on est seule à respirer le parfum des fleurs, à écouter dans la +feuillée le murmure des brises nocturnes, pareilles au frissonnement des +baisers amoureux!... Oh! dans ma solitude, je la redoute cette énervante +chaleur des nuits d'été; elle me pénètre; elle circule en vain dans mes +veines!... J'ai vingt-huit ans... Voilà douze ans que je suis mariée... +et ces années conjugales, je les ai comptées par mes larmes! Recluse à +la ville, recluse à la campagne par l'ordre de mon seigneur et mari, +l'évêque Cautin... vivant dans mon gynécée<a href="#G1"><sup class="sml">G</sup></a>, au milieu de mes femmes +esclaves, dont ce luxurieux fait ses maîtresses, les conciles +l'obligeant, dit-il, à vivre chastement avec sa femme... telle est ma +vie... ma triste vie!... L'âge approche, et jamais, jamais, je n'ai +connu un seul jour d'amour et de liberté... Amour! liberté! +vieillirai-je donc sans vous connaître?</p> + +<p>Et la belle évêchesse se redressa, secoua sa noire chevelure au vent de +la nuit, fronça ses noirs sourcils, et, d'un air de défi, s'écria:</p> + +<p>--Malheur aux maris violents et débauchés... ils font les femmes +perdues!... Aimée, respectée, traitée, sinon en femme, du moins en soeur +par l'évêque, j'aurais été chaste et douce... Dédaignée, humiliée devant +les dernières esclaves de ma maison, je suis devenue emportée, +vindicative, et du haut de ma terrasse... souvent, le front rouge, je +suis d'un regard troublé les jeunes esclaves laboureurs allant aux +champs... J'ai battu de mes mains les concubines de mon mari... et +pourtant, pauvres malheureuses, elles ne cèdent pas à l'amant qui prie, +mais au maître qui ordonne... Je les ai battues par colère, non par +jalousie; cet homme, avant de m'être odieux, m'était indifférent... Je +l'aurais aimé, cependant, s'il avait voulu... et comme il aurait voulu. +<i>Femme-soeur</i> d'un évêque... c'était beau!... Que de bien à faire!... +que de larmes à sécher!... Mais je n'ai séché que les miennes, puisque +bientôt avilie... méprisée... Non, non, assez pleuré... assez gémi... +assez souffert! Assez résisté à ces tentations qui me dévorent... Je +fuirai cette maison, ne suis-je pas libre de moi-même? Cet homme, qui +fut mon époux, ne m'a-t-il pas dit que nos liens charnels étaient +brisés? S'il me force à rester près de lui, c'est pour jouir de mes +biens! Oui, je fuirai cette maison, dussé-je être prise et vendue comme +esclave!... Maître pour maître, que perdrai-je? Oh! du matin au soir +filer sa quenouille, ou aller à la chapelle, prier du coeur, non des +lèvres, puisque les excès de ce prêtre cruel et débauché, parlant et +priant au nom du Seigneur, sans être foudroyé, ont tué en moi la foi!... +Vivre ainsi! est-ce vivre? Traîner mes jours dans cette opulente villa, +tombeau doré, entouré de verdure et de fleurs! est-ce vivre?... Non, +non; et, par les flancs de ma mère! je veux vivre, moi! Je veux sortir +de ce sépulcre glacé! Je veux le grand air, le grand soleil, l'espace! +Je veux mon jour d'amour et de liberté... Oh! si je revoyais ce jeune +garçon, qui, plusieurs fois déjà, est passé de si grand matin au pied de +cette terrasse, où dès l'aube, après mes nuits de brûlante insomnie, je +viens respirer la fraîcheur matinale!... Comme il me regardait d'un oeil +fier et amoureux! Quelle avenante et hardie figure sous son chaperon +rouge couvrant à demi ses noirs cheveux bouclés! Quelle taille svelte et +robuste sous sa saie gauloise, serrée à ses reins agiles par le +ceinturon de son couteau de chasse! Ce doit être quelque esclave +forestier des environs... Esclave, esclave! Eh! qu'importe! Il est +jeune, beau, leste, amoureux! Les maîtresses de mon saint mari sont +esclaves aussi... Oh! n'aurai-je donc jamais aussi mon jour d'amour et +de liberté!</p> + +<hr class="short"> + +<p>Que fait l'évêque pendant que son évêchesse, rêveuse, au balcon de sa +terrasse, regarde les étoiles et jette ainsi au vent des nuits ses +regrets, ses soupirs et ses espérances endiablées?... Le saint homme +boit et devise avec le comte Neroweg, cette nuit son hôte; la salle du +festin, bâtie à la mode romaine (cette demeure avait appartenu l'autre +siècle à un préfet romain), est vaste, ornée de colonnes de marbre, +enrichie de dorures et de peintures à fresque quelque peu endommagées +par les coups de dents et les ruades des chevaux des Franks, ces +Barbares, lors de leur conquête de l'Auvergne, ayant fait une écurie de +cette salle de festin; les vases d'or et d'argent sont étalés sur des +buffets d'ivoire; le plancher est dallé de riches mosaïques agréables à +l'oeil; plus agréable encore est la large table chargée de coupes et +d'amphores à demi pleines; les <i>leudes</i>, compagnons de guerre de +Neroweg, et ses égaux durant la paix<a href="#H1"><sup class="sml">H</sup></a>, après avoir, selon l'usage, +soupé à la même table que le comte, sont allés jouer aux dés sous le +vestibule avec les clercs et les chambriers de l'évêque. Çà et là sont +déposées, le long des murs, les armes grossières des leudes: boucliers +de bois, bâtons ferrés, <i>francisques</i>, ou haches à deux tranchants, +<i>haugons</i>, ou demi-piques garnies de crampons de fer. Sur le bouclier du +comte sont peintes en manière d'ornement trois <i>serres d'aigle</i>. Le +prélat, resté attablé avec son hôte, le pousse à vider coupes sur +coupes; au bas bout de la table un ermite laboureur ne boit pas, ne +parle pas; parfois, il semble écouter les deux buveurs; mais le plus +souvent il rêve.</p> + +<p>Et ce Frank? ce comte Neroweg? Quelle figure a-t-il? Il a l'encolure et +le fumet d'un sanglier en son printemps, et la figure d'un oiseau de +proie, avec son nez crochu et ses petits yeux renfoncés, tantôt hébêtés, +tantôt féroces, ses cheveux rudes et fauves, rattachés au sommet de sa +tête par une courroie, retombant derrière son dos comme une crinière, +car depuis deux cents ans et plus, la coiffure de ces barbares n'a pas +changé<a href="#I1"><sup class="sml">I</sup></a>; son menton et ses joues sont rasés, mais ses longues +moustaches rousses descendent jusque sur sa poitrine, couverte d'une +casaque de peau de daim, luisante de graisse, marbrée de taches de vin; +sur ses chausses de grosse toile crasseuse se croisent de longues +bandelettes de cuir montant depuis ses gros souliers ferrés jusqu'à ses +genoux; de son baudrier flottant il a retiré sa lourde épée, placée près +de lui sur un siége à côté d'un gros bâton de houx; tel est le convive +du prélat, tel est le comte Neroweg; l'un de ces nouveaux possesseurs de +la vieille terre des Gaules, de par le droit de pillage et de +massacre...</p> + +<p>Et l'évêque Cautin?... Oh! celui-ci ressemble à un gros et gras renard +en rut... Oeil lascif et matois, oreille rouge, nez mobile et pointu, +mains pelues... Vous le voyez d'ici, chafriolant sous sa fine robe de +soie violette... Et quel ventre! On dirait une outre sous l'étoffe!</p> + +<p>Et l'ermite laboureur? Oh! l'ermite laboureur? Respect à ce prêtre, +selon le <i>jeune homme de Nazareth!</i>... Trente ans au plus... figure +pâle, à la fois douce et ferme, barbe blonde, front déjà chauve, longue +robe brune, d'étoffe grossière, çà et là éraillée par les ronces des +terres qu'il a défrichées; carrure rustique; mains robustes, le manche +de la houe et de la charrue les a rendues calleuses. Voilà l'ermite!</p> + +<p>L'évêque verse encore un grand coup à boire au Frank, lui disant:</p> + +<p>--Comte... je te le répète... les vingt sous d'or, la prairie et la +petite esclave blonde, sinon, pas d'absolution!</p> + +<p>--Absous-moi d'abord! patron?</p> + +<p>--Tu rirais...</p> + +<p>--Évêque, je reviendrai avec tous mes leudes mettre ta maison à sac; je +te ferai étendre sur un brasier ardent, et tu m'absoudras...</p> + +<p>--Impie! scélérat blasphémateur! Pharaon! pourceau de luxure! réservoir +à vin! oses-tu parler ainsi, toi! fils de l'Église catholique et +apostolique?... Menacer ton évêque!</p> + +<p>--De gré ou de force, tu m'absoudras!</p> + +<p>--Ah! le bestial! Tu veux donc aller au fin fond des enfers! bouillir +durant des siècles dans des cuves de poix ardente! être lardé à coups de +fourche par les démons! Et quels démons! Têtes de crapaud, corps de +bouc, avec des serpents pour queue, des trompes d'éléphant pour bras... +et les pieds fourchus! archifourchus!</p> + +<p>--Tu les as vus?--dit le comte Frank d'un air farouche et +craintif,--patron? tu les as vus, ces démons?</p> + +<p>--Si je les ai vus!!! Ils ont emporté devant moi, dans une nuée de +bitume et de soufre, le duc Rauking, qui avait, le sacrilége! donné un +coup de bâton à l'évêque Basile!</p> + +<p>--Et ces diables l'ont emporté, le duc Rauking?</p> + +<p>--Au plus profond des entrailles de la terre, te dis-je!... Je les ai +comptés; ils étaient treize! Un grand démon rouge les commandait en +personne, et voilà ce qui t'attend... si je ne te donne pas +l'absolution.</p> + +<p>--Évêque, tu dis peut-être cela pour me faire peur et avoir mes vingt +sous d'or, mes belles prairies et ma petite esclave blonde?</p> + +<p>Le prélat frappa sur un timbre, un de ses chambriers entra; le saint +homme lui dit quelques mots en latin en lui montrant de l'oeil le sol +dallé de compartiments de mosaïque. Le chambrier sortit; alors l'ermite +laboureur dit à l'évêque aussi en latin:</p> + +<p>--Ce que tu veux faire est une dérision sacrilége!</p> + +<p>--Ermite, tout n'est-il point permis à l'Église envers ces brutes +franques?</p> + +<p>--La fourberie n'est jamais permise...</p> + +<p>Cautin haussa les épaules, et s'adressant au comte en langue germanique, +car le prélat parlait l'idiôme frank comme un Barbare:</p> + +<p>--Es-tu chrétien et catholique? As-tu reçu le baptême?</p> + +<p>--L'évêque Macaire, il y a vingt ans, m'a dit de me mettre tout nu dans +la grande auge de pierre de sa basilique, et puis il m'a jeté de l'eau +sur la tête en marmottant des mots latins.</p> + +<p>--Enfin, tu es catholique, puisque tu as communié au nom du Père, du +Fils et du Saint-Esprit, trois personnes en une seule, qui est Dieu, +puisqu'il est seul, et que pourtant il est trois. En raison de quoi tu +dois me respecter et m'obéir comme à ton père en Christ!</p> + +<p>--Patron, tu veux m'embrouiller par tes paroles. Écoute à ton tour: +notre grand roi Clovis, à la tête de ses braves leudes, a conquis et +asservi la Gaule. Mon père, Gonthram Neroweg, était l'un de ces +guerriers, et...</p> + +<p>--Ton grand roi?... S'il a conquis la Gaule, n'est-ce pas aux évêques +qu'il la doit, cette conquête? N'ont-ils pas facilité sa victoire en +ordonnant aux peuples de se soumettre? Ton grand roi Clovis! il n'eût +jamais été qu'un chef de brigands, s'il n'eût embrassé la foi +catholique! Qu'est-ce qu'a fait saint Rémi lorsqu'il l'a oint du saint +chrême dans la basilique de Reims et l'a baptisé fils <i>soumis</i> de la +sainte Église? Il l'a fait agenouiller, ton grand roi Clovis, lui +disant: <i>Courbe la tête, fier Sicambre</i>! <i>Brûle ce que tu as adoré</i>... +<i>Adore ce que tu as brûlé!</i>... Ce qui signifiait: tu as pillé... tu as +violé... tu as saccagé... tu as massacré... mais surtout, là est le +péché, tu as pillé les saints lieux; donc, à cette heure, humilie-toi! +courbe la tête devant le clergé... obéis-lui, enrichis l'Église, et les +évêques te feront reconnaître souverain de la Gaule; Clovis a suivi ce +conseil; il a donné d'immenses richesses à l'Église; aussi est-il allé +tout droit jouir des délices et des parfums du paradis.</p> + +<p>--Patron, tu ne me laisses jamais parler...</p> + +<p>--Va, je t'écoute.</p> + +<p>--Le grand roi Clovis a conquis la Gaule...</p> + +<p>--Voilà qui est nouveau. Ensuite?</p> + +<p>--Quand vivait Théodorik, celui des fils du grand roi Clovis qui a eu +l'Auvergne parmi ses royaumes, il m'a donné ici de grands domaines, +terres, gens, bétail et maisons, et m'a envoyé pour le représenter dans +cette contrée.</p> + +<p>--Oui, il t'a fait en ce pays ce que vous appelez <b>graff</b>, et nous autres +<i>comte</i>. Tu présides avec moi, chef évêque de la cité, les curiales de +la ville de Clermont<a href="#J1"><sup class="sml">J</sup></a>, beau président, sur ma parole! tu arrives à +demi ivre les jours de tribunal, et tu ronfles comme un sourd lorsque +nous avons à juger des causes...</p> + +<p>--Que veux-tu que je fasse, moi! je n'entends pas un mot de votre langue +latine; je m'endors, et, quand je m'éveille, je juge comme tu me dis...</p> + +<p>--C'est ce que tu peux faire de mieux; mais, encore une fois, où veux-tu +en venir avec tes divagations? Tu as eu la sacrilége audace de me +menacer de violences, moi, ton évêque, ton père en Christ! si je ne +t'absolvais de tes crimes. Je t'ai à mon tour menacé d'un châtiment +céleste... à quoi tu me réponds en me parlant de Clovis et de ta charge +de comte. Qu'a de commun ceci avec la menace que je t'ai faite au nom du +Seigneur et qui s'accomplira peut-être plus tôt que tu ne le crois; +entends-tu, comte Neroweg?</p> + +<p>--Je veux dire d'abord que le grand roi Clovis a commis un bien plus +grand nombre de crimes que moi, et qu'il jouit du paradis.</p> + +<p>--Il en jouit, certes; mais à quel prix? Ignores-tu que saint Rémi qui +l'a baptisé a été si richement doué par ce pieux roi, qu'il a pu acheter +un domaine en Champagne au prix de cinq mille livres pesant d'argent? Si +tu ignores ceci, moi je te l'apprends.</p> + +<p>--Je voulais dire ensuite que si tu es évêque, moi je suis comte ici, en +pays conquis par mon épée. Oui, je suis comte ici, au nom du roi que je +représente, et comme ton comte, je peux te forcer de m'absoudre; +apprends ceci à ton tour.</p> + +<p>--Ah! tu blasphèmes de nouveau,--et l'évêque frappa du pied sous la +table,--ah! tu oses encore braver le courroux du Seigneur! toi... +souillé de crimes exécrables!</p> + +<p>--Qu'est-ce que j'ai donc fait? J'ai tué... mon frère Ursio!</p> + +<p>--Vraiment? et le meurtre de ta concubine Isanie? et le meurtre de ta +quatrième femme <i>Wisigarde</i> que tu avais épousée, de même que tu as +épousé ta cinquième femme <i>Godègisèle</i>... bien que ta première et ta +seconde épouse soient encore vivantes? dis, comte, sont-ce là des +peccadilles?</p> + +<p>--Ne m'as-tu pas absous de ces choses-là? Par <i>l'aigle terrible</i>, mon +glorieux aïeul! il m'en a coûté les cinq cents meilleurs arpents de ma +forêt, trente-huit sous d'or, vingt esclaves, et cette superbe pelisse +de fourrures de martre du Nord, dans laquelle tu te prélassais cet +hiver, et que le grand Clovis avait donnée à mon père!</p> + +<p>--De ces premiers crimes, tu es absous... c'est vrai; aussi tu serais +blanc comme l'agneau pascal sans ton abominable fratricide.</p> + +<p>--Je n'ai pas tué Ursio par haine, moi; je l'ai tué pour avoir sa part +d'héritage.</p> + +<p>--Et pourquoi aurais-tu tué ton frère, bestial? Pour le manger?</p> + +<p>--Je te dis, moi, que le grand Clovis a tué aussi tous ses parents pour +avoir leur héritage, et qu'il jouit du paradis... J'y veux aller aussi, +moi qui ai moins tué que lui, et si tu ne me promets pas sur l'heure le +paradis sans me faire payer davantage, je te fais tirer à quatre chevaux +ou hacher par mes leudes!</p> + +<p>--Et moi je te dis que si tu n'expies pas ton fratricide par un don à +mon église, tu iras en enfer, toi, qui, comme Caïn, as tué ton frère.</p> + +<p>--Oui, oui, patron, tu dis toujours cela pour mes cent arpents de +prairie, mes vingt sous d'or et ma petite esclave blonde.</p> + +<p>--Je dis cela pour le salut de ton âme, malheureux! Je dis cela pour +t'épargner les tortures de l'enfer dont la seule pensée me fait +frissonner pour toi.</p> + +<p>--Tu parles toujours de l'enfer... Où est-il?</p> + +<p>--Où il est?</p> + +<p>Et l'évêque Cautin frappa encore du pied sur le sol.</p> + +<p>--Tu demandes où il est, l'enfer?</p> + +<p>--Il n'y en a pas...</p> + +<p>--Il n'y a pas d'enfer! Seigneur, Seigneur! ayez pitié de ce barbare. +Ouvrez-lui les yeux par un miracle... Comte, sens-tu cette odeur de +soufre?</p> + +<p>--Je sens... une odeur très-puante.</p> + +<p>--Vois-tu cette fumée qui sort à travers ces dalles?</p> + +<p>--D'où vient cette fumée?--s'écria Neroweg effrayé, en se levant de +table et se reculant de l'endroit du sol d'où sortait une vapeur noire +et épaisse;--évêque, quelle est cette magie?</p> + +<p>--Seigneur, mon Dieu! vous avez entendu la voix de votre serviteur +indigne,--dit Cautin en joignant les mains et se mettant à genoux,--vous +voulez vous manifester aux yeux de ce barbare... Tu demandes où est +l'enfer? Regarde à tes pieds; vois ce gouffre, vois cette mer de flammes +prête à l'engloutir...</p> + +<p>Et l'une des dalles de la mosaïque s'enfonçant sous le sol au moyen d'un +contrepoids, laissa béante une large ouverture d'où s'échappèrent de +grands tourbillons de feu répandant une forte odeur de soufre.</p> + +<p>--La terre s'entr'ouvre,--s'écria le Frank livide de terreur,--du feu! +du feu! sous mes pieds.</p> + +<p>--C'est le feu éternel,--dit l'évêque en se redressant menaçant, tandis +que le comte tombait à genoux cachant sa figure entre ses mains,--ah! tu +demandes où est l'enfer, impie, blasphémateur!</p> + +<p>--Patron, mon bon patron, aie pitié de moi!</p> + +<p>--Entends-tu ces cris souterrains? Ce sont les démons; ils viennent te +chercher. Entends-tu comme ils crient: <i>Neroweg, Neroweg! le fratricide! +Viens à nous! Caïn, tu es à nous!</i></p> + +<p>--Ces cris sont affreux... Mon bon père en Christ, prie le Seigneur de +me pardonner!</p> + +<p>--Ah! te voilà à genoux, pâle, éperdu, les mains jointes, les yeux +fermés par l'épouvante... Demanderas-tu encore où est l'enfer?</p> + +<p>--Non, non, évêque, saint évêque Cautin; absous-moi de la mort de mon +frère, tu auras ma prairie, mes vingt sous d'or...</p> + +<p>--Et l'esclave?</p> + +<p>--Et ma petite esclave blonde.</p> + +<p>--J'ai là une charte de donation préparée... Tu vas faire venir un de +tes leudes comme témoin. Mon témoin à moi sera cet ermite, afin que la +donation soit en règle et selon l'usage.</p> + +<p>--Oui, oui, mais aie pitié de moi... Si ces dénions allaient +m'emporter... Comme ils m'appellent! Renvoie-les! renvoie-les donc, mon +bon patron, qu'ils ne m'entraînent pas en enfer, moi ton fils en Christ!</p> + +<p>--Ils t'emporteraient si tu manquais à ta promesse.</p> + +<p>--Je la tiendrai... Oh! je la tiendrai...</p> + +<p>--Puisque tu ne doutes plus de la puissance du Seigneur,--reprit +l'évêque en frappant de nouveau du pied sur le plancher,--relève-toi, +comte, ouvre les yeux, le gouffre de l'enfer est refermé (la dalle en +remontant avait repris sa place). Ermite, apporte ce parchemin et ce +qu'il faut pour écrire. Tu seras mon témoin.</p> + +<p>--Je ne serai pas témoin de cette fourberie sacrilége,--répondit en +latin l'ermite laboureur.--Je t'exposerais à la fureur de ce barbare en +lui dévoilant cette pillerie, il te tuerait, et je ne veux pas voir ton +sang couler... mais, prends garde, prends garde... tu domines par la +ruse et la terreur les seigneurs stupides et féroces; moi je domine, par +l'amour que je leur porte, les opprimés et ceux qui souffrent. Prends +garde; ceux-là sont nombreux.</p> + +<p>--Voudrais-tu exciter une rébellion contre moi? Serais-tu capable +d'abuser du grand empire que tu possèdes sur le populaire? toi que j'ai +accueilli ici comme un hôte bien venu? sans savoir pourtant si ton +évêque t'avait permis de sortir de son diocèse<a href="#K1"><sup class="sml">K</sup></a>.</p> + +<p>--Demain, avant de continuer ma route, je te dirai ce que j'attends de +toi...</p> + +<p>Cautin, à qui l'ermite laboureur imposait, frappa sur un timbre pendant +que le comte, toujours agenouillé, tremblant de tous ses membres, +essuyait la sueur glacée qui coulait de son front. À l'appel de +l'évêque, le chambrier parut; le saint homme lui dit tout bas en latin:</p> + +<p>--L'enfer a été très-satisfaisant... Qu'on éteigne le feu!</p> + +<p>Et il ajouta tout haut:</p> + +<p>--Commande à l'un des leudes du comte de venir ici... Tu +l'accompagneras.</p> + +<p>Le chambrier sorti, l'évêque s'adressant au Frank toujours agenouillé:</p> + +<p>--Tu as cru, et tu te repens... Relève-toi! Mais prends garde de manquer +à ta parole...</p> + +<p>--Mon bon patron, je ne me relèverai pas que tu ne m'aies promis une +chose...</p> + +<p>--Quoi donc?</p> + +<p>--J'ai peur de retourner cette nuit à mon burg; les démons viendraient +peut-être me prendre sur la route... Je suis épouvanté... garde-moi +cette nuit à ta villa.</p> + +<p>--Tu seras mon hôte jusqu'à demain; mais ta petite esclave, tu devais me +l'envoyer dès ton arrivée... chez toi?</p> + +<p>--Tu la veux cette nuit?... la petite esclave?</p> + +<p>--Je l'ai promise à mon évêchesse, autrefois ma femme selon la chair, +aujourd'hui ma soeur en Dieu. Elle a besoin d'une toute jeune fille pour +son service; je lui ai promis celle-ci... et plus tôt elle l'aura, plus +tôt elle sera contente.</p> + +<p>--Ainsi, patron,--dit le comte en se grattant l'oreille,--tu la veux +absolument ce soir, la petite esclave?</p> + +<p>--Oserais-tu maintenant te dédire?... Te crois-tu déjà si loin de +l'enfer?</p> + +<p>--Non, oh! non, patron... ne te fâche pas; un de mes leudes va monter à +cheval; il ira chercher la petite esclave et la ramènera ici en +croupe...</p> + +<p>La charte de donation, validée selon l'usage par l'inscription du +témoignage du chambrier de l'évêque et du leude, portait que Neroweg, +comte du roi d'Auvergne en la ville de Clermont, donnait en rémission de +ses péchés à l'église, représentée par Cautin, évêque de cette ville, +cent arpents de prairie, vingt sous d'or, et une esclave filandière, +âgée de quinze ans, nommée Odille. Après quoi l'évêque, au nom du Père, +du Fils et du Saint-Esprit, donna au comte frank l'absolution de son +fratricide et trois grands coups à boire pour le réconforter.</p> + +<p>--Sigefrid,--dit le comte au leude en étouffant un dernier soupir de +regret,--sois bon compagnon; va au burg; tu prendras en croupe la petite +Odille la filandière, et tu la rapporteras ici.</p> + +<hr class="short"> + +<p>Les Vagres sont arrivés non loin de la villa épiscopale.</p> + +<p>--Ronan, les portes sont solides, les fenêtres élevées, les murailles +épaisses... Comment entrer chez l'évêque?--dit le Veneur.</p> + +<p>--Tu nous a promis de nous conduire au coeur de la maison... moi, j'irai +droit au coeur de l'évêchesse.</p> + +<p>--Frères, voyez-vous à quelques pas, au pied de la montagne, ce petit +bâtiment entouré de colonnes?</p> + +<p>--Nous le voyons... la nuit est claire.</p> + +<p>--Ce bâtiment était autrefois une salle de bains d'eaux thermales, dont +la source chaude venait de ces montagnes... De la villa où nous allons, +on se rendait à ces thermes par un long souterrain. L'évêque a fait +détourner la source, et le bâtiment il l'a changé en une chapelle +consacrée au grand <i>Saint-Loup</i>... Or, mes bons Vagres, par le +souterrain nous entrerons au coeur de la villa épiscopale sans trouer de +murailles, sans briser portes ou fenêtres... Si j'ai promis, ai-je tenu?</p> + +<p>--Comme toujours, Ronan... tu as promis, tu as tenu.</p> + +<p>On entre dans les anciens thermes changés en chapelle; il y fait noir, +très-noir... Une voix sort de l'ombre:</p> + +<p>--C'est toi, Ronan?</p> + +<p>--Moi et les miens... Marche, Simon, bon serviteur de la villa +épiscopale... marche, Simon, nous te suivons...</p> + +<p>--Il faut attendre.</p> + +<p>--Pourquoi?</p> + +<p>--Le comte Neroweg est encore chez l'évêque avec ses leudes.</p> + +<p>--Tant mieux... un renard et un sanglier, la chasse sera belle!</p> + +<p>--Le comte a dans la villa vingt-cinq leudes bien armés.</p> + +<p>--Nous sommes trente... c'est quinze Vagres de trop pour une telle +attaque... Marche, Simon, nous te suivons.</p> + +<p>--Le passage n'est pas encore libre.</p> + +<p>--Pas libre? ce passage souterrain qui conduit d'ici dans la salle du +festin?...</p> + +<p>--L'évêque a fait préparer ce soir un miracle pour effrayer le comte +Frank et lui faire peur de l'enfer. Deux clercs ont apporté, sous la +salle du festin, des bottes de paille, des fagots et du soufre... Ils +doivent ensuite y mettre le feu en poussant des cris endiablés et +souterrains... Après quoi, une des dalles de la mosaïque s'abaissera +sous le sol, par un contrepoids, comme autrefois elle s'abaissait +lorsqu'on voulait passer par le souterrain qui conduit à ces thermes.</p> + +<p>--Et le Frank stupide, croyant voir béante une des bouches de l'enfer, +fera au saint homme une donation jusqu'ici refusée?</p> + +<p>--Tu as deviné, Ronan; il faut donc attendre que le miracle soit joué; +le comte parti, la villa silencieuse, toi et les tiens, vous vous y +introduirez.</p> + +<p>--À moi l'évêchesse!</p> + +<p>--À nous le coffre fort, les vases d'or et d'argent! à nous les sacs +gonflés de monnaie... et largesse, largesse au pauvre monde qui n'a pas +un denier!</p> + +<p>--À nous le cellier, les outres pleines, les sacs de blé... à nous les +jambons, les viandes fumées! Largesse, largesse au pauvre monde qui a +faim!...</p> + +<p>--À nous le vestiaire, les belles étoffes, les chauds vêtements, et +largesse, largesse au pauvre monde qui a froid...</p> + +<p>--Et puis à feu et à sac la villa épiscopale!</p> + +<p>--Liberté aux esclaves!</p> + +<p>--Nous emmenons de pauvres filles qui nous suivront gaiement!</p> + +<p>--Et vive le mariage en Vagrerie,--dit Ronan, puis il chanta ainsi:</p> + +<p>«Mon père était Bagaude, moi, je suis Vagre et né sous la verte +feuillée, comme un oiseau de mai...</p> + +<p>»Où est ma mère?</p> + +<p>»Je n'en sais rien...</p> + +<p>»Un Vagre n'a pas de femme: le poignard d'une main, la torche de +l'autre, il va de burg en villa épiscopale enlever femmes ou concubines +à leur comte ou à leur évêque, et emmène ces charmantes au fond des +bois...</p> + +<p>»Elles pleurent d'abord et rient ensuite... Le joyeux Vagre est +amoureux, et dans ses bras robustes ces belles chéries oublient bientôt +le cacochyme évêque ou le duc hébêté!...»</p> + +<p>--Vive le mariage en Vagrerie!</p> + +<p>--Tu es en belle humeur, Ronan...</p> + +<p>--Nous allons mettre à sac la maison d'un évêque, vieux Simon!</p> + +<p>--Tu seras pendu, brûlé, écartelé...</p> + +<p>--Ni plus ni moins qu'Aman et Aëlian, nos prophètes, Bagaudes en leur +temps comme nous Vagres en le nôtre... Mais le pauvre monde dit: Bon +Aëlian! bon Aman!... puisse-t-il dire un jour: Bon Ronan!... je mourrai +content, vieux Simon...</p> + +<p>--Toujours vivre au fond des bois...</p> + +<p>--La verdure est si gaie!</p> + +<p>--Au fond des cavernes...</p> + +<p>--Il y fait chaud l'hiver, frais l'été.</p> + +<p>--Toujours l'oreille au guet, toujours par monts et par vallées... +toujours errer sans feu ni lieu...</p> + +<p>--Mais vivre toujours libres, vieux Simon... libres! libres! au lieu de +vivre esclaves sous le fouet d'un maître frank ou d'un évêque! Viens +avec nous, Simon...</p> + +<p>--Je suis trop vieux!</p> + +<p>--Ne hais-tu pas ton seigneur, le saint homme Cautin?</p> + +<p>--Autrefois j'étais jeune, riche, heureux; les Franks ont envahi la +Touraine, mon pays natal; ils ont égorgé ma femme après l'avoir violée; +ils ont brisé sur les murailles la tête de ma petite fille; ils ont +pillé ma maison; ils m'ont vendu comme esclave, et de maître en maître, +je suis tombé entre les mains de Cautin... J'ai donc sujet d'exécrer les +Franks; mais j'exècre, s'il se peut, davantage encore les évêques +gaulois, qui nous tiennent, nous Gaulois, en esclavage!</p> + +<p>--Qui va là?--s'écria Ronan, en voyant au dehors, et dans l'ombre, une +forme humaine rampant à deux genoux, et s'approchant ainsi de la porte +de la chapelle.--Qui va là?</p> + +<p>--Moi, Félibien, esclave ecclésiastique de notre saint évêque.</p> + +<p>--Pauvre homme, pourquoi marcher ainsi à genoux?</p> + +<p>--C'est un voeu... Je viens ainsi de ma hutte à genoux... sur les +cailloux du chemin pour prier Loup, le grand Saint-Loup, à qui est +dédiée cette chapelle. Je viens ainsi de nuit afin d'être de retour dès +l'aube à l'heure du labeur, car ma hutte est loin d'ici...</p> + +<p>--Frère, pourquoi t'infliger ce supplice à toi-même? N'est-ce pas assez +déjà de te lever avec le soleil, et le soir de te coucher sur ta paille, +brisé de fatigue?</p> + +<p>--Je viens à genoux prier Saint-Loup, le grand Saint-Loup, de demander +au Seigneur de longs et fortunés jours pour notre saint évêque Cautin, +de qui je suis esclave laboureur.</p> + +<p>--Ton maître! un saint?... ce fainéant qui t'écrase de travail, comme le +meunier sous sa meule écrase le blé nourricier pour en tirer la +farine... Quoi! demander de longs jours pour ton maître, c'est demander +d'allonger la lanière du fouet des surveillants qui te rouent de coups +si tu bronches.</p> + +<p>--Bénis soient leurs coups! Plus on souffre ici-bas, plus l'on est +heureux dans le paradis...</p> + +<p>--Mais le blé que tu sèmes, ton évêque le mange; le vin que tu foules, +il le boit; les habits que tu tisses, il s'en revêt... te voici hâve, +affamé, presque nu sous tes haillons!...</p> + +<p>--Je voudrais manger les excréments des porcs, boire leur urine, me +vêtir d'épines, qui déchireraient ma peau jusqu'aux veines, mon bonheur +en serait plus grand dans le paradis...</p> + +<p>--Dis-moi, pauvre frère... le Seigneur a créé le froment, le raisin, le +miel, les fruits, le lait, la douce toison des brebis... est-ce pour que +sa créature se nourrisse d'ordures et se vêtisse d'épines? réponds, mon +pauvre frère?...</p> + +<p>--Tu n'es qu'un impie!</p> + +<p>--Écoute-moi sans colère... Voyons: pendant que du fond de ta misère, de +ta fange et de ton ignorance, tu aspires au paradis de là-haut! est-ce +que ton évêque ne se fait pas, lui, en ce monde un paradis? est-ce que +seul il ne jouit pas des biens du créateur? Tu le sais, les greniers de +ton maître regorgent de pur froment; ses étables sont pleines de +troupeaux gras; ses viviers, de poissons; son cellier, de vins vieux; +ses volières, d'oiseaux délicats; il chasse en forêt la succulente +venaison; il chasse en plaine le fin gibier... après quoi il godaille, +ripaille, dit sa messe et courtise ta femme, ta fille ou ta soeur...</p> + +<p>--Mensonge!... mon seigneur et évêque ne peut faillir...</p> + +<p>--Pauvre frère!... cela ne te révolte pas, de voir les Franks maîtres +implacables de cette belle Auvergne, qu'ils nous ont larronnée? de cette +riche Auvergne, où tes pères, aujourd'hui esclaves et dépouillés de +leurs biens, vivaient jadis heureux et libres, cultivant les champs +paternels?</p> + +<p>--Mon évêque m'a commandé d'obéir aux Franks et à leurs rois comme à +lui-même... Puisque leurs rois sont fils soumis de l'Église, le mal +qu'ils nous font, l'esclavage qu'ils nous imposent, sont des épreuves +que le Seigneur Dieu nous envoie, et il faut les bénir à coeur joie ces +épreuves; plus elles nous sont cruelles, plus elles nous sont méritoires +pour notre salut...</p> + +<p>--Mais, pauvre frère, ces épreuves d'asservissement, de faim, de froid, +de labeur écrasant, de misère affreuse, que, pour ton salut, te prêche +ton évêque, à son profit, est-ce qu'il les subit, lui, ces dures peines? +ne vit-il pas, comme nos conquérants, dans la fainéantise, la mollesse +et l'abondance?</p> + +<p>--Arrière... tu veux me tenter, Satan! laisse-moi prier... Je fermerai +les yeux, je boucherai mes oreilles. Saint évêque Loup! grand +Saint-Loup! protégez-moi contre ce païen, qui outrage notre bon évêque +Cautin!</p> + +<p>--Pauvre créature! méchamment hébêtée, avilie, dégradée par les +prêtres... c'est une tendre pitié que tu m'inspires!--dit Ronan.</p> + +<p>--Et voilà pourtant ce que les évêques ont fait de ce fier peuple +gaulois! lui, jadis l'orgueil du monde, il se courbe aujourd'hui, lâche +et tremblant, devant une poignée de barbares!...</p> + +<p>--Tu dis vrai, Ronan; presque tous les esclaves sont, comme ce +malheureux, tombés dans un lâche hébêtement... le mal gagne de jour en +jour... Ah! c'en est fait de la vieille Gaule... les Franks lui voleront +jusqu'à son nom...</p> + +<p>--S'il en est ainsi, moi, Ronan! par la torche de l'incendie! par l'épée +du massacre, par l'ivresse de l'orgie! je le jure! je le jure! tant +qu'il restera une femme, une tonne, un château, nous, Gaulois déshérités +de tout... jusqu'à notre nom! nous danserons à travers les flammes, nous +boirons sur des ruines, nous ferons l'amour sur la cendre des palais et +des églises!...</p> + +<p>Et Ronan se mit à chanter le refrain des Vagres:</p> + +<p>«Les Franks nous appellent <i>Hommes errants</i>, <i>Loups</i>, <i>Têtes de +loups</i>... Vivons en loups, vivons en joie... l'été, sous la verte +feuillée; l'hiver, dans les chaudes cavernes...»</p> + +<p>--Allons, Simon, le miracle de l'évêque doit être joué.</p> + +<p>--Oui... d'ailleurs je marcherai seul à distance de vous dans le +souterrain... Si je vois de loin de la clarté, je viendrai vous avertir.</p> + +<p>--Mais cet esclave, qui est là marmottant à genoux ses patenôtres au +grand Saint-Loup?</p> + +<p>--La foudre tomberait à ses pieds qu'il ne bougerait point... il s'en +ira comme il est venu... sur ses deux genoux.</p> + +<p>--Allons, vieux Simon, plaignons ce pauvre homme, et surtout pendons +l'évêque... Marche, Simon.</p> + +<p>--Suis-moi, Ronan.</p> + +<p>Et les Vagres, conduits par l'esclave ecclésiastique, disparurent dans +le souterrain qui, de ces anciens thermes, aboutissait à la villa +épiscopale, tous chantant à demi-voix:</p> + +<p>«Le joyeux Vagre n'a pas de femme: le poignard d'une main, la torche de +l'autre, il va de burg en maison épiscopale enlever les femmes des +comtes et des évêques, et emmène ces charmantes au fond des bois...»</p> + +<hr class="short"> + +<p>Que faisaient donc le prélat et le comte, pendant que les Vagres +s'introduisaient dans le souterrain de la villa épiscopale?... Ce qu'ils +faisaient?... ils buvaient coup sur coup; le leude du comte était +retourné au burg chercher l'esclave... En l'attendant, l'évêque Cautin, +chafriolant de posséder enfin la jolie fille qu'il convoitait depuis +longtemps, s'était remis à table. Neroweg, toujours tremblant et presque +ivre de vin et de frayeur, croyant l'enfer sous ses pieds, aurait voulu +quitter la salle du festin; il n'osait, se croyant protégé par la sainte +présence de l'évêque contre les attaques du diable. En vain l'homme de +Dieu engageait son hôte à vider encore une coupe, le comte repoussait la +coupe de sa main, roulant autour de lui ses petits yeux d'oiseau de +proie effaré.</p> + +<p>L'ermite laboureur, comme d'habitude, rêvait ou observait en silence...</p> + +<p>--Qu'as-tu donc?--dit l'évêque au comte,--tu es triste, tu ne bois +plus... Tout à l'heure fratricide, tu es maintenant, de par mon +absolution, blanc comme neige... déride-toi donc; ta conscience +n'est-elle pas nette? réponds donc... M'aurais-tu caché quelque autre +crime?... le moment serait mal choisi... tu l'as vu, l'enfer n'est pas +loin...</p> + +<p>--Tais-toi, patron... tais-toi... je me sens si faible, que je ne +porterais pas un chevreuil sur mes épaules, moi qui porterais un +sanglier... N'abandonne pas ton fils en Christ! toi, qui peux conjurer +les démons, je ne te quitterai pas d'ici au jour...</p> + +<p>--Tu me quitteras pourtant tout à l'heure, lorsque la petite esclave +sera venue; il faudra que je la conduise au gynécée de Fulvie, autrefois +ma femme selon la chair, aujourd'hui ma soeur en Dieu.</p> + +<p>--Aussi vrai qu'un de mes aïeux s'appelait l'<i>Aigle terrible</i> en +Germanie, je ne te quitterai pas plus que ton ombre...</p> + +<p>--Un des aïeux de ce Neroweg se nommait l'<i>Aigle terrible</i> en +Germanie... la rencontre est étrange,--pensait l'ermite...--Ainsi nos +deux races ennemies, Franke et Gauloise, se sont rencontrées, se +rencontrent... se rencontreront peut-être encore à travers les âges...</p> + +<p>--Bon patron,--dit Neroweg,--d'ici au jour, je ne te quitterai pas plus +que ton ombre.</p> + +<p>--Comte, prends garde... ta terreur me prouve que ton âme n'est pas +tranquille... avoue-le, tu ne m'as pas tout dit?</p> + +<p>--Si, si, je t'ai tout dit.</p> + +<p>--Dieu le veuille, pour le salut de ton âme... Mais déride-toi donc... +tiens, parlons un peu de chasse... comme toi, je suis fin veneur; cette +conversation t'égayera... Et à propos de chasse, un reproche.</p> + +<p>--À moi?</p> + +<p>--À toi ou à tes esclaves forestiers... L'autre jour ils sont venus +lancer trois cerfs au milieu des bois de l'Église... tu sais, dans +l'enceinte touchant à ce bout de ta forêt, séparé du restant de tes +domaines par la rivière?</p> + +<p>--Si mes esclaves forestiers ont lancé des cerfs chez toi, tes esclaves +en lanceront une autre fois chez moi: nos bois ne sont séparés que par +une route.</p> + +<p>--C'est dommage... notre limite à tous deux devrait être la rivière.</p> + +<p>--Il me faudrait pour cela t'abandonner les cinq cents arpents de bois +qui sont en delà de la rivière.</p> + +<p>--Est-ce que tu y tiens beaucoup à ce bout de forêt? elle est bien +chétive en cet endroit-là...</p> + +<p>--Chétive! il y a des chênes de vingt coudées, et c'est la partie la +plus giboyeuse de mes biens...</p> + +<p>--Tu vantes ton domaine, c'est ton droit; mais, dans ton intérêt même, +tu serais mieux et plus sûrement limité, si tu l'étais par la rivière, +et si tu te débarrassais de ces mauvais cinq cents arpents qui touchent +à mes terres..</p> + +<p>--Pourquoi me parles-tu de mes bois? je n'ai plus d'absolution à te +demander... entends-tu, évêque?</p> + +<p>--Non... tu as tué une de tes femmes, une de tes concubines, et ton +frère Ursio... tu as expié ces crimes en douant l'Église: tu es +absous... Cependant... et cela me revient seulement maintenant à +l'esprit, cependant nous n'avons pas songé à une chose...</p> + +<p>--À laquelle, patron?</p> + +<p>--Ta quatrième femme Wisigarde a péri par tes mains de mort violente; +elle n'a pas reçu en mourant l'assistance d'un prêtre... son âme est en +peine, il se pourrait qu'elle vînt te tourmenter la nuit sous figure de +fantôme effrayant, jusqu'à ce que tu aies tiré de peine cette pauvre +âme...</p> + +<p>--Comment la tirer de peine?</p> + +<p>--Par des prières que dirait un prêtre du Seigneur.</p> + +<p>--Je ne suis pas prêtre, moi!</p> + +<p>--Mais je le suis, moi!</p> + +<p>--Alors, patron, dis-les, ces prières, pour cette âme en peine.</p> + +<p>--Soit... Durant vingt ans, il sera dit à l'autel des prières pour l'âme +de Wisigarde, à condition que tu m'abandonneras ce bout de forêt, séparé +de ton domaine par la rivière...</p> + +<p>--Encore donner à ton Église... donner toujours... toujours donner!...</p> + +<p>--Libre à toi de préférer être tourmenté la nuit par des fantômes +livides et sanglants...</p> + +<p>Le Frank regarda l'évêque d'un oeil défiant et irrité; puis il reprit +avec un courroux concentré:</p> + +<p>--Gaulois rapace, tu veux donc me prendre pièce à pièce la part de +conquêtes que nos rois nous ont donnée, à mon père et à moi, en bénéfice +héréditaire? Doter encore ton Église! je doterais plutôt le diable!...</p> + +<p>--Dote-le donc... le voici!!--dit une grosse voix qui semblait sortir +des entrailles de la terre.</p> + +<p>Au son de cette voix, l'ermite se leva surpris, l'évêque se renversa sur +le dossier de son siége, se signa brusquement; puis, réfléchissant, il +dit en latin:</p> + +<p>--C'est mon chambrier; il était resté là-dessous... le tour est gai... +il vient à point...</p> + +<p>Le comte, lui, frappé de terreur, se croyant poursuivi par le démon en +personne, avait poussé un grand cri, s'enfuyant éperdu de la salle du +festin, et manquant de renverser le leude, qui en ce moment entrait, +poussant devant lui une jeune fille, en disant:</p> + +<p>--Voici la petite esclave, Odille, la filandière.</p> + +<p>L'évêque en rut oublia tout pour courir vers la pauvrette; mais au +moment où il s'élançant pour la saisir, une main vigoureuse, sortant par +l'ouverture de la dalle abaissée, arrêta le prélat par un pan de sa robe +en lui criant:</p> + +<p>--Luxurieux point ne seras, saint homme de Dieu!!</p> + +<p>Lorsque l'évêque se retourna inquiet de voir qui lui parlait ainsi, il +vit avec effroi Ronan à la tête de ses compagnons, qui, comme lui, +sortirent par l'issue du souterrain, en poussant des cris enragés... +Tous, par plaisante humeur, les joyeux garçons, s'étaient noirci la +figure avec les débris charbonnés des fagots destinés à produire les +<i>flammes de l'enfer</i> et à jouer le miracle.</p> + +<p>À la vue de ces hommes noirs, sortant de dessous terre, et hurlant comme +des damnés, le leude, qui avait amené la petite esclave, crut aussi +qu'ils venaient de l'enfer, et se précipita sur les traces de Neroweg en +criant:</p> + +<p>--Les démons! les démons!...</p> + +<p>Le comte, de plus en plus épouvanté, courut à l'écurie, s'élança sur son +cheval, et à toute bride s'éloigna de la villa épiscopale; ses leudes +l'imitèrent, sautèrent sur leurs montures, abandonnant leurs armes dans +la salle du festin, et tous prirent la fuite en tumulte, répétant avec +épouvante:</p> + +<p>--Les démons! les démons!...</p> + +<hr class="short"> + +<p>La villa épiscopale a été envahie par les Vagres depuis deux heures.</p> + +<p>Qui dit donc une messe de nuit dans la chapelle de l'évêque? les cierges +sont allumés sur l'autel, ni plus ni moins que pour la fête de Pâques; +ils éclairent de leur vive lumière les premiers arceaux: le reste de la +chapelle est noyé d'ombre, jusqu'à la porte voûtée, à travers laquelle +on aperçoit çà et là une lueur rouge, comme celle d'un brasier qui +s'éteint... Quel brasier? celui que formait les débris embrasés de la +villa épiscopale...</p> + +<p>La villa a donc été incendiée par les Vagres? Certes; auraient-ils sans +cela emporté des torches de paille?</p> + +<p>Au milieu du choeur sont entassées pêle-mêle les richesses de l'évêque: +vases d'or et d'argent, saints calices et coupes à boire, boîtes à +Évangiles et plats à manger, patènes et bassins à rafraîchir le vin; +gros sacs de peau éventrés, d'où ruissellent les sous d'or et d'argent; +riches étoffes pourpres et bleues, n'attendant plus que la façon; +fourrures chaudes et rares, noires comme le corbeau, blanches comme la +colombe; et pour trophées, aux quatre coins de ce splendide monceau de +butin, les haches, les boucliers et les piques des leudes fuyards par +peur du diable: or, argent, acier, vives couleurs, tout brille, +fourmille et scintille de ces joyeux miroitements, particuliers aux gros +monceaux de précieux butin, si plaisants à l'oeil d'un Vagre...</p> + +<p>Ils sont donc là, les Vagres? ils sont donc dans la sainte chapelle de +la villa épiscopale?</p> + +<p>Oui, les voici réunis dans ce lieu sacré dont ils ont fait leur +magasin...</p> + +<p>Et que font-ils là?</p> + +<p>Ma foi! ils font ce que font les Vagres après avoir bu, ravagé, pillé: +les uns ronflent et cuvent leur ivresse sur les marches de l'autel, les +autres, se balançant sur leurs jambes avinées, se délectent en regardant +amoureusement leur gros tas de butin, ces richesses, qu'ils vont semer +sur leur route, et qui feront tant d'heureux; car les Vagres de Ronan +surtout sont fidèles à ces commandements... saints commandements en +Vagrerie:</p> + +<p>«Prenons aux riches, donnons aux pauvres... Vagre qui garde un sou pour +le lendemain n'est plus un Vagre, un <i>Loup</i>, une <i>Tête de loup</i>, un +<i>Homme errant</i>... Toujours il partage son butin de la veille entre les +pauvres gens pour avoir à piller de nouveau évêques renégats! Franks +pillards et oppresseurs de la vieille Gaule!»</p> + +<p>Et ces autres Vagres, appuyés debout aux fûts des colonnes, ou assis sur +les marches de l'autel, à côté des ronfleurs, leurs regards sont aussi +fermes que leurs jambes, n'ont-ils donc point aussi goûté, ceux-là, aux +vins vieux de la villa épiscopale?</p> + +<p>Ceux-là ils en ont bu deux fois, dix fois plus que les autres (et Ronan +est de ce nombre); mais ce sont des Vagres aguerris, rudes compères, +qui vous vident une outre d'un trait, et marchent sans broncher sur une +poutre à travers l'incendie qu'ils ont allumé dans le burg d'un Frank ou +dans la villa d'un évêque... Et ces hommes, à tête rasée, hâves, vêtus +de haillons, ces femmes? non moins misérables, mais dont quelques-unes +sont jolies, très-jolies; les uns et les unes ont l'air aussi gai, aussi +aviné que les Vagres, que sont-ils, ces hommes et ces femmes?</p> + +<p>Ce sont des esclaves de l'Église, joyeux d'avoir leur jour de justice et +de vengeance... Mais d'autres esclaves en grand nombre ont fui dans les +champs, craignant de voir le feu du ciel tomber sur les Vagres, assez +sacriléges pour mettre à sac et à feu la maison de leur seigneur évêque.</p> + +<p>Que fait donc Ronan, se prélassant au banc épiscopal, où il est assis, +revêtu des habits sacerdotaux et coiffé du bonnet de fourrure, que le +comte Neroweg a laissé dans la salle du festin en fuyant éperdu? Quatre +Vagres assistent Ronan... étranges clercs! plaisants diacres! Parmi eux +se trouve Dent-de-Loup, ce géant, dont un cercle de tonne ne mesurerait +pas la ceinture.</p> + +<p>--Frères, sommes-nous tous ici?</p> + +<p>--Ronan, il ne manque que le Veneur; au plus fort de l'incendie, il a +couru à la porte de l'évêchesse... et l'un des nôtres l'a vu ensuite +traverser les flammes, courant vers le jardin, emportant dans ses bras +cette belle femme évanouie.</p> + +<p>--Sans doute il la fait revenir à elle... Or, pendant qu'on ranime +l'évêchesse, si nous jugions l'évêque?...</p> + +<p>--Bien dit, Ronan.</p> + +<p>--Le saint homme a souvent jugé du haut du tribunal de la curie, comme +évêque et chef de la cité de Clermont, jugeons-le à son tour.</p> + +<p>--Oui, oui, jugeons l'évêque! jugeons l'évêque!...</p> + +<p>Et les esclaves de l'abbaye criaient plus fort que les Vagres:</p> + +<p>--Jugeons l'évêque!</p> + +<p>--Qu'on l'amène!</p> + +<p>Deux Vagres allèrent quérir le saint homme de Dieu, jusqu'alors retenu +dans un couloir voisin. Il fut introduit garrotté, pâle et courroucé, +devant le tribunal de Ronan et de ses clercs en Vagrerie.</p> + +<p>--Seigneur évêque,--lui dit Ronan,--<i>votre charité</i>, <i>votre piété</i>, +<i>votre clarissime pudicité</i> (afin d'employer les titres honorifiques que +vous vous accordez entre vous, saints hommes), <i>votre clarissime +pudicité</i> voudra-t-elle nous dire comment tu t'appelles?</p> + +<p>--Incendiaire! pillard! sacrilége!.. voilà tes noms à toi... Je te damne +et t'excommunie, ainsi que ta bande, dans ce monde et dans l'autre, où +vous subirez pour vos forfaits les peines éternelles!</p> + +<p>--Ta <i>clarissime charité</i> répond à ma question par des injures... Or, +puisque ta clarissime humilité refuse de dire ton nom, ton nom, le +voici: Tu t'appelles Cautin...</p> + +<p>--Puisse mon nom te brûler la langue!</p> + +<p>--Pauvres esclaves de l'abbaye,--ajouta Ronan en s'adressant à +eux,--quels reproches faites-vous à votre évêque?</p> + +<p>--Il nous écrase de travaux de l'aube au soir, et souvent la nuit.</p> + +<p>--Pour nourriture, il nous donne une poignée de fèves.</p> + +<p>--Il nous laisse sous ces haillons, et dans nos huttes de boue +effondrées la cabane des porcs nous fait envie.</p> + +<p>--Nos moindres fautes sont punies du fouet.</p> + +<p>--Nous autres, jeunes femmes du gynécée de l'évêchesse, il abuse de nous +par la menace... Quelle résistance peut faire l'esclave? elle se soumet +en frissonnant... et pleure...</p> + +<p>--J'ai dit ce que j'ai dit,--ajouta le vieux Simon, l'introducteur des +Vagres dans la villa.--Qu'un Frank nous asservisse et nous accable de +misères... conquérant, il use de sa force; mais que des évêques, Gaulois +comme nous, se joignent à ce Frank pour nous asservir et partager avec +lui nos dépouilles... je l'ai dit et je le dis, c'est le crime des +prêtres de l'Église catholique, apostolique et romaine, comme ils +s'appellent... Joug pour joug, j'aurais préféré celui de la Rome des +empereurs; c'était une franche guerre: soldat contre soldat, épée contre +épée; mais j'ai horreur et dégoût du joug de la Rome des papes, cette +Église qui nous opprime par la fourberie, par l'hébêtement, et qui, +reniant la patrie, la liberté, nos gloires passées, abrutit et châtre +notre virile race gauloise... Ah! nos anciens prêtres, nos druides +vénérés, ne s'alliaient pas ainsi lâchement aux Romains conquérants de +la Gaule... Non, non, le glaive d'une main, une branche de gui de +l'autre, donnant les premiers le signal de la sainte guerre contre +l'étranger, ils soulevaient les populations en armes avec ces deux seuls +mots: Patrie et liberté!! Alors surgissaient du grand flot populaire: le +<i>chef des cent vallées</i>! <i>Sacrovir!</i> <i>Vindex!</i> <i>Marik!</i> <i>Civilis!</i> et +Rome tremblait au Capitole... Mais où sont-ils nos druides vénérés? Où +ils sont?... Allez au fond des forêts, vous trouverez leurs os calcinés +par le feu sous les ruines de leurs temples renversés par les prêtres +catholiques. Où ils sont, nos druides? demandez-le aux bourreaux des +cités gouvernées par les évêques... Hélas! avec les druides, est morte +l'indépendance de la Gaule!... les évêques et les Franks lui +larronneront jusqu'à son nom!... Je vous l'ai dit, je vous l'ai dit... +Oh! ne me menace pas du poing, toi, mon seigneur, toi, mon évêque... Ce +langage t'étonne dans la bouche d'un pauvre vieux esclave; mais cet +esclave, autrefois libre, autrefois riche, autrefois heureux, avant +d'être ta chose, comme tes boeufs et tes porcs, cet esclave avait acquis +plus de science que tu n'en posséderas jamais, prélat fainéant, cupide +et luxurieux!! Rassure-toi, je ne te ravirai pas ta vengeance; je suis +trop vieux pour courir la Vagrerie... toi, ou ton successeur, vous me +trouverez sur les ruines de ta villa épiscopale, le vieux Simon sera +pendu; mais son dernier mot sera: Malédiction sur les Franks +conquérants, malédiction sur les évêques catholiques... et vive la +vieille Gaule!</p> + +<p>--Évêque,--reprit Ronan,--ta clarissime véracité a-t-elle quelque chose +à répondre aux accusations de tes esclaves et aux paroles du vieux +Simon?</p> + +<p>--Ce sont eux, les scélérats maudits, les sacriléges, qui auront à +répondre au terrible jour du jugement... Après quoi, ils grinceront des +dents pour l'éternité... ainsi que toi, vieux Simon, abominable +païen!... Quoi! tu oses glorifier dans ce saint lieu le nom abhorré des +druides, ces prêtres de Mammon, qui sont au fin fond des enfers parmi +les âmes que leur exécrable idolâtrie a perdues!</p> + +<p>--Donc, évêque, ta clarissime pureté de conscience ne trouve rien autre +chose à expectorer que des injures, toujours des injures?</p> + +<p>--Et fasse à l'instant le Seigneur que ces injures soient autant de +lames ardentes qui vous percent le ventre, maudits!</p> + +<p>--Soit! que ta clarissime sainteté nous régale d'un miracle, dût-il nous +percer le ventre, en attendant ce prodige... Voici ce dont je t'accuse, +moi, Ronan: tu convoitais les biens d'un de tes prêtres, nommé +<i>Anastase</i>, il a refusé de te les abandonner, tu l'as par ruse attiré +chez toi, à Clermont, puis tu l'as fait saisir, garrotter et enfermer +tout vivant dans un sépulcre avec un mort en putréfaction<a href="#L1"><sup class="sml">L</sup></a>. Ta +clarissime charité ose-t-elle nier ceci?</p> + +<p>--Plaisant concile que celui de ces scélérats pour m'interroger, moi, +évêque!</p> + +<p>--Tu ne nies pas? Poursuivons, ta clarissime pauvreté dans sa rage +d'augmenter ses richesses en larronnant autrui, a imaginé ce soir, sous +prétexte de miracle, un vrai tour de bandit: tu as effrontément +dépouillé le comte Neroweg en l'épouvantant au nom du diable... +moyennant un fagot, deux bottes de paille, et un denier de soufre... +Cedit miracle, peu coûteux, t'a beaucoup trop rapporté... Dépouiller un +Frank, c'est justice en Vagrerie, nous n'en faisons point d'autres; mais +si les Vagres se gaudissent à piller nos conquérants, c'est pour convier +le pauvre monde au régal de ces pilleries... Toi, tu voles le voleur +pour t'enrichir... ceci, en Vagrerie, est un très-damnable péché... +Autre iniquité: tu as absous ce comte fratricide pour obtenir la +jouissance d'une jeune esclave, une enfant de quinze ans au plus, je +l'ai vue; or, en Vagrerie, cette luxure épiscopale est encore un +très-damnable péché... je dois en avertir ta clarissime pudicité.</p> + +<p>Puis, s'adressant aux Vagres, Ronan ajouta:</p> + +<p>--Où est la petite esclave?</p> + +<p>--Ici près, dans un réduit; elle avait grand'frayeur de nous et de +l'incendie... nous l'avons doucement portée sur un matelas, elle est là, +pleurante.</p> + +<p>--Amenez-la.</p> + +<p>La jeune esclave fut amenée.</p> + +<p>Ronan disait vrai: lui donner quinze ans, à cette enfant, c'était +peut-être la vieillir... Ses blonds cheveux, séparés en deux longues +tresses épaisses, tombaient à ses pieds, nus comme ses bras et ses +épaules: le leude brutal, en allant la quérir au burg, lui avait à peine +donné le temps de se vêtir pour l'emporter sur son cheval. Aussi, en +présence des Vagres, quelle frayeur suppliante se lisait dans les grands +yeux bleus de la pauvre petite créature, encore toute tremblante... Sa +course nocturne en croupe du guerrier frank, l'incendie de la villa +épiscopale, l'aspect étrange des Vagres... que de sujets d'effroi pour +elle! Ses joues avaient dû autrefois être rondes et roses; mais elles +étaient devenues pâles et creuses: cette figure enfantine, empreinte de +souffrance, faisait mal à voir... Ronan, malgré lui, ne la quittait pas +des yeux, aussi lorsque cette jeune esclave entra dans la chapelle, lui, +toujours joyeux, se sentit attristé, sa voix même s'émut lorsqu'il lui +dit doucement:</p> + +<p>--Ton nom, mon enfant?</p> + +<p>--On m'appelle Odille.</p> + +<p>--Où es-tu née?</p> + +<p>--Loin d'ici... dans l'une des hautes vallées du Mont-d'Or.</p> + +<p>--Quel âge as-tu?</p> + +<p>--Ma mère me disait ce printemps: Odille, voilà quatorze ans que tu fais +la joie de ma vie.</p> + +<p>--Comment es-tu devenue l'esclave du comte frank?</p> + +<p>--Mon père est mort jeune... j'habitais dans la montagne avec mon +grand-père, mon frère et ma mère... Nous vivions du produit de notre +troupeau et nous filions la laine; nous n'avions jamais eu d'autre +chagrin que la mort de mon père... Un jour, les Franks sont montés en +armes dans la montagne; ils ont pris notre troupeau, et nous ont dit: +«Nous allons vous emmener au burg de notre comte pour repeupler ses +domaines en esclaves et en bétail.» Mon frère a voulu nous défendre, les +Franks l'ont tué... Ils nous ont liées, ma mère et moi, à la même corde; +ils nous ont poussées devant eux avec notre troupeau... Mon grand-père a +demandé à genoux la grâce de nous suivre; les Franks lui ont dit: «Tu es +trop vieux pour gagner ton pain comme esclave.--Mais, seul, je mourrai +de faim dans la montagne!--Meurs!» lui ont-ils dit, et ils nous ont fait +marcher devant eux... Mon grand-père nous suivait de loin en pleurant; +les Franks l'ont assommé à coups de pierres... Ils ont pris d'autres +esclaves, emmené d'autres troupeaux, tué d'autres gens dans la montagne +quand ils refusaient de les suivre. Ils ont ensuite parcouru la plaine; +ils y ont encore enlevé du monde et des bestiaux. Nous étions cinquante +peut-être, tant hommes que femmes et jeunes filles; les petits +enfants... les Franks les massacraient comme n'étant bons à rien. La +première nuit, nous avons couché dans un bois; les Franks ont fait +violence aux femmes malgré leurs prières... J'ai entendu les sanglots de +ma mère... le soir, on m'avait séparée d'elle... À moi, on ne m'a rien +fait: le chef de ces guerriers me gardait, a-t-il dit, pour le comte. Le +lendemain, nous nous sommes remis en marche, moi, toujours séparée de ma +mère; on a encore tué des gens qui ne voulaient pas suivre... on a +encore pris des esclaves et des troupeaux... et puis on s'est remis en +route pour le burg. Avant d'y arriver, on a passé une seconde nuit dans +les bois. Le chef, qui me réservait pour le comte, me faisait coucher à +côté de son cheval... Au point du jour, nous avons continué notre route; +j'ai des yeux cherché ma mère... le Frank m'a dit: «Elle est morte; deux +guerriers, en se la disputant cette nuit, l'ont tuée.» Moi, j'ai voulu +rester là pour y mourir; mais le chef m'a emportée sur son cheval, et +nous sommes arrivés sur le domaine du comte...</p> + +<p>--Entends-tu, évêque?--dit Ronan,--entends-tu, Gaulois? ce sont les +Franks, tes alliés, qui, dans cette province et dans les autres, +massacrent les vieillards et les enfants comme bouches inutiles et +enlèvent ainsi hommes et femmes de notre race, pour repeupler les terres +de la Gaule que leurs rois ont distribuées à leurs guerriers en nous +dépouillant... Ce sont tes alliés, tes amis, tes fils en Christ et en +Dieu, qui font cela... et tu ordonnes, sous peine de l'enfer, au pauvre +peuple d'obéir à ces pillards, à ces ravisseurs, à ces meurtriers, qui +violentent et tuent les mères sous les yeux de leurs filles. Entends-tu +cela, évêque gaulois?</p> + +<p>--Les Franks respectent les biens de l'Église et les oints du +Seigneur,--s'écria l'évêque Cautin,--ces biens, ces oints sacrés, sur +lesquels vous osez, maudits! porter vos mains impies.</p> + +<p>--Continue,--dit Ronan à la petite esclave,--continue, pauvre enfant!</p> + +<p>--Nous sommes arrivés au burg; le comte m'a fait conduire dans sa +chambre; il s'est jeté sur moi, j'ai voulu lui résister, il m'a donné +des coups de poings sur la figure, j'étais toute en sang<a href="#M1"><sup class="sml">M</sup></a>; la douleur +et l'effroi m'ont fait perdre connaissance, le seigneur comte a abusé de +moi; depuis, j'ai été enfermée avec les autres esclaves dans +l'appartement de sa femme <i>Godigisèle</i>, bien douce femme pour un si +méchant homme; cette nuit, un des leudes est venu me prendre, m'a +emportée sur son cheval; il m'a conduite ici, me disant que je serais +l'esclave du seigneur évêque.</p> + +<p>--Cela t'effraye, pauvre enfant, d'être esclave du seigneur évêque?</p> + +<p>--Ma mère et mes parents ont été tués; je suis esclave, je suis +avilie... tout m'est égal... J'ai essayé de m'étrangler avec mes +cheveux, mais j'ai eu peur... et pourtant je voudrais mourir.</p> + +<p>--Elle a quinze ans... évêque... et tu l'entends?</p> + +<p>--Bénis le Seigneur, chère fille, bénis-le; plus tu souffriras ici-bas, +plus tu te féliciteras là-haut! C'est moi, ton père en Dieu, qui t'en +donne l'assurance.</p> + +<p>--Bien dit, évêque. Donc, je le mettrai sur l'heure à même de pouvoir te +singulièrement féliciter là-haut,--reprit Ronan; puis s'adressant à +l'esclave dont il ne pouvait détacher ses yeux attendris:</p> + +<p>--Assieds-toi là, sur les marches de l'autel, petite Odille... Tu n'as +ici que des amis; ne désespère pas encore.</p> + +<p>L'enfant contempla le Vagre d'un air grandement surpris; il lui parlait +d'une voix douce; elle alla s'asseoir sur les marches de l'autel, et ne +regarda plus que Ronan, n'écouta plus que les paroles de Ronan.</p> + +<p>--Eh! le Veneur! le Veneur!--cria l'un de ces gais compagnons debout +près d'une petite porte de la chapelle donnant sur les jardins de la +villa,--où vas-tu donc ainsi sous la feuillée, ta belle évêchesse au +bras? ne viendra-t-elle pas voir son honnête mari... ce renard pris au +piège, avant d'être pendu?</p> + +<p>--Mes bons seigneurs les Vagres,--dit la voix de l'évêchesse dont on +distinguait à peine la forme svelte et blanche dans le pénombre de +l'arceau de la porte,--longtemps j'ai maudit, longtemps j'ai haï +celui-là qui fut mon mari... Je ne le hais plus, je ne le maudis plus; +le bonheur rend indulgente... Faites-lui grâce comme je lui pardonne. +Lui-même l'a dit: je n'étais plus sa femme... nos liens charnels ont été +brisés... Il me gardait près de lui pour jouir de mes biens... Qu'il en +jouisse... J'aurai du moins mon jour d'amour et de liberté... Viens, mon +beau Vagre... et vive l'amour en Vagrerie!</p> + +<p>--Scélérate impudique! j'avais épousé une Olla... une Oliba... une +Messaline!</p> + +<p>Mais Cautin criait, menaçait en vain; l'évêchesse continuait avec son +Vagre sa promenade sous la feuillée des grands arbres de la villa, +tandis que Ronan disait au saint homme:</p> + +<p>--Tu vas être jugé par ceux que tu as jugés. Pauvres esclaves de +l'Église, que ferons-nous de ce méchant et luxurieux papelard qui +enterre les vivants avec les morts?</p> + +<p>--Qu'il soit pendu!</p> + +<p>--Oui, oui! qu'il soit pendu!</p> + +<p>--Il ne mourra qu'une fois; et notre vie à nous était un long supplice.</p> + +<p>--Sa vie à lui une longue jouissance!</p> + +<p>--Qu'il soit pendu!</p> + +<p>--Que penses-tu de l'idée de ces bonnes gens? À moi, Ronan, elle me +paraît sensée...</p> + +<p>--Et moi, mes frères, je vous dirai, au nom de Jésus de Nazareth, l'ami +des affligés: pardon pour le coupable si sa repentance est sincère.</p> + +<p>Qui parlait ainsi? L'ermite laboureur, jusqu'alors caché dans l'ombre +d'un des arceaux de la chapelle; soudain il parut aux yeux des Vagres et +des esclaves courroucés contre l'évêque.</p> + +<p>--L'ermite laboureur!--s'écrièrent les esclaves avec un touchant +respect,--l'ami des pauvres!</p> + +<p>--Le consolateur de ceux qui pleurent!</p> + +<p>--Que de fois, dans les champs, il a pris la houe d'un de nos +compagnons, épuisé de fatigue, achevant ainsi la tâche du captif, pour +lui épargner les coups de fouet du gardien!</p> + +<p>--Un jour, pendant que je paissais les brebis de l'évêque, deux +s'étaient égarées. L'ermite laboureur a tant cherché, tant cherché, +qu'il me les a ramenées; sans lui, j'étais roué de coups au retour.</p> + +<p>--Et nos petits enfants, si chétifs, si tristes, hélas! à cet âge où +l'on rit souvent, ils ont toujours un sourire pour l'ermite laboureur.</p> + +<p>--Oh! dès qu'ils l'aperçoivent, ils courent se pendre à sa robe!</p> + +<p>--Aussi malheureux que nous, il aime à faire aux enfants de petits +présents... doux présents des pauvres gens, dit-il, et il leur donne +quelques fruits des bois... un rayon de miel sauvage... un oiseau tombé +de son nid...</p> + +<p>--Aimez-vous... aimez-vous en frères, pauvres déshérités,--nous dit-il +sans cesse;--l'amour rend le travail moins rude.</p> + +<p>--Espérez!--nous dit-il encore;--espérez! le règne des oppresseurs +passera en ce monde, et pour eux sur cette terre, viendra l'heure d'un +châtiment terrible... alors les premiers seront les derniers et les +derniers seront les premiers.</p> + +<p>--Jésus, l'ami des affligés, l'a dit: les fers des esclaves seront +brisés... Espoir! pauvres opprimés! Espoir!</p> + +<p>--Unissez-vous... aimez-vous... soutenez-vous... fils d'un même Dieu, +enfants d'une même patrie!... Désunis, vous ne pourrez rien; unis, vous +pourrez tout... Le jour de la délivrance n'est peut-être pas éloigné... +Amour, union, patience! attendez l'heure de l'affranchissement comme +l'attendaient nos pères.</p> + +<p>--Oui, voilà ce que chaque jour l'ermite nous dit...</p> + +<p>--Et de mes paroles, frères, il faut vous souvenir en ce moment,--reprit +le moine laboureur.--Jésus l'a dit: malheur aux âmes endurcies! +miséricorde à qui se repent! Votre évêque peut se repentir du mal qu'il +a fait.</p> + +<p>--Moine insolent! tu oses m'accuser!</p> + +<p>--Ce n'est pas moi qui t'accuse... c'est ta vie passée... expie-la par +le repentir, tu obtiendras miséricorde...</p> + +<p>--Je me repens d'une chose, infâme renégat! c'est de ne pouvoir +t'assommer sur l'heure...</p> + +<p>--Ermite, notre ami, tu entends ce saint homme... tu vois sa +repentance... qu'en faisons-nous, mes Vagres?</p> + +<p>--À mort! celui qui enterre des vivants avec des cadavres! à mort!</p> + +<p>--Mes frères, vous m'aimez...</p> + +<p>--Nous t'aimons, brave ermite, autant que nous abhorrons l'évêque +Cautin...</p> + +<p>--Accordez-moi sa vie...</p> + +<p>--Non, non...</p> + +<p>--Tu l'as dit, ermite: malheur aux âmes endurcies...</p> + +<p>--Vois comme il se repent... à mort... à mort!</p> + +<p>Et, furieux, ils se précipitèrent sur le prélat qui, dans son épouvante, +appela le moine à son aide; mais celui-ci, avant cet appel, avait +couvert l'évêque de son corps en s'écriant:</p> + +<p>--Tuez-moi donc aussi, moi qui vous aime du plus profond de mon coeur et +vous console de mon mieux, pauvres esclaves, tuez-moi donc aussi, moi +qui ai pour vous plus de pitié que de blâme! Vagres errants au fond des +bois! car la juste haine de l'oppression franque, les terribles +iniquités du temps vous ont poussés à la révolte... et si vous prenez +aux riches, c'est du moins pour donner aux pauvres... Non, non, vous ne +tuerez pas cet homme, vous n'êtes pas des bourreaux! vous m'accorderez +sa vie!</p> + +<p>--L'évêque nous a trop fait souffrir. Oeil pour oeil, dent pour dent.</p> + +<p>--Une lâche vengeance effacera-t-elle vos souffrances passées? Quoi! +vous, dont les aïeux étonnaient le monde par leur bravoure généreuse... +vous allez massacrer de sang-froid un homme sans défense? Seriez-vous +devenus lâches? vous, fils des vaillants Gaulois des temps passés?</p> + +<p>Vagres et esclaves restèrent silencieux, et ne menacèrent plus l'évêque.</p> + +<p>--Ermite, tu es l'ami des pauvres gens. Nous t'accordons la vie de cet +homme... mais il faut qu'il nous suive en Vagrerie.</p> + +<p>--Bien dit, Ronan! et dans nos repos, il nous fera la cuisine; il est +gourmand comme un évêque, foi de Dent-de-Loup! nous dînerons en prélats.</p> + +<p>--Évêque, choisis! cuisinier ou pendu?</p> + +<p>--Sacriléges! avoir pillé, incendié ma villa épiscopale, et me forcer +d'être leur cuisinier! abomination de la désolation!... Moine, tu les +entends, hélas! hélas!... et tu n'as pour eux ni malédiction ni +anathème... Est-ce ainsi que tu me défends?... Ne m'as-tu sauvé la vie +que pour jouir de mon abjection!</p> + +<p>--Tais-toi! Jésus de Nazareth, dont la vie avait été aussi pure que la +tienne a été coupable; Jésus, dans le prétoire romain, au milieu des +soldats qui l'accablaient de railleries, de sanglants outrages, disait +seulement: <i>Pardonnez-leur, mon Dieu; ils ne savent ce qu'ils font</i>...</p> + +<p>--Mais ils savent ce qu'ils font, ces impies, en me prenant pour +cuisinier... Et tu oses me conseiller de pardonner cette énormité +sacrilége...</p> + +<p>--Songe à ta vie passée... au lieu de te plaindre, tu remercieras le +ciel...</p> + +<p>--Allons, mes Vagres,--dit Ronan,--allons, voici l'aube; emportons notre +butin dans les chariots de l'évêque, et en route! Quel beau jour pour +les bonnes gens du voisinage! Mais, avant notre départ, deux mots à +cette enfant.</p> + +<p>Et s'avançant vers la petite esclave, qui, assise sur les marches de +l'autel, avait écouté tout ceci fort étonnée, presque sans quitter Ronan +des yeux, celui-ci lui dit avec bonté:</p> + +<p>--Pauvre enfant, sans père ni mère, viens avec nous; ne crains rien... +la Vagrerie, c'est, vois-tu, le monde renversé: l'esclave et le pauvre +sont sacrés pour nous; notre haine est pour le riche conquérant... Cette +vie d'aventures et de dangers te fait-elle peur? l'ermite, notre ami, +quoiqu'il ait le grand défaut d'empêcher les évêques Cautin d'être +pendus, l'ermite, notre ami, te conduira chez une bonne âme dans quelque +ville, seul endroit où l'on trouve aujourd'hui, en Gaule, un peu de +sécurité, lorsque toutefois la ville n'est pas mise à feu, à sang et à +sac par l'un de nos rois franks, dignes fils et petit-fils du glorieux +Clovis, qui leur a laissé la Gaule en héritage, et qui sont autant qu'il +l'était, curieux de se piller et de s'égorger entre frères et parents...</p> + +<p>--Je te suivrai, Ronan... D'abord, tu m'as fait peur; mais quand tu +m'as parlé, ton regard est devenu doux comme ta voix; je suis esclave et +orpheline,--ajouta-t-elle en pleurant;--que veux-tu que je fasse? où +veux-tu que j'aille, sinon avec le premier qui doucement me dit: +Viens...</p> + +<p>--Viens donc, et sèche tes larmes, petite Odille; on ne pleure guère en +Vagrerie... Tu monteras sur l'un des chariots de la villa, dans lequel +nos compagnons transportent, tu le vois, le butin, sans compter celui +qui est resté en dehors de la chapelle... Allons, prends mon bras, et +marchons, pauvre enfant...</p> + +<p>Et voyant l'ermite s'approcher:</p> + +<p>--Adieu, notre ami; tu as la vie d'un méchant évêque sur la +conscience... que le Cautin te soit léger!</p> + +<p>--Ronan, je t'accompagne.</p> + +<p>--Tu viens avec nous courir la Vagrerie?</p> + +<p>--Oui.</p> + +<p>--Toi, ermite? toi, véritablement saint homme? toi, avec nous, <i>Hommes +errants</i>, <i>Loups</i>, <i>Têtes de loups</i>, diables de Vagres que nous sommes?</p> + +<p>--Jésus l'a dit: «Ce ne sont pas ceux qui se portent bien, mais les +malades qui ont besoin de médecins...»</p> + +<p>--Tu veux nous guérir de notre manie de pendre les méchants évêques?</p> + +<p>--J'ai déjà commencé.</p> + +<p>--Une fois n'est pas coutume.</p> + +<p>--Nous verrons... vous avez encore d'autres plaies que je veux guérir, +j'espère vous voir faire mieux que des ruines...</p> + +<p>--Moine, dis-tu vrai?--reprit Cautin à demi-voix.--Tu ne m'abandonneras +pas? tu me protégeras contre ces Philistins, contre ces Moabites?</p> + +<p>--C'est mon devoir de rendre ces gens meilleurs.</p> + +<p>--Meilleurs! ces scélérats?</p> + +<p>--J'y tâcherai...</p> + +<p>--Meilleurs!... ces sacriléges, qui ont pillé ma villa, mes belles +coupes, mes beaux vases, mon or et mon argent... Hélas! hélas! j'en +mourrai de désespoir, aussi vrai que ces tigres ne deviendront jamais +des agneaux...</p> + +<p>--L'Écriture n'a-t-elle pas dit: «L'épée homicide sera changée en serpe +pour émonder la vigne en fleurs; la terre pacifique et féconde produira +ses fruits pour tous les hommes; le lion dormira près du chevreau; le +loup, près de la brebis; et un petit enfant les conduira tous.» Ne +blasphème pas! le Créateur a fait la créature à son image; il l'a faite +bonne pour qu'elle soit heureuse: aveugles, misérables ou ignorants sont +les méchants... Guérissons leur ignorance, leur misère et leur +aveuglement... Bons ils deviendront, heureux ils rendront eux et les +autres.</p> + +<p>--Bons? les hommes!--s'écria l'évêque avec emportement,--et les femmes +sans doute aussi sont bonnes! celle qui fut la mienne entre autres? +vois-la plutôt là-bas, cette monstrueuse impudique, avec sa jupe orange +et ses bas rouges brodés d'argent... la vois-tu au bras de ce grand +bandit à cheveux noirs? L'infâme! la scélérate!</p> + +<p>--Tais-toi! Jésus n'avait que des paroles de miséricorde pour Madeleine +la courtisane et pour la femme adultère, oserais-tu jeter la première +pierre à cette femme qui fut la tienne?... Allons, viens... Tes genoux +tremblent... tu me fais pitié... appuie-toi sur mon bras... tu vas +défaillir...</p> + +<p>--Hélas! où vont-ils me conduire, ces Vagres damnés?</p> + +<p>--Peu t'importe! amende-toi... repens-toi!...</p> + +<p>--Mon Dieu! mon Dieu! et pas d'espoir d'être délivré en route! elles +sont si désertes maintenant... personne ne voyage de peur des Vagres, ou +de ces bandes de Franks qui vont guerroyer les uns contre les autres, +piller les villes, enlever des esclaves! Ah! nous vivons dans de +terribles temps.</p> + +<p>--Et ces temps! qui nous les a faits? sinon vous tous? nouveaux <i>princes +des prêtres</i>! Ah! nos pères ont vu pendant des siècles la Gaule +paisible et florissante; mais elle était libre alors!--reprit amèrement +l'ermite.--La conquête, inique et sanglante, appelée par vous, évêques +gaulois, légitime ces déplorables représailles.</p> + +<p>--Nos pères étaient de malheureux idolâtres! et à cette heure ils +grincent des dents pour l'éternité!--s'écria Cautin,--tandis que nous +avons la vraie foi... aussi le Seigneur Dieu réserve-t-il +d'épouvantables châtiments pour les misérables qui osent insulter ses +prêtres, ravir les biens de son Église... Tiens, moine, vois, vois si ce +n'est pas un spectacle à fendre le coeur!</p> + +<p>Ce spectacle, qui fendait le coeur du saint homme, réjouissait fort le +coeur des Vagres... Le jour était venu: quatre grands chariots de la +villa, attelés chacun de deux paires de boeufs, s'éloignaient lentement +des ruines fumantes de la maison épiscopale, chargés de butin de toutes +sortes: vases d'or et d'argent, rideaux et tentures, matelas de plume et +sacs de blé, outres pleines et lingeries, jambons, venaison, poissons +fumés, fruits confits, victuailles de toutes sortes, lourdes pièces +d'étoffe de lin, filées par les esclaves filandières, coussins moelleux, +chaudes couvertures, souliers, manteaux, chaudrons de fer, bassins de +cuivre, pots d'étain, si chers à l'oeil des ménagères; il y avait de +tout dans ces chariots: les Vagres suivaient, chantant comme des merles +au lever de ce gai soleil de juin... À l'avant de l'un des chariots, +assise sur un coussin, la petite Odille, que l'évêchesse, tendrement +appitoyée, avait soigneusement revêtue d'une de ses belles robes, il +faut le dire, un peu trop longue pour l'enfant; la petite Odille, non +plus craintive, mais très-étonnée, ouvrait bien grands ses jolis yeux +bleus, et, pour la première fois depuis longtemps, respirait en liberté +ce frais et bon air du matin, qui lui rappelait celui de ses montagnes, +d'où elle avait été enlevée, pauvre enfant, pour être jetée jusqu'à ce +jour dans le burg du comte; Ronan, de temps à autre, s'approche du char:</p> + +<p>--Prends courage, Odille, tu t'habitueras avec nous; tu le verras, les +Vagres ne sont pas si loups que les mauvaises gens le disent.</p> + +<p>Sur l'autre char, l'évêchesse, pimpante sous ses colliers d'or et ses +plus beaux atours, que son amoureux Vagre a sauvés de l'incendie, tantôt +lisse sa noire chevelure, en jetant un coup d'oeil sur un petit miroir +de poche; tantôt attife son écharpe, tantôt gazouille, folle comme une +linotte sortant de cage. De ce jour d'amour et de liberté tant rêvé, +elle jouit enfin, après avoir, dix ans et plus, vécu presque +prisonnière; elle semble émerveillée de ce voyage matinal à travers ces +belles montagnes de l'Auvergne, ombragées de sapins immenses, et d'où +bondissent des cascades bouillonnantes; elle parle, rit, chante, et +chante encore, lorgnant du coin de son oeil noir, l'amoureux Vagre, +lorsque, leste, et triomphant, il passe près du chariot. Soudain, +regardant au loin, elle paraît émue de pitié, avise une amphore entourée +de jonc, placée près d'elle par la prévoyance du Veneur, la prend, et se +tournant vers l'arrière du char, où se trouvaient entassées plusieurs +femmes et filles esclaves, voulant de bon coeur, comme leur belle +maîtresse, courir un peu la Vagrerie, elle dit à l'une d'elles:</p> + +<p>--Porte cette bouteille de vin épicé à mon frère l'évêque; le pauvre +homme aime à boire ce qu'il appelle son coup du réveil; mais ne lui dis +pas que ce vin vient de ma part, il le refuserait peut-être.</p> + +<p>La jeune fille répond à l'évêchesse par un signe d'intelligence, saute à +bas du char, et se met en quête de Cautin. La plupart des esclaves +ecclésiastiques, lors de l'incendie et du pillage de la villa, ont fui +dans les champs, craignant le feu du ciel s'ils se joignaient aux +Vagres; mais les autres, moins timorés, accompagnent résolument la +troupe de ces joyeux compères... Il faut les voir alertes, dispos comme +s'ils s'éveillaient après une paisible nuit passée sous la feuillée, le +jarret nerveux, malgré l'orgie nocturne, aller, venir, sautiller, +babiller, donner çà et là des baisers aux femmes ou aux outres pleines, +mordre à belles dents un morceau de venaison épiscopale ou un gâteau de +fleur de froment.</p> + +<p>--Qu'il fait bon en Vagrerie!</p> + +<p>Derrière le dernier chariot, surveillé par Dent-de-Loup et quelques +compagnons fermant la marche, Cautin, évêque et cuisinier en Vagrerie, +habitué à se prélasser sur sa mule de voyage, ou à courir la forêt sur +son vigoureux cheval de chasse, Cautin trouve la route raboteuse, +poudreuse et montueuse; il sue, il souffle, il tousse, il gémit, et +maugréant, traîne sa lourde panse.