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diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/34301-8.txt b/34301-8.txt new file mode 100644 index 0000000..87c3136 --- /dev/null +++ b/34301-8.txt @@ -0,0 +1,5823 @@ +The Project Gutenberg EBook of Le Bossu Volume 3, by Paul Féval + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Le Bossu Volume 3 + Aventures de cape et d'épée + +Author: Paul Féval + +Release Date: November 12, 2010 [EBook #34301] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE BOSSU VOLUME 3 *** + + + + +Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by The +Internet Archive/Canadian Libraries) + + + + + + + + + + Au lecteur + + Cette version électronique reproduit dans son intégralité + la version originale. + + La ponctuation n'a pas été modifiée hormis quelques corrections + mineures. + + L'orthographe a été conservée. Seuls quelques mots ont été modifiés. + La liste des modifications se trouve à la fin du texte. + + + + + LE BOSSU. + + + Bruxelles.--Imp. de E. GUYOT, succ. de STAPLEAUX, + rue de Schaerbeck, 12. + + + COLLECTION HETZEL. + + + LE BOSSU + + AVENTURES DE CAPE ET D'ÉPÉE + + + PAR + + + PAUL FÉVAL. + + 3 + + Édition autorisée pour la Belgique et l'Étranger, + interdite pour la France. + + + LEIPZIG, + + ALPHONSE DÜRR, LIBRAIRE-ÉDITEUR. + + 1857 + + + + +LES MÉMOIRES D'AURORE. + +(SUITE.) + + + + +III + +--La gitanita.-- + + +«..... Je pleure souvent, ma mère, depuis que je suis grande; mais je +suis faite comme les enfants. Le sourire chez moi n'attend pas les +larmes séchées. + +»Vous vous êtes dit peut-être déjà en lisant ce bavardage incohérent: +mes impressions de batailles, l'histoire des deux hidalgos, l'oncle don +Miguel et le neveu don Sanche,--mes premières études dans un livre +d'escrime,--le récit de mes pauvres plaisirs d'enfant,--vous vous êtes +dit peut-être: «C'est une folle!» + +»C'est vrai: la joie me rend folle.--Mais je ne suis pas lâche dans la +douleur. + +»La joie m'enivre. Je ne sais pas ce que c'est que le plaisir mondain et +peu m'importe; ce qui m'attire, c'est la joie du coeur. + +»Je suis gaie, je suis enfant, je m'amuse avec tout, hélas! comme si je +n'avais pas déjà bien souffert... + +»Il fallut quitter Pampelune, où nous commencions à être moins pauvres. +Henri avait même pu amasser une petite épargne et bien lui en prit. + +»Je pense que j'avais alors dix ans, ou à peu près. + +»Il rentra un soir inquiet et tout soucieux. J'augmentai sa +préoccupation en lui disant que, tout le jour, un homme, enveloppé d'un +manteau sombre, avait fait sentinelle dans la rue sous nos croisées. + +Henri ne se mit point à table. Il prépara ses armes et s'habilla comme +pour un long voyage. La nuit venue, il me fit passer à mon tour un +corsage de drap, et me laça mes brodequins. Il sortit avec son épée. +J'étais dans des transes. Depuis longtemps, je ne l'avais pas vu si +agité. + +»Quand il revint, ce fut pour faire un paquet de ses hardes et des +miennes. + +»--Nous allons partir, Aurore, me dit-il! + +»--Pour longtemps? demandai-je. + +»--Pour toujours. + +»--Quoi! m'écriai-je en regardant notre pauvre petit ménage,--nous +allons laisser tout cela? + +»--Oui, tout cela, fit-il en souriant tristement;--je viens d'aller +chercher au coin de la rue un pauvre homme qui sera notre héritier... Il +est content comme un roi, lui... Ainsi va le monde! + +»--Mais où allons-nous, ami? demandai-je encore. + +»--Dieu le sait, me répondit-il en essayant de paraître gai;--en route, +ma petite Aurore... il est temps! + +»Nous sortîmes.--Ici se place quelque chose de terrible, ma mère. Ma +plume s'est arrêtée un instant, mais je ne veux rien te cacher. + +»Comme nous descendions les marches du perron, je vis un objet sombre au +milieu de la rue déserte. Henri voulut m'entraîner dans la direction des +remparts; mais je lui échappai, embarrassé qu'il était par son fardeau +et je m'élançai vers l'objet qui avait attiré mon attention. + +»Henri poussa un cri: c'était pour m'arrêter. Je ne lui avais jamais +désobéi, mais il était trop tard. Je distinguais déjà une forme humaine +sous un manteau et je croyais reconnaître le manteau de la mystérieuse +sentinelle qui s'était promenée sous nos fenêtres durant tout le jour. + +»Je soulevai le manteau. C'était bien l'homme que j'avais vu dans la +journée. Il était mort et son sang l'inondait. + +»Je tombai à la renverse comme si j'eusse reçu moi-même le coup de la +mort. + +»Il y avait eu un combat, là, tout près de moi; car, en sortant, Henri +avait pris son épée. Henri avait encore une fois risqué sa vie pour +moi,--pour moi, j'en étais sûre... + +».... Je m'éveillai au milieu de la nuit. J'étais seule ou du moins je +me croyais seule.--C'était une chambre encore plus pauvre que celle dont +nous sortions, cette chambre qui se trouve d'ordinaire au premier étage +des fermes espagnoles, dont les maîtres sont de pauvres hidalgos. + +»Il y avait un bruit de voix à peine saisissable dans la pièce située +au-dessous,--sans doute la salle commune de la ferme. + +J'étais couchée sur un lit à colonnes vermoulues. Une paillasse, +recouverte d'une serpillière en lambeaux. La lumière de la lune entrait +par les fenêtres sans carreaux.--Je voyais en face du lit le feuillage +léger de deux grands chênes liéges qui se balançaient doucement à la +brise nocturne. + +»J'appelai doucement Henri, mon ami; on ne me répondit point. + +»Mais je vis une ombre qui rampait sur le sol, et, l'instant d'après, +Henri se dressait à mon chevet. Il me fit de la main signe de me taire +et me dit tout bas à l'oreille: + +»--Ils ont découvert nos traces... ils sont en bas. + +»--Qui donc? demandai-je. + +»--Les compagnons de celui qui était sous le manteau. + +»Le mort! je me sentis frémir de la tête aux pieds et je crus que +j'allais m'évanouir de nouveau. + +»Henri me serra le bras et reprit: + +»--Ils étaient là tout à l'heure, derrière la porte. Ils ont essayé de +l'ouvrir. J'ai passé mon bras comme une barre dans les anneaux. Ils +n'ont pas deviné la nature de l'obstacle. Ils sont descendus pour +chercher une pince, afin de jeter la porte en dedans: ils vont revenir. + +»--Mais que leur avez-vous donc fait, Henri, mon ami, m'écriai-je, pour +qu'ils vous poursuivent avec tant d'acharnement? + +»--Je leur ai arraché la proie qu'ils allaient déchirer, les loups! me +répondit-il. + +»Moi! c'était moi! je le comprenais bien. Cette pensée m'emplissait le +coeur et le navrait: j'étais cause de tout. J'avais brisé sa vie. Cet +homme, si beau naguère, si brillant, si heureux, se cachait maintenant +comme un criminel. Il m'avait donné son existence tout entière. + +»Pourquoi?... + +»--Père, lui dis-je, père chéri, laissez-moi ici et sauvez-vous, je vous +en supplie. + +»Il mit sa main sur ma bouche. + +»--Petite folle! murmura-t-il; s'ils me tuent, je serai bien forcé de +t'abandonner... mais ils ne me tiennent pas encore... Lève-toi! + +»Je fis effort pour obéir; j'étais bien faible. + +»J'ai su depuis que mon ami Henri, harassé de fatigue, car il m'avait +portée dans ses bras, demi-morte que j'étais, depuis Pampelune jusqu'à +cette maison éloignée, était entré là pour demander un gîte. + +»C'étaient des pauvres gens. On lui donna cette chambre où nous étions. + +»Henri allait s'étendre sur une couche de paille préparée pour lui, +lorsqu'il entendit un bruit de chevaux dans la campagne. Les chevaux +s'arrêtèrent à la porte de la maison isolée. Henri devina bien tout de +suite qu'il fallait remettre le sommeil à une autre nuit. + +»Au lieu de se coucher, il ouvrit tout doucement la porte et descendit +quelques marches de l'escalier. + +»On causait dans la salle basse.--Le fermier en haillons disait: + +»--Je suis gentilhomme et je ne livrerai pas mes hôtes! + +»Henri entendit le bruit d'une poignée d'or qu'on jetait sur la table. + +»Le fermier gentilhomme eut la bouche fermée. + +»Une voix qu'il connaissait ordonna: + +»--A la besogne et que ce soit vite fait! + +»Henri rentra précipitamment et referma la porte de son mieux. Il +s'élança vers la fenêtre pour voir s'il y avait moyen de fuir. + +»Les branches de deux grands lièges frôlaient la croisée sans carreaux. +C'était un petit potager clos d'une haie. Au delà, une prairie, puis la +rivière d'Arga, que la lune montrait au travers des arbres. + +»On montait l'escalier. Henri remplaça la barre absente par son bras +qu'il mit en travers. On essaya d'ouvrir, on poussa, on pesa, on jura, +mais le bras d'Henri valait une barre de fer: + +»--Te voilà bien pâle, ma petite Aurore, reprit Henri quand il me vit +levée; mais tu es brave et tu me seconderas... + +»--Oh! oui!... m'écriai-je transportée d'aise à la pensée de le servir. + +»Il m'entraîna vers la fenêtre. + +»--Descendrais-tu bien dans le verger par cet escalier-là? me +demanda-t-il en me montrant les branches et le tronc de l'un des liéges. + +»--Oui, répondis-je, oui, père, si tu me promets de me rejoindre bien +vite. + +»--Je te le promets, ma petite Aurore. Bien vite ou jamais, pauvre +chérie, ajouta-t-il à voix basse en me pressant dans ses bras. + +»J'étais bien ébranlée, je ne compris point, et ce fut heureux. + +»Henri ouvrit le châssis au moment où les pas se faisaient entendre de +nouveau dans l'escalier. Je m'accrochais aux branches du liége, tandis +qu'il s'élançait vers la porte. + +»--Quand tu seras en bas, me dit-il encore, tu jetteras un petit caillou +dans la chambre... ce sera le signal... Ensuite, tu te glisseras le long +de la haie jusqu'à la rivière. + +»J'étais encore tout contre la fenêtre lorsque j'entendis le bruit de la +pince qu'on introduisait sous la porte. Je restais, je voulais voir. + +»--Descends! descends! fit Henri avec impatience. + +»J'obéis.--En bas, je pris un petit caillou que je lançai par +l'ouverture de la croisée. + +»J'entendis aussitôt un sourd fracas à l'étage supérieur. Ce devait être +la porte qu'on forçait. Cela m'ôta mes jambes. Je restai clouée à ma +place. + +»Deux coups de feu retentirent dans la chambre, puis Henri m'apparut +debout sur l'appui de la croisée. + +»D'un saut, et sans s'aider des liéges, il fut auprès de moi. + +»--Ah! malheureuse! fit-il en me voyant, je te croyais déjà sauvée!... +Ils vont tirer! + +»Il m'enlevait déjà dans ses bras,--plusieurs détonations se firent à la +croisée.--Je le sentis violemment tressaillir. + +»--Êtes-vous blessé?... m'écriai-je. + +Il était au milieu du verger. Il s'arrêta en pleine lumière, et, +tournant sa poitrine vers les bandits, qui rechargèrent leurs armes à la +croisée, il cria par deux fois: + +»--Lagardère! Lagardère!... + +»Puis il franchit la haie et gagna la rivière. + +»On nous poursuivait.--L'Arga est en ce lieu rapide et profonde.--Je +cherchais déjà des yeux un batelier, lorsque Henri, sans ralentir sa +course et me tenant toujours dans ses bras, se jeta au milieu du +courant. + +»C'était un jeu pour lui, je le vis bien; d'une main, il m'élevait +au-dessus de sa tête; de l'autre, il fendait le fil de l'eau. Nous +gagnâmes la rive opposée en quelques minutes. + +»Nos ennemis se consultaient sur l'autre bord. + +»--Ils vont chercher le gué, dit Henri; nous ne sommes pas encore +sauvés. + +»Il me réchauffait contre sa poitrine, car j'étais trempée et je +grelottais. + +»Nous entendîmes bientôt les chevaux galoper sur l'autre rive... Nos +ennemis cherchaient le gué pour passer l'Arga et nous poursuivre. Ils +comptaient bien que nous ne pourrions leur échapper longtemps. + +»Quand le bruit de leur course s'étouffa au lointain, Henri rentra dans +l'eau et traversa de nouveau l'Arga en droite ligne. + +»--Nous voici en sûreté, ma petite Aurore, me dit-il en touchant le bord +à l'endroit même d'où nous étions partis... Maintenant, il faut te +sécher et me panser... + +»--Je savais bien que vous étiez blessé! m'écriai-je. + +»--Bagatelle... viens! + +»Il se dirigeait vers la maison du fermier qui nous avait trahis.--Le +fermier et sa femme riaient et causaient dans leur salle basse, ayant +entre eux un bon brasier ardent. + +»Terrasser l'homme et le garrotter en un seul paquet avec sa femme fut +pour Henri l'affaire d'un instant. + +»--Taisez-vous! leur dit-il,--car ils croyaient qu'on allait les tuer et +poussaient des cris lamentables. J'ai vu le temps où j'aurais mis le feu +à votre taudis, comme vous l'avez mérité si bien... mais il ne vous sera +point fait de mal: voici l'ange qui vous garde! + +»Il passait sa main dans mes cheveux mouillés. + +»Je voulus l'aider à se panser. Sa blessure était à l'épaule et saignait +abondamment par les efforts qu'il avait faits. Pendant que mes habits +séchaient, j'étais enveloppée dans son grand manteau, qu'il avait laissé +en fuyant dans la chambre du haut. Je fis de la charpie; je bandai sa +plaie. Il me dit: + +»--Je ne souffre plus... tu m'as guéri! + +»--Le fermier gentilhomme et sa femme ne bougeaient pas plus que s'ils +eussent été morts. + +»Vers trois heures de nuit, nous quittâmes la maison, montés sur une +grande vieille mule qu'Henri avait prise à l'écurie et pour laquelle il +jeta deux pièces d'or sur la table. + +»En partant, il dit au mari et à la femme: + +»--S'ils reviennent, présentez-leur les compliments du chevalier de +Lagardère et dites-leur ceci: «Dieu et la Vierge protégent +l'orpheline...» En ce moment, Lagardère n'a pas le loisir de s'occuper +d'eux... mais l'heure viendra! + +»La vieille grande mule valait mieux qu'elle n'en avait l'air. Nous +arrivâmes à Estella vers le point du jour et nous fîmes marché avec un +arriero pour gagner Burgos, de l'autre côté des montagnes. Henri voulait +s'éloigner définitivement des frontières de France. Ses ennemis étaient +des Français. + +«Il avait dessein de ne s'arrêter qu'à Madrid. + +«Nous autres, pauvres enfants, nous avons le champ libre. Notre +imagination travaille toujours, dès qu'il s'agit de nos parents +inconnus.--Êtes-vous bien riche, ma mère?--Il faut que vous soyez grande +pour que cette poursuite obstinée se soit attachée à votre fille. + +»Si vous êtes riche, vous ne pouvez guère vous faire idée d'un long +voyage, à travers cette belle et noble terre d'Espagne, étalant sa +misère orgueilleuse sous les splendides éblouissements de son ciel. + +»La misère est mauvaise au coeur de l'homme. Je sais cela quoique je +sois bien jeune. Cette chevaleresque race de vainqueurs des Maures est +déchue. Les fils du Cid sont menteurs, voleurs et lâches. De toutes +leurs anciennes et illustres qualités, ils n'ont gardé que l'orgueil. + +»Un orgueil de comédie, un orgueil poltron, drapé dans des lambeaux: +l'orgueil de ces spadassins pour rire, que Polichinelle met en fuite +avec son bâton. + +»Le paysage est merveilleux, les habitants sont tristes, paresseux, +plongés jusqu'au cou dans la malpropreté honteuse.--Cette belle fille +qui passe, poétique de loin et portant avec grâce sa corbeille de +fruits, ce n'est pas la peau de son visage que vous voyez, c'est un +masque épais de souillures. + +»Il y a des fleuves pourtant; mais l'Espagnol n'a pas encore découvert +l'usage de l'eau. Son corps frileux fuit les ablutions.--Ce paradis tout +planté d'orangers en fleurs a d'autres parfums que la fleur d'oranger. + +»Quand il y a quelque part cent voleurs de grand chemin, cela s'appelle +un village. On nomme un alcade. L'alcade et tous ses administrés sont +également gentilshommes.--Autour du village, la terre reste en friche. +Il passe toujours bien assez de voyageurs, si déserte que soit la route, +pour que les cent et un gentilshommes et leurs familles aient un oignon +à manger par jour. + +»L'alcade, meilleur gentilhomme que ses concitoyens, est aussi plus +voleur et plus gourmand. On a vu de ces autocrates manger jusqu'à deux +oignons en vingt-quatre heures.--Mais ceux qui font ainsi un dieu de +leur ventre finissent mal. L'espingole les guette. Il ne faut pas que +l'opulence abuse insolemment des dons du ciel. + +»Il est rare qu'on trouve à manger dans les auberges. Elles sont +instituées pour couper la gorge aux voyageurs, qui s'en vont sans souper +dans l'autre monde. + +»Le posadero, homme fier et taciturne, vous fournit un petit tas de +paille recouvert d'une loque grise: c'est un lit.--Si par hasard on ne +vous a pas égorgé dans la nuit, vous payez et vous partez sans déjeuner. + +»Inutile de parler des moines et des alguazils. Les gueux à escopettes +sont également connus dans l'univers entier. Personne n'ignore que les +muletiers sont les associés naturels des brigands de la montagne. + +»Un Espagnol qui a trois lieues à faire dans une direction quelconque +envoie chercher le garde-notes et dicte son testament. + +»De Pampelune à Burgos, nous eûmes des centaines d'aventures, mais +aucune qui eût trait à nos persécuteurs. C'est de celles-là seulement, +ma mère, que je veux vous entretenir.--Nous devions les retrouver encore +une fois avant d'arriver à Madrid. + +»Nous avons pris par Burgos afin d'éviter le voisinage des sierras de la +Vieille-Castille. L'épargne de mon ami s'épuisait rapidement et nous +avancions peu, tant la route était pavée d'obstacles. Le récit d'un +voyage en Espagne ressemble à un entassement d'accidents rassemblés à +plaisir par une imagination romanesque et moqueuse. + +»Enfin, nous laissâmes derrière nous Valladolid et les dentelles de son +clocher sarrasin. Nous avions fait plus de la moitié de notre route. + +»C'était le soir: nous allions côtoyant les frontières du Léon pour +arriver à Ségovie. Nous étions montés tous deux sur la même mule et nous +n'avions point de guide.--La route était belle. On nous avait enseigné +une auberge sur l'Adaja où nous devions faire grande chère. + +»Cependant, le soleil se couchait derrière les arbres maigres de la +forêt qui va vers Salamanque et nous n'apercevions nulle trace de +posada. Le jour baissait; les muletiers devenaient plus rares sur le +chemin. C'était l'heure des mauvaises rencontres. + +»Nous n'en devions point faire, ce soir-là, grâce à Dieu: il n'y avait +qu'une bonne action sur notre route. + +»Ce fut ce soir-là, ma mère, que nous trouvâmes ma petite Flor, ma chère +gitanita, ma première et ma seule amie. + +»Voilà bien longtemps que nous sommes séparées, et pourtant je suis bien +sûre qu'elle se souvient de moi.--Deux ou trois jours après notre +arrivée à Paris, j'étais dans la salle basse et je chantais. Tout à +coup, j'entendis un cri dans la rue: je crus reconnaître la voix de +Flor.--Un carrosse passait: un grand carrosse de voyage sans armoiries. +Les stores en étaient baissés.--Je m'étais sans doute trompée. + +»Mais bien souvent, depuis lors, je me suis mise à la fenêtre, espérant +voir sa fine taille si souple, son pied de fer, effleurant la pointe des +pavés et son oeil noir, brillant derrière son voile de dentelle. + +»Je suis folle! Pourquoi Flor serait-elle à Paris?... + +»La route passait au-dessus d'un précipice. Au bord même du précipice, +il y avait un enfant qui dormait. Je l'aperçus la première et je priai +Henri, mon ami, d'arrêter la mule; je sautai à terre et j'allai me +mettre à genoux auprès de l'enfant. + +»C'était une petite bohémienne de mon âge,--et jolie!... + +»Je n'ai jamais rien vu de si mignon que Flor: c'était la grâce, la +finesse, la douce espièglerie. + +»Flor doit être maintenant une adorable jeune fille. + +»Je ne sais pourquoi j'eus tout de suite envie de l'embrasser. Mon +baiser l'éveilla. Elle me le rendit en souriant. Mais la vue d'Henri +l'effraya. + +»--Ne crains rien, lui dis-je.--C'est mon bon ami, mon père chéri qui +t'aimera, puisque déjà je t'aime... Comment t'appelles-tu? + +»--Flor... et toi? + +»--Aurore... + +»Elle reprit son sourire: + +»--Le vieux poëte, murmura-t-elle,--celui qui fait nos chansons... parle +souvent des pleurs d'Aurore qui brillent comme des perles au calice de +la fleur... Tu n'as jamais pleuré, toi, je parie; moi, je pleure +souvent. + +»Je ne savais ce qu'elle voulait dire avec son vieux poëte.--Henri nous +appelait.--Elle mit la main sur sa poitrine et s'écria tout à coup: + +»--Oh! que j'ai faim! + +»Et je la vis toute pâle. + +»Je la pris dans mes bras. Henri mit pied à terre à son tour. Flor nous +dit qu'elle n'avait pas mangé depuis la veille au matin. Henri avait un +peu de pain qu'il lui donna avec le vin de Xérès qui était au fond de sa +gourde. + +«Elle mangea avidement. Quand elle eut bu, elle regarda Henri en face, +puis moi: + +«--Vous ne vous ressemblez pas, murmura-t-elle;--pourquoi n'ai-je +personne à aimer, moi? + +«Ses lèvres effleurèrent la main d'Henri, tandis qu'elle ajoutait: + +--«Merci, seigneur cavalier, vous êtes aussi bon que beau... je vous en +prie, ne me laissez pas la nuit sur le chemin! + +«Henri hésitait, les gitanos sont de dangereux et subtils coquins. +L'abandon de cette enfant pouvait être un piége. Mais je fis tant et +j'intercédai si bien, qu'Henri finit par consentir à emmener la petite +bohémienne. + +«Nous voilà bien heureux!--au contraire de la pauvre mule, qui avait +maintenant trois fardeaux. + +«En route, Flor nous raconta son histoire. Elle appartenait à une troupe +de gitanos qui venaient de Léon et qui allaient, eux aussi, à +Madrid.--La veille, au matin, je ne sais à quel propos, la bande avait +été poursuivie par une escouade de la Sainte-Hermandad. Flor s'était +cachée dans les buissons pendant que ses compagnons fuyaient. + +»Une fois l'alerte passée, Flor voulut rejoindre ses compagnons, mais +elle eut beau marcher, elle eut beau courir, elle ne les trouva plus sur +la route. Les passants à qui elle les demandait lui jetaient des +pierres. De bons chrétiens, parce qu'elle n'était point baptisée, lui +enlevèrent ses pendants d'oreilles en cuivre argenté et un collier de +fausses perles. + +»La nuit vint. Flor la passa dans une meule. Qui dort dîne, +heureusement, car la pauvre petite Flor n'avait point dîné. + +»Le lendemain, elle marcha tout le jour sans rien mettre sous sa dent. +Les chiens des quinterias aboyaient derrière elle, et les petits enfants +lui envoyaient leurs huées.--De temps en temps, elle trouvait sur la +route l'empreinte conservée d'une sandale égyptienne: cela la +soutenait. + +»Les gitanos en campagne ont généralement un lieu de halte et de +rendez-vous avant le but du voyage. Flor savait où retrouver les +siens,--mais bien loin, bien loin, dans une gorge du mont Baladron, +situé en face de l'Escurial, à dix ou douze lieues de Madrid. + +»C'était notre route. J'obtins de mon ami Henri qu'il conduirait la +petite Flor jusque-là. + +»Elle eut place auprès de moi sur ma paille à l'hôtellerie; elle eut +part de la splendide _marmite-pourrie_ qui nous fut servie pour notre +souper. + +»Ces ollas-podridas de la Castille sont des mets qu'on se procure +difficilement dans le reste de l'Europe: il faut, pour les faire, un +jarret de porc, un peu de cuir de boeuf, la moitié de la corne d'une +chèvre morte de maladie, des tiges de choux, des épluchures de raves, +une souris de terre et un boisseau et demi de gousses d'ail.--Tels +furent du moins les ingrédients que nous reconnûmes dans notre fameuse +_marmite-pourrie_ du bourg de San-Lucar, entre Pesquera et Ségovie, +dans l'une des plus somptueuses auberges qui se puissent trouver dans +les États du roi d'Espagne. + +»A dater du moment où la jolie petite Flor fut notre compagne, la route +devint moins monotone. Elle était gaie presque autant que moi, et bien +plus avisée. Elle savait danser, elle savait chanter. Elle nous amusait +en nous racontant les tours pendables de ses frères les gitanos. + +»Nous lui demandâmes quel dieu ils adoraient; elle nous répondit: Une +cruche. + +»Mais à Zamora, dans le pays de Léon, elle avait rencontré un bon frère +de la Miséricorde qui lui avait dit les grandeurs du Dieu des chrétiens. +Flor désirait le baptême. + +»Elle fut huit jours entiers avec nous: le temps d'aller de San-Lucar de +Castille au mont Baladron. + +»Quand nous arrivâmes en vue de cette montagne sombre et rocheuse, où je +devais me séparer de ma petite Flor, je devins triste: je ne savais pas +que c'était un pressentiment. + +»J'étais habituée à Flor; nous allions depuis huit jours, assises sur la +même mule, nous tenant l'une à l'autre, et babillant tout le long du +chemin. Elle m'aimait bien; moi, je la regardais comme ma soeur. + +»Il faisait chaud. Le ciel avait été couvert tout le jour; l'air pesait +comme aux approches d'un orage. Dès le bas de la montagne, de larges +gouttes de pluie commencèrent à tomber. Henri nous donna son manteau +pour nous envelopper toutes deux et nous continuâmes de grimper, +pressant notre mule paresseuse sous une torrentielle averse. + +»Flor nous avait promis l'hospitalité la plus cordiale au nom de ses +frères. Une ondée n'était pas faite pour effrayer mon ami Henri, et nous +deux, Flor et moi, nous étions d'humeur à narguer la plus terrible +tempête sous l'abri flottant qui nous unissait. + +»Les nuées couraient, roulant les unes sur les autres et laissant +parfois entre elles des déchirures où apparaissait le bleu profond du +ciel. La ligne de l'horizon, vers le couchant, semblait un chaos +empourpré. C'était la seule lumière qui restât au ciel. Elle teignait +tous les objets en rouge. La route grimpait en spirale une rampe roide +et pierreuse. Les rafales étaient si fortes que nos mules tremblaient +sur leurs jambes. + +»--C'est drôle, m'écriai-je, comme cette lumière fait voir toute sorte +d'objets... Là-bas, à la crête de ce rocher, j'ai cru apercevoir deux +hommes taillés dans la pierre. + +»Henri regarda vivement de ce côté. + +»--Je ne vois rien, dit-il. + +»--Ils n'y sont plus..., prononça Flor à voix basse... + +»--Il y avait donc réellement deux hommes? demanda Henri. + +»Je sentis venir en moi une vague terreur que la réponse de Flor +augmenta. + +»--Non pas deux, répliqua-t-elle, mais dix pour le moins. + +»--Armés? + +»--Armés. + +»--Ce ne sont pas tes frères? + +»--Non, certes. + +»--Et nous guettent-ils depuis longtemps? + +»--Depuis hier matin, ils rôdent autour de nous.» + + + + +IV + +--Où Flor emploie un charme.-- + + +«Henri regardait Flor avec défiance; moi-même, je ne pus me défendre +d'un soupçon. Pourquoi ne nous avait-elle pas prévenus? + +»--J'ai cru d'abord que c'étaient des voyageurs comme vous, dit-elle, +répondant d'elle-même et d'avance à notre pensée; ils suivaient le vieux +sentier vers l'ouest; nos hidalgos font presque tous ainsi. Il n'y a +guère que le menu peuple à fréquenter les routes nouvelles... C'est +seulement depuis notre entrée dans la montagne que leurs mouvements me +sont devenus suspects... Je ne vous ai point avertis parce qu'ils sont +en avant de nous désormais, et engagés dans une voie où nous ne pouvons +plus les rencontrer. + +»Elle nous expliqua que la vieille route, abandonnée à cause de ses +difficultés, passait du côté nord du Baladron, tandis que la nôtre +tournait de plus en plus vers le sud, à mesure qu'on approchait des +gorges; les deux routes se réunissaient à un passage unique, appelé el +Paso de los Rapadores, bien au delà du campement des bohémiens. + +»Par le fait, en avançant dans l'intérieur de la montagne, nous +n'aperçûmes plus ces fantastiques silhouettes, découpant leurs profils +sur le ciel écarlate. + +»Les roches étaient désertes aussi loin que l'oeil pouvait se porter. +On n'apercevait d'autres mouvements que le frémissement des hêtres +agités par la rafale. + +»La nuit tomba. Nous ne songions plus à nos rôdeurs inconnus. D'énormes +ravins et des défilés infranchissables les séparaient de nous +maintenant. Toute notre attention était pour notre mule, dont le pied +sûr avait grand'peine à surmonter les obstacles du chemin. + +»Il était nuit close, quand un cri de joie de Flor annonça la fin de nos +peines. Nous avions devant les yeux un grand et magnifique spectacle. + +»Depuis quelques minutes, nous marchions entre deux hautes rampes qui +nous cachaient l'horizon et le ciel. On aurait dit deux gigantesques +remparts.--L'averse avait cessé. Le vent du nord-ouest, chassant devant +soi les nuées, balayait le firmament, toujours plus étincelant après +l'orage. La lune épandait à flots sa blanche lumière. + +»Au sortir du défilé, nous nous trouvâmes en face d'une sorte de vallée +circulaire, entourée de pics dentelés, où croissaient encore çà et là +quelques bouquets de pins de montagne: c'était la Taza del Diablillo (la +tasse du diablotin), point central du mont Baladron, dont les plus hauts +sommets sont jetés de côté et penchent vers l'Escurial. + +»La Taza del Diablillo nous apparaissait en ce moment comme un gouffre +sans fond. Les rayons de la lune, qui éclairaient vivement le tour de la +tasse et ses dentelures, laissaient le vallon dans l'ombre et lui +donnaient une effrayante profondeur. + +»Juste vis-à-vis de nous s'ouvrait une gorge pareille à celle que nous +quittions, de telle sorte que l'une continuait l'autre, et que la +Tasse, située entre deux, était évidemment le produit de quelque grande +convulsion du sol. + +»Un grand feu s'allumait à l'entrée de cette deuxième gorge. Autour du +feu, des hommes et des femmes étaient assis. + +»Leurs figures maigres et vigoureusement accentuées se rougissaient aux +lueurs du brasier, ainsi que les saillies des rocs voisins,--tandis que, +tout près de là, les reflets blafards de la lune glissaient sur les +rampes mouillées. + +»A peine sortions-nous du défilé, que notre présence fut signalée. Ces +sauvages ont une finesse de sens qui nous est inconnue.--On ne cessa +point de boire, de fumer et de causer autour du feu, mais deux +éclaireurs se jetèrent rapidement à droite et à gauche. L'instant +d'après, Flor nous les montra, rampant vers nous dans la vallée. + +»Elle poussa un cri particulier. Les éclaireurs s'arrêtèrent. + +»A un second cri, ils rebroussèrent chemin et vinrent paisiblement +reprendre leur place au devant du brasier. + +»C'était loin de nous encore, ce brasier.--Au premier moment, j'avais +cru apercevoir des ombres noires derrière le cercle pailleté des +gitanos, mais j'étais en garde désormais contre les illusions de la +montagne. Je me tus et en approchant, je ne vis plus rien. + +»Plût à Dieu que j'eusse parlé! + +»Nous étions à peu près au milieu de la vallée, lorsqu'un grand gaillard +à face basanée se dressa au devant du bûcher, tenant à la main une +escopette d'une longueur démesurée. Il cria en langue orientale une +sorte de qui vive, et Flor lui répondit dans la même langue. + +»--Soyez les bienvenus! dit l'homme à l'escopette;--nous vous donnerons +le pain et le sel, puisque notre soeur vous amène. + +»Ceci était pour nous. + +»Les gitanos d'Espagne, et généralement toutes les bandes qui vivent en +dehors de la loi dans les différents royaumes de l'Europe jouissent +d'une réputation méritée sous le rapport de l'hospitalité. Le plus +sanguinaire brigand respecte son hôte; ceci même en Italie, où les +brigands ne sont pas des lions, mais des hyènes. + +»Une fois promis le sel et l'eau, nous n'avions plus rien à craindre, +selon la commune croyance. + +»Nous approchâmes sans défiance. On nous fit bon accueil.--Flor baisa +le genou du chef, qui lui imposa les mains fort solennellement. + +»Après quoi, ce même chef fit verser du brandevin dans une coupe de bois +sculpté, et le présenta à Henri en grande cérémonie. + +»Henri but.--Le cercle se reforma autour du foyer. + +»Une gitana vint chanter et danser à l'intérieur du cercle, se jouant +avec la flamme et faisant voltiger son écharpe au-dessus du brasier. + +»Quelques minutes s'écoulèrent,--puis la voix d'Henri s'éleva, rauque et +changée: + +»--Coquins! s'écria-t-il,--qu'avez-vous mis dans ce breuvage? + +»Il voulut se lever, mais ses jambes chancelèrent, et il tomba +lourdement sur le sol. + +»Je sentis que mon coeur ne battait plus. + +»Henri était à terre et luttait contre un engourdissement qui garrottait +chacun de ses muscles. + +»Ses paupières alourdies allaient se fermer. + +»Les gitanos riaient silencieusement autour du feu.--Derrière eux, je +vis surgir de grandes formes sombres: cinq ou six hommes enveloppés dans +leurs manteaux et dont les visages disparaissaient complétement sous +les larges bords de leurs feutres. + +»Ceux-là n'étaient pas des bohémiens. + +»Quand mon ami Henri cessa de lutter, je le crus mort. Je demandai à +Dieu ardemment de mourir. + +»Un des hommes à manteaux jeta une lourde bourse au milieu du cercle. + +»--Finissez-en, et vous aurez le double! dit-il. + +»Je ne reconnus point la voix de cet homme. + +»Le chef des bohémiens répondit: + +»--Il faut le temps et la distance... douze heures et douze milles... la +mort ne peut être donnée ni au même lieu ni le même jour que +l'hospitalité. + +»--Momeries que tout cela! fit l'homme en haussant les épaules;--en +besogne! ou laissez-nous faire! + +»En même temps, il s'avança vers Henri gisant sur la terre. Le bohémien +se mit au-devant de lui. + +--Tant que douze heures ne seront pas écoulées, prononça-t-il +résolûment,--tant que douze milles ne seront pas franchis, nous +défendrons notre hôte, fût-ce contre le roi! + +»Singulière foi! étrange honneur! Tous les gitanos se rangèrent autour +d'Henri. + +»J'entendis Flor qui murmurait à mon oreille: + +»--Je vous sauverai tous deux, ou je mourrai!....... + +»......... C'était vers le milieu de la nuit. On m'avait couchée sur un +sac de toile plein de mousse desséchée, dans la tente du chef, qui +dormait non loin de moi. + +»Il avait auprès de lui son escopette d'un côté, son cimeterre de +l'autre. + +»Je voyais, à la lueur de la lampe allumée, ses yeux, dont les paupières +demi ouvertes semblaient avoir des regards, même dans le sommeil. + +»Aux pieds du chef, un gitano était blotti comme un chien et ronflait. + +»J'ignorais où l'on avait mis mon ami Henri, et Dieu sait que je n'avais +garde de fermer les yeux! + +»J'étais sous la surveillance d'une vieille bohémienne, faisant près de +moi l'office de geôlière. Elle s'était couchée en travers, la tête sur +mon épaule, et, par surcroît de précaution, elle tenait en dormant ma +main droite entre les siennes. + +»Ce n'était pas tout. Au dehors, j'entendais le pas régulier de deux +sentinelles. + +»L'horloge à sable marquait une heure après minuit, lorsque j'entendis +un bruit léger vers l'entrée de la tente. + +»Je me tournai pour voir. Ce simple mouvement fit ouvrir les yeux de ma +duègne noire. Elle s'éveilla à demi en grondant. + +»Je ne vis rien, et le bruit cessa. + +»Seulement, je n'entendis bientôt plus qu'un seul pas de sentinelle.--Au +bout d'un quart d'heure, l'autre sentinelle cessa aussi de se promener. + +»Un silence complet régnait autour de la tente. + +»Je vis la toile osciller entre deux piquets,--puis se soulever +lentement,--puis un visage espiègle et souriant apparaître. + +»C'était Flor.--Elle me fit un petit signe de tête,--elle n'avait pas +peur. + +»Son corps souple et fluet passa après sa tête.--Quand elle se mit sur +ses pieds, ses beaux yeux noirs triomphaient. + +»--Le plus fort est fait! prononça-t-elle des lèvres seulement. + +»Je n'avais pu retenir un léger mouvement de surprise, et ma duègne +s'était encore éveillée. + +»Flor resta deux ou trois minutes immobile, un doigt sur la bouche. + +»La duègne était rendormie.--Je pensais: + +»--Il faudrait être fée pour dégager mon épaule et ma main! + +»J'avais bien raison.--Mais ma petite Flor était fée. + +»Elle fit un pas bien doucement, puis deux. Elle ne venait point à moi, +elle allait vers la natte où dormait le chef, entre son sabre et son +escopette. + +»Elle se plaça devant lui et le regarda un instant fixement. La +respiration du chef devint plus tranquille.--Flor se pencha sur lui, au +bout de quelques secondes, et appuya légèrement l'index et le pouce +contre ses tempes.--Les paupières du chef se fermèrent. + +»Elle me regarda, et ses yeux petillaient comme deux gerbes +d'étincelles. + +»--Et d'un! fit-elle. + +»Le gitano ronflait toujours, la tête sur ses genoux. + +»Elle lui posa la main sur le front, tandis que son regard impérieux le +couvrait.--Peu à peu, les jambes du gitano s'allongèrent et sa tête +renversée alla toucher le sol.--Vous eussiez dit un mort. + +»J'ai vu cela, ma mère, je l'ai vu de mes yeux, et j'étais bien +éveillée puisque je craignais pour la vie de mon ami Henri! + +»Flor riait, le charmant petit démon! + +»--Et de deux! dit-elle. + +»Restait ma terrible duègne.--Flor prit avec elle plus de précautions. + +»Elle s'approcha lentement, lentement, la couvrant du regard comme le +serpent qui veut fasciner l'oiseau. Quand elle fut à portée, elle +étendit une seule main qu'elle tint suspendue à la hauteur des yeux de +l'Égyptienne.--Je sentais celle-ci tressaillir intérieurement. + +»A ce moment, elle fit effort pour se dresser. Flor dit: + +»--Je ne veux pas! + +»La vieille poussa un grand soupir. + +»La main de Flor descendit lentement du front à l'estomac et s'y +arrêta.--Un de ses doigts faisait la pointe et semblait émettre je ne +sais quel fluide mystérieux. + +»Je sentais, moi-même, à travers le corps de la duègne l'influence +étrange de ce fluide.--Mes paupières voulaient se fermer. + +«--Reste éveillée! me commanda Flor avec un coup d'oeil de reine. + +»Les ombres qui voltigeaient déjà autour de mes yeux disparurent. + +»Mais je croyais rêver. + +»La main de Flor se releva, glissa une seconde fois au-dessus du front +de la vieille bohémienne, et revint pointer entre ses deux yeux. Tout +son corps s'affaissa. Je la sentis plus lourde. + +»Flor était droite, grave, impérieuse. Sa main descendit encore pour se +relever de nouveau. Au bout de deux ou trois minutes, elle se rapprocha +et fit comme un mouvement de brusque aspersion au-dessus du crâne de la +vieille. + +»Ce crâne était de plomb. + +»--Dors-tu, Mabel? demanda-t-elle tout bas. + +»--Oui, je dors, répondit la vieille. + +»Mon premier mouvement fut de croire à une comédie. + +»Avant de regagner le campement, Flor avait pris de mes cheveux et de +ceux d'Henri pour les mettre dans un petit médaillon qu'elle portait au +cou. + +»Elle ouvrit le médaillon et plaça les cheveux d'Henri dans la main +inerte de la vieille. + +»--Je veux savoir où il est, dit-elle encore. + +»La vieille s'agita et gronda.--J'eus crainte de la voir +s'éveiller.--Flor la poussa du pied rudement comme pour me prouver la +profondeur de son sommeil. + +»Puis elle répéta: + +»--Entends-tu, Mabel! je veux savoir où il est! + +»--J'entends, repartit la bohémienne; je le cherche... Quel est donc ce +lieu?... une grotte?... un souterrain?... Il n'y a personne autour de +lui... il est couché... On l'a dépouillé de son manteau... et de son +pourpoint... Ah! s'interrompit-elle frissonnant,--je vois ce que c'est, +c'est une tombe! + +»Tous mes pores rendirent une sueur glacée. + +»--Il vit, cependant? interrogea Flor. + +»--Il vit, répliqua Mabel;--il dort. + +»--Et la tombe, où est-elle? + +»--Au nord du camp... Voilà six ans qu'on y enterra le vieil Hadji... +L'homme a la tête appuyée contre les os d'Hadji. + +»--Je veux aller à cette tombe, dit Flor. + +»--Au nord du camp, répéta la vieille femme;--la première fissure entre +les roches... une pierre à soulever, trois marches à descendre. + +»--Et comment l'éveiller? + +»--Tu as ton poignard... + +»--Viens! me dit Flor. + +»Et sans prendre aucune précaution, elle rejeta de côté la tête de +Mabel, qui tomba sur le sac de mousse.--La vieille resta là comme une +masse. + +»Je vis avec stupéfaction qu'elle avait les yeux grands ouverts... + +»....... Nous sortîmes de la tente. Autour du feu qui allait +s'éteignant, il y avait un cercle de gitanos endormis. + +»Flor avait pris à la main la lampe, qu'elle couvrait d'un pan de sa +mante. + +»Elle me montra une seconde tente au loin, et me dit: + +»--C'est là que sont les chrétiens! + +»Ceux qui voulaient assassiner Henri, mon pauvre ami. + +»Nous allâmes au nord du camp.--Chemin faisant, Flor me fit détacher +trois petits chevaux de la Galice qui paissaient les basses branches des +arbres, retenus à des piquets par leur licou; les gitanos ne se servent +jamais de mules. + +»Au bout de quelques pas, nous trouvâmes la fissure entre deux roches. +Nous nous y engageâmes. Trois degrés taillés dans le granit +descendaient à l'entrée d'un caveau, fermé par une grosse pierre, que +nos efforts réunis firent tourner. + +»Derrière la pierre, la lueur de la lampe nous montra Henri à demi +dépouillé, plongé dans un sommeil de mort, et couché sur la terre +humide, la tête appuyée contre un squelette humain. + +»Je m'élançai; j'entourai de mes bras le cou d'Henri; je +l'appelai.--Rien! + +»Flor était derrière nous. + +»--Tu l'aimes bien, Aurore, me dit-elle;--tu l'aimeras mieux! + +»--Réveille-le! réveille-le! m'écriai-je;--au nom de Dieu! réveille-le! + +»Elle prit les deux mains d'Henri après avoir déposé la lampe sur le +sol. + +»--Mon charme ne peut rien ici, répondit-elle;--il a bu le psow des +gypsies d'Écosse; il dormira jusqu'à ce que le fer chaud ait touché le +creux de ses mains et la plante de ses pieds. + +»--Le fer chaud? répétai-je sans comprendre. + +»--Et dépêchons! ajouta Flor,--car maintenant, je risque ma vie tout +autant que vous deux. + +»Elle souleva sa basquine, et tira des plis de son jupon, alourdi par +les morceaux de plomb cousus dans l'ourlet, un petit poignard à manche +de corne. + +»--Déchausse-le! commanda-t-elle. + +»J'obéis machinalement. Henri portait des sandales avec des guêtres de +majo. Ma main tremblait si fort que je ne pouvais délacer les courroies. + +»--Vite! vite! répétait Flor. + +»Pendant cela, elle faisait rougir la pointe de son petit poignard à la +flamme de la lampe. J'entendis un frémissement court: c'était le +poignard brûlant qui s'enfonçait dans la paume de la main d'Henri. Le +fer, mis au feu de nouveau, perça également le creux de l'autre main. + +»Henri ne fit aucun mouvement. + +»--A la plante des pieds! s'écria Flor; vite! vite!... il faut les +quatre douleurs à la fois. + +»La pointe du poignard sépara encore une fois la flamme de la +lampe.--Flor se prit à chanter un chant dans sa langue inconnue. + +»Puis elle piqua les deux pieds d'Henri dont les lèvres se crispèrent. + +»--Je lui devais bien cela, disait Flor en guettant son réveil,--le cher +jeune seigneur!... et à toi aussi, ma rieuse Aurore... sans vous, je +serais morte de faim... sans moi, vous n'auriez point pris cette +route... c'est moi qui vous ai attirés dans le piége. + +»Le psow des sorciers d'Écosse est fait avec le suc de cette laitue +rousse et frisée que les Espagnols nomment lechuga pequena, jointe à +certaine quantité de tabac distillé et à l'extrait simple de pavot des +champs. C'est un narcotique foudroyant. + +»Quant à la manière de mettre fin à ce redoutable sommeil, qui ressemble +à la mort, je vous dis ce que j'ai vu, ma mère. Les piqûres de fer rouge +sans le chant bohème (au dire de ma petite Flor) ne produiraient +absolument aucun résultat. + +»De même que dans les contes hongrois que dit si bien ma jolie compagne, +la clef du trésor de Pesth ne saurait point ouvrir la porte de cristal +de roche, si celui qui la porte ne connaît le mot-fée Maramaradno... + +»Quand Henri rouvrit les yeux, mes lèvres étaient sur son front. Il +regarda tout autour de lui d'un air égaré. Nous eûmes chacune un sourire +de sa pauvre bouche pâle.--Quand ses yeux tombèrent sur le squelette du +vieil Hadgi, il reprit son air sérieux et froid. + +»--Oh! oh! dit-il;--voici donc le compagnon qu'ils m'avaient choisi!... +dans un mois, nous aurions fait la paire! + +»--En route! s'écria Flor;--il faut qu'au lever du soleil vous soyez +hors de la montagne. + +»Henri était déjà debout. + +»Les petits chevaux nous attendaient à l'entrée de la fissure. Flor se +mit en avant comme guide, car elle était déjà venue plusieurs fois en ce +lieu. Nous commençâmes à gravir au clair de la lune les derniers sommets +du Baladron. + +»Au soleil levant, nous étions en face de l'Escurial; le soir nous +arrivions dans la capitale des Espagnes. + +»Je fus bien heureuse, car il fut convenu que Flor resterait avec nous. +Elle ne pouvait retourner près de ses frères après ce qu'elle avait +fait. Henri me dit: + +»--Ma petite Aurore, tu auras une soeur. + +»Ceci alla très-bien pendant un mois. Flor avait désiré être instruite +dans la religion chrétienne. Elle fut baptisée au couvent de +l'Incarnation et fit sa première communion avec moi dans la chapelle des +Mineurs. Elle était pieuse à sa façon et de bon coeur, mais les +religieux de l'Incarnation, dont elle dépendait en sa qualité de +convertie, voulaient une autre piété. + +»Ma pauvre Flor--ou plutôt Maria de la Santa-Cruz--ne pouvait leur +donner ce qu'elle n'avait point. + +»Un beau matin, nous la vîmes avec son ancien costume de gitanita. Henri +se mit à sourire, et lui dit: + +»--Gentil oiseau, tu as bien tardé à prendre ta volée! + +»Moi je pleurais, ma mère, car je l'aimais, ma chère petite Flor; je +l'aimais de toute mon âme! + +»Quand elle m'embrassa, les larmes lui vinrent aux yeux aussi, mais +c'était plus fort qu'elle. La petite sauvage étouffait dans notre +maison. Elle partit en promettant bien de revenir.--Hélas! le soir, je +la vis sur la Plaza-Santa, au milieu d'un groupe de gens du peuple. Elle +dansait au son d'un tambour de basque, avant de dire la bonne aventure +aux passants. + +»Nous demeurions au revers de la Calle Real dans une petite rue de +modeste apparence, dont les derrières donnaient sur de vastes et beaux +jardins. + +»C'est parce que je suis Française, ma mère, que je ne regrette pas à +Paris le climat enchanté de Madrid. + +»Nous ne souffrions plus du besoin. Henri avait pris sa place tout de +suite parmi les premiers ciseleurs de Madrid. Il n'avait pas encore +cette grande renommée qui lui eût permis de faire si facilement sa +fortune, mais les maîtres intelligents appréciaient son habileté. + +»Ce fut une période de calme et de bonheur. Flor venait les matins. Nous +causions. Elle regrettait de ne plus être ma compagne, mais quand je lui +proposais de reprendre notre vie d'autrefois, elle se sauvait en riant. + +»Une fois, Henri me dit: + +»--Aurore, cette enfant n'est pas l'amie qu'il vous faut. + +»Je ne sais ce qui eut lieu, mais Flor ne vint plus que de loin en +loin.--Nous étions plus froides en face l'une de l'autre.--Quand Henri, +mon ami, a parlé, c'est mon coeur même qui obéit. Les choses et les +personnes qu'il n'aime plus cessent de me plaire. + +»Ma mère, n'est-ce pas ainsi qu'il faut aimer? + +»Pauvre petite Flor! si je la voyais, je ne pourrais cependant +m'empêcher de tomber dans ses bras... + +»....... Que je vous dise, ma mère, une chose qui précède de bien peu le +départ de mon ami.--Car je devais éprouver bientôt la première grande +douleur de ma vie. Henri allait me quitter, j'allais rester seule et +longtemps, bien longtemps sans le voir. + +»Deux ans, bonne mère; deux ans, comprenez-vous cela?--moi qui chaque +matin m'éveillais sous son baiser de père! moi qui n'avais jamais été un +jour entier sans le voir! + +»Quand j'y songe, à ces deux années, elles me semblent plus longues que +tout le reste de mon existence. + +»Je savais qu'Henri amassait un petit trésor pour entreprendre un +voyage; il devait visiter l'Allemagne et l'Italie. La France seule lui +était fermée et j'ignorais pourquoi. + +»Les motifs de ce voyage étaient aussi un secret pour moi. + +»Un jour qu'il était parti dès le matin, selon sa coutume, j'entrai chez +lui pour mettre sa chambre en ordre. Son secrétaire était ouvert,--un +secrétaire dont il emportait toujours la clef. + +»Sur la tablette du secrétaire, il y avait un paquet de papiers enfermé +dans une enveloppe jaunie par le temps. A cette enveloppe pendaient deux +cachets pareils, portant des armoiries avec un mot latin pour devise: +_Adsum_. + +»Mon confesseur, à qui je demandai la signification de ce mot me +répondit: _J'y suis!_ + +»Vous vous souvenez, ma mère, que quand Henri, mon ami, courut après moi +à Venasque; il prononça ce mot en se ruant sur mes ravisseurs: J'y suis! +j'y suis! + +»L'enveloppe portait un troisième sceau qui semblait appartenir à une +chapelle ou à une église. + +»J'avais déjà vu ce papier une fois. + +»Le jour où nous nous échappâmes de la ferme sur l'Aga, aux environs de +Pampelune, ce fut pour ravoir ce paquet précieux qu'Henri voulut +retourner à la ferme. + +»Quand il le trouva intact, sa figure rayonna de joie. + +»Auprès du paquet, dont l'enveloppe ne montrait aucune écriture, il y +avait une sorte de liste, écrite récemment. + +»Je fis mal. Je la lus... Hélas! ma mère, j'avais tant d'envie de savoir +pourquoi mon ami Henri me quittait. + +»La liste ne m'apprit rien que des noms et des demeures. Je ne +connaissais aucun de ces noms. + +»C'étaient sans doute ceux des gens qu'Henri devait voir dans son +voyage. + +»La liste était ainsi faite: + +»1º Le capitaine Lorrain, Naples. + +»2º Staupitz, Nuremberg. + +»3º Pinto, Turin. + +»4º El Matador, Glascow. + +»5º Joël de Jugan, Morlaix. + +»6º Faënza, Paris. + +»7º Saldagne, Paris. + +»Puis deux numéros encore, qui n'avaient point de nom au bout;--les numéros +8 et 9. + + + + +V + +--Où Aurore s'occupe d'un petit marquis.-- + + +«Je veux vous finir tout de suite, ma mère, l'aventure de cette liste. + +»Quand Henri revint de son voyage après deux ans, je revis la liste. +Bien des noms y étaient effacés, sans doute les noms de ceux qu'il avait +pu joindre. + +»Par contre, il y avait deux noms nouveaux qui remplissaient les blancs. + +»Le capitaine Lorrain était effacé, le nº 1.--Le nº 2, Staupitz, avait +une large barre. Pinto aussi, el Matador aussi; Joël de Jugan de même. + +»Les cinq barres étaient à l'encre rouge. + +»Faënza et Saldagne restaient intacts. + +»Le nº 8 portait le nom de Peyrolles, le nº 9 celui de Gonzague,--tous +deux à Paris... + +»............ Je fus deux ans sans le voir, ma mère. Que fit-il pendant +ces deux années et pourquoi sa conduite fut-elle toujours un mystère +pour moi? + +»Deux siècles! deux longs siècles! Je ne sais pas comment j'ai fait pour +vivre tant de jours sans mon ami. Si l'on me séparait de lui maintenant, +je suis bien sûre que je mourrais. + +»J'étais retirée au couvent de l'Incarnation. Les religieuses furent +bonnes pour moi, mais elles ne pouvaient pas me consoler. Toute ma joie +s'était envolée avec mon ami. Je ne savais plus ni chanter ni sourire. + +»Oh! mais quand il revint, que je fus bien payée de ma peine! Ce long +martyre était fini! mon père chéri, mon ami, mon protecteur m'était +rendu. Je n'avais point de parole pour lui dire combien j'étais +heureuse. + +»Après le premier baiser, il me regarda, et je fus étonnée de +l'expression que prit son visage. + +»--Vous voilà grande, Aurore, me dit-il, et je ne pensais pas vous +retrouver si belle. + +»J'étais donc belle! Il me trouvait belle. La beauté est un don de Dieu, +ma mère: je remerciai Dieu dans mon coeur. + +»J'avais seize ou dix-sept ans quand il me dit cela. Je n'avais pas +encore deviné qu'on pût éprouver tant de bonheur à s'entendre dire: Vous +êtes belle. + +»Henri ne me l'avait pas encore dit. + +»Je sortis du couvent de l'Incarnation le jour même et nous retournâmes +à notre ancienne demeure. Tout y était bien changé. Nous ne devions plus +vivre seuls, Henri et moi: j'étais une demoiselle. + +»Je trouvai à la maison une bonne vieille femme, Françoise Berrichon et +son petit-fils Jean-Marie. + +»La vieille Françoise dit en me voyant: + +»--Elle lui ressemble! + +»A qui ressemblé-je? Il y a des choses sans doute que je ne dois point +savoir, car on a été à mon égard d'une discrétion inflexible. + +»Je pensai tout de suite, et cette opinion s'est fortifiée en moi +depuis, que Françoise Berrichon était quelque ancienne servante de ma +famille. Elle a dû connaître mon père; elle a dû vous connaître, ma +mère! Combien de fois n'ai-je pas essayé de savoir!... Mais Françoise, +qui parle si volontiers d'ordinaire, devient muette dès qu'on aborde +certains sujets. + +»Quant à son petit-fils Jean-Marie, il est plus jeune que moi et ne sait +pas. + +»Je n'avais pas revu ma petite Flor une seule fois au couvent de +l'Incarnation. Je la fis chercher aussitôt que je fus libre. On me dit +qu'elle avait quitté Madrid.--Cela n'était pas, car je la vis peu de +jours après chantant et dansant sur la Plaza-Santa. Je m'en plaignis à +Henri, qui me dit: + +»--On a eu tort de vous tromper, Aurore... On a bien fait de ne vous +point rapprocher de cette pauvre enfant... Souvenez-vous qu'il est des +choses qui éloigneraient de vous ceux que vous devez aimer... + +»Qui donc dois-je aimer? + +»Vous, ma mère! vous d'abord! vous surtout!... Eh bien, vous +déplairait-il que j'eusse de l'affection pour ma première amie? de la +reconnaissance pour celle qui nous sauva d'un grand péril? + +»Je ne crois pas cela. Ce n'est pas ainsi que je vous aime. + +»Mon ami s'exagère vos sévérités. Vous êtes bonne encore plus que +fière.--Et puis, je vous aimerai si bien! Est-ce que mes caresses vous +laisseront le temps d'être sévère!... + +»J'étais donc une demoiselle. On me servait. Le petit Jean-Marie pouvait +passer pour mon page. La vieille Françoise me tenait fidèle +compagnie.--J'étais bien moins seule qu'autrefois; j'étais bien loin +d'être aussi heureuse. + +»Mon ami avait changé; ses manières n'étaient plus les mêmes. Je le +trouvais froid toujours et parfois bien triste. Il semblait qu'il y eût +désormais une barrière entre nous. + +»Je vous l'ai dit, ma mère, une explication avec Henri était chose +impossible. Henri garde mon secret même vis-à-vis de moi. + +»Je devinais bien qu'il souffrait et qu'il se consolait par le travail. +De tous côtés, on venait solliciter son aide. L'aisance était chez nous, +presque le luxe. Les armuriers de Madrid mettaient en quelque sorte le +Cincelador aux enchères. + +»Medina-Sidonia, le favori de Philippe V, avait dit: J'ai trois épées; +la première est d'or, je la donnerais à mon ami; la seconde est ornée de +diamants, je la donnerais à ma maîtresse; la troisième est d'acier +bruni, mais el Cincelador l'a taillée: je ne la donnerais qu'au roi! + +»Les mois s'écoulèrent. Je pris de la tristesse. Henri s'en aperçut et +devint malheureux... + +»....... Ma chambre donnait sur ces immenses jardins qui étaient +derrière la Calle-Réal. Le plus grand et le plus beau de ces jardins +appartenait à l'ancien palais du duc d'Ossuna, tué en duel par M. de +Favas, gentilhomme de la reine. Depuis la mort du maître, le palais +était désert. + +»Un jour, je vis se relever les jalousies tombées. Les salles vides +s'emplirent de meubles somptueux, et de magnifiques draperies flottèrent +aux croisées.--En même temps, le jardin abandonné s'emplit de fleurs +nouvelles. + +»Le palais avait un hôte. + +»J'étais curieuse comme toutes les recluses. Je voulus savoir son nom... +Quand j'appris ce nom, il me frappa.--Celui qui venait habiter le palais +d'Ossuna se nommait Philippe de Mantoue, prince de Gonzague. + +»Gonzague! J'avais vu ce nom sur la liste de mon ami Henri. + +»C'était le second des deux noms inscrits pendant le voyage. + +»C'était le dernier des quatre qui restaient: Faënza, Saldagne, +Peyrolles et Gonzague. + +»Je pensais que mon Henri devait être l'ami de ce grand seigneur et je +m'attendais presque à le voir. + +«Le lendemain, Henri fit clouer des jalousies à mes fenêtres qui n'en +avaient point. + +»--Aurore, me dit-il, je vous prie de ne vous point montrer à ceux qui +viendront se promener dans le jardin. + +»Je confesse, ma mère, qu'après cette défense, ma curiosité redoubla. + +Il n'était pas difficile d'avoir des renseignements sur ce prince de +Gonzague. Tout le monde parlait de lui. C'était l'un des hommes les plus +riches de France et l'ami particulier du régent. Il venait à Madrid pour +une mission intime. On le traitait en ambassadeur. Il avait une cour. + +»Tous les matins, le petit Jean-Marie venait me raconter ce qui se +disait dans le quartier. Le prince était beau, le prince avait de belles +maîtresses, le prince jetait les millions par la fenêtre. + +»Ses compagnons étaient tous des jeunes gens qui faisaient dans Madrid +des équipées nocturnes, escaladant les balcons, brisant les lanternes, +défonçant les portes et battant les tuteurs jaloux. + +»Il y en avait un qui avait dix-huit ans à peine,--un démon! Il se +nommait le marquis de Chaverny. + +»On le disait frais et rose comme une jeune fille. Et l'air si doux! De +grands cheveux blonds sur un front blanc, une lèvre imberbe, des yeux +espiègles comme ceux des jeunes filles! + +»C'était le plus terrible de tous. Ce chérubin troublait tous les +coeurs des senoritas de Madrid. + +»Par les fentes de ma jalousie, moi, je voyais parfois, sous les +ombrages de ce beau jardin d'Ossuna, un jeune gentilhomme à la mine +élégante, à la tournure un peu efféminée,--mais ce ne pouvait être ce +diablotin de Chaverny. + +»Mon petit gentilhomme avait l'apparence si sage et si modeste. + +»Il se promenait dès le matin.