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+The Project Gutenberg EBook of Le Bossu Volume 3, by Paul Féval
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Le Bossu Volume 3
+ Aventures de cape et d'épée
+
+Author: Paul Féval
+
+Release Date: November 12, 2010 [EBook #34301]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE BOSSU VOLUME 3 ***
+
+
+
+
+Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed
+Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
+produced from images generously made available by The
+Internet Archive/Canadian Libraries)
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+ Au lecteur
+
+ Cette version électronique reproduit dans son intégralité
+ la version originale.
+
+ La ponctuation n'a pas été modifiée hormis quelques corrections
+ mineures.
+
+ L'orthographe a été conservée. Seuls quelques mots ont été modifiés.
+ La liste des modifications se trouve à la fin du texte.
+
+
+
+
+ LE BOSSU.
+
+
+ Bruxelles.--Imp. de E. GUYOT, succ. de STAPLEAUX,
+ rue de Schaerbeck, 12.
+
+
+ COLLECTION HETZEL.
+
+
+ LE BOSSU
+
+ AVENTURES DE CAPE ET D'ÉPÉE
+
+
+ PAR
+
+
+ PAUL FÉVAL.
+
+ 3
+
+ Édition autorisée pour la Belgique et l'Étranger,
+ interdite pour la France.
+
+
+ LEIPZIG,
+
+ ALPHONSE DÜRR, LIBRAIRE-ÉDITEUR.
+
+ 1857
+
+
+
+
+LES MÉMOIRES D'AURORE.
+
+(SUITE.)
+
+
+
+
+III
+
+--La gitanita.--
+
+
+«..... Je pleure souvent, ma mère, depuis que je suis grande; mais je
+suis faite comme les enfants. Le sourire chez moi n'attend pas les
+larmes séchées.
+
+»Vous vous êtes dit peut-être déjà en lisant ce bavardage incohérent:
+mes impressions de batailles, l'histoire des deux hidalgos, l'oncle don
+Miguel et le neveu don Sanche,--mes premières études dans un livre
+d'escrime,--le récit de mes pauvres plaisirs d'enfant,--vous vous êtes
+dit peut-être: «C'est une folle!»
+
+»C'est vrai: la joie me rend folle.--Mais je ne suis pas lâche dans la
+douleur.
+
+»La joie m'enivre. Je ne sais pas ce que c'est que le plaisir mondain et
+peu m'importe; ce qui m'attire, c'est la joie du coeur.
+
+»Je suis gaie, je suis enfant, je m'amuse avec tout, hélas! comme si je
+n'avais pas déjà bien souffert...
+
+»Il fallut quitter Pampelune, où nous commencions à être moins pauvres.
+Henri avait même pu amasser une petite épargne et bien lui en prit.
+
+»Je pense que j'avais alors dix ans, ou à peu près.
+
+»Il rentra un soir inquiet et tout soucieux. J'augmentai sa
+préoccupation en lui disant que, tout le jour, un homme, enveloppé d'un
+manteau sombre, avait fait sentinelle dans la rue sous nos croisées.
+
+Henri ne se mit point à table. Il prépara ses armes et s'habilla comme
+pour un long voyage. La nuit venue, il me fit passer à mon tour un
+corsage de drap, et me laça mes brodequins. Il sortit avec son épée.
+J'étais dans des transes. Depuis longtemps, je ne l'avais pas vu si
+agité.
+
+»Quand il revint, ce fut pour faire un paquet de ses hardes et des
+miennes.
+
+»--Nous allons partir, Aurore, me dit-il!
+
+»--Pour longtemps? demandai-je.
+
+»--Pour toujours.
+
+»--Quoi! m'écriai-je en regardant notre pauvre petit ménage,--nous
+allons laisser tout cela?
+
+»--Oui, tout cela, fit-il en souriant tristement;--je viens d'aller
+chercher au coin de la rue un pauvre homme qui sera notre héritier... Il
+est content comme un roi, lui... Ainsi va le monde!
+
+»--Mais où allons-nous, ami? demandai-je encore.
+
+»--Dieu le sait, me répondit-il en essayant de paraître gai;--en route,
+ma petite Aurore... il est temps!
+
+»Nous sortîmes.--Ici se place quelque chose de terrible, ma mère. Ma
+plume s'est arrêtée un instant, mais je ne veux rien te cacher.
+
+»Comme nous descendions les marches du perron, je vis un objet sombre au
+milieu de la rue déserte. Henri voulut m'entraîner dans la direction des
+remparts; mais je lui échappai, embarrassé qu'il était par son fardeau
+et je m'élançai vers l'objet qui avait attiré mon attention.
+
+»Henri poussa un cri: c'était pour m'arrêter. Je ne lui avais jamais
+désobéi, mais il était trop tard. Je distinguais déjà une forme humaine
+sous un manteau et je croyais reconnaître le manteau de la mystérieuse
+sentinelle qui s'était promenée sous nos fenêtres durant tout le jour.
+
+»Je soulevai le manteau. C'était bien l'homme que j'avais vu dans la
+journée. Il était mort et son sang l'inondait.
+
+»Je tombai à la renverse comme si j'eusse reçu moi-même le coup de la
+mort.
+
+»Il y avait eu un combat, là, tout près de moi; car, en sortant, Henri
+avait pris son épée. Henri avait encore une fois risqué sa vie pour
+moi,--pour moi, j'en étais sûre...
+
+».... Je m'éveillai au milieu de la nuit. J'étais seule ou du moins je
+me croyais seule.--C'était une chambre encore plus pauvre que celle dont
+nous sortions, cette chambre qui se trouve d'ordinaire au premier étage
+des fermes espagnoles, dont les maîtres sont de pauvres hidalgos.
+
+»Il y avait un bruit de voix à peine saisissable dans la pièce située
+au-dessous,--sans doute la salle commune de la ferme.
+
+J'étais couchée sur un lit à colonnes vermoulues. Une paillasse,
+recouverte d'une serpillière en lambeaux. La lumière de la lune entrait
+par les fenêtres sans carreaux.--Je voyais en face du lit le feuillage
+léger de deux grands chênes liéges qui se balançaient doucement à la
+brise nocturne.
+
+»J'appelai doucement Henri, mon ami; on ne me répondit point.
+
+»Mais je vis une ombre qui rampait sur le sol, et, l'instant d'après,
+Henri se dressait à mon chevet. Il me fit de la main signe de me taire
+et me dit tout bas à l'oreille:
+
+»--Ils ont découvert nos traces... ils sont en bas.
+
+»--Qui donc? demandai-je.
+
+»--Les compagnons de celui qui était sous le manteau.
+
+»Le mort! je me sentis frémir de la tête aux pieds et je crus que
+j'allais m'évanouir de nouveau.
+
+»Henri me serra le bras et reprit:
+
+»--Ils étaient là tout à l'heure, derrière la porte. Ils ont essayé de
+l'ouvrir. J'ai passé mon bras comme une barre dans les anneaux. Ils
+n'ont pas deviné la nature de l'obstacle. Ils sont descendus pour
+chercher une pince, afin de jeter la porte en dedans: ils vont revenir.
+
+»--Mais que leur avez-vous donc fait, Henri, mon ami, m'écriai-je, pour
+qu'ils vous poursuivent avec tant d'acharnement?
+
+»--Je leur ai arraché la proie qu'ils allaient déchirer, les loups! me
+répondit-il.
+
+»Moi! c'était moi! je le comprenais bien. Cette pensée m'emplissait le
+coeur et le navrait: j'étais cause de tout. J'avais brisé sa vie. Cet
+homme, si beau naguère, si brillant, si heureux, se cachait maintenant
+comme un criminel. Il m'avait donné son existence tout entière.
+
+»Pourquoi?...
+
+»--Père, lui dis-je, père chéri, laissez-moi ici et sauvez-vous, je vous
+en supplie.
+
+»Il mit sa main sur ma bouche.
+
+»--Petite folle! murmura-t-il; s'ils me tuent, je serai bien forcé de
+t'abandonner... mais ils ne me tiennent pas encore... Lève-toi!
+
+»Je fis effort pour obéir; j'étais bien faible.
+
+»J'ai su depuis que mon ami Henri, harassé de fatigue, car il m'avait
+portée dans ses bras, demi-morte que j'étais, depuis Pampelune jusqu'à
+cette maison éloignée, était entré là pour demander un gîte.
+
+»C'étaient des pauvres gens. On lui donna cette chambre où nous étions.
+
+»Henri allait s'étendre sur une couche de paille préparée pour lui,
+lorsqu'il entendit un bruit de chevaux dans la campagne. Les chevaux
+s'arrêtèrent à la porte de la maison isolée. Henri devina bien tout de
+suite qu'il fallait remettre le sommeil à une autre nuit.
+
+»Au lieu de se coucher, il ouvrit tout doucement la porte et descendit
+quelques marches de l'escalier.
+
+»On causait dans la salle basse.--Le fermier en haillons disait:
+
+»--Je suis gentilhomme et je ne livrerai pas mes hôtes!
+
+»Henri entendit le bruit d'une poignée d'or qu'on jetait sur la table.
+
+»Le fermier gentilhomme eut la bouche fermée.
+
+»Une voix qu'il connaissait ordonna:
+
+»--A la besogne et que ce soit vite fait!
+
+»Henri rentra précipitamment et referma la porte de son mieux. Il
+s'élança vers la fenêtre pour voir s'il y avait moyen de fuir.
+
+»Les branches de deux grands lièges frôlaient la croisée sans carreaux.
+C'était un petit potager clos d'une haie. Au delà, une prairie, puis la
+rivière d'Arga, que la lune montrait au travers des arbres.
+
+»On montait l'escalier. Henri remplaça la barre absente par son bras
+qu'il mit en travers. On essaya d'ouvrir, on poussa, on pesa, on jura,
+mais le bras d'Henri valait une barre de fer:
+
+»--Te voilà bien pâle, ma petite Aurore, reprit Henri quand il me vit
+levée; mais tu es brave et tu me seconderas...
+
+»--Oh! oui!... m'écriai-je transportée d'aise à la pensée de le servir.
+
+»Il m'entraîna vers la fenêtre.
+
+»--Descendrais-tu bien dans le verger par cet escalier-là? me
+demanda-t-il en me montrant les branches et le tronc de l'un des liéges.
+
+»--Oui, répondis-je, oui, père, si tu me promets de me rejoindre bien
+vite.
+
+»--Je te le promets, ma petite Aurore. Bien vite ou jamais, pauvre
+chérie, ajouta-t-il à voix basse en me pressant dans ses bras.
+
+»J'étais bien ébranlée, je ne compris point, et ce fut heureux.
+
+»Henri ouvrit le châssis au moment où les pas se faisaient entendre de
+nouveau dans l'escalier. Je m'accrochais aux branches du liége, tandis
+qu'il s'élançait vers la porte.
+
+»--Quand tu seras en bas, me dit-il encore, tu jetteras un petit caillou
+dans la chambre... ce sera le signal... Ensuite, tu te glisseras le long
+de la haie jusqu'à la rivière.
+
+»J'étais encore tout contre la fenêtre lorsque j'entendis le bruit de la
+pince qu'on introduisait sous la porte. Je restais, je voulais voir.
+
+»--Descends! descends! fit Henri avec impatience.
+
+»J'obéis.--En bas, je pris un petit caillou que je lançai par
+l'ouverture de la croisée.
+
+»J'entendis aussitôt un sourd fracas à l'étage supérieur. Ce devait être
+la porte qu'on forçait. Cela m'ôta mes jambes. Je restai clouée à ma
+place.
+
+»Deux coups de feu retentirent dans la chambre, puis Henri m'apparut
+debout sur l'appui de la croisée.
+
+»D'un saut, et sans s'aider des liéges, il fut auprès de moi.
+
+»--Ah! malheureuse! fit-il en me voyant, je te croyais déjà sauvée!...
+Ils vont tirer!
+
+»Il m'enlevait déjà dans ses bras,--plusieurs détonations se firent à la
+croisée.--Je le sentis violemment tressaillir.
+
+»--Êtes-vous blessé?... m'écriai-je.
+
+Il était au milieu du verger. Il s'arrêta en pleine lumière, et,
+tournant sa poitrine vers les bandits, qui rechargèrent leurs armes à la
+croisée, il cria par deux fois:
+
+»--Lagardère! Lagardère!...
+
+»Puis il franchit la haie et gagna la rivière.
+
+»On nous poursuivait.--L'Arga est en ce lieu rapide et profonde.--Je
+cherchais déjà des yeux un batelier, lorsque Henri, sans ralentir sa
+course et me tenant toujours dans ses bras, se jeta au milieu du
+courant.
+
+»C'était un jeu pour lui, je le vis bien; d'une main, il m'élevait
+au-dessus de sa tête; de l'autre, il fendait le fil de l'eau. Nous
+gagnâmes la rive opposée en quelques minutes.
+
+»Nos ennemis se consultaient sur l'autre bord.
+
+»--Ils vont chercher le gué, dit Henri; nous ne sommes pas encore
+sauvés.