</p> + +<p>--Seigneur évêque,--lui dit la jeune fille, porteuse de l'amphore +envoyée par l'évêchesse,--voici de bon vin épicé; buvez, cela vous +donnera des forces pour la route.</p> + +<p>--Donne, donne, ma fille!--s'écria Cautin en tendant ses mains +avides,--Dieu te saura gré de ton attachement pour ton malheureux père +en Christ, obligé de boire à la dérobée le vin de son propre cellier...</p> + +<p>Et s'abouchant à l'amphore, il la pompa d'un trait; puis, la jetant vide +à ses pieds, il s'écria, regardant la jeune fille d'un oeil courroucé:</p> + +<p>--Tu veux donc courir aussi la Vagrerie, diablesse?</p> + +<p>--Oui, seigneur évêque: j'ai vingt ans, et voici le premier jour de ma +vie où je peux dire: Je m'appartiens... je peux aller, venir, courir, +sauter, chanter, danser à mon gré...</p> + +<p>--Tu t'appartiens, effrontée! c'est à moi que tu appartiens; mais, Dieu +merci, tu seras reprise, soit par l'Église, soit par quelque chef +frank... et tu tomberas, je l'espère, en pire esclavage!</p> + +<p>--J'aurai du moins connu la liberté...</p> + +<p>Et la jeune fille de s'élancer, sautant et chantant, à la poursuite d'un +papillon voletant sur la route.</p> + +<p>La troupe des Vagres arriva près de quelques huttes d'esclaves, +dépendantes des terres de l'Église, situées au bord de la route: de +petits enfants hâves, chétifs, et complétement nus, faute de vêtements, +se traînaient dans la poudre du chemin; leurs pères travaillaient aux +champs depuis l'aube; les mères, aussi maigres, aussi hâves que leurs +enfants, à peine couvertes de quelques lambeaux de toile, étaient au +seuil de ces tanières, filant leur quenouille au profit de l'évêque, +accroupies sur une paille infecte; leurs longs cheveux hérissés, +emmêlés, tombant sur leur front et sur leurs épaules osseuses; leurs +yeux caves, leurs joues creuses et tannées, leurs haillons sordides, +leur donnaient un aspect à la fois si repoussant, si douloureux, que +l'ermite laboureur, les montrant de loin à l'évêque, lui dit:</p> + +<p>--À voir ces infortunées, croirait-on que ce sont là des créatures de +Dieu?</p> + +<p>--Résignation, misère et douleur ici-bas, récompenses éternelles +là-haut... sinon, peines effrayantes et éternelles,--s'écrie +Cautin,--c'est la loi de l'Église, c'est la loi de Dieu!</p> + +<p>--Tais-toi, blasphémateur, tu parles comme ces médecins imposteurs qui +disent l'homme né pour la fièvre, la peste, les ulcères, et non pour la +santé!</p> + +<p>Les femmes et les enfants esclaves, à la vue de la troupe nombreuse et +bien armée, avaient eu peur et s'étaient d'abord réfugiés au fond de +leurs huttes, mais Ronan s'avançant cria:</p> + +<p>--Pauvres femmes! pauvres enfants! ne craignez rien... nous sommes de +bons Vagres!</p> + +<p>La Vagrerie faisait trembler les Franks et les évêques, mais souvent les +pauvres gens la bénissaient; aussi femmes et enfants, d'abord réfugiés, +craintifs au fond des tanières, en sortirent, et l'une des esclaves dit +à Ronan:</p> + +<p>--Est-ce votre chemin que vous cherchez? nous vous servirons de guides.</p> + +<p>--Craignez-vous les leudes des seigneurs?--dit une autre.--Il n'en est +point passé par ici depuis longtemps; vous pouvez marcher tranquilles.</p> + +<p>--Femmes,--reprit Ronan,--vos enfants sont nus; vous et vos maris, +travaillant de l'aube au soir, vous êtes à peine couverts de haillons, +vous couchez sur une paille pire que celle des porcheries, vous vivez de +fèves pourries et d'eau saumâtre.</p> + +<p>--Hélas! c'est la vérité... bien misérable est notre vie.</p> + +<p>--Et moi, Ronan le Vagre, je vous dis: voilà du linge, des étoffes, des +vêtements, des couvertures, des matelas, des sacs de blé, des outres +pleines, des provisions de toute sorte. Donnez, mes Vagres... donne, +petite Odille, à ces bonnes gens... donne, belle évêchesse en +Vagrerie... donnez à ces pauvres femmes, à ces enfants... donnez encore, +donnez toujours!</p> + +<p>--Prenez... prenez, mes soeurs,--disait l'évêchesse les yeux pleins de +douces larmes en aidant les Vagres à distribuer ce butin pris dans sa +maison et qu'elle ne regrettait pas.--Prenez, mes soeurs! Esclave comme +vous, plus que vous peut-être, j'ai, sous ces rideaux, rêvé d'amour et +de liberté; libre et amoureuse, je suis aujourd'hui! prenez mes +soeurs... prenez encore...</p> + +<p>--Tenez... prenez, chères femmes, et que vos petits enfants ne vous +soient jamais ravis!--disait Odille aidant aussi à distribuer le butin. +Et elle essuyait ses yeux en disant:--Comme il est bon, Ronan le Vagre, +comme il est bon au pauvre monde!</p> + +<p>--Soyez bénis... soyez bénis,--s'écriaient ces pauvres créatures +pleurant de joie;--vaut mieux rencontrer un Vagre qu'un comte ou qu'un +évêque.</p> + +<p>Et c'était plaisir de voir avec quelle ardeur ces hardis compagnons, +perchés sur les chariots, distribuaient ainsi ce qu'ils avaient pris au +méchant et cupide évêque; c'était plaisir de voir les figures toujours +tristes, toujours mornes, de ces femmes infortunées, s'épanouir si +surprises, si heureuses à la vue de cette aubaine inattendue. Elles +regardaient ébahies, ravies, cet amoncellement d'objets de toutes sortes +jusqu'alors presque inconnus à leur sauvage misère. Les enfants, plus +impatients, s'attelaient gaiement deux, trois, quatre à un matelas pour +le transporter dans une des masures, ou bien enlaçant leurs petits bras +amaigris, s'opiniâtraient à soulever un gros rouleau d'étoffe de lin; +mais voilà que soudain une voix courroucée, menaçante, véritable +trouble-fête, épouvante et glace ces pauvres gens.</p> + +<p>--Malheur à vous! damnation sur vous! si vous osez toucher d'une main +sacrilége aux biens de l'Église... tremblez... tremblez! c'est péché +mortel... vous, vos maris, vos enfants, vous serez plongés dans les +flammes de l'enfer durant l'éternité...</p> + +<p>C'était l'évêque Cautin accourant tout gâter malgré les remontrances de +l'ermite laboureur.</p> + +<p>--Oh! nous ne toucherons à rien de ce que l'on nous donne, notre +évêque,--répondaient les femmes et les enfants contrits et frissonnant +de tous leurs membres,--nous ne toucherons point, hélas! à ces biens de +l'Église.</p> + +<p>--Mes Vagres,--dit Ronan,--pendez-moi l'évêque... nous trouverons +ailleurs un cuisinier...</p> + +<p>Déjà l'on s'emparait du saint homme, alors plus pâle, plus tremblant que +les plus pâles et les plus tremblantes des pauvres femmes naguère si +joyeuses, lorsque le moine s'interposa et de nouveau délivra Cautin.</p> + +<p>--L'ermite!--s'écrièrent les esclaves,--l'ermite laboureur...</p> + +<p>--Béni sois-tu, l'ami des affligés...</p> + +<p>--Béni sois-tu, notre ami à nous autres petits enfants qui t'aimons +tant, car tu nous aimes...</p> + +<p>Et toutes ces mains enfantines s'attachèrent à la robe de l'ermite, qui +disait de sa voix douce et pénétrante:</p> + +<p>--Chères femmes, chers petits enfants, prenez ce qu'on vous donne, +prenez sans crainte... Jésus l'a dit: «Malheur au riche, s'il ne partage +son pain avec qui a faim, son manteau avec qui a froid.» Votre évêque +voulait vous éprouver: ces biens, il vous les donne...</p> + +<p>--Béni sois-tu, saint évêque!--dirent les femmes en levant leurs mains +reconnaissantes vers Cautin,--béni sois-tu, bon père, pour tes généreux +dons!</p> + +<p>--Je ne donne rien!--s'écria Cautin;--on me contraint, on me larronne, +et vous brûlerez éternellement en enfer, si vous écoutez cet ermite +apostat!...</p> + +<p>La plupart des femmes regardèrent, indécises, Ronan, l'évêque et +l'ermite; tour à tour elles approchaient et retiraient leurs mains de +ces objets si précieux à leur misère; deux ou trois vieilles +s'éloignèrent cependant tout à fait de ces biens de l'Église, et se +jetèrent à genoux en murmurant dans leur effroi:</p> + +<p>--Saint évêque Cautin! pardonne-nous d'avoir eu seulement la pensée d'un +si grand péché...</p> + +<p>--Ne craignez rien, mes soeurs,--reprit l'ermite,--votre évêque, encore +une fois, vous éprouve. Ces biens superflus, il vous les donne en frère; +il sait que le Seigneur, aimant également ses créatures, ne veut pas que +celles-ci soient nues et frissonnantes... celles-là, suant sous le poids +inutile de vingt habits... celles-ci, affamées... celles-là, repues... +Ne redoutez pour votre évêque ni la faim ni le froid... voyez, sa robe +est neuve, son chaperon aussi, ses souliers aussi; que lui faut-il +davantage?... À lui seul pourrait-il vêtir tous ces habits? à lui seul +vider toutes ces outres de vin? à lui seul, manger toutes ces +provisions?... Non, non... prenez, mes soeurs, prenez, chers petits +enfants... votre évêque partage avec vous...</p> + +<p>--Ne l'écoutez pas!--s'écria Cautin,--car moi je vous dis...</p> + +<p>--Toi, tu ne dis rien!--reprit Ronan en lui lançant un regard +terrible.--Si tu parles, je fais, malgré toi, ton salut en te +martyrisant sur l'heure...</p> + +<p>Plusieurs des femmes, persuadées par les paroles de l'ermite, et aussi +par l'âpreté de leur misère, commencèrent à emporter diligemment dans +leurs cabanes, à l'aide de leurs enfants, les biens de l'Église: les +trois vieilles n'osèrent y toucher, restant agenouillées, se frappant la +poitrine.</p> + +<p>--Chères filles, persévérez dans votre sainte horreur du +sacrilège!--s'écria l'évêque, malgré les menaces de Ronan,--et vous irez +en paradis entendre à perpétuité les Séraphins jouer du théorbe devant +le Seigneur, en chantant ses louanges!</p> + +<p>--Et moi, foi de Dent-de-Loup, je me ferais damner, rien que pour +échapper à ces sempiternels théorbes!</p> + +<p>--Tais-toi, païen! et vous, persévérez, mes filles!--s'écria Cautin +d'une voix plus éclatante encore.--Cet ermite, suppôt du diable, vous +pousse à une pillerie sacrilége, qui vous mène droit aux enfers...</p> + +<p>--Mes Vagres,--dit Ronan,--une corde, et que l'on accroche ce bavard +haut et court, puisque décidément il veut être pendu...</p> + +<p>L'ermite arrêta d'un geste la colère des Vagres, et dit:</p> + +<p>--Évêque, reconnais-tu comme divines les paroles de Jésus de Nazareth?</p> + +<p>--Apostat! Pharaon! tu te dévoiles à cette heure! tu avais endossé la +peau d'agneau... tu n'es qu'un loup ravisseur comme les autres... Je te +défends de prononcer le nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ!</p> + +<p>--Jésus de Nazareth a dit ceci,--reprit l'ermite: «--Si l'on vous prend +votre manteau, courez après celui qui vous l'a pris, et donnez-lui +encore votre tunique.»--Que voulait dire Jésus par ces paroles? sinon +que trop souvent le vol avait pour cause la misère, et que de cette +misère il fallait avoir pitié?... Abandonne donc volontairement ces +biens superflus, toi qui as fait serment de pauvreté, de charité!</p> + +<p>--Tais-toi, méchant ermite, qui oses contredire notre évêque. Nous ne +pouvons toucher du doigt aux biens de l'Église,--s'écria une des trois +vieilles;--nous serions damnées...</p> + +<p>--Oui, oui,--reprirent les deux autres.--Tais-toi, ermite.</p> + +<p>--Pauvres créatures! plongées à dessein dans l'ignorance et +l'aveuglement,--leur dit Ronan.--Tenez-vous beaucoup à la vie de votre +évêque?</p> + +<p>--Pour lui nous souffririons mille morts!--répondirent les trois +vieilles,--oui, mille morts!...</p> + +<p>--Oh! pieuses femmes!--s'écria Cautin jubilant.--Quelle superbe part de +paradis vous aurez... Aussi, en attendant le jour de la vie éternelle, +je vous absous de tous vos péchés et vous bénis!</p> + +<p>--O notre évêque,--reprirent les vieilles, se frappant la +poitrine,--saint, trois fois saint parmi les saints!... grâces te soient +rendues!...</p> + +<p>--Écoutez-moi, pauvres brebis, qui prenez le boucher pour le +pasteur,--leur dit Ronan.--Si à l'instant vous ne profitez pas de ces +dons, nous pendons, à vos yeux, votre évêque à cet arbre.</p> + +<p>--Voici une corde,--dit Dent-de-Loup.</p> + +<p>Et il la passa au cou de Cautin.</p> + +<p>--Chères filles, emportez tout! prenez tout!--s'écria le prélat en se +débattant.--Je vous adjure, je vous ordonne, moi, votre père en Christ, +d'emporter ce butin sur l'heure!</p> + +<p>Une des vieilles obéit promptement; les deux autres restèrent +agenouillées en disant:</p> + +<p>--Tu veux nous éprouver, grand évêque!</p> + +<p>--Mais ces païens vont me pendre...</p> + +<p>--Un saint homme comme toi ne craint pas le martyre.</p> + +<p>--Non, mes filles, je ne le crains pas... mais je me sens encore +indispensable au salut de mon troupeau... Emportez donc ce butin, vous +dis-je, sinon je vous damne! je vous excommunie, maudites vieilles! vous +répondrez de ma mort devant le Seigneur au jour du jugement!...</p> + +<p>--Saint évêque, tu veux nous éprouver jusqu'à ta fin; tu nous a dit: +<i>Toucher aux biens de l'Église, c'est péché mortel</i>... Voudrais-tu nous +commander un péché mortel?</p> + +<p>--Non, non,--reprit l'autre vieille en se frappant à grands coups la +poitrine,--tu ne veux pas nous commander un péché mortel... c'est le +martyre que tu veux...</p> + +<p>--Et de là-haut tu nous béniras, Saint-Cautin, grand Saint-Cautin! +glorieux martyr!</p> + +<p>--Évêque, tu entends ces pauvres vieilles? tu as semé, tu récoltes... +Allons, mes Vagres, haut la corde!</p> + +<p>L'ermite s'interposait encore, afin de protéger le prélat, lorsque +quelques Vagres, montés sur les chariots, et regardant au loin, +s'écrièrent:</p> + +<p>--Des leudes! des guerriers franks!...</p> + +<p>--Ils sont sept ou huit à cheval, et conduisent plusieurs hommes +garrottés, des esclaves sans doute... Allons, mes Vagres, mort aux +leudes! liberté aux esclaves!...</p> + +<p>--Mort aux leudes! liberté aux esclaves!...--crièrent les Vagres en +courant aux armes.</p> + +<p>--Les Franks! ils vont me reprendre et me reconduire au burg du +comte,--s'écria la petite Odille toute tremblante.--Ronan, ayez pitié de +moi!</p> + +<p>--Les leudes, te prendre, pauvre enfant! il n'en restera pas un seul +pour t'emporter.</p> + +<p>--Ronan, pas d'imprudence,--reprit l'ermite;--ces cavaliers peuvent être +les éclaireurs d'une troupe plus nombreuse. Détache éclaireurs contre +éclaireurs, et garde ici le gros de ta troupe, retranché derrière les +chariots.</p> + +<p>--Moine, tu as raison... Tu as donc fait la guerre?</p> + +<p>--Un peu... de çà, de là, dans l'occasion, pour défendre les faibles +contre les forts...</p> + +<p>--Des guerriers franks!--s'écria Cautin en joignant les mains d'un air +triomphant,--des amis! des alliés! je suis sauvé... À moi, chers frères +en Christ! à moi, mes fils en Dieu!... délivrez-moi des mains des +Philistins! à moi, mes...</p> + +<p>Ronan ayant soudain tiré la corde restée pendante au cou du saint homme, +l'interrompit net en serrant le noeud coulant.</p> + +<p>--Évêque, pas de cris inutiles,--dit l'ermite;--et toi, Ronan, pas de +violence, je t'en prie... ôte cette corde du cou de cet homme.</p> + +<p>--Soit; mais ce sera pour lui lier les mains, et s'il me rompt davantage +les oreilles, je l'assomme...</p> + +<p>--Les cavaliers franks s'arrêtent à la vue des chariots,--s'écria un +Vagre;--ils semblent se consulter.</p> + +<p>--Notre conseil à nous ne sera point long. Ces Franks sont sept à +cheval, que six Vagres me suivent, et, foi de Ronan, il y aura tout à +l'heure en Gaule sept conquérants de moins!</p> + +<p>--Nous voilà six... marche.</p> + +<p>Parmi les six Vagres était le Veneur... L'évêchesse, le voyant examiner +la monture de sa hache, sauta du chariot à terre, et, l'oeil brillant, +les narines gonflées, la joue en feu, retroussant la manche droite de sa +robe de soie, elle mit ainsi à nu, jusqu'à l'épaule, son beau bras, +aussi blanc que nerveux, et s'écria:</p> + +<p>--Une épée! une épée!...</p> + +<p>--Qu'en feras-tu, belle évêchesse en Vagrerie?</p> + +<p>--Je me battrai près de mon Vagre! je me battrai... comme nos mères des +temps passés!</p> + +<p>--Marchons, ma Vagredine! Si tes beaux bras sont aussi forts pour la +guerre que pour l'amour, malheur aux Franks!</p> + +<p>Et l'évêchesse, prenant virilement une épée, comme une Gauloise des +siècles passés, courut gaiement à l'ennemi au bras de son Vagre. En +passant devant l'évêque elle lui dit:</p> + +<p>--Pendant douze ans tu m'as fait maudire la vie... je vais peut-être +mourir... je te pardonne...</p> + +<p>--Tu me pardonnes, scélérate impudique! lorsque c'est toi qui devrais, +le front dans la poussière, me demander grâce pour tes énormités!</p> + +<p>Cautin parlait encore que la Vagredine et le Vagre étaient déjà loin.</p> + +<p>--Petite Odille, attends-moi; ces Franks tués, je reviens,--dit Ronan à +la jeune fille, qui, toute pâle, le retenant de ses deux mains, le +regardait de ses grands yeux bleus pleins de larmes.--Ne tremble pas +ainsi... pauvre enfant!</p> + +<p>--Ronan,--murmura-t-elle en étreignant plus vivement encore le bras du +Vagre,--je n'ai plus ni père ni mère; tu m'as délivrée du comte et de +l'évêque, tu as bon coeur, tu es plein de compassion pour le pauvre +monde, tu me traites avec une douceur de frère; cette nuit, je t'ai vu +pour la première fois, et pourtant il me semble qu'il y a déjà +longtemps, longtemps que je te connais...</p> + +<p>Puis elle saisit les deux mains du Vagre, les baisa et ajouta tout bas, +les lèvres palpitantes:</p> + +<p>--Et ces Franks, s'ils te tuaient?...</p> + +<p>--S'ils me tuaient, petite Odille?...</p> + +<p>Se retournant alors vers l'ermite, qu'il désigna du regard à la jeune +fille, il ajouta:</p> + +<p>--Si les Franks me tuent, ce bon moine laboureur veillera sur toi.</p> + +<p>--Je te le promets, mon enfant; je te protégerai.</p> + +<p>--Petite Odille,--reprit Ronan presque avec embarras, lui pourtant +d'ordinaire aussi timide... qu'on l'est en Vagrerie,--un baiser sur ton +front... ce sera le premier et le dernier peut-être...</p> + +<p>L'enfant pleurait en silence; elle tendit son front de quinze ans à +Ronan; il y posa ses lèvres, et, l'épée haute, partit en courant... À +peine fut-il éloigné des chariots, que l'on entendit les cris des Vagres +attaquant les leudes. Odille, à ces cris, se jeta, sanglotante, éperdue, +dans les bras de l'ermite, cachant sa figure dans son sein, et s'écria:</p> + +<p>--Ils vont le tuer... ils vont le tuer...</p> + +<p>--Courage, Franks... courage, mes fils en Dieu!--hurlait Cautin garrotté +à la roue d'un chariot;--exterminez ces Moabites... et surtout +exterminez ma diablesse de femme, cette grande impudique à robe orange, +à écharpe bleue et aux bas rouges brodés d'argent... je vous la +signale... pas de merci pour cette Olliba! coupez-la en morceaux si vous +pouvez!</p> + +<p>--Évêque, évêque... tes paroles sont inhumaines... Rappelle-toi donc +toujours la miséricorde de Jésus envers Madeleine et la femme +adultère,--dit l'ermite, tandis qu'Odille, la figure toujours cachée +dans le sein de ce vrai disciple du jeune homme de Nazareth, murmurait:</p> + +<p>--Ils vont tuer Ronan... ils vont le tuer...</p> + +<p>--Me voici revenu... les Franks ne m'ont pas tué, petite Odille, et les +gens qu'ils emmenaient sont délivrés.</p> + +<p>Qui parlait ainsi? c'était Ronan. Quoi? déjà de retour? oui, les Vagres +font vite et bien. D'un bond, Odille fut dans les bras de son ami.</p> + +<p>--J'en ai tué un... il allait tuer mon Vagre!--s'écria l'évêchesse aussi +revenant... Et, jetant là son épée sanglante, le regard étincelant, le +sein demi-couvert par ses longues tresses noires, désordonnées comme ses +vêtements par l'action du combat, elle dit au Veneur:</p> + +<p>--Es-tu content?</p> + +<p>--Forts pour l'amour, forts pour la guerre, sont tes bras nus, ma +Vagredine!--répondit le joyeux garçon.--Maintenant, un coup à boire de +ta belle main!</p> + +<p>--Boire à ma barbe ce vin qui fut le mien! courtiser devant moi cette +femme effrontée qui fut la mienne!--murmura l'évêque,--voilà qui est +monstrueux! voilà qui est le signe précurseur des calamités effroyables +qui se répandront sur la terre...</p> + +<p>Trois des Vagres avaient été blessés: l'ermite les pansait avec tant de +dextérité, qu'on pouvait le croire médecin; il se relevait pour aller de +l'un à l'autre des blessés, lorsqu'il vit s'avancer vers lui les gens +que les leudes emmenaient, et qui venaient d'être délivrés par les +hommes de Ronan. Ces malheureux, un instant auparavant prisonniers, +étaient couverts de haillons; mais la joie de la délivrance brillait sur +leurs traits. Conviés par leurs libérateurs à boire et à manger pour +réparer leurs forces, ils venaient s'acquitter et s'acquittèrent au +mieux de ce soin, grâce aux provisions de la villa épiscopale. Pendant +qu'ils dégonflaient les outres et faisaient disparaître le pain et le +jambon, le moine dit à l'un d'eux, homme encore robuste, malgré sa barbe +et ses cheveux gris:</p> + +<p>--Frères, qui êtes-vous? d'où venez-vous?</p> + +<p>--Nous sommes colons et esclaves, autrefois propriétaires et laboureurs +des terres nouvelles que le fils de Clovis a ajoutées en <i>bénéfices</i><a href="#N1"><sup class="sml">N</sup></a> +aux <i>terres saliques</i> ou terres <i>militaires</i><a href="#O1"><sup class="sml">O</sup></a> que le comte frank +Neroweg tenait déjà de son père par le droit de la conquête.</p> + +<p>--Ainsi le comte vous a dépouillés de vos champs?</p> + +<p>--Plût au ciel! bon ermite.</p> + +<p>--Comment?</p> + +<p>--Le comte nous les a laissés, au contraire; il y a même ajouté deux +cents arpents, le maudit! deux cents arpents appartenant à mon voisin +Féréol, qui s'était enfui de peur des Franks.</p> + +<p>--On double ton bien, frère et tu te plains?</p> + +<p>--Si je me plains!... Ignores-tu donc comment les choses se passent en +Gaule? Voici ce qu'autrefois m'a dit le comte: «--Mon glorieux roi m'a +fait comte en ce pays, et m'a donné de plus à <i>bénéfice</i>, qui deviendra, +je l'espère, héréditaire, comme mes terres militaires, ces domaines-ci, +avec leur bétail, leurs maisons et leurs habitants... Tu cultiveras pour +moi les champs qui t'appartiennent; j'y ajouterai même de nouveaux +guérets: tu deviens mon colon; tes laboureurs, mes esclaves, tous vous +travaillerez à mon profit et à celui de mes leudes; vous leur fournirez, +ainsi qu'à moi, selon tous nos besoins; vous aiderez mes esclaves maçons +et charpentiers à la bâtisse d'un nouveau burg que je veux à la mode +germanique: vaste, commode et suffisamment retranché au milieu d'un +ancien camp romain que j'ai remarqué; vos chevaux et vos boeufs, devenus +les miens, charrieront les pierres et les poutres trop lourdes pour être +portées à dos d'homme. De plus, toi, mon colon, tu me payeras, pour ta +part, cent sous d'or par an, sur lesquels j'en donnerai dix en présent +au roi lorsque chaque année j'irai lui rendre hommage.--Cent sous d'or! +m'écriai-je; mes terres et celles de mon voisin Féréol ne rapportent pas +cette somme bon an mal an... comment veux-tu que je te la paye, et qu'en +outre je te nourrisse, toi, tes leudes, tes serviteurs, et que de plus +je vive, moi, ma famille et mes laboureurs, devenus tes esclaves?»--À +cela le comte m'a répondu en me menaçant de son bâton:--«J'aurai mes +cent sous d'or tous les ans... sinon je te fais couper les pieds et les +mains par mes leudes...»</p> + +<p>--Pauvre homme!--dit tristement l'ermite.--Et comme tant d'autres tu as +consenti à ce servage?</p> + +<p>--Que faire? comment résister au comte et à ses leudes? je n'avais +autour de moi que quelques laboureurs, et les prêtres leur prêchent la +soumission à nos conquérants, larrons sanguinaires qui, l'épée haute, +nous viennent dire: «Les champs de vos pères, fécondés par leur travail +et le vôtre, sont à nous... et pour nous vous les cultiverez?» Oui, que +faire? résister? impossible... fuir? c'était aller au-devant de +l'esclavage dans une autre province, puisque toutes sont envahies par +les Franks. Et puis, j'avais alors une jeune femme... la servitude ou la +vie errante m'effrayait plus encore pour elle que pour moi... enfin je +tenais à ce pays, à ces champs où j'étais né; il me semblait horrible de +les cultiver pour un autre, et pourtant je préférais ne pas les +abandonner... Moi et mes laboureurs, devenus esclaves du comte, eux qui +trouvaient autrefois dans leur travail une existence heureuse et +paisible, nous nous sommes résignés. Misère atroce! labeur incessant! +telle fut notre vie... Je parvenais, à force de travail, de privations, +à subvenir aux besoins de Neroweg et de ses leudes, et à faire produire +à mes terres soixante-dix à quatre-vingts sous d'or par année... Deux +fois le comte me fit mettre à la torture pour me forcer à lui donner les +cent sous d'or qu'il voulait... Je ne possédais pas un denier au delà de +ce que je lui remettais: j'en fus pour la torture, lui pour sa +cruauté...</p> + +<p>--Et jamais,--dit Ronan,--il ne t'est venu à l'idée de choisir une belle +nuit noire pour mettre le feu au burg, et, aidé de tes laboureurs, de +massacrer le comte et ses leudes?</p> + +<p>--Mais, encore une fois, et les prêtres? ne persuadent-ils pas aux +esclaves que plus leur sort est atroce, plus ils auront de part au +paradis? ne les menacent-ils pas de peines effroyables s'ils osent se +révolter contre les Franks?... Je ne pouvais donc compter sur mes +compagnons d'esclavage, hébétés par la peur du diable, et énervés par la +misère... puis, je te l'ai dit, j'avais de jeunes enfants, et leur mère, +accablée de chagrin, était très maladive; enfin, cette année, la pauvre +créature heureusement est morte. Mes fils étaient devenus des hommes: +eux et moi, ainsi que quelques autres esclaves, las de souffrir, las de +travailler de l'aube au soir, pour le comte et ses leudes, nous avons +fui ses domaines... Nous étions allés nous réfugier sur les terres de +l'évêque d'Issoire: c'était quitter un servage pour un autre; mais nous +espérions que le prélat serait peut-être moins méchant maître que le +comte. Celui-ci tenait à moi, qui avais tant d'années durant fait rendre +à nos terres, et à son profit, tout ce qu'elles pouvaient produire. +Sachant notre refuge, il a fait monter quelques leudes à cheval, ils +sont venus nous réclamer à l'évêque d'Issoire; celui-ci nous a rendus, +ses gens nous ont garrottés... Les leudes nous ramenaient pour nous +forcer à cultiver nos champs, ces bons Vagres ont tué les Franks, et +nous ont délivrés... Aussi, par ma foi, Vagres nous serons, moi, mes +fils et ces esclaves que voilà, si vous voulez de nous, braves coureurs +de nuit! Nous avons, nous aussi, de rudes souffrances à venger! vous +nous verrez à l'oeuvre contre les Franks et les évêques...</p> + +<p>--Oui, oui!--crièrent ses compagnons,--mieux vaut à cette heure, en +Gaule, courir la Vagrerie que labourer le champ de nos pères sous le +bâton d'un comte frank et de ses leudes.</p> + +<p>--Évêque, évêque!--dit Ronan au prélat, qui avait écouté ceci,--voilà ce +que tes alliés, tes complices ont fait de notre vieille Gaule, jadis si +féconde! si glorieuse; mais par la torche de l'incendie! par le sang du +massacre! je le jure! viendra l'heure où prélats et seigneurs ne +régneront plus que sur des ruines fumantes et des ossements blanchis... +Allons, nos nouveaux frères en Vagrerie, soyez, comme nous, Hommes +errants, Loups, Têtes de loups! Comme nous, vous vivrez en loups, et en +joie, l'été, sous la verte feuillée; l'hiver, dans les chaudes +cavernes... Debout, mes bons Vagres! debout, le soleil monte; nous avons +là, dans nos chariots, du butin à distribuer sur notre passage... En +route, petite Odille, en route, belle évêchesse! pillons les seigneurs, +et largesse! largesse au pauvre monde! conservons seulement de quoi +faire cette nuit grand gala dans les gorges d'Allange, sous le dôme des +vieux chênes!... En route! nous avons un évêque pour cuisinier, nous +festoierons en princes... et demain, la dernière outre vidée, en chasse, +mes Vagres! en chasse! tant qu'il restera en Gaule un burg de Franks et +une maison épiscopale!...</p> + +<p>Et la troupe se remit en marche au bruit du chant des Vagres... Lorsque, +au soleil couché, ils arrivèrent aux gorges d'Allange, l'un de leurs +repaires, tout le butin emporté de la villa épiscopale avait été +distribué sur la route aux pauvres gens... il ne restait dans les +chariots que quelques matelas pour les femmes, les vases d'or et +d'argent pour boire le vin de l'évêque, et des provisions suffisantes +pour le grand gala de la nuit... Les huit paires de boeufs des chariots +devaient être le rôti de ce festin gigantesque; car sur sa route la +troupe des Vagres s'était encore recrutée d'esclaves, d'artisans, de +laboureurs et de colons, tous réduits à la rage de la misère, sans +compter bon nombre de jolies filles, curieuses de courir un peu la +Vagrerie!</p> +<a name="ch2" id="ch2"></a> +<br><br><br> + +<h3>CHAPITRE II.</h3> + +<p class="mid"><span class="sml">Un festin en Vagrerie.--Meurtres de Clotaire, nouveau roi d'Auvergne, et +miracles faits en sa faveur.--La ronde des Vagres.--Karadeuk le +Bagaude.--Loysik l'ermite.--Comment l'évêque Cautin est miraculeusement +enlevé au ciel par des Séraphins et comment il descend fort promptement +de l'empirée.--Le comte Neroweg et ses leudes.--Attaque des gorges +d'Allange.</span></p> + +<p>Quels beaux festins l'on festoie en Vagrerie! daims, cerfs, sangliers, +tués la veille par les Vagres dans la forêt qui ombrage les gorges +d'Allange, ont été, comme les boeufs des chariots, dépecés et grillés au +four... Quoi! un four en pleine forêt? un four capable de contenir +boeufs, daims, cerfs et sangliers? Oui, le bon Dieu a creusé pour les +bons Vagres plusieurs de ces fours dans les gorges profondes de +l'Allange, volcan éteint comme les autres volcans de l'Auvergne... +N'est-ce point un véritable four que cette grotte cintrée, profonde, où +un homme peut se tenir debout? donc, remplissez cette grotte de bois +sec, un ou deux chênes morts vous suffisent; mettez le feu à ce bûcher; +il se consume, devient brasier: sol, parois, voûte de lave, tout rougit +bientôt, et l'on enfourne dans cette bouche ardente comme celle de +l'enfer, daims, cerfs, sangliers entiers et boeufs dépecés; après quoi +l'on referme l'ouverture de la grotte avec des pierres de lave sous une +montagne de cendre brûlante chaude... quatre ou cinq heures après, +boeufs et venaison cuits à point, fumants, appétissants, sont servis sur +la table. Quoi! aussi des tables en Vagrerie? certes, et recouvertes du +plus fin tapis vert; quelle table? quel tapis? la pelouse d'une +clairière de la forêt; et pour siéges, encore la pelouse; pour tentures, +les grands chênes; pour ornements, les armes suspendues aux branches; +pour dôme, le ciel étoilé; pour lampadaire, la lune en son plein; pour +parfums, la senteur nocturne des fleurs sauvages; pour musiciens, les +rossignols.</p> + +<p>Plusieurs Vagres, placés en vedette sur la lisière de la forêt, aux +abords des gorges d'Allange, veillent à ce que la troupe ne soit pas +surprise, dans le cas où, apprenant le sac et l'incendie de la villa, +les comtes et ducs franks du pays, craignant une attaque sur leurs +burgs, se seraient mis, avec leurs leudes, à la poursuite des Vagres.</p> + +<p>L'évêque Cautin, malgré son courroux, se surpassa comme cuisinier: la +faim lui était venue en cuisinant pour les autres, de sorte que +chrétiennement il cuisina aussi pour sa large panse; on parla longtemps +en Vagrerie de certaine sauce, dont le saint homme remplit un grand +chaudron (chaudron épiscopal emporté de la villa), dans lequel chacun +trempait sa grillade de boeuf ou de venaison, sauce appétissante +composée de vieux vin et d'huile aromatisée avec le thym et le serpolet +des bois; on la trouva délectable, et l'évêchesse, mordant de ses belles +dents blanches à la grillade de son Vagre, disait:</p> + +<p>--Je ne m'étonne plus si celui qui fut mon mari se montrait si +implacable pour ses esclaves-cuisiniers, qu'il faisait fouailler au +moindre oubli... le seigneur évêque cuisinait mieux qu'eux tous; il +pouvait se montrer difficile.</p> + +<p>Deux convives prenaient peu de part au festin: l'ermite laboureur et la +jeune esclave, assise à côté de Ronan; celui-ci mangeait valeureusement, +mais le moine rêvait en regardant le ciel, et la petite Odille rêvait... +en regardant Ronan... Les vases d'or et d'argent, sacrés ou non, +circulaient de main en main; les outres se dégonflaient à mesure que le +ventre des buveurs gonflait: gais propos, éclats de rire, baisers pris +et rendus entre Vagres et Vagredines, tout était liesse et fous ébats; +parfois, cependant, pour quelque fin minois, éclatait une dispute entre +deux compagnons, ni plus ni moins que dans les anciens festins gaulois; +alors on décrochait les épées des arbres, sans haine, mais par simple +outre-vaillance.</p> + +<p>--À toi ce coup-ci...</p> + +<p>--À toi celui-là...</p> + +<p>--Frappe...</p> + +<p>--Riposte...</p> + +<p>--Je suis blessé!</p> + +<p>--Je suis mort!...</p> + +<p>Le blessé, on le pansait; le mort, on le couvrait de feuillage... +Honneur aux braves qui vont renaître ailleurs, et vivent les festins en +Vagrerie!! L'on entendait encore çà et là des propos joyeux, étranges, +ou d'une gaieté sinistre; ces propos peignaient les choses, les hommes, +les misères de la Gaule conquise, mieux que ne le feront jamais les +légendaires, si jamais ce siècle de fer trouve des légendaires...</p> + +<p>--Ah! le bon temps!--disait Dent-de-Loup en rongeant l'ivoire de son +second cuisseau de daim; ce garçon préférait le daim à toute autre +viande.--Ah! le bon temps que ce temps de désordre! de pillage! de +batailles de grand'route! de siége de burgs et de maisons épiscopales! +ah! le bon temps que nous font les rois franks!...</p> + +<p>--Ronan l'a dit: Le feu est à la vieille Gaule... dansons, buvons sur +ses décombres... et faisons l'amour dans la cendre des palais!...</p> + +<p>--Oh! grand évêque! oh! béni sois-tu, grand Saint-Rémi! qui, dans la +basilique de Reims, au milieu de l'encens et des fleurs, il y a +cinquante ans et plus, as baptisé Clovis, fils soumis de l'Église de +Rome! Béni sois-tu, grand Saint-Rémi! tu as baptisé l'esclavage, le +pillage, l'incendie, le viol et le massacre!...</p> + +<p>--Et toi, saint évêque de Tours, lorsque Clovis, ce royal meurtrier, +encensé par tes diacres, est sorti de ta basilique, enrichie des dons +splendides de ce conquérant, de ta basilique où il venait de ceindre le +diadème d'or et de revêtir la pourpre souveraine, cette pourpre, c'était +le sang des derniers Gaulois valeureux! cette couronne, c'était l'or de +la Gaule... et toi, grand saint évêque! toi et ton clergé vous chantiez: +Hosanna! hosanna! devant ce pillard, ce massacreur de notre pauvre +patrie conquise!...</p> + +<p>--Où est-elle? où est-elle, la fière et virile Gaule du <i>chef des cent +vallées</i>, des <i>Sacrovir</i>, des <i>Vindex</i>, des <i>Civilis</i>, des <i>Victoria</i>?</p> + +<p>--Qui a hérité de la vaillance de la Gaule? les Vagres... Loups et Têtes +de loups! puisque eux seuls ils luttent contre les barbares...</p> + +<p>--Et nous sommes traqués comme bêtes de forêt...</p> + +<p>--Mais qui s'y frotte est mordu; nous avons l'ongle aigu, la dent +tranchante...</p> + +<p>--Et ils nous appellent des pillards...</p> + +<p>--Des meurtriers...</p> + +<p>--Des sacrilèges...</p> + +<p>--Frères, nous accuser ainsi, n'est-ce point manquer de respect à nos +glorieux et nouveaux maîtres, rois, ducs et comtes franks? nous les +imitons de notre mieux: ils tuent, nous tuons; ils pillent, nous +pillons; ils violent... non, nous ne violons pas, assez de jolies filles +nous arrivent en Vagrerie... voyez plutôt ces gaies commères...</p> + +<p>--Aussi vrai que je m'appelle Florence, aussi vrai que j'ai vingt ans, +la jambe fine et la taille cambrée, j'aime mieux donner à un joyeux +Vagre ce que me ravirait un Frank ou un tonsuré!...</p> + +<p>--Moi aussi!</p> + +<p>--Moi aussi!</p> + +<p>--Mes soeurs, mes soeurs! sinistre est le temps où nous vivons!--dit +l'évêchesse en déroulant au vent de la nuit sa longue chevelure +noire.--Jours de sanglantes fureurs! jours de débauche effrénée: le +concubinage, l'adultère, l'inceste sur le trône et sur l'autel!... jours +d'ardent vertige, où l'on court au mal avec une joie farouche... Saintes +vertus de nos mères! chaste tendresse! fier et pudique amour! où vous +trouver aujourd'hui? est-ce chez la femme esclave, violentée par les +maîtres de son corps?... Est-ce chez la femme libre? quand sous ses yeux +le foyer domestique devient un lupanar? Oh! mes soeurs, mes soeurs! +fermons les yeux, vivons vite et mourons jeunes... c'est le bel âge pour +mourir... Veux-tu mourir, mon Vagre?</p> + +<p>--Quand, ma Vagredine?</p> + +<p>--Demain, aux premiers rayons du soleil; demain, à l'heure où les +oiseaux s'éveillent, dis, veux-tu mourir? ta main dans la mienne, nous +partirons ensemble pour ces mondes inconnus, où nos aïeux, plutôt que de +se quitter, s'en allaient vaillamment ensemble pour revivre ensemble!</p> + +<p>--Es-tu déjà si lasse d'amour, ma belle évêchesse?</p> + +<p>--Mon Vagre, craindrais-tu la mort?</p> + +<p>--Je ne crains qu'une chose: la vie sans toi...</p> + +<p>--À demain donc... la mort ensemble!</p> + +<p>--Et vive l'amour jusqu'à demain! En attendant, un beau baiser, ma +Vagredine?</p> + +<p>Le Veneur prend le baiser, pendant que son voisin, grave comme un homme +entre deux vins, dit d'une voix magistrale:</p> + +<p>--Frères, j'ai une idée...</p> + +<p>--Ton idée, Symphorien, semble être de vider complétement cette +amphore...</p> + +<p>--Oui, d'abord... puis de vous démontrer <i>logicè</i>... <i>à priori</i>...</p> + +<p>--Au diable le langage romain!</p> + +<p>--Frères, pour être Vagre l'on n'en est pas moins souvent fort versé +dans les belles lettres et la philosophie... J'enseignais la rhétorique +aux jeunes clercs de l'évêque de Limoges; je fus mandé, pour le même +office, par l'évêque de Tulle. En traversant les mont Jargeaux pour me +rendre d'une ville à l'autre, j'ai été pris dans ces montagnes par une +bande de mauvais Vagres, car il y a de bons et de mauvais Vagres.</p> + +<p>--Comme il y a de laides femelles et de jolies femmes.</p> + +<p>--Cesdits Vagres m'ont vendu à un marchand d'esclaves, lequel m'a +revendu à l'évêque de...</p> + +<p>--Au diable le rhétoricien... le voici voyageant par monts et par vaux!</p> + +<p>--C'est souvent l'effet de la rhétorique de vous entraîner ainsi à +travers les plaines de l'imagination... Mais je reviens à ce que je veux +vous prouver <i>logicè</i>... c'est ceci: Que nous n'avons point à prendre +souci des leudes et bandes armées qui peuvent nous poursuivre, parce que +<i>logicè</i>... le Seigneur Dieu fera un miracle en notre faveur pour nous +débarrasser de nos ennemis.</p> + +<p>--Un miracle en notre faveur... à nous, Vagres? Sommes-nous donc si bien +avec le ciel?</p> + +<p>--Nous y sommes d'autant mieux, que nous agissons davantage en loups, en +vrais loups... Aussi, <i>logicè</i>, le Seigneur nous délivrera-t-il de nos +ennemis par des miracles... Et ce, je vais vous le prouver.</p> + +<p>--À la preuve, docte Symphorien... à la preuve!</p> + +<p>--M'y voici... Et d'abord, frères, dites-moi sous quelle royale griffe +est tombée cette belle terre d'Auvergne?</p> + +<p>--Sous la griffe de Clotaire, le dernier et digne fils du glorieux roi +Clovis... puisque ayant récemment épousé la veuve de son petit-neveu +Théodebald, ce Clotaire possède un double droit sur la province +d'Auvergne... le voici donc, cette année 558, seul roi de toute la Gaule +conquise.</p> + +<p>--Or ce Clotaire est l'épouseur du genre humain... Qui n'a-t-il pas +épousé? qui n'épousera-t-il pas? Les évêques l'ont marié autant de fois +qu'il lui a plu, et du vivant de la plupart de ses femmes; ils l'ont +marié à <i>Gundioque</i>, femme de son propre frère; ils l'ont marié à +<i>Radegonde</i>, à <i>Ingonde</i>, et quinze jours après, à la soeur de celle-ci, +nommée <i>Aregonde</i>; ils l'ont marié à <i>Chemesne</i>, à bien d'autres encore, +et en dernier lieu à cette <i>Wultrade</i>, veuve de son petit-neveu +Théodebald; mais ce sont là des peccadilles...</p> + +<p>--Docte et doctissime Symphorien, tu nous a promis de nous prouver +<i>logicè</i> que le Seigneur Dieu ferait des miracles en notre faveur... et +ta rhétorique nous parle de cet épouseur éternel...</p> + +<p>--Ma rhétorique pose les principes... vous allez en voir tout à l'heure +les conséquences... <i>ergo</i>, je pose cette autre prémisse, encore +nécessaire: que ce Clotaire a commis, entre plusieurs crimes, un forfait +devant lequel Clovis lui-même eût peut-être reculé... La chose se +passait à Paris, en 533, dans le vieux palais romain<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a> +<a href="#footnote3"><sup class="sml">3</sup></a> habité par les +rois franks... Or, écoutez...</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote3" +name="footnote3"><b>Note 3: </b></a><a href="#footnotetag3"> +(retour) </a> On voit encore aujourd'hui, <i>rue de la Harpe</i>, + les thermes de ce palais parfaitement conservés; nous + engageons nos lecteurs à visiter cette curieuse antiquité.</blockquote> + +<p>--Nous écoutons, docte Symphorien; il est doux d'entendre les louanges +de ses rois.</p> + +<p>--Il y a donc environ vingt-cinq ans de cela... Clovis était, depuis +longtemps, allé droit au paradis, sur la foi des évêques... après avoir +partagé la Gaule entre ses quatre fils: <i>Thierri</i>, <i>Childebert</i>, +<i>Clodomir</i> et ce <i>Clotaire</i>, aujourd'hui roi de toutes les provinces +conquises... Clodomir étant mort plus tard, laissa trois enfants; ils +furent recueillis par leur grand'mère, la veuve de Clovis, la vieille +reine Clotilde; elle faisait élever près d'elle ses petits-fils, +attendant qu'ils fussent en âge d'hériter du royaume de leur père. Un +jour qu'elle était venue à Paris, Childebert, qui résidait en cette +ville, envoya secrètement un affidé à notre doux Clotaire pour lui dire +ceci: «Clotilde, notre mère, garde auprès d'elle les enfants de notre +frère, et elle veut qu'ils aient son royaume... viens donc promptement à +Paris, afin que nous prenions ensemble conseil sur ce qu'il faut faire +d'eux: savoir s'ils auront les cheveux coupés pour être comme le reste +du peuple, ou si nous les tuerons, afin de partager entre nous le +royaume de leur père, notre frère<a href="#A2"><sup class="sml">A</sup></a>...»</p> + +<p>--Voilà qui commence tendrement.</p> + +<p>--C'est la fraternité franque.</p> + +<p>--Quel est le Vagre qui méditerait de tuer le fils de son propre frère?</p> + +<p>--Il n'en est pas un...</p> + +<p>--On nous appelle Loups, et les loups ne se dévorent pas entre eux...</p> + +<p>--Et ces enfants, qu'ils voulaient égorger, docte Symphorien, +étaient-ils jeunes?</p> + +<p>--L'un avait dix ans, l'autre sept...</p> + +<p>--Pauvres petites créatures... les tuer ainsi lâchement!...</p> + +<p>--Je poursuis mon récit: «Clotaire arrive à Paris, se concerte avec son +frère, et tous deux vont dire à la vieille reine Clotilde: Envoie-nous +tes petits-fils pour que nous les déclarions devant le peuple héritiers +du royaume de leur père<a href="#B2"><sup class="sml">B</sup></a>.»</p> + +<p>--Ah! ces rois franks, toujours aussi rusés que féroces! car c'était un +leurre, n'est-ce pas, docte Symphorien?</p> + +<p>--Tu vas voir...</p> + +<p>«La veuve de Clovis, toute joyeuse, envoya les petits-fils à leurs +oncles, en disant à ces enfants:--Je croirai n'avoir pas perdu mon fils, +votre père, si je vous vois lui succéder dans son royaume.--A peine +arrivés chez leurs oncles, les enfants sont arrêtés et séparés de leurs +esclaves et de leurs gouverneurs. Aussitôt, Clotaire et Childebert +envoient un émissaire à leur mère; il portait d'une main des ciseaux, de +l'autre une épée nue; il dit à la vieille reine +Clotilde:--Très-glorieuse reine, nos seigneurs tes fils désirent +connaître ta volonté à l'égard de tes petits-fils... veux-tu qu'ils +soient tondus (c'est-à-dire enfermés dans un couvent) ou veux-tu qu'ils +soient égorgés?...--S'ils doivent renoncer au trône de leur +père!--s'écria la vieille reine indignée,--j'aime mieux les voir morts +que tondus...--L'émissaire revint dire aux deux rois:--Vous avez l'aveu +de la reine pour achever l'oeuvre commencée...--Aussitôt le roi Clotaire +prend le plus âgé par les bras, le jette contre terre, et lui enfonce un +couteau sous l'aisselle.»</p> + +<p>--Pauvre cher petit!--murmura Odille en fondant en larmes;--il a dû +mourir en appelant sa mère...</p> + +<p>--Le royal boucher qui le mettait ainsi à mort savait le bon endroit +pour enfoncer son couteau,--dit Ronan.--C'est ainsi qu'on tue les jeunes +torins... Continue, docte Symphorien.</p> + +<p>«--Aux cris de l'enfant, son petit frère se jette aux pieds de +Childebert, et s'attachant à lui de toutes ses forces, il s'écrie:--Mon +oncle! mon bon oncle! viens à mon secours... fais que je ne sois pas tué +comme mon frère!»--Childebert, un moment ému, dit à Clotaire: +«--Accorde-moi la vie de cet enfant?»--Mais Clotaire, furieux, lui +répondit: «--Ou repousse l'enfant de tes genoux, ou tu vas mourir à sa +place... C'est toi qui m'as mis dans cette affaire... et voilà que tu +manques de parole?...»</p> + +<p>--Ce bon Clotaire avait raison,--dit Ronan:--comploter le meurtre de ces +enfants, et reculer devant leur sang, c'était faire injure à la noble +race du glorieux Clovis; mais ce lâche Childebert s'est, pour l'honneur +de sa royale famille, ravisé, je l'espère, docte Symphorien?</p> + +<p>--En pouvait-il être autrement? «Childebert repoussa l'enfant de ses +genoux, le jeta vers Clotaire, qui lui enfonça, comme à l'autre, un +couteau sous l'aisselle et le tua... Les deux rois firent ensuite mettre +à mort les esclaves et les gouverneurs des deux enfants, dont ils se +partagèrent le royaume<a href="#C2"><sup class="sml">C</sup></a>.»</p> + +<p>--Et voilà comme se fondent les monarchies bénies par nos évêques,--dit +Ronan.--C'est beau, les royautés, n'est-ce pas, mes Vagres? Ah! par +Rita-Gaür! ce saint Gaulois des temps passés, qui tissait sa saie de la +barbe des rois! le meilleur d'entre eux est bon à pendre; n'est-ce point +ton avis, notre ami?--ajouta-t-il en s'adressant à l'ermite laboureur, +qui, toujours silencieux et rêveur, écoutait.--Dis? N'est-ce point le +devoir de tout fils de la Gaule de courir sus à cette race de rois +maudits, comme on court sus à des bêtes enragées?</p> + +<p>--Exterminer les bêtes enragées, c'est bien,--répondit l'ermite,--les +empêcher de devenir enragées, c'est mieux...</p> + +<p>--Ermite, empêcheras-tu un roi Frank de naître Frank?</p> + +<p>--Il faut l'empêcher d'abord de naître roi, duc, comte ou seigneur, et +de se croire ainsi maître des biens et de la vie du commun des gens... +Jésus de Nazareth l'a dit: «--L'esclave est l'égal de son +seigneur...--de l'égalité parmi les hommes, un jour naîtra leur +fraternité!»</p> + +<p>Puis l'ermite laboureur retomba dans sa rêverie silencieuse.</p> + +<p>--Deux fois déjà j'ai suivi à la piste ce dernier roi d'Auvergne par +droit de pillage et de massacre,--dit Ronan;--je n'ai pu le joindre; +mais, par Rita-Gaür! si le Clotaire me tombe sous la main, je le +raserai... mais si près, si près des épaules, que sa tête ne repoussera +pas...</p> + +<p>--Ronan, tu comptes sans les démonstrations de ma rhétorique. J'ai posé +les prémisses, maintenant les conséquences; or, <i>logicè</i>, je vais te +prouver que tu ne pourras rien contre Clotaire... Le Seigneur Dieu le +protége...</p> + +<p>--Ce doux oncle, qui tuait ses neveux à coups de couteau sous les +aisselles?</p> + +<p>--Lui-même... toute bonne action ne mérite-t-elle pas sa divine +récompense?</p> + +<p>--Certes...</p> + +<p>--Or, le Seigneur Dieu, grâce à l'intercession du grand Saint-Martin, +siégeant depuis longtemps au paradis, a fait un miracle en faveur de +notre doux oncle.</p> + +<p>--En faveur de Clotaire? de ce tueur d'enfants?</p> + +<p>--Oui, le Seigneur a fait un miracle en faveur de Clotaire, de ce tueur +d'enfants; or donc j'avais raison de dire que je prouverais <i>logicè</i> que +ce Dieu si paternellement miraculeux envers les scélérats fera +certainement quelque petit miracle en notre faveur, à nous, pauvres +Vagres...</p> + +<p>--Décidément nous avons eu tort de ne point pendre l'évêque.</p> + +<p>--Il sera toujours temps d'attirer ainsi sur nous l'attention du +Seigneur; mais d'abord conte-nous le miracle, doctissime Symphorien.</p> + +<p>--C'était en 537, environ quatre ans après que Childebert et Clotaire +avaient tué leurs neveux à coups de couteau... Nos deux fils de Clovis, +dignes de leur race, ne songeaient qu'à se dépouiller et à s'égorger les +uns les autres; aussi, un moment unis, en tendres frères, pour le +meurtre de ces petits enfants (on n'a pas tous les jours de pareils +sujets de bon accord), Clotaire et Childebert se déclarent la guerre. +Theudebert, petit-fils de Clovis, se joignit à Childebert, et tous deux, +à la tête de leurs leudes, ravageant, pillant, comme d'habitude, les +contrées qu'ils traversaient, marchent contre Clotaire. Ce doux oncle, +ne trouvant pas sa troupe assez nombreuse pour résister aux forces de +son frère et de son neveu, refuse la bataille, et se retire dans la +forêt de Brotonne, entre Rouen et la mer... Theudebert et Childebert +cernaient la forêt, attendant la nuit, espérant prendre leur bien-aimé +frère et oncle au trébuchet, et l'égorgeter gentillement... Attention, +Ronan, voici le miracle qui vient!</p> + +<p>--Voyons-le venir, doctissime Symphorien.</p> + +<p>--Childebert et Theudebert s'avançaient donc sans bruit à la tête de +leurs troupes... Le jour se lève... ils n'étaient plus qu'à deux à trois +cents pas de l'endroit où le doux Clotaire campait avec ses leudes... +lorsque soudain tombe du ciel une épouvantable pluie de pierres et de +feu... Les troupes de Childebert et de Theudebert sont écrasées par les +pierres et brûlées par le feu céleste...</p> + +<p>--Et Clotaire?</p> + +<p>--Oh! Clotaire, ce favori du Seigneur, grâce au miracle que je dis, +voit, à trois cents pas de lui, la troupe de son frère anéantie sous la +pluie de feu et de pierres, tandis qu'au-dessus de lui Clotaire, et de +son armée, le ciel aussi pur, aussi limpide, aussi serein, que la +conscience de ce doux oncle, est du plus riant azur: pas un souffle de +vent n'agite même la cime des arbres de la forêt, tandis que tout autour +de cet endroit privilégié, que le Seigneur couvre sans doute d'un pan +de sa robe, ce n'est que cataractes de feu, déluge de pierres, écrasant +l'armée des ennemis du doux Clotaire<a href="#D2"><sup class="sml">D</sup></a>.</p> + +<p>--Et voilà comment le Tout-Puissant vous récompense d'avoir tué vos +neveux à coups de couteau.</p> + +<p>--Le docte Symphorien a raison... D'après ceci, m'est avis qu'il +faudrait toujours avoir dans une troupe de Vagres sagement ordonnée... +quelque parricide ou fratricide, en considération de quoi l'Éternel +prendrait ses bons compagnons sous sa robe, et ferait, au besoin, tomber +du ciel, sur leurs ennemis, des torrents de feu et des cataractes de +pierres.</p> + +<p>--Et remarquez surtout,--reprit Symphorien,--que dans le récit de ce +miracle, il est dit que c'est le grand Saint-Martin lui-même qui, +habitant le paradis, a prié le Seigneur de donner cette preuve de bonne +amitié au doux Clotaire; or, Saint-Martin n'intercédait ainsi auprès de +l'Éternel qu'à la fervente prière de la vieille reine Clotilde<a href="#E2"><sup class="sml">E</sup></a>.</p> + +<p>--Quoi! la grand'mère des deux pauvres petites victimes?--dit Odille en +joignant les mains.--Elle a osé prier Dieu de faire un miracle en faveur +de son fils, le meurtrier de ses petits-fils, à elle?</p> + +<p>--Que veux-tu, petite Odille? ces femmes franques sont si bonnes mères!</p> + +<p>--Mon Vagre,--reprit l'évêchesse avec un sourire amer en passant ses +doigts effilés dans la chevelure bouclée du jeune homme,--dis? ne +vaut-il pas mieux partir demain à l'aube pour aller revivre ailleurs, +que de rester dans cet épouvantable monde où nous sommes?</p> + +<p>--Oui, horrible... horrible est ce monde...--s'écria l'ermite laboureur +avec une douleur et une indignation profondes.--Quoi! le nom de ce +prétendu Dieu de miséricorde, d'amour et de justice... profané, souillé +chaque jour par ses prêtres... Quoi! ces forfaits dont s'épouvante la +nature, mis sous la protection divine!... O Jésus! Jésus de Nazareth! +toi, le plus divin des sages! tu prévoyais la vanité de ton céleste +Évangile, quand, l'âme attristée jusqu'à la mort, dans ta veillée +suprême, tu pleurais sur le prochain avenir du monde... Jésus!... +Jésus!... des siècles se passeront avant que ton jour soit venu!...</p> + +<p>--Prends garde, notre ami!--dit Ronan,--ne parle pas haut... ce saint +homme d'évêque, qui dort là-bas, gorgé de vin et de viande, pourrait +t'excommunier, s'il t'entendait... Mais au diable la tristesse!... nous +sommes en un temps de damnations... vivons en damnés!... Évêques et rois +donnent le branle, saint est le meurtre! saint est le pillage!... +Debout, mes Vagres! debout... vous, trois fois saints!!... que nos +saturnales couvrent la vieille Gaule... que cette terre de nos pères +soit le tombeau des Franks et le nôtre... Les ruines de nos cités +désertes diront aux siècles futurs: «Ci gît un grand peuple!... Libre, +il fut l'orgueil de l'univers... Esclave des rois conquérants, hébêté +par les évêques, il eut honte de sa honte... et un jour il sut +disparaître du monde en entraînant ses tyrans dans l'abîme!» Or donc, +mourons gaiement et longuement... Debout, Vagres et Vagredines! le +festin est fini... la lune brillante... chantons, dansons jusqu'au +jour... qu'à nos chants endiablés le Frank tremble dans son burg! +l'évêque tremble dans sa basilique! et qu'ils se disent épouvantés: +«Malheur à nous! malheur à nous demain! car cette nuit ils sont bien +gais en Vagrerie!»</p> + +<p>Et Vagres et Vagredines, criant, chantant, hurlant, commencèrent une +folle ronde sur la pelouse de la forêt aux pâles clartés de la lune...</p> + +<p>L'ermite laboureur avait écouté en silence l'entretien des Vagres; assis +à côté de la petite Odille, il semblait la couvrir d'une protection +paternelle... L'enfant, son menton dans sa main, les yeux levés vers la +lune brillante, paraissait étrangère à ce qui se passait autour d'elle. +Lorsque Ronan, à la fin du repas, eut donné à ses compagnons le signal +des chants et de la danse, ils s'étaient éloignés en tumulte du lieu du +festin pour courir se livrer à leur gaieté bachique et à leur danse +effrénée au milieu d'une autre clairière, située non loin de la pelouse +où ils venaient de festoyer... Ronan, se rapprochant alors de l'ermite +laboureur et de l'esclave, toujours assise son menton dans sa main, les +yeux levés vers le ciel, dit joyeusement:</p> + +<p>--Veux-tu danser, petite Odille? La ronde est commencée; elle durera +jusqu'à l'aube...</p> + +<p>La jeune fille secoua mélancoliquement la tête sans répondre, +contemplant toujours le ciel.</p> + +<p>--Odille, qu'as-tu à rêver ainsi en regardant la lune?</p> + +<p>--Le sommeil me gagne, et je songe au vieux bardit que ma mère me +chantait pour m'endormir quand j'étais petite.</p> + +<p>--Quel est-il ce bardit?</p> + +<p>--Oh! il est bien vieux, bien vieux... disait ma mère; on le chante en +Gaule depuis cinq ou six cents ans...</p> + +<p>--Et il se nomme?</p> + +<p>--Le bardit d'<span class="sc">Hêna</span>, <i>la vierge de l'île de Sên</i>.</p> + +<p>--Le bardit d'Hêna!--s'écrièrent à la fois l'ermite et le Vagre en +tressaillant.</p> + +<p>Puis ils se turent, pendant qu'Odille, étonnée de leur silence et de +l'émotion qui se peignait sur leur figure, les regardait en disant:</p> + +<p>--Vous savez donc aussi le chant d'Hêna?</p> + +<p>--Chante-le toujours, mon enfant,--répondit Ronan d'une voix altérée...</p> + +<p>La petite Odille, de plus en plus surprise, ne reconnaissait pas son +ami: le hardi et joyeux Vagre était devenu pensif et grave.</p> + +<p>--Oh! oui, mon enfant; dis-nous ce bardit avec ta douce voix de quinze +ans,--reprit l'ermite;--mais pas ici... Le tumulte de la danse et de +l'orgie de là-bas, quoique lointains, couvriraient ta voix.</p> + +<p>--L'ermite a raison... Viens avec nous, petite Odille, sous ce grand +chêne, à quelques pas d'ici... il est entouré d'un tapis de mousse; tu +pourras t'y endormir mollement... je te couvrirai de mon manteau...</p> + +<p>Du pied du chêne où l'enfant alla s'asseoir, entre Ronan et son +compagnon, l'on n'entendait que le bruit éloigné de la folle ivresse des +Vagres et des Vagredines... La lune, à son déclin, jetant ses rayons +argentés sous la sombre verdure des feuilles, éclairait presque comme en +plein jour l'ermite, Ronan et la petite esclave, qui bientôt, de sa voix +pure et encore enfantine, chanta ces premier mots du bardit:</p> + +<p>«<i>Elle était jeune, elle était belle, elle était sainte, et s'appelait +Hêna, Hêna, la vierge de l'île de Sên...</i>»</p> + +<p>À ces paroles, l'ermite et le Vagre baissèrent la tête, et sans que l'un +s'aperçût alors des larmes que versait l'autre, tous deux pleurèrent... +Odille chanta le second verset; mais, brisée par la fatigue de la nuit +et de la journée, cédant au rhythme mélancolique de ce bardit, qui si +souvent l'avait bercée dans son enfance et endormie sur les genoux de sa +mère, la petite esclave ne chantait plus que d'une voix affaiblie, +tandis qu'au loin les Vagres entonnèrent soudain en choeur, et d'un mâle +accent, un autre vieux bardit de la Gaule... Aussi l'ermite et Ronan +tressaillirent de nouveau lorsque ces paroles arrivèrent jusqu'à eux, +sans couvrir tout à fait la voix d'Odille:</p> + +<p>«<i>--Coule, coule, sang du captif...--Tombe, tombe, rosée +sanglante!--Germe, grandis, moisson vengeresse!...</i>»</p> + +<p>Les deux hommes semblèrent frappés de ce rapprochement singulier: au +loin ce chant de révolte, de guerre et de sang... près d'eux, la voix +angélique de l'enfant, chantant Hêna, une des plus douces gloires de la +Gaule armoricaine... Mais bientôt Odille, cédant au sommeil, ne fit plus +que murmurer les paroles du bardit... puis elles devinrent +inintelligibles... Sa tête se pencha sur sa poitrine, et, adossée au +tronc de l'arbre, assise sur la mousse, elle s'endormit...</p> + +<p>--Pauvre enfant!--dit Ronan en la couvrant soigneusement de son +manteau;--elle est accablée de fatigue et de sommeil.</p> + +<p>--Ronan,--reprit l'ermite en attachant sur son compagnon un regard +pénétrant,--le chant d'Hêna t'a fait pleurer...</p> + +<p>--C'est vrai.</p> + +<p>--Qui t'émeut ainsi?</p> + +<p>--Un souvenir de famille... si un Vagre, un Homme errant, un Loup a une +famille...</p> + +<p>--Ce souvenir de famille, quel est-il?</p> + +<p>--Cette douce Hêna, dont parle le bardit, était l'une de mes aïeules...</p> + +<p>--Comment le sais-tu?</p> + +<p>--Autrefois, mon père me l'a dit; il me contait dans mon enfance des +histoires des temps passés...</p> + +<p>--Ton père, où est-il à cette heure?</p> + +<p>--Je ne sais... il courait la Vagrerie, il la court peut-être encore, à +moins qu'il ne soit mort en bon Vagre... Je saurai cela quand lui et moi +nous nous retrouverons ailleurs qu'ici...</p> + +<p>--Où cela?</p> + +<p>--Dans les mondes mystérieux que nul ne connaît, que tous nous +connaîtrons... puisque tous nous irons y revivre...</p> + +<p>--Tu as donc conservé la foi de tes ancêtres?</p> + +<p>--Mon père m'a appris à ne pas plus me soucier de mourir que de changer +de vêtement... puisqu'on quitte ce monde-ci pour aller, corps et âme, +renaître ailleurs... Persuadé de cela, je fais, tu le vois, bon marché +de ma peau... et de celles des Franks...</p> + +<p>--Il y a-t-il longtemps que tu as été séparé de ton père?</p> + +<p>--Brisons là... c'est triste, j'aime à être en joyeuse humeur... +Cependant je me sens attiré vers toi, et tu n'es pas gai...</p> + +<p>--Nous vivons dans des temps où, pour être gai, il faut avoir l'âme +très-forte ou très-faible...</p> + +<p>--Me crois-tu faible?</p> + +<p>--Je te crois fort et faible à la fois... Mais ton père...</p> + +<p>--Tu tiens à parler de lui?</p> + +<p>--Beaucoup...</p> + +<p>--Soit... Eh bien, mon père était <i>Bagaude</i> en sa jeunesse, et plus +tard, quand les Franks nous ont baptisés <i>Vagres</i>, Vagre il est devenu: +le nom était changé, le métier le même...</p> + +<p>--Et ta mère?</p> + +<p>--En Vagrerie on connaît peu sa mère; je n'ai jamais connu la mienne... +Du plus loin qu'il m'en souvient, je devais alors avoir sept ou huit +ans; j'accompagnais mon père et la troupe dans ses courses, tantôt en +Provence, tantôt ici, en Auvergne: étais-je fatigué, mon père ou l'un de +nos compagnons me portait sur son dos... J'ai ainsi grandi; nous avions +souvent des jours de repos forcé... Parfois les comtes franks, exaspérés +contre nous, se rassemblaient, eux et leurs leudes, pour nous donner la +chasse... Avertis de leurs mouvements par les pauvres habitants des +champs qui nous aimaient, nous nous retirions dans nos repaires +inaccessibles, et pendant quelques jours nous faisions les morts, tandis +que les Franks battaient la campagne sans rencontrer l'ombre d'un +Vagre... Durant ces jours de trêve, au fond de quelque solitude, mon +père, je te l'ai dit, me racontait des histoires du temps passé; j'ai +appris ainsi que notre famille était originaire de Bretagne, où elle +vivait, où elle vit peut-être encore libre et paisible à cette heure, +puisque jamais jusqu'ici les Franks n'ont pu entamer cette rude +province: son granit est trop dur, et ses Bretons sont comme le granit +de leurs rocs...</p> + +<p>--Je sais le proverbe: <i>C'est un homme dur de l'Armorique</i>.</p> + +<p>--Mon père me l'a aussi souvent cité.</p> + +<p>--Mais comment a-t-il quitté cette province paisible et libre encore +aujourd'hui, grâce à son indomptable courage, que soutient toujours sa +foi druidique, régénérée par la morale évangélique?</p> + +<p>--Mon père avait dix-sept ans... un jour sa famille donna l'hospitalité +à un colporteur; celui-ci, courant la Gaule pour son métier, raconta les +malheurs du pays, et parla de la vie aventureuse des Bagaudes... Mon +père s'ennuyait de la vie des champs; il avait le coeur chaud, la tête +ardente, il avait sucé au berceau la haine des Franks. Frappé des récits +du colporteur, il trouva l'occasion belle pour guerroyer contre les +barbares en se joignant aux Bagaudes, quitta la maison paternelle et +alla retrouver le colporteur qui l'attendait à une lieue de là... Tous +deux, au bout de quelques jours de marche, gagnèrent l'Anjou, +rencontrèrent des Bagaudes... Jeune, robuste, hardi, mon père était de +bonne recrue; il se joignit à eux, et... vive la Bagaudie!... De +province en province, il est ainsi venu jusqu'en Auvergne, qu'il n'a +plus guère quittée... le pays étant propice au métier, forêts, +montagnes, rochers, cavernes, torrents, volcans éteints; c'est une vraie +terre de Bagaudie, vraie terre de Vagrerie!...</p> + +<p>--Comment as-tu été séparé de ton père?</p> + +<p>--Il y a trois ans... Quelques <i>antrustions</i> ou leudes du roi +percevaient en Auvergne la redevance du domaine royal; nombreux et bien +armés, ils ne voyageaient que de jour. Nous attendions la fin de leur +récolte pour la récolter à notre tour... Il s'arrêtèrent une nuit à +Sifour, petite ville ouverte... L'occasion tente mon père; nous +marchons, croyant surprendre les Franks; ils étaient sur leurs gardes... +Après un combat acharné, nous sommes poursuivis la lance dans les reins. +Au milieu de cette attaque nocturne, j'ai été séparé de mon père... +A-t-il été tué ou seulement blessé et emmené prisonnier? je l'ignore; +tous mes efforts ont été vains pour connaître son sort... Depuis, mes +compagnons m'ont choisi pour chef... tu m'as demandé mon histoire... la +voilà; maintenant, tu me connais.</p> + +<p>--Plus que tu ne le penses... Ton père se nommait Karadeuk.</p> + +<p>--D'où sais-tu cela?</p> + +<p>--Le père de ton père se nommait Jocelyn... s'il vit encore en Bretagne +avec son fils aîné Kervan et sa fille Roselyk, il habite sa maison près +des pierres sacrées de Karnak...</p> + +<p>--Qui t'a dit...</p> + +<p>--L'un de tes aïeux se nommait Joel, il était <span class="sc">BRENN</span> de la tribu de +Karnak... Hêna, la sainte du bardit, était fille de Joel, dont la race +remonte jusqu'au <span class="sc">BRENN</span> gaulois, qui fit, il y a près de huit cents ans, +payer rançon à Rome.</p> + +<p>--Qui es-tu donc pour connaître ainsi ma famille?</p> + +<p>--Ce chant d'esclaves révoltés contre les Romains: «Coule, coule, sang +du captif! tombe, tombe, rosée sanglante,» a été recueilli par un de tes +aïeux nommé Sylvest, livré aux bêtes féroces dans le cirque d'Orange... +et ton père t'a sans doute aussi appris un autre fier bardit, chanté il +y a deux siècles et plus, lors d'une des grandes batailles du Rhin +contre les Franks, gagnée par Victorin, fils de Victoria, la mère des +camps...</p> + +<p>--Tu dis vrai... mon père me l'a souvent chanté ce bardit; il commence +ainsi:</p> + +<p>«<i>Ce matin nous disions: Combien sont-ils donc ces barbares? combien +sont-ils donc ces Franks?</i>»</p> + +<p>--Et il se termine ainsi,--reprit le moine laboureur:</p> + +<p>«<i>Ce soir nous disons: Combien étaient-ils donc ces barbares? ce soir +nous disons: Combien donc étaient-ils ces Franks?</i>»--Scanvoch, un autre +de tes aïeux, bravé soldat et frère de lait de Victoria la Grande, a +recueilli ce chant de guerre...</p> + +<p>--Oui, la Gaule, alors fière, libre, triomphante, avait refoulé les +barbares de l'autre côté du Rhin, tandis qu'aujourd'hui... Tiens... +moine, ne parlons plus de ce glorieux passé... le présent me semble plus +horrible encore... mon sang bouillonne, et je suis tenté d'assommer cet +évêque qui ronfle là... Ah! maudite soit à jamais la crédulité de nos +pères, mourants martyrs de cette religion nouvelle...</p> + +<p>--Nos pères ont dû croire aux paroles des premiers apôtres, qui leur +prêchaient l'amour, le pardon, la délivrance, au nom du jeune maître de +Nazareth, que ton aïeule Geneviève a vu crucifier à Jérusalem...</p> + +<p>--Mon aïeule Geneviève?... tu n'ignores rien de ce qui touche ma +famille... Mon père seul a pu t'instruire de ce que tu sais... tu l'as +donc connu?</p> + +<p>--Oui...</p> + +<p>--Et où cela?</p> + +<p>--N'as-tu pas remarqué que de temps à autre, lorsque vous reveniez au +coeur de l'Auvergne, ton père s'absentait pendant plusieurs jours?</p> + +<p>--C'est vrai... et le but de ces absences, je ne l'ai jamais su.</p> + +<p>--Ton père allait voir, près de Tulle, une pauvre femme esclave, +attachée aux terres de l'évêque de cette cité... Cette esclave, il y a +au moins trente ans de cela, avait un jour trouvé ton père, alors chef +de Bagaudes, blessé, presque mourant dans les buissons de la route: le +prenant en pitié, elle l'aida à se traîner dans la cabane où elle +logeait avec sa mère... Ton père avait environ vingt ans... la jeune +fille à peu près l'âge de cet enfant qui dort près de nous... Tous deux +s'aimèrent... Ton père, à peine guerri de sa blessure, fut un jour +surpris dans la hutte de l'esclave par le régisseur de l'évêque, cet +agent considérant Karadeuk comme de bonne prise, voulut l'emmener +esclave à Tulle... Ton père résista, battit l'agent, et alla rejoindre +les Bagaudes.</p> + +<p>--Et la jeune esclave?</p> + +<p>--Elle devint mère... et mit au monde un fils...</p> + +<p>--J'ai donc un frère?</p> + +<p>--Tu as un frère...</p> + +<p>--Le connais-tu? Qu'est-il devenu?</p> + +<p>--Le fils d'un esclave naît esclave, et appartient au maître de sa +mère... Lorsque cet enfant, que ton père nomma <i>Loysik</i> en mémoire de sa +race bretonne, eut quatre ou cinq ans, l'évêque de Tulle, lui +reconnaissant quelques qualités précoces, le fit conduire au collège +épiscopal, où il fut élevé avec quelques autres jeunes esclaves destinés +à entrer un jour dans l'Église comme clercs... De temps à autre, +Karadeuk, lorsque les Bagaudes passaient près de Tulle, allait la nuit +voir la mère de son fils... celui-ci, prévenu par elle, trouvait +quelquefois le moyen de se rendre à la cabane; là, le père et le fils +s'entretenaient longuement des choses et des hommes du temps passé, de +la Gaule, jadis glorieuse et libre; car ton père, tu l'as dit, +conservait, par tradition de famille, un ardent et saint amour pour +notre patrie; il espérait faire battre le coeur de son fils à ces grands +souvenirs d'autrefois, l'exaspérer contre les Franks, et l'emmener +courir avec lui la Vagrerie; mais Loysik, alors d'un caractère doux et +timide, redoutait cette vie aventureuse... Les années se passèrent... +ton frère, s'il eût voulu, aurait pu, comme tant d'autres, faire son +chemin dans l'Église; mais au moment d'être ordonné prêtre il vit de si +près l'hypocrisie, la cupidité, la luxure cléricale, qu'il refusa la +prêtrise en maudissant la sacrilège alliance du clergé gaulois et des +conquérants... Il quitta la maison épiscopale, et alla rejoindre, sur +les frontières de la Provence, plusieurs ermites laboureurs; il avait +connu l'un d'eux à Tulle, où il s'était arrêté malade à l'hospice.</p> + +<p>--Ces ermites avaient donc fondé une espèce de colonie?</p> + +<p>--Plusieurs d'entre eux s'étaient réunis dans une profonde solitude pour +cultiver des terres dévastées et abandonnées depuis la conquête... +c'étaient des hommes simples et bons, fidèles aux souvenirs de la +vieille Gaule et aux préceptes de l'Évangile, si odieusement faussés, +reniés aujourd'hui par de nouveaux <i>princes des prêtres</i>... Ces moines +vivaient dans le célibat, mais ne faisaient point de voeux; ils +restaient laïques et n'avaient aucun caractère clérical<a href="#F2"><sup class="sml">F</sup></a>; c'est +seulement depuis quelques années que la plupart des moines obtiennent +d'entrer dans l'Église; aussi, devenus prêtres, perdent-ils de jour en +jour cette popularité, cette indépendance qui les rendaient si +redoutables aux évêques<a href="#G2"><sup class="sml">G</sup></a>... Du temps dont je te parle, la vie de ces +ermites laboureurs était paisible, laborieuse; ils vivaient en frères, +selon les préceptes de Jésus, cultivaient leurs terres en commun, et +aussi les défendaient rudement en commun, si quelques bandes de Franks, +allant d'un burg à l'autre, s'avisaient de tenter, par malfaisance, de +ravager leurs champs...</p> + +<p>--J'aime ces ermites, à la fois laboureurs et soldats, fidèles aux +préceptes de Jésus, à l'amour de la vieille Gaule et à l'horreur des +Franks... Ces moines se battaient rudement, dis-tu... étaient-ils donc +armés?</p> + +<p>--Ils avaient des armes... et mieux que des armes...</p> + +<p>--Que veux-tu dire?</p> + +<p>--Tiens,--dit l'ermite en sortant de dessous sa robe une espèce de petit +sabre ou de long poignard à poignée de fer,--remarque cette arme... +mais, je te le dis, sa force n'est pas dans sa lame.</p> + +<p>--Où est donc cette force?--demanda Ronan en examinant le +poignard.--L'arme semble pourtant bien trempée...</p> + +<p>--Ce n'est point, te dis-je, par la lame qu'elle vaut, mais par les mots +gravés sur sa poignée.</p> + +<p>--Je lis,--reprit Ronan,--je lis sur l'un des côtés de la garde ce mot: +<span class="sc">GHILDE</span>, et sur l'autre, ces deux mots gaulois: <span class="sc">AMINTIAIZ-COMMUNITEZ</span>... +<i>amitié-communauté</i>... C'est sans doute la devise des ermites +laboureurs?</p> + +<p>--Peut-être...</p> + +<p>--Mais ce mot <span class="sc">GHILDE</span>, que signifie-t-il? il n'est pas gaulois?</p> + +<p>--Non, il est saxon...</p> + +<p>--Ah! c'est un mot de la langue de ces pirates, qui descendant des mers +du Nord, en suivant les côtes, remontent souvent le cours de la Loire +pour ravager les pays riverains... Ce sont de terribles pillards, mais +d'intrépides marins!... Venir ainsi des mers lointaines, dans des canots +si frêles, si légers, qu'au besoin ils les portent sur leur dos; on dit +qu'ils ont remonté plusieurs fois la Loire jusqu'à Tours?</p> + +<p>--Oui, puisque aujourd'hui la Gaule est en proie aux barbares du dedans +et du dehors.</p> + +<p>--Mais ce mot saxon <span class="sc">ghilde</span>, gravé sur le fer, est-ce lui qui, selon tes +paroles, fait la force de cette arme?</p> + +<p>--Oui... car ce mot peut opérer des prodiges...</p> + +<p>--Explique-toi...</p> + +<p>--L'un des moines laboureurs, avant de se réunir à nous, habitait les +bords de la Loire... Enlevé jeune, il y a de longues années, lors d'une +descente des pirates en Touraine, il avait été emmené dans leur pays... +Pendant qu'il y séjournait, il observa que ces hommes du Nord trouvaient +une force immense dans des associations où chacun était solidaire de +tous et tous de chacun... solidaires par la fraternité, par +l'assistance, par les biens, par les armes, par la vie, s'il le fallait. +Ces associations, que l'on croirait nées de la fraternité chrétienne, +étaient pratiquées dans ces contrées plusieurs siècles avant la +naissance de Jésus, et se nommaient des <span class="sc">GHILDE</span><a href="#H2"><sup class="sml">H</sup></a>. Plus tard, lorsque +ce captif des pirates, après leur avoir échappé, se joignit à nous +autres, ermites laboureurs...</p> + +<p>--Pourquoi t'interrompre?</p> + +<p>--Je ne peux t'en dire davantage... un serment m'oblige à me taire... ma +confiance m'entraînerait trop loin...</p> + +<p>--Soit, je dois respecter ton secret... Mais cette confiance que je +t'inspire, je l'éprouve aussi pour toi... quoique étrangers l'un à +l'autre... étrangers? non... car tu connais comme moi-même l'histoire de +ma famille... Mais, j'y songe... mon frère, tu me l'as dit, était au +nombre de ces ermites laboureurs dont tu fais partie... Tu dois l'avoir +intimement connu; car lui seul a pu te donner sur les descendants de +Joel ces détails, qu'il tenait sans doute de mon père... Tu te tais? +pourquoi me regarder ainsi?... ton silence me trouble et m'émeut malgré +moi... tes yeux se remplissent de larmes...</p> + +<p>--Ronan... ton frère est né il y a trente ans... c'est mon âge...</p> + +<p>--Que dis-tu?</p> + +<p>--Ton frère s'appelle <i>Loysik</i>... c'est mon nom...</p> + +<p>--Loysik! ce frère?...</p> + +<p>--C'est moi...</p> + +<p>--Joies du ciel!...</p> + +<p>L'ermite et le Vagre restèrent longtemps embrassés... Après leur premier +épanchement de tendresse, Ronan dit à Loysik:</p> + +<p>--Et notre père?</p> + +<p>--Comme toi, j'ignore son sort... ne désespérons pas de le retrouver... +Ne t'ai-je pas retrouvé, toi?</p> + +<p>--Ton instinct fraternel t'a donc poussé à nous accompagner?</p> + +<p>--Je ne t'ai reconnu pour mon frère qu'à ton attendrissement causé par +le bardit d'Hêna, une de tes aïeules, m'as-tu dit. Alors, pour moi, plus +de doute, nous étions frères ou proches parents; le récit de ta vie m'a +prouvé que nous étions frères...</p> + +<p>--Et pourquoi nous as-tu d'abord suivis en Vagrerie, toi, un +véritablement saint homme?</p> + +<p>--Ne m'as-tu pas entendu répondre à l'évêque Cautin: «Ce ne sont pas les +bien portants, mais les malades qui ont besoin de médecin,» a dit +Jésus...</p> + +<p>--Me blâmerais-tu d'être Vagre, comme mon père a été Bagaude?...</p> + +<p>--Écoute-moi, Ronan... Comme toi, j'ai horreur de l'esclavage et de la +conquête, car depuis l'invasion franque, la Gaule jadis puissante et +féconde est couverte de ruines et de ronces: les propriétaires, les +colons, les laboureurs, ont fui devant les barbares qui les réduisent à +la servitude ou à une misère affreuse; grand nombre de ces malheureux, +poussés à bout par le désespoir, courent comme toi la Vagrerie; de rares +esclaves, mourants de faim, écrasés de travail, cultivent seuls, sous le +fouet, les biens de l'Église et des seigneurs franks... Les cités, +autrefois si riches, si florissantes par leur commerce, aujourd'hui +ruinées, presque dépeuplées, mais au moins défendues par leurs +murailles, offrent plus de sécurité à leurs habitants, et encore les +guerres civiles incessantes des fils de Clovis, toujours acharnés à se +dépouiller entre eux, livrent parfois ces villes à l'incendie, au +pillage et au massacre... Pendant les trêves, à peine les habitants +osent-ils sortir de leurs murs; les routes infestées de bandes +errantes, rendent les communications, les approvisionnements +impossibles... et trop souvent les horreurs de la famine ont décimé les +grandes cités...