--Ce Chaverny, lui, devait se lever tard, +après avoir passé la nuit à mal faire. + +»Tantôt sur un banc, tantôt couché dans l'herbe, tantôt allant pensif et +la tête inclinée, mon petit gentilhomme avait presque toujours un livre +à la main. C'était un adolescent studieux. + +»Et plus souvent, que ce Chaverny se fût ainsi embarrassé d'un livre! + +»Il y avait là impossibilité: ce petit gentilhomme était exactement +l'opposé de M. le marquis de Chaverny,--à moins que la renommée n'eût +déplorablement calomnié M. le marquis. + +»La renommée n'avait eu garde.--Mais mon petit gentilhomme était +cependant bien le marquis de Chaverny. + +»Le diablotin, le démon!... je crois que je l'aurais aimé si Henri n'eût +point été sur terre. + +»Un bon coeur, ma mère, un coeur perdu par ceux qui égaraient sa +jeunesse, mais noble encore, ardent et généreux. + +»Je pense que le vent avait dû soulever par hasard un coin de ma +jalousie, car il m'avait vue, et depuis lors, il ne quittait plus le +jardin. + +»Ah! certes, je lui ai épargné bien des folies! Dans le jardin, il était +doux comme un petit saint. Tout au plus s'enhardissait-il parfois +jusqu'à baiser une fleur cueillie, qu'il lançait ensuite dans la +direction de ma fenêtre. + +»Une fois, je le vis venir avec une sarbacane. Il visa ma jalousie et +très-adroitement, il fit passer un petit billet à travers les +planchettes. + +»Le charmant petit billet, si vous saviez, ma mère! Il voulait +m'épouser et me disait que j'arracherais une âme à l'enfer. J'eus +grand'peine à me retenir de répondre, car c'eût été là une bonne +oeuvre... mais la pensée d'Henri m'arrêta et je ne donnai même pas +signe de vie. + +»Le pauvre petit marquis attendit longtemps, les yeux fixés sur ma +jalousie, puis je le vis essuyer sa paupière où sans doute il y avait +des larmes. + +»Mon coeur se serra, mais je tins bon. + +»Le soir de ce jour, j'étais au balcon de la tourelle en colimaçon qui +flanquait notre maison, à l'angle de la Calle-Réal. + +»Le balcon avait vue sur la grande rue et sur la ruelle obscure. + +»Henri tardait; je l'attendais. + +»J'entendis tout à coup que l'on parlait à voix basse dans la ruelle. Je +me tournai. J'aperçus deux ombres le long du mur: Henri et le petit +marquis. + +»Les voix bientôt s'élevèrent. + +»--Savez-vous à qui vous parlez, l'ami? dit fièrement Chaverny;--je suis +le cousin de M. le prince de Gonzague. + +»A ce nom, l'épée d'Henri sembla sauter d'elle-même hors du fourreau. + +»Chaverny dégaina de même et se mit en garde d'un petit air crâne. La +lutte me sembla si disproportionnée, que je ne pus m'empêcher de crier: + +»--Henri! Henri! c'est un enfant! + +»Henri baissa aussitôt son épée. + +»Le marquis de Chaverny me salua et je l'entendis qui disait: + +»--Nous nous retrouverons! + +»J'eus peine à reconnaître Henri quand il rentra l'instant d'après. Sa +figure était toute bouleversée.--Au lieu de me parler, il se promenait à +grands pas dans la chambre. + +»--Aurore, me dit-il enfin d'une voix changée,--je ne suis pas votre +père... + +»Je le savais bien.--Je crus qu'il allait poursuivre et j'étais tout +oreilles. + +»Il se tut. Il reprit sa promenade. Je le vis qui essuyait son front en +sueur. + +»--Qu'avez-vous donc, ami? demandai-je bien doucement. + +»Au lieu de répondre, il interrogea lui-même et me dit: + +»--Connaissez-vous ce jeune gentilhomme? + +»Je dus rougir un peu en répondant: + +»--Non, bon ami, je ne le connais pas. + +»Et pourtant, c'était la vérité.--Henri reprit après un silence: + +»--Aurore, je vous avais priée de tenir vos jalousies closes... + +»Il ajouta, non sans une certaine nuance d'amertume dans la voix: + +»--Ce n'était pas pour moi, c'était pour vous. + +»J'étais piquée. Je répondis: + +»--Ai-je donc commis quelque crime pour être obligée de me cacher +toujours ainsi? + +»--Ah! fit-il en se couvrant le visage de ses mains,--cela devait +venir!... Que Dieu ait pitié de moi! + +»Je comprenais seulement que je l'avais blessé. Les larmes inondèrent ma +joue. + +»--Henri! mon ami! m'écriai-je, pardonnez-moi!... pardonnez-moi!... + +»--Et que faut-il vous pardonner, Aurore? s'écria-t-il en relevant sur +moi son regard étincelant. + +»--La peine que je vous ai faite, Henri... je vous vois triste... je +dois avoir tort. + +»Il s'arrêta tout à coup pour me regarder encore. + +»--Il est temps! murmura-t-il. + +»Puis il vint s'asseoir auprès de moi. + +»--Parlez franchement et ne craignez rien, Aurore, dit-il;--je ne veux +qu'une chose en ce monde: votre bonheur. Auriez-vous quelque peine à +quitter le séjour de Madrid? + +»--Avec vous? demandai-je. + +»--Avec moi. + +»--Partout où vous serez, ami, répondis-je lentement et en le regardant +bien en face,--j'irai avec plaisir... j'aime Madrid parce que vous y +êtes. + +»Il me baisa la main. + +»--Mais..., fit-il avec embarras,--ce jeune homme... + +»Je mis ma main sur sa bouche en riant. + +»--Je vous pardonne, ami, l'interrompis-je,--mais n'ajoutez pas un +mot... et si vous le voulez, partons! + +»Je vis ses yeux qui devenaient humides. Ses bras faisaient effort pour +ne point s'ouvrir. Je crus que son émotion allait l'entraîner.--Mais il +est fort contre lui-même. + +»Il me baisa la main une seconde fois, en disant avec une bonté toute +paternelle: + +»--Puisque cela ne vous contrarie point, Aurore, nous devons partir ce +soir même. + +»--Et c'est sans doute pour moi! m'écriai-je avec une véritable +colère,--non point pour vous. + +»--Pour vous, non point pour moi, répondit-il en prenant congé. + +»Il sortit. Je fondis en larmes. + +»--Ah! me disais-je,--il ne m'aime pas! Il ne m'aimera jamais! + +»Et chaque fois que je pleure, ma mère, c'est que cette idée-là me +revient. Henri ne m'aime pas! Henri ne m'aimera jamais!... + +»Cependant... + +»Hélas! on cherche à se tromper soi-même. Il me chérit comme si j'étais +sa fille. Il m'aime pour moi, non pour lui.--Je mourrai jeune. + +»Le départ fut fixé à dix heures de nuit. Je devais monter en chaise +avec Françoise. Henri devait nous escorter en compagnie de quatre +espadins. Il était riche. + +»Pendant que je faisais mes malles, le jardin d'Ossuna s'illuminait. +M. le prince de Gonzague donnait une grande fête cette nuit-là.--J'étais +triste et découragée.--La pensée me vint que les plaisirs de ce monde +brillant tromperaient peut-être ma peine. + +»Vous savez cela, vous, ma mère? Sont-elles soulagées celles qui +souffrent et qui peuvent se réfugier dans ces joies? + +»Je vous parle maintenant de choses toutes récentes. C'était hier. +Quelques mois se sont à peine écoulés depuis que nous avons quitté +Madrid. + +»Mais le temps m'a semblé long. Il y a quelque chose entre mon ami et +moi. Oh! que j'avais besoin de votre coeur pour y verser le mien, ma +mère! + +»Nous partîmes à l'heure dite, pendant que l'orchestre jetait ses +premiers accords sous les grands orangers du palais. + +»Henri chevauchait à la portière. Il me dit: + +»--Ne regrettez-vous rien, Aurore? + +»--Je regrette mon ami d'autrefois, répondis-je. + +»Notre itinéraire était fixé d'avance. Nous allions en droite ligne à +Saragosse pour gagner de là les frontières de France, franchir les +Pyrénées vis-à-vis de Venasque et redescendre à Bayonne, où nous devions +prendre la mer et retenir passage pour Ostende. + +»Henri avait besoin de faire cette pointe en France. Il devait s'arrêter +dans la vallée de Louron, entre Luz et Bagnères-de-Luchon. + +»De Madrid à Saragosse, aucun accident ne marqua notre voyage. Même +absence d'événements de Saragosse à la frontière.--Et sans la visite que +nous fîmes au vieux château de Caylus, après avoir passé les monts, je +n'aurais plus rien à vous dire, ma mère. + +»Mais, sans que je puisse m'expliquer pourquoi, cette visite a été +l'une des pages les plus émouvantes de ma vie. Je n'ai couru là aucun +danger; à proprement parler, rien ne m'y est advenu,--et pourtant, +dussé-je vivre cent ans, je me souviendrais des impressions que ce lieu +a fait naître en moi. + +»Henri voulait s'entretenir avec un vieux prêtre nommé dom Bernard et +qui avait été chapelain de Caylus, sous le dernier seigneur de ce nom. + +»Une fois passée la frontière, nous laissâmes Françoise et Jean-Marie +dans un petit village au bord de la Clarabida. Nos quatre espadins +étaient restés de l'autre côté des Pyrénées. Nous nous dirigeâmes seuls, +Henri et moi, à cheval, vers la bizarre éminence qu'on appelle dans le +pays _le Hachaz_, et qui sert de base à la noire forteresse. + +»C'était par une matinée de février, froide, triste, mais sans brume. +Les sommets neigeux que nous avions traversés la veille détachaient à +l'horizon sur le ciel sombre l'éclatante dentelle de leurs crêtes à +l'Orient, un soleil pâle brillait et blanchissait encore les pics +couverts de frimas. + +»Le vent venait de l'ouest et amenait lentement les grands nuages, +suspendus comme un terne rideau derrière la chaîne des Pyrénées. + +»Nous voyions se dresser devant nous, repoussé par le ciel blafard de +l'est et debout sur son piédestal géant, ce noir colosse de granit: le +château de Caylus-Tarrides. + +»On chercherait longtemps avant de trouver un édifice qui parle plus +éloquemment des lugubres grandeurs du passé. + +»Il était là comme une sentinelle, ce manoir assassin et pillard; il +guettait le voyageur passant dans la vallée. Les fauconneaux muets et +les meurtrières silencieuses avaient alors une voix; les chênes ne +croissaient pas dans les murs crevassés; les remparts n'avaient point ce +glacial manteau de lierre mouillé; les tourelles montraient leurs +menaçants créneaux, cachés aujourd'hui par cette couronne rougeâtre ou +dorée que leur font les giroflées et les énormes touffes de +gueules-de-loup. + +»Rien qu'à le voir, l'esprit s'ouvre à mille pensées mélancoliques ou +terribles. C'est grand, c'est effrayant. Là dedans, personne n'a jamais +dû être heureux. + +»Aussi le pays est plein de légendes noires comme de l'encre. + +»A lui tout seul, le dernier seigneur, qu'on appelait Caylus-Verrous, a +tué ses deux femmes, sa fille, son gendre, etc. + +»Les autres, ses ancêtres, avaient fait de leur mieux avant lui. + +»Nous arrivâmes au plateau du Hachaz par une route étroite et tortueuse +qui autrefois aboutissait au pont-levis. Il n'y a plus de pont-levis. On +voit seulement les débris d'une passerelle en bois dont les poutres +vermoulues pendent dans le fossé. + +»A la tête du pont est une petite vierge dans sa niche. + +»Le château de Caylus est maintenant inhabité. Il a pour gardien un +vieillard grondeur et d'abord repoussant, qui est à demi-sourd et tout à +fait aveugle. Il nous dit que le maître actuel n'y était pas venu depuis +seize ans. + +»C'est le prince Philippe de Gonzague.--Remarquez-vous, ma mère, comme +ce nom semble me poursuivre depuis quelque temps? + +»Le vieillard apprit à Henri que dom Bernard, l'ancien chapelain de +Caylus, était mort depuis plusieurs années. Il ne voulut point nous +laisser voir l'intérieur du château. + +»Je pensais que nous allions retourner dans la vallée: il n'en fut +rien.--Et je dus bientôt m'apercevoir que ce lieu rappelait à mon ami +quelque tragique et lointain souvenir. + +»Nous nous rendîmes pour déjeuner au hameau de Tarrides, dont les +dernières maisons touchent presque les douves du manoir. La maison la +plus proche des douves et de cette ruine de pont dont je vous ai parlé +était justement une auberge. + +»Nous nous assîmes sur deux escabelles devant une pauvre table en bois +de hêtre, et une femme de quarante à quarante-cinq ans vint nous servir. + +»Henri la regarda attentivement: + +»--Bonne femme, lui dit-il tout à coup, vous étiez déjà ici la nuit du +meurtre? + +»Elle laissa tomber un broc de vin qu'elle tenait à la main. Puis, +fixant sur Henri son oeil plein de défiance: + +»--Oh! oh! fit-elle; pour en parler, vous, est-ce que vous y étiez? + +»J'avais froid dans les veines, mais une curiosité invincible me tenait. +Que s'était-il donc passé en ce lieu? + +»--Peut-être, répliqua Henri; mais cela ne vous importe point, bonne +femme... Il y a des choses que je veux savoir... je payerai pour cela. + +»Elle ramassa son broc en grommelant: + +»--Nous fermâmes nos portes à double tour et les volets de nos +croisées... Le mieux est de ne rien voir dans ces affaires-là. + +»--Combien trouva-t-on de morts dans le fossé, le lendemain? demanda +Henri. + +»--Sept, en comptant le jeune seigneur. + +»--Et la justice vint-elle? + +»--Le bailli d'Angelis... et le lieutenant criminel de Tarbes... et +d'autres... oui, oui; la justice vint... la justice vient toujours +assez, mais elle s'en retourne... On dit que notre monsieur avait eu +raison... A cause de cette petite fenêtre-là qu'on avait trouvée +ouverte... + +»Elle montra du doigt une fenêtre basse, percée dans la douve même, sous +l'assise chancelante du pont. + +»Je compris que les gens de justice accusèrent le jeune seigneur défunt +d'avoir voulu s'introduire dans le château par cette voie.--Mais +pourquoi? + +»La vieille femme répondit elle-même à cette question que je +m'adressais. + +»--Et parce que, acheva-t-elle, notre jeune demoiselle était riche. + +»C'était toute une lamentable histoire racontée en quelques paroles. + +»Cette fenêtre basse me fascinait. Je n'en pouvais détacher les +yeux.--Là, sans doute, s'étaient donnés les rendez-vous d'amour. + +»Je repoussai l'assiette de bois qu'on avait placée devant moi. Henri +fit de même. Il paya notre repas et nous sortîmes de l'auberge.--Devant +la porte passait un chemin qui conduisait dans les douves. Nous prîmes +ce chemin. + +»La bonne femme nous suivait. + +»--Ce fut là, dit-elle en montrant le poteau qui faisait une des assises +du pont du côté du rempart,--ce fut là que le jeune seigneur déposa son +enfant. + +»--Oh! m'écriai-je, il y avait un enfant! + +»Le regard qu'Henri tourna vers moi fut étrange, et je ne puis encore le +définir. Parfois, mes paroles les plus simples lui causaient ainsi des +émotions soudaines et qui me paraissaient n'avoir point de motif. + +»Cela donnait carrière à mon imagination. Je passais ma vie à chercher +en vain le mot de toutes ces énigmes qui étaient autour de moi. + +»Ma mère, on se moque volontiers des pauvres orphelines qui voient +partout un indice de leur naissance. Moi, je vois dans cet instinct +quelque chose de providentiel et de souverainement touchant. Eh bien! +oui! notre rôle est de chercher sans cesse, de ne nous point lasser dans +notre tâche difficile et ingrate. Si l'obstacle que nous avons soulevé à +demi retombe et nous terrasse, nous nous redressons plus vaillants, +jusqu'à l'heure où le désespoir nous prend.--Cette heure-là, c'est la +mort. + +»Que d'espoirs, avant que cette heure n'arrive! que de chimères! que de +déceptions! + +»Le regard d'Henri semblait me dire:--L'enfant, Aurore, c'était vous. + +»Mon coeur battit, et ce fut avec d'autres yeux que je regardai le +vieux manoir. + +»Mais tout de suite après, Henri demanda: + +»--Qu'est devenu l'enfant? + +»Et la bonne femme répondit: + +»--Il est mort!... + + + + +VI + +--En mettant le couvert.-- + + +«Le fond des douves était une prairie.--Du point où nous étions, au delà +de l'arche brisée du pont de bois, on voyait s'abaisser la lèvre du +fossé qui découvrait le petit village de Tarrides et les premières +futaies de la forêt d'Ens.--A droite, par dessus le rempart, la vieille +chapelle de Coghes montrait sa flèche aiguë et dentelée. + +»Henri promenait sur ce paysage un long et mélancolique regard. + +»Il semblait parfois s'orienter, son épée qu'il tenait à la main comme +une canne, traçait des lignes dans l'herbe.--Sa bouche remuait comme +s'il se fût parlé à lui-même. + +»Il désigna enfin du doigt l'endroit où j'étais debout et s'écria: + +»--C'est là... Ce doit être là! + +»--Oui, dit la bonne femme. C'est là que nous trouvâmes étendu le corps +du jeune seigneur. + +»Je me reculai en frissonnant de la tête aux pieds. + +»Henri demanda: + +»--Que fit-on du corps? + +»--J'ai ouï dire qu'on l'emmena à Paris pour être enterré au cimetière +Saint-Magloire. + +»--Oui, pensa tout haut Henri;--Saint-Magloire était fief de Lorraine... + +»Ainsi, ma mère, le pauvre jeune seigneur, mis à mort dans cette +terrible nuit, était de la noble maison de Lorraine. + +»Henri avait la tête penchée sur sa poitrine. Il rêvait.--De temps en +temps, je voyais qu'il me regardait à la dérobée. + +»Il essaya de monter le petit escalier placé à la tête du pont, mais les +marches vermoulues cédèrent sous ses pieds.--Il revint vers le rempart, +et du pommeau de son épée, il éprouva les contrevents de la fenêtre +basse. + +»La bonne femme qui le suivait comme un cicérone dit: + +»--C'est solide et doublé de fer... On n'a pas ouvert la fenêtre depuis +le jour où les magistrats vinrent. + +»--Et qu'entendîtes-vous cette nuit-là, bonne femme, demanda Henri, à +travers vos volets fermés? + +»--Ah! Seigneur Dieu! mon gentilhomme, tous les démons semblaient +déchaînés sous le rempart... Nous ne pûmes fermer l'oeil... Les +brigands étaient venus boire chez nous dans la journée: j'avais dit en +me couchant: Que Dieu prenne en sa garde ceux qui ne verront point +demain se lever le soleil... Nous entendîmes un grand bruit de fer, des +cris, des blasphèmes... et des voix mâles qui disaient de temps en +temps: J'y suis! j'y suis!... + +»Un monde de pensées s'agitait en moi, ma mère; je connaissais ce mot ou +cette devise.--Dès mon enfance je l'avais entendue sortir de la bouche +d'Henri, et je l'avais retrouvé, traduit en langue latine, sur les +sceaux qui fermaient cette mystérieuse enveloppe que mon ami conservait +comme un trésor. + +»Henri avait été mêlé à tout ce drame. Comment? + +»Lui seul eût pu me le dire... + +»... Le soleil descendait à l'horizon quand nous reprîmes le chemin de +la vallée. J'avais le coeur serré. Je me retournai bien des fois pour +voir encore le sombre géant de granit, debout sur son énorme base. + +»Cette nuit, je vis des fantômes: une femme en deuil, portant un petit +enfant dans ses bras et penchée au-dessus d'un pâle jeune homme qui +avait le flanc ouvert. + +»Était-ce vous, ma mère?... + +»Le lendemain, sur le pont du navire qui devait nous porter à travers +l'Océan et la Manche jusqu'aux rivages de la Flandre, Henri me dit: + +»--Bientôt, vous saurez tout, Aurore... Fasse Dieu que vous en soyez +plus heureuse! + +»Sa voix était triste en disant cela. + +»Se pourrait-il que le malheur me vînt avec la connaissance de ma +famille? + +»Dût-ce être la vérité, je veux vous connaître, ma mère!... + +»... Nous débarquâmes à Ostende.--A Bruxelles, Henri reçut une large +missive, cachetée aux armes de France.--Le lendemain, nous partîmes pour +Paris. + +»Il faisait noir déjà quand nous franchîmes l'arc de triomphe qui borne +la route de Flandre où commence la grande ville. J'étais en chaise avec +Françoise. Henri chevauchait au-devant de nous.--Je me recueillais en +moi-même, ma mère.--Quelque chose me disait: Elle est là! + +»Vous êtes à Paris, ma mère, j'en suis sûre. Je reconnais l'air que vous +respirez. + +»Nous descendîmes une longue rue, bordée de maisons hautes et grises; +puis nous entrâmes dans une ruelle étroite qui nous conduisit au devant +d'une église qu'un cimetière entourait. + +»J'ai su depuis que c'était l'église et le cimetière Saint-Magloire. + +»En face s'élevait un grand hôtel d'aspect fier et seigneurial. + +»Henri mit pied à terre et vint m'offrir la main pour descendre.--Nous +entrâmes dans le cimetière.--Au revers de l'église, un espace, clos par +une simple grille de bois, contient une rotonde ouverte où se voient +plusieurs tombes monumentales à travers les arcades. + +»Nous franchîmes la grille de bois. + +»Une lampe, pendue à la voûte, éclairait faiblement la rotonde. + +»Henri s'arrêta devant un mausolée de marbre sur lequel était sculptée +l'image d'un jeune homme.--Henri mit un long baiser au front de la +statue. + +»Je l'entendis qui disait, avec des larmes dans la voix: + +»--Frère, me voici... Dieu m'est témoin que j'ai accompli ma promesse de +mon mieux. + +»Un bruit léger se fit derrière nous; je me retournai. La vieille +Françoise Berrichon et Jean-Marie son petit-fils étaient agenouillés +dans l'herbe de l'autre côté de la grille de bois. + +»Henri s'était aussi agenouillé.--Il pria silencieusement et longtemps. + +»En se relevant, il me dit: + +»--Baisez cette image, Aurore. + +»J'obéis et je demandai pourquoi. + +»Sa bouche s'ouvrit pour me répondre.--Puis il hésita.--Puis il dit +enfin: + +«--Parce que c'était un noble coeur, ma fille, et parce que je +l'aimais. + +»Je mis un second baiser au front glacé de la statue.--Henri me remercia +en posant ma main contre son coeur. + +»Comme il aime, quand il aime, ma mère!--Peut-être est-il écrit qu'il ne +doit pas m'aimer! + +»Quelques minutes après, nous étions dans la maison où j'achève de vous +écrire ces lignes, ma mère chérie.--Henri l'avait fait retenir +d'avance.--Depuis que j'en ai franchi le seuil, je ne l'ai plus +quittée. + +»Je suis là, plus seule que jamais, car Henri a plus d'affaires à Paris +qu'ailleurs.--C'est à peine si je le vois aux heures des repas. + +»Il m'est défendu de sortir. Je dois prendre des précautions pour me +mettre à la croisée. + +»Ah! s'il était jaloux, ma mère! comme je serais heureuse de lui obéir, +de me voiler, de me cacher, de me garder toute à lui.--Mais je me +souviens de la phrase de Madrid: + +»--Ce n'est pas pour moi, c'est pour vous! + +»Ce n'est pas pour moi, ma mère.--On est jaloux seulement de celle qu'on +aime!... + +»Je suis seule! A travers mes rideaux baissés, je vois la foule affairée +et bruyante. Tous ces gens sont libres. + +»Je vois les maisons de l'autre côté de la rue. A chaque étage il y a +une famille: des jeunes femmes qui ont de beaux enfants souriants. Elles +sont heureuses. + +»Je vois encore les fenêtres du Palais-Royal, bien souvent éclairées le +soir pour les nobles fêtes du Régent. + +»Les dames de la cour passent dans leurs chaises avec de beaux cavaliers +aux portières. + +»J'entends la musique des danses. + +»Parfois mes nuits n'ont point de sommeil... + +»Mais si seulement il me fait une caresse, s'il lui échappe une douce +parole, j'oublie tout cela, ma mère, et je suis heureuse... + +»J'ai l'air de me plaindre. N'allez pas croire, ma mère, qu'il me manque +quelque chose.--Henri me comble toujours de bontés et de prévenances. +S'il est froid avec moi depuis longtemps, peut-on lui en faire un +crime?... + +»Tenez, ma mère, une idée m'est venue parfois. J'ai pensé, car je +connais les chevaleresques délicatesses de son coeur, j'ai pensé que +ma race était au-dessus de la sienne, ma fortune aussi peut-être. Cela +l'éloigne de moi. Il a peur de m'aimer. + +»Oh! si j'étais sûre de cela! comme je renoncerais à ma fortune! comme +je foulerais aux pieds ma noblesse! + +»Que sont donc les avantages de la naissance auprès des joies du +coeur? Est-ce que je vous aimerais moins, ma mère, si vous étiez une +pauvre femme...? + +»Il y a deux jours, le bossu vint le voir.--Mais je ne vous ai pas parlé +encore de ce gnome mystérieux, le seul être qui ait entrée dans notre +solitude. + +»Le bossu vient chez nous à toute heure, c'est-à-dire chez Henri, dans +l'appartement du premier étage. On le voit entrer et sortir: les gens +du quartier le regardent un peu comme un lutin. + +»Jamais on n'a vu Henri et lui ensemble, et ils ne se quittent pas. + +»Tel est le mot des commères de la rue du Chantre. + +»Par le fait, jamais liaison ne fut plus bizarre et plus mystérieuse. +Nous-mêmes, j'entends Françoise, Jean-Marie et moi, nous n'avons jamais +aperçu réunis ces deux inséparables. Ils restent enfermés des journées +entières dans la chambre du haut; puis l'un d'eux sort, tandis que +l'autre reste à la garde de je ne sais quel trésor inconnu. + +»Cela dure depuis quinze grands jours que nous sommes arrivés, et, +malgré les promesses d'Henri, je n'en sais pas plus qu'à la première +heure. + +»Je voulais donc vous dire: le bossu vint voir Henri l'autre soir; il ne +ressortit point. Toute la nuit, ils restèrent enfermés ensemble. Le +lendemain Henri était plus triste. En déjeunant, la conversation tomba +sur les grands seigneurs et les grandes dames. Henri dit avec une +amertume profonde: + +»--Ceux qui sont placés trop haut ont le vertige. Il ne faut pas compter +sur la reconnaissance des princes... Et d'ailleurs, s'interrompit-il en +baissant les yeux, quel service peut-on payer avec cette monnaie +odieuse: la reconnaissance?... Si la grande dame pour qui j'aurais +risqué mon honneur et ma vie ne pouvait pas m'aimer,... parce qu'elle +serait en haut et moi en bas,... je m'en irais si loin que je ne saurais +même pas si elle m'insulte de sa reconnaissance! + +»Ma mère, je suis sûre que le bossu lui avait parlé de vous. + +»Oh! c'est que c'est bien vrai! Il a risqué pour votre fille son honneur +et sa vie. Il a fait plus, beaucoup plus: il a donné à votre fille +dix-huit années de sa fière jeunesse. + +»Avec quoi payer cette largesse inouïe? + +»Ma mère! ma mère! comme il se trompe, n'est-ce pas? Comme vous +l'aimerez! comme vous me mépriseriez, si tout mon coeur, sauf la part +qui est à vous, n'était pas à lui! + +»Je n'osai dire cela, parce que, en sa présence, quelque chose me +retient souvent de parler. Je sens que je redeviens timide, autrement, +mais bien plus qu'au temps de mon enfance. + +»Mon Dieu! il y a des choses impossibles. Henri, mon sauveur, mon père, +mon bienfaiteur! Henri, craindre ma mère! + +»Mais ce ne serait pas de l'ingratitude, cela, ce serait de l'infamie! +Mais je suis à lui; mon corps et mon âme: il m'a sauvée; il m'a faite. +Sans lui, que serais-je? Un peu de poussière au fond d'une pauvre petite +tombe... + +»Et quelle mère, fût-elle duchesse, cousine du roi, quelle mère ne +serait donc orgueilleuse d'avoir pour gendre le chevalier Henri de +Lagardère, le plus beau, le plus brave, le plus généreux, le plus loyal +des hommes? + +»Certes, je ne suis qu'une pauvre enfant, je ne puis pas juger les +grands de la terre; je ne les connais pas, mais s'il y avait parmi ces +grands seigneurs et ces grandes dames un coeur assez perdu, une âme +assez pervertie pour me dire à moi, Aurore:--Oublie Henri, ton ami... + +»Tenez, ma mère, cela me rend folle. Une idée extravagante vient de me +donner la sueur froide; je me suis dit: Si ma mère... + +»Mais Dieu me garde d'exprimer cela par des paroles! Je croirais +blasphémer. + +»Oh! non; vous êtes telle que je vous ai rêvée et adorée, ma mère. +J'aurais de vous des baisers et puis des sourires. Quel que soit le +grand nom que le ciel vous ait donné, vous avez quelque chose de +meilleur que votre nom: c'est votre coeur. La pensée que j'ai eue vous +outrage, et je me mets à vos genoux pour obtenir mon pardon. + +»Tenez, le jour me manque: je quitte la plume et je ferme les yeux pour +voir votre doux visage dans mon rêve. Venez, mère bien-aimée, venez...» + +C'étaient là les dernières paroles du manuscrit d'Aurore. + +Ces pages, sa meilleure compagnie, elle les aimait. En les renfermant +dans sa cassette, elle leur dit:--A demain! + +La nuit était tout à fait venue. Les maisons s'éclairaient de l'autre +côté de la rue Saint-Honoré. + +La porte s'ouvrit bien doucement, et la figure simplette de Jean-Marie +Berrichon se détacha en noir sur le lambris plus clair de la pièce +voisine où il y avait une lampe. + +Jean-Marie était le fils de ce page mignon que nous vîmes, aux premiers +chapitres de cette histoire, apporter la lettre de Nevers au chevalier +de Lagardère. + +Le page était mort soldat; sa vieille mère n'avait plus qu'un +petit-fils. + +--Notre demoiselle, dit Jean-Marie, grand'maman demande comme ça s'il +faut mettre le couvert ici ou dans la salle? + +--Quelle heure est-il donc? fit Aurore, éveillée en sursaut. + +--L'heure du souper, notre demoiselle, répondit Berrichon. + +--Comme il tarde! répéta Aurore. + +Puis elle ajouta: + +--Mets le couvert ici. + +--Je veux bien, notre demoiselle. + +Berrichon apporta la lampe qu'il posa sur la cheminée. + +Au fond de la cuisine, qui était au bout de la salle, la voix mâle de la +vieille Françoise s'éleva: + +--Les rideaux ne sont pas bien fermés, petiot, dit-elle, rapproche-les! + +Berrichon haussa légèrement les épaules tout en se hâtant d'obéir. + +--Ma parole, grommela-t-il, on dirait que nous avons peur des galères! + +Berrichon était un peu dans la position d'Aurore. Il ignorait tout et +avait grande envie de savoir. + +--Tu es sûr qu'il n'est pas rentré par l'escalier? demanda la jeune +fille. + +--Sûr! répéta Jean-Marie; est-ce qu'on est jamais sûr de rien chez +nous?... J'ai vu entrer le bossu sur le tard... j'ai été écouter... + +--Tu as eu tort, interrompit Aurore sévèrement. + +--Histoire de savoir si maître Louis était rarrivé... Quant à être +curieux, pas de ça! + +--Et tu n'as rien entendu? + +--Rien de rien! + +Il étendait la nappe sur la table. + +--Où peut-il être allé?... se demandait cependant Aurore. + +--Ah! dame, fit Berrichon; n'y a que le bossu pour savoir ça, notre +demoiselle... Et c'est ben drôle tout de même de voir un homme si droit +que M. le chevalier... je veux dire maître Louis... fréquenter un +bancroche, tortu comme un tire-bouchon!... Nous autres, nous n'y voyons +que du feu, c'est certain... Il va, il vient par sa porte de derrière. + +--N'est-il pas le maître? interrompit encore la jeune fille. + +--Pour ça, il est le maître, répliqua Berrichon; le maître d'entrer, le +maître de sortir, le maître de se renfermer avec son singe... et il ne +s'en gêne pas, non!... N'empêche que les voisines jasent pas mal, notre +demoiselle. + +--Vous causez trop avec les voisines, Berrichon! dit Aurore. + +--Moi! se récria l'enfant; ah! seigneur de Dieu! si on peut dire!... +Alors je suis un bavard, pas vrai? merci!... Dis donc, grand'mère, +s'écria-t-il en mettant sa blonde tête à la porte, voilà que je suis un +bavard!... + +--Je sais ça depuis longtemps, petiot, repartit la brave femme; et un +paresseux aussi! + +Berrichon se croisa les bras sur la poitrine. + +--Bon! fit-il; ah! dame, voilà qui est bon!... Alors faut me pendre, si +j'ai tous les vices!... ce sera plus tôt fait!... Moi qui jamais, au +grand jamais, ne dis mot à personne... En passant; j'écoute le monde, +voilà tout... est-ce un péché?... et je vous promets qu'ils en +disent!... mais pour me mêler à la conversation de tous ces échopiers, +fi donc! je tiens mon rang. + +Il plaça deux assiettes en face l'une de l'autre. + +--Quoique ça, reprit-il plus bas, qu'on ait bien de la peine à +s'empêcher... quand tout le monde vous fait des questions... + +--On t'a donc fait des questions, Jean-Marie? + +--En masse, notre demoiselle. + +--Quelles questions? + +--Des questions bien embarrassantes, allez!... + +--Mais enfin, dit Aurore avec impatience.--que t'a-t-on demandé? + +Berrichon se mit à rire d'un air innocent: + +--On m'a demandé tout, répliqua-t-il;--ce que nous sommes, ce que nous +faisons, d'où nous venons, où nous allons... votre âge... l'âge de +monsieur le chevalier,--je veux dire maître Louis,--si nous sommes +Français... si nous sommes catholiques... si nous comptons nous établir +ici... si nous nous déplaisions dans l'endroit que nous avons quitté... +si vous faites maigre le vendredi et le samedi,--vous, mademoiselle... +si votre confesseur est à Saint-Eustache ou à Saint-Germain +l'Auxerrois... + +Il reprit haleine, et continua tout d'un trait: + +--Et ci et l'autre... patati, patata... pourquoi nous sommes +venus demeurer justement rue du Chantre au lieu d'aller loger +ailleurs,--pourquoi vous ne sortez jamais (et à ce sujet, madame +Moyneret, la sage-femme, a parié avec la Guichard que vous n'aviez +qu'une jambe de bonne)... Pourquoi maître Louis sort si souvent... +Pourquoi le bossu... Ah! s'interrompit-il,--c'est le bossu qui les +intrigue!... La mère Balahault dit qu'il a l'air d'un quelqu'un qui a +commerce avec le mauvais... + +--Et tu te mêles à tous ces cancans, toi Berrichon! fit Aurore. + +--C'est ce qui vous trompe, notre demoiselle.--N'y en a pas comme moi +pour savoir garder son quant-à-soi... mais faut les entendre!... les +femmes surtout... ah! Dieu de Dieu! les femmes! n'y a pas à dire! je ne +peux pas mettre tant seulement les pieds dans la rue sans avoir les +oreilles toutes chaudes... Ho! Berrichon! chérubin du bon Dieu! me crie +la regrattière d'en face,--viens ça, que je te fasse goûter de mon +mou... Elle en a du bon, notre demoiselle!... Tiens! tiens! fait la +grosse gargotière, il humerait bien un bouillon, cet ange-là!... Et la +beurrière! et la qui raccommode les vieilles fourrures!... et jusqu'à la +femme du procureur, quoi!... Moi, je passe fier comme un valet +d'apothicaire.--La Guichard et la Moyneret, la Balahault, la regrattière +d'en face, et la qui rafistole les fourrures et les autres y perdent +leurs peines. Ça ne les corrige pas... Écoutez voir comme elles font, +notre demoiselle! s'interrompit-il;--ça va vous amuser... Voilà la +Balahault, une maigre et noire avec des lunettes sur le nez:--Elle est +tout de même mignonnette et bien tournée, cette enfant-là... c'est de +vous qu'elle parle... ça a vingt ans, pas vrai, l'amour?--Je ne sais +pas! + +Pour répondre cela, Berrichon prit sa grosse voix. + +Puis en fausset: + +--Pour mignonnette, elle est mignonnette!... (Voilà la Moyneret qui +dégoise) et l'on ne dirait pas que c'est la nièce d'un simple +forgeron... au fait, est-elle sa nièce, mon poulet? + +--Non! fit Berrichon en basse-taille. + +Berrichon ténor poursuivait: + +--Sa fille, alors, bien sûr? pas vrai, Minet? + +--Non! + +Et j'essaye de passer, notre demoiselle... mais je t'en souhaite! elles +se mettent en cercle autour de moi... la Guichard, la Durand, la Morin, +la Bertrand... + +--Mais si ce n'est pas sa fille, qu'elles font,--c'est donc sa femme, +alors? + +--Non! + +--Sa petite soeur? + +--Non! + +--Comment! comment!--ce n'est ni sa femme, ni sa soeur, ni sa fille, +ni sa nièce?... C'est donc une orpheline qu'il a recueillie?... une +enfant élevée par charité... + +--Non! non! non! non! cria Berrichon à tue-tête. + +Aurore mit sa belle main blanche sur son bras: + +--Tu as eu tort, Berrichon, dit-elle d'une voix douce et triste;--tu as +menti... je suis une enfant qu'il a recueillie... je suis une orpheline +élevée par charité... + +--Par exemple!... voulut se récrier Jean-Marie. + +--La prochaine fois qu'ils l'interrogeront, poursuivit Aurore,--tu leur +répondras cela... je n'ai point honte... Pourquoi cacher les bienfaits +de mon ami? + +--Mais, notre demoiselle... + +--Ne suis-je pas une pauvre fille abandonnée? continuait Aurore en +rêvant,--sans lui, sans ses bienfaits... + +--Pour le coup, s'écria Berrichon,--si maître Louis, comme il faut +l'appeler, entendait cela, il se mettrait dans une belle colère!... De +la charité!... des bienfaits!... fi donc! notre demoiselle! + +--Plût à Dieu qu'on ne prononçât pas d'autres paroles en parlant de lui +et de moi! murmura la jeune fille, dont le beau front pâle prit des +nuances rosées. + +Berrichon se rapprocha vivement. + +--Vous savez donc...? balbutia-t-il. + +--Quoi? demanda Aurore tremblante. + +--Dame! notre demoiselle... + +--Parle, Berrichon, je le veux! + +Et comme l'enfant hésitait, elle se dressa impérieuse et dit: + +--Je t'ai ordonné de parler... j'attends! + +Berrichon baissa les yeux, tortillant avec embarras la serviette qu'il +tenait à la main. + +--Quoi donc! fit-il,--c'est des cancans... rien que des cancans!... +Elles disent comme ça: Nous savions bien! Il est trop jeune pour être +son père... Puisqu'il prend tant de précautions, il n'est pas son +mari... + +--Achève! dit Aurore dont le front livide était mouillé de sueur. + +--Dame! notre demoiselle,--quand on n'est ni le père, ni le frère, ni le +mari... + +Aurore se couvrit le visage de ses mains. + + + + +VII + +--Maître Louis.-- + + +Berrichon se repentait amèrement déjà de ce qu'il avait dit.--Il +regardait avec effroi la poitrine d'Aurore, soulevée par les sanglots, +et il pensait: + +--S'il allait entrer à ce moment! + +Aurore avait la tête baissée, ses beaux cheveux tombaient par masses sur +ses mains, au travers desquelles les larmes coulaient. + +Quand elle se redressa, ses yeux étaient baignés, mais le rouge était +revenu à ses joues. + +--Quand on n'est ni le père, ni le frère, ni le mari d'une pauvre +enfant abandonnée, prononça-t-elle lentement,--et qu'on s'appelle Henri +de Lagardère... on est son ami... on est son sauveur et son bienfaiteur. +Oh! s'écria-t-elle en joignant ses mains qu'elle leva vers le +ciel,--leurs calomnies mêmes me montrent combien il est au-dessus des +autres hommes!... Puisqu'on le soupçonne, c'est que les autres font ce +qu'il n'a pas fait... Je l'aimais bien... ils seront cause que je +l'adorerai comme un Dieu!... + +--C'est ça, notre demoiselle! fit Berrichon;--adorez-le, rien que pour +les faire enrager! + +--Henri! murmurait la jeune fille;--le seul être au monde qui m'ait +protégée et qui m'ait aimée. + +--Oh! pour vous aimer, s'écria Berrichon qui revenait à son couvert trop +longtemps négligé,--ça va bien!... c'est moi qui vous le dis... Tous les +matins, nous voyons ça, nous deux grand'maman...--Comment a-t-elle passé +la nuit? son sommeil a-t-il été tranquille? Lui avez-vous bien tenu +compagnie hier? Est-elle triste? Souhaite-t-elle quelque chose?... Et +quand nous avons pu surprendre un de vos désirs, il est si content, si +heureux!... Ah! dame! pour vous aimer, ça y est! + +--Oui, fit Aurore en se parlant à elle-même;--il est bon... il m'aime +comme sa fille... + +--Et encore autrement, glissa Berrichon d'un air malin. + +Aurore secoua la tête. Aborder ce sujet était un si grand besoin de son +coeur, qu'elle ne réfléchissait ni à l'âge ni à la condition de son +interlocuteur. + +Jean-Marie Berrichon, en train de mettre son couvert, passait à l'état +de confident. + +--Je suis seule, dit-elle,--seule et triste toujours..... + +--Bah! riposta l'enfant,--notre demoiselle... dès qu'il sera rentré, +vous retrouverez votre sourire. + +--La nuit est venue, poursuivait Aurore,--et je l'attends toujours... et +cela est ainsi chaque soir, depuis que nous sommes dans ce Paris..... + +--Ah! dame! fit Berrichon,--c'est l'effet de la capitale... Là! voilà +mon couvert mis et un peu bien... Le souper est-il prêt, la mère? + +--Depuis une heure au moins, répondit le viril organe de Françoise au +fond de la cuisine. + +Berrichon se gratta l'oreille. + +--Il y a pourtant gros à parier qu'il est là-haut, fit-il,--avec son +diable de bossu... et ça m'ennuie de voir que notre demoiselle se fait +comme ça de la peine... Si j'osais... + +Il avait traversé la salle basse. Son pied toucha la première marche de +l'escalier qui conduisait à l'appartement de maître Louis. + +«C'est défendu, pensa-t-il; je n'aimerais pas à voir monsieur le +chevalier en colère comme l'autre fois... Dieu de Dieu!...» + +--Ah çà!--notre demoiselle, reprit-il en se rapprochant,--pourquoi donc +qu'il se cache tout de même?... Ça fait jaser... Moi, d'abord, je sais +que je jaserais si j'étais à la place des voisins... et pourtant, +certes, je ne suis pas bavard... je dirais comme les autres: C'est un +conspirateur... ou bien: C'est un sorcier! + +--Ils disent donc cela? demanda Aurore. + +Au lieu de répondre, Berrichon se mit à rire. + +--Ah! seigneur Dieu! s'écria-t-il,--s'ils savaient comme moi ce qu'il y +a là-haut!... Un lit, un bahut, deux chaises, une épée pendue au mur... +voilà tout le mobilier!--Par exemple, s'interrompit-il,--dans la pièce +fermée, je ne sais pas,... je n'ai vu qu'une chose... + +--Quoi donc? interrompit Aurore vivement. + +--Oh! fit Berrichon,--pas la mer à boire!... c'était un soir qu'il avait +oublié de mettre la petite plaque qui bouche la serrure par derrière... +vous savez?... + +--Je sais... mais osas-tu bien regarder par le trou! + +--Mon Dieu! notre demoiselle, je n'y mis point de malice, allez!... +j'étais monté pour l'appeler, de votre part... le trou brillait... j'y +mis mon oeil. + +--Et que vis-tu? + +--Je vous dis: pas le Pérou!... le bossu n'était pas là... il n'y avait +que maître Louis, assis devant une table... sur la table était une +cassette... une petite cassette qui ne le quitte jamais en voyage... +j'avais toujours eu envie de savoir ce qu'elle renfermait... Ma foi, il +y tiendrait encore pas mal de quadruples pistoles!... mais ce ne sont +pas des pistoles que maître Louis met dans sa cassette... c'est un +paquet de paperasses... comme qui dirait une grande lettre carrée, avec +trois cachets de cire rouge qui pendent, larges chacun comme un écu de +six livres. + +Aurore reconnaissait cette description. Elle garda le silence. + +--Voilà, reprit Berrichon, et ce paquet-là faillit me coûter gros... Il +paraît que j'avais fait du bruit, quoique je sois adroit de mes pieds. +Il vint ouvrir la porte. Je n'eus que le temps de me jeter en bas de +l'escalier... et je tombai sur mes reins... que ça me fait encore mal +quand j'y touche... on ne m'y reprendra plus...--Mais vous, notre +demoiselle, s'interrompit-il, vous à qui tout est permis... vous qui ne +pouvez rien craindre... je vas vous dire, j'aimerais bien qu'on soupe un +peu de bonne heure pour aller voir entrer un peu le monde au bal du +Palais-Royal... si vous montiez... si vous alliez l'appeler un petit peu +avec votre voix si douce...? + +Aurore ne répondit point. + +--Avez-vous vu, continua Berrichon qui n'était pas bavard, avez-vous vu +passer toute la journée les voitures de fleurs et de feuillage, les +fourgons de lampions, les pâtisseries et les liqueurs? + +Il passa le bout de sa langue gourmande sur ses lèvres. + +--Ça sera beau! s'écria-t-il; ah! si j'étais seulement là dedans, comme +je m'en donnerais! + +--Va aider ta grand'mère, Berrichon, dit Aurore. + +--Pauvre petite demoiselle! pensa-t-il en se retirant; elle meurt +d'envie d'aller danser! + +La tête pensive d'Aurore s'inclinait sur sa main. Elle ne songeait +guère au bal ni à la danse. + +Elle se disait à elle-même: + +--L'appeler? à quoi bon l'appeler? Il n'y est pas, j'en suis sûre... +chaque jour ses absences se prolongent davantage. + +--J'ai peur! s'interrompit-elle en frissonnant; oui, j'ai peur, quand je +réfléchis à tout cela! ce mystère m'épouvante... Il me défend de sortir, +de voir, de recevoir personne... il cache son nom; il dissimule ses +démarches..... Tout cela, je le comprends bien, c'est le danger +d'autrefois qui est revenu... c'est l'éternelle menace autour de nous... +la guerre sourde des assassins. + +»Qui sont-ils, les assassins? fit-elle après un silence; ils sont +puissants; ils l'ont prouvé... ce sont ses ennemis implacables... ou +plutôt les miens... c'est parce qu'il me défend qu'ils en veulent à sa +vie! + +»Et il ne me dit rien! s'écria-t-elle; jamais rien!... comme si mon +coeur ne devait pas tout deviner!... comme s'il était possible de +fermer les yeux qui aiment!... Il entre, il reçoit mon baiser, il +s'assied, il fait tout ce qu'il peut pour sourire... il ne voit pas que +son âme est devant moi toute nue!... que d'un regard je sais lire dans +ses yeux son triomphe ou sa défaite!... Il se défie de moi!... Il ne +veut pas que je sache l'effort qu'il fait, le combat qu'il livre... il +ne comprend donc pas, mon Dieu! qu'il me faut mille fois plus de courage +pour dévorer mes pleurs qu'il ne m'en faudrait pour partager sa tâche et +combattre à ses côtés!...» + +Un bruit se fit dans la salle basse, un bruit bien connu sans doute, car +elle se leva tout à coup radieuse. + +Ses lèvres s'entr'ouvrirent pour laisser passer un petit cri de joie. + +Ce bruit, c'était une porte qui s'ouvrait au haut de l'escalier +intérieur. + +Oh! que Berrichon avait bien raison! sur ce délicieux visage de vierge, +vous n'eussiez retrouvé en ce moment aucune trace de larmes, aucun +reflet de tristesse. + +Tout était sourire. Le sein battait, mais de plaisir. Le corps affaissé +se relevait gracieux et souple. C'était cette chère fleur de nos +parterres que la nuit froide penche, demi-flétrie sur sa tige, et qui +s'épanouit, plus fraîche et plus parfumée au premier baiser du soleil! + +Aurore se leva et s'élança vers son miroir. En ce moment elle avait peur +de n'être pas assez belle. + +Elle maudissait les larmes qui battent les yeux et qui éteignent le feu +diamanté des prunelles. + +Deux fois par jour ainsi, elle était coquette. + +Mais son miroir lui dit que son inquiétude était vaine. Son miroir lui +renvoya un sourire si jeune, si tendre, si charmant, qu'elle remercia +Dieu dans son coeur. + +Maître Louis descendait l'escalier. En bas des degrés, Berrichon tenait +une lampe et l'éclairait. + +Maître Louis, quel que fût son âge, était un jeune homme. Ses cheveux +blonds, légers et bouclés jouaient autour d'un front pur comme celui +d'un adolescent. Ses tempes, larges et pleines, n'avaient point subi +l'injure du ciel espagnol: c'était un Gaulois, un homme d'ivoire, et il +fallait le mâle dessin de ses traits pour corriger ce que cette +carnation avait d'un peu efféminé. + +Mais ses yeux de feu, sous la ligne fière de ses sourcils, son nez +droit, arrêté vivement, sa bouche dont les lèvres semblaient sculptées +dans le bronze et qu'ombrageait une fine moustache, retroussée +légèrement, son menton à la courbe puissante, donnaient à sa tête un +admirable caractère de résolution et de force. + +Son costume entier, chausses, soubreveste et pourpoint, était de velours +noir avec des boutons de jais uni. Il avait la tête nue et ne portait +point d'épée. + +Il était encore au haut de l'escalier, que son regard cherchait déjà +Aurore. + +Quand il la vit, il réprima un mouvement. Ses yeux se baissèrent de +force, et son pas qui voulait se presser s'attarda. Un de ces +observateurs qui voient tout pour tout analyser eût découvert peut-être +du premier coup d'oeil le secret de cet homme. + +Sa vie se passait à se contraindre. Il était près du bonheur, et ne le +voulait point toucher. + +Or, la volonté de maître Louis était de fer. + +Elle était assez forte pour donner une trempe stoïque à ce coeur +tendre, passionné, brûlant comme un coeur de femme. + +--Vous m'avez attendu, Aurore? dit-il en descendant les marches. + +Françoise Berrichon vint montrer son visage hautement coloré à la porte +de la cuisine. Elle dit, de sa voix retentissante et qui eût fait grand +honneur à un sergent commandant l'exercice: + +--Si ça a du bon sens, maître Louis, de faire pleurer ainsi une pauvre +enfant! + +--Vous avez pleuré, Aurore! dit vivement le nouvel arrivant. + +Il était au bas des marches. La jeune fille lui jeta ses deux bras +autour du cou. + +--Henri, mon ami! fit-elle en lui tendant son front à baiser, vous savez +bien que les jeunes filles sont folles... la bonne Françoise a mal vu; +je n'ai point pleuré... regardez mes yeux, Henri: voyez s'il y a des +larmes. + +Elle souriait, si heureuse, si pleinement heureuse, que maître Louis +resta un instant à la contempler malgré lui. + +--Que m'as-tu donc dit, petiot? fit dame Françoise en regardant +sévèrement Jean-Marie, que notre demoiselle n'avait fait que pleurer? + +--Oh! dame! fit Berrichon, écoutez donc, grand'maman... moi je ne sais +pas... vous avez peut-être mal entendu... ou bien, moi, j'ai mal vu... à +moins que notre demoiselle n'ait pas envie qu'on sache qu'elle a pleuré. + +Le Berrichon était une graine de bas Normand. + +Françoise traversa la chambre, portant le principal plat du souper. + +--N'empêche, dit-elle, que notre demoiselle est toujours seule, et que +ça n'est pas une existence. + +--Vous ai-je priée de faire mes plaintes, Françoise? murmura Aurore, +rouge de dépit. + +Maître Louis lui offrit la main pour passer dans la chambre à coucher où +la table était servie. + +Au bout de quelques minutes, employées à faire semblant de manger, +maître Louis dit: + +--Laissez-nous, mon enfant, nous n'avons plus besoin de vous. + +--Faut-il apporter l'autre plat? demanda Berrichon. + +--Non, s'empressa de répondre Aurore. + +--Alors, je vas vous donner le dessert? + +--Allez! fit maître Louis qui lui montra la porte. + +Berrichon sortit en riant sous cape. + +--Grand'maman, dit-il à Françoise en rentrant dans la cuisine;--m'est +avis qu'ils vont s'en dire de rudes tous les deux. + +La bonne femme haussa les épaules. + +--Maître Louis a l'air bien fâché, reprit Jean-Marie. + +--A ta vaisselle! fit Françoise; maître Louis en sait plus long que nous +tous; il est fort comme un taureau, malgré sa fine taille, et plus brave +qu'un lion... mais sois tranquille, notre petite demoiselle Aurore en +battrait quatre comme lui! + +--Bah! s'écria Berrichon stupéfait, elle n'a pas l'air. + +--C'est justement! repartit la bonne femme. + +Et, finissant la discussion, elle ajouta: + +--Tu n'as pas l'âge... à ta besogne! + +--Vous n'êtes pas heureuse, à ce qu'il paraît, Aurore, dit maître Louis, +quand Berrichon eut quitté la chambre à coucher. + +--Je vous vois bien rarement, répondit la jeune fille. + +--Et m'accusez-vous, chère enfant? + +--Dieu m'en préserve!... Je souffre parfois, c'est vrai; mais qui peut +empêcher les folles idées de naître dans la pauvre tête d'une +recluse?... Vous savez, Henri, dans les ténèbres, les enfants ont peur, +et dès que vient le jour, ils oublient leurs craintes... Je suis de +même, et il suffit de votre présence pour dissiper mes capricieux +ennuis. + +--Vous avez pour moi la tendresse d'une fille soumise, Aurore, dit +maître Louis en détournant les yeux, je vous en remercie. + +--Avez-vous pour moi la tendresse d'un père, Henri? demanda la jeune +fille. + +Maître Louis se leva et fit le tour de la table. Aurore lui avança +d'elle-même un siége, et dit avec une joie non équivoque: + +--C'est cela! venez! Il y a bien longtemps que nous n'avons causé +ainsi... Vous souvenez-vous autrefois comme les heures passaient?... + +Mais Henri était rêveur et triste. Il répondit: + +--Les heures ne sont plus à nous! + +Aurore lui prit les deux mains et le regarda en face si doucement, que +ce pauvre maître Louis eut sous les paupières cette brûlure qui précède +et provoque les larmes. + +--Vous aussi, vous souffrez, Henri, murmura-t-elle. + +Il secoua la tête en essayant de sourire et répondit: + +--Vous vous trompez, Aurore... Il y eut un jour où je fis un beau rêve: +un rêve si beau qu'il me prit tout mon repos.., mais ce ne fut qu'un +jour, et ce n'était qu'un rêve... Je suis éveillé: je n'espère plus... +j'ai fait un serment: je remplis ma tâche... le moment arrive où ma vie +va changer... Je suis bien vieux à présent, mon enfant chérie, pour +recommencer une existence nouvelle... + +--Bien vieux! répéta Aurore qui montra toutes ses belles dents en un +grand éclat de rire. + +Maître Louis ne riait pas. + +--A mon âge, prononça-t-il tout bas, les autres ont une femme... les +autres ont déjà une famille... + +Aurore devint tout à coup sérieuse. + +--Et vous n'avez rien de tout cela, l'interrompit-elle. Henri, mon ami, +vous n'avez que moi! + +Maître Louis ouvrit la bouche vivement, mais la parole s'arrêta entre +ses lèvres.--Il baissa les yeux encore une fois. + +--Vous n'avez que moi, répéta Aurore; et que suis-je pour vous?... Un +obstacle au bonheur! + +Il voulut l'arrêter, mais elle poursuivit: + +--Savez-vous ce qu'ils disent? Ils disent: Celle-là n'est ni sa fille, +ni sa soeur, ni sa femme... Ils disent... + +--Aurore, interrompit maître Louis à son tour, depuis dix-huit ans, vous +avez été tout mon bonheur! + +--Vous êtes généreux et je vous rends grâces..., murmura la jeune fille. + +Ils restèrent un instant silencieux. L'embarras de maître Louis était +visible. Ce fut Aurore qui rompit la première le silence. + +--Henri, dit-elle, je ne sais rien de vos pensées ni de vos actions... +et de quel droit vous ferais-je un reproche?... Mais je suis toujours +seule et toujours je pense à vous, mon unique ami... Je suis bien sûre +qu'il y a des heures où je devine... Quand mon coeur se serre... quand +les pleurs me viennent aux yeux... c'est que je me dis:--Sans moi, une +femme aimée égayerait sa solitude... sans moi, sa maison serait grande +et riche... sans moi, il pourrait se montrer partout à visage +découvert... Henri, vous faites plus que m'aimer comme un bon père; vous +me respectez, et vous avez dû réprimer, à cause de moi, l'élan de votre +coeur!... + +Ceci partait de l'âme. Aurore avait en effet pensé tout cela. Mais la +diplomatie est innée chez les filles d'Ève. Ceci était surtout un +stratagème pour savoir. + +Le coup ne porta point. Aurore n'eut que cette froide réponse: + +--Chère enfant, vous vous trompez. + +Le regard de maître Louis se perdait dans le vide. + +--Le temps passe, murmura-t-il. + +Puis, soudain, et comme s'il lui eût été impossible de se retenir: + +--Quand vous ne me verrez plus, Aurore, dit-il, vous souviendrez-vous de +moi? + +Les fraîches couleurs de la jeune fille s'évanouirent. Si maître Louis +eût relevé les yeux, il aurait vu toute son âme dans le regard profond +qu'elle lui jeta. + +--Est-ce que vous allez me quitter encore? balbutia-t-elle. + +--Non..., fit maître Louis d'une voix mal assurée; je ne sais... +peut-être... + +--Je vous en prie! je vous en prie! murmura-t-elle, ayez pitié de moi, +Henri!... si vous partez, emmenez-moi avec vous. + +Comme il ne répondit point, elle reprit, les larmes aux yeux: + +--Vous m'en voulez peut-être, parce que j'ai été exigeante... injuste... +Oh! Henri, mon ami, ce n'est pas moi qui vous ai parlé de mes larmes!... +je ne le ferai plus. Henri, écoutez-moi et croyez moi, je ne le ferai +plus... Mon Dieu! je sais bien que j'ai tort! je suis heureuse puisque +je vous vois chaque jour... Henri! vous ne répondez pas?... Henri! +m'écoutez-vous? + +Il avait la tête tournée. Elle lui prit le cou avec un geste d'enfant +pour le forcer à la regarder.--Les yeux de maître Louis étaient baignés +de larmes. + +Aurore se laissa glisser hors de son siége et se mit à genoux. + +--Henri! Henri, dit-elle; mon ami cher!... mon père!... le bonheur +serait à vous tout seul si vous étiez heureux... mais je veux ma part +de vos larmes! + +Il l'attira contre lui d'un mouvement plein de passion. Mais tout à coup +ses bras se détendirent. + +--Nous sommes deux fous, Aurore! prononça-t-il avec un sourire amer et +contraint; si l'on nous voyait!... que signifie tout cela? + +--Cela signifie, répondit la jeune fille, qui ne renonçait pas ainsi; +cela signifie que vous êtes égoïste et méchant, ce soir, Henri... Depuis +le jour où vous m'avez dit:--Tu n'es pas ma fille,--vous avez bien +changé... + +--Le jour où vous me demandâtes la grâce de M. le marquis de Chaverny... +Je me souviens de cela, Aurore... et je vous annonce que M. le marquis +est de retour à Paris. + +Elle ne repartit point, mais son noble et doux regard eut de si +éloquentes surprises, que maître Louis se mordit la lèvre. + +Il prit sa main qu'il baisa comme s'il eût voulu s'éloigner. + +Elle le retint de force. + +--Restez, dit-elle; si cela continue, un jour en rentrant, vous ne me +trouverez plus dans votre maison, Henri... Je vois que je vous gêne... +je m'en irai... Mon Dieu! Je ne sais pas ce que je ferai... mais vous +serez délivré, vous, d'un fardeau qui devient trop lourd. + +--Vous n'aurez pas le temps..., murmura maître Louis; pour me quitter, +Aurore, vous n'aurez pas besoin de fuir. + +--Est-ce que vous me chasseriez! s'écria la pauvre fille qui se redressa +comme si elle eût reçu un choc violent dans la poitrine. + +Maître Louis se couvrit le visage de ses mains... +. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + +Ils étaient encore tous deux l'un auprès de l'autre: Aurore assise sur +un coussin et la tête appuyée contre les genoux de maître Louis. + +--Ce qu'il me faudrait, murmura-t-elle, pour être heureuse... mais bien +heureuse!... hélas! Henri, bien peu de chose... Y a-t-il donc si +longtemps que j'ai perdu mon sourire... n'étais-je pas toujours contente +et gaie quand je m'élançais à votre rencontre autrefois?... + +Les doigts de maître Louis lissaient les belles masses de ses cheveux où +la lumière de la lampe mettait des reflets d'or bruni. + +--Faites comme autrefois, poursuivait-elle; je ne vous demande que +cela... Dites-moi quand vous avez été heureux... dites-moi surtout quand +vous avez eu de la peine... afin que je me réjouisse avec vous... ou +que toute votre tristesse passe dans mon coeur... Allez! cela +soulage!... Si vous aviez une fille, Henri, une fille bien-aimée, +n'est-ce pas comme cela que vous feriez avec elle? + +--Une fille! répéta maître Louis, dont le front se rembrunit. + +--Je ne vous suis rien, je le sais! ne me le dites plus... + +Maître Louis passa le revers de sa main sur son front: + +--Aurore, dit-il, comme s'il n'eût point entendu ses dernières paroles; +il est une vie brillante, une vie de plaisirs, d'honneurs, de +richesses... la vie des heureux de ce monde... vous ne la connaissez +pas, chère enfant... + +--Et qu'ai-je besoin de la connaître? + +--Je veux que vous la connaissiez... il le faut! + +Il ajouta en baissant la voix malgré lui: + +--Vous aurez peut-être à faire un choix... pour choisir, il faut +connaître... + +Il se leva...--L'expression de son noble visage était désormais une +résolution ferme et réfléchie. + +C'est votre dernier jour de doute et d'ignorance, Aurore, prononça-t-il +lentement; moi, c'est peut-être mon dernier jour de jeunesse et +d'espoir!... + +--Henri! au nom de Dieu! expliquez-vous! s'écria la jeune fille. + +Maître Louis avait les yeux au ciel. + +--J'ai fait selon ma conscience! murmura-t-il; celui qui est là-haut me +voit: je n'ai rien à lui cacher. Adieu, Aurore; reprit-il; vous ne +dormirez point cette nuit... voyez et réfléchissez... consultez votre +raison avant votre coeur... je ne veux rien vous dire... je veux que +votre impression soit soudaine et entière... Je craindrais, en vous +prévenant, d'agir dans un but d'égoïsme... souvenez-vous seulement que, +si étranges qu'elles soient, vos aventures de cette nuit auront pour +origine ma volonté, pour but votre intérêt... Si vous tardiez à me +revoir, ayez confiance.--De près ou de loin, je veille sur vous. + +Il lui baisa la main, et reprit le chemin de son appartement +particulier. + +Aurore, muette et toute saisie, le suivait des yeux.--En arrivant au +haut de l'escalier, maître Louis, avant de franchir le seuil de sa +porte, lui envoya un signe de tête paternel avec un baiser. + + + + +VIII + +--Deux jeunes filles.-- + + +Aurore était seule. L'entretien qu'elle venait d'avoir avec Henri +s'était dénoué d'une façon tellement imprévue, qu'elle restait +stupéfaite et comme aveuglée moralement. Ses pensées confuses se +mêlaient en désordre. Sa tête était en feu. Son coeur, mécontent et +blessé, se repliait sur lui-même. + +Elle venait de faire effort pour savoir; elle avait provoqué une +explication de son mieux; elle l'avait poursuivie avec toutes ces +ingénieuses finesses que l'ingénuité même n'exclut point chez la femme. +Non-seulement l'explication n'avait point abouti, mais encore, menace ou +promesse, tout un mystérieux horizon s'ouvrait au devant d'elle. + +Il lui avait dit: Vous ne dormirez point cette nuit. + +Il lui avait dit encore: Si étranges que puissent vous paraître vos +aventures de cette nuit, elles auront pour origine ma volonté; pour but, +votre intérêt. + +Des aventures!--Certes la vie errante d'Aurore avait été jusque-là +pleine d'aventures.--Mais son ami en avait la responsabilité, son ami, +placé près d'elle toujours comme un vigilant garde du corps, comme un +sauveur infaillible, lui épargnait jusqu'à la terreur. + +Ses aventures de cette nuit devaient changer d'aspect.--Elle allait les +affronter seule. + +Mais quelles aventures? et pourquoi ces demi-mots? + +Il lui fallait connaître une vie toute différente de celle que +jusqu'alors elle avait menée: une vie brillante, une vie luxueuse, la +vie des grands et des heureux. + +Pour choisir, lui avait-on dit.--Choisir sans doute entre cette vie +inconnue et sa vie actuelle? + +Le choix n'était-il pas tout fait? + +Il s'agissait de savoir de quel côté de la balance était Henri, son ami. + +L'idée de sa mère vint à la traverse de son trouble. Elle sentit ses +genoux fléchir. + +Choisir! Pour la première fois naquit en elle cette navrante pensée.--Si +sa mère était d'un côté de la balance et Henri de l'autre!... + +--C'est impossible! s'écria-t-elle, repoussant cette pensée de toute sa +force: Dieu ne peut vouloir cela! + +Elle entr'ouvrit les rideaux de sa fenêtre, s'accouda sur le balcon pour +donner un peu d'air à son front en feu. + +Il y avait un grand mouvement dans la rue. La foule se massait au bas de +l'entrée du Palais-Royal pour voir passer les invités.--Déjà la queue +des litières et des chaises se faisait entre les deux haies de curieux. + +Au premier abord, Aurore ne donna pas grande attention à tout cela. Que +lui importaient ce mouvement et ce bruit!--Mais elle vit, dans une +chaise qui passait, deux femmes parées pour la fête: une mère et sa +fille. + +Les larmes lui vinrent.--Puis une sorte d'éblouissement se fit au devant +de ses yeux. + +--Si ma mère était là!... pensa-t-elle. + +C'était possible. C'était probable. + +Alors elle regarda de plus près ce que l'on pouvait voir des splendeurs +de la fête. Au delà des murailles du palais, elle devina des splendeurs +autres et plus grandes.--Elle eut comme un vague désir qui bientôt alla +grandissant. + +Elle envia ces jeunes filles splendidement parées qui avaient des perles +autour du cou, des perles encore et des fleurs dans les cheveux,--non +pour leurs fleurs, non pour leurs perles, non pour leurs parures,--mais +parce qu'elles étaient assises auprès de leurs mères. + +Puis, elle ne voulut plus voir, car toutes ces joies insultaient à sa +tristesse. Ces cris contents, ce monde qui s'agitait, ce fracas, ces +rires, ces étincelles,--les échos de l'orchestre qui déjà chantait au +lointain, tout cela lui pesait! + +Elle cacha sa tête brûlante entre ses mains... + +Dans la cuisine, Jean-Marie Berrichon remplissait auprès de la mâle +Françoise, sa grand'maman, le rôle du serpent tentateur. + +Il n'y avait pas eu, Dieu merci! beaucoup de vaisselle à laver. Aurore +et maître Louis n'avaient fait usage que d'une seule assiette chacun. + +En revanche, le repas avait été plantureux à la cuisine. Françoise et +Berrichon en avaient eu pour quatre à eux deux. + +--Quoique ça, dit Jean-Marie, je vas aller jusqu'au bout de la rue +regarder voir!... Madame Balahault dit que c'est les délices des +enchantements, là-bas, de tous les palais de fées et métamorphoses de la +fable... j'ai envie d'y jeter un coup d'oeil. + +--Et ne sois pas longtemps, fillot! grommela la grand'mère. + +Elle était faible, malgré l'ampleur profonde de sa basse-taille. + +Berrichon s'envola. La Guichard, la Balahault, la Morin et d'autres lui +firent fête dès qu'il eut touché le pavé malpropre de la rue du Chantre. + +Françoise vint à la porte de sa cuisine, et regarda dans la chambre +d'Aurore. + +--Tiens! fit-elle, déjà parti!... la pauvre ange est encore toute +seule.... + +La bonne pensée lui vint d'aller tenir compagnie à sa jeune maîtresse, +mais Jean-Marie rentrait en ce moment. + +--Grand'mère! s'écria-t-il, des ifs, des penderoles de lanternes! des +soldats à cheval! des femmes tout en diamant... que celles qui ne sont +qu'en satin broché sont de la Saint-Jean... viens voir ça, grand'mère! + +La bonne femme haussa les épaules. + +--Ça ne me fait rien, dit-elle. + +--Ah! grand'mère! rien qu'au bout de la rue! Madame Balahault dit les +noms et raconte l'histoire de tous les seigneurs et de toutes les dames +qui passent... C'est du propre, va!... et joliment édifiant!... venez +voir!... Le temps de jeter un coup de pied au coin de la rue. + +--Et qui gardera la maison? demanda la vieille Françoise un peu +ébranlée. + +--Nous serons à dix pas... nous veillerons sur la porte... viens, +grand'mère, viens!... + +Il la saisit à bras-le-corps et l'entraîna. + +La porte resta ouverte. + +Ils étaient à deux pas; mais la Balahault, la Guichard, la Durand, la +Morin et le reste étaient de fières femmes! Une fois qu'elles eurent +conquis Françoise, elles ne la lâchèrent point. + +Cela entrait-il dans les plans mystérieux de maître Louis? Nous nous +permettons d'en douter. + +Le flot des commères entraînant Jean-Marie Berrichon vers la place du +Palais-Royal, tout éblouissant de lumières, dut passer sous la fenêtre +d'Aurore; mais elle n'eut garde de les voir: sa rêverie l'aveuglait. + +--Pas une amie! disait-elle; pas une compagne à qui demander un +conseil! + +Elle entendit un léger bruit derrière elle dans la chambre à coucher. +Elle se retourna vivement. + +Puis elle poussa un cri de frayeur auquel répondit un joyeux éclat de +rire. + +Une femme était devant elle en domino de satin rose, masquée et coiffée +pour le bal. + +--Mademoiselle Aurore! dit-elle avec une cérémonieuse révérence. + +--Est-ce que je rêve! s'écria Aurore; cette voix... + +Le masque tomba, et l'espiègle visage de dona Cruz se montra parmi les +frais chiffons. + +--Flor! s'écria Aurore; est-il possible!... Est-ce bien toi? + +Dona Cruz, légère comme une sylphide, vint vers elle les bras ouverts. +On échangea de légers et rapides baisers de jeunes filles. Avez-vous vu +deux colombes se becqueter en jouant? + +--Moi qui justement me plaignais de n'avoir point de compagne, dit +Aurore; Flor! ma petite Flor! que je suis contente de te voir!... + +Puis, saisie d'un scrupule subit, elle ajouta: + +--Mais qui t'a laissée entrer? J'ai défense de recevoir personne. + +--Défense! répéta dona Cruz d'un air mutin. + +--Prière, si tu aimes mieux, fit Aurore en rougissant. + +--Voici ce que j'appelle une prison bien gardée! s'écria Flor; la porte +grande ouverte, et personne pour dire gare... + +Aurore entra vivement dans la salle basse. Il n'y avait personne, en +effet, et les deux battants de la porte étaient ouverts. + +Elle appela Françoise et Jean-Marie. Point de réponse. + +Nous savons où étaient en ce moment Jean-Marie et Françoise. + +Mais Aurore l'ignorait. Après la sortie singulière de maître Louis, qui +l'avait prévenue que la nuit serait remplie de bizarres aventures, elle +ne put penser que ceci: + +--C'est sans doute lui qui l'a voulu... + +Elle ferma la porte au loquet seulement et revint vers dona Cruz, +occupée à faire des grâces devant le miroir. + +--Que je te regarde à mon aise! dit celle-ci. Mon Dieu! que te voilà +grandie et embellie! + +--Et toi donc! repartit Aurore. + +Elles se contemplèrent toutes deux avec une joyeuse admiration. + +--Mais ce costume..., reprit Aurore. + +--Ma toilette de bal, ma toute belle, repartit dona Cruz avec un petit +air suffisant; t'y connais-tu? Te semble-t-elle jolie? + +--Charmante!... + +Elle écarta le domino pour voir la jupe et le corsage. + +--Charmante! répéta-t-elle; c'est d'une richesse... Je parie que je +devine... Tu joues la comédie ici, ma petite Flor! + +--Fi donc! s'écria dona Cruz; moi, jouer la comédie!... Je vais au bal, +voilà tout. + +--A quel bal? + +--Il n'y a qu'un bal, ce soir. + +--Au bal du régent?... + +--Mon Dieu! oui... au bal du régent, ma toute belle; on m'attend au +Palais-Royal... pour être présentée à Son Altesse par la princesse +palatine, sa mère... tout simplement, ma bonne petite. + +Aurore ouvrit de grands yeux. + +--Cela t'étonne? reprit dona Cruz en repoussant du pied la queue de sa +robe de cour; pourquoi cela t'étonne-t-il?... Mais, au fait, cela +m'étonne bien moi-même... Des histoires, vois-tu, ma mignonne, il y a +des histoires... les histoires pleuvent... Je te conterai tout cela! + +--Mais comment as-tu trouvé ma demeure? demanda Aurore. + +--Je la savais... j'avais permission de te voir..., car, moi aussi; j'ai +un maître... + +--Moi, je n'ai pas de maître!... interrompit Aurore avec un mouvement de +fierté. + +--Un esclave... si tu veux... un esclave qui commande... Je devais venir +demain matin... mais quand ma toilette a été finie, j'ai trouvé que ma +chaise se faisait bien longtemps attendre... Je me suis dit: Comme +j'irais bien faire une visite à ma petite Aurore! + +--Tu m'aimes donc toujours? + +--A la folie... Mais laisse-moi te conter ma première histoire... après +celle-ci, une autre... je te dis qu'il en pleut... Il s'agissait, moi +qui n'ai pas encore mis le pied dehors depuis mon arrivée, il s'agissait +de trouver ma route dans ce grand Paris inconnu, depuis l'église +Saint-Magloire jusqu'ici... + +--L'église Saint-Magloire? interrompit Aurore; tu demeures de ce côté? + +--Oui... j'ai ma cage comme tu as la tienne, gentil oiseau... Seulement, +la mienne est plus jolie... mon Lagardère à moi fait mieux les choses... + +--Chut! fit Aurore en mettant un doigt sur sa bouche. + +--Bien! bien! je vois que nous habitons toujours le pays des +mystères... J'étais donc bien embarrassée, lorsque j'entends gratter à +ma porte... on entre avant que j'aie pu aller ouvrir... c'était un petit +homme, tout noir, tout laid, tout contrefait... Il me salue jusqu'à +terre... je lui rends son salut sans rire, et je prétends que c'est un +beau trait... Il me dit:--Si mademoiselle veut bien me suivre, je la +conduirai où elle souhaitait aller... + +--Un bossu? dit Aurore qui rêvait. + +--Oui, un bossu... C'est toi qui l'as envoyé? + +--Non... pas moi... + +--Tu le connais? + +--Je ne lui ai jamais parlé. + +--Ma foi, je n'avais pas prononcé une parole qui pût apprendre à âme qui +vive que je voulais avancer ma visite projetée pour demain matin... Je +suis fâchée que tu connaisses ce gnome... j'aurais aimé à le regarder +jusqu'au bout comme un être surnaturel... Du reste, il faut bien qu'il +soit un peu sorcier pour avoir trompé la surveillance de mes argus... +Sans vanité, vois-tu, ma toute belle, je suis autrement gardée que +toi!... Tu sais que je suis brave; sa proposition chatouille ma manie +d'aventures; je l'accepte sans hésiter. Il me fait un second salut plus +respectueux que le premier, ouvre une petite porte, à moi inconnue, +dans ma propre chambre?... Conçois-tu cela?... puis il me fait passer +par des couloirs que je ne soupçonnais absolument pas... Nous sortons +sans être vus... un carrosse stationnait dans la rue... Il me donne la +main pour y monter; dans le carrosse, il est d'une convenance +parfaite... Nous descendons tous deux à ta porte: le carrosse repart au +galop... Je monte les degrés... et quand je me retourne pour le +remercier... personne! + +Aurore écoutait toute rêveuse. + +--C'est lui!... murmura-t-elle; ce doit être lui. + +--Que dis-tu? fit dona Cruz. + +--Rien... Mais sous quel prétexte vas-tu être présentée au régent, Flor, +ma gitanita? + +Dona Cruz se pinça les lèvres. + +--Ma bonne petite, répondit-elle en s'installant dans une bergère, il +n'y a pas ici plus de gitanita que dans le creux de ta main!... Il n'y a +jamais eu de gitanita... c'est une chimère, une illusion, un mensonge, +un songe... Nous sommes la noble fille d'une princesse, tout uniment... + +--Toi! fit Aurore stupéfaite. + +--Eh bien! qui donc? repartit dona Cruz; à moins que ce ne soit toi... +Vois-tu, chère belle, les bohémiens n'en font jamais d'autres... Ils +s'introduisent dans les palais par le tuyau des cheminées, à l'heure où +le feu est éteint... ils s'emparent de quelques objets de prix et ne +manquent jamais d'emporter avec eux le berceau où dort la jeune +héritière... Je suis cette jeune héritière, volée par les bohémiens... +la plus riche héritière de l'Europe, à ce que je me suis laissé dire! + +On ne savait si elle raillait ou si elle parlait sérieusement. Peut-être +ne le savait-elle point elle-même. + +La volubilité de son débit mettait de belles couleurs à ses joues un peu +brunes. Ses yeux, plus noirs que le jais, petillaient d'intelligence et +de hardiesse. + +Aurore écoutait bouche béante. Son charmant visage peignait la naïveté +crédule, et le plaisir qu'elle éprouvait du bonheur de sa petite amie se +lisait franchement dans ses beaux yeux. + +--Comment! fit-elle; et comment te nommes-tu, Flor? + +Dona Cruz disposa les larges plis de sa robe, et répondit noblement: + +--Mademoiselle de Nevers. + +--Nevers? s'écria Aurore; un des plus grands noms de France! + +--Hélas! oui, ma bonne... Il paraît que nous sommes un peu cousins de Sa +Majesté! + +--Mais, comment?... + +--Ah! comment! comment! s'écria dona Cruz quittant tout à coup ses +grands airs pour en revenir à sa gaieté folle, qui lui allait bien +mieux, voilà ce que je ne sais pas... on ne m'a pas encore fait +l'honneur de m'apprendre ma généalogie... Quand j'interroge, on me dit: +Chut!... Il paraît que j'ai des ennemis... toute grandeur, ma petite, +appelle la jalousie... Je ne sais rien... cela m'est égal... je me +laisse faire avec une tranquillité parfaite... + +Aurore, qui semblait réfléchir depuis quelques minutes, l'interrompit +tout à coup: + +--Flor, si j'en savais plus long que toi sur ta propre histoire? + +--Ma foi, ma petite Aurore, cela ne m'étonnerait pas... Rien ne m'étonne +plus... Mais si tu sais mon histoire, garde-la pour toi... mon tuteur +doit me la dire cette nuit... en détail... mon tuteur et mon ami... M. le +prince de Gonzague. + +--Gonzague? répéta Aurore en tressaillant. + +--Qu'as-tu? fit dona Cruz. + +--Tu as dit Gonzague? + +--J'ai dit: Gonzague, le prince de Gonzague... celui qui défend mes +droits... le mari de la duchesse de Nevers, ma mère... + +--Ah!... fit Aurore,--ce Gonzague est le mari de la duchesse de +Nevers... + +Elle se souvenait de sa visite aux ruines de Caylus. + +Le drame nocturne se dressait devant elle. Les personnages, inconnus +hier, avaient des noms aujourd'hui. + +L'enfant dont avait parlé la cabaretière de Tarrides, l'enfant qui +dormait pendant la terrible bataille, c'était Flor... + +Mais l'assassin?... + +--A quoi penses-tu? demanda dona Cruz. + +--Je pense à ce nom de Gonzague, répondit Aurore. + +--Pourquoi? + +--Avant de te le dire, je veux savoir si tu l'aimes. + +--Modérément, répliqua dona Cruz;--j'aurais pu l'aimer... mais il n'a +pas voulu. + +Aurore gardait le silence. + +--Voyons, parle! s'écria l'ancienne gitanita dont le pied frappa le +plancher avec impatience. + +--Si tu l'aimais!... voulut dire Aurore. + +--Parle, te dis-je!... + +--Puisqu'il est ton tuteur, le mari de ta mère... + +--Caramba! jura franchement mademoiselle de Nevers,--faut-il donc tout +te dire?... Je l'ai vue aujourd'hui, ma mère!... Je la respecte +beaucoup... il y a plus, je l'aime, car elle a bien souffert!... Mais à +sa vue, mon coeur n'a pas battu... mes bras ne se sont pas ouverts +malgré moi... Ah! vois-tu, Aurore!--s'interrompit-elle dans un véritable +élan de passion,--il me semble qu'on doit se mourir de joie quand on est +en face de sa mère! + +--Cela me semble aussi, dit Aurore. + +--Eh bien! je suis restée froide... trop froide... Parle, s'il s'agit de +Gonzague... et ne crains rien... Ne crains rien et parle, quand même il +s'agirait de madame de Nevers. + +--Il ne s'agit que de Gonzague, repartit Aurore;--ce nom de Gonzague est +dans mes souvenirs, mêlé à toutes mes terreurs d'enfant, à toutes mes +angoisses de jeune fille... La première fois que mon ami Henri joua sa +vie pour me sauver, j'entendis prononcer ce nom de Gonzague... Je +l'entendis encore cette fois où nous fûmes attaqués dans une ferme des +environs de Pampelune... Cette nuit où tu te servis de ton charme pour +endormir mes gardiens, dans la tente du chef des gitanos, ce nom de +Gonzague vint pour la troisième fois frapper mes oreilles... A Madrid, +encore Gonzague... Au château de Caylus, Gonzague encore!... + +Dona Cruz réfléchissait à son tour. + +--Don Luis, ton beau Cincelador, t'a-t-il dit parfois que tu étais la +fille d'une grande dame? demanda-t-elle brusquement. + +--Jamais, répondit Aurore,--et pourtant je le crois. + +--Ma foi! s'écria l'ancienne gitanita;--je n'aime pas méditer longtemps, +moi, ma petite Aurore!... J'ai beaucoup d'idées dans la tête, mais elles +sont confuses et ne veulent jamais sortir... Quant à devenir une grande +demoiselle, cela t'irait mieux qu'à moi, c'est mon avis... Mais mon avis +est aussi qu'il ne faut point se rompre la cervelle à deviner des +énigmes... Je suis chrétienne et cependant j'ai gardé ce bon côté de la +foi de mes pères... de mes pères nourriciers... Prendre le temps comme +il vient, les événements comme ils arrivent, et se consoler de tout en +disant: C'est le sort!--Par exemple, s'interrompit-elle,--une chose que +je ne puis admettre, c'est que M. de Gonzague soit un coureur de grandes +routes et un assassin... Il est trop bien élevé pour cela... Je te +dirai qu'il y a beaucoup de Gonzague en Italie... Je te dirai en outre +que si M. le prince de Gonzague était ton persécuteur, maître Louis ne +t'aurait pas amenée justement à Paris, où M. le prince de Gonzague fait +notoirement sa résidence... + +--Aussi, dit Aurore,--de quelles précautions nous entoure-t-il?... +Défense de sortir, de se montrer même à la croisée... + +--Bah! fit dona Cruz;--il est jaloux. + +--Oh! Flor! murmura Aurore avec reproche. + +Dona Cruz exécuta une pirouette; puis elle appela autour de ses lèvres +le plus mutin de ses sourires. + +--Je ne serai princesse que dans deux heures d'ici, fit-elle,--je puis +encore parler la bouche ouverte... Oui, ton beau ténébreux, ton maître +Louis, ton Lagardère, ton chevalier errant, ton roi, ton dieu est +jaloux... Et palsambieu! comme on dit à la cour, n'en vaux-tu pas bien +la peine?... + +--Flor?... Flor... répéta Aurore. + +--Jaloux, jaloux, jaloux, ma toute belle!... Et ce n'est pas M. de +Gonzague qui vous a chassés de Madrid... Ne sais-je pas, moi qui suis +un peu sorcière, que les amoureux mesuraient déjà la hauteur de vos +jalousies? + +Aurore devint rouge comme une cerise. + +Toute sorcière qu'elle était, dona Cruz ne se doutait guère combien son +trait avait touché juste! + +Elle regardait Aurore, qui n'osait plus relever les yeux. + +--Tenez! fit-elle en la baisant au front, la voilà rouge d'orgueil et de +plaisir... Elle est contente qu'on soit jaloux d'elle... Est-il toujours +beau comme un astre?... et fier?... et plus doux qu'un enfant?... +Voyons! dites-moi cela... Voici mon oreille; avouons-le tout bas... Tu +l'aimes?... + +--Pourquoi tout bas? fit Aurore en se redressant. + +--Tout haut si tu veux. + +--Tout haut en effet: Je l'aime! + +--A la bonne heure! voilà qui est parlé... je t'embrasse pour ta +franchise.--Et..., reprit-elle en fixant sur sa compagne le regard +perçant de ses grands yeux noirs,--tu es heureuse? + +--Assurément. + +--Bien heureuse?... + +--Puisqu'il est là... + +--Parfait!... s'écria la gitanita. + +Puis elle ajouta en jetant tout autour d'elle un regard passablement +dédaigneux: + +--Pobre dicha, dicha dulce! + +C'est le proverbe espagnol d'où nos vaudevillistes ont tiré le fameux +axiome: Une chaumière et son coeur! + +Quand dona Cruz eut tout regardé, elle dit: + +--L'amour n'est pas de trop, ici!... La maison est laide, la rue est +noire, les meubles sont affreux... Je sais bien, bonne petite, que tu +vas me faire la réponse obligée: Un palais sans lui... + +--Je vais te faire une autre réponse, interrompit Aurore. Si je voulais +un palais, je n'aurais qu'un mot à dire. + +--Ah bah!.. + +--C'est ainsi. + +--Est-il donc devenu si riche? + +--Je n'ai jamais rien souhaité qu'il ne me l'ait donné aussitôt. + +--Au fait, murmura dona Cruz, qui ne riait plus;--cet homme-là ne +ressemble pas aux autres hommes... Il y a en lui quelque chose d'étrange +et de supérieur... Je n'ai jamais baissé les yeux que devant lui!--Tu ne +sais pas, s'interrompit-elle;--on a beau dire,: il y a des magiciens... +je crois que ton Lagardère en est un! + +Elle était toute sérieuse. + +--Quelle folie! s'écria Aurore. + +--J'en ai vu, prononça gravement la gitanita;--je veux en avoir le +coeur net... Voyons! souhaite quelque chose en pensant à lui. + +Aurore se mit à rire;--dona Cruz s'assit auprès d'elle. + +--Pour me faire plaisir, ma petite Aurore, dit-elle avec caresse,--ce +n'est pas bien difficile, voyons! + +--Est-ce que tu parles sérieusement? fit Aurore étonnée. + +Dona Cruz mit sa bouche tout contre son oreille et murmura: + +--J'aimais quelqu'un... j'étais folle... Un jour, il a posé sa main sur +mon front en me disant:--Flor, celui-là ne peut pas t'aimer... J'ai été +guérie... Tu vois bien qu'il est sorcier! + +--Et celui que tu aimais, demanda Aurore toute pâle,--qui était-ce? + +La tête de dona Cruz se pencha sur son épaule; elle ne répondit point. + +--C'était lui! s'écria Aurore avec une indicible terreur;--je suis sûre +que c'était lui! + + + + +IX + +--Les trois souhaits.-- + + +Dona Cruz avait les yeux mouillés: un tremblement fiévreux agitait les +membres d'Aurore. + +Elles étaient belles toutes deux et à la fois jolies.--Le rapport de +leurs natures se déplaçait en ce moment. La mélancolie douce était pour +dona Cruz, d'ordinaire si pétulante et si hardie.--Un éclair de jalouse +passion jaillissait des yeux d'Aurore. + +--Toi!... ma rivale!... murmura-t-elle. + +Dona Cruz l'attira vers elle malgré sa résistance et la baisa: + +--Il t'aime, dit-elle à voix basse;--il t'aime et n'aimera jamais que +toi... + +--Mais toi?.. + +--Moi, je suis guérie... Je puis voir en souriant, sans haine, avec +bonheur, votre mutuelle tendresse... Tu vois bien que ton Lagardère est +sorcier! + +--Ne me trompes-tu point? fit Aurore. + +Dona Cruz mit sa main sur son coeur. + +--S'il fallait mon sang pour que vous soyez heureux ensemble, dit-elle, +le front haut et les yeux ouverts,--vous seriez heureux. + +Aurore lui jeta les deux bras autour du cou. + +--Mais je veux mon épreuve! s'écria dona Cruz; ne me refuse pas, ma +petite Aurore... Souhaite quelque chose. + +--Je n'ai rien à souhaiter. + +--Quoi! pas un désir?.. + +--Pas un? + +Dona Cruz la fit lever de force et l'entraîna vers la fenêtre.--Le +Palais-Royal resplendissait.--Sous le péristyle on voyait couler comme +un flot de femmes brillantes et parées... + +--Tu n'as pas même envie d'aller au bal du régent? dit brusquement dona +Cruz. + +--Moi!... balbutia Aurore dont le sein battit sous sa robe. + +--Ne mens pas!.. + +--Pourquoi mentirais-je? + +--Bon! qui ne dit mot consent.--Tu souhaites d'aller au bal du Régent. + +Elle frappa dans ses mains en comptant: + +--Une!... + +--Mais, objecta Aurore, qui se prêtait en riant aux extravagances de sa +compagne, je n'ai rien, ni bijoux, ni robes, ni parures. + +--Deux!... fit dona Cruz qui frappa dans ses mains pour la seconde fois; +tu souhaites des bijoux, des robes, des parures... et fais bien +attention de penser à lui... sans cela, rien de fait. + +A mesure que l'opération marchait, la gitanita devenait plus sérieuse. + +Ses beaux yeux noirs n'avaient plus leur regard assuré. + +Elle croyait aux diableries, cette ravissante enfant. Elle avait peur, +mais elle avait désir. + +Et sa curiosité l'emportait sur ses frayeurs. + +--Fais ton troisième souhait, dit-elle en baissant la voix malgré elle. + +--Mais je ne veux pas du tout aller au bal, s'écria Aurore; cessons ce +jeu! + +--Comment! insinua dona Cruz, si tu étais sûre de l'y rencontrer?... + +--Henri?... + +--Oui... ton Henri... tendre... galant... et qui te trouverait plus +belle sous tes brillants atours?... + +--Comme cela, fit Aurore en baissant les yeux, je crois que j'irais +bien... + +--Trois! s'écria la gitanita, qui frappa bruyamment ses mains l'une +contre l'autre. + +Elle faillit tomber à la renverse. La porte de la salle basse s'ouvrit +avec fracas, et Berrichon, se précipitant essoufflé, cria dès le seuil: + +--Voilà toutes les fanfreluches et les faridondaines qu'on apporte pour +notre demoiselle... qu'il y en a dans plus de dix cartons!... des robes, +des dentelles, des fleurs... Entrez, vous autres, entrez: c'est ici le +logis de monsieur le chevalier de Lagardère! + +--Malheureux! s'écria Aurore effrayée. + +--N'ayez pas peur!... on sait ce qu'on fait, répliqua Jean-Marie d'un +air suffisant: n'y a plus à se cacher... à bas le mystère!... nous +jetons le masque, saperlotte! + +On doit avouer ici que madame Balahault avait fait boire de la crème +d'angélique à ce sensuel Berrichon; il y avait de l'exaltation dans ses +idées. + +Mais comment dire la surprise de dona Cruz? Elle avait évoqué le +diable, et le diable, docile, répondait à son appel. Et certes, il ne +s'était point fait attendre; elle était sceptique un peu, cette belle +fille. Tous les sceptiques sont superstitieux. Dona Cruz, +souvenons-nous-en, avait passé son enfance sous la tente de bohémiens +errants; c'est là le pays des merveilles. + +Elle restait bouche béante et les yeux grands ouverts. + +Par la porte de la salle basse, cinq ou six jeunes filles entrèrent, +suivies d'autant d'hommes qui portaient des paquets et des cartons. + +Dona Cruz se demandait si, dans ces cartons et dans ces paquets, il y +avait de vrais atours ou des feuilles sèches. + +Aurore ne put s'empêcher de sourire en voyant la mine bouleversée de sa +compagne. + +--Eh bien? fit-elle. + +--Il est sorcier! balbutia la gitanita, je m'en doutais... + +--Entrez, messieurs, entrez, mesdemoiselles, criait cependant Berrichon, +entrez tout le monde! c'est ici maintenant la maison du bon Dieu!... Je +vas aller chercher maman Balahault, qui a si grande envie de voir +comment c'est fait chez nous... Je n'ai jamais rien bu de si bon que sa +crème d'angélique... Entrez, mesdemoiselles, entrez, messieurs. + +Ces messieurs et ces demoiselles ne demandaient pas mieux. Fleuristes, +brodeuses et couturières déposèrent leurs cartons sur la table qui était +au milieu de la salle basse. + +Derrière les fournisseurs des deux sexes, venait un page qui ne portait +point de couleurs. Il marcha droit à Aurore, qu'il salua profondément +avant de lui remettre un pli, galamment lacé de soie. + +--Attendez donc au moins la réponse, vous! fit Berrichon en courant +après lui. + +Mais le page était au détour de la rue déjà. Berrichon le vit s'aboucher +avec un gentilhomme couvert d'un long manteau d'aventures. + +Berrichon ne connaissait point ce gentilhomme. + +Le gentilhomme demanda au page: + +--Est-ce fait? + +Et sur sa réponse affirmative, il ajouta: + +--Où as-tu laissé nos hommes? + +--Ici près, rue Pierre Lescot. + +--La litière y est? + +--Il y a deux litières. + +--Pourquoi cela? demanda le gentilhomme étonné. + +Le pan de son manteau, qui cachait le bas de son visage, se dérangea: +nous eussions reconnu le menton pâle et pointu de ce bon M. de +Peyrolles. + +Le page répondit: + +--Je ne sais... mais il y a deux litières. + +--Un malentendu, sans doute, pensa Peyrolles. + +Il eut envie d'aller jeter un coup d'oeil à la porte de la maison de +Lagardère, mais la réflexion l'arrêta. + +--On aurait qu'à me voir, murmura-t-il, tout serait perdu! + +--Tu vas retourner à l'hôtel, dit-il au page, à toutes jambes, tu +m'entends bien? + +--A toutes jambes. + +--A l'hôtel, tu trouveras ces deux braves qui ont encombré l'office +toute la journée. + +--Maître Cocardasse et son ami Passepoil? + +--Précisément... tu leur diras: Votre besogne est toute taillée... vous +n'avez qu'à vous présenter... Et l'on a prononcé là-bas le nom du +gentilhomme à qui appartient la maison? + +--Oui... monsieur de Lagardère. + +--Tu te garderas bien de répéter ce nom... S'ils t'interrogent, tu leur +diras que la maison ne contient que des femmes... + +--Et je les ramènerai?... + +--Jusqu'à ce coin, d'où tu leur montreras la porte. + +Le page partit au galop. M. de Peyrolles, rejetant son manteau sur son +visage, se perdit dans la foule. + +A l'intérieur de la maison, Aurore venait d'arracher l'enveloppe de la +missive apportée par le page. + +--C'est son écriture! s'écria-t-elle. + +--Et voici une carte d'invitation semblable à la mienne, ajouta dona +Cruz, qui n'était pas au bout de ses surprises, notre lutin n'a rien +oublié. + +Elle retourna la carte entre ses doigts. + +La carte, chargée de fines et gentilles vignettes, représentant des +amours ventrus, des raisins et des guirlandes de roses, n'avait +absolument rien de diabolique. + +Pendant cela, Aurore lisait. La missive était ainsi conçue: + + «Chère enfant, ces parures viennent de moi; j'ai voulu vous faire une + surprise. Faites-vous belle; une litière et deux laquais viendront de + ma part pour vous conduire au bal où je vous attendrai. + + »HENRI DE LAGARDÈRE.» + +Aurore passa la lettre à dona Cruz, qui se frotta les yeux avant de la +lire, car elle avait des éblouissements. + +--Et crois-tu à cela? demanda-t-elle quand elle eut achevé. + +--J'y crois, répondit Aurore, j'ai mes raisons pour y croire. + +Elle souriait d'un air sûr d'elle-même. Henri ne lui avait-il pas dit de +ne s'étonner de rien? + +Dona Cruz, elle, n'était pas éloignée de regarder la sécurité d'Aurore +en de si étranges conjectures comme un nouveau tour de l'esprit malin. + +Cependant les caisses, cartons et paquets étalaient maintenant leur +éblouissant contenu sur la grande table.--Dona Cruz put bien voir que ce +n'étaient point là des feuilles sèches: il y avait une toilette complète +de cour, plus un pardessus ou domino de satin rose, tout pareil à celui +de mademoiselle de Nevers. + +La robe était d'armure blanche, brodée d'argent: des roses semées avec +une perle fine au centre de chacune d'elles: les basques, la pointe, les +manches, le tour, bordés de plumes d'oiseau-mouche. + +C'était la mode suprême. Madame la marquise d'Aubignac, fille du +financier Soulas, avait fait sa fortune et sa réputation à la cour par +une robe semblable, que M. Law lui avait donnée. + +Mais la robe n'était rien. Les dentelles et les broderies pouvaient +passer véritablement pour magnifiques. L'écrin valait une charge de +brigadier des armées... + +--C'est un sorcier! répétait dona Cruz en faisant l'inventaire de tout +cela. C'est manifestement un sorcier... On a beau être le Cincelador... +et tailler des gardes d'épées, on ne gagne pas de quoi faire de pareils +cadeaux. + +L'idée lui revint que toutes ces belles choses, à une heure donnée, se +changeraient en sciure de bois ou en rubans de menuisier. + +Berrichon admirait et ne se faisait pas faute d'exprimer son admiration. +La vieille Françoise, qui venait de rentrer, hochait sa tête grise d'un +air qui voulait dire bien des choses. + +Mais il y avait à cette scène un spectateur dont nul ne soupçonnait la +présence, et qui certes ne se montrait pas le moins curieux. + +Il était caché derrière la porte de l'appartement du haut, dont il +entre-baîllait l'unique battant avec précaution. De ce poste élevé, il +regardait la corbeille étalée sur la table, par-dessus les têtes des +assistants. + +Ce n'était point le beau maître Louis avec sa tête noble et +mélancolique. C'était un petit homme, tout de noir habillé: celui qui +avait amené dona Cruz, celui qui avait commis un faux en contrefaisant +l'écriture de Lagardère; celui qui avait loué la niche de Médor. + +C'était le bossu, Ésope II, dit Jonas, vainqueur de la baleine. + +Il riait dans sa barbe et se frottait les mains. + +--Tête-bleu! disait-il à part lui, M. le prince de Gonzague fait bien +les choses... et ce coquin de Peyrolles est décidément un homme de goût. + +Il était là, ce bossu, depuis l'entrée de dona Cruz; sans doute il +attendait M. de Lagardère. + +Aurore était fille d'Ève. A la vue de tous ces splendides chiffons, son +coeur avait battu. Cela venait de son ami: double joie. + +Aurore ne fit même pas cette réflexion, qui était venue à dona Cruz; +elle n'essaya point de supputer ce que ces royaux atours devaient coûter +à son ami. + +Elle se donnait tout entière au plaisir. Elle était heureuse, et cette +émotion qui prend les jeunes filles au moment de paraître dans le monde +lui était douce. + +N'allait-elle pas avoir là-bas son ami pour protecteur? + +Une chose l'embarrassait: elle n'avait pas de chambrière, et la bonne +Françoise était meilleure pour la cuisine que pour la toilette. + +Deux des jeunes filles s'avancèrent comme si elles eussent deviné son +désir. + +--Nous sommes aux ordres de madame, dirent-elles. + +Sur un signe qu'elles firent, porteurs et porteuses s'éloignèrent après +un respectueux salut. + +Dona Cruz pinça le bras d'Aurore. + +--Est-ce que tu vas te mettre entre les mains de ces créatures? +demanda-t-elle. + +--Pourquoi non? + +--Est-ce que tu vas revêtir cette robe? + +--Mais, sans doute... + +--Tu es brave!... tu es bien brave! murmura la Gitanita. Au fait, se +reprit-elle, ce diable est d'une exquise galanterie... tu as raison... +fais-toi belle... cela ne peut jamais nuire. + +Aurore, dona Cruz et les deux caméristes qui faisaient partie de la +corbeille entrèrent dans la chambre à coucher. Dame Françoise resta +seule dans la salle basse avec Jean-Marie Berrichon, son petit-fils. + +--Qu'est-ce que c'est que cette effrontée? demanda la bonne femme. + +--Quelle effrontée, grand'maman? + +--Celle qui a un domino rose? + +--La petite brune?... Elle a des yeux qui sont tout de même pas mal +reluisants, grand'maman. + +--L'as-tu vue entrer? + +--Non fait!... elle était là avant moi. + +Dame Françoise tira son tricot de sa poche et se mit à réfléchir. + +--Je vas te dire, reprit-elle de sa voix la plus grave et la plus +solennelle, et je ne comprends rien de rien à tout ce qui se passe... + +--Voulez-vous que je vous explique ça, grand'maman? + +--Non... mais si tu veux me faire un plaisir... + +--Ah! grand'maman, vous plaisantez!... si je veux vous faire un +plaisir... + +--C'est de te taire quand je parle, interrompit la bonne femme. On ne +m'ôterait pas de l'idée qu'il y a du mic-mac là-dessous... + +--Mais du tout, grand'maman... + +--Nous avons eu tort de sortir... le monde est méchant... qui sait si +cette Balahault ne nous a pas induits!... + +--Ah! grand'maman! une si brave femme... qu'a de si bonne angélique! + +--Enfin, j'aime y voir clair, moi, petiot... et toute cette histoire-là +ne me va pas. + +--C'est pourtant simple comme bonjour, grand'maman... notre demoiselle +avait regardé toute la journée les voiturées de fleurs et de feuillage +qui arrivaient au Palais-Royal. Et, dame! elle poussait de fiers soupirs +en regardant ça, la pauvre mignonnette!... Donc, elle a retourné maître +Louis dans tous les sens pour qu'il lui achète une invitation... ça se +vend, les invitations, grand'maman... Madame Balahault en avait eu une +par le valet de garde-robe dont elle est parente par sa domestique (la +domestique du valet de garde-robe), qui se fournit de tabac chez madame +Balahault la jeune, de la rue des Bons-Enfants... La domestique avait eu +la carte pour l'avoir trouvée sur le bureau de son maître... Il y a eu +trente louis à partager entre les deux Balahault et la domestique... +c'est pas voler, ça, pas vrai, grand'maman? + +Dame Françoise était la plus honnête cuisinière de l'Europe, mais elle +était cuisinière. + +--Pardié, non, petiot, répondit-elle, c'est pas voler... un méchant +chiffon de papier! + +--Y a donc, reprit Berrichon, que maître Louis s'est laissé embobiner et +qu'il est sorti pour aller acheter une carte... En route, il a marchandé +des affutiaux pour dame... et il a envoyé tout ça tout chaud. + +--Mais il y en a pour une somme énorme! fit la vieille femme en +s'arrêtant de tricoter. + +Berrichon haussa les épaules. + +--Ah! que vous êtes donc jeune, allez, grand'maman! se récria-t-il; du +vieux satin, brodé en faux et des petits morceaux de verre!... + +On frappa doucement à la porte de la rue. + +--Qui nous vient encore là? demanda Françoise avec mauvaise humeur; mets +la barre... + +--Pourquoi mettre la barre?... Nous ne jouons plus à cache-cache, +grand'maman... + +On frappa un peu plus fort. + +--Si c'étaient pourtant des voleurs! pensa tout haut Berrichon qui +n'était pas brave. + +--Des voleurs! fit la bonne femme; quand la rue est éclairée comme en +plein midi et pleine de monde... Va ouvrir. + +--Réflexion faite, grand'maman, j'aime mieux mettre la barre... + +Mais il n'était plus temps. On était las de frapper. La porte s'ouvrit +discrètement et une mâle figure, ornée de moustaches, jeta un rapide +coup d'oeil tout autour de la chambre. + +--Apapur! fit-il, ce doit être ici le nid de la colombe! + +Puis se tournant vers le dehors, il ajouta: + +--Donne-toi la peine d'entrer, mon bon. Il n'y a qu'une respectable +duègne et son poulet... nous allons prendre langue. + +En même temps, il s'avança, le nez au vent, le poing sur la hanche, +faisant osciller avec majesté les plis de son manteau. Il avait un +paquet sous le bras. + +Celui qu'il avait appelé mon bon parut à son tour. C'était aussi un +homme de guerre, mais moins terrible à voir. Il était beaucoup plus +petit, très-maigre, et sa moustache indigente faisait de vains efforts +pour figurer ce redoutable croc qui va si bien au visage des héros. Il +avait également un paquet sous le bras. + +Il jeta comme son chef de file un regard autour de la chambre; mais ce +regard fut beaucoup plus long et plus attentif. + +C'est Jean-Marie Berrichon qui se repentait amèrement de n'avoir point +posé la barre en temps utile! Il rendait cette justice aux nouveaux +venus de s'avouer à lui-même qu'il n'avait jamais vu deux coquins +d'aussi mauvaise mine. + +Cette opinion prouvait que Berrichon n'avait point fréquenté le beau +monde, car, certes, Cocardasse junior et frère Amable Passepoil étaient +deux magnifiques gredins. + +Il se glissa prudemment derrière sa grand'mère qui, plus vaillante, +demanda de sa grosse voix: + +--Que venez-vous chercher ici, vous autres? + +Cocardasse toucha son feutre avec cette courtoisie noble des gens qui +ont usé beaucoup de sandales dans la poussière des salles d'armes. Puis +il cligna de l'oeil en regardant frère Passepoil. + +Frère Passepoil répondit par un clin d'oeil pareil. + +Cela voulait dire sans doute bien des choses.--Berrichon tremblait de +tous ses membres. + +--Eh donc! respectable dame, dit enfin Cocardasse junior, vous avez un +timbre qui me va droit au coeur... et toi, Passepoil? + +Passepoil, nous le savons bien, était de ces âmes tendres que la vue +d'une femme impressionne toujours fortement. L'âge n'y faisait rien. Il +ne détestait même pas que la personne du sexe eût des moustaches plus +fournies que les siennes. + +Passepoil approuva d'un sourire et mit son regard en coulisse. Mais +admirez cette riche nature! sa passion pour la plus belle moitié du +genre humain n'endormait point sa vigilance. Il avait déjà fait dans sa +tête la carte de céans. + +La colombe, comme l'appelait Cocardasse, devait être dans cette chambre +fermée, sous la fente de laquelle un rayon de vive lumière s'échappait. +De l'autre côté de la salle basse, il y avait une porte ouverte, et à +cette porte une clef. + +Passepoil toucha le coude de Cocardasse et dit tout bas: + +--La clef est en dehors! + +Cocardasse approuva du bonnet. + +--Vénérable dame, reprit-il, nous venons pour une affaire +d'importance... N'est-ce point ici que demeure...? + +--Non, répondit Berrichon derrière sa grand'mère, ce n'est pas ici. + +Passepoil sourit. Cocardasse frisa sa moustache. + +--Capédébious! fit-il, voilà un adolescent de bien belle espérance! + +--L'air candide..., ajouta Passepoil. + +--Et de l'esprit comme quatre, bagassa!... mais comment peut-il savoir +que la personne en question ne demeure pas ici, puisque je ne l'ai point +nommée? + +--Nous demeurons seuls tous deux, répliqua sèchement Françoise. + +--Passepoil! dit le Gascon. + +--Cocardasse! répondit le Normand. + +--Aurais-tu cru que la vénérable dame pût mentir ainsi effrontément? + +--Ma parole! repartit frère Passepoil d'un ton pénétré, je ne l'aurais +pas cru. + +--Allons! allons! s'écria dame Françoise dont les oreilles +s'échauffaient, pas tant de bavardage!... il n'est pas l'heure de +s'attarder chez les gens... hors d'ici! + +--Mon bon, dit Cocardasse, il y a une apparence de raison là dedans... +l'heure est indue. + +--Positivement, approuva Passepoil. + +--Et cependant, reprit Cocardasse, nous ne pouvons nous en aller sans +avoir obtenu de réponse... + +--C'est évident! + +--Je propose donc de visiter la maison honnêtement et sans bruit. + +--J'obtempère! fit Amable Passepoil. + +Et se rapprochant vivement, il ajouta: + +--Prépare ton mouchoir, j'ai le mien... et va prendre le petit; je me +charge de la femme. + +Dans les grandes occasions, ce Passepoil se montrait parfois supérieur à +Cocardasse lui-même. + +Leur plan était tracé. Passepoil se dirigea vers la porte de la cuisine; +l'intrépide Françoise s'élança pour lui barrer le passage, tandis que +Berrichon essayait de gagner la rue afin d'appeler du secours. + +Cocardasse le saisit par une oreille et lui dit: + +--Si tu cries, je t'étrangle, petit pécaire! + +Berrichon terrifié ne dit mot. Cocardasse lui noua son mouchoir sur la +bouche. + +Pendant cela, Passepoil, au prix de trois égratignures et de deux bonnes +poignées de cheveux, bâillonnait dame Françoise solidement. Il la prit +dans ses bras et l'emporta à la cuisine, où Cocardasse apportait +Berrichon. + +Quelques personnes prétendent qu'Amable Passepoil profita de la position +où était dame Françoise pour déposer un baiser sur son front. S'il le +fit, il eut tort. Elle avait été laide dès sa plus tendre jeunesse. Mais +nous tenons à n'accepter aucune responsabilité au sujet de ce Passepoil. +Ses moeurs étaient légères. Tant pis pour lui! + +Berrichon et sa grand'mère n'étaient pas au bout de leurs peines. On les +garrotta ensemble et on les attacha fortement au pied du bahut à +vaisselle. + +Puis on ferma sur eux la porte à double tour. + +Cocardasse junior et Amable Passepoil étaient maîtres absolus du +terrain. + + + + +X + +--Deux dominos.-- + + +Au dehors, dans la rue du Chantre, les boutiques étaient toutes fermées. +Parmi les commères, celles qui ne dormaient pas encore faisaient foule +et tapage à la porte du Palais-Royal. La Guichard et la Durand, madame +Balahault et madame Morin étaient toutes les quatre du même avis: jamais +on n'avait vu entrer tant et de si riches toilettes aux fêtes de Son +Altesse! Toute la cour était là. + +Madame Balahault, qui était une personne considérable, jugeait en +dernier ressort les toilettes, préalablement discutées par madame +Morin, la Guichard et la Durand. + +Puis, par une transition habile, on arrivait aux personnes, après avoir +épluché la soie et les dentelles. Parmi toutes ces belles dames, il en +était bien peu qui eussent conservé, aux yeux de madame Balahault, la +robe nuptiale dont parle l'Écriture. + +Mais ce n'était plus déjà pour les dames que nos commères se pressaient +aux abords du Palais-Royal, bravant les invectives des porteurs et des +cochers, défendant leurs places contre les tard-venus et piétinant dans +la boue avec une longanimité digne d'éloges; ce n'était pas non plus +pour les princes ou les grands seigneurs. On était blasé sur les dames; +on avait eu des grands seigneurs et des princes en veux-tu en voilà! On +avait vu passer madame de Soubise avec madame de la Ferté, les deux +belles la Fayette, la jeune duchesse de Rosny, cette blonde aux yeux +noirs qui brouilla le ménage d'un fils de Louis XIV.--Les demoiselles de +Bourbon-Busset, cinq ou six Rohan de divers poils, des Broglie, des +Chastellux, des Bauffremont, des Choiseul, des Coigny et le reste. On +avait vu passer M. le comte de Toulouse, frère de M. du Maine, avec la +princesse sa femme. Les présidents ne se comptaient plus, les ministres +marquaient à peine; on regardait à peine les ambassadeurs. + +La foule restait pourtant et s'augmentait de minute en minute. +Qu'attendait donc la foule? Elle n'eût pas montré tant de persévérance +pour M. le régent lui-même! + +Mais c'est qu'il s'agissait, en vérité, d'un bien autre personnage! + +Le jeune roi?--Non pas.--Montez encore! + +Le Dieu: l'Écossais, M. Law, la providence de tout ce peuple qui allait +devenir un peuple millionnaire. + +M. Law de Lauriston, le sauveur et le bienfaiteur. + +M. Law que cette même foule devait essayer d'étrangler à cette même +place, quelques mois plus tard. + +M. Law dont les chevaux heureux ne travaillaient plus, remplacés qu'ils +étaient sans cesse par des attelages humains. + +La foule attendait ce bon M. Law. La foule était bien décidée à +l'attendre jusqu'au lendemain matin. + +Quand on songe que les poëtes accusent volontiers la foule +d'inconstance, de légèreté, que sais-je! cette excellente foule, plus +patiente qu'un troupeau de moutons, cette foule inébranlable, cette +foule tenace, cette foule infatigable que nous avons tous vue cent fois +en notre vie encombrer les trottoirs mouillés quinze heures durant pour +voir passer ceci ou cela,--pas grand'chose souvent,--parfois rien du +tout. + +Si les boeufs gras des cinquante derniers siècles savaient écrire!... + +Mais tous ces favoris que la foule attend ont une fin violente. Voilà +sans doute ce que les poëtes veulent dire. + +La rue du Chantre, noire et déserte malgré le voisinage de cette cohue +et de ces lumières, semblait dormir. Ses deux ou trois réverbères +tristes se miraient dans son ruisseau fangeux. Au premier abord, on n'y +découvrait âme qui vive. + +Mais à quelques pas de la maison de maître Louis, de l'autre côté de la +rue, dans un enfoncement profond, formé par la récente démolition de +deux maisons, six hommes, vêtus de couleurs sombres, se tenaient +immobiles et muets. + +Deux chaises à porteurs étaient à terre derrière eux. Ce n'était point +M. Law que ceux-ci attendaient. + +Ils avaient les yeux fixés sur la porte close de la maison de maître +Louis depuis que Cocardasse junior et frère Passepoil y étaient entrés. + +Ceux-ci, restés seuls dans la salle basse après leur expédition +victorieuse contre Berrichon et dame Françoise, se posèrent en face l'un +de l'autre et se regardèrent avec une mutuelle admiration. + +--Sandiéou! l'enfant, dit Cocardasse, tu n'as pas encore oublié ton +métier! + +--Ni toi non plus: c'est fait proprement... mais nous en sommes pour nos +mouchoirs! + +Si nous avons eu parfois à blâmer Passepoil, ce n'a point été par suite +d'une injuste partialité; la preuve c'est que nous ne craignons pas de +signaler à l'occasion ses côtés vertueux: il était économe. + +Cocardasse, entaché au contraire de prodigalité, ne releva point ce qui +avait trait aux mouchoirs. + +--Eh donc! reprit-il, le plus fort est fait... + +--Du moment qu'il n'y a pas de Lagardère dans une affaire, fit observer +Passepoil, tout va comme sur des roulettes. + +--Et, Dieu merci! Lagardère est loin... + +--Soixante lieues de pays entre nous et la frontière. + +Ils se frottèrent les mains. + +--Ne perdons pas de temps, mon bon, reprit Cocardasse; sondons le +terrain. Voici deux portes. + +Il montrait l'appartement d'Aurore et le haut de l'escalier tournant. + +Passepoil se caressa le menton. + +--Je vais glisser un coup d'oeil par la serrure, dit-il en se +dirigeant déjà vers la chambre d'Aurore. + +Un regard terrible de Cocardasse junior l'arrêta. + +--Capédébious! fit le Gascon, je ne souffrirai pas cela! C'te petite +couquine est à faire sa toilette: respectons la décence! + +Passepoil baissa les yeux humblement: + +--Ah! mon noble ami! fit-il, que tu es heureux d'avoir de bonnes +moeurs! + +--Troun de l'air! je suis comme cela!... et sois sûr, mon bon, que la +fréquentation d'un homme tel que moi finira par te corriger... le vrai +philosophe commande à ses passions... + +--Je suis l'esclave des miennes, soupira Passepoil; mais c'est qu'elles +sont si fortes! + +Cocardasse lui toucha la joue paternellement. + +--A vaincre sans péril, prononça-t-il avec gravité, on triomphe sans +agrément... Monte un peu voir ce qu'il y a là-haut. + +Passepoil grimpa aussitôt comme un chat. + +--Fermé! dit-il en levant le loquet de la porte de maître Louis. + +--Et par le trou?... Ici, la décence le permet. + +--Noir comme un four! + +--Viens çà... récapitulons un peu les instructions de ce bon M. de +Gonzague. + +--Il nous a promis, dit Passepoil, cinquante pistoles à chacun. + +--A certaines conditions... primo... + +Au lieu de poursuivre, il prit le paquet qu'il portait sous le bras... +Passepoil fit de même. + +A ce moment, la porte que Passepoil avait trouvée close au haut de +l'escalier, tourna sans bruit sur ses gonds.