+
+»Il me réchauffait contre sa poitrine, car j'étais trempée et je
+grelottais.
+
+»Nous entendîmes bientôt les chevaux galoper sur l'autre rive... Nos
+ennemis cherchaient le gué pour passer l'Arga et nous poursuivre. Ils
+comptaient bien que nous ne pourrions leur échapper longtemps.
+
+»Quand le bruit de leur course s'étouffa au lointain, Henri rentra dans
+l'eau et traversa de nouveau l'Arga en droite ligne.
+
+»--Nous voici en sûreté, ma petite Aurore, me dit-il en touchant le bord
+à l'endroit même d'où nous étions partis... Maintenant, il faut te
+sécher et me panser...
+
+»--Je savais bien que vous étiez blessé! m'écriai-je.
+
+»--Bagatelle... viens!
+
+»Il se dirigeait vers la maison du fermier qui nous avait trahis.--Le
+fermier et sa femme riaient et causaient dans leur salle basse, ayant
+entre eux un bon brasier ardent.
+
+»Terrasser l'homme et le garrotter en un seul paquet avec sa femme fut
+pour Henri l'affaire d'un instant.
+
+»--Taisez-vous! leur dit-il,--car ils croyaient qu'on allait les tuer et
+poussaient des cris lamentables. J'ai vu le temps où j'aurais mis le feu
+à votre taudis, comme vous l'avez mérité si bien... mais il ne vous sera
+point fait de mal: voici l'ange qui vous garde!
+
+»Il passait sa main dans mes cheveux mouillés.
+
+»Je voulus l'aider à se panser. Sa blessure était à l'épaule et saignait
+abondamment par les efforts qu'il avait faits. Pendant que mes habits
+séchaient, j'étais enveloppée dans son grand manteau, qu'il avait laissé
+en fuyant dans la chambre du haut. Je fis de la charpie; je bandai sa
+plaie. Il me dit:
+
+»--Je ne souffre plus... tu m'as guéri!
+
+»--Le fermier gentilhomme et sa femme ne bougeaient pas plus que s'ils
+eussent été morts.
+
+»Vers trois heures de nuit, nous quittâmes la maison, montés sur une
+grande vieille mule qu'Henri avait prise à l'écurie et pour laquelle il
+jeta deux pièces d'or sur la table.
+
+»En partant, il dit au mari et à la femme:
+
+»--S'ils reviennent, présentez-leur les compliments du chevalier de
+Lagardère et dites-leur ceci: «Dieu et la Vierge protégent
+l'orpheline...» En ce moment, Lagardère n'a pas le loisir de s'occuper
+d'eux... mais l'heure viendra!
+
+»La vieille grande mule valait mieux qu'elle n'en avait l'air. Nous
+arrivâmes à Estella vers le point du jour et nous fîmes marché avec un
+arriero pour gagner Burgos, de l'autre côté des montagnes. Henri voulait
+s'éloigner définitivement des frontières de France. Ses ennemis étaient
+des Français.
+
+«Il avait dessein de ne s'arrêter qu'à Madrid.
+
+«Nous autres, pauvres enfants, nous avons le champ libre. Notre
+imagination travaille toujours, dès qu'il s'agit de nos parents
+inconnus.--Êtes-vous bien riche, ma mère?--Il faut que vous soyez grande
+pour que cette poursuite obstinée se soit attachée à votre fille.
+
+»Si vous êtes riche, vous ne pouvez guère vous faire idée d'un long
+voyage, à travers cette belle et noble terre d'Espagne, étalant sa
+misère orgueilleuse sous les splendides éblouissements de son ciel.
+
+»La misère est mauvaise au coeur de l'homme. Je sais cela quoique je
+sois bien jeune. Cette chevaleresque race de vainqueurs des Maures est
+déchue. Les fils du Cid sont menteurs, voleurs et lâches. De toutes
+leurs anciennes et illustres qualités, ils n'ont gardé que l'orgueil.
+
+»Un orgueil de comédie, un orgueil poltron, drapé dans des lambeaux:
+l'orgueil de ces spadassins pour rire, que Polichinelle met en fuite
+avec son bâton.
+
+»Le paysage est merveilleux, les habitants sont tristes, paresseux,
+plongés jusqu'au cou dans la malpropreté honteuse.--Cette belle fille
+qui passe, poétique de loin et portant avec grâce sa corbeille de
+fruits, ce n'est pas la peau de son visage que vous voyez, c'est un
+masque épais de souillures.
+
+»Il y a des fleuves pourtant; mais l'Espagnol n'a pas encore découvert
+l'usage de l'eau. Son corps frileux fuit les ablutions.--Ce paradis tout
+planté d'orangers en fleurs a d'autres parfums que la fleur d'oranger.
+
+»Quand il y a quelque part cent voleurs de grand chemin, cela s'appelle
+un village. On nomme un alcade. L'alcade et tous ses administrés sont
+également gentilshommes.--Autour du village, la terre reste en friche.
+Il passe toujours bien assez de voyageurs, si déserte que soit la route,
+pour que les cent et un gentilshommes et leurs familles aient un oignon
+à manger par jour.
+
+»L'alcade, meilleur gentilhomme que ses concitoyens, est aussi plus
+voleur et plus gourmand. On a vu de ces autocrates manger jusqu'à deux
+oignons en vingt-quatre heures.--Mais ceux qui font ainsi un dieu de
+leur ventre finissent mal. L'espingole les guette. Il ne faut pas que
+l'opulence abuse insolemment des dons du ciel.
+
+»Il est rare qu'on trouve à manger dans les auberges. Elles sont
+instituées pour couper la gorge aux voyageurs, qui s'en vont sans souper
+dans l'autre monde.
+
+»Le posadero, homme fier et taciturne, vous fournit un petit tas de
+paille recouvert d'une loque grise: c'est un lit.--Si par hasard on ne
+vous a pas égorgé dans la nuit, vous payez et vous partez sans déjeuner.
+
+»Inutile de parler des moines et des alguazils. Les gueux à escopettes
+sont également connus dans l'univers entier. Personne n'ignore que les
+muletiers sont les associés naturels des brigands de la montagne.
+
+»Un Espagnol qui a trois lieues à faire dans une direction quelconque
+envoie chercher le garde-notes et dicte son testament.
+
+»De Pampelune à Burgos, nous eûmes des centaines d'aventures, mais
+aucune qui eût trait à nos persécuteurs. C'est de celles-là seulement,
+ma mère, que je veux vous entretenir.--Nous devions les retrouver encore
+une fois avant d'arriver à Madrid.
+
+»Nous avons pris par Burgos afin d'éviter le voisinage des sierras de la
+Vieille-Castille. L'épargne de mon ami s'épuisait rapidement et nous
+avancions peu, tant la route était pavée d'obstacles. Le récit d'un
+voyage en Espagne ressemble à un entassement d'accidents rassemblés à
+plaisir par une imagination romanesque et moqueuse.
+
+»Enfin, nous laissâmes derrière nous Valladolid et les dentelles de son
+clocher sarrasin. Nous avions fait plus de la moitié de notre route.
+
+»C'était le soir: nous allions côtoyant les frontières du Léon pour
+arriver à Ségovie. Nous étions montés tous deux sur la même mule et nous
+n'avions point de guide.--La route était belle. On nous avait enseigné
+une auberge sur l'Adaja où nous devions faire grande chère.
+
+»Cependant, le soleil se couchait derrière les arbres maigres de la
+forêt qui va vers Salamanque et nous n'apercevions nulle trace de
+posada. Le jour baissait; les muletiers devenaient plus rares sur le
+chemin. C'était l'heure des mauvaises rencontres.
+
+»Nous n'en devions point faire, ce soir-là, grâce à Dieu: il n'y avait
+qu'une bonne action sur notre route.
+
+»Ce fut ce soir-là, ma mère, que nous trouvâmes ma petite Flor, ma chère
+gitanita, ma première et ma seule amie.
+
+»Voilà bien longtemps que nous sommes séparées, et pourtant je suis bien
+sûre qu'elle se souvient de moi.--Deux ou trois jours après notre
+arrivée à Paris, j'étais dans la salle basse et je chantais. Tout à
+coup, j'entendis un cri dans la rue: je crus reconnaître la voix de
+Flor.--Un carrosse passait: un grand carrosse de voyage sans armoiries.
+Les stores en étaient baissés.--Je m'étais sans doute trompée.
+
+»Mais bien souvent, depuis lors, je me suis mise à la fenêtre, espérant
+voir sa fine taille si souple, son pied de fer, effleurant la pointe des
+pavés et son oeil noir, brillant derrière son voile de dentelle.
+
+»Je suis folle! Pourquoi Flor serait-elle à Paris?...
+
+»La route passait au-dessus d'un précipice. Au bord même du précipice,
+il y avait un enfant qui dormait. Je l'aperçus la première et je priai
+Henri, mon ami, d'arrêter la mule; je sautai à terre et j'allai me
+mettre à genoux auprès de l'enfant.
+
+»C'était une petite bohémienne de mon âge,--et jolie!...
+
+»Je n'ai jamais rien vu de si mignon que Flor: c'était la grâce, la
+finesse, la douce espièglerie.
+
+»Flor doit être maintenant une adorable jeune fille.
+
+»Je ne sais pourquoi j'eus tout de suite envie de l'embrasser. Mon
+baiser l'éveilla. Elle me le rendit en souriant. Mais la vue d'Henri
+l'effraya.
+
+»--Ne crains rien, lui dis-je.--C'est mon bon ami, mon père chéri qui
+t'aimera, puisque déjà je t'aime... Comment t'appelles-tu?
+
+»--Flor... et toi?
+
+»--Aurore...
+
+»Elle reprit son sourire:
+
+»--Le vieux poëte, murmura-t-elle,--celui qui fait nos chansons... parle
+souvent des pleurs d'Aurore qui brillent comme des perles au calice de
+la fleur... Tu n'as jamais pleuré, toi, je parie; moi, je pleure
+souvent.
+
+»Je ne savais ce qu'elle voulait dire avec son vieux poëte.--Henri nous
+appelait.--Elle mit la main sur sa poitrine et s'écria tout à coup:
+
+»--Oh! que j'ai faim!
+
+»Et je la vis toute pâle.
+
+»Je la pris dans mes bras. Henri mit pied à terre à son tour. Flor nous
+dit qu'elle n'avait pas mangé depuis la veille au matin. Henri avait un
+peu de pain qu'il lui donna avec le vin de Xérès qui était au fond de sa
+gourde.
+
+«Elle mangea avidement. Quand elle eut bu, elle regarda Henri en face,
+puis moi:
+
+«--Vous ne vous ressemblez pas, murmura-t-elle;--pourquoi n'ai-je
+personne à aimer, moi?
+
+«Ses lèvres effleurèrent la main d'Henri, tandis qu'elle ajoutait:
+
+--«Merci, seigneur cavalier, vous êtes aussi bon que beau... je vous en
+prie, ne me laissez pas la nuit sur le chemin!
+
+«Henri hésitait, les gitanos sont de dangereux et subtils coquins.
+L'abandon de cette enfant pouvait être un piége. Mais je fis tant et
+j'intercédai si bien, qu'Henri finit par consentir à emmener la petite
+bohémienne.
+
+«Nous voilà bien heureux!--au contraire de la pauvre mule, qui avait
+maintenant trois fardeaux.
+
+«En route, Flor nous raconta son histoire. Elle appartenait à une troupe
+de gitanos qui venaient de Léon et qui allaient, eux aussi, à
+Madrid.--La veille, au matin, je ne sais à quel propos, la bande avait
+été poursuivie par une escouade de la Sainte-Hermandad. Flor s'était
+cachée dans les buissons pendant que ses compagnons fuyaient.
+
+»Une fois l'alerte passée, Flor voulut rejoindre ses compagnons, mais
+elle eut beau marcher, elle eut beau courir, elle ne les trouva plus sur
+la route. Les passants à qui elle les demandait lui jetaient des
+pierres. De bons chrétiens, parce qu'elle n'était point baptisée, lui
+enlevèrent ses pendants d'oreilles en cuivre argenté et un collier de
+fausses perles.
+
+»La nuit vint. Flor la passa dans une meule. Qui dort dîne,
+heureusement, car la pauvre petite Flor n'avait point dîné.
+
+»Le lendemain, elle marcha tout le jour sans rien mettre sous sa dent.
+Les chiens des quinterias aboyaient derrière elle, et les petits enfants
+lui envoyaient leurs huées.--De temps en temps, elle trouvait sur la
+route l'empreinte conservée d'une sandale égyptienne: cela la
+soutenait.
+
+»Les gitanos en campagne ont généralement un lieu de halte et de
+rendez-vous avant le but du voyage. Flor savait où retrouver les
+siens,--mais bien loin, bien loin, dans une gorge du mont Baladron,
+situé en face de l'Escurial, à dix ou douze lieues de Madrid.
+
+»C'était notre route. J'obtins de mon ami Henri qu'il conduirait la
+petite Flor jusque-là.