</p> + +<p>--Oui, voilà ce que la conquête a fait de la Gaule... Elle ne peut plus +être libre... qu'elle disparaisse du monde, ensevelissant ses +conquérants sous ses ruines!</p> + +<p>--Mon frère, cette Gaule que tu ravages avec autant d'acharnement que +ses conquérants, n'est-ce pas notre patrie bien-aimée, notre mère? +Est-ce à nous, ses fils, de nous unir aux barbares pour l'accabler de +maux et de misères...</p> + +<p>--Préfères-tu donc tendre le dos à un joug infâme?</p> + +<p>--Comme toi, je veux exterminer la barbarie des oppresseurs... comme +toi, je veux mettre un terme au lâche hébêtement des opprimés; mais je +veux tuer la barbarie par la civilisation; l'ignorance par +l'enseignement; la misère par le travail; l'esclavage par notre héroïque +sentiment de nationalité, hélas! presque éteint en nous aujourd'hui, +mais si puissant chez nos pères, lorsque nos druides soulevaient les +populations en armes contre les Romains.</p> + +<p>--Nos derniers druides, traqués par les évêques, ont péri dans les +supplices!</p> + +<p>--Mais la foi druidique n'est pas morte... non, non... les formes des +religions passent, mais leur divin principe reste éternel, parce qu'il +est divin..... Crois-moi, ravivée, régénérée par la douce morale de +Jésus, ce grand sage, ce génie sublime et tendre! la foi druidique revit +dans de nobles coeurs, elle a conservé sa croyance immuable à +l'immortalité des corps et des âmes, à leur perpétuelle renaissance dans +l'immensité des mondes étoilés, afin que par ces épreuves, par ces vies +successives, les méchants deviennent meilleurs, et les bons meilleurs +encore... Oui, l'humanité, visible ou invisible, s'élevant de sphère en +sphère dans son labeur éternel, dans son progrès continu, vers une +perfection infinie comme celle du Créateur... Telle est notre foi, à +nous druides chrétiens, qui pratiquons la doctrine évangélique dans +tout ce qu'elle a de tendre, de miséricordieux, de libérateur...</p> + +<p>À ces mots de Loysik, une voix s'éleva du milieu d'un fourré situé près +du chêne, et s'écria:</p> + +<p>--Relaps! sacrilége! adorateur de Mammon! ermite du diable! tu seras +brûlé comme hérétique!...</p> + +<p>C'était la voix de l'évêque Cautin... Ronan courait aux broussailles +pour assommer l'homme de Dieu, malgré les instances de Loysik, lorsque +du côté où les Vagres terminaient leur nuit d'orgie par des chants et +par des danses, ces cris retentirent:</p> + +<p>--Alerte! nous sommes surpris... alerte, voici les leudes du comte +Neroweg!...</p> + +<p>--Il est à leur tête!</p> + +<p>--Alerte! les leudes du comte de Neroweg! Nos vedettes les ont aperçus +de loin...</p> + +<p>La petite Odille, réveillée par le tumulte, et entendant les paroles des +Vagres, s'écria avec terreur, en se jetant au cou de Ronan:</p> + +<p>--Le comte Neroweg! sauve-moi!</p> + +<p>--Ne crains rien, pauvre enfant! c'est lui qui doit craindre.</p> + +<p>Puis, s'adressant à Loysik, Ronan ajouta:</p> + +<p>--Mon frère, le destin nous envoie un descendant de cette race de +Neroweg, que notre aïeul Scanvoch a combattu, il y a deux siècles, sur +les bords du Rhin... Je veux tuer ce barbare, sa descendance ne sera pas +funeste à la nôtre...</p> + +<p>--Tue-moi aussi,--murmura Odille en se jetant aux genoux du Vagre et en +joignant les mains;--j'aime mieux mourir que de retomber aux mains du +comte...</p> + +<p>Ronan, touché du désespoir de l'enfant et ne pouvant prévoir l'issue du +combat, resta un moment pensif; puis, avisant, assez élevée au-dessus de +sa tête, une grosse branche de chêne, il s'élança d'un bond, la saisit à +son extrémité; puis, retombant sur le sol, il la ramena, la tenant d'une +main ferme, et la faisant plier.</p> + +<p>--Loysik,--dit-il à l'ermite,--asseois Odille sur cette branche; en se +redressant elle enlèvera cette pauvre enfant, qui pourra ainsi gagner la +feuillée et s'y blottir jusqu'à la fin du combat... Je vais rassembler +les Vagres... Bon courage, petite Odille... je reviendrai...</p> + +<p>Et il courut vers ses compagnons, pendant que l'esclave, placée sur la +branche par Loysik, disparaissait au milieu de l'épaisse feuillée en +tendant ses bras vers Ronan.</p> + +<p>L'aube naissante éclairait la forêt, la cime des arbres se rougissait +des premiers feux du jour. Les Vagres, qui venaient d'annoncer +l'approche du comte Neroweg et de ses leudes, avaient pris, à travers le +fourré, un sentier impraticable aux chevaux des Franks, et beaucoup plus +court que le chemin que ceux-ci devaient suivre pour arriver à la +clairière. La plupart des Vagres, las de boire, de chanter et de danser, +s'étaient endormis sur l'herbe peu de temps avant le lever du soleil; +réveillés en sursaut, ils coururent aux armes: les esclaves, les colons, +les femmes, les propriétaires ruinés, qui s'étaient joints à la +Vagrerie, commencèrent, en apprenant l'arrivée des leudes, les uns à +trembler, les autres à fuir au plus profond de la forêt, tandis que bon +nombre, gardant au contraire une brave contenance, se munissaient en +hâte, et faute de mieux, de gros bâtons noueux arrachés aux arbres... +Les Vagres comptaient parmi eux une douzaine d'excellents archers, les +autres étaient armés de haches, de masses d'armes, de piques, d'épées, +ou de faux emmanchées à revers. Aux premiers cris d'alarme, les hardis +compagnons s'étaient réunis autour de Ronan et de l'ermite... Fallait-il +combattre les leudes? fallait-il fuir devant eux? Peu voulaient fuir, +beaucoup voulaient combattre... et la belle évêchesse, au bras de son +Vagre, criait plus haut que tous les autres:--Bataille! +bataille!--espérant peut-être trouver ainsi la mort, après cette nuit +d'amour et de liberté, qui semblait lui peser comme un remords.</p> + +<p>Deux autres vedettes accoururent: cachés dans les taillis, ils avaient +pu compter, à peu près, le nombre des leudes du comte; ils n'étaient +guère qu'une vingtaine à cheval, bien équipés, mais une centaine de gens +de pied, armés de piques et de bâtons, les accompagnaient; les uns +étaient Franks, les autres appartenaient à la cité de Clermont, requise, +au nom du roi, par le comte Neroweg, d'envoyer des hommes à la poursuite +des Vagres; plusieurs esclaves de l'évêque Cautin qui, par peur de +l'enfer, n'avaient pas voulu courir la Vagrerie après l'incendie de la +villa épiscopale, augmentaient la troupe de Neroweg. La troupe de Ronan, +y compris les nouvelles recrues décidées à combattre, s'élevait à +quatre-vingts hommes au plus.</p> + +<p>Dans cette épineuse occurrence, on tint conseil en Vagrerie... Que +décida-t-on? plus tard on le saura.</p> + +<hr class="short"> + +<p>Depuis une demi-heure, l'arrivée du comte et de ses leudes a été +annoncée par les vedettes; les Vagres ont disparu; au milieu des +clairières où ils ont festoyé durant la nuit, il ne reste que les débris +du festin, des outres vides, des vases d'or et d'argent semés sur +l'herbe foulée; près de là sont les chariots emmenés de la villa +épiscopale, et plus loin les carcasses des boeufs près d'un brasier +fumant encore... Profond est le silence de la forêt... Bientôt un +esclave de la villa, l'un des pieux guides des leudes, sort du fourré +dont la clairière est entourée; il s'avance d'un pas défiant, prêtant +l'oreille et regardant autour de lui, comme s'il redoutait quelque +embûche; mais à la vue des débris du festin, il fait un mouvement de +surprise et se retourne vivement; il allait sans doute appeler la troupe +qu'il précédait de loin, lorsqu'à l'aspect des vases d'or et d'argent, +dispersés sur l'herbe, ce bon catholique réfléchit, court au butin, se +saisit d'un calice d'or qu'il cache sous ses haillons; puis il appelle +les leudes à grands cris en disant:</p> + +<p>--Par ici! par ici!...</p> + +<p>On entend d'abord au loin, et se rapprochant de plus en plus, un grand +bruit dans les bois, les branches des taillis se brisent sous le +poitrail et sous le sabot des chevaux; des voix s'appellent et se +répondent; enfin sort du fourré le comte Neroweg à cheval, et à la tête +de plusieurs de ses leudes; les autres, moins impétueux, ainsi que les +gens de pied le suivent de loin, à travers le taillis, et vont bientôt +le rejoindre. Aux cris de l'esclave, Neroweg avait cru tomber sur la +troupe des Vagres; mais il ne vit personne dans la clairière, sinon +notre bon catholique qui accourait criant:</p> + +<p>--Seigneur comte! les Vagres impies qui ont saccagé la villa de notre +saint évêque, se sont enfuis dans la forêt.</p> + +<p>Neroweg leva sa longue épée sur la tête de l'esclave, l'abattit sanglant +aux pieds de son cheval.</p> + +<p>--Chien!--s'écria-t-il,--tu m'as trompé... tu t'entendais avec les +Vagres!...</p> + +<p>L'esclave tomba mourant, et le vase d'or qu'il avait dérobé s'échappa de +dessous ses haillons.</p> + +<p>--À moi le vase d'or,--s'écria le comte, et montrant le calice du bout +de son épée à un de ses hommes, qui le suivait à pied, ajouta:--Karl, +mets cela dans ton sac...</p> + +<p>Ces pillards avaient toujours sur leurs talons quelques porteurs de +grands sacs, où ils enfouissaient le butin; mais au moment où Karl +s'apprêtait à obéir au comte, celui-ci aperçut plus loin, étincelants +dans l'herbe aux rayons du soleil levant, les autres vases d'or et +d'argent, emportés de la villa épiscopale. Neroweg, faisant faire alors +un grand bond à son cheval, s'écria:</p> + +<p>--À moi ces trésors... remplis ton sac, Karl... appelle Rigomer, qu'il +remplisse aussi le sien... À moi tous!...</p> + +<p>--Non pas à toi seul... mais à nous!--s'écrièrent les leudes qui le +suivaient;--à nous aussi ces richesses... Ne sommes-nous pas tes +égaux?...</p> + +<p>--Égaux à la bataille... nous sommes égaux au partage du butin; n'oublie +pas ceci, Neroweg...</p> + +<p>--Souviens-toi qu'au pillage de Soissons, le grand roi Clovis +lui-même... n'osa pas disputer un vase d'or à l'un de ses guerriers.</p> + +<p>--À nous donc ces trésors comme à toi... et faisons à l'instant le +partage...</p> + +<p>Le comte n'osa pas résister aux réclamations des leudes, car ces +guerriers, tout en reconnaissant un chef, traitaient toujours avec lui +de pair à pair. Aussi plusieurs de ces pillards descendirent de cheval, +convoitant des yeux les calices, les boîtes à Évangiles, les patènes, +les coupes, les plats, les bassins et autres orfévreries d'or et +d'argent... Déjà, se précipitant, se heurtant, ils allongeaient les +mains vers ces richesses, lorsqu'une voix retentissante, qui semblait +venir du ciel, s'écria:</p> + +<p>--Arrêtez, sacrilèges! Dieu vous entend... Dieu vous voit!... Si vous +osez porter une main impie sur les biens de l'Église, vous êtes +damnés...</p> + +<p>À cette voix, d'en haut, le comte Neroweg pâlit, trembla de tous ses +membres, et tomba à genoux... Plusieurs leudes l'imitèrent, frappés de +terreur.</p> + +<p>--Tous à genoux, païens!--reprit la voix de plus en plus +menaçante,--tous à genoux, maudits!...</p> + +<p>Les derniers leudes qui restaient encore debout s'agenouillèrent +éperdus, ainsi que tous les gens de pied qui avaient rejoint les +cavaliers; cette foule effarée courba le front, se frappa la poitrine en +murmurant:</p> + +<p>--Miracle! miracle! c'est la voix du Seigneur Dieu!...</p> + +<p>--Maintenant, grands pécheurs!--reprit la voix d'en haut d'un ton plus +terrible encore,--maintenant que vous vous êtes courbés, frappés de +terreur sous l'oeil du Seigneur, venez au secours de votre...</p> + +<p>La voix n'acheva pas... les rameaux d'un grand chêne, auprès duquel +étaient agenouillés Neroweg et ses leudes, se brisèrent çà et là sous le +poids d'un gros corps dégringolant de branche en branche, et dont la +chute, ainsi amortie, fut si peu dangereuse, que ce gros corps, arrivant +à terre presque sur ses pieds, faillit écraser le comte. Ce nouvel +incident, ajoutant à la terreur de Neroweg et à celle de la foule, tous +se jetèrent la face contre terre en murmurant:</p> + +<p>--Seigneur! Seigneur! ayez pitié de nous dans votre colère!...</p> + +<p>Qui était tombé du faîte de l'arbre?... l'évêque Cautin... la voix d'en +haut, c'était la sienne... Avant l'arrivée des Franks, Ronan, le piquant +de la pointe de son épée, l'avait forcé à grimper devant lui comme un +gros loir dans le branchage du chêne, où il l'avait accompagné, le +laissant même parler au nom du Seigneur, tant qu'il s'était borné à +épouvanter Neroweg et ses leudes; mais lorsque le saint homme voulut les +appeler à son aide, le Vagre le saisit à la gorge... ce brusque +mouvement fit choir Cautin de branche en branche presque sur le dos du +comte; mais l'homme de Dieu était un rusé compère, et quoiqu'un instant +étourdi de sa chute, il voulut profiter de la terreur des Franks et de +la foule, toujours agenouillés la face contre terre, il se raffermit sur +ses jambes, puis il s'écria en gonflant ses joues et en frottant ses +larges reins endoloris par sa chute:</p> + +<p>--Malheureux! implorez votre saint évêque, qui redescend du ciel... sur +l'aile des archanges du Seigneur!...</p> + +<p>--Miracle!--dit la foule, et chacun de baiser la terre en se frappant la +poitrine avec un redoublement de terreur.--Miracle!... miracle!...</p> + +<p>--Saint évêque Cautin, qui descendez du ciel... protégez-nous!</p> + +<p>--Est-ce ta voix, patron?--murmura Neroweg toujours la face contre +terre, sans oser encore lever les yeux,--est-ce ta voix, saint évêque, +ou est-ce un piége de Satan?</p> + +<p>--C'est moi-même... moi, ton évêque... en douter serait un sacrilége!</p> + +<p>--D'où viens-tu, bon patron?</p> + +<p>--Ne te l'ai-je pas dit?... je descends du ciel... Le Seigneur, après le +sac de la villa épiscopale, me voyant emmené par les Vagres, à jamais +damnés! a envoyé à mon secours des anges exterminateurs, revêtus +d'armures d'hyacinthe, et armés d'épées flamboyantes; ils m'ont arraché +des mains des Philistins, m'ont pris sur leurs ailes d'azur et d'argent, +et m'ont emporté vers le ciel, où, moi, serviteur indigne du Roi des +rois, j'ai eu la délectation, la jubilation de contempler la face +resplendissante de l'Éternel au milieu des chants des séraphins et des +parfums du paradis...</p> + +<p>--Miracle!--répéta la foule tout d'une voix.--Miracle!...</p> + +<p>--Notre saint évêque a vu le Seigneur en face.</p> + +<p>--Saint Cautin,--reprit Neroweg,--tu me protégeras, bon patron, mon cher +père en Dieu!</p> + +<p>--Oui, si tu te prosternes toujours devant les évêques du Seigneur, et +si tu enrichis son Église... Il l'a dit... il te le répète par ma +voix!...</p> + +<p>--Je te ferai bâtir une chapelle en ce lieu, s'il le faut, saint évêque, +pour glorifier ce grand miracle...</p> + +<p>--Ce n'est point assez, m'a dit le Seigneur, qui dans sa toute-puissance +et omnipotence devinait ta pensée... Non, ce n'est point assez... Voici +ses paroles sacrées, écoute-les bien, comte:</p> + +<p>--Je t'écoute, patron... je t'écoute...</p> + +<p>«--Neroweg et ses leudes,--m'a dit le Seigneur,--ont fui lâchement de la +villa épiscopale lorsqu'elle a été attaquée par les Vagres...»</p> + +<p>--J'ai cru que c'étaient des diables sortant de l'enfer qui est sous ta +salle de festin, saint patron...</p> + +<p>--C'étaient en effet des diables; mais ils avaient pris figure de +Vagres... ce qu'ils ne font que trop souvent... Donc le Seigneur m'a dit +ceci de sa propre bouche:</p> + +<p>«--Je veux que le comte Neroweg fasse abandon du quart de ses biens à +l'évêque de Clermont; qu'il fasse rebâtir et orner richement la villa +épiscopale, qu'il a si lâchement laissé mettre à feu et à sac par des +diables, sous figure de Vagres... fantômes, que moi, le Seigneur Dieu, +j'avais envoyés de mon enfer, au comte Neroweg, pour éprouver s'il +aurait le courage de défendre son père en Christ, l'évêque Cautin... Je +veux de plus que le comte Neroweg poursuive les Vagres à outrance, qu'il +les fasse périr dans les supplices, surtout leur chef, et un ermite +relaps, renégat, idolâtre, qui accompagne ces damnés... Je veux enfin +que le comte fasse brûler à petit feu une Moabite, une sorcière, une +infernale diablesse, qui fut autrefois liée par le mariage à mon chaste +et bon serviteur l'évêque Cautin, qui, depuis que je l'ai fait, par ma +grâce, monter à l'épiscopat, est une véritable rose de pudicité, un +véritable tigre de renoncement aux abominations de la chair... Que le +comte Neroweg accomplisse mesdites volontés, à ce prix seulement, je lui +remettrai ses péchés, et un jour je lui ouvrirai les portes de mon +éternel paradis... <i>Amen</i>...» Là-dessus, les séraphins ont brûlé des +parfums d'une odeur céleste, et joué un air de luth des plus +délectables... après quoi le Seigneur a ordonné à ses archanges de me +rapporter doucement sur leurs ailes vers la terre... ce qu'ils viennent +d'accomplir... Voyez plutôt là-haut, tout là-haut, mais il faut vous +hâter... voyez tout là-haut... les derniers archanges s'envoler vers le +trône d'or de l'Éternel en déployant leurs belles ailes d'azur et +d'argent!...</p> + +<p>Neroweg et quelques-uns de ses leudes, alléchés par le récit de cette +vision, se relevèrent, béants, sur leurs genoux, et levèrent les yeux au +ciel pour jouir du miraculeux spectacle promis par l'évêque; mais au +lieu des archanges aux ailes d'azur et d'argent, ils virent, par hasard, +deux Vagres chevelus et barbus, leurs arcs entre les dents, rampant +comme des couleuvres le long d'une grosse branche d'arbre, afin de +gagner un endroit d'où ils pourraient, en bons archers, viser sûrement +Neroweg et sa troupe...</p> + +<p>--Trahison!--s'écria le comte en se dressant de toute sa hauteur, et +montrant la cime des arbres à ses leudes.--Trahison! les Vagres sont +là-haut cachés dans les arbres!...</p> + +<p>--Miracle! double miracle!--s'écria l'évêque inspiré.--Les anges +exterminateurs avaient enlevé dans les airs ces démons sous figures de +Vagres, afin de les précipiter de plus haut au fin fond des enfers, leur +demeure éternelle... Mais voici que ces démons, en tombant du haut en +bas, se seront raccrochés à ces branches... Miracle! double miracle!... +Allons, mes chers fils, exterminez les Philistins!</p> + +<p>À peine l'évêque achevait-il ces mots, en se glissant sous l'un des +chariots, qu'une volée de flèches, tirée du haut des arbres par les +Vagres, cribla la troupe de Neroweg... Se voyant découverts, les hardis +garçons n'hésitèrent plus à combattre; les traits furent lancés si juste +par ces fins archers, que chaque flèche trouva son carquois dans la +blessure qu'elle fit à l'ennemi.</p> + +<p>--À toi, Neroweg,--dit du haut d'un arbre la voix de Ronan, le meilleur +archer de la Vagrerie,--un descendant de Scanvoch t'envoie ceci à toi, +descendant de l'<i>Aigle terrible</i>...</p> + +<p>Malheureusement pour l'adresse de Ronan sa flèche s'émoussa sur le +casque de fer du comte, les Vagres jusqu'alors cachés dans les fourrés +en sortirent en poussant de grands cris, attaquèrent intrépidement les +troupes de Neroweg, une furieuse mêlée s'engagea.</p> + +<p>Et qui fut vainqueur dans ce combat? les Vagres ou les Franks?</p> + +<p>Malédiction! presque tous les Vagres, après une lutte acharnée, ont été +exterminés, quelques-uns échappés au massacre, d'autres trop gravement +blessés pour fuir, restèrent prisonniers de Neroweg... Ronan le Vagre +fut de ceux-là.</p> + +<p>Et Loysik? et la petite Odille! et l'évêchesse?</p> + +<p>Aussi prisonniers... oui, tous ont été conduits au burg du comte frank, +tandis que Saint-Cautin, triomphant et remportant ses vases d'or et +d'argent, regagnait Clermont, suivi d'une foule pieuse criant partout +sur son passage:</p> + +<p>--Gloire à notre saint évêque! gloire au bienheureux Cautin... il a vu +l'Éternel face à face!</p> +<a name="ch3" id="ch3"></a> +<br><br><br> + +<h3>CHAPITRE III.</h3> + +<p class="mid"><span class="sml">Le burg du comte Neroweg.--L'Ergastule, où sont retenus prisonniers +Ronan le Vagre, Loysik, l'ermite laboureur, l'évêchesse et Odille.--Vie +d'un seigneur frank et de ses leudes dans son château, vers le milieu du +sixième siècle (558).--Le festin.--Le <i>mâhl</i>.--L'épreuve des fers +brûlants et de l'eau froide.--L'appartement des femmes.--Godégisèle, +cinquième épouse du comte Neroweg.--Ce qu'elle apprend du meurtre de +Wisigarde, quatrième femme du comte.--L'enfer et le clerc.--Chram, fils +de Clotaire, roi de France, arrive au burg du comte.--Suite de Chram ou +<i>truste</i> royale.--Leudes campagnards et <i>antrustions</i> de cour.--Le <i>Lion +de Poitiers</i>.--<i>Imnachair et Spactachair.</i>--Irrévérence de ces jeunes +seigneurs à l'endroit du bienheureux évêque Cautin, qui confond ces +incrédules par un nouveau miracle.--But de la visite de Chram au comte +Neroweg.--Torture de Ronan et de Loysik destinés à périr le lendemain +avec la belle évêchesse et la petite Odille.--Le bateleur et son +ours.--Ce qu'il advient de la présence de cet homme et de cet ours dans +le burg du comte.</span></p> + +<p>Le burg du comte Neroweg, situé au milieu de l'emplacement d'un ancien +camp romain fortifié, est bâti sur le plateau d'une colline qui domine +une immense forêt; entre cette forêt et le burg s'étendent de vastes +prairies, arrosées par une large rivière; au delà de la forêt, les +hautes montagnes volcaniques de l'Auvergne s'étagent à l'horizon. +L'habitation seigneuriale, destinée au comte et à ses leudes, est +construite à la mode germanique: au lieu de murailles, des poutres, +soigneusement équarries et reliées entre elles, reposent sur de larges +assises de pierre; de loin en loin, pour consolider ces boiseries +épaisses d'un pied, des pilastres maçonnés, appuyés sur le soubassement, +montent jusqu'au toit, construit de bardeaux de chêne et de planchettes +d'un pied carré superposées les unes aux autres; toiture aussi légère +qu'impénétrable à la pluie. Ce bâtiment, formant un carré long orné d'un +large portique de bois, s'appuie, de chaque côté, sur d'autres +constructions également en charpente, recouvertes de chaume et destinées +aux cuisines, aux celliers, à la buanderie, à la filanderie, aux +ateliers des esclaves tisseurs de laine, tailleurs, cordonniers ou +corroyeurs; là sont aussi les chenils, les écuries, les perchoirs pour +les faucons, la porcherie, les étables, le pressoir, la brasserie et +d'immenses granges remplies de fourrage pour les chevaux et les +bestiaux. Dans le bâtiment seigneurial se trouvait le <i>gynécée</i> +(appartement des femmes), réservé à Godégisèle, cinquième épouse du +comte (la seconde et la troisième vivaient encore). Elle passait là +tristement ses jours, sortant rarement et filant sa quenouille au milieu +des esclaves femelles de la maison, occupées à divers travaux d'aiguille +et de tissage; une chapelle en bois, desservie par un clerc, commensal +du burg, attenait à ce gynécée, sorte de lupanar dont le comte se +réservait seul l'entrée. Là, sous les yeux de sa femme, il choisissait, +après boire, ses nombreuses concubines; ses leudes, selon leurs +caprices, toujours obéis, sous peine de coups de bâton, s'accouplaient +avec les femmes esclaves du dehors.</p> + +<p>La totalité de ces bâtiments, ainsi qu'un jardin et un vaste hippodrome, +entouré d'arbres, destiné aux exercices militaires des leudes et des +gens de guerre à pied, aussi libres et de race franque, est entourée +d'un fossé de circonvallation, antique vestige de ce camp romain qui +date de la conquête de César. Les parapets ont été dégradés par les +siècles, mais ils offrent encore une bonne ligne de défense; une seule +des quatre entrées de cette enceinte fortifiée, ouvertes, selon l'usage, +au nord, au midi, à l'est et à l'ouest, a été conservée: c'est celle du +midi; de ce côté, un pont volant, construit de madriers, est jeté, +durant le jour, sur ce fossé, pour le passage des piétons, des chariots +et des chevaux; mais chaque soir, pour plus de sûreté, car le comte est +ombrageux et défiant, le pont est retiré par le gardien. Ce fossé +profond, rendu marécageux par les suintements et par la permanence des +eaux, est rempli d'un tel amoncellement de vase, que l'on s'y +engloutirait si l'on tentait de traverser ce bourbier. Non loin de +l'hippodrome et à une assez grande distance des bâtiments, mais en +dedans de l'enceinte fortifiée, est bâti en briques impérissables, comme +toutes les constructions romaines, un <i>ergastule</i>, sorte de cave +profonde destinée, lors de la conquête romaine, à enfermer les esclaves +destinés aux travaux du camp et des routes voisines; Ronan, Loysik, +l'ermite laboureur, la belle évêchesse, la petite Odille et plusieurs +Vagres (morts, depuis leur captivité, des suites de leurs blessures), +ont été renfermés, il y a un mois, dans cet ergastule, prison du burg, +ensuite du combat des gorges d'Allange, où la plupart des Vagres ont +péri, les autres ont fui dans la montagne.</p> + +<p>La position de ce burg, le repaire du noble frank, n'est-elle pas bien +choisie?... Les antiques fortifications romaines mettent cette demeure à +l'abri d'un coup de main. Le seigneur comte veut-il chasser la bête +fauve? la forêt est si voisine du burg, qu'aux premières nuits de +l'automne l'on entend au loin bramer les cerfs et les daims en rut; +veut-il chasser au vol? les plaines dont sa demeure est entourée offrent +aux faucons des nichées de perdrix, et non loin de là, d'immenses étangs +servent de retraite aux hérons qui souvent, dans leur lutte aérienne +avec le faucon, transpercent de leur bec effilé l'oiseau chasseur; le +seigneur comte veut-il enfin pêcher? ses nombreux étangs regorgent de +brochets, de carpes, de lamproies, et la truite au dos d'azur, la perche +aux nageoires de pourpre, sillonnent les ruisseaux d'eau vive.</p> + +<p>Oh! seigneur comte Neroweg! qu'il est doux pour toi de jouir ainsi des +biens de cette terre conquise par tes rois, avec l'aide de l'épée de ton +père et de ses leudes... Toi, comme tes pareils, les nouveaux maîtres de +ce sol fécondé par les labeurs de notre race, vous vivez dans la paresse +et l'oisiveté... Boire, manger, chasser, jouer aux dés avec tes leudes, +violenter nos femmes, nos soeurs, nos filles, et communier chaque +semaine en fin catholique, voilà ta vie... voilà la vie des Franks<a href="#A3"><sup class="sml">A</sup></a>, +possesseurs de ces immenses domaines dont ils nous ont dépouillés!... +Oh! comte Neroweg, qu'il fait bon d'habiter ce burg, bâti par des +esclaves gaulois enlevés à leurs champs, à leur maison, à leur famille, +apportant à dos d'homme, sous le bâton de tes gens de guerre, le bois +des forêts, les roches de la montagne, le sable des rivières, la pierre +de chaux tirée des entrailles de la terre; après quoi, ruisselants de +sueur, brisés de fatigue, mourant de faim, recevant pour pitance +quelques poignées de fèves, ils se couchaient sur la terre humide, à +peine abrités par un toit de branchages; dès l'aube, les morsures des +chiens réveillaient les paresseux... Oui, ces gardiens aux crocs aigus, +dressés par les Franks, accompagnaient les esclaves au travail, hâtaient +leur marche appesantie lorsqu'ils revenaient, courbés sous de lourds +fardeaux, et si, dans son désespoir, le Gaulois tentait de fuir, +aussitôt ces dogues intelligents les ramenaient au troupeau humain à +grands coups de dents, de même que le chien du boucher ramène au bercail +un boeuf ou un bélier récalcitrant.</p> + +<p>Et ces esclaves? appartenaient-ils tous à la classe des laboureurs et +des artisans, rudes hommes, rompus dès l'enfance aux durs labeurs? Non, +non... parmi ces captifs, les uns, habitués à l'aisance, souvent à la +richesse, avaient été, lors de la conquête franque ou des guerres +civiles des fils de Clovis entre eux, enlevés de leurs maisons de ville +ou des champs, eux, leurs femmes et leurs filles; celles-ci, envoyées au +logis des esclaves femelles pour les travaux féminins et les débauches +du Frank; les hommes, à la bâtisse, au labour, à la porcherie, aux +ateliers; d'autres esclaves, jadis rhéteurs, commerçants, poëtes ou +trafiquants, avaient été pris sur les routes, lorsque réunis en troupe +et croyant ainsi voyager plus sûrement, en ces temps de guerre, de +ravage et de pillage, ils allaient d'une ville à l'autre.</p> + +<p>Oui, l'esclavage rendait ainsi frères en misère, en douleur, en +désespérance le Gaulois riche, habitué aux loisirs, et le Gaulois +pauvre, rompu aux pénibles labeurs; oui, la femme aux mains blanches, +au teint délicat, et la femme aux mains gercées par le travail, au teint +brûlé par le soleil, devenaient ainsi, par l'esclavage, soeurs de honte +et de déshonneur, jetées pleurantes, et, si elles résistaient, +saignantes, dans la couche du seigneur frank.</p> + +<p>Oh! nos pères!... oh! nos mères!... par tout ce que vous avez +souffert!... oh! nos frères et nos soeurs!... par tout ce que vous +souffrez!... oh! nos fils!... oh! nos filles!... par tout ce que vous +souffrirez encore!... oh! vous tous, par les larmes de vos yeux, par le +sang de votre corps, par le viol de votre chair, vous serez vengés!... +Vous serez vengés de ces Franks abhorrés!... dût cette vengeance +terrible, aussi implacable qu'elle est juste, frapper dans des siècles +la race de nos conquérants!...</p> + +<p>Bien dit, mon Vagre!... Mais, fou révolté, tu comptes sans les +évêques!... Les entends-tu? les entends-tu?...</p> + +<p>«--Ô pieux évêque, ma maison est pillée, mon père égorgé, nous voici, +moi et les miens, réduits à l'esclavage!...»</p> + +<p>«--Bénissez Dieu, mon fils, de vous envoyer de pareilles épreuves! +bénissez Dieu!...»</p> + +<p>«--Les Franks ont violé ma fille sur le corps de sa mère éventrée!»</p> + +<p>«--Épreuve! épreuve!... bénissez Dieu!...»</p> + +<p>«--Quoi! pas de vengeance contre ces Franks?... quoi! ne pas leur +demander oeil pour oeil, dent pour dent?...»</p> + +<p>«--Non, mon fils; les Franks sont orthodoxes et confessent la sainte +Trinité, ils expient leurs crimes en enrichissant les églises et les +prêtres du Seigneur, moyennant quoi nous remettons à ces fidèles leurs +gros péchés... Bénissez donc les maux qu'ils vous font, mon fils; c'est +votre salut qu'ils font.»</p> + +<p>«--J'écouterai ta voix, saint évêque, je bénirai les Franks, divins +instruments de mon salut, je chérirai les épreuves qu'ils me font subir +par votre volonté, ô mon doux Seigneur! merci donc, Dieu souverainement +juste et bon! merci! faites, s'il vous plaît, qu'il en soit ainsi de ma +descendance à travers les siècles! oui, faites, s'il vous plaît, que ma +race, écrasée sous le joug des Franks, pleure, gémisse et saigne +toujours ainsi, d'âge en âge, à cette fin qu'à force de maux, de +misères, de désastres, elle gagne comme moi son paradis, selon que nous +le promettent vos prêtres, ô Dieu tout-puissant qui souriez d'un air si +paterne à mes tortures! grâces vous soient à jamais rendues! <i>Amen.</i>»</p> + +<p>À la bonne heure, mon orthodoxe, voilà parler! Patrie, liberté, honneur, +famille, race, vaillance, fierté, gloire d'autrefois, oublie tout, +oublie tout; fais mieux, crois-moi, arrache de ta poitrine ton coeur +gaulois; il pourrait, malgré toi, tressaillir encore à notre opprobre; +ouvre aussi tes quatre veines, quelques gouttes du valeureux sang de nos +pères pourraient y couler encore. Remplace ce sang vermeil et chaud par +l'eau glaciale du baptistère de tes évêques, après quoi courbe le front, +tends le dos et marche sans broncher au paradis.</p> + +<p>En attendant que tu y arrives au paradis, mon catholique, entrons dans +le burg de ton seigneur... Foi de Vagre! par la sueur et par le sang de +tes pères qui ont suinté sur chaque poutre, sur chaque pierre de cette +bâtisse, c'est un commode, vaste et beau bâtiment que ce burg du +seigneur comte! douze poutres de chêne, bien arrondies, supportent le +portique; il conduit à la salle du <i>Mâhl</i>, ainsi que ces chefs barbares +appellent le tribunal où ils rendent leur justice seigneuriale<a href="#B3"><sup class="sml">B</sup></a>, +salle immense, au fond de laquelle, sur une estrade, est élevé le siége +du comte et le banc de ses leudes qui l'assistent. Là, il tient son +mâhl, où se jugent les délits commis dans son domaine; dans un coin on +voit un réchaud, un chevalet et quelques tenailles; pas de bonne justice +sans torture et sans bourreau. Puis, là bas, vois, dans ce coin à fleur +de terre, une grande cuve remplie d'eau, et si profonde, qu'un homme s'y +pourrait noyer; non loin de la cuve sont neuf socs de charrue, posés sur +le sol. Qu'est-ce que cela, le sais-tu? mon saint homme en résignation, +en soumission et en contrition? Cette cuve, ces socs de charrue, ce sont +les instruments de l'<i>épreuve judiciaire</i>, ordonnée par la loi +<i>salique</i>, loi des Franks, puisque la Gaule subit aujourd'hui la loi des +Franks.</p> + +<p>Et cette porte de coeur de chêne, épaisse comme la paume de la main et +garnie de lames de fer, de clous énormes? cette porte est celle du +trésor de ce noble seigneur; lui seul en a la clef. Là, sont les grands +coffres, aussi bardés de fer, où il renferme ses sous d'or et d'argent, +ses pierreries, ses vases précieux, sacrés ou profanes, ses colliers, +ses bracelets, son épée de parade à poignée d'or, sa belle bride à frein +d'argent, et sa selle ornée de plaques et d'étriers de même métal, en un +mot, mon saint homme, tout ce qu'il a rançonné, larronné, chez ceux de +ta race, est rassemblé dans le trésor du comte.</p> + +<p>Écoute donc! entends-tu ces rires bruyants? ces cris avinés dans la +pièce voisine, séparée de la salle du tribunal par de grands rideaux de +cuir tanné et corroyé dans le burg? On est fort gai là-dedans: dis un +<i>Oremus</i>, demande au ciel de longs et gracieux jours pour ton noble +seigneur Neroweg, sans oublier son patron le bienheureux évêque Cautin, +le faiseur de miracles, et entrons dans la salle du festin.</p> + +<p>La nuit est venue; voilà, sur ma foi, de curieux candélabres de chair et +d'os; dix esclaves tannés, décharnés, à peine couverts de haillons, sont +rangés, cinq d'un côté de la table, cinq de l'autre, et immobiles comme +des statues, tiennent de gros flambeaux de cire allumés<a href="#C3"><sup class="sml">C</sup></a>, suffisant à +peine à éclairer ces lieux; deux rangées de piliers de chêne arrondis, +sorte de colonnade rustique, partagent cette salle en trois parties, la +coupant dans sa longueur et aboutissant d'un côté à la porte du mâhl; et +de l'autre à la chambre à coucher du comte, laquelle communique au logis +de Godégisèle et de ses femmes, de sorte qu'après boire le noble +représentant du bon roi Clotaire, en Auvergne, peut rendre la justice ou +jeter ses concubines sur sa couche.</p> + +<p>Entre les deux rangées de piliers se trouve la table du comte et des +leudes ses pairs; à droite et à gauche en dehors des piliers, sont deux +autres tables, l'une réservée aux guerriers d'un rang inférieur, l'autre +aux principaux serviteurs du comte, son sénéchal, son maréchal, son +échanson, son écuyer, ses chambellans et autres, car les seigneurs +singent de leur mieux la cour de leurs rois<a href="#D3"><sup class="sml">D</sup></a>. Dans les quatre coins +de la salle, jonchée, selon la coutume, de feuilles vertes en été, de +paille en hiver, sont quatre grosses tonnes, deux d'hydromel, une de +cervoise et une de vin <i>herbé</i><a href="#E3"><sup class="sml">E</sup></a>, vin d'Auvergne mêlé d'épices et +d'absinthe, boissons brassées ou foulées par les esclaves du burg; le +long des boiseries sont suspendus les trophées de la vénerie du comte et +des armes de chasse ou de guerre; têtes de cerfs, de chevreuils et de +daims, garnies de leur ramure; têtes de buffles, d'ours et de sangliers, +munies de leurs défenses ou de leurs crocs. Les chairs et les cuirs ont +été enlevés, il ne reste de ces têtes que leurs ossements blanchis; +épieux, piques, couteaux, trompes de chasse, filets de pêche, chaperons +de fauconnerie, armes de guerre, lances, francisques, épées, hangons et +boucliers peints de couleurs tranchantes, sont aussi appendus aux +boiseries. Sur la table, vrai festin de Vagrerie, ce ne sont que +chevreuils et sangliers rôtis tout entiers, montagnes de jambons de +porcs ou de venaison fumée, avalanches de choux au vinaigre, mets +favoris des Franks, pièces de boeuf, de mouton et de veau, engraissés +dans les étables du comte, menu gibier, volailles, carpes et brochets, +ceux-ci grands comme Léviathan, légumes, fruits et fromages de la +fertile Auvergne; les cruches et les amphores, sans cesse remplies par +les sommeliers qui courent aux tonneaux défoncés, sont sans cesse vidées +par les Franks, dans des cornes de taureau sauvage, leur coupe +habituelle. La corne dont se sert Neroweg a dû appartenir à un buffle +monstrueux, elle est noire et ornée du haut en bas de cercles d'or et +d'argent. De temps à autre le seigneur comte fait un signe, et plusieurs +esclaves, placés à l'un des bouts de la salle, et portant les uns des +tambours, les autres des trompes de chasse, font une musique endiablée, +peut-être moins assourdissante et discordante que les cris et les rires +de ces épais Teutons, gloutons repus, et déjà pour la plupart ivres à +demi.</p> + +<p>De ce festin que dis-tu, mon orthodoxe? ces vins, ces venaisons, ces +poissons, ces boeufs, ces porcs, ces moutons, ce gibier, ces volailles, +ces légumes, ces fruits, qui les a produits? La Gaule! le pays cultivé, +fécondé, par ceux-là qui, affamés au milieu de ces monceaux de +victuailles, servent de flambeaux vivants pour éclairer le festin; par +ceux-là qui, à cette heure, au fond de masures de boue et de roseaux, +partagent, épuisés de fatigue, leur maigre pitance avec leur famille, +non moins affamée... Allons, mon saint homme, continue ton antienne!</p> + +<p>«O Dieu miséricordieux! béni sois-tu de nous envoyer la disette, à nous +qui produisons l'abondance! béni sois-tu de faire ainsi dévorer à nos +yeux les produits de cette terre fertilisée par le travail de nos pères! +béni sois-tu, équitable seigneur, voici que notre maître le conquérant +est repu, ses compagnons aussi, ses serviteurs aussi, ses chiens aussi, +tandis que nous, esclaves, la faim nous dévore! grâces te soient donc +rendues, ô Dieu rempli de justice et de bonté! car notre faim est atroce +et nous mord les entrailles... Fais, ô Seigneur! qu'il en soit ainsi +chaque jour, et plus vite et plus tôt nous irons en paradis.»</p> + +<p>Voici donc les Franks repus, avinés; rires, hoquets et défis de boire, +de boire encore, de boire toujours, se croisent en tous sens; ils sont +très-gais ces conquérants de la vieille Gaule; le seigneur comte est +surtout en belle humeur; à côté de lui siége son clerc, qui lui sert de +secrétaire, et dessert l'oratoire du burg; car, selon la nouvelle +coutume autorisée par l'Église, les seigneurs franks peuvent avoir un +prêtre et une chapelle dans leur maison<a href="#F3"><sup class="sml">F</sup></a>. Ce clerc a été placé près +de Neroweg, par Cautin. Le prélat rusé a dit au barbare stupide: «Ce +clerc ne t'accordera pas la rémission des crimes que tu pourrais +commettre et ne te sauvera pas des griffes de Satan; moi seul, j'ai ce +pouvoir; mais la présence continuelle d'un prêtre, auprès de toi, rendra +plus difficiles les entreprises du démon; cela te donnera le loisir, en +cas d'urgence diabolique, d'attendre ma venue sans risquer d'être +emporté en enfer.»</p> + +<p>La bruyante gaieté des leudes est à son comble; Neroweg veut parler, par +trois fois il frappe sur la table avec le manche de son long couteau +nommé <i>Scramasax</i> par ces barbares; il s'en sert pour dépecer la viande +et le porte habituellement à sa ceinture: on fait silence, ou à peu +près, le comte va parler; les coudes sur la table, il passe et repasse +entre le pouce et le premier doigt de sa main droite, sa longue +moustache rousse graisseuse et vineuse. Ce mouvement annonce toujours +chez lui quelque acte de cruauté sournoise; aussi les leudes, +connaissant leur comte, font d'avance et de confiance, ces épais +Teutons, entendre leur gros rire; Neroweg, sans mot dire, montre du +geste à ses convives l'un des esclaves qui tenaient immobiles les +luminaires du festin; ce pauvre vieux homme, ridé, décharné, à longue +barbe blanche comme ses cheveux, était vêtu d'une souquenille en +lambeaux qui laissait voir sa chair jaune et tannée comme du parchemin; +les quelques haillons qui lui servaient de caleçon descendaient à peine +au-dessus de ses genoux osseux; ses jambes nues, grêles, sillonnées de +cicatrices faites par les ronces, semblaient pouvoir à peine le +supporter; obligé de tenir, ainsi que ses compagnons, la torche de cire +à bras tendu, sous la menace d'être martyrisé à coups de fouet, il +sentait son maigre bras s'engourdir, faillir et vaciller malgré lui.</p> + +<p>S'adressant alors à ses leudes avec une hilarité cruelle, le comte, +désignant du geste le vieil esclave, leur dit:</p> + +<p>--Hi... hi... hi... nous allons rire. Vieux chien édenté, pourquoi +tiens-tu si mal ton flambeau?</p> + +<p>--Seigneur... je suis très-âgé... mon bras se lasse malgré moi...</p> + +<p>--Ainsi tu es fatigué?</p> + +<p>--Hélas! oui, seigneur...</p> + +<p>--Tu sais cependant que celui qui ne tient pas droit son flambeau est +régalé, hi... hi... de cinquante coups de fouet?</p> + +<p>--Seigneur... la force me manque...</p> + +<p>--Tu me l'assures?</p> + +<p>--Oh! oui, seigneur... quelques moments de plus et le flambeau +s'échappait de mes doigts engourdis.</p> + +<p>--Pauvre vieux... allons, éteins ton flambeau...</p> + +<p>--Grâces vous soient rendues, seigneur.</p> + +<p>--Un moment... que vas-tu faire?</p> + +<p>--Souffler sur la mèche du flambeau pour l'éteindre...</p> + +<p>--Oh! mais ce n'est point ainsi que je l'entends, moi... hi... hi... +hi...</p> + +<p>Et Neroweg, caressant toujours sa moustache, jeta de nouveau sur ses +leudes un regard ironique et sournois.</p> + +<p>--Seigneur, comment voulez-vous que j'éteigne mon flambeau?</p> + +<p>--Je veux que tu l'éteignes entre tes genoux<a href="#G3"><sup class="sml">G</sup></a>.</p> + +<p>À cette plaisante idée du comte, les Franks applaudirent par des cris et +des rires sauvages; le vieux Gaulois trembla de tous ses membres, +regarda Neroweg d'un air suppliant et murmura:</p> + +<p>--Seigneur... mes genoux sont nus et le flambeau est ardent.</p> + +<p>--Eh! vieille brute... crois-tu que je t'ordonnerais d'éteindre cette +torche entre tes genoux s'ils étaient couverts de jambards de fer?</p> + +<p>--Seigneur... mon bon seigneur... ce sera pour moi une grande douleur; +par pitié ne m'imposez pas ce supplice!</p> + +<p>--Bah! tes genoux, ça n'est que des os! Hi... hi... hi...</p> + +<p>Cette saillie du comte redoubla les joyeusetés des leudes.</p> + +<p>--Je n'ai que la peau et les os, c'est vrai,--répondit le vieillard +tâchant de rire aussi afin d'apitoyer son maître,--je suis +très-chétif... épargnez-moi donc ce mal, s'il vous plaît, mon bon +seigneur.</p> + +<p>--Écoute... si tu n'éteins pas à l'instant ce flambeau entre tes genoux, +je te fais saisir par mes hommes, et moi je t'éteins la torche au fond +du gosier... choisis donc et sur l'heure.</p> + +<p>Une nouvelle explosion d'hilarité prouva au vieux Gaulois qu'il n'avait +point à attendre merci des Franks. Il regarda en pleurant ses pauvres +jambes frêles et flageolantes; puis, cédant à un dernier espoir, il dit +au clerc d'une voix suppliante:</p> + +<p>--Mon bon père en Dieu... au nom de la charité... intercédez pour moi +auprès de mon seigneur le comte.</p> + +<p>--Seigneur, je vous demande grâce pour ce vieux homme.</p> + +<p>--Clerc! cet esclave m'appartient-il, oui ou non?</p> + +<p>--Il vous appartient, noble seigneur.</p> + +<p>--Puis-je disposer de mon esclave selon que je veux, et le châtier selon +qu'il me plaît!</p> + +<p>--Mon noble seigneur, c'est votre droit.</p> + +<p>--Alors qu'il éteigne vitement cette torche entre ses genoux, sinon je +jure, par le grand Saint-Martin, que je la lui éteins dans le gosier...</p> + +<p>--Mon bon père en Dieu... intercédez encore pour moi...</p> + +<p>--Mon cher fils... il faut avec résignation accepter les maux que le +ciel nous envoie...</p> + +<p>--Finiras-tu?--s'écria le comte en frappant sur la table avec le manche +de son grand couteau.--Assez de paroles... choisis: tes genoux ou ton +gosier pour éteignoir... Tu hésites... allons, mes leudes, +saisissez-le...</p> + +<p>--Non, non, mon seigneur... voici que j'obéis...</p> + +<p>Et ce fut une scène très-comique pour les Franks... Foi de Vagre, il y +avait de quoi rire en effet: le pauvre vieux Gaulois, toujours pleurant, +approcha d'abord de ses genoux tremblotants la torche ardente; puis, à +la première atteinte de la flamme, il retira soudain le flambeau; mais +le comte, qui, les deux mains sur son ventre gonflé de vin et de viande, +riait, ainsi que ses leudes, riait à crever, cessa de rire et donna sur +la table, d'un air terrible, un grand coup du manche de son couteau. +L'esclave, d'une main tremblante, rapprocha la torche de ses genoux +frissonnants, et voulut tout d'un coup en finir avec cette torture; il +écarta un peu les jambes, puis il les serra par deux fois convulsivement +afin d'éteindre la flamme entre ses genoux, ce à quoi il parvint sans +pouvoir retenir un grand cri de douleur; et si violente fut sa +souffrance que le vieillard tomba sur le dos, presque privé de +connaissance.</p> + +<p>--Ça sent le chien grillé,--dit le comte en dilatant les narines de son +nez d'oiseau de proie; et cette odeur de chair brûlée le mettant sans +doute en goût, il s'écria, comme frappé d'une idée subite:--Mes +vaillants leudes, la prison du burg est bien garnie, ce me semble... +Nous avons, enchaînés dans l'ergastule, d'abord Ronan le Vagre et +l'ermite laboureur... tous deux maintenant à peu près guéris de leurs +blessures; la petite esclave blonde, non guérie celle-là, et toujours +quasi mourante, ce qui me prive, à mon grand regret, de la prendre dans +mon lit, car en la revoyant je la trouvais toujours avenante, malgré sa +pâleur et sa blessure... Nous avons encore la belle évêchesse, non +blessée, mais endiablée... j'avais fort envie d'en faire ma concubine; +mais mon clerc m'a dit qu'avoir pour maîtresse une sorcière femme d'un +évêque, c'était dangereux pour mon salut...</p> + +<p>--Oui, noble comte, les liaisons charnelles avec les démoniaques sont +terribles pour notre salut, et en outre les liens sacrés qui attachaient +l'évêchesse à son mari, devenu son frère en Dieu, avant qu'elle fût +possédée du démon, existent toujours; ce serait donc commettre un +adultère avec une sorcière, double et horrible crime que peuvent punir +les flammes éternelles!</p> + +<p>--Assez, assez, mon clerc, ne parlons point ici de flammes éternelles, +dont la rôtissure de ce vieux esclave donne un avant-goût; d'ailleurs il +y a trop de femelles dans le gynécée de ma femme Godégisèle pour que je +songe à une évêchesse sorcière.</p> + +<p>--Mais, comte,--reprit un des leudes,--que veux-tu faire de ces Vagres +maudits, de cette petite Vagredine et de cette belle sorcière, amenés +ici après le combat des gorges d'Allange?</p> + +<p>--Ah! mes chers frères, là, vous avez vu mon protecteur, le bienheureux +évêque Cautin, descendre du ciel sur les ailes des anges?</p> + +<p>--Nous l'avons vu, clerc, nous l'avons vu... ou peu s'en faut.</p> + +<p>--Et ce grand miracle nous a frappés tous d'admiration et de frayeur...</p> + +<p>--Avez-vous remarqué, mes chers frères en Dieu, l'espèce d'auréole dont +était encore entourée la rayonnante face de mon protecteur, à sa +descente du paradis? quelques-uns l'ont vue et la disent éblouissante...</p> + +<p>--Moi et mon ami Sigivald, nous avons remarqué quelque chose +d'approchant.</p> + +<p>--Mais, pour revenir à ces Vagres maudits, ils ont été, avec plusieurs +de leurs camarades, morts depuis dans l'ergastule, amenés ici +prisonniers parce qu'ils étaient trop gravement blessés pour supporter +le voyage de Clermont.</p> + +<p>--Et c'est là qu'ils doivent être bientôt conduits pour y être jugés, +torturés et suppliciés; ils sont maintenant en état de supporter voyage, +torture et supplice...</p> + +<p>--Ah! que n'ont-ils mille membres à brûler, à tenailler, pour expier la +mort de nos compagnons d'armes qu'ils ont tués dans ce combat des gorges +d'Allange et dans d'autres batailles!...</p> + +<p>--Veux-tu donc, comte, qu'ils soient jugés ici et non à Clermont?</p> + +<p>--Non, non... ils seront jugés à Clermont; l'évêque Cautin, mon patron, +tient à avoir sa part du jugement; oh! <i>par l'Aigle terrible!</i> mon +aïeul, qui écorchait vifs ses prisonniers, le Vagre, l'ermite renégat et +les deux sorcières seront voués à de terribles supplices; mais ce n'est +point d'eux qu'il s'agit ce soir... En vous parlant des prisonniers de +l'ergastule, mes bons leudes, je voulais dire que nous avons là un de +mes esclaves domestiques accusé de larcin par l'esclave cuisinier: +celui-ci affirme le vol, l'autre le nie, qui des deux ment? Si, pour +connaître la vérité, nous nous amusions, avant de nous aller coucher, à +soumettre ces deux renardeaux à l'épreuve de l'eau froide et des fers +ardents, selon notre loi des Franks-Saliens, loi qui régit aujourd'hui +la Gaule, notre conquête?</p> + +<p>--Tu as raison, comte... Après boire ce divertissement en vaut un autre.</p> + +<p>--Noble seigneur, puisque tu parles de la loi salique, je te dirai que +j'ai reçu, il y a quelques jours, un parchemin curieux, où est écrit son +préambule en termes pleins de foi et d'orthodoxie.</p> + +<p>--Alors, mon clerc, tu nous liras ceci au mâlh, avant le jugement, ce +sera fort à propos; après quoi, selon l'usage, tu conjureras au nom du +Père, du Fils et du Saint-Esprit, l'eau et le feu de manifester la +vérité par la volonté de Notre-Seigneur Dieu...</p> + +<p>--Glorieux comte...</p> + +<p>--Que me veux-tu, clerc?</p> + +<p>--Vous vous rappelez... car vous-même m'avez instruit de votre pieuse +promesse... vous vous rappelez votre voeu de faire bâtir une magnifique +chapelle au lieu même où s'est accomplie la miraculeuse et céleste +descente de notre bienheureux évêque Cautin?</p> + +<p>--On bâtira la chapelle, clerc, on la bâtira... Il n'y a pas d'ailleurs +beaucoup de temps de perdu... voilà un mois à peine que j'ai fait ce +voeu... Vous êtes toujours très-hâtés, vous autres gens d'Église, +lorsqu'il s'agit de mettre à exécution les voeux ou les donations; mon +patron l'évêque m'a aussi plusieurs fois rappelé ma promesse de +reconstruire sa villa épiscopale... puisqu'il affirme que le Seigneur +Dieu lui a dit de sa divine et propre bouche, qu'il tenait fort à ce que +les ravages de ces Vagres endiablés fussent réparés par moi, et que cela +aiderait à mon salut...</p> + +<p>--Douter des saintes paroles de notre bienheureux évêque serait un grand +péché, noble comte; ce serait là une tentation du malin esprit... +dangereuse pour votre âme.</p> + +<p>--Clerc, ne parlons pas du diable... Je me souviens toujours de cette +épouvantable bouche de l'enfer qui s'est ouverte presque à mes pieds +chez l'évêque Cautin... non, ne parlons pas du diable... je tiendrai +mes promesses: je réparerai la villa, je ferai bâtir la chapelle; +seulement il me faut le temps de trouver l'argent nécessaire à ces +grosses dépenses, car je ne veux point, moi, pour cela, dégarnir mes +coffres... Laisse-moi donc le loisir de rançonner mes colons; puis voici +bientôt le temps du grand marché aux esclaves qui se tient à Limoges, là +se rendent des achetants juifs que l'on dit cousus d'or... Je +m'embusquerai avec mes leudes en quelque bon endroit de passage vers la +frontière du Limousin pour y attendre la venue de cette juiverie... et +quand je devrais leur faire arracher les oreilles, les dents et les +yeux, il faudra bien qu'ils m'ouvrent leur bourse et me fournissent +ainsi de quoi bâtir la chapelle et réparer la villa épiscopale.</p> + +<p>--L'on ne saurait, noble comte, user mieux de l'or de ces meurtriers de +Notre-Seigneur Jésus-Christ qu'en employant leurs richesses à +l'accomplissement des oeuvres pies.</p> + +<p>--Et maintenant, clerc, allons soumettre ces deux esclaves à l'épreuve +de l'eau et du feu...</p> + +<hr class="short"> + +<p>Le tribunal est assemblé: le comte, sur son siége, préside ce <i>mâhl</i>, +sept leudes l'assistent... Les esclaves porte-flambeau se tiennent +debout derrière les juges; le tribunal est vivement éclairé, le fond de +la salle, où se pressent les autres leudes et guerriers du burg, reste +dans une demi-obscurité, où se projettent çà et là de rouges lueurs +sortant d'un grand réchaud, que le forgeron des écuries attise et +souffle; dans ce brasier sont rougissants les neuf socs de charrue; en +face du fourneau, se trouve enfoncée, au niveau du sol, la cuve immense +et remplie d'eau; au pied du tribunal, l'esclave accusé de larcin est +garrotté; il est tout jeune et regarde les juges avec effroi; +l'accusateur, homme d'un âge mûr, contemple le tribunal avec une +confiante assurance. Autour de chacun de ces deux hommes sont, selon +l'usage, six autres esclaves <i>conjurateurs</i>, choisis par l'accusateur +et l'accusé, pour affirmer par serment ce qu'ils croient la vérité<a href="#H3"><sup class="sml">H</sup></a>.</p> + +<p>--Jugeons! jugeons!--dit le comte avec un hoquet.--Toi, mon majordome, +redis à cet esclave de quoi le cuisinier l'accuse.</p> + +<p>--Justin, esclave cuisinier de notre seigneur le comte, était seul dans +la cuisine; sur la table se trouvait une petite écuelle d'argent, +servant à l'usage de dame Godégisèle, noble épouse de notre maître. +Pierre, cet autre esclave, est entré dans la cuisine y apportant du +bois; aussitôt après son départ, Justin s'est aperçu que l'écuelle avait +disparu; il est venu me dénoncer, à moi, majordome, le larcin dont il +accuse Pierre; à quoi je lui ai dit qu'il aurait, lui Justin, une +oreille coupée si l'écuelle ne se retrouvait point; à quoi il m'a +répondu qu'il jurait par le salut de son âme avoir dit vrai, et que le +larron était cet esclave-ci.</p> + +<p>--Et je le répète encore, seigneur comte, si l'écuelle a été dérobée, +elle n'a pu l'être que par Pierre que voici... Je le jure sur mon +paradis! je suis innocent; mes conjurateurs sont prêts à le jurer comme +moi sur leur salut.</p> + +<p>--Oui, oui...--reprirent en choeur les six esclaves,--nous jurons que +Justin est innocent du larcin... nous le jurons sur notre salut...</p> + +<p>--Tu entends, chien?--dit Neroweg en se retournant vers +Pierre.--Qu'as-tu à répondre? qu'est devenue cette écuelle? Je la +connais bien, je l'avais rapportée du pillage de la ville d'Issoire, +lorsque nous avons conquis l'Auvergne... Répondras-tu, chien?</p> + +<p>--Seigneur, je n'ai pas volé l'écuelle, je ne l'ai pas même vue sur la +table... mes conjurateurs sont prêts aie jurer comme moi sur leur +salut...</p> + +<p>--Oui, oui...--reprirent en choeur les conjurateurs de l'accusé,--Pierre +est innocent; nous le jurons sur notre salut...</p> + +<p>--Mon cher frère en Christ,--dit le clerc à l'accusé,--songez-y, c'est +un gros péché que le vol, et c'est, un autre gros péché que le +mensonge... Prenez garde, le Tout-Puissant vous voit et vous entend...</p> + +<p>--Mon bon père, j'ai grand'peur du Tout-Puissant, je suis ses +commandements que tu nous enseignes, je souffre mes misères avec +résignation, j'obéis à mon maître, le seigneur comte, avec la soumission +que tu ordonnes pour gagner le paradis; mais, je te le jure, je n'ai pas +volé l'écuelle... La preuve, bon père, c'est qu'on a fouillé mes +haillons, et l'on a rien trouvé sur moi.</p> + +<p>--Ni sur moi!--reprit Justin,--ni sur moi non plus l'on n'a rien trouvé.</p> + +<p>--Mais, renardeaux que vous êtes! les larrons habiles savent dissimuler +leur larcin!</p> + +<p>--Seigneur comte, croyez-moi, je vous le jure par les peines éternelles, +je n'ai pas volé l'écuelle...</p> + +<p>--Et moi, Justin, je soutiens que Pierre doit être l'auteur du vol... +puisque je suis innocent...</p> + +<p>--Justin affirme, Pierre nie, moi, Neroweg, j'ordonne que pour savoir le +vrai ils soient soumis, l'un à l'épreuve de l'eau froide, l'autre à +l'épreuve des fers brûlants...</p> + +<p>--Seigneur comte!</p> + +<p>--Que veux-tu, clerc?</p> + +<p>--Tu ordonnes que l'accusateur et l'accusé soient tous deux soumis à +l'épreuve?</p> + +<p>--Oui...</p> + +<p>--Mais si le jugement du Tout-Puissant prouve que l'accusé est coupable, +l'accusateur ne sera-t-il pas ainsi déclaré innocent? Alors à quoi bon +les soumettre tous deux à l'épreuve?</p> + +<p>--Clerc... et si l'accusateur et l'accusé se sont entendus pour voler +mon écuelle? et si pour détourner nos soupçons ils s'accusent +mutuellement?... ne vois-tu pas que l'épreuve dira si tous deux sont +innocents ou coupables, ou bien s'il y a un coupable et un innocent?</p> + +<p>--Oui, oui,--crièrent les leudes, se réjouissant d'avance à la pensée de +ce spectacle,--la double épreuve...</p> + +<p>--Je ne redoute pas l'épreuve, moi, je la demande!--dit Justin d'une +voix ferme.--Dieu rendra témoignage de mon innocence...</p> + +<p>--Moi aussi, je suis certain de mon innocence,--dit Pierre en +tremblant,--pourtant l'épreuve m'épouvante...</p> + +<p>--Ton compagnon, mon cher fils, te donne l'exemple d'une pieuse +confiance dans la justice divine, sachant que l'Éternel ne fait +condamner que des coupables...</p> + +<p>--Hélas! bon père, si l'épreuve tourne contre moi?</p> + +<p>--Mon fils, c'est que tu auras volé l'écuelle.</p> + +<p>--Non, non... sur le salut de mon âme, je ne l'ai pas volée.</p> + +<p>--Alors, mon fils, ne redoute rien du jugement de Dieu: sa justice est +infaillible...</p> + +<p>--Ah! mon bon père, quelle terrible et injuste loi!</p> + +<p>--Ne parle pas ainsi, mon cher fils; cette loi est sainte, c'est la loi +salique, loi des Franks saliens, nos nobles conquérants; elle est placée +sous l'invocation de Notre-Seigneur-Jésus-Christ... Pour t'en +convaincre, écoute le préambule de cette loi au nom de laquelle on va +vous soumettre à l'épreuve, accusateur et accusé; tu reconnaîtras qu'une +pareille loi doit inspirer un pieux respect lorsqu'elle est précédée +d'une profession de foi si orthodoxe... Écoute bien, mon cher fils: +«L'illustre nation des Franks, fondée par Dieu, forte dans la guerre, +profonde au conseil, d'une noble stature, d'une blancheur et d'une +beauté singulières, hardie, agile et rude au combat, s'est récemment +convertie à la foi catholique qu'elle pratique pure de toute hérésie; +elle a cherché et a dicté la loi salique par l'organe des plus anciens +de la nation qui la gouvernaient alors: le <i>gast</i> de <i>Wiso</i>, le <i>gast</i> +de <i>Bodo</i>, le <i>gast</i> de <i>Salo</i>, le <i>gast</i> de <i>Wido</i>, habitant les lieux +appelés <i>Salo-Heim</i>, <i>Bodo-Heim</i>, <i>Wido-Heim</i>, se réunirent pendant +trois <i>mâhls</i>, discutèrent avec soin et adoptèrent cette loi-ci.</p> + +<p>Vive celui qui aime les Franks! que le Christ maintienne leur empire! +qu'il remplisse leurs chefs des clartés de sa grâce! qu'il protége +l'armée, qu'il fortifie la foi, qu'il accorde paix et bonheur à ceux qui +les gouvernent, sous les auspices de notre seigneur Jésus-Christ. +Amen<a href="#I3"><sup class="sml">I</sup></a>.»--Or, je te le répète, mon cher fils, une loi dont le +préambule s'exprime si pieusement, ne peut être taxée d'iniquité... +Bénis-la donc, au contraire, puisqu'elle t'accorde la grâce insigne de +voir ton innocence manifestée par la toute-puissance de l'Éternel.</p> + +<p>--Clerc, assez de paroles!--reprit le comte.--L'accusé va subir +l'épreuve de l'eau froide... L'on va, selon l'usage, attacher sa main +droite à son pied gauche et le jeter dans cette grande cuve la tête la +première... S'il surnage, le jugement de Dieu le condamnera, il sera +reconnu coupable, et demain il subira la peine due à son larcin; s'il +reste au fond, le jugement de Dieu l'absoudra<a href="#J3"><sup class="sml">J</sup></a>.</p> + +<p>À un signe de Neroweg, plusieurs de ses hommes se jetèrent sur l'esclave +gaulois, et, malgré sa résistance, ses prières, ils lièrent sa main +droite à son pied gauche.</p> + +<p>--Hélas!--disait-il en gémissant,--quelle terrible loi, pourtant, mon +bon père!... Quel sort est le mien! Si je reste au fond de la cuve, je +suis noyé, quoique innocent! si je surnage, je suis condamné au supplice +des larrons!</p> + +<p>--Le jugement de l'Éternel, mon cher fils, ne saurait jamais s'égarer.</p> + +<p>Déjà les Franks, élevant l'esclave entre leurs bras, se préparaient à le +lancer dans la cuve, lorsque le clerc s'écria:</p> + +<p>--Un moment! et la consécration de l'eau!</p> + +<p>Puis allant vers l'esclave, qui ne cessait de gémir, il approcha de ses +lèvres une croix d'argent qu'il portait au cou, et lui dit:</p> + +<p>--Baise cette croix, mon cher fils.</p> + +<p>Le jeune garçon baisa pieusement le symbole de la mort de l'ami des +affligés, pendant que le clerc lui disait, selon la formule adoptée par +l'Église:</p> + +<p>«--O toi qui vas subir le jugement de l'eau froide, je t'adjure, par +notre seigneur Jésus-Christ, par le Père, le Fils et le Saint-Esprit, +par la Trinité inséparable, par tous les anges, archanges, principautés, +puissances, dominations, vertus, trônes, chérubins et séraphins, si tu +es coupable, que la présente eau te rejette sans qu'aucun maléfice +puisse l'en empêcher, et toi, seigneur Jésus-Christ, montre-nous de ta +majesté un signe tel, que si cet homme a commis le crime, il soit +repoussé par cette eau, à la louange et à la gloire de ton saint nom, +pour que tous reconnaissent que tu es le vrai Dieu!... Et toi, eau! eau +créée par le Père tout-puissant pour les besoins de l'homme, je +t'adjure, au nom de l'indivisible Trinité qui a permis au peuple +d'Israël de te traverser à pied sec, je t'adjure, eau, de ne pas +recevoir ce corps s'il s'est allégé du fardeau des bonnes oeuvres... Je +te donne ces ordres, eau, confiant dans la seule vertu de Dieu, au nom +duquel tu me dois obéissance... Amen<a href="#K3"><sup class="sml">K</sup></a>.»</p> + +<p>La consécration terminée par le clerc, les Franks élevèrent au-dessus de +leur tête l'esclave gaulois, qui se débattait en criant, et le lancèrent +de toute leur force au milieu de la cuve, à la grande risée de +l'assistance.</p> + +<p>--Hi! hi! hi!... Jamais loutre, sautant du creux d'un saule à la +poursuite d'une carpe, n'a fait un plus beau plongeon!--disait le bon +seigneur comte en se tenant les côtes tant il riait; l'assistance, riant +aussi à coeur joie, se pressait autour de la cuve, les uns et les autres +disant:</p> + +<p>--Il surnagera!</p> + +<p>--Il ne surnagera pas!</p> + +<p>--Comme il bat l'eau!</p> + +<p>--Et ces glou... glou... glou!...</p> + +<p>--On dirait une bouteille qui s'emplit.</p> + +<p>--Ah! le voici qui reparaît!</p> + +<p>--Non, il replonge!</p> + +<p>Cependant l'esclave surnagea et parvint à rester un moment sur l'eau, la +figure crispée, livide, les cheveux ruisselants, les yeux hagards et +renversés, comme un homme qui, d'un effort désespéré, échappe à la +noyade; il agita au-dessus de l'eau la seule main qu'il eût de libre, en +criant:</p> + +<p>--À moi!... au secours!... je me noie!...</p> + +<p>Cet innocent oubliait, dans son effroi, que cette vie qu'il demandait +était réservée au cruel châtiment du larcin, dont il restait désormais +convaincu de par le <i>jugement de Dieu</i>... Ce grand scélérat fut retiré +demi-mort de la cuve; les Franks s'égayaient de plus en plus de ses +contorsions et de l'expression de sa figure bleuâtre et encore +épouvantée... Il tomba, gémissant, sur le sol.</p> + +<p>--Mon fils, mon fils, je vous l'avais dit,--reprit le prêtre d'une voix +menaçante,--c'est un grand péché que le larcin! c'est un grand péché que +le mensonge! et voici que vous les avez commis tous deux, ces péchés, +puisque le jugement sacré du seigneur Dieu, dans son infaillible et +divine vérité, vous déclare coupable.</p> + +<p>--Va, misérable voleur!--lui dit un de ses conjurateurs avec dédain et +courroux, craignant sans doute d'être, lui et ses compagnons, châtiés +comme les complices de Pierre.--Tu nous avais juré de ton innocence, +nous t'avons cru et tu nous as trompés, le jugement de Dieu nous le +prouve!... Va, infâme! je te méprise! je te hais!... Nous verrons avec +joie ton supplice!...</p> + +<p>--Je suis innocent! je suis innocent!...</p> + +<p>--Et le jugement de Dieu, blasphémateur!--s'écria Justin.--Tu veux nous +persuader que Dieu a menti!...</p> + +<p>--Hélas! je n'ai pourtant pas volé l'écuelle!</p> + +<p>--Tais-toi, impie!... L'épreuve que je vais subir à mon tour, avec une +confiance aveugle dans la justice du Seigneur, moi, Justin, va une fois +de plus témoigner de ton crime!</p> + +<p>--Bien, bien, mon cher fils! Retirez-vous de ce misérable menteur, +larron et blasphémateur!... Votre innocence sera vitement reconnue, +votre piété aura sa récompense.</p> + +<p>--Oh! je le sais, mon bon père! aussi l'épreuve me semble lente à venir.</p> + +<p>--Ce chien étant déclaré coupable par le jugement de Notre-Seigneur +tout-puissant, subira la peine de son larcin: il aura l'oreille gauche +coupée. Maintenant, passons à l'épreuve des fers ardents; car si le +premier témoignage prouve la laronnerie de cet esclave, cela ne prouve +pas que l'autre soit innocent... Tous deux, je le répète, peuvent s'être +entendus pour voler mon écuelle.</p> + +<p>--Oh! mon noble seigneur, je ne redoute rien,--s'écria Justin le +cuisinier, la figure rayonnante d'une céleste confiance.--Je bénis Dieu +de m'avoir réservé cette occasion de montrer une foi profonde dans notre +sainte religion catholique, et de triompher une seconde fois des +accusations des méchants... Mais, fidèle à tes commandements, ô +Seigneur, je triompherai avec humilité.</p> + +<p>Pendant que ce bon croyant attendait impatiemment le nouveau triomphe de +son innocence, le clerc, selon l'usage, alla consacrer et conjurer les +fers au milieu du brasier, de même qu'il avait conjuré l'eau dans la +cuve. À ces fers ardents, il ordonna, au nom du Père, du Fils et du +Saint-Esprit, de respecter la plante des pieds de l'esclave s'il était +innocent, et de la lui brûler jusqu'aux os s'il était coupable.</p> + +<p>La conjuration terminée, les forgerons des écuries retirèrent, à l'aide +de fortes tenailles, les socs de charrue de la fournaise, les rangèrent +tous les neuf à plat sur le sol, à deux ou trois pouces de distances les +uns des autres; on eût dit un énorme gril, d'une forme étrange, rougi au +feu.</p> + +<p>--Dépêchons,--dit le comte,--que les socs ne refroidissent pas.</p> + +<p>--Quelle danse ce renardeau va danser sur ces fers ardents, s'il s'est +entendu avec l'autre pour voler l'écuelle!</p> + +<p>--Quel miracle pourtant va s'accomplir si le cuisinier est vraiment +innocent!--dit un autre leude avec une curiosité inquiète.</p> + +<p>--Marcher sur des socs rougis au feu sans se brûler les pieds!... il n'y +a que le dieu des chrétiens pour pouvoir de pareilles choses. C'est un +grand dieu que le nôtre!...</p> + +<p>--Un incomparable dieu! Rigomer!</p> + +<p>--Un incommensurable dieu, mes chers frères,--dit le clerc,--et de si +étonnants miracles ne sont qu'un jeu pour lui!...</p> + +<p>Si grande était la curiosité des Franks, que leur cruelle envie de voir +danser l'esclave sur des fers rougis au feu était certainement combattue +par le désir d'assister à un surprenant miracle. À peine le dernier des +socs fut-il déposé sur le sol, que Neroweg, de crainte de les voir +refroidir, dit précipitamment à Justin:</p> + +<p>--Vite... vite... marche là-dessus!...</p> + +<p>--Va, mon cher fils, et ne crains rien!...</p> + +<p>--Oh! je ne redoute rien, mon bon père,--répondit le cuisinier d'une +voix inspirée;--puis, croisant ses bras sur sa poitrine, il s'écria +plein de ferveur:--Seigneur Dieu! tu lis dans les coeurs, tu as déjà +témoigné de mon innocence... donne en faveur de ton pauvre serviteur une +nouvelle preuve de ta justice infaillible... Ordonne à ces fers ardents +d'être aussi doux à mes pieds que si je foulais un tapis de verdure et +de fleurs.</p> + +<p>--Dépêche... dépêche... Assez de paroles... les fers refroidissent...</p> + +<p>--Qu'importe, seigneur comte!... ces fers ne sauraient jamais être +brûlants pour moi...</p> + +<p>Et le Gaulois, le front rayonnant de sérénité, le regard levé vers le +ciel, s'avança d'un pas ferme vers les coutres de charrue. Pendant le +court espace de temps qui s'écoula jusqu'au moment où l'accusé s'exposa +au jugement de Dieu, le comte, son clerc et l'assistance, dominés par +l'imperturbable confiance de l'esclave, s'entre-regardèrent, et Neroweg +dit à demi-voix aux leudes de son tribunal:</p> + +<p>--Il faut que le cuisinier soit vraiment innocent du larcin.</p> + +<p>--Va, mon fils en Dieu...--cria le clerc au moment où Justin levait le +pied pour le poser sur le premier des coutres,--la justice de l'Éternel +est infaillible... Tu l'as dit, c'est un tapis de verdure et de fleurs +que tu vas fouler.</p> + +<p>À peine eut-il posé le pied sur le fer ardent, que notre fervent +catholique poussa un cri terrible; la douleur fut si atroce que, +trébuchant, il tomba en avant sur les genoux et sur les mains. Roulant +ainsi au milieu des fers ardents, il se fit de nouvelles et profondes +brûlures; puis, pour échapper à cette torture, il s'élança d'un bond +désespéré, en rugissant de souffrance, et alla tomber à dix pas de là, +auprès de son compagnon garrotté.</p> + +<p>--Vive l'infaillible jugement du Seigneur!--s'écrièrent les leudes, +frappés d'admiration.--Vive le Christ!</p> + +<p>--Je le disais bien,--ajouta le comte,--ces deux larrons se sont +entendus pour voler mon écuelle... Demain ils auront tous deux l'oreille +coupée et seront mis à la torture jusqu'à ce qu'ils aient avoué où ils +ont caché leur larcin...</p> + +<p>--Tais-toi, comte!...--s'écria Justin en rugissant de douleur et de +rage.--Les larrons, les pillards, c'est toi et tes hommes... J'aurais +volé l'écuelle, que je n'aurais fait que voler un voleur... mais je ne +l'ai pas volée... aussi vrai que je renie ce dieu menteur qui me +condamne.</p> + +<p>--Malheureux!... blasphémer!... renier Dieu!... Moi, son serviteur, je +t'ordonne en son nom de...</p> + +<p>--Tais-toi, prêtre... tu ne me tromperas plus... Ta religion n'est que +mensonge et fourberie, puisque ton dieu témoigne contre les innocents... +Oh! que je souffre!... que je souffre!...</p> + +<p>--Ces souffrances sont les peines anticipées de l'enfer, où tu brûleras +éternellement, larron sacrilége!... Dieu prouve ton crime, et tu as +l'audace de te révolter contre son jugement!...</p> + +<p>--Tais-toi, clerc... Non, ton dieu n'existe pas, ou s'il existe, il est +méchant et menteur, comme les imposteurs qui se disent ses prêtres!...</p> + +<p>--Scélérat!... tu veux donc attirer sur cette maison le courroux du +ciel! Ah! seigneur comte... je tremble des malheurs qui nous menacent si +cet audacieux impie continue ses blasphèmes.</p> + +<p>Neroweg n'avait pas attendu l'observation de son clerc pour s'épouvanter +des sacriléges paroles de l'esclave gaulois, et pâle, tremblant, il +frémissait à cette pensée qu'appelé par les effrayants blasphèmes du +condamné, le diable pouvait soudain paraître pour emporter ce scélérat, +et, par occasion, l'emporter peut-être aussi, lui, Neroweg, pour +payement de quelque restant de compte infernal non réglé avec le +bienheureux évêque Cautin; aussi le comte s'écria-t-il, frappé d'une +idée subite:</p> + +<p>--Forgeron, tes tenailles sont encore dans le brasier et toutes +rouges?...</p> + +<p>--Oui, seigneur comte.</p> + +<p>--Ce maudit ne blasphèmera plus et ne risquera pas ainsi d'attirer le +diable dans mon burg... Qu'on saisisse ce sacrilége et qu'on lui coupe +la langue avec le tranchant des tenailles... Dis, clerc, crois-tu le +Seigneur suffisamment apaisé par ce châtiment?... Crois-tu que le +diable, n'entendant plus ces effrayants blasphèmes, n'aura plus occasion +de venir ici?</p> + +<p>--Je crois, seigneur comte, qu'il n'y a pas de supplice assez terrible +pour ce maudit!... Nier Dieu et traiter ses ministres d'imposteurs!...</p> + +<p>--Veux-tu, clerc, que je le fasse écarteler pour conjurer plus sûrement +la présence du démon dans mon burg?...</p> + +<p>--Le châtiment que tu lui infliges suffit... Ce damné sera ainsi puni +par là où il aura péché... Sa langue scélérate a blasphémé; elle ne +blasphémera plus...</p> + +<p>--Mais crois-tu ce châtiment suffisant?... Dis toute la vérité, clerc... +Cet esclave est mon meilleur cuisinier, mais je n'hésiterais à le faire +écarteler si tu regardes cela comme nécessaire à cause du démon?...</p> + +<p>--Non, te dis-je, noble comte, ce châtiment suffira... Nous ne voulons +point d'ailleurs la mort du pécheur... En lui retranchant sa langue +blasphématrice, les tenailles, du même coup, feront la plaie et la +cicatriseront par la brûlure.</p> + +<p>--Si tu crois le châtiment suffisant, clerc, je le préfère, car cet +esclave est excellent; mais un cuisinier n'a pas besoin de sa langue +pour cuisiner.</p> + +<p>L'esclave gaulois eut donc la langue tranchée avec les tenailles rougies +au feu; après quoi, le comte, assez rassuré sur la diabolique apparition +qu'il redoutait toujours, voulut néanmoins s'étourdir complétement sur +ses appréhensions en vidant plusieurs coupes. Il rentra donc dans la +salle du festin avec ses leudes, avant d'aller retrouver sa femme dans +son gynécée, pour y passer la nuit.</p> + +<hr class="short"> + +<p>Godégisèle, pendant que son seigneur et maître Neroweg buvait encore +avec ses leudes, Godégisèle, la cinquième femme du comte, retirée, selon +la coutume, dans sa chambre, filait sa quenouille, au milieu de ses +esclaves, à la clarté d'une lampe de cuivre. Godégisèle, toute jeune +encore, était délicate et frêle; elle avait le teint d'une blancheur de +cire, ses longs cheveux, d'un blond pâle, tressés en nattes et à demi +couverts de son <i>obbon</i> (ainsi que les Franks appellent cette sorte de +calotte d'étoffe d'or et d'argent), tombaient sur ses épaules nues, +ainsi que ses bras. Son état de grossesse avancée donnait à ses traits +doux et tristes une expression de souffrance. Godégisèle portait le +costume des femmes franques de haute condition: une longue robe +décolletée, à manches ouvertes et flottantes, serrée par une écharpe à +sa taille, alors déformée; ses bras étaient ornés de bracelets d'or, +enrichis de pierreries, et autour de son cou s'arrondissait un large +collier d'or, piqué de rubis, nommé <i>murêne</i>, du nom d'un poisson qui, +lorsqu'il est pris, se cintre, de sorte que sa tête touche à sa queue. +Une chose rendait ce costume étrange; bien que Godégisèle fût de frêle +et petite taille, la riche robe dont elle était vêtue semblait faite +pour une femme très-grande et très-forte. Une vingtaine de jeunes +esclaves, misérablement habillées, assises à terre sur la feuillée dont +le sol était jonché, entouraient la femme du comte, siégeant sur un +escabel à bras, recouvert d'un tapis brodé d'argent; plusieurs, parmi +les esclaves, étaient jolies: les unes, ainsi que leur maîtresse, +filaient leur quenouille; d'autres s'occupaient de travaux d'aiguille; +parfois elles causaient entre elles à voix basse, en langue gauloise, +que leur maîtresse, d'origine franque, comprenait difficilement. L'une +d'elles, nommée <i>Morise</i>, belle jeune fille à cheveux noirs, vendue à +dix ans à un noble frank, parlait couramment l'idiome des conquérants, +et Godégisèle s'entretenait de préférence avec elle. En ce moment elle +lui disait d'une voix craintive, cessant de filer sa quenouille, qu'elle +tenait posée en travers sur ses genoux:</p> + +<p>--Ainsi, Morise, tu l'as vu tuer?...</p> + +<p>--Oui, madame... Elle portait ce jour-là cette même robe verte, à fleurs +d'argent, que vous portez maintenant, et aussi le beau collier et les +riches bracelets que vous portez.</p> + +<p>Godégisèle frissonna et ne put s'empêcher de jeter un regard effaré sur +ses bracelets et sur sa robe, deux fois trop large pour elle.</p> + +<p>--Et... à propos de quoi l'a-t-il tuée, Morise?...