--La figure pâle et futée du +bossu parut dans la pénombre. Il se prit à écouter. + +Les deux maîtres d'armes regardaient leurs paquets d'un air indécis. + +--Est-ce absolument nécessaire? demanda Cocardasse qui frappa sur le +sien d'un air mécontent. + +--Pure formalité..., répliqua Passepoil. + +--Eh donc! Normand, tire-nous de là! + +--Rien de plus simple... Gonzague nous a dit: «Vous porterez des habits +de laquais,»--nous les portons fidèlement... sous notre bras. + +Le bossu se mit à rire. + +--Sous notre bras! s'écria Cocardasse enthousiasmé; tu as de l'esprit +comme quatre, ma caillou! + +--Sans mes passions et leur tyrannique empire, répliqua sérieusement +Passepoil, je crois que j'aurais été loin! + +Ils déposèrent tous les deux sur la table leurs paquets, qui contenaient +des habits de livrée; c'était un point réglé, grâce à la subtile logique +de frère Passepoil. + +Cocardasse poursuivit: + +--M. de Gonzague nous a dit en second lieu: Vous vous assurerez que la +litière et les porteurs attendent dans la rue du Chantre. + +--C'est fait, dit Passepoil. + +--Oui bien, fit Cocardasse en se grattant l'oreille; mais il y a deux +chaises... que penses-tu de cela, toi? + +--Abondance de biens ne nuit pas! décida Passepoil; je n'ai jamais été +en chaise... + +--Ni moi non plus! + +--Nous nous ferons porter à tour de rôle pour revenir à l'hôtel. + +--Réglé!... Troisièmement: Vous vous introduirez dans la maison... + +--Nous y sommes. + +--Dans la maison, il y a une jeune fille... + +--Tiens, mon noble ami! s'écria Passepoil: regarde!... me voilà tout +tremblant... + +--Et tout blême!... qu'as-tu donc? + +--Rien que pour entendre parler de ce sexe auquel je dois tous mes +malheurs. + +Cocardasse lui frappa rudement sur l'épaule. + +--Apapur! fit-il, mon bon, entre soi, on se doit des égards... chacun a +ses petites faiblesses... mais si tu me romps encore les oreilles avec +tes passions, sandiéou! je te les coupe! + +Passepoil ne releva point la faute de grammaire, et comprit bien qu'il +s'agissait de ses oreilles. Il y tenait, bien qu'il les eût longues et +rouges. + +--Tu n'as pas voulu que je m'assure si la jeune fille était là..., +dit-il. + +--Elle y est, répliqua Cocardasse; écoute plutôt! + +Un joyeux éclat de rire se fit entendre dans la pièce voisine. + +Frère Passepoil mit la main sur son coeur. + +--Vous prendrez la jeune fille, poursuivit Cocardasse, ou plutôt vous la +prierez poliment de monter dans la litière que vous ferez conduire au +pavillon... + +--Et vous n'emploierez la violence, ajouta Passepoil, que s'il n'y a +pas moyen de faire autrement. + +--C'est cela!... Et je dis que cinquante pistoles sont un bon prix pour +une pareille besogne! + +--Ce Gonzague est-il assez heureux! soupira tendrement Passepoil. + +Cocardasse toucha la garde de sa rapière. Passepoil lui prit la main. + +--Mon noble ami, dit-il, tue-moi tout de suite!... c'est la seule +manière d'éteindre le feu qui me dévore!... voilà mon sein!... perce-le +du coup mortel!... + +Le Gascon le regarda un instant d'un air de compassion profonde: + +--Pécaire! fit-il; ce que c'est que de nous!... Voici une bagasse qui +n'emploiera pas une seule de ses cinquante pistoles à jouer ou à boire! + +Le bruit redoubla dans la chambre voisine. Cocardasse et Passepoil +tressaillirent, parce qu'une petite voix grêle et stridente prononça +tout haut derrière eux: + +--Il est temps! + +Ils se retournèrent vivement. Le bossu de l'hôtel de Gonzague était +debout auprès de la table et défaisait tranquillement leurs paquets. + +--Oh! oh! fit Cocardasse, par où est-il passé celui-là? + +Passepoil s'était prudemment reculé. + +Le bossu tendit une veste de livrée à Passepoil, une autre à Cocardasse. + +--Et vite! commanda-t-il sans élever la voix. + +Ils hésitèrent. Le Gascon surtout ne pouvait point se faire à l'idée +d'endosser ces habits de laquais. + +--Capédébious! s'écria-t-il, de quoi te mêles-tu, toi? + +--Chut!... siffla le bossu; dépêchez... + +On entendit à travers la porte la voix de dona Cruz qui disait: + +--C'est parfait! Il ne manque plus que la litière! + +--Dépêchez! répéta impérieusement le bossu. + +En même temps, il éteignit la lampe. + +La porte de la chambre d'Aurore s'ouvrit, jetant dans la salle basse une +lueur vague. + +Cocardasse et Passepoil se retirèrent derrière la cage de l'escalier +pour faire rapidement leur toilette. + +Le bossu entr'ouvrit une des fenêtres donnant sur la rue du Chantre. + +Un léger coup de sifflet retentit dans la nuit. + +Une des litières s'ébranla. + +Les deux caméristes traversaient en ce moment la chambre à tâtons. Le +bossu leur ouvrit la porte. + +--Êtes-vous prêts? demanda-t-il tout bas. + +--Nous sommes prêts, répondirent Cocardasse et Passepoil. + +--A votre besogne! + +Dona Cruz sortait de la chambre d'Aurore en disant: + +--Il faudra bien que je trouve une litière!... le diable galant n'a donc +pas songé à cela! + +Derrière elle, le bossu referma la porte. + +La salle basse fut plongée dans une complète obscurité. + +Dona Cruz s'arrêta interdite. Elle entendait des mouvements dans +l'ombre. + +--Aurore! dit-elle d'une voix déjà mal assurée; ouvre-moi... +éclaire-moi! + +Faut-il l'avouer? cette charmante dona Cruz n'avait pas peur des hommes. +C'était vers le démon que l'obscurité tournait ses terreurs. On venait +d'évoquer le diable en riant: dona Cruz croyait déjà sentir ses cornes +dans les ténèbres. + +Comme elle revenait vers la porte d'Aurore pour l'ouvrir, elle rencontra +deux mains rudes et velues qui saisirent les siennes. Ces mains +appartenaient à Cocardasse junior. Dona Cruz essaya de crier. Sa gorge, +convulsivement serrée par l'épouvante, étrangla sa voix au passage. + +Aurore, qui se tournait et se retournait devant son miroir; car la +parure la faisait coquette; Aurore ne l'entendit point, étourdie qu'elle +était par les murmures de la foule, massée sous ses fenêtres. + +On venait d'annoncer que le carrosse de M. Law, qui venait de l'hôtel +d'Angoulême, était à la hauteur de la Croix du Trahoir. + +--Il vient! il vient! criait-on de toutes parts. + +Et la cohue de s'agiter follement. + +--Mademoiselle, dit Cocardasse en dessinant un profond salut, qui fut +perdu faute de quinquet, permettez-moi de vous offrir... + +Dona Cruz était déjà à l'autre bout de la chambre. + +Là, elle rencontra deux autres mains, moins poilues, mais plus +calleuses, qui étaient la propriété de frère Amable Passepoil. Cette +fois, elle réussit à pousser un grand cri. + +--Le voici! le voici! disait la foule. + +Le cri de la pauvre dona Cruz fut perdu comme le salut de Cocardasse. + +Elle échappa à cette seconde étreinte, mais Cocardasse la serrait de +près. Passepoil et lui s'arrangeaient pour lui fermer toute autre issue +que la porte du perron. Quand elle arriva auprès de cette porte, les +deux battants s'ouvrirent. La lueur des réverbères éclaira son visage. +Cocardasse ne put retenir un mouvement de surprise. + +Un homme qui se tenait sur le seuil, en dehors, jeta une mante sur la +tête de dona Cruz. On la saisit demi-folle d'effroi et on la poussa dans +la chaise, dont la portière se referma aussitôt. + +--A la petite maison derrière Saint-Magloire! ordonna Cocardasse. + +La chaise partit. Passepoil rentra, frétillant comme un goujon sur +l'herbe. Il avait touché de la soie! Cocardasse était tout pensif. + +--Elle est mignonne! dit le Normand, mignonne! mignonne!... Oh! le +Gonzague! + +--Capédébious! s'écria Cocardasse en homme qui veut chasser une pensée +importune, j'espère que voilà une affaire menée adroitement... + +--Quelle petite main satinée! + +--Les cinquante pistoles sont à nous!... Je te l'ai dit: du moment qu'il +n'y a pas de Lagardère dans une aventure... + +Il regarda tout autour de lui, comme s'il n'eût point été parfaitement +convaincu de ce qu'il avançait. + +--Et la taille! fit Passepoil;--je n'envie à Gonzague ni ses titres, ni +son or... mais... + +--Allons! interrompit Cocardasse, en route! + +--Elle m'empêchera longtemps de dormir! + +Cocardasse le saisit au collet et l'entraîna; puis se ravisant: + +--La charité nous oblige à délivrer la vieille et son petit, dit-il. + +--Ne trouves-tu pas que la vieille est bien conservée? demanda frère +Passepoil. + +Il eut un maître coup de poing dans le dos. Cocardasse fit tourner la +clef dans la serrure. Avant qu'il eût ouvert, la voix du bossu qu'ils +avaient presque oublié se fit entendre du côté de l'escalier. + +--Je suis assez content de vous, mes braves, dit-il,--mais votre besogne +n'est pas finie... laissez cela! + +--Il a le verbe haut, le petit homme! grommela Cocardasse. + +--Maintenant qu'on ne le voit plus, ajouta Passepoil,--sa voix me fait +un drôle d'effet... on dirait que je l'ai entendue quelque part, +autrefois... + +Un bruit sec et répété annonça que le bossu battait le briquet.--La +lampe se ralluma. + +--Qu'avez-vous donc à faire, s'il vous plaît, maître Ésope? demanda le +Gascon; c'est ainsi qu'on vous nomme, je crois? + +--Ésope... Jonas... et d'autres noms encore, repartit le petit homme; +attention à ce que je vais vous ordonner! + +--Salue Son Excellence, Passepoil..., ordonner!... Peste!... + +Il mit la main au chapeau. Passepoil l'imita, en ajoutant d'un accent +railleur: + +--Nous attendons les ordres de Son Excellence! + +--Et bien vous faites! prononça sèchement le bossu. + +Nos deux estafiers échangèrent un regard. Passepoil perdit son air de +moquerie et murmura: + +--Cette voix-là... bien sûr que je l'ai entendue! + +Le bossu prit derrière l'escalier deux de ces lanternes à manche qu'on +portait au devant des chaises, la nuit. Il les alluma. + +--Prenez ceci, dit-il. + +--Eh donc! fit Cocardasse avec mauvaise humeur,--croyez-vous que nous +pourrons rattraper la chaise?... + +--Elle est loin, si elle court toujours! ajouta Passepoil. + +--Prenez ceci. + +Ce bossu était entêté,--nos deux braves prirent chacun une des +lanternes. + +Le bossu montra du doigt la chambre d'où dona Cruz était sortie quelques +minutes auparavant. + +--Il y a là une jeune fille, dit-il. + +--Encore! s'écrièrent à la fois Cocardasse et Passepoil. + +Et ce dernier pensa tout haut: + +--L'autre litière!... + +--Cette jeune fille, poursuivit le bossu,--achève de s'habiller... Elle +va sortir par cette porte comme l'autre... + +Cocardasse désigna d'un coup d'oeil la lampe rallumée. + +--Non, dit le petit homme;--cette fois, vous n'éteindrez pas la lampe. + +--Alors, que faisons-nous? demanda le Gascon. + +--Je vais vous le dire: vous aborderez la jeune fille franchement, mais +respectueusement... Vous lui direz: Nous sommes ici pour vous conduire +au bal du Palais. + +--Il n'y avait pas un mot de cela dans nos instructions..., fit observer +Passepoil. + +Et Cocardasse ajouta: + +--La jeune fille nous croira-t-elle? + +--Elle vous croira si vous lui dites le nom de celui qui vous envoie. + +--Le nom de monsieur de Gonzague? + +--Non pas!... Et si vous ajoutez que votre maître l'attendra, minuit +sonnant... souvenez-vous bien de cela! dans les jardins du Palais, au +rond-point de Diane... + +--Avons-nous donc deux maîtres, à présent, sandiéou! s'écria Cocardasse. + +--Non, répondit le bossu,--vous n'avez qu'un maître... mais il ne +s'appelle pas Gonzague. + +Le bossu, disant cela, gagna l'escalier tournant. Il mit le pied sur la +première marche. + +--Et comment s'appelle-t-il, notre maître? interrogea Cocardasse, qui +faisait de vains efforts pour garder son insolent sourire;--Ésope II, +sans doute?... + +--Ou Jonas? balbutia Passepoil. + +Le bossu les regarda. Ils baissèrent les yeux. Le bossu prononça +lentement: + +--Votre maître se nomme Henri de Lagardère! + +Ils tressaillirent tous deux et parurent soudain rapetissés. + +--Lagardère! firent-ils de la même voix sourde et tremblante. + +Le bossu monta l'escalier.--Quand il fut en haut, il les regarda un +instant courbés et domptés, puis il dit ce seul mot: + +--Marchez droit! + +Et il disparut. + +--Aïe! fit Passepoil quand la porte du haut fut refermée. + +--Apapur! grommela Cocardasse, nous avons vu le diable. + +--Marchons droit, mon noble ami! + +--Capédébious! soyons sages comme des images... et marchons droit! + +--Figure-toi, se reprit-il, que j'avais cru reconnaître... + +--Le petit Parisien?... + +--Non... la jeune fille... celle que nous avons mise en chaise... pour +la gentille Bohémienne que j'ai vue là-bas, en Espagne, au bras de +Lagardère... + +Passepoil poussa un cri... La chambre d'Aurore venait de s'ouvrir. + +--Qu'est-ce donc? fit le Gascon en frissonnant. + +Car tout l'épouvantait désormais. + +--La jeune fille que j'ai vue au bras de Lagardère, là-bas, en +Flandre!... balbutia Passepoil. + +Aurore était sur le seuil. + +--Flor! appela-t-elle; où donc es-tu? + +Cocardasse et Passepoil, tenant à la main leurs lanternes, s'avancèrent, +l'échine courbée. Leur détermination de _marcher droit_ s'enracinait de +plus en plus. + +C'étaient, du reste, deux laquais du plus magnifique modèle avec leurs +épées en verrouil. Bien peu de suisses de paroisse auraient pu lutter +avec eux pour l'aisance et la bonne tenue. + +Aurore était si délicieusement belle sous son costume de cour, qu'ils +restèrent en admiration devant elle. + +--Où est Flor? répéta-t-elle. Est-ce que la folle est partie sans moi? + +--Sans vous, renvoya le Gascon comme un écho. + +Et le Normand répéta: + +--Sans vous. + +Aurore donna son éventail à Passepoil, son bouquet à Cocardasse. Vous +eussiez dit qu'elle avait eu de grands laquais toute sa vie. + +--Je suis prête, dit-elle. Partons! + +Les échos: + +--Partons! + +--Partons! + +Et au moment de monter en chaise: + +--A-t-il dit où je le retrouverais? demanda Aurore. + +--Au rond-point de Diane, murmura Cocardasse avec une voix de ténor. + +--A minuit, acheva Passepoil. + +Tous deux, les bras pendants et le corps incliné. + +On partit. Par dessus la chaise qu'ils accompagnaient, la lanterne à la +main, Cocardasse junior et frère Passepoil échangèrent un dernier +regard. + +Ce regard voulait dire: + +--Marchons droit! + +L'instant d'après, on eût pu voir sortir, par la porte de l'allée qui +conduisait à l'appartement particulier de maître Louis, un petit homme +noir, qui longea la rue du Chantre en trottinant. + +Il traversa la rue Saint-Honoré au moment où le carrosse de ce bon M. +Law allait passer, et la foule se moqua bien de sa bosse. + +De ces moqueries, le bossu ne semblait point beaucoup se soucier. + +Il fit le tour du Palais-Royal et entra dans la cour des Fontaines. + +Rue de Valois, il y avait une petite porte qui donnait entrée dans la +partie des bâtiments appelée _les privés de Monsieur_. C'était là que +Philippe d'Orléans, régent de France, avait son cabinet de travail. + +Le bossu frappa d'une certaine sorte. On lui ouvrit aussitôt, et du fond +d'un corridor noir une grosse voix s'éleva. + +--Ah! c'est toi, Riquet à la Houppe! dit-elle; monte vite: on +t'attend... + + + + +LE PALAIS-ROYAL. + + + + +I + +--Sous la tente.-- + + +Les pierres aussi ont leurs destinées. Les murailles vivent longtemps et +voient les générations passer; elle savent bien des histoires. Ce serait +un curieux travail que la monographie d'un de ces cubes taillés dans le +liais ou dans le tuf, dans le granit ou dans le grès. Que de drames +alentour: comédies et tragédies! Que de grandes et que de petites +choses! combien de rires! combien de pleurs! + +Ce fut la tragédie qui fonda le Palais-Royal. Armand du Plessis, +cardinal de Richelieu, immense homme d'État, lamentable poëte, acheta +au sieur Dufresne l'ancien hôtel de Rambouillet, au marquis d'Estrées le +grand hôtel de Mercoeur. Sur l'emplacement de ces deux demeures +seigneuriales, il donna l'ordre à l'architecte Lemercier de lui bâtir +une maison, digne de sa haute fortune.--Quatre autres fiefs furent +acquis pour dessiner les jardins. Enfin, pour dégager la façade où +étaient les armoiries des Du Plessis, surmontées du chapeau de cardinal, +on fit emplette de Sillery, en même temps qu'on ouvrait une grande rue +pour permettre au carrosse de son Éminence d'arriver sans encombre à ses +fermes de la Grange-Batelière. + +La rue devait garder le nom de Richelieu; la ferme, sur les terrains de +laquelle s'élève maintenant le plus brillant quartier de Paris, baptisa +longtemps l'arrière-façade de l'Opéra; le palais seul n'eut point de +mémoire. + +Tout battant neuf, il échangea son titre de Cardinal pour un titre plus +élevé encore. Richelieu dormait à peine dans la tombe, que sa maison +s'appelait déjà le Palais-Royal. + +Il aimait le théâtre, ce terrible prêtre! on pourrait presque dire qu'il +bâtit son palais pour y mettre des théâtres. Il en fit trois, bien qu'à +la rigueur, il n'en fallût qu'un pour représenter sa chère tragédie de +_Mirame_, fille idolâtrée de sa propre muse. + +Elle était en vérité trop lourde pour exceller au jeu des vers, cette +main qui trancha la tête du connétable de Montmorency. _Mirame_ fut +représentée devant trois mille fils et filles des croisés qui eurent +bien le coeur d'applaudir. Cent odes, autant de dithyrambes, le double +de madrigaux tombèrent le lendemain en pluie fade sur la ville, +célébrant les gloires du redoutable poëte,--puis, tout ce lâche bruit se +tut.--On parla tout bas d'un jeune homme qui faisait aussi des +tragédies, qui n'était pas cardinal et qui s'appelait Corneille. + +Un théâtre de deux cents spectateurs, un théâtre de cinq cents, un +théâtre de trois mille, Richelieu ne se contenta pas à moins. Tout en +suivant la politique pittoresque de Tarquin, tout en faisant tomber +systématiquement les têtes effrontées qui dépassaient le niveau, il +s'occupait de ses décors et de ses costumes comme un excellent directeur +qu'il était.--On dit qu'il inventa la _mer agitée_ qui fait vivre +maintenant dans le _premier dessous_ tant de pères de famille, les +nuages de gaze, les rampes mobiles et les _praticables_.--Il imagina +lui-même le ressort qui faisait rouler le rocher de Sisyphe, fils +d'Éole, dans la pièce de Desmarets. + +On ajoute qu'il tenait bien plus à ces divers petits talents, y compris +celui de danseur, qu'à sa gloire politique: c'est la règle. + +Néron ne fut point immortel, malgré ses succès de joueur de flûte. +Richelieu mourut. Anne d'Autriche et son fils Louis XIV vinrent habiter +le Palais-Cardinal. La Fronde fit tapage autour de ces murailles toutes +neuves. Mazarin, qui ne faisait point de tragédies, écouta plus d'une +fois, riant sous cape et tremblant à la fois, les grands cris du peuple +ameuté sous ses fenêtres. + +Mazarin avait pour retraite les appartements qui servirent plus tard à +Philippe d'Orléans, régent de France. C'était l'aile orientale, ayant +retour sur la galerie actuelle des Proues, vers la cour des Fontaines. + +Il était là au printemps de l'année 1640, quand les frondeurs +pénétrèrent de force au Palais, pour se bien assurer par eux-mêmes qu'on +ne leur avait point enlevé le jeune roi. Un tableau de la galerie du +Palais-Royal représente ce fait et montre Anne d'Autriche, soulevant, en +présence du peuple, les langes de Louis XIV enfant. + +A ce sujet, on rapporte un mot de l'un des petits-neveux du régent, le +roi des Français Louis-Philippe. Ce mot va bien au Palais-Royal, qui est +un monument sceptique, charmant, froid, sans préjugés, un esprit fort en +pierres de taille qui se planta sur l'oreille la cocarde de Camille +Desmoulins, mais qui caressa les cosaques: ce mot va bien aussi à la +race de l'élève de Dubois, le plus spirituel prince qui ait jamais perdu +le temps et l'or de l'État à faire orgie. + +Casimir Delavigne, regardant ce tableau, qui est de Mauzaise, s'étonnait +de voir la reine sans garde, au milieu de cette multitude. Le duc +d'Orléans, depuis Louis-Philippe, se prit à sourire, et répondit: + +--Il y en a, mais on ne les voit pas. + +Ce fut au mois de février 1672 que Monsieur, frère du roi, tige de la +maison d'Orléans, entra en possession du Palais-Royal. Louis XIV, le +vingt et un de ce mois, lui en constitua la propriété en apanage. +Henriette-Anne d'Angleterre, duchesse d'Orléans, y tint une cour +brillante. + +Le duc de Chartres, fils de Monsieur, le futur régent, y épousa, vers la +fin de l'année 1692, mademoiselle de Blois, la dernière des filles +naturelles du roi et de madame de Montespan. + +Sous la régence, il ne s'agissait plus de tragédies. L'ombre triste de +Mirame dut se voiler pour ne point voir ces fameux petits soupers que le +duc d'Orléans faisait, dit Saint-Simon, «en des compagnies fort +étranges;» mais ses théâtres servirent, car la mode était aux filles +d'Opéra. + +La belle duchesse de Berry, fille du régent, toujours entre deux vins et +le nez barbouillé de tabac d'Espagne, faisait partie de l'_étrange +compagnie_ où n'entraient, ajoute le même Saint-Simon, «que des dames de +moyenne vertu et des gens de peu, mais brillant par leur esprit et leur +débauche... On buvait beaucoup et du meilleur... On disait des ordures à +gorge déployée, des impiétés à qui mieux mieux, et quand on avait fait +du bruit et qu'on était bien ivre, on allait se coucher...» + +Mais Saint-Simon n'aimait pas le régent. Si l'histoire ne peut cacher +entièrement les regrettables faiblesses de ce prince, du moins nous +montre-t-elle les grandes qualités que ses excès ne parvinrent pas à +étouffer. + +Ses vices étaient à son infâme précepteur: ce qu'il avait de vertu lui +appartenait, d'autant mieux qu'on avait fait plus d'efforts pour la tuer +en lui. Ses orgies, et ceci est rare, n'eurent point de revers sanglant. +Il fut humain; il fut bon. Peut-être eût-il été grand sans les exemples +et les conseils qui empoisonnèrent sa jeunesse. + +Le jardin du Palais-Royal était alors beaucoup plus vaste +qu'aujourd'hui. Il touchait d'un côté aux maisons de la rue de +Richelieu, de l'autre aux maisons de la rue des Bons-Enfants. Au fond, +du côté de la Rotonde, il allait jusqu'à la rue Neuve-des-Petits-Champs. +Ce fut longtemps après seulement, sous le règne de Louis XVI que +Louis-Philippe-Joseph, duc d'Orléans, bâtit ce qu'on appelle les +galeries de pierre, pour isoler le jardin et l'embellir. + +Au temps où se passe notre histoire, d'énormes charmilles, toutes +taillées en portiques italiens, entouraient les berceaux, les massifs et +les parterres. La belle allée de marronniers d'Inde, plantée par le +cardinal de Richelieu, était dans toute sa vigueur. L'arbre de Cracovie, +dernier arbre de cette avenue, existait encore au commencement de ce +siècle. + +Deux autres avenues d'ormes, taillés en boule, allaient dans le sens de +la largeur. Au centre était une demi-lune avec bassin d'eau +jaillissante. A droite et à gauche, en revenant vers le palais, on +trouvait le rond-point de Mercure et le rond-point de Diane, entourés de +massifs d'arbrisseaux. Derrière le bassin se trouvait le quinconce des +tilleuls, entre les deux grandes pelouses. + +L'aile orientale du palais, plus considérable que celle où fut +construit, plus tard, le Théâtre Français sur l'emplacement de la +célèbre galerie de Mansart, se terminait par un pignon à fronton, qui +portait cinq fenêtres de façade sur le jardin. Ces fenêtres regardaient +le rond-point de Diane. Le cabinet de travail du régent était là. + +Le Grand-Théâtre, qui avait subi fort peu de modifications depuis le +temps du cardinal, servait aux représentations de l'opéra. Le palais +proprement dit, outre les salons d'apparat, contenait les appartements +d'Élisabeth-Charlotte de Bavière, princesse palatine, duchesse +douairière d'Orléans, seconde femme de Monsieur, ceux de la duchesse +d'Orléans, femme du régent, et ceux du duc de Chartres. Les princesses, +à l'exception de la duchesse de Berry et de l'abbesse de Chelles, +habitaient l'aile occidentale qui allait vers la rue de Richelieu. + +L'Opéra, situé de l'autre côté, occupait une partie de l'emplacement +actuel de la cour des Fontaines et de la rue de Valois. Il avait ses +derrières sur la rue des Bons-Enfants. Un passage, connu sous le nom +galant de Cour-aux-Ris, séparait l'entrée particulière de ces dames des +appartements du régent. + +Elles jouissaient, à titre de tolérance, du jardin du palais. + +Celui-ci n'était point ouvert au public, comme de nos jours; mais il +était facile d'en obtenir l'entrée. En outre, presque toutes les maisons +des rues des Bons-Enfants, de Richelieu et Neuve-des-Petits-Champs +avaient des balcons, des terrasses régnantes, des portes basses et même +des perrons qui donnaient accès dans les massifs. Les habitants de ces +maisons se croyaient si bien en droit de jouir du jardin, qu'ils firent +plus tard un procès à Louis-Philippe-Joseph d'Orléans lorsque ce prince +voulut enclore le Palais-Royal. + +Tous les auteurs contemporains s'accordent à dire que le jardin du +palais était un _séjour délicieux_, et certes, sous ce rapport, nous +avons beaucoup à regretter. Rien de moins délicieux que le promenoir +carré, envahi par les bonnes d'enfants, et où s'alignent maintenant les +deux allées d'ormes malades. Il faut croire que la construction des +galeries, en interceptant l'air, nuit à la végétation; notre +Palais-Royal est une très-belle cour: ce n'est plus un jardin. + +Cette nuit-là, c'était un enchantement, un paradis, un palais de fées. +Le régent, qui n'avait pas beaucoup de goût à la représentation, +sortait de son habitude et faisait les choses magnifiquement. On +disait, il est vrai, que ce bon M. Law fournissait l'argent de la fête: +mais qu'importait cela! En ce monde, beaucoup de gens sont de cet avis, +qu'il ne faut voir que le résultat. + +Si M. Law payait les violons en son propre honneur, c'était un homme qui +entendait bien la publicité, voilà tout. Il eût mérité de vivre de nos +jours d'habileté, où tel écrivain s'est fait une renommée en achetant +tous les exemplaires des quatorze premières éditions de son livre, si +bien que la quinzième a fini par se vendre ou à peu près,--où tel +dentiste, pour gagner vingt mille francs, dépense dix mille écus en +annonces,--où tel directeur de théâtre met chaque soir trois ou quatre +cents humbles amis dans sa salle pour prouver à deux cent cinquante +spectateurs vrais que l'enthousiasme n'est pas mort en France. + +Ce n'est pas seulement à titre d'inventeur de l'agio que ce bon M. Law +peut être regardé comme le véritable précurseur de la banque +contemporaine. + +Cette fête était pour lui; cette fête avait pour but de glorifier son +système et aussi sa personne. Pour que la poudre qu'on jette aille bien +dans les yeux éblouis, il faut la jeter de haut. Ce bon monsieur Law +avait senti le besoin d'un piédestal d'où il pût mieux jeter sa poudre. +On devait cuire une nouvelle fournée d'actions le lendemain. + +Comme l'argent ne lui coûtait rien, il fit sa fête splendide. + +Nous ne parlerons point des salons du Palais, décorés pour cette +circonstance avec un luxe inouï. La fête était surtout dans le jardin, +malgré la saison avancée. Le jardin était entièrement tendu et couvert. +La décoration générale représentait un campement de colons dans la +Louisiane, sur les bords du Mississipi, ce fleuve d'or. Toutes les +serres de Paris avaient été mises à contribution pour composer des +massifs d'arbustes exotiques: on ne voyait partout que fleurs tropicales +et fruits du paradis terrestre. Les lanternes qui pendaient à profusion +aux arbres et aux colonnes étaient des lanternes indiennes; on se le +disait; seulement les tentes des Indiens sauvages, jetées çà et là, +semblaient trop jolies. + +Mais les amis de M. Law allaient répétant: + +--Vous ne vous figurez pas comme les naturels de ce pays sont avancés! + +Une fois admis le style un peu fantastique des tentes, il est certain +que tout était d'un rococo délicieux. Il y avait des lointains ménagés, +des forêts sur toile, des rochers de carton à l'aspect terrible, des +cascades qui écumaient comme si l'on eût mis du savon dans leur eau. + +Le bassin central était surmonté de la statue allégorique du Mississipi, +qui avait un peu les traits de ce bon M. Law. Ce dieu tenait une arme +d'où l'eau s'échappait: derrière le dieu, dans le bassin même, on avait +placé une machine ayant mission de figurer une de ces chaussées que +construisent les castors dans les cours d'eau de l'Amérique +septentrionale. + +M. de Buffon n'avait pas encore fait l'histoire de ces intéressants +animaux, ingénieux, méthodiques et rangés comme des élèves de l'école +Polytechnique. + +Nous avons placé ce détail de la chaussée des castors, parce qu'il dit +tout et vaut à lui seul la description la plus étendue. + +C'était autour de la statue du dieu Mississipi que la Nivelle, +mademoiselle Dubois-Duplant, mademoiselle Hernoux, Leguay, Salvator et +Pompignan devaient danser le ballet indien, pour lequel cinq cents +sujets étaient engagés. + +Les compagnons de plaisir du régent, le marquis de Cossé, le duc de +Brissac, la Fare, le poëte, madame de Tencin, madame de Royan et la +duchesse de Berry s'étaient bien un peu moqués autour de tout cela, mais +pas tant que le régent lui-même. + +Il n'y avait guère qu'un homme pour surpasser le régent dans ses +railleries, c'était ce bon M. Law. + +Les salons étaient déjà encombrés, et Brissac avait ouvert le bal par +ordre avec mademoiselle de Toulouse. Il y avait foule dans les jardins, +et le lansquenet allait sous toutes les tentes plus ou moins sauvages. +Malgré les piquets de gardes françaises (déguisés en Indiens d'opéra) +posés à toutes les portes des maisons voisines donnant sur les jardins, +plus d'un intrus était parvenu à se glisser. On voyait çà et là des +dominos dont l'apparence n'était rien moins que catholique. + +C'était un grand bruit, une foule remuante et joyeuse, ayant parti pris +de s'amuser quand même. + +Cependant, les rois de la fête n'avaient point fait encore leur entrée. +On n'avait vu ni le régent, ni les princesses, ni ce bon M. Law. On +attendait. + +Dans un wigwam en velours nacarat, orné de crépines d'or, où les sachems +du grand fleuve eussent bien voulu fumer le calumet de paix, on avait +réuni plusieurs tables. Ce wigwam était situé non loin du rond-point de +Diane, sous les fenêtres mêmes du cabinet du régent. Il contenait +nombreuse compagnie. + +Autour d'une table de marbre, recouverte d'une natte, un lansquenet +turbulent se faisait. L'or roulait à grosses poignées; on criait, on +riait.--Non loin de là un groupe de vieux gentilshommes causaient +discrètement auprès d'une table de reversi. + +A la table de lansquenet, nous eussions reconnu Chaverny, le beau petit +marquis, Navailles, Gironne, Nocé, Taranne, Albret et d'autres,--M. de +Peyrolles était là et gagnait. + +C'était une habitude qu'il avait. On la lui connaissait. Ses mains +étaient généralement surveillées.--Du reste, sous la régence, tromper au +jeu n'était pas péché mortel. + +On n'entendait que des chiffres qui allaient se croisant et rebondissant +de l'un à l'autre: cent louis! cinquante! deux cents!--quelques jurons +de mauvais joueurs, et le rire involontaire des gagnants. + +Toutes les figures, bien entendu, étaient découvertes autour de la +table. Dans les avenues, au contraire, beaucoup de masques et beaucoup +de dominos allaient causant. Des laquais en livrée de fantaisie et pour +la plupart masqués, pour ne pas dénoncer l'incognito de leurs maîtres, +se tenaient de l'autre côté du petit perron du régent. + +--Gagnez-vous, Chaverny? demanda un petit domino bleu qui vint mettre sa +tête encapuchonnée à l'ouverture de la tente. + +Chaverny jetait le fond de sa bourse sur la table. + +--Cidalise! s'écria Gironne; à notre secours, nymphe des forêts vierges! + +Un autre domino parut derrière le premier. + +--Qui parle de vierges? demanda le second domino. + +--Ce n'est pas une personnalité, Desbois, ma mignonne, lui fut-il +répondu; il s'agit de forêts. + +--A la bonne heure! fit mademoiselle Desbois-Duplant qui entra. + +Cidalise donna sa bourse à Gironne. + +Un des vieux gentilshommes assis à la table de reversi fit un geste de +dégoût. + +--De notre temps, monsieur de Barbanchois, dit-il à son voisin, cela se +faisait autrement. + +--Tout est gâté, monsieur de la Hunaudaye, répondit le voisin, tout est +perverti! + +--Rapetissé, monsieur de Barbanchois! + +--Abâtardi, monsieur de la Hunaudaye! + +--Travesti! + +--Galvaudé! + +--Sali! + +Et tous deux en choeur, avec un grand soupir: + +--Où allons-nous, baron, où allons-nous? + +M. le baron de Barbanchois poursuivit en prenant un des boutons d'agate +qui décoraient l'antique pourpoint de M. le baron de la Hunaudaye: + +--Qui sont ces gens, monsieur le baron? + +--Monsieur le baron, je vous le demande? + +--Tiens-tu, Taranne? criait en ce moment Montaubert; cinquante! + +--Taranne! grommela M. de Barbanchois, ce n'est pas un homme, c'est une +rue! + +--Tiens-tu, Albret?... + +--Cela s'appelle, fit M. de la Hunaudaye, comme la mère de Henri le +Grand... Où pèchent-ils leurs noms? + +--Où Bichon, l'épagneul de madame la baronne a-t-il pêché le sien? +répliqua M. de Barbanchois en ouvrant sa tabatière. + +Cidalise qui passait y fourra effrontément ses deux doigts. M. le baron +resta bouche béante. + +--Il est bon, dit la fille d'Opéra. + +--Madame, repartit gravement le baron de Barbanchois, je n'aime point +mêler... veuillez accepter la boîte. + +Cidalise ne se formalisa point. Elle prit la boîte et toucha d'un geste +caressant le vieux menton du gentilhomme indigné. Puis elle fit une +pirouette et s'éloigna. + +--Où allons-nous! grommela M. de la Hunaudaye. + +--Où allons-nous! répéta M. de Barbanchois qui suffoquait; que dirait le +feu roi, s'il voyait de pareilles choses? + +Au lansquenet: + +--Perdu! Chaverny! Encore perdu! + +--C'est égal... j'ai la terre de ***. Je tiens tout! + +--Son père était un digne soldat! dit le baron de Barbanchois; à qui +appartient-il? + +--A monsieur le prince de Gonzague. + +--Dieu nous garde des Italiens! + +--Les Allemands valent-ils mieux, monsieur le baron?... Un comte de Horn +roué en Grève pour assassinat! + +--Un parent de Son Altesse!... Où allons-nous! + +--Je vous dis, monsieur le baron, qu'on finira par s'égorger en plein +midi dans les rues! + +--Eh! monsieur le baron! c'est déjà commencé... N'avez-vous point lu les +nouvelles?... Hier, une femme assassinée près du Temple... la Louvet, +une agioteuse... + +--Ce matin, un commis du trésor de la guerre, le sieur Sandrier, retiré +de la Seine au pont Notre-Dame... + +--Pour avoir parlé trop haut de cet Écossais maudit..., prononça tout +bas M. de Barbanchois. + +--Chut!... fit M. de la Hunaudaye, c'est le onzième depuis huit +jours!... + +--Oriol!... Oriol à la rescousse! crièrent en ce moment les joueurs. + +Le gros petit traitant parut à l'entrée de la tente. Il avait le masque +et son costume d'une richesse grotesque qui lui avait fait dans le bal +un haut succès de rires. + +--C'est étonnant, dit-il, tout le monde me reconnaît! + +--Il n'y a pas deux Oriol! s'écria Navailles. + +--Ces dames trouvent que c'est assez d'un! fit Nocé. + +--Jaloux! s'écria-t-on de toutes parts en riant. + +Oriol demanda: + +--Messieurs, n'avez-vous point vu Nivelle? + +--Dire que ce pauvre ami, déclama Gironne, sollicite en vain, depuis +huit mois, la place de financier bafoué et dévoué auprès de notre chère +Nivelle! + +--Jaloux! dit-on encore. + +--As-tu vu d'Hozier, Oriol? + +--As-tu tes parchemins? + +--Oriol, sais-tu le nom de l'aïeul que tu vas envoyer aux croisades? + +Et les rires d'éclater. + +M. de Barbanchois joignait les mains; M. de la Hunaudaye disait: + +--Ce sont des gentilshommes, M. le baron, qui raillent ces saintes +choses! + +--Où allons-nous, seigneur! où allons-nous!... + +--Peyrolles!... dit le petit traitant qui s'approcha de la table; je +vous fais les cinquante louis, puisque c'est vous... Mais relevez vos +manchettes. + +--Plaît-il! fit le factotum de M. de Gonzague; je ne plaisante qu'avec +mes égaux, mon petit monsieur! + +Chaverny regarda les laquais derrière le perron du régent. + +--Parbleu! murmura-t-il, ces coquins ont l'air de s'ennuyer là-bas... va +les chercher, Taranne, pour que cet honnête M. de Peyrolles ait un peu +avec qui se gaudir! + +Le factotum n'entendit point cette fois. Il ne se fâchait qu'à bonnes +enseignes. Il se contenta de gagner les cinquante louis d'Oriol. + +--Et du papier! disait le vieux Barbanchois, toujours du papier! + +--On nous paye nos pensions en papier, baron! + +--Et nos fermages... que représentent ces chiffons! + +--L'argent s'en va! + +--L'or aussi... Voulez-vous que je vous dise, baron? nous marchons à une +catastrophe! + +--Monsieur, mon ami, repartit la Hunaudaye en serrant furtivement la +main de Barbanchois, nous y marchons!... c'est l'avis de madame la +baronne! + +Parmi les clameurs, les rires et les quolibets croisés, la voix d'Oriol +s'éleva de nouveau: + +--Connaissez-vous la nouvelle? demanda-t-il, la grande nouvelle? + +--Non... voyons la grande nouvelle! + +--Je vous le donne en mille!... mais vous ne devineriez pas!... + +--M. Law s'est fait catholique? + +--Madame de Berry boit de l'eau? + +--M. du Maine a fait demander une invitation au régent? + +Et cent autres impossibilités. + +--Vous n'y êtes pas, vous n'y êtes pas, très-chers!... Vous n'y serez +jamais!... Madame la princesse de Gonzague... la veuve inconsolable de +M. de Nevers... Artémise, vouée au deuil éternel... + +A ce nom de madame la princesse de Gonzague, tous les vieux +gentilshommes avaient dressé l'oreille. + +--Eh bien! eh bien! fit-on autour de la table de lansquenet. + +--Eh bien! reprit Oriol, Artémise a fini de boire la cendre du +mausolée!... Madame la princesse de Gonzague est au bal! + +On se récria. C'était chose impossible. + +--Je l'ai vue! affirma le petit traitant, de mes yeux vue!... assise +auprès de la princesse Palatine... Mais j'ai vu quelque chose de plus +extraordinaire encore. + +--Quoi donc? demanda-t-on de toutes parts. + +Oriol se rengorgea; il tenait le dé. + +--J'ai vu, reprit-il pourtant, et je n'avais pas la berlue... et j'étais +bien éveillé... j'ai vu M. le prince de Gonzague refusé à la porte du +régent. + +On fit silence. Cela intéressait tout le monde. Tout ce qui entourait +cette table de lansquenet attendait sa fortune de Gonzague. + +--Qu'y a-t-il d'étonnant à cela? demanda Peyrolles, les affaires de +l'État... + +--A cette heure, Son Altesse ne s'occupe point des affaires de l'État. + +--Cependant, si un ambassadeur... + +--Son Altesse n'était point avec un ambassadeur! + +--Si quelque caprice nouveau... + +--Son Altesse n'était pas avec une dame. + +C'était Oriol qui faisait ces réponses nettes et catégoriques. La +curiosité générale grandissait. + +--Mais avec qui donc était Son Altesse? + +--On se le demandait, repartit le petit traitant. M. de Gonzague +lui-même s'en informait avec beaucoup de mauvaise humeur. + +--Et que lui répondaient les valets? interrogea Navailles. + +--Mystère, messieurs, mystère!... M. le régent est triste depuis +certaine missive qu'il reçut d'Espagne... M. le régent a donné ordre +aujourd'hui d'introduire par la petite porte de la cour des Fontaines un +personnage qu'aucun de ses valets ordinaires n'a vu... sauf Blondeau, +qui a cru entrevoir dans le second cabinet un petit homme tout noir de +la tête aux pieds... un bossu. + +--Un bossu! répéta-t-on à la ronde;--il en pleut des bossus!... + +--Son Altesse s'est enfermée avec lui... et la Fare... et Brissac... et +la duchesse de Chalais elle-même ont trouvé porte close!. + +Il y eut un silence. Par l'ouverture de la tente, on pouvait apercevoir +les fenêtres éclairées du cabinet de Son Altesse.--Oriol regarda de ce +côté par hasard. + +--Tenez! tenez! s'écria-t-il en étendant la main,--ils sont encore +ensemble! + +Tous les yeux se tournèrent à la fois vers les fenêtres du +pavillon.--Sur les rideaux blancs, la silhouette de Philippe d'Orléans +se détachait; il marchait.--Une autre ombre indécise, placée du côté de +la lumière semblait l'accompagner. + +Ce fut l'affaire d'un instant: les deux ombres avaient dépassé la +fenêtre. + +Quand elles revinrent, elles avaient changé de place en tournant. La +silhouette du régent était vague, tandis que celle de son mystérieux +compagnon se dessinait avec netteté sur le rideau,--quelque chose de +difforme: une grosse bosse sur un petit corps et de longs bras qui +gesticulaient avec vivacité... + + +FIN DU TOME TROISIÈME. + + + + +TABLE DES CHAPITRES +DU TROISIÈME VOLUME. + + Pages + + LES MÉMOIRES D'AURORE. + (Suite.) + + III. La gitanita 5 + + IV. Où Flor emploie un charme 29 + + V. Où Aurore s'occupe d'un petit marquis 53 + + VI. En mettant le couvert 75 + + VII. Maître Louis 95 + + VIII. Deux jeunes filles 117 + + IX. Les trois souhaits 139 + + X. Deux dominos 159 + + LE PALAIS-ROYAL. + + I. Sous la tente 181 + + FIN DE LA TABLE. + + + * * * * * + + + Liste des modifications: + + page 9: enlevé 1 on (mon ami; on ne me répondit point.) + page 13: fil remplacé par fit (descends! fit Henri avec impatience.) + page 18: gentlishommes remplacé par gentilshommes + page 51: Stapitz remplacé par Staupitz + page 59: que remplacé par qui (des jalousies à mes fenêtres qui) + page 66: François remplacé par Françoise + page 69: Tarride remplacé par Tarrides + page 75: pardessus remplacé par par dessus (A droite, par dessus le + rempart) + page 128: une remplacé par un (un carrosse) + page 135: avouous remplacé par avouons + page 181: on remplacé par ou (dans le granit ou dans le grès.) + page 184: Lous remplacé par Louis (Louis XIV) + page 186: m'aimait remplacé par n'aimait (Saint-Simon n'aimait pas) + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Le Bossu Volume 3, by Paul Féval + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE BOSSU VOLUME 3 *** + +***** This file should be named 34301-8.txt or 34301-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/4/3/0/34301/ + +Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by The +Internet Archive/Canadian Libraries) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/34301-8.zip b/34301-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..88d3015 --- /dev/null +++ b/34301-8.zip diff --git a/34301-h.zip b/34301-h.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..51af230 --- /dev/null +++ b/34301-h.zip diff --git a/34301-h/34301-h.htm b/34301-h/34301-h.htm new file mode 100644 index 0000000..900b387 --- /dev/null +++ b/34301-h/34301-h.htm @@ -0,0 +1,6108 @@ +<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" + "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> + +<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" xml:lang="fr" lang="fr"> + <head> + <meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=iso-8859-1" /> + <meta http-equiv="Content-Style-Type" content="text/css" /> + <title>The Project Gutenberg's eBook of Le Bossu, Aventures de cape et d'épée, by Paul Féval,</title> + + <style type="text/css"> + +body {margin-left: 15%; margin-right: 15%;} + +p {margin-top: 0.75em; text-align: justify; margin-bottom: 0.75em; text-indent: 1.5em;} + +h1, h2, h3, h5, h6 {text-align: center; clear: both;} +h1 {margin-top: 2em;} +h2 {margin-top: 2em;} + +hr.small {width: 30%; border-color: #C0C0C0; border-style: solid; +margin: 2em auto 2em auto; clear: both;} + +hr.tiny {width: 10%; border-color: #C0C0C0; border-style: solid; +margin: 2em auto 2em auto; clear: both;} + +hr.full {width: 100%; margin: 5em auto 5em auto; height: 4px; +border-width: 4px 0 0 0; border-style: solid; border-color: #000000; +clear: both;} + +sup {font-size: 70%; vertical-align: 40%;} + +.center {text-align: center; text-indent: 0em;} +.left {text-align: left;} +.right {text-align: right;} +.smcap {font-variant: small-caps;} + +.blockquote {margin: 2em 10% 2em 10%; font-size: 100%;} +.dottedline {border-top: thin dotted black;} + +img {margin-left: auto; margin-right:auto;} +.figcenter {margin: 0.5em auto 0.5em auto; padding: 0px 0px 0px 0px; text-align: center;} + +/* table of contents */ +.block {margin: 2em auto 0 auto; width: 400px;} +table {margin-left: auto; margin-right: auto; border-collapse: collapse;} +.tda {text-align: right; padding-right: 2em; vertical-align: top; +padding-bottom: 1em;} +.tdb {text-align: left; vertical-align: top; padding-bottom: 1em;} +.tdc {text-align: right; vertical-align: top; padding-bottom: 1em;} +.tcenter {text-align: center; padding-top: 1em; padding-bottom: 1em;} + +/* page numbers */ +.pagenum {position: absolute; left: 5%; font-size: 90%; +font-weight: normal; font-style: normal; text-align: right; +color: #C0C0C0; background-color: inherit; text-indent: 0em;} + +a{text-decoration: none;} +a:hover {text-decoration: underline;} +.link {font-size: small; text-align: center; margin-top: 0em; font-weight: 400;} + +/* note au lecteur */ +.tnote {border: dashed 1px; margin-left: 20%; margin-right: 20%; +margin-top: 50px; margin-bottom: 50px; padding: 10px 10px 10px 10px; font-family: sans-serif; font-size: 80%;} + +/* correction popup */ +ins.correction {text-decoration: none; border-bottom: thin dotted silver;} +--> + </style> + </head> + <body> + + +<pre> + +The Project Gutenberg EBook of Le Bossu Volume 3, by Paul Féval + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Le Bossu Volume 3 + Aventures de cape et d'épée + +Author: Paul Féval + +Release Date: November 12, 2010 [EBook #34301] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE BOSSU VOLUME 3 *** + + + + +Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by The +Internet Archive/Canadian Libraries) + + + + + + +</pre> + + +<hr class="full" /> + +<p class="left"><a href="#note">Au lecteur</a></p> + +<h1>LE BOSSU.</h1> + +<hr class="tiny" /> + +<p class="center">Bruxelles.—Imp. de <span class="smcap">E. Guyot</span>, succ. de <span class="smcap">Stapleaux</span>,<br /> +rue de Schaerbeek, 12.</p> + +<hr class="tiny" /> + +<p class="center">COLLECTION HETZEL.</p> + +<hr class="tiny" /> + +<h1>LE BOSSU</h1> + +<h3>AVENTURES DE CAPE ET D'ÉPÉE</h3> + +<p class="center"><small>PAR</small></p> + +<h2>PAUL FÉVAL.</h2> + +<h2>3</h2> + +<hr class="tiny" /> + +<p class="center">Édition autorisée pour la Belgique et l'Étranger,<br /> +interdite pour la France.</p> + +<hr class="tiny" /> + +<div class="figcenter"> +<img src="images/title.png" alt="" title="" width="150" height="142" /></div> + +<p class="center"><b>LEIPZIG,</b></p> + +<p class="center"><b>ALPHONSE DÜRR, LIBRAIRE-ÉDITEUR.</b></p> + +<hr class="tiny" /> + +<p class="center"><b>1857</b></p> + +<hr class="small" /> + +<h6><a href="#table_des_chapitres">TABLE DES CHAPITRES <br />DU TROISIÈME VOLUME</a></h6> + +<hr class="small" /> + +<h2>LES MÉMOIRES D'AURORE.</h2> + +<h2>(SUITE.)</h2> + +<h2><a name="ch1" id="ch1"></a>III</h2> + +<h3>—La gitanita.—</h3><p><span class="pagenum"><a name="Page_5" id="Page_5">5</a></span></p> + +<p>«..... Je pleure souvent, ma mère, depuis que je suis grande; mais je +suis faite comme les enfants. Le sourire chez moi n'attend pas les +larmes séchées.</p> + +<p>»Vous vous êtes dit peut-être déjà en lisant ce bavardage incohérent: +mes impressions de batailles, l'histoire des deux hidalgos, l'oncle don +Miguel et le neveu don Sanche,—mes premières études dans un livre +d'escrime,—le récit de mes pauvres plaisirs d'enfant,—vous vous êtes +dit peut-être: «C'est une folle!»</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_6" id="Page_6">6</a></span></p> + +<p>»C'est vrai: la joie me rend folle.—Mais je ne suis pas lâche dans la +douleur.</p> + +<p>»La joie m'enivre. Je ne sais pas ce que c'est que le plaisir mondain et +peu m'importe; ce qui m'attire, c'est la joie du cœur.</p> + +<p>»Je suis gaie, je suis enfant, je m'amuse avec tout, hélas! comme si je +n'avais pas déjà bien souffert...</p> + +<p>»Il fallut quitter Pampelune, où nous commencions à être moins pauvres. +Henri avait même pu amasser une petite épargne et bien lui en prit.</p> + +<p>»Je pense que j'avais alors dix ans, ou à peu près.</p> + +<p>»Il rentra un soir inquiet et tout soucieux. J'augmentai sa +préoccupation en lui disant que, tout le jour, un homme, enveloppé d'un +manteau sombre, avait fait sentinelle dans la rue sous nos croisées.</p> + +<p>Henri ne se mit point à table. Il prépara ses armes et s'habilla comme +pour un long voyage. La nuit venue, il me fit passer à mon tour un +corsage de drap, et me laça mes brodequins. Il sortit avec son épée. +J'étais dans des transes. Depuis longtemps, je ne l'avais pas vu si +agité.</p> + +<p>»Quand il revint, ce fut pour faire un paquet de ses hardes et des +miennes.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_7" id="Page_7">7</a></span></p> + +<p>»—Nous allons partir, Aurore, me dit-il!</p> + +<p>»—Pour longtemps? demandai-je.</p> + +<p>»—Pour toujours.</p> + +<p>»—Quoi! m'écriai-je en regardant notre pauvre petit ménage,—nous +allons laisser tout cela?</p> + +<p>»—Oui, tout cela, fit-il en souriant tristement;—je viens d'aller +chercher au coin de la rue un pauvre homme qui sera notre héritier... Il +est content comme un roi, lui... Ainsi va le monde!</p> + +<p>»—Mais où allons-nous, ami? demandai-je encore.</p> + +<p>»—Dieu le sait, me répondit-il en essayant de paraître gai;—en route, +ma petite Aurore... il est temps!</p> + +<p>»Nous sortîmes.—Ici se place quelque chose de terrible, ma mère. Ma +plume s'est arrêtée un instant, mais je ne veux rien te cacher.</p> + +<p>»Comme nous descendions les marches du perron, je vis un objet sombre au +milieu de la rue déserte. Henri voulut m'entraîner dans la direction des +remparts; mais je lui échappai, embarrassé qu'il était par son fardeau +et je m'élançai vers l'objet qui avait attiré mon attention.</p> + +<p>»Henri poussa un cri: c'était pour m'arrêter. Je ne lui avais jamais +désobéi, mais il était <span class="pagenum"><a name="Page_8" id="Page_8">8</a></span> trop tard. Je distinguais déjà une forme +humaine sous un manteau et je croyais reconnaître le manteau de la +mystérieuse sentinelle qui s'était promenée sous nos fenêtres durant +tout le jour.</p> + +<p>»Je soulevai le manteau. C'était bien l'homme que j'avais vu dans la +journée. Il était mort et son sang l'inondait.</p> + +<p>»Je tombai à la renverse comme si j'eusse reçu moi-même le coup de la +mort.</p> + +<p>»Il y avait eu un combat, là, tout près de moi; car, en sortant, Henri +avait pris son épée. Henri avait encore une fois risqué sa vie pour +moi,—pour moi, j'en étais sûre...</p> + +<p>».... Je m'éveillai au milieu de la nuit. J'étais seule ou du moins je +me croyais seule.—C'était une chambre encore plus pauvre que celle dont +nous sortions, cette chambre qui se trouve d'ordinaire au premier étage +des fermes espagnoles, dont les maîtres sont de pauvres hidalgos.</p> + +<p>»Il y avait un bruit de voix à peine saisissable dans la pièce située +au-dessous,—sans doute la salle commune de la ferme.</p> + +<p>J'étais couchée sur un lit à colonnes vermoulues. Une paillasse, +recouverte d'une serpillière en lambeaux. La lumière de la lune entrait +par <span class="pagenum"><a name="Page_9" id="Page_9">9</a></span> les fenêtres sans carreaux.—Je voyais en face du lit le +feuillage léger de deux grands chênes liéges qui se balançaient +doucement à la brise nocturne.</p> + +<p>»J'appelai doucement Henri, mon ami; <ins class="correction" title="on on">on</ins> ne me répondit point.</p> + +<p>»Mais je vis une ombre qui rampait sur le sol, et, l'instant d'après, +Henri se dressait à mon chevet. Il me fit de la main signe de me taire +et me dit tout bas à l'oreille:</p> + +<p>»—Ils ont découvert nos traces... ils sont en bas.</p> + +<p>»—Qui donc? demandai-je.</p> + +<p>»—Les compagnons de celui qui était sous le manteau.</p> + +<p>»Le mort! je me sentis frémir de la tête aux pieds et je crus que +j'allais m'évanouir de nouveau.</p> + +<p>»Henri me serra le bras et reprit:</p> + +<p>»—Ils étaient là tout à l'heure, derrière la porte. Ils ont essayé de +l'ouvrir. J'ai passé mon bras comme une barre dans les anneaux. Ils +n'ont pas deviné la nature de l'obstacle. Ils sont descendus pour +chercher une pince, afin de jeter la porte en dedans: ils vont revenir.</p> + +<p>»—Mais que leur avez-vous donc fait, Henri, mon ami, m'écriai-je, pour +qu'ils vous poursuivent avec tant d'acharnement?</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_10" id="Page_10">10</a></span></p> + +<p>»—Je leur ai arraché la proie qu'ils allaient déchirer, les loups! me +répondit-il.</p> + +<p>»Moi! c'était moi! je le comprenais bien. Cette pensée m'emplissait le +cœur et le navrait: j'étais cause de tout. J'avais brisé sa vie. Cet +homme, si beau naguère, si brillant, si heureux, se cachait maintenant +comme un criminel. Il m'avait donné son existence tout entière.</p> + +<p>»Pourquoi?...</p> + +<p>»—Père, lui dis-je, père chéri, laissez-moi ici et sauvez-vous, je vous +en supplie.</p> + +<p>»Il mit sa main sur ma bouche.</p> + +<p>»—Petite folle! murmura-t-il; s'ils me tuent, je serai bien forcé de +t'abandonner... mais ils ne me tiennent pas encore... Lève-toi!</p> + +<p>»Je fis effort pour obéir; j'étais bien faible.</p> + +<p>»J'ai su depuis que mon ami Henri, harassé de fatigue, car il m'avait +portée dans ses bras, demi-morte que j'étais, depuis Pampelune jusqu'à +cette maison éloignée, était entré là pour demander un gîte.</p> + +<p>»C'étaient des pauvres gens. On lui donna cette chambre où nous étions.</p> + +<p>»Henri allait s'étendre sur une couche de paille préparée pour lui, +lorsqu'il entendit un bruit de chevaux dans la campagne. Les chevaux +s'arrêtèrent à la porte de la maison isolée. Henri <span class="pagenum"><a name="Page_11" id="Page_11">11</a></span> devina bien tout +de suite qu'il fallait remettre le sommeil à une autre nuit.</p> + +<p>»Au lieu de se coucher, il ouvrit tout doucement la porte et descendit +quelques marches de l'escalier.</p> + +<p>»On causait dans la salle basse.—Le fermier en haillons disait:</p> + +<p>»—Je suis gentilhomme et je ne livrerai pas mes hôtes!</p> + +<p>»Henri entendit le bruit d'une poignée d'or qu'on jetait sur la table.</p> + +<p>»Le fermier gentilhomme eut la bouche fermée.</p> + +<p>»Une voix qu'il connaissait ordonna:</p> + +<p>»—A la besogne et que ce soit vite fait!</p> + +<p>»Henri rentra précipitamment et referma la porte de son mieux. Il +s'élança vers la fenêtre pour voir s'il y avait moyen de fuir.</p> + +<p>»Les branches de deux grands lièges frôlaient la croisée sans carreaux. +C'était un petit potager clos d'une haie. Au delà, une prairie, puis la +rivière d'Arga, que la lune montrait au travers des arbres.</p> + +<p>»On montait l'escalier. Henri remplaça la barre absente par son bras +qu'il mit en travers. On essaya d'ouvrir, on poussa, on pesa, on jura, +mais le bras d'Henri valait une barre de fer:</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_12" id="Page_12">12</a></span></p> + +<p>»—Te voilà bien pâle, ma petite Aurore, reprit Henri quand il me vit +levée; mais tu es brave et tu me seconderas...</p> + +<p>»—Oh! oui!... m'écriai-je transportée d'aise à la pensée de le servir.</p> + +<p>»Il m'entraîna vers la fenêtre.</p> + +<p>»—Descendrais-tu bien dans le verger par cet escalier-là? me +demanda-t-il en me montrant les branches et le tronc de l'un des liéges.</p> + +<p>»—Oui, répondis-je, oui, père, si tu me promets de me rejoindre bien +vite.</p> + +<p>»—Je te le promets, ma petite Aurore. Bien vite ou jamais, pauvre +chérie, ajouta-t-il à voix basse en me pressant dans ses bras.</p> + +<p>»J'étais bien ébranlée, je ne compris point, et ce fut heureux.</p> + +<p>»Henri ouvrit le châssis au moment où les pas se faisaient entendre de +nouveau dans l'escalier. Je m'accrochais aux branches du liége, tandis +qu'il s'élançait vers la porte.</p> + +<p>»—Quand tu seras en bas, me dit-il encore, tu jetteras un petit caillou +dans la chambre... ce sera le signal... Ensuite, tu te glisseras le long +de la haie jusqu'à la rivière.</p> + +<p>»J'étais encore tout contre la fenêtre lorsque j'entendis le bruit de la +pince qu'on introduisait sous la porte. Je restais, je voulais voir.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_13" id="Page_13">13</a></span></p> + +<p>»—Descends! descends! <ins class="correction" title="fil">fit</ins> Henri avec impatience.</p> + +<p>»J'obéis.—En bas, je pris un petit caillou que je lançai par +l'ouverture de la croisée.</p> + +<p>»J'entendis aussitôt un sourd fracas à l'étage supérieur. Ce devait être +la porte qu'on forçait. Cela m'ôta mes jambes. Je restai clouée à ma +place.</p> + +<p>»Deux coups de feu retentirent dans la chambre, puis Henri m'apparut +debout sur l'appui de la croisée.</p> + +<p>»D'un saut, et sans s'aider des liéges, il fut auprès de moi.</p> + +<p>»—Ah! malheureuse! fit-il en me voyant, je te croyais déjà sauvée!... +Ils vont tirer!</p> + +<p>»Il m'enlevait déjà dans ses bras,—plusieurs détonations se firent à la +croisée.—Je le sentis violemment tressaillir.</p> + +<p>»—Êtes-vous blessé?... m'écriai-je.</p> + +<p>Il était au milieu du verger. Il s'arrêta en pleine lumière, et, +tournant sa poitrine vers les bandits, qui rechargèrent leurs armes à la +croisée, il cria par deux fois:</p> + +<p>»—Lagardère! Lagardère!...</p> + +<p>»Puis il franchit la haie et gagna la rivière.</p> + +<p>»On nous poursuivait.—L'Arga est en ce <span class="pagenum"><a name="Page_14" id="Page_14">14</a></span> lieu rapide et +profonde.—Je cherchais déjà des yeux un batelier, lorsque Henri, sans +ralentir sa course et me tenant toujours dans ses bras, se jeta au +milieu du courant.</p> + +<p>»C'était un jeu pour lui, je le vis bien; d'une main, il m'élevait +au-dessus de sa tête; de l'autre, il fendait le fil de l'eau. Nous +gagnâmes la rive opposée en quelques minutes.</p> + +<p>»Nos ennemis se consultaient sur l'autre bord.</p> + +<p>»—Ils vont chercher le gué, dit Henri; nous ne sommes pas encore +sauvés.</p> + +<p>»Il me réchauffait contre sa poitrine, car j'étais trempée et je +grelottais.</p> + +<p>»Nous entendîmes bientôt les chevaux galoper sur l'autre rive... Nos +ennemis cherchaient le gué pour passer l'Arga et nous poursuivre. Ils +comptaient bien que nous ne pourrions leur échapper longtemps.</p> + +<p>»Quand le bruit de leur course s'étouffa au lointain, Henri rentra dans +l'eau et traversa de nouveau l'Arga en droite ligne.</p> + +<p>»—Nous voici en sûreté, ma petite Aurore, me dit-il en touchant le bord +à l'endroit même d'où nous étions partis... Maintenant, il faut te +sécher et me panser...</p> + +<p>»—Je savais bien que vous étiez blessé! m'écriai-je.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_15" id="Page_15">15</a></span></p> + +<p>»—Bagatelle... viens!