+
+»Elle eut place auprès de moi sur ma paille à l'hôtellerie; elle eut
+part de la splendide _marmite-pourrie_ qui nous fut servie pour notre
+souper.
+
+»Ces ollas-podridas de la Castille sont des mets qu'on se procure
+difficilement dans le reste de l'Europe: il faut, pour les faire, un
+jarret de porc, un peu de cuir de boeuf, la moitié de la corne d'une
+chèvre morte de maladie, des tiges de choux, des épluchures de raves,
+une souris de terre et un boisseau et demi de gousses d'ail.--Tels
+furent du moins les ingrédients que nous reconnûmes dans notre fameuse
+_marmite-pourrie_ du bourg de San-Lucar, entre Pesquera et Ségovie,
+dans l'une des plus somptueuses auberges qui se puissent trouver dans
+les États du roi d'Espagne.
+
+»A dater du moment où la jolie petite Flor fut notre compagne, la route
+devint moins monotone. Elle était gaie presque autant que moi, et bien
+plus avisée. Elle savait danser, elle savait chanter. Elle nous amusait
+en nous racontant les tours pendables de ses frères les gitanos.
+
+»Nous lui demandâmes quel dieu ils adoraient; elle nous répondit: Une
+cruche.
+
+»Mais à Zamora, dans le pays de Léon, elle avait rencontré un bon frère
+de la Miséricorde qui lui avait dit les grandeurs du Dieu des chrétiens.
+Flor désirait le baptême.
+
+»Elle fut huit jours entiers avec nous: le temps d'aller de San-Lucar de
+Castille au mont Baladron.
+
+»Quand nous arrivâmes en vue de cette montagne sombre et rocheuse, où je
+devais me séparer de ma petite Flor, je devins triste: je ne savais pas
+que c'était un pressentiment.
+
+»J'étais habituée à Flor; nous allions depuis huit jours, assises sur la
+même mule, nous tenant l'une à l'autre, et babillant tout le long du
+chemin. Elle m'aimait bien; moi, je la regardais comme ma soeur.
+
+»Il faisait chaud. Le ciel avait été couvert tout le jour; l'air pesait
+comme aux approches d'un orage. Dès le bas de la montagne, de larges
+gouttes de pluie commencèrent à tomber. Henri nous donna son manteau
+pour nous envelopper toutes deux et nous continuâmes de grimper,
+pressant notre mule paresseuse sous une torrentielle averse.
+
+»Flor nous avait promis l'hospitalité la plus cordiale au nom de ses
+frères. Une ondée n'était pas faite pour effrayer mon ami Henri, et nous
+deux, Flor et moi, nous étions d'humeur à narguer la plus terrible
+tempête sous l'abri flottant qui nous unissait.
+
+»Les nuées couraient, roulant les unes sur les autres et laissant
+parfois entre elles des déchirures où apparaissait le bleu profond du
+ciel. La ligne de l'horizon, vers le couchant, semblait un chaos
+empourpré. C'était la seule lumière qui restât au ciel. Elle teignait
+tous les objets en rouge. La route grimpait en spirale une rampe roide
+et pierreuse. Les rafales étaient si fortes que nos mules tremblaient
+sur leurs jambes.
+
+»--C'est drôle, m'écriai-je, comme cette lumière fait voir toute sorte
+d'objets... Là-bas, à la crête de ce rocher, j'ai cru apercevoir deux
+hommes taillés dans la pierre.
+
+»Henri regarda vivement de ce côté.
+
+»--Je ne vois rien, dit-il.
+
+»--Ils n'y sont plus..., prononça Flor à voix basse...
+
+»--Il y avait donc réellement deux hommes? demanda Henri.
+
+»Je sentis venir en moi une vague terreur que la réponse de Flor
+augmenta.
+
+»--Non pas deux, répliqua-t-elle, mais dix pour le moins.
+
+»--Armés?
+
+»--Armés.
+
+»--Ce ne sont pas tes frères?
+
+»--Non, certes.
+
+»--Et nous guettent-ils depuis longtemps?
+
+»--Depuis hier matin, ils rôdent autour de nous.»
+
+
+
+
+IV
+
+--Où Flor emploie un charme.--
+
+
+«Henri regardait Flor avec défiance; moi-même, je ne pus me défendre
+d'un soupçon. Pourquoi ne nous avait-elle pas prévenus?
+
+»--J'ai cru d'abord que c'étaient des voyageurs comme vous, dit-elle,
+répondant d'elle-même et d'avance à notre pensée; ils suivaient le vieux
+sentier vers l'ouest; nos hidalgos font presque tous ainsi. Il n'y a
+guère que le menu peuple à fréquenter les routes nouvelles... C'est
+seulement depuis notre entrée dans la montagne que leurs mouvements me
+sont devenus suspects... Je ne vous ai point avertis parce qu'ils sont
+en avant de nous désormais, et engagés dans une voie où nous ne pouvons
+plus les rencontrer.
+
+»Elle nous expliqua que la vieille route, abandonnée à cause de ses
+difficultés, passait du côté nord du Baladron, tandis que la nôtre
+tournait de plus en plus vers le sud, à mesure qu'on approchait des
+gorges; les deux routes se réunissaient à un passage unique, appelé el
+Paso de los Rapadores, bien au delà du campement des bohémiens.
+
+»Par le fait, en avançant dans l'intérieur de la montagne, nous
+n'aperçûmes plus ces fantastiques silhouettes, découpant leurs profils
+sur le ciel écarlate.
+
+»Les roches étaient désertes aussi loin que l'oeil pouvait se porter.
+On n'apercevait d'autres mouvements que le frémissement des hêtres
+agités par la rafale.
+
+»La nuit tomba. Nous ne songions plus à nos rôdeurs inconnus. D'énormes
+ravins et des défilés infranchissables les séparaient de nous
+maintenant. Toute notre attention était pour notre mule, dont le pied
+sûr avait grand'peine à surmonter les obstacles du chemin.
+
+»Il était nuit close, quand un cri de joie de Flor annonça la fin de nos
+peines. Nous avions devant les yeux un grand et magnifique spectacle.
+
+»Depuis quelques minutes, nous marchions entre deux hautes rampes qui
+nous cachaient l'horizon et le ciel. On aurait dit deux gigantesques
+remparts.--L'averse avait cessé. Le vent du nord-ouest, chassant devant
+soi les nuées, balayait le firmament, toujours plus étincelant après
+l'orage. La lune épandait à flots sa blanche lumière.
+
+»Au sortir du défilé, nous nous trouvâmes en face d'une sorte de vallée
+circulaire, entourée de pics dentelés, où croissaient encore çà et là
+quelques bouquets de pins de montagne: c'était la Taza del Diablillo (la
+tasse du diablotin), point central du mont Baladron, dont les plus hauts
+sommets sont jetés de côté et penchent vers l'Escurial.
+
+»La Taza del Diablillo nous apparaissait en ce moment comme un gouffre
+sans fond. Les rayons de la lune, qui éclairaient vivement le tour de la
+tasse et ses dentelures, laissaient le vallon dans l'ombre et lui
+donnaient une effrayante profondeur.
+
+»Juste vis-à-vis de nous s'ouvrait une gorge pareille à celle que nous
+quittions, de telle sorte que l'une continuait l'autre, et que la
+Tasse, située entre deux, était évidemment le produit de quelque grande
+convulsion du sol.
+
+»Un grand feu s'allumait à l'entrée de cette deuxième gorge. Autour du
+feu, des hommes et des femmes étaient assis.
+
+»Leurs figures maigres et vigoureusement accentuées se rougissaient aux
+lueurs du brasier, ainsi que les saillies des rocs voisins,--tandis que,
+tout près de là, les reflets blafards de la lune glissaient sur les
+rampes mouillées.
+
+»A peine sortions-nous du défilé, que notre présence fut signalée. Ces
+sauvages ont une finesse de sens qui nous est inconnue.--On ne cessa
+point de boire, de fumer et de causer autour du feu, mais deux
+éclaireurs se jetèrent rapidement à droite et à gauche. L'instant
+d'après, Flor nous les montra, rampant vers nous dans la vallée.
+
+»Elle poussa un cri particulier. Les éclaireurs s'arrêtèrent.
+
+»A un second cri, ils rebroussèrent chemin et vinrent paisiblement
+reprendre leur place au devant du brasier.
+
+»C'était loin de nous encore, ce brasier.--Au premier moment, j'avais
+cru apercevoir des ombres noires derrière le cercle pailleté des
+gitanos, mais j'étais en garde désormais contre les illusions de la
+montagne. Je me tus et en approchant, je ne vis plus rien.
+
+»Plût à Dieu que j'eusse parlé!
+
+»Nous étions à peu près au milieu de la vallée, lorsqu'un grand gaillard
+à face basanée se dressa au devant du bûcher, tenant à la main une
+escopette d'une longueur démesurée. Il cria en langue orientale une
+sorte de qui vive, et Flor lui répondit dans la même langue.
+
+»--Soyez les bienvenus! dit l'homme à l'escopette;--nous vous donnerons
+le pain et le sel, puisque notre soeur vous amène.
+
+»Ceci était pour nous.
+
+»Les gitanos d'Espagne, et généralement toutes les bandes qui vivent en
+dehors de la loi dans les différents royaumes de l'Europe jouissent
+d'une réputation méritée sous le rapport de l'hospitalité. Le plus
+sanguinaire brigand respecte son hôte; ceci même en Italie, où les
+brigands ne sont pas des lions, mais des hyènes.
+
+»Une fois promis le sel et l'eau, nous n'avions plus rien à craindre,
+selon la commune croyance.
+
+»Nous approchâmes sans défiance. On nous fit bon accueil.--Flor baisa
+le genou du chef, qui lui imposa les mains fort solennellement.
+
+»Après quoi, ce même chef fit verser du brandevin dans une coupe de bois
+sculpté, et le présenta à Henri en grande cérémonie.
+
+»Henri but.--Le cercle se reforma autour du foyer.
+
+»Une gitana vint chanter et danser à l'intérieur du cercle, se jouant
+avec la flamme et faisant voltiger son écharpe au-dessus du brasier.
+
+»Quelques minutes s'écoulèrent,--puis la voix d'Henri s'éleva, rauque et
+changée:
+
+»--Coquins! s'écria-t-il,--qu'avez-vous mis dans ce breuvage?
+
+»Il voulut se lever, mais ses jambes chancelèrent, et il tomba
+lourdement sur le sol.
+
+»Je sentis que mon coeur ne battait plus.
+
+»Henri était à terre et luttait contre un engourdissement qui garrottait
+chacun de ses muscles.
+
+»Ses paupières alourdies allaient se fermer.
+
+»Les gitanos riaient silencieusement autour du feu.--Derrière eux, je
+vis surgir de grandes formes sombres: cinq ou six hommes enveloppés dans
+leurs manteaux et dont les visages disparaissaient complétement sous
+les larges bords de leurs feutres.
+
+»Ceux-là n'étaient pas des bohémiens.
+
+»Quand mon ami Henri cessa de lutter, je le crus mort. Je demandai à
+Dieu ardemment de mourir.
+
+»Un des hommes à manteaux jeta une lourde bourse au milieu du cercle.
+
+»--Finissez-en, et vous aurez le double! dit-il.
+
+»Je ne reconnus point la voix de cet homme.
+
+»Le chef des bohémiens répondit:
+
+»--Il faut le temps et la distance... douze heures et douze milles... la
+mort ne peut être donnée ni au même lieu ni le même jour que
+l'hospitalité.
+
+»--Momeries que tout cela! fit l'homme en haussant les épaules;--en
+besogne! ou laissez-nous faire!
+
+»En même temps, il s'avança vers Henri gisant sur la terre. Le bohémien
+se mit au-devant de lui.
+
+--Tant que douze heures ne seront pas écoulées, prononça-t-il
+résolûment,--tant que douze milles ne seront pas franchis, nous
+défendrons notre hôte, fût-ce contre le roi!
+
+»Singulière foi! étrange honneur! Tous les gitanos se rangèrent autour
+d'Henri.
+
+»J'entendis Flor qui murmurait à mon oreille:
+
+»--Je vous sauverai tous deux, ou je mourrai!.......
+
+»......... C'était vers le milieu de la nuit. On m'avait couchée sur un
+sac de toile plein de mousse desséchée, dans la tente du chef, qui
+dormait non loin de moi.
+
+»Il avait auprès de lui son escopette d'un côté, son cimeterre de
+l'autre.
+
+»Je voyais, à la lueur de la lampe allumée, ses yeux, dont les paupières
+demi ouvertes semblaient avoir des regards, même dans le sommeil.
+
+»Aux pieds du chef, un gitano était blotti comme un chien et ronflait.
+
+»J'ignorais où l'on avait mis mon ami Henri, et Dieu sait que je n'avais
+garde de fermer les yeux!
+
+»J'étais sous la surveillance d'une vieille bohémienne, faisant près de
+moi l'office de geôlière. Elle s'était couchée en travers, la tête sur
+mon épaule, et, par surcroît de précaution, elle tenait en dormant ma
+main droite entre les siennes.