</p> + +<p>--Ce soir-là il avait bu encore plus que de coutume... il est entré ici, +où nous sommes, tout trébuchant... C'était l'hiver... il y avait du feu +dans ce foyer.. Sa femme Wisigarde était assise au coin de la +cheminée... Le seigneur comte avait alors parmi nous pour favorite une +lavandière nommée <i>Martine</i>... Il se tenait ce soir-là, je vous l'ai +dit, madame, à peine sur ses jambes... Il se mit à dire à Martine: +«Viens nous coucher... et toi, Wisigarde,»--ajouta-t-il en s'adressant à +sa femme,--«prends la lampe et éclaire-nous.»</p> + +<p>--C'était pour Wisigarde beaucoup de honte.</p> + +<p>--D'autant plus, madame, qu'elle avait le coeur fier, le caractère +impétueux... Elle nous battait à la journée, souvent nous mordait et non +moins souvent querellait violemment le seigneur comte.</p> + +<p>--Quoi, Morise! elle osait le quereller?...</p> + +<p>--Oh! rien ne l'intimidait celle-là!... rien!... Quand elle était en +furie, elle rugissait et grinçait des dents comme une lionne.</p> + +<p>--Quelle terrible femme!...</p> + +<p>--Enfin, madame, ce soir-là, au lieu d'obéir à la fantaisie du seigneur +comte et de prendre la lampe pour le conduire jusqu'à son lit, lui et +Martine, Wisigarde se mit à les injurier tous deux et à leur reprocher +leur débauche.</p> + +<p>--Lui, si colère! elle bravait la mort!... Je n'ai pas une goutte de +sang dans les veines!...</p> + +<p>--Alors, madame, j'ai vu, comme je vous vois, les yeux du comte devenir +sanglants et l'écume blanchir ses lèvres... Il s'est élancé sur sa +femme, lui a donné un coup de poing sur le visage, puis d'un coup de +pied dans le ventre il l'a renversée à terre... Elle, aussi furieuse que +lui, ne cessait de l'injurier et même tâchait de le mordre, lorsque, +après l'avoir jetée à terre, il s'est mis à deux genoux sur sa +poitrine... Finalement, il lui a tant serré le cou entre ses deux +grosses mains, qu'elle est devenue violette, et il l'a étranglée... et +puis après, il s'est en allé coucher avec Martine.</p> + +<p>--Morise, il m'en arrivera quelque jour autant.</p> + +<p>Et Godégisèle, frémissant de tout son corps, laissa tomber sa tête sur +sa poitrine, et sa quenouille à ses pieds.</p> + +<p>--Oh! madame, il ne faut pas ainsi vous alarmer... Tant que vous serez +grosse vous n'aurez rien à craindre... le seigneur comte ne voudrait pas +tuer du même coup sa femme et son enfant.</p> + +<p>--Mais quand je l'aurai eu mis au monde, cet enfant? je serai tuée comme +Wisigarde!</p> + +<p>--Cela dépendra, madame, de l'humeur du seigneur comte... Peut-être +aussi vous répudiera-t-il et vous renverra chez vos parents, comme il a +renvoyé ses autres femmes qu'il n'a pas étranglées.</p> + +<p>--Ah! Morise!... plût au ciel que monseigneur le comte me renvoyât dans +ma famille!... Pourquoi faut-il que Neroweg m'ait vue lors du voyage +qu'il a fait à Mayence!... Pourquoi le brin de paille qu'il a jeté sur +ma poitrine, en me prenant pour femme, n'a-t-il pas été un poignard +acéré!... Je serais morte du moins au milieu des miens...</p> + +<p>--Quel brin de paille, madame?</p> + +<p>--N'est-ce donc pas aussi l'usage en ce pays-ci, que l'homme, en +témoignage de ce qu'il épouse une fille libre, lui prenne la main +droite, et, de la gauche, lui jette un brin de paille dans le sein<a href="#L3"><sup class="sml">L</sup></a>?</p> + +<p>--Non, madame.</p> + +<p>--Tel est l'usage en Germanie... Hélas! Morise, je te le répète, +pourquoi ce brin de paille n'a-t-il pas été un poignard!... Je serais +morte sans agonie... Et maintenant que je sais le meurtre de Wisigarde, +ma vie ne sera plus qu'une agonie...</p> + +<p>--Madame, il fallait refuser d'épouser le comte.</p> + +<p>--Je n'ai pas osé, Morise... Oh! il me tuera! il me tuera!...</p> + +<p>--Pourquoi voulez-vous, madame, qu'il vous tue?... Vous ne soufflez mot, +quoi qu'il dise et fasse... Il abuse de nous autres esclaves, puisqu'il +est le maître... vous ne vous plaignez de rien, vous ne mettez jamais le +pied hors du gynécée, sinon pour faire une promenade d'une heure le long +des fossés du burg... Encore une fois, madame, pourquoi voulez-vous +qu'il vous tue?...</p> + +<p>--Quand il est ivre il ne raisonne pas.</p> + +<p>--C'est vrai... il n'y a que ce danger.</p> + +<p>--Mais ce danger est de tous les jours, puisque tous les jours il +s'enivre.</p> + +<p>--Que faire à cela?...</p> + +<p>--Ah! pourquoi suis-je venu en ce lointain pays des Gaules... où je suis +comme une étrangère?...</p> + +<p>Et après être restée longtemps rêveuse et de plus en plus attristée:</p> + +<p>--Morise?</p> + +<p>--Madame.</p> + +<p>--Vous ne me haïssez pas, vous autres?</p> + +<p>--Non, madame; vous n'êtes pas méchante comme Wisigarde... vous ne nous +battez pas et ne nous mordez jamais.</p> + +<p>--Morise...</p> + +<p>--Madame... Mais quoi! vous gardez le silence et vous voici rouge comme +braise, vous toujours si pâle!...</p> + +<p>--C'est que je n'ose te dire... Enfin, écoute-moi, tu es... tu es... +l'une des favorites de monseigneur le comte...</p> + +<p>--Il le faut bien... sinon de gré, du moins de force... Malgré ma +répugnance, j'aime encore mieux partager son lit quand il l'ordonne, que +d'être hachée de coups de fouet ou d'aller tourner la meule du moulin... +et puis ainsi, je suis employée aux travaux de la maison; c'est un +métier moins rude que d'être esclave des champs... on a moins de mal et +la nourriture est moins mauvaise.</p> + +<p>--Je sais... je sais... Aussi, je ne te blâme pas, Morise; mais +réponds-moi sans mentir: lorsque tu es avec monseigneur le comte, tu ne +cherches pas à l'irriter contre moi?... Hélas! on a vu des esclaves +faire ainsi tuer leur maîtresse, et ensuite devenir les femmes de leur +seigneur.</p> + +<p>--J'ai tant d'aversion pour lui, madame, que, je vous le jure, je ne +desserre les dents qu'afin de répondre oui ou non s'il m'interroge... +D'ailleurs, comme le soir presque toujours il est ivre quand il m'emmène +d'ici, c'est à peine s'il me parle... Je n'ai donc ni le loisir ni +l'envie de lui dire du mal de vous.</p> + +<p>--C'est bien vrai, Morise, c'est bien vrai?...</p> + +<p>--Oh! oui, madame...</p> + +<p>--Je voudrais te faire quelques petits présents, mais monseigneur ne me +donne jamais d'argent; il le tient sous clef dans ses coffres, et pour +<i>morghen-gab</i>, présent du matin que dans notre pays le mari fait à son +épousée, le comte m'a donné les vêtements et les bijoux de sa quatrième +femme Wisigarde... Chaque jour il me demande à les voir, et il les +compte... Je n'ai donc rien à te donner, Morise, que ma bonne amitié, si +tu me promets de ne pas irriter monseigneur contre moi.</p> + +<p>--Il faudrait que j'aie le coeur méchant pour agir ainsi.</p> + +<p>--Ah! Morise!... je voudrais être à ta place.</p> + +<p>--Vous, la femme d'un comte, désirer être esclave!...</p> + +<p>--Il ne te tuera pas, toi!...</p> + +<p>--Bah! il me tuera comme une autre, si l'envie de me tuer lui prend... +et au moins vous, madame, en attendant, vous avez de belles robes, de +riches parures, des esclaves pour vous servir... et puis enfin, vous +êtes libre.</p> + +<p>--Je ne sors pas du burg.</p> + +<p>--Parce que vous ne le voulez pas... Wisigarde montait à cheval et +chassait... Il fallait la voir sur sa haquenée noire, avec sa robe de +pourpre, son faucon sur le poing!... Au moins, si elle est morte jeune, +elle n'a pas perdu son temps à se chagriner, celle-là... Au lieu que +vous, madame, vous filez votre quenouille, vous regardez le ciel par +votre fenêtre ou vous pleurez... quelle vie!</p> + +<p>--Hélas! c'est que je pense toujours à mon pays, à mes parents qui sont +si loin... si loin de ce pays des Gaules, où je suis étrangère.</p> + +<p>--Wisigarde ne se donnait pas tant de chagrin... elle buvait et mangeait +presque autant que le comte.</p> + +<p>--Il m'avait toujours dit, à moi et à mon père, qu'elle était morte par +accident... Ainsi, tu dis, Morise, que c'est là, là qu'il l'a tuée?...</p> + +<p>--Oui, madame... d'un coup de pied il l'a renversée ici, près de ce +poteau... et puis alors...</p> + +<p>--Qu'as-tu?</p> + +<p>--Madame, madame... entendez-vous?</p> + +<p>--Quoi donc?</p> + +<p>--On marche dans la chambre du seigneur comte.</p> + +<p>--Ah! c'est lui!...</p> + +<p>--Oui, madame, c'est son pas.</p> + +<p>--Oh! j'ai peur!... j'ai peur!...</p> + +<p>C'était Neroweg... Ses dernières libations faites pour s'étourdir sur sa +crainte du diable, l'avaient plongé dans une ivresse à peu près +complète; aussi, entra-t-il chez sa femme trébuchant sur ses jambes +avinées. À l'aspect de leur maître, les esclaves se levèrent craintives; +Godégisèle tremblait si fort, qu'elle put à peine se soulever de dessus +son escabeau, tant elle se sentait faible. Le comte s'arrêta un instant +au seuil de la porte, une main appuyée à l'un des chambranles et +balançant légèrement son corps d'avant en arrière, tout en promenant sur +les esclaves intimidées un regard demi-hébêté, demi-luxurieux; enfin, +après un hoquet, il dit à la confidente de sa femme:</p> + +<p>--Morise, viens...</p> + +<p>Et regardant Godégisèle, il ajouta:</p> + +<p>--Tu es bien pâle... tu as l'air troublé... Pourquoi es-tu si pâle, +toi?...</p> + +<p>La pauvre créature se souvenait sans doute que la nuit où il avait +étranglé sa dernière femme, le comte avait dit aussi à une esclave: +<i>Viens!</i> de sorte que les paroles de Neroweg, la troublant et +l'effrayant davantage encore, Godégisèle ne put que murmurer presque +sans savoir ce qu'elle disait:</p> + +<p>--Monseigneur!... monseigneur!...</p> + +<p>--Quoi? qu'as-tu?... Réponds,--reprit brutalement le comte.</p> + +<p>--Voudrais-tu te révolter parce que j'ai dit à cet esclave: viens?...</p> + +<p>--Non... oh! non!... monseigneur n'est-il pas ici le maître, et moi, +Godégisèle, son humble servante?...</p> + +<p>Et perdant tout à fait la tête, cette malheureuse déjà se voyant +étranglée comme Wisigarde, parce que celle-ci avait refusé d'éclairer +son mari et sa maîtresse jusqu'à la couche conjugale, se hâta de +balbutier:</p> + +<p>--Et même... si monseigneur le désire... je vais l'éclairer, avec cette +lampe, jusqu'à son lit.</p> + +<p>--Ah! madame!--lui dit tout bas Morise,--quelle mauvaise parole que +celle-là!... C'est rappeler au comte la cause du meurtre de son autre +femme.</p> + +<p>Neroweg, aux paroles de Godégisèle, tressaillit, s'avança brusquement +vers elle d'un air défiant; puis, la saisissant par le bras:</p> + +<p>--Pourquoi parles-tu de m'éclairer avec cette lampe?</p> + +<p>--Grâce! monseigneur!... ne me tuez pas!...</p> + +<p>Et elle tomba à genoux.</p> + +<p>--Ne tuez pas votre servante comme vous avez tué Wisigarde!...</p> + +<p>Soudain le comte devint aussi pâle que sa femme, et s'écria, frappé +d'une terreur que redoublait son ivresse:</p> + +<p>--Elle sait que j'ai tué Wisigarde!... elle me dit les mêmes mots qui me +l'ont fait tuer!... C'est l'oeuvre du malin esprit!... Je m'en souviens, +l'évêque Cautin m'a dit que Wisigarde étant morte sans l'assistance d'un +prêtre, pouvait revenir la nuit me tourmenter sous forme de fantôme!... +Elle va peut-être m'apparaître cette nuit, puisque ma femme a prononcé +ces mêmes mots qui m'ont fait étrangler l'autre! C'est un avertissement +du ciel ou de l'enfer!</p> + +<p>Et s'adressant à Morise:</p> + +<p>--Mon clerc! mon clerc!... cours le chercher!... Il priera près de moi +toute la nuit... il ne me quittera pas... Le fantôme de Wisigarde +n'osera pas approcher, un prêtre étant là... Et puis cet esclave qui a +blasphémé, il peut attirer le diable dans le burg!... Oh! j'ai eu tort +de ne pas faire couper en quartiers ce maudit cuisinier!... Non, ce +n'est pas assez d'avoir arraché la langue à ce sacrilége!</p> + +<p>Son épouvante augmentant pendant que Morise courait chercher le clerc et +que Godégisèle, demi-morte de frayeur et toujours agenouillée, +s'adossait au poteau, se sentant défaillir; le comte se jeta aussi à +genoux et s'écria, se frappant la poitrine:</p> + +<p>--Seigneur Dieu! ayez pitié d'un pauvre pécheur!... J'ai beaucoup payé à +mon patron, l'évêque Cautin, pour la mort de mon frère et de ma femme +Wisigarde!... Je payerai beaucoup encore, afin que l'on prie pour +Wisigarde et que la nuit elle ne vienne pas me tourmenter sous forme de +fantôme!... Dès demain je ferai bâtir la chapelle dans les gorges +d'Allange, en mémoire du miracle du bienheureux évêque Cautin, mon +patron, et je ferai aussi rebâtir sa villa... Seigneur! bon seigneur +Dieu! ayez pitié d'un pauvre pécheur!... Délivrez-moi cette nuit de la +présence du diable et du fantôme de ma femme Wisigarde!...</p> + +<p>Et voilà ce fervent catholique à genoux, hébêté par la terreur et par +l'ivresse, se frappant avec furie la poitrine, attendant, plein d'une +anxiété terrible, l'arrivée de son clerc.</p> + +<p>D'après cette journée d'un noble comte dans son burg, voyez qu'elle est +humaine, généreuse, éclairée, cette race des conquérants de la vieille +Gaule! Quel tendre attachement ils ont pour leurs femmes! quel respect +pour les doux liens de la famille et pour la sainteté du foyer +domestique!... Ô nos mères! viriles matrones vénérées de nos aïeux! +fières Gauloises d'autrefois qui siégiez à côté de vos époux dans ces +conseils solennels de l'État, où l'on décidait de la paix ou de la +guerre! mâles et austères éducatrices! épouses chéries, vaillantes +guerrières! vierges saintes! femmes empereurs!... Ô Margarid, Hêna, +Méroë, Loyse, Geneviève, Ellèn, Sampso, Victoria la Grande, +réjouissez-vous! réjouissez-vous d'avoir quitté ce monde-ci pour les +mondes mystérieux où l'on va perpétuellement revivre!... Réjouissez-vous +dans la fierté de votre coeur!... Quelle indignation! quelle honte! +quelle douleur pour vos âmes de voir vos soeurs, quoique de races +différentes et ennemies; de voir des femmes, épouses de rois, de +seigneurs, de guerriers, traitées, bonnes ou méchantes, avec autant de +mépris ou de férocité, par leurs maîtres barbares, que si elles étaient +leurs esclaves<a href="#M3"><sup class="sml">M</sup></a>!</p> + +<p>Oui, les voilà ces Franks appelés à la curée de la Gaule par leurs +complices, nos saints évêques!... les voilà, ces conquérants patronés, +choyés, caressés, flattés, bénis par les prêtres du jeune homme de +Nazareth, par tes prêtres, ô divin Christ! toi qui n'avais que des +paroles de tendre et adorable miséricorde, même pour la femme +adultère... même pour la courtisane repentie!...</p> + +<p>Mais, bah! renions la vieille Gaule! renions les mâles et douces vertus +de nos mères!... Vivent nos conquérants! vivent leurs adultères, vive +leur concubinage! vive leur ivrognerie! vive leur rapine! vivent leurs +meurtres et surtout vivent nos évêques!... Et comme le dit le début de +la loi des Franks saliens, nos conquérants:</p> + +<p>«Vive celui qui aime les Franks! que le Christ maintienne leur +puissance, qu'il remplisse leurs chefs des clartés de sa grâce! qu'il +protège l'armée, qu'il fortifie la foi, qu'il accorde paix et bonheur à +ceux qui les gouvernent, sous les auspices de notre seigneur +Jésus-Christ!»</p> + +<p>Et moi, foi de Vagre converti, j'ajouterai à cette pieuse antienne +franque cette antienne non moins catholique, apostolique et romaine:</p> + +<p>«--Ô seigneur Dieu! grâces vous soient rendues d'avoir, dans votre +toute-puissante volonté, dans votre paternelle mansuétude, envoyé de +tels conquérants en Gaule! Quelle rare et sainte fortune pour notre +salut, qui ne se peut faire qu'à force de honte, de lâcheté, de +bassesse, d'esclavage, de misère, de larmes et de sang! Ô Dieu bon, +trois fois, cent fois, mille fois bon, et toujours bon. Amen.»</p> + +<hr class="short"> + +<p>Seigneur comte! seigneur comte Neroweg! réveillez-vous!... Cette nuit +qui finit, au lieu de la passer entre les bras d'une de vos esclaves, +vous l'avez passée, de peur du diable, à genoux près de votre clerc et +répétant, d'une lèvre hébêtée, les prières que disait le saint homme, +tombant de sommeil; car après boire il eût préféré son lit. Rassuré par +les premières clartés de l'aube, heure close pour les démons, vous vous +êtes endormi sur votre couche, garnie de peaux d'ours, trophées de votre +chasse... Seigneur comte Neroweg, réveillez-vous donc!... Voici votre +roi, ou plutôt l'un des cinq fils de votre bon roi Clotaire, vous savez? +ce doux prince qui tue les petits enfants à coups de couteau sous +l'aisselle?... Ce grand Clotaire est aujourd'hui seul roi de toute la +Gaule; les autres fils et petits-fils du pieux Clovis, qui saintement +repose dans la basilique des saints apôtres, à Paris, sont tous morts! +Voici donc Chram le Bâtard, mais qu'importe! Chram, l'un des cinq fils +de Clotaire, et gouverneur de l'Auvergne pour son père... Il vient, +faveur insigne, il vient avec ses trois favoris et bon nombre de leudes +et d'<i>antrustions</i>, ainsi que fièrement s'appellent ces protégés du +roi<a href="#N3"><sup class="sml">N</sup></a>... Réveillez-vous donc, seigneur comte! voici le roi Chram qui +vous vient visiter... La chevauchée est brillante et nombreuse! Les +trois plus chers amis de Chram, encore plus chers amis du pillage, du +viol et du meurtre, accompagnent le royal personnage; ils s'appellent +<i>Imnachair</i>, <i>Spactachair</i> et le <i>Lion de Poitiers</i><a href="#O3"><sup class="sml">O</sup></a>, ce Gaulois +renégat qui, comme tant d'autres de sa trempe, se sont, ainsi que les +évêques, ralliés aux Franks conquérants. Le Lion de Poitiers est nommé +de la sorte parce que, de même que le lion carnassier, il aime la rapine +et le carnage.</p> + +<p>Seigneur comte! seigneur comte Neroweg! réveillez-vous donc!... Éveillez +aussi votre femme Godégisèle qui, toute la nuit, éplorée, frémissante, +a, lorsque ses yeux rougis de larmes se sont appesantis, rêvé de femmes +étranglées!... Vite, vite, que Godégisèle se pare des plus beaux bijoux +et des plus belles robes de votre quatrième épouse Wisigarde, dont vous +avez payé si grassement le meurtre à l'évêque Cautin, votre bon +patron!... Vite, vite, seigneur comte, que Godégisèle se pare de ses +plus riches atours! Chram peut la trouver à son gré ou au gré de ses +favoris... Gracieux roi! serviable roi! il n'est point d'entremetteur +plus accommodant: une fille ou une femme plaît-elle, libre ou esclave, à +quelqu'un de ses amis, aussitôt il leur donne un <i>diplôme royal</i> de par +lequel ils traînent la belle dans leur lit<a href="#P3"><sup class="sml">P</sup></a>.</p> + +<p>Vite, vite, seigneur comte, faites monter vos leudes à cheval et armer +vos gens de pied, et vous, à la tête de la bande, seigneur comte, revêtu +de votre armure de parade larronnée par vous lors du ravage du pays de +Touraine, portant à votre côté votre magnifique épée d'Espagne à poignée +d'or ciselé, larronnée par vous lors du pieux ravage du pays des +Visigoths, damnés <i>Ariens</i>, maudits hérétiques contre lesquels les +évêques catholiques vous ont lancés, torche en main, fer au poing, de +même que vous lancez votre meute contre les bêtes fauves des bois... +Vite, vite, enfourchez votre grand cheval rouan, harnaché de sa selle et +de sa bride de cuir rouge, à frein, à chanfrein et à étriers d'argent, +larronnée par vous lors de la conquête de l'Auvergne!... Vite, courez +au-devant de votre glorieux roi Chram, à la tête de vos cavaliers et de +vos gens de pied! Déjà votre royal hôte et sa suite, annoncés par l'un +de ses serviteurs, n'est plus qu'à une petite distance de votre burg... +Seigneur comte, hâtez-vous de le conduire à votre maison seigneuriale! +hâtez-vous donc, seigneur comte! car point ne vous attendez à cette +dernière et heureuse nouvelle: Votre bon patron, le bienheureux évêque +Cautin, accompagne le roi Chram.</p> + +<p>--Maudite soit la venue de ce Chram!...--disait Neroweg.--Pour peu que +lui et ses hommes demeurent quelques jours en mon burg, ils vont boire +mon vin, manger toutes mes provisions et peut-être me dérober quelque +pièce de ma vaisselle, qu'il me faudra, pour ce gala royal, sortir de +mes coffres. Ni moi ni mes compagnons nous n'aimons point ces leudes de +cour, qui ont toujours l'air de nous narguer, nous autres campagnards, +parce qu'ils hantent les palais et les villes.</p> + +<p>Ainsi disait le comte Neroweg allant, suivi de ses guerriers, à la +rencontre du roi Chram, qui n'était plus, ainsi que sa chevauchée, qu'à +deux portées de trait du fossé dont était ceint le burg.</p> + +<p>Combien c'est beau, noble, glorieux, lumineux, un roi chevelu! surtout +quand il a des cheveux, une longue chevelure que le ciseau n'a jamais +touchée, étant l'un des attributs des races royales franques. +Malheureusement, quoique jeune encore, le roi Chram, épuisé par +l'ivrognerie et la débauche, était presque chauve<a href="#Q3"><sup class="sml">Q</sup></a>, ce roi +chevelu!... Sa nuque et ses tempes étaient seules garnies de mèches +aussi claires que longues, car elles tombaient jusqu'au milieu de sa +poitrine et de son dos voûté; sa longue dalmatique d'étoffe pourpre, +fendue sur le côté, à la hauteur du genou, cachait à demi l'encolure et +la croupe de son cheval noir; des bandelettes de cuir doré, partant de +la chaussure, se croisaient sur ses chausses étroites et montaient +jusqu'à ses genoux; il appuyait ses souliers éperonnés sur des étriers +dorés; sa longue épée à poignée d'or et à fourreau de toile blanche<a href="#R3"><sup class="sml">R</sup></a>, +était suspendue à son baudrier, superbement brodé; en guise de houssine +il tenait à la main une canne de bois précieux, à pomme d'or ciselé, sur +laquelle, lorsqu'il marchait, ce luxurieux épuisé s'appuyait; il avait +l'air sinistre; il devait ressembler à son royal père, le tueur +d'enfants. À sa droite, cavalcadant aussi hardiment qu'un homme de +guerre, se tenait l'évêque Cautin; il regardait de temps à autre Chram +en sournois, d'un air craintif et haineux, car s'il détestait Chram, +celui-ci n'abhorrait pas moins le saint homme. À la gauche du prince +venait le Lion de Poitiers, ce scélérat endurci, qui, avec Imnachair et +Spatachair, marchant tous deux au second rang, formaient cette trinité +de perdition qui eût perdu Chram s'il n'eût été, ainsi que disent les +prêtres, damné dans le ventre de sa mère. Insolence et luxure, dédain +railleur et froide cruauté, étaient si profondément empreints sur les +traits du Lion de Poitiers, le Gaulois renégat, que sur les os de sa +face, cent ans après sa mort, on devra lire encore: luxure, insolence et +cruauté.</p> + +<p>Ces trois seigneurs portaient, selon la mode franque, de riches tuniques +à manches courtes par-dessus leur justaucorps; des chausses étroites et +des bottines de cuir préparé, avec le poil en dessus. Derrière Chram et +ses amis venaient son sénéchal, le comte de ses écuries, son majordome, +son bouteillier et autres premiers officiers, car il avait une maison +royale. Après ces personnages s'avançait sa truste, formée de ses leudes +et antrustions armés en guerre; leurs casques ornés de panaches, leurs +cuirasses, leurs jambards brillants et polis étincelaient aux rayons du +soleil; leurs chevaux fringants piaffaient sous leurs riches caparaçons; +les banderolles de leurs lances flottaient au vent, et leurs boucliers +peints et dorés se balançaient, suspendus à l'arçon de leur selle. +Autant cette suite royale était fringante, autant la troupe des leudes +du comte était misérable, grotesque et piètrement armée; un assez grand +nombre de ses hommes portait des armures, mais incomplètes et rouillées; +d'autres, seulement vêtus de casaques de peaux de bêtes, coiffaient +militairement un casque bossué; d'autres, possesseurs d'une cuirasse, +avaient la tête couverte d'un bonnet de laine; les épées, non moins +rouillées que les cuirasses, étaient, pour la plupart, veuves de leur +fourreau; souvent cet étui guerrier était raccommodé avec des ficelles, +et plus d'un bois de lance tortu sortait brut du taillis avec son +écorce; la plupart des chevaux valaient, pour l'apparence, leurs +cavaliers. Le temps des labours n'étant pas encore venu, bon nombre des +compagnons de Neroweg, faute de chevaux de guerre, enfourchaient des +traîneurs de charrue, bridés avec des cordes. Aussi, foi de Vagre, rien +de plus réjouissant que de voir déjà quels regards envieux et farouches +les leudes du comte jetaient sur la brillante suite de Chram et quels +regards insolents et moqueurs cette fière truste royale jetait sur la +troupe du comte, troupe sauvage et dépenaillée. Derrière les gens de +guerre du prince venaient les pages, les serviteurs et les esclaves à +pied, conduisant des chariots attelés de boeufs ou des chevaux +lourdement chargés, chevaux et chariots que les habitants du pays +traversé par le roi et sa truste, étaient forcés de fournir +gratuitement<a href="#S3"><sup class="sml">S</sup></a>.</p> + +<p>Le comte Neroweg s'avança seul, à cheval, vers son royal hôte, qui, +arrêtant aussi sa monture, dit à Neroweg:</p> + +<p>--Comte, en allant de Clermont à Poitiers j'ai voulu m'arrêter un ou +deux jours dans ton burg.</p> + +<p>--Que ta <i>gloire</i><a href="#T3"><sup class="sml">T</sup></a> soit la bienvenue dans mon domaine... Il est en +partie composé de terres <i>saliques</i>: je les tiens de mon père, qui les +tenait autant de son épée que de la générosité de ton aïeul Clovis... +C'est ton droit de loger, en voyage, chez les comtes et bénéficiers du +roi; c'est pour eux un plaisir de t'accueillir.</p> + +<p>--Comte,--dit insolemment le Lion de Poitiers,--ta femme vaut-elle la +peine qu'on la courtise?</p> + +<p>--Mon favori qui te demande, à sa manière, si ta femme est belle,--dit +Chram en faisant signe au Gaulois renégat de se modérer,--mon favori, le +Lion de Poitiers est de sa nature fort plaisant.</p> + +<p>--Alors, je répondrai au Lion de Poitiers qu'il ne pourra, non plus que +toi, juger si ma femme est belle ou laide, car elle est enceinte et +malade et ne sortira point de chez elle...</p> + +<p>--Si ta femme est enceinte,--reprit le lion,--de qui est l'enfant?...</p> + +<p>--Comte, ne te fâche pas de ces railleries... Je te l'ai dit, mon ami +est d'un naturel plaisant.</p> + +<p>--Chram, je ne m'offenserai donc pas des railleries de ton favori... +Allons au burg.</p> + +<p>--Marchons, comte.</p> + +<p>L'on s'avance vers le burg et l'on cause.</p> + +<p>--Comte, avoue à notre royal maître Chram qu'en tenant ta femme +renfermée tu caches ton trésor de crainte qu'on te le prenne!...</p> + +<p>--Mon favori Spatachair, qui te parle de la sorte, Neroweg, est aussi +d'un joyeux esprit.</p> + +<p>--Roi, tu choisis des amis très-gais, ce me semble.</p> + +<p>--Neroweg, tu nous caches ta femme... c'est ton droit... Nous la +dénicherons... c'est le nôtre... Pour un bon larron, il n'y a pas de +cachette.</p> + +<p>--Chram, celui-ci est encore un de tes joyeux amis, sans doute?</p> + +<p>--Oui, comte, et des plus joyeux... il se nomme Imnachair.</p> + +<p>--Et moi, qui me nomme Neroweg, je demanderai au seigneur Imnachair ce +que fait le larron lorsqu'il a déniché la cachette qu'il cherche?</p> + +<p>--Neroweg, ta femme te contera la chose quand nous aurons déniché cette +belle, car nous la dénicherons, aussi vrai que je suis le Lion de +Poitiers!</p> + +<p>--Et moi, aussi vrai que je suis comte du roi en ce pays +d'Auvergne,--s'écria Neroweg,--je tuerais un lion comme un renardeau, +comme un chien, si le Lion se voulait donner dans ma demeure des airs de +lion!...</p> + +<p>--Oh! oh! comte, tu parles résolument! est-ce cette brillante armée qui +est sur tes talons qui te donne cette audace?--répondit le favori du roi +en montrant du geste les leudes dépenaillés de Neroweg.--Si cette bande +vaut ce qu'elle paraît, nous sommes perdus!</p> + +<p>Deux ou trois des leudes du comte qui s'étaient peu à peu rapprochés, +ayant entendu les insolentes railleries des favoris de Chram, +murmurèrent tout haut d'un air farouche:</p> + +<p>--Nous n'aimons pas que l'on raille Neroweg!</p> + +<p>--Les leudes d'un comte valent bien les leudes royaux!</p> + +<p>--Le poli de l'acier ne fait pas sa trempe!</p> + +<p>L'un des hommes de Chram se retourna vers ses compagnons, et leur dit en +riant, montrant du bout de sa lance les gens du comte en faisant +allusion à leur grossier équipement:</p> + +<p>--Sont-ce là des esclaves de charrue déguisés en guerriers? ou des +guerriers déguisés en esclaves de charrue?</p> + +<p>La truste royale répondit à cette plaisanterie par de grands éclats de +rire; déjà de côté et d'autre on se regardait d'un air de défi, lorsque +l'évêque Cautin s'écria:</p> + +<p>--Mes chers fils en Christ, moi, votre évêque et père spirituel, je vous +engage au calme et à la paix...</p> + +<p>--Comte,--dit gaiement Chram à Neroweg,--défie-toi de ce luxurieux et +hypocrite évêque... Ne le laisse pas, ce bon apôtre, donner seul à seul +les eulogies à ta femme; il lui donnerait les eulogies de la Vénus des +païens, tout saint homme qu'il est!</p> + +<p>--Chram, je suis le serviteur du fils de notre glorieux roi Clotaire; +mais comme évêque, j'ai droit à ton respect.</p> + +<p>--Tu as raison, puisque aujourd'hui vous autres évêques vous êtes +presque aussi rois et surtout aussi riches que nous autres rois.</p> + +<p>--Chram, tu parles de la puissance et de la richesse des évêques en +Gaule... Oublies-tu donc que notre puissance est celle du seigneur Dieu, +et nos richesses le bien des pauvres?...</p> + +<p>--Par la peau flasque de toutes les bourses que tu as dégonflées, grosse +belette qui suces le jaune des oeufs et ne laisses aux sots que la +coquille! tu dis cette fois la vérité... Oui, vos richesses sont le bien +des pauvres, ce bien vous l'avez mis dans votre sac!</p> + +<p>--Glorieux roi, je t'ai accompagné jusqu'au burg de mon fils en Christ, +le comte Neroweg, pour accomplir l'acte de haute justice que tu sais, +mais non pour laisser railler imprudemment, en ma personne, notre sainte +religion catholique et apostolique.</p> + +<p>--Et moi je maintiens que de jour en jour votre puissance et vos +richesses augmentent! J'ai deux filles de ma race, peut-être +verront-elles le pouvoir royal s'amoindrir encore par vos usurpations, +vous évêques, avec qui nous avons partagé notre conquête; vous que nous +avons enrichis, vous de qui nous avons été les hommes d'armes!</p> + +<p>--Nos hommes d'armes, à nous, hommes de paix! Tu te trompes, ô roi! nos +seules armes sont nos prédications!...</p> + +<p>--Et quand les peuples se moquent de vos prédications, comme ont fait +les Visigoths, ces ariens de Provence et du Languedoc, vous nous envoyez +extirper leur hérésie par le fer et par le feu!</p> + +<p>--Et de cela gloire à Dieu!... Les pieux rois franks, dans ces guerres +contre les hérétiques, ont gagné un immense butin, fait triompher +l'orthodoxie et arraché des âmes aux flammes éternelles, en les ramenant +au giron de la sainte Église.</p> + +<p>Celui qui eût assisté à ce souper de la villa épiscopale, où l'évêque +avait convié Neroweg, n'aurait pas reconnu Cautin. Ce saint homme, tête +à tête avec le comte, stupide, brutal et aveugle croyant, ne recherchait +point la dignité dans son langage; mais en présence de Chram, effronté +railleur qu'il détestait, il sentait le besoin d'imposer, par ses +paroles et par son attitude, le respect et la crainte, sinon au prince +et à ses favoris, aussi impudents que lui, du moins à leur suite, +beaucoup plus dévotieuse; puis, autre grave appréhension pour Cautin et +pour sa bourse, il craignait fort que l'audacieux exemple de Chram et de +ses amis ne vînt altérer la naïve et fructueuse crédulité de Neroweg, +dont Cautin tirait un parti si profitable en cultivant et exploitant la +peur du diable dont était possédé son fils en Dieu. Du coin de l'oeil +l'évêque voyait le comte sournoisement écouter, d'un air à la fois +satisfait et effrayé, les insolentes railleries de Chram, se demandant +sans doute si lui, Neroweg, n'était pas bien sot de croire à la +puissance miraculeuse de l'évêque et de payer si cher les absolutions de +ce patron. Cautin, en homme habile, voulut frapper un grand coup. +Habitué à observer les signes précurseurs des orages, si fréquents et si +subits dans les pays de montagnes, il se servait, ainsi que tant +d'autres prêtres, de ses connaissances atmosphériques pour épouvanter +les simples<a href="#U3"><sup class="sml">U</sup></a>; le prélat remarquait donc depuis quelque temps une nuée +noire, qui d'abord à peine visible et formée sur la cime d'un pic à +l'extrême horizon, s'approchant rapidement, devait bientôt s'étendre et +obscurcir le ciel et le soleil, encore radieux; aussi Cautin, à une +nouvelle insolence de Chram sur les fourberies épiscopales, répondit en +tâchant de calculer et de mesurer la longueur de sa réplique sur la +marche de l'orageuse nuée qui s'avançait:</p> + +<p>--Ce n'est point à un serviteur indigne, à un humble ver de terre comme +moi de défendre en ce moment l'Église du seigneur Dieu; il a sa grâce et +ses miracles pour convaincre les incrédules, ses châtiments célestes +pour punir les impies; aussi, malheur à qui oserait ici, à la face de ce +soleil qui brille en ce moment sur nos têtes d'un si vif éclat,--ajouta +l'évêque d'une voix de plus en plus retentissante,--malheur à qui +oserait, à la face du Tout-Puissant qui nous voit, nous entend, nous +juge et nous châtie; malheur à qui oserait insulter à sa Divinité dans +la personne sacrée de ses évêques! oui, y a-t-il ici quelqu'un qui +l'ose?--continua Cautin d'une voix menaçante;--y a-t-il ici quelqu'un, +roi, seigneur, guerrier ou esclave, qui ose outrager la majesté divine?</p> + +<p>--Il y a ici moi, le Lion de Poitiers, qui te dis ceci à toi, Cautin, +évêque de Clermont: Tu vois bien cette houssine? je le la casserai sur +le dos, saint homme, si tu ne cesses de parler avec tant d'insolence.</p> + +<p>Foi de Vagre, ce Lion de Poitiers, ce Gaulois renégat, avait parfois du +bon; mais ses hardies paroles firent frémir l'assistance, la truste +royale comme les leudes du comte... Il paraissait monstrueux à ces bons +catholiques de casser une houssine sur le dos d'un évêque, eût-il, à +l'instar de Cautin, enfermé son prochain tout vivant dans le sépulcre +d'un mort. Une stupeur profonde succéda à la menace du Lion de Poitiers; +Chram lui-même parut effrayé de l'audace de son favori... Cautin, d'un +coup d'oeil, vit tout cela; aussi s'écria-t-il, feignant une sainte +horreur en s'adressant au Lion, qui, d'un air de défi, brandissait +toujours sa houssine:</p> + +<p>--Malheureux impie, aie pitié de toi-même... le Seigneur Dieu a entendu +ton blasphème... Vois, le ciel s'obscurcit, le soleil se couvre de +ténèbres! vois ces signes précurseurs du courroux céleste!... À genoux, +chers fils! à genoux! votre père en Dieu vous l'ordonne... Priez pour +apaiser le courroux de l'Éternel soulevé par un épouvantable +blasphème!...</p> + +<p>Et Cautin descendit précipitamment de cheval; mais il ne s'agenouilla +pas: debout et les mains levées vers le ciel, comme un prêtre officiant +à l'autel, il semblait conjurer la colère céleste.</p> + +<p>À la voix de l'évêque, les esclaves et les serviteurs de Chram, effrayés +des approches de cet orage inattendu, se jetèrent à genoux; la plupart +des hommes de sa truste sautèrent à bas de leurs montures, et +s'agenouillèrent aussi, non moins épouvantés que les autres, à la vue du +soleil presque subitement obscurci au moment où le Lion de Poitiers +avait menacé l'évêque de sa houssine... Neroweg, l'un des premiers à +genoux, se frappait la poitrine; mais Chram, ses favoris et quelques-uns +de ses antrustions restèrent à cheval, semblant hésiter, par orgueil, à +obéir aux ordres de l'évêque... Alors celui-ci, d'un geste impérieux et +d'un accent menaçant, s'écria:</p> + +<p>--À genoux! ô roi! Le roi n'est pas plus que l'esclave devant l'oeil du +Tout-Puissant... le roi, comme l'esclave, doit courber le front devant +l'Éternel pour apaiser son courroux... À genoux donc, ô roi! à genoux, +toi et tes favoris!...</p> + +<p>--Oses-tu me commander, à moi?--s'écria Chram le visage pâle de rage, +voyant la pieuse soumission de ses hommes aux ordres de l'évêque.--Qui, +de toi ou de moi fils de roi, est ici le maître, prêtre insolent?...</p> + +<p>Un superbe éclat de tonnerre ferma la bouche de Chram et servit à +souhait la fourberie de Cautin, qui reprit:</p> + +<p>--À genoux, roi!... n'entends-tu pas la foudre du ciel, cette voix +grondante du Tout-Puissant irrité?... Veux-tu attirer sur nous tous une +pluie de feu? Ô Seigneur Dieu, ayez pitié de nous! éloignez de nous ces +cataractes de lave ardente que, dans votre colère contre les impies, +vous allez faire pleuvoir sur eux, et peut-être aussi sur nous, pauvres +pécheurs... car les plus purs ne peuvent se dire irréprochables devant +votre majesté, ô Seigneur! mais du moins nous sommes humbles et +repentants... Ayez pitié de nous, ô Tout-Puissant!...</p> + +<p>Plusieurs nouveaux coups de tonnerre, accompagnés d'éclairs +éblouissants, portèrent à son comble l'épouvante de la suite de Chram; +lui-même, malgré son audace et sa superbe, ressentit quelque crainte; +cependant son orgueil répugnait encore à se soumettre aux ordres de +l'évêque, lorsque des murmures, d'abord sourds, puis menaçants, +s'élevèrent parmi sa truste et ses esclaves.</p> + +<p>--À genoux, notre roi... à genoux!...</p> + +<p>--Nous ne voulons pas, si petits que nous sommes, être brûlés par le feu +du ciel à cause de ton impiété et de celle de tes favoris.</p> + +<p>--À genoux, notre roi... à genoux!... Obéis à la parole du saint +évêque... c'est le Seigneur qui nous parle par sa bouche...</p> + +<p>--À genoux, roi... à genoux!...</p> + +<p>Chram céda... il craignit l'irritation de son entourage, et surtout de +donner un exemple public de rébellion contre les évêques, dont la +toute-puissance abrutissante venait si bien en aide à la conquête. +Chram, maugréant et blasphémant entre ses dents, descendit donc de +cheval, faisant signe à ses deux favoris, Imnachair et Spatachair, qui +lui obéirent, de l'imiter et de se mettre, comme lui, à genoux.</p> + +<p>Seul, à cheval, et dominant cette foule craintive agenouillée, le Lion +de Poitiers, le front intrépide, la lèvre sardonique, bravait les +roulements du tonnerre qui redoublait de fracas.</p> + +<p>--À genoux!--crièrent les voix de plus en plus irritées,--à genoux, le +Lion de Poitiers!...</p> + +<p>--Notre roi Chram s'agenouille, et cet impie, cause de tout le mal par +ses menaces sacriléges à l'égard du saint évêque, refuse seul d'obéir...</p> + +<p>--Ce blasphémateur va attirer sur nous un déluge de bitume et de feu...</p> + +<p>--Mes fils, mes chers fils!--s'écria Cautin, seul debout, comme le Lion +de Poitiers était seul à cheval,--préparons-nous à la mort! un seul +grain d'ivraie suffit à corrompre un muid de froment... un seul pécheur +endurci va peut-être causer notre mort, à nous autres justes... +Résignons-nous, mes chers fils... que la volonté de Dieu soit faite... +peut-être nous ouvrira-t-il son saint paradis!</p> + +<p>La foule épouvantée fit entendre des cris de plus en plus courroucés +contre le Lion de Poitiers; et Neroweg, qui gardait rancune à cet +insolent de ses impudiques plaisanteries sur Godégisèle, se leva à demi, +tira son épée, et s'écria:</p> + +<p>--À mort l'impie! son sang apaisera la colère de l'Éternel!...</p> + +<p>--Oui, oui... à mort!--crièrent une foule de voix furieuses, à peine +dominées par les retentissements de la foudre, rendus plus formidables +encore par l'écho des montagnes.</p> + +<p>Le ciel semblait véritablement en feu, tant les éclairs se succédaient, +rapides, enflammés, éblouissants... Les plus braves tremblaient, le roi +Chram lui-même regrettait d'avoir raillé l'évêque... Aussi, voyant le +Lion de Poitiers, toujours imperturbable, répondre par un geste de +dédain aux menaces de Neroweg et aux cris furieux de la foule, il dit à +son favori:</p> + +<p>--Descends de cheval et agenouille-toi... sinon, je te laisse +massacrer... Jamais je n'ai vu pareil orage!... Tu as eu tort de menacer +l'évêque de ta houssine, et moi de le railler... le feu du ciel va +peut-être tomber sur nous...</p> + +<p>Le Lion de Poitiers rugit de rage; mais, prévoyant le sort qu'une plus +longue résistance lui devait attirer, il céda, en grinçant des dents, +aux ordres de Chram, descendit de cheval après une dernière hésitation, +et tomba à genoux en montrant le poing à Cautin... Alors l'évêque, +jusque-là toujours debout au-dessus de cette foule frappée de terreur et +de respect, jeta un regard de triomphant orgueil sur Chram, ses favoris, +ses leudes, ses serviteurs, ses esclaves, tous agenouillés, et se dit, +savourant sa victoire:</p> + +<p>--Oui, roi, les évêques sont plus rois que toi! car te voici à mes +pieds, le front dans la poussière...</p> + +<p>Puis il s'agenouilla lentement en s'écriant d'une voix éclatante:</p> + +<p>--Gloire à toi. Seigneur! gloire à toi!... L'impie rebelle, saisi d'une +sainte terreur, abaisse son front superbe... Le lion dévorant est +devenu, devant ta majesté divine, plus craintif que l'agneau... Apaise +ta juste colère, ô Seigneur! aie pitié de nous tous, agenouillés ici +devant toi... dissipe les ténèbres qui obscurcissent le ciel... éloigne +la nuée de feu que l'endurcissement d'un pécheur avait attirée sur nos +têtes... daigne ainsi manifester, ô Tout-Puissant! que la voix de ton +serviteur indigne, l'évêque Cautin, est montée jusqu'à toi... jusqu'à +toi, qui, grâce à un ineffable miracle, as dernièrement permis à ton +<i>oint</i> de contempler ta face éblouissante au milieu de tes séraphins et +de tes anges et archanges!...</p> + +<p>Le prélat dit encore beaucoup d'admirables choses, mesurant et graduant +ses actions de grâces et de merci sur l'apaisement progressif de +l'orage, de même qu'à son approche il avait gradué ses paroles +menaçantes; aussi l'habile homme termina-t-il son discours aux sourds +roulements d'un tonnerre lointain: derniers grondements, disait-il, de +la voix courroucée de l'Éternel enfin calmé dans sa colère... Après +quoi, le ciel s'éclaircit, les nuages se dissipèrent, le soleil de juin +rayonna de tout son éclat, et la truste royale, aussi rassérénée que le +ciel, se mit en marche vers le burg, chantant à pleine poitrine:</p> + +<p>«--Gloire! gloire éternelle au Seigneur!...</p> + +<p>»--Gloire! gloire à notre bienheureux évêque!...</p> + +<p>»--Il a détourné de nous, par un miracle, le feu du ciel...</p> + +<p>»--L'impie a courbé son front rebelle...</p> + +<p>»--Gloire! gloire au Seigneur!...»</p> + +<hr class="short"> + +<p>Pendant que les esclaves de Chram conduisaient les chevaux à l'écurie, +que d'autres plaçaient, sous une vaste grange à demi remplie de +fourrage, les chariots et les bâts, encore chargés de leurs fardeaux, +ses leudes buvaient et mangeaient en hommes qui voyagent depuis l'aube. +Chram ayant, ainsi que ses favoris, fait honneur au repas du comte, lui +dit:</p> + +<p>--Mène-moi dans un endroit où nous puissions parler en secret. Tu dois +avoir une chambre où tu gardes tes trésors? allons-y...</p> + +<p>Neroweg se gratta l'oreille sans répondre; se souciant peu sans doute +d'introduire dans ce sanctuaire le fils de son roi. Chram, voyant +l'hésitation du comte, reprit:</p> + +<p>--S'il y a dans ton burg un endroit plus retiré que ta chambre aux +trésors, peu m'importe... Allons chez ta femme si tu veux.</p> + +<p>--Non... non... viens dans ma chambre aux trésors... Permets seulement +que je donne quelques ordres afin que tes gens ne manquent de rien.</p> + +<p>Neroweg, tirant alors à l'écart l'un de ses leudes, lui dit:</p> + +<p>--Bertefred et toi, Ansowald, bien armés tous deux, vous resterez à la +porte du réduit où je vais entrer avec ce Chram... Tenez-vous prêts à +accourir à mon premier appel.</p> + +<p>--Que crains-tu?</p> + +<p>--La race du glorieux Clovis a beaucoup de goût pour le bien d'autrui, +et quoique mes coffres soient fermés à triple serrure et bardés de fer, +j'aime autant à vous savoir, toi et Bertefred, derrière la porte.</p> + +<p>--Nous y serons.</p> + +<p>--Dis, de plus, à Rigomer et à Bertéchram de se tenir, armés aussi, à la +porte du gynécée; qu'ils frappent sans merci ceux qui tenteraient de +s'introduire auprès de Godégisèle, et appellent à l'aide... Je me défie +du Lion de Poitiers, audacieux sacrilége qui ce matin a osé braver le +feu du ciel, attiré sur nous par ses impiétés... Les deux autres favoris +de Chram ne me semblent ni moins païens ni moins luxurieux que ce lion +farouche; je les crois, à eux trois, capables de tout... comme leur +royal maître... As-tu compté le nombre des gens armés qui accompagnent +ce Chram?</p> + +<p>--Il n'a amené ici que la moitié de ses leudes... de ses antrustions, +comme s'appellent ces hautains qui semblent nous dédaigner, nous autres, +parce qu'ils sont les <i>fidèles</i> du fils d'un roi... Ne les valons-nous +pas?... quoique leur peau soit tarifée à six cents sous d'or de +<i>Wirgelt</i> et la nôtre à deux cents sous seulement<a href="#V3"><sup class="sml">V</sup></a>.</p> + +<p>--Tout à l'heure,--ajouta Bertéchram,--ils avaient l'air de manger du +bout des dents et de regarder au fond des pots, pour s'assurer s'ils +étaient propres... Ils se moquaient de notre vaisselle de terre et +d'étain...</p> + +<p>--Oui, oui... pour que je sorte ma vaisselle d'or et d'argent, afin de +m'en dérober quelque pièce.</p> + +<p>--Tiens, Neroweg, il pourra couler du sang d'ici à ce soir, si ces +insolents nous continuent leurs dédains.</p> + +<p>--Heureusement nous tes leudes, les hommes de pied et les esclaves que +l'on pourrait armer, nous sommes aussi nombreux que les hommes de Chram.</p> + +<p>--Allons, allons, mes bons compagnons, ne vous échauffez pas, chers +amis... Si l'on se querelle à table on cassera la vaisselle, et il me +faudra la remplacer.</p> + +<p>--Neroweg, l'honneur passe avant la vaisselle.</p> + +<p>--Certainement; mais il est inutile de provoquer les disputes... +Tenez-vous seulement sur vos gardes, et que l'on veille à la porte du +gynécée.</p> + +<p>--Ce que tu demandes sera fait.</p> + +<p>Quelques instants après, le roi Chram et le comte se trouvaient seuls +dans la chambre des trésors.</p> + +<p>--Comte, quelle est la valeur des richesses renfermées dans ces coffres?</p> + +<p>--Oh! ils contiennent peu de chose, très-peu de chose... Ils sont fort +grands, parce que, ainsi que nous disons en Germanie: «Il est toujours +bon de se précautionner d'un grand pot et d'un grand coffre...» mais ils +sont presque vides...</p> + +<p>--Tant pis, comte... Je voulais doubler, tripler, quadrupler peut-être +la valeur qu'ils renferment.</p> + +<p>--Tu veux railler?</p> + +<p>--Comte, je désire augmenter au delà de tes espérances ta puissance et +tes richesses... Je te le jure par l'indivisible Trinité!</p> + +<p>--Alors je te crois, car après le miracle de ce matin tu n'oserais, en +te jouant d'un serment si redoutable, risquer d'attirer sur ma maison le +feu du ciel... Mais pourquoi désires-tu me rendre si puissant et si +riche?...</p> + +<p>--Parce qu'à cela, moi, j'ai intérêt.</p> + +<p>--Tu me persuades.</p> + +<p>--Veux-tu avoir des domaines égaux à ceux du fils du roi?</p> + +<p>--Je le voudrais.</p> + +<p>--Veux-tu avoir, au lieu de ces coffres à moitié vides, dis-tu, cent +coffres regorgeant d'or, de pierreries, de vases, de coupes, de patères, +de bassins, d'armures, d'étoffes précieuses?</p> + +<p>--Je le voudrais, certes, oh! je le voudrais!</p> + +<p>--Au lieu d'être comte d'une ville de l'Auvergne, veux-tu gouverner +toute une province, être enfin aussi riche et aussi puissant que tu peux +le désirer?</p> + +<p>--Tu me jures, par l'indivisible Trinité, que tu parles sérieusement?</p> + +<p>--Je te le jure!</p> + +<p>--Tu me le jures aussi par le grand Saint-Martin, à qui j'ai une +dévotion particulière?</p> + +<p>--Je te jure, aussi, comte, par le grand Saint-Martin, que mes offres +sont très-sérieuses.</p> + +<p>--Alors, explique-toi.</p> + +<p>--Mon père Clotaire, à cette heure, guerroie hors de la Gaule contre les +Saxons... Je veux profiter de cela pour me faire roi à la place de mon +père... Plusieurs ducs et comtes des contrées voisines sont entrés dans +mon projet... Seras-tu pour ou contre moi?</p> + +<p>--Et tes frères <i>Charibert</i>, <i>Gontran</i>, <i>Chilperik</i> et <i>Sigibert</i>? ils +ne te laisseront pas le royaume de ton père à toi tout seul?</p> + +<p>--Je ferai tuer mes frères...</p> + +<p>--Par qui?</p> + +<p>--Tu le sauras plus tard.</p> + +<p>--Chram, ce sont là, vois-tu, de ces choses qu'il faut accomplir +soi-même... pour être assuré qu'elles réussissent...</p> + +<p>--Tu dis cela, comte, à cause de ton frère Ursio tué de ta main...</p> + +<p>--Notre grand roi Clovis, ton aïeul, et ses fils ne se sont-ils pas +toujours ainsi eux-mêmes, et selon leur besoin, défaits de leurs plus +proches parents? D'ailleurs je peux parler sans crainte du meurtre +d'Ursio... moi, j'en suis absous... j'ai payé...</p> + +<p>--Tu as gardé l'héritage?</p> + +<p>--J'en ai abandonné au moins un quart à l'Église et à mon patron, +l'évêque Cautin, pour racheter le meurtre...</p> + +<p>--Tu y gagnes toujours les trois quarts de l'héritage.</p> + +<p>--Tiens! si je n'avais pas dû gagner à la mort d'Ursio, je ne l'aurais +pas tué... je ne lui en voulais pas...</p> + +<p>--Et moi, je n'en veux pas non plus à mes frères... seulement je désire +être seul roi de toute la Gaule... Ainsi, comte, réponds, veux-tu +t'engager, par serment sacré, à combattre pour moi à la tête de tes +hommes? je m'engagerais, par un serment pareil, à te faire duc d'une +province à ton choix et à t'abandonner les biens, les trésors, les +esclaves, les domaines du plus riche des seigneurs qui auront tenu pour +mon père contre moi...</p> + +<p>--Enfin, roi, tu veux que je te promette, en mon nom et en celui de mes +leudes et de mes hommes, que nous <i>obéirons à ta bouche</i>, ainsi que nous +disons en Germanie?</p> + +<p>--Oui, telle est ma demande.</p> + +<p>--Mais ton père? mais ton père?...</p> + +<p>--Déjà sa truste, avant la guerre contre les Saxons, a failli le +massacrer... sais-tu cela?</p> + +<p>--Le bruit en est venu jusqu'ici.</p> + +<p>--Mon projet est donc de faire tuer mes frères, de dire que mon père est +mort pendant sa guerre contre les Saxons, et de me faire roi de la Gaule +à sa place<a href="#X3"><sup class="sml">X</sup></a>...</p> + +<p>--Mais lorsqu'il reviendra de Saxe avec son armée?</p> + +<p>--Je le combattrai, et je le tuerai si je peux... N'a-t-il pas tué ses +neveux et pillé les trésors de son frère Clodomir?...</p> + +<p>--Je ne te blâme point en ceci... je pense à ce qui peut m'advenir, à +moi...</p> + +<p>--À toi, comte?</p> + +<p>--Si dans ta guerre contre ton père tu as le dessous, et que je m'en +sois mêlé, de cette guerre... il m'arrivera malheur... Je serai +dépouillé comme traître des terres que je tiens à <i>bénéfices</i>; il ne me +restera que mes terres <span class="sc">SALIQUES</span>...</p> + +<p>--Voudrais-tu gagner sans risquer d'enjeu?</p> + +<p>--Je préférerais cela de beaucoup... Mais écoute, Chram; que les comtes +et ducs du Poitou, du Limousin, de l'Anjou, prennent parti avec toi +contre ton père, alors moi et mes hommes nous <i>obéirons à ta bouche</i>... +mais je ne me déclarerai pour ta cause que lorsque les autres se seront +ouvertement déclarés en armes les premiers...</p> + +<p>--Tu veux jouer à coup sûr?</p> + +<p>--Oui, je veux risquer peu pour gagner beaucoup...</p> + +<p>--Soit... alors échangeons nos serments.</p> + +<p>--Attends, roi...</p> + +<p>--Que vas-tu faire? pourquoi ouvrir ce coffre?... Laisse donc du moins +le couvercle relevé, que je voie tes trésors...</p> + +<p>--Je t'assure qu'il n'y a presque rien là dedans, et le peu qu'il y a +craint fort la poussière.</p> + +<p>--Par ma chevelure royale! je n'ai de ma vie vu plus magnifique boîte à +Évangile que celle que tu viens de tirer de ce coffre... ce n'est qu'or, +rubis, perles et escarboucles... Où as-tu pillé cela?</p> + +<p>--Dans une villa de Touraine: le cahier d'Évangile qui est dedans est +tout écrit en lettres d'or...</p> + +<p>--C'est la boîte qui est superbe... j'en suis ébloui...</p> + +<p>--Roi, nous allons nous engager par serment sur cet Évangile à tenir nos +promesses...</p> + +<p>--J'y consens... Or donc, sur les saints Évangiles que voici, moi, +Chram, fils de Clotaire, je jure, au nom de l'indivisible Trinité et du +grand Saint-Martin, je jure, selon la formule consacrée en Germanie, +«que si toi, Neroweg, comte de la ville de Clermont en Auvergne, toi et +tes leudes, qui regardiez autrefois du côté du roi mon père, vous voulez +maintenant vous tourner vers moi, Chram, me proposant de m'établir roi +sur vous, et que je m'y établisse, je te ferai duc d'une grande province +à ton choix, et te donnerai les domaines, maisons, esclaves et trésors +du plus riche des seigneurs qui auront tenu pour mon père contre moi...»</p> + +<p>«--Et moi, Neroweg, comte de la ville de Clermont en Auvergne, je jure +sur les Évangiles que voici, je jure, au nom de l'indivisible Trinité et +du grand Saint-Martin, que si les comtes et ducs du Poitou, du Limousin +et de l'Anjou, au lieu de regarder comme autrefois du côté de ton père, +se tournent ouvertement vers toi, et en armes, te proposant de t'établir +roi sur eux, je me tournerai aussi vers toi, Chram, moi et mes hommes, +pour que tu t'établisses roi sur nous. Que je sois voué aux peines +éternelles, moi, Neroweg, si je manque à mon serment!...»</p> + +<p>--Que je sois voué aux peines éternelles, moi, Chram, si je manque à mon +serment!...</p> + +<p>--C'est juré...</p> + +<p>--C'est juré...</p> + +<p>--Maintenant, comte, laisse-moi examiner de plus près cette magnifique +boîte à Évangile...</p> + +<p>--Excuse-moi... cette boîte craint terriblement la poussière...</p> + +<p>--Comte, je n'ai vu personne de comparable à toi pour ouvrir et fermer +prestement un coffre...</p> + +<p>--C'est toujours afin que la poussière n'y entre point.</p> + +<p>--À cette heure, autre chose... Notre serment nous lie, je peux te +parler sans détour... Il faut d'abord que je fasse mourir mes quatre +frères, Gontran, Sigibert, Chilperik et Charibert.</p> + +<p>--Le glorieux Clovis, ton aïeul, procédait toujours de cette façon +lorsqu'il jugeait bon de joindre à ses possessions un royaume ou un +héritage; il préférait tuer d'abord... et prendre ensuite.</p> + +<p>--Mon père Clotaire aussi professait cette opinion; il commençait par +tuer les enfants de son frère Clodomir, afin de s'emparer ensuite de +leur héritage.</p> + +<p>--D'autres, comme ton oncle Théodorik, prenaient d'abord et tuaient +ensuite... C'était mal avisé... on dépouille plus facilement un mort +qu'un vivant...</p> + +<p>--Comte, tu as la sagesse de Salomon; mais moi, je ne peux pas tuer mes +frères moi-même...</p> + +<p>--Tu ne peux pas... et pourquoi ne peux-tu pas?</p> + +<p>--Deux d'entre eux sont très-vigoureux; moi, je suis faible et usé; et +puis ils ne me feraient pas l'occasion de bonne grâce; ils se défient de +moi.</p> + +<p>--Il est vrai que mon frère Ursio n'avait pas de moi la moindre +défiance... Il était si jeune encore!</p> + +<p>--J'ai déjà trois hommes déterminés à ces meurtres: ce sont des hommes +sur qui je peux compter... il m'en faut un quatrième.</p> + +<p>--Où le trouver?</p> + +<p>--Ici...</p> + +<p>--Dans mon burg?</p> + +<p>--Oui, peut-être...</p> + +<p>--Explique-toi...</p> + +<p>--Sais-tu pourquoi l'évêque Cautin, qui ne m'aime guère, m'accompagne?</p> + +<p>--Je l'ignore...</p> + +<p>--C'est que l'évêque a grand'hâte de juger, de condamner et de voir +supplicier les Vagres et leurs complices, qui sont prisonniers dans +l'ergastule de ce burg... et de voir surtout rôtir l'évêchesse comme +sorcière...</p> + +<p>--Je ne te comprends pas, Chram. Ces scélérats et les deux femmes, leurs +complices, doivent être, lorsqu'ils seront guéris, et ils le sont, +conduits à Clermont pour y être jugés par la curie.</p> + +<p>--D'après des bruits très croyables, qui nous sont parvenus, l'évêque +craint, non sans raison, que la populace de Clermont ne se soulève pour +délivrer ces bandits lorsqu'ils arriveront dans la cité; les noms de +l'ermite laboureur et de Ronan le Vagre sont chers à la race esclave et +vagabonde; elle se pourrait révolter pour arracher ces maudits au +supplice... tandis qu'ici, dans le burg, il n'y a rien à craindre de +pareil.</p> + +<p>--Cette rebellion peut être à redouter, en effet, de la populace de +Clermont.</p> + +<p>--J'ai donc promis à l'évêque Cautin que si tu y consentais, moi, Chram, +roi pour mon père en Auvergne (en attendant que je sois roi par moi-même +de toute la Gaule), j'ordonnerais que ces criminels soient jugés, +condamnés et suppliciés ici dans ton burg, devant ton mâhl justicier...</p> + +<p>--Si mon bon patron l'évêque Cautin est de cet avis, je le partage... +Autant que lui je me promets de jouir de ce supplice... et je donnerais, +je crois, vingt sous d'or, plutôt que de voir ces scélérats échapper à +la mort, ce qui pourrait arriver, si la vile populace de Clermont se +soulevait en leur faveur... Mais quel rapport ceci a-t-il avec le +meurtre de tes frères?</p> + +<p>--Tu m'as dit que ce Ronan le Vagre était guéri de ses blessures?</p> + +<p>--Oui.</p> + +<p>--C'est un homme résolu?</p> + +<p>--Un démon... Le diable prend souvent la figure de ce Vagre, m'a dit mon +patron.</p> + +<p>--Crois-tu que si l'on disait à ce démon, après qu'il aura été condamné +à un supplice terrible: «Tu auras ta grâce, à la condition d'aller tuer +ensuite quelqu'un... et le meurtre accompli, vingt sous d'or de +profit...» il refuserait cette offre? Dis, quel Vagre la refuserait?...</p> + +<p>--Chram, cet endiablé Ronan et sa bande ont tué neuf de mes plus +vaillants leudes; ils ont pillé, incendié la villa de l'évêque, et il +faut que je la reconstruise à mes frais, selon que l'a dit l'Éternel de +sa propre bouche... Or, aussi vrai que le grand Saint-Martin est au +paradis, ce Vagre n'échappera pas au supplice dû à ses crimes!...</p> + +<p>--Qui te dit le contraire?</p> + +<p>--Tu parles de lui faire grâce pour...</p> + +<p>--Mais, peu clairvoyant Neroweg, le meurtre accompli, au lieu de compter +au Vagre vingt sous d'or... on lui compte cent coups de barre de fer sur +les membres, après quoi on l'écartelle ou on le coupe en quartiers... +Ah! cela te fait rire...</p> + +<p>--Hi... hi!... oui, cela me rappelle les baudriers et les colliers de +faux or, dont ton aïeul, le grand Clovis, paya un jour ses complices, +hi... hi... lors du meurtre des deux Ragnacaire, hi, hi... Ce Vagre +croira recevoir vingt sous d'or, et il recevra cent coups de barre de +fer... hi! hi!...</p> + +<p>--Les hommes déterminés sont rares; si ce Vagre mène l'affaire à bonne +fin pour sa part, avant huit jours mes quatre frères sont tués... et +leur mort assure la réussite de mes projets... Ton intérêt comme le mien +est de nous servir de ce Vagre...</p> + +<p>--Mais l'évêque, qui exprès vient ici pour jouir du supplice de ce +bandit; l'évêque, qui ne sait pas nos projets, ne consentira pas à +accorder la grâce de ce Ronan.</p> + +<p>--Cautin se consolera de la fuite du Vagre en voyant rôtir l'évêchesse, +et supplicier l'ermite laboureur, qu'il exècre non moins que le Vagre...</p> + +<p>--Et si le Vagre promet de tuer et qu'il ne tue pas?</p> + +<p>--Et les vingt sous d'or qu'il croira recevoir après le meurtre?...</p> + +<p>--C'est juste... mais sa fuite, comment la favoriser?</p> + +<p>--Tu peux assembler ton mâhl dans deux heures?</p> + +<p>--Oui.</p> + +<p>--Le jugement et la condamnation aujourd'hui, le supplice demain... +d'ici à demain il nous reste la nuit... Pendant le sommeil de l'évêque +tu feras sortir le Vagre de l'ergastule; on le conduira près de +Spatachair, mon favori... le reste me regarde... et demain nous dirons à +l'évêque: Le Vagre s'est enfui...</p> + +<p>--Hi... hi!...</p> + +<p>--De quoi ris-tu?</p> + +<p>--Ce Vagre, qui croira recevoir vingt sous d'or, et il recevra... hi! +hi!... cent coups de barre de fer sur les membres, après quoi il sera +écartelé... hi! hi! hi!...</p> + +<p>--Tu le vois, comte, ta vengeance n'y perdra rien, et nos projets seront +assurés; car si je ne trouvais pas au plus tôt un quatrième homme +déterminé comme ce Vagre, il me resterait toujours un frère, et un +frère, aussi bien que quatre, peut prétendre au royaume de mon père... +Réponds, sommes-nous d'accord pour la fuite du Vagre?</p> + +<p>--Oui, oui... et puis cette idée des cent coups de barre de fer... hi! +hi! hi!...</p> + +<p>--Ainsi ton mâhl sera dans deux heures assemblé?</p> + +<p>--Dans deux heures il le sera.</p> + +<p>--Adieu, Neroweg, comte de la ville de Clermont... mais au revoir, duc +de Touraine ou d'Anjou et l'un des plus riches, des plus puissants parmi +les seigneurs franks, fait tel par l'amitié de Chram, roi de toute la +Gaule!...</p> + +<hr class="short"> + +<p>Le soleil baisse, la nuit s'approche: un homme à barbe et à cheveux +gris, âgé de cinquante-huit à soixante ans, mais aussi alerte et +vigoureux que dans la maturité de l'âge, portant la saie gauloise, un +bissac sur ses épaules, bonnet de fourrure et chaussures poudreuses, +vient de la forêt; il s'avance sur la route qui conduit au burg du comte +Neroweg. Cet homme à barbe grise semble être un de ces bateleurs qui, +dans les villes et les villages, montrent des animaux. Sur son dos, il a +une cage où est enfermé un singe, et, au moyen d'une longue et forte +chaîne de fer, il conduit un ours de belle taille, qui paraît d'ailleurs +un paisible compagnon de route; il suit son maître aussi docilement +qu'un chien. Le bateleur s'arrête un instant au sommet de ce chemin +montueux, d'où l'on découvre la plaine et la colline où est bâti le +burg; à ce moment, deux esclaves à tête rasée, courbés sous le poids +d'un lourd fardeau, suspendu à une rame de bateau, dont chaque extrémité +repose sur l'une de leurs épaules, s'avancent par un sentier, qui, à +quelques pas de là, coupe et rejoint la route suivie par le bateleur; il +hâte alors le pas afin de rejoindre les esclaves; mais ceux-ci, peu +rassurés sans doute à la vue de l'ours qui suit son maître, s'arrêtent +court.</p> + +<p>--Mes amis, n'ayez pas peur, mon ours n'est point méchant; il est fort +apprivoisé.</p> + +<p>L'appelant alors tout en raccourcissant sa chaîne:</p> + +<p>--Viens ici près de moi, Mont-Dore!</p> + +<p>À cet ordre, l'ours répondit en s'approchant et s'asseyant modestement +sur son train de derrière; puis il leva d'un air soumis la tête vers son +maître, qui, debout devant lui, le cachait à demi aux esclaves... +Ceux-ci, rassurés, reprirent leur marche et firent quelques pas au +devant du bateleur, demeurant cependant, par prudence, à une certaine +distance de lui et de son ours.</p> + +<p>--Mes amis, quelle est cette grande demeure que l'on voit là-bas, +enceinte d'un fossé?</p> + +<p>--C'est le burg du comte Neroweg, notre maître.</p> + +<p>--Est-il au burg, aujourd'hui?</p> + +<p>--Il y est en grande et royale compagnie.</p> + +<p>--En royale compagnie?</p> + +<p>--Chram, le fils du roi des Franks, y est arrivé ce matin avec sa +truste; nous venons de l'étang pêcher cette charge de poissons pour le +souper de ce soir.</p> + +<p>--Aussi vrai que j'ai la barbe grise, voilà une bonne aubaine pour un +pauvre homme comme moi... je pourrai divertir ces nobles seigneurs en +leur montrant mon ours et mon singe... Croyez-vous, mes enfants, qu'on +me laissera entrer au burg?</p> + +<p>--Oh! nous ne savons... aucun étranger ne passe ordinairement le fossé +du burg sans l'ordre du seigneur comte; il est très-défiant, et le pont +gardé durant le jour est retiré chaque soir.</p> + +<p>--Cependant, cet hiver, il est aussi venu un montreur de bêtes, et le +seigneur comte s'est amusé à les voir.</p> + +<p>--Alors, il ne refusera pas ce soir d'offrir un pareil divertissement à +son royal hôte...</p> + +<p>--Il se peut... En ce cas l'amusement de ce soir aidera ces seigneurs à +attendre l'amusement de demain.</p> + +<p>--Lequel?</p> + +<p>--Le supplice des quatre condamnés d'aujourd'hui: Ronan le Vagre, +l'ermite laboureur, moine renégat en Vagrerie; une petite esclave, leur +complice, et l'évêchesse, une damnée sorcière, autrefois la femme de +notre bienheureux évêque Cautin.</p> + +<p>--Ah! l'on a pris des Vagres par ici, mes amis?... Et ils ont été +condamnés aujourd'hui?</p> + +<p>--Le mâhl s'est assemblé tantôt, le fils du roi et notre saint évêque y +assistaient... Ronan le Vagre et l'ermite ont été d'abord mis à la +torture...</p> + +<p>--Ils refusaient donc d'avouer qu'ils avaient couru la Vagrerie?</p> + +<p>--Non... Ronan le maudit s'en vantait, au contraire.</p> + +<p>--Alors, pourquoi la torture?</p> + +<p>--C'est ce que disait le fils du roi; il ne voulait pas la torture pour +Ronan le Vagre; il s'y opposait de toutes ses forces.</p> + +<p>--Mais notre saint évêque a prétendu qu'une vérité arrachée par la +torture était plus certaine, puisque c'était comme le jugement de +Dieu... Alors personne n'a osé aller contre la volonté du saint homme.</p> + +<p>--Aussi l'on a plongé, par son ordre, les pieds du Vagre et de l'ermite +dans l'huile bouillante... et ils ont avoué une seconde fois.</p> + +<p>--Puis on a été obligé de les porter dans l'ergastule, car ils ne +pouvaient plus marcher.</p> + +<p>--Et demain on les transportera sur le lieu du supplice, qui sera, +dit-on, terrible!... mais jamais assez terrible pour expier les crimes +de Ronan le Vagre...</p> + +<p>--Qu'a-t-il donc fait, mes amis?</p> + +<p>--N'a-t-il pas, le sacrilége! à la tête de sa bande, incendié, pillé la +villa épiscopale de notre bienheureux évêque Cautin...</p> + +<p>--Comment, mes amis, Ronan le Vagre... cet impie aurait osé commettre un +pareil crime? Et les femmes, est-ce qu'on les a aussi mises à la +torture?</p> + +<p>--La petite esclave Vagredine est encore quasi mourante d'une blessure +qu'elle s'est faite en voulant se tuer, lorsqu'elle a vu les Vagres +exterminés.</p> + +<p>--Quant à l'évêchesse, on allait commencer sa torture, lorsque notre +saint évêque a dit: «Il faut se donner garde d'affaiblir la sorcière, +peut-être elle ne résisterait pas à la douleur, et il vaut mieux qu'elle +reste en pleine santé, afin qu'elle ne perde rien des tourments de +demain.»</p> + +<p>--Votre évêque est très-judicieux, mes amis... et où ces scélérats +attendent-ils la mort?</p> + +<p>--Dans le souterrain du burg.</p> + +<p>--Toute fuite leur est, j'espère, impossible, à ces damnés?</p> + +<p>--D'abord Ronan le Vagre et l'ermite laboureur seraient libres, qu'ils +ne pourraient faire un pas à cause des suites de leur torture.</p> + +<p>--J'oubliais cela, mes amis.</p> + +<p>--Et puis, l'ergastule est construit en briques et en ciment romain +aussi dur que roche; cette cave est fermée par une grille de fer à +barreaux gros comme le bras, et toujours gardée par une troupe d'hommes +armés.</p> + +<p>--Grâce à Dieu, il n'est pas possible, mes amis, que ces maudits +échappent à leur supplice... Je vois que vous n'êtes pas de ces mauvais +esclaves, assez nombreux, dit-on, qui prennent parti pour les Vagres.</p> + +<p>--Les Vagres sont des démons, nous voudrions les voir torturer jusqu'au +dernier; ce sont les ennemis des évêques, nos bons pères, et des Franks, +nos seigneurs.</p> + +<p>--Votre maître est donc humain pour vous?</p> + +<p>--Il est d'autant meilleur maître, nous a dit son clerc, qu'il nous fait +plus souffrir, puisque la souffrance ici-bas nous assure le paradis...</p> + +<p>--Vous ne pouvez, mes enfants, manquer de faire ainsi votre salut... +J'espère que tous vos compagnons du burg sont, comme vous, résignés à +leur sort?</p> + +<p>--Il est des impies partout... Plusieurs d'entre nous iraient, s'ils +pouvaient, courir la Vagrerie; ils ne respectent pas nos saints évêques, +haïssent nos seigneurs les Franks, et se révoltent d'être en esclavage; +mais nous les dénonçons au clerc de notre comte, et quand nous pouvons, +nous les faisons cruellement châtier, en attendant pour eux l'enfer +éternel!...</p> + +<p>--Vous êtes, je le vois, des compagnons vraiment chrétiens, et ces +mauvais esclaves-là ne sont pas, je l'espère, en grand nombre parmi +vous, au burg?</p> + +<p>--Oh! non... ils sont quinze ou vingt peut-être, sur cent que nous +sommes pour le service de la maison; car le comte, notre seigneur, a +plus de quatre mille colons et esclaves laboureurs sur ses domaines.</p> + +<p>--Allons, mes enfants, il me semble que cela me porterait bonheur, à +moi, pauvre homme, de passer quelques heures dans une maison ainsi +peuplée d'esclaves selon Dieu... Et puisque vous me précédez au burg, +annoncez ma venue au majordome du comte... Si ce noble seigneur veut se +divertir de mon ours, il fera donner des ordres pour que je puisse +pénétrer dans l'enceinte.</p> + +<p>--Nous allons annoncer ta venue, bateleur... le majordome décidera...</p> + +<p>Et les esclaves qui, ruisselants de sueur, avaient un instant déposé +leur filet de pêche, rempli de gros poissons d'étang que l'on voyait +frétiller encore à travers les mailles, reprirent leur pesant fardeau et +se dirigèrent vers le burg. Lorsqu'ils eurent disparu, l'ours se dressa +sur ses pattes de derrière, jeta sa tête à ses pieds, et s'écria:</p> + +<p>--Sang et massacre! ils brûleront demain ma belle évêchesse!... Et +Ronan! notre brave Ronan! supplicié aussi!... Souffrirons-nous cela, +vieux Karadeuk?</p> + +<p>--Je vengerai mes fils... ou je mourrai près d'eux!... Ô Loysik! ô +Ronan! torturés... torturés!... et demain, la mort!...</p> + +<p>--Aussi vrai que le souvenir de l'évêchesse me brûle le coeur! la +torture d'aujourd'hui, le supplice de demain, l'arrivée de ce Chram avec +ses gens de guerre!... tout cela bouleverse nos projets... Au lieu +d'être conduits et jugés à Clermont dans quelques jours, Ronan et +l'évêchesse seront mis à mort demain matin dans ce burg... au lieu +d'être ingambes et guéris de leurs blessures, Ronan et son frère sont +impotents; les leudes de Chram, réunis à ceux du comte et à ses gens de +pied, forment une garnison de plus de trois cents hommes de guerre, ils +occupent ce burg... et pour enlever Ronan et Loysik, incapables de +marcher, la petite esclave, quasi mourante, et ma belle évêchesse, +combien sommes-nous? toi et moi... Tiens, vieux Karadeuk, si je sais +comment nous sortirons de ce guêpier, je veux devenir véritablement +ours, et non plus ours des kalendes de janvier<a href="#Y3"><sup class="sml">Y</sup></a>, ainsi que je le suis +à cette heure... Ah! celui-là qui m'eût dit, lorsque déguisé, comme tant +d'autres, en bestial, je fêtais les saturnales de la nuit de janvier... +celui-là qui m'eût dit: Mon joyeux garçon, tu fêteras les kalendes +d'hiver en plein été, j'aurais répondu: Va, bonhomme, ce jour-là il fera +chaud... et j'aurais dit vrai... car je serais plus au frais dans un +four brûlant que sous cette peau!... La rage et la chaleur me mettent en +eau... Tu restes muet, mon vieux Vagre... à quoi penses-tu?</p> + +<p>--À mes fils... Que faire... que faire?...</p> + +<p>--Meilleur je suis pour l'action que pour le conseil, en ce moment +surtout, car la fureur me rend fou! Pauvre et vaillante femme! demain, +brûlée!... Ah! pourquoi faut-il que j'aie été séparé d'elle dans les +gorges d'Allange durant ce combat, engagé par nos archers du haut des +chênes, contre les gens du comte... Pauvre... pauvre femme! je l'ai crue +morte ou prisonnière... Notre déroute était complète, impossible à moi +de m'assurer du sort de ma maîtresse, trop heureux de pouvoir, avec +quelques-uns des nôtres, échappés au massacre, m'enfoncer au plus +profond de la forêt, nous donnant rendez-vous dans les rochers du pic du +<i>Mont-Dore</i>, un de nos anciens repaires... Enfin, nous nous sommes, au +bout de quelques jours, retrouvés là une douzaine de notre bande, et +bientôt nous t'avons vu arriver aussi, en compagnie de deux esclaves +fuyards; toi, mon vieux Vagre, perdu pour nous depuis plus de trois +ans... Alors, tu nous a renseignés sur le sort de tes fils, de la petite +esclave et de l'évêchesse... C'est étrange, ce que je ressens pour cette +vaillante femme! son souvenir ne me quitte pas... mon coeur se brise de +chagrin en la sachant aux mains du comte et de l'évêque; il n'est pas en +Vagrerie de Vagre plus Vagre que moi pour la vie d'aventure, et pourtant +je ne sais quel hasard nous jetterait, l'évêchesse et moi, dans un coin +de terre ignoré, que là, je vivrais, je crois, près d'elle, dix ans, +vingt ans, cent ans!... Tu me prends pour un fou, vieux Karadeuk? ou +mieux, pour un oison, car je deviens pleurard, et je m'hébête!... Au +diable le chagrin! il faut agir!...</p> + +<p>--Oh! mes fils! mes fils!...</p> + +<p>--S'il ne fallait pour les sauver, eux et l'évêchesse, que donner ma +peau... pas celle-ci, la vraie, je la donnerais, foi de Vagre! car, tu +le sais, lorsque tu nous as conté ton projet, et que le personnage de +l'ours a été proposé à un garçon de bon vouloir, je me suis offert, vous +disant qu'autrefois, à Beziers, j'étais d'autant plus forcené pour les +déguisements des kalendes, que les prêtres les défendaient<a href="#Z3"><sup class="sml">Z</sup></a>, et que +dans ces saturnales je figurais surtout l'ours à s'y méprendre; je fus +tout d'une voix acclamé ours en Vagrerie, et... mais tu trouves +peut-être que je parle beaucoup?... Que veux-tu? cela m'étourdit... car +lorsque je reste muet et songeur... mon coeur se navre, et je deviens +stupide!...</p> + +<p>--Loysik! Ronan! suppliciés demain... non, non... ciel et terre! non!...</p> + +<p>--Quoi qu'il faille faire pour sauver tes fils, la petite Odille et +l'évêchesse, je te suivrai jusqu'au bout. Donc, lorsqu'il fut convenu +que tu serais le bateleur et moi l'ours, il fallut trouver un ours de +belle taille, assez obligeant pour me prêter sa tête, son justaucorps et +ses chausses. J'ai emporté ma hache, mon couteau, et j'ai gravi les +cimes du Mont-Dore... À bon veneur, bonne chance; presque aussitôt je +rencontre un compère de ma taille; me prenant sûrement pour un ami, il +accourt à moi les bras ouverts... et la gueule aussi. Craignant de gâter +son bel habit à coups de hache, je lui plante mon couteau sous +l'aisselle, au bon endroit que savait trouver le roi Clotaire lorsqu'il +tuait ses petits-neveux... Après quoi, j'ai soigneusement déshabillé mon +obligeant ami; son justaucorps et ses chausses semblaient, foi de Vagre, +taillés pour moi; je vous ai rejoints dans notre repaire, et nous voici +redescendus dans le plat pays, déterminés à tout pour sauver tes deux +fils, la petite esclave et mon évêchesse... Résumons-nous donc, car le +calme me revient... Que faire? Nous avions songé à nous introduire dans +la ville de Clermont pendant la nuit qui devait précéder le jour du +supplice, presque certains de soulever une partie des esclaves et du +peuple ami des Vagres... À ce projet, il faut renoncer, ainsi qu'à +l'idée de nous embusquer sur la route pour attaquer l'escorte qui aurait +conduit les prisonniers à Clermont... C'était pour tâcher de nous +renseigner sur le moment de leur départ et sur leur route, que nous +devions tenter de nous introduire dans le burg, toi et moi, sous notre +déguisement, tandis que dix de nos compagnons nous attendraient cachés à +la lisière de la forêt; ils y sont, prêts à se rendre avec nous à +Clermont ou sur la route, ou même à s'approcher cette nuit des fossés +du burg, si nous donnons à ces bons Vagres le signal convenu... Ce qui +s'est passé aujourd'hui, le supplice de demain, le grand nombre d'hommes +de guerre rassemblés au burg ruinent tous nos projets... que faire?... +Voici longtemps que tu réfléchis, mon vieux Vagre... as-tu décidé +quelque chose?</p> + +<p>--Oui, viens...</p> + +<p>--Au burg? mais il fait jour encore...</p> + +<p>--La nuit sera noire avant notre arrivée.</p> + +<p>--Quel est ton projet?</p> + +<p>--Je te le dirai en route; le temps presse; viens, viens...</p> + +<p>--Marchons... Ah! j'oubliais... et la casaque?</p> + +<p>--Quelle casaque?</p> + +<p>--Celle que par semblant de bouffonnerie je dois endosser... La mesure +est prudente; le capuchon rabattu dissimulera ce qu'il y a de défectueux +dans la jointure de la fourrure de mon cou à celle de ma tête; ce +capuchon cachera aussi à demi ma figure d'ours, car ces Franks seront +peut-être plus clairvoyants que ces deux esclaves hébêtés...