</p> + +<p>»Il se dirigeait vers la maison du fermier qui nous avait trahis.—Le +fermier et sa femme riaient et causaient dans leur salle basse, ayant +entre eux un bon brasier ardent.</p> + +<p>»Terrasser l'homme et le garrotter en un seul paquet avec sa femme fut +pour Henri l'affaire d'un instant.</p> + +<p>»—Taisez-vous! leur dit-il,—car ils croyaient qu'on allait les tuer et +poussaient des cris lamentables. J'ai vu le temps où j'aurais mis le feu +à votre taudis, comme vous l'avez mérité si bien... mais il ne vous sera +point fait de mal: voici l'ange qui vous garde!</p> + +<p>»Il passait sa main dans mes cheveux mouillés.</p> + +<p>»Je voulus l'aider à se panser. Sa blessure était à l'épaule et saignait +abondamment par les efforts qu'il avait faits. Pendant que mes habits +séchaient, j'étais enveloppée dans son grand manteau, qu'il avait laissé +en fuyant dans la chambre du haut. Je fis de la charpie; je bandai sa +plaie. Il me dit:</p> + +<p>»—Je ne souffre plus... tu m'as guéri!</p> + +<p>»—Le fermier gentilhomme et sa femme ne bougeaient pas plus que s'ils +eussent été morts.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_16" id="Page_16">16</a></span></p> + +<p>»Vers trois heures de nuit, nous quittâmes la maison, montés sur une +grande vieille mule qu'Henri avait prise à l'écurie et pour laquelle il +jeta deux pièces d'or sur la table.</p> + +<p>»En partant, il dit au mari et à la femme:</p> + +<p>»—S'ils reviennent, présentez-leur les compliments du chevalier de +Lagardère et dites-leur ceci: «Dieu et la Vierge protégent +l'orpheline...» En ce moment, Lagardère n'a pas le loisir de s'occuper +d'eux... mais l'heure viendra!</p> + +<p>»La vieille grande mule valait mieux qu'elle n'en avait l'air. Nous +arrivâmes à Estella vers le point du jour et nous fîmes marché avec un +arriero pour gagner Burgos, de l'autre côté des montagnes. Henri voulait +s'éloigner définitivement des frontières de France. Ses ennemis étaient +des Français.</p> + +<p>«Il avait dessein de ne s'arrêter qu'à Madrid.</p> + +<p>«Nous autres, pauvres enfants, nous avons le champ libre. Notre +imagination travaille toujours, dès qu'il s'agit de nos parents +inconnus.—Êtes-vous bien riche, ma mère?—Il faut que vous soyez grande +pour que cette poursuite obstinée se soit attachée à votre fille.</p> + +<p>»Si vous êtes riche, vous ne pouvez guère vous faire idée d'un long +voyage, à travers cette belle et noble terre d'Espagne, étalant sa +misère <span class="pagenum"><a name="Page_17" id="Page_17">17</a></span> orgueilleuse sous les splendides éblouissements de son ciel.</p> + +<p>»La misère est mauvaise au cœur de l'homme. Je sais cela quoique je +sois bien jeune. Cette chevaleresque race de vainqueurs des Maures est +déchue. Les fils du Cid sont menteurs, voleurs et lâches. De toutes +leurs anciennes et illustres qualités, ils n'ont gardé que l'orgueil.</p> + +<p>»Un orgueil de comédie, un orgueil poltron, drapé dans des lambeaux: +l'orgueil de ces spadassins pour rire, que Polichinelle met en fuite +avec son bâton.</p> + +<p>»Le paysage est merveilleux, les habitants sont tristes, paresseux, +plongés jusqu'au cou dans la malpropreté honteuse.—Cette belle fille +qui passe, poétique de loin et portant avec grâce sa corbeille de +fruits, ce n'est pas la peau de son visage que vous voyez, c'est un +masque épais de souillures.</p> + +<p>»Il y a des fleuves pourtant; mais l'Espagnol n'a pas encore découvert +l'usage de l'eau. Son corps frileux fuit les ablutions.—Ce paradis tout +planté d'orangers en fleurs a d'autres parfums que la fleur d'oranger.</p> + +<p>»Quand il y a quelque part cent voleurs de grand chemin, cela s'appelle +un village. On nomme un alcade. L'alcade et tous ses administrés <span class="pagenum"><a name="Page_18" id="Page_18">18</a></span> +sont également gentilshommes.—Autour du village, la terre reste en +friche. Il passe toujours bien assez de voyageurs, si déserte que soit +la route, pour que les cent et un <ins class="correction" title="gentlishommes">gentilshommes</ins> et leurs familles aient +un oignon à manger par jour.</p> + +<p>»L'alcade, meilleur gentilhomme que ses concitoyens, est aussi plus +voleur et plus gourmand. On a vu de ces autocrates manger jusqu'à deux +oignons en vingt-quatre heures.—Mais ceux qui font ainsi un dieu de +leur ventre finissent mal. L'espingole les guette. Il ne faut pas que +l'opulence abuse insolemment des dons du ciel.</p> + +<p>»Il est rare qu'on trouve à manger dans les auberges. Elles sont +instituées pour couper la gorge aux voyageurs, qui s'en vont sans souper +dans l'autre monde.</p> + +<p>»Le posadero, homme fier et taciturne, vous fournit un petit tas de +paille recouvert d'une loque grise: c'est un lit.—Si par hasard on ne +vous a pas égorgé dans la nuit, vous payez et vous partez sans déjeuner.</p> + +<p>»Inutile de parler des moines et des alguazils. Les gueux à escopettes +sont également connus dans l'univers entier. Personne n'ignore que les +muletiers sont les associés naturels des brigands de la montagne.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_19" id="Page_19">19</a></span></p> + +<p>»Un Espagnol qui a trois lieues à faire dans une direction quelconque +envoie chercher le garde-notes et dicte son testament.</p> + +<p>»De Pampelune à Burgos, nous eûmes des centaines d'aventures, mais +aucune qui eût trait à nos persécuteurs. C'est de celles-là seulement, +ma mère, que je veux vous entretenir.—Nous devions les retrouver encore +une fois avant d'arriver à Madrid.</p> + +<p>»Nous avons pris par Burgos afin d'éviter le voisinage des sierras de la +Vieille-Castille. L'épargne de mon ami s'épuisait rapidement et nous +avancions peu, tant la route était pavée d'obstacles. Le récit d'un +voyage en Espagne ressemble à un entassement d'accidents rassemblés à +plaisir par une imagination romanesque et moqueuse.</p> + +<p>»Enfin, nous laissâmes derrière nous Valladolid et les dentelles de son +clocher sarrasin. Nous avions fait plus de la moitié de notre route.</p> + +<p>»C'était le soir: nous allions côtoyant les frontières du Léon pour +arriver à Ségovie. Nous étions montés tous deux sur la même mule et nous +n'avions point de guide.—La route était belle. On nous avait enseigné +une auberge sur l'Adaja où nous devions faire grande chère.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_20" id="Page_20">20</a></span></p> + +<p>»Cependant, le soleil se couchait derrière les arbres maigres de la +forêt qui va vers Salamanque et nous n'apercevions nulle trace de +posada. Le jour baissait; les muletiers devenaient plus rares sur le +chemin. C'était l'heure des mauvaises rencontres.</p> + +<p>»Nous n'en devions point faire, ce soir-là, grâce à Dieu: il n'y avait +qu'une bonne action sur notre route.</p> + +<p>»Ce fut ce soir-là, ma mère, que nous trouvâmes ma petite Flor, ma chère +gitanita, ma première et ma seule amie.</p> + +<p>»Voilà bien longtemps que nous sommes séparées, et pourtant je suis bien +sûre qu'elle se souvient de moi.—Deux ou trois jours après notre +arrivée à Paris, j'étais dans la salle basse et je chantais. Tout à +coup, j'entendis un cri dans la rue: je crus reconnaître la voix de +Flor.—Un carrosse passait: un grand carrosse de voyage sans armoiries. +Les stores en étaient baissés.—Je m'étais sans doute trompée.</p> + +<p>»Mais bien souvent, depuis lors, je me suis mise à la fenêtre, espérant +voir sa fine taille si souple, son pied de fer, effleurant la pointe des +pavés et son œil noir, brillant derrière son voile de dentelle.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_21" id="Page_21">21</a></span></p> + +<p>»Je suis folle! Pourquoi Flor serait-elle à Paris?...</p> + +<p>»La route passait au-dessus d'un précipice. Au bord même du précipice, +il y avait un enfant qui dormait. Je l'aperçus la première et je priai +Henri, mon ami, d'arrêter la mule; je sautai à terre et j'allai me +mettre à genoux auprès de l'enfant.</p> + +<p>»C'était une petite bohémienne de mon âge,—et jolie!...</p> + +<p>»Je n'ai jamais rien vu de si mignon que Flor: c'était la grâce, la +finesse, la douce espièglerie.</p> + +<p>»Flor doit être maintenant une adorable jeune fille.</p> + +<p>»Je ne sais pourquoi j'eus tout de suite envie de l'embrasser. Mon +baiser l'éveilla. Elle me le rendit en souriant. Mais la vue d'Henri +l'effraya.</p> + +<p>»—Ne crains rien, lui dis-je.—C'est mon bon ami, mon père chéri qui +t'aimera, puisque déjà je t'aime... Comment t'appelles-tu?</p> + +<p>»—Flor... et toi?</p> + +<p>»—Aurore...</p> + +<p>»Elle reprit son sourire:</p> + +<p>»—Le vieux poëte, murmura-t-elle,—celui qui fait nos chansons... parle +souvent des pleurs d'Aurore qui brillent comme des perles <span class="pagenum"><a name="Page_22" id="Page_22">22</a></span> au calice +de la fleur... Tu n'as jamais pleuré, toi, je parie; moi, je pleure +souvent.</p> + +<p>»Je ne savais ce qu'elle voulait dire avec son vieux poëte.—Henri nous +appelait.—Elle mit la main sur sa poitrine et s'écria tout à coup:</p> + +<p>»—Oh! que j'ai faim!</p> + +<p>»Et je la vis toute pâle.</p> + +<p>»Je la pris dans mes bras. Henri mit pied à terre à son tour. Flor nous +dit qu'elle n'avait pas mangé depuis la veille au matin. Henri avait un +peu de pain qu'il lui donna avec le vin de Xérès qui était au fond de sa +gourde.</p> + +<p>«Elle mangea avidement. Quand elle eut bu, elle regarda Henri en face, +puis moi:</p> + +<p>«—Vous ne vous ressemblez pas, murmura-t-elle;—pourquoi n'ai-je +personne à aimer, moi?</p> + +<p>«Ses lèvres effleurèrent la main d'Henri, tandis qu'elle ajoutait:</p> + +<p>—«Merci, seigneur cavalier, vous êtes aussi bon que beau... je vous en +prie, ne me laissez pas la nuit sur le chemin!</p> + +<p>«Henri hésitait, les gitanos sont de dangereux et subtils coquins. +L'abandon de cette enfant pouvait être un piége. Mais je fis tant et +j'intercédai si bien, qu'Henri finit par consentir à emmener la petite +bohémienne.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_23" id="Page_23">23</a></span></p> + +<p>«Nous voilà bien heureux!—au contraire de la pauvre mule, qui avait +maintenant trois fardeaux.</p> + +<p>«En route, Flor nous raconta son histoire. Elle appartenait à une troupe +de gitanos qui venaient de Léon et qui allaient, eux aussi, à +Madrid.—La veille, au matin, je ne sais à quel propos, la bande avait +été poursuivie par une escouade de la Sainte-Hermandad. Flor s'était +cachée dans les buissons pendant que ses compagnons fuyaient.</p> + +<p>»Une fois l'alerte passée, Flor voulut rejoindre ses compagnons, mais +elle eut beau marcher, elle eut beau courir, elle ne les trouva plus sur +la route. Les passants à qui elle les demandait lui jetaient des +pierres. De bons chrétiens, parce qu'elle n'était point baptisée, lui +enlevèrent ses pendants d'oreilles en cuivre argenté et un collier de +fausses perles.</p> + +<p>»La nuit vint. Flor la passa dans une meule. Qui dort dîne, +heureusement, car la pauvre petite Flor n'avait point dîné.</p> + +<p>»Le lendemain, elle marcha tout le jour sans rien mettre sous sa dent. +Les chiens des quinterias aboyaient derrière elle, et les petits enfants +lui envoyaient leurs huées.—De temps en temps, elle trouvait sur la +route <span class="pagenum"><a name="Page_24" id="Page_24">24</a></span> l'empreinte conservée d'une sandale égyptienne: cela la +soutenait.</p> + +<p>»Les gitanos en campagne ont généralement un lieu de halte et de +rendez-vous avant le but du voyage. Flor savait où retrouver les +siens,—mais bien loin, bien loin, dans une gorge du mont Baladron, +situé en face de l'Escurial, à dix ou douze lieues de Madrid.</p> + +<p>»C'était notre route. J'obtins de mon ami Henri qu'il conduirait la +petite Flor jusque-là.</p> + +<p>»Elle eut place auprès de moi sur ma paille à l'hôtellerie; elle eut +part de la splendide <i>marmite-pourrie</i> qui nous fut servie pour notre +souper.</p> + +<p>»Ces ollas-podridas de la Castille sont des mets qu'on se procure +difficilement dans le reste de l'Europe: il faut, pour les faire, un +jarret de porc, un peu de cuir de bœuf, la moitié de la corne d'une +chèvre morte de maladie, des tiges de choux, des épluchures de raves, +une souris de terre et un boisseau et demi de gousses d'ail.—Tels +furent du moins les ingrédients que nous reconnûmes dans notre fameuse +<i>marmite-pourrie</i> du bourg de San-Lucar, entre Pesquera et Ségovie, dans +l'une des plus somptueuses auberges qui se puissent trouver dans les +États du roi d'Espagne.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_25" id="Page_25">25</a></span></p> + +<p>»A dater du moment où la jolie petite Flor fut notre compagne, la route +devint moins monotone. Elle était gaie presque autant que moi, et bien +plus avisée. Elle savait danser, elle savait chanter. Elle nous amusait +en nous racontant les tours pendables de ses frères les gitanos.</p> + +<p>»Nous lui demandâmes quel dieu ils adoraient; elle nous répondit: Une +cruche.</p> + +<p>»Mais à Zamora, dans le pays de Léon, elle avait rencontré un bon frère +de la Miséricorde qui lui avait dit les grandeurs du Dieu des chrétiens. +Flor désirait le baptême.</p> + +<p>»Elle fut huit jours entiers avec nous: le temps d'aller de San-Lucar de +Castille au mont Baladron.</p> + +<p>»Quand nous arrivâmes en vue de cette montagne sombre et rocheuse, où je +devais me séparer de ma petite Flor, je devins triste: je ne savais pas +que c'était un pressentiment.</p> + +<p>»J'étais habituée à Flor; nous allions depuis huit jours, assises sur la +même mule, nous tenant l'une à l'autre, et babillant tout le long du +chemin. Elle m'aimait bien; moi, je la regardais comme ma sœur.</p> + +<p>»Il faisait chaud. Le ciel avait été couvert tout le jour; l'air pesait +comme aux approches <span class="pagenum"><a name="Page_26" id="Page_26">26</a></span> d'un orage. Dès le bas de la montagne, de +larges gouttes de pluie commencèrent à tomber. Henri nous donna son +manteau pour nous envelopper toutes deux et nous continuâmes de grimper, +pressant notre mule paresseuse sous une torrentielle averse.</p> + +<p>»Flor nous avait promis l'hospitalité la plus cordiale au nom de ses +frères. Une ondée n'était pas faite pour effrayer mon ami Henri, et nous +deux, Flor et moi, nous étions d'humeur à narguer la plus terrible +tempête sous l'abri flottant qui nous unissait.</p> + +<p>»Les nuées couraient, roulant les unes sur les autres et laissant +parfois entre elles des déchirures où apparaissait le bleu profond du +ciel. La ligne de l'horizon, vers le couchant, semblait un chaos +empourpré. C'était la seule lumière qui restât au ciel. Elle teignait +tous les objets en rouge. La route grimpait en spirale une rampe roide +et pierreuse. Les rafales étaient si fortes que nos mules tremblaient +sur leurs jambes.</p> + +<p>»—C'est drôle, m'écriai-je, comme cette lumière fait voir toute sorte +d'objets... Là-bas, à la crête de ce rocher, j'ai cru apercevoir deux +hommes taillés dans la pierre.</p> + +<p>»Henri regarda vivement de ce côté.</p> + +<p>»—Je ne vois rien, dit-il.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_27" id="Page_27">27</a></span></p> + +<p>»—Ils n'y sont plus..., prononça Flor à voix basse...</p> + +<p>»—Il y avait donc réellement deux hommes? demanda Henri.</p> + +<p>»Je sentis venir en moi une vague terreur que la réponse de Flor +augmenta.</p> + +<p>»—Non pas deux, répliqua-t-elle, mais dix pour le moins.</p> + +<p>»—Armés?</p> + +<p>»—Armés.</p> + +<p>»—Ce ne sont pas tes frères?</p> + +<p>»—Non, certes.</p> + +<p>»—Et nous guettent-ils depuis longtemps?</p> + +<p>»—Depuis hier matin, ils rôdent autour de nous.»</p> + +<hr class="tiny" /> + +<h2><a name="ch2" id="ch2"></a>IV</h2> + +<h3>—Où Flor emploie un charme.—</h3><p><span class="pagenum"><a name="Page_29" id="Page_29">29</a></span></p> + +<p>«Henri regardait Flor avec défiance; moi-même, je ne pus me défendre +d'un soupçon. Pourquoi ne nous avait-elle pas prévenus?</p> + +<p>»—J'ai cru d'abord que c'étaient des voyageurs comme vous, dit-elle, +répondant d'elle-même et d'avance à notre pensée; ils suivaient le vieux +sentier vers l'ouest; nos hidalgos font presque tous ainsi. Il n'y a +guère que le menu peuple à fréquenter les routes nouvelles... C'est +seulement depuis notre entrée dans la montagne que leurs mouvements me +sont devenus suspects... <span class="pagenum"><a name="Page_30" id="Page_30">30</a></span> Je ne vous ai point avertis parce qu'ils +sont en avant de nous désormais, et engagés dans une voie où nous ne +pouvons plus les rencontrer.</p> + +<p>»Elle nous expliqua que la vieille route, abandonnée à cause de ses +difficultés, passait du côté nord du Baladron, tandis que la nôtre +tournait de plus en plus vers le sud, à mesure qu'on approchait des +gorges; les deux routes se réunissaient à un passage unique, appelé el +Paso de los Rapadores, bien au delà du campement des bohémiens.</p> + +<p>»Par le fait, en avançant dans l'intérieur de la montagne, nous +n'aperçûmes plus ces fantastiques silhouettes, découpant leurs profils +sur le ciel écarlate.</p> + +<p>»Les roches étaient désertes aussi loin que l'œil pouvait se porter. +On n'apercevait d'autres mouvements que le frémissement des hêtres +agités par la rafale.</p> + +<p>»La nuit tomba. Nous ne songions plus à nos rôdeurs inconnus. D'énormes +ravins et des défilés infranchissables les séparaient de nous +maintenant. Toute notre attention était pour notre mule, dont le pied +sûr avait grand'peine à surmonter les obstacles du chemin.</p> + +<p>»Il était nuit close, quand un cri de joie de Flor annonça la fin de nos +peines. Nous avions <span class="pagenum"><a name="Page_31" id="Page_31">31</a></span> devant les yeux un grand et magnifique +spectacle.</p> + +<p>»Depuis quelques minutes, nous marchions entre deux hautes rampes qui +nous cachaient l'horizon et le ciel. On aurait dit deux gigantesques +remparts.—L'averse avait cessé. Le vent du nord-ouest, chassant devant +soi les nuées, balayait le firmament, toujours plus étincelant après +l'orage. La lune épandait à flots sa blanche lumière.</p> + +<p>»Au sortir du défilé, nous nous trouvâmes en face d'une sorte de vallée +circulaire, entourée de pics dentelés, où croissaient encore çà et là +quelques bouquets de pins de montagne: c'était la Taza del Diablillo (la +tasse du diablotin), point central du mont Baladron, dont les plus hauts +sommets sont jetés de côté et penchent vers l'Escurial.</p> + +<p>»La Taza del Diablillo nous apparaissait en ce moment comme un gouffre +sans fond. Les rayons de la lune, qui éclairaient vivement le tour de la +tasse et ses dentelures, laissaient le vallon dans l'ombre et lui +donnaient une effrayante profondeur.</p> + +<p>»Juste vis-à-vis de nous s'ouvrait une gorge pareille à celle que nous +quittions, de telle sorte que l'une continuait l'autre, et que la <span class="pagenum"><a name="Page_32" id="Page_32">32</a></span> +Tasse, située entre deux, était évidemment le produit de quelque grande +convulsion du sol.</p> + +<p>»Un grand feu s'allumait à l'entrée de cette deuxième gorge. Autour du +feu, des hommes et des femmes étaient assis.</p> + +<p>»Leurs figures maigres et vigoureusement accentuées se rougissaient aux +lueurs du brasier, ainsi que les saillies des rocs voisins,—tandis que, +tout près de là, les reflets blafards de la lune glissaient sur les +rampes mouillées.</p> + +<p>»A peine sortions-nous du défilé, que notre présence fut signalée. Ces +sauvages ont une finesse de sens qui nous est inconnue.—On ne cessa +point de boire, de fumer et de causer autour du feu, mais deux +éclaireurs se jetèrent rapidement à droite et à gauche. L'instant +d'après, Flor nous les montra, rampant vers nous dans la vallée.</p> + +<p>»Elle poussa un cri particulier. Les éclaireurs s'arrêtèrent.</p> + +<p>»A un second cri, ils rebroussèrent chemin et vinrent paisiblement +reprendre leur place au devant du brasier.</p> + +<p>»C'était loin de nous encore, ce brasier.—Au premier moment, j'avais +cru apercevoir des <span class="pagenum"><a name="Page_33" id="Page_33">33</a></span> ombres noires derrière le cercle pailleté des +gitanos, mais j'étais en garde désormais contre les illusions de la +montagne. Je me tus et en approchant, je ne vis plus rien.</p> + +<p>»Plût à Dieu que j'eusse parlé!</p> + +<p>»Nous étions à peu près au milieu de la vallée, lorsqu'un grand gaillard +à face basanée se dressa au devant du bûcher, tenant à la main une +escopette d'une longueur démesurée. Il cria en langue orientale une +sorte de qui vive, et Flor lui répondit dans la même langue.</p> + +<p>»—Soyez les bienvenus! dit l'homme à l'escopette;—nous vous donnerons +le pain et le sel, puisque notre sœur vous amène.</p> + +<p>»Ceci était pour nous.</p> + +<p>»Les gitanos d'Espagne, et généralement toutes les bandes qui vivent en +dehors de la loi dans les différents royaumes de l'Europe jouissent +d'une réputation méritée sous le rapport de l'hospitalité. Le plus +sanguinaire brigand respecte son hôte; ceci même en Italie, où les +brigands ne sont pas des lions, mais des hyènes.</p> + +<p>»Une fois promis le sel et l'eau, nous n'avions plus rien à craindre, +selon la commune croyance.</p> + +<p>»Nous approchâmes sans défiance. On nous <span class="pagenum"><a name="Page_34" id="Page_34">34</a></span> fit bon accueil.—Flor +baisa le genou du chef, qui lui imposa les mains fort solennellement.</p> + +<p>»Après quoi, ce même chef fit verser du brandevin dans une coupe de bois +sculpté, et le présenta à Henri en grande cérémonie.</p> + +<p>»Henri but.—Le cercle se reforma autour du foyer.</p> + +<p>»Une gitana vint chanter et danser à l'intérieur du cercle, se jouant +avec la flamme et faisant voltiger son écharpe au-dessus du brasier.</p> + +<p>»Quelques minutes s'écoulèrent,—puis la voix d'Henri s'éleva, rauque et +changée:</p> + +<p>»—Coquins! s'écria-t-il,—qu'avez-vous mis dans ce breuvage?</p> + +<p>»Il voulut se lever, mais ses jambes chancelèrent, et il tomba +lourdement sur le sol.</p> + +<p>»Je sentis que mon cœur ne battait plus.</p> + +<p>»Henri était à terre et luttait contre un engourdissement qui garrottait +chacun de ses muscles.</p> + +<p>»Ses paupières alourdies allaient se fermer.</p> + +<p>»Les gitanos riaient silencieusement autour du feu.—Derrière eux, je +vis surgir de grandes formes sombres: cinq ou six hommes enveloppés dans +leurs manteaux et dont les visages <span class="pagenum"><a name="Page_35" id="Page_35">35</a></span> disparaissaient complétement +sous les larges bords de leurs feutres.</p> + +<p>»Ceux-là n'étaient pas des bohémiens.</p> + +<p>»Quand mon ami Henri cessa de lutter, je le crus mort. Je demandai à +Dieu ardemment de mourir.</p> + +<p>»Un des hommes à manteaux jeta une lourde bourse au milieu du cercle.</p> + +<p>»—Finissez-en, et vous aurez le double! dit-il.</p> + +<p>»Je ne reconnus point la voix de cet homme.</p> + +<p>»Le chef des bohémiens répondit:</p> + +<p>»—Il faut le temps et la distance... douze heures et douze milles... la +mort ne peut être donnée ni au même lieu ni le même jour que +l'hospitalité.</p> + +<p>»—Momeries que tout cela! fit l'homme en haussant les épaules;—en +besogne! ou laissez-nous faire!</p> + +<p>»En même temps, il s'avança vers Henri gisant sur la terre. Le bohémien +se mit au-devant de lui.</p> + +<p>—Tant que douze heures ne seront pas écoulées, prononça-t-il +résolûment,—tant que douze milles ne seront pas franchis, nous +défendrons notre hôte, fût-ce contre le roi!</p> + +<p>»Singulière foi! étrange honneur! Tous les gitanos se rangèrent autour +d'Henri.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_36" id="Page_36">36</a></span></p> + +<p>»J'entendis Flor qui murmurait à mon oreille:</p> + +<p>»—Je vous sauverai tous deux, ou je mourrai!.......</p> + +<p>»......... C'était vers le milieu de la nuit. On m'avait couchée sur un +sac de toile plein de mousse desséchée, dans la tente du chef, qui +dormait non loin de moi.</p> + +<p>»Il avait auprès de lui son escopette d'un côté, son cimeterre de +l'autre.</p> + +<p>»Je voyais, à la lueur de la lampe allumée, ses yeux, dont les paupières +demi ouvertes semblaient avoir des regards, même dans le sommeil.</p> + +<p>»Aux pieds du chef, un gitano était blotti comme un chien et ronflait.</p> + +<p>»J'ignorais où l'on avait mis mon ami Henri, et Dieu sait que je n'avais +garde de fermer les yeux!</p> + +<p>»J'étais sous la surveillance d'une vieille bohémienne, faisant près de +moi l'office de geôlière. Elle s'était couchée en travers, la tête sur +mon épaule, et, par surcroît de précaution, elle tenait en dormant ma +main droite entre les siennes.</p> + +<p>»Ce n'était pas tout. Au dehors, j'entendais le pas régulier de deux +sentinelles.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_37" id="Page_37">37</a></span></p> + +<p>»L'horloge à sable marquait une heure après minuit, lorsque j'entendis +un bruit léger vers l'entrée de la tente.</p> + +<p>»Je me tournai pour voir. Ce simple mouvement fit ouvrir les yeux de ma +duègne noire. Elle s'éveilla à demi en grondant.</p> + +<p>»Je ne vis rien, et le bruit cessa.</p> + +<p>»Seulement, je n'entendis bientôt plus qu'un seul pas de sentinelle.—Au +bout d'un quart d'heure, l'autre sentinelle cessa aussi de se promener.</p> + +<p>»Un silence complet régnait autour de la tente.</p> + +<p>»Je vis la toile osciller entre deux piquets,—puis se soulever +lentement,—puis un visage espiègle et souriant apparaître.</p> + +<p>»C'était Flor.—Elle me fit un petit signe de tête,—elle n'avait pas +peur.</p> + +<p>»Son corps souple et fluet passa après sa tête.—Quand elle se mit sur +ses pieds, ses beaux yeux noirs triomphaient.</p> + +<p>»—Le plus fort est fait! prononça-t-elle des lèvres seulement.</p> + +<p>»Je n'avais pu retenir un léger mouvement de surprise, et ma duègne +s'était encore éveillée.</p> + +<p>»Flor resta deux ou trois minutes immobile, un doigt sur la bouche.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_38" id="Page_38">38</a></span></p> + +<p>»La duègne était rendormie.—Je pensais:</p> + +<p>»—Il faudrait être fée pour dégager mon épaule et ma main!</p> + +<p>»J'avais bien raison.—Mais ma petite Flor était fée.</p> + +<p>»Elle fit un pas bien doucement, puis deux. Elle ne venait point à moi, +elle allait vers la natte où dormait le chef, entre son sabre et son +escopette.</p> + +<p>»Elle se plaça devant lui et le regarda un instant fixement. La +respiration du chef devint plus tranquille.—Flor se pencha sur lui, au +bout de quelques secondes, et appuya légèrement l'index et le pouce +contre ses tempes.—Les paupières du chef se fermèrent.</p> + +<p>»Elle me regarda, et ses yeux petillaient comme deux gerbes +d'étincelles.</p> + +<p>»—Et d'un! fit-elle.</p> + +<p>»Le gitano ronflait toujours, la tête sur ses genoux.</p> + +<p>»Elle lui posa la main sur le front, tandis que son regard impérieux le +couvrait.—Peu à peu, les jambes du gitano s'allongèrent et sa tête +renversée alla toucher le sol.—Vous eussiez dit un mort.</p> + +<p>»J'ai vu cela, ma mère, je l'ai vu de mes yeux, <span class="pagenum"><a name="Page_39" id="Page_39">39</a></span> et j'étais bien +éveillée puisque je craignais pour la vie de mon ami Henri!</p> + +<p>»Flor riait, le charmant petit démon!</p> + +<p>»—Et de deux! dit-elle.</p> + +<p>»Restait ma terrible duègne.—Flor prit avec elle plus de précautions.</p> + +<p>»Elle s'approcha lentement, lentement, la couvrant du regard comme le +serpent qui veut fasciner l'oiseau. Quand elle fut à portée, elle +étendit une seule main qu'elle tint suspendue à la hauteur des yeux de +l'Égyptienne.—Je sentais celle-ci tressaillir intérieurement.</p> + +<p>»A ce moment, elle fit effort pour se dresser. Flor dit:</p> + +<p>»—Je ne veux pas!</p> + +<p>»La vieille poussa un grand soupir.</p> + +<p>»La main de Flor descendit lentement du front à l'estomac et s'y +arrêta.—Un de ses doigts faisait la pointe et semblait émettre je ne +sais quel fluide mystérieux.</p> + +<p>»Je sentais, moi-même, à travers le corps de la duègne l'influence +étrange de ce fluide.—Mes paupières voulaient se fermer.</p> + +<p>«—Reste éveillée! me commanda Flor avec un coup d'œil de reine.</p> + +<p>»Les ombres qui voltigeaient déjà autour de mes yeux disparurent.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_40" id="Page_40">40</a></span></p> + +<p>»Mais je croyais rêver.</p> + +<p>»La main de Flor se releva, glissa une seconde fois au-dessus du front +de la vieille bohémienne, et revint pointer entre ses deux yeux. Tout +son corps s'affaissa. Je la sentis plus lourde.</p> + +<p>»Flor était droite, grave, impérieuse. Sa main descendit encore pour se +relever de nouveau. Au bout de deux ou trois minutes, elle se rapprocha +et fit comme un mouvement de brusque aspersion au-dessus du crâne de la +vieille.</p> + +<p>»Ce crâne était de plomb.</p> + +<p>»—Dors-tu, Mabel? demanda-t-elle tout bas.</p> + +<p>»—Oui, je dors, répondit la vieille.</p> + +<p>»Mon premier mouvement fut de croire à une comédie.</p> + +<p>»Avant de regagner le campement, Flor avait pris de mes cheveux et de +ceux d'Henri pour les mettre dans un petit médaillon qu'elle portait au +cou.</p> + +<p>»Elle ouvrit le médaillon et plaça les cheveux d'Henri dans la main +inerte de la vieille.</p> + +<p>»—Je veux savoir où il est, dit-elle encore.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_41" id="Page_41">41</a></span></p> + +<p>»La vieille s'agita et gronda.—J'eus crainte de la voir +s'éveiller.—Flor la poussa du pied rudement comme pour me prouver la +profondeur de son sommeil.</p> + +<p>»Puis elle répéta:</p> +<p> +»—Entends-tu, Mabel! je veux savoir où il est!</p> + +<p>»—J'entends, repartit la bohémienne; je le cherche... Quel est donc ce +lieu?... une grotte?... un souterrain?... Il n'y a personne autour de +lui... il est couché... On l'a dépouillé de son manteau... et de son +pourpoint... Ah! s'interrompit-elle frissonnant,—je vois ce que c'est, +c'est une tombe!</p> + +<p>»Tous mes pores rendirent une sueur glacée.</p> + +<p>»—Il vit, cependant? interrogea Flor.</p> + +<p>»—Il vit, répliqua Mabel;—il dort.</p> + +<p>»—Et la tombe, où est-elle?</p> + +<p>»—Au nord du camp... Voilà six ans qu'on y enterra le vieil Hadji... +L'homme a la tête appuyée contre les os d'Hadji.</p> + +<p>»—Je veux aller à cette tombe, dit Flor.</p> + +<p>»—Au nord du camp, répéta la vieille femme;—la première fissure entre +les roches... une pierre à soulever, trois marches à descendre.</p> + +<p>»—Et comment l'éveiller?</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_42" id="Page_42">42</a></span></p> + +<p>»—Tu as ton poignard...</p> + +<p>»—Viens! me dit Flor.</p> + +<p>»Et sans prendre aucune précaution, elle rejeta de côté la tête de +Mabel, qui tomba sur le sac de mousse.—La vieille resta là comme une +masse.</p> + +<p>»Je vis avec stupéfaction qu'elle avait les yeux grands ouverts...</p> + +<p>»....... Nous sortîmes de la tente. Autour du feu qui allait +s'éteignant, il y avait un cercle de gitanos endormis.</p> + +<p>»Flor avait pris à la main la lampe, qu'elle couvrait d'un pan de sa +mante.</p> + +<p>»Elle me montra une seconde tente au loin, et me dit:</p> +<p> +»—C'est là que sont les chrétiens!</p> + +<p>»Ceux qui voulaient assassiner Henri, mon pauvre ami.</p> + +<p>»Nous allâmes au nord du camp.—Chemin faisant, Flor me fit détacher +trois petits chevaux de la Galice qui paissaient les basses branches des +arbres, retenus à des piquets par leur licou; les gitanos ne se servent +jamais de mules.</p> + +<p>»Au bout de quelques pas, nous trouvâmes la fissure entre deux roches. +Nous nous y engageâmes. Trois degrés taillés dans le granit descendaient +<span class="pagenum"><a name="Page_43" id="Page_43">43</a></span> à l'entrée d'un caveau, fermé par une grosse pierre, que nos +efforts réunis firent tourner.</p> + +<p>»Derrière la pierre, la lueur de la lampe nous montra Henri à demi +dépouillé, plongé dans un sommeil de mort, et couché sur la terre +humide, la tête appuyée contre un squelette humain.</p> + +<p>»Je m'élançai; j'entourai de mes bras le cou d'Henri; je +l'appelai.—Rien!</p> + +<p>»Flor était derrière nous.</p> + +<p>»—Tu l'aimes bien, Aurore, me dit-elle;—tu l'aimeras mieux!</p> + +<p>»—Réveille-le! réveille-le! m'écriai-je;—au nom de Dieu! réveille-le!</p> + +<p>»Elle prit les deux mains d'Henri après avoir déposé la lampe sur le +sol.</p> + +<p>»—Mon charme ne peut rien ici, répondit-elle;—il a bu le psow des +gypsies d'Écosse; il dormira jusqu'à ce que le fer chaud ait touché le +creux de ses mains et la plante de ses pieds.</p> + +<p>»—Le fer chaud? répétai-je sans comprendre.</p> + +<p>»—Et dépêchons! ajouta Flor,—car maintenant, je risque ma vie tout +autant que vous deux.</p> + +<p>»Elle souleva sa basquine, et tira des plis <span class="pagenum"><a name="Page_44" id="Page_44">44</a></span> de son jupon, alourdi +par les morceaux de plomb cousus dans l'ourlet, un petit poignard à +manche de corne.</p> + +<p>»—Déchausse-le! commanda-t-elle.</p> + +<p>»J'obéis machinalement. Henri portait des sandales avec des guêtres de +majo. Ma main tremblait si fort que je ne pouvais délacer les courroies.</p> + +<p>»—Vite! vite! répétait Flor.</p> + +<p>»Pendant cela, elle faisait rougir la pointe de son petit poignard à la +flamme de la lampe. J'entendis un frémissement court: c'était le +poignard brûlant qui s'enfonçait dans la paume de la main d'Henri. Le +fer, mis au feu de nouveau, perça également le creux de l'autre main.</p> + +<p>»Henri ne fit aucun mouvement.</p> + +<p>»—A la plante des pieds! s'écria Flor; vite! vite!... il faut les +quatre douleurs à la fois.</p> + +<p>»La pointe du poignard sépara encore une fois la flamme de la +lampe.—Flor se prit à chanter un chant dans sa langue inconnue.</p> + +<p>»Puis elle piqua les deux pieds d'Henri dont les lèvres se crispèrent.</p> + +<p>»—Je lui devais bien cela, disait Flor en guettant son réveil,—le cher +jeune seigneur!... et à toi aussi, ma rieuse Aurore... sans vous, je +<span class="pagenum"><a name="Page_45" id="Page_45">45</a></span> serais morte de faim... sans moi, vous n'auriez point pris cette +route... c'est moi qui vous ai attirés dans le piége.</p> + +<p>»Le psow des sorciers d'Écosse est fait avec le suc de cette laitue +rousse et frisée que les Espagnols nomment lechuga pequena, jointe à +certaine quantité de tabac distillé et à l'extrait simple de pavot des +champs. C'est un narcotique foudroyant.</p> + +<p>»Quant à la manière de mettre fin à ce redoutable sommeil, qui ressemble +à la mort, je vous dis ce que j'ai vu, ma mère. Les piqûres de fer rouge +sans le chant bohème (au dire de ma petite Flor) ne produiraient +absolument aucun résultat.</p> + +<p>»De même que dans les contes hongrois que dit si bien ma jolie compagne, +la clef du trésor de Pesth ne saurait point ouvrir la porte de cristal +de roche, si celui qui la porte ne connaît le mot-fée Maramaradno...</p> + +<p>»Quand Henri rouvrit les yeux, mes lèvres étaient sur son front. Il +regarda tout autour de lui d'un air égaré. Nous eûmes chacune un sourire +de sa pauvre bouche pâle.—Quand ses yeux tombèrent sur le squelette du +vieil Hadgi, il reprit son air sérieux et froid.</p> + +<p>»—Oh! oh! dit-il;—voici donc le compagnon <span class="pagenum"><a name="Page_46" id="Page_46">46</a></span> qu'ils m'avaient +choisi!... dans un mois, nous aurions fait la paire!</p> + +<p>»—En route! s'écria Flor;—il faut qu'au lever du soleil vous soyez +hors de la montagne.</p> + +<p>»Henri était déjà debout.</p> + +<p>»Les petits chevaux nous attendaient à l'entrée de la fissure. Flor se +mit en avant comme guide, car elle était déjà venue plusieurs fois en ce +lieu. Nous commençâmes à gravir au clair de la lune les derniers sommets +du Baladron.</p> + +<p>»Au soleil levant, nous étions en face de l'Escurial; le soir nous +arrivions dans la capitale des Espagnes.</p> + +<p>»Je fus bien heureuse, car il fut convenu que Flor resterait avec nous. +Elle ne pouvait retourner près de ses frères après ce qu'elle avait +fait. Henri me dit:</p> + +<p>»—Ma petite Aurore, tu auras une sœur.</p> + +<p>»Ceci alla très-bien pendant un mois. Flor avait désiré être instruite +dans la religion chrétienne. Elle fut baptisée au couvent de +l'Incarnation et fit sa première communion avec moi dans la chapelle des +Mineurs. Elle était pieuse à sa façon et de bon cœur, mais les +religieux de l'Incarnation, dont elle dépendait en sa qualité de +convertie, voulaient une autre piété.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_47" id="Page_47">47</a></span></p> + +<p>»Ma pauvre Flor—ou plutôt Maria de la Santa-Cruz—ne pouvait leur +donner ce qu'elle n'avait point.</p> + +<p>»Un beau matin, nous la vîmes avec son ancien costume de gitanita. Henri +se mit à sourire, et lui dit:</p> + +<p>»—Gentil oiseau, tu as bien tardé à prendre ta volée!</p> + +<p>»Moi je pleurais, ma mère, car je l'aimais, ma chère petite Flor; je +l'aimais de toute mon âme!</p> + +<p>»Quand elle m'embrassa, les larmes lui vinrent aux yeux aussi, mais +c'était plus fort qu'elle. La petite sauvage étouffait dans notre +maison. Elle partit en promettant bien de revenir.—Hélas! le soir, je +la vis sur la Plaza-Santa, au milieu d'un groupe de gens du peuple. Elle +dansait au son d'un tambour de basque, avant de dire la bonne aventure +aux passants.</p> + +<p>»Nous demeurions au revers de la Calle Real dans une petite rue de +modeste apparence, dont les derrières donnaient sur de vastes et beaux +jardins.</p> + +<p>»C'est parce que je suis Française, ma mère, que je ne regrette pas à +Paris le climat enchanté de Madrid.</p> + +<p>»Nous ne souffrions plus du besoin. Henri <span class="pagenum"><a name="Page_48" id="Page_48">48</a></span> avait pris sa place tout +de suite parmi les premiers ciseleurs de Madrid. Il n'avait pas encore +cette grande renommée qui lui eût permis de faire si facilement sa +fortune, mais les maîtres intelligents appréciaient son habileté.</p> + +<p>»Ce fut une période de calme et de bonheur. Flor venait les matins. Nous +causions. Elle regrettait de ne plus être ma compagne, mais quand je lui +proposais de reprendre notre vie d'autrefois, elle se sauvait en riant.</p> + +<p>»Une fois, Henri me dit:</p> + +<p>»—Aurore, cette enfant n'est pas l'amie qu'il vous faut.</p> + +<p>»Je ne sais ce qui eut lieu, mais Flor ne vint plus que de loin en +loin.—Nous étions plus froides en face l'une de l'autre.—Quand Henri, +mon ami, a parlé, c'est mon cœur même qui obéit. Les choses et les +personnes qu'il n'aime plus cessent de me plaire.</p> + +<p>»Ma mère, n'est-ce pas ainsi qu'il faut aimer?</p> + +<p>»Pauvre petite Flor! si je la voyais, je ne pourrais cependant +m'empêcher de tomber dans ses bras...</p> + +<p>»....... Que je vous dise, ma mère, une chose qui précède de bien peu le +départ de mon ami.—Car je devais éprouver bientôt la première grande +douleur de ma vie. Henri allait me <span class="pagenum"><a name="Page_49" id="Page_49">49</a></span> quitter, j'allais rester seule +et longtemps, bien longtemps sans le voir.</p> + +<p>»Deux ans, bonne mère; deux ans, comprenez-vous cela?—moi qui chaque +matin m'éveillais sous son baiser de père! moi qui n'avais jamais été un +jour entier sans le voir!</p> + +<p>»Quand j'y songe, à ces deux années, elles me semblent plus longues que +tout le reste de mon existence.</p> + +<p>»Je savais qu'Henri amassait un petit trésor pour entreprendre un +voyage; il devait visiter l'Allemagne et l'Italie. La France seule lui +était fermée et j'ignorais pourquoi.</p> + +<p>»Les motifs de ce voyage étaient aussi un secret pour moi.</p> + +<p>»Un jour qu'il était parti dès le matin, selon sa coutume, j'entrai chez +lui pour mettre sa chambre en ordre. Son secrétaire était ouvert,—un +secrétaire dont il emportait toujours la clef.</p> + +<p>»Sur la tablette du secrétaire, il y avait un paquet de papiers enfermé +dans une enveloppe jaunie par le temps. A cette enveloppe pendaient deux +cachets pareils, portant des armoiries avec un mot latin pour devise: +<i>Adsum</i>.</p> + +<p>»Mon confesseur, à qui je demandai la signification de ce mot me +répondit: <i>J'y suis!</i></p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_50" id="Page_50">50</a></span></p> + +<p>»Vous vous souvenez, ma mère, que quand Henri, mon ami, courut après moi +à Venasque; il prononça ce mot en se ruant sur mes ravisseurs: J'y suis! +j'y suis!</p> + +<p>»L'enveloppe portait un troisième sceau qui semblait appartenir à une +chapelle ou à une église.</p> + +<p>»J'avais déjà vu ce papier une fois.</p> + +<p>»Le jour où nous nous échappâmes de la ferme sur l'Aga, aux environs de +Pampelune, ce fut pour ravoir ce paquet précieux qu'Henri voulut +retourner à la ferme.</p> + +<p>»Quand il le trouva intact, sa figure rayonna de joie.</p> + +<p>»Auprès du paquet, dont l'enveloppe ne montrait aucune écriture, il y +avait une sorte de liste, écrite récemment.</p> + +<p>»Je fis mal. Je la lus... Hélas! ma mère, j'avais tant d'envie de savoir +pourquoi mon ami Henri me quittait.</p> + +<p>»La liste ne m'apprit rien que des noms et des demeures. Je ne +connaissais aucun de ces noms.</p> + +<p>»C'étaient sans doute ceux des gens qu'Henri devait voir dans son +voyage.</p> + +<p>»La liste était ainsi faite:</p> + +<p>»1<sup>o</sup> Le capitaine Lorrain, Naples.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_51" id="Page_51">51</a></span></p> + +<p>»2<sup>o</sup> <ins class="correction" title="Stapitz">Staupitz</ins>, Nuremberg.</p> + +<p>»3<sup>o</sup> Pinto, Turin.</p> + +<p>»4<sup>o</sup> El Matador, Glascow.</p> + +<p>»5<sup>o</sup> Joël de Jugan, Morlaix.</p> + +<p>»6<sup>o</sup> Faënza, Paris.</p> + +<p>»7<sup>o</sup> Saldagne, Paris.</p> + +<p>»Puis deux numéros encore, qui n'avaient point de nom au bout;—les n<sup>os</sup> +8 et 9.</p> + +<hr class="tiny" /> + +<h2><a name="ch3" id="ch3"></a>V</h2> + +<h3>—Où Aurore s'occupe d'un petit marquis.—</h3><p><span class="pagenum"><a name="Page_53" id="Page_53">53</a></span></p> + +<p>«Je veux vous finir tout de suite, ma mère, l'aventure de cette liste.</p> + +<p>»Quand Henri revint de son voyage après deux ans, je revis la liste. +Bien des noms y étaient effacés, sans doute les noms de ceux qu'il avait +pu joindre.</p> + +<p>»Par contre, il y avait deux noms nouveaux qui remplissaient les blancs.</p> + +<p>»Le capitaine Lorrain était effacé, le n<sup>o</sup> 1.—Le n<sup>o</sup> 2, Staupitz, avait +une large barre. <span class="pagenum"><a name="Page_54" id="Page_54">54</a></span> Pinto aussi, el Matador aussi; Joël de Jugan de +même.</p> + +<p>»Les cinq barres étaient à l'encre rouge.</p> + +<p>»Faënza et Saldagne restaient intacts.</p> + +<p>»Le n<sup>o</sup> 8 portait le nom de Peyrolles, le n<sup>o</sup> 9 celui de Gonzague,—tous +deux à Paris...</p> + +<p>»............ Je fus deux ans sans le voir, ma mère. Que fit-il pendant +ces deux années et pourquoi sa conduite fut-elle toujours un mystère +pour moi?</p> + +<p>»Deux siècles! deux longs siècles! Je ne sais pas comment j'ai fait pour +vivre tant de jours sans mon ami. Si l'on me séparait de lui maintenant, +je suis bien sûre que je mourrais.</p> + +<p>»J'étais retirée au couvent de l'Incarnation. Les religieuses furent +bonnes pour moi, mais elles ne pouvaient pas me consoler. Toute ma joie +s'était envolée avec mon ami. Je ne savais plus ni chanter ni sourire.</p> + +<p>»Oh! mais quand il revint, que je fus bien payée de ma peine! Ce long +martyre était fini! mon père chéri, mon ami, mon protecteur m'était +rendu. Je n'avais point de parole pour lui dire combien j'étais +heureuse.</p> + +<p>»Après le premier baiser, il me regarda, et je fus étonnée de +l'expression que prit son visage.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_55" id="Page_55">55</a></span></p> + +<p>»—Vous voilà grande, Aurore, me dit-il, et je ne pensais pas vous +retrouver si belle.</p> + +<p>»J'étais donc belle! Il me trouvait belle. La beauté est un don de Dieu, +ma mère: je remerciai Dieu dans mon cœur.</p> + +<p>»J'avais seize ou dix-sept ans quand il me dit cela. Je n'avais pas +encore deviné qu'on pût éprouver tant de bonheur à s'entendre dire: Vous +êtes belle.</p> + +<p>»Henri ne me l'avait pas encore dit.</p> + +<p>»Je sortis du couvent de l'Incarnation le jour même et nous retournâmes +à notre ancienne demeure. Tout y était bien changé. Nous ne devions plus +vivre seuls, Henri et moi: j'étais une demoiselle.</p> + +<p>»Je trouvai à la maison une bonne vieille femme, Françoise Berrichon et +son petit-fils Jean-Marie.</p> + +<p>»La vieille Françoise dit en me voyant:</p> + +<p>»—Elle lui ressemble!</p> + +<p>»A qui ressemblé-je? Il y a des choses sans doute que je ne dois point +savoir, car on a été à mon égard d'une discrétion inflexible.</p> + +<p>»Je pensai tout de suite, et cette opinion s'est fortifiée en moi +depuis, que Françoise Berrichon était quelque ancienne servante de ma +famille. Elle a dû connaître mon père; elle a dû <span class="pagenum"><a name="Page_56" id="Page_56">56</a></span> vous connaître, ma +mère! Combien de fois n'ai-je pas essayé de savoir!... Mais Françoise, +qui parle si volontiers d'ordinaire, devient muette dès qu'on aborde +certains sujets.</p> + +<p>»Quant à son petit-fils Jean-Marie, il est plus jeune que moi et ne sait +pas.</p> + +<p>»Je n'avais pas revu ma petite Flor une seule fois au couvent de +l'Incarnation. Je la fis chercher aussitôt que je fus libre. On me dit +qu'elle avait quitté Madrid.—Cela n'était pas, car je la vis peu de +jours après chantant et dansant sur la Plaza-Santa. Je m'en plaignis à +Henri, qui me dit:</p> + +<p>»—On a eu tort de vous tromper, Aurore... On a bien fait de ne vous +point rapprocher de cette pauvre enfant... Souvenez-vous qu'il est des +choses qui éloigneraient de vous ceux que vous devez aimer...</p> + +<p>»Qui donc dois-je aimer?</p> + +<p>»Vous, ma mère! vous d'abord! vous surtout!... Eh bien, vous +déplairait-il que j'eusse de l'affection pour ma première amie? de la +reconnaissance pour celle qui nous sauva d'un grand péril?</p> + +<p>»Je ne crois pas cela. Ce n'est pas ainsi que je vous aime.</p> + +<p>»Mon ami s'exagère vos sévérités. Vous <span class="pagenum"><a name="Page_57" id="Page_57">57</a></span> êtes bonne encore plus que +fière.—Et puis, je vous aimerai si bien! Est-ce que mes caresses vous +laisseront le temps d'être sévère!...</p> + +<p>»J'étais donc une demoiselle. On me servait. Le petit Jean-Marie pouvait +passer pour mon page. La vieille Françoise me tenait fidèle +compagnie.—J'étais bien moins seule qu'autrefois; j'étais bien loin +d'être aussi heureuse.</p> + +<p>»Mon ami avait changé; ses manières n'étaient plus les mêmes. Je le +trouvais froid toujours et parfois bien triste. Il semblait qu'il y eût +désormais une barrière entre nous.</p> + +<p>»Je vous l'ai dit, ma mère, une explication avec Henri était chose +impossible. Henri garde mon secret même vis-à-vis de moi.</p> + +<p>»Je devinais bien qu'il souffrait et qu'il se consolait par le travail. +De tous côtés, on venait solliciter son aide. L'aisance était chez nous, +presque le luxe. Les armuriers de Madrid mettaient en quelque sorte le +Cincelador aux enchères.</p> + +<p>»Medina-Sidonia, le favori de Philippe V, avait dit: J'ai trois épées; +la première est d'or, je la donnerais à mon ami; la seconde est ornée de +diamants, je la donnerais à ma maîtresse; la troisième est d'acier +bruni, mais el Cincelador l'a taillée: je ne la donnerais qu'au roi!</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_58" id="Page_58">58</a></span></p> + +<p>»Les mois s'écoulèrent. Je pris de la tristesse. Henri s'en aperçut et +devint malheureux...</p> + +<p>»....... Ma chambre donnait sur ces immenses jardins qui étaient +derrière la Calle-Réal. Le plus grand et le plus beau de ces jardins +appartenait à l'ancien palais du duc d'Ossuna, tué en duel par M. de +Favas, gentilhomme de la reine. Depuis la mort du maître, le palais +était désert.</p> + +<p>»Un jour, je vis se relever les jalousies tombées. Les salles vides +s'emplirent de meubles somptueux, et de magnifiques draperies flottèrent +aux croisées.—En même temps, le jardin abandonné s'emplit de fleurs +nouvelles.</p> + +<p>»Le palais avait un hôte.</p> + +<p>»J'étais curieuse comme toutes les recluses. Je voulus savoir son nom... +Quand j'appris ce nom, il me frappa.—Celui qui venait habiter le palais +d'Ossuna se nommait Philippe de Mantoue, prince de Gonzague.</p> + +<p>»Gonzague! J'avais vu ce nom sur la liste de mon ami Henri.</p> + +<p>»C'était le second des deux noms inscrits pendant le voyage.</p> + +<p>»C'était le dernier des quatre qui restaient: Faënza, Saldagne, +Peyrolles et Gonzague.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_59" id="Page_59">59</a></span></p> + +<p>»Je pensais que mon Henri devait être l'ami de ce grand seigneur et je +m'attendais presque à le voir.</p> + +<p>«Le lendemain, Henri fit clouer des jalousies à mes fenêtres <ins class="correction" title="que">qui</ins> n'en +avaient point.</p> + +<p>»—Aurore, me dit-il, je vous prie de ne vous point montrer à ceux qui +viendront se promener dans le jardin.</p> + +<p>»Je confesse, ma mère, qu'après cette défense, ma curiosité redoubla.</p> + +<p>Il n'était pas difficile d'avoir des renseignements sur ce prince de +Gonzague. Tout le monde parlait de lui. C'était l'un des hommes les plus +riches de France et l'ami particulier du régent. Il venait à Madrid pour +une mission intime. On le traitait en ambassadeur. Il avait une cour.</p> + +<p>»Tous les matins, le petit Jean-Marie venait me raconter ce qui se +disait dans le quartier. Le prince était beau, le prince avait de belles +maîtresses, le prince jetait les millions par la fenêtre.</p> + +<p>»Ses compagnons étaient tous des jeunes gens qui faisaient dans Madrid +des équipées nocturnes, escaladant les balcons, brisant les lanternes, +défonçant les portes et battant les tuteurs jaloux.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_60" id="Page_60">60</a></span></p> + +<p>»Il y en avait un qui avait dix-huit ans à peine,—un démon! Il se +nommait le marquis de Chaverny.</p> + +<p>»On le disait frais et rose comme une jeune fille. Et l'air si doux! De +grands cheveux blonds sur un front blanc, une lèvre imberbe, des yeux +espiègles comme ceux des jeunes filles!</p> + +<p>»C'était le plus terrible de tous. Ce chérubin troublait tous les +cœurs des senoritas de Madrid.</p> + +<p>»Par les fentes de ma jalousie, moi, je voyais parfois, sous les +ombrages de ce beau jardin d'Ossuna, un jeune gentilhomme à la mine +élégante, à la tournure un peu efféminée,—mais ce ne pouvait être ce +diablotin de Chaverny.</p> + +<p>»Mon petit gentilhomme avait l'apparence si sage et si modeste.</p> + +<p>»Il se promenait dès le matin.—Ce Chaverny, lui, devait se lever tard, +après avoir passé la nuit à mal faire.</p> + +<p>»Tantôt sur un banc, tantôt couché dans l'herbe, tantôt allant pensif et +la tête inclinée, mon petit gentilhomme avait presque toujours un livre +à la main. C'était un adolescent studieux.</p> + +<p>»Et plus souvent, que ce Chaverny se fût ainsi embarrassé d'un livre!</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_61" id="Page_61">61</a></span></p> + +<p>»Il y avait là impossibilité: ce petit gentilhomme était exactement +l'opposé de M. le marquis de Chaverny,—à moins que la renommée n'eût +déplorablement calomnié M. le marquis.</p> + +<p>»La renommée n'avait eu garde.—Mais mon petit gentilhomme était +cependant bien le marquis de Chaverny.</p> + +<p>»Le diablotin, le démon!... je crois que je l'aurais aimé si Henri n'eût +point été sur terre.</p> + +<p>»Un bon cœur, ma mère, un cœur perdu par ceux qui égaraient sa +jeunesse, mais noble encore, ardent et généreux.</p> + +<p>»Je pense que le vent avait dû soulever par hasard un coin de ma +jalousie, car il m'avait vue, et depuis lors, il ne quittait plus le +jardin.</p> + +<p>»Ah! certes, je lui ai épargné bien des folies! Dans le jardin, il était +doux comme un petit saint. Tout au plus s'enhardissait-il parfois +jusqu'à baiser une fleur cueillie, qu'il lançait ensuite dans la +direction de ma fenêtre.</p> + +<p>»Une fois, je le vis venir avec une sarbacane. Il visa ma jalousie et +très-adroitement, il fit passer un petit billet à travers les +planchettes.</p> + +<p>»Le charmant petit billet, si vous saviez, ma <span class="pagenum"><a name="Page_62" id="Page_62">62</a></span> mère! Il voulait +m'épouser et me disait que j'arracherais une âme à l'enfer. J'eus +grand'peine à me retenir de répondre, car c'eût été là une bonne +œuvre... mais la pensée d'Henri m'arrêta et je ne donnai même pas +signe de vie.</p> + +<p>»Le pauvre petit marquis attendit longtemps, les yeux fixés sur ma +jalousie, puis je le vis essuyer sa paupière où sans doute il y avait +des larmes.</p> + +<p>»Mon cœur se serra, mais je tins bon.</p> + +<p>»Le soir de ce jour, j'étais au balcon de la tourelle en colimaçon qui +flanquait notre maison, à l'angle de la Calle-Réal.</p> + +<p>»Le balcon avait vue sur la grande rue et sur la ruelle obscure.</p> + +<p>»Henri tardait; je l'attendais.</p> + +<p>»J'entendis tout à coup que l'on parlait à voix basse dans la ruelle. Je +me tournai. J'aperçus deux ombres le long du mur: Henri et le petit +marquis.</p> + +<p>»Les voix bientôt s'élevèrent.</p> + +<p>»—Savez-vous à qui vous parlez, l'ami? dit fièrement Chaverny;—je suis +le cousin de M. le prince de Gonzague.</p> + +<p>»A ce nom, l'épée d'Henri sembla sauter d'elle-même hors du fourreau.</p> + +<p>»Chaverny dégaina de même et se mit en <span class="pagenum"><a name="Page_63" id="Page_63">63</a></span> garde d'un petit air crâne. +La lutte me sembla si disproportionnée, que je ne pus m'empêcher de +crier:</p> + +<p>»—Henri! Henri! c'est un enfant!</p> + +<p>»Henri baissa aussitôt son épée.</p> + +<p>»Le marquis de Chaverny me salua et je l'entendis qui disait:</p> + +<p>»—Nous nous retrouverons!</p> + +<p>»J'eus peine à reconnaître Henri quand il rentra l'instant d'après. Sa +figure était toute bouleversée.—Au lieu de me parler, il se promenait à +grands pas dans la chambre.</p> + +<p>»—Aurore, me dit-il enfin d'une voix changée,—je ne suis pas votre +père...</p> + +<p>»Je le savais bien.—Je crus qu'il allait poursuivre et j'étais tout +oreilles.</p> + +<p>»Il se tut. Il reprit sa promenade. Je le vis qui essuyait son front en +sueur.</p> + +<p>»—Qu'avez-vous donc, ami? demandai-je bien doucement.</p> + +<p>»Au lieu de répondre, il interrogea lui-même et me dit:</p> + +<p>»—Connaissez-vous ce jeune gentilhomme?</p> + +<p>»Je dus rougir un peu en répondant:</p> + +<p>»—Non, bon ami, je ne le connais pas.</p> + +<p>»Et pourtant, c'était la vérité.—Henri reprit après un silence:</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_64" id="Page_64">64</a></span></p> + +<p>»—Aurore, je vous avais priée de tenir vos jalousies closes...</p> + +<p>»Il ajouta, non sans une certaine nuance d'amertume dans la voix:</p> + +<p>»—Ce n'était pas pour moi, c'était pour vous.</p> + +<p>»J'étais piquée. Je répondis:</p> + +<p>»—Ai-je donc commis quelque crime pour être obligée de me cacher +toujours ainsi?</p> + +<p>»—Ah! fit-il en se couvrant le visage de ses mains,—cela devait +venir!... Que Dieu ait pitié de moi!</p> + +<p>»Je comprenais seulement que je l'avais blessé. Les larmes inondèrent ma +joue.</p> + +<p>»—Henri! mon ami! m'écriai-je, pardonnez-moi!... pardonnez-moi!...</p> + +<p>»—Et que faut-il vous pardonner, Aurore? s'écria-t-il en relevant sur +moi son regard étincelant.</p> + +<p>»—La peine que je vous ai faite, Henri... je vous vois triste... je +dois avoir tort.</p> + +<p>»Il s'arrêta tout à coup pour me regarder encore.</p> + +<p>»—Il est temps! murmura-t-il.</p> + +<p>»Puis il vint s'asseoir auprès de moi.