+
+»Ce n'était pas tout. Au dehors, j'entendais le pas régulier de deux
+sentinelles.
+
+»L'horloge à sable marquait une heure après minuit, lorsque j'entendis
+un bruit léger vers l'entrée de la tente.
+
+»Je me tournai pour voir. Ce simple mouvement fit ouvrir les yeux de ma
+duègne noire. Elle s'éveilla à demi en grondant.
+
+»Je ne vis rien, et le bruit cessa.
+
+»Seulement, je n'entendis bientôt plus qu'un seul pas de sentinelle.--Au
+bout d'un quart d'heure, l'autre sentinelle cessa aussi de se promener.
+
+»Un silence complet régnait autour de la tente.
+
+»Je vis la toile osciller entre deux piquets,--puis se soulever
+lentement,--puis un visage espiègle et souriant apparaître.
+
+»C'était Flor.--Elle me fit un petit signe de tête,--elle n'avait pas
+peur.
+
+»Son corps souple et fluet passa après sa tête.--Quand elle se mit sur
+ses pieds, ses beaux yeux noirs triomphaient.
+
+»--Le plus fort est fait! prononça-t-elle des lèvres seulement.
+
+»Je n'avais pu retenir un léger mouvement de surprise, et ma duègne
+s'était encore éveillée.
+
+»Flor resta deux ou trois minutes immobile, un doigt sur la bouche.
+
+»La duègne était rendormie.--Je pensais:
+
+»--Il faudrait être fée pour dégager mon épaule et ma main!
+
+»J'avais bien raison.--Mais ma petite Flor était fée.
+
+»Elle fit un pas bien doucement, puis deux. Elle ne venait point à moi,
+elle allait vers la natte où dormait le chef, entre son sabre et son
+escopette.
+
+»Elle se plaça devant lui et le regarda un instant fixement. La
+respiration du chef devint plus tranquille.--Flor se pencha sur lui, au
+bout de quelques secondes, et appuya légèrement l'index et le pouce
+contre ses tempes.--Les paupières du chef se fermèrent.
+
+»Elle me regarda, et ses yeux petillaient comme deux gerbes
+d'étincelles.
+
+»--Et d'un! fit-elle.
+
+»Le gitano ronflait toujours, la tête sur ses genoux.
+
+»Elle lui posa la main sur le front, tandis que son regard impérieux le
+couvrait.--Peu à peu, les jambes du gitano s'allongèrent et sa tête
+renversée alla toucher le sol.--Vous eussiez dit un mort.
+
+»J'ai vu cela, ma mère, je l'ai vu de mes yeux, et j'étais bien
+éveillée puisque je craignais pour la vie de mon ami Henri!
+
+»Flor riait, le charmant petit démon!
+
+»--Et de deux! dit-elle.
+
+»Restait ma terrible duègne.--Flor prit avec elle plus de précautions.
+
+»Elle s'approcha lentement, lentement, la couvrant du regard comme le
+serpent qui veut fasciner l'oiseau. Quand elle fut à portée, elle
+étendit une seule main qu'elle tint suspendue à la hauteur des yeux de
+l'Égyptienne.--Je sentais celle-ci tressaillir intérieurement.
+
+»A ce moment, elle fit effort pour se dresser. Flor dit:
+
+»--Je ne veux pas!
+
+»La vieille poussa un grand soupir.
+
+»La main de Flor descendit lentement du front à l'estomac et s'y
+arrêta.--Un de ses doigts faisait la pointe et semblait émettre je ne
+sais quel fluide mystérieux.
+
+»Je sentais, moi-même, à travers le corps de la duègne l'influence
+étrange de ce fluide.--Mes paupières voulaient se fermer.
+
+«--Reste éveillée! me commanda Flor avec un coup d'oeil de reine.
+
+»Les ombres qui voltigeaient déjà autour de mes yeux disparurent.
+
+»Mais je croyais rêver.
+
+»La main de Flor se releva, glissa une seconde fois au-dessus du front
+de la vieille bohémienne, et revint pointer entre ses deux yeux. Tout
+son corps s'affaissa. Je la sentis plus lourde.
+
+»Flor était droite, grave, impérieuse. Sa main descendit encore pour se
+relever de nouveau. Au bout de deux ou trois minutes, elle se rapprocha
+et fit comme un mouvement de brusque aspersion au-dessus du crâne de la
+vieille.
+
+»Ce crâne était de plomb.
+
+»--Dors-tu, Mabel? demanda-t-elle tout bas.
+
+»--Oui, je dors, répondit la vieille.
+
+»Mon premier mouvement fut de croire à une comédie.
+
+»Avant de regagner le campement, Flor avait pris de mes cheveux et de
+ceux d'Henri pour les mettre dans un petit médaillon qu'elle portait au
+cou.
+
+»Elle ouvrit le médaillon et plaça les cheveux d'Henri dans la main
+inerte de la vieille.
+
+»--Je veux savoir où il est, dit-elle encore.
+
+»La vieille s'agita et gronda.--J'eus crainte de la voir
+s'éveiller.--Flor la poussa du pied rudement comme pour me prouver la
+profondeur de son sommeil.
+
+»Puis elle répéta:
+
+»--Entends-tu, Mabel! je veux savoir où il est!
+
+»--J'entends, repartit la bohémienne; je le cherche... Quel est donc ce
+lieu?... une grotte?... un souterrain?... Il n'y a personne autour de
+lui... il est couché... On l'a dépouillé de son manteau... et de son
+pourpoint... Ah! s'interrompit-elle frissonnant,--je vois ce que c'est,
+c'est une tombe!
+
+»Tous mes pores rendirent une sueur glacée.
+
+»--Il vit, cependant? interrogea Flor.
+
+»--Il vit, répliqua Mabel;--il dort.
+
+»--Et la tombe, où est-elle?
+
+»--Au nord du camp... Voilà six ans qu'on y enterra le vieil Hadji...
+L'homme a la tête appuyée contre les os d'Hadji.
+
+»--Je veux aller à cette tombe, dit Flor.
+
+»--Au nord du camp, répéta la vieille femme;--la première fissure entre
+les roches... une pierre à soulever, trois marches à descendre.
+
+»--Et comment l'éveiller?
+
+»--Tu as ton poignard...
+
+»--Viens! me dit Flor.
+
+»Et sans prendre aucune précaution, elle rejeta de côté la tête de
+Mabel, qui tomba sur le sac de mousse.--La vieille resta là comme une
+masse.
+
+»Je vis avec stupéfaction qu'elle avait les yeux grands ouverts...
+
+»....... Nous sortîmes de la tente. Autour du feu qui allait
+s'éteignant, il y avait un cercle de gitanos endormis.
+
+»Flor avait pris à la main la lampe, qu'elle couvrait d'un pan de sa
+mante.
+
+»Elle me montra une seconde tente au loin, et me dit:
+
+»--C'est là que sont les chrétiens!
+
+»Ceux qui voulaient assassiner Henri, mon pauvre ami.
+
+»Nous allâmes au nord du camp.--Chemin faisant, Flor me fit détacher
+trois petits chevaux de la Galice qui paissaient les basses branches des
+arbres, retenus à des piquets par leur licou; les gitanos ne se servent
+jamais de mules.
+
+»Au bout de quelques pas, nous trouvâmes la fissure entre deux roches.
+Nous nous y engageâmes. Trois degrés taillés dans le granit
+descendaient à l'entrée d'un caveau, fermé par une grosse pierre, que
+nos efforts réunis firent tourner.
+
+»Derrière la pierre, la lueur de la lampe nous montra Henri à demi
+dépouillé, plongé dans un sommeil de mort, et couché sur la terre
+humide, la tête appuyée contre un squelette humain.
+
+»Je m'élançai; j'entourai de mes bras le cou d'Henri; je
+l'appelai.--Rien!
+
+»Flor était derrière nous.
+
+»--Tu l'aimes bien, Aurore, me dit-elle;--tu l'aimeras mieux!
+
+»--Réveille-le! réveille-le! m'écriai-je;--au nom de Dieu! réveille-le!
+
+»Elle prit les deux mains d'Henri après avoir déposé la lampe sur le
+sol.
+
+»--Mon charme ne peut rien ici, répondit-elle;--il a bu le psow des
+gypsies d'Écosse; il dormira jusqu'à ce que le fer chaud ait touché le
+creux de ses mains et la plante de ses pieds.
+
+»--Le fer chaud? répétai-je sans comprendre.
+
+»--Et dépêchons! ajouta Flor,--car maintenant, je risque ma vie tout
+autant que vous deux.
+
+»Elle souleva sa basquine, et tira des plis de son jupon, alourdi par
+les morceaux de plomb cousus dans l'ourlet, un petit poignard à manche
+de corne.
+
+»--Déchausse-le! commanda-t-elle.
+
+»J'obéis machinalement. Henri portait des sandales avec des guêtres de
+majo. Ma main tremblait si fort que je ne pouvais délacer les courroies.
+
+»--Vite! vite! répétait Flor.
+
+»Pendant cela, elle faisait rougir la pointe de son petit poignard à la
+flamme de la lampe. J'entendis un frémissement court: c'était le
+poignard brûlant qui s'enfonçait dans la paume de la main d'Henri. Le
+fer, mis au feu de nouveau, perça également le creux de l'autre main.
+
+»Henri ne fit aucun mouvement.
+
+»--A la plante des pieds! s'écria Flor; vite! vite!... il faut les
+quatre douleurs à la fois.
+
+»La pointe du poignard sépara encore une fois la flamme de la
+lampe.--Flor se prit à chanter un chant dans sa langue inconnue.
+
+»Puis elle piqua les deux pieds d'Henri dont les lèvres se crispèrent.
+
+»--Je lui devais bien cela, disait Flor en guettant son réveil,--le cher
+jeune seigneur!... et à toi aussi, ma rieuse Aurore... sans vous, je
+serais morte de faim... sans moi, vous n'auriez point pris cette
+route... c'est moi qui vous ai attirés dans le piége.
+
+»Le psow des sorciers d'Écosse est fait avec le suc de cette laitue
+rousse et frisée que les Espagnols nomment lechuga pequena, jointe à
+certaine quantité de tabac distillé et à l'extrait simple de pavot des
+champs. C'est un narcotique foudroyant.
+
+»Quant à la manière de mettre fin à ce redoutable sommeil, qui ressemble
+à la mort, je vous dis ce que j'ai vu, ma mère. Les piqûres de fer rouge
+sans le chant bohème (au dire de ma petite Flor) ne produiraient
+absolument aucun résultat.
+
+»De même que dans les contes hongrois que dit si bien ma jolie compagne,
+la clef du trésor de Pesth ne saurait point ouvrir la porte de cristal
+de roche, si celui qui la porte ne connaît le mot-fée Maramaradno...
+
+»Quand Henri rouvrit les yeux, mes lèvres étaient sur son front. Il
+regarda tout autour de lui d'un air égaré. Nous eûmes chacune un sourire
+de sa pauvre bouche pâle.--Quand ses yeux tombèrent sur le squelette du
+vieil Hadgi, il reprit son air sérieux et froid.
+
+»--Oh! oh! dit-il;--voici donc le compagnon qu'ils m'avaient choisi!...
+dans un mois, nous aurions fait la paire!
+
+»--En route! s'écria Flor;--il faut qu'au lever du soleil vous soyez
+hors de la montagne.
+
+»Henri était déjà debout.
+
+»Les petits chevaux nous attendaient à l'entrée de la fissure. Flor se
+mit en avant comme guide, car elle était déjà venue plusieurs fois en ce
+lieu. Nous commençâmes à gravir au clair de la lune les derniers sommets
+du Baladron.
+
+»Au soleil levant, nous étions en face de l'Escurial; le soir nous
+arrivions dans la capitale des Espagnes.
+
+»Je fus bien heureuse, car il fut convenu que Flor resterait avec nous.
+Elle ne pouvait retourner près de ses frères après ce qu'elle avait
+fait. Henri me dit:
+
+»--Ma petite Aurore, tu auras une soeur.
+
+»Ceci alla très-bien pendant un mois. Flor avait désiré être instruite
+dans la religion chrétienne. Elle fut baptisée au couvent de
+l'Incarnation et fit sa première communion avec moi dans la chapelle des
+Mineurs. Elle était pieuse à sa façon et de bon coeur, mais les
+religieux de l'Incarnation, dont elle dépendait en sa qualité de
+convertie, voulaient une autre piété.
+
+»Ma pauvre Flor--ou plutôt Maria de la Santa-Cruz--ne pouvait leur
+donner ce qu'elle n'avait point.
+
+»Un beau matin, nous la vîmes avec son ancien costume de gitanita. Henri
+se mit à sourire, et lui dit:
+
+»--Gentil oiseau, tu as bien tardé à prendre ta volée!
+
+»Moi je pleurais, ma mère, car je l'aimais, ma chère petite Flor; je
+l'aimais de toute mon âme!