</p> + +<p>Pendant que l'amant de l'évêchesse parlait ainsi, Karadeuk avait tiré de +son bissac une casaque roulée: le faux ours l'endossa; elle traînait +jusqu'aux pattes de derrière, et le capuchon, à demi rabattu sur les +yeux, ne laissait voir que le museau; les larges manches tombaient +presque jusqu'au bout des pattes griffues; la noire fourrure du corps et +des cuisses, découverte par l'écartement des deux pans du vêtement, +paraissait tout entière. Rien de plus grotesque que cet ours ainsi +costumé; il devait, foi de Vagre, donner fort à rire, après boire, aux +hôtes du comte Neroweg.</p> + +<p>--Laisse-moi maintenant, Karadeuk, cacher mon poignard dans un des plis +de la casaque... et tiens, c'est justement ce couteau saxon qu'en fuyant +des gorges d'Allange j'ai ramassé sur le champ de bataille... Vois, sur +la garde de cette arme, ces deux mots gaulois gravés sur le fer: +<i>Amitié</i>, <i>communauté</i>... <i>Amitié</i>, c'est un bon présage... L'amitié, +comme l'amour, me conduit au burg... Sang et massacre! délivrer du même +coup son ami, sa maîtresse!...</p> + +<p>--Viens, viens... Ô Ronan! Loysik! je vous sauverai tous deux... ou nous +mourrons tous trois!...</p> + +<hr class="short"> + +<p>Lorsqu'il y a cinq siècles et plus, les Romains possédaient la Gaule +conquise, mais non soumise, ils construisaient solidement les +ergastules, où la nuit ils renfermaient les esclaves gaulois enchaînés; +voyez plutôt ce souterrain, antique dépendance du camp romain; la brique +et le ciment sont encore tellement liés entre eux, qu'ils forment un +seul corps plus dur que le marbre: des hommes munis de leviers, de +masses, de ciseaux de fer, et travaillant de l'aube au soir, +parviendraient à peine à pratiquer une ouverture dans les parois de +cette prison; la voûte, basse et cintrée, est fermée par d'énormes +barreaux de fer... Au dehors veillent un assez grand nombre de Franks +armés de haches: les uns debout, les autres assis ou couchés sur la +terre; de temps à autre ils jettent un regard d'envie du côté du burg, +situé à cinq cents pas de là; mais le bâtiment principal est caché à la +vue des Franks par la saillie des granges et des écuries, bâties en +retour du logis seigneurial, où ces constructions s'appuient.</p> + +<p>Pourquoi ces gardiens des prisonniers jettent-ils, du côté du burg, des +regards d'envie? parce que arrivent jusqu'à eux, à travers les fenêtres +ouvertes, les cris des buveurs avinés, et, par intervalle, le bruit des +tambours et des cornets de chasse; car l'on festoie chez le comte +Neroweg, qui ce soir-là, de son mieux, fête Chram, son royal hôte.</p> + +<p>Une lampe de fer, abritée par la saillie du cintre de l'antique +ergastule, éclaire les abords du souterrain et en dedans son entrée.</p> + +<p>Des pas se font entendre... un leude paraît suivi de plusieurs esclaves, +portant des paniers et des craches.</p> + +<p>--Enfants! voilà de la cervoise, du vin, de la venaison, du pain de pur +froment. Mangez, buvez, tous doivent être ici, aujourd'hui, en liesse... +le fils du roi visite notre burg!</p> + +<p>--Vive Sigefrid! vive le vin, la cervoise et la venaison qu'il +apporte!...</p> + +<p>--Mais veillez sur les prisonniers... que pas un de vous ne bouge +d'ici!...</p> + +<p>--Oh! ces chiens ne remuent pas plus là dedans que s'ils étaient +endormis pour jamais sous la terre froide, où ils seront demain... Ne +crains donc rien, Sigefrid.</p> + +<p>--Hormis le seigneur roi, le seigneur évêque ou Neroweg, quiconque +approcherait de cette grille pour parler aux condamnés...</p> + +<p>--Tomberait sous nos haches, Sigefrid; elles sont pesantes et +tranchantes...</p> + +<p>--Au moindre événement, qu'un son de trompe donne l'alarme au burg... et +en un instant nous sommes ici.</p> + +<p>--Bonnes précautions, Sigefrid, mais inutiles. Le pont est retiré, de +plus, la bourbe des fossés est si profonde, qu'un homme qui tenterait le +passage disparaîtrait dans la vase... Enfin, il n'y a pas d'étrangers +dans le burg; nous sommes ici, en comptant la truste du roi, plus de +trois cents hommes armés... qui donc tenterait de délivrer ces chiens de +prisonniers? ne sont-ils pas, d'ailleurs, aussi incapables de marcher +qu'un lièvre à qui on a cassé les quatre pattes?... Encore une fois, +Sigefrid, les précautions sont bonnes à prendre, nous les prendrons, +mais elles seront vaines...</p> + +<p>--Veillez toujours soigneusement jusqu'à demain, jour du supplice de ces +maudits; ce n'est pour vous qu'une nuit à passer.</p> + +<p>--Et nous la passerons joyeusement à boire et à chanter!</p> + +<p>--Ainsi, l'on est gai dans la salle du festin, Sigefrid?</p> + +<p>--Le soleil de mai pompe moins avidement la rosée que nos buveurs les +tonneaux pleins; des montagnes de victuailles disparaissent dans les +abîmes des ventres... déjà l'on ne parle plus, l'on crie; tout à +l'heure on ne criera plus, on hurlera! Les leudes de Chram faisaient +d'abord la petite bouche, mais à cette heure ils l'ouvrent jusqu'aux +oreilles pour rire, boire et manger... Ce sont, après tout, de bons et +gais compagnons; un peu de jalousie de notre part nous avait irrités +contre eux; cette rivalité s'est noyée dans le vin, et tout à l'heure, +dans son ivresse, le vieux Bertefred, poussant de monstrueux hoquets, +embrassait, en pleurant comme un veau, un des brillants et jeunes +guerriers de la suite royale, et l'appelait son fils mignon.</p> + +<p>--Ah! ah! ah!... la bonne scène...</p> + +<p>--Enfin, pour compléter la fête, on dit qu'on vient d'introduire dans le +burg un bateleur qui montre un ours et un singe. Neroweg a proposé ce +divertissement au roi Chram, et le majordome vient de donner l'ordre de +faire entrer l'homme et les bêtes dans la salle du festin; on est allé +les quérir, aux trépignements de joie des convives. Je me hâte de +retourner à la maison pour avoir ma part de l'amusement...</p> + +<p>--Heureux Sigefrid! il va voir l'ours et le singe!</p> + +<p>--Enfants, je vous le promets, lorsque le roi se sera diverti de ce +bateleur, je demanderai au comte qu'on vous envoie de ce côté l'homme et +ses bêtes...</p> + +<p>--Sigefrid, tu es un bon compagnon!</p> + +<p>--Et surtout... veillez bien sur les prisonniers!...</p> + +<p>--Sois tranquille, et bois tranquille... Maintenant, à nous le vin, la +cervoise, la venaison! En attendant l'homme, l'ours et le singe, vidons +les pots à la santé du bon roi Chram et de Neroweg!</p> + +<hr class="short"> + +<p>La lampe de fer, accrochée sous la saillie du cintre de l'antique +ergastule, éclairait ses abords et les groupes de Franks, qui +mangeaient, riaient, buvaient au dehors; cette lampe éclairant aussi +l'entrée du souterrain, fermé par des barreaux de fer, jetait sa +rougeâtre et vacillante lumière sur les prisonniers gaulois, réunis non +loin de l'ouverture de cette prison, dont la profondeur restait pleine +de ténèbres.</p> + +<p>Près de la grille de l'ergastule, la petite Odille, couchée sur la +terre, les mains croisées sur son sein de quinze ans, comme une morte +que l'on va ensevelir, avait aussi la pâleur d'une morte; assise près +d'elle, l'évêchesse, toujours belle, quoique pâlie et amaigrie, +soutenait, sur ses genoux, la tête de l'enfant, et la contemplait avec +des yeux de mère... Ronan, les jambes enveloppées de chiffons, les mains +chargées de menottes de fer, incapable de se tenir debout ou agenouillé, +est assis non loin des deux femmes, le dos appuyé aux parois du +souterrain; il jette sur Odille un regard non moins appitoyé que celui +de l'évêchesse; l'ermite laboureur, garrotté comme son frère, dont il a +partagé la torture, se tient assis près de lui, et semble ému des soins +que prodigue l'évêchesse à la petite esclave, qui semble expirante.</p> + +<p>--Meurs, petite Odille!--disait Ronan,--meurs, mon enfant... tu serais +brûlée vive, mieux vaut mourir de la blessure que tu t'es faite d'une +vaillante mais trop faible main, lorsqu'il y a un mois tu m'as cru tué!</p> + +<p>--Pauvre petite! l'émotion de cette journée a épuisé ses forces... +Voyez, Loysik, voyez, Ronan, son visage devient, hélas! de plus en plus +livide!</p> + +<p>--Bénissons cette pâleur livide, belle évêchesse; elle annonce une mort +prochaine... cette mort sauvera la pauvre enfant des douleurs du +supplice; sa blessure ne l'a-t-elle pas déjà sauvée des nouvelles +brutalités du comte et de la torture d'aujourd'hui?... Meurs, meurs +donc, petite Odille, nous revivrons ailleurs! Libre, j'aurais fait de +toi, pour toujours, ma femme en Vagrerie, si tu l'avais voulu; car déjà +je t'aimais tendrement pour ta douceur, pour ta beauté, pour le malheur +et la honte qui t'avaient frappée si jeune, enfant innocente encore +après ton déshonneur!... Meurs donc, petite Odille... Aussi vrai que moi +et mon frère Loysik nous serons suppliciés demain, je redoute moins ce +supplice que de te voir brûlée vive, puisque je serai mis à mort le +dernier!... Oh! si je n'avais les jambes en lambeaux, je me traînerais +jusqu'à toi; oh! si je n'avais les mains enchaînées, je t'étoufferais +d'une main prévoyante, de même que nos mères, les viriles Gauloises +d'autrefois, tuaient leurs enfants pour les soustraire à l'esclavage! +Belle évêchesse! toi dont les bras sont libres, ne pourrais-tu étrangler +doucement cette chère enfant? Le léger souffle de vie qui la soutient à +peine serait si vite éteint!</p> + +<p>--J'y ai déjà songé... Ronan, et je n'ose...</p> + +<p>--Mais si par hasard elle survit, son sort sera le tien... Écoutez bien: +vous serez d'abord mises nues devant cette bande de Franks! et par eux +fouettées de houssines!</p> + +<p>--Tais-toi... Ronan... tais-toi, le rouge me monte au front!... Pour +moi, femme, là est le pire du supplice...</p> + +<p>--Ton mari l'évêque le savait... comme il savait que la torture +d'aujourd'hui te ferait perdre une partie de tes forces nécessaires pour +endurer le supplice de demain; aussi t'a-t-il benoîtement épargnée +tantôt... vous serez ensuite mises chacune sur un pal aigu. C'est encore +ton mari l'évêque qui doit avoir imaginé ceci... lui, qui jadis inventa +d'enfermer un vivant dans un sépulcre avec un mort en putréfaction... +Ah! j'oubliais... avant le supplice du pal, on vous arrachera le bout +des seins avec des tenailles ardentes; ce raffinement sent son roi Chram +d'une lieue. Enfin, vous serez jetées dans le bûcher encore un peu +vivantes... La torture est, tu le vois, finement graduée! et tu ne veux +pas, toi qui le peux, y soustraire cette douce enfant?... Ah! tu te +décides enfin!... tes mains s'approchent du cou de la petite Odille... +Allons, pas de faiblesse! souviens-toi de nos mères... mettant à mort +les enfants qu'elles chérissaient... Mais quoi! tu hésites!... tes mains +retombent!... tu pleures!...</p> + +<p>--Je n'ose pas... je n'ose pas...</p> + +<p>--Lâche coeur!!!</p> + +<p>--Moi! lâche?... non... si elle était ma fille... je la tuerais...</p> + +<p>--C'est juste, Odille est pour toi une étrangère... tu ne peux l'aimer +assez pour te résoudre à la tuer; il faut, n'est-ce pas, Loysik, +pardonner à l'évêchesse ce manque de tendresse?... Après tout, elle +n'est pas la mère de cette enfant!</p> + +<p>À ce moment la petite esclave fait un mouvement, pousse un léger soupir, +sa tête se soulève à demi, ses yeux s'ouvrent, cherchent tout, d'abord +Ronan... s'arrêtent sur lui, et au bout de quelques instants elle dit +d'une voix faible:</p> + +<p>--Ronan... la nuit est-elle déjà passée, que voici le jour?</p> + +<p>--Ce n'est pas le jour, mon enfant, c'est la clarté de la lampe qui +brûle au dehors; tes forces semblent épuisées? tu t'étais assoupie?</p> + +<p>--Je faisais un rêve doux et triste... ma mère me berçait sur ses genoux +en me chantant le bardit d'Hêna; et puis elle me disait en pleurant: +«Odille, c'est toi, c'est toi que l'on va brûler...» Alors je me suis +éveillée, j'ai cru que c'était déjà le jour... Ah! Ronan! que c'est +long, d'ici à demain! et ce supplice! ce supplice! comme il durera... à +moins que la douleur soit trop forte, alors je mourrai tout de suite...</p> + +<p>--Et tu ne regretteras pas la vie?</p> + +<p>--Ronan, j'ai voulu me tuer quand je vous ai cru mort... vous êtes +condamné comme nous, je n'ai plus ni père ni mère! qui regretterais-je +ici? Puisque l'on va revivre ailleurs auprès de ceux que l'on a aimés, +nous nous retrouverons bientôt tous ensemble, vous et ma famille.</p> + +<p>--Et quelle haine! dis, petite Odille? quelle haine contre ceux qui +t'ont condamnée à mourir ainsi?</p> + +<p>--Oui, Ronan... je les hais parce qu'ils sont injustes et méchants; ils +me font mourir... et je n'ai, moi, jamais fait de mal à personne...</p> + +<p>--Et si cela était en votre pouvoir, mon enfant, leur rendriez-vous le +mal qu'ils vous font?</p> + +<p>--Seulement pour me venger?... si j'étais par hasard délivrée? frère +Loysik?</p> + +<p>--Oui, seulement pour vous venger!</p> + +<p>--Non... je ne me sens pas de méchanceté au coeur...</p> + +<p>--Et si l'on vous disait: la torture et la mort seront subies par eux ou +par vous... choisissez...</p> + +<p>--Que voulez-vous, frère Loysik... ils sont méchants et injustes, je +préférerais ma vie à la leur; mais si l'on me disait: «--Odille, voici +Ronan, voici dame Fulvie... voici frère Loysik, qui n'ont eu pour toi +que de douces paroles, que de tendres soins, il faut que toi ou eux +soient suppliciés, choisis.»--Oh! comme je répondrais vite: +Prenez-moi... prenez-moi, et qu'ils soient sauvés! ils ont été si doux +pour moi! ils sont si bons au pauvre monde!</p> + +<p>--Petite Odille, si l'on te disait: Chéris ces méchantes gens qui vont +te faire mourir... oui, que tes dernières paroles pour eux soient +tendres comme l'adieu que tu aurais fait à ta mère adorée?</p> + +<p>--Vous vous moquez, Ronan! Aimer comme ma mère, ces Franks qui ont fait +tant de mal à moi et aux autres! je ne saurais... je ne pourrais ainsi +aimer injustement...</p> + +<p>--Et si l'on te disait: Chaque torture que tu vas ressentir te sera +payée là-haut en éternelle félicité.</p> + +<p>--Où? là-haut?... Par qui payée, Ronan?</p> + +<p>--Par un Dieu... par un Dieu tout-puissant, qui peut ce qu'il veut... et +qui met la félicité éternelle au prix des souffrances de ses créatures!</p> + +<p>--Si ce Dieu peut ce qu'il veut, Ronan, pourquoi n'empêche-t-il pas mon +supplice puisque je ne l'ai pas mérité? S'il peut ce qu'il veut, +pourquoi met-il au prix de cruelles souffrances cette éternelle félicité +que je ne recherchais pas, ne demandant qu'à vivre dans la paix et +l'innocence?...</p> + +<p>--Oh! naïve et douce enfant! à qui ne saurait mourir, tu +l'apprendrais,--s'écria l'ermite laboureur.--Tu hais justement les +méchants qui te condamnent, tu ne leur accordes pas un pardon inique et +imbécile; mais libre... tu ne leur rendrais pas le mal pour le mal! tu +préférerais ton innocente vie à leur vie souillée de crimes; mais tu +saurais mourir pour ceux qui t'ont aimée!... tu ne vois pas dans la mort +par le supplice je ne sais quel marché avec un Dieu tout-puissant, qui, +pour quelques heures de torture que des barbares t'imposent, te +donnerait une éternité de bonheur! tu prévois la douleur parce que tu +t'attends à souffrir dans ta chair! mais l'approche du supplice ne +t'inspire pas une lâche épouvante! Non, non; dans ta grandeur naïve tu +te résignes doucement, attendant l'heure d'aller revivre auprès de ceux +qui t'aimaient.</p> + +<p>--Cette enfant a plus de raison et plus de courage que moi qui serais sa +mère! Loysik dit vrai, j'apprendrai d'elle à mourir.</p> + +<p>--Foi de Vagre! qu'est-ce que la mort, belle évêchesse? changer de +vêtements et de logis. Le supplice? deux ou trois heures de souffrance, +dont le terme plus ou moins rapproché est du moins certain... Sais-tu, +Loysik, ce qui seulement me chagrine à cette heure? c'est de quitter ce +monde-ci, laissant notre Gaule bien-aimée... à jamais soumise aux Franks +et aux évêques!</p> + +<p>--Notre Gaule bien-aimée, à jamais soumise aux Franks et aux évêques! +non, non, frère... les siècles sont des siècles pour l'homme... ils sont +à peine des heures pour l'humanité dans sa marche éternelle!... Ce monde +où nous vivons nous semble grand... Qu'est-il? roulant confondu parmi +ces milliers de mondes étoiles, qui, à cette heure de la nuit, brillent +à nos yeux dans l'immensité des cieux! mondes mystérieux où nous allons +successivement revivre, âme et corps, jusqu'à l'infini!... Tiens, mon +frère, lors de la conquête de César, nos aïeux esclaves, enchaînés il y +a des siècles dans cet ergastule où nous sommes, ont peut-être aussi dit +comme toi avec désespoir:--«Notre Gaule bien-aimée est à jamais soumise +à la conquête étrangère...» Et pourtant...</p> + +<p>--Et pourtant deux siècles et demi ne s'étaient pas écoulés qu'à force +d'héroïques insurrections contre les Romains, la Gaule avait pas à pas, +au prix du sang de nos pères, reconquis ses droits, ses libertés, son +indépendance! lors de l'ère glorieuse de Victoria la Grande! Tu dis +vrai, Loysik, tu dis vrai.</p> + +<p>--Et la vision prophétique de cette femme auguste? cette vision que nous +a transmise dans ses récits notre aïeul Scanvoch, et que notre père nous +a si souvent racontée? te la rappelles-tu?</p> + +<p>--Oui, dans cette vision, Victoria voyait la Gaule esclave, épuisée, +saignante, à genoux, écrasée de fardeau, se traînant sous le fouet des +rois franks et des évêques!</p> + +<p>--Mais la fin? la fin de cette vision de Victoria la Grande?</p> + +<p>--Oh... splendide! rayonnante! la Gaule libre, fière, glorieuse, foulant +d'un pied superbe son collier d'esclavage, la couronne des rois et celle +des papes de Rome, la Gaule tenait d'une main une gerbe de fruits et de +fleurs, de l'autre un étendard surmonté du coq gaulois!</p> + +<p>--Eh! que crains-tu donc alors? songe au passé! vois-y la Gaule, courbée +d'abord sous la conquête romaine, se relever, par le courage de ses +enfants, libre et redoutable!... Que le passé te donne foi dans +l'avenir!... Cet avenir est lointain peut-être! que nous importe le +temps à nous, qui, en ce moment suprême, n'avons plus à mesurer d'ici à +demain que les dernières heures de notre vie... Oh! mon frère, j'ai une +foi profonde... invincible dans le réveil et l'affranchissement de la +Gaule!... Je te l'ai dit, les siècles sont des siècles pour l'homme; ils +sont à peine des heures, des instants, pour l'humanité dans sa marche +éternelle!</p> + +<p>--Loysik... tu me rassures... tu raffermis ma croyance... oui, je +quitterai ce monde les yeux fixés sur cette vision radieuse de la Gaule +renaissante!... Un dernier chagrin me reste... l'incertitude où nous +sommes du sort de notre père!</p> + +<p>--S'il survit, puisse-t-il ignorer notre fin, Ronan! il nous aimait +tendrement... c'était un grand coeur! En temps de guerre nationale, à +la tête d'une province soulevée en armes, il eût peut-être été un héros +comme le <i>chef des cent vallées</i>, son idole!... À la tête d'une bande de +révoltés... notre père n'a pu être qu'un intrépide chef de Bagaudes ou +de Vagres... Tu sais, mon frère, mon éloignement pour ces terribles +représailles... si légitimes qu'elles soient... elles ne laissent après +elles que ruines et désastres... Mais du moins notre père a toujours +vengé les opprimés... les souffrants, et jamais sa vengeance n'a atteint +que les méchants...</p> + +<p>--Va, Loysik, en ces temps d'épouvantable iniquité la Vagrerie accomplit +une mission divine!... Les puissants du monde écrasent les faibles!... +la Vagrerie frappe les puissants... Qui donc les punirait sans nous, ces +puissants? Leurs remords! ils payent, et le clergé les absout de leurs +crimes! Leurs victimes! elles n'osent dans leur hébêtement catholique se +rebeller contre leurs bourreaux! Non, non, il faut par des exemples +terrifier nos maîtres!... Insensibles à la prière, ils céderont à +l'épouvante! Oh! mes Vagres! mes bons Vagres, où êtes-vous! où +êtes-vous! pour cent Vagres tués... la Vagrerie, je le sais, n'est pas +morte... mais où sont-ils, mes braves compagnons! où sont-ils!</p> + +<p>--S'ils vous savaient ici, Ronan, ils tenteraient tout pour vous +délivrer... ils vous aiment tant...</p> + +<p>--Quelques-uns d'entre eux peut-être, petite Odille, ont survécu au +combat des gorges d'Allange; si, comme on le disait, on nous avait +conduits à Clermont, nous aurions eu, soit en route, soit dans la ville, +quelque chance d'être délivrés par mes compagnons; mais ici dans ce +burg, il ne faut pas rêver délivrance, chère enfant... je dis rêver, car +voici tes paupières qui de nouveau s'appesantissent...</p> + +<p>--C'est vrai, Ronan... est-ce faiblesse... ou sommeil... je ne sais, mes +yeux se ferment malgré moi... Oh! je voudrais dormir jusqu'à demain...</p> + +<p>--Berce-la sur tes genoux, belle évêchesse, berce-la... comme sa mère +la berçait autrefois... et qu'elle s'endorme pour ne plus se +réveiller!...</p> + +<p>--Dors, pauvre petite... dors sur mes genoux... En te voyant souffrir si +douce et si jeune... toi, d'un âge à être ma fille... j'ai compris les +douleurs maternelles... Ah! moi aussi, j'aurais été, si le sort l'avait +voulu, mère vaillante, épouse dévouée...</p> + +<p>Et après un long silence pendant lequel la petite esclave s'endormit +tout à fait, Fulvie ajouta:</p> + +<p>--Et vous ne savez pas, Ronan... si le veneur a été tué?</p> + +<p>--Le dernier moment où je l'ai vu, belle évêchesse, il ajustait du haut +d'un chêne... quelque leude à la portée de sa flèche... Est-il à cette +heure mort ou vivant? je l'ignore...</p> + +<p>--Ah! si j'avais longtemps à vivre, je regretterais toujours que le +combat nous ait empêchés, le veneur et moi, de mourir ensemble, selon +notre promesse échangée durant cette nuit de folle ivresse... Quand je +pense à cette nuit... c'est pour moi comme le souvenir d'un songe à la +fois brûlant et honteux... vous devez me mépriser beaucoup... Loysik! et +je vous l'avoue, si résolue que je sois à la mort... il me sera cruel +d'emporter vos mépris.</p> + +<p>--Fulvie! libre aujourd'hui, retrouvant le veneur libre aussi... et vous +disant: sois ma femme devant Dieu! que répondriez-vous en toute +sincérité?</p> + +<p>--Je répondrais: Je serai épouse dévouée, mère vaillante!... oh! oui... +croyez-moi, Loysik... j'agirais comme je dis... je le sais... je le +sens... Cet homme à qui je me suis donnée dans cette nuit d'incendie et +d'épouvante, après qu'il m'eut arrachée aux flammes, cet homme, je +l'aimais déjà pour sa grâce et sa beauté, ainsi que je l'ai aimé ensuite +pour son courage et son généreux coeur.</p> + +<p>--Je vous crois, Fulvie... Comment alors, en ce moment suprême, +pourrais-je vous mépriser?... ne répareriez-vous pas, si vous le +pouviez, votre égarement d'un jour par toute une vie honnête et +dévouée?</p> + +<p>--Mais, Loysik, cet homme a été mon amant...</p> + +<p>--Si votre mari l'évêque s'était autrefois montré pour vous plein de +tendresse, et plus tard rempli de fraternelle affection, eussiez-vous +cédé à l'entraînement que vous regrettez?</p> + +<p>--Jamais!</p> + +<p>--Et pourtant de cet homme si méchant, si dédaigneux à votre égard, vous +avez eu pitié! oui, lorsqu'il était au pouvoir des Vagres, vous avez été +pour lui compatissante; allez, Fulvie, Jésus de Nazareth, dans sa tendre +et sage miséricorde, a remis leurs péchés à la <i>femme adultère</i> et à +<i>Madeleine</i>, parce qu'elles se repentaient et avaient beaucoup aimé... +Comment, moi, vous mépriserais-je?</p> + +<p>--Merci, Loysik, de me parler ainsi... Maintenant je ne craindrai plus +de rencontrer vos yeux, et si demain mon courage défaille... c'est à +votre regard affectueux et serein que je demanderai force et vaillance!</p> + +<p>--Frère,--dit Ronan,--ils sont bien gais là-bas! dans le burg!... +Entends-tu leurs clameurs lointaines? Ah! par les os de notre aïeul +Sylvest, ils étaient aussi bien gais ces jeunes et brillants seigneurs +romains qui, couronnés de fleurs, riaient, insoucieux et cruels, au +balcon doré du cirque, pendant que leurs esclaves, voués aux bêtes +féroces, attendaient la mort sous les sombres voûtes de l'amphithéâtre, +comme cette nuit nous attendons la mort dans ce souterrain... Oui... ils +étaient aussi fort gais, ces seigneurs romains! mais du fond de leurs +ténèbres les esclaves gaulois, secouant leurs chaînes en cadence, +chantaient ces paroles prophétiques:</p> + +<p>--<i>Coule, coule, sang du captif!</i>--<i>tombe, tombe, rosée +sanglante!</i>--<i>germe, grandis, moisson vengeresse!</i>...--<i>A toi, faucheur, +à toi, la voilà mûre!</i>--<i>aiguise ta faux!</i> <i>aiguise, aiguise ta +faux!</i>...</p> + +<hr class="short"> + +<p>Neroweg fêtait de son mieux Chram, son royal hôte; il avait d'abord +hésité à sortir de ses coffres sa vaisselle d'or et d'argent, fruit de +ses rapines; il craignait d'exciter la convoitise de Chram et de ses +favoris, redoutant quelque vol sournois de la part de ceux-ci, ou de la +part de leur maître, quelque demande cupide; mais cédant à sa vanité de +barbare, le comte ne put résister au désir d'étaler ses richesses aux +yeux de ses hôtes; il exhuma donc de ses coffres ses grandes amphores, +ses vases à boire, ses bassins profonds et ses larges plats, le tout en +or ou en argent massif, et de formes grecque, romaine ou gauloise, +formes variées comme les pilleries dont provenait cette vaisselle. Il y +avait encore des coupes de jaspe, de porphyre et d'onyx, enrichies de +pierreries; des patères, sortes de cuvettes en bois rare, ornées de +cercles d'or, incrustées d'escarboucles. Mais de ces objets précieux les +hôtes du comte ne devaient point se servir; ces trésors, entassés sans +ordre et comme un tas de butin au milieu de la table immense, devaient +seulement réjouir ou faire étinceler d'envie les regards des invités qui +ne pouvaient d'ailleurs, vu la distance où ils se trouvaient de ces +belles choses, rien dérober. Seuls, le roi Chram et l'évêque Cautin, +devant lesquels le comte avait fait étaler en guise de nappe un morceau +d'étoffe pourpre, brochée d'or et d'argent, pareil à celui dont étaient +momentanément recouverts leurs sièges; seuls, le roi Chram et l'évêque +se servaient chacun pour boire d'une grande coupe de jaspe, enrichie de +pierreries, ils mangeaient dans un large plat d'or massif, où on leur +servait les mets; les autres convives avaient devant eux des plats et +des pots à boire, en bois, en étain, en terre ou en cuivre étamé. Le +comte, pour faire par son costume honneur au fils de ce roi qu'il +songeait à trahir, avait endossé par-dessus son buffle gras et ses +chausses crasseuses, une ancienne dalmatique de drap d'argent, brodée +d'abeilles d'or, présent fait à son père par le glorieux roi Clovis. Il +faut le dire, le vif désir de s'approprier cette superbe dalmatique, +tombée lors du partage de la succession paternelle dans le lot d'Ursio, +frère de Neroweg, avait quelque peu poussé le comte à ce fratricide +expié moyennant de riches donations à l'Église et à l'évêque Cautin. +Neroweg portait en outre deux lourds et longs colliers d'or, auxquels +il avait ingénieusement ajusté, de maille en maille, des boucles +d'oreilles de femme, ruisselantes de pierreries; un paon n'eût pas été +plus fier de son plumage que l'était, sous sa dalmatique et ses bijoux +volés, ce seigneur frank, au menton rose, aux longues moustaches rousses +et à la chevelure fauve retroussée et rattachée au sommet de la tête par +un bracelet d'or couvert de rubis (autre invention de parure du seigneur +comte), d'où cette rude et inculte crinière retombait derrière son cou +comme la queue d'un cheval rouge.</p> + +<p>L'aspect de la salle était à l'avenant, mélange de luxe, de barbarie et +de malpropreté sordide; autour de cette table de bois grossier, +seulement recouverte d'un morceau de riche étoffe à la place occupée par +Chram et par l'évêque, et ornée en son milieu d'un monceau de vaisselle +précieuse; autour de cette table, circulaient des esclaves en guenilles, +sous la surveillance du sénéchal, du majordome, du sommelier et autres +principaux serviteurs du comte, vêtus de casaques de peau de bête, en +toute saison, et sales autant que barbus, hérissés et dépenaillés. Le +nombre d'esclaves, portant des flambeaux de cire destinés à éclairer le +festin, avait été doublé, et aussi doublé, triplé, quadruplé, le nombre +des tonneaux dressés dans les encoignures de la salle; à chaque angle, +on voyait trois ou quatre grosses tonnes superposées, l'on eût dit +autant de colonnes trapues; les sommeliers pour mettre en perce le +tonneau le plus élevé, et y remplir les pots à boire se servaient d'une +échelle, mais depuis longtemps les tonnes supérieures étaient vides; le +vieux vin de Clermont, qu'elles avaient contenu, égayait et échauffait +de plus en plus les convives.</p> + +<p>L'évêque Cautin, cédant à son penchant naturel pour la buvaille et la +ripaille, voyant par avance Ronan le Vagre, l'ermite laboureur et la +belle évêchesse suppliciés le lendemain, le bon Cautin ne se sentait +point d'aise, il buvait et rebuvait, chafriolait et discourait, +agressif, moqueur, insolent comme un compère qui, avant le repas du +matin, avait déjà opéré son petit miracle; le saint homme n'osait, +malgré son aversion pour Chram, s'attaquer à lui, moins encore au <i>Lion +de Poitiers</i>; le Gaulois renégat rancuneux en diable à l'endroit du +miracle matinal, avait plus tard dit à l'homme de Dieu, en lui lançant +de véritables regards de lion courroucé: «Tu m'as forcé de descendre de +cheval et de m'agenouiller devant toi, je me vengerai, j'attends mon +heure.» La victime des railleries sardoniques de l'évêque était Neroweg, +assez habituellement stupide et sans réplique.</p> + +<p>--Comte,--lui disait Cautin,--ton hospitalité part du coeur, j'en suis +certain; mais ton repas est exécrable en son abondance... ce ne sont que +viandes et poissons bouillis ou grillés, servis à profusion et sans +recherche... vrai festin de barbare vivant de son troupeau, de sa chasse +et de sa pêche; on ne trouve ici aucun accommodement délicat et +sollicitant la faim; on est repu, voilà tout, c'est pitoyable! j'en +prends à témoin sa gloire le roi Chram.</p> + +<p>--Notre hôte et ami Neroweg fait de son mieux,--dit Chram, qui, pour ses +projets déjà dérangés par la torture de Ronan le Vagre, voulait se +ménager le comte.--Devant la cordiale hospitalité de Neroweg je songe +peu au festin.</p> + +<p>--Moi, j'y songe, glorieux roi, parce que j'ai déjà festiné ici et que +je compte y festiner encore,--reprit l'évêque.--Cent fois je l'ai dit au +comte; il a de détestables cuisiniers... il est avaricieux... et ne sait +point mettre le prix aux choses... Voyons, Neroweg, combien t'a coûté +l'esclave chef de tes cuisiniers?</p> + +<p>--Il ne m'a rien coûté du tout... mes leudes, en revenant de Clermont, +l'ont trouvé sur la route; ils l'ont pris et amené ici garrotté! mais +hier il a eu les pieds brûlés par l'épreuve du jugement de Dieu, et +ensuite la langue coupée pour ses blasphèmes; il a dû s'en ressentir +aujourd'hui et se faire aider par d'autres esclaves moins habiles que +lui pour préparer ce festin.</p> + +<p>--Je comprends, à la rigueur, qu'ayant eu la langue coupée, il n'ait pu +goûter ses sauces, mais ce n'en est pas moins un pitoyable cuisinier... +cela ne m'étonne pas, un cuisinier ramassé par hasard sur le grand +chemin... qu'attendre d'un pareil rebut! quand je pense que le mien, qui +n'est point parfait, m'a coûté cent sous d'or... c'est vraiment une +peste que de mauvais cuisiniers; ils gâtent les meilleures choses... +ainsi par exemple: voici des grues... des grues! gibier succulent, +esculent par excellence lorsqu'il est congrûment accommodé... or, +comment cet âne de cuisinier nous les sert-il, ces grues? bouillies à +l'eau! des grues bouillies à l'eau!</p> + +<p>--Allons, patron, calme-toi, une autre fois on les fera rôtir...</p> + +<p>--Rôtir!... mais malheureux comte, c'est encore plus criminel! des grues +rôties!...</p> + +<p>--Ni bouillies, ni rôties, comment donc faire alors?...</p> + +<p>--Veux-tu le savoir?</p> + +<p>--Oui...</p> + +<p>--Écoutez ici, majordome, et vous donnerez cette recette au cuisinier, +si tant est qu'il soit capable et digne de l'exécuter...</p> + +<p>--Oh! saint évêque! le fouet aidant... il faudra bien que le cuisinier +exécute la recette.</p> + +<p>--Or donc, majordome, cette recette, la voici; je déclare humblement et +véridiquement que je ne suis point l'auteur de cette manière +d'accommoder les grues; je l'ai lue et apprise dans les écrits +d'<i>Apicius</i>, célèbre gourmet romain, mort, hélas! il y a de longues +années, mais son génie vivra tant que vivront les grues!...</p> + +<p>--Voyons, patron... voyons ta recette...</p> + +<p>--Or donc: vous lavez et parez votre grue, et la mettez dans une marmite +de terre avec de l'eau, du sel et de l'<i>anet</i>...</p> + +<p>--Eh bien! c'est ce qu'a fait le cuisinier; il a fait bouillir la grue +avec de l'eau et du sel...</p> + +<p>--Mais laisse-moi donc achever! barbare, et tu verras que cet âne +paresseux s'est arrêté au commencement du chemin, au lieu de le +poursuivre jusqu'au bout... Donc, vous laissez réduire de moitié l'eau +où a commencé de cuire votre grue, puis vous la mettez ensuite (la grue) +dans un chaudron avec de l'huile d'olive, du bouillon, un bouquet +d'<i>origan</i> et de <i>coriandre</i>; quand votre grue sera sur le point d'être +cuite, ajoutez-y du vin, mélangé de miel et de <i>livèche</i>, quelque peu de +<i>cumin</i>, un scrupule de <i>benjoin</i>, un atome de <i>rüe</i> et un peu de +<i>carvi</i> broyé dans le vinaigre; usez ensuite d'amidon pour épaissir +honnêtement votre sauce; elle doit être alors d'un joli brun doré; vous +la versez sur votre grue après avoir gracieusement placé le volatile au +milieu d'un grand plat, le col gentiment arrondi et tenant dans son bec +un bouquet de fenouil vert<a href="#AA3"><sup class="sml">AA</sup></a>. Maintenant je le demande à sa gloire le +roi Chram; je le demande à nos clarissimes convives... y a-t-il le +moindre rapport entre une grue ainsi accommodée et cette chose sans +forme, sans couleur, sans saveur, qui semble noyée dans ce bassin d'eau +grasse?</p> + +<p>--Si Dieu le Père avait besoin d'un cuisinier il te choisirait, sensuel +évêque,--dit le Lion de Poitiers,--tu ne dérogerais pas à cuisiner au +paradis.</p> + +<p>À cette impiété le saint homme fît la grimace, se souvenant sans doute +d'avoir cuisiné, non point en paradis, mais en Vagrerie; il remplit la +coupe et la vida d'un trait, en regardant de travers le favori du roi +Chram.</p> + +<p>--Allons, comte Neroweg,--dit Spatachair,--à tout péché miséricorde, une +autre fois tu nous donneras un festin plus délicat... et ta femme, dont +tu ne seras pas toujours jaloux, et pour cause, présidera le banquet.</p> + +<p>--Et foi de Lion de Poitiers, je ne lui serrerai pas trop fort les +genoux sous la table.</p> + +<p>--Lors de ce festin-là, Neroweg,--ajouta Imnachair, malgré les vains +coups d'oeil de Chram pour mettre un terme à l'insolence de ses +favoris,--lors de ce festin-là tu ne nous feras pas comme aujourd'hui +manger et boire dans le cuivre et dans l'étain, tandis que tu étales à +nos yeux éblouis ta vaisselle d'or et d'argent au milieu de la table... +hors de notre portée... ne dirait-on pas que tu nous prends pour des +larrons?</p> + +<p>--Neroweg offre l'hospitalité comme il lui convient,--reprit d'un air +sourdement courroucé Sigefrid, un des leudes du comte;--ceux qui mangent +la viande et boivent le vin d'ici... sont mal venus à se plaindre des +pots et des plats...</p> + +<p>--Nous reproche-t-on, à nous hommes du roi, ce que nous buvons et +mangeons dans ce burg?</p> + +<p>--Ce serait un audacieux reproche, car j'étais rassasié, moi, avant +d'avoir touché à ces grossières montagnes de victuailles!</p> + +<p>--Et de plus ce serait une insulte,--s'écria un autre des convives.--Or +d'insulte, nous n'en souffrirons pas... nous sommes ce que nous +sommes... nous autres de la truste royale!</p> + +<p>--Vous croyez-vous donc au-dessus de nous, parce que nous sommes leudes +d'un comte? Nous pourrions alors mesurer la distance qui nous sépare... +en mesurant la longueur de nos épées.</p> + +<p>--Ce ne sont pas les épées qu'il faut mesurer... c'est le coeur...</p> + +<p>--Ainsi, nous, <i>fidèles</i> de Neroweg, nous avons le coeur moins grand que +le vôtre... Est-ce un défi?</p> + +<p>--Défi, si vous voulez, épais rustiques...</p> + +<p>--L'épais rustique vaut mieux que le guerrier de cour efféminé! Vous +allez le voir tout à l'heure si vous voulez...</p> + +<p>--Donc, nous verrons cela... Six contre six... ou plus, s'il vous +convient...</p> + +<p>--Cela nous convient!...</p> + +<p>Cette altercation, commencée à l'un des bouts de la table, entre ces +Franks avinés, n'avait pas débuté sur un ton très-élevé; mais elle finit +avec un tel éclat d'emportement, que Chram, l'évêque et le comte +s'empressèrent de s'interposer, afin de ramener la paix entre les +convives; ceux-ci, fort animés par le vin, l'orgueil et l'envie, +s'apaisèrent d'assez mauvaise grâce, en échangeant des coups d'oeil +encore provocants et farouches.</p> + +<p>Karadeuk et son ours, précédés du majordome, se trouvaient au seuil de +la salle du festin lors de cette dispute promptement calmée. Le +majordome, s'étant approché de son maître, lui dit:</p> + +<p>--Seigneur comte?</p> + +<p>--Que veux-tu?</p> + +<p>--Le bateleur, son ours et son singe sont là.</p> + +<p>--Quoi, comte, tu as ici des ours?</p> + +<p>--Chram, c'est un bateleur voyageant avec ses bêtes... J'ai pensé que +peut-être ce divertissement te plairait après le festin, j'ai ordonné +d'amener cet homme.</p> + +<p>--Qu'il vienne, comte, qu'il vienne... Tu nous donnes un régal vraiment +royal!</p> + +<p>La nouvelle de ce divertissement, accueillie avec joie par tous les +Franks, leur fit oublier leur querelle et leurs défis échangés: les uns +se levèrent, d'autres montèrent sur leurs bancs pour voir des premiers +entrer l'homme, l'ours et le singe. Lorsque Karadeuk parut enfin, des +éclats de rire germaniques retentirent d'une force à ébranler la salle, +non que l'aspect du vieux Vagre fût réjouissant; mais rien ne se pouvait +imaginer de plus grotesque que l'amant de l'évêchesse sous la peau de +l'ours; il s'avançait pesamment, vêtu de sa casaque à capuchon rabattu, +et semblait ébloui de la lumière des torches, quoique ces vingt +flambeaux ne jetassent qu'une clarté vacillante et douteuse dans cette +salle immense. Grâce à cette lumière peu éclatante, et à l'ample casaque +dont le Vagre était à demi enveloppé, son apparence <i>ursine</i> était +parfaite. De plus, afin d'éloigner les curieux, Karadeuk, raccourcissant +dès son entrée la chaîne dont il conduisait l'animal, s'écria:</p> + +<p>--Seigneurs, n'approchez pas à la portée de la dent de cet ours, il est +sournois et féroce...</p> + +<p>--Bateleur, veille sur ta bête; si elle avait le malheur de blesser +quelqu'un ici, je la ferais couper en quatre quartiers, et tu recevrais +pour ta part cinquante coups de fouet sur l'échine!</p> + +<p>--Seigneur comte, ayez pitié de moi, pauvre vieux homme, je n'ai que mes +animaux pour gagner ma vie... j'ai supplié vos nobles et nobilissimes +hôtes de ne point trop s'approcher de mon ours...</p> + +<p>--Avance, avance, que je le voie de près, ce plaisant compagnon; il +n'osera point, je suppose, me griffer, moi, le fils du roi Clotaire...</p> + +<p>--Oh! très-glorieux prince!--dit Karadeuk du ton le plus +respectueux,--ces malheureux animaux privés d'intelligence ne peuvent +point distinguer entre les seigneurs du monde et les humbles!</p> + +<p>--Avance, avance, plus près encore...</p> + +<p>--Très-glorieux roi, prenez garde... il y aurait moins de danger à +considérer de près le singe... je peux le tirer de sa cage.</p> + +<p>--Oh! des singes... je suis peu curieux de cette maligne engeance, +puisque j'ai des pages... Ah! ah! ah! le réjouissant compère, avec sa +casaque... vois donc, Imnachair, comme il a l'air pantois et grognon... +il ressemble au Lion de Poitiers en robe du matin, lorsque ce digne ami +a passé une nuit sans s'enivrer ou sans violenter de femme...</p> + +<p>--Que veux-tu, Chram? je regarde comme perdues toutes les nuits que je +n'emploie pas... à ton exemple.</p> + +<p>--Lion, tu es injuste... je suis devenu tempérant et chaste.</p> + +<p>--Par épuisement... ô roi pudique! ô roi sobre!</p> + +<p>--Plains-moi donc alors, au lieu de m'accuser... Ah çà, bateleur, que +fait ton ours? est-il savant?</p> + +<p>--Si vous l'ordonnez, glorieux roi, cet animal va se mettre à cheval sur +mon bâton, et moi le tenant toujours à la chaîne, il fera ainsi, +galopant avec grâce, le tour de la salle.</p> + +<p>--Voyons d'abord ceci...</p> + +<p>--Attention, Mont-Dore!</p> + +<p>--Comment l'appelles-tu?</p> + +<p>--Mont-Dore, glorieux roi... je l'ai ainsi nommé, parce que je l'ai pris +tout jeune sur l'un des pics du Mont-Dore...</p> + +<p>--Je ne m'étonne plus si ton ours est féroce; il est né dans l'un des +plus fameux repaires de ces Vagres maudits! de ces hommes errants, +loups, têtes de loups, qui ne hantent que les rochers, les bois et les +cavernes! Mais, aussi vrai que nous avons fait torturer ce matin un de +ces Vagres, nous les exterminerons tous comme Neroweg a exterminé +l'autre jour cette bande réfugiée dans les gorges d'Allange!</p> + +<p>--Des Vagres, glorieux roi! que le Tout-Puissant nous délivre de ces +maudits! qu'il me fasse la grâce de n'en jamais rencontrer que cloués à +un gibet, comme le seul et le dernier que j'ai vu, je l'espère, car +c'est là une terrible vision!...</p> + +<p>--Et où l'as-tu vu, ce Vagre, au gibet?</p> + +<p>--Vers les frontières du Limousin; on avait écrit sur la potence: +«<i>Celui-ci est</i> <span class="sc">Karadeuk</span> <i>le Vagre</i>... <i>Ainsi seront traités ses +pareils!</i>»</p> + +<p>--Karadeuk! ce vieux bandit... qui, avec sa bande endiablée, a si +longtemps ravagé l'Auvergne et le Limousin!...</p> + +<p>--Pillant les burgs et les maisons épiscopales! massacrant les Franks! +soulevant les esclaves!...</p> + +<p>--Digne exemple, suivi par la bande de Ronan, cet autre chien enragé qui +sera supplicié demain...</p> + +<p>--On serait ainsi enfin délivré de ce Karadeuk; on le croyait courant +ailleurs la Vagrerie; mais on redoutait son retour.</p> + +<p>--O glorieux roi! il ne reviendra pas... à moins que ce scélérat ne +descende de son gibet... et c'est peu probable; car lorsque je l'y ai vu +accroché, son cadavre était à demi déchiqueté par les corbeaux, et il +avait les mains et les pieds coupés...</p> + +<p>--Es-tu certain d'avoir lu le nom de Karadeuk sur la potence?... Ce +serait véritablement une grande délivrance pour le pays...</p> + +<p>--Glorieux roi, ce nom, qui n'est pas un nom de nos contrées, m'a +frappé; voilà pourquoi je l'ai retenu.</p> + +<p>--C'est un nom breton,--dit l'évêque Cautin,--un nom de ce pays +hérétique et damné qui, à cette heure, s'opiniâtre à braver l'autorité, +les ordres de nos conciles. Ah! Chram, les rois franks n'auront-ils donc +jamais le pouvoir ou la volonté de réduire à l'obéissance cette sauvage +Armorique? ce foyer d'idolâtrie druidique, la seule province de la Gaule +qui ait, jusqu'aujourd'hui, pu résister aux armes du pieux roi Clovis, +ton aïeul, et de ses dignes fils et petits fils.</p> + +<p>--Évêque, tu en parles fort à ton aise... Plusieurs fois Clovis et les +rois franks, mes ancêtres, ont envoyé leurs meilleurs guerriers à la +conquête de cette terre maudite, et toujours nos troupes ont été +anéanties au milieu des marais, des rochers et des forêts de +l'Armorique... Non, ce ne sont pas des hommes, ces Bretons +indomptables!... ce sont des démons!... Ah! si toutes les Gaules avaient +été peuplées de cette race infernale, rebelle à l'Église catholique, à +cette heure, la plus grande partie de la Gaule ne serait pas en notre +pouvoir! Mais, qu'as-tu donc, bateleur?</p> + +<p>--Moi, glorieux roi?</p> + +<p>--Une larme a coulé sur ta barbe grise...</p> + +<p>--S'il n'en a coulé qu'une, c'est que les yeux des vieillards sont +avares de larmes...</p> + +<p>--Et pourquoi aurais-tu pleuré davantage?</p> + +<p>--O roi! j'aurais pleuré toutes les larmes de mon corps sur ces Bretons, +Gaulois comme moi, que leur détestable idolâtrie druidique voue aux +flammes éternelles, comme le disait le saint évêque: malheureux +aveugles, qui ferment les yeux à la divine lumière de la foi! malheureux +rebelles, qui osent tourner leurs armes contre nos bons seigneurs et +maîtres, les rois franks, à qui nos bienheureux évêques nous ordonnent +d'obéir au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit... O prince! je vous +le répète, si les yeux d'un vieillard étaient moins avares de larmes, +elles couleraient à flots sur l'égarement de ces malheureux!...</p> + +<p>--Bateleur! tu es un pieux homme,--dit Cautin,--agenouille-toi et baise +ma main...</p> + +<p>--Saint évêque! bénie soit la précieuse faveur que vous m'accordez... +que je la rebaise encore, cette main sacrée.</p> + +<p>--Relève-toi et aie confiance dans le Seigneur et dans la sainte +Trinité; ces damnés Bretons, idolâtres et rebelles, ne sauraient +longtemps échapper aux châtiments célestes et terrestres qui les +attendent.</p> + +<p>--Oh non! et aussi vrai que les ciseaux n'ont jamais touché ma +chevelure, moi, Chram, fils de Clotaire, roi de France... je n'aurai ni +cesse ni trêve tant que ces démons armoricains ne seront pas écrasés +dans leur sang! depuis trop longtemps ils bravent nos armes!...</p> + +<p>--Que le Tout-Puissant entende tes voeux, grand prince! et qu'il +m'accorde, à moi pauvre vieux homme, assez de jours pour assister à la +soumission de cette Bretagne si longtemps indomptée!</p> + +<p>--Et maintenant, bateleur, à ton ours, car nous l'oublions trop, ce +compère, né dans l'un des repaires de ces Vagres maudits!...</p> + +<p>--Quoi d'étonnant? Glorieux roi, ces maudits ne sont-ils pas loups? ours +et loups n'ont-ils pas la même tanière?... Allons, <i>Mont-Dore</i>, debout, +debout, mon garçon, montrez votre savoir-faire au saint évêque, ici +présent, à l'illustre roi Chram, au clarissime comte et à la noble +assistance... Prenez ce bâton... ce sera votre monture, donc à cheval et +galopez autour de cette table de votre meilleure grâce... et de votre +air le moins lourdaud... Allons, Mont-Dore... à cheval... ce coursier-là +ne vous emportera point malgré vous... place... place, s'il vous plaît, +nobles seigneurs!... et surtout ne vous approchez pas trop... allons, +Mont-Dore, au galop, mon hardi cavalier!</p> + +<p>L'amant de la belle évêchesse se mit à califourchon sur le bâton qu'il +prit entre ses pattes de devant, et, toujours conduit à la chaîne par +Karadeuk, il commença de chevaucher avec une grotesque lourdeur autour +de la salle, au milieu des rires bruyants de l'assistance.</p> + +<p>Le vieux Vagre le guidait, se disant:</p> + +<p>--Tout à l'heure j'ai failli me trahir en entendant ce roi frank parler +du courage de notre race bretonne, mon coeur battait d'orgueil à briser +ma poitrine... et puis je pensais à mon bon vieux aïeul Araïm, qui jadis +m'appelait son favori! Je pensais à mon père <i>Jocelyn</i>, à ma mère +<i>Madalèn</i>... morts sans doute au pays que j'ai quitté depuis quarante +ans et plus... et où vivent peut-être encore mon frère <i>Kervan</i> et ma +tant douce soeur <i>Roselyk</i>... Alors, malgré moi les larmes me sont +venues aux yeux... Ô mes fils! ô Ronan! Loysik! me voici près de vous... +Mais comment faire pour vous sauver! Hésus! Hésus! inspire-moi!...</p> + +<p>Le veneur chevauchait toujours à califourchon sur son bâton; encouragé +par le joyeux accueil des Franks; se souvenant de ses succès d'autrefois +lors des nuits des kalendes de janvier, il se livrait à de monstrueuses +gambades qui délectaient ces épais Teutons et portaient leur hilarité +jusqu'à la pamoison; le comte surtout, les deux mains sur son ventre, +riait, riait à faire crever sa belle dalmatique de drap d'argent. +Soudain, sans s'interrompre de rire, il dit à Chram:</p> + +<p>--Roi, veux-tu te divertir davantage encore? Hi... hi...</p> + +<p>--Achève, comte... Te voilà rouge à étouffer... tu souffles comme un +boeuf...</p> + +<p>--C'est que... mon projet... hi... hi...</p> + +<p>--Quel projet?</p> + +<p>--J'ai, pour chasser le loup et le sanglier, des limiers énormes et +très-féroces... Nous allons enchaîner l'ours à l'un des poteaux de cette +salle... hi... hi...</p> + +<p>--Et lancer contre lui quelques-uns de tes chiens?...</p> + +<p>--Oui, Chram... hi... hi...</p> + +<p>--Vive le comte Neroweg! Si je suis fils de roi, il est, lui, le roi des +idées plaisantes... vite, vite, des chiens! plus ils seront mordants et +féroces, plus le divertissement sera complet.</p> + +<p>--Oui, oui,--crièrent les Franks avec des trépignements joyeux,--les +chiens... les chiens...</p> + +<p>--Eh! mon veneur Gondulf! vite, mon veneur Gondulf!...</p> + +<p>--Seigneur comte, me voici...</p> + +<p>--Amène ici <i>Mirff</i> et <i>Morff</i>... s'ils laissent à l'ours un lambeau de +peau et de chair sur les os, je veux, hi... hi... que cette coupe de vin +me serve de poison.</p> + +<p>--Seigneur, je cours au chenil; je reviens à l'instant avec Mirff et +avec Morff.</p> + +<p>En entendant la proposition du comte, universellement reçue avec +acclamations, l'amant de l'évêchesse, qui, fidèle à son rôle, s'en +allait toujours chevauchant sur son bâton autour de la table, avait +soudain interrompu ses gambades, tout prêt à exprimer par des gestes +compromettants son refus de s'offrir aux crocs de Mirff et de Morff; +heureusement Karadeuk, grâce à une légère secousse donnée à la chaîne, +rappela le Vagre à la prudence, et celui-ci continua ses gambades de +l'air le plus indifférent du monde; mais bientôt son conducteur, le +tenant toujours enchaîné, se jeta suppliant aux pieds de Neroweg, lui +disant:</p> + +<p>--Seigneur comte, clarissime seigneur!...</p> + +<p>--Que veux-tu?</p> + +<p>--Mon ours est mon gagne-pain... vous allez le faire étrangler...</p> + +<p>--Et moi, hi... hi... est-ce que je ne m'expose pas à voir... les deux +meilleurs chiens de ma meute déchirés... à coups de griffes... puisque +tu dis ton ours féroce?</p> + +<p>--Seigneur, vos chiens ne vous font pas vivre! et mon ours est mon +gagne-pain...</p> + +<p>--Oserais-tu résister à ma volonté?</p> + +<p>--Ô grand prince!--reprit Karadeuk toujours agenouillé en se tournant +vers Chram,--un pauvre vieillard s'adresse à votre gloire; un mot de +vous à ce clarissime seigneur, qui vous respecte comme fils de son roi, +et il renonce à son projet... Je vous le jure par mon salut! les autres +tours de mon ours vous divertiront cent fois davantage que ce combat +sanglant qui va me priver de mon gagne-pain...</p> + +<p>--Allons, relève-toi... je ne t'empêcherai pas de gagner ton pain...</p> + +<p>--Grâces vous soient rendues, grand roi! mon ours est sauvé.</p> + +<p>Les paroles de Chram soulevèrent de violents murmures parmi les leudes +du comte; non-seulement ils se voyaient privés d'un spectacle +réjouissant pour eux, mais ils se croyaient de nouveau rabaissés dans la +personne de leur patron.</p> + +<p>--Chram n'est pas roi dans ce burg, dis-lui donc cela, Neroweg,--s'écria +Sigefrid, l'un des provocateurs de la dispute à peine étouffée au moment +de l'entrée de Karadeuk et de son ours.--Non, le roi Chram ne peut, par +caprice, nous priver d'un divertissement qu'il te plaît de nous donner, +Neroweg, et dont il nous plaît de jouir.</p> + +<p>--Non, non,--ajoutèrent à haute voix les autres guerriers du +comte,--nous voulons voir étrangler l'ours... Les chiens! les chiens!... +Neroweg seul ordonne ici...</p> + +<p>--Oui, et au diable le roi!--s'écria Sigefrid,--au diable Chram, s'il +s'oppose à nos plaisirs!</p> + +<p>--Il n'y a que des brutes campagnardes qui envoient au diable leur +hôte... lorsqu'il est fils de leur roi,--reprit le Lion de Poitiers d'un +air menaçant.--Sont-ce là les exemples de courtoisie que tu donnes à tes +hommes? Neroweg, je le crois en voyant ton majordome se hâter à cette +heure, à peine le festin terminé, d'emporter ta vaisselle d'or et +d'argent, de peur sans doute que nous la dérobions?</p> + +<p>--Mes fils! mes chers fils en Christ! allez-vous recommencer à +quereller? La paix, mes fils... au nom du ciel paix entre vous!</p> + +<p>--Évêque, tu as raison de prêcher la paix; mais ces braves leudes, qui +me croient opposé à leur divertissement, ne m'ont pas compris; je t'ai +dit, bateleur, que je ne voulais pas te priver de ton gagne-pain.</p> + +<p>--Grâces donc vous soient rendues, roi.</p> + +<p>--Un instant, combien vaut ton ours?</p> + +<p>--Il est pour moi sans prix.</p> + +<p>--Quel que soit son prix, je te le payerai s'il est étranglé.</p> + +<p>Cet accommodement, accueilli par les acclamations des Franks, apaisa la +nouvelle querelle près de s'engager entre eux; mais Karadeuk, toujours à +genoux, s'écria:</p> + +<p>--Grand roi, aucun prix ne remplacerait pour moi mon ours; de grâce +renoncez à votre projet.</p> + +<p>--Les chiens... ah! voici les chiens...</p> + +<p>--De ma vie je n'ai vu pareils molosses!--dit Chram.--Comte, si toute ta +meute est ainsi appareillée, elle peut rivaliser avec la mienne, que je +croyais, foi de roi, sans égale!</p> + +<p>--Quels reins! quelles pattes énormes! Hein, Chram? ah! si tu entendais +leur voix! les beuglements d'un taureau sont comme le chant du rossignol +auprès de leurs aboiements quand ils sont aux trousses d'un loup ou d'un +sanglier!</p> + +<p>--Je gage que l'un d'eux suffit à étrangler l'ours, aussi vrai que je +m'appelle Spatachair.</p> + +<p>--Allons, l'ours à un poteau, bateleur! et commençons... je te l'ai dit, +si ta bête est étranglée, je la paye.</p> + +<p>--Illustre roi, ayez pitié d'un pauvre homme.</p> + +<p>--Assez, assez... enchaînez l'ours au poteau, et finissons...</p> + +<p>--Seigneur évêque, au nom de votre main bénie, que vous m'avez donnée à +baiser, soyez charitable envers ce pauvre animal...</p> + +<p>--Est-il donc un chrétien pour que je lui sois charitable? Ah! bateleur! +bateleur! si tu ne t'étais montré un pieux homme, je prendrais cette +prière pour un outrage...</p> + +<p>Insister plus longtemps, c'était tout perdre. Karadeuk le comprit, et +s'adressant de nouveau à Chram:</p> + +<p>--Glorieux roi, que votre volonté soit faite; permettez-moi seulement un +dernier mot.</p> + +<p>--Hâte-toi...</p> + +<p>--Ce spectacle ne sera qu'une boucherie, mon ours étant enchaîné ne +pourra se défendre.</p> + +<p>--Veux-tu pas, vieil idiot, qu'on le déchaîne pour qu'il nous dévore...</p> + +<p>--Non, roi, mais si vous désirez un divertissement qui dure quelque +temps, du moins égalisez les forces; permettez-moi d'armer mon ours de +ce bâton!</p> + +<p>--N'a-t-il pas ses ongles?</p> + +<p>--Pour plus de prudence, je les lui ai limés... Voyez plutôt comme ils +sont émoussés...</p> + +<p>--Je te crois sur parole... Soit, il aura pour arme un bâton... et tu +crois qu'il saura s'en servir?</p> + +<p>--Hélas! la peur d'être dévoré le forcera bien de se défendre comme il +pourra, et de votre vie vous n'aurez vu pareil spectacle...</p> + +<p>--Et toi, Neroweg?--dit Sigefrid, plus qu'aucun autre leude chatouilleux +sur la dignité du comte,--accordes-tu que l'ours ait un bâton? car +enfin, seul, tu as le droit de dire ici: Je veux.</p> + +<p>--Oui, oui, j'accorde le bâton... je trouve, hi, hi, hi... que cet ours +bâtonnant contre des chiens sera un spectacle réjouissant... pourtant +j'aurais fort aimé, hi, hi, hi, à voir étrangler l'animal par Mirff et +par Morff; mais cela aurait fini trop tôt. Allons, esclaves sonneurs de +trompe; et vous, esclaves batteurs de tambour, sonnez et tambourinez à +tout rompre, ou je ferai tambouriner sur votre échine! et vous, esclaves +porte-flambeaux, approchez-vous tous du cercle que l'on va former! Haut +vos torches, afin d'éclairer le combat... Allons, battez, tambours! +sonnez, trompes de chasse! pour exciter les chiens.</p> + +<p>--Au poteau, l'ours, au poteau!</p> + +<p>Karadeuk conduisit l'amant de l'évêchesse à l'une des extrémités de la +salle, l'enchaîna à l'une des poutres de la colonnade, et lui remettant +le gros bâton noueux sur lequel il avait chevauché, il lui dit:</p> + +<p>--Allons, mon pauvre Mont-Dore, courage, défends-toi de ton mieux, +puisque tel est le divertissement de ces nobles seigneurs.</p> + +<p>Un grand cercle se forma, éclairé par les esclaves porte-flambeaux. Au +premier rang se trouvaient le roi Chram et ses favoris, le comte, +l'évêque et plusieurs leudes; les autres assistants montèrent sur la +table... Au centre du cercle, le Vagre-ours, revêtu de sa casaque, qu'on +lui avait heureusement laissée, conservait un sang-froid intrépide; il +s'était naïvement assis sur son train de derrière, comme un ours qui ne +s'attend point à mal, tenant nonchalamment son bâton entre ses pattes de +devant, et le quittant parfois pour se gratter prestement avec des +mouvements d'un gracieux et naturel abandon. Soudain les trompes de +chasse, les tambours redoublèrent leur vacarme assourdissant; Gondulf, +le veneur du comte, entra dans le cercle, tenant en laisse deux limiers +monstrueux; de leur cou énorme tombait, jusque sur leur large poitrail, +un fanon pareil à celui des taureaux; leurs yeux, caves, sanglants, +étaient à demi cachés par leurs longues oreilles pendantes; le noir, le +fauve et le blanc nuançaient leur poil rude, qui se hérissa droit sur +leur dos lorsqu'ils aperçurent l'ours; faisant entendre alors des +aboiements formidables, d'un élan furieux ils brisèrent la laisse que +Gondulf tenait encore, et en deux bonds ils se précipitèrent sur l'amant +de l'évêchesse.</p> + +<p>--Hardi, <i>Mirff</i>! hardi, <i>Morff</i>!--cria le comte en battant des +mains,--hardi! à la curée, mes farouches! ne lui laissez pas un morceau +de chair sur les os!...</p> + +<p>--À moins d'un prodige de force et d'adresse, mon compagnon va être mis +en pièces, notre ruse découverte, et la dernière chance de salut pour +mes fils perdue... Alors je poignarde le comte et le roi!--se dit +Karadeuk, et en pensant cela, il cherchait sous sa saie le manche de son +poignard, et le tint serré dans sa main, prêt à agir.</p> + +<p>Le Vagre-ours, à l'aspect des chiens, continua son rôle avec présence +d'esprit, bravoure et dextérité; il fit un mouvement de surprise; puis +s'acculant au poteau, il s'apprêta, le bâton haut, à repousser l'attaque +des chiens: au moment où Mirff s'élançait le premier pour le saisir au +ventre, le Veneur lui asséna sur la tête un si furieux coup de bâton, +qu'il se brisa en trois morceaux, et Mirff tomba comme foudroyé en +poussant un hurlement terrible.</p> + +<p>--Malédiction!--s'écria le comte,--un limier qui m'avait coûté trois +sous d'or (BB)! Oh là! que l'on m'éventre cet ours enragé à coups +d'épieu!</p> + +<p>Les imprécations du comte furent couvertes par les acclamations +frénétiques des assistants, qui, plus désintéressés que Neroweg dans le +combat, applaudissaient la vaillance de l'ours, et attendaient avec une +curieuse anxiété l'issue de la lutte. Le Vagre-ours, désarmé, était aux +prises, corps à corps, avec l'autre molosse, qui, au moment où le bâton +s'était brisé, avait, de ses crocs formidables, saisi son adversaire à +la cuisse, le renversant sous ce choc impétueux. Le sang du compagnon de +Karadeuk coulait avec abondance et rougissait le sol et la feuillée dont +il était jonché. L'ours et le chien roulèrent deux fois sur eux-mêmes; +alors, pesant de tout le poids de son corps sur son ennemi, qui, comme +<i>Deber-Trud</i>, ne démordait pas, le Vagre l'étouffa d'abord à demi, puis +l'acheva en lui serrant si violemment la gorge entre ses mains +vigoureuses, qu'il l'étrangla. Pendant cette lutte doublement terrible, +car non-seulement la morsure du molosse avait traversé la cuisse du +Vagre et lui causait une douleur atroce, mais il risquait d'être +massacré, ainsi que Karadeuk, s'il se trahissait, l'amant de +l'évêchesse, fidèle à son rôle <i>ursin</i>, ne poussa d'autre cri que +quelques sourds grognements; puis, le combat terminé, le digne animal +s'accroupit au pied du poteau, entre les cadavres des deux chiens et +ramassé sur lui-même, la tête entre ses pattes, il parut lécher sa plaie +saignante, tandis que Chram, ses favoris et plusieurs leudes du comte +acclamaient à grands cris le triomphe de l'ours.</p> + +<p>--Hélas! hélas!--murmurait le vieux Karadeuk en se rapprochant de son +compagnon,--mon ours est blessé mortellement peut-être... J'ai perdu mon +gagne-pain.</p> + +<p>--Des épieux! des haches!--criait le comte écumant de fureur,--que l'on +achève ce féroce animal, qui vient de tuer Mirff et Morff, les deux +meilleurs chiens de ma meute... Par l'<i>aigle terrible</i>! mon aïeul, que +cet ours damné soit mis en morceaux à l'instant même... M'entends-tu, +Gondulf?--ajouta-t-il en s'adressant à son veneur en trépignant de +rage;--prends un de ces épieux de chasse accrochés à la muraille... et à +mort l'ours, à mort!...</p> + +<p>Gondulf courut s'armer d'un épieu, tandis que Karadeuk, tendant les +mains vers Chram, s'écriait:</p> + +<p>--Grand roi! mon seul espoir est en toi... Je te demande merci, je me +mets sous ta protection et sous celle de ta suite royale, redoutable et +invincible à la guerre! Oh! valeureux guerriers! aussi terribles au +combat que généreux après la victoire, vous ne voudrez pas la mort de ce +pauvre animal, qui, vainqueur, mais blessé dans la lutte, s'est battu +sans traîtrise... Non, non, à l'exemple de votre glorieux roi, votre +honneur courtois et raffiné s'indignerait d'une brutale lâcheté, même +commise à l'égard d'un pauvre animal... Oh! guerriers, non moins +brillants par l'armure et la grâce militaire que foudroyants par la +valeur... je me mets à merci sous la protection de votre roi... il +demandera la vie de l'ours au seigneur comte, qui ne peut rien refuser à +de si nobles hôtes que vous!</p> + +<p>Le Frank est vaniteux; son orgueil se plaît aux louanges les plus +exagérées. Karadeuk le savait, il espérait aussi en s'adressant +seulement à la truste royale raviver entre elle et les leudes du comte +les dernières querelles à peine calmées. Ses paroles furent +favorablement accueillies par les guerriers de Chram; et celui-ci, +s'approchant de Neroweg, lui dit:</p> + +<p>--Comte, nous tous ici, tes hôtes, nous te demandons la grâce de ce +courageux animal, et cela au nom de notre vieille coutume germanique, +selon laquelle, tu le sais, la demande d'un hôte est toujours accordée.</p> + +<p>--Roi, quoi qu'en dise la coutume, je vengerai la mort de Mirff et de +Morff, qui à eux deux me coûtaient six sous d'or... Gondulf, des épieux, +des haches, que cet ours soit mis en quartiers sur l'heure!...</p> + +<p>--Comte, ce pauvre bateleur s'est mis à ma merci... je ne peux +l'abandonner.</p> + +<p>--Chram, que tu protèges ou non ce vieux bandit, je vengerai la mort de +Mirff et de Morff...</p> + +<p>--Écoute, Neroweg, j'ai une meute qui vaut la tienne... tu l'as vue +chasser dans la forêt de Margevol... tu enverras ton veneur à ma villa; +il choisira six de mes plus beaux chiens pour remplacer ceux que tu +regrettes...</p> + +<p>--Je n'ai que faire de tes chiens... j'ai dit que je vengerais la mort +de Mirff et de Morff!--s'écria le comte en grinçant des dents de +fureur;--je vengerai la mort de Mirff et de Morff! Gondulf, aux épieux! +aux épieux!...</p> + +<p>--Sauvage campagnard! tu manques à tous les devoirs de l'hospitalité en +refusant la demande du fils de ton roi,--dit le Lion de Poitiers à +Neroweg,--de même que tu nous as outragés, nous, tes hôtes, en empêchant +ta femme d'assister au festin et en faisant enlever ta vaisselle avant +la fin du repas... Tu es donc plus ours que cet ours, que tu ne tueras +pas... je te le défends... car le bateleur s'est mis sous la protection +de Chram et de nous autres, ses hommes...</p> + +<p>--Compagnons!--s'écria Sigefrid,--laisserons-nous insulter plus +longtemps celui dont nous sommes les compagnons et les <i>fidèles</i>?</p> + +<p>--Les entendez-vous, ces brutes rustiques?--dit l'un des guerriers de +Chram.--Les voici encore à aboyer sans oser mordre.</p> + +<p>--Moi, Neroweg, roi dans mon burg, comme le roi dans son royaume, je +tuerai cet ours! et si tu dis un mot de plus, toi qu'on appelle <i>Lion</i>, +je t'abats à mes pieds, effronté renard de palais!...</p> + +<p>--Une injure! à moi... sanglier boueux!--s'écria le Gaulois renégat, +pâle de colère, en tirant son épée d'une main et de l'autre saisissant +le comte au collet de sa dalmatique.--Tu veux donc que ta gorge serve de +fourreau à cette lame?...</p> + +<p>--Ah! double larron! tu veux m'arracher mes colliers d'or!--s'écria +Neroweg, ne pensant qu'à défendre ses bijoux, et croyant, au geste de +son adversaire, que celui-ci le voulait voler.--J'ai donc eu raison de +mettre ma vaisselle à l'abri de vos griffes à tous...</p> + +<p>--Ainsi, nous sommes tous des larrons... Aux épées! hommes de la truste +royale! aux armes! vengeons notre honneur! écharpons ces rustauds!...</p> + +<p>--Ah! chiens bâtards!--cria Neroweg, séparé du Lion de Poitiers par +Sigefrid, qui s'était jeté entre eux,--vous parlez d'épées... en voici +une, et de bonne trempe; tu vas l'éprouver, luxurieux blasphémateur, toi +qui n'as du lion que le nom... À moi, mes leudes! on a porté la main sur +votre compagnon de guerre!...</p> + +<p>--Neroweg!--s'écria Chram en s'interposant encore; car son favori, +débarrassé de Sigefrid, revenait l'épée haute vers le comte.--Êtes-vous +fous de vous quereller ainsi?... Lion, je t'ordonne de rengaîner cette +épée...</p> + +<p>--Oh! béni sois-tu, grand Saint-Martin! de me donner l'occasion de +châtier ce sacrilège, qui a eu l'audace de lever sa houssine sur mon +saint patron l'évêque, et qui, depuis son entrée dans le burg, ne cesse +de me railler!--s'écria le comte, sourd aux paroles de Chram, et tâchant +de rejoindre son adversaire dont il venait encore d'être séparé au +milieu du tumulte croissant.</p> + +<p>--Enfants! défendons Neroweg!--s'écria Sigefrid;--l'occasion est bonne +pour montrer enfin à ces fanfarons que nos vieilles épées rouillées +valent mieux que leurs épées de parade. Aux armes! aux armes!...</p> + +<p>--Et nous aussi, aux armes! Finissons-en avec ces dogues de basse-cour!</p> + +<p>--Ils se croient forts parce qu'ils sont dans leur niche.</p> + +<p>--Défendons le favori du roi Chram, notre roi!</p> + +<p>--Mes chers fils en Dieu!--criait l'évêque, tâchant de dominer le +tumulte et le vacarme croissant à chaque instant,--je vous ordonne de +remettre vos glaives dans le fourreau! c'est affliger le Seigneur que de +combattre pour de futiles querelles...</p> + +<p>--Mes amis!--criait de son côté Chram, sans pouvoir être entendu,--c'est +folie, stupidité, de s'entr'égorger ainsi... Imnachair! Spatachair! +mettez donc le holà... apaisez nos hommes... et toi, Neroweg, calme les +tiens au lieu de les exciter.</p> + +<p>Vaines paroles... Et d'ailleurs Neroweg ne les pouvait entendre... Un +flot de la foule tumultueuse l'avait éloigné de nouveau du Lion de +Poitiers, qu'il appelait et cherchait avec des cris de rage. Les +guerriers de Chram et ceux du comte, après s'être injuriés, provoqués, +menacés, de la voix et du geste, se rapprochant de plus en plus les uns +des autres, se joignirent... Au premier coup porté, la mêlée s'engagea +insensée, furieuse, ivre, et d'autant plus terrible, que les esclaves, +porteurs des flambeaux, qui seuls éclairaient la salle, craignant d'être +tués dans la bagarre, se sauvèrent au moment du combat, les uns, jetant +à leurs pieds leurs torches, qui s'éteignirent sur le sol; les autres, +fuyant au dehors, éperdus, tenant à la main leurs flambeaux allumés... +Au bout de peu d'instants, la salle du festin étant privée de ces +vivants luminaires, la lutte continua au milieu des ténèbres avec un +aveugle acharnement.</p> + +<p>Et Karadeuk? et l'amant de la belle évêchesse? étaient-ils donc restés +au milieu de cette tuerie, eux? Oh! non point! mieux avisé l'on est en +Vagrerie... Le vieux Karadeuk, après avoir habilement jeté son brandon +de discorde entre la truste royale et les leudes du comte, vit bientôt +se rallumer la rivalité courroucée de ces barbares, déjà deux fois à +peine apaisée; de sorte qu'ils l'oublièrent bientôt, lui et son ours. +Aussi, lorsque tous les coeurs furent enflammés de fureur, le tumulte +arrivant à son comble, le vieux Vagre dit tout bas à son compagnon:</p> + +<p>--Ta blessure t'empêche-t-elle de marcher et d'agir?</p> + +<p>--Non.</p> + +<p>--As-tu ton poignard?</p> + +<p>--Oui, dans un pli de ma casaque.</p> + +<p>--Ne me quitte pas de l'oeil et imite-moi.</p> + +<p>A ce moment la mêlée s'engageait... Déjà plusieurs des porte-flambeaux +laissaient, par leur fuite ou par l'abandon de leurs torches, la salle +du festin dans une obscurité presque complète. Karadeuk, suivi du +Veneur, se jeta sous la table massive ébranlée, mais non renversée +durant le combat, car elle était, contre l'usage habituel des Franks, +fixée dans le sol. Ainsi, un moment à l'abri, le vieux Vagre déboucla le +collier de l'amant de l'évêchesse; puis, tous deux, continuant de ramper +sous la table, guidés par la dernière lueur de quelques torches à demi +éteintes sur le sol, se dirigèrent vers une des portes de la salle du +festin, porte que le flot des combattants laissait libre, et +s'élancèrent au dehors. Presque aussitôt ils se trouvèrent en face de +deux esclaves, qui, ayant fui par une autre issue, couraient éperdus, +leurs torches à la main. Chacun des Vagres prend un esclave à la gorge +et lui met un poignard sur la poitrine.</p> + +<p>--Éteins ta torche,--dit Karadeuk,--et conduis-moi à l'ergastule, ou tu +es mort...</p> + +<p>--Donne-moi ta torche,--dit l'amant de l'évêchesse,--et conduis-moi aux +granges, ou tu es mort...</p> + +<p>Les esclaves obéissent, les deux Vagres se séparent: l'un court aux +granges, l'autre à l'ergastule.</p> + +<hr class="short"> + +<p>Les prisonniers de l'ergastule se sont, autant que possible, rapprochés +des barreaux; la petite Odille, endormie sur les genoux de l'évêchesse, +s'est en sursaut réveillée, disant:</p> + +<p>--Ronan, qu'y a-t-il donc? vient-on déjà nous chercher pour le supplice?</p> + +<p>--Non, petite Odille; nous sommes à peine à la moitié de la nuit. Mais +je ne sais ce qui se passe au burg; tous les Franks qui nous gardaient +ont abandonné les dehors de notre prison pour accompagner un des leurs, +qui est venu les chercher; puis, tous sont partis en courant et en +agitant leurs armes.</p> + +<p>--Ronan, mon frère, prête l'oreille dans la direction de la maison +seigneuriale... il me semble entendre un bruit étrange...</p> + +<p>--Silence! faisons silence...</p> + +<p>--Ce sont des cris tumultueux... l'on dirait qu'on entend le choc des +armes...</p> + +<p>--Loysik! les débris de ma troupe, joints à d'autres Vagres, +attaqueraient-ils le burg?... Ô mon frère! délivrance!... liberté!... +vengeance!...</p> + +<p>--Voyez-vous, Ronan, je ne me trompais pas... vos Vagres, qui vous +aiment tant, viennent vous délivrer.</p> + +<p>--Folle espérance, comme en ont seuls les prisonniers, pauvre enfant! Et +puis, il faudrait donc que ces braves compagnons m'emportassent, moi et +mon frère, sur leurs épaules... nous ne saurions faire un pas.</p> + +<p>--Le feu! le feu!...</p> + +<p>--Le feu est au burg!</p> + +<p>--Voyez-vous cette grande lueur? elle monte vers le ciel!</p> + +<p>--Incendie et bataille! ce sont mes Vagres!</p> + +<p>--Le feu! encore le feu! là-bas... plus loin!...</p> + +<p>--L'incendie doit être aux deux bouts des bâtiments.</p> + +<p>--Le tumulte augmente... Entendez-vous crier: au feu!... au feu!...</p> + +<p>--L'embrasement grandit... voyez, voyez... devant notre souterrain; il +fait maintenant clair comme en plein jour...</p> + +<p>--Quelles flammes!... elles s'élancent maintenant par-dessus les +arbres...</p> + +<p>--Un homme accourt...</p> + +<p>--Mon père!...</p> + +<p>--Loysik! Ronan! ô mes fils!</p> + +<p>--Vous, mon père... ici...</p> + +<p>--Cette grille, comment s'ouvre-t-elle?</p> + +<p>--De votre côté... une grosse serrure...</p> + +<p>--La clef, la clef!...</p> + +<p>--Les Franks l'auront emportée...</p> + +<p>--Malheur! cette grille est énorme!... Ronan, Loysik! vous tous qui êtes +là, joignez-vous à moi pour forcer ces barreaux...</p> + +<p>--Nous ne pouvons bouger, mon père... la torture nous a brisés!</p> + +<p>--Oh! des forces! des forces!... Voir là mes deux fils!... il faut les +sauver pourtant...</p> + +<p>--Mon père, tu n'ébranleras jamais cette grille!... donne-nous ta main à +travers les barreaux, que nous la baisions, et ne songe plus qu'à +fuir... du moins nous t'aurons revu...</p> + +<p>--Quelqu'un accourt!</p> + +<p>--Un ours!</p> + +<p>--À moi, Veneur! à moi, mon hardi garçon!... délivrons mes fils!...</p> + +<p>--Ma belle évêchesse, es-tu là? voici ma tête à bas... me reconnais-tu?</p> + +<p>--Mon Vagre, c'est toi! oh! tu m'aimes!...</p> + +<p>--Un baiser à travers la grille? il doublera mes forces, mon adorée.</p> + +<p>--Tiens... tiens... et sauve cette enfant! sauve-nous!...</p> + +<p>--Tes lèvres ont pressé les miennes... Maintenant, mon évêchesse, je +porterais le monde sur mes épaules... À nous deux, Karadeuk... +renversons cette grille!</p> + +<p>--Veneur, vous êtes tous deux seuls ici, toi et mon père?</p> + +<p>--Tous deux seuls, Ronan...</p> + +<p>Et joignant ses efforts à ceux du vieux Vagre pour renverser la grille, +le veneur ajouta:</p> + +<p>--J'ai mis le feu aux quatre coins du burg: étables, écuries, granges, +tout flambe à plaisir!... La maison du comte, pleine de Franks qui +s'égorgent, et bâtie en charpente, commence à brûler au milieu de cet +incendie, comme un fagot dans un four ardent... Malédiction! impossible +d'ébranler cette grille!... Il faudrait des leviers...</p> + +<p>--Sauve-toi, mon Vagre! je mourrai avec la douce pensée de ton amour... +Oh! dites, Loysik, d'un pareil amour ai-je encore à rougir?</p> + +<p>--Fuyez, mon père!</p> + +<p>--Sauve-toi, brave Veneur... tu t'es montré bon Vagre jusqu'à la fin... +Moi, Ronan, je te le dis: Sauve-toi...</p> + +<p>--Ô mes fils! avant de tomber sous la hache des Franks, je mourrai de +rage de ne pouvoir vous délivrer...</p> + +<p>--Mon Vagre, tu veux donc que les Franks te massacrent là devant moi!...</p> + +<p>--Belle évêchesse, je te serrerai dans mes bras à travers la grille, et +je ne saurai pas seulement si ces Franks me tuent...</p> + +<p>--Dis, mon Vagre, en ce moment suprême, tu me prends pour ta femme +devant Dieu?</p> + +<p>--Oui, devant Dieu, devant les hommes, devant les débris du monde et du +ciel... s'ils écroulaient! je mourrai là, à tes pieds, radieux de mourir +là!...</p> + +<p>--Loysik, vous l'entendez?</p> + +<p>--Fulvie, cet amour est maintenant sacré...</p> + +<p>--Ô Loysik! merci de vos paroles... je suis heureuse!</p> + +<p>--Mais cette clef, cette clef... elle est cachée quelque part +peut-être... Ô mes fils!...</p> + +<p>--Foi de Veneur, cela brûle comme un feu de paille... Oh! si de loin nos +bons Vagres pouvaient voir à temps cet incendie, notre signal convenu...</p> + +<p>--Vous n'êtes pas seuls?</p> + +<p>--Une douzaine des nôtres, bien armés, doivent être à la lisière de la +forêt, ou rôder, en vrais loups, autour des fossés.</p> + +<p>--Malheur! ces fossés sont infranchissables!</p> + +<p>--Allons, un dernier effort, vieux Karadeuk; les Franks qui gardaient +l'ergastule ne pensent maintenant qu'à éteindre le feu, creusons la +terre sous la grille avec nos poignards, avec nos ongles.</p> + +<p>--Les Franks!... les voilà... ils reviennent, ils accourent...</p> + +<p>--On voit là-bas briller leurs armes aux lueurs du feu.</p> + +<p>--Mon père, plus d'espoir! vous êtes perdu!</p> + +<p>--Sang et mort! perdu... et nous là, brisés, incapables de vous +défendre!</p> + +<p>--Mon Vagre, une dernière fois, je t'en conjure! sauve-toi... Tu +refuses... viens donc là, tout près, entre mes bras... passe les tiens à +travers cette grille... viens, mon époux... Ah! maintenant que nos âmes +s'exhalent dans un dernier baiser!...