</p> + +<p>»—Parlez franchement et ne craignez rien, Aurore, dit-il;—je ne veux +qu'une chose en <span class="pagenum"><a name="Page_65" id="Page_65">65</a></span> ce monde: votre bonheur. Auriez-vous quelque peine +à quitter le séjour de Madrid?</p> + +<p>»—Avec vous? demandai-je.</p> + +<p>»—Avec moi.</p> + +<p>»—Partout où vous serez, ami, répondis-je lentement et en le regardant +bien en face,—j'irai avec plaisir... j'aime Madrid parce que vous y +êtes.</p> + +<p>»Il me baisa la main.</p> + +<p>»—Mais..., fit-il avec embarras,—ce jeune homme...</p> + +<p>»Je mis ma main sur sa bouche en riant.</p> + +<p>»—Je vous pardonne, ami, l'interrompis-je,—mais n'ajoutez pas un +mot... et si vous le voulez, partons!</p> + +<p>»Je vis ses yeux qui devenaient humides. Ses bras faisaient effort pour +ne point s'ouvrir. Je crus que son émotion allait l'entraîner.—Mais il +est fort contre lui-même.</p> + +<p>»Il me baisa la main une seconde fois, en disant avec une bonté toute +paternelle:</p> + +<p>»—Puisque cela ne vous contrarie point, Aurore, nous devons partir ce +soir même.</p> + +<p>»—Et c'est sans doute pour moi! m'écriai-je avec une véritable +colère,—non point pour vous.</p> + +<p>»—Pour vous, non point pour moi, répondit-il en prenant congé.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_66" id="Page_66">66</a></span></p> + +<p>»Il sortit. Je fondis en larmes.</p> + +<p>»—Ah! me disais-je,—il ne m'aime pas! Il ne m'aimera jamais!</p> + +<p>»Et chaque fois que je pleure, ma mère, c'est que cette idée-là me +revient. Henri ne m'aime pas! Henri ne m'aimera jamais!...</p> + +<p>»Cependant...</p> + +<p>»Hélas! on cherche à se tromper soi-même. Il me chérit comme si j'étais +sa fille. Il m'aime pour moi, non pour lui.—Je mourrai jeune.</p> + +<p>»Le départ fut fixé à dix heures de nuit. Je devais monter en chaise +avec <ins class="correction" title="François">Françoise</ins>. Henri devait nous escorter en compagnie de quatre +espadins. Il était riche.</p> + +<p>»Pendant que je faisais mes malles, le jardin d'Ossuna s'illuminait. M. +le prince de Gonzague donnait une grande fête cette nuit-là.—J'étais +triste et découragée.—La pensée me vint que les plaisirs de ce monde +brillant tromperaient peut-être ma peine.</p> + +<p>»Vous savez cela, vous, ma mère? Sont-elles soulagées celles qui +souffrent et qui peuvent se réfugier dans ces joies?</p> + +<p>»Je vous parle maintenant de choses toutes récentes. C'était hier. +Quelques mois se sont à peine écoulés depuis que nous avons quitté +Madrid.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_67" id="Page_67">67</a></span></p> + +<p>»Mais le temps m'a semblé long. Il y a quelque chose entre mon ami et +moi. Oh! que j'avais besoin de votre cœur pour y verser le mien, ma +mère!</p> + +<p>»Nous partîmes à l'heure dite, pendant que l'orchestre jetait ses +premiers accords sous les grands orangers du palais.</p> + +<p>»Henri chevauchait à la portière. Il me dit:</p> + +<p>»—Ne regrettez-vous rien, Aurore?</p> + +<p>»—Je regrette mon ami d'autrefois, répondis-je.</p> + +<p>»Notre itinéraire était fixé d'avance. Nous allions en droite ligne à +Saragosse pour gagner de là les frontières de France, franchir les +Pyrénées vis-à-vis de Venasque et redescendre à Bayonne, où nous devions +prendre la mer et retenir passage pour Ostende.</p> + +<p>»Henri avait besoin de faire cette pointe en France. Il devait s'arrêter +dans la vallée de Louron, entre Luz et Bagnères-de-Luchon.</p> + +<p>»De Madrid à Saragosse, aucun accident ne marqua notre voyage. Même +absence d'événements de Saragosse à la frontière.—Et sans la visite que +nous fîmes au vieux château de Caylus, après avoir passé les monts, je +n'aurais plus rien à vous dire, ma mère.</p> + +<p>»Mais, sans que je puisse m'expliquer pourquoi, <span class="pagenum"><a name="Page_68" id="Page_68">68</a></span> cette visite a été +l'une des pages les plus émouvantes de ma vie. Je n'ai couru là aucun +danger; à proprement parler, rien ne m'y est advenu,—et pourtant, +dussé-je vivre cent ans, je me souviendrais des impressions que ce lieu +a fait naître en moi.</p> + +<p>»Henri voulait s'entretenir avec un vieux prêtre nommé dom Bernard et +qui avait été chapelain de Caylus, sous le dernier seigneur de ce nom.</p> + +<p>»Une fois passée la frontière, nous laissâmes Françoise et Jean-Marie +dans un petit village au bord de la Clarabida. Nos quatre espadins +étaient restés de l'autre côté des Pyrénées. Nous nous dirigeâmes seuls, +Henri et moi, à cheval, vers la bizarre éminence qu'on appelle dans le +pays <i>le Hachaz</i>, et qui sert de base à la noire forteresse.</p> + +<p>»C'était par une matinée de février, froide, triste, mais sans brume. +Les sommets neigeux que nous avions traversés la veille détachaient à +l'horizon sur le ciel sombre l'éclatante dentelle de leurs crêtes à +l'Orient, un soleil pâle brillait et blanchissait encore les pics +couverts de frimas.</p> + +<p>»Le vent venait de l'ouest et amenait lentement les grands nuages, +suspendus comme un terne rideau derrière la chaîne des Pyrénées.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_69" id="Page_69">69</a></span></p> + +<p>»Nous voyions se dresser devant nous, repoussé par le ciel blafard de +l'est et debout sur son piédestal géant, ce noir colosse de granit: le +château de Caylus-<ins class="correction" title="Tarride">Tarrides</ins>.</p> + +<p>»On chercherait longtemps avant de trouver un édifice qui parle plus +éloquemment des lugubres grandeurs du passé.</p> + +<p>»Il était là comme une sentinelle, ce manoir assassin et pillard; il +guettait le voyageur passant dans la vallée. Les fauconneaux muets et +les meurtrières silencieuses avaient alors une voix; les chênes ne +croissaient pas dans les murs crevassés; les remparts n'avaient point ce +glacial manteau de lierre mouillé; les tourelles montraient leurs +menaçants créneaux, cachés aujourd'hui par cette couronne rougeâtre ou +dorée que leur font les giroflées et les énormes touffes de +gueules-de-loup.</p> + +<p>»Rien qu'à le voir, l'esprit s'ouvre à mille pensées mélancoliques ou +terribles. C'est grand, c'est effrayant. Là dedans, personne n'a jamais +dû être heureux.</p> + +<p>»Aussi le pays est plein de légendes noires comme de l'encre.</p> + +<p>»A lui tout seul, le dernier seigneur, qu'on appelait Caylus-Verrous, a +tué ses deux femmes, sa fille, son gendre, etc.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_70" id="Page_70">70</a></span></p> + +<p>»Les autres, ses ancêtres, avaient fait de leur mieux avant lui.</p> + +<p>»Nous arrivâmes au plateau du Hachaz par une route étroite et tortueuse +qui autrefois aboutissait au pont-levis. Il n'y a plus de pont-levis. On +voit seulement les débris d'une passerelle en bois dont les poutres +vermoulues pendent dans le fossé.</p> + +<p>»A la tête du pont est une petite vierge dans sa niche.</p> + +<p>»Le château de Caylus est maintenant inhabité. Il a pour gardien un +vieillard grondeur et d'abord repoussant, qui est à demi-sourd et tout à +fait aveugle. Il nous dit que le maître actuel n'y était pas venu depuis +seize ans.</p> + +<p>»C'est le prince Philippe de Gonzague.—Remarquez-vous, ma mère, comme +ce nom semble me poursuivre depuis quelque temps?</p> + +<p>»Le vieillard apprit à Henri que dom Bernard, l'ancien chapelain de +Caylus, était mort depuis plusieurs années. Il ne voulut point nous +laisser voir l'intérieur du château.</p> + +<p>»Je pensais que nous allions retourner dans la vallée: il n'en fut +rien.—Et je dus bientôt m'apercevoir que ce lieu rappelait à mon ami +quelque tragique et lointain souvenir.</p> + +<p>»Nous nous rendîmes pour déjeuner au hameau <span class="pagenum"><a name="Page_71" id="Page_71">71</a></span> de Tarrides, dont les +dernières maisons touchent presque les douves du manoir. La maison la +plus proche des douves et de cette ruine de pont dont je vous ai parlé +était justement une auberge.</p> + +<p>»Nous nous assîmes sur deux escabelles devant une pauvre table en bois +de hêtre, et une femme de quarante à quarante-cinq ans vint nous servir.</p> + +<p>»Henri la regarda attentivement:</p> + +<p>»—Bonne femme, lui dit-il tout à coup, vous étiez déjà ici la nuit du +meurtre?</p> + +<p>»Elle laissa tomber un broc de vin qu'elle tenait à la main. Puis, +fixant sur Henri son œil plein de défiance:</p> + +<p>»—Oh! oh! fit-elle; pour en parler, vous, est-ce que vous y étiez?</p> + +<p>»J'avais froid dans les veines, mais une curiosité invincible me tenait. +Que s'était-il donc passé en ce lieu?</p> + +<p>»—Peut-être, répliqua Henri; mais cela ne vous importe point, bonne +femme... Il y a des choses que je veux savoir... je payerai pour cela.</p> + +<p>»Elle ramassa son broc en grommelant:</p> + +<p>»—Nous fermâmes nos portes à double tour et les volets de nos +croisées... Le mieux est de ne rien voir dans ces affaires-là.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_72" id="Page_72">72</a></span></p> + +<p>»—Combien trouva-t-on de morts dans le fossé, le lendemain? demanda +Henri.</p> + +<p>»—Sept, en comptant le jeune seigneur.</p> + +<p>»—Et la justice vint-elle?</p> + +<p>»—Le bailli d'Angelis... et le lieutenant criminel de Tarbes... et +d'autres... oui, oui; la justice vint... la justice vient toujours +assez, mais elle s'en retourne... On dit que notre monsieur avait eu +raison... A cause de cette petite fenêtre-là qu'on avait trouvée +ouverte...</p> + +<p>»Elle montra du doigt une fenêtre basse, percée dans la douve même, sous +l'assise chancelante du pont.</p> + +<p>»Je compris que les gens de justice accusèrent le jeune seigneur défunt +d'avoir voulu s'introduire dans le château par cette voie.—Mais +pourquoi?</p> + +<p>»La vieille femme répondit elle-même à cette question que je +m'adressais.</p> + +<p>»—Et parce que, acheva-t-elle, notre jeune demoiselle était riche.</p> + +<p>»C'était toute une lamentable histoire racontée en quelques paroles.</p> + +<p>»Cette fenêtre basse me fascinait. Je n'en pouvais détacher les +yeux.—Là, sans doute, s'étaient donnés les rendez-vous d'amour.</p> + +<p>»Je repoussai l'assiette de bois qu'on avait <span class="pagenum"><a name="Page_73" id="Page_73">73</a></span> placée devant moi. +Henri fit de même. Il paya notre repas et nous sortîmes de +l'auberge.—Devant la porte passait un chemin qui conduisait dans les +douves. Nous prîmes ce chemin.</p> + +<p>»La bonne femme nous suivait.</p> + +<p>»—Ce fut là, dit-elle en montrant le poteau qui faisait une des assises +du pont du côté du rempart,—ce fut là que le jeune seigneur déposa son +enfant.</p> + +<p>»—Oh! m'écriai-je, il y avait un enfant!</p> + +<p>»Le regard qu'Henri tourna vers moi fut étrange, et je ne puis encore le +définir. Parfois, mes paroles les plus simples lui causaient ainsi des +émotions soudaines et qui me paraissaient n'avoir point de motif.</p> + +<p>»Cela donnait carrière à mon imagination. Je passais ma vie à chercher +en vain le mot de toutes ces énigmes qui étaient autour de moi.</p> + +<p>»Ma mère, on se moque volontiers des pauvres orphelines qui voient +partout un indice de leur naissance. Moi, je vois dans cet instinct +quelque chose de providentiel et de souverainement touchant. Eh bien! +oui! notre rôle est de chercher sans cesse, de ne nous point lasser dans +notre tâche difficile et ingrate. Si l'obstacle que nous avons soulevé à +demi retombe et nous terrasse, nous nous redressons plus vaillants, <span class="pagenum"><a name="Page_74" id="Page_74">74</a></span> +jusqu'à l'heure où le désespoir nous prend.—Cette heure-là, c'est la +mort.</p> + +<p>»Que d'espoirs, avant que cette heure n'arrive! que de chimères! que de +déceptions!</p> + +<p>»Le regard d'Henri semblait me dire:—L'enfant, Aurore, c'était vous.</p> + +<p>»Mon cœur battit, et ce fut avec d'autres yeux que je regardai le +vieux manoir.</p> + +<p>»Mais tout de suite après, Henri demanda:</p> + +<p>»—Qu'est devenu l'enfant?</p> + +<p>»Et la bonne femme répondit:</p> + +<p>»—Il est mort!...</p> + +<hr class="tiny" /> + +<h2><a name="ch4" id="ch4"></a>VI</h2> + +<h3>—En mettant le couvert.—</h3><p><span class="pagenum"><a name="Page_75" id="Page_75">75</a></span></p> + +<p>«Le fond des douves était une prairie.—Du point où nous étions, au delà +de l'arche brisée du pont de bois, on voyait s'abaisser la lèvre du +fossé qui découvrait le petit village de Tarrides et les premières +futaies de la forêt d'Ens.—A droite, <ins class="correction" title="pardessus">par dessus</ins> le rempart, la vieille +chapelle de Coghes montrait sa flèche aiguë et dentelée.</p> + +<p>»Henri promenait sur ce paysage un long et mélancolique regard.</p> + +<p>»Il semblait parfois s'orienter, son épée qu'il tenait à la main comme +une canne, traçait des <span class="pagenum"><a name="Page_76" id="Page_76">76</a></span> lignes dans l'herbe.—Sa bouche remuait +comme s'il se fût parlé à lui-même.</p> + +<p>»Il désigna enfin du doigt l'endroit où j'étais debout et s'écria:</p> + +<p>»—C'est là... Ce doit être là!</p> + +<p>»—Oui, dit la bonne femme. C'est là que nous trouvâmes étendu le corps +du jeune seigneur.</p> + +<p>»Je me reculai en frissonnant de la tête aux pieds.</p> + +<p>»Henri demanda:</p> + +<p>»—Que fit-on du corps?</p> + +<p>»—J'ai ouï dire qu'on l'emmena à Paris pour être enterré au cimetière +Saint-Magloire.</p> + +<p>»—Oui, pensa tout haut Henri;—Saint-Magloire était fief de Lorraine...</p> + +<p>»Ainsi, ma mère, le pauvre jeune seigneur, mis à mort dans cette +terrible nuit, était de la noble maison de Lorraine.</p> + +<p>»Henri avait la tête penchée sur sa poitrine. Il rêvait.—De temps en +temps, je voyais qu'il me regardait à la dérobée.</p> + +<p>»Il essaya de monter le petit escalier placé à la tête du pont, mais les +marches vermoulues cédèrent sous ses pieds.—Il revint vers le rempart, +et du pommeau de son épée, il éprouva les contrevents de la fenêtre +basse.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_77" id="Page_77">77</a></span></p> + +<p>»La bonne femme qui le suivait comme un cicérone dit:</p> + +<p>»—C'est solide et doublé de fer... On n'a pas ouvert la fenêtre depuis +le jour où les magistrats vinrent.</p> + +<p>»—Et qu'entendîtes-vous cette nuit-là, bonne femme, demanda Henri, à +travers vos volets fermés?</p> + +<p>»—Ah! Seigneur Dieu! mon gentilhomme, tous les démons semblaient +déchaînés sous le rempart... Nous ne pûmes fermer l'œil... Les +brigands étaient venus boire chez nous dans la journée: j'avais dit en +me couchant: Que Dieu prenne en sa garde ceux qui ne verront point +demain se lever le soleil... Nous entendîmes un grand bruit de fer, des +cris, des blasphèmes... et des voix mâles qui disaient de temps en +temps: J'y suis! j'y suis!...</p> + +<p>»Un monde de pensées s'agitait en moi, ma mère; je connaissais ce mot ou +cette devise.—Dès mon enfance je l'avais entendue sortir de la bouche +d'Henri, et je l'avais retrouvé, traduit en langue latine, sur les +sceaux qui fermaient cette mystérieuse enveloppe que mon ami conservait +comme un trésor.</p> + +<p>»Henri avait été mêlé à tout ce drame. Comment?</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_78" id="Page_78">78</a></span></p> + +<p>»Lui seul eût pu me le dire...</p> + +<p>»... Le soleil descendait à l'horizon quand nous reprîmes le chemin de +la vallée. J'avais le cœur serré. Je me retournai bien des fois pour +voir encore le sombre géant de granit, debout sur son énorme base.</p> + +<p>»Cette nuit, je vis des fantômes: une femme en deuil, portant un petit +enfant dans ses bras et penchée au-dessus d'un pâle jeune homme qui +avait le flanc ouvert.</p> + +<p>»Était-ce vous, ma mère?...</p> + +<p>»Le lendemain, sur le pont du navire qui devait nous porter à travers +l'Océan et la Manche jusqu'aux rivages de la Flandre, Henri me dit:</p> + +<p>»—Bientôt, vous saurez tout, Aurore... Fasse Dieu que vous en soyez +plus heureuse!</p> + +<p>»Sa voix était triste en disant cela.</p> + +<p>»Se pourrait-il que le malheur me vînt avec la connaissance de ma +famille?</p> + +<p>»Dût-ce être la vérité, je veux vous connaître, ma mère!...</p> + +<p>»... Nous débarquâmes à Ostende.—A Bruxelles, Henri reçut une large +missive, cachetée aux armes de France.—Le lendemain, nous partîmes pour +Paris.</p> + +<p>»Il faisait noir déjà quand nous franchîmes l'arc de triomphe qui borne +la route de Flandre <span class="pagenum"><a name="Page_79" id="Page_79">79</a></span> où commence la grande ville. J'étais en chaise +avec Françoise. Henri chevauchait au-devant de nous.—Je me recueillais +en moi-même, ma mère.—Quelque chose me disait: Elle est là!</p> + +<p>»Vous êtes à Paris, ma mère, j'en suis sûre. Je reconnais l'air que vous +respirez.</p> + +<p>»Nous descendîmes une longue rue, bordée de maisons hautes et grises; +puis nous entrâmes dans une ruelle étroite qui nous conduisit au devant +d'une église qu'un cimetière entourait.</p> + +<p>»J'ai su depuis que c'était l'église et le cimetière Saint-Magloire.</p> + +<p>»En face s'élevait un grand hôtel d'aspect fier et seigneurial.</p> + +<p>»Henri mit pied à terre et vint m'offrir la main pour descendre.—Nous +entrâmes dans le cimetière.—Au revers de l'église, un espace, clos par +une simple grille de bois, contient une rotonde ouverte où se voient +plusieurs tombes monumentales à travers les arcades.</p> + +<p>»Nous franchîmes la grille de bois.</p> + +<p>»Une lampe, pendue à la voûte, éclairait faiblement la rotonde.</p> + +<p>»Henri s'arrêta devant un mausolée de marbre sur lequel était sculptée +l'image d'un jeune homme.—Henri mit un long baiser au front de la +statue.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_80" id="Page_80">80</a></span></p> + +<p>»Je l'entendis qui disait, avec des larmes dans la voix:</p> + +<p>»—Frère, me voici... Dieu m'est témoin que j'ai accompli ma promesse de +mon mieux.</p> + +<p>»Un bruit léger se fit derrière nous; je me retournai. La vieille +Françoise Berrichon et Jean-Marie son petit-fils étaient agenouillés +dans l'herbe de l'autre côté de la grille de bois.</p> + +<p>»Henri s'était aussi agenouillé.—Il pria silencieusement et longtemps.</p> + +<p>»En se relevant, il me dit:</p> + +<p>»—Baisez cette image, Aurore.</p> + +<p>»J'obéis et je demandai pourquoi.</p> + +<p>»Sa bouche s'ouvrit pour me répondre.—Puis il hésita.—Puis il dit +enfin:</p> + +<p>«—Parce que c'était un noble cœur, ma fille, et parce que je +l'aimais.</p> + +<p>»Je mis un second baiser au front glacé de la statue.—Henri me remercia +en posant ma main contre son cœur.</p> + +<p>»Comme il aime, quand il aime, ma mère!—Peut-être est-il écrit qu'il ne +doit pas m'aimer!</p> + +<p>»Quelques minutes après, nous étions dans la maison où j'achève de vous +écrire ces lignes, ma mère chérie.—Henri l'avait fait retenir +d'avance.—Depuis que j'en ai franchi le seuil, je ne l'ai plus quittée.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_81" id="Page_81">81</a></span></p> + +<p>»Je suis là, plus seule que jamais, car Henri a plus d'affaires à Paris +qu'ailleurs.—C'est à peine si je le vois aux heures des repas.</p> + +<p>»Il m'est défendu de sortir. Je dois prendre des précautions pour me +mettre à la croisée.</p> + +<p>»Ah! s'il était jaloux, ma mère! comme je serais heureuse de lui obéir, +de me voiler, de me cacher, de me garder toute à lui.—Mais je me +souviens de la phrase de Madrid:</p> + +<p>»—Ce n'est pas pour moi, c'est pour vous!</p> + +<p>»Ce n'est pas pour moi, ma mère.—On est jaloux seulement de celle qu'on +aime!...</p> + +<p>»Je suis seule! A travers mes rideaux baissés, je vois la foule affairée +et bruyante. Tous ces gens sont libres.</p> + +<p>»Je vois les maisons de l'autre côté de la rue. A chaque étage il y a +une famille: des jeunes femmes qui ont de beaux enfants souriants. Elles +sont heureuses.</p> + +<p>»Je vois encore les fenêtres du Palais-Royal, bien souvent éclairées le +soir pour les nobles fêtes du Régent.</p> + +<p>»Les dames de la cour passent dans leurs chaises avec de beaux cavaliers +aux portières.</p> + +<p>»J'entends la musique des danses.</p> + +<p>»Parfois mes nuits n'ont point de sommeil...</p> + +<p>»Mais si seulement il me fait une caresse, <span class="pagenum"><a name="Page_82" id="Page_82">82</a></span> s'il lui échappe une +douce parole, j'oublie tout cela, ma mère, et je suis heureuse...</p> + +<p>»J'ai l'air de me plaindre. N'allez pas croire, ma mère, qu'il me manque +quelque chose.—Henri me comble toujours de bontés et de prévenances. +S'il est froid avec moi depuis longtemps, peut-on lui en faire un +crime?...</p> + +<p>»Tenez, ma mère, une idée m'est venue parfois. J'ai pensé, car je +connais les chevaleresques délicatesses de son cœur, j'ai pensé que +ma race était au-dessus de la sienne, ma fortune aussi peut-être. Cela +l'éloigne de moi. Il a peur de m'aimer.</p> + +<p>»Oh! si j'étais sûre de cela! comme je renoncerais à ma fortune! comme +je foulerais aux pieds ma noblesse!</p> + +<p>»Que sont donc les avantages de la naissance auprès des joies du +cœur? Est-ce que je vous aimerais moins, ma mère, si vous étiez une +pauvre femme...?</p> + +<p>»Il y a deux jours, le bossu vint le voir.—Mais je ne vous ai pas parlé +encore de ce gnome mystérieux, le seul être qui ait entrée dans notre +solitude.</p> + +<p>»Le bossu vient chez nous à toute heure, c'est-à-dire chez Henri, dans +l'appartement du premier étage. On le voit entrer et sortir: les gens +<span class="pagenum"><a name="Page_83" id="Page_83">83</a></span> du quartier le regardent un peu comme un lutin.</p> + +<p>»Jamais on n'a vu Henri et lui ensemble, et ils ne se quittent pas.</p> + +<p>»Tel est le mot des commères de la rue du Chantre.</p> + +<p>»Par le fait, jamais liaison ne fut plus bizarre et plus mystérieuse. +Nous-mêmes, j'entends Françoise, Jean-Marie et moi, nous n'avons jamais +aperçu réunis ces deux inséparables. Ils restent enfermés des journées +entières dans la chambre du haut; puis l'un d'eux sort, tandis que +l'autre reste à la garde de je ne sais quel trésor inconnu.</p> + +<p>»Cela dure depuis quinze grands jours que nous sommes arrivés, et, +malgré les promesses d'Henri, je n'en sais pas plus qu'à la première +heure.</p> + +<p>»Je voulais donc vous dire: le bossu vint voir Henri l'autre soir; il ne +ressortit point. Toute la nuit, ils restèrent enfermés ensemble. Le +lendemain Henri était plus triste. En déjeunant, la conversation tomba +sur les grands seigneurs et les grandes dames. Henri dit avec une +amertume profonde:</p> + +<p>»—Ceux qui sont placés trop haut ont le vertige. Il ne faut pas compter +sur la reconnaissance des princes... Et d'ailleurs, s'interrompit-il en +baissant les yeux, quel service peut-on payer avec <span class="pagenum"><a name="Page_84" id="Page_84">84</a></span> cette monnaie +odieuse: la reconnaissance?... Si la grande dame pour qui j'aurais +risqué mon honneur et ma vie ne pouvait pas m'aimer,... parce qu'elle +serait en haut et moi en bas,... je m'en irais si loin que je ne saurais +même pas si elle m'insulte de sa reconnaissance!</p> +<p> +»Ma mère, je suis sûre que le bossu lui avait parlé de vous.</p> + +<p>»Oh! c'est que c'est bien vrai! Il a risqué pour votre fille son honneur +et sa vie. Il a fait plus, beaucoup plus: il a donné à votre fille +dix-huit années de sa fière jeunesse.</p> + +<p>»Avec quoi payer cette largesse inouïe?</p> + +<p>»Ma mère! ma mère! comme il se trompe, n'est-ce pas? Comme vous +l'aimerez! comme vous me mépriseriez, si tout mon cœur, sauf la part +qui est à vous, n'était pas à lui!</p> + +<p>»Je n'osai dire cela, parce que, en sa présence, quelque chose me +retient souvent de parler. Je sens que je redeviens timide, autrement, +mais bien plus qu'au temps de mon enfance.</p> + +<p>»Mon Dieu! il y a des choses impossibles. Henri, mon sauveur, mon père, +mon bienfaiteur! Henri, craindre ma mère!</p> + +<p>»Mais ce ne serait pas de l'ingratitude, cela, ce serait de l'infamie! +Mais je suis à lui; mon corps et mon âme: il m'a sauvée; il m'a faite. +<span class="pagenum"><a name="Page_85" id="Page_85">85</a></span> Sans lui, que serais-je? Un peu de poussière au fond d'une pauvre +petite tombe...</p> + +<p>»Et quelle mère, fût-elle duchesse, cousine du roi, quelle mère ne +serait donc orgueilleuse d'avoir pour gendre le chevalier Henri de +Lagardère, le plus beau, le plus brave, le plus généreux, le plus loyal +des hommes?</p> + +<p>»Certes, je ne suis qu'une pauvre enfant, je ne puis pas juger les +grands de la terre; je ne les connais pas, mais s'il y avait parmi ces +grands seigneurs et ces grandes dames un cœur assez perdu, une âme +assez pervertie pour me dire à moi, Aurore:—Oublie Henri, ton ami...</p> + +<p>»Tenez, ma mère, cela me rend folle. Une idée extravagante vient de me +donner la sueur froide; je me suis dit: Si ma mère...</p> + +<p>»Mais Dieu me garde d'exprimer cela par des paroles! Je croirais +blasphémer.</p> + +<p>»Oh! non; vous êtes telle que je vous ai rêvée et adorée, ma mère. +J'aurais de vous des baisers et puis des sourires. Quel que soit le +grand nom que le ciel vous ait donné, vous avez quelque chose de +meilleur que votre nom: c'est votre cœur. La pensée que j'ai eue vous +outrage, et je me mets à vos genoux pour obtenir mon pardon.</p> + +<p>»Tenez, le jour me manque: je quitte la plume et je ferme les yeux pour +voir votre doux <span class="pagenum"><a name="Page_86" id="Page_86">86</a></span> visage dans mon rêve. Venez, mère bien-aimée, +venez...»</p> + +<p>C'étaient là les dernières paroles du manuscrit d'Aurore.</p> + +<p>Ces pages, sa meilleure compagnie, elle les aimait. En les renfermant +dans sa cassette, elle leur dit:—A demain!</p> + +<p>La nuit était tout à fait venue. Les maisons s'éclairaient de l'autre +côté de la rue Saint-Honoré.</p> + +<p>La porte s'ouvrit bien doucement, et la figure simplette de Jean-Marie +Berrichon se détacha en noir sur le lambris plus clair de la pièce +voisine où il y avait une lampe.</p> + +<p>Jean-Marie était le fils de ce page mignon que nous vîmes, aux premiers +chapitres de cette histoire, apporter la lettre de Nevers au chevalier +de Lagardère.</p> + +<p>Le page était mort soldat; sa vieille mère n'avait plus qu'un +petit-fils.</p> + +<p>—Notre demoiselle, dit Jean-Marie, grand'maman demande comme ça s'il +faut mettre le couvert ici ou dans la salle?</p> + +<p>—Quelle heure est-il donc? fit Aurore, éveillée en sursaut.</p> + +<p>—L'heure du souper, notre demoiselle, répondit Berrichon.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_87" id="Page_87">87</a></span></p> + +<p>—Comme il tarde! répéta Aurore.</p> + +<p>Puis elle ajouta:</p> + +<p>—Mets le couvert ici.</p> + +<p>—Je veux bien, notre demoiselle.</p> + +<p>Berrichon apporta la lampe qu'il posa sur la cheminée.</p> + +<p>Au fond de la cuisine, qui était au bout de la salle, la voix mâle de la +vieille Françoise s'éleva:</p> + +<p>—Les rideaux ne sont pas bien fermés, petiot, dit-elle, rapproche-les!</p> + +<p>Berrichon haussa légèrement les épaules tout en se hâtant d'obéir.</p> + +<p>—Ma parole, grommela-t-il, on dirait que nous avons peur des galères!</p> + +<p>Berrichon était un peu dans la position d'Aurore. Il ignorait tout et +avait grande envie de savoir.</p> + +<p>—Tu es sûr qu'il n'est pas rentré par l'escalier? demanda la jeune +fille.</p> + +<p>—Sûr! répéta Jean-Marie; est-ce qu'on est jamais sûr de rien chez +nous?... J'ai vu entrer le bossu sur le tard... j'ai été écouter...</p> + +<p>—Tu as eu tort, interrompit Aurore sévèrement.</p> + +<p>—Histoire de savoir si maître Louis était rarrivé... Quant à être +curieux, pas de ça!</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_88" id="Page_88">88</a></span></p> + +<p>—Et tu n'as rien entendu?</p> + +<p>—Rien de rien!</p> + +<p>Il étendait la nappe sur la table.</p> + +<p>—Où peut-il être allé?... se demandait cependant Aurore.</p> + +<p>—Ah! dame, fit Berrichon; n'y a que le bossu pour savoir ça, notre +demoiselle... Et c'est ben drôle tout de même de voir un homme si droit +que M. le chevalier... je veux dire maître Louis... fréquenter un +bancroche, tortu comme un tire-bouchon!... Nous autres, nous n'y voyons +que du feu, c'est certain... Il va, il vient par sa porte de derrière.</p> + +<p>—N'est-il pas le maître? interrompit encore la jeune fille.</p> + +<p>—Pour ça, il est le maître, répliqua Berrichon; le maître d'entrer, le +maître de sortir, le maître de se renfermer avec son singe... et il ne +s'en gêne pas, non!... N'empêche que les voisines jasent pas mal, notre +demoiselle.</p> + +<p>—Vous causez trop avec les voisines, Berrichon! dit Aurore.</p> + +<p>—Moi! se récria l'enfant; ah! seigneur de Dieu! si on peut dire!... +Alors je suis un bavard, pas vrai? merci!... Dis donc, grand'mère, +s'écria-t-il en mettant sa blonde tête à la porte, voilà que je suis un +bavard!...</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_89" id="Page_89">89</a></span></p> + +<p>—Je sais ça depuis longtemps, petiot, repartit la brave femme; et un +paresseux aussi!</p> + +<p>Berrichon se croisa les bras sur la poitrine.</p> + +<p>—Bon! fit-il; ah! dame, voilà qui est bon!... Alors faut me pendre, si +j'ai tous les vices!... ce sera plus tôt fait!... Moi qui jamais, au +grand jamais, ne dis mot à personne... En passant; j'écoute le monde, +voilà tout... est-ce un péché?... et je vous promets qu'ils en +disent!... mais pour me mêler à la conversation de tous ces échopiers, +fi donc! je tiens mon rang.</p> + +<p>Il plaça deux assiettes en face l'une de l'autre.</p> + +<p>—Quoique ça, reprit-il plus bas, qu'on ait bien de la peine à +s'empêcher... quand tout le monde vous fait des questions...</p> + +<p>—On t'a donc fait des questions, Jean-Marie?</p> + +<p>—En masse, notre demoiselle.</p> + +<p>—Quelles questions?</p> + +<p>—Des questions bien embarrassantes, allez!...</p> + +<p>—Mais enfin, dit Aurore avec impatience.—que t'a-t-on demandé?</p> + +<p>Berrichon se mit à rire d'un air innocent:</p> + +<p>—On m'a demandé tout, répliqua-t-il;—ce que nous sommes, ce que nous +faisons, d'où nous venons, où nous allons... votre âge... l'âge de +monsieur le chevalier,—je veux dire <span class="pagenum"><a name="Page_90" id="Page_90">90</a></span> maître Louis,—si nous sommes +Français... si nous sommes catholiques... si nous comptons nous établir +ici... si nous nous déplaisions dans l'endroit que nous avons quitté... +si vous faites maigre le vendredi et le samedi,—vous, mademoiselle... +si votre confesseur est à Saint-Eustache ou à Saint-Germain +l'Auxerrois...</p> + +<p>Il reprit haleine, et continua tout d'un trait:</p> + +<p>—Et ci et l'autre... patati, patata... pourquoi nous sommes venus +demeurer justement rue du Chantre au lieu d'aller loger +ailleurs,—pourquoi vous ne sortez jamais (et à ce sujet, madame +Moyneret, la sage-femme, a parié avec la Guichard que vous n'aviez +qu'une jambe de bonne)... Pourquoi maître Louis sort si souvent... +Pourquoi le bossu... Ah! s'interrompit-il,—c'est le bossu qui les +intrigue!... La mère Balahault dit qu'il a l'air d'un quelqu'un qui a +commerce avec le mauvais...</p> + +<p>—Et tu te mêles à tous ces cancans, toi Berrichon! fit Aurore.</p> + +<p>—C'est ce qui vous trompe, notre demoiselle.—N'y en a pas comme moi +pour savoir garder son quant-à-soi... mais faut les entendre!... les +femmes surtout... ah! Dieu de Dieu! les femmes! n'y a pas à dire! je ne +peux pas mettre tant seulement les pieds dans la rue <span class="pagenum"><a name="Page_91" id="Page_91">91</a></span> sans avoir les +oreilles toutes chaudes... Ho! Berrichon! chérubin du bon Dieu! me crie +la regrattière d'en face,—viens ça, que je te fasse goûter de mon +mou... Elle en a du bon, notre demoiselle!... Tiens! tiens! fait la +grosse gargotière, il humerait bien un bouillon, cet ange-là!... Et la +beurrière! et la qui raccommode les vieilles fourrures!... et jusqu'à la +femme du procureur, quoi!... Moi, je passe fier comme un valet +d'apothicaire.—La Guichard et la Moyneret, la Balahault, la regrattière +d'en face, et la qui rafistole les fourrures et les autres y perdent +leurs peines. Ça ne les corrige pas... Écoutez voir comme elles font, +notre demoiselle! s'interrompit-il;—ça va vous amuser... Voilà la +Balahault, une maigre et noire avec des lunettes sur le nez:—Elle est +tout de même mignonnette et bien tournée, cette enfant-là... c'est de +vous qu'elle parle... ça a vingt ans, pas vrai, l'amour?—Je ne sais +pas!</p> + +<p>Pour répondre cela, Berrichon prit sa grosse voix.</p> + +<p>Puis en fausset:</p> + +<p>—Pour mignonnette, elle est mignonnette!... (Voilà la Moyneret qui +dégoise) et l'on ne dirait pas que c'est la nièce d'un simple +forgeron... au fait, est-elle sa nièce, mon poulet?</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_92" id="Page_92">92</a></span></p> + +<p>—Non! fit Berrichon en basse-taille.</p> + +<p>Berrichon ténor poursuivait:</p> + +<p>—Sa fille, alors, bien sûr? pas vrai, Minet?</p> + +<p>—Non!</p> + +<p>Et j'essaye de passer, notre demoiselle... mais je t'en souhaite! elles +se mettent en cercle autour de moi... la Guichard, la Durand, la Morin, +la Bertrand...</p> + +<p>—Mais si ce n'est pas sa fille, qu'elles font,—c'est donc sa femme, +alors?</p> + +<p>—Non!</p> + +<p>—Sa petite sœur?</p> + +<p>—Non!</p> + +<p>—Comment! comment!—ce n'est ni sa femme, ni sa sœur, ni sa fille, +ni sa nièce?... C'est donc une orpheline qu'il a recueillie?... une +enfant élevée par charité...</p> + +<p>—Non! non! non! non! cria Berrichon à tue-tête.</p> + +<p>Aurore mit sa belle main blanche sur son bras:</p> + +<p>—Tu as eu tort, Berrichon, dit-elle d'une voix douce et triste;—tu as +menti... je suis une enfant qu'il a recueillie... je suis une orpheline +élevée par charité...</p> + +<p>—Par exemple!... voulut se récrier Jean-Marie.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_93" id="Page_93">93</a></span></p> + +<p>—La prochaine fois qu'ils l'interrogeront, poursuivit Aurore,—tu leur +répondras cela... je n'ai point honte... Pourquoi cacher les bienfaits +de mon ami?</p> + +<p>—Mais, notre demoiselle...</p> + +<p>—Ne suis-je pas une pauvre fille abandonnée? continuait Aurore en +rêvant,—sans lui, sans ses bienfaits...</p> + +<p>—Pour le coup, s'écria Berrichon,—si maître Louis, comme il faut +l'appeler, entendait cela, il se mettrait dans une belle colère!... De +la charité!... des bienfaits!... fi donc! notre demoiselle!</p> + +<p>—Plût à Dieu qu'on ne prononçât pas d'autres paroles en parlant de lui +et de moi! murmura la jeune fille, dont le beau front pâle prit des +nuances rosées.</p> + +<p>Berrichon se rapprocha vivement.</p> + +<p>—Vous savez donc...? balbutia-t-il.</p> + +<p>—Quoi? demanda Aurore tremblante.</p> + +<p>—Dame! notre demoiselle...</p> + +<p>—Parle, Berrichon, je le veux!</p> + +<p>Et comme l'enfant hésitait, elle se dressa impérieuse et dit:</p> + +<p>—Je t'ai ordonné de parler... j'attends!</p> + +<p>Berrichon baissa les yeux, tortillant avec embarras la serviette qu'il +tenait à la main.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_94" id="Page_94">94</a></span></p> + +<p>—Quoi donc! fit-il,—c'est des cancans... rien que des cancans!... +Elles disent comme ça: Nous savions bien! Il est trop jeune pour être +son père... Puisqu'il prend tant de précautions, il n'est pas son +mari...</p> + +<p>—Achève! dit Aurore dont le front livide était mouillé de sueur.</p> + +<p>—Dame! notre demoiselle,—quand on n'est ni le père, ni le frère, ni le +mari...</p> + +<p>Aurore se couvrit le visage de ses mains.</p> + +<hr class="tiny" /> + +<h2><a name="ch5" id="ch5"></a>VII</h2> + +<h3>—Maître Louis.—</h3><p><span class="pagenum"><a name="Page_95" id="Page_95">95</a></span></p> + +<p>Berrichon se repentait amèrement déjà de ce qu'il avait dit.—Il +regardait avec effroi la poitrine d'Aurore, soulevée par les sanglots, +et il pensait:</p> + +<p>—S'il allait entrer à ce moment!</p> + +<p>Aurore avait la tête baissée, ses beaux cheveux tombaient par masses sur +ses mains, au travers desquelles les larmes coulaient.</p> + +<p>Quand elle se redressa, ses yeux étaient baignés, mais le rouge était +revenu à ses joues.</p> + +<p>—Quand on n'est ni le père, ni le frère, ni <span class="pagenum"><a name="Page_96" id="Page_96">96</a></span> le mari d'une pauvre +enfant abandonnée, prononça-t-elle lentement,—et qu'on s'appelle Henri +de Lagardère... on est son ami... on est son sauveur et son bienfaiteur. +Oh! s'écria-t-elle en joignant ses mains qu'elle leva vers le +ciel,—leurs calomnies mêmes me montrent combien il est au-dessus des +autres hommes!... Puisqu'on le soupçonne, c'est que les autres font ce +qu'il n'a pas fait... Je l'aimais bien... ils seront cause que je +l'adorerai comme un Dieu!...</p> + +<p>—C'est ça, notre demoiselle! fit Berrichon;—adorez-le, rien que pour +les faire enrager!</p> + +<p>—Henri! murmurait la jeune fille;—le seul être au monde qui m'ait +protégée et qui m'ait aimée.</p> + +<p>—Oh! pour vous aimer, s'écria Berrichon qui revenait à son couvert trop +longtemps négligé,—ça va bien!... c'est moi qui vous le dis... Tous les +matins, nous voyons ça, nous deux grand'maman...—Comment a-t-elle passé +la nuit? son sommeil a-t-il été tranquille? Lui avez-vous bien tenu +compagnie hier? Est-elle triste? Souhaite-t-elle quelque chose?... Et +quand nous avons pu surprendre un de vos désirs, il est si content, si +heureux!... Ah! dame! pour vous aimer, ça y est!</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_97" id="Page_97">97</a></span></p> + +<p>—Oui, fit Aurore en se parlant à elle-même;—il est bon... il m'aime +comme sa fille...</p> + +<p>—Et encore autrement, glissa Berrichon d'un air malin.</p> + +<p>Aurore secoua la tête. Aborder ce sujet était un si grand besoin de son +cœur, qu'elle ne réfléchissait ni à l'âge ni à la condition de son +interlocuteur.</p> + +<p>Jean-Marie Berrichon, en train de mettre son couvert, passait à l'état +de confident.</p> + +<p>—Je suis seule, dit-elle,—seule et triste toujours.....</p> + +<p>—Bah! riposta l'enfant,—notre demoiselle... dès qu'il sera rentré, +vous retrouverez votre sourire.</p> + +<p>—La nuit est venue, poursuivait Aurore,—et je l'attends toujours... et +cela est ainsi chaque soir, depuis que nous sommes dans ce Paris.....</p> + +<p>—Ah! dame! fit Berrichon,—c'est l'effet de la capitale... Là! voilà +mon couvert mis et un peu bien... Le souper est-il prêt, la mère?</p> + +<p>—Depuis une heure au moins, répondit le viril organe de Françoise au +fond de la cuisine.</p> + +<p>Berrichon se gratta l'oreille.</p> + +<p>—Il y a pourtant gros à parier qu'il est là-haut, fit-il,—avec son +diable de bossu... et ça <span class="pagenum"><a name="Page_98" id="Page_98">98</a></span> m'ennuie de voir que notre demoiselle se +fait comme ça de la peine... Si j'osais...</p> + +<p>Il avait traversé la salle basse. Son pied toucha la première marche de +l'escalier qui conduisait à l'appartement de maître Louis.</p> + +<p>«C'est défendu, pensa-t-il; je n'aimerais pas à voir monsieur le +chevalier en colère comme l'autre fois... Dieu de Dieu!...»</p> + +<p>—Ah çà!—notre demoiselle, reprit-il en se rapprochant,—pourquoi donc +qu'il se cache tout de même?... Ça fait jaser... Moi, d'abord, je sais +que je jaserais si j'étais à la place des voisins... et pourtant, +certes, je ne suis pas bavard... je dirais comme les autres: C'est un +conspirateur... ou bien: C'est un sorcier!</p> + +<p>—Ils disent donc cela? demanda Aurore.</p> + +<p>Au lieu de répondre, Berrichon se mit à rire.</p> + +<p>—Ah! seigneur Dieu! s'écria-t-il,—s'ils savaient comme moi ce qu'il y +a là-haut!... Un lit, un bahut, deux chaises, une épée pendue au mur... +voilà tout le mobilier!—Par exemple, s'interrompit-il,—dans la pièce +fermée, je ne sais pas,... je n'ai vu qu'une chose...</p> + +<p>—Quoi donc? interrompit Aurore vivement.</p> + +<p>—Oh! fit Berrichon,—pas la mer à boire!... c'était un soir qu'il avait +oublié de mettre la <span class="pagenum"><a name="Page_99" id="Page_99">99</a></span> petite plaque qui bouche la serrure par +derrière... vous savez?...</p> + +<p>—Je sais... mais osas-tu bien regarder par le trou!</p> + +<p>—Mon Dieu! notre demoiselle, je n'y mis point de malice, allez!... +j'étais monté pour l'appeler, de votre part... le trou brillait... j'y +mis mon œil.</p> + +<p>—Et que vis-tu?</p> + +<p>—Je vous dis: pas le Pérou!... le bossu n'était pas là... il n'y avait +que maître Louis, assis devant une table... sur la table était une +cassette... une petite cassette qui ne le quitte jamais en voyage... +j'avais toujours eu envie de savoir ce qu'elle renfermait... Ma foi, il +y tiendrait encore pas mal de quadruples pistoles!... mais ce ne sont +pas des pistoles que maître Louis met dans sa cassette... c'est un +paquet de paperasses... comme qui dirait une grande lettre carrée, avec +trois cachets de cire rouge qui pendent, larges chacun comme un écu de +six livres.</p> + +<p>Aurore reconnaissait cette description. Elle garda le silence.</p> + +<p>—Voilà, reprit Berrichon, et ce paquet-là faillit me coûter gros... Il +paraît que j'avais fait du bruit, quoique je sois adroit de mes pieds. +Il <span class="pagenum"><a name="Page_100" id="Page_100">100</a></span> vint ouvrir la porte. Je n'eus que le temps de me jeter en bas +de l'escalier... et je tombai sur mes reins... que ça me fait encore mal +quand j'y touche... on ne m'y reprendra plus...—Mais vous, notre +demoiselle, s'interrompit-il, vous à qui tout est permis... vous qui ne +pouvez rien craindre... je vas vous dire, j'aimerais bien qu'on soupe un +peu de bonne heure pour aller voir entrer un peu le monde au bal du +Palais-Royal... si vous montiez... si vous alliez l'appeler un petit peu +avec votre voix si douce...?</p> + +<p>Aurore ne répondit point.</p> + +<p>—Avez-vous vu, continua Berrichon qui n'était pas bavard, avez-vous vu +passer toute la journée les voitures de fleurs et de feuillage, les +fourgons de lampions, les pâtisseries et les liqueurs?</p> + +<p>Il passa le bout de sa langue gourmande sur ses lèvres.</p> + +<p>—Ça sera beau! s'écria-t-il; ah! si j'étais seulement là dedans, comme +je m'en donnerais!</p> + +<p>—Va aider ta grand'mère, Berrichon, dit Aurore.</p> + +<p>—Pauvre petite demoiselle! pensa-t-il en se retirant; elle meurt +d'envie d'aller danser!</p> + +<p>La tête pensive d'Aurore s'inclinait sur sa <span class="pagenum"><a name="Page_101" id="Page_101">101</a></span> main. Elle ne songeait +guère au bal ni à la danse.</p> + +<p>Elle se disait à elle-même:</p> + +<p>—L'appeler? à quoi bon l'appeler? Il n'y est pas, j'en suis sûre... +chaque jour ses absences se prolongent davantage.</p> + +<p>—J'ai peur! s'interrompit-elle en frissonnant; oui, j'ai peur, quand je +réfléchis à tout cela! ce mystère m'épouvante... Il me défend de sortir, +de voir, de recevoir personne... il cache son nom; il dissimule ses +démarches..... Tout cela, je le comprends bien, c'est le danger +d'autrefois qui est revenu... c'est l'éternelle menace autour de nous... +la guerre sourde des assassins.</p> + +<p>»Qui sont-ils, les assassins? fit-elle après un silence; ils sont +puissants; ils l'ont prouvé... ce sont ses ennemis implacables... ou +plutôt les miens... c'est parce qu'il me défend qu'ils en veulent à sa +vie!</p> + +<p>»Et il ne me dit rien! s'écria-t-elle; jamais rien!... comme si mon +cœur ne devait pas tout deviner!... comme s'il était possible de +fermer les yeux qui aiment!... Il entre, il reçoit mon baiser, il +s'assied, il fait tout ce qu'il peut pour sourire... il ne voit pas que +son âme est devant moi toute nue!... que d'un regard je sais lire <span class="pagenum"><a name="Page_102" id="Page_102">102</a></span> +dans ses yeux son triomphe ou sa défaite!... Il se défie de moi!... Il +ne veut pas que je sache l'effort qu'il fait, le combat qu'il livre... +il ne comprend donc pas, mon Dieu! qu'il me faut mille fois plus de +courage pour dévorer mes pleurs qu'il ne m'en faudrait pour partager sa +tâche et combattre à ses côtés!...»</p> + +<p>Un bruit se fit dans la salle basse, un bruit bien connu sans doute, car +elle se leva tout à coup radieuse.</p> + +<p>Ses lèvres s'entr'ouvrirent pour laisser passer un petit cri de joie.</p> + +<p>Ce bruit, c'était une porte qui s'ouvrait au haut de l'escalier +intérieur.</p> + +<p>Oh! que Berrichon avait bien raison! sur ce délicieux visage de vierge, +vous n'eussiez retrouvé en ce moment aucune trace de larmes, aucun +reflet de tristesse.</p> + +<p>Tout était sourire. Le sein battait, mais de plaisir. Le corps affaissé +se relevait gracieux et souple. C'était cette chère fleur de nos +parterres que la nuit froide penche, demi-flétrie sur sa tige, et qui +s'épanouit, plus fraîche et plus parfumée au premier baiser du soleil!</p> + +<p>Aurore se leva et s'élança vers son miroir. En ce moment elle avait peur +de n'être pas assez belle.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_103" id="Page_103">103</a></span></p> + +<p>Elle maudissait les larmes qui battent les yeux et qui éteignent le feu +diamanté des prunelles.</p> + +<p>Deux fois par jour ainsi, elle était coquette.</p> + +<p>Mais son miroir lui dit que son inquiétude était vaine. Son miroir lui +renvoya un sourire si jeune, si tendre, si charmant, qu'elle remercia +Dieu dans son cœur.</p> + +<p>Maître Louis descendait l'escalier. En bas des degrés, Berrichon tenait +une lampe et l'éclairait.</p> + +<p>Maître Louis, quel que fût son âge, était un jeune homme. Ses cheveux +blonds, légers et bouclés jouaient autour d'un front pur comme celui +d'un adolescent. Ses tempes, larges et pleines, n'avaient point subi +l'injure du ciel espagnol: c'était un Gaulois, un homme d'ivoire, et il +fallait le mâle dessin de ses traits pour corriger ce que cette +carnation avait d'un peu efféminé.</p> + +<p>Mais ses yeux de feu, sous la ligne fière de ses sourcils, son nez +droit, arrêté vivement, sa bouche dont les lèvres semblaient sculptées +dans le bronze et qu'ombrageait une fine moustache, retroussée +légèrement, son menton à la courbe puissante, donnaient à sa tête un +admirable caractère de résolution et de force.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_104" id="Page_104">104</a></span></p> + +<p>Son costume entier, chausses, soubreveste et pourpoint, était de velours +noir avec des boutons de jais uni. Il avait la tête nue et ne portait +point d'épée.</p> + +<p>Il était encore au haut de l'escalier, que son regard cherchait déjà +Aurore.</p> + +<p>Quand il la vit, il réprima un mouvement. Ses yeux se baissèrent de +force, et son pas qui voulait se presser s'attarda. Un de ces +observateurs qui voient tout pour tout analyser eût découvert peut-être +du premier coup d'œil le secret de cet homme.</p> + +<p>Sa vie se passait à se contraindre. Il était près du bonheur, et ne le +voulait point toucher.</p> + +<p>Or, la volonté de maître Louis était de fer.</p> + +<p>Elle était assez forte pour donner une trempe stoïque à ce cœur +tendre, passionné, brûlant comme un cœur de femme.</p> + +<p>—Vous m'avez attendu, Aurore? dit-il en descendant les marches.</p> + +<p>Françoise Berrichon vint montrer son visage hautement coloré à la porte +de la cuisine. Elle dit, de sa voix retentissante et qui eût fait grand +honneur à un sergent commandant l'exercice:</p> + +<p>—Si ça a du bon sens, maître Louis, de faire pleurer ainsi une pauvre +enfant!</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_105" id="Page_105">105</a></span></p> + +<p>—Vous avez pleuré, Aurore! dit vivement le nouvel arrivant.</p> + +<p>Il était au bas des marches. La jeune fille lui jeta ses deux bras +autour du cou.</p> + +<p>—Henri, mon ami! fit-elle en lui tendant son front à baiser, vous savez +bien que les jeunes filles sont folles... la bonne Françoise a mal vu; +je n'ai point pleuré... regardez mes yeux, Henri: voyez s'il y a des +larmes.</p> + +<p>Elle souriait, si heureuse, si pleinement heureuse, que maître Louis +resta un instant à la contempler malgré lui.</p> + +<p>—Que m'as-tu donc dit, petiot? fit dame Françoise en regardant +sévèrement Jean-Marie, que notre demoiselle n'avait fait que pleurer?</p> + +<p>—Oh! dame! fit Berrichon, écoutez donc, grand'maman... moi je ne sais +pas... vous avez peut-être mal entendu... ou bien, moi, j'ai mal vu... à +moins que notre demoiselle n'ait pas envie qu'on sache qu'elle a pleuré.</p> + +<p>Le Berrichon était une graine de bas Normand.</p> + +<p>Françoise traversa la chambre, portant le principal plat du souper.</p> + +<p>—N'empêche, dit-elle, que notre demoiselle est toujours seule, et que +ça n'est pas une existence.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_106" id="Page_106">106</a></span></p> + +<p>—Vous ai-je priée de faire mes plaintes, Françoise? murmura Aurore, +rouge de dépit.</p> + +<p>Maître Louis lui offrit la main pour passer dans la chambre à coucher où +la table était servie.</p> + +<p>Au bout de quelques minutes, employées à faire semblant de manger, +maître Louis dit:</p> + +<p>—Laissez-nous, mon enfant, nous n'avons plus besoin de vous.</p> + +<p>—Faut-il apporter l'autre plat? demanda Berrichon.</p> + +<p>—Non, s'empressa de répondre Aurore.</p> + +<p>—Alors, je vas vous donner le dessert?</p> + +<p>—Allez! fit maître Louis qui lui montra la porte.</p> + +<p>Berrichon sortit en riant sous cape.</p> + +<p>—Grand'maman, dit-il à Françoise en rentrant dans la cuisine;—m'est +avis qu'ils vont s'en dire de rudes tous les deux.</p> + +<p>La bonne femme haussa les épaules.</p> + +<p>—Maître Louis a l'air bien fâché, reprit Jean-Marie.</p> + +<p>—A ta vaisselle! fit Françoise; maître Louis en sait plus long que nous +tous; il est fort comme un taureau, malgré sa fine taille, et plus brave +qu'un lion... mais sois tranquille, notre petite demoiselle Aurore en +battrait quatre comme lui!</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_107" id="Page_107">107</a></span></p> + +<p>—Bah! s'écria Berrichon stupéfait, elle n'a pas l'air.</p> + +<p>—C'est justement! repartit la bonne femme.</p> + +<p>Et, finissant la discussion, elle ajouta:</p> + +<p>—Tu n'as pas l'âge... à ta besogne!</p> + +<p>—Vous n'êtes pas heureuse, à ce qu'il paraît, Aurore, dit maître Louis, +quand Berrichon eut quitté la chambre à coucher.</p> + +<p>—Je vous vois bien rarement, répondit la jeune fille.</p> + +<p>—Et m'accusez-vous, chère enfant?</p> + +<p>—Dieu m'en préserve!... Je souffre parfois, c'est vrai; mais qui peut +empêcher les folles idées de naître dans la pauvre tête d'une +recluse?... Vous savez, Henri, dans les ténèbres, les enfants ont peur, +et dès que vient le jour, ils oublient leurs craintes... Je suis de +même, et il suffit de votre présence pour dissiper mes capricieux +ennuis.</p> + +<p>—Vous avez pour moi la tendresse d'une fille soumise, Aurore, dit +maître Louis en détournant les yeux, je vous en remercie.</p> + +<p>—Avez-vous pour moi la tendresse d'un père, Henri? demanda la jeune +fille.</p> + +<p>Maître Louis se leva et fit le tour de la table. Aurore lui avança +d'elle-même un siége, et dit avec une joie non équivoque:</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_108" id="Page_108">108</a></span></p> + +<p>—C'est cela! venez! Il y a bien longtemps que nous n'avons causé +ainsi... Vous souvenez-vous autrefois comme les heures passaient?...</p> + +<p>Mais Henri était rêveur et triste. Il répondit:</p> + +<p>—Les heures ne sont plus à nous!</p> + +<p>Aurore lui prit les deux mains et le regarda en face si doucement, que +ce pauvre maître Louis eut sous les paupières cette brûlure qui précède +et provoque les larmes.</p> + +<p>—Vous aussi, vous souffrez, Henri, murmura-t-elle.</p> + +<p>Il secoua la tête en essayant de sourire et répondit:</p> + +<p>—Vous vous trompez, Aurore... Il y eut un jour où je fis un beau rêve: +un rêve si beau qu'il me prit tout mon repos.., mais ce ne fut qu'un +jour, et ce n'était qu'un rêve... Je suis éveillé: je n'espère plus... +j'ai fait un serment: je remplis ma tâche... le moment arrive où ma vie +va changer... Je suis bien vieux à présent, mon enfant chérie, pour +recommencer une existence nouvelle...</p> + +<p>—Bien vieux! répéta Aurore qui montra toutes ses belles dents en un +grand éclat de rire.</p> + +<p>Maître Louis ne riait pas.</p> + +<p>—A mon âge, prononça-t-il tout bas, les <span class="pagenum"><a name="Page_109" id="Page_109">109</a></span> autres ont une femme... +les autres ont déjà une famille...</p> + +<p>Aurore devint tout à coup sérieuse.</p> + +<p>—Et vous n'avez rien de tout cela, l'interrompit-elle. Henri, mon ami, +vous n'avez que moi!</p> + +<p>Maître Louis ouvrit la bouche vivement, mais la parole s'arrêta entre +ses lèvres.—Il baissa les yeux encore une fois.</p> + +<p>—Vous n'avez que moi, répéta Aurore; et que suis-je pour vous?... Un +obstacle au bonheur!</p> + +<p>Il voulut l'arrêter, mais elle poursuivit:</p> + +<p>—Savez-vous ce qu'ils disent? Ils disent: Celle-là n'est ni sa fille, +ni sa sœur, ni sa femme... Ils disent...</p> + +<p>—Aurore, interrompit maître Louis à son tour, depuis dix-huit ans, vous +avez été tout mon bonheur!</p> + +<p>—Vous êtes généreux et je vous rends grâces..., murmura la jeune fille.</p> + +<p>Ils restèrent un instant silencieux. L'embarras de maître Louis était +visible. Ce fut Aurore qui rompit la première le silence.</p> + +<p>—Henri, dit-elle, je ne sais rien de vos pensées ni de vos actions... +et de quel droit vous ferais-je un reproche?... Mais je suis toujours +seule et toujours je pense à vous, mon <span class="pagenum"><a name="Page_110" id="Page_110">110</a></span> unique ami... Je suis bien +sûre qu'il y a des heures où je devine... Quand mon cœur se serre... +quand les pleurs me viennent aux yeux... c'est que je me dis:—Sans moi, +une femme aimée égayerait sa solitude... sans moi, sa maison serait +grande et riche... sans moi, il pourrait se montrer partout à visage +découvert... Henri, vous faites plus que m'aimer comme un bon père; vous +me respectez, et vous avez dû réprimer, à cause de moi, l'élan de votre +cœur!...</p> + +<p>Ceci partait de l'âme. Aurore avait en effet pensé tout cela. Mais la +diplomatie est innée chez les filles d'Ève. Ceci était surtout un +stratagème pour savoir.</p> + +<p>Le coup ne porta point. Aurore n'eut que cette froide réponse:</p> + +<p>—Chère enfant, vous vous trompez.</p> + +<p>Le regard de maître Louis se perdait dans le vide.</p> + +<p>—Le temps passe, murmura-t-il.</p> + +<p>Puis, soudain, et comme s'il lui eût été impossible de se retenir:</p> + +<p>—Quand vous ne me verrez plus, Aurore, dit-il, vous souviendrez-vous de +moi?</p> + +<p>Les fraîches couleurs de la jeune fille s'évanouirent. Si maître Louis +eût relevé les yeux, <span class="pagenum"><a name="Page_111" id="Page_111">111</a></span> il aurait vu toute son âme dans le regard +profond qu'elle lui jeta.</p> + +<p>—Est-ce que vous allez me quitter encore? balbutia-t-elle.</p> + +<p>—Non..., fit maître Louis d'une voix mal assurée; je ne sais... +peut-être...</p> + +<p>—Je vous en prie! je vous en prie! murmura-t-elle, ayez pitié de moi, +Henri!... si vous partez, emmenez-moi avec vous.</p> + +<p>Comme il ne répondit point, elle reprit, les larmes aux yeux:</p> + +<p>—Vous m'en voulez peut-être, parce que j'ai été exigeante... injuste... +Oh! Henri, mon ami, ce n'est pas moi qui vous ai parlé de mes larmes!... +je ne le ferai plus. Henri, écoutez-moi et croyez moi, je ne le ferai +plus... Mon Dieu! je sais bien que j'ai tort! je suis heureuse puisque +je vous vois chaque jour... Henri! vous ne répondez pas?... Henri! +m'écoutez-vous?</p> + +<p>Il avait la tête tournée. Elle lui prit le cou avec un geste d'enfant +pour le forcer à la regarder.—Les yeux de maître Louis étaient baignés +de larmes.</p> + +<p>Aurore se laissa glisser hors de son siége et se mit à genoux.</p> + +<p>—Henri! Henri, dit-elle; mon ami cher!... mon père!... le bonheur +serait à vous tout seul <span class="pagenum"><a name="Page_112" id="Page_112">112</a></span> si vous étiez heureux... mais je veux ma +part de vos larmes!