+
+»Quand elle m'embrassa, les larmes lui vinrent aux yeux aussi, mais
+c'était plus fort qu'elle. La petite sauvage étouffait dans notre
+maison. Elle partit en promettant bien de revenir.--Hélas! le soir, je
+la vis sur la Plaza-Santa, au milieu d'un groupe de gens du peuple. Elle
+dansait au son d'un tambour de basque, avant de dire la bonne aventure
+aux passants.
+
+»Nous demeurions au revers de la Calle Real dans une petite rue de
+modeste apparence, dont les derrières donnaient sur de vastes et beaux
+jardins.
+
+»C'est parce que je suis Française, ma mère, que je ne regrette pas à
+Paris le climat enchanté de Madrid.
+
+»Nous ne souffrions plus du besoin. Henri avait pris sa place tout de
+suite parmi les premiers ciseleurs de Madrid. Il n'avait pas encore
+cette grande renommée qui lui eût permis de faire si facilement sa
+fortune, mais les maîtres intelligents appréciaient son habileté.
+
+»Ce fut une période de calme et de bonheur. Flor venait les matins. Nous
+causions. Elle regrettait de ne plus être ma compagne, mais quand je lui
+proposais de reprendre notre vie d'autrefois, elle se sauvait en riant.
+
+»Une fois, Henri me dit:
+
+»--Aurore, cette enfant n'est pas l'amie qu'il vous faut.
+
+»Je ne sais ce qui eut lieu, mais Flor ne vint plus que de loin en
+loin.--Nous étions plus froides en face l'une de l'autre.--Quand Henri,
+mon ami, a parlé, c'est mon coeur même qui obéit. Les choses et les
+personnes qu'il n'aime plus cessent de me plaire.
+
+»Ma mère, n'est-ce pas ainsi qu'il faut aimer?
+
+»Pauvre petite Flor! si je la voyais, je ne pourrais cependant
+m'empêcher de tomber dans ses bras...
+
+»....... Que je vous dise, ma mère, une chose qui précède de bien peu le
+départ de mon ami.--Car je devais éprouver bientôt la première grande
+douleur de ma vie. Henri allait me quitter, j'allais rester seule et
+longtemps, bien longtemps sans le voir.
+
+»Deux ans, bonne mère; deux ans, comprenez-vous cela?--moi qui chaque
+matin m'éveillais sous son baiser de père! moi qui n'avais jamais été un
+jour entier sans le voir!
+
+»Quand j'y songe, à ces deux années, elles me semblent plus longues que
+tout le reste de mon existence.
+
+»Je savais qu'Henri amassait un petit trésor pour entreprendre un
+voyage; il devait visiter l'Allemagne et l'Italie. La France seule lui
+était fermée et j'ignorais pourquoi.
+
+»Les motifs de ce voyage étaient aussi un secret pour moi.
+
+»Un jour qu'il était parti dès le matin, selon sa coutume, j'entrai chez
+lui pour mettre sa chambre en ordre. Son secrétaire était ouvert,--un
+secrétaire dont il emportait toujours la clef.
+
+»Sur la tablette du secrétaire, il y avait un paquet de papiers enfermé
+dans une enveloppe jaunie par le temps. A cette enveloppe pendaient deux
+cachets pareils, portant des armoiries avec un mot latin pour devise:
+_Adsum_.
+
+»Mon confesseur, à qui je demandai la signification de ce mot me
+répondit: _J'y suis!_
+
+»Vous vous souvenez, ma mère, que quand Henri, mon ami, courut après moi
+à Venasque; il prononça ce mot en se ruant sur mes ravisseurs: J'y suis!
+j'y suis!
+
+»L'enveloppe portait un troisième sceau qui semblait appartenir à une
+chapelle ou à une église.
+
+»J'avais déjà vu ce papier une fois.
+
+»Le jour où nous nous échappâmes de la ferme sur l'Aga, aux environs de
+Pampelune, ce fut pour ravoir ce paquet précieux qu'Henri voulut
+retourner à la ferme.
+
+»Quand il le trouva intact, sa figure rayonna de joie.
+
+»Auprès du paquet, dont l'enveloppe ne montrait aucune écriture, il y
+avait une sorte de liste, écrite récemment.
+
+»Je fis mal. Je la lus... Hélas! ma mère, j'avais tant d'envie de savoir
+pourquoi mon ami Henri me quittait.
+
+»La liste ne m'apprit rien que des noms et des demeures. Je ne
+connaissais aucun de ces noms.
+
+»C'étaient sans doute ceux des gens qu'Henri devait voir dans son
+voyage.
+
+»La liste était ainsi faite:
+
+»1º Le capitaine Lorrain, Naples.
+
+»2º Staupitz, Nuremberg.
+
+»3º Pinto, Turin.
+
+»4º El Matador, Glascow.
+
+»5º Joël de Jugan, Morlaix.
+
+»6º Faënza, Paris.
+
+»7º Saldagne, Paris.
+
+»Puis deux numéros encore, qui n'avaient point de nom au bout;--les numéros
+8 et 9.
+
+
+
+
+V
+
+--Où Aurore s'occupe d'un petit marquis.--
+
+
+«Je veux vous finir tout de suite, ma mère, l'aventure de cette liste.
+
+»Quand Henri revint de son voyage après deux ans, je revis la liste.
+Bien des noms y étaient effacés, sans doute les noms de ceux qu'il avait
+pu joindre.
+
+»Par contre, il y avait deux noms nouveaux qui remplissaient les blancs.
+
+»Le capitaine Lorrain était effacé, le nº 1.--Le nº 2, Staupitz, avait
+une large barre. Pinto aussi, el Matador aussi; Joël de Jugan de même.
+
+»Les cinq barres étaient à l'encre rouge.
+
+»Faënza et Saldagne restaient intacts.
+
+»Le nº 8 portait le nom de Peyrolles, le nº 9 celui de Gonzague,--tous
+deux à Paris...
+
+»............ Je fus deux ans sans le voir, ma mère. Que fit-il pendant
+ces deux années et pourquoi sa conduite fut-elle toujours un mystère
+pour moi?
+
+»Deux siècles! deux longs siècles! Je ne sais pas comment j'ai fait pour
+vivre tant de jours sans mon ami. Si l'on me séparait de lui maintenant,
+je suis bien sûre que je mourrais.
+
+»J'étais retirée au couvent de l'Incarnation. Les religieuses furent
+bonnes pour moi, mais elles ne pouvaient pas me consoler. Toute ma joie
+s'était envolée avec mon ami. Je ne savais plus ni chanter ni sourire.
+
+»Oh! mais quand il revint, que je fus bien payée de ma peine! Ce long
+martyre était fini! mon père chéri, mon ami, mon protecteur m'était
+rendu. Je n'avais point de parole pour lui dire combien j'étais
+heureuse.
+
+»Après le premier baiser, il me regarda, et je fus étonnée de
+l'expression que prit son visage.
+
+»--Vous voilà grande, Aurore, me dit-il, et je ne pensais pas vous
+retrouver si belle.
+
+»J'étais donc belle! Il me trouvait belle. La beauté est un don de Dieu,
+ma mère: je remerciai Dieu dans mon coeur.
+
+»J'avais seize ou dix-sept ans quand il me dit cela. Je n'avais pas
+encore deviné qu'on pût éprouver tant de bonheur à s'entendre dire: Vous
+êtes belle.
+
+»Henri ne me l'avait pas encore dit.
+
+»Je sortis du couvent de l'Incarnation le jour même et nous retournâmes
+à notre ancienne demeure. Tout y était bien changé. Nous ne devions plus
+vivre seuls, Henri et moi: j'étais une demoiselle.
+
+»Je trouvai à la maison une bonne vieille femme, Françoise Berrichon et
+son petit-fils Jean-Marie.
+
+»La vieille Françoise dit en me voyant:
+
+»--Elle lui ressemble!
+
+»A qui ressemblé-je? Il y a des choses sans doute que je ne dois point
+savoir, car on a été à mon égard d'une discrétion inflexible.
+
+»Je pensai tout de suite, et cette opinion s'est fortifiée en moi
+depuis, que Françoise Berrichon était quelque ancienne servante de ma
+famille. Elle a dû connaître mon père; elle a dû vous connaître, ma
+mère! Combien de fois n'ai-je pas essayé de savoir!... Mais Françoise,
+qui parle si volontiers d'ordinaire, devient muette dès qu'on aborde
+certains sujets.
+
+»Quant à son petit-fils Jean-Marie, il est plus jeune que moi et ne sait
+pas.
+
+»Je n'avais pas revu ma petite Flor une seule fois au couvent de
+l'Incarnation. Je la fis chercher aussitôt que je fus libre. On me dit
+qu'elle avait quitté Madrid.--Cela n'était pas, car je la vis peu de
+jours après chantant et dansant sur la Plaza-Santa. Je m'en plaignis à
+Henri, qui me dit:
+
+»--On a eu tort de vous tromper, Aurore... On a bien fait de ne vous
+point rapprocher de cette pauvre enfant... Souvenez-vous qu'il est des
+choses qui éloigneraient de vous ceux que vous devez aimer...
+
+»Qui donc dois-je aimer?
+
+»Vous, ma mère! vous d'abord! vous surtout!... Eh bien, vous
+déplairait-il que j'eusse de l'affection pour ma première amie? de la
+reconnaissance pour celle qui nous sauva d'un grand péril?
+
+»Je ne crois pas cela. Ce n'est pas ainsi que je vous aime.
+
+»Mon ami s'exagère vos sévérités. Vous êtes bonne encore plus que
+fière.--Et puis, je vous aimerai si bien! Est-ce que mes caresses vous
+laisseront le temps d'être sévère!...
+
+»J'étais donc une demoiselle. On me servait. Le petit Jean-Marie pouvait
+passer pour mon page. La vieille Françoise me tenait fidèle
+compagnie.--J'étais bien moins seule qu'autrefois; j'étais bien loin
+d'être aussi heureuse.
+
+»Mon ami avait changé; ses manières n'étaient plus les mêmes. Je le
+trouvais froid toujours et parfois bien triste. Il semblait qu'il y eût
+désormais une barrière entre nous.
+
+»Je vous l'ai dit, ma mère, une explication avec Henri était chose
+impossible. Henri garde mon secret même vis-à-vis de moi.
+
+»Je devinais bien qu'il souffrait et qu'il se consolait par le travail.
+De tous côtés, on venait solliciter son aide. L'aisance était chez nous,
+presque le luxe. Les armuriers de Madrid mettaient en quelque sorte le
+Cincelador aux enchères.
+
+»Medina-Sidonia, le favori de Philippe V, avait dit: J'ai trois épées;
+la première est d'or, je la donnerais à mon ami; la seconde est ornée de
+diamants, je la donnerais à ma maîtresse; la troisième est d'acier
+bruni, mais el Cincelador l'a taillée: je ne la donnerais qu'au roi!
+
+»Les mois s'écoulèrent. Je pris de la tristesse. Henri s'en aperçut et
+devint malheureux...
+
+»....... Ma chambre donnait sur ces immenses jardins qui étaient
+derrière la Calle-Réal. Le plus grand et le plus beau de ces jardins
+appartenait à l'ancien palais du duc d'Ossuna, tué en duel par M. de
+Favas, gentilhomme de la reine. Depuis la mort du maître, le palais
+était désert.
+
+»Un jour, je vis se relever les jalousies tombées. Les salles vides
+s'emplirent de meubles somptueux, et de magnifiques draperies flottèrent
+aux croisées.--En même temps, le jardin abandonné s'emplit de fleurs
+nouvelles.
+
+»Le palais avait un hôte.
+
+»J'étais curieuse comme toutes les recluses. Je voulus savoir son nom...
+Quand j'appris ce nom, il me frappa.--Celui qui venait habiter le palais
+d'Ossuna se nommait Philippe de Mantoue, prince de Gonzague.
+
+»Gonzague! J'avais vu ce nom sur la liste de mon ami Henri.
+
+»C'était le second des deux noms inscrits pendant le voyage.
+
+»C'était le dernier des quatre qui restaient: Faënza, Saldagne,
+Peyrolles et Gonzague.
+
+»Je pensais que mon Henri devait être l'ami de ce grand seigneur et je
+m'attendais presque à le voir.
+
+«Le lendemain, Henri fit clouer des jalousies à mes fenêtres qui n'en
+avaient point.
+
+»--Aurore, me dit-il, je vous prie de ne vous point montrer à ceux qui
+viendront se promener dans le jardin.
+
+»Je confesse, ma mère, qu'après cette défense, ma curiosité redoubla.
+
+Il n'était pas difficile d'avoir des renseignements sur ce prince de
+Gonzague. Tout le monde parlait de lui. C'était l'un des hommes les plus
+riches de France et l'ami particulier du régent. Il venait à Madrid pour
+une mission intime. On le traitait en ambassadeur. Il avait une cour.
+
+»Tous les matins, le petit Jean-Marie venait me raconter ce qui se
+disait dans le quartier. Le prince était beau, le prince avait de belles
+maîtresses, le prince jetait les millions par la fenêtre.