</p> + +<p>Une vingtaine d'hommes de pied et quelques leudes accouraient en armes +vers l'ergastule; un des leudes disait:</p> + +<p>--Une partie de ces chiens d'esclaves profite de l'incendie pour se +révolter; ils parlent de venir délivrer ce chef des Vagres et les +prisonniers... Vite, vite, mettons-les tous à mort... ensuite nous +exterminerons les esclaves... La clef de la grille, la clef?...</p> + +<p>--La voilà...</p> + +<p>Au moment où Sigefrid prenait la clef, il aperçut Karadeuk et s'écria:</p> + +<p>--Le bateleur ici! Que fais-tu là, vieux vagabond?</p> + +<p>--Noble leude, mon ours, effrayé par le feu, m'avait échappé; je cours +après lui... Il est, je crois, tapis là, près la grille, dans un coin... +Hélas! quel malheur que cet incendie!</p> + +<p>--Sigefrid, la grille est ouverte,--dit un des Franks.--Commençons-nous +par tuer les hommes ou les femmes?</p> + +<p>--Moi, je commence par tuer les hommes!--s'écria Karadeuk en plantant +son poignard au milieu de la poitrine de Sigefrid, duquel il s'était +rapproché tout en lui répondant, et qui, la grille ouverte, entrait la +hache à la main dans l'ergastule: le vieux Vagre s'y élança pour mourir, +s'il le fallait, auprès de ses deux fils.</p> + +<p>--Que dis-tu de ma griffe?--dit à son tour le Veneur en poignardant un +autre Frank, et courant à l'évêchesse.</p> + +<p>--Vagrerie! Vagrerie!...--À nous, bons esclaves!...--À nous, +révoltez-vous!...--Crièrent des voix tumultueuses et lointaines qui +venaient non du côté des bâtiments en feu, mais de l'espace qui séparait +l'ergastule du fossé d'enceinte. Puis, se rapprochant de plus en plus, +les voix répétèrent:--Vagrerie! Vagrerie!...--Mort aux Franks!--Liberté +aux esclaves!--Vive la vieille Gaule!</p> + +<p>--Les Vagres!--s'écrièrent les Franks abasourdis, stupéfaits de la mort +des deux leudes.--Les Vagres!... ils sortent donc de l'enfer!...</p> + +<p>--À moi!--cria Ronan d'une voix tonnante,--à moi, mes Vagres!...</p> + +<p>C'étaient notre douzaine de bons Vagres, qui, attirés par les clartés de +l'incendie, signal convenu, avaient traversé le fossé; mais comment? Ce +fossé n'était-il point rempli d'une vase tellement profonde, qu'un homme +devait s'y engloutir s'il tentait de le traverser? Certes; mais nos bons +Vagres, depuis la tombée de la nuit, rôdant là comme des loups autour +d'une bergerie, l'avaient sondé, ce fossé; après quoi, ces judicieux +garçons allèrent abattre à coups de hache, non loin de là, deux grands +frênes droits comme des flèches, les dépouillèrent ensuite de leurs +branches flexibles, dont ils lièrent solidement les deux troncs d'arbres +bout à bout. Jetant alors sur la largeur du fossé, non loin de +l'ergastule, ce long et frêle madrier, lestes, adroits comme des chats, +ils avaient, l'un après l'autre, rampé sur ces troncs arbres, afin +d'atteindre le revers de l'enceinte. Deux Vagres, dans cet aérien et +périlleux passage, tombèrent et disparurent au fond de la vase: +c'étaient le gros <i>Dent-de-Loup</i> et <i>Florent</i> le rhéteur... Que leurs +noms vivent et soient bénis et redits en Vagrerie... Leurs compagnons, +arrivant de l'autre côté du fossé, rencontrèrent, courant à l'ergastule +pour délivrer les prisonniers, une trentaine d'esclaves révoltés, armés +de bâtons, de fourches et de faux. Les Vagres se joignirent à eux, à +l'exception des gens de pied et des leudes. Revenus à la prison pour +mettre à mort les condamnés, les guerriers de Chram et ceux de Neroweg, +après s'être battus au milieu des ténèbres dans la salle du festin, +oubliant leur querelle, et laissant les morts et les blessés sur le lieu +du combat, ne songèrent qu'à courir au feu: les hommes du comte, pour +éteindre l'incendie; les hommes de Chram, pour sauver les chevaux ou +les bagages de leur maître, et les retirer des écuries à demi +embrasées... Les Franks, accourus à l'ergastule, étaient une vingtaine +au plus; ils furent entourés et massacrés par les Vagres de Ronan et par +les esclaves, après une résistance enragée. Pas un des Franks n'échappa, +non, pas un! c'était urgent et prudent: un seul de ces conquérants de la +vieille Gaule aurait pu aller, à cinq cents pas de là, avertir les +leudes de ce qui se passait à la prison... Deux esclaves chargèrent +Ronan sur leurs épaules, deux autres enlevèrent Loysik, et, à la demande +de son évêchesse, le Veneur emporta dans ses bras vigoureux, comme on +emporte un enfant au berceau, la petite Odille, trop faible pour pouvoir +marcher. Le vieux Karadeuk suivait ses deux fils qu'il couvait des yeux.</p> + +<p>Cette lutte triomphante, aux abords de l'ergastule, s'était passée en +moins de temps qu'il n'en faut pour la décrire; mais il restait fort à +faire pour sortir de l'enceinte du burg. Il fallait gagner le pont, +seule issue praticable à cause de Ronan, de Loysik et d'Odille, +incapables de marcher. Pour atteindre le pont, on devait, après avoir +pendant assez longtemps suivi le revers de l'enceinte sous les arbres de +l'hippodrome, on devait traverser le terrain complétement découvert qui +s'étendait en face des bâtiments en feu. Le vieux Karadeuk, sage, froid +et prudent au conseil, fit faire halte à sa troupe sous les arbres où +elle se trouvait alors à l'abri de tout regard ennemi, et il dit:</p> + +<p>--Quitter le burg en bande, ce serait nous faire tuer jusqu'au dernier. +Une partie des Franks, dans leur fureur, abandonnerait l'incendie pour +nous exterminer; donc, en arrivant sur le terrain découvert qu'il nous +faut parcourir, séparons-nous, et jetons-nous hardiment au milieu des +Franks effarés, occupés à transporter ce qu'ils peuvent arracher aux +flammes... Mêlons-nous à cette foule épouvantée, paraissons aussi +occupés de quelque sauvetage, allant, venant, courant, nous sortirons de +ce dangereux passage, et nous gagnerons isolément le pont, notre +rendez-vous général...</p> + +<p>--Mais, mon père, moi et Loysik, portés par ces bons esclaves, comment +éviter que l'on nous remarque?</p> + +<p>--Peu importe qu'on vous remarque; ces esclaves sembleront transporter +deux hommes blessés par les décombres de l'incendie; vous cacherez +seulement vos visages entre vos mains, et vous gémirez de votre mieux. +Quant au Veneur, qui a prudemment dépouillé sa peau d'ours, il +traversera la foule en courant, tenant la petite esclave entre ses bras, +comme s'il venait d'arracher du milieu des flammes une jeune fille du +gynécée; l'évêchesse va s'envelopper dans la casaque du Veneur, et au +milieu du tumulte elle pourra passer inaperçue... Tout ceci est-il +entendu, accepté?</p> + +<p>--Oui, Karadeuk.</p> + +<p>--Maintenant, mes bons Vagres, continuons notre marche jusqu'au bout de +l'hippodrome; là, nous nous séparons... Notre rendez-vous est au +pont!...</p> + +<p>Les sages avis du père de Loysik et de Ronan furent de point en point +exécutés.</p> + +<p>Foi de Vagre et de Gaulois conquis, c'était un fier spectacle que ce +vaste burg frank, dévoré par les flammes! À chaque instant les toits de +chaume des étables et des granges s'effondraient avec fracas, en lançant +vers le ciel étoilé d'immenses gerbes de flammes et d'étincelles; le +vent du nord, frais et vif, poussait vers le sud les crêtes de ses +grandes vagues de feu, ondoyant comme une mer au-dessus des bâtiments à +demi écroulés. Au moment où Ronan, porté par les deux esclaves, passait +devant la maison seigneuriale, construite presque entièrement en +charpente et recouverte de planchettes de chêne, il vit la toiture +embrasée, soutenue jusqu'alors par quelques grosses poutres carbonisées, +s'abîmer avec le retentissement du tonnerre au milieu des assises et des +pilastres de pierre volcanique, restés seuls debout, ainsi que quelques +énormes poutres noires et fumantes, se profilant sur un rideau de feu. +Aux lueurs de cette fournaise, on voyait briller les casques et les +cuirasses des leudes de Chram, courant çà et là, ainsi que les gens de +Neroweg, et s'efforçant de faire sortir des écuries embrasées, les +chevaux et les mulets, chargés à la hâte; des hommes du comte, non moins +effarés, apportaient sur leurs épaules, et jetaient loin du feu les +objets qu'ils avaient pu arracher aux flammes, et retournaient aux +bâtiments, afin de disputer d'autres débris à l'incendie. De bons +esclaves, implorant le ciel, poussaient à grand'peine devant eux le +bétail effarouché, ou tiraient en vain par le licou les chevaux cabrés +d'épouvante; les plus dévots de ces captifs s'agenouillaient éperdus, se +frappant la poitrine, et suppliaient le bienheureux évêque Cautin, que +l'on ne voyait pas, de mettre un terme au désastre par un nouveau +miracle.</p> + +<p>Quel tumulte infernal!... qu'il est doux à l'oreille d'un Gaulois qui se +venge du féroce conquérant de son pays, d'un Gaulois qui se venge de +l'implacable ennemi de sa race! Par les os de nos pères! la belle +musique! hennissement des chevaux, beuglements des bestiaux, +imprécations des Franks, cris des blessés que les décombres enflammés +brûlaient ou écrasaient en croulant! Et quelle belle lumière éclairait +ce tableau! lumière rouge, flamboyante, mais moins flamboyante encore +que celle de cet immense incendie qui éclairait, il y a des siècles, la +marche de l'aïeul de Ronan, <i>Albinik le marin</i>, allant, avec sa femme +<i>Méroë</i>, de Vannes à Paimbeuf braver César dans son camp... Oui... +qu'est-ce que le maigre incendie de ce burg frank, auprès de cet +embrasement de vingt lieues, de cet océan de flammes, couvrant soudain +ces contrées, la veille si florissantes, si fécondes, si populeuses, et +ne laissant après lui que débris fumants et solitude désolée! «Ô +liberté! que tu coûtes de larmes, de désastres et de sang!» disaient nos +pères, ces fiers Gaulois des temps passés, en portant la torche au +milieu de leurs villes, de leurs bourgs et de leurs villages... «Ô +liberté! liberté sainte!... nous nous ensevelirons avec toi sous les +ruines fumantes de la Gaule; mais nous n'aurons pas vécu esclaves... et +le pied d'un conquérant abhorré ne foulera que des cendres dans ces +contrées dévastées!»</p> + +<p>O nos pères! héroïques martyrs de l'indépendance! vous n'auriez pas, +comme nous, Gaulois dégénérés, lâchement subi le joug de ces Franks, +dont à peine nous brûlons, comme aujourd'hui, quelques burgs... Cela est +peu; mais leurs complices seront frappés de terreur!... Ils parlent +d'enfer, ces pieux hommes! la Vagrerie sera sur terre leur enfer; les +flammes, les grincements de dents n'y manqueront pas... Non, non! foi de +Vagre! il est encore en Gaule quelques vaillants hommes, ennemis +acharnés de l'étranger! ceux-là, poursuivis, traqués, suppliciés, on les +appelle <i>Hommes errants</i>, <i>Loups</i>, <i>Têtes-de-loup</i>... Mais ces loups, +entre loups, se chérissent comme frères; car voici les deux fils du +vieux Karadeuk, toujours portés sur les épaules des esclaves, comme la +petite Odille entre les bras du Veneur, qui passent, ainsi que plusieurs +Vagres et esclaves révoltés, le pont jeté sur le fossé, après avoir +heureusement traversé, en s'y mêlant, la foule des Franks fourmillant +autour de l'incendie. Le gardien du pont ayant crié à l'aide, on l'a +envoyé, la tête la première, sonder la profondeur du fossé, et il a +disparu dans la bourbe.</p> + +<p>--Vite, passez tous! passez vite,--dit le vieux Karadeuk qui n'oublie +rien.--Sommes-nous tous hors de l'enceinte du burg?</p> + +<p>--Oui, tous! tous!</p> + +<p>--Maintenant, tirons à nous ce pont; j'ai fait briser les chaînes qui +l'attachaient de l'autre côté de l'enceinte; s'il prend envie aux Franks +de nous poursuivre, nous aurons sur eux une grande avance; trouver de +quoi construire un pont au milieu du tumulte et de l'épouvante où ils +sont à cette heure, n'est point facile. Une fois en pleine forêt, au +diable les Franks! Vive la Vagrerie et la vieille Gaule!...</p> + +<p>--Bien dit, Karadeuk, voici le pont de notre côté.</p> + +<p>--Ô mes fils! enfin sauvés!... Ronan, Loysik!... encore un embrassement, +mes enfants.</p> + +<p>--Par la joie sainte de ce père et de ses deux fils, belle évêchesse! tu +es ma femme... je ne te quitterai qu'à la mort!</p> + +<p>--Loysik, vous me disiez cette nuit dans la prison: «Fulvie, libre +aujourd'hui, retrouvant le Veneur libre aussi, et vous offrant d'être sa +femme que répondriez-vous?» Libre à cette heure, je te dis à toi, mon +époux,--ajouta l'évêchesse en se retournant vers le Vagre:--Je serai +femme dévouée, mère vaillante, tu peux me croire...</p> + +<p>--Et toi, petite Odille, toi, qui n'as plus ni père ni mère, veux-tu de +moi pour mari, pauvre enfant, si tu survis à ta blessure?</p> + +<p>--Ronan, je serais morte, que l'espoir d'être votre femme à vous, si bon +au pauvre monde, me ferait, il me semble, sortir du tombeau!...</p> + +<hr class="short"> + +<p>Les Vagres et les esclaves révoltés se dirigent en hâte vers la forêt, +Loysik et Ronan toujours portés sur les épaules de leurs compagnons. La +petite Odille se prétend guérie de sa blessure depuis que Ronan, son +ami, lui a promis de la prendre pour femme; elle se sent, dit-elle, de +force à marcher; mais l'évêchesse n'y consent pas, et son Vagre, +n'abandonnant pas son léger fardeau, continue de marcher près de +Fulvie... Au bout de quelques pas, il entend deux Vagres et deux +esclaves qui le suivaient à quelques pas, dire en soufflant et +maugréant:</p> + +<p>--Comme il est lourd, comme il est lourd...</p> + +<p>--Si ce sanglier est trop pesant, relayez-vous pour le porter... Ah! ce +n'est pas un léger et joli fardeau comme toi, Odille... passe ton petit +bras autour de mon cou, tu seras ainsi plus à ton aise.</p> + +<p>--De quel sanglier parles-tu donc, Veneur?</p> + +<p>--Je parle, Ronan, de la part du butin de ton père, le vieux Karadeuk...</p> + +<p>--Quel butin?... Mais, par le diable! c'est un homme que nos compagnons +portent là...</p> + +<p>--Oui... c'est un homme bâillonné, garrotté... Nos camarades en ont leur +charge; il se fait lourd...</p> + +<p>--Et cet homme, dis, Veneur, quel est-il?</p> + +<p>--Réjouis-toi, Ronan, c'est le comte!...</p> + +<p>--Neroweg!</p> + +<p>--Lui-même... dextrement enlevé tout à l'heure au milieu de ses leudes, +par ton père et deux de nos camarades!</p> + +<p>--Neroweg! en notre pouvoir... à nous, Karadeuk, Ronan et Loysik, +descendants de Scanvoch! Ciel et terre! est-ce possible?... Le comte +Neroweg enlevé... je n'y puis croire!...</p> + +<p>--Eh! vieux Karadeuk! viens donc de ce côté... Ronan ne peut croire +encore à l'enlèvement du sanglier frank...</p> + +<p>--Oui, mon fils; cet homme dont la tête est enveloppée d'une casaque, +c'est Neroweg... c'est ma part du butin...</p> + +<p>--C'est la tienne, Karadeuk... mais seulement nous te demandons, nous, +anciens esclaves du comte, nous te demandons ses os et sa peau...</p> + +<p>--Quel dommage de n'avoir pas aussi l'évêque... la fête serait +complète...</p> + +<p>--L'évêque Cautin est mort!...</p> + +<p>--Belle évêchesse, tu serais veuve, si je n'étais ton mari.</p> + +<p>--Cautin m'a fait beaucoup souffrir; mais, aussi vrai que je t'aime, mon +Vagre, mon seul désir, à cette heure, est que sa mort n'ait pas été +cruelle...</p> + +<p>--Le Lion de Poitiers l'a tué.</p> + +<p>--Mon père... cet évêque damné, vous l'avez vu mourir?</p> + +<p>--Oui... frappé d'un coup d'épée, par le Lion de Poitiers... L'évêque +fuyait l'un des bâtiments incendiés; le Lion de Poitiers le rencontrant +face à face, lui a dit: «Tu m'as forcé de m'agenouiller devant toi, +orgueilleux prélat... Je t'ai promis de me venger... je me venge... +Meurs...»</p> + +<p>--Sa fin est trop douce pour sa vie... Au diable l'évêque Cautin! il +n'enterrera plus de vivants avec les morts... Et le comte, comment vous +en êtes-vous emparé, mon père?</p> + +<p>--Je vous suivais de l'oeil, toi et Loysik, portés par nos Vagres +criant: «Place! place à des blessés que nous venons de retirer de +dessous les décombres!» Tout en me mêlant, ainsi que trois des nôtres, à +la foule éperdue, je me rapprochais peu à peu du pont; soudain, de loin, +je vois accourir le comte, seul, et portant à grand'peine, entre ses +bras, plusieurs gros sacs de peau remplis sans doute d'or ou d'argent, +se dirigeant vers une citerne abandonnée. Neroweg était seul, et en ce +moment assez éloigné du lieu de l'incendie; la pensée me vient de +m'emparer de lui; moi et deux des nôtres nous nous glissons en rampant +derrière des abrisseaux qui ombrageaient la citerne, au fond de laquelle +le comte venait de jeter plusieurs de ses sacs, craignant sans doute +qu'à travers le tumulte ils lui fussent volés, il comptait les retrouver +plus tard dans cette cachette; nous tombons trois sur lui à +l'improviste, il est terrassé, je lui mets les genoux sur la poitrine et +la main sur la bouche pour l'empêcher de crier à l'aide... un des nôtres +se dépouille de sa casaque, en enveloppe la tête de Neroweg, les autres +lui lient les mains et les pieds avec leur ceinture, après quoi nos +Vagres ayant ramassé les sacs restants, nous enlevons le seigneur +comte... Le pont était voisin... et voici ma capture... ma part du butin +à moi...</p> + +<p>--Elle est lourde; aurons-nous loin encore à la porter, Karadeuk?</p> + +<p>--On ne peut plus d'ici entendre au burg les cris du comte... +débarrassez-le de la casaque qui lui enveloppe la tête.</p> + +<p>--C'est fait.</p> + +<p>--Comte Neroweg, tes mains resteront garrottées, mais tes jambes seront +libres... Veux-tu marcher jusqu'à la lisière de la forêt? sinon l'on t'y +portera comme on t'a porté jusqu'ici!...</p> + +<p>--Vous allez m'égorger là!</p> + +<p>--Veux-tu nous suivre, oui ou non?</p> + +<p>--Marchons, bateleur maudit! vous verrez qu'un noble frank va d'un pas +ferme à la mort! chiens gaulois, race d'esclaves!</p> + +<p>On arrive à la lisière de la forêt, alors que l'aube naissait; elle est +hâtive au mois de juin; au loin, l'on aperçoit, luttant contre les +premières clartés du jour, une lueur immense; ce sont les ruines du burg +encore embrasées.</p> + +<p>Ronan et l'ermite laboureur sont déposés sur l'herbe; la petite Odille +est assise à leurs côtés. L'évêchesse s'agenouille près de l'enfant pour +visiter sa blessure; les Vagres et les esclaves révoltés se rangent en +cercle; le comte, toujours garrotté, l'air farouche, résolu, car ces +barbares, féroces pillards et lâches dans leur vengeance, ont une +bravoure sauvage, c'est à leurs ennemis de le dire; il jette sur les +Vagres un regard intrépide; le vieux Karadeuk, vigoureux encore, semble +rajeuni de vingt ans; la joie d'avoir sauvé ses fils et de tenir en son +pouvoir un Neroweg, semble lui donner une vie nouvelle; son regard +brille, sa joue est enflammée, il contemple le comte d'un oeil avide.</p> + +<p>--Nous allons être vengés,--dit Ronan,--tu vas être vengée, petite +Odille.</p> + +<p>--Ronan, je ne demande pas pour moi de vengeance; dans la prison je +disais au bon ermite laboureur: Si je redevenais libre, je ne rendrais +pas le mal pour le mal: n'est-ce pas, Loysik?</p> + +<p>--Oui, douce enfant... douce comme le pardon; mais ne craignez rien, +notre père ne tuera pas cet homme désarmé.</p> + +<p>--Il ne le tuera pas, mon frère? Si, de par le diable! notre père tuera +ce Frank, aussi vrai qu'il nous a fait mettre tous deux à la torture, +qu'il a accablé de coups cette enfant de quinze ans avant de la +violenter... Sang et massacre! pas de pitié!</p> + +<p>--Non, Ronan, notre père ne tuera pas un homme sans défense.</p> + +<p>--Vous tardez beaucoup à m'égorger, chiens gaulois! qu'attendez-vous +donc? Et toi, bateleur, chef de ces bandits! qu'as-tu à me regarder +ainsi en silence?</p> + +<p>--C'est qu'en te regardant ainsi, Neroweg, je songe au passé... je me +souviens...</p> + +<p>--De quoi te souviens-tu?</p> + +<p>--De ton aïeul...</p> + +<p>--Quel aïeul? mes aïeux sont nombreux.</p> + +<p>--Neroweg, l'<i>Aigle terrible</i>...</p> + +<p>--Oh! c'était un grand chef...--reprit le Frank avec un accent d'orgueil +farouche,--c'était un grand roi, un des plus vaillants guerriers de ma +race vaillante! son nom est encore glorifié en Germanie!... Puisse ma +honte à moi, prisonnier de votre bande d'esclaves révoltés, être enfouie +au fond de ma fosse... si vous me creusez une fosse...</p> + +<p>--Écoute: il y a de cela plus de trois siècles; ton aïeul était chef +d'une des hordes franques, rassemblées de l'autre côté du Rhin, et qui +alors menaçaient la Gaule...</p> + +<p>--Et nous l'avons conquise, cette Gaule! elle est notre terre +aujourd'hui, et vous... vous êtes nos esclaves... race bâtarde!...</p> + +<p>--Écoute encore: mon aïeul, soldat obscur, se nommait Scanvoch.</p> + +<p>--Par ma chevelure! ces misérables savent les noms de leurs ancêtres +ainsi que nous les savons, nous autres de race illustre! Mirff et Morff, +mes deux limiers, que cet autre bandit déguisé en ours a mis à mort, +Mirff et Morff connaissent leurs ancêtres, si tu connais les tiens!</p> + +<p>--Mon aïeul Scanvoch fut lâchement mis à la torture par l'<i>Aigle +terrible</i>, la veille d'une grande bataille du Rhin; le matin de ce +combat, les soldats gaulois chantaient:</p> + +<p>«<i>Combien sont-ils, ces Franks?... combien sont-ils donc, ces +barbares?</i>»</p> + +<p>Le soir ils chantaient après leur victoire:</p> + +<p>«<i>Combien étaient-ils, ces Franks? combien étaient-ils donc ces +barbares?...</i>»</p> + +<p>--Si cette fois les lâches Gaulois ont vaincu les Franks valeureux, ce +fut par trahison...</p> + +<p>--Donc, lors de cette grande bataille du Rhin, Scanvoch s'est battu +contre ton aïeul. Ce fut, vois-tu, une lutte acharnée, non-seulement un +combat de soldat à soldat, mais un combat de deux races fatalement +ennemies! Scanvoch pressentait que la descendance de Neroweg serait +funeste à la nôtre, et il voulait pour cela le tuer... Le sort des armes +en a autrement décidé. Les pressentiments de mon aïeul ne l'ont pas +trompé... Voici la seconde fois que nos deux familles se rencontrent à +travers les âges... Tu as fait torturer mes deux fils; tu devais +aujourd'hui les livrer au supplice...</p> + +<p>--Assez, chien!... Et pour empêcher ma noble race de mettre, dans +l'avenir, le pied sur la gorge à ta race asservie, tu veux me tuer?</p> + +<p>--Je veux te tuer... Ton frère a péri de ta main fratricide; ta famille +sera éteinte en toi!...</p> + +<p>Un éclair de joie sinistre illumina les yeux du Frank; il répondit:</p> + +<p>--Tue-moi...</p> + +<p>--Ôtez-lui ses liens...</p> + +<p>--C'est fait, Karadeuk; mais nous le tenons, et nos mains valent les +liens qui le garrottaient.</p> + +<p>--Je propose, moi, qu'il soit, avant sa mort, mis à la torture, ainsi +qu'il nous y faisait mettre au burg, nous autres esclaves...</p> + +<p>--Oui, oui... à la torture! à la torture!...</p> + +<p>--Et après, coupé en quatre quartiers.</p> + +<p>--Haché à coups de hache!</p> + +<p>--Mes Vagres! cet homme est à moi... c'est ma part du butin!</p> + +<p>--Il est à toi, vieux Karadeuk...</p> + +<p>--Laissez-le libre.</p> + +<p>--Tu le veux?</p> + +<p>--Laissez-le libre; mais formez autour de lui un cercle qu'il ne puisse +franchir...</p> + +<p>--Voici un cercle de pointes d'épées, de fer, de piques et de tranchants +de faux qu'il ne franchira pas...</p> + +<p>--Un prêtre!--s'écria soudain le comte avec un accent d'angoisse +mortelle,--un prêtre! je ne veux pas mourir sans un prêtre! j'irais en +enfer... Toi qui es assis là-bas, ermite laboureur, le saint évêque +Cautin, mon patron, te traitait de renégat; mais enfin comme moine tu es +toujours un peu prêtre, toi... veux-tu m'assister? et me promettre que +je n'irai pas en enfer, mais en paradis?... Ces chiens, tes compagnons, +m'ont volé mes colliers d'or et les sacs que je n'avais pas jetés dans +la citerne; il ne me reste que cet anneau d'or... je te le donne... mais +promets-moi, sur ton salut, le paradis...</p> + +<p>--Mon père!--s'écria Loysik,--mon père! vous ne tuerez pas ainsi cet +homme...</p> + +<p>--Je ne vous demande pas grâce de la vie, chiens d'esclaves! je saurai +mourir; mais je ne veux pas aller en enfer, moi! Ô mon bon patron! +bienheureux évêque Cautin, où es-tu? où es-tu? Fais un nouveau +miracle... envoie-moi un prêtre!...</p> + +<p>--En attendant le miracle, comte Neroweg, prends cette hache.</p> + +<p>--Quoi, Karadeuk, tu l'armes?</p> + +<p>--Prends cette hache, comte Neroweg; j'ai la mienne, défends-toi.</p> + +<p>--Mon père! il est fort comme un taureau sauvage; il est jeune encore et +vous êtes vieux!</p> + +<p>--Mon père! au nom de vos deux fils que vous avez sauvés, renoncez à ce +combat...</p> + +<p>--Mes enfants, ne craignez rien; cette hache ne pèse pas à mon bras... +J'ai foi dans mon courage; j'éteindrai en ce Frank la race des Neroweg.</p> + +<p>--Oh! être là, incapable de bouger... ne pouvoir me battre à ta place, ô +mon père!</p> + +<p>--Mes fils, c'est aux vieux à mourir... aux jeunes de vivre... Neroweg, +défends-toi...</p> + +<p>--Moi, de race illustre, me battre contre un gueux! un Vagre! un esclave +révolté! non...</p> + +<p>--Tu refuses?...</p> + +<p>--Oui, chien bâtard... égorge-moi si tu veux...</p> + +<p>--Mes Vagres, qu'on le saisisse, et tondez-le comme un esclave: le +tranchant d'un poignard vaudra, pour ceci, les ciseaux.</p> + +<p>--Moi, tondu comme un vil esclave! moi, Neroweg, subir un tel outrage! +moi, tondu!...</p> + +<p>--La femme de ton glorieux roi Clovis aimait mieux voir ses petits-fils +morts que tondus... je sais cela... Oui, vous autres nobles Franks, vous +tenez, comme vos rois chevelus, à votre chevelure, signe d'antique et +illustre race; donc, Neroweg, défends-toi, ou tu seras tondu...</p> + +<p>--Moi, tondu!... Cette hache! cette hache!...</p> + +<p>--La voici, comte... Et vous, mes bons Vagres, élargissez le cercle!...</p> + +<p>--Ermite laboureur, veux-tu me promettre, si ce combat me met en danger +de mort, de m'envoyer en paradis? je te donnerai mon anneau...</p> + +<p>--Si tu es en danger mortel, Neroweg, je te dirai des paroles qui te +feront, je l'espère, envisager fermement la mort.</p> + +<p>--Ce n'est pas la mort que je crains, chien! c'est le paradis que je +veux...</p> + +<p>--Crois-nous, Karadeuk, ce lâche a moins peur de l'enfer que de ta +hache... Coupons-lui cette crinière, qui ressemble à la queue d'un +cheval de montagne... Allons, tondons le comte... le seigneur frank sera +tondu...</p> + +<p>Neroweg, furieux, se précipita sur le vieux Vagre, le combat s'engagea, +terrible, acharné. Loysik, Ronan, l'évêchesse et la petite Odille, +pâles, tremblants, suivaient la lutte d'un oeil alarmé; elle ne fut pas +longue, la lutte... Le vieux Vagre l'avait dit, la hache ne pesait point +à son bras vigoureux, mais elle pesa fort au front de Neroweg, qui, +sanglant, roula sur l'herbe, frappé d'un coup mortel...</p> + +<p>--Meurs donc!--s'écria Karadeuk avec une joie triomphante;--la race de +l'<i>Aigle terrible</i> ne poursuivra plus la race de Joel... Meurs donc, +comte Neroweg!</p> + +<p>--Hi! hi!... j'ai un fils de ma seconde femme à Soissons... et ma femme +Godégisèle est enceinte, chien gaulois!--murmura le Frank avec un éclat +de rire sardonique.--Ma race n'est pas éteinte... j'espère qu'elle +retrouvera plus d'une fois la tienne pour l'écraser...</p> + +<p>Puis il ajouta d'une voix affaiblie, épouvantée:</p> + +<p>--Ermite laboureur, donne-moi le paradis... bon patron, évêque Cautin, +aie pitié de moi... Oh! l'enfer! l'enfer! les diables!... j'ai peur... +l'enfer!...</p> + +<p>Et Neroweg expira, la face contractée par une terreur diabolique. Son +dernier regard s'arrêta sur les ruines de son burg fumant au loin sur la +colline.</p> + +<p>Les leudes du comte s'apercevant de sa disparition, durent le croire +enseveli sous les décombres du burg, ou enlevé... S'ils l'ont cherché au +dehors, ces fidèles, ils auront trouvé le corps du comte vers la lisière +de la forêt, mort, la tête fendue d'un coup de hache, étendu au pied +d'un arbre dont on avait enlevé la première écorce et sur lequel étaient +ces mots tracés avec la pointe d'un poignard:</p> + +<p>«<i>Karadeuk le</i> <span class="sc">Vagre</span>, <i>descendant du Gaulois Joel, le brenn de la tribu +de Karnak, a tué ce</i> <span class="sc">COMTE</span> <i>frank, descendant de Neroweg l'Aigle +terrible... Vive la vieille Gaule!</i>...»</p> + +<hr class="short"> + +<p>Ici finit le récit de <span class="sc">Ronan le Vagre</span>, fils de <span class="sc">Karadeuk le Bagaude</span>, +Karadeuk, mon frère à moi, Kervan, fils aîné de Jocelyn, et petit-fils +d'Araïm. À cette histoire, j'ai ajouté les lignes suivantes, ce soir, +jour du départ de mon neveu Ronan, qui retourne près des siens, en +Bourgogne, après deux jours passés dans notre maison, toujours située +non loin des pierres sacrées de la forêt de Karnak. Mon neveu Ronan +m'ayant confié ses pensées durant son séjour ici, j'ai pu, en ce qui le +touche, écrire, ainsi qu'il aurait écrit lui-même.</p> + +<p>À propos de la forme nouvelle adoptée par lui dans ses récits, Ronan m'a +dit, non sans raison:</p> + +<p>«--Le voeu de notre aïeul Joel, en demandant à ceux de sa descendance +d'ajouter tour à tour à notre légende l'histoire de leur vie, a été de +perpétuer d'âge en âge dans notre famille l'amour de la Gaule et la +haine de la domination étrangère. Nos aïeux, jusqu'ici, ont raconté +leurs aventures sous forme de mémoires; moi, j'ai agi différemment; mais +la même pensée patriotique qui inspirait nos aïeux m'a inspiré; tous les +faits cités par moi sont vrais, et les scènes auxquelles je n'ai pas +assisté m'ont été racontées par des gens qui ont été acteurs dans ces +événements. Il en a été ainsi, entre autres faits, de l'entrevue secrète +de Neroweg et de Chram au burg du comte, dans la chambre des trésors. +Chram rapporta cet entretien à Spatachair, l'un de ses favoris; un +esclave entendit ce récit; et plus tard, après l'incendie du burg, cet +esclave s'étant joint à nous pour courir la Vagrerie jusqu'en Bourgogne, +c'est de lui que j'ai tenu ces détails. Peu importe donc la forme de ces +légendes, pourvu que le fond soit vrai; il nous faut, avant tout, donner +à notre descendance un tableau très-réel des temps où chacune de nos +générations a vécu et vivra, le tout dit avec sincérité. Ces +enseignements, transmis de siècle en siècle à notre race, rempliront +ainsi le voeu suprême de notre aïeul Joel.»</p> + +<p>Moi, Kervan, je dis comme mon neveu Ronan le Vagre: Peu importe la forme +de ces récits, pourvu qu'ils reproduisent fidèlement les temps où nous +vivons. Je compléterai donc, ainsi qu'il suit, et jusqu'à aujourd'hui, +l'histoire de mon frère Karadeuk et de ses deux fils, Ronan et Loysik.</p> + +<a name="ch4" id="ch4"></a> +<br><br><br> + +<h3>CHAPITRE IV.</h3> + +<p class="mid"><span class="sml">Ronan le Vagre revient en Bretagne accomplir le dernier voeu de son père +Karadeuk.--Il retrouve Kervan, frère de son père.--Ce qui est advenu à +Ronan le Vagre, avant et durant son voyage.</span></p> + +<p>Deux ans se sont écoulés depuis la mort du comte Neroweg... On est en +hiver: le vent siffle, la neige tombe. Par une nuit pareille, il y a de +cela près de cinquante ans, Karadeuk, petit-fils du vieil Araïm, avait +quitté la maison de son père où se passe ce récit, pour aller courir la +Bagaudie, séduit par les récits du colporteur.</p> + +<p>Le vieil Araïm est mort depuis très-longtemps, regrettant jusqu'à la fin +Karadeuk, son favori; Jocelyn et Madalèn, père et mère de Karadeuk, sont +aussi morts; son frère aîné, Kervan, et sa douce soeur Roselyk, sont +encore vivants, et habitent la maison située près des pierres sacrées de +Karnak. Kervan a soixante-huit ans passés; il s'est marié déjà vieux: +son fils, âgé de quinze ans, s'appelle <i>Yvon</i>; la blonde Roselyk, soeur +de Kervan, est presque aussi âgée que lui: ses cheveux sont devenus +blancs; elle est restée fille et demeure avec son frère Kervan et sa +femme <i>Martha</i>.</p> + +<p>Le soir est venu, le vent souffle au dehors, la neige tombe.</p> + +<p>Kervan, sa soeur, sa femme, son fils et plusieurs de leurs parents, qui +cultivent avec eux les mêmes champs que cultivait, il y a plus de six +cents ans, Joel et sa famille, sont occupés, autour du foyer, aux +travaux de la veillée. À une violente raffale de vent, Kervan dit à sa +soeur:</p> + +<p>--Bonne Roselyk, c'est par une nuit semblable, qu'il y a beaucoup +d'années, ce colporteur maudit... te souviens-tu?</p> + +<p>--Hélas! oui... et le lendemain notre pauvre frère Karadeuk nous +quittait pour jamais... Sa disparition a causé tant de chagrin à notre +bon grand-père Araïm, qu'il est mort en pleurant son petit-fils... Peu +de temps après, nous avons perdu notre mère Madalèn, devenue presque +folle de douleur... Seul, notre père Jocelyn a résisté plus longtemps au +chagrin... Ah! notre frère Karadeuk n'a été que trop puni de son désir +de voir des <i>Korrigans</i>.</p> + +<p>--Les Korrigans? tante Roselyk,--reprit Yvon, fils de Kervan,--ces +petites fées d'autrefois, dont le vieux Gildas, le tondeur de brebis, +parle souvent? On ne les voit plus depuis longues années dans le pays, +les Korrigans, non plus que les <i>Dûs</i>, autres petits nains.</p> + +<p>--Heureusement, mon enfant, le pays est débarrassé de ces génies +malfaisants... Sans eux, ton oncle Karadeuk serait peut-être à cette +heure avec nous à la veillée...</p> + +<p>--Et jamais, mon père, vous n'avez eu de nouvelles de lui?</p> + +<p>--Jamais, mon fils! il est mort sans doute au milieu de ces guerres +civiles, de ces désastres, qui continuent de déchirer la vieille Gaule, +sous le règne des descendants de Clovis.</p> + +<p>--Puisse notre Bretagne ignorer longtemps ces maux dont souffrent si +cruellement les autres provinces!</p> + +<p>--Notre vieille Armorique a su jusqu'ici conserver son indépendance, et +repousser l'invasion des Franks, pourquoi faiblirions-nous à l'avenir? +Nos chefs de tribus, choisis par nous, sont vaillants... le chef des +chefs, choisi par eux, le vieux <i>Kanâo</i>, qui veille sur nos frontières, +est aussi intrépide qu'expérimenté... n'a-t-il pas déjà repoussé +victorieusement les attaques des Franks?</p> + +<p>--Et trois fois déjà tu as été appelé aux armes, Kervan, nous laissant, +moi, ta femme, Roselyk, ta soeur, et Yvon, ton fils, dans des angoisses +mortelles...</p> + +<p>--Allons, allons, pauvres Gauloises dégénérées, ne parlez point ainsi; +songez à nos légendes de famille... Dites, <i>Margarid</i>, femme de Joel; +<i>Méroë</i>, femme d'Albinik le marin; <i>Ellèn</i>, femme de Scanvoch, +avaient-elles de ces faiblesses, lorsque leurs époux allaient combattre +pour la liberté de la Gaule?</p> + +<p>--Hélas! non; car Margarid et Méroë ont, comme leurs époux, trouvé la +mort dans les batailles...</p> + +<p>--Tandis que moi, je n'ai été blessé qu'une fois, en combattant ces +Franks maudits, que nous avons exterminés sur nos frontières.</p> + +<p>--Oublies-tu, mon frère, le danger que tu as couru aux dernières +vendanges? Étranges vendanges! que l'on va faire l'épée au côté, la +hache à la main!</p> + +<p>--Quoi! une partie de plaisir... sortir gaiement de nos frontières pour +aller en armes vendanger la vigne que les Franks font cultiver par leurs +esclaves vers le pays de Nantes<a href="#A4"><sup class="sml">A</sup></a>... Par la barbe du bon Joel! il +aurait bien ri de voir notre troupe repasser nos frontières, escortant +gaiement nos grands chariots remplis de raisins vermeils! Quel joyeux +coup d'oeil! les pampres verts ornaient les jougs de nos boeufs, les +brides de nos chevaux, et jusqu'aux fers de nos lances; puis, tous en +choeur nous chantions ce bardit:</p> + +<p>«<i>--Les Franks ne le boiront pas, ce vin de la vieille Gaule... non, les +Franks ne le boiront pas!...--Nous vendangeons l'épée d'une main, la +serpe de l'autre.--Nos chars de guerre sont des pressoirs roulants.--Ce +n'est pas le sang qui rougit leurs essieux, c'est le jus empourpré du +raisin.--Non, les Franks ne le boiront pas, ce vin de la vieille +Gaule... non, les Franks ne le boiront pas!...</i>»</p> + +<p>--Mon père, j'aurai seize ans à la prochaine vendange au pays de +Nantes... vous m'emmènerez avec vous?</p> + +<p>--Tais-toi, Yvon, ne fais pas de semblables voeux; cela m'effraye, mon +enfant.</p> + +<p>--Roselyk, entends-tu ma femme? Ne croirait-on pas entendre notre pauvre +mère dire à notre frère Karadeuk, en le grondant de son désir de voir +les Korrigans: «Taisez-vous, méchant enfant, vous m'effrayez...»</p> + +<p>--Hélas! mon frère, le coeur de toutes les mères se ressemble.</p> + +<p>--Mon père, j'entends des pas au dehors... je suis certain que c'est le +vieux Gildas; il m'avait promis de venir à la veillée, de nous apprendre +un nouveau bardit qu'un tailleur ambulant lui a chanté. Justement, c'est +lui... Bonsoir, vieux Gildas.</p> + +<p>--Bonsoir, mon enfant; bonsoir à vous tous.</p> + +<p>--Ferme la porte, vieux Gildas; la bise est froide.</p> + +<p>--Kervan, je ne suis pas seul.</p> + +<p>--Avec qui es-tu donc?</p> + +<p>--Un étranger m'accompagne; il a frappé à ma demeure et m'a demandé le +logis de Kervan, fils de Jocelyn. Ce voyageur vient de Vannes, et de +plus loin encore.</p> + +<p>--Pourquoi n'entre-t-il pas?</p> + +<p>--Il secoue dehors les frimas dont il est couvert.</p> + +<p>--Mon Dieu, Gildas, cet homme serait-il un colporteur?</p> + +<p>--Roselyk, Roselyk, entends-tu encore ma femme?... Ah! tu as raison: les +coeurs des mères sont tous pareils...</p> + +<p>--Non, Martha; ce jeune homme ne m'a point paru être un colporteur; à +son air résolu, on le prendrait plutôt pour un soldat; il porte un long +poignard à son côté... tenez, le voici.</p> + +<p>--Approche, voyageur; tu as demandé la demeure de Kervan, fils de +Jocelyn? Kervan, c'est moi...</p> + +<p>--Salut donc à toi et aux tiens, Kervan... Mais qu'as-tu à me regarder +ainsi en silence? d'où vient le trouble où je te vois?</p> + +<p>--Roselyk, regarde donc ce jeune homme... remarque son front, ses yeux, +l'air de sa figure...</p> + +<p>--Ah! mon frère! il est d'étranges ressemblances... On croirait voir, +vieux de quelques années de plus, notre pauvre frère Karadeuk, lorsqu'il +a quitté cette maison.</p> + +<p>--Roselyk, cet étranger porte la main à ses yeux; il pleure... Dis, +jeune homme, tu es le fils de Karadeuk?</p> + +<p>Pour toute réponse, Ronan le Vagre se jeta au cou du frère de son père, +et il embrassa non moins tendrement Martha, Roselyk et Yvon... Les +larmes séchées, la première émotion apaisée, les premiers mots qui +partirent du coeur et des lèvres de Roselyk et de Kervan furent ceux-ci:</p> + +<p>--Et notre frère?</p> + +<p>--Et Karadeuk?</p> + +<p>À cette question, Ronan le Vagre est resté muet; il a baissé la tête, +et, de nouveau, ses yeux se sont remplis de larmes... larmes cette fois +amères...</p> + +<p>Un grand silence se fit parmi ces descendants de la race de Joel; les +larmes coulèrent de nouveau, non moins amères que celles de Ronan le +Vagre.</p> + +<p>Kervan, le premier, reprit la parole, et dit à son neveu:</p> + +<p>--Y a-t-il longtemps que mon frère est mort?</p> + +<p>--Il y a trois mois...</p> + +<p>--Et sa fin a-t-elle été douce? s'est-il souvenu de moi et de Roselyk, +qui l'aimions tant?</p> + +<p>--Ses dernières paroles ont été celles-ci: «Je meurs sans avoir pu +accomplir, pour ma part, le devoir imposé par notre aïeul Joel à sa +descendance... Promets-moi, mon fils, Ronan, toi qui sais ma vie et +celle de ton frère Loysik, de remplir ce devoir à ma place, et d'écrire, +sans cacher le bien et le mal, ce que tous trois nous avons fait... Ce +récit terminé, promets-moi de te rendre, si tu le peux, au berceau de +notre famille, près des pierres sacrées de Karnak... Je ne peux espérer +que mon père Jocelyn et ma mère Madalèn vivent encore; s'ils sont morts, +comme je le crains, tu remettras cet écrit, soit à mon bon frère Kervan, +s'il a survécu à mes vieux parents, soit au fils aîné de mon frère. +S'il était mort sans laisser de postérité, ses héritiers ou ceux de sa +femme déposeront entre tes mains, selon le voeu de notre aïeul Joel, la +légende et les reliques de notre famille, et tu les transmettras à ta +descendance. Si, au contraire, mon bon frère Kervan et ma douce soeur +Roselyk m'ont survécu, dis-leur que je meurs en prononçant leurs noms +toujours chers à mon coeur...»</p> + +<p>--Telles ont été les dernières paroles de mon père Karadeuk.</p> + +<p>--Et ce récit de la vie de mon frère et de la tienne?</p> + +<p>--Le voici,--répondit Ronan en débouclant son sac de voyage.</p> + +<p>Et il en tira un rouleau de parchemin qu'il remit à Kervan. Celui-ci +prit cet écrit avec émotion, tandis que, ôtant de sa ceinture ce long +poignard à manche de fer qu'avait porté Loysik, puis le Veneur, et sur +la garde duquel on voyait gravé le mot saxon: <i>Ghilde</i>, et les deux mots +gaulois: <i>Amitié</i>, <i>communauté</i>, Ronan donna cette arme à son oncle, et +lui dit:</p> + +<p>--Le désir de mon père est que vous joigniez ce poignard aux reliques de +notre famille. Lorsque vous aurez lu ce récit, lorsque je vous aurai +raconté quelques événements qui le complètent, vous reconnaîtrez que +cette arme peut tenir sa place parmi les objets que nos aïeux nous ont +légués... pieuses reliques que je contemplerai avec respect. La veillée +commence... après demain matin il me faudra vous quitter.</p> + +<p>--Quoi! si tôt?</p> + +<p>--Vous saurez la cause de mon prompt départ. Je vous prie donc de lire, +dès ce soir, ce récit que je vous apporte; demain je vous raconterai ce +que je n'ai pas eu le loisir d'écrire, l'heure de mon voyage en Bretagne +ayant été hâtée malgré moi... Pendant que vous lirez ceci, je désirerais +vivement connaître la légende de notre famille, dont mon père m'a +souvent raconté les principaux faits.</p> + +<p>--Viens,--dit Kervan en prenant une lampe.</p> + +<p>Ronan le suivit... Tous deux entrèrent dans une des chambres de la +maison. Sur une table était déposé le coffret de fer, autrefois donné à +Scanvoch par Victoria la Grande. Kervan tira de ce coffret la <i>faucille +d'or</i> d'Hêna, la vierge de l'île de Sên; la <i>clochette d'airain</i>, +laissée par Guilhern; le <i>collier de fer</i> de Sylvest; la <i>croix +d'argent</i> de Geneviève; l'<i>alouette de casque</i> de Victoria la Grande; +puis il déposa ces objets auprès du <i>poignard</i> de Loysik. Kervan prit +aussi dans le coffret les différents parchemins composant la chronique +de la descendance de Joel.</p> + +<p>Ces reliques, datant d'un temps si lointain déjà, Ronan les contemplait +avec une profonde et silencieuse émotion. Kervan, voyant son neveu +plongé dans ce pieux recueillement, le laissa, et alla rejoindre sa +famille, non moins impatiente que lui de connaître l'histoire de +Karadeuk le Bagaude, de Ronan le Vagre, et de son frère Loysik, l'ermite +laboureur.</p> + +<p>Le Vagre resta seul... Cette longue nuit d'hiver s'écoula durant qu'il +lisait les légendes de sa race... La lumière de sa lampe luttait contre +les premières clartés de l'aube lorsque Ronan termina sa lecture. Dès +que le jour fut tout à fait venu, le descendant de Joel chercha au loin +des yeux, à travers la fenêtre, les rochers de l'île de Sên, île jadis +si fameuse par son collége de druidesses, où Hêna avait passé les +premières années de sa vie, terminée par un sacrifice héroïque. Bientôt +Ronan vit les rochers de l'île se dessiner confusément à travers la +brume de la mer; alors il jeta de nouveau un regard respectueux et +attendri sur la petite <i>faucille d'or</i>, déjà noircie par les siècles, et +qu'Hêna, la douce vierge, portait, il y avait de cela plus de six cents +ans; puis il sortit de la maison.</p> + +<p>Kervan et sa femme avaient, de leur côté, prolongé leur lecture presque +jusqu'à l'aube; et, contre leur habitude, ils ne s'étaient pas levés +avec le jour. Ronan, encore sous l'impression de l'histoire de sa +famille, alla visiter les abords de la maison: à chaque pas, il y trouva +le souvenir de ses ancêtres; elle verdoyait toujours, la vaste prairie +où son aïeul Joel et ses fils, Guilhern et Mikaël, se livraient aux +mâles exercices militaires de la <i>marhek-adroad</i>; il coulait toujours, +le ruisseau d'eau vive, au bord duquel Sylvest et Siomara avaient, dans +leurs jeux enfantins, élevé une petite cabane pour se mettre à l'abri de +la chaleur du jour. Ronan cherchait au bord de ce ruisseau la place des +deux vieux saules, où plus tard, lors de la conquête de César, Sylvest +et son père Guilhern, ayant en vain tâché d'échapper à l'esclavage du +centurion boiteux, alors propriétaire de leurs champs paternels, furent +livrés, par le Romain, à l'horrible supplice <i>des fourmis</i>! arbres +séculaires, qui végétaient encore quelque peu lors du retour de Scanvoch +et de son fils Aël-Guen au berceau de leur famille...</p> + +<p>L'émotion de Ronan le Vagre fut à la fois douce et triste. Absorbé dans +sa profonde méditation sur le passé, peu à peu il lui sembla voir, au +milieu de la brume qui voilait à demi le rivage de la vieille Armorique, +apparaître les touchantes ou mâles figures de la légende de son obscure +mais antique famille gauloise. <i>Le brenn</i> (Brennus), vainqueur de +l'Italie aux premiers siècles de la puissance de Rome; Joel, Margarid, +Hêna, Guilhern, Mikaël, Albinik le marin et sa femme Méroë, Sylvest +l'esclave, Siomara la courtisane; Geneviève, témoin de la mort du jeune +homme de Nazareth; Scanvoch, et enfin Karadeuk le Bagaude... Dans cette +vision étrange, plus l'époque à laquelle appartenaient ces différents +personnages s'éloignait du temps présent pour s'enfoncer dans la +profondeur des âges, plus ils semblaient grandir... de sorte que les +pâles fantômes de la génération de Joel, qui dominaient ceux de sa +descendance, étaient à leur tour dominés par l'imposante figure du +<i>brenn</i> victorieux, qui jadis jeta fièrement son épée gauloise dans la +balance où se pesait la rançon de Rome et de l'Italie...</p> + +<p>--Ah! combien de nos générations se succéderont encore avant que la +radieuse vision de Victoria la Grande se soit réalisée!--pensait Ronan +avec un accablement mélancolique.--Ô Brennus! vaillant guerrier, le plus +anciens des aïeux dont notre famille ait gardé la mémoire!... Ô Joel! +combien de temps votre descendance doit-elle souffrir encore avant que +la Gaule se soit relevée, libre, fière et à jamais délivrée du joug des +rois franks et des pontifes de Rome... Que de sueurs! que de larmes! que +de sang doit verser encore votre race, ô Brennus! ô Joel! avant +l'avènement de ce glorieux jour de bonheur et de liberté!</p> + +<p>Le Vagre fut tiré de sa rêverie par la voix du frère de son père.</p> + +<p>--Ronan,--dit Kervan,--la gelée a durci la terre, les troupeaux ne +peuvent sortir des étables; nous avons à cribler le grain à la maison... +viens, rentrons; pendant notre travail tu nous diras les événements qui +complètent ton récit. Après ton départ, je te promets de transcrire +fidèlement la suite de l'histoire de ta vie.</p> + +<p>Ronan et la famille de Kervan sont rassemblés dans la grande salle de la +métairie; après le repas du matin les femmes filent leur quenouille ou +s'occupent des soins domestiques; les hommes criblent le grain qu'ils +tirent de grands sacs et qu'ils reversent dans d'autres. Des troncs +d'orme et de chêne brûlent dans l'immense foyer, car au dehors vive est +la froidure; Ronan va parler; on fait silence, et chacun tout en +s'occupant de ses travaux jette de temps à autre un regard curieux sur +le Vagre, fils du Bagaude.</p> + +<p>--Mon oncle,--dit Ronan,--vous avez lu ce récit?</p> + +<p>--Nous tous qui sommes ici nous l'avons entendu...</p> + +<p>--Et que pensez-vous maintenant des Bagaudes et des Vagres?</p> + +<p>--Je pense, ainsi que ton frère Loysik, que ces représailles contre les +horreurs de la conquête franque, représailles légitimées par la conquête +elle-même, étaient malheureusement stériles et désastreuses comme l'est +la vengeance si juste qu'elle soit; cependant, je crois, je sens qu'il +fallait frapper de terreur ces féroces conquérants! sur eux seuls doit +retomber tant de sang versé...</p> + +<p>--Implacable et légitime a été notre vengeance, mais non pas stérile, +Loysik l'a proclamé lui-même; rappelez-vous ces paroles de votre +grand-père Araïm, à propos de la Bagaudie, je les ai lues cette nuit, +Kervan; elles étaient, elles sont, elles seront éternellement justes: +«--L'insurrection a toujours du bon... car on y gagne toujours quelque +chose. Qu'un peuple conquis ou opprimé implore ses maîtres, au nom de la +justice, au nom de l'humanité, ses maîtres se rient de lui; qu'il se +révolte... ils tremblent et accordent à la terreur ce qu'ils avaient +refusé au bon droit.» Araïm disait vrai. N'est-ce pas aux grandes +insurrections de la Bagaudie que l'Armorique a dû son complet +affranchissement de la domination des empereurs, lorsque, bien +qu'allégée des charges écrasantes contre lesquelles la Bagaudie avait +protesté par les armes, les autres contrées de la Gaule étaient +redevenues provinces romaines après l'ère glorieuse et libre de Victoria +la Grande!</p> + +<p>--C'est la vérité, Ronan... mais en quoi votre Vagrerie a-t-elle été +pour vous aussi fructueuse que la Bagaudie? Et mon pauvre frère Karadeuk +comment est-il mort?</p> + +<p>--Pour répondre à vos questions, Kervan, il me faut d'abord vous +apprendre ce qui s'est passé après l'incendie du burg du comte Neroweg.</p> + +<p>--Nous t'écoutons...</p> + +<p>--Le succès de notre attaque terrifia d'abord les Franks et les évêques +de la contrée; ceux des esclaves qui n'étaient pas hébétés par les +prêtres, les colons pressurés par les seigneurs, enfin les hommes de +coeur qui sentaient encore couler dans leurs veines quelques gouttes de +sang gaulois, reprirent quelque espoir; notre bande, dont mon père +conserva le commandement, devint considérable; on vit alors des prélats +et des seigneurs franks, épouvantés par la Vagrerie, améliorer un peu le +sort de leurs esclaves, pressurer moins leurs colons; foi de Vagre! mon +oncle... la terreur faisait battre d'une charité passagère tous ces +coeurs jusqu'alors endurcis...</p> + +<p>--Et ton frère Loysik?</p> + +<p>--Fidèle à ce principe de Jésus de Nazareth: «que ce sont surtout les +malades qui ont besoin de médecins,» il ne nous quittait pas, il eut +bientôt sur notre troupe l'ascendant qu'il savait prendre sur les hommes +les plus endiablés; sa bonté, son courage, son éloquence, son amour de +la Gaule, son horreur de la conquête franque, lui acquirent bientôt tous +les coeurs, souvent il empêcha des désastres inutiles ou de sanglantes +représailles. Lorsque ainsi que moi il fut guéri des suites de notre +torture, il nous quitta pendant quelque temps et nous demanda, sans nous +dire ses motifs, de nous rapprocher des confins de la Bourgogne; il +devait nous rejoindre aux environs de Marcigny, ville située à l'extrême +frontière de cette province, il avait obtenu de nous, non sans peine, de +ne plus incendier les burgs et les villas épiscopales; mais le pillage +allait toujours au profit du pauvre monde, et nous faisions bonne +justice des seigneurs franks, dont les cruautés étaient avérées.</p> + +<p>--Et les Franks ne se sont pas armés contre vous?</p> + +<p>--Le roi Clotaire ordonna une levée d'hommes, mais les seigneurs +bénéficiers craignirent en se séparant de leurs leudes de laisser leurs +burgs désarmés à la merci des esclaves, ou livrés sans défense aux +attaques de notre troupe; ils n'envoyèrent que peu de gens à la levée, +aussi, par deux fois, nous avons rudement combattu et battu les Franks; +mais, selon le désir de Loysik, nous nous rapprochions toujours des +frontières de la Bourgogne...</p> + +<p>--Et la petite Odille, Ronan?</p> + +<p>--Je l'avais prise pour femme... la chère enfant ne me quittait pas, +aussi douce que vaillante, aussi dévouée que tendre.</p> + +<p>--Pauvre petite... et l'évêchesse qui nous a intéressés malgré son +égarement?</p> + +<p>--Fulvie était pour le veneur ce qu'Odille était pour moi.</p> + +<p>--Et ce roi Chram qui rêvait le parricide a-t-il exécuté ses projets de +révolte contre son père Clotaire? cet autre monstre qui tuait les +enfants de son frère à coups de couteau!</p> + +<p>--Kervan, il y a trois jours en me rendant ici... j'ai retrouvé Chram et +son père sur les frontières de notre Armorique.</p> + +<p>--Le père et le fils sur nos frontières?</p> + +<p>--Oui, et ils se sont montrés dignes l'un de l'autre... Ah! Kervan! j'ai +dès mon enfance couru la Vagrerie... j'ai dans ma vie assisté à de +terribles spectacles... mais, foi de Vagre, je n'ai jamais éprouvé une +pareille épouvante... et d'horreur encore je frissonne quand je songe à +ce qui, sous mes yeux, s'est passé lors de la rencontre de Chram et de +son père.</p> + +<p>--Je te crois, Ronan, car te voici tout pâle à ce souvenir.</p> + +<p>--Horrible... horrible... mais je viendrai tout à l'heure à ce récit; +fidèles à notre promesse envers Loysik, nous nous rapprochions des +confins de la Bourgogne. Cette contrée, l'une des premières conquises +avant Clovis par d'autres barbares venus de Germanie, et appelés +<i>Burgondes</i>, était aussi pleine des héroïques souvenirs de la vieille +Gaule! À la voix de Vercingétorix, <i>le chef des cent vallées</i>, les +populations s'étaient soulevées en armes contre les Romains, <i>Epidorix</i>, +<i>Convictolitan</i>, <i>Lictavic</i>, et d'autres patriotes de cette province, +avaient rejoint avec leurs tribus <i>le chef des cent vallées</i>, jaloux de +combattre avec lui pour la liberté des Gaules.</p> + +<p>--Et cette contrée autrefois si vaillante... a subi le sort commun!</p> + +<p>--Là comme ailleurs, Kervan, les évêques avaient hébêté ces populations +jadis si viriles.</p> + +<p>--Oui, tandis que dans notre Armorique les druides chrétiens ou non +chrétiens nous prêchent encore l'amour de la patrie, la haine de +l'étranger.</p> + +<p>--Aussi la Bretagne est jusqu'ici restée libre; il n'en fut pas ainsi de +la malheureuse province dont je vous parle; dès 355, son peuple avait +dégénéré, deux chefs de hordes, <i>Westralph</i> et <i>Chnodomar</i>, avaient +envahi cette contrée; d'autres barbares, les Burgondes, venus des +environs de Mayence, chassèrent à leur tour ces premiers envahisseurs et +s'établirent en ce pays vers l'année 416. Ces Burgondes, qui ont donné +leur nom à cette province, étaient des peuples pasteurs, moins féroces +que les autres tribus de Germanie. Le plus grand nombre des habitants +gaulois de ce pays avaient été massacrés ou emmenés en esclavage lors de +la première conquête de 355. La race de ceux qui en petit nombre +survécurent, asservie par les Burgondes, ne fut pas aussi misérable que +celles de la majorité des provinces conquises; les rois <i>Gondiok</i>, +<i>Gondebaud</i> et son fils <i>Sigismond</i>, régnèrent tour à tour sur ce pays +jusqu'en 534; à cette époque, Childebert et Clotaire, fils de Clovis, +attaquant ces rois burgondes, comme eux de race germaine, ravagèrent de +nouveau ce pays, asservirent également et la race burgonde et la race +gauloise, et ajoutèrent ce territoire aux autres possessions de la +royauté franque.</p> + +<p>--Que de ruines! que de massacres! que d'esclavage!... Heureux sont nos +pères des siècles passés... ils vivent ailleurs qu'en ce triste +monde!...</p> + +<p>--C'est un terrible temps! mais, foi de Vagre, nous l'avons rendu +terrible aussi pour bon nombre de nos conquérants... Je vous l'ai dit, +selon notre promesse faite à Loysik, nous nous étions rapprochés des +confins de la Bourgogne... Nous arrivâmes près de Marcigny au +commencement de l'automne; dans ces climats fortunés cette saison est +aussi douce que l'été. Le soleil baissait, nous avions marché toute la +journée, traversant des contrées jadis fécondes autant que peuplées, et +alors incultes, presque désertes. Quelques esclaves se joignirent à +nous, d'autres se réfugièrent dans la cité de Marcigny et y jetèrent +l'alarme. Nous attendions toujours le retour de Loysik; pour plus de +prudence, nous avions campé sur une colline boisée, d'où l'on dominait +au loin la ville, à peine défendue par des murailles en ruines... Vers +la fin du jour, nous vîmes arriver mon frère; il accourait, instruit de +notre venue par les esclaves fugitifs. Il me semble encore le voir, +gravissant la colline d'un pas précipité, ses traits rayonnaient de +bonheur; après avoir répondu aux témoignages d'affection dont nous +l'entourions à l'envi, Loysik fit signe qu'il voulait parler; il gravit +un monticule ombragé d'une châtaigneraie séculaire: la foule s'assembla +autour de lui; à ses pieds s'assirent un grand nombre de femmes qui +couraient avec nous la Vagrerie. Au premier rang parmi elles se +trouvaient Odille et l'évêchesse. Loysik portait ce jour-là une robe de +grosse laine blanche; un rayon du soleil couchant, traversant les +châtaigniers, semblait entourer d'une auréole dorée sa grave et douce +figure encadrée de ses longs cheveux, séparés sur son front un peu +chauve, et blonds comme sa barbe légère. Je ne sais pourquoi me vint +alors à la pensée le souvenir du jeune homme de Nazareth, prêchant sur +la montagne la foule vagabonde dont il était toujours suivi... Un grand +silence se fit dans notre troupe; Loysik nous dit ces paroles, que +bientôt après j'ai écrites sur ce parchemin que voici, afin de ne pas +les oublier:</p> + +<p>«--Mes amis, mes frères, vous tous qui m'entendez, je reviens au milieu +de vous avec la <i>bonne nouvelle</i>...écoutez-moi: jusqu'ici vous avez, par +de terribles représailles, rendu aux Franks et aux évêques le mal pour +le mal: les méchants l'ont voulu, la violence a appelé la violence! +l'oppression, la révolte; l'iniquité, la vengeance! Elles se sont +réalisées, ces menaçantes paroles de Jésus: <i>Qui frappera de l'épée +périra par l'épée!--Malheur à vous qui retenez votre prochain en +esclavage!--Malheur à vous, riches au coeur impitoyable!</i> Aux pauvres +qui manquaient du nécessaire, vous avez distribué les biens de ces +conquérants pillards ou de ces nouveaux <i>princes des prêtres, race de +serpents et de vipères, qui</i>, selon le Christ, <i>dévore le bien des +pauvres.--Affreux hypocrites qui jurent par l'or de l'autel et non par +la sainteté du temple...</i> Beaucoup d'hommes endurcis, frappés par vous +de terreur, ont dès lors montré quelque charité... Vous avez enfin fait +justice; mais, hélas! justice aventureuse, implacable, comme nos temps +implacables! temps de tyrannie et de guerre civile, d'esclavage et de +révolte, de misère atroce et de criminelle opulence! effrayants +désastres qui ont jeté les peuples hors de toutes les voies humaines. +L'éternelle notion du juste et de l'injuste, du bien et du mal, +s'obscurcit dans les esprits: les uns, hébétés par l'épouvante et +l'ignorance, subissent des maux inouïs avec une résignation dégradante, +impie! les autres, se jetant comme vous dans une révolte légitime, mais +impuissante parce qu'elle est partielle, sont en proie à je ne sais quel +vertige furieux, sanglant, et mêlent les actes les plus généreux aux +actes les plus déplorables... Votre vengeance est légitime, et elle +engendre fatalement d'incalculables malheurs! Aujourd'hui, frappés par +vous de terreur, quelques coeurs, jusqu'alors impitoyables, se montrent +moins cruels envers leurs esclaves; mais demain? demain... vous serez +loin et les bourreaux redoubleront de cruauté... Vous incendiez les +demeures de ces conquérants barbares établis en Gaule par le massacre et +le pillage; mais ces demeures écroulées dans les flammes, qui les +rebâtira? nos frères esclaves! Vous partagez entre eux les dépouilles +des seigneurs et des prélats enrichis par la rapine, l'exaction, la +simonie; mais ces ressources précaires, dites, combien durent-elles pour +nos frères esclaves? quelques jours à peine; puis la misère pèsera plus +atroce encore sur ces malheureux! Ces coffres vidés par vous, +charitablement je le sais, qui devra les remplir? nos frères esclaves, +par de nouveaux et écrasants labeurs! Et que de larmes! que de sang +versé! que de ruines!...</p> + +<p>»--Oui, des larmes! des ruines! du sang!--crièrent plusieurs voix.--Nos +conquérants ne l'ont-ils pas fait couler à flots, le sang de notre +race!... Périsse le monde, et nous avec lui, et avec nous l'iniquité qui +nous dévore!...</p> + +<p>»--Périsse l'iniquité! oui, périsse l'esclavage! oui, périssent la +misère, l'ignorance!... Oui, oui! demandez à Ronan, mon frère, je ne lui +disais pas un jour: Comme toi, j'ai horreur de la conquête barbare; +comme toi, j'ai horreur de l'asservissement; comme toi, j'ai horreur de +l'ignorance funeste où de faux prêtres de Jésus tiennent leurs +semblables; comme toi, j'ai horreur de la dégradation de notre Gaule +bien-aimée... Mais pour vaincre à jamais la barbarie, l'ignorance, la +misère, l'esclavage, il faut les combattre, le moment venu, par la +civilisation, par le savoir, par la vertu, par le travail, par le réveil +de l'antique patriotisme gaulois, non pas mort, mais engourdi au fond de +tant de coeurs!</p> + +<p>»--Ermite notre ami, comment pouvons-nous combattre nos ennemis +autrement que par les armes? Le pouvons-nous, hommes errants, loups que +nous sommes?</p> + +<p>»--Je vous l'ai dit: vos représailles sont légitimes; la violence +appelle la violence! l'oppression, la révolte! mais la révolte, rendue +toujours nécessaire par l'aveugle iniquité des oppresseurs, n'est qu'un +moyen terrible d'atteindre à ce but divin: le bonheur de l'humanité... +La révolte déblaye le terrain, le travail, la vertu, la liberté le +fécondent. Et pourtant, croyez-moi, mes amis, mes frères, croyez-moi! +l'heure redoutable et sainte des grands soulèvements populaires n'a pas +encore sonné... Notre génération, comme celles qui l'ont précédée, a été +façonnée par l'Église à subir les horreurs de la conquête avec une +résignation impie, oui, impie! oui, sacrilége! Quoi! la rapine, le +massacre, la tyrannie étrangère désolent, ravagent, oppriment notre +pays! quoi! nos conquérants et leurs complices effrayent le monde de +leurs forfaits! quoi! voir nos pères, nos mères, nos femmes, nos soeurs, +nos enfants, subir les hontes, les tortures de l'esclavage, et au nom de +l'éternelle justice humaine et divine, ne pas protester par la révolte +contre ces iniquités épouvantables! Ah! cette soumission, plus +criminelle encore qu'imbécile, outrage le ciel et les hommes... Mais, je +vous l'ai dit, mes amis, pour que cette révolte porte ses fruits, il +faut que, comme nos puissantes insurrections des temps passés, elle soit +générale, et elle ne peut, elle ne pourra l'être ni aujourd'hui, ni +demain... En doutez-vous? Voyez le petit nombre d'esclaves qui répondent +à votre appel de liberté... Croyez-moi, je vous le répète... non, elle +n'a pas sonné, l'heure redoutable et sainte des grands soulèvements +populaires... Cette heure, vous la devancez d'un siècle, et plus +peut-être... Aussi, malgré votre courage, malgré vos succès récents, +tôt ou tard vous serez anéantis, et, comme nos conquérants abhorrés, +vous n'aurez laissé après vous que des ruines! Suivez au contraire mes +avis, et vos frères trouveront dans votre exemple un utile enseignement +pour l'avenir!</p> + +<p>»--Explique-toi, ermite laboureur, explique-toi, notre ami.</p> + +<p>»--Dites, mes amis, qui vous a faits Vagres, vous, hommes de toutes +conditions avant d'être réduits en servitude? oui, qui vous a jetés dans +la révolte? N'est-ce pas la spoliation, la misère, la haine de +l'esclavage et des malheurs affreux dont nous sommes victimes depuis la +conquête franque?</p> + +<p>»--Oui, oui, voilà pourquoi nous courons la Vagrerie.</p> + +<p>»--Mais si l'on vous disait: Renoncez à votre vie errante, et votre +travail vous assurera largement les nécessités de la vie; votre courage +garantira votre repos et votre liberté... Vous qui regrettez ou désirez +la paix du foyer, les joies de la famille, vous aurez ces pures et +douces jouissances... Vous qui préférez l'austère isolement du célibat, +vous suivrez votre goût, et vous vivrez heureux, tranquilles.</p> + +<p>»--Ermite notre ami, ces promesses sont-elles réalisables? Tu n'es pas +de ces fourbes qui prétendent, ainsi que les fourbes évêques, posséder +le don des miracles...</p> + +<p>»--Ah! s'ils l'eussent voulu! les évêques eussent chaque jour, et sans +fourberie, accompli de pareils miracles au nom de la fraternité humaine +prêchée par Jésus... Oui, s'ils avaient agi par justice et par humanité, +ainsi que vient d'agir par terreur l'évêque de Châlons, une voie +d'émancipation pacifique et véritablement chrétienne s'ouvrait pour la +Gaule...</p> + +<p>»--Et qu'a-t-il donc fait l'évêque de Châlons?</p> + +<p>»--Après m'être séparé de vous, je suis allé dans cette petite ville de +Marcigny, qui dépend du diocèse de Châlons; c'est là que l'évêque a sa +villa où il habite l'été... Ce n'est pas un méchant homme, quoiqu'il +commette, ainsi que les autres prélats, le crime affreux pour un prêtre +du Christ de retenir ses frères en esclavage; ses jours se sont +écoulés, jusqu'ici, selon ses désirs, dans le calme, la fainéantise et +l'opulence; il est d'ailleurs grand ami du roi Clotaire. Depuis +longtemps je connais cet évêque; ma vie, contraire à la sienne, lui +impose; il a foi à ma parole, il la sait sincère... Je suis donc allé le +trouver, cet évêque, et je lui ai dit ceci:</p> + +<p>»--As-tu entendu parler des Vagres d'Auvergne?--Hélas! oui... car ils +commettent d'effrayants ravages en ce pays-là; mais, grâce à Dieu, la +Vagrerie n'est point venue jusqu'en Bourgogne.--Évêque, elle s'en +approche à grands pas; avant quinze jours les Vagres seront aux +frontières de ton diocèse.--Alors, malheur, malheur à nous, moine! ils +ont, dit-on, deux fois battu les leudes envoyés contre eux... Hélas! +hélas! si la Vagrerie approche, qu'allons-nous devenir? mon diocèse va +être ravagé, mon trésor pillé, mon beau palais de Châlons saccagé, ma +riante villa incendiée... comme celle de l'évêque Cautin... Moine, c'est +une grande désolation!... Que faire, mon Dieu!... que faire!...--Évêque, +la vallée de Charolles est située dans ton diocèse?--Oui, elle +appartient au glorieux roi Clotaire, comme toutes les terres de la Gaule +qui n'ont pas été distribuées en bénéfices, soit par lui, soit par son +père Clovis, aux chefs des leudes ou à l'Église.--Tu es l'ami du roi +Clotaire?--Ce grand prince me témoigne beaucoup de bonne volonté: je lui +ai remis plusieurs de ses péchés...--Demande-lui pour moi la donation de +la vallée de Charolles; j'y fonderai une communauté de moines +laboureurs; autour de ce monastère se fondera une colonie laïque; une +partie des terres sera réservée aux moines laboureurs, l'autre, +abandonnée à la colonie; mais je veux cette donation absolue, +héréditaire, exempte de toutes charges et redevances... Les colons +seront reconnus, de droit et de fait, hommes libres, eux et leur +descendance... Obtiens, et tu le peux, cette donation de ton ami le roi +Clotaire, et la troupe de Vagres qui t'épouvante devient, par la +possession de ce territoire, un établissement d'hommes de paix et de +travail... Choisis donc, pour ton diocèse, entre les désastres de la +Vagrerie ou les féconds labeurs d'une colonie d'hommes libres...--Je +connaissais, mes amis, le caractère de l'évêque Florent: son choix ne +pouvait être douteux. Il eut cependant quelque velléité de demander la +donation pour lui-même; mais il apprit le même jour, par des voyageurs, +que les Vagres s'approchaient de plus en plus des frontières de +Bourgogne. Il dépêcha un messager au roi Clotaire, alors à Bourges, lui +écrivit une lettre pressante en ma faveur... Hier, ce messager a +rapporté à l'évêque de Châlons cette donation accordée ainsi qu'il suit, +par une charte, selon la formule ordinaire:</p> + +<div class="sml"> +<p><span class="sc">Clotaire</span>, guerrier illustre, roi des Franks... L'office et le devoir +d'un roi est de venir en aide aux serviteurs de Dieu et d'accueillir +favorablement leurs demandes. D'autre part, comme nous ne demeurons que +peu de temps en cette vie, il importe d'amasser au plus vite des +richesses pour l'éternité. Ces richesses, nous pouvons les acquérir +facilement au moyen de largesses accordées aux évêques et à l'Église. +C'est pourquoi nous accueillons la demande de notre vénérable père en +Christ, Florent, évêque de Châlons-sur-Saône, et faisons savoir à tous +nos <i>fidèles</i> présents et futurs qu'un certain moine, nommé <i>Loysik</i>, +nous a demandé, par l'entremise dudit Florent, notre vénérable père en +Christ et ami, une terre où il pût habiter librement, prier et implorer +pour nous la miséricorde divine; il a ajouté qu'il était suivi d'un +grand nombre d'hommes qu'il voulait retirer des désordres et des misères +du siècle; ces hommes ont promis de se fixer auprès de lui, et de se +livrer à une vie paisible et laborieuse; pour nous, considérant que la +demande du moine est sage; parce que nous croyons, d'ailleurs, que, si +nous l'accueillons favorablement, nous ferons une chose agréable à Dieu +et méritoire pour la rémission de nos péchés, nous accordons à ce moine +la possession de la vallée de Charolles, située dans le diocèse de +Châlons, bornée au nord par les rochers dits <i>Roches-Balues</i>; au midi +par la rivière de Charolles, dont une branche traverse ladite vallée; à +l'ouest par le ravin appelé <i>Ravin d'Epidorix</i>; à l'est, par la lisière +des bois dits <i>Bois aux Chèvres</i>, touchant aux terres de l'église de +Marcigny. Nous concédons à ce moine Loysik tout ce qu'il rencontrera sur +lesdites terres, esclaves, animaux domestiques, constructions, vignes, +champs cultivés, prairies et bois; il usera de tout librement et pourra, +sans que nul ait droit d'y mettre empêchement, labourer, planter, bâtir: +nous l'exemptons, lui et ceux qui s'établiront avec lui dans la vallée +de Charolles, de tout ce qui est dû à notre fisc. Nous défendons à tous +nos leudes, évêques, ducs, comtes et autres, d'exiger pour eux et pour +leur suite, ni argent, ni présent, ni logement, ni redevance de ce moine +Loysik, ni de ceux qui s'établiront sur le territoire que nous lui avons +accordé, les tenant et reconnaissant pour hommes libres. Que nul ne soit +assez audacieux pour enfreindre nos commandements, nous voulons que ce +moine Loysik, ses compagnons et leurs successeurs vivent libres et +tranquilles sous notre protection. Et pour que le présent acte ait plus +de force, nous avons voulu qu'il fût signé de notre main et scellé de +notre sceau.<br> + +<span class="rig"><span class="sc">Clotaire</span><a href="#B4"><sup class="sml">B</sup></a>.</span></p> + +</div> +<br> + +<p>»L'évêque, en me remettant cette charte, m'a dit:</p> + +<p>»--Je me suis bien gardé de mander à notre glorieux roi Clotaire qu'il +s'agissait des Vagres. Il aurait par orgueil et vengeance refusé la +donation; mais quand il saura que, grâce à elle, cette province n'a plus +à craindre ces hommes déterminés, que l'on finirait toujours par +écraser, mais au prix de nouveaux désastres, il ne regrettera pas sa +concession. Maintenant, moine, j'ai foi à ta parole, je sais qu'on y +doit compter, fais que pour mon repos la Vagrerie ne désole pas mon +diocèse.</p> + +<p>»L'évêque me parlait ainsi tantôt, lorsque quelques esclaves fugitifs +sont venus annoncer l'approche de votre troupe; le prélat m'a dit alors +d'une voix suppliante:--Loysik, cours à la rencontre de ces Vagres, +annonce-leur cette donation, apaise-les, dis-leur que si la récolte +présente encore sur pied ne suffit pas comme je le crois à leurs +besoins, en attendant celle de l'an prochain, je leur enverrai du blé, +du vin, des bestiaux; mes esclaves charpentiers les aideront à +construire des maisons de bois avec les arbres de la forêt, en attendant +qu'ils aient pu se bâtir des demeures de pierres, et à ces bâtisses mes +esclaves de tous métiers s'emploieront encore... va, cours, moine, je +ferai tous les sacrifices possibles pour vivre en bonne intelligence +avec de si redoutables voisins...</p> + +<p>»À cette heure, mes amis, mes frères, vous le voyez, de vous il dépend +de vivre laborieux, paisibles, heureux et aussi libres qu'on peut l'être +sous la domination franque! Ceux d'entre vous qui voudront entrer avec +moi dans notre communauté de laboureurs y entreront; ceux qui, préférant +la vie de famille, voudront s'unir à une femme de leur choix, recevront +de moi des terres héréditaires et fonderont la colonie... J'ai +soigneusement visité la vallée... une rivière poissonneuse traverse ses +vastes prairies, des bois séculaires l'ombragent, ce qui est cultivé par +les esclaves du fisc royal en vigne et en blé est florissant; les +bestiaux sont nombreux. Ai-je besoin de vous le dire, mes frères, que +ces pauvres esclaves transportés ou nés en ce pays, et que dans sa +générosité sacrilège ce roi Clotaire me donne... pêle-mêle avec le +bétail... seront affranchis par nous. Nous ne sommes pas des évêques +pour garder ainsi notre prochain en esclavage et l'exploiter à notre +profit; ces esclaves redeviendront comme nous des hommes libres, les +terres qu'ils ont jusqu'ici cultivées pour le fisc du roi leur +appartiendront désormais à titre héréditaire. La vallée est immense, et +fussions-nous trois fois plus nombreux, la fertilité de son sol +suffirait à nos besoins; ces terres que le roi Clotaire nous restitue, à +nous Gaulois, sous forme de don, ont été violemment conquises il y a +plus de deux siècles par des tribus barbares, puis envahies par les +Burgondes, puis enfin reconquises sur ceux-ci par les Franks; ces terres +sont en partie incultes, la race de ceux qui les possédaient il y a deux +cent cinquante ans et plus avant la première invasion barbare est, +hélas! depuis longtemps éteinte; massacrées lors de ces conquêtes +successives, emmenées au loin en captivité ou mortes à la peine en +cultivant pour autrui les champs paternels, les premières populations +ont disparu, les esclaves habitant aujourd'hui cette vallée descendent +de ceux qui y ont été transportés pour la repeupler après la conquête de +Clovis. En occupant cette portion du sol de la Gaule, nous, Gaulois, +nous ne dépossédons personne de notre race; mais ce territoire, il +faudra savoir au besoin le défendre: en ces temps de guerre civile, les +donations, quoique perpétuelles, souvent ne sont pas respectées par les +héritiers des rois ou par les seigneurs et les évêques voisins. Nous +serons donc prêts à repousser la force par la force. La vallée est +garantie au nord par des rochers presque inaccessibles, au midi par une +rivière profonde, à l'ouest par des ravins escarpés, à gauche par des +bois épais; il nous sera facile de nous fortifier dans cette possession +et d'y maintenir nos droits... si le nombre nous écrase, nous mourrons +du moins en hommes libres. Un mot encore, mes amis, je vous l'ai dit, +les faits vous le prouvent et vous le prouveront, l'heure des grands +soulèvements populaires n'a pas encore sonné, ne sonnera pas de +longtemps peut-être; mais une heureuse chance a servi votre révolte +isolée, sachez en profiter. Gaulois réduits en servitude, vous aviez +pris les armes... mais vous renoncez à de terribles représailles du jour +où vous rentrez en possession du sol et de la liberté... de ce jour, +vous, hommes de révolte, de désordre, de bataille, vous devenez hommes +de paix, de travail et de famille... esclaves violemment dépouillés de +vos droits, vous portiez partout le ravage, hommes libres, possédant la +terre et la fécondant par votre travail, vous répandez autour de vous +l'abondance et la richesse... Ah! croyez-moi, cet enseignement sera +fécond pour l'avenir; oui, malgré la torpeur effrayante où sont plongées +les populations qui nous entourent, tôt ou tard vous voyant vivre +paisibles, laborieux, elles se diront:--Si le peuple des Gaules, au lieu +de subir l'esclavage avec une lâche résignation, avait, comme les +habitants de cette colonie, su se faire craindre et reconquérir ce que +la violence lui avait ravi, il serait aujourd'hui heureux et libre! +Comptons-nous donc, pauvres esclaves que nous sommes! comptons les +Franks... et debout! mais tous ensemble... isolément nous serions +écrasés... oui, debout... debout tous ensemble! courons tous aux armes! +et à nous aussi notre jour viendra!