</p> + +<p>Il l'attira contre lui d'un mouvement plein de passion. Mais tout à coup +ses bras se détendirent.</p> + +<p>—Nous sommes deux fous, Aurore! prononça-t-il avec un sourire amer et +contraint; si l'on nous voyait!... que signifie tout cela?</p> + +<p>—Cela signifie, répondit la jeune fille, qui ne renonçait pas ainsi; +cela signifie que vous êtes égoïste et méchant, ce soir, Henri... Depuis +le jour où vous m'avez dit:—Tu n'es pas ma fille,—vous avez bien +changé...</p> + +<p>—Le jour où vous me demandâtes la grâce de M. le marquis de Chaverny... +Je me souviens de cela, Aurore... et je vous annonce que M. le marquis +est de retour à Paris.</p> + +<p>Elle ne repartit point, mais son noble et doux regard eut de si +éloquentes surprises, que maître Louis se mordit la lèvre.</p> + +<p>Il prit sa main qu'il baisa comme s'il eût voulu s'éloigner.</p> + +<p>Elle le retint de force.</p> + +<p>—Restez, dit-elle; si cela continue, un jour en rentrant, vous ne me +trouverez plus dans votre maison, Henri... Je vois que je vous gêne... +je m'en irai... Mon Dieu! Je ne sais <span class="pagenum"><a name="Page_113" id="Page_113">113</a></span> pas ce que je ferai... mais +vous serez délivré, vous, d'un fardeau qui devient trop lourd.</p> + +<p>—Vous n'aurez pas le temps..., murmura maître Louis; pour me quitter, +Aurore, vous n'aurez pas besoin de fuir.</p> + +<p>—Est-ce que vous me chasseriez! s'écria la pauvre fille qui se redressa +comme si elle eût reçu un choc violent dans la poitrine.</p> + +<p>Maître Louis se couvrit le visage de ses mains...</p> + +<p class="dottedline"> </p> + +<p>Ils étaient encore tous deux l'un auprès de l'autre: Aurore assise sur +un coussin et la tête appuyée contre les genoux de maître Louis.</p> + +<p>—Ce qu'il me faudrait, murmura-t-elle, pour être heureuse... mais bien +heureuse!... hélas! Henri, bien peu de chose... Y a-t-il donc si +longtemps que j'ai perdu mon sourire... n'étais-je pas toujours contente +et gaie quand je m'élançais à votre rencontre autrefois?...</p> + +<p>Les doigts de maître Louis lissaient les belles masses de ses cheveux où +la lumière de la lampe mettait des reflets d'or bruni.</p> + +<p>—Faites comme autrefois, poursuivait-elle; je ne vous demande que +cela... Dites-moi quand vous avez été heureux... dites-moi surtout quand +vous avez eu de la peine... afin que je <span class="pagenum"><a name="Page_114" id="Page_114">114</a></span> me réjouisse avec vous... +ou que toute votre tristesse passe dans mon cœur... Allez! cela +soulage!... Si vous aviez une fille, Henri, une fille bien-aimée, +n'est-ce pas comme cela que vous feriez avec elle?</p> + +<p>—Une fille! répéta maître Louis, dont le front se rembrunit.</p> + +<p>—Je ne vous suis rien, je le sais! ne me le dites plus...</p> + +<p>Maître Louis passa le revers de sa main sur son front:</p> + +<p>—Aurore, dit-il, comme s'il n'eût point entendu ses dernières paroles; +il est une vie brillante, une vie de plaisirs, d'honneurs, de +richesses... la vie des heureux de ce monde... vous ne la connaissez +pas, chère enfant...</p> + +<p>—Et qu'ai-je besoin de la connaître?</p> + +<p>—Je veux que vous la connaissiez... il le faut!</p> + +<p>Il ajouta en baissant la voix malgré lui:</p> + +<p>—Vous aurez peut-être à faire un choix... pour choisir, il faut +connaître...</p> + +<p>Il se leva...—L'expression de son noble visage était désormais une +résolution ferme et réfléchie.</p> + +<p>C'est votre dernier jour de doute et d'ignorance, Aurore, prononça-t-il +lentement; moi, <span class="pagenum"><a name="Page_115" id="Page_115">115</a></span> c'est peut-être mon dernier jour de jeunesse et +d'espoir!...</p> + +<p>—Henri! au nom de Dieu! expliquez-vous! s'écria la jeune fille.</p> + +<p>Maître Louis avait les yeux au ciel.</p> + +<p>—J'ai fait selon ma conscience! murmura-t-il; celui qui est là-haut me +voit: je n'ai rien à lui cacher. Adieu, Aurore; reprit-il; vous ne +dormirez point cette nuit... voyez et réfléchissez... consultez votre +raison avant votre cœur... je ne veux rien vous dire... je veux que +votre impression soit soudaine et entière... Je craindrais, en vous +prévenant, d'agir dans un but d'égoïsme... souvenez-vous seulement que, +si étranges qu'elles soient, vos aventures de cette nuit auront pour +origine ma volonté, pour but votre intérêt... Si vous tardiez à me +revoir, ayez confiance.—De près ou de loin, je veille sur vous.</p> + +<p>Il lui baisa la main, et reprit le chemin de son appartement +particulier.</p> + +<p>Aurore, muette et toute saisie, le suivait des yeux.—En arrivant au +haut de l'escalier, maître Louis, avant de franchir le seuil de sa +porte, lui envoya un signe de tête paternel avec un baiser.</p> + +<hr class="tiny" /> + +<h2><a name="ch6" id="ch6"></a>VIII</h2> + +<h3>—Deux jeunes filles.—</h3><p><span class="pagenum"><a name="Page_117" id="Page_117">117</a></span></p> + +<p>Aurore était seule. L'entretien qu'elle venait d'avoir avec Henri +s'était dénoué d'une façon tellement imprévue, qu'elle restait +stupéfaite et comme aveuglée moralement. Ses pensées confuses se +mêlaient en désordre. Sa tête était en feu. Son cœur, mécontent et +blessé, se repliait sur lui-même.</p> + +<p>Elle venait de faire effort pour savoir; elle avait provoqué une +explication de son mieux; elle l'avait poursuivie avec toutes ces +ingénieuses finesses que l'ingénuité même n'exclut point <span class="pagenum"><a name="Page_118" id="Page_118">118</a></span> chez la +femme. Non-seulement l'explication n'avait point abouti, mais encore, +menace ou promesse, tout un mystérieux horizon s'ouvrait au devant +d'elle.</p> + +<p>Il lui avait dit: Vous ne dormirez point cette nuit.</p> + +<p>Il lui avait dit encore: Si étranges que puissent vous paraître vos +aventures de cette nuit, elles auront pour origine ma volonté; pour but, +votre intérêt.</p> + +<p>Des aventures!—Certes la vie errante d'Aurore avait été jusque-là +pleine d'aventures.—Mais son ami en avait la responsabilité, son ami, +placé près d'elle toujours comme un vigilant garde du corps, comme un +sauveur infaillible, lui épargnait jusqu'à la terreur.</p> + +<p>Ses aventures de cette nuit devaient changer d'aspect.—Elle allait les +affronter seule.</p> + +<p>Mais quelles aventures? et pourquoi ces demi-mots?</p> + +<p>Il lui fallait connaître une vie toute différente de celle que +jusqu'alors elle avait menée: une vie brillante, une vie luxueuse, la +vie des grands et des heureux.</p> + +<p>Pour choisir, lui avait-on dit.—Choisir sans doute entre cette vie +inconnue et sa vie actuelle?</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_119" id="Page_119">119</a></span></p> + +<p>Le choix n'était-il pas tout fait?</p> + +<p>Il s'agissait de savoir de quel côté de la balance était Henri, son ami.</p> + +<p>L'idée de sa mère vint à la traverse de son trouble. Elle sentit ses +genoux fléchir.</p> + +<p>Choisir! Pour la première fois naquit en elle cette navrante pensée.—Si +sa mère était d'un côté de la balance et Henri de l'autre!...</p> + +<p>—C'est impossible! s'écria-t-elle, repoussant cette pensée de toute sa +force: Dieu ne peut vouloir cela!</p> + +<p>Elle entr'ouvrit les rideaux de sa fenêtre, s'accouda sur le balcon pour +donner un peu d'air à son front en feu.</p> + +<p>Il y avait un grand mouvement dans la rue. La foule se massait au bas de +l'entrée du Palais-Royal pour voir passer les invités.—Déjà la queue +des litières et des chaises se faisait entre les deux haies de curieux.</p> + +<p>Au premier abord, Aurore ne donna pas grande attention à tout cela. Que +lui importaient ce mouvement et ce bruit!—Mais elle vit, dans une +chaise qui passait, deux femmes parées pour la fête: une mère et sa +fille.</p> + +<p>Les larmes lui vinrent.—Puis une sorte d'éblouissement se fit au devant +de ses yeux.</p> + +<p>—Si ma mère était là!... pensa-t-elle.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_120" id="Page_120">120</a></span></p> + +<p>C'était possible. C'était probable.</p> + +<p>Alors elle regarda de plus près ce que l'on pouvait voir des splendeurs +de la fête. Au delà des murailles du palais, elle devina des splendeurs +autres et plus grandes.—Elle eut comme un vague désir qui bientôt alla +grandissant.</p> + +<p>Elle envia ces jeunes filles splendidement parées qui avaient des perles +autour du cou, des perles encore et des fleurs dans les cheveux,—non +pour leurs fleurs, non pour leurs perles, non pour leurs parures,—mais +parce qu'elles étaient assises auprès de leurs mères.</p> + +<p>Puis, elle ne voulut plus voir, car toutes ces joies insultaient à sa +tristesse. Ces cris contents, ce monde qui s'agitait, ce fracas, ces +rires, ces étincelles,—les échos de l'orchestre qui déjà chantait au +lointain, tout cela lui pesait!</p> + +<p>Elle cacha sa tête brûlante entre ses mains...</p> + +<p>Dans la cuisine, Jean-Marie Berrichon remplissait auprès de la mâle +Françoise, sa grand'maman, le rôle du serpent tentateur.</p> + +<p>Il n'y avait pas eu, Dieu merci! beaucoup de vaisselle à laver. Aurore +et maître Louis n'avaient fait usage que d'une seule assiette chacun.</p> + +<p>En revanche, le repas avait été plantureux à <span class="pagenum"><a name="Page_121" id="Page_121">121</a></span> la cuisine. Françoise +et Berrichon en avaient eu pour quatre à eux deux.</p> + +<p>—Quoique ça, dit Jean-Marie, je vas aller jusqu'au bout de la rue +regarder voir!... Madame Balahault dit que c'est les délices des +enchantements, là-bas, de tous les palais de fées et métamorphoses de la +fable... j'ai envie d'y jeter un coup d'œil.</p> + +<p>—Et ne sois pas longtemps, fillot! grommela la grand'mère.</p> + +<p>Elle était faible, malgré l'ampleur profonde de sa basse-taille.</p> + +<p>Berrichon s'envola. La Guichard, la Balahault, la Morin et d'autres lui +firent fête dès qu'il eut touché le pavé malpropre de la rue du Chantre.</p> + +<p>Françoise vint à la porte de sa cuisine, et regarda dans la chambre +d'Aurore.</p> + +<p>—Tiens! fit-elle, déjà parti!... la pauvre ange est encore toute +seule....</p> + +<p>La bonne pensée lui vint d'aller tenir compagnie à sa jeune maîtresse, +mais Jean-Marie rentrait en ce moment.</p> + +<p>—Grand'mère! s'écria-t-il, des ifs, des penderoles de lanternes! des +soldats à cheval! des femmes tout en diamant... que celles qui ne sont +qu'en satin broché sont de la Saint-Jean... viens voir ça, grand'mère!</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_122" id="Page_122">122</a></span></p> + +<p>La bonne femme haussa les épaules.</p> + +<p>—Ça ne me fait rien, dit-elle.</p> + +<p>—Ah! grand'mère! rien qu'au bout de la rue! Madame Balahault dit les +noms et raconte l'histoire de tous les seigneurs et de toutes les dames +qui passent... C'est du propre, va!... et joliment édifiant!... venez +voir!... Le temps de jeter un coup de pied au coin de la rue.</p> + +<p>—Et qui gardera la maison? demanda la vieille Françoise un peu +ébranlée.</p> + +<p>—Nous serons à dix pas... nous veillerons sur la porte... viens, +grand'mère, viens!...</p> + +<p>Il la saisit à bras-le-corps et l'entraîna.</p> + +<p>La porte resta ouverte.</p> + +<p>Ils étaient à deux pas; mais la Balahault, la Guichard, la Durand, la +Morin et le reste étaient de fières femmes! Une fois qu'elles eurent +conquis Françoise, elles ne la lâchèrent point.</p> + +<p>Cela entrait-il dans les plans mystérieux de maître Louis? Nous nous +permettons d'en douter.</p> + +<p>Le flot des commères entraînant Jean-Marie Berrichon vers la place du +Palais-Royal, tout éblouissant de lumières, dut passer sous la fenêtre +d'Aurore; mais elle n'eut garde de les voir: sa rêverie l'aveuglait.</p> + +<p>—Pas une amie! disait-elle; pas une compagne à qui demander un conseil!</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_123" id="Page_123">123</a></span></p> + +<p>Elle entendit un léger bruit derrière elle dans la chambre à coucher. +Elle se retourna vivement.</p> + +<p>Puis elle poussa un cri de frayeur auquel répondit un joyeux éclat de +rire.</p> + +<p>Une femme était devant elle en domino de satin rose, masquée et coiffée +pour le bal.</p> + +<p>—Mademoiselle Aurore! dit-elle avec une cérémonieuse révérence.</p> + +<p>—Est-ce que je rêve! s'écria Aurore; cette voix...</p> + +<p>Le masque tomba, et l'espiègle visage de dona Cruz se montra parmi les +frais chiffons.</p> + +<p>—Flor! s'écria Aurore; est-il possible!... Est-ce bien toi?</p> + +<p>Dona Cruz, légère comme une sylphide, vint vers elle les bras ouverts. +On échangea de légers et rapides baisers de jeunes filles. Avez-vous vu +deux colombes se becqueter en jouant?</p> + +<p>—Moi qui justement me plaignais de n'avoir point de compagne, dit +Aurore; Flor! ma petite Flor! que je suis contente de te voir!...</p> + +<p>Puis, saisie d'un scrupule subit, elle ajouta:</p> + +<p>—Mais qui t'a laissée entrer? J'ai défense de recevoir personne.</p> + +<p>—Défense! répéta dona Cruz d'un air mutin.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_124" id="Page_124">124</a></span></p> + +<p>—Prière, si tu aimes mieux, fit Aurore en rougissant.</p> + +<p>—Voici ce que j'appelle une prison bien gardée! s'écria Flor; la porte +grande ouverte, et personne pour dire gare...</p> + +<p>Aurore entra vivement dans la salle basse. Il n'y avait personne, en +effet, et les deux battants de la porte étaient ouverts.</p> + +<p>Elle appela Françoise et Jean-Marie. Point de réponse.</p> + +<p>Nous savons où étaient en ce moment Jean-Marie et Françoise.</p> + +<p>Mais Aurore l'ignorait. Après la sortie singulière de maître Louis, qui +l'avait prévenue que la nuit serait remplie de bizarres aventures, elle +ne put penser que ceci:</p> + +<p>—C'est sans doute lui qui l'a voulu...</p> + +<p>Elle ferma la porte au loquet seulement et revint vers dona Cruz, +occupée à faire des grâces devant le miroir.</p> + +<p>—Que je te regarde à mon aise! dit celle-ci. Mon Dieu! que te voilà +grandie et embellie!</p> + +<p>—Et toi donc! repartit Aurore.</p> + +<p>Elles se contemplèrent toutes deux avec une joyeuse admiration.</p> + +<p>—Mais ce costume..., reprit Aurore.</p> + +<p>—Ma toilette de bal, ma toute belle, repartit <span class="pagenum"><a name="Page_125" id="Page_125">125</a></span> dona Cruz avec un +petit air suffisant; t'y connais-tu? Te semble-t-elle jolie?</p> + +<p>—Charmante!...</p> + +<p>Elle écarta le domino pour voir la jupe et le corsage.</p> + +<p>—Charmante! répéta-t-elle; c'est d'une richesse... Je parie que je +devine... Tu joues la comédie ici, ma petite Flor!</p> + +<p>—Fi donc! s'écria dona Cruz; moi, jouer la comédie!... Je vais au bal, +voilà tout.</p> + +<p>—A quel bal?</p> + +<p>—Il n'y a qu'un bal, ce soir.</p> + +<p>—Au bal du régent?...</p> + +<p>—Mon Dieu! oui... au bal du régent, ma toute belle; on m'attend au +Palais-Royal... pour être présentée à Son Altesse par la princesse +palatine, sa mère... tout simplement, ma bonne petite.</p> + +<p>Aurore ouvrit de grands yeux.</p> + +<p>—Cela t'étonne? reprit dona Cruz en repoussant du pied la queue de sa +robe de cour; pourquoi cela t'étonne-t-il?... Mais, au fait, cela +m'étonne bien moi-même... Des histoires, vois-tu, ma mignonne, il y a +des histoires... les histoires pleuvent... Je te conterai tout cela!</p> + +<p>—Mais comment as-tu trouvé ma demeure? demanda Aurore.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_126" id="Page_126">126</a></span></p> + +<p>—Je la savais... j'avais permission de te voir..., car, moi aussi; j'ai +un maître...</p> + +<p>—Moi, je n'ai pas de maître!... interrompit Aurore avec un mouvement de +fierté.</p> + +<p>—Un esclave... si tu veux... un esclave qui commande... Je devais venir +demain matin... mais quand ma toilette a été finie, j'ai trouvé que ma +chaise se faisait bien longtemps attendre... Je me suis dit: Comme +j'irais bien faire une visite à ma petite Aurore!</p> + +<p>—Tu m'aimes donc toujours?</p> + +<p>—A la folie... Mais laisse-moi te conter ma première histoire... après +celle-ci, une autre... je te dis qu'il en pleut... Il s'agissait, moi +qui n'ai pas encore mis le pied dehors depuis mon arrivée, il s'agissait +de trouver ma route dans ce grand Paris inconnu, depuis l'église +Saint-Magloire jusqu'ici...</p> + +<p>—L'église Saint-Magloire? interrompit Aurore; tu demeures de ce côté?</p> + +<p>—Oui... j'ai ma cage comme tu as la tienne, gentil oiseau... Seulement, +la mienne est plus jolie... mon Lagardère à moi fait mieux les choses...</p> + +<p>—Chut! fit Aurore en mettant un doigt sur sa bouche.</p> + +<p>—Bien! bien! je vois que nous habitons <span class="pagenum"><a name="Page_127" id="Page_127">127</a></span> toujours le pays des +mystères... J'étais donc bien embarrassée, lorsque j'entends gratter à +ma porte... on entre avant que j'aie pu aller ouvrir... c'était un petit +homme, tout noir, tout laid, tout contrefait... Il me salue jusqu'à +terre... je lui rends son salut sans rire, et je prétends que c'est un +beau trait... Il me dit:—Si mademoiselle veut bien me suivre, je la +conduirai où elle souhaitait aller...</p> + +<p>—Un bossu? dit Aurore qui rêvait.</p> + +<p>—Oui, un bossu... C'est toi qui l'as envoyé?</p> + +<p>—Non... pas moi...</p> + +<p>—Tu le connais?</p> + +<p>—Je ne lui ai jamais parlé.</p> + +<p>—Ma foi, je n'avais pas prononcé une parole qui pût apprendre à âme qui +vive que je voulais avancer ma visite projetée pour demain matin... Je +suis fâchée que tu connaisses ce gnome... j'aurais aimé à le regarder +jusqu'au bout comme un être surnaturel... Du reste, il faut bien qu'il +soit un peu sorcier pour avoir trompé la surveillance de mes argus... +Sans vanité, vois-tu, ma toute belle, je suis autrement gardée que +toi!... Tu sais que je suis brave; sa proposition chatouille ma manie +d'aventures; je l'accepte sans hésiter. Il me fait un second salut plus +respectueux <span class="pagenum"><a name="Page_128" id="Page_128">128</a></span> que le premier, ouvre une petite porte, à moi inconnue, +dans ma propre chambre?... Conçois-tu cela?... puis il me fait passer +par des couloirs que je ne soupçonnais absolument pas... Nous sortons +sans être vus... <ins class="correction" title="une">un</ins> carrosse stationnait dans la rue... Il me donne la +main pour y monter; dans le carrosse, il est d'une convenance +parfaite... Nous descendons tous deux à ta porte: le carrosse repart au +galop... Je monte les degrés... et quand je me retourne pour le +remercier... personne!</p> + +<p>Aurore écoutait toute rêveuse.</p> + +<p>—C'est lui!... murmura-t-elle; ce doit être lui.</p> + +<p>—Que dis-tu? fit dona Cruz.</p> + +<p>—Rien... Mais sous quel prétexte vas-tu être présentée au régent, Flor, +ma gitanita?</p> + +<p>Dona Cruz se pinça les lèvres.</p> + +<p>—Ma bonne petite, répondit-elle en s'installant dans une bergère, il +n'y a pas ici plus de gitanita que dans le creux de ta main!... Il n'y a +jamais eu de gitanita... c'est une chimère, une illusion, un mensonge, +un songe... Nous sommes la noble fille d'une princesse, tout uniment...</p> + +<p>—Toi! fit Aurore stupéfaite.</p> + +<p>—Eh bien! qui donc? repartit dona Cruz; à moins que ce ne soit toi... +Vois-tu, chère belle, les <span class="pagenum"><a name="Page_129" id="Page_129">129</a></span> bohémiens n'en font jamais d'autres... +Ils s'introduisent dans les palais par le tuyau des cheminées, à l'heure +où le feu est éteint... ils s'emparent de quelques objets de prix et ne +manquent jamais d'emporter avec eux le berceau où dort la jeune +héritière... Je suis cette jeune héritière, volée par les bohémiens... +la plus riche héritière de l'Europe, à ce que je me suis laissé dire!</p> + +<p>On ne savait si elle raillait ou si elle parlait sérieusement. Peut-être +ne le savait-elle point elle-même.</p> + +<p>La volubilité de son débit mettait de belles couleurs à ses joues un peu +brunes. Ses yeux, plus noirs que le jais, petillaient d'intelligence et +de hardiesse.</p> + +<p>Aurore écoutait bouche béante. Son charmant visage peignait la naïveté +crédule, et le plaisir qu'elle éprouvait du bonheur de sa petite amie se +lisait franchement dans ses beaux yeux.</p> + +<p>—Comment! fit-elle; et comment te nommes-tu, Flor?</p> + +<p>Dona Cruz disposa les larges plis de sa robe, et répondit noblement:</p> + +<p>—Mademoiselle de Nevers.</p> + +<p>—Nevers? s'écria Aurore; un des plus grands noms de France!</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_130" id="Page_130">130</a></span></p> + +<p>—Hélas! oui, ma bonne... Il paraît que nous sommes un peu cousins de Sa +Majesté!</p> + +<p>—Mais, comment?...</p> + +<p>—Ah! comment! comment! s'écria dona Cruz quittant tout à coup ses +grands airs pour en revenir à sa gaieté folle, qui lui allait bien +mieux, voilà ce que je ne sais pas... on ne m'a pas encore fait +l'honneur de m'apprendre ma généalogie... Quand j'interroge, on me dit: +Chut!... Il paraît que j'ai des ennemis... toute grandeur, ma petite, +appelle la jalousie... Je ne sais rien... cela m'est égal... je me +laisse faire avec une tranquillité parfaite...</p> + +<p>Aurore, qui semblait réfléchir depuis quelques minutes, l'interrompit +tout à coup:</p> + +<p>—Flor, si j'en savais plus long que toi sur ta propre histoire?</p> + +<p>—Ma foi, ma petite Aurore, cela ne m'étonnerait pas... Rien ne m'étonne +plus... Mais si tu sais mon histoire, garde-la pour toi... mon tuteur +doit me la dire cette nuit... en détail... mon tuteur et mon ami... M. +le prince de Gonzague.</p> + +<p>—Gonzague? répéta Aurore en tressaillant.</p> + +<p>—Qu'as-tu? fit dona Cruz.</p> + +<p>—Tu as dit Gonzague?</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_131" id="Page_131">131</a></span></p> + +<p>—J'ai dit: Gonzague, le prince de Gonzague... celui qui défend mes +droits... le mari de la duchesse de Nevers, ma mère...</p> + +<p>—Ah!... fit Aurore,—ce Gonzague est le mari de la duchesse de +Nevers...</p> + +<p>Elle se souvenait de sa visite aux ruines de Caylus.</p> + +<p>Le drame nocturne se dressait devant elle. Les personnages, inconnus +hier, avaient des noms aujourd'hui.</p> + +<p>L'enfant dont avait parlé la cabaretière de Tarrides, l'enfant qui +dormait pendant la terrible bataille, c'était Flor...</p> + +<p>Mais l'assassin?...</p> + +<p>—A quoi penses-tu? demanda dona Cruz.</p> + +<p>—Je pense à ce nom de Gonzague, répondit Aurore.</p> + +<p>—Pourquoi?</p> + +<p>—Avant de te le dire, je veux savoir si tu l'aimes.</p> + +<p>—Modérément, répliqua dona Cruz;—j'aurais pu l'aimer... mais il n'a +pas voulu.</p> + +<p>Aurore gardait le silence.</p> + +<p>—Voyons, parle! s'écria l'ancienne gitanita dont le pied frappa le +plancher avec impatience.</p> + +<p>—Si tu l'aimais!... voulut dire Aurore.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_132" id="Page_132">132</a></span></p> + +<p>—Parle, te dis-je!...</p> + +<p>—Puisqu'il est ton tuteur, le mari de ta mère...</p> + +<p>—Caramba! jura franchement mademoiselle de Nevers,—faut-il donc tout +te dire?... Je l'ai vue aujourd'hui, ma mère!... Je la respecte +beaucoup... il y a plus, je l'aime, car elle a bien souffert!... Mais à +sa vue, mon cœur n'a pas battu... mes bras ne se sont pas ouverts +malgré moi... Ah! vois-tu, Aurore!—s'interrompit-elle dans un véritable +élan de passion,—il me semble qu'on doit se mourir de joie quand on est +en face de sa mère!</p> + +<p>—Cela me semble aussi, dit Aurore.</p> + +<p>—Eh bien! je suis restée froide... trop froide... Parle, s'il s'agit de +Gonzague... et ne crains rien... Ne crains rien et parle, quand même il +s'agirait de madame de Nevers.</p> + +<p>—Il ne s'agit que de Gonzague, repartit Aurore;—ce nom de Gonzague est +dans mes souvenirs, mêlé à toutes mes terreurs d'enfant, à toutes mes +angoisses de jeune fille... La première fois que mon ami Henri joua sa +vie pour me sauver, j'entendis prononcer ce nom de Gonzague... Je +l'entendis encore cette fois où nous fûmes attaqués dans une ferme des +environs de Pampelune... Cette nuit où tu te servis de ton <span class="pagenum"><a name="Page_133" id="Page_133">133</a></span> charme +pour endormir mes gardiens, dans la tente du chef des gitanos, ce nom de +Gonzague vint pour la troisième fois frapper mes oreilles... A Madrid, +encore Gonzague... Au château de Caylus, Gonzague encore!...</p> + +<p>Dona Cruz réfléchissait à son tour.</p> + +<p>—Don Luis, ton beau Cincelador, t'a-t-il dit parfois que tu étais la +fille d'une grande dame? demanda-t-elle brusquement.</p> + +<p>—Jamais, répondit Aurore,—et pourtant je le crois.</p> + +<p>—Ma foi! s'écria l'ancienne gitanita;—je n'aime pas méditer longtemps, +moi, ma petite Aurore!... J'ai beaucoup d'idées dans la tête, mais elles +sont confuses et ne veulent jamais sortir... Quant à devenir une grande +demoiselle, cela t'irait mieux qu'à moi, c'est mon avis... Mais mon avis +est aussi qu'il ne faut point se rompre la cervelle à deviner des +énigmes... Je suis chrétienne et cependant j'ai gardé ce bon côté de la +foi de mes pères... de mes pères nourriciers... Prendre le temps comme +il vient, les événements comme ils arrivent, et se consoler de tout en +disant: C'est le sort!—Par exemple, s'interrompit-elle,—une chose que +je ne puis admettre, c'est que M. de Gonzague soit un coureur de grandes +routes et un assassin... Il <span class="pagenum"><a name="Page_134" id="Page_134">134</a></span> est trop bien élevé pour cela... Je te +dirai qu'il y a beaucoup de Gonzague en Italie... Je te dirai en outre +que si M. le prince de Gonzague était ton persécuteur, maître Louis ne +t'aurait pas amenée justement à Paris, où M. le prince de Gonzague fait +notoirement sa résidence...</p> + +<p>—Aussi, dit Aurore,—de quelles précautions nous entoure-t-il?... +Défense de sortir, de se montrer même à la croisée...</p> + +<p>—Bah! fit dona Cruz;—il est jaloux.</p> + +<p>—Oh! Flor! murmura Aurore avec reproche.</p> + +<p>Dona Cruz exécuta une pirouette; puis elle appela autour de ses lèvres +le plus mutin de ses sourires.</p> + +<p>—Je ne serai princesse que dans deux heures d'ici, fit-elle,—je puis +encore parler la bouche ouverte... Oui, ton beau ténébreux, ton maître +Louis, ton Lagardère, ton chevalier errant, ton roi, ton dieu est +jaloux... Et palsambieu! comme on dit à la cour, n'en vaux-tu pas bien +la peine?...</p> + +<p>—Flor?... Flor... répéta Aurore.</p> + +<p>—Jaloux, jaloux, jaloux, ma toute belle!... Et ce n'est pas M. de +Gonzague qui vous a chassés de Madrid... Ne sais-je pas, moi qui <span class="pagenum"><a name="Page_135" id="Page_135">135</a></span> +suis un peu sorcière, que les amoureux mesuraient déjà la hauteur de vos +jalousies?</p> + +<p>Aurore devint rouge comme une cerise.</p> + +<p>Toute sorcière qu'elle était, dona Cruz ne se doutait guère combien son +trait avait touché juste!</p> + +<p>Elle regardait Aurore, qui n'osait plus relever les yeux.</p> + +<p>—Tenez! fit-elle en la baisant au front, la voilà rouge d'orgueil et de +plaisir... Elle est contente qu'on soit jaloux d'elle... Est-il toujours +beau comme un astre?... et fier?... et plus doux qu'un enfant?... +Voyons! dites-moi cela... Voici mon oreille; <ins class="correction" title="avouous">avouons</ins>-le tout bas... Tu +l'aimes?...</p> + +<p>—Pourquoi tout bas? fit Aurore en se redressant.</p> + +<p>—Tout haut si tu veux.</p> + +<p>—Tout haut en effet: Je l'aime!</p> + +<p>—A la bonne heure! voilà qui est parlé... je t'embrasse pour ta +franchise.—Et..., reprit-elle en fixant sur sa compagne le regard +perçant de ses grands yeux noirs,—tu es heureuse?</p> + +<p>—Assurément.</p> + +<p>—Bien heureuse?...</p> + +<p>—Puisqu'il est là...</p> + +<p>—Parfait!... s'écria la gitanita.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_136" id="Page_136">136</a></span></p> + +<p>Puis elle ajouta en jetant tout autour d'elle un regard passablement +dédaigneux:</p> + +<p>—Pobre dicha, dicha dulce!</p> + +<p>C'est le proverbe espagnol d'où nos vaudevillistes ont tiré le fameux +axiome: Une chaumière et son cœur!</p> + +<p>Quand dona Cruz eut tout regardé, elle dit:</p> + +<p>—L'amour n'est pas de trop, ici!... La maison est laide, la rue est +noire, les meubles sont affreux... Je sais bien, bonne petite, que tu +vas me faire la réponse obligée: Un palais sans lui...</p> + +<p>—Je vais te faire une autre réponse, interrompit Aurore. Si je voulais +un palais, je n'aurais qu'un mot à dire.</p> + +<p>—Ah bah!..</p> + +<p>—C'est ainsi.</p> + +<p>—Est-il donc devenu si riche?</p> + +<p>—Je n'ai jamais rien souhaité qu'il ne me l'ait donné aussitôt.</p> + +<p>—Au fait, murmura dona Cruz, qui ne riait plus;—cet homme-là ne +ressemble pas aux autres hommes... Il y a en lui quelque chose d'étrange +et de supérieur... Je n'ai jamais baissé les yeux que devant lui!—Tu ne +sais pas, s'interrompit-elle;—on a beau dire,: il y a des magiciens... +je crois que ton Lagardère en est un!</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_137" id="Page_137">137</a></span></p> + +<p>Elle était toute sérieuse.</p> + +<p>—Quelle folie! s'écria Aurore.</p> + +<p>—J'en ai vu, prononça gravement la gitanita;—je veux en avoir le +cœur net... Voyons! souhaite quelque chose en pensant à lui.</p> + +<p>Aurore se mit à rire;—dona Cruz s'assit auprès d'elle.</p> + +<p>—Pour me faire plaisir, ma petite Aurore, dit-elle avec caresse,—ce +n'est pas bien difficile, voyons!</p> + +<p>—Est-ce que tu parles sérieusement? fit Aurore étonnée.</p> + +<p>Dona Cruz mit sa bouche tout contre son oreille et murmura:</p> + +<p>—J'aimais quelqu'un... j'étais folle... Un jour, il a posé sa main sur +mon front en me disant:—Flor, celui-là ne peut pas t'aimer... J'ai été +guérie... Tu vois bien qu'il est sorcier!</p> + +<p>—Et celui que tu aimais, demanda Aurore toute pâle,—qui était-ce?</p> + +<p>La tête de dona Cruz se pencha sur son épaule; elle ne répondit point.</p> + +<p>—C'était lui! s'écria Aurore avec une indicible terreur;—je suis sûre +que c'était lui!</p> + +<hr class="tiny" /> + +<h2><a name="ch7" id="ch7"></a>IX</h2> + +<h3>—Les trois souhaits.—</h3><p><span class="pagenum"><a name="Page_139" id="Page_139">139</a></span></p> + +<p>Dona Cruz avait les yeux mouillés: un tremblement fiévreux agitait les +membres d'Aurore.</p> + +<p>Elles étaient belles toutes deux et à la fois jolies.—Le rapport de +leurs natures se déplaçait en ce moment. La mélancolie douce était pour +dona Cruz, d'ordinaire si pétulante et si hardie.—Un éclair de jalouse +passion jaillissait des yeux d'Aurore.</p> + +<p>—Toi!... ma rivale!... murmura-t-elle.</p> + +<p>Dona Cruz l'attira vers elle malgré sa résistance et la baisa:</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_140" id="Page_140">140</a></span></p> + +<p>—Il t'aime, dit-elle à voix basse;—il t'aime et n'aimera jamais que +toi...</p> + +<p>—Mais toi?..</p> + +<p>—Moi, je suis guérie... Je puis voir en souriant, sans haine, avec +bonheur, votre mutuelle tendresse... Tu vois bien que ton Lagardère est +sorcier!</p> + +<p>—Ne me trompes-tu point? fit Aurore.</p> + +<p>Dona Cruz mit sa main sur son cœur.</p> + +<p>—S'il fallait mon sang pour que vous soyez heureux ensemble, dit-elle, +le front haut et les yeux ouverts,—vous seriez heureux.</p> + +<p>Aurore lui jeta les deux bras autour du cou.</p> + +<p>—Mais je veux mon épreuve! s'écria dona Cruz; ne me refuse pas, ma +petite Aurore... Souhaite quelque chose.</p> + +<p>—Je n'ai rien à souhaiter.</p> + +<p>—Quoi! pas un désir?..</p> + +<p>—Pas un?</p> + +<p>Dona Cruz la fit lever de force et l'entraîna vers la fenêtre.—Le +Palais-Royal resplendissait.—Sous le péristyle on voyait couler comme +un flot de femmes brillantes et parées...</p> + +<p>—Tu n'as pas même envie d'aller au bal du régent? dit brusquement dona +Cruz.</p> + +<p>—Moi!... balbutia Aurore dont le sein battit sous sa robe.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_141" id="Page_141">141</a></span></p> + +<p>—Ne mens pas!..</p> + +<p>—Pourquoi mentirais-je?</p> + +<p>—Bon! qui ne dit mot consent.—Tu souhaites d'aller au bal du Régent.</p> + +<p>Elle frappa dans ses mains en comptant:</p> + +<p>—Une!...</p> + +<p>—Mais, objecta Aurore, qui se prêtait en riant aux extravagances de sa +compagne, je n'ai rien, ni bijoux, ni robes, ni parures.</p> + +<p>—Deux!... fit dona Cruz qui frappa dans ses mains pour la seconde fois; +tu souhaites des bijoux, des robes, des parures... et fais bien +attention de penser à lui... sans cela, rien de fait.</p> + +<p>A mesure que l'opération marchait, la gitanita devenait plus sérieuse.</p> + +<p>Ses beaux yeux noirs n'avaient plus leur regard assuré.</p> + +<p>Elle croyait aux diableries, cette ravissante enfant. Elle avait peur, +mais elle avait désir.</p> + +<p>Et sa curiosité l'emportait sur ses frayeurs.</p> + +<p>—Fais ton troisième souhait, dit-elle en baissant la voix malgré elle.</p> + +<p>—Mais je ne veux pas du tout aller au bal, s'écria Aurore; cessons ce +jeu!</p> + +<p>—Comment! insinua dona Cruz, si tu étais sûre de l'y rencontrer?...</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_142" id="Page_142">142</a></span></p> + +<p>—Henri?...</p> + +<p>—Oui... ton Henri... tendre... galant... et qui te trouverait plus +belle sous tes brillants atours?...</p> + +<p>—Comme cela, fit Aurore en baissant les yeux, je crois que j'irais +bien...</p> + +<p>—Trois! s'écria la gitanita, qui frappa bruyamment ses mains l'une +contre l'autre.</p> + +<p>Elle faillit tomber à la renverse. La porte de la salle basse s'ouvrit +avec fracas, et Berrichon, se précipitant essoufflé, cria dès le seuil:</p> + +<p>—Voilà toutes les fanfreluches et les faridondaines qu'on apporte pour +notre demoiselle... qu'il y en a dans plus de dix cartons!... des robes, +des dentelles, des fleurs... Entrez, vous autres, entrez: c'est ici le +logis de monsieur le chevalier de Lagardère!</p> + +<p>—Malheureux! s'écria Aurore effrayée.</p> + +<p>—N'ayez pas peur!... on sait ce qu'on fait, répliqua Jean-Marie d'un +air suffisant: n'y a plus à se cacher... à bas le mystère!... nous +jetons le masque, saperlotte!</p> + +<p>On doit avouer ici que madame Balahault avait fait boire de la crème +d'angélique à ce sensuel Berrichon; il y avait de l'exaltation dans ses +idées.</p> + +<p>Mais comment dire la surprise de dona Cruz? <span class="pagenum"><a name="Page_143" id="Page_143">143</a></span> Elle avait évoqué le +diable, et le diable, docile, répondait à son appel. Et certes, il ne +s'était point fait attendre; elle était sceptique un peu, cette belle +fille. Tous les sceptiques sont superstitieux. Dona Cruz, +souvenons-nous-en, avait passé son enfance sous la tente de bohémiens +errants; c'est là le pays des merveilles.</p> + +<p>Elle restait bouche béante et les yeux grands ouverts.</p> + +<p>Par la porte de la salle basse, cinq ou six jeunes filles entrèrent, +suivies d'autant d'hommes qui portaient des paquets et des cartons.</p> + +<p>Dona Cruz se demandait si, dans ces cartons et dans ces paquets, il y +avait de vrais atours ou des feuilles sèches.</p> + +<p>Aurore ne put s'empêcher de sourire en voyant la mine bouleversée de sa +compagne.</p> + +<p>—Eh bien? fit-elle.</p> + +<p>—Il est sorcier! balbutia la gitanita, je m'en doutais...</p> + +<p>—Entrez, messieurs, entrez, mesdemoiselles, criait cependant Berrichon, +entrez tout le monde! c'est ici maintenant la maison du bon Dieu!... Je +vas aller chercher maman Balahault, qui a si grande envie de voir +comment c'est fait chez nous... Je n'ai jamais rien bu de si bon que +<span class="pagenum"><a name="Page_144" id="Page_144">144</a></span> sa crème d'angélique... Entrez, mesdemoiselles, entrez, messieurs.</p> + +<p>Ces messieurs et ces demoiselles ne demandaient pas mieux. Fleuristes, +brodeuses et couturières déposèrent leurs cartons sur la table qui était +au milieu de la salle basse.</p> + +<p>Derrière les fournisseurs des deux sexes, venait un page qui ne portait +point de couleurs. Il marcha droit à Aurore, qu'il salua profondément +avant de lui remettre un pli, galamment lacé de soie.</p> + +<p>—Attendez donc au moins la réponse, vous! fit Berrichon en courant +après lui.</p> + +<p>Mais le page était au détour de la rue déjà. Berrichon le vit s'aboucher +avec un gentilhomme couvert d'un long manteau d'aventures.</p> + +<p>Berrichon ne connaissait point ce gentilhomme.</p> + +<p>Le gentilhomme demanda au page:</p> + +<p>—Est-ce fait?</p> + +<p>Et sur sa réponse affirmative, il ajouta:</p> + +<p>—Où as-tu laissé nos hommes?</p> + +<p>—Ici près, rue Pierre Lescot.</p> + +<p>—La litière y est?</p> + +<p>—Il y a deux litières.</p> + +<p>—Pourquoi cela? demanda le gentilhomme étonné.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_145" id="Page_145">145</a></span></p> + +<p>Le pan de son manteau, qui cachait le bas de son visage, se dérangea: +nous eussions reconnu le menton pâle et pointu de ce bon M. de +Peyrolles.</p> + +<p>Le page répondit:</p> + +<p>—Je ne sais... mais il y a deux litières.</p> + +<p>—Un malentendu, sans doute, pensa Peyrolles.</p> + +<p>Il eut envie d'aller jeter un coup d'œil à la porte de la maison de +Lagardère, mais la réflexion l'arrêta.</p> + +<p>—On aurait qu'à me voir, murmura-t-il, tout serait perdu!</p> + +<p>—Tu vas retourner à l'hôtel, dit-il au page, à toutes jambes, tu +m'entends bien?</p> + +<p>—A toutes jambes.</p> + +<p>—A l'hôtel, tu trouveras ces deux braves qui ont encombré l'office +toute la journée.</p> + +<p>—Maître Cocardasse et son ami Passepoil?</p> + +<p>—Précisément... tu leur diras: Votre besogne est toute taillée... vous +n'avez qu'à vous présenter... Et l'on a prononcé là-bas le nom du +gentilhomme à qui appartient la maison?</p> + +<p>—Oui... monsieur de Lagardère.</p> + +<p>—Tu te garderas bien de répéter ce nom... S'ils t'interrogent, tu leur +diras que la maison ne contient que des femmes...</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_146" id="Page_146">146</a></span></p> + +<p>—Et je les ramènerai?...</p> + +<p>—Jusqu'à ce coin, d'où tu leur montreras la porte.</p> + +<p>Le page partit au galop. M. de Peyrolles, rejetant son manteau sur son +visage, se perdit dans la foule.</p> + +<p>A l'intérieur de la maison, Aurore venait d'arracher l'enveloppe de la +missive apportée par le page.</p> + +<p>—C'est son écriture! s'écria-t-elle.</p> + +<p>—Et voici une carte d'invitation semblable à la mienne, ajouta dona +Cruz, qui n'était pas au bout de ses surprises, notre lutin n'a rien +oublié.</p> + +<p>Elle retourna la carte entre ses doigts.</p> + +<p>La carte, chargée de fines et gentilles vignettes, représentant des +amours ventrus, des raisins et des guirlandes de roses, n'avait +absolument rien de diabolique.</p> + +<p>Pendant cela, Aurore lisait. La missive était ainsi conçue:</p> + +<div class="blockquote"> +<p>«Chère enfant, ces parures viennent de moi; j'ai voulu vous faire une +surprise. Faites-vous belle; une litière et deux laquais viendront de +ma part pour vous conduire au bal où je vous attendrai.</p> + +<p class="right">»<span class="smcap">Henri de Lagardère.</span>»</p></div> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_147" id="Page_147">147</a></span></p> + +<p>Aurore passa la lettre à dona Cruz, qui se frotta les yeux avant de la +lire, car elle avait des éblouissements.</p> + +<p>—Et crois-tu à cela? demanda-t-elle quand elle eut achevé.</p> + +<p>—J'y crois, répondit Aurore, j'ai mes raisons pour y croire.</p> + +<p>Elle souriait d'un air sûr d'elle-même. Henri ne lui avait-il pas dit de +ne s'étonner de rien?</p> + +<p>Dona Cruz, elle, n'était pas éloignée de regarder la sécurité d'Aurore +en de si étranges conjectures comme un nouveau tour de l'esprit malin.</p> + +<p>Cependant les caisses, cartons et paquets étalaient maintenant leur +éblouissant contenu sur la grande table.—Dona Cruz put bien voir que ce +n'étaient point là des feuilles sèches: il y avait une toilette complète +de cour, plus un pardessus ou domino de satin rose, tout pareil à celui +de mademoiselle de Nevers.</p> + +<p>La robe était d'armure blanche, brodée d'argent: des roses semées avec +une perle fine au centre de chacune d'elles: les basques, la pointe, les +manches, le tour, bordés de plumes d'oiseau-mouche.</p> + +<p>C'était la mode suprême. Madame la marquise d'Aubignac, fille du +financier Soulas, avait fait <span class="pagenum"><a name="Page_148" id="Page_148">148</a></span> sa fortune et sa réputation à la cour +par une robe semblable, que M. Law lui avait donnée.</p> + +<p>Mais la robe n'était rien. Les dentelles et les broderies pouvaient +passer véritablement pour magnifiques. L'écrin valait une charge de +brigadier des armées...</p> + +<p>—C'est un sorcier! répétait dona Cruz en faisant l'inventaire de tout +cela. C'est manifestement un sorcier... On a beau être le Cincelador... +et tailler des gardes d'épées, on ne gagne pas de quoi faire de pareils +cadeaux.</p> + +<p>L'idée lui revint que toutes ces belles choses, à une heure donnée, se +changeraient en sciure de bois ou en rubans de menuisier.</p> + +<p>Berrichon admirait et ne se faisait pas faute d'exprimer son admiration. +La vieille Françoise, qui venait de rentrer, hochait sa tête grise d'un +air qui voulait dire bien des choses.</p> + +<p>Mais il y avait à cette scène un spectateur dont nul ne soupçonnait la +présence, et qui certes ne se montrait pas le moins curieux.</p> + +<p>Il était caché derrière la porte de l'appartement du haut, dont il +entre-baîllait l'unique battant avec précaution. De ce poste élevé, il +regardait la corbeille étalée sur la table, par-dessus les têtes des +assistants.</p> + +<p>Ce n'était point le beau maître Louis avec sa <span class="pagenum"><a name="Page_149" id="Page_149">149</a></span> tête noble et +mélancolique. C'était un petit homme, tout de noir habillé: celui qui +avait amené dona Cruz, celui qui avait commis un faux en contrefaisant +l'écriture de Lagardère; celui qui avait loué la niche de Médor.</p> + +<p>C'était le bossu, Ésope II, dit Jonas, vainqueur de la baleine.</p> + +<p>Il riait dans sa barbe et se frottait les mains.</p> + +<p>—Tête-bleu! disait-il à part lui, M. le prince de Gonzague fait bien +les choses... et ce coquin de Peyrolles est décidément un homme de goût.</p> + +<p>Il était là, ce bossu, depuis l'entrée de dona Cruz; sans doute il +attendait M. de Lagardère.</p> + +<p>Aurore était fille d'Ève. A la vue de tous ces splendides chiffons, son +cœur avait battu. Cela venait de son ami: double joie.</p> + +<p>Aurore ne fit même pas cette réflexion, qui était venue à dona Cruz; +elle n'essaya point de supputer ce que ces royaux atours devaient coûter +à son ami.</p> + +<p>Elle se donnait tout entière au plaisir. Elle était heureuse, et cette +émotion qui prend les jeunes filles au moment de paraître dans le monde +lui était douce.</p> + +<p>N'allait-elle pas avoir là-bas son ami pour protecteur?</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_150" id="Page_150">150</a></span></p> + +<p>Une chose l'embarrassait: elle n'avait pas de chambrière, et la bonne +Françoise était meilleure pour la cuisine que pour la toilette.</p> + +<p>Deux des jeunes filles s'avancèrent comme si elles eussent deviné son +désir.</p> + +<p>—Nous sommes aux ordres de madame, dirent-elles.</p> + +<p>Sur un signe qu'elles firent, porteurs et porteuses s'éloignèrent après +un respectueux salut.</p> + +<p>Dona Cruz pinça le bras d'Aurore.</p> + +<p>—Est-ce que tu vas te mettre entre les mains de ces créatures? +demanda-t-elle.</p> + +<p>—Pourquoi non?</p> + +<p>—Est-ce que tu vas revêtir cette robe?</p> + +<p>—Mais, sans doute...</p> + +<p>—Tu es brave!... tu es bien brave! murmura la Gitanita. Au fait, se +reprit-elle, ce diable est d'une exquise galanterie... tu as raison... +fais-toi belle... cela ne peut jamais nuire.</p> + +<p>Aurore, dona Cruz et les deux caméristes qui faisaient partie de la +corbeille entrèrent dans la chambre à coucher. Dame Françoise resta +seule dans la salle basse avec Jean-Marie Berrichon, son petit-fils.</p> + +<p>—Qu'est-ce que c'est que cette effrontée? demanda la bonne femme.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_151" id="Page_151">151</a></span></p> + +<p>—Quelle effrontée, grand'maman?</p> + +<p>—Celle qui a un domino rose?</p> + +<p>—La petite brune?... Elle a des yeux qui sont tout de même pas mal +reluisants, grand'maman.</p> + +<p>—L'as-tu vue entrer?</p> + +<p>—Non fait!... elle était là avant moi.</p> + +<p>Dame Françoise tira son tricot de sa poche et se mit à réfléchir.</p> + +<p>—Je vas te dire, reprit-elle de sa voix la plus grave et la plus +solennelle, et je ne comprends rien de rien à tout ce qui se passe...</p> + +<p>—Voulez-vous que je vous explique ça, grand'maman?</p> + +<p>—Non... mais si tu veux me faire un plaisir...</p> + +<p>—Ah! grand'maman, vous plaisantez!... si je veux vous faire un +plaisir...</p> + +<p>—C'est de te taire quand je parle, interrompit la bonne femme. On ne +m'ôterait pas de l'idée qu'il y a du mic-mac là-dessous...</p> + +<p>—Mais du tout, grand'maman...</p> + +<p>—Nous avons eu tort de sortir... le monde est méchant... qui sait si +cette Balahault ne nous a pas induits!...</p> + +<p>—Ah! grand'maman! une si brave femme... qu'a de si bonne angélique!</p> + +<p>—Enfin, j'aime y voir clair, moi, petiot... et toute cette histoire-là +ne me va pas.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_152" id="Page_152">152</a></span></p> + +<p>—C'est pourtant simple comme bonjour, grand'maman... notre demoiselle +avait regardé toute la journée les voiturées de fleurs et de feuillage +qui arrivaient au Palais-Royal. Et, dame! elle poussait de fiers soupirs +en regardant ça, la pauvre mignonnette!... Donc, elle a retourné maître +Louis dans tous les sens pour qu'il lui achète une invitation... ça se +vend, les invitations, grand'maman... Madame Balahault en avait eu une +par le valet de garde-robe dont elle est parente par sa domestique (la +domestique du valet de garde-robe), qui se fournit de tabac chez madame +Balahault la jeune, de la rue des Bons-Enfants... La domestique avait eu +la carte pour l'avoir trouvée sur le bureau de son maître... Il y a eu +trente louis à partager entre les deux Balahault et la domestique... +c'est pas voler, ça, pas vrai, grand'maman?</p> + +<p>Dame Françoise était la plus honnête cuisinière de l'Europe, mais elle +était cuisinière.</p> + +<p>—Pardié, non, petiot, répondit-elle, c'est pas voler... un méchant +chiffon de papier!</p> + +<p>—Y a donc, reprit Berrichon, que maître Louis s'est laissé embobiner et +qu'il est sorti pour aller acheter une carte... En route, il a marchandé +des affutiaux pour dame... et il a envoyé tout ça tout chaud.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_153" id="Page_153">153</a></span></p> + +<p>—Mais il y en a pour une somme énorme! fit la vieille femme en +s'arrêtant de tricoter.</p> + +<p>Berrichon haussa les épaules.</p> + +<p>—Ah! que vous êtes donc jeune, allez, grand'maman! se récria-t-il; du +vieux satin, brodé en faux et des petits morceaux de verre!...</p> + +<p>On frappa doucement à la porte de la rue.</p> + +<p>—Qui nous vient encore là? demanda Françoise avec mauvaise humeur; mets +la barre...</p> + +<p>—Pourquoi mettre la barre?... Nous ne jouons plus à cache-cache, +grand'maman...</p> + +<p>On frappa un peu plus fort.</p> + +<p>—Si c'étaient pourtant des voleurs! pensa tout haut Berrichon qui +n'était pas brave.</p> + +<p>—Des voleurs! fit la bonne femme; quand la rue est éclairée comme en +plein midi et pleine de monde... Va ouvrir.</p> + +<p>—Réflexion faite, grand'maman, j'aime mieux mettre la barre...</p> + +<p>Mais il n'était plus temps. On était las de frapper. La porte s'ouvrit +discrètement et une mâle figure, ornée de moustaches, jeta un rapide +coup d'œil tout autour de la chambre.</p> + +<p>—Apapur! fit-il, ce doit être ici le nid de la colombe!</p> + +<p>Puis se tournant vers le dehors, il ajouta:</p> + +<p>—Donne-toi la peine d'entrer, mon bon. Il <span class="pagenum"><a name="Page_154" id="Page_154">154</a></span> n'y a qu'une respectable +duègne et son poulet... nous allons prendre langue.</p> + +<p>En même temps, il s'avança, le nez au vent, le poing sur la hanche, +faisant osciller avec majesté les plis de son manteau. Il avait un +paquet sous le bras.</p> + +<p>Celui qu'il avait appelé mon bon parut à son tour. C'était aussi un +homme de guerre, mais moins terrible à voir. Il était beaucoup plus +petit, très-maigre, et sa moustache indigente faisait de vains efforts +pour figurer ce redoutable croc qui va si bien au visage des héros. Il +avait également un paquet sous le bras.</p> + +<p>Il jeta comme son chef de file un regard autour de la chambre; mais ce +regard fut beaucoup plus long et plus attentif.</p> + +<p>C'est Jean-Marie Berrichon qui se repentait amèrement de n'avoir point +posé la barre en temps utile! Il rendait cette justice aux nouveaux +venus de s'avouer à lui-même qu'il n'avait jamais vu deux coquins +d'aussi mauvaise mine.</p> + +<p>Cette opinion prouvait que Berrichon n'avait point fréquenté le beau +monde, car, certes, Cocardasse junior et frère Amable Passepoil étaient +deux magnifiques gredins.</p> + +<p>Il se glissa prudemment derrière sa grand'mère <span class="pagenum"><a name="Page_155" id="Page_155">155</a></span> qui, plus vaillante, +demanda de sa grosse voix:</p> + +<p>—Que venez-vous chercher ici, vous autres?</p> + +<p>Cocardasse toucha son feutre avec cette courtoisie noble des gens qui +ont usé beaucoup de sandales dans la poussière des salles d'armes. Puis +il cligna de l'œil en regardant frère Passepoil.</p> + +<p>Frère Passepoil répondit par un clin d'œil pareil.</p> + +<p>Cela voulait dire sans doute bien des choses.—Berrichon tremblait de +tous ses membres.</p> + +<p>—Eh donc! respectable dame, dit enfin Cocardasse junior, vous avez un +timbre qui me va droit au cœur... et toi, Passepoil?</p> + +<p>Passepoil, nous le savons bien, était de ces âmes tendres que la vue +d'une femme impressionne toujours fortement. L'âge n'y faisait rien. Il +ne détestait même pas que la personne du sexe eût des moustaches plus +fournies que les siennes.</p> + +<p>Passepoil approuva d'un sourire et mit son regard en coulisse. Mais +admirez cette riche nature! sa passion pour la plus belle moitié du +genre humain n'endormait point sa vigilance. Il avait déjà fait dans sa +tête la carte de céans.</p> + +<p>La colombe, comme l'appelait Cocardasse, <span class="pagenum"><a name="Page_156" id="Page_156">156</a></span> devait être dans cette +chambre fermée, sous la fente de laquelle un rayon de vive lumière +s'échappait. De l'autre côté de la salle basse, il y avait une porte +ouverte, et à cette porte une clef.</p> + +<p>Passepoil toucha le coude de Cocardasse et dit tout bas:</p> + +<p>—La clef est en dehors!</p> + +<p>Cocardasse approuva du bonnet.</p> + +<p>—Vénérable dame, reprit-il, nous venons pour une affaire +d'importance... N'est-ce point ici que demeure...?</p> + +<p>—Non, répondit Berrichon derrière sa grand'mère, ce n'est pas ici.</p> + +<p>Passepoil sourit. Cocardasse frisa sa moustache.</p> + +<p>—Capédébious! fit-il, voilà un adolescent de bien belle espérance!</p> + +<p>—L'air candide..., ajouta Passepoil.</p> + +<p>—Et de l'esprit comme quatre, bagassa!... mais comment peut-il savoir +que la personne en question ne demeure pas ici, puisque je ne l'ai point +nommée?</p> + +<p>—Nous demeurons seuls tous deux, répliqua sèchement Françoise.</p> + +<p>—Passepoil! dit le Gascon.</p> + +<p>—Cocardasse! répondit le Normand.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_157" id="Page_157">157</a></span></p> + +<p>—Aurais-tu cru que la vénérable dame pût mentir ainsi effrontément?</p> + +<p>—Ma parole! repartit frère Passepoil d'un ton pénétré, je ne l'aurais +pas cru.</p> + +<p>—Allons! allons! s'écria dame Françoise dont les oreilles +s'échauffaient, pas tant de bavardage!... il n'est pas l'heure de +s'attarder chez les gens... hors d'ici!</p> + +<p>—Mon bon, dit Cocardasse, il y a une apparence de raison là dedans... +l'heure est indue.</p> + +<p>—Positivement, approuva Passepoil.</p> + +<p>—Et cependant, reprit Cocardasse, nous ne pouvons nous en aller sans +avoir obtenu de réponse...</p> + +<p>—C'est évident!</p> + +<p>—Je propose donc de visiter la maison honnêtement et sans bruit.</p> + +<p>—J'obtempère! fit Amable Passepoil.</p> + +<p>Et se rapprochant vivement, il ajouta:</p> + +<p>—Prépare ton mouchoir, j'ai le mien... et va prendre le petit; je me +charge de la femme.</p> + +<p>Dans les grandes occasions, ce Passepoil se montrait parfois supérieur à +Cocardasse lui-même.</p> + +<p>Leur plan était tracé. Passepoil se dirigea vers la porte de la cuisine; +l'intrépide Françoise s'élança pour lui barrer le passage, tandis que +<span class="pagenum"><a name="Page_158" id="Page_158">158</a></span> Berrichon essayait de gagner la rue afin d'appeler du secours.</p> + +<p>Cocardasse le saisit par une oreille et lui dit:</p> + +<p>—Si tu cries, je t'étrangle, petit pécaire!</p> + +<p>Berrichon terrifié ne dit mot. Cocardasse lui noua son mouchoir sur la +bouche.</p> + +<p>Pendant cela, Passepoil, au prix de trois égratignures et de deux bonnes +poignées de cheveux, bâillonnait dame Françoise solidement. Il la prit +dans ses bras et l'emporta à la cuisine, où Cocardasse apportait +Berrichon.</p> + +<p>Quelques personnes prétendent qu'Amable Passepoil profita de la position +où était dame Françoise pour déposer un baiser sur son front. S'il le +fit, il eut tort. Elle avait été laide dès sa plus tendre jeunesse. Mais +nous tenons à n'accepter aucune responsabilité au sujet de ce Passepoil. +Ses mœurs étaient légères. Tant pis pour lui!</p> + +<p>Berrichon et sa grand'mère n'étaient pas au bout de leurs peines. On les +garrotta ensemble et on les attacha fortement au pied du bahut à +vaisselle.</p> + +<p>Puis on ferma sur eux la porte à double tour.</p> + +<p>Cocardasse junior et Amable Passepoil étaient maîtres absolus du +terrain.</p> + +<hr class="tiny" /> + +<h2><a name="ch8" id="ch8"></a>X</h2> + +<h3>—Deux dominos.—</h3><p><span class="pagenum"><a name="Page_159" id="Page_159">159</a></span></p> + +<p>Au dehors, dans la rue du Chantre, les boutiques étaient toutes fermées. +Parmi les commères, celles qui ne dormaient pas encore faisaient foule +et tapage à la porte du Palais-Royal. La Guichard et la Durand, madame +Balahault et madame Morin étaient toutes les quatre du même avis: jamais +on n'avait vu entrer tant et de si riches toilettes aux fêtes de Son +Altesse! Toute la cour était là.</p> + +<p>Madame Balahault, qui était une personne considérable, jugeait en +dernier ressort les toilettes, <span class="pagenum"><a name="Page_160" id="Page_160">160</a></span> préalablement discutées par madame +Morin, la Guichard et la Durand.</p> + +<p>Puis, par une transition habile, on arrivait aux personnes, après avoir +épluché la soie et les dentelles. Parmi toutes ces belles dames, il en +était bien peu qui eussent conservé, aux yeux de madame Balahault, la +robe nuptiale dont parle l'Écriture.</p> + +<p>Mais ce n'était plus déjà pour les dames que nos commères se pressaient +aux abords du Palais-Royal, bravant les invectives des porteurs et des +cochers, défendant leurs places contre les tard-venus et piétinant dans +la boue avec une longanimité digne d'éloges; ce n'était pas non plus +pour les princes ou les grands seigneurs. On était blasé sur les dames; +on avait eu des grands seigneurs et des princes en veux-tu en voilà! On +avait vu passer madame de Soubise avec madame de la Ferté, les deux +belles la Fayette, la jeune duchesse de Rosny, cette blonde aux yeux +noirs qui brouilla le ménage d'un fils de Louis XIV.—Les demoiselles de +Bourbon-Busset, cinq ou six Rohan de divers poils, des Broglie, des +Chastellux, des Bauffremont, des Choiseul, des Coigny et le reste. On +avait vu passer M. le comte de Toulouse, frère de M. du Maine, avec la +princesse sa femme. Les présidents <span class="pagenum"><a name="Page_161" id="Page_161">161</a></span> ne se comptaient plus, les +ministres marquaient à peine; on regardait à peine les ambassadeurs.