+
+»Ses compagnons étaient tous des jeunes gens qui faisaient dans Madrid
+des équipées nocturnes, escaladant les balcons, brisant les lanternes,
+défonçant les portes et battant les tuteurs jaloux.
+
+»Il y en avait un qui avait dix-huit ans à peine,--un démon! Il se
+nommait le marquis de Chaverny.
+
+»On le disait frais et rose comme une jeune fille. Et l'air si doux! De
+grands cheveux blonds sur un front blanc, une lèvre imberbe, des yeux
+espiègles comme ceux des jeunes filles!
+
+»C'était le plus terrible de tous. Ce chérubin troublait tous les
+coeurs des senoritas de Madrid.
+
+»Par les fentes de ma jalousie, moi, je voyais parfois, sous les
+ombrages de ce beau jardin d'Ossuna, un jeune gentilhomme à la mine
+élégante, à la tournure un peu efféminée,--mais ce ne pouvait être ce
+diablotin de Chaverny.
+
+»Mon petit gentilhomme avait l'apparence si sage et si modeste.
+
+»Il se promenait dès le matin.--Ce Chaverny, lui, devait se lever tard,
+après avoir passé la nuit à mal faire.
+
+»Tantôt sur un banc, tantôt couché dans l'herbe, tantôt allant pensif et
+la tête inclinée, mon petit gentilhomme avait presque toujours un livre
+à la main. C'était un adolescent studieux.
+
+»Et plus souvent, que ce Chaverny se fût ainsi embarrassé d'un livre!
+
+»Il y avait là impossibilité: ce petit gentilhomme était exactement
+l'opposé de M. le marquis de Chaverny,--à moins que la renommée n'eût
+déplorablement calomnié M. le marquis.
+
+»La renommée n'avait eu garde.--Mais mon petit gentilhomme était
+cependant bien le marquis de Chaverny.
+
+»Le diablotin, le démon!... je crois que je l'aurais aimé si Henri n'eût
+point été sur terre.
+
+»Un bon coeur, ma mère, un coeur perdu par ceux qui égaraient sa
+jeunesse, mais noble encore, ardent et généreux.
+
+»Je pense que le vent avait dû soulever par hasard un coin de ma
+jalousie, car il m'avait vue, et depuis lors, il ne quittait plus le
+jardin.
+
+»Ah! certes, je lui ai épargné bien des folies! Dans le jardin, il était
+doux comme un petit saint. Tout au plus s'enhardissait-il parfois
+jusqu'à baiser une fleur cueillie, qu'il lançait ensuite dans la
+direction de ma fenêtre.
+
+»Une fois, je le vis venir avec une sarbacane. Il visa ma jalousie et
+très-adroitement, il fit passer un petit billet à travers les
+planchettes.
+
+»Le charmant petit billet, si vous saviez, ma mère! Il voulait
+m'épouser et me disait que j'arracherais une âme à l'enfer. J'eus
+grand'peine à me retenir de répondre, car c'eût été là une bonne
+oeuvre... mais la pensée d'Henri m'arrêta et je ne donnai même pas
+signe de vie.
+
+»Le pauvre petit marquis attendit longtemps, les yeux fixés sur ma
+jalousie, puis je le vis essuyer sa paupière où sans doute il y avait
+des larmes.
+
+»Mon coeur se serra, mais je tins bon.
+
+»Le soir de ce jour, j'étais au balcon de la tourelle en colimaçon qui
+flanquait notre maison, à l'angle de la Calle-Réal.
+
+»Le balcon avait vue sur la grande rue et sur la ruelle obscure.
+
+»Henri tardait; je l'attendais.
+
+»J'entendis tout à coup que l'on parlait à voix basse dans la ruelle. Je
+me tournai. J'aperçus deux ombres le long du mur: Henri et le petit
+marquis.
+
+»Les voix bientôt s'élevèrent.
+
+»--Savez-vous à qui vous parlez, l'ami? dit fièrement Chaverny;--je suis
+le cousin de M. le prince de Gonzague.
+
+»A ce nom, l'épée d'Henri sembla sauter d'elle-même hors du fourreau.
+
+»Chaverny dégaina de même et se mit en garde d'un petit air crâne. La
+lutte me sembla si disproportionnée, que je ne pus m'empêcher de crier:
+
+»--Henri! Henri! c'est un enfant!
+
+»Henri baissa aussitôt son épée.
+
+»Le marquis de Chaverny me salua et je l'entendis qui disait:
+
+»--Nous nous retrouverons!
+
+»J'eus peine à reconnaître Henri quand il rentra l'instant d'après. Sa
+figure était toute bouleversée.--Au lieu de me parler, il se promenait à
+grands pas dans la chambre.
+
+»--Aurore, me dit-il enfin d'une voix changée,--je ne suis pas votre
+père...
+
+»Je le savais bien.--Je crus qu'il allait poursuivre et j'étais tout
+oreilles.
+
+»Il se tut. Il reprit sa promenade. Je le vis qui essuyait son front en
+sueur.
+
+»--Qu'avez-vous donc, ami? demandai-je bien doucement.
+
+»Au lieu de répondre, il interrogea lui-même et me dit:
+
+»--Connaissez-vous ce jeune gentilhomme?
+
+»Je dus rougir un peu en répondant:
+
+»--Non, bon ami, je ne le connais pas.
+
+»Et pourtant, c'était la vérité.--Henri reprit après un silence:
+
+»--Aurore, je vous avais priée de tenir vos jalousies closes...
+
+»Il ajouta, non sans une certaine nuance d'amertume dans la voix:
+
+»--Ce n'était pas pour moi, c'était pour vous.
+
+»J'étais piquée. Je répondis:
+
+»--Ai-je donc commis quelque crime pour être obligée de me cacher
+toujours ainsi?
+
+»--Ah! fit-il en se couvrant le visage de ses mains,--cela devait
+venir!... Que Dieu ait pitié de moi!
+
+»Je comprenais seulement que je l'avais blessé. Les larmes inondèrent ma
+joue.
+
+»--Henri! mon ami! m'écriai-je, pardonnez-moi!... pardonnez-moi!...
+
+»--Et que faut-il vous pardonner, Aurore? s'écria-t-il en relevant sur
+moi son regard étincelant.
+
+»--La peine que je vous ai faite, Henri... je vous vois triste... je
+dois avoir tort.
+
+»Il s'arrêta tout à coup pour me regarder encore.
+
+»--Il est temps! murmura-t-il.
+
+»Puis il vint s'asseoir auprès de moi.
+
+»--Parlez franchement et ne craignez rien, Aurore, dit-il;--je ne veux
+qu'une chose en ce monde: votre bonheur. Auriez-vous quelque peine à
+quitter le séjour de Madrid?
+
+»--Avec vous? demandai-je.
+
+»--Avec moi.
+
+»--Partout où vous serez, ami, répondis-je lentement et en le regardant
+bien en face,--j'irai avec plaisir... j'aime Madrid parce que vous y
+êtes.
+
+»Il me baisa la main.
+
+»--Mais..., fit-il avec embarras,--ce jeune homme...
+
+»Je mis ma main sur sa bouche en riant.
+
+»--Je vous pardonne, ami, l'interrompis-je,--mais n'ajoutez pas un
+mot... et si vous le voulez, partons!
+
+»Je vis ses yeux qui devenaient humides. Ses bras faisaient effort pour
+ne point s'ouvrir. Je crus que son émotion allait l'entraîner.--Mais il
+est fort contre lui-même.
+
+»Il me baisa la main une seconde fois, en disant avec une bonté toute
+paternelle:
+
+»--Puisque cela ne vous contrarie point, Aurore, nous devons partir ce
+soir même.
+
+»--Et c'est sans doute pour moi! m'écriai-je avec une véritable
+colère,--non point pour vous.
+
+»--Pour vous, non point pour moi, répondit-il en prenant congé.
+
+»Il sortit. Je fondis en larmes.
+
+»--Ah! me disais-je,--il ne m'aime pas! Il ne m'aimera jamais!
+
+»Et chaque fois que je pleure, ma mère, c'est que cette idée-là me
+revient. Henri ne m'aime pas! Henri ne m'aimera jamais!...
+
+»Cependant...
+
+»Hélas! on cherche à se tromper soi-même. Il me chérit comme si j'étais
+sa fille. Il m'aime pour moi, non pour lui.--Je mourrai jeune.
+
+»Le départ fut fixé à dix heures de nuit. Je devais monter en chaise
+avec Françoise. Henri devait nous escorter en compagnie de quatre
+espadins. Il était riche.
+
+»Pendant que je faisais mes malles, le jardin d'Ossuna s'illuminait.
+M. le prince de Gonzague donnait une grande fête cette nuit-là.--J'étais
+triste et découragée.--La pensée me vint que les plaisirs de ce monde
+brillant tromperaient peut-être ma peine.
+
+»Vous savez cela, vous, ma mère? Sont-elles soulagées celles qui
+souffrent et qui peuvent se réfugier dans ces joies?
+
+»Je vous parle maintenant de choses toutes récentes. C'était hier.
+Quelques mois se sont à peine écoulés depuis que nous avons quitté
+Madrid.
+
+»Mais le temps m'a semblé long. Il y a quelque chose entre mon ami et
+moi. Oh! que j'avais besoin de votre coeur pour y verser le mien, ma
+mère!
+
+»Nous partîmes à l'heure dite, pendant que l'orchestre jetait ses
+premiers accords sous les grands orangers du palais.
+
+»Henri chevauchait à la portière. Il me dit:
+
+»--Ne regrettez-vous rien, Aurore?
+
+»--Je regrette mon ami d'autrefois, répondis-je.
+
+»Notre itinéraire était fixé d'avance. Nous allions en droite ligne à
+Saragosse pour gagner de là les frontières de France, franchir les
+Pyrénées vis-à-vis de Venasque et redescendre à Bayonne, où nous devions
+prendre la mer et retenir passage pour Ostende.
+
+»Henri avait besoin de faire cette pointe en France. Il devait s'arrêter
+dans la vallée de Louron, entre Luz et Bagnères-de-Luchon.
+
+»De Madrid à Saragosse, aucun accident ne marqua notre voyage. Même
+absence d'événements de Saragosse à la frontière.--Et sans la visite que
+nous fîmes au vieux château de Caylus, après avoir passé les monts, je
+n'aurais plus rien à vous dire, ma mère.
+
+»Mais, sans que je puisse m'expliquer pourquoi, cette visite a été
+l'une des pages les plus émouvantes de ma vie. Je n'ai couru là aucun
+danger; à proprement parler, rien ne m'y est advenu,--et pourtant,
+dussé-je vivre cent ans, je me souviendrais des impressions que ce lieu
+a fait naître en moi.
+
+»Henri voulait s'entretenir avec un vieux prêtre nommé dom Bernard et
+qui avait été chapelain de Caylus, sous le dernier seigneur de ce nom.
+
+»Une fois passée la frontière, nous laissâmes Françoise et Jean-Marie
+dans un petit village au bord de la Clarabida. Nos quatre espadins
+étaient restés de l'autre côté des Pyrénées. Nous nous dirigeâmes seuls,
+Henri et moi, à cheval, vers la bizarre éminence qu'on appelle dans le
+pays _le Hachaz_, et qui sert de base à la noire forteresse.
+
+»C'était par une matinée de février, froide, triste, mais sans brume.
+Les sommets neigeux que nous avions traversés la veille détachaient à
+l'horizon sur le ciel sombre l'éclatante dentelle de leurs crêtes à
+l'Orient, un soleil pâle brillait et blanchissait encore les pics
+couverts de frimas.
+
+»Le vent venait de l'ouest et amenait lentement les grands nuages,
+suspendus comme un terne rideau derrière la chaîne des Pyrénées.
+
+»Nous voyions se dresser devant nous, repoussé par le ciel blafard de
+l'est et debout sur son piédestal géant, ce noir colosse de granit: le
+château de Caylus-Tarrides.
+
+»On chercherait longtemps avant de trouver un édifice qui parle plus
+éloquemment des lugubres grandeurs du passé.
+
+»Il était là comme une sentinelle, ce manoir assassin et pillard; il
+guettait le voyageur passant dans la vallée. Les fauconneaux muets et
+les meurtrières silencieuses avaient alors une voix; les chênes ne
+croissaient pas dans les murs crevassés; les remparts n'avaient point ce
+glacial manteau de lierre mouillé; les tourelles montraient leurs
+menaçants créneaux, cachés aujourd'hui par cette couronne rougeâtre ou
+dorée que leur font les giroflées et les énormes touffes de
+gueules-de-loup.
+
+»Rien qu'à le voir, l'esprit s'ouvre à mille pensées mélancoliques ou
+terribles. C'est grand, c'est effrayant. Là dedans, personne n'a jamais
+dû être heureux.
+
+»Aussi le pays est plein de légendes noires comme de l'encre.
+
+»A lui tout seul, le dernier seigneur, qu'on appelait Caylus-Verrous, a
+tué ses deux femmes, sa fille, son gendre, etc.