--Amis, croyez-moi, de proche en +proche ces idées germeront, grandiront, et l'heure arrivera, lointaine +encore, je le sais, mais inévitable comme la justice de Dieu, où le +peuple des Gaules, se levant tout entier contre l'oppression des rois et +de l'Église, ressaisira les droits sacrés dont l'a dépouillé la +conquête! alors, oh! alors, pour tous, paix, travail, bonheur et +liberté!»</p> + +<p>--Ronan,--dit Kervan après avoir, ainsi que sa famille, attentivement +écouté le Vagre,--Loysik parlait avec une grande sagesse... Ses conseils +ont-ils été suivis par tes compagnons?</p> + +<p>--Oui... le plus grand nombre des Vagres acceptèrent l'offre de Loysik: +quelques-uns continuèrent leur vie aventureuse; mais ils promirent à +Loysik de ne pas entrer en Bourgogne... et depuis, nous n'avons plus +entendu parler d'eux; car, ainsi que le disait mon frère, le temps des +grands soulèvements populaires n'est pas encore venu, il faut le +reconnaître avec regret, avec douleur... Parmi ceux qui peuplent +aujourd'hui la vallée de Charolles, plusieurs, préférant le célibat, ont +adopté la règle des moines laboureurs, sous la direction de Loysik; mais +la majorité de nos compagnons, formant la colonie laïque établie autour +du monastère, se sont mariés, soit à des femmes qui couraient avec nous +la Vagrerie, soit aux filles des colons voisins... J'ai épousé la petite +Odille et le Veneur l'évêchesse; les artisans, que l'esclavage et la +misère avaient conduits en Vagrerie, reprirent leurs anciens métiers, et +travaillèrent pour la colonie; d'autres se livrèrent à la culture des +terres, des vignes, à l'élevage des bestiaux. Je suis devenu bon +laboureur, et ma petite Odille, habituée dès son enfance à soigner les +troupeaux dans les montagnes où elle est née, s'occupe des mêmes soins; +l'évêchesse file sa quenouille, tisse la toile, en digne ménagère, et +dirige l'hospice ouvert pour les femmes malades; de même que Loysik +dirige l'hospice des hommes, fondé par lui dans son monastère; il est +aussi l'arbitre souverain des rares démêlés qui s'élèvent entre nous; +car je vous le dirai, Kervan, et vous me croirez, au bout de six mois de +séjour dans cette fertile vallée de Charolles, nous, jadis Vagres +errants et indomptés, nous étions devenus, selon le voeu de mon frère, +des hommes de paix, de travail et de famille.</p> + +<p>--Ah! Ronan! Loysik disait vrai: puisque les évêques n'ont pas osé, +comme nos druides vénérés, prêcher la guerre sainte contre les Franks, +pourquoi n'ont-ils pas chrétiennement agi comme ton frère? Oui... ces +terres immenses, peuplées d'esclaves et de bétail, que l'Église obtient +si facilement de la crédulité des rois et des seigneurs franks, pourquoi +ne les a-t-elle pas restituées à ceux qui les possédaient autrefois? ou +bien si le massacre de la conquête laissait ces terres sans possesseurs, +pourquoi l'Église ne les a-t-elle pas distribuées aux esclaves qui les +cultivaient et qu'elle aurait affranchis, au lieu de les garder en +servitude, exploitant ainsi terres et gens à son profit... Redevenus +libres et citoyens, rattachés au sol de la patrie par les mille liens de +la famille, par la possession d'un sol fécondé par leur travail, ces +anciens esclaves régénérés, formant alors la population la plus +considérable de la Gaule, devaient, dans un temps prochain, absorber ou +chasser cette poignée de barbares qui l'oppriment et reconquérir son +indépendance... Oh! oui, oui... si ce que ton frère a accompli dans la +vallée de Charolles, tous les évêques l'avaient accompli dans les +immenses domaines de l'Église, peuplés d'esclaves, la Gaule, +aujourd'hui, serait prospère, glorieuse et libre!</p> + +<p>--Cela est certain, Kervan; mais les évêques ne l'ont pas voulu. Ces +terres conquises par leur fourberie, ils les ont, vous l'avez dit, +conservées, exploitées à leur profit, grâce au labeur écrasant de leurs +frères, qu'ils retiennent, ces doux apôtres de charité, dans le plus dur +esclavage... Le mal que font les évêques, ils le font volontairement, +amoureusement; ces terres, ces esclaves, dons pieux de la crédulité de +nos conquérants, quelle puissance humaine pouvait forcer l'Église à les +garder? qui l'empêchait, qui l'empêche d'affranchir ces pauvres captifs? +qui l'en empêche?... Ah! c'est l'ambition implacable, c'est la cupidité +effrénée de ces nouveaux <i>princes des prêtres!</i>... Ils règnent absolus, +redoutés sur un peuple crédule et craintif; ils jouissent du fruit de +ses sueurs dans une opulente oisiveté... et ils n'auraient été que +simples citoyens au milieu d'un peuple libre, intelligent, pénétré de +ses droits, et n'entendant travailler qu'au profit de sa famille... +Alors, ces richesses si chères à la fainéantise, à l'orgueil, aux excès +du clergé, il lui eût fallu les acquérir par le travail... Aussi, honte, +exécration à ces princes des prêtres de l'Église de Rome!... Aussi, +malheur à notre vieille Armorique, si jamais la foi de nos pères +s'éteint en elle!... Croyez-moi, Kervan, du jour où la Bretagne subira +le joug catholique, elle subira le joug de la royauté franque!...</p> + +<p>--Fasse le ciel que ces cruelles appréhensions ne se réalisent jamais, +Ronan! Écartons ces tristes pensées, parlons de la vie paisible et +laborieuse de la colonie de la vallée de Charolles.</p> + +<p>--Oui, là nous avons jusqu'ici vécu heureux, cultivant nos champs en +commun, et partageant en frères les fruits de notre travail commun, +selon ces mots gravés sur la garde du poignard que je vous ai apporté: +<i>Amitié, communauté!</i></p> + +<p>--Mais cet autre mot que j'y ai lu, ce mot <i>Ghilde</i>, que signifie-t-il?</p> + +<p>--C'est un mot saxon; il signifie association, confrérie, parce qu'en ce +pays du Nord, d'après une coutume dont l'origine se perd dans la nuit +des temps, tous ceux qui font partie d'une <i>ghilde</i> se jurent en secret, +par serment mystérieux et sacré: Amitié, appui, solidarité en toutes +choses... La maison de l'un des associés brûle-t-elle, tous les autres +l'aident à la reconstruire; sa récolte est-elle détruite par la grêle ou +par l'orage, tous les associés, se cotisant, l'indemnisent de ce +dommage; il en est de même si son vaisseau périt dans un naufrage... +Craint-on de partir seul pour un long voyage, un, deux ou plusieurs +associés vous accompagnent; quelqu'un de la ghilde est-il victime d'une +iniquité, tous prennent parti pour lui, afin d'obtenir justice; est-il +outragé, tous se joignent à l'offensé pour l'aider à obtenir réparation +ou vengeance<a href="#C4"><sup class="sml">C</sup></a>... Ce qu'il y a de fécond dans ce principe de +fraternelle solidarité, notre communauté l'a mis en pratique. Là nous +disons comme autrefois en Vagrerie: Tous pour chacun, chacun pour +tous...</p> + +<p>--Et mon frère Karadeuk a-t-il du moins joui de cette vie paisible et +fortunée, après tant d'aventures?</p> + +<p>--Oui... jusqu'au jour de sa mort il a vécu heureux dans notre maison, +auprès d'Odille et de moi... il a pu bénir mon premier-né...</p> + +<p>--Quelle a été la cause de la mort de mon frère?</p> + +<p>--Vous avez vu, Kervan, dans ces récits, quel homme était ce Chram, fils +du roi Clotaire?</p> + +<p>--Oui, c'était le digne fils d'un tel père...</p> + +<p>--Ses projets de révolte ayant échoué en Poitou et en Auvergne, il s'est +dernièrement jeté en Bourgogne, à la tête de quelques troupes, pour +soulever ce pays contre son père; les comtes et les ducs de Clotaire, en +ce pays, crurent de leur intérêt de combattre Chram dans cette nouvelle +guerre civile; néanmoins il ravagea une partie de ce malheureux pays. +Une des bandes de Chram arriva près de notre vallée; mon père et Loysik, +prévoyant les éventualités de ces temps de troubles, nous avaient fait +fortifier, au moyen de fossés et d'abattis d'arbres, les points de la +vallée qui n'étaient pas défendus, soit par la rivière, soit par des +ravins presque inaccessibles; nos colons et les hommes de la communauté +occupaient ces positions tour à tour et en armes, depuis l'invasion du +fils de Clotaire en Bourgogne. Mon père commandait un de ces postes +avancés lorsque les guerriers de Chram s'approchèrent de notre vallée +pour la ravager.</p> + +<p>--Sans doute il y eut un combat, et mon pauvre frère Karadeuk...</p> + +<p>--Fut mortellement blessé en repoussant les Franks à la tête de nos +hommes... Mon père mourut après avoir prononcé les paroles que je vous +ai dites. Durant ce combat, il portait ce poignard saxon appartenant à +Loysik, et ramassé par le Veneur lors de l'attaque des gorges d'Allange; +celui-ci l'avait rendu à mon frère après notre fuite du burg de +Neroweg... Loysik donna plus tard cette arme à mon père; il la portait +le jour où il fut mortellement blessé... Il m'a prié de vous l'apporter +et de la joindre aux reliques de notre famille.</p> + +<p>--La mort de mon frère a été vaillante comme sa vie... Maudit soit ce +Chram, fils de Clotaire! S'il n'eût pas ravagé la Bourgogne, mon frère +Karadeuk vivrait peut-être encore!</p> + +<p>--Je dis comme vous, Kervan, maudit soit ce Chram! Du moins il a trouvé +aux frontières de notre Bretagne la juste punition de ses crimes...</p> + +<p>--Tu veux parler de cette aventure qui t'a frappé d'une telle épouvante, +que tout à l'heure tu pâlissais encore à ce souvenir?</p> + +<p>--Ah! Kervan! l'on dirait que ces rois franks et leur race sont +prédestinés à devenir l'horreur du monde!... Écoutez, écoutez... mon +père mourant me fit donc promettre de me rendre ici, au berceau de notre +famille. Après avoir écrit le récit que je vous ai remis... je n'ai pu +le compléter; voici pourquoi: En ces temps désastreux, rien de plus +difficile, de plus périlleux, que d'entreprendre un long voyage; on +risque à chaque pas d'être enlevé en route et emmené captif par les +bandes armées des ducs, des comtes, des seigneurs franks ou des évêques +qui guerroyent de province à province, de diocèse à diocèse, de domaine +à domaine, se pillant les uns les autres ou envahissant réciproquement +leur territoire, afin d'agrandir leurs possessions; aussi tous ceux qui +sont forcés de voyager ne s'aventurent jamais hors des cités sans se +réunir en assez grand nombre pour pouvoir repousser l'attaque des bandes +armées que l'on rencontre continuellement. J'appris qu'une compagnie de +voyageurs devaient partir de la ville de Marcigny pour se rendre à +Moulins; c'était mon chemin; voulant profiter de cette occasion, je +quittai la vallée avant d'avoir achevé le récit que je vous ai remis; +nous partîmes de Marcigny environ trois cents personnes, hommes, femmes, +enfants, les uns à pied, les autres à cheval ou en chariot, pour aller +d'abord à Moulins; de cette ville d'autres voyageurs devaient partir +pour Bourges; de cette dernière cité j'espérais trouver de pareilles +compagnies pour gagner Tours, puis poursuivre ainsi ma route jusqu'à nos +frontières, par Saumur et par Nantes. Pendant mon voyage de Marcigny à +Tours, les voyageurs avec qui je cheminai eurent souvent à combattre +contre des bandes armées; je fus légèrement blessé dans l'une de ces +attaques; plusieurs de mes compagnons furent tués, d'autres, faits +prisonniers, furent emmenés eux et leurs familles en esclavage; moi, +ainsi que bon nombre de mes compagnons, nous eûmes le bonheur d'arriver +à Tours.</p> + +<p>--Dans quel temps nous vivons! Voyager en un pays ennemi ne serait pas +plus dangereux!</p> + +<p>--Ah! Kervan... si vous voyiez les ravages de la conquête! ravages +toujours naissants! partout des ruines anciennes et nouvelles; nos +anciennes chaussées si larges, si soigneusement entretenues avec leurs +relais de poste et leurs auberges, partout abandonnées ne sont plus que +décombres... les communications, jadis si faciles sur tous les points de +la Gaule, sont maintenant interrompues; les évêques, maîtres absolus +dans leur diocèse, empirent encore s'ils le peuvent cet état de choses, +voulant surtout isoler les populations entre elles afin de les dominer +plus sûrement. Ici les routes sont coupées parce qu'elles passent sur le +domaine d'un seigneur frank ou d'une abbaye; ailleurs les ponts ont été +détruits par quelque bande armée afin d'assurer sa retraite; aussi +étions-nous forcés à des détours incroyables pour arriver au terme de +notre voyage; souvent nous passions plusieurs nuits dans les champs; +parfois encore il nous fallait abattre les arbres voisins des rivières +afin de construire des radeaux où nous nous aventurions, n'ayant que ce +moyen de traverser les fleuves; foi de Vagre, ce n'était pas autrement +en Vagrerie.</p> + +<p>--Pauvre pays! pauvre Gaule!</p> + +<p>--En arrivant à Tours, j'appris que le roi Clotaire rassemblait là des +troupes pour marcher en personne contre son fils Chram qui, ravageant +tout sur son passage, venait de traverser la Touraine, se dirigeant, +disait-on, vers les frontières de la Bretagne. L'occasion me parut bonne +pour achever ma route en sûreté; je suivis les troupes royales, +composées des leudes et des hommes de guerre que les seigneurs franks, +possesseurs de bénéfices, devaient, sur sa demande, amener à leur roi; +des colons enrôlés de force augmentaient cette armée, elle se mit en +marche, je l'accompagnai; des troupes ennemies n'eurent pas été plus +désastreuses que les troupes du roi Clotaire pour les populations. Les +Franks arrivaient-ils dans une cité, ils chassaient les habitants de +leurs maisons et s'y établissaient en maîtres; durant leur séjour les +provisions étaient consommées, gaspillées; puis lors de leur départ les +Franks dévalisaient la maison; chacun d'eux pillant à sa guise; les +hommes, s'ils disaient mot, étaient battus, souvent tués, les femmes et +les filles violentées, puis l'armée du glorieux roi Clotaire reprenait +sa marche.</p> + +<p>--Tu as raison, Ronan, la Vagrerie était moins terrible!</p> + +<p>--Clotaire et sa <i>truste</i> rejoignirent les troupes à Nantes; c'est là +que, pour la première fois, je le vis un soir, ce monstre qui tuait les +fils de son frère à coups de couteau; oui, c'est là que je le vis ce +lâche meurtrier en faveur de qui le Dieu des catholiques faisait des +miracles, grâce à l'intercession du bienheureux Saint-Martin!</p> + +<p>--Tu l'as vu ce Clotaire?... quelle figure avait-il?</p> + +<p>--Ce soir-là il portait une longue dalmatique d'un rouge de sang, brodée +d'or, et par-dessus ce riche vêtement une casaque de fourrure avec un +capuchon aussi de fourrure à demi rabaissé sur son front; ses yeux +flamboyaient dans l'ombre de cette coiffure comme ceux d'un chat +sauvage; le visage cadavereux de ce roi chevelu était entouré de longues +mèches de cheveux gris tombant presque jusqu'à sa ceinture; l'expression +de ses traits était froidement féroce; il montait un grand cheval de +guerre tout noir et caparaçonné de rouge; à sa gauche chevauchait son +connétable, à sa droite l'évêque de Nantes. Je vous le jure, Kervan, +l'aspect de cet homme enflamma mon coeur de tant de haine que sans mon +ardent désir de revoir Odille et mon fils, j'aurais, je crois, accompli +ce voeu de mon père Karadeuk, lorsqu'il y a plus de cinquante ans, il +disait dans cette salle où nous sommes: «N'est-il donc pas un homme en +Gaule pour planter un poignard dans le coeur de l'un des fils de ce +monstre de Clovis?...» Mais lorsque le lendemain soir j'ai vu ce que +j'ai vu...</p> + +<p>--Voici que tu pâlis encore à ce souvenir, Ronan.</p> + +<p>--Oui, ce souvenir me poursuit; aussi je ne regrette plus de n'avoir pas +tué ce Clotaire... Écoutez, Kervan... et ainsi que moi tout à l'heure +vous pâlirez. Chram, n'ayant plus avec lui que peu de troupes, avait fui +devant les forces supérieures de son père... espérant entrer en +Bretagne, mais il trouva les frontières gardées par <i>Kanao</i>.</p> + +<p>--Et bien gardées... Kanao est l'un des plus vaillants guerriers de +l'Armorique.</p> + +<p>--Chram, accompagné de son digne ami Spatachair (le Lion de Poitiers, ce +Gaulois renégat, dont j'ai parlé dans mes récits, était mort fou depuis +peu), Chram, accompagné de Spatachair, se rendit près de Kanao, et lui +proposa de joindre ses troupes bretonnes à celle des Franks pour +combattre Clotaire, son père, et le tuer, s'il pouvait, «--Je suis +toujours fort aise de voir des Franks s'entr'égorger,--répondit Kanao à +Chram;--cependant l'horreur que m'inspirent tes projets parricides est +telle, quoique ton père soit un monstre de ton espèce, que je ne veux +aucune alliance avec toi; mes troupes me suffiront pour combattre +Clotaire, s'il veut envahir nos frontières, que pas un guerrier frank +n'a franchies jusqu'ici.» Chram, assuré du moins de la neutralité de +Kanao, mais acculé aux confins de l'Armorique, comme un loup dans sa +tanière, se prépara pour le lendemain à un combat désespéré, ayant +d'ailleurs, ainsi que je l'ai su plus tard, la précaution de s'assurer +d'un vaisseau, qui devait l'attendre près du petit port du Croisik, afin +de s'embarquer là, si le sort de la bataille lui était contraire!</p> + +<p>--Fils contre père... guerre parricide!</p> + +<p>--J'étais arrivé sain et sauf jusqu'aux limites de la Bretagne; le +résultat du combat m'importait peu, pourvu qu'il y eût beaucoup de +Franks exterminés de part et d'autre; mon seul but était de me rendre +ici. Le hasard me fit rencontrer près de Nantes deux Bretons de Vannes, +qui, lors de la joyeuse vendange à main armée, que vos tribus sont +allées faire cet automne, avaient été blessés; ils s'étaient tenus +cachés jusqu'à leur guérison dans la hutte d'un esclave... Ces deux +Armoricains voulaient revenir à Vannes; de cette ville aux pierres +sacrées de Karnak, la distance n'est pas très-longue. Nous partîmes tous +trois, avant le lever du soleil, le matin du combat que Clotaire devait +livrer à son fils... Pour abréger le chemin, et ne pas nous trouver +enveloppés dans la mêlée, nous avons gagné le bord de la mer, afin de +nous diriger vers la baie du Morbihan... D'ailleurs, je vous l'avoue, +Kervan, j'éprouvais le pieux désir de contempler ces lieux témoins, il y +a plus de six siècles, de la grande bataille de Vannes, à la fois donnée +sur terre et sur mer; bataille sanglante, où notre aïeul Joel et ses +fils avaient si vaillamment lutté contre l'armée de César. C'était aussi +dans cette baie qu'Albinik le marin et sa femme Méroë, de retour du camp +romain, maîtres, comme pilotes, de la destinée de la flotte ennemie, et +pouvant ainsi la perdre sur des récifs, l'avaient conduite au port, afin +de la combattre loyalement, au lieu de la détruire par une lâche +traîtrise, fidèles à cet antique proverbe armoricain: <i>Jamais Breton ne +fit trahison</i>.</p> + +<p>--Oui, ce fut lors de cette grande bataille de Vannes que notre aïeul +Guilhern emporta sur son cheval César tout armé. Bataille terrible, où +se décida le sort de la Gaule... La victoire fut héroïquement disputée +par nos pères; ils furent vaincus, mais avec gloire!</p> + +<p>--Ah! Kervan! ces temps héroïques sont loin de nous; aussi, je vous l'ai +dit, j'éprouvais un pieux désir de parcourir ce champ de bataille, et +d'arriver sur la côte d'où l'on découvre à la fois la baie du Morbihan +et la vaste plaine de Vannes. Nous avions marché une grande partie de la +journée; nous longions la côte, aux environs du port du Croisik, lorsque +nous apercevons une cabane de pêcheur adossée à des rochers; nous nous y +rendions pour y prendre un peu de repos, lorsqu'à ma grande surprise, je +vois, aux abords de cette hutte, plusieurs mules de voyage pesamment +chargées, et des chevaux richement caparaçonnés, gardés par plusieurs +esclaves; trois de ces montures, dont une petite haquenée, portaient des +selles de femmes.</p> + +<p>--Singulière rencontre en ce pays solitaire... Et à qui appartenaient +ces chevaux?</p> + +<p>--À Chram... Sa femme et ses deux filles se trouvaient dans cette +cabane... Une barque était amarrée au rivage, et à trois portées de +trait, un vaisseau léger se tenait prêt à mettre sous voile.</p> + +<p>--Tu m'as parlé des moyens de fuite que le fils de Clotaire s'était +ménagés en cas de fuite? Ce vaisseau l'attendait sans doute, lui et sa +famille?</p> + +<p>--Oui, ce vaisseau l'attendait... Mes deux compagnons et moi, nous +hésitions à entrer dans cette cabane, lorsque la porte s'ouvrit, et au +seuil apparut une jeune femme richement vêtue: deux petites filles +l'accompagnaient; l'une, de cinq ou six ans, se tenait aux pans de la +robe de sa mère; celle-ci donnait la main à l'autre enfant, âgée +d'environ douze ans... La jeune femme paraissait profondément abattue: +ses yeux étaient noyés de larmes; derrière elle je reconnus l'un des +trois favoris de Chram, Imnachair; il assistait à la torture que l'on +m'avait fait subir dans le burg du comte Neroweg.</p> + +<p>--Cette femme, ces enfants, c'était la famille de Chram?... Il me paraît +toujours étrange que de pareils monstres aient une famille.</p> + +<p>--Je faisais la même réflexion que vous, Kervan, lorsque cette jeune +femme, remarquant sur nos épaules nos sacs de voyage, nous dit avec +anxiété:</p> + +<p>«Est-ce que vous venez des environs de Nantes?</p> + +<p>»Oui, madame.</p> + +<p>»Avez-vous des nouvelles de la bataille?</p> + +<p>»Non...»</p> + +<p>--Alors, se retournant vers Imnachair, la jeune femme reprit avec un +redoublement d'anxiété:</p> + +<p>«Est-ce un bien, est-ce un mal, que l'ignorance de ces voyageurs?»</p> + +<p>--Puis elle ajouta, pleurant et se baissant, afin d'embrasser ses deux +petites filles:</p> + +<p>«Mes enfants! mes pauvres enfants!...»</p> + +<p>--Soudain, un des esclaves, sans doute placé en vedette sur les rochers, +accourut en criant:</p> + +<p>«Des cavaliers!... On voit au loin, dans un nuage de poussière, une +troupe de cavaliers armés accourir bride abattue...</p> + +<p>»Mort et furie!--dit Imnachair en pâlissant,--c'est Chram... La bataille +est perdue!...»</p> + +<p>--À ces mots la pauvre jeune femme se jeta à genoux, serra ses deux +petites filles contre son sein, et je n'entendis plus que les sanglots +et les gémissements de la mère et des enfants.</p> + +<p>»Vite, vite, au bateau!--s'écria Imnachair.--Esclaves, déchargez les +mules, transportez dans la barque les caisses qu'elles portent; et vous, +madame, tenez-vous prête à partir: ces pleurs sont inutiles.»</p> + +<p>--À ce moment on entendit au loin le galop précipité des chevaux, le +choc des armures et des cris confus et furieux.</p> + +<p>«C'est mon mari!--s'écria la femme de Chram en blêmissant; »--mais son +père est à sa poursuite... Entendez-vous ces cris de mort? Oh! il est +perdu!...»</p> + +<p>--Imnachair prêta l'oreille... une bouffée de vent nous apporta ces +cris:</p> + +<p>«Tue! tue!...</p> + +<p>»À mort! à mort!...</p> + +<p>»C'est la voix du roi Clotaire!--s'écria Imnachair.--Fuyez, madame, vous +et vos enfants... Courons au bateau... et force de rames... Dans un +instant il sera trop tard...,</p> + +<p>»Fuir... sans mon mari... jamais!--reprit la jeune femme en serrant +convulsivement ses deux enfants contre son sein.--Ce n'est pas +maintenant que j'abandonnerai Chram...»</p> + +<p>--Les cris: Tue! tue! devenaient de plus en plus distincts; ceux qui les +poussaient ne devaient plus être qu'à trois ou quatre cents pas...</p> + +<p>«Malheureuse folle, une dernière fois, venez-vous?--dit Imnachair en la +saisissant par le bras,--venez-vous?</p> + +<p>»Non,--dit-elle:--non...</p> + +<p>»Vous connaissez Clotaire... et vous voulez l'attendre!»--s'écria +Imnachair avec épouvante; puis il disparut.</p> + +<p>--Moi et mes deux compagnons, peu soucieux de la rencontre de Clotaire +et de sa truste, nous n'eûmes que le temps de courir aux rochers dont +était bordé le rivage, et de nous blottir entre ces immenses blocs de +granit. De l'endroit où j'étais caché, je découvrais la cabane et la +mer. Au bout de quelques instants je vis la barque chargée des caisses +enlevées du bât des mules, et contenant sans doute les trésors de Chram, +faire force de rames pour gagner le léger bâtiment à voiles.</p> + +<p>--Et cette malheureuse femme? et ses deux enfants?</p> + +<p>--Imnachair les abandonnait... Assis à la proue, il tenait le +gouvernail: les esclaves, entassés dans la barque, accompagnaient la +fuite du favori de Chram.</p> + +<p>--Le ciel serait injuste si de tels hommes trouvaient des amis +dévoués... Ce misérable livrait sans doute Chram à une mort méritée; +mais cette femme, mais ces deux petites filles?</p> + +<p>--Écoutez, Kervan, écoutez... Je vous l'ai dit, de ma cachette je +découvrais la mer, la hutte et ses abords. Malgré mon éloignement du +lieu de la scène horrible que je vais vous raconter, je pouvais entendre +distinctement la voix des Franks, qui, de plus en plus, approchaient. +Presque au même instant où Imnachair quittait le rivage, je vis l'épouse +de Chram faire quelques pas, entraînant ses deux enfants après elle; +puis, n'ayant pas la force de faire un pas de plus, elle tomba sur ses +genoux, ainsi que ses deux petites filles, tendant les mains d'un air +suppliant et épouvanté... Alors, Chram, tête nue, livide, son armure en +désordre, et qui venait sans doute de sauter à bas de son cheval, parut +aux abords de la hutte, marchant à reculons et l'épée à la main, tâchant +de parer les coups que lui portaient trois guerriers... Soudain +j'entendis la voix retentissante du roi Clotaire, et ces paroles +arrivèrent jusqu'à moi:</p> + +<p>«Seigneur, regarde-moi du haut du ciel! et juge ma cause, car je suis +indignement outragé par mon fils!... Vois, et juge-nous avec +équité,--ajouta ce tueur d'enfants si fervent catholique,--et que ton +jugement soit celui que tu prononças entre Absalon et son père +David<a href="#D4"><sup class="sml">D</sup></a>.»</p> + +<p>Clotaire achevait ces paroles lorsqu'il parut à mes yeux aux abords de +la cabane; s'adressant alors à ses antrustions qui continuaient de +charger Chram dont le sang coulait, il s'écria:</p> + +<p>«Ne le tuez pas!... je veux l'avoir vivant!»</p> + +<p>Les guerriers abaissèrent leurs épées. Chram, dont le visage ruisselait +de sang, fit deux ou trois pas en chancelant, puis il tomba dans les +bras de sa femme, qui, s'élançant vers lui, l'étreignit convulsivement; +ses deux petites filles, toujours agenouillées, tendaient leurs bras +vers Clotaire, qui venait de descendre de son cheval blanchi d'écume; il +tenait à la main sa longue épée; ses guerriers formèrent un cercle +autour de Chram et de sa famille; Clotaire alors remit son épée au +fourreau, croisa ses bras sur sa poitrine et contempla son fils en +silence pendant quelques instants; Chram, après avoir imploré son père +les mains jointes, courba son front sanglant jusque sur le sol; sa femme +et ses deux enfants poussaient des sanglots suppliants; Clotaire, +toujours immobile comme un spectre, les regardait; enfin, il dit tout +bas quelques mots à l'un des hommes de sa suite; aussitôt Chram, sa +femme, ses deux petites filles, furent garrottés malgré leur résistance +désespérée, puis entraînés dans la hutte; leurs cris perçants +parvenaient jusqu'à moi; au bout de quelques instants, les guerriers de +Clotaire sortirent de la cabane, dont ils fermèrent la porte en +disant:--Nous les avons attachés sur un banc<a href="#E4"><sup class="sml">E</sup></a>.--L'un d'eux tenait un +tison enflammé pris sans doute au foyer. Le roi se plaça debout auprès +de la cabane, il semblait prêter l'oreille avec une satisfaction féroce +aux cris des victimes que, moi, je n'entendais plus.</p> + +<p>--Mais quel supplice ce monstre réservait-il donc à son fils... à sa +femme... à ses deux enfants?</p> + +<p>--Écoutez encore, Kervan. La cabane était construite de poutres jointes +les unes aux autres, et recouverte d'une toiture de roseaux; je vis +bientôt des hommes de la suite du roi, apporter des bottes de joncs +marins et de bruyères desséchées par l'hiver, puis les amonceler autour +de la hutte jusqu'à la hauteur du toit...</p> + +<p>--Je devine... Ah! Ronan... cela est horrible...</p> + +<p>--Lorsque ces matières inflammables furent amoncelées autour de la +cabane, Clotaire fit un signe... l'un de ses guerriers approcha des +roseaux le tison embrasé, l'aviva de son souffle, la flamme brilla, les +joncs et les bruyères s'allumèrent... d'autres guerriers, se façonnant +des torches avec des roseaux enflammés, mirent le feu en plusieurs +autres endroits, et bientôt la cabane disparut au milieu d'un immense +tourbillon de flammes... Les cris des malheureux qui allaient périr de +cette mort atroce devinrent alors si affreux, qu'ils arrivèrent jusqu'à +moi; quoique la porte de la hutte fût close, je détournai la tête par un +mouvement d'horreur invincible; jetant par hasard les yeux vers la haute +mer, je vis au loin le léger vaisseau à voiles qui emportait Imnachair +et les trésors de Chram disparaître à l'horizon...</p> + +<p>--Ce Chram ne mérite pas de pitié... mais cette jeune femme... mais ces +deux petites filles... ainsi brûlées vives... Ah! Ronan... tu l'as dit: +cette race de Clovis semble fatalement née... pour épouvanter le +monde...</p> + +<p>--La flamme devint tellement intense que le roi Clotaire et sa suite, +obligés de reculer devant l'ardeur de cet immense brasier, disparurent à +mes yeux, je ne vis plus que la cabane en flammes; les cris des victimes +avaient cessé, le toit s'effondra avec fracas, et au bout de quelques +instants un énorme monceau de cendres et de débris brûlants avait +remplacé la cabane. Le roi Clotaire reparut alors, il fit un geste; +plusieurs guerriers, à l'aide de leurs longues lances, écartant la +cendre et les charbons du brasier à demi éteint, découvrirent à ma vue +d'informes débris humains à demi consumés... c'étaient les restes de +Chram, de sa femme et de ses petites filles; ces débris humains, +Clotaire les contempla longtemps en silence. Puis la nuit venue, on lui +amena son grand cheval noir; il l'enfourcha et disparut avec sa +suite<a href="#F4"><sup class="sml">F</sup></a>. Vous le voyez, Kervan! ce glorieux roi Clotaire, protégé par +les miracles du Dieu des catholiques, couronnait sa vie en faisant +brûler vifs son fils, sa femme et ses deux enfants, invoquant pieusement +le souvenir de David et d'Absalon!</p> + +<p>--Il y a, Ronan, des hasards étranges; je me rappelle avoir lu dans ton +récit que lorsque mon frère Karadeuk se fut introduit dans le burg du +comte Neroweg, espérant te délivrer, toi et Loysik, ce Chram dit à +Karadeuk:--qu'il jurait sa foi de roi de soumettre cette maudite +Bretagne indomptée à la domination franque!...--et c'est sur les +frontières de notre vieille Armorique, toujours indépendante, que lui et +sa famille innocente ont trouvé une mort horrible... Mais du moins cette +infâme postérité de Clovis est-elle éteinte par le meurtre de Chram, son +petit-fils? Est-ce que pour le malheur de la Gaule il resterait d'autres +fils à Clotaire?</p> + +<p>--En cette année 560 où nous sommes, Clotaire a encore quatre fils +nommés <i>Caribert</i>, <i>Gontran</i>, <i>Sigebert</i> et <i>Chilperik</i>... ce dernier +surtout, ce Chilperik, paraît, dit-on, avoir hérité de la férocité de +son père Clotaire et de son aïeul Clovis, ce premier conquérant de la +Gaule, dont le colporteur, il y a près de cinquante ans, dans cette même +maison, Kervan, vous a raconté la mort et les crimes!</p> + +<p>--Quatre fils!... ce Clotaire laissera quatre fils après lui!... Ah! +Ronan! malheur... malheur à la Gaule...</p> + +<p>.......... .......... .......... .......... .......... .......... +.......... .......... .......... .......... ..........</p> + +<p>.......... .......... .......... .......... .......... .......... +.......... .......... .......... .......... ..........</p> + +<p>.......... .......... .......... .......... .......... .......... +.......... .......... .......... .......... ..........</p> + +<p>.......... .......... .......... .......... .......... .......... +.......... .......... .......... .......... ..........</p> + +<p>.......... .......... .......... .......... .......... .......... +.......... .......... .......... .......... ..........</p> + +<p>.......... .......... .......... .......... .......... .......... +.......... .......... .......... .......... ..........</p> + +<p>Le lendemain du jour où Ronan, fils de mon frère, eut cet entretien avec +moi, Kervan, il nous a quittés, ses dernières paroles ont été celles-ci:</p> + +<p>--Kervan, je quitte cette maison, heureux d'avoir accompli le dernier +désir de mon père et le voeu de notre aïeul Joel, je suis heureux et +fier de ce voyage au berceau de notre famille; oui, ici, dans ce coin de +la vieille Armorique, aujourd'hui seule terre libre de la Gaule, +j'aurai, en méditant de nouveau sur le passé, retrempé ma foi à la +délivrance de notre pays... délivrance lointaine, je le sais, car Loysik +l'a dit: les siècles sont des instants pour la marche de l'humanité.</p> + +<p>Ronan le Vagre est donc parti dès l'aube pour retourner dans la vallée +de Charolles, après avoir accompli le dernier voeu de son père et aussi +celui de notre ancêtre Joel, le brenn de la tribu de Karnak, en joignant +le récit précédent à notre légende. Ronan m'a promis, dans le cas où il +lui arriverait quelque événement important, de m'en instruire s'il +trouvait un voyageur qui se rendît en Bretagne; ce récit, il +l'adresserait soit à moi, soit à toi, mon fils aîné, Yvon, si à cette +époque j'avais quitté ce monde.</p> + +<p>Puisse Ronan, le fils de mon frère, arriver sain et sauf dans la vallée +de Charolles et y retrouver sa famille heureuse et tranquille, ainsi +qu'il l'a laissée!</p> + +<p>Si avant ma mort je n'ai rien à ajouter à notre chronique, moi Kervan, +je te lègue, à toi mon fils Yvon, ces parchemins et nos reliques de +famille.</p> + +<hr class="short"> + +<p>Moi, Yvon, fils de Kervan, petit-fils de Jocelyn, j'inscris ici +très-tristement la mort de mon père: il est allé revivre dans les mondes +inconnus, vers la fin de ce mois de juin 561.--Nous avons appris par des +voyageurs qu'en cette même année est mort à Compiègne le roi Clotaire, +dans la cinquante et unième année de son règne; il a été enterré dans la +basilique de <i>Saint-Médard</i>, à Soissons, église magnifique qu'il avait +fait construire. Les évêques ont chanté les louanges de ce monstre +couronné comme ils avaient chanté celles de son père Clovis.</p> + +<p>Clotaire laisse quatre fils: <span class="sc">Caribert</span>, <i>roi de Paris</i>; <span class="sc">Gontran</span>, <i>roi +d'Orléans</i>; <span class="sc">Sigebert</span>, <i>roi d'Austrasie</i>, contrées qui avoisinent le Rhin +et s'étendent aussi vers le nord-est de la Gaule; <span class="sc">Chilperik</span> réside à +Soissons et règne en <i>Neustrie</i>, territoire qui comprend la plus grande +partie des provinces nord-ouest de la Gaule; ce <span class="sc">Chilperik</span>, ainsi que +nous l'avait dit Ronan, le neveu de mon père, annonce devoir être le +plus cruel des quatre fils de Clotaire.</p> + +<p>Je n'ai pas reçu de nouvelles de Ronan; puisse-t-il vivre toujours en +paix dans la vallée de Charolles, de même que nous vivons ici! car la +Bretagne n'a pas encore subi le joug des Franks, fasse Hésus qu'elle ne +le subisse jamais!</p> + +<a name="epi" id="epi"></a> +<br><br> + +<h4>KARADEUK LE BAGAUDE ET RONAN LE VAGRE.</h4> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>ÉPILOGUE.</h3> + +<br><hr class="short"><br> + +<h2>LE MONASTÈRE DE CHAROLLES</h2> + +<h5>ET</h5> + +<h3>LE PALAIS DE LA REINE BRUNEHAUT.</h3> + +<br><hr class="short"><br> + +<h5>560-615.</h5> + +<br><hr class="short"><br><br><br> + +<h3>CHAPITRE PREMIER.</h3> + +<p class="mid"><span class="sml">La vallée de Charolles.--L'anniversaire.--Le monastère.--Une communauté +laïque et une colonie libre au septième siècle.--Condition des moines et +des colons.--Le bac.--L'archidiacre Salvien et Gondowald, chambellan de +la reine Brunehaut.--La fête.--Les vieux Vagres.--Les +prisonniers.--Départ de Loysik pour le château de la reine Brunehaut.</span></p> + +<p>Cinquante ans environ se sont écoulés depuis que Clotaire a fait brûler +vifs son fils Chram, sa femme et ses deux filles. Oublions le spectacle +désolant que la Gaule conquise continue d'offrir sous la descendance de +Clovis depuis un demi-siècle, pour reposer nos regards sur la vallée de +Charolles... Ah! c'est qu'aussi les pères des heureux habitants de ce +coin de terre n'ont pas lâchement courbé le front sous le joug des +Franks et des évêques; non, non... ils ont prouvé que le vieux sang +gaulois coulait encore dans leurs veines; aussi, voyez le paisible +tableau de leur félicité! voyez, bâties à mi-côte du versant de la +vallée, ces jolies maisons, à demi voilées sous les vignes qui tapissent +les murailles, vieux ceps dont le soleil d'automne a rougi les feuilles +et doré les grappes. Chacune de ces maisons est entourée d'un jardinet +fleuri, ombragé d'un bouquet d'arbres... jamais la vue ne s'est reposée +sur un plus riant village... Un village? non, c'est plutôt un bourg, un +gros bourg; il y a au moins six à sept cents maisons disséminées sur +cette colline, sans compter ces vastes bâtiments couverts de chaume, +situés au milieu des prairies basses, arrosées par la féconde rivière +qui prend sa source au nord de la vallée, la traverse et la borne au +plus lointain horizon, en se divisant en deux bras; l'un se dirige vers +l'Orient, l'autre vers l'Occident, après avoir baigné dans son cours le +pied d'un bois de chênes séculaires, dont la cime laisse apercevoir les +toits d'un grand bâtiment de pierres, surmonté d'une croix de fer.</p> + +<p>Non, jamais terre promise n'a été mieux disposée pour les productions +d'un sol fécondé par le travail: à mi-côte, les vignes empourprées; +au-dessus du vignoble, les terres de labour, où brûle en quelques +endroits le chaume des seigles et des blés de la dernière récolte; ces +fertiles guérets s'étendent jusqu'à la lisière des bois qui couronnent +les hauteurs, entre lesquelles cette immense vallée est encaissée; +au-dessous des coteaux commencent les prairies arrosées par la rivière; +de nombreux troupeaux de brebis et de génisses paissent ses gras +pâturages; on entend tinter les clochettes des maîtres béliers et des +taureaux. Çà et là, pendant que des charrues attelées de boeufs creusent +lentement une partie du sol dont les chaumes ont été brûlés la veille, +des chariots à quatre roues, remplis de raisins, descendent les pentes +escarpées du vignoble, et se dirigent vers le pressoir commun, situé, +ainsi que les étables, les bergeries et les porcheries communes, dans +les bâtiments avoisinant la rivière. Sur sa rive sont établis différents +ouvroirs; celui des lavandières et des filandières, où se prépare le +chanvre, et où se lave la toison des brebis, plus tard convertie en +chauds vêtements; là encore sont les tanneries, les forges, les moulins +aux meules énormes; tout est dans cette vallée, paix, sécurité, +contentement, travail: le bruit du battoir des lavandières et des +corroyeurs, le choc du marteau des forgerons, les cris joyeux des +vendangeurs, le chant cadencé des laboureurs, qui marquent l'égale et +lente allure de leurs boeufs, la flûte rustique des bergers; tous ces +bruits, jusqu'au bourdonnement des essaims d'abeilles, autres +infatigables travailleuses, qui se hâtent de recueillir le suc des +dernières fleurs d'automne; tous ces bruits si divers, des plus +lointains, des plus vagues, aux plus retentissants, se fondent en une +seule harmonie à la fois douce et imposante: c'est la voix du travail et +du bonheur, s'élevant vers le ciel comme une éternelle action de grâce.</p> + +<p>Que se passe-t-il donc dans cette maison bâtie comme les autres, mais +qui, plus rapprochée de la crête de la colline, occupe le point +culminant du village, et domine au loin la vallée? Les habitants de +cette demeure, parés d'habits de fête, vont et viennent du dedans au +dehors; ils amoncellent à une assez grande distance de la porte une +espèce de bûcher de sarments de vigne; des jeunes filles, des enfants, +apportent joyeusement leurs brassées de bois sec, puis repartent en +courant chercher d'autres combustibles. Une bonne petite vieille, aux +cheveux d'un blanc d'argent, mignonne, proprette et encore alerte pour +son grand âge, surveille la confection du bûcher. Comme toutes les +bonnes vieilles, elle bougonne et sermonne, non méchamment, mais +gaiement... Écoutez plutôt:</p> + +<p>--Ah! ces jeunes filles, ces jeunes filles! toujours folles! hâtez-vous +donc, au lieu de rire; ce bûcher n'est point encore assez haut. C'était +vraiment bien la peine de vous lever dès l'aube afin d'avoir terminé vos +travaux accoutumés avant vos compagnes, pour folâtrer ainsi, au lieu +d'achever promptement ce bûcher... Tenez, je suis certaine que déjà du +fond de la vallée plus d'un regard impatient se sera tourné par ici, et +que plus d'une voix aura dit: «Mais que font-ils donc là-bas, qu'ils ne +nous donnent point le signal? est-ce qu'ils dorment comme loirs en +hiver?» Voici pourtant à quels terribles soupçons vous nous exposez, +sempiternelles rieuses!... c'est de votre âge, je le sais, et ne devrais +peut-être point vous le dire; mais enfin les jours sont courts en cette +saison d'automne, et avant que nos bonnes gens aient eu le temps de +rentrer les troupeaux des champs, les boeufs du labour, les chariots des +vendanges, et de vêtir leurs habits de fête, le soleil sera couché, de +sorte que l'on n'arrivera au monastère qu'à la pleine nuit, tandis que +la communauté nous attend avant le coucher du soleil.</p> + +<p>--Encore quelques brassées de sarment, dame <i>Odille</i>, et il n'y aura +plus qu'à y mettre le feu,--répondit une belle jeune fille de seize ans, +aux yeux bleus et aux cheveux noirs;--c'est moi qui me charge d'allumer +le bûcher... vous verrez mon courage!</p> + +<p>--Oh! combien ta grand'mère, ma vieille amie <i>l'évêchesse</i>, a raison de +dire que tu ne doutes de rien, toi, Fulvie.</p> + +<p>--Bonne grand'mère! elle est comme vous, dame Odille, ses gronderies +sont des tendresses; elle aime tout ce qui est jeune et gai...</p> + +<p>--C'est sans doute afin de la satisfaire, et moi aussi, que tu es folle?</p> + +<p>--Oui, dame Odille; car il m'en coûte beaucoup, mais beaucoup d'être +gaie... Hélas! hélas!...</p> + +<p>Et de rire de tout coeur à chaque <i>hélas</i>! mais si drôlement, que la +bonne petite vieille de faire chorus avec la rieuse; puis elle lui dit:</p> + +<p>--Aussi vrai que voilà la cinquantième fois que nous fêtons +l'anniversaire de notre établissement dans la vallée de Charolles, je +n'ai jamais vu fille d'un caractère plus heureux que le tien.</p> + +<p>--Cinquante ans! comme c'est long pourtant, dame Odille... il me semble +que je ne pourrai jamais avoir cinquante ans!</p> + +<p>--Cela paraît ainsi lorsque l'on a, comme toi, ce bel âge de seize ans; +mais pour moi, vois-tu, Fulvie, ces cinquante ans de calme et de bonheur +ont passé comme un songe... sauf la méchante année où j'ai vu mourir le +père de Ronan... et où j'ai perdu mon premier-né.</p> + +<p>--Tenez, dame Odille, voilà vos consolations qui reviennent des champs.</p> + +<p>Ces <i>consolations</i>, c'était Ronan et son second fils <i>Grégor</i>, homme +d'un âge déjà mûr, accompagné de ses deux enfants: <i>Guenek</i>, beau garçon +de vingt ans, et <i>Asilyk</i>, jolie fille de dix-huit ans. Ronan le Vagre, +malgré sa barbe et ses cheveux blancs, malgré ses soixante-quinze ans, +était encore alerte, vigoureux, et, comme toujours, de bonne humeur.</p> + +<p>--Bonsoir,--dit-il à sa femme en l'embrassant,--bonsoir, petite Odille.</p> + +<p>Puis ce fut le tour de Grégor et de ses deux enfants à embrasser Odille +en disant:</p> + +<p>--Bonsoir, ma chère mère.</p> + +<p>--Bonsoir, bonne grand'mère.</p> + +<p>--Les entendez-vous tous?--reprit la compagne de Ronan avec ce rire si +doux chez les vieillards,--les entendez-vous? pour ces deux-ci je suis +mère-grand, et pour celui-ci, je suis: petite Odille...</p> + +<p>--Quand tu auras cent ans, et tu les auras, foi de Ronan! je +t'appellerai encore et toujours <i>petite Odille</i>... de même que ces vieux +amis que voici, je les appellerai toujours le <i>Veneur</i> et <i>l'évêchesse</i>.</p> + +<p>Le Veneur et sa femme venaient en effet rejoindre Ronan, tous deux aussi +blanchis par les années, mais rayonnants de bonheur et de santé.</p> + +<p>--Oh! oh! comme te voilà déjà beau, mon vieux compagnon, avec ta saie +neuve et ton bonnet brodé... Et vous, belle évêchesse, que vous voilà +brave aussi...</p> + +<p>--Ronan, foi de vieux Vagre!--dit le Veneur,--je l'aime encore autant, +ma Fulvie! ainsi vêtue en matrone, avec sa robe brune et sa coiffe +blanche comme ses cheveux, qu'autrefois avec sa jupe orange, son écharpe +bleue, ses colliers d'or et ses bas rouges brodés d'argent... te +souviens-tu, Ronan? te souviens-tu?</p> + +<p>--Odille, si mon mari et le vôtre commencent à parler du temps passé, +nous n'arriverons pas au monastère avant la nuit, et Loysik nous attend.</p> + +<p>--Belle et judicieuse évêchesse, vous serez écoutée,--reprit gaiement +Ronan.--Viens, Grégor; venez, mes enfants; allons quitter nos habits de +travail; hâtons-nous, car nous serons plus vite auprès de mon bon frère +Loysik.</p> + +<p>Bientôt, Fulvie, petite-fille de l'évêchesse, tenant à la main un +brandon allumé, sortit de la maison avec plusieurs de ses compagnes, et +mit le feu au bûcher... Les cris joyeux des jeunes filles et des enfants +saluèrent la grande colonne de flamme claire et brillante qui monta vers +le ciel. À ce signal, les habitants de la vallée, encore occupés aux +travaux des champs, regagnèrent leurs maisons, et une heure après, tous +réunis, hommes, femmes, enfants, vieillards, se rendaient gaiement par +bandes au monastère de Charolles.</p> + +<hr class="short"> + +<p>La communauté de Charolles est un grand bâtiment de pierres, solide, +mais sans ornement; il contient, en outre des cellules des moines, les +bâtiments de l'exploitation agricole, une chapelle, un hospice pour les +malades de la vallée, une école pour les enfants. Ces frères laboureurs, +depuis cinquante ans, ont toujours élu Loysik pour supérieur; ils sont, +chose rare pour le temps, restés laïques, Loysik les ayant toujours +engagés à ne se point lier imprudemment par des voeux éternels, et à ne +se point confondre avec le clergé, les évêques étant très désireux de +dominer temporellement les monastères, afin d'exploiter les travaux des +moines, et de les réduire à une sorte de servage ecclésiastique, la vie +de ces moines laborieux, paisibles, et véritablement chrétiens, +contrastant avec la dissolution, la fainéantise et la cupidité des +évêques, portait ombrage à ceux-ci. Les moines de la communauté de +Charolles avaient jusqu'alors vécu sous une règle consentie en commun, +et rigoureusement observée. La discipline de l'ordre de <i>Saint-Benoît</i>, +adoptée dans un grand nombre de monastères de la Gaule, avait paru à +Loysik, en raison de certains statuts, anéantir ou dégrader la +conscience, la raison, la dignité humaine. Ainsi, le supérieur +ordonnait-il à un moine d'accomplir une chose <i>matériellement +impossible</i>, le moine, après avoir fait humblement observer à son chef +l'impossibilité de l'acte que l'on exigeait de lui, devait cependant +obéir<a href="#Ae"><sup class="sml">A</sup></a>. Un autre statut disait formellement:--qu'il n'était pas même +permis à un moine d'avoir en sa propre puissance <i>son corps</i> et <i>sa +volonté</i><a href="#Be"><sup class="sml">B</sup></a>.--Enfin, il était formellement interdit <i>à un moine d'en +défendre</i>, <i>d'en protéger un autre</i>, <i>fussent-ils unis par les liens du +sang</i><a href="#Ce"><sup class="sml">C</sup></a>.--Ce renoncement volontaire aux sentiments les plus tendres et +les plus élevés; cette abnégation de sa conscience et de la raison +humaine, poussée jusqu'à l'imbécillité; cette obéissance passive, qui +fait de l'homme une machine inerte, une sorte de <i>cadavre</i>, avait paru +par trop catholique à Loysik pour qu'il ne combattît pas l'envahissement +de la règle de Saint-Benoît, malheureusement alors presque généralement +adoptée en Gaule.</p> + +<p>Loysik dirigeait les travaux de la communauté, auxquels il avait +participé jusqu'à ce que le grand âge eût affaibli ses forces; il +soignait les malades, enseignait les enfants des habitants de la vallée, +assisté de plusieurs frères; le soir, après les rudes labeurs de la +journée, il réunissait la communauté, l'été, sous les arceaux de la +galerie qui entourait la cour intérieure du cloître; l'hiver, dans le +réfectoire; là, fidèle à la tradition de sa famille, il racontait à ses +frères les gloires de l'ancienne Gaule, les actions des vaillants héros +des temps passés, entretenant ainsi dans tous les coeurs le culte sacré +de la patrie, combattant le découragement qui souvent s'emparait des +âmes les plus fermes à l'aspect de la conquête franque se prolongeant au +milieu des ruines et des désastres du pays.</p> + +<p>La communauté vivait ainsi laborieuse et paisible, depuis de longues +années, sous la direction de Loysik; rarement il avait besoin de +rappeler ses frères au bon accord. Quelques ferments de troubles +passagers, et bientôt étouffés par l'ascendant du vieux moine laboureur, +s'étaient cependant parfois manifestés, voici comment: La communauté de +Charolles, quoique absolument libre et indépendante en ce qui touchait +sa règle intérieure: l'élection de son supérieur, la disposition des +fruits du sol cultivé par elle, était néanmoins soumise à la juridiction +de l'évêque du diocèse; de plus, il avait le droit d'établir dans le +monastère les prêtres de son choix pour y dire la messe, donner la +communion, les sacrements, et desservir la chapelle du monastère, aussi +destinée aux habitants de la vallée de Charolles. Loysik s'était soumis +à cette nécessité du temps afin d'assurer le repos de ses frères et des +habitants de la vallée; mais ainsi introduits au sein de la communauté +laïque, ces prêtres, créatures des évêques de Châlons-sur-Saône, avaient +plus d'une fois tenté de semer la division entre les moines laboureurs, +disant à ceux-ci, qu'ils ne donnaient pas assez de temps à la prière, +engageant ceux-là à entrer dans l'Église et à devenir moines +ecclésiastiques, afin de participer à la puissance du clergé. Plus d'une +fois ces tentatives d'embauchage arrivèrent aux oreilles de Loysik, qui +dit fermement à ces catholiques artisans de troubles:</p> + +<p>«--Qui travaille prie... Jésus de Nazareth blâme fort <i>ces fainéants +qui, ne touchant pas du doigt aux plus lourds fardeaux, en chargent, +sous prétexte de longues prières, les épaules de leurs frères</i>. Nous ne +voulons pas ici d'oisifs... nous sommes tous frères et fils d'un même +Dieu: moines laïques ou ecclésiastiques se valent lorsqu'ils vivent +chrétiennement; que les uns, ayant vaillamment concouru aux travaux de +la communauté, préfèrent employer à la prière les loisirs indispensables +à l'homme après le labeur, libre à eux; de même que dans notre +communauté il nous plaît d'employer nos loisirs à la culture des fleurs, +à la lecture, à la conversation entre amis, à la pêche, à la promenade, +au chant, à la peinture des manuscrits, aux métiers d'agrément, et de +temps à autre à l'exercice des armes, puisque nous vivons dans un temps +où il faut souvent repousser la force par la force, et défendre sa vie +et celle des siens contre la violence. Ainsi, à nos yeux, celui qui +après le travail se récrée honnêtement, est aussi méritant que celui qui +emploie ses loisirs à prier... Les fainéants seuls sont des impies!...»</p> + +<p>Loysik était si généralement vénéré, la communauté si heureuse, que les +prêtres étrangers ne parvinrent pas à troubler ce bon accord; puis enfin +Loysik possédait le sol et les bâtiments du monastère en vertu d'une +charte authentique concédée par Clotaire. Les prélats de Châlons se +voyaient forcés, malgré leur habitude d'envahissement, de respecter les +droits de Loysik, tâchant d'arriver à leurs fins par des moyens +astucieux.</p> + +<p>C'était donc fête, ce jour-là, dans la colonie et dans la communauté de +Charolles. Les moines laboureurs songeaient à recevoir de leur mieux +leurs amis de la vallée qui venaient, selon l'usage adopté depuis un +demi-siècle, remercier Loysik de l'heureuse vie que lui devait cette +descendance de Vagres, braves diables convertis par la parole du moine +laboureur. Une fois seulement chaque année était enfreinte la règle qui, +librement consentie par la communauté, interdisait aux femmes l'entrée +du monastère. Les moines préparaient donc de longues tables partout où +elles pouvaient tenir: dans le réfectoire, dans les salles où ils +travaillaient à différents métiers manuels, sous les galeries couvertes +dont était entourée la cour intérieure, et jusque dans cette cour +elle-même, abritée, pour cette solennité, au moyen de pièces de lin +tendues sur des cordes, enfin l'on voyait des tables jusque dans la +salle d'armes. Quoi! un arsenal dans un monastère?... Oui, là avaient +été déposées les armes des Vagres fondateurs de la colonie et de la +communauté. Or, de cette mesure conseillée par Loysik, moines, +laboureurs et colons s'étaient bien trouvés lors de l'attaque de la +vallée par les troupes de Chram... Quoiqu'une pareille occurrence ne se +fût point renouvelée depuis, l'arsenal avait été soigneusement +entretenu et augmenté. Deux fois par mois, dans le village ainsi que +dans la communauté, l'on s'exerçait au maniement des armes, exercice +salubre au corps et toujours utile en ces temps de terribles violences, +disait Loysik.</p> + +<p>Donc, les moines laboureurs dressaient des tables de tous côtés; sur ces +tables, ils plaçaient avec un innocent orgueil les fruits de leurs +travaux, beau pain de froment de leurs terres, vin généreux de leur +vignoble, quartiers de boeufs et de moutons de leurs étables, fruits et +légumes de leurs jardins, laitage de leurs troupeaux, miel de leurs +ruches. Cette abondance, ils la devaient à leur rude labeur quotidien; +ils en jouissaient, quoi de plus légitime? et c'était encore une +légitime satisfaction pour les moines laboureurs de montrer à leurs +vieux amis de la vallée qu'ils étaient non moins qu'eux bons laboureurs, +fins vignerons, habiles jardiniers, soigneux pasteurs.</p> + +<p>Parfois il arrivait aussi (le diable est si malin) qu'à l'un de ces +anniversaires où les femmes et les jeunes filles pouvaient entrer dans +l'intérieur du monastère, quelque moine laboureur, s'apercevant à +l'impression que lui causait une belle jeune fille qu'il s'était trop +prématurément épris de l'austère liberté du célibat, ouvrait son coeur à +Loysik; celui-ci exigeait trois mois de réflexion de la part du frère, +et s'il persistait dans sa vocation conjugale, on voyait bientôt Loysik, +appuyé sur son bâton, gagner le village; là, il s'entretenait avec les +parents de la jeune fille de la convenance du mariage, et presque +toujours, quelques mois après, la colonie comptait un ménage de plus, la +communauté un frère de moins, et Loysik de dire, en manière de moralité: +«Voici qui prouve la dangereuse imprudence des voeux éternels.»</p> + +<p>Les préparatifs de réception étaient depuis longtemps achevés dans +l'intérieur du monastère, le soleil se couchait lorsque les moines +laboureurs entendirent un grand bruit au dehors; la colonie tout entière +arrivait. En tête de la foule marchent Ronan et le Veneur, Odille et +l'évêchesse; ce sont les quatre plus anciens habitants de la vallée; +quelques vieux Vagres, un peu moins âgés, viennent ensuite; puis les +enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants de cette Vagrerie +jadis si désordonnée, si redoutable.</p> + +<p>Loysik, averti de l'approche de ses amis, s'est, pour les recevoir, +avancé à la porte de l'enceinte du monastère; il porte, de même que tous +les frères de la communauté, une robe de grosse laine brune, assujettie +aux reins par une ceinture de cuir. Son front est devenu complétement +chauve, sa longue barbe, d'un blanc de neige, tombe sur sa poitrine; sa +taille est encore droite, sa démarche alerte, quoiqu'il ait +quatre-vingts ans passés; ses mains vénérables sont seulement agitées +d'un léger tremblement. La foule s'arrête, Ronan s'approche et dit:</p> + +<p>--Loysik, il y a aujourd'hui cinquante et un ans qu'une troupe de Vagres +déterminés t'attendait sur les confins de la Bourgogne; tu es venu à +nous, tu nous as fait entendre de sages paroles, tu nous as prêché les +mâles vertus du travail et du foyer domestique, puis tu nous as mis à +même de pratiquer ces vertus en offrant à notre troupe la libre +jouissance de cette vallée... Un an après, il y a cinquante ans de cela, +notre colonie naissante fêtait le premier anniversaire de son +établissement en ce pays; aujourd'hui nous venons, nous, nos enfants et +les enfants de nos enfants, te dire une fois de plus, par ma voix: +éternelle reconnaissance et amitié à Loysik!</p> + +<p>--Oui, oui,--cria la foule,--reconnaissance éternelle à Loysik, notre +ami, notre bon père!...</p> + +<p>Le vieux moine laboureur fut très-ému; de douces larmes coulèrent de ses +yeux, il fit signe qu'il voulait parler, et il dit, au milieu d'un grand +silence:</p> + +<p>--Mes amis, mes frères, vous qui viviez il y a cinquante ans, et vous +autres qui n'avez connu ces terribles temps que par les récits de vos +pères, ma joie est grande en ce jour... Les fondateurs de cette colonie, +après s'être fait craindre, ont su se faire aimer et respecter en se +montrant hommes de labeur, de paix et de famille... Un heureux hasard a +voulu qu'au milieu des désastres et des guerres civiles qui depuis tant +d'années continuent de désoler notre patrie, la Bourgogne ait été à peu +près jusqu'ici préservée de ces malheurs, fruits d'une conquête +sanglante; nous autres, grâce à la donation que nous avons su obtenir, +nous vivons ici paisibles et libres; mais, hélas! dans les autres +parties de cette province et de la Gaule, nos frères subissent toujours +les douleurs de l'esclavage; ceux-là, vous ne les avez pas oubliés; non, +non... Vous vous êtes souvenus de ces paroles de Jésus: <i>Les fers des +esclaves doivent être brisés</i>! Et en attendant le jour encore lointain +de l'affranchissement de tous, vos épargnes et celles de la communauté +nous ont encore permis, cette année, de racheter quelques pauvres +familles... Il nous reste des terres à leur distribuer... En attendant +que nous leur ayons construit des maisons, que ces esclaves d'hier, +hommes libres aujourd'hui, trouvent chez nous des frères et des hôtes... +Tenez, les voilà... Aimez-les comme nous nous aimons entre nous... Ce +sont aussi des fils de la vieille Gaule, déshérités comme nous l'étions +il y a cinquante ans!</p> + +<p>À peine Loysik avait-il prononcé ces paroles, que plusieurs familles, +hommes, femmes, enfants, vieillards, sortirent du monastère, pleurant de +joie. Ce fut, parmi les colons, à qui offrirait son foyer, ses soins à +ces nouveaux venus. Il fallut l'intervention de Loysik, toujours +écoutée, pour calmer cette tendre et ardente rivalité d'offres de +services; il répartit, selon sa sagesse habituelle, les futurs colons +dans certaines maisons; l'on parla bien, il est vrai, mais tout bas, de +la partialité du vieux moine; on l'accusait d'avoir iniquement favorisé +Ronan et son ami le Veneur, la bonne vieille petite Odille ayant obtenu +pour sa part une jeune femme et ses deux enfants, et l'évêchesse tout un +ménage, le mari, la femme et trois garçonnets!... Ce que c'est pourtant +que la faveur!...</p> + +<p>Chaque année, Loysik, peu de temps avant cette fête anniversaire, +partait sa pochette bien garnie d'argent; cette somme, fruit des +épargnes de la communauté, ainsi que des dons volontaires des habitants +de la colonie, était destinée au rachat de bon nombre d'esclaves. +Quelques moines laboureurs résolus et bien armés accompagnaient Loysik à +Châlons-sur-Saône où, vers le commencement de l'automne, se tenait un +grand marché de chair gauloise, sous la présidence du comte et de +l'évêque de cette cité, capitale de la Bourgogne. De la place du marché +se voyait le splendide château de la reine Brunehaut. Loysik rachetait +des esclaves jusqu'à ce que sa pochette fût vide, regrettant que les +esclaves de l'Église fussent d'un chiffre trop élevé pour sa bourse, les +évêques les vendant toujours <i>deux fois plus cher</i> que les autres, pour +ne point avilir sans doute leur marchandise en la livrant à trop bas +prix; parfois aussi, grâce à la persuasion pénétrante de sa parole, +Loysik obtenait d'un seigneur frank, moins barbare que ses compagnons, +le don de quelques esclaves, et augmentait ainsi le nombre des nouveaux +colons qui, en touchant le sol de la vallée de Charolles, trouvaient +l'accueil que l'on a vu, et ensuite, travail et bien-être.</p> + +<p>Après la <i>distribution</i> des nouveaux affranchis aux habitants de la +vallée (Loysik s'était fait la part du lion en hébergeant bon nombre +d'hommes au monastère), moines laboureurs et colons se mettent à table. +Quel festin!...</p> + +<p>--Nos festins en Vagrerie n'étaient rien auprès de ceux-là,--dit +Ronan.--Est-ce vrai, vieux Veneur?...</p> + +<p>--Te souviens-tu, entre autres, de ce fameux gala dans notre repaire des +gorges d'Allange?</p> + +<p>--Où l'évêque Cautin cuisina pour nous? après quoi il fut ravi au ciel +et en descendit très-promptement.</p> + +<p>--Odille, vous souvenez-vous de cette nuit étrange, où pour la première +fois je vous ai vue, lors de l'incendie de la villa de mon mari +l'évêque?</p> + +<p>--Certes, Fulvie, je m'en souviens; et aussi de ces largesses que de +leur butin les Vagres faisaient au pauvre monde.</p> + +<p>--Loysik, c'est durant cette nuit-là, que pour la première fois j'ai su +que nous étions frères.</p> + +<p>--Ah! Ronan! quelle bravoure que celle de notre père Karadeuk, +parvenant, avec notre vieil ami le Veneur, à nous tirer de l'ergastule +du burg de ce comte Neroweg!</p> + +<p>Te souviens-tu? Vous souvenez-vous? une fois sur ce sujet l'entretien de +vieux amis attablés devint intarissable. Ainsi causaient du vieux temps +Ronan, Loysik, le Veneur, Odille, l'évêchesse, placés à table à côté les +uns des autres, pendant que de convives, plus jeunes, s'éjouissaient et +parlaient du temps présent. De sorte que ce soir-là l'on était en grande +joie au monastère de Charolles.</p> + +<p>Au milieu du festin, un moine laboureur dit à l'un de ses compagnons:</p> + +<p>--Où sont donc nos deux prêtres, Placide et Félibien?</p> + +<p>--Ces pieux hommes ont trouvé la fête trop profane pour eux.</p> + +<p>--Comment cela?</p> + +<p>--Tu sais que par ordre de Loysik, deux veilleurs sont chaque nuit de +garde à la logette de l'embarcadère du bac...</p> + +<p>--Oui.</p> + +<p>--Placide et Félibien ont offert à deux de nous qui devaient à leur tour +veiller cette nuit dans la logette de les y remplacer, afin de laisser +nos frères jouir de la fête.</p> + +<p>--Quelles bonnes âmes, que ces tonsurés!</p> + +<hr class="short"> + +<p>La rivière, qui prenait sa source dans la vallée de Charolles, la +traversait dans toute sa longueur; puis, se partageant en deux bras, +servait de limites et de défense naturelle au territoire de la colonie. +Par prudence, Loysik faisait ramener chaque soir et amarrer sur la rive +de la vallée un bac, seul moyen de communication avec les terres qui +s'étendaient de l'autre côté du cours d'eau, et appartenaient au diocèse +de Châlons. Une logette où veillaient à tour de rôle deux frères de la +communauté, était construite près de l'embarcadère de ce bac.</p> + +<p>La lune en son plein se réfléchissait dans l'eau limpide de la rivière, +fort large en cet endroit, les deux prêtres qui s'étaient +fraternellement offerts à remplacer les moines comme veilleurs, allaient +et venaient d'un air inquiet à quelques pas de la logette.</p> + +<p>--Placide, tu ne vois rien? tu n'entends rien?</p> + +<p>--Rien...</p> + +<p>--Voilà pourtant la lune déjà haute... il doit être près de minuit, et +personne ne paraît...</p> + +<p>--Ne perdons pas espoir... le retard n'est pas encore considérable.</p> + +<p>--S'ils nous manquaient de parole, ce serait désolant; nous ne +trouverions pas de longtemps un pareille occasion d'être, comme ce soir, +chargés de la garde du bac, grâce à l'orgie de cette nuit.</p> + +<p>--Et c'est surtout pendant cette nuit d'orgie qu'il est nécessaire de +surprendre les moines.</p> + +<p>--Et pourtant personne encore...</p> + +<p>--Écoute... écoute...</p> + +<p>--Tu entends quelque chose?</p> + +<p>--Je me suis trompé... c'est le bruissement de la rivière sur les +cailloux du rivage.</p> + +<p>--L'évêque de Châlons, notre protecteur, aura renoncé à son projet.</p> + +<p>--Impossible... il avait obtenu l'assentiment de la reine Brunehaut.</p> + +<p>--La reine Brunehaut aura peut-être craint de se mêler de cette affaire +ecclésiastique.</p> + +<p>--Elle! cette femme redoutable et implacable, craindre quelque chose?... +elle, craindre un vieux moine de quatre-vingts ans?...</p> + +<p>--Écoute... écoute... cette fois je ne me trompe pas... Vois-tu là-bas, +sur l'autre rive, ces points brillants?</p> + +<p>--Oui... c'est le reflet de la lune sur l'armure des guerriers.</p> + +<p>--Ce sont eux! ce sont eux!... Entends-tu ces trois appels de trompe?</p> + +<p>--C'est le signal convenu... vite, vite... détachons le bac et passons à +l'autre bord...</p> + +<p>Les amarres du bac sont détachées et il est manoeuvré par Placide et +Félibien, au moyen de longues perches; il touche à l'autre rive... Là, +monté sur une mule, se trouve un homme de grande taille, vêtu d'une robe +noire: sa figure est impérieuse et dure; à côté de lui est un chef frank +à cheval, escorté d'une vingtaine de cavaliers revêtus d'armures de fer: +un chariot rempli de bagage, traîné par quatre boeufs et suivi de +plusieurs esclaves à pieds, arrive aussi sur la rive.</p> + +<p>--Vénérable archidiacre,--dit Placide à l'homme à la robe noire,--nous +commencions à désespérer de votre venue; mais vous arrivez encore à +temps... l'orgie, à cette heure, doit être complète; toute la colonie, +hommes, femmes, jeunes filles, est assemblée au monastère, et Dieu sait +les abominations qui se passent en ce lieu sous les yeux de Loysik, qui +provoque ces horreurs sacriléges!</p> + +<p>--Ces horreurs vont avoir leur terme et leur châtiment, mes fils. Mais, +dites-moi, peut-on, sans danger, embarquer les chevaux de ces guerriers +et le chariot qui porte mes bagages?</p> + +<p>--Vénérable archidiacre, cette cavalerie est nombreuse; il faudrait au +moins trois ou quatre voyages.</p> + +<p>--Gondowald,--dit l'archidiacre au chef frank,--si nous laissions +provisoirement sur ce bord vos chevaux, ma mule et mon chariot? nous +nous rendrions tout d'abord au monastère; vos cavaliers nous +accompagneraient à pied.</p> + +<p>--Qu'ils soient à pied ou à cheval, ils suffiront à assurer l'exécution +des ordres de ma glorieuse reine Brunehaut, et à housser du manche de +nos lances ces moines et cette plèbe rustique si elle bronche...</p> + +<p>--Vénérable archidiacre, nous qui savons de quoi sont capables les +moines et les habitants de la vallée, nous estimons qu'en cas de +rébellion de leur part aux ordres de notre saint évêque de Châlons, +vingt guerriers... c'est fort peu.</p> + +<p>Gondowald toisa le prêtre d'un regard dédaigneux, et ne répondit même +pas à l'observation.</p> + +<p>--Je ne partage pas vos craintes, mes chers fils, et j'ai de bonnes +raisons pour cela,--reprit l'archidiacre d'un air hautain.--Nous voici +tous embarqués... maintenant, au large le bac!</p> + +<p>Bientôt débarquèrent sur la rive de la vallée, l'archidiacre, Gondowald, +chambellan de Brunehaut, et les vingt guerriers de la reine, casqués, +cuirassés, armés de lances et d'épées; ils portaient en sautoir leurs +boucliers peints et dorés.</p> + +<p>--Y a-t-il un long trajet d'ici au monastère?--demanda l'archidiacre en +posant le pied sur le rivage.</p> + +<p>--Non, mon père... il y a tout au plus pour une demi-heure de route.</p> + +<p>--Marchez devant, mes chers fils... nous vous suivons.</p> + +<p>--Ah! mon père! les impies de cette communauté ignorent à cette heure +que le châtiment du ciel est suspendu sur leur tête!</p> + +<p>--Hâtez le pas, mes fils... bientôt justice sera faite...</p> + +<p>--Hermanfred,--dit le chef des guerriers en se retournant vers l'un des +hommes de sa troupe,--as-tu le trousseau de cordes et les menottes de +fer?</p> + +<p>--Oui, seigneur Gondowald.</p> + +<hr class="short"> + +<p>Au monastère, le festin continuait: partout régnait une douce +cordialité. À la table où se trouvaient Loysik, Ronan, le Veneur et leur +famille, l'entretien continuait, vif, animé; l'on parlait en ce moment +des terribles choses qui se passaient, dit-on, dans le sombre palais de +la reine Brunehaut. Les heureux habitants de la vallée écoutaient ces +sinistres récits avec cette curiosité avide, inquiète et souvent +frissonnante, que souvent l'on éprouve à la veillée, lorsqu'au coin d'un +foyer paisible l'on entend raconter quelque histoire épouvantable: +heureux, humble et ignoré, l'on est certain de ne jamais être jeté au +milieu d'aventures effrayantes comme celles dont la narration vous fait +frémir, pourtant l'on craint et l'on désire à la fois la continuation du +récit.</p> + +<p>--Tenez,--disait Ronan,--afin de démêler ce chaos sanglant, puisque nous +parlons de ce monstre femelle, qui a nom Brunehaut, et qui règne à cette +heure en Bourgogne, rappelons les faits en deux mots: Clotaire, après +avoir fait brûler vifs Chram, son fils, sa femme et leurs deux petites +filles, est mort depuis cinquante-trois ans, n'est-ce pas?</p> + +<p>--Oui, mon père,--reprit Grégor,--puisque nous sommes en l'année 613.</p> + +<p>--Ce Clotaire avait laissé quatre fils: <i>Charibert</i> régnait à Paris, +<i>Gontran</i> était roi d'Orléans et de Bourges; <i>Sigebert</i>, roi d'Ostrasie, +résidait à Metz, et <i>Chilpérik</i>, roi de Neustrie, occupait la demeure +royale de Soissons, puisque nos conquérants ont appelé Neustrie et +Ostrasie les provinces du nord et de l'est de la Gaule.</p> + +<p>--Chilpérik?--reprit le fils de Ronan,--Chilpérik, ce Néron de la Gaule, +qui, dit-on, terminait ainsi l'un de ses édits: «<i>Que celui qui +n'obéirait pas à cette loi ait les</i> <span class="sc">YEUX ARRACHÉS</span>!»</p> + +<p>--C'est seulement de celui-là seul et de son frère Sigebert que nous +nous occupons... Laissons de côté ses deux autres frères, Charibert et +Gontran, tous deux morts sans enfants: le premier en 566, le second en +593; ils se sont montrés les dignes descendants de Clovis, mais il ne +s'agit pas d'eux dans ce récit.</p> + +<p>--Mon père, l'effrayante histoire qui nous intéresse est celle de +Brunehaut et de Frédégonde, puisque ces deux noms, désormais +inséparables, sont accolés dans le sang...</p> + +<p>--J'arrive à l'histoire de ces deux monstres et de leurs époux Chilpérik +et Sigebert, car ces louves ont leurs loups, et qui pis est, pour la +Gaule, leurs louveteaux... Donc, ce Chilpérik, quoique marié à Andowère, +avait, parmi ses nombreuses concubines, une esclave franque d'une beauté +éblouissante, et douée, dit-on, d'un charme de séduction irrésistible; +elle se nommait <i>Frédégonde</i>... Il en devint si épris, que pour jouir +plus librement encore de la possession de cette esclave, il répudia sa +femme Andowère, qui mourut plus tard en un couvent; mais bientôt las de +Frédégonde, il fut jaloux d'imiter son frère: Sigebert, qui s'était +marié à une princesse de sang royal, nommée Brunehaut, fille +d'Athanagild, roi de race germanique comme les Franks, et dont les aïeux +avaient conquis l'Espagne comme Clovis la Gaule. Chilpérik demanda donc +et obtint la main de la soeur de Brunehaut, nommée Galeswinthe... L'on +ne pouvait voir, disait-on, une figure plus touchante que celle de cette +jeune princesse, et la bonté de son coeur égalait l'angélique douceur de +ses traits. Lorsqu'il lui fallut quitter l'Espagne pour venir en Gaule +épouser Chilpérik, la malheureuse créature eut des pressentiments de +mort... ces pressentiments ne la trompaient pas... Après six ans de +mariage, elle était étranglée dans son lit par son époux Chilpérik<a href="#De"><sup class="sml">D</sup></a>.</p> + +<p>--Comme Wisigarde, quatrième femme de Neroweg, avait été étranglée par +ce comte frank, dont la race existe encore, dit-on, en Auvergne... Rois +et seigneurs franks ont les mêmes moeurs... c'est de race...</p> + +<p>--Infortunée Galeswinthe!... Et pourquoi tant de férocité de la part de +son mari Chilpérik?</p> + +<p>--Un moment apaisée, la passion de Chilpérik pour son esclave Frédégonde +s'était réveillée plus ardente que jamais, et il avait étranglé sa femme +afin d'épouser sa concubine... Voici donc Frédégonde mariée à Chilpérik +après le meurtre de Galeswinthe, et devenue l'une des reines de la +Gaule. Il est d'étranges contrastes dans les familles: Galeswinthe était +un ange, Brunehaut, sa soeur, mariée à Sigebert, était une créature +infernale; d'une rare beauté, d'un caractère de fer, vindicative jusqu'à +la férocité, d'une ambition impitoyable et d'une intelligence qui eût +été du génie, si elle n'eût appliqué ses facultés extraordinaires aux +forfaits les plus inouïs... Brunehaut devait épouvanter le monde... +D'abord elle voulut venger la mort de sa soeur Galeswinthe, étranglée +par Chilpérik à l'instigation de Frédégonde... Alors, entre ces deux +femmes, mortelles ennemies, et dont chacune régnait avec son mari sur +une partie de la Gaule, commença une lutte effrayante: le poison, le +poignard, l'incendie, la guerre civile, le massacre, les combats des +pères contre les fils, des frères contre des frères; tels furent les +moyens qu'elles employèrent l'une contre l'autre. Les populations +gauloises n'échappèrent pas à cette rage de destruction: toutes les +provinces soumises à Sigebert et à Brunehaut furent impitoyablement +ravagées par Chilpérik, et les possessions de celui-ci furent à leur +tour dévastées par Sigebert. Ces deux frères, ainsi poussés par la furie +de leurs femmes, combattirent l'un contre l'autre jusqu'au jour où ils +furent tous deux assassinés.</p> + +<p>--Ah! si le sang gaulois n'avait coulé à torrents, si ces désastres +affreux n'avaient écrasé de nouveau notre malheureux pays, je verrais un +châtiment céleste dans la lutte de ces deux femmes, décimant ainsi les +familles où elles sont entrées,--dit Loysik;--mais, hélas! que de maux, +que de misères atroces ces haines royales font peser sur les peuples...</p> + +<p>--Et ces deux monstres trouvaient des instruments pour servir leurs +vengeances?</p> + +<p>--Les meurtres qu'elle ne commettaient pas elles-mêmes par le poison, +elles les faisaient accomplir par le poignard... Frédégonde, dont la +dépravation dépassait celle de la Messaline antique, s'entourait de +jeunes pages; elle les enivrait de voluptés terribles, troublait leur +raison par des philtres qu'elle composait; ils entraient bientôt dans +une sorte de frénésie, et elle les lançait alors sur les victimes qu'ils +devaient frapper... C'est ainsi qu'elle fit poignarder le roi Sigebert, +mari de Brunehaut, et empoisonner leur fils Childebert... C'est ainsi, +dit-on, qu'elle a fait tuer, à coups de couteau, son mari Chilpérik...</p> + +<p>--Quoi! Frédégonde n'épargna pas même son époux?</p> + +<p>--Les uns lui attribuent ce meurtre, d'autres en accusent Brunehaut... +les deux crimes sont probables: toutes deux avaient intérêt à le +commettre: par la mort de Chilpérik, Brunehaut vengeait sa soeur +Galeswinthe, étranglée par ce roi; Frédégonde, en le faisant assassiner, +se vengeait de ce qu'il avait surpris, la veille de sa mort, l'un des +innombrables adultères de cette Messaline, tirée de l'esclavage pour +monter au trône...</p> + +<p>--Et elle? mon père, a-t-elle subi la peine due à tant de forfaits?