</p> + +<p>La foule restait pourtant et s'augmentait de minute en minute. +Qu'attendait donc la foule? Elle n'eût pas montré tant de persévérance +pour M. le régent lui-même!</p> + +<p>Mais c'est qu'il s'agissait, en vérité, d'un bien autre personnage!</p> + +<p>Le jeune roi?—Non pas.—Montez encore!</p> + +<p>Le Dieu: l'Écossais, M. Law, la providence de tout ce peuple qui allait +devenir un peuple millionnaire.</p> + +<p>M. Law de Lauriston, le sauveur et le bienfaiteur.</p> + +<p>M. Law que cette même foule devait essayer d'étrangler à cette même +place, quelques mois plus tard.</p> + +<p>M. Law dont les chevaux heureux ne travaillaient plus, remplacés qu'ils +étaient sans cesse par des attelages humains.</p> + +<p>La foule attendait ce bon M. Law. La foule était bien décidée à +l'attendre jusqu'au lendemain matin.</p> + +<p>Quand on songe que les poëtes accusent volontiers la foule +d'inconstance, de légèreté, que sais-je! cette excellente foule, plus +patiente <span class="pagenum"><a name="Page_162" id="Page_162">162</a></span> qu'un troupeau de moutons, cette foule inébranlable, cette +foule tenace, cette foule infatigable que nous avons tous vue cent fois +en notre vie encombrer les trottoirs mouillés quinze heures durant pour +voir passer ceci ou cela,—pas grand'chose souvent,—parfois rien du +tout.</p> + +<p>Si les bœufs gras des cinquante derniers siècles savaient écrire!...</p> + +<p>Mais tous ces favoris que la foule attend ont une fin violente. Voilà +sans doute ce que les poëtes veulent dire.</p> + +<p>La rue du Chantre, noire et déserte malgré le voisinage de cette cohue +et de ces lumières, semblait dormir. Ses deux ou trois réverbères +tristes se miraient dans son ruisseau fangeux. Au premier abord, on n'y +découvrait âme qui vive.</p> + +<p>Mais à quelques pas de la maison de maître Louis, de l'autre côté de la +rue, dans un enfoncement profond, formé par la récente démolition de +deux maisons, six hommes, vêtus de couleurs sombres, se tenaient +immobiles et muets.</p> + +<p>Deux chaises à porteurs étaient à terre derrière eux. Ce n'était point +M. Law que ceux-ci attendaient.</p> + +<p>Ils avaient les yeux fixés sur la porte close de la maison de maître +Louis depuis que Cocardasse <span class="pagenum"><a name="Page_163" id="Page_163">163</a></span> junior et frère Passepoil y étaient +entrés.</p> + +<p>Ceux-ci, restés seuls dans la salle basse après leur expédition +victorieuse contre Berrichon et dame Françoise, se posèrent en face l'un +de l'autre et se regardèrent avec une mutuelle admiration.</p> + +<p>—Sandiéou! l'enfant, dit Cocardasse, tu n'as pas encore oublié ton +métier!</p> + +<p>—Ni toi non plus: c'est fait proprement... mais nous en sommes pour nos +mouchoirs!</p> + +<p>Si nous avons eu parfois à blâmer Passepoil, ce n'a point été par suite +d'une injuste partialité; la preuve c'est que nous ne craignons pas de +signaler à l'occasion ses côtés vertueux: il était économe.</p> + +<p>Cocardasse, entaché au contraire de prodigalité, ne releva point ce qui +avait trait aux mouchoirs.</p> + +<p>—Eh donc! reprit-il, le plus fort est fait...</p> + +<p>—Du moment qu'il n'y a pas de Lagardère dans une affaire, fit observer +Passepoil, tout va comme sur des roulettes.</p> + +<p>—Et, Dieu merci! Lagardère est loin...</p> + +<p>—Soixante lieues de pays entre nous et la frontière.</p> + +<p>Ils se frottèrent les mains.</p> + +<p>—Ne perdons pas de temps, mon bon, reprit <span class="pagenum"><a name="Page_164" id="Page_164">164</a></span> Cocardasse; sondons le +terrain. Voici deux portes.</p> + +<p>Il montrait l'appartement d'Aurore et le haut de l'escalier tournant.</p> + +<p>Passepoil se caressa le menton.</p> + +<p>—Je vais glisser un coup d'œil par la serrure, dit-il en se +dirigeant déjà vers la chambre d'Aurore.</p> + +<p>Un regard terrible de Cocardasse junior l'arrêta.</p> + +<p>—Capédébious! fit le Gascon, je ne souffrirai pas cela! C'te petite +couquine est à faire sa toilette: respectons la décence!</p> + +<p>Passepoil baissa les yeux humblement:</p> + +<p>—Ah! mon noble ami! fit-il, que tu es heureux d'avoir de bonnes +mœurs!</p> + +<p>—Troun de l'air! je suis comme cela!... et sois sûr, mon bon, que la +fréquentation d'un homme tel que moi finira par te corriger... le vrai +philosophe commande à ses passions...</p> + +<p>—Je suis l'esclave des miennes, soupira Passepoil; mais c'est qu'elles +sont si fortes!</p> + +<p>Cocardasse lui toucha la joue paternellement.</p> + +<p>—A vaincre sans péril, prononça-t-il avec gravité, on triomphe sans +agrément... Monte un peu voir ce qu'il y a là-haut.</p> + +<p>Passepoil grimpa aussitôt comme un chat.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_165" id="Page_165">165</a></span></p> + +<p>—Fermé! dit-il en levant le loquet de la porte de maître Louis.</p> + +<p>—Et par le trou?... Ici, la décence le permet.</p> + +<p>—Noir comme un four!</p> + +<p>—Viens çà... récapitulons un peu les instructions de ce bon M. de +Gonzague.</p> + +<p>—Il nous a promis, dit Passepoil, cinquante pistoles à chacun.</p> + +<p>—A certaines conditions... primo...</p> + +<p>Au lieu de poursuivre, il prit le paquet qu'il portait sous le bras... +Passepoil fit de même.</p> + +<p>A ce moment, la porte que Passepoil avait trouvée close au haut de +l'escalier, tourna sans bruit sur ses gonds.—La figure pâle et futée du +bossu parut dans la pénombre. Il se prit à écouter.</p> + +<p>Les deux maîtres d'armes regardaient leurs paquets d'un air indécis.</p> + +<p>—Est-ce absolument nécessaire? demanda Cocardasse qui frappa sur le +sien d'un air mécontent.</p> + +<p>—Pure formalité..., répliqua Passepoil.</p> + +<p>—Eh donc! Normand, tire-nous de là!</p> + +<p>—Rien de plus simple... Gonzague nous a dit: «Vous porterez des habits +de laquais,»—nous les portons fidèlement... sous notre bras.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_166" id="Page_166">166</a></span></p> + +<p>Le bossu se mit à rire.</p> + +<p>—Sous notre bras! s'écria Cocardasse enthousiasmé; tu as de l'esprit +comme quatre, ma caillou!</p> + +<p>—Sans mes passions et leur tyrannique empire, répliqua sérieusement +Passepoil, je crois que j'aurais été loin!</p> + +<p>Ils déposèrent tous les deux sur la table leurs paquets, qui contenaient +des habits de livrée; c'était un point réglé, grâce à la subtile logique +de frère Passepoil.</p> + +<p>Cocardasse poursuivit:</p> + +<p>—M. de Gonzague nous a dit en second lieu: Vous vous assurerez que la +litière et les porteurs attendent dans la rue du Chantre.</p> + +<p>—C'est fait, dit Passepoil.</p> + +<p>—Oui bien, fit Cocardasse en se grattant l'oreille; mais il y a deux +chaises... que penses-tu de cela, toi?</p> + +<p>—Abondance de biens ne nuit pas! décida Passepoil; je n'ai jamais été +en chaise...</p> + +<p>—Ni moi non plus!</p> + +<p>—Nous nous ferons porter à tour de rôle pour revenir à l'hôtel.</p> + +<p>—Réglé!... Troisièmement: Vous vous introduirez dans la maison...</p> + +<p>—Nous y sommes.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_167" id="Page_167">167</a></span></p> + +<p>—Dans la maison, il y a une jeune fille...</p> + +<p>—Tiens, mon noble ami! s'écria Passepoil: regarde!... me voilà tout +tremblant...</p> + +<p>—Et tout blême!... qu'as-tu donc?</p> + +<p>—Rien que pour entendre parler de ce sexe auquel je dois tous mes +malheurs.</p> + +<p>Cocardasse lui frappa rudement sur l'épaule.</p> + +<p>—Apapur! fit-il, mon bon, entre soi, on se doit des égards... chacun a +ses petites faiblesses... mais si tu me romps encore les oreilles avec +tes passions, sandiéou! je te les coupe!</p> + +<p>Passepoil ne releva point la faute de grammaire, et comprit bien qu'il +s'agissait de ses oreilles. Il y tenait, bien qu'il les eût longues et +rouges.</p> + +<p>—Tu n'as pas voulu que je m'assure si la jeune fille était là..., +dit-il.</p> + +<p>—Elle y est, répliqua Cocardasse; écoute plutôt!</p> + +<p>Un joyeux éclat de rire se fit entendre dans la pièce voisine.</p> + +<p>Frère Passepoil mit la main sur son cœur.</p> + +<p>—Vous prendrez la jeune fille, poursuivit Cocardasse, ou plutôt vous la +prierez poliment de monter dans la litière que vous ferez conduire au +pavillon...</p> + +<p>—Et vous n'emploierez la violence, ajouta <span class="pagenum"><a name="Page_168" id="Page_168">168</a></span> Passepoil, que s'il n'y +a pas moyen de faire autrement.</p> + +<p>—C'est cela!... Et je dis que cinquante pistoles sont un bon prix pour +une pareille besogne!</p> + +<p>—Ce Gonzague est-il assez heureux! soupira tendrement Passepoil.</p> + +<p>Cocardasse toucha la garde de sa rapière. Passepoil lui prit la main.</p> + +<p>—Mon noble ami, dit-il, tue-moi tout de suite!... c'est la seule +manière d'éteindre le feu qui me dévore!... voilà mon sein!... perce-le +du coup mortel!...</p> + +<p>Le Gascon le regarda un instant d'un air de compassion profonde:</p> + +<p>—Pécaire! fit-il; ce que c'est que de nous!... Voici une bagasse qui +n'emploiera pas une seule de ses cinquante pistoles à jouer ou à boire!</p> + +<p>Le bruit redoubla dans la chambre voisine. Cocardasse et Passepoil +tressaillirent, parce qu'une petite voix grêle et stridente prononça +tout haut derrière eux:</p> + +<p>—Il est temps!</p> + +<p>Ils se retournèrent vivement. Le bossu de l'hôtel de Gonzague était +debout auprès de la table et défaisait tranquillement leurs paquets.</p> + +<p>—Oh! oh! fit Cocardasse, par où est-il passé celui-là?</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_169" id="Page_169">169</a></span></p> + +<p>Passepoil s'était prudemment reculé.</p> + +<p>Le bossu tendit une veste de livrée à Passepoil, une autre à Cocardasse.</p> + +<p>—Et vite! commanda-t-il sans élever la voix.</p> + +<p>Ils hésitèrent. Le Gascon surtout ne pouvait point se faire à l'idée +d'endosser ces habits de laquais.</p> + +<p>—Capédébious! s'écria-t-il, de quoi te mêles-tu, toi?</p> + +<p>—Chut!... siffla le bossu; dépêchez...</p> + +<p>On entendit à travers la porte la voix de dona Cruz qui disait:</p> + +<p>—C'est parfait! Il ne manque plus que la litière!</p> + +<p>—Dépêchez! répéta impérieusement le bossu.</p> + +<p>En même temps, il éteignit la lampe.</p> + +<p>La porte de la chambre d'Aurore s'ouvrit, jetant dans la salle basse une +lueur vague.</p> + +<p>Cocardasse et Passepoil se retirèrent derrière la cage de l'escalier +pour faire rapidement leur toilette.</p> + +<p>Le bossu entr'ouvrit une des fenêtres donnant sur la rue du Chantre.</p> + +<p>Un léger coup de sifflet retentit dans la nuit.</p> + +<p>Une des litières s'ébranla.</p> + +<p>Les deux caméristes traversaient en ce moment <span class="pagenum"><a name="Page_170" id="Page_170">170</a></span> la chambre à tâtons. +Le bossu leur ouvrit la porte.</p> + +<p>—Êtes-vous prêts? demanda-t-il tout bas.</p> + +<p>—Nous sommes prêts, répondirent Cocardasse et Passepoil.</p> + +<p>—A votre besogne!</p> + +<p>Dona Cruz sortait de la chambre d'Aurore en disant:</p> + +<p>—Il faudra bien que je trouve une litière!... le diable galant n'a donc +pas songé à cela!</p> + +<p>Derrière elle, le bossu referma la porte.</p> + +<p>La salle basse fut plongée dans une complète obscurité.</p> + +<p>Dona Cruz s'arrêta interdite. Elle entendait des mouvements dans +l'ombre.</p> + +<p>—Aurore! dit-elle d'une voix déjà mal assurée; ouvre-moi... +éclaire-moi!</p> + +<p>Faut-il l'avouer? cette charmante dona Cruz n'avait pas peur des hommes. +C'était vers le démon que l'obscurité tournait ses terreurs. On venait +d'évoquer le diable en riant: dona Cruz croyait déjà sentir ses cornes +dans les ténèbres.</p> + +<p>Comme elle revenait vers la porte d'Aurore pour l'ouvrir, elle rencontra +deux mains rudes et velues qui saisirent les siennes. Ces mains +appartenaient à Cocardasse junior. Dona Cruz essaya de crier. Sa gorge, +convulsivement serrée <span class="pagenum"><a name="Page_171" id="Page_171">171</a></span> par l'épouvante, étrangla sa voix au passage.</p> + +<p>Aurore, qui se tournait et se retournait devant son miroir; car la +parure la faisait coquette; Aurore ne l'entendit point, étourdie qu'elle +était par les murmures de la foule, massée sous ses fenêtres.</p> + +<p>On venait d'annoncer que le carrosse de M. Law, qui venait de l'hôtel +d'Angoulême, était à la hauteur de la Croix du Trahoir.</p> + +<p>—Il vient! il vient! criait-on de toutes parts.</p> + +<p>Et la cohue de s'agiter follement.</p> + +<p>—Mademoiselle, dit Cocardasse en dessinant un profond salut, qui fut +perdu faute de quinquet, permettez-moi de vous offrir...</p> + +<p>Dona Cruz était déjà à l'autre bout de la chambre.</p> + +<p>Là, elle rencontra deux autres mains, moins poilues, mais plus +calleuses, qui étaient la propriété de frère Amable Passepoil. Cette +fois, elle réussit à pousser un grand cri.</p> + +<p>—Le voici! le voici! disait la foule.</p> + +<p>Le cri de la pauvre dona Cruz fut perdu comme le salut de Cocardasse.</p> + +<p>Elle échappa à cette seconde étreinte, mais Cocardasse la serrait de +près. Passepoil et lui s'arrangeaient pour lui fermer toute autre issue +<span class="pagenum"><a name="Page_172" id="Page_172">172</a></span> que la porte du perron. Quand elle arriva auprès de cette porte, +les deux battants s'ouvrirent. La lueur des réverbères éclaira son +visage. Cocardasse ne put retenir un mouvement de surprise.</p> + +<p>Un homme qui se tenait sur le seuil, en dehors, jeta une mante sur la +tête de dona Cruz. On la saisit demi-folle d'effroi et on la poussa dans +la chaise, dont la portière se referma aussitôt.</p> + +<p>—A la petite maison derrière Saint-Magloire! ordonna Cocardasse.</p> + +<p>La chaise partit. Passepoil rentra, frétillant comme un goujon sur +l'herbe. Il avait touché de la soie! Cocardasse était tout pensif.</p> + +<p>—Elle est mignonne! dit le Normand, mignonne! mignonne!... Oh! le +Gonzague!</p> + +<p>—Capédébious! s'écria Cocardasse en homme qui veut chasser une pensée +importune, j'espère que voilà une affaire menée adroitement...</p> + +<p>—Quelle petite main satinée!</p> + +<p>—Les cinquante pistoles sont à nous!... Je te l'ai dit: du moment qu'il +n'y a pas de Lagardère dans une aventure...</p> + +<p>Il regarda tout autour de lui, comme s'il n'eût point été parfaitement +convaincu de ce qu'il avançait.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_173" id="Page_173">173</a></span></p> + +<p>—Et la taille! fit Passepoil;—je n'envie à Gonzague ni ses titres, ni +son or... mais...</p> + +<p>—Allons! interrompit Cocardasse, en route!</p> + +<p>—Elle m'empêchera longtemps de dormir!</p> + +<p>Cocardasse le saisit au collet et l'entraîna; puis se ravisant:</p> + +<p>—La charité nous oblige à délivrer la vieille et son petit, dit-il.</p> + +<p>—Ne trouves-tu pas que la vieille est bien conservée? demanda frère +Passepoil.</p> + +<p>Il eut un maître coup de poing dans le dos. Cocardasse fit tourner la +clef dans la serrure. Avant qu'il eût ouvert, la voix du bossu qu'ils +avaient presque oublié se fit entendre du côté de l'escalier.</p> + +<p>—Je suis assez content de vous, mes braves, dit-il,—mais votre besogne +n'est pas finie... laissez cela!</p> + +<p>—Il a le verbe haut, le petit homme! grommela Cocardasse.</p> + +<p>—Maintenant qu'on ne le voit plus, ajouta Passepoil,—sa voix me fait +un drôle d'effet... on dirait que je l'ai entendue quelque part, +autrefois...</p> + +<p>Un bruit sec et répété annonça que le bossu battait le briquet.—La +lampe se ralluma.</p> + +<p>—Qu'avez-vous donc à faire, s'il vous plaît, <span class="pagenum"><a name="Page_174" id="Page_174">174</a></span> maître Ésope? demanda +le Gascon; c'est ainsi qu'on vous nomme, je crois?</p> + +<p>—Ésope... Jonas... et d'autres noms encore, repartit le petit homme; +attention à ce que je vais vous ordonner!</p> + +<p>—Salue Son Excellence, Passepoil..., ordonner!... Peste!...</p> + +<p>Il mit la main au chapeau. Passepoil l'imita, en ajoutant d'un accent +railleur:</p> + +<p>—Nous attendons les ordres de Son Excellence!</p> + +<p>—Et bien vous faites! prononça sèchement le bossu.</p> + +<p>Nos deux estafiers échangèrent un regard. Passepoil perdit son air de +moquerie et murmura:</p> + +<p>—Cette voix-là... bien sûr que je l'ai entendue!</p> + +<p>Le bossu prit derrière l'escalier deux de ces lanternes à manche qu'on +portait au devant des chaises, la nuit. Il les alluma.</p> + +<p>—Prenez ceci, dit-il.</p> + +<p>—Eh donc! fit Cocardasse avec mauvaise humeur,—croyez-vous que nous +pourrons rattraper la chaise?...</p> + +<p>—Elle est loin, si elle court toujours! ajouta Passepoil.</p> + +<p>—Prenez ceci.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_175" id="Page_175">175</a></span></p> + +<p>Ce bossu était entêté,—nos deux braves prirent chacun une des +lanternes.</p> + +<p>Le bossu montra du doigt la chambre d'où dona Cruz était sortie quelques +minutes auparavant.</p> + +<p>—Il y a là une jeune fille, dit-il.</p> + +<p>—Encore! s'écrièrent à la fois Cocardasse et Passepoil.</p> + +<p>Et ce dernier pensa tout haut:</p> + +<p>—L'autre litière!...</p> + +<p>—Cette jeune fille, poursuivit le bossu,—achève de s'habiller... Elle +va sortir par cette porte comme l'autre...</p> + +<p>Cocardasse désigna d'un coup d'œil la lampe rallumée.</p> + +<p>—Non, dit le petit homme;—cette fois, vous n'éteindrez pas la lampe.</p> + +<p>—Alors, que faisons-nous? demanda le Gascon.</p> + +<p>—Je vais vous le dire: vous aborderez la jeune fille franchement, mais +respectueusement... Vous lui direz: Nous sommes ici pour vous conduire +au bal du Palais.</p> + +<p>—Il n'y avait pas un mot de cela dans nos instructions..., fit observer +Passepoil.</p> + +<p>Et Cocardasse ajouta:</p> + +<p>—La jeune fille nous croira-t-elle?</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_176" id="Page_176">176</a></span></p> + +<p>—Elle vous croira si vous lui dites le nom de celui qui vous envoie.</p> + +<p>—Le nom de monsieur de Gonzague?</p> + +<p>—Non pas!... Et si vous ajoutez que votre maître l'attendra, minuit +sonnant... souvenez-vous bien de cela! dans les jardins du Palais, au +rond-point de Diane...</p> + +<p>—Avons-nous donc deux maîtres, à présent, sandiéou! s'écria Cocardasse.</p> + +<p>—Non, répondit le bossu,—vous n'avez qu'un maître... mais il ne +s'appelle pas Gonzague.</p> + +<p>Le bossu, disant cela, gagna l'escalier tournant. Il mit le pied sur la +première marche.</p> + +<p>—Et comment s'appelle-t-il, notre maître? interrogea Cocardasse, qui +faisait de vains efforts pour garder son insolent sourire;—Ésope II, +sans doute?...</p> + +<p>—Ou Jonas? balbutia Passepoil.</p> + +<p>Le bossu les regarda. Ils baissèrent les yeux. Le bossu prononça +lentement:</p> + +<p>—Votre maître se nomme Henri de Lagardère!</p> + +<p>Ils tressaillirent tous deux et parurent soudain rapetissés.</p> + +<p>—Lagardère! firent-ils de la même voix sourde et tremblante.</p> + +<p>Le bossu monta l'escalier.—Quand il fut <span class="pagenum"><a name="Page_177" id="Page_177">177</a></span> en haut, il les regarda un +instant courbés et domptés, puis il dit ce seul mot:</p> + +<p>—Marchez droit!</p> + +<p>Et il disparut.</p> + +<p>—Aïe! fit Passepoil quand la porte du haut fut refermée.</p> + +<p>—Apapur! grommela Cocardasse, nous avons vu le diable.</p> + +<p>—Marchons droit, mon noble ami!</p> + +<p>—Capédébious! soyons sages comme des images... et marchons droit!</p> + +<p>—Figure-toi, se reprit-il, que j'avais cru reconnaître...</p> + +<p>—Le petit Parisien?...</p> + +<p>—Non... la jeune fille... celle que nous avons mise en chaise... pour +la gentille Bohémienne que j'ai vue là-bas, en Espagne, au bras de +Lagardère...</p> + +<p>Passepoil poussa un cri... La chambre d'Aurore venait de s'ouvrir.</p> + +<p>—Qu'est-ce donc? fit le Gascon en frissonnant.</p> + +<p>Car tout l'épouvantait désormais.</p> + +<p>—La jeune fille que j'ai vue au bras de Lagardère, là-bas, en +Flandre!... balbutia Passepoil.</p> + +<p>Aurore était sur le seuil.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_178" id="Page_178">178</a></span></p> + +<p>—Flor! appela-t-elle; où donc es-tu?</p> + +<p>Cocardasse et Passepoil, tenant à la main leurs lanternes, s'avancèrent, +l'échine courbée. Leur détermination de <i>marcher droit</i> s'enracinait de +plus en plus.</p> + +<p>C'étaient, du reste, deux laquais du plus magnifique modèle avec leurs +épées en verrouil. Bien peu de suisses de paroisse auraient pu lutter +avec eux pour l'aisance et la bonne tenue.</p> + +<p>Aurore était si délicieusement belle sous son costume de cour, qu'ils +restèrent en admiration devant elle.</p> + +<p>—Où est Flor? répéta-t-elle. Est-ce que la folle est partie sans moi?</p> + +<p>—Sans vous, renvoya le Gascon comme un écho.</p> + +<p>Et le Normand répéta:</p> + +<p>—Sans vous.</p> + +<p>Aurore donna son éventail à Passepoil, son bouquet à Cocardasse. Vous +eussiez dit qu'elle avait eu de grands laquais toute sa vie.</p> + +<p>—Je suis prête, dit-elle. Partons!</p> + +<p>Les échos:</p> + +<p>—Partons!</p> + +<p>—Partons!</p> + +<p>Et au moment de monter en chaise:</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_179" id="Page_179">179</a></span></p> + +<p>—A-t-il dit où je le retrouverais? demanda Aurore.</p> + +<p>—Au rond-point de Diane, murmura Cocardasse avec une voix de ténor.</p> + +<p>—A minuit, acheva Passepoil.</p> + +<p>Tous deux, les bras pendants et le corps incliné.</p> + +<p>On partit. Par dessus la chaise qu'ils accompagnaient, la lanterne à la +main, Cocardasse junior et frère Passepoil échangèrent un dernier +regard.</p> + +<p>Ce regard voulait dire:</p> + +<p>—Marchons droit!</p> + +<p>L'instant d'après, on eût pu voir sortir, par la porte de l'allée qui +conduisait à l'appartement particulier de maître Louis, un petit homme +noir, qui longea la rue du Chantre en trottinant.</p> + +<p>Il traversa la rue Saint-Honoré au moment où le carrosse de ce bon M. +Law allait passer, et la foule se moqua bien de sa bosse.</p> + +<p>De ces moqueries, le bossu ne semblait point beaucoup se soucier.</p> + +<p>Il fit le tour du Palais-Royal et entra dans la cour des Fontaines.</p> + +<p>Rue de Valois, il y avait une petite porte qui donnait entrée dans la +partie des bâtiments appelée <span class="pagenum"><a name="Page_180" id="Page_180">180</a></span> <i>les privés de Monsieur</i>. C'était là +que Philippe d'Orléans, régent de France, avait son cabinet de travail.</p> + +<p>Le bossu frappa d'une certaine sorte. On lui ouvrit aussitôt, et du fond +d'un corridor noir une grosse voix s'éleva.</p> + +<p>—Ah! c'est toi, Riquet à la Houppe! dit-elle; monte vite: on +t'attend...</p> + +<hr class="small" /> + +<h2>LE PALAIS-ROYAL.</h2> + +<h2><a name="ch9" id="ch9"></a>I</h2> + +<h3>—Sous la tente.—</h3><p><span class="pagenum"><a name="Page_181" id="Page_181">181</a></span></p> + +<p>Les pierres aussi ont leurs destinées. Les murailles vivent longtemps et +voient les générations passer; elle savent bien des histoires. Ce serait +un curieux travail que la monographie d'un de ces cubes taillés dans le +liais ou dans le tuf, dans le granit <ins class="correction" title="on">ou</ins> dans le grès. Que de drames +alentour: comédies et tragédies! Que de grandes et que de petites +choses! combien de rires! combien de pleurs!</p> + +<p>Ce fut la tragédie qui fonda le Palais-Royal. Armand du Plessis, +cardinal de Richelieu, immense <span class="pagenum"><a name="Page_182" id="Page_182">182</a></span> homme d'État, lamentable poëte, +acheta au sieur Dufresne l'ancien hôtel de Rambouillet, au marquis +d'Estrées le grand hôtel de Mercœur. Sur l'emplacement de ces deux +demeures seigneuriales, il donna l'ordre à l'architecte Lemercier de lui +bâtir une maison, digne de sa haute fortune.—Quatre autres fiefs furent +acquis pour dessiner les jardins. Enfin, pour dégager la façade où +étaient les armoiries des Du Plessis, surmontées du chapeau de cardinal, +on fit emplette de Sillery, en même temps qu'on ouvrait une grande rue +pour permettre au carrosse de son Éminence d'arriver sans encombre à ses +fermes de la Grange-Batelière.</p> + +<p>La rue devait garder le nom de Richelieu; la ferme, sur les terrains de +laquelle s'élève maintenant le plus brillant quartier de Paris, baptisa +longtemps l'arrière-façade de l'Opéra; le palais seul n'eut point de +mémoire.</p> + +<p>Tout battant neuf, il échangea son titre de Cardinal pour un titre plus +élevé encore. Richelieu dormait à peine dans la tombe, que sa maison +s'appelait déjà le Palais-Royal.</p> + +<p>Il aimait le théâtre, ce terrible prêtre! on pourrait presque dire qu'il +bâtit son palais pour y mettre des théâtres. Il en fit trois, bien qu'à +la rigueur, il n'en fallût qu'un pour représenter <span class="pagenum"><a name="Page_183" id="Page_183">183</a></span> sa chère tragédie +de <i>Mirame</i>, fille idolâtrée de sa propre muse.</p> + +<p>Elle était en vérité trop lourde pour exceller au jeu des vers, cette +main qui trancha la tête du connétable de Montmorency. <i>Mirame</i> fut +représentée devant trois mille fils et filles des croisés qui eurent +bien le cœur d'applaudir. Cent odes, autant de dithyrambes, le double +de madrigaux tombèrent le lendemain en pluie fade sur la ville, +célébrant les gloires du redoutable poëte,—puis, tout ce lâche bruit se +tut.—On parla tout bas d'un jeune homme qui faisait aussi des +tragédies, qui n'était pas cardinal et qui s'appelait Corneille.</p> + +<p>Un théâtre de deux cents spectateurs, un théâtre de cinq cents, un +théâtre de trois mille, Richelieu ne se contenta pas à moins. Tout en +suivant la politique pittoresque de Tarquin, tout en faisant tomber +systématiquement les têtes effrontées qui dépassaient le niveau, il +s'occupait de ses décors et de ses costumes comme un excellent directeur +qu'il était.—On dit qu'il inventa la <i>mer agitée</i> qui fait vivre +maintenant dans le <i>premier dessous</i> tant de pères de famille, les +nuages de gaze, les rampes mobiles et les <i>praticables</i>.—Il imagina +lui-même le ressort qui faisait rouler le rocher de Sisyphe, <span class="pagenum"><a name="Page_184" id="Page_184">184</a></span> fils +d'Éole, dans la pièce de Desmarets.</p> + +<p>On ajoute qu'il tenait bien plus à ces divers petits talents, y compris +celui de danseur, qu'à sa gloire politique: c'est la règle.</p> + +<p>Néron ne fut point immortel, malgré ses succès de joueur de flûte. +Richelieu mourut. Anne d'Autriche et son fils <ins class="correction" title="Lous">Louis</ins> XIV vinrent habiter +le Palais-Cardinal. La Fronde fit tapage autour de ces murailles toutes +neuves. Mazarin, qui ne faisait point de tragédies, écouta plus d'une +fois, riant sous cape et tremblant à la fois, les grands cris du peuple +ameuté sous ses fenêtres.</p> + +<p>Mazarin avait pour retraite les appartements qui servirent plus tard à +Philippe d'Orléans, régent de France. C'était l'aile orientale, ayant +retour sur la galerie actuelle des Proues, vers la cour des Fontaines.</p> + +<p>Il était là au printemps de l'année 1640, quand les frondeurs +pénétrèrent de force au Palais, pour se bien assurer par eux-mêmes qu'on +ne leur avait point enlevé le jeune roi. Un tableau de la galerie du +Palais-Royal représente ce fait et montre Anne d'Autriche, soulevant, en +présence du peuple, les langes de Louis XIV enfant.</p> + +<p>A ce sujet, on rapporte un mot de l'un des <span class="pagenum"><a name="Page_185" id="Page_185">185</a></span> petits-neveux du régent, +le roi des Français Louis-Philippe. Ce mot va bien au Palais-Royal, qui +est un monument sceptique, charmant, froid, sans préjugés, un esprit +fort en pierres de taille qui se planta sur l'oreille la cocarde de +Camille Desmoulins, mais qui caressa les cosaques: ce mot va bien aussi +à la race de l'élève de Dubois, le plus spirituel prince qui ait jamais +perdu le temps et l'or de l'État à faire orgie.</p> + +<p>Casimir Delavigne, regardant ce tableau, qui est de Mauzaise, s'étonnait +de voir la reine sans garde, au milieu de cette multitude. Le duc +d'Orléans, depuis Louis-Philippe, se prit à sourire, et répondit:</p> + +<p>—Il y en a, mais on ne les voit pas.</p> + +<p>Ce fut au mois de février 1672 que Monsieur, frère du roi, tige de la +maison d'Orléans, entra en possession du Palais-Royal. Louis XIV, le +vingt et un de ce mois, lui en constitua la propriété en apanage. +Henriette-Anne d'Angleterre, duchesse d'Orléans, y tint une cour +brillante.</p> + +<p>Le duc de Chartres, fils de Monsieur, le futur régent, y épousa, vers la +fin de l'année 1692, mademoiselle de Blois, la dernière des filles +naturelles du roi et de madame de Montespan.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_186" id="Page_186">186</a></span></p> + +<p>Sous la régence, il ne s'agissait plus de tragédies. L'ombre triste de +Mirame dut se voiler pour ne point voir ces fameux petits soupers que le +duc d'Orléans faisait, dit Saint-Simon, «en des compagnies fort +étranges;» mais ses théâtres servirent, car la mode était aux filles +d'Opéra.</p> + +<p>La belle duchesse de Berry, fille du régent, toujours entre deux vins et +le nez barbouillé de tabac d'Espagne, faisait partie de l'<i>étrange +compagnie</i> où n'entraient, ajoute le même Saint-Simon, «que des dames de +moyenne vertu et des gens de peu, mais brillant par leur esprit et leur +débauche... On buvait beaucoup et du meilleur... On disait des ordures à +gorge déployée, des impiétés à qui mieux mieux, et quand on avait fait +du bruit et qu'on était bien ivre, on allait se coucher...»</p> + +<p>Mais Saint-Simon <ins class="correction" title="m'aimait">n'aimait</ins> pas le régent. Si l'histoire ne peut cacher +entièrement les regrettables faiblesses de ce prince, du moins nous +montre-t-elle les grandes qualités que ses excès ne parvinrent pas à +étouffer.</p> + +<p>Ses vices étaient à son infâme précepteur: ce qu'il avait de vertu lui +appartenait, d'autant mieux qu'on avait fait plus d'efforts pour la tuer +en lui. Ses orgies, et ceci est rare, n'eurent point de revers sanglant. +Il fut humain; il fut bon. Peut-être eût-il <span class="pagenum"><a name="Page_187" id="Page_187">187</a></span> été grand sans les +exemples et les conseils qui empoisonnèrent sa jeunesse.</p> + +<p>Le jardin du Palais-Royal était alors beaucoup plus vaste +qu'aujourd'hui. Il touchait d'un côté aux maisons de la rue de +Richelieu, de l'autre aux maisons de la rue des Bons-Enfants. Au fond, +du côté de la Rotonde, il allait jusqu'à la rue Neuve-des-Petits-Champs. +Ce fut longtemps après seulement, sous le règne de Louis XVI que +Louis-Philippe-Joseph, duc d'Orléans, bâtit ce qu'on appelle les +galeries de pierre, pour isoler le jardin et l'embellir.</p> + +<p>Au temps où se passe notre histoire, d'énormes charmilles, toutes +taillées en portiques italiens, entouraient les berceaux, les massifs et +les parterres. La belle allée de marronniers d'Inde, plantée par le +cardinal de Richelieu, était dans toute sa vigueur. L'arbre de Cracovie, +dernier arbre de cette avenue, existait encore au commencement de ce +siècle.</p> + +<p>Deux autres avenues d'ormes, taillés en boule, allaient dans le sens de +la largeur. Au centre était une demi-lune avec bassin d'eau +jaillissante. A droite et à gauche, en revenant vers le palais, on +trouvait le rond-point de Mercure et le rond-point de Diane, entourés de +massifs d'arbrisseaux. Derrière le bassin se trouvait le quinconce <span class="pagenum"><a name="Page_188" id="Page_188">188</a></span> +des tilleuls, entre les deux grandes pelouses.</p> + +<p>L'aile orientale du palais, plus considérable que celle où fut +construit, plus tard, le Théâtre Français sur l'emplacement de la +célèbre galerie de Mansart, se terminait par un pignon à fronton, qui +portait cinq fenêtres de façade sur le jardin. Ces fenêtres regardaient +le rond-point de Diane. Le cabinet de travail du régent était là.</p> + +<p>Le Grand-Théâtre, qui avait subi fort peu de modifications depuis le +temps du cardinal, servait aux représentations de l'opéra. Le palais +proprement dit, outre les salons d'apparat, contenait les appartements +d'Élisabeth-Charlotte de Bavière, princesse palatine, duchesse +douairière d'Orléans, seconde femme de Monsieur, ceux de la duchesse +d'Orléans, femme du régent, et ceux du duc de Chartres. Les princesses, +à l'exception de la duchesse de Berry et de l'abbesse de Chelles, +habitaient l'aile occidentale qui allait vers la rue de Richelieu.</p> + +<p>L'Opéra, situé de l'autre côté, occupait une partie de l'emplacement +actuel de la cour des Fontaines et de la rue de Valois. Il avait ses +derrières sur la rue des Bons-Enfants. Un passage, connu sous le nom +galant de Cour-aux-Ris, séparait l'entrée particulière de ces dames des +appartements du régent.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_189" id="Page_189">189</a></span></p> + +<p>Elles jouissaient, à titre de tolérance, du jardin du palais.</p> + +<p>Celui-ci n'était point ouvert au public, comme de nos jours; mais il +était facile d'en obtenir l'entrée. En outre, presque toutes les maisons +des rues des Bons-Enfants, de Richelieu et Neuve-des-Petits-Champs +avaient des balcons, des terrasses régnantes, des portes basses et même +des perrons qui donnaient accès dans les massifs. Les habitants de ces +maisons se croyaient si bien en droit de jouir du jardin, qu'ils firent +plus tard un procès à Louis-Philippe-Joseph d'Orléans lorsque ce prince +voulut enclore le Palais-Royal.</p> + +<p>Tous les auteurs contemporains s'accordent à dire que le jardin du +palais était un <i>séjour délicieux</i>, et certes, sous ce rapport, nous +avons beaucoup à regretter. Rien de moins délicieux que le promenoir +carré, envahi par les bonnes d'enfants, et où s'alignent maintenant les +deux allées d'ormes malades. Il faut croire que la construction des +galeries, en interceptant l'air, nuit à la végétation; notre +Palais-Royal est une très-belle cour: ce n'est plus un jardin.</p> + +<p>Cette nuit-là, c'était un enchantement, un paradis, un palais de fées. +Le régent, qui n'avait pas beaucoup de goût à la représentation, sortait +<span class="pagenum"><a name="Page_190" id="Page_190">190</a></span> de son habitude et faisait les choses magnifiquement. On disait, il +est vrai, que ce bon M. Law fournissait l'argent de la fête: mais +qu'importait cela! En ce monde, beaucoup de gens sont de cet avis, qu'il +ne faut voir que le résultat.</p> + +<p>Si M. Law payait les violons en son propre honneur, c'était un homme qui +entendait bien la publicité, voilà tout. Il eût mérité de vivre de nos +jours d'habileté, où tel écrivain s'est fait une renommée en achetant +tous les exemplaires des quatorze premières éditions de son livre, si +bien que la quinzième a fini par se vendre ou à peu près,—où tel +dentiste, pour gagner vingt mille francs, dépense dix mille écus en +annonces,—où tel directeur de théâtre met chaque soir trois ou quatre +cents humbles amis dans sa salle pour prouver à deux cent cinquante +spectateurs vrais que l'enthousiasme n'est pas mort en France.</p> + +<p>Ce n'est pas seulement à titre d'inventeur de l'agio que ce bon M. Law +peut être regardé comme le véritable précurseur de la banque +contemporaine.</p> + +<p>Cette fête était pour lui; cette fête avait pour but de glorifier son +système et aussi sa personne. Pour que la poudre qu'on jette aille bien +<span class="pagenum"><a name="Page_191" id="Page_191">191</a></span> dans les yeux éblouis, il faut la jeter de haut. Ce bon monsieur +Law avait senti le besoin d'un piédestal d'où il pût mieux jeter sa +poudre. On devait cuire une nouvelle fournée d'actions le lendemain.</p> + +<p>Comme l'argent ne lui coûtait rien, il fit sa fête splendide.</p> + +<p>Nous ne parlerons point des salons du Palais, décorés pour cette +circonstance avec un luxe inouï. La fête était surtout dans le jardin, +malgré la saison avancée. Le jardin était entièrement tendu et couvert. +La décoration générale représentait un campement de colons dans la +Louisiane, sur les bords du Mississipi, ce fleuve d'or. Toutes les +serres de Paris avaient été mises à contribution pour composer des +massifs d'arbustes exotiques: on ne voyait partout que fleurs tropicales +et fruits du paradis terrestre. Les lanternes qui pendaient à profusion +aux arbres et aux colonnes étaient des lanternes indiennes; on se le +disait; seulement les tentes des Indiens sauvages, jetées çà et là, +semblaient trop jolies.</p> + +<p>Mais les amis de M. Law allaient répétant:</p> + +<p>—Vous ne vous figurez pas comme les naturels de ce pays sont avancés!</p> + +<p>Une fois admis le style un peu fantastique des <span class="pagenum"><a name="Page_192" id="Page_192">192</a></span> tentes, il est +certain que tout était d'un rococo délicieux. Il y avait des lointains +ménagés, des forêts sur toile, des rochers de carton à l'aspect +terrible, des cascades qui écumaient comme si l'on eût mis du savon dans +leur eau.</p> + +<p>Le bassin central était surmonté de la statue allégorique du Mississipi, +qui avait un peu les traits de ce bon M. Law. Ce dieu tenait une arme +d'où l'eau s'échappait: derrière le dieu, dans le bassin même, on avait +placé une machine ayant mission de figurer une de ces chaussées que +construisent les castors dans les cours d'eau de l'Amérique +septentrionale.</p> + +<p>M. de Buffon n'avait pas encore fait l'histoire de ces intéressants +animaux, ingénieux, méthodiques et rangés comme des élèves de l'école +Polytechnique.</p> + +<p>Nous avons placé ce détail de la chaussée des castors, parce qu'il dit +tout et vaut à lui seul la description la plus étendue.</p> + +<p>C'était autour de la statue du dieu Mississipi que la Nivelle, +mademoiselle Dubois-Duplant, mademoiselle Hernoux, Leguay, Salvator et +Pompignan devaient danser le ballet indien, pour lequel cinq cents +sujets étaient engagés.</p> + +<p>Les compagnons de plaisir du régent, le marquis de Cossé, le duc de +Brissac, la Fare, <span class="pagenum"><a name="Page_193" id="Page_193">193</a></span> le poëte, madame de Tencin, madame de Royan et la +duchesse de Berry s'étaient bien un peu moqués autour de tout cela, mais +pas tant que le régent lui-même.</p> + +<p>Il n'y avait guère qu'un homme pour surpasser le régent dans ses +railleries, c'était ce bon M. Law.</p> + +<p>Les salons étaient déjà encombrés, et Brissac avait ouvert le bal par +ordre avec mademoiselle de Toulouse. Il y avait foule dans les jardins, +et le lansquenet allait sous toutes les tentes plus ou moins sauvages. +Malgré les piquets de gardes françaises (déguisés en Indiens d'opéra) +posés à toutes les portes des maisons voisines donnant sur les jardins, +plus d'un intrus était parvenu à se glisser. On voyait çà et là des +dominos dont l'apparence n'était rien moins que catholique.</p> + +<p>C'était un grand bruit, une foule remuante et joyeuse, ayant parti pris +de s'amuser quand même.</p> + +<p>Cependant, les rois de la fête n'avaient point fait encore leur entrée. +On n'avait vu ni le régent, ni les princesses, ni ce bon M. Law. On +attendait.</p> + +<p>Dans un wigwam en velours nacarat, orné de crépines d'or, où les sachems +du grand fleuve <span class="pagenum"><a name="Page_194" id="Page_194">194</a></span> eussent bien voulu fumer le calumet de paix, on +avait réuni plusieurs tables. Ce wigwam était situé non loin du +rond-point de Diane, sous les fenêtres mêmes du cabinet du régent. Il +contenait nombreuse compagnie.</p> + +<p>Autour d'une table de marbre, recouverte d'une natte, un lansquenet +turbulent se faisait. L'or roulait à grosses poignées; on criait, on +riait.—Non loin de là un groupe de vieux gentilshommes causaient +discrètement auprès d'une table de reversi.</p> + +<p>A la table de lansquenet, nous eussions reconnu Chaverny, le beau petit +marquis, Navailles, Gironne, Nocé, Taranne, Albret et d'autres,—M. de +Peyrolles était là et gagnait.</p> + +<p>C'était une habitude qu'il avait. On la lui connaissait. Ses mains +étaient généralement surveillées.—Du reste, sous la régence, tromper au +jeu n'était pas péché mortel.</p> + +<p>On n'entendait que des chiffres qui allaient se croisant et rebondissant +de l'un à l'autre: cent louis! cinquante! deux cents!—quelques jurons +de mauvais joueurs, et le rire involontaire des gagnants.</p> + +<p>Toutes les figures, bien entendu, étaient découvertes autour de la +table. Dans les avenues, au contraire, beaucoup de masques et beaucoup +<span class="pagenum"><a name="Page_195" id="Page_195">195</a></span> de dominos allaient causant. Des laquais en livrée de fantaisie et +pour la plupart masqués, pour ne pas dénoncer l'incognito de leurs +maîtres, se tenaient de l'autre côté du petit perron du régent.</p> + +<p>—Gagnez-vous, Chaverny? demanda un petit domino bleu qui vint mettre sa +tête encapuchonnée à l'ouverture de la tente.</p> + +<p>Chaverny jetait le fond de sa bourse sur la table.</p> + +<p>—Cidalise! s'écria Gironne; à notre secours, nymphe des forêts vierges!</p> + +<p>Un autre domino parut derrière le premier.</p> + +<p>—Qui parle de vierges? demanda le second domino.</p> + +<p>—Ce n'est pas une personnalité, Desbois, ma mignonne, lui fut-il +répondu; il s'agit de forêts.</p> + +<p>—A la bonne heure! fit mademoiselle Desbois-Duplant qui entra.</p> + +<p>Cidalise donna sa bourse à Gironne.</p> + +<p>Un des vieux gentilshommes assis à la table de reversi fit un geste de +dégoût.</p> + +<p>—De notre temps, monsieur de Barbanchois, dit-il à son voisin, cela se +faisait autrement.</p> + +<p>—Tout est gâté, monsieur de la Hunaudaye, répondit le voisin, tout est +perverti!</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_196" id="Page_196">196</a></span></p> + +<p>—Rapetissé, monsieur de Barbanchois!</p> + +<p>—Abâtardi, monsieur de la Hunaudaye!</p> + +<p>—Travesti!</p> + +<p>—Galvaudé!</p> + +<p>—Sali!</p> + +<p>Et tous deux en chœur, avec un grand soupir:</p> + +<p>—Où allons-nous, baron, où allons-nous?</p> + +<p>M. le baron de Barbanchois poursuivit en prenant un des boutons d'agate +qui décoraient l'antique pourpoint de M. le baron de la Hunaudaye:</p> + +<p>—Qui sont ces gens, monsieur le baron?</p> + +<p>—Monsieur le baron, je vous le demande?</p> + +<p>—Tiens-tu, Taranne? criait en ce moment Montaubert; cinquante!</p> + +<p>—Taranne! grommela M. de Barbanchois, ce n'est pas un homme, c'est une +rue!</p> + +<p>—Tiens-tu, Albret?...</p> + +<p>—Cela s'appelle, fit M. de la Hunaudaye, comme la mère de Henri le +Grand... Où pèchent-ils leurs noms?</p> + +<p>—Où Bichon, l'épagneul de madame la baronne a-t-il pêché le sien? +répliqua M. de Barbanchois en ouvrant sa tabatière.</p> + +<p>Cidalise qui passait y fourra effrontément ses deux doigts. M. le baron +resta bouche béante.</p> + +<p>—Il est bon, dit la fille d'Opéra.</p> + +<p>—Madame, repartit gravement le baron de <span class="pagenum"><a name="Page_197" id="Page_197">197</a></span> Barbanchois, je n'aime +point mêler... veuillez accepter la boîte.</p> + +<p>Cidalise ne se formalisa point. Elle prit la boîte et toucha d'un geste +caressant le vieux menton du gentilhomme indigné. Puis elle fit une +pirouette et s'éloigna.</p> + +<p>—Où allons-nous! grommela M. de la Hunaudaye.</p> + +<p>—Où allons-nous! répéta M. de Barbanchois qui suffoquait; que dirait le +feu roi, s'il voyait de pareilles choses?</p> + +<p>Au lansquenet:</p> + +<p>—Perdu! Chaverny! Encore perdu!</p> + +<p>—C'est égal... j'ai la terre de ***. Je tiens tout!</p> + +<p>—Son père était un digne soldat! dit le baron de Barbanchois; à qui +appartient-il?</p> + +<p>—A monsieur le prince de Gonzague.</p> + +<p>—Dieu nous garde des Italiens!</p> + +<p>—Les Allemands valent-ils mieux, monsieur le baron?... Un comte de Horn +roué en Grève pour assassinat!</p> + +<p>—Un parent de Son Altesse!... Où allons-nous!</p> + +<p>—Je vous dis, monsieur le baron, qu'on finira par s'égorger en plein +midi dans les rues!</p> + +<p>—Eh! monsieur le baron! c'est déjà commencé... N'avez-vous point lu les +nouvelles?... <span class="pagenum"><a name="Page_198" id="Page_198">198</a></span> Hier, une femme assassinée près du Temple... la +Louvet, une agioteuse...</p> + +<p>—Ce matin, un commis du trésor de la guerre, le sieur Sandrier, retiré +de la Seine au pont Notre-Dame...</p> + +<p>—Pour avoir parlé trop haut de cet Écossais maudit..., prononça tout +bas M. de Barbanchois.</p> + +<p>—Chut!... fit M. de la Hunaudaye, c'est le onzième depuis huit +jours!...</p> + +<p>—Oriol!... Oriol à la rescousse! crièrent en ce moment les joueurs.</p> + +<p>Le gros petit traitant parut à l'entrée de la tente. Il avait le masque +et son costume d'une richesse grotesque qui lui avait fait dans le bal +un haut succès de rires.</p> + +<p>—C'est étonnant, dit-il, tout le monde me reconnaît!</p> + +<p>—Il n'y a pas deux Oriol! s'écria Navailles.</p> + +<p>—Ces dames trouvent que c'est assez d'un! fit Nocé.</p> + +<p>—Jaloux! s'écria-t-on de toutes parts en riant.</p> + +<p>Oriol demanda:</p> + +<p>—Messieurs, n'avez-vous point vu Nivelle?</p> + +<p>—Dire que ce pauvre ami, déclama Gironne, sollicite en vain, depuis +huit mois, la place de financier bafoué et dévoué auprès de notre chère +Nivelle!</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_199" id="Page_199">199</a></span></p> + +<p>—Jaloux! dit-on encore.</p> + +<p>—As-tu vu d'Hozier, Oriol?</p> + +<p>—As-tu tes parchemins?</p> + +<p>—Oriol, sais-tu le nom de l'aïeul que tu vas envoyer aux croisades?</p> + +<p>Et les rires d'éclater.</p> + +<p>M. de Barbanchois joignait les mains; M. de la Hunaudaye disait:</p> + +<p>—Ce sont des gentilshommes, M. le baron, qui raillent ces saintes +choses!</p> + +<p>—Où allons-nous, seigneur! où allons-nous!...</p> + +<p>—Peyrolles!... dit le petit traitant qui s'approcha de la table; je +vous fais les cinquante louis, puisque c'est vous... Mais relevez vos +manchettes.</p> + +<p>—Plaît-il! fit le factotum de M. de Gonzague; je ne plaisante qu'avec +mes égaux, mon petit monsieur!</p> + +<p>Chaverny regarda les laquais derrière le perron du régent.</p> + +<p>—Parbleu! murmura-t-il, ces coquins ont l'air de s'ennuyer là-bas... va +les chercher, Taranne, pour que cet honnête M. de Peyrolles ait un peu +avec qui se gaudir!</p> + +<p>Le factotum n'entendit point cette fois. Il ne se fâchait qu'à bonnes +enseignes. Il se contenta de gagner les cinquante louis d'Oriol.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_200" id="Page_200">200</a></span></p> + +<p>—Et du papier! disait le vieux Barbanchois, toujours du papier!</p> + +<p>—On nous paye nos pensions en papier, baron!</p> + +<p>—Et nos fermages... que représentent ces chiffons!</p> + +<p>—L'argent s'en va!</p> + +<p>—L'or aussi... Voulez-vous que je vous dise, baron? nous marchons à une +catastrophe!</p> + +<p>—Monsieur, mon ami, repartit la Hunaudaye en serrant furtivement la +main de Barbanchois, nous y marchons!... c'est l'avis de madame la +baronne!</p> + +<p>Parmi les clameurs, les rires et les quolibets croisés, la voix d'Oriol +s'éleva de nouveau:</p> + +<p>—Connaissez-vous la nouvelle? demanda-t-il, la grande nouvelle?</p> + +<p>—Non... voyons la grande nouvelle!</p> + +<p>—Je vous le donne en mille!... mais vous ne devineriez pas!...</p> + +<p>—M. Law s'est fait catholique?</p> + +<p>—Madame de Berry boit de l'eau?</p> + +<p>—M. du Maine a fait demander une invitation au régent?</p> + +<p>Et cent autres impossibilités.</p> + +<p>—Vous n'y êtes pas, vous n'y êtes pas, très-chers!... Vous n'y serez +jamais!... Madame la princesse de Gonzague... la veuve inconsolable de +<span class="pagenum"><a name="Page_201" id="Page_201">201</a></span> M. de Nevers... Artémise, vouée au deuil éternel...</p> + +<p>A ce nom de madame la princesse de Gonzague, tous les vieux +gentilshommes avaient dressé l'oreille.</p> + +<p>—Eh bien! eh bien! fit-on autour de la table de lansquenet.</p> + +<p>—Eh bien! reprit Oriol, Artémise a fini de boire la cendre du +mausolée!... Madame la princesse de Gonzague est au bal!</p> + +<p>On se récria. C'était chose impossible.</p> + +<p>—Je l'ai vue! affirma le petit traitant, de mes yeux vue!... assise +auprès de la princesse Palatine... Mais j'ai vu quelque chose de plus +extraordinaire encore.</p> + +<p>—Quoi donc? demanda-t-on de toutes parts.</p> + +<p>Oriol se rengorgea; il tenait le dé.</p> + +<p>—J'ai vu, reprit-il pourtant, et je n'avais pas la berlue... et j'étais +bien éveillé... j'ai vu M. le prince de Gonzague refusé à la porte du +régent.</p> + +<p>On fit silence. Cela intéressait tout le monde. Tout ce qui entourait +cette table de lansquenet attendait sa fortune de Gonzague.</p> + +<p>—Qu'y a-t-il d'étonnant à cela? demanda Peyrolles, les affaires de +l'État...</p> + +<p>—A cette heure, Son Altesse ne s'occupe point des affaires de l'État.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_202" id="Page_202">202</a></span></p> + +<p>—Cependant, si un ambassadeur...</p> + +<p>—Son Altesse n'était point avec un ambassadeur!</p> + +<p>—Si quelque caprice nouveau...</p> + +<p>—Son Altesse n'était pas avec une dame.</p> + +<p>C'était Oriol qui faisait ces réponses nettes et catégoriques. La +curiosité générale grandissait.</p> + +<p>—Mais avec qui donc était Son Altesse?</p> + +<p>—On se le demandait, repartit le petit traitant. M. de Gonzague +lui-même s'en informait avec beaucoup de mauvaise humeur.</p> + +<p>—Et que lui répondaient les valets? interrogea Navailles.</p> + +<p>—Mystère, messieurs, mystère!... M. le régent est triste depuis +certaine missive qu'il reçut d'Espagne... M. le régent a donné ordre +aujourd'hui d'introduire par la petite porte de la cour des Fontaines un +personnage qu'aucun de ses valets ordinaires n'a vu... sauf Blondeau, +qui a cru entrevoir dans le second cabinet un petit homme tout noir de +la tête aux pieds... un bossu.</p> + +<p>—Un bossu! répéta-t-on à la ronde;—il en pleut des bossus!...</p> + +<p>—Son Altesse s'est enfermée avec lui... et la Fare... et Brissac... et +la duchesse de Chalais elle-même ont trouvé porte close!.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_203" id="Page_203">203</a></span></p> + +<p>Il y eut un silence. Par l'ouverture de la tente, on pouvait apercevoir +les fenêtres éclairées du cabinet de Son Altesse.—Oriol regarda de ce +côté par hasard.</p> + +<p>—Tenez! tenez! s'écria-t-il en étendant la main,—ils sont encore +ensemble!</p> + +<p>Tous les yeux se tournèrent à la fois vers les fenêtres du +pavillon.—Sur les rideaux blancs, la silhouette de Philippe d'Orléans +se détachait; il marchait.—Une autre ombre indécise, placée du côté de +la lumière semblait l'accompagner.</p> + +<p>Ce fut l'affaire d'un instant: les deux ombres avaient dépassé la +fenêtre.</p> + +<p>Quand elles revinrent, elles avaient changé de place en tournant. La +silhouette du régent était vague, tandis que celle de son mystérieux +compagnon se dessinait avec netteté sur le rideau,—quelque chose de +difforme: une grosse bosse sur un petit corps et de longs bras qui +gesticulaient avec vivacité...</p> + +<p class="center">FIN DU TOME TROISIÈME.</p> + +<hr class="small" /> + +<h2><a name="table_des_chapitres" id="table_des_chapitres"></a>TABLE DES CHAPITRES</h2> + +<h5>DU TROISIÈME VOLUME.</h5> + +<table summary="table_des_chapitres" class="block"> + <colgroup span="3"> + <col width="10" /> + <col width="375" /> + <col width="15" /> + </colgroup> +<tbody> + <tr> + <td> </td> + <td> </td> + <td class="tdr">Pages.</td> + </tr> + <tr> + <td colspan="3" class="tcenter">LES MÉMOIRES D'AURORE. (Suite.)</td> + </tr> + <tr> + <td class="tda">III.</td> + <td class="tdb">La gitanita</td> + <td class="tdc"><a href="#ch1">5</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tda">IV.</td> + <td class="tdb">Où Flor emploie un charme</td> + <td class="tdc"><a href="#ch2">29</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tda">V.</td> + <td class="tdb">Où Aurore s'occupe d'un petit marquis</td> + <td class="tdc"><a href="#ch3">53</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tda">VI.</td> + <td class="tdb">En mettant le couvert</td> + <td class="tdc"><a href="#ch4">75</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tda">VII.</td> + <td class="tdb">Maître Louis</td> + <td class="tdc"><a href="#ch5">95</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tda">VIII.</td> + <td class="tdb">Deux jeunes filles</td> + <td class="tdc"><a href="#ch6">117</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tda">IX.</td> + <td class="tdb">Les trois souhaits </td> + <td class="tdc"><a href="#ch7">139</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tda">X.</td> + <td class="tdb">Deux dominos</td> + <td class="tdc"><a href="#ch8">159</a></td> + </tr> + <tr> + <td colspan="3" class="tcenter">LE PALAIS-ROYAL.</td> + </tr> + <tr> + <td class="tda">I.</td> + <td class="tdb">Sous la tente</td> + <td class="tdc"><a href="#ch9">181</a></td> + </tr> + </tbody> +</table> + +<hr class="small" /> + +<div class="tnote"><a name="note" id="note"></a><h3>Au lecteur</h3> + +<p>Cette version électronique reproduit dans son intégralité +la version originale.</p> + +<p>La ponctuation n'a pas été modifiée hormis quelques corrections +mineures.</p> + +<p>L'orthographe a été conservée. Seuls quelques mots ont été modifiés. +Ils sont soulignés par des tirets. Passer la <ins class="correction" title="comme ceci" >souris</ins> sur +le mot pour voir le texte original.</p></div> + +<hr class="full" /> + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Le Bossu Volume 3, by Paul Féval + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE BOSSU VOLUME 3 *** + +***** This file should be named 34301-h.htm or 34301-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/4/3/0/34301/ + +Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by The +Internet Archive/Canadian Libraries) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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However, if you provide access to or +distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than +"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version +posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), +you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a +copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon +request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other +form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm +License as specified in paragraph 1.E.1. + +1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, +performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works +unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. + +1.E.8. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. To +SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any +particular state visit http://pglaf.org + +While we cannot and do not solicit contributions from states where we +have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition +against accepting unsolicited donations from donors in such states who +approach us with offers to donate. + +International donations are gratefully accepted, but we cannot make +any statements concerning tax treatment of donations received from +outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. + +Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation +methods and addresses. Donations are accepted in a number of other +ways including checks, online payments and credit card donations. +To donate, please visit: http://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + + +</pre> + + </body> +</html> + diff --git a/34301-h/images/title.png b/34301-h/images/title.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..732284c --- /dev/null +++ b/34301-h/images/title.png diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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