+
+»Les autres, ses ancêtres, avaient fait de leur mieux avant lui.
+
+»Nous arrivâmes au plateau du Hachaz par une route étroite et tortueuse
+qui autrefois aboutissait au pont-levis. Il n'y a plus de pont-levis. On
+voit seulement les débris d'une passerelle en bois dont les poutres
+vermoulues pendent dans le fossé.
+
+»A la tête du pont est une petite vierge dans sa niche.
+
+»Le château de Caylus est maintenant inhabité. Il a pour gardien un
+vieillard grondeur et d'abord repoussant, qui est à demi-sourd et tout à
+fait aveugle. Il nous dit que le maître actuel n'y était pas venu depuis
+seize ans.
+
+»C'est le prince Philippe de Gonzague.--Remarquez-vous, ma mère, comme
+ce nom semble me poursuivre depuis quelque temps?
+
+»Le vieillard apprit à Henri que dom Bernard, l'ancien chapelain de
+Caylus, était mort depuis plusieurs années. Il ne voulut point nous
+laisser voir l'intérieur du château.
+
+»Je pensais que nous allions retourner dans la vallée: il n'en fut
+rien.--Et je dus bientôt m'apercevoir que ce lieu rappelait à mon ami
+quelque tragique et lointain souvenir.
+
+»Nous nous rendîmes pour déjeuner au hameau de Tarrides, dont les
+dernières maisons touchent presque les douves du manoir. La maison la
+plus proche des douves et de cette ruine de pont dont je vous ai parlé
+était justement une auberge.
+
+»Nous nous assîmes sur deux escabelles devant une pauvre table en bois
+de hêtre, et une femme de quarante à quarante-cinq ans vint nous servir.
+
+»Henri la regarda attentivement:
+
+»--Bonne femme, lui dit-il tout à coup, vous étiez déjà ici la nuit du
+meurtre?
+
+»Elle laissa tomber un broc de vin qu'elle tenait à la main. Puis,
+fixant sur Henri son oeil plein de défiance:
+
+»--Oh! oh! fit-elle; pour en parler, vous, est-ce que vous y étiez?
+
+»J'avais froid dans les veines, mais une curiosité invincible me tenait.
+Que s'était-il donc passé en ce lieu?
+
+»--Peut-être, répliqua Henri; mais cela ne vous importe point, bonne
+femme... Il y a des choses que je veux savoir... je payerai pour cela.
+
+»Elle ramassa son broc en grommelant:
+
+»--Nous fermâmes nos portes à double tour et les volets de nos
+croisées... Le mieux est de ne rien voir dans ces affaires-là.
+
+»--Combien trouva-t-on de morts dans le fossé, le lendemain? demanda
+Henri.
+
+»--Sept, en comptant le jeune seigneur.
+
+»--Et la justice vint-elle?
+
+»--Le bailli d'Angelis... et le lieutenant criminel de Tarbes... et
+d'autres... oui, oui; la justice vint... la justice vient toujours
+assez, mais elle s'en retourne... On dit que notre monsieur avait eu
+raison... A cause de cette petite fenêtre-là qu'on avait trouvée
+ouverte...
+
+»Elle montra du doigt une fenêtre basse, percée dans la douve même, sous
+l'assise chancelante du pont.
+
+»Je compris que les gens de justice accusèrent le jeune seigneur défunt
+d'avoir voulu s'introduire dans le château par cette voie.--Mais
+pourquoi?
+
+»La vieille femme répondit elle-même à cette question que je
+m'adressais.
+
+»--Et parce que, acheva-t-elle, notre jeune demoiselle était riche.
+
+»C'était toute une lamentable histoire racontée en quelques paroles.
+
+»Cette fenêtre basse me fascinait. Je n'en pouvais détacher les
+yeux.--Là, sans doute, s'étaient donnés les rendez-vous d'amour.
+
+»Je repoussai l'assiette de bois qu'on avait placée devant moi. Henri
+fit de même. Il paya notre repas et nous sortîmes de l'auberge.--Devant
+la porte passait un chemin qui conduisait dans les douves. Nous prîmes
+ce chemin.
+
+»La bonne femme nous suivait.
+
+»--Ce fut là, dit-elle en montrant le poteau qui faisait une des assises
+du pont du côté du rempart,--ce fut là que le jeune seigneur déposa son
+enfant.
+
+»--Oh! m'écriai-je, il y avait un enfant!
+
+»Le regard qu'Henri tourna vers moi fut étrange, et je ne puis encore le
+définir. Parfois, mes paroles les plus simples lui causaient ainsi des
+émotions soudaines et qui me paraissaient n'avoir point de motif.
+
+»Cela donnait carrière à mon imagination. Je passais ma vie à chercher
+en vain le mot de toutes ces énigmes qui étaient autour de moi.
+
+»Ma mère, on se moque volontiers des pauvres orphelines qui voient
+partout un indice de leur naissance. Moi, je vois dans cet instinct
+quelque chose de providentiel et de souverainement touchant. Eh bien!
+oui! notre rôle est de chercher sans cesse, de ne nous point lasser dans
+notre tâche difficile et ingrate. Si l'obstacle que nous avons soulevé à
+demi retombe et nous terrasse, nous nous redressons plus vaillants,
+jusqu'à l'heure où le désespoir nous prend.--Cette heure-là, c'est la
+mort.
+
+»Que d'espoirs, avant que cette heure n'arrive! que de chimères! que de
+déceptions!
+
+»Le regard d'Henri semblait me dire:--L'enfant, Aurore, c'était vous.
+
+»Mon coeur battit, et ce fut avec d'autres yeux que je regardai le
+vieux manoir.
+
+»Mais tout de suite après, Henri demanda:
+
+»--Qu'est devenu l'enfant?
+
+»Et la bonne femme répondit:
+
+»--Il est mort!...
+
+
+
+
+VI
+
+--En mettant le couvert.--
+
+
+«Le fond des douves était une prairie.--Du point où nous étions, au delà
+de l'arche brisée du pont de bois, on voyait s'abaisser la lèvre du
+fossé qui découvrait le petit village de Tarrides et les premières
+futaies de la forêt d'Ens.--A droite, par dessus le rempart, la vieille
+chapelle de Coghes montrait sa flèche aiguë et dentelée.
+
+»Henri promenait sur ce paysage un long et mélancolique regard.
+
+»Il semblait parfois s'orienter, son épée qu'il tenait à la main comme
+une canne, traçait des lignes dans l'herbe.--Sa bouche remuait comme
+s'il se fût parlé à lui-même.
+
+»Il désigna enfin du doigt l'endroit où j'étais debout et s'écria:
+
+»--C'est là... Ce doit être là!
+
+»--Oui, dit la bonne femme. C'est là que nous trouvâmes étendu le corps
+du jeune seigneur.
+
+»Je me reculai en frissonnant de la tête aux pieds.
+
+»Henri demanda:
+
+»--Que fit-on du corps?
+
+»--J'ai ouï dire qu'on l'emmena à Paris pour être enterré au cimetière
+Saint-Magloire.
+
+»--Oui, pensa tout haut Henri;--Saint-Magloire était fief de Lorraine...
+
+»Ainsi, ma mère, le pauvre jeune seigneur, mis à mort dans cette
+terrible nuit, était de la noble maison de Lorraine.
+
+»Henri avait la tête penchée sur sa poitrine. Il rêvait.--De temps en
+temps, je voyais qu'il me regardait à la dérobée.
+
+»Il essaya de monter le petit escalier placé à la tête du pont, mais les
+marches vermoulues cédèrent sous ses pieds.--Il revint vers le rempart,
+et du pommeau de son épée, il éprouva les contrevents de la fenêtre
+basse.
+
+»La bonne femme qui le suivait comme un cicérone dit:
+
+»--C'est solide et doublé de fer... On n'a pas ouvert la fenêtre depuis
+le jour où les magistrats vinrent.
+
+»--Et qu'entendîtes-vous cette nuit-là, bonne femme, demanda Henri, à
+travers vos volets fermés?
+
+»--Ah! Seigneur Dieu! mon gentilhomme, tous les démons semblaient
+déchaînés sous le rempart... Nous ne pûmes fermer l'oeil... Les
+brigands étaient venus boire chez nous dans la journée: j'avais dit en
+me couchant: Que Dieu prenne en sa garde ceux qui ne verront point
+demain se lever le soleil... Nous entendîmes un grand bruit de fer, des
+cris, des blasphèmes... et des voix mâles qui disaient de temps en
+temps: J'y suis! j'y suis!...
+
+»Un monde de pensées s'agitait en moi, ma mère; je connaissais ce mot ou
+cette devise.--Dès mon enfance je l'avais entendue sortir de la bouche
+d'Henri, et je l'avais retrouvé, traduit en langue latine, sur les
+sceaux qui fermaient cette mystérieuse enveloppe que mon ami conservait
+comme un trésor.
+
+»Henri avait été mêlé à tout ce drame. Comment?
+
+»Lui seul eût pu me le dire...
+
+»... Le soleil descendait à l'horizon quand nous reprîmes le chemin de
+la vallée. J'avais le coeur serré. Je me retournai bien des fois pour
+voir encore le sombre géant de granit, debout sur son énorme base.
+
+»Cette nuit, je vis des fantômes: une femme en deuil, portant un petit
+enfant dans ses bras et penchée au-dessus d'un pâle jeune homme qui
+avait le flanc ouvert.
+
+»Était-ce vous, ma mère?...
+
+»Le lendemain, sur le pont du navire qui devait nous porter à travers
+l'Océan et la Manche jusqu'aux rivages de la Flandre, Henri me dit:
+
+»--Bientôt, vous saurez tout, Aurore... Fasse Dieu que vous en soyez
+plus heureuse!
+
+»Sa voix était triste en disant cela.
+
+»Se pourrait-il que le malheur me vînt avec la connaissance de ma
+famille?
+
+»Dût-ce être la vérité, je veux vous connaître, ma mère!...
+
+»... Nous débarquâmes à Ostende.--A Bruxelles, Henri reçut une large
+missive, cachetée aux armes de France.--Le lendemain, nous partîmes pour
+Paris.
+
+»Il faisait noir déjà quand nous franchîmes l'arc de triomphe qui borne
+la route de Flandre où commence la grande ville. J'étais en chaise avec
+Françoise. Henri chevauchait au-devant de nous.--Je me recueillais en
+moi-même, ma mère.--Quelque chose me disait: Elle est là!
+
+»Vous êtes à Paris, ma mère, j'en suis sûre. Je reconnais l'air que vous
+respirez.
+
+»Nous descendîmes une longue rue, bordée de maisons hautes et grises;
+puis nous entrâmes dans une ruelle étroite qui nous conduisit au devant
+d'une église qu'un cimetière entourait.
+
+»J'ai su depuis que c'était l'église et le cimetière Saint-Magloire.
+
+»En face s'élevait un grand hôtel d'aspect fier et seigneurial.
+
+»Henri mit pied à terre et vint m'offrir la main pour descendre.--Nous
+entrâmes dans le cimetière.--Au revers de l'église, un espace, clos par
+une simple grille de bois, contient une rotonde ouverte où se voient
+plusieurs tombes monumentales à travers les arcades.
+
+»Nous franchîmes la grille de bois.
+
+»Une lampe, pendue à la voûte, éclairait faiblement la rotonde.
+
+»Henri s'arrêta devant un mausolée de marbre sur lequel était sculptée
+l'image d'un jeune homme.--Henri mit un long baiser au front de la
+statue.
+
+»Je l'entendis qui disait, avec des larmes dans la voix:
+
+»--Frère, me voici... Dieu m'est témoin que j'ai accompli ma promesse de
+mon mieux.
+
+»Un bruit léger se fit derrière nous; je me retournai. La vieille
+Françoise Berrichon et Jean-Marie son petit-fils étaient agenouillés
+dans l'herbe de l'autre côté de la grille de bois.
+
+»Henri s'était aussi agenouillé.--Il pria silencieusement et longtemps.
+
+»En se relevant, il me dit:
+
+»--Baisez cette image, Aurore.
+
+»J'obéis et je demandai pourquoi.
+
+»Sa bouche s'ouvrit pour me répondre.--Puis il hésita.--Puis il dit
+enfin:
+
+«--Parce que c'était un noble coeur, ma fille, et parce que je
+l'aimais.
+
+»Je mis un second baiser au front glacé de la statue.--Henri me remercia
+en posant ma main contre son coeur.
+
+»Comme il aime, quand il aime, ma mère!--Peut-être est-il écrit qu'il ne
+doit pas m'aimer!
+
+»Quelques minutes après, nous étions dans la maison où j'achève de vous
+écrire ces lignes, ma mère chérie.--Henri l'avait fait retenir
+d'avance.--Depuis que j'en ai franchi le seuil, je ne l'ai plus
+quittée.
+
+»Je suis là, plus seule que jamais, car Henri a plus d'affaires à Paris
+qu'ailleurs.--C'est à peine si je le vois aux heures des repas.