</p> + +<p>--La reine Frédégonde est morte paisiblement dans son lit en 597, âgée +de cinquante-cinq ans, bénie et enterrée par les prêtres dans la +basilique de Saint-Germain-des-Prés, à Paris, après avoir commis des +crimes sans nombre... Du reste, Frédégonde a <i>longtemps et heureusement +et habilement régné</i>, comme disent les infâmes et dévots panégyristes de +ces monstres couronnés... Oui, à sa mort elle a laissé à son fils +Clotaire le jeune son royaume intact, et les bénédictions du clergé +l'ont accompagnée dans sa tombe, cette glorieuse reine, car elle était, +pour les prêtres, prodigue du bien d'autrui.</p> + +<p>Un frémissement d'horreur circula parmi les auditeurs de ce récit; ces +moeurs royales contrastaient d'une manière si effrayante avec les moeurs +des habitants de la colonie, que ces bonnes gens croyaient entendre +raconter quelque songe épouvantable éclos dans le délire de la fièvre.</p> + +<p>Grégor reprit:</p> + +<p>--Ce Clotaire le jeune, fils de Frédégonde et de Chilpérik, se trouve +être ainsi le petit-fils de Clotaire, le tueur d'enfants, et +l'arrière-petit-fils de Clovis?</p> + +<p>--Oui... et comme il se montre digne de sa race, vous voyez, mes +enfants, quelle ère de nouveaux crimes va s'ouvrir; car sa mère +Frédégonde lui a légué l'implacable haine dont elle poursuivait +Brunehaut... et ce duel à mort va continuer entre celle-ci et le fils de +sa mortelle ennemie...</p> + +<p>--Hélas! que de désastres vont encore déchirer la Gaule durant cette +lutte sanglante...</p> + +<p>--Oh! elle sera terrible... terrible... car les crimes de Frédégonde +pâlissent auprès de ceux de Brunehaut, notre reine aujourd'hui, à nous, +habitants de la Bourgogne.</p> + +<p>--Mon père, est-ce possible? Brunehaut plus criminelle que Frédégonde?</p> + +<p>--Ronan,--dit Odille en portant ses deux mains à son front,--ce chaos de +meurtres, accomplis dans une même famille, donne le vertige... L'esprit +se trouble et se lasse à suivre le fil sanglant qui seul peut vous +conduire au milieu de ce dédale de crimes sans nom. Grand Dieu! dans +quel temps nous vivons!... Que verront donc nos enfants?</p> + +<p>--À moins que les démons ne sortent de l'enfer, petite Odille, nos +enfants ne pourront rien voir qui surpasse ce que nous voyons; car, je +vous l'ai dit, les crimes de Frédégonde ne sont rien auprès de ceux de +Brunehaut... Et si vous saviez ce qui se passe à cette heure dans le +splendide château de Châlons-sur-Saône, où cette vieille reine, fille, +femme et mère de rois, tient en sa dépendance ses +arrière-petits-enfants... Mais non... je n'ose... mes lèvres se refusent +à raconter ces choses sans nom.</p> + +<p>--Ronan a raison. Il se passe aujourd'hui dans le château de la reine +Brunehaut des horreurs qui dépassent les bornes de l'imagination +humaine,--reprit Loysik en frémissant; puis s'adressant à Ronan:--Mon +frère, par respect pour nos jeunes familles, par respect pour l'humanité +tout entière, n'achève pas...</p> + +<p>--C'est juste, Loysik; il y a quelque chose d'épouvantable à penser que +la reine Brunehaut est une créature de Dieu comme nous, et que comme +nous... elle appartient à l'espèce humaine...</p> + +<p>--Frère Loysik, frère Loysik,--accourut dire un des moines +laboureurs,--on a frappé à la porte extérieure du monastère... une voix +m'a répondu que c'était un message de l'évêque de Châlons et de la reine +Brunehaut.</p> + +<p>Ce nom, en un pareil moment, causa un profond étonnement et une sorte de +crainte vague.</p> + +<p>--Un message de l'évêque et de la reine?--reprit Loysik en se levant et +se dirigeant vers la porte extérieure du monastère,--cela est étrange! +Le bac est amarré chaque soir de ce côté-ci de la rive, et les veilleurs +ont l'ordre absolu de ne pas traverser la rivière durant la nuit; sans +doute ce messager aura pris une barque à <i>Noisan</i> pour remonter la +rivière.</p> + +<p>En parlant ainsi, le supérieur de la communauté s'était approché de la +porte massive et verrouillée en dedans; plusieurs moines, portant des +flambeaux, suivaient le supérieur; Ronan, le Veneur et un grand nombre +de colons et de frères accompagnaient aussi Loysik; il fit un signe, la +lourde porte roula sur ses gonds, et l'on vit au dehors, éclairés par la +lune, l'archidiacre et Gondowald, le chambellan de Brunehaut; derrière +eux étaient rangés en haie les hommes de guerre, casqués, cuirassés, +boucliers au bras, lance à la main, épée au côté.</p> + +<p>--Il y a là une trahison,--dit à demi-voix Loysik, se retournant vers +Ronan; puis s'adressant à l'un des moines:--Qui donc, cette nuit, est de +guet à la logette du bac?</p> + +<p>--Nos deux prêtres... Ils ont offert à nos frères de les remplacer pour +cette nuit de fête.</p> + +<p>--Je devine tout,--répondit Loysik avec amertume;--puis s'adressant à +l'archidiacre qui, ainsi que Gondowald, s'était arrêté au seuil de la +grande porte, tandis que leur escorte restait au dehors, il dit au +guerrier et au prêtre:</p> + +<p>--Qui êtes-vous? que voulez-vous?</p> + +<p>--Je me nomme Salvien, archidiacre de l'église de Châlons et neveu du +vénérable Sidoine, évêque de ce diocèse... Je t'apporte les ordres de +ton chef spirituel.</p> + +<p>--Et moi Gondowald, chambellan de notre glorieuse et illustre reine +Brunehaut, je suis chargé par elle de prêter mon aide et celle de mes +hommes à l'envoyé de l'évêque.</p> + +<p>--Voici une lettre de mon oncle,--reprit l'archidiacre en présentant ce +parchemin à Loysik.--Prends-en connaissance à l'instant.</p> + +<p>--Mes yeux sont affaiblis par les années, un de nos frères va faire tout +haut cette lecture pour moi.</p> + +<p>--Il se peut qu'il y ait dans cette lettre des choses secrètes,--dit +l'archidiacre;--je t'engage à la faire lire à voix basse.</p> + +<p>--Nous n'avons point ici de secret les uns pour les autres... Lis tout +haut, mon frère.</p> + +<p>Et Loysik remit la missive à l'un des membres de la communauté, qui +exécuta l'ordre de son supérieur.</p> + +<p>Cette lettre portait en substance que Sidoine, évêque de Châlons, +instituait l'archidiacre Salvien comme abbé du monastère de Charolles, +voulant ainsi mettre terme aux scandales et énormités qui depuis tant +d'années affligeaient la chrétienté par l'exemple de cette communauté; +elle devrait être à l'avenir rigoureusement soumise à la règle de saint +Benoît, ainsi que l'étaient alors presque tous les monastères de la +Gaule. Les moines laïques qui mériteraient cette faveur par leur vertu +et par leur humble soumission aux ordres de leur nouvel abbé +obtiendraient la faveur toute chrétienne d'entrer dans la cléricature et +de devenir moines de l'Église romaine. De plus, en vertu du canon 7 du +concile d'Orléans, tenu deux années auparavant (l'année 611), qui +ordonnait que «les domaines, terres, vignes, esclaves, pécules qui +seraient donnés aux paroisses demeurassent en la puissance de l'évêque,» +tous les biens du monastère et de la colonie formant, à bien dire, la +paroisse de Charolles, devaient, à l'avenir, demeurer en la puissance de +l'évêque de Châlons, qui commettait son neveu l'archidiacre Salvien à la +direction de ces biens. Le prélat terminait la missive en ordonnant à +son cher fils en Christ, Loysik, de se rendre sur l'heure en la cité de +Châlons pour y entendre le blâme de son évêque et père spirituel, et y +subir humblement la pénitence ou châtiment qu'il pourrait lui infliger. +Enfin, comme il se pouvait faire que le frère Loysik, par une suggestion +diabolique, commît l'énormité de mépriser les ordres de son père +spirituel, le noble Gondowald, chambellan de la glorieuse reine +Brunehaut, était chargé par cette illustrissime et excellentissime +princesse de faire exécuter, au besoin, par la force, les ordres de +l'évêque de Châlons.</p> + +<p>Le moine laboureur achevait à peine la lecture de cette missive que +Gondowald ajouta d'un air hautain et menaçant:</p> + +<p>--Oui, moi, chambellan de la glorieuse reine Brunehaut, notre +très-excellente et très-redoutable maîtresse, je suis chargé par elle de +te dire à toi, moine, que si toi et les tiens vous aviez l'audace de +désobéir aux ordres de l'évêque, ainsi que cela pourrait arriver, +d'après les insolents murmures que je viens d'entendre, je vous fais +attacher, toi et les plus récalcitrants, à la queue des chevaux de mes +cavaliers, et je vous conduis ainsi à Châlons, hâtant votre marche à +coups de bois de lance.</p> + +<p>Vingt fois en effet la lecture de la missive de l'évêque avait été +interrompue par les murmures indignés de la foule: moines laboureurs ou +colons; il fallut l'imposante autorité de Loysik pour obtenir des +assistants exaspérés assez de silence pour que la lecture de la missive +épiscopale pût se terminer; mais lorsque le frank Gondowald eut +prononcé, d'un air de défi, ses insolentes menaces, la foule y répondit +par une explosion de cris furieux mêlés de dédaigneuses railleries.</p> + +<p>Ronan, le Veneur et quelques vieux Vagres n'avaient pas été des derniers +à se révolter contre les prétentions spoliatrices de l'évêque de +Châlons, qui voulait simplement s'approprier les biens des moines +laboureurs et des colons, au mépris de tout droit. Quoique blanchis par +l'âge, les Vagres avaient senti bouillonner leur vieux sang batailleur. +Ronan, toujours homme d'action, se souvenant de son ancien métier, avait +dit tout bas au Veneur:</p> + +<p>--Prends vingt hommes résolus, ils trouveront des armes dans l'arsenal, +et cours au bac, afin de couper la retraite à ces Franks... Je me charge +de ce qu'il reste à faire ici, car, foi de Vagre... je me sens rajeuni +de cinquante ans!</p> + +<p>--Et moi donc, Ronan, pendant la lecture de la lettre de cet insolent +évêque, et surtout lorsqu'a parlé le valet de cette reine infâme, vingt +fois j'ai cherché une épée à mon côté.</p> + +<p>--Rassemble nos hommes au milieu de ce tumulte, sans être remarqué, je +vais faire ainsi de mon côté; l'arsenal contient suffisamment d'armes +pour nous armer tous...</p> + +<p>Et les deux vieux Vagres allèrent de ci, de là, disant un mot à +l'oreille de certains colons ou moines, qui disparurent successivement +au milieu du tumulte croissant, que dominait à peine la voix ferme et +sonore de Loysik, répondant à l'archidiacre:</p> + +<p>--L'évêque de Châlons n'a pas droit d'imposer à cette communauté une +règle particulière ou un abbé; nous choisissons librement nos chefs, de +même que nous consentons la règle que nous voulons suivre, pourvu +qu'elle soit chrétienne; tel est le droit antérieur et originel qui a +présidé à l'établissement de tous les monastères de la Gaule; les +évêques n'ont sur nous que la juridiction spirituelle qu'ils exercent +sur les autres laïques; nous sommes ici maîtres de nos biens et de nos +personnes, en vertu d'une charte du feu roi Clotaire, qui défend +formellement à ses ducs, comtes ou évêques, de nous inquiéter. Tu parles +de conciles, moi aussi je les ai lus; il y a de tout dans les conciles, +le mal et le bien, le juste et l'injuste; or, ma mémoire ne faiblit pas +encore, et voici ce que dit fort justement cette fois le concile de 611:</p> + +<p><i>Nous avons appris que certains évêques établissent injustement abbés +dans certains monastères, quelques-uns de leurs parents ou de leurs +favoris et leur procurent des avantages iniques, afin de se faire donner +par la violence tout ce que peut ravir au monastère l'exacteur qu'ils y +ont envoyé.</i></p> + +<p>L'archidiacre se mordit les lèvres, et une huée prolongée couvrit sa +voix lorsqu'il voulut répondre.</p> + +<p>--Ce concile ne tiendrait pas ce langage, qui est celui de la +justice,--reprit Loysik,--que je ne reconnais à aucun concile, à aucun +prélat, à aucun roi, le droit de déposséder des gens honnêtes et +laborieux des terres et de la liberté qu'ils tiennent avant tout de leur +droit naturel.</p> + +<p>--Je te dis, moi, que ton monastère est une nouvelle Babylone, une +moderne Gomorrhe!--s'écria l'archidiacre;--l'évêque de Châlons en avait +été prévenu, j'ai voulu voir par moi-même et j'ai vu... Et je vois des +femmes, des jeunes filles dans ce saint lieu, qui devrait être consacré +aux austérités, à la prière et à la retraite. Je vois tous les ferments +d'une immonde orgie, qui devait sans doute se prolonger jusqu'au jour, +au milieu de monstrueuses débauches, où la promiscuité de la chair des +hommes et des femmes va...</p> + +<p>--Assez!--s'écria Loysik indigné;--je te défends, moi, chef de cette +communauté, je te défends de souiller davantage les oreilles de ces +épouses, de ces jeunes filles rassemblées ici avec leur famille, pour +célébrer paisiblement l'anniversaire de notre établissement dans cette +terre libre, qui restera libre comme ceux qui l'habitent!</p> + +<p>--Archidiacre, c'est trop de paroles!--s'écria Gondowald;--à quoi bon +raisonner avec ces chiens... n'as-tu pas là mes hommes pour te faire +obéir?</p> + +<p>--Je veux tenter un dernier effort pour ouvrir les yeux de ces +malheureux aveuglés,--répondit l'archidiacre;--cet indigne Loysik les +tient sous son obsession diabolique... Oui, vous tous qui m'entendez, +tremblez si vous résistez aux ordres de votre évêque!</p> + +<p>--Salvien,--dit Loysik,--ces paroles sont vaines, tes menaces seront +impuissantes devant notre ferme résolution de maintenir la justice de +nos droits; nous te repoussons comme abbé de ce monastère; ces moines +laboureurs et les habitants de celle colonie ne doivent compte de leurs +biens à personne... Ce débat inutile est affligeant, mettons-y fin; la +porte de ce monastère est ouverte à ceux qui s'y présentent en amis, +mais elle se ferme devant ceux qui s'y présentent en ennemis et en +maîtres, au nom de prétentions d'une folle iniquité... Donc, retire-toi +d'ici...</p> + +<p>--Oui, oui, va-t'en d'ici, archidiacre du diable!--dirent plusieurs +voix,--ne trouble pas plus longtemps notre fête! tu pourrais t'en +repentir.</p> + +<p>--Une rébellion! des menaces!--s'écria +l'archidiacre.--Gondowald,--ajouta le prêtre en s'effaçant, pour laisser +pénétrer dans l'intérieur de la cour le chef des guerriers franks,--vous +savez les ordres de la reine...</p> + +<p>--Et sans tes lenteurs, ces ordres depuis longtemps seraient exécutés! A +moi, mes guerriers... garrottez ce vieux moine, et exterminez cette +plèbe si elle bronche!</p> + +<p>--A moi, mes enfants! assommez ces Franks! et vive la vieille Gaule!</p> + +<p>Qui parlait ainsi? le vieux Ronan, suivi d'une trentaine de colons et de +moines laboureurs, hommes résolus, vigoureux et parfaitement armés de +lances, de haches et d'épées. Ces bonnes gens, sortant sans bruit de +l'enceinte du monastère par la cour des étables, avaient, sous les +ordres de Ronan, fait le tour des bâtiments extérieurs jusqu'à l'angle +du mur de clôture; là, ils s'étaient tenus cois et embusqués, jusqu'au +moment où Gondowald avait appelé à lui ses guerriers. Alors sortant de +leur embuscade, les gens de Ronan s'étaient à l'improviste précipités +sur les Franks. Au même instant, Grégor, accompagné d'une troupe +déterminée, non moins nombreuse et bien armée que celle de son père, +sortait des bâtiments intérieurs du monastère, se faisait jour à travers +la foule, dont était remplie la cour, et s'avançait en bon ordre. +L'archidiacre, Gondowald et leur escorte de vingt guerriers se +trouvèrent ainsi enveloppés par une soixantaine d'hommes résolus, et il +faut leur rendre cette justice, animés d'intentions très-malveillantes +pour la peau des Franks. Ceux-ci, pressentant ces dispositions, ne +songèrent pas à résister sérieusement, après un léger engagement ils se +rendirent. Cependant, Gondowald ayant, dans un premier mouvement de +surprise et de rage, levé son épée sur Loysik et blessé un des moines, +qui avait couvert le vieillard de son corps, Gondowald, quoique +chambellan de sa glorieuse reine Brunehaut, fut terrassé, roué de coups +et vit ses hommes désarmés, après leur résistance inutile, qui leur +valut force horions appliqués par des mains gauloises et fort rustiques. +Mais, grâce à l'intervention de Loysik, il ne coula, dans cette rapide +mêlée, d'autre sang que celui du moine légèrement blessé par Gondowald; +ce noble chambellan fut, par précaution, solidement garrotté au moyen +des menottes et du trousseau de cordes dont il s'était muni à +l'intention de Loysik, avec une prévoyance dont le vieux Ronan lui sut +gré.</p> + +<p>--Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, je vous excommunie +tous!--s'écria l'archidiacre blême de fureur.--Anathème à celui qui +oserait porter une main sacrilége sur moi, prêtre et oint du Seigneur!</p> + +<p>--Ne me tente pas, crois-moi, <i>oint</i> que tu es! car tout vieux que je +suis, foi d'ancien Vagre, j'ai terriblement envie de mériter ton +excommunication, en appliquant sur ton échine sacrée une volée de coups +de fourreau d'épée!</p> + +<p>--Ronan, Ronan! pas de violence,--dit Loysik;--ces étrangers sont venus +ici en ennemis, ils ont versé le sang les premiers; vous les avez +désarmés, c'était justice...</p> + +<p>--Et leurs armes enrichiront notre arsenal,--dit Ronan.--Allons, +enfants, récoltez-moi cette bonne moisson de fer... Par ma foi, nous +serons armés comme des guerriers royaux!</p> + +<p>--Que ces soldats et leur chef soient conduits dans une des salles du +monastère,--ajouta Loysik;--ils y seront enfermés, des moines armés +veilleront à la porte et aux fenêtres.</p> + +<p>--Oser me retenir prisonnier, moi! officier de la maison de la reine +Brunehaut!--s'écria Gondowald en grinçant des dents et se débattant +dans ses liens.--Oh! tout ton sang ne payera pas cette audace, moine +insolent! Ma redoutée maîtresse me vengera!</p> + +<p>--La reine Brunehaut a agi contrairement à tous les droits, à toute +justice, en envoyant ici des hommes de guerre prêter main-forte au +message de l'évêque de Châlons, lors même que sa prétention eût été +aussi équitable qu'elle est inique,--répondit Loysik; puis s'adressant à +ses moines:--Emmenez ces hommes, et surtout qu'il ne leur soit point +fait de mal; s'ils ont besoin de provisions, qu'on leur en donne...</p> + +<p>Les moines emmenèrent les guerriers franks, et leur chef qu'il fallut +traîner de force, tant cet enragé était furieux. Ceci fait, Loysik dit à +l'archidiacre, pantois, colère et sournois comme un renard pris au +piége:</p> + +<p>--Salvien, je dois avant tout assurer le repos de cette colonie et de +cette communauté; je suis donc obligé d'ordonner que tu restes +prisonnier dans ce monastère...</p> + +<p>--Moi?... moi aussi... tu oses...</p> + +<p>--Ne redoute rien, tu seras traité avec égard, tu auras pour prison +l'enceinte du monastère... Dans trois ou quatre jours au plus tard... +lors de mon retour, tu seras libre.</p> + +<p>Lorsque l'archidiacre eut disparu, Ronan dit à Loysik:</p> + +<p>--Frère, tu as parlé à cet homme de ton retour? tu pars donc?</p> + +<p>--À l'instant même... Je vais à Châlons... Je verrai l'évêque, je verrai +la reine.</p> + +<p>--Que dis-tu, Loysik!--s'écria Ronan avec une anxiété douloureuse,--tu +nous quittes, tu vas affronter Brunehaut; mais ce nom dit tout: +Vengeance implacable. Loysik, c'est courir à ta perte!...</p> + +<p>Les moines laboureurs et les colons, partageant l'inquiétude de Ronan, +se livrèrent aux supplications les plus tendres, les plus pressantes, +afin de détourner Loysik de son projet téméraire: le vieux moine fut +inébranlable; et, pendant que l'un des frères qui devait l'accompagner +faisait à la hâte quelques préparatifs de voyage, il se rendit dans sa +cellule pour y prendre la charte du roi Clotaire. Ronan et sa famille +accompagnèrent Loysik, il leur dit tristement:</p> + +<p>--Notre position est pleine de périls: il s'agit non-seulement du sort +de ce monastère, mais de celui de la colonie tout entière. Vous avez eu +facilement raison d'une vingtaine de guerriers; mais, songer à résister +par la force à l'immense et terrible pouvoir de Brunehaut, c'est vouloir +le ravage de cette vallée, le massacre ou l'esclavage de ses +habitants... Cette charte de Clotaire confirme notre droit; mais +qu'est-ce que le droit pour Brunehaut!</p> + +<p>--Alors, mon frère, que vas-tu faire à Châlons dans l'antre de cette +louve...</p> + +<p>--Tenter d'obtenir justice.</p> + +<p>--Obtenir justice!... Mais, tu l'as dit, qu'est-ce que le droit pour +Brunehaut?...</p> + +<p>--Elle se joue du droit comme de la vie des hommes, je le sais; pourtant +j'ai quelque espoir... Je désire que vous gardiez ici l'archidiacre et +ses guerriers prisonniers... d'abord parce que, dans leur fureur, ils +m'auraient sans doute rejoint et tué en route; or je tiens à vivre pour +mener à bonne fin ce que j'entreprends aujourd'hui; puis, au lieu de me +laisser prévenir par l'archidiacre et le chambellan, je préfère +instruire moi-même l'évêque et la reine Brunehaut des motifs de notre +résistance.</p> + +<p>--Mon frère, si cette justice que tu vas tenter d'obtenir au péril de ta +vie tu ne l'obtiens pas? si cette reine implacable te fait égorger... +comme elle a fait égorger tant d'autres victimes?...</p> + +<p>--Alors, mon frère, l'acte d'iniquité s'accomplira. Alors, si l'on veut +non-seulement soumettre vos biens, vos personnes à la tyrannie et aux +exactions de l'Église, mais encore vous ravir, par la violence, le sol +et la liberté que vous avez reconquis et qu'une charte a garantie, alors +vous aurez à prendre une résolution suprême... oui; alors, croyez-moi, +rassemblez un conseil solennel, ainsi que faisaient autrefois nos pères +lorsque le salut de la patrie était menacé... Qu'à ce conseil les mères +et les épouses prennent place, selon l'antique coutume gauloise; car +l'on décidera du sort de leurs maris et de leurs enfants... Là, vous +aviserez avec calme, sagesse et résolution, sur ces trois alternatives, +les seules, hélas! qui vous resteront:--devrez-vous subir les +prétentions de l'évêque de Châlons, et accepter un servage déguisé qui +changera bientôt notre libre vallée en un domaine de l'Église exploité à +son profit;--devrez-vous vous résigner si la reine, foulant aux pieds +tous les droits, déchire la charte de Clotaire et déclare notre vallée: +<i>domaine du fisc royal</i>, ce qui sera pour vous la spoliation, la misère, +l'esclavage et la honte;--ou bien enfin, devrez-vous, forts de votre bon +droit, mais certains d'être écrasés, protester contre l'iniquité royale +ou épiscopale par une défense héroïque, et vous ensevelir, vous et vos +familles, sous les ruines de vos maisons<a href="#Ee"><sup class="sml">E</sup></a>?</p> + +<p>--Oui... oui... tous, hommes, femmes, enfants, plutôt que de redevenir +esclaves, nous saurons combattre ou mourir comme nos aïeux, Loysik! Et +ce sanglant enseignement fera peut-être sortir les populations voisines +de leur lâche torpeur... Mais, frère... frère... te voir partir seul... +pour affronter un péril que je ne peux partager!...</p> + +<p>--Allons, Ronan, pas de faiblesse, je ne te reconnais plus... Que dès +cette nuit tous les postes fortifiés de la vallée soient occupés comme +il y a cinquante ans, lors de l'invasion de Chram en Bourgogne; ta +vieille expérience militaire et celle du Veneur seront d'un grand +secours ici; il n'y a d'ailleurs aucune attaque à redouter pendant +quatre ou cinq jours; car il m'en faut deux pour me rendre à Châlons, et +un laps de temps pareil est nécessaire aux troupes de la reine pour se +rendre ici, dans le cas où elle voudrait recourir à la violence. +Jusqu'au moment de mon arrivée à Châlons, l'évêque et Brunehaut +ignoreront si leurs ordres ont été ou non exécutés, puisque le diacre et +le chambellan restent ici prisonniers.</p> + +<p>--Et au besoin ils serviront d'otages.</p> + +<p>--C'est le droit de la guerre... Si cet évêque insensé, si cette reine +implacable veulent la guerre! il faut aussi garder prisonniers les deux +prêtres qui ont par trahison amené ici l'archidiacre.</p> + +<p>--Misérables traîtres!... J'ai entendu tes moines parler de la leçon +qu'ils se réservent de leur donner... à grands coups de houssine...</p> + +<p>--Je défends formellement toute violence à l'égard de ces deux +prêtres!--dit Loysik d'une voix sévère, en s'adressant à deux moines +laboureurs qui étaient alors dans sa cellule.--Ces clercs sont les +créatures de l'évêque, ils auront obéi à ses ordres; aussi, je vous le +répète, pas de violences, mes enfants.</p> + +<p>--Bon père Loysik, puisque vous l'ordonnez, il ne sera fait aucun mal à +ces traîtres.</p> + +<p>Les adieux que les habitants de la colonie et des membres de la +communauté adressèrent à Loysik furent navrants; bien des larmes +coulèrent, bien des mains enfantines s'attachèrent à la robe du vieux +moine; mais ces tendres supplications furent vaines, il partit +accompagné jusqu'au bac par Ronan et sa famille: là se trouva le Veneur, +chargé de couper la retraite aux Franks. En occupant ce poste avec ses +hommes, il avait aperçu, de l'autre côté de la rivière, les esclaves +gardant les chevaux des guerriers et les bagages de l'archidiacre. Le +Veneur crut prudent de s'emparer de ces hommes et de ces bêtes; il +laissa, près de la logette du guet, la moitié de ses compagnons, et, à +la tête des autres, il traversa la rivière dans le bac. Les esclaves ne +firent aucune résistance, et, en deux voyages, chevaux, gens et chariots +furent amenés sur l'autre bord. Loysik approuva la manoeuvre du Veneur; +car les esclaves, ne voyant pas revenir Gondowald et l'archidiacre, +auraient pu retourner à Châlons donner l'alarme, et il importait au +vieux moine, pour ses projets, de tenir secret ce qui s'était passé au +monastère. Loysik, vu son grand âge et les longueurs de la route, crut +pouvoir user de la mule de l'archidiacre pour ce voyage; elle fut donc +rembarquée sur le bac, que Ronan et son fils Grégor voulurent conduire +eux-mêmes jusqu'à l'autre rive, afin de rester quelques moments de plus +avec Loysik. L'embarcation toucha terre; le vieux moine laboureur +embrassa une dernière fois Ronan et son fils, monta sur la mule, et, +accompagné d'un jeune frère de la communauté qui le suivait à pied, il +prit la route de Châlons, séjour de la reine Brunehaut.</p> + +<p>Cette lettre devait être placée avant l'épisode de la <i>Crosse +abbatiale</i>, qui fait partie du cinquième volume, et qui suit <i>Ronan le +Vagre</i>; nous donnons cette lettre à la fin de ce volume, afin de ne pas +interrompre le récit dans le cinquième volume.</p> + <a name="aut2" id="aut2"></a> +<br><br><br> + +<div class="sml"> +<p class="mid"><b>L'AUTEUR</b></p> + +<p class="mid"><b>AUX ABONNÉS DES MYSTÈRES DU PEUPLE.</b></p> + +<p>Chers lecteurs,</p> + +<p>Nous avons cru devoir donner de longs développements à l'épisode de +<i>Ronan le Vagre</i>, ce récit vous retraçait la conquête de la Gaule, notre +mère patrie, l'un des faits les plus capitaux de l'histoire des siècles +passés, puisque les partisans de la royauté du droit divin et les +ultramontains revendiquent encore aujourd'hui pour leurs <i>rois</i> et pour +leur <i>foi</i>, cette sanglante et inique origine. Dernièrement encore, à +l'Assemblée nationale, (séance du 15 janvier 1851), n'avons-nous pas +entendu le plus éloquent défenseur du parti légitimiste prononcer ces +paroles à propos de <span class="sc">Henri V</span>: «<i>En rentrant en France il ne peut être que +le premier des Français... le <span class="sc">Roi</span>... de ce pays que ses aïeux ont +<span class="sc">Conquis</span>.....</i>»--Quelques jours auparavant, lors de la discussion du +projet de loi sur l'observance forcée du dimanche, n'avons-nous pas +entendu M. Montalembert invoquer <span class="sc">la foi de Clovis</span>! La foi de Clovis! +jugez, chers lecteurs, vous qui connaissez Clovis, sa foi et les actes +de ce fervent catholique.</p> + +<p>Telle est donc, de l'aveu même des partisans du droit divin, l'origine +de ce droit: <i>la conquête</i>, c'est-à-dire, <i>la violence</i>, <i>la +spoliation</i>, <i>le massacre</i>... Certes, nous ne prétendons point que les +légitimistes d'aujourd'hui soient des hommes de violence, de spoliation, +de massacre; mais l'inexorable fatalité des faits, l'histoire en un mot, +prouve à chacune de ses pages l'abominable et oppressive iniquité de ce +prétendu droit divin, alors consacré par l'odieuse complicité de +l'Église catholique. Puis vous aurez remarqué, chers lecteurs, la part +que le clergé gaulois à prise à cette conquête, dont il a partagé les +dépouilles ensanglantées.</p> + +<p>Nous étudierons dans les récits suivants les conséquences de cette +<i>conquête</i>, le sort des peuples toujours réduits aux douleurs et aux +misères de l'esclavage, les désastres de la Gaule incessamment déchirée +par les guerres civiles ou ravagée par les invasions des Arabes au +huitième siècle, et des Normands au neuvième et au dixième... Oui, des +Arabes, car, chose étrange, <i>Abd-el-Kader</i>, cet intrépide et dernier +défenseur de la nationalité arabe (car tout en rendant un juste hommage +à l'admirable bravoure de notre armée, n'oublions pas que lui aussi, +comme les Gaulois du vieux temps, combattait pour son foyer, pour sa +religion, pour sa patrie...) tandis que Abd-el-Kader est aujourd'hui +prisonnier au château de Blois, il y a onze siècles les ancêtres de cet +émir, alors maîtres de presque tout le midi de la Gaule, où ils +s'établirent durant de longues années, poussèrent leurs excursions +guerrières jusqu'à <i>Bordeaux</i>, jusqu'à <i>Tours</i>, jusqu'à <i>Poitiers</i>, +jusqu'à <i>Blois</i>... à <i>Blois</i> où à cette heure Abd-el-Kader, par un +étrange revirement du sort des nations, semble expier la conquête de ses +ancêtres, maîtres en ces temps-là d'une partie de notre sol, comme nous +sommes aujourd'hui maîtres de l'Afrique.</p> + +<p>Vous allez enfin, chers lecteurs, dans l'épisode de la <i>Crosse +abbatiale</i>, assister à des scènes étranges qui se passent au milieu d'un +couvent de femmes. Ces étrangetés, je dois les justifier par quelques +citations relatives à de semblables scènes rapportées par les +chroniqueurs contemporains.</p> + +<p>«.....Chrodielde et plusieurs de ses religieuses retournèrent à Poitiers +et se mirent en sûreté dans la basilique de Saint-Hilaire, réunissant +autour d'elles des voleurs, des meurtriers, des adultères, des criminels +de toute espèce, car elles se préparaient à combattre...</p> + +<p>»..... Les scandales que le diable avait fait naître dans le monastère +de Poitiers devenaient de plus en plus déplorables... On accusait +l'abbesse d'ouvrir les bains du monastère à des hommes, d'avoir +continuellement autour d'elle des jeunes gens habillés en femmes, etc., +etc.» (Grégoire, évêque de Tours, liv. IX, X et suivants.)</p> + +<p>Un autre évêque, nommé <i>Venance Fortunat</i>, écrivait à deux religieuses +les vers suivants pour rendre hommage aux repas succulents qu'elles lui +préparaient de leurs mains chéries:</p> + +<p>«.....Au milieu des délices variées, lorsque tout flattait mon goût, je +dormais et je mangeais tour à tour, j'ouvrais la bouche, je fermais les +yeux, toutes les sauces tentaient mon appétit; croyez-le bien, <i>mes +chéries</i>, j'avais l'esprit troublé, il m'eût été difficile de m'exprimer +librement; ni mes doigts ni ma plume ne pouvaient tracer des vers: +l'ivresse de ma muse avait rendu mes mains incertaines, car je ne suis +pas à l'<i>abri des accidents qui menacent le commun des buveurs</i>; la +table même me semblait nager dans le vin, etc.» (<i>Poésies de</i> <span class="sc">Venance +Fortunat,</span> liv. VII, p. 24.)</p> + +<p>Un dernier mot de gratitude, chers lecteurs, pour vous remercier de +votre intérêt constant pour cette oeuvre, que les prétentions +monarchiques et cléricales, coalisées contre la république démocratique +et sociale, rendent presque de circonstance.</p> + +<p>Paris, 20 janvier 1851.</p> + +<p class="rig"><span class="sc">Eugène Sue</span>,<br> +Représentant du peuple pour le département de la Seine.</p> +</div> +<br><br><br> +<a name="notes" id="notes"></a> +<br><br> + +<h2>NOTES.</h2> + +<h3>LA GARDE DE POIGNARD.</h3> + +<h4>PROLOGUE.</h4> + +<blockquote><a id="pA" name="pA"><b>Note A: </b></a> M. Amédée Thierry, dans son <i>Histoire de la Gaule sous +l'administration romaine</i>, t. II, p. 474, nous donne les détails +suivants sur les origines des <i>Bagaudes</i> et de la <i>Bagaudie</i>: «Pressurés +par les propriétaires que pressuraient à leur tour les agents du fisc, +les paysans (<i>gaulois</i>) avaient quitté par troupes leurs chaumières pour +mendier un pain qu'on ne pouvait pas leur donner. Rebutés partout et +chassés par les milices des villes, ils se faisaient bandits ou +<i>Bagaudes</i>, mot gaulois équivalant au premier; ils allaient en +<i>Bagaudie</i>, suivant l'expression consacrée. On vit dans des cantons +entiers les colons se réunir, tuer et manger leur bétail, et, montés sur +leurs chevaux de labour, armés de leurs instruments de culture, fondre +sur les campagnes comme une tempête. Rien n'échappait à ces bandes +affamées qui laissaient, après leur passage, stérile et nue, la terre +que leurs sueurs devaient féconder. Les champs ravagés, ils passaient +aux villes, dont une populace, amie du pillage et non moins misérable, +leur ouvrait souvent les portes. Cette misère était si générale en +Gaule, il y avait là tant d'habitudes de désordre, tant d'instincts +violents, qu'en peu de mois les Bagaudes formèrent une armée qui +s'organisa et conféra à ses deux principaux chefs les titres de César et +d'Auguste. Ces singuliers <i>Césars</i>, qui avaient pour peuple des voleurs, +pour empire la terre qu'ils dévastaient, pour pallium des haillons, et +pour palais les forêts et la voûte du ciel, se nommaient Ælian et Amand. +Ils ne résistèrent pas à l'orgueil de se faire frapper des médailles +dont quelques-unes nous sont restées. L'une d'elles présente la tête +radiée d'Amandus, empereur, César, Auguste, pieux et heureux, avec ce +mot au revers: <i>Espérance</i>.» + +<p>Ælius et Amandus (Aëlian et Amand) concentrèrent leurs forces aux +environs de Paris, un peu au-dessus du confluent de la Seine avec la +Marne. Ils avaient là, pour place d'armes, un château d'un abord presque +inaccessible et qui, suivant la tradition, avait été bâti et fortifié +par Jules César. De ce point ils lançaient leurs bandes non-seulement +sur les campagnes, mais encore sur les villes les plus populeuses; c'est +ainsi qu'ils se jetèrent sur Autun. Après leur apparition il ne resta de +cette belle cité, l'un des centres de la civilisation romaine, qu'un +monceau de ruines. L'insurrection gauloise devint si grave que le +nouveau chef de l'empire crut nécessaire d'envoyer dans la Gaule son +collègue Maximien. Celui-ci n'avait point le génie politique de +Dioclétien, mais c'était un brave soldat et un général habile; il vint +facilement à bout des troupes indisciplinées d'Ælianus et d'Amandus. Il +les força enfin dans leur château qu'il détruisit. Ce fut en cet endroit +que s'éleva plus tard l'Abbaye de Saint-Maur des Fossés. Ainsi fut +réprimée et vaincue la première <i>Bagaudie</i>. De la seconde Bagaudie date +l'affranchissement de la Bretagne.</p> + +<p>On voit reparaître les <i>Bagaudes</i> à la fin du règne de Valentinien Ier. +Cette fois, ils n'essayent point de se réunir en une grande armée: ils +se cachent dans les bois, par petites troupes; c'est de là qu'ils +s'élancent pour chercher le pain qui leur manque, ou pour se venger des +magistrats romains, leurs oppresseurs. Valentinien ordonna contre eux +d'actives poursuites: on parvint encore à les faire disparaître. Tous +ceux qui tombèrent aux mains des soldats impériaux périrent dans les +plus affreux supplices. Le peuple devait les honorer plus tard comme des +<i>saints</i> et des <i>martyrs</i>.</p> + +<p>Enfin, il y eut encore une insurrection des <i>Bagaudes</i> au commencement +du cinquième siècle. Ce fut au moment de la grande invasion quand les +Alains, les Suèves, les Burgondes et les Vandales, après avoir forcé la +barrière du Rhin, se jetèrent sur la Gaule et portèrent la dévastation +dans ses plus belles provinces. Cette insurrection de <i>Bagaudes</i>, sur +laquelle nous n'avons point de détail, est la dernière dont les +documents anciens fassent mention. Il n'y eut, plus tard, dans les +campagnes, que des soulèvements partiels qui ne rappellent en rien +l'ancienne <i>Bagaudie</i>. Le nom même de <i>Bagaude</i> disparut peu à peu: à la +fin du cinquième siècle, on se servait déjà de mots germaniques pour +désigner non point seulement les Barbares, mais encore les Gallo-Romains +qui, réunis par troupes, pillaient et ravageaient les terres qui avaient +appartenu autrefois à l'Empire.</p></blockquote> + +<h4>CHAPITRE PREMIER.</h4> + + +<a id="A1" name="A1"></a> +<blockquote><b>Note A:</b> Le nom de <i>Warg</i> qui signifie <i>toup</i>, <i>tête de loup</i>, +était donné, dans l'ancienne Germanie, au <i>banni</i>, au <i>proscrit</i>. Le +vagabond qui errait sans feu ni lieu, quoique non proscrit, était appelé +dans les lois germaniques <i>wargangus</i>. On appelait parfois <i>vargus</i> ou +<i>wagre</i> l'exilé. + +<p>Voyez J. Grimm et M. Michelet qui a reproduit les recherches du savant +Allemand dans l'ouvrage intitulé les <i>Origines du droit français</i>.</p> + +<p>Plusieurs textes anciens prouvent que dès le commencement des invasions +franques, on appelait, dans les Gaules, <span class="sc">Wargr</span>, <span class="sc">Wagre</span>, <span class="sc">Warges</span>, <i>têtes de +loup</i>, <i>proscrits</i>, <i>exilés</i>, tous ceux qui se livraient au vagabondage +ou à une vie de désordre. Déjà, du temps de Sidoine Apollinaire, avant +la fin du cinquième siècle, on appliquait les noms germaniques de +<i>warger</i>, <i>warges</i>, même aux Gaulois, propriétaires dépossédés ou +esclaves fugitifs, qui se réunissaient par bandes à l'imitation des +<i>Bagaudes</i>, pour se livrer, en armes, au pillage et à la dévastation. Il +nous suffira de citer ici un passage d'une lettre de Sidoine +Apollinaire. L'évêque des Arvernes intercède auprès de son ami S. Loup, +pour une femme qui a été enlevée et vendue sur un marché d'esclaves, +dit-il, par des brigands originaires du pays qu'on appelle <i>Warges</i>... +<i>Unam feminam... quam forte</i> <span class="sc">Wargorum</span>, <i>hoc enim nomine indigenas +latrunculos nuncupant, superventus abstraxerat</i>... <i>Épist.</i> <span class="sc">vi</span>, 4.</p> + +<p>Ce passage nous dispense d'une plus longue dissertation.</p></blockquote> + + +<a id="B1" name="B1"></a> +<blockquote><b>Note B:</b> Voir la note A sur les Bagaudes.</blockquote> + +<a id="C1" name="C1"></a> +<blockquote><b>Note C:</b> <i>Histoire d'Auvergne</i>, t. I, p. 129.</blockquote> + +<a id="D1" name="D1"></a> +<blockquote><b>Note D:</b> Les évêques mariés avant l'épiscopat continuaient souvent +de vivre avec leurs femmes, auxquelles ils donnaient le nom de soeur.</blockquote> + +<a id="E1" name="E1"></a> +<blockquote><b>Note E:</b> Nous empruntons à un mémoire inédit de notre savant et +excellent ami Janowski (mémoire couronné par l'Institut), la +nomenclature suivante des diverses fonctions des esclaves dépendants +d'une villa: <i>arator</i>, <i>venitor</i>, bubulus, <i>porcarius</i>, <i>caprarius</i>, +<i>taber-ferrarius</i>, <i>aurifices</i>, <i>argentarius</i>, <i>sutor</i>, <i>tornator</i>, +<i>carpentarius</i>, <i>scutator</i>, <i>accipitores</i>; (les esclaves qui faisaient +la cervoise, le cidre, la poirée): <i>qui facient cervisiam pomaticum</i>, +<i>pistor</i>, <i>retiator</i>, <i>venator</i>, <i>molinarines</i>, <i>forestarius</i>, +<i>majordomus</i>, <i>infestor</i>; (celui qui apporte les plats sur la table): +<i>scautio</i>, <i>marescalcus</i>, <i>strator</i>, <i>seneschalus</i>.</blockquote> + +<a id="F1" name="F1"></a> +<blockquote><b>Note F:</b> Les femmes des évêques mariés s'appelaient <i>évêchesses</i>.</blockquote> + +<a id="G1" name="G1"></a> +<blockquote><b>Note G:</b> On appelait gynécée l'appartement des femmes. + +<p>Le gynécée était un atelier dans lequel se confectionnaient les +vêtements destinés à toute la famille. Outre les ouvrages exécutés dans +cet atelier, au profit du maître, on y en faisait d'autres pour +l'entretien et le service des femmes qui les habitaient. Les femmes des +seigneurs ou les maîtresses de maison ne présidaient pas toutes aux +travaux de leurs gynécées, car le concile de Nantes en accuse plusieurs +de braver les lois divines et humaines en fréquentant sans cesse les +assemblées et les assises publiques, au lieu de rester au milieu des +femmes de leurs gynécées pour disserter sur leurs lainages, les tissus +et autres ouvrages de leur sexe.</p></blockquote> + +<a id="H1" name="H1"></a> +<blockquote><b>Note H:</b> Les <i>leudes</i> étaient les compagnons de guerre du chef +frank, que chaque bande choisissait pour son chef; ils lui juraient +fidélité (en germain <i>treue</i>, <i>trust</i>); on les appelait <i>leudes</i>, +<i>fidèles</i> ou <i>antrustions</i>; mais cette dernière appellation était plus +spécialement consacrée aux compagnons de guerre du roi. + +<p>Lors de la conquête, Clovis ou ses successeurs, après s'être réservé la +part du lion dans la spoliation du sol de la Gaule, distribuèrent, sous +le titre de <i>bénéfices</i>, une partie des terres aux chefs de bandes, +leurs compagnons de guerre. M. Guizot, dans son <i>Histoire de la +civilisation en France</i> (t. I, p. 249), dépeint avec autant de sagacité +que de savoir l'établissement territorial d'un chef de leudes en Gaule:</p> + +<p>«... Lorsqu'une bande arrivait quelque part et prenait possession des +terres, ne croyez pas que cette occupation eût lieu systématiquement, ni +qu'on divisât le territoire par lots, et que chaque guerrier en reçût un +selon son importance et son rang; le chef de la bande, ou les différents +chefs qui s'étaient réunis, <i>s'appropriaient</i> de vastes domaines; la +plupart des guerriers qui les avaient suivis continuaient de vivre +autour d'eux à la même table, sans propriété qui leur appartînt +spécialement... La vie commune, <i>le jeu</i>, <i>la chasse</i>, <i>les banquets</i>, +c'étaient là leurs plaisirs de barbares; comment se seraient-ils +résignés à s'isoler? l'isolement n'est supportable qu'à la condition du +travail; or, ces barbares étaient essentiellement oisifs, ils avaient +donc besoin de vivre ensemble, et beaucoup de leudes restèrent auprès de +leur chef, menant sur ses domaines à peu près la même vie qu'ils +menaient auparavant à sa suite; aussi naquit plus tard entre eux une +prodigieuse inégalité; il ne s'agit plus de quelque diversité +personnelle de force, de courage, ou d'une part plus ou moins +considérable en terres, en bestiaux, en esclaves, en meubles précieux; +le chef, devenu grand propriétaire, disposa de beaucoup de moyens de +pouvoir, et les autres étaient toujours de simples guerriers.»</p> + +<p>Néanmoins, le besoin de conserver auprès d'eux ces guerriers pour la +nécessité d'une défense commune, poussait les chefs à augmenter sans +cesse le nombre de leurs leudes; les rois Gontran et Childebert +stipulent en 587: «Qu'ils ne chercheront pas réciproquement à se +débaucher leurs leudes, et qu'ils ne conserveront pas à leur service +ceux qui auraient abandonné l'un d'entre eux.» (Grégoire de Tours, liv. +IX, ch. <span class="sc">xx</span>.)</p></blockquote> + +<a id="I1" name="I1"></a> +<blockquote><b>Note I:</b> Voir Thierry, <i>Lettres sur l'Hist. de France</i>, p. 77.</blockquote> + +<a id="J1" name="J1"></a> +<blockquote><b>Note J:</b> Au commencement de ce siècle, où l'administration romaine +importée en Gaule subsista encore pendant quelques années malgré +l'invasion des Franks, la classe des <i>curiales</i> comprenait tous les +citoyens habitants des villes, qu'ils y fussent nés ou qu'ils fussent +venus s'y établir, et possédant une certaine fortune territoriale. Les +<i>curiales</i> avaient pour fonctions: 1º d'administrer les affaires de la +ville, ses dépenses et ses revenus; dans cette double situation, les +curiales répondaient non-seulement de leur gestion individuelle, mais +des besoins de la ville, auxquels ils étaient forcés de pourvoir +eux-mêmes, en cas d'insuffisance des revenus municipaux; 2º de percevoir +les impôts publics sous la responsabilité de leurs biens propres en cas +de non-recouvrement; 3º nul curiale ne pouvait vendre, sans la +permission du gouverneur de la province, la propriété qui le rendait +curiale, ni s'absenter de la ville; sinon, et dans le cas où ils ne +revenaient plus, leurs biens étaient confisqués au profit de la cité. + +<p>Les fonctions de curiales entraînaient des charges et une responsabilité +très grandes; le corps entier du clergé, depuis le simple clerc jusqu'à +l'archevêque, s'en étaient exemptés, mais ils les présidaient +conjointement avec le préfet de la ville, sous les Romains et avec le +comte, pendant les premiers temps de la conquête franque. (Voir <i>Code +Théodosien</i>, liv. VI, tit. <span class="sc">XXII</span>; liv. II, <i>Théorie des lois politiques +de la France</i>; liv. I, <i>Preuves</i>, p. 544, cités par M. Guizot; <i>Essais +sur l'Histoire de France</i>, p. 19.)</p></blockquote> + +<a id="K1" name="K1"></a> +<blockquote><b>Note K:</b> Ainsi que nous l'établirons dans l'une des notes +suivantes, les évêques réunis en concile tendaient de plus en plus à +dominer les moines laïques et à les absorber dans l'Église; ainsi le +concile d'Orléans (553) décrète: «Qu'il ne soit point permis aux moines +d'errer loin de leur monastère, sans la permission de l'évêque du +diocèse.»</blockquote> + +<a id="L1" name="L1"></a> +<a id="M1" name="M1"></a> +<blockquote><b>Note L:</b> et <b>M:</b> Voir dans la lettre précédente l'épisode de +<span class="sc">Karadeuk</span> <i>le Bagaude</i> et <span class="sc">Ronan</span> <i>le Vagre</i>, le passage relatif à +l'abominable brutalité d'un seigneur Frank, textuellement extrait de +saint Grégoire, évêque de Tours, ainsi que la férocité de l'évêque +Cautin, enfermant un vivant avec un mort en putréfaction.</blockquote> + +<a id="N1" name="N1"></a> +<blockquote><b>Note N:</b> La portion du sol que Clovis et ses descendants +accordèrent aux chefs de bandes et à leurs leudes qui l'avaient suivi +dans la conquête de la Gaule s'appelait un <i>bénéfice</i>. Il existait des +terres données à bénéfices de plusieurs sortes: 1º des bénéfices qui +pouvaient être arbitrairement révoqués par le donateur; 2º des bénéfices +temporaires; 3º des bénéfices concédés à vie; 4º des bénéfices +héréditaires. Les obligations des <i>bénéficiers</i>, soit temporaires, soit +viagers, soit héréditaires, demeurèrent longtemps exprimées par le mot +vague de <i>fidélité</i>. <i>Fidélité</i> qui se résumait généralement par ces +obligations: 1º les dons d'argent que le bénéficier faisait au roi, soit +à l'époque où il convoquait ses <i>fidèles</i> au Champ-de-Mars, soit +lorsqu'il venait passer quelque temps dans la province où était situé le +bénéfice (<i>Annal. Hildesh. a. 750; ap. Leibnitz Script. Rer. Brunswik; +ap. Guizot, Des institutions politiques en France, du cinquième au +dixième siècle</i>, p. 66); 2º la fourniture des denrées, moyens de +transport, logement, etc., à fournir, soit aux envoyés du roi, soit aux +envoyés étrangers qui traversaient la contrée se rendant vers le roi; 3º +l'obligation du service militaire; en d'autres termes, l'obligation de +suivre le roi à de nouvelles expéditions guerrières. Expéditions qui +avaient pour but l'envahissement de nouvelles terres ou le pillage; +ainsi Théodorik, petit-fils de Clovis, dit à ses leudes: + +<p>«Suivez-moi en Auvergne, je vous conduirai dans ce pays, où vous +prendrez de l'or et de l'argent autant que vous en pourrez désirer; où +vous trouverez en abondance du bétail, des esclaves, des vêtements. +Théodorik se prépara donc à passer en Auvergne, promettant de nouveau à +ses guerriers qu'ils transporteraient dans leur pays tout le butin et +aussi les hommes.» (Grégoire de Tours, liv. III, ch. <span class="sc">II</span>.)</p></blockquote> + +<a id="O1" name="O1"></a> +<blockquote><b>Note O:</b> On appelait terre <i>salique</i> ou <i>militaire</i>, la portion du +sol dont un chef de bande s'était emparé par la force, ou avait reçu en +partage au moment de la conquête; ces terres n'étaient soumises à aucune +redevance honorifique ou matérielle envers le roi; c'était la part du +butin du guerrier frank, il ne la tenait, disait-il, que de son épée. +Ainsi, un chef pouvait posséder à la fois des terres saliques qui ne +relevaient que de lui, et des terres bénéficiaires, temporaires, à vie +ou héréditaires, qu'il devait à la générosité royale, et qui devenaient, +en raison même de ce don, plus où moins tributaires de la royauté.</blockquote> + +<h4>CHAPITRE II.</h4> + +<a id="A2" name="A2"></a> +<a id="B2" name="B2"></a> +<a id="C2" name="C2"></a> +<a id="D2" name="D2"></a> +<a id="E2" name="E2"></a> +<blockquote><b>Notes A, B, C, D, E:</b> Le récit du meurtre des enfants de +Clodomir, par Clotaire et son frère, ainsi que le miracle opéré par +l'intercession de saint Martin à la prière de la reine Clotilde, sont +<i>textuellement</i> extraits de Saint-Grégoire, évêque de Tours, déjà cité. +(<i>Histoire ecclésiastique des Franks</i>, t. I, liv. II et III, ch. <span class="sc">XVI</span>, +<span class="sc">XVIII</span> et suivants.)</blockquote> + +<a id="F2" name="F2"></a> +<a id="G2" name="G2"></a> +<blockquote><b>Notes F, G:</b> «Il ne faut pas croire (dit M. Guizot dans son +<i>Histoire de la civilisation en France</i>, vol. I, p. 398), que les moines +aient toujours été des ecclésiastiques, qu'ils aient fait +essentiellement partie du clergé... Non-seulement on regarde les moines +comme des ecclésiastiques, mais l'on est tenté de les regarder comme les +plus ecclésiastiques de tous; c'est là une impression pleine d'erreurs; +à leur origine et au moins pendant deux siècles, les moines n'ont pas +été des ecclésiastiques, mais de <i>purs laïques</i> réunis sans doute par +une croyance religieuse, mais étrangers au clergé proprement dit. Les +premiers moines ou <i>ascètes</i> se retirèrent loin du monde et allèrent +vivre dans les bois ou la solitude; puis vinrent les <i>ermites</i>, les +<i>anachorètes</i>, c'est le second degré de la vie monastique; plus tard les +ermites se rapprochèrent, habitèrent et travaillèrent en commun, +formèrent les premières communautés et bâtirent des monastères, de là le +nom de <i>moines</i>... Beaucoup de moines laïques remuaient le peuple par +leurs prédications ou l'édifiaient par le spectacle de leur vie; de jour +en jour on les prenait en plus grande admiration, en respect; l'idée +s'établissait que c'était là la perfection de la conduite chrétienne; on +les proposait pour <i>modèles au clergé</i>, et pourtant c'étaient des +laïques, conservant une grande liberté, ne faisant point de voeux, ne +contractant point d'engagements religieux; toujours distincts du clergé, +souvent même attentifs à s'en séparer.» (<i>Hist. de la civil.</i>, vol. I, +p. 413.) + +<p>Ce passage de Cassien (<i>De instit. Cænob.</i> IX, 17) au moyen suivant, +pour ordonner prêtre un moine nommé <i>Paulinien</i> qui refusait cet +honneur:</p> + +<p>«... Pendant que l'on célébrait la messe dans l'église d'un village qui +est près du monastère, à son insu et lorsqu'il ne s'y attendait +aucunement, nous avons fait saisir Paulinien par plusieurs diacres; nous +lui avons fait tenir la bouche, de peur que, voulant s'échapper, il nous +adjurât par le nom du Christ; nous l'avons d'abord ordonné diacre, et +nous l'avons sommé d'en remplir l'office au nom de la crainte qu'il +avait de Dieu; Paulinien résistait fortement, soutenant qu'il était +indigne, et nous avons eu beaucoup de peine à le persuader de remplir +l'office, en lui alléguant les ordres de Dieu.»</p> + +<p>Voici donc Paulinien diacre, quoi qu'il en eût, obligé de remplir bon +gré mal gré son office; mais ce n'était que le premier grade de la +prêtrise, il fallait l'ordonner prêtre, ce à quoi saint Épiphanie +procéda de la sorte:</p> + +<p>«... Lorsque Paulinien a eu rempli les fonctions de diacre dans le saint +sacrifice, nous lui avons de nouveau fait tenir les membres et la bouche +avec une extrême difficulté, afin de pouvoir l'ordonner prêtre; et au +moyen des mêmes raisons que nous lui avions déjà fait valoir, nous +l'avons enfin décidé à siéger au rang des prêtres.» (Saint Épiphane, +<i>Lettre à Jean</i>, évêque de Jérusalem, liv. II, p. 312.) donne une +singulière preuve de l'antagonisme qui exista si longtemps entre les +moines laïques et les évêques:</p> + +<p>«C'est l'ancien avis des Pères, avis qui persiste toujours, qu'un moine +doit à tout prix fuir les femmes et les <i>évêques</i>, car ni les femmes ni +les évêques ne permettent au moine qu'ils ont une fois engagé dans leur +familiarité, de se reposer en paix dans sa cellule, et d'attacher ses +yeux sur la doctrine pure et céleste en contemplant les choses saintes.»</p> + +<p>Si beaucoup de moines, séduits par les promesses des évêques, qui +redoutaient leur influence et leur popularité, entraient dans le corps +du clergé, beaucoup d'autres refusèrent longtemps et si obstinément +qu'un évêque de Chypre, saint Épiphane, eut recours.</p></blockquote> + +<a id="H2" name="H2"></a> +<blockquote><b>Note H:</b> Voir divers textes de <i>Ghildes Saxonnes</i>, dans les pièces +justificatives relatives aux considérations sur l'<i>Histoire de France</i> +(introduction aux récits <i>des temps mérovingiens</i>, par Augustin Thierry, +vol. I, p. 1).</blockquote> + +<h4>CHAPITRE III.</h4> + + +<a id="A3" name="A3"></a> +<blockquote><b>Note A:</b> Voir la note H (chap. I) sur l'établissement et la vie du +chef de bande et de ses leudes sur la terre conquise.</blockquote> + + +<a id="B3" name="B3"></a> +<blockquote><b>Note B:</b> «... Le propriétaire d'un grand domaine, entouré de ses +compagnons qui continuaient de vivre auprès de lui, des colons et des +esclaves qui cultivaient ses terres, leur rendait la justice en qualité +de chef de cette petite société; lui aussi tenait dans son domaine une +sorte de mâhl où les causes étaient jugées, tantôt par lui seul, tantôt +avec le concours de ses hommes libres.» (Guizot, <i>Des Institutions +politiques de la France</i>, p. 179, cit.; Hulmann, <i>Histoire de l'origine +des ordres</i>, p. 16-18.)</blockquote> + +<a id="C3" name="C3"></a> +<blockquote><b>Note C:</b> Voir la lettre précédant l'épisode de Rouan, le fait cité +par Grégoire de Tours y est rapporté.</blockquote> + +<a id="D3" name="D3"></a> +<blockquote><b>Note D:</b> «Les grands propriétaires tenaient aussi une cour à +l'instar des rois et pouvaient donner à leurs fidèles des charges de +sénéchal, de maréchal, d'échanson, de chambellan.» (<i>Lex alam.</i>, tit. +<span class="sc">LXXIX</span>; Hulmann, <i>et tous les monuments du temps</i>, ap. Guizot, +<i>Institutions politiques</i>, p. 144.)</blockquote> + +<a id="E3" name="E3"></a> +<blockquote><b>Note E:</b> <i>Histoire des Moeurs et de la vie privée des Français</i>, +par <span class="sc">Émile de la Bédollière</span>, v. I, p. 219. (Nous ne saurions trop +recommander à nos lecteurs cet excellent livre où la science est jointe +à un vif et piquant intérêt; nous espérons que l'auteur achèvera une +oeuvre si utile, car trois volumes seulement ont paru.)</blockquote> + +<a id="F3" name="F3"></a> +<blockquote><b>Note F:</b> Dès l'année 506 les conciles permettaient l'établissement +de chapeles ou d'oratoires particuliers. + +<p>«... Si quelqu'un veut avoir sur ses terres un oratoire autre que +l'église de la paroisse, nous permettons et trouvons bon que dans les +fêtes ordinaires on y fasse dire des messes pour la commodité des +siens.» (Concile d'Agde, 506.)</p></blockquote> + +<a id="G3" name="G3"></a> +<blockquote><b>Note G:</b> Voir la lettre à laquelle renvoie la note C.</blockquote> + +<a id="H3" name="H3"></a> +<blockquote><b>Note H:</b> «... Lorsque l'accusateur, sur l'assignation de l'accusé, +paraissait devant le mâhl, devant les juges, n'importe lesquels, comtes, +rachimburgs, ahrimans, la culpabilité s'établissait de diverses +manières; le recours au jugement de Dieu, par épreuve de l'eau +bouillante, des fers chauds, etc., l'accusé arrivait suivi de ses +<i>conjurateurs</i> qui venaient jurer qu'il n'avait pas fait ce qu'on lui +imputait, l'offensé avait aussi les siens.» (<i>Institutions politiques</i>, +Grab, t. VII.)</blockquote> + +<a id="I3" name="I3"></a> +<blockquote><b>Note I:</b> Selon plusieurs érudits ce préambule de la loi salique +aurait été rédigé en Germanie au delà du Rhin, avant la conquête de la +Gaule par les Franks.</blockquote> + +<a id="J3" name="J3"></a> +<blockquote><b>Note J:</b> Voir le Recueil de M. <span class="sc">Pardessus</span> contenant les anciennes +rédactions de la <i>loi salique</i>, vol. I, p. 414.</blockquote> + +<a id="K3" name="K3"></a> +<blockquote><b>Note K:</b> <i>Loi salique</i>, t. XLV et suivants.</blockquote> + +<a id="L3" name="L3"></a> +<blockquote><b>Note L:</b> «... Le lendemain à son lever, Galeswinthe reçut le +morganegiba (présent du matin) avec les cérémonies prescrites par les +coutumes germaniques... En présence de témoins choisis, Hilperik prit +dans sa main droite la main de sa nouvelle épouse, et de l'autre il jeta +sur elle un brin de paille, etc., etc.» (Augustin Thierry, <i>Récits +mérovingiens</i>, t. I, p. 354.)</blockquote> + +<a id="M3" name="M3"></a> +<blockquote><b>Note M:</b> Voir les citations sur les <i>Institutions politiques et +moeurs des Franks</i>, vol. VII, tit. <span class="sc">LXI</span>.</blockquote> + +<a id="N3" name="N3"></a> +<blockquote><b>Note N:</b> On ne doit pas confondre avec les leudes ni avec les +fidèles les antrustions, qui sont les personnes de toutes conditions +placées sous la protection particulière et immédiate du roi. Le mot +<i>antrustio</i> signifie <i>qui est in truste</i>, et le radical <i>trustis</i> répond +à l'anglais <i>trust</i>, en français <i>assurance</i>, ainsi qu'à l'allemand +<i>trost</i>, qui veut dire <i>consolation</i>, <i>aide</i>, <i>protection</i>. De sorte que +par <i>antrustio</i>, ou par cette expression aussi souvent usitée, <i>qui est +in truste dominicâ</i>, <i>regali</i> ou <i>régis</i>, on doit entendre un protégé du +roi. Les antrustions du roi sont d'ailleurs les seuls dont il soit fait +mention. Tous les antrustions étaient des fidèles, mais les fidèles +n'étaient pas tous des antrustions. Marculf nous a donné la formule de +l'acte par lequel le roi reçoit un de ses fidèles au nombre des +antrustions. Cette formule, intitulée: <i>De l'antrustion du Roi</i>, a trop +d'importance pour qu'on néglige de la reproduire ici. Elle peut se +traduire de la manière suivante: «Il est juste que ceux qui nous +promettent une foi inviolable soient placés sous notre protection. Et +comme N., notre fidèle, par la faveur divine, est venu ici, dans notre +palais, avec ses hommes libres, <i>arimannia sua</i>, et nous a juré, avec +eux, en nos mains, assistance, <i>trustem</i> et fidélité, nous décrétons et +ordonnons par le présent précepte, que ledit N. soit désormais compté au +nombre des antrustions. Que celui donc qui aura l'audace de le tuer, +sache qu'il sera condamné à payer 600 sous d'or pour son wirgelt.» Dans +cette formule, le mot <i>arimannia</i> signifie, non pas proprement les +hommes libres vivant dans la dépendance du récipiendaire, mais les +hommes libres venus pour prêter serment avec lui, c'est-à-dire ses +conjurateurs. + +<p>L'antrustion jouissant, sous la protection royale, d'un wirgelt trois +fois plus fort que celui du simple homme libre, avait pour sa sûreté +personnelle trois fois plus de garantie que ce dernier. Cet avantage +d'une composition triple lui était assuré non-seulement pour le cas de +meurtre, mais encore pour toute espèce d'attentat ou d'injure contre sa +personne. Les causes des antrustions étaient déférées, en dernier +ressort, au tribunal du roi; mais il leur était interdit de porter +témoignage les uns contre les autres.</p> + +<p>Ce n'étaient pas les seuls hommes libres, c'étaient aussi des personnes +plus ou moins engagées dans la dépendance d'autrui, que le roi prenait +sous sa protection spéciale. Des femmes mêmes y étaient admises. +(Guérard, <i>Polyptique d'Irminon</i>.)</p></blockquote> + +<a id="O3" name="O3"></a> +<blockquote><b>Note O:</b> «... Car auprès de Chram était aussi un certain <i>Lion de +Poitiers</i>, violent aiguillon pour le pousser à tous les excès; bien +digne de son nom, il déployait la cruauté d'un <i>lion</i> pour satisfaire à +tous ses désirs; on prétend qu'un jour il osa dire que saint Martin et +saint Martial, les confesseurs du Seigneur, n'avaient rien laissé au +fisc qui vaille, etc.» (Grégoire de Tours, <i>Histoire des Franks</i>, liv. +IV, chap. <span class="sc">XVI</span>.)</blockquote> + +<a id="P3" name="P3"></a> +<blockquote><b>Note P:</b> <i>Imnachair</i> et <i>Spatachair</i> étaient les premiers affidés +du roi Chram; un jour il leur dit: «Allez et arrachez par force de +l'église Firmin et Césarie, sa belle-mère. Chram résidait à Clermont, +réunissant des personnes de vile condition, et dans la fougue de la +jeunesse il les adoptait exclusivement pour amis et conseillers, leur +livrait des filles de nobles et <i>donnait même des diplômes pour les +faire enlever de force</i>.... L'évêque Cautin sortit un jour de la ville +vivement affligé, craignant d'éprouver en route quelque accident, car le +roi Chram lui faisait aussi des menaces.» (Grégoire de Tours, <i>Histoire +des Franks</i>, liv. IV, chap. <span class="sc">XIII</span>.)</blockquote> + + +<a id="Q3" name="Q3"></a> +<blockquote><b>Note Q:</b> Cependant Chram commettait toutes sortes de violences en +Auvergne, et était toujours l'ennemi déclaré de l'évêque Cautin. En ce +temps, Chram fut dangereusement malade, et ses cheveux tombèrent par +suite d'une fièvre violente. (Grégoire de Tours, liv. IV, chap. <span class="sc">XVI</span>.)</blockquote> + +<a id="R3" name="R3"></a> +<blockquote><b>Note R:</b> <i>Vie privée des Français</i>, par E. de la Bédollière.</blockquote> + +<a id="S3" name="S3"></a> +<blockquote><b>Note S:</b> Des chevaux, des mules, des boeufs et divers genres de +voitures, entretenus aux frais du fisc, faisaient le service ordinaire +pour le transport des officiers et des messages publics, et en général +de tout ce qui était expédié au nom du roi. Mais au défaut ou dans +l'insuffisance de moyens ordinaires, les particuliers étaient requis, +pour y suppléer, de fournir leurs animaux, tant de trait que de somme. +Les voitures devaient être attelées de deux paires de boeufs, et la +charge d'une voiture ne pouvait excéder quinze cents livres romaines. +C'était cette espèce de transport public extraordinaire, mis à la charge +des particuliers, qu'on désignait sous le nom d'<i>angarie</i>, lorsqu'il se +faisait sur les grandes routes, et sous celui de <i>parangarie</i> s'il avait +lieu par d'autres voies. + +<p>Les charrois ou angaries se faisaient quelquefois pour des lieux assez +éloignés; or, la loi des Bavarois porte que les colons et les serfs +feront les angaries avec leurs voitures pour cinquante lieues de +distance, mais qu'ils ne seront pas obligés d'aller plus loin. Cette +limitation montre elle-même combien cette espèce de service était +onéreux. Les officiers publics l'aggravaient encore en abusant, à cet +égard, de leur autorité, et même en exigeant pour leur propre compte des +angaries qui ne leur étaient pas dues. Aussi trouvons-nous dans les lois +des dispositions contre cet abus: «Que le comte, le vicaire et +l'intendant, dit la loi des Visigoths, se gardent bien d'aggraver à leur +profit la condition des peuples, par des indictions, des exactions, des +travaux et des angaries.» (Guérard, <i>Polyptique d'Irminon</i>.)</p></blockquote> + +<a id="T3" name="T3"></a> +<blockquote><b>Note T:</b> Sa gloire le roi Chram. (Grégoire de Tours, liv. IV, chap. +<span class="sc">XIX</span>.)</blockquote> + +<a id="U3" name="U3"></a> +<blockquote><b>Note U:</b> Il faudrait nombrer vingt miracles pareils cités dans +Grégoire de Tours, miracles effectués grâce à une connaissance locale de +l'état atmosphérique.</blockquote> + +<a id="V3" name="V3"></a> +<blockquote><b>Note V:</b> Guérard (<i>Polyptique de l'abbé Irminon</i>), du tarif comparé +de la <i>composition</i> des <i>antrustions</i> et des <i>leudes</i>, t. I, p. 346.</blockquote> + +<a id="X3" name="X3"></a> +<blockquote><b>Note X:</b> «Chram quittant Clermont vint à Poitiers; tandis qu'il y +résidait avec toute la puissance d'un maître séduit par les conseils +d'un méchant, il songeait à ourdir un complot contre son père... Chram +retourna dans le Limousin et réduisit sous sa domination cette partie du +royaume de son père... Plus tard le rusé Chram fit annoncer à ses +frères, par un étranger, la mort de son père... Chram s'avança avec son +armée jusqu'à Châlons-sur-Saône, ravageant tout sur son passage, etc. +(Grégoire de Tours, <i>Histoire des Franks</i>, liv. IV, chap. <span class="sc">XVI</span>.)</blockquote> + +<a id="Y3" name="Y3"></a> +<a id="Z3" name="Z3"></a> +<blockquote><b>Notes Y et Z:</b> La fête des <i>Kalendes</i> (<i>Kalendæ</i>, <i>festum +Kalendarum</i>) avait lieu au renouvellement de l'année, aux <i>Kalendes</i> de +janvier. Cette fête, d'origine païenne, fut conservée par les chrétiens. +On s'y livrait, avec une sorte de fureur, aux danses les plus obscènes: +on y paraissait, en outre, ce qui était de nature à provoquer bien des +excès, sous les déguisements les plus étranges. Les uns avaient des +habits de femme, les autres étaient couvers du peaux de bêtes. L'Église +essaya de réprimer les désordres des <i>Kalendes</i>: elle alla jusqu'à +vouloir substituer à la fête annuelle des jeûnes et des prières. Elle ne +réussit pas. (<i>Voyez</i> les textes accumulés dans Ducange.) Il y a plus: +les laïques ayant peu à peu cessé de prendre part aux réjouissances du +renouvellement de l'année, les évêques, les abbés, les prêtres, +recueillirent, dans le sanctuaire, les traditions du paganisme et +souvent ils célébrèrent dans leurs cathédrales ou leurs cloîtres, en y +mêlant les jeux les plus burlesques et les plus immoraux, la fête des +<i>Kalendes</i>. Seulement, cette fête avait changé de nom: elle était +devenue la fête des <i>Innocents</i> ou des <i>Fous</i>. Elle tomba en désuétude à +l'approche des temps modernes; elle ne devait pas survivre à la barbarie +du moyen âge. + +<p>Voyez Ducange, <i>ad verbum</i> <span class="sc">KALENDÆ</span>, Ed. Henschel.</p></blockquote> + +<a id="AA3" name="AA3"></a> +<blockquote><b>Note AA:</b> <i>Vie privée des Français</i>, par Émile de la Bédollière, +vol. I, p. 249.</blockquote> + +<h4>CHAPITRE IV.</h4> + +<a id="A4" name="A4"></a> +<blockquote><b>Note A:</b> Grégoire de Tours, <i>Histoire des Franks</i>, liv. IV, ch. +<span class="sc">XVII</span>. On y trouvera les détails de cette curieuse vendange armée.</blockquote> + +<a id="B4" name="B4"></a> +<blockquote><b>Note B:</b> Recueil de Marculf.</blockquote> + +<a id="C4" name="C4"></a> +<blockquote><b>Note C:</b> Voir la note sur les Ghildes.</blockquote> + +<a id="D4" name="D4"></a> +<a id="E4" name="E4"></a> +<a id="F4" name="F4"></a> +<blockquote><b>Notes D, E, F:</b> Le roi Clotaire marchait comme un nouveau David +allant combattre son fils Absalon, il s'écriait:--Seigneur, regarde-moi +du haut du ciel et juge ma cause, car je suis indignement outragé par +mon fils; vois et juge-nous avec équité et que ton jugement soit celui +que tu prononças entre Absalon et son père David.--On combattit des deux +côtés avec acharnement, Chram prit la fuite, il avait sur mer un +vaisseau tout préparé; mais tandis qu'il voulait mettre en sûreté sa +femme et ses filles, il fut surpris, saisi et enchaîné. Le roi Clotaire +ordonna qu'il fût brûlé avec sa femme et ses filles; on les enferma dans +la cabane d'un pauvre, et Chram, étendu sur un banc, fut étranglé avec +un mouchoir; ensuite on mit le feu à la cabane, et ainsi sa femme et ses +filles périrent avec lui. (Grégoire de Tours, <i>Histoire des Franks</i>, +liv. IV, chap. <span class="sc">XX</span>.)</blockquote> + +<h4>ÉPILOGUE.</h4> + +<h2>LE MONASTERE DE CHAROLLES</h2> + +<h3>ET LE PALAIS DE LA REINE BRUNEHAUT.</h3> + +<h4>CHAPITRE PREMIER.</h4> + +<a id="Ae" name="Ae"></a> +<a id="Be" name="Be"></a> +<blockquote><b>Notes A, B:</b> Ch. <span class="sc">LXVIII</span>, <i>De obedientia et humilitate</i>, règle de +<span class="sc">Saint-Benoît</span>.</blockquote> + +<a id="Ce" name="Ce"></a> +<blockquote><b>Note C:</b> Ch. <span class="sc">LXIX</span>, <i>Que dans le monastère, nul n'ose en défendre un +autre</i>, règle de <span class="sc">Saint-Benoît</span>.</blockquote> + +<a id="De" name="De"></a> +<blockquote><b>Note D:</b> Sismondi, <i>Histoire des Français</i>.</blockquote> + +<a id="Ee" name="Ee"></a> +<blockquote><b>Note E:</b> «... Les moines sentirent la nécessité de recourir à +quelque autre moyen; ils résistèrent ouvertement aux évêques, ils +refusèrent d'obéir à ses injonctions, de le recevoir dans le monastère; +plus d'une fois <i>ils repoussèrent à main armée ses envoyés</i>.... On +traita; les moines promirent de rentrer dans l'ordre, de faire quelques +présents à l'évêque s'il voulait s'engager à respecter désormais le +monastère, à ne point piller leurs biens, à les laisser jouir en paix de +leurs droits; l'évêque y consentit et donna au monastère une charte... +Ces chartes devinrent si fréquentes (en raison des fréquentes agressions +des évêques et des insurrections des moines), que l'on trouve la +rédaction officielle de ces chartes dans les formules de <i>Marculf</i>. + +<p>»... Quand nous arriverons à l'histoire des communes, vous verrez que +les chartes qu'elles arrachèrent à leurs seigneurs semblent avoir été +calquées sur ce modèle (ces chartes arrachées aux évêques par +l'insurrection des moines).» (Guizot, <i>Histoire de la Civilisation</i>, t. +I, p. 446-447.)</p></blockquote> + +<h5>FIN DES NOTES DU QUATRIÈME VOLUME.</h5> +<br><br><br> + +<h3>TABLE DU QUATRIÈME VOLUME.</h3> + +<p><span class="sc">La Garde du Poignard.</span> <span class="sc">Karadeuk le Bagaude et Ronan le +Vagre.</span>--<a href="#pro">Prologue.</a>--Les Korrigans. (395-529).</p> + +<p><a href="#aut1">L'auteur aux abonnés des Mystères du Peuple.</a></p> + +<p><a href="#ch1"><span class="sc">Chapitre premier.</span></a> (De 529 à 615.) Le chant des <i>Vagres</i> et des +<i>Bagaudes</i>.--Ronan et sa troupe.--La villa épiscopale.--L'évêque +Cautin.--Le comte Neroweg et l'ermite laboureur.--Prix d'un +fratricide.--La belle évêchesse.--Le souterrain des Thermes.--Les +flammes de l'enfer.--L'attaque.--Odille, la petite esclave.--Ronan le +Vagre.--Le jugement.--Prenons aux seigneurs, donnons au pauvre +monde.--Départ de la villa épiscopale.</p> + +<p><a href="#ch2"><span class="sc">Chap. II.</span></a> Un festin en Vagrerie.--Meurtres de Clotaire, nouveau roi +d'Auvergne, et miracles faits en sa faveur.--La ronde des +Vagres.--Karadeuk le Bagaude.--Loysik l'ermite.--Comment l'évêque Cautin +est miraculeusement enlevé au ciel par des Séraphins et comment il +descend fort promptement de l'empirée.--Le comte Neroweg et ses +leudes.--Attaques des gorges d'Allange.</p> + +<p><a href="#ch3"><span class="sc">Chap. III.</span></a> Le burg du comte Neroweg.--L'Ergastule, où sont retenus +prisonniers Ronan le Vagre, Loysik, l'ermite laboureur, l'évêchesse et +Odille.--Vie d'un seigneur frank et de ses leudes dans son château, vers +le milieu du sixième siècle (558).--Le festin.--Le <i>mâhl</i>.--L'épreuve +des fers brûlants et de l'eau froide.--L'appartement des +femmes.--Godégisèle, cinquième épouse du comte Neroweg.--Ce qu'elle +apprend du meurtre de Wisigarde, quatrième femme du comte.--L'enfer et +le clerc.--Chram, fils de Clotaire, roi de France, arrive au burg du +comte.--Suite de Chram ou <i>truste</i> royale.--Leudes campagnards et +<i>antrustions</i> de cour.--Le <i>Lion de Poitiers</i>.--<i>Imnachair</i> et +<i>Spatachair</i>.--Irrévérence de ces jeunes seigneurs à l'endroit du +bienheureux évêque Cautin, qui confond ces incrédules par un nouveau +miracle.--But de la visite de Chram au comte Neroweg.--Torture de Ronan +et de Loysik destinés à périr le lendemain avec la belle évêchesse et la +petite Odille.--Le bateleur et son ours.--Ce qu'il advient de la +présence de cet homme et de cet ours dans le burg du comte.</p> + +<p><a href="#ch4"><span class="sc">Chap. IV.</span></a> Ronan le Vagre revient en Bretagne accomplir le dernier voeu +de son père Karadeuk.--Il retrouve Kervan, frère de son père.--Ce qui +est advenu à Ronan le Vagre, avant et durant son voyage.</p> + +<p><span class="sc">Karadeuk le Bagaude et Ronan le Vagre.</span>--<a href="#epi"><span class="sc">Épilogue.</span></a>--<span class="sc">Le Monastère de +Charolles et le palais de la reine Brunehaut (560-615).</span> <span class="sc">Chapitre +premier.</span> La vallée de Charolles.--L'anniversaire.--Le monastère.--Une +communauté laïque et une colonie libre au septième siècle.--Condition +des moines et des colons.--Le bac.--L'archidiacre Salvien et Gondowald, +chambellan de la reine Brunehaut.--La fête.--Les vieux Vagres.--Les +prisonniers.--Départ de Loysik pour le château de la reine Brunehaut.</p> + +<p><a href="#aut2">L'auteur aux abonnés.</a></p> + +<p><a href="#notes">Notes.</a></p> + +<h5>FIN DE LA TABLE DU QUATRIÈME VOLUME.</h5> + +<br><br><br> + +<p class="overl">Paris.--Imprimerie de madame veuve Dondey-Dupré, rue Saint-Louis, 46, au +Marais.</p> + +<br><br> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/001.png"><br> Les Vagres. Mort aux Oppresseurs. Liberté aux Esclaves.</p><br> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/002.png"><br>La petite Odille.</p><br> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/003.png"><br>L'Ermite laboureur.</p><br> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/004.png"><br>L'Epreuve des fers rouges.</p><br> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/005.png"><br>Le Gynecée d'un seigneur frank.</p><br> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/006.png"><br>Karadeuk le Bagaude.</p><br> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/007.png"><br>La Plaine embrasée.</p><br> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/008.png"><br>La mort du roi Chram et de sa famille.</p> + + + +<br><br> + + + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of Project Gutenberg's Les mystères du peuple, Tome IV, by Eugène Sue + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES MYSTÈRES DU PEUPLE, TOME IV *** + +***** This file should be named 31983-h.htm or 31983-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/1/9/8/31983/ + +Produced by Sébastien Blondeel, Carlo Traverso, Rénald +Lévesque and the Online Distributed Proofreading Team at +http://www.pgdp.net (This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + + +</pre> + +</body> +</html> + + + diff --git a/31983-h/images/001.png b/31983-h/images/001.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..e489816 --- /dev/null +++ b/31983-h/images/001.png diff --git a/31983-h/images/002.png b/31983-h/images/002.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..ca278b4 --- /dev/null +++ b/31983-h/images/002.png diff --git a/31983-h/images/003.png b/31983-h/images/003.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..4130a85 --- /dev/null +++ b/31983-h/images/003.png diff --git a/31983-h/images/004.png b/31983-h/images/004.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..8206fc5 --- /dev/null +++ b/31983-h/images/004.png diff --git a/31983-h/images/005.png b/31983-h/images/005.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..eeb13de --- /dev/null +++ b/31983-h/images/005.png diff --git a/31983-h/images/006.png b/31983-h/images/006.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..e117ed4 --- /dev/null +++ b/31983-h/images/006.png diff --git a/31983-h/images/007.png b/31983-h/images/007.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..88e78f9 --- /dev/null +++ b/31983-h/images/007.png diff --git a/31983-h/images/008.png b/31983-h/images/008.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..4c4e123 --- /dev/null +++ b/31983-h/images/008.png diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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