+
+»Il m'est défendu de sortir. Je dois prendre des précautions pour me
+mettre à la croisée.
+
+»Ah! s'il était jaloux, ma mère! comme je serais heureuse de lui obéir,
+de me voiler, de me cacher, de me garder toute à lui.--Mais je me
+souviens de la phrase de Madrid:
+
+»--Ce n'est pas pour moi, c'est pour vous!
+
+»Ce n'est pas pour moi, ma mère.--On est jaloux seulement de celle qu'on
+aime!...
+
+»Je suis seule! A travers mes rideaux baissés, je vois la foule affairée
+et bruyante. Tous ces gens sont libres.
+
+»Je vois les maisons de l'autre côté de la rue. A chaque étage il y a
+une famille: des jeunes femmes qui ont de beaux enfants souriants. Elles
+sont heureuses.
+
+»Je vois encore les fenêtres du Palais-Royal, bien souvent éclairées le
+soir pour les nobles fêtes du Régent.
+
+»Les dames de la cour passent dans leurs chaises avec de beaux cavaliers
+aux portières.
+
+»J'entends la musique des danses.
+
+»Parfois mes nuits n'ont point de sommeil...
+
+»Mais si seulement il me fait une caresse, s'il lui échappe une douce
+parole, j'oublie tout cela, ma mère, et je suis heureuse...
+
+»J'ai l'air de me plaindre. N'allez pas croire, ma mère, qu'il me manque
+quelque chose.--Henri me comble toujours de bontés et de prévenances.
+S'il est froid avec moi depuis longtemps, peut-on lui en faire un
+crime?...
+
+»Tenez, ma mère, une idée m'est venue parfois. J'ai pensé, car je
+connais les chevaleresques délicatesses de son coeur, j'ai pensé que
+ma race était au-dessus de la sienne, ma fortune aussi peut-être. Cela
+l'éloigne de moi. Il a peur de m'aimer.
+
+»Oh! si j'étais sûre de cela! comme je renoncerais à ma fortune! comme
+je foulerais aux pieds ma noblesse!
+
+»Que sont donc les avantages de la naissance auprès des joies du
+coeur? Est-ce que je vous aimerais moins, ma mère, si vous étiez une
+pauvre femme...?
+
+»Il y a deux jours, le bossu vint le voir.--Mais je ne vous ai pas parlé
+encore de ce gnome mystérieux, le seul être qui ait entrée dans notre
+solitude.
+
+»Le bossu vient chez nous à toute heure, c'est-à-dire chez Henri, dans
+l'appartement du premier étage. On le voit entrer et sortir: les gens
+du quartier le regardent un peu comme un lutin.
+
+»Jamais on n'a vu Henri et lui ensemble, et ils ne se quittent pas.
+
+»Tel est le mot des commères de la rue du Chantre.
+
+»Par le fait, jamais liaison ne fut plus bizarre et plus mystérieuse.
+Nous-mêmes, j'entends Françoise, Jean-Marie et moi, nous n'avons jamais
+aperçu réunis ces deux inséparables. Ils restent enfermés des journées
+entières dans la chambre du haut; puis l'un d'eux sort, tandis que
+l'autre reste à la garde de je ne sais quel trésor inconnu.
+
+»Cela dure depuis quinze grands jours que nous sommes arrivés, et,
+malgré les promesses d'Henri, je n'en sais pas plus qu'à la première
+heure.
+
+»Je voulais donc vous dire: le bossu vint voir Henri l'autre soir; il ne
+ressortit point. Toute la nuit, ils restèrent enfermés ensemble. Le
+lendemain Henri était plus triste. En déjeunant, la conversation tomba
+sur les grands seigneurs et les grandes dames. Henri dit avec une
+amertume profonde:
+
+»--Ceux qui sont placés trop haut ont le vertige. Il ne faut pas compter
+sur la reconnaissance des princes... Et d'ailleurs, s'interrompit-il en
+baissant les yeux, quel service peut-on payer avec cette monnaie
+odieuse: la reconnaissance?... Si la grande dame pour qui j'aurais
+risqué mon honneur et ma vie ne pouvait pas m'aimer,... parce qu'elle
+serait en haut et moi en bas,... je m'en irais si loin que je ne saurais
+même pas si elle m'insulte de sa reconnaissance!
+
+»Ma mère, je suis sûre que le bossu lui avait parlé de vous.
+
+»Oh! c'est que c'est bien vrai! Il a risqué pour votre fille son honneur
+et sa vie. Il a fait plus, beaucoup plus: il a donné à votre fille
+dix-huit années de sa fière jeunesse.
+
+»Avec quoi payer cette largesse inouïe?
+
+»Ma mère! ma mère! comme il se trompe, n'est-ce pas? Comme vous
+l'aimerez! comme vous me mépriseriez, si tout mon coeur, sauf la part
+qui est à vous, n'était pas à lui!
+
+»Je n'osai dire cela, parce que, en sa présence, quelque chose me
+retient souvent de parler. Je sens que je redeviens timide, autrement,
+mais bien plus qu'au temps de mon enfance.
+
+»Mon Dieu! il y a des choses impossibles. Henri, mon sauveur, mon père,
+mon bienfaiteur! Henri, craindre ma mère!
+
+»Mais ce ne serait pas de l'ingratitude, cela, ce serait de l'infamie!
+Mais je suis à lui; mon corps et mon âme: il m'a sauvée; il m'a faite.
+Sans lui, que serais-je? Un peu de poussière au fond d'une pauvre petite
+tombe...
+
+»Et quelle mère, fût-elle duchesse, cousine du roi, quelle mère ne
+serait donc orgueilleuse d'avoir pour gendre le chevalier Henri de
+Lagardère, le plus beau, le plus brave, le plus généreux, le plus loyal
+des hommes?
+
+»Certes, je ne suis qu'une pauvre enfant, je ne puis pas juger les
+grands de la terre; je ne les connais pas, mais s'il y avait parmi ces
+grands seigneurs et ces grandes dames un coeur assez perdu, une âme
+assez pervertie pour me dire à moi, Aurore:--Oublie Henri, ton ami...
+
+»Tenez, ma mère, cela me rend folle. Une idée extravagante vient de me
+donner la sueur froide; je me suis dit: Si ma mère...
+
+»Mais Dieu me garde d'exprimer cela par des paroles! Je croirais
+blasphémer.
+
+»Oh! non; vous êtes telle que je vous ai rêvée et adorée, ma mère.
+J'aurais de vous des baisers et puis des sourires. Quel que soit le
+grand nom que le ciel vous ait donné, vous avez quelque chose de
+meilleur que votre nom: c'est votre coeur. La pensée que j'ai eue vous
+outrage, et je me mets à vos genoux pour obtenir mon pardon.
+
+»Tenez, le jour me manque: je quitte la plume et je ferme les yeux pour
+voir votre doux visage dans mon rêve. Venez, mère bien-aimée, venez...»
+
+C'étaient là les dernières paroles du manuscrit d'Aurore.
+
+Ces pages, sa meilleure compagnie, elle les aimait. En les renfermant
+dans sa cassette, elle leur dit:--A demain!
+
+La nuit était tout à fait venue. Les maisons s'éclairaient de l'autre
+côté de la rue Saint-Honoré.
+
+La porte s'ouvrit bien doucement, et la figure simplette de Jean-Marie
+Berrichon se détacha en noir sur le lambris plus clair de la pièce
+voisine où il y avait une lampe.
+
+Jean-Marie était le fils de ce page mignon que nous vîmes, aux premiers
+chapitres de cette histoire, apporter la lettre de Nevers au chevalier
+de Lagardère.
+
+Le page était mort soldat; sa vieille mère n'avait plus qu'un
+petit-fils.
+
+--Notre demoiselle, dit Jean-Marie, grand'maman demande comme ça s'il
+faut mettre le couvert ici ou dans la salle?
+
+--Quelle heure est-il donc? fit Aurore, éveillée en sursaut.
+
+--L'heure du souper, notre demoiselle, répondit Berrichon.
+
+--Comme il tarde! répéta Aurore.
+
+Puis elle ajouta:
+
+--Mets le couvert ici.
+
+--Je veux bien, notre demoiselle.
+
+Berrichon apporta la lampe qu'il posa sur la cheminée.
+
+Au fond de la cuisine, qui était au bout de la salle, la voix mâle de la
+vieille Françoise s'éleva:
+
+--Les rideaux ne sont pas bien fermés, petiot, dit-elle, rapproche-les!
+
+Berrichon haussa légèrement les épaules tout en se hâtant d'obéir.
+
+--Ma parole, grommela-t-il, on dirait que nous avons peur des galères!
+
+Berrichon était un peu dans la position d'Aurore. Il ignorait tout et
+avait grande envie de savoir.
+
+--Tu es sûr qu'il n'est pas rentré par l'escalier? demanda la jeune
+fille.
+
+--Sûr! répéta Jean-Marie; est-ce qu'on est jamais sûr de rien chez
+nous?... J'ai vu entrer le bossu sur le tard... j'ai été écouter...
+
+--Tu as eu tort, interrompit Aurore sévèrement.
+
+--Histoire de savoir si maître Louis était rarrivé... Quant à être
+curieux, pas de ça!
+
+--Et tu n'as rien entendu?
+
+--Rien de rien!
+
+Il étendait la nappe sur la table.
+
+--Où peut-il être allé?... se demandait cependant Aurore.
+
+--Ah! dame, fit Berrichon; n'y a que le bossu pour savoir ça, notre
+demoiselle... Et c'est ben drôle tout de même de voir un homme si droit
+que M. le chevalier... je veux dire maître Louis... fréquenter un
+bancroche, tortu comme un tire-bouchon!... Nous autres, nous n'y voyons
+que du feu, c'est certain... Il va, il vient par sa porte de derrière.
+
+--N'est-il pas le maître? interrompit encore la jeune fille.
+
+--Pour ça, il est le maître, répliqua Berrichon; le maître d'entrer, le
+maître de sortir, le maître de se renfermer avec son singe... et il ne
+s'en gêne pas, non!... N'empêche que les voisines jasent pas mal, notre
+demoiselle.
+
+--Vous causez trop avec les voisines, Berrichon! dit Aurore.
+
+--Moi! se récria l'enfant; ah! seigneur de Dieu! si on peut dire!...
+Alors je suis un bavard, pas vrai? merci!... Dis donc, grand'mère,
+s'écria-t-il en mettant sa blonde tête à la porte, voilà que je suis un
+bavard!...
+
+--Je sais ça depuis longtemps, petiot, repartit la brave femme; et un
+paresseux aussi!
+
+Berrichon se croisa les bras sur la poitrine.
+
+--Bon! fit-il; ah! dame, voilà qui est bon!... Alors faut me pendre, si
+j'ai tous les vices!... ce sera plus tôt fait!... Moi qui jamais, au
+grand jamais, ne dis mot à personne... En passant; j'écoute le monde,
+voilà tout... est-ce un péché?... et je vous promets qu'ils en
+disent!... mais pour me mêler à la conversation de tous ces échopiers,
+fi donc! je tiens mon rang.
+
+Il plaça deux assiettes en face l'une de l'autre.
+
+--Quoique ça, reprit-il plus bas, qu'on ait bien de la peine à
+s'empêcher... quand tout le monde vous fait des questions...
+
+--On t'a donc fait des questions, Jean-Marie?
+
+--En masse, notre demoiselle.
+
+--Quelles questions?
+
+--Des questions bien embarrassantes, allez!...
+
+--Mais enfin, dit Aurore avec impatience.--que t'a-t-on demandé?
+
+Berrichon se mit à rire d'un air innocent:
+
+--On m'a demandé tout, répliqua-t-il;--ce que nous sommes, ce que nous
+faisons, d'où nous venons, où nous allons... votre âge... l'âge de
+monsieur le chevalier,--je veux dire maître Louis,--si nous sommes
+Français... si nous sommes catholiques... si nous comptons nous établir
+ici... si nous nous déplaisions dans l'endroit que nous avons quitté...
+si vous faites maigre le vendredi et le samedi,--vous, mademoiselle...
+si votre confesseur est à Saint-Eustache ou à Saint-Germain
+l'Auxerrois...
+
+Il reprit haleine, et continua tout d'un trait:
+
+--Et ci et l'autre... patati, patata... pourquoi nous sommes
+venus demeurer justement rue du Chantre au lieu d'aller loger
+ailleurs,--pourquoi vous ne sortez jamais (et à ce sujet, madame
+Moyneret, la sage-femme, a parié avec la Guichard que vous n'aviez
+qu'une jambe de bonne)... Pourquoi maître Louis sort si souvent...
+Pourquoi le bossu... Ah! s'interrompit-il,--c'est le bossu qui les
+intrigue!... La mère Balahault dit qu'il a l'air d'un quelqu'un qui a
+commerce avec le mauvais...
+
+--Et tu te mêles à tous ces cancans, toi Berrichon! fit Aurore.
+
+--C'est ce qui vous trompe, notre demoiselle.--N'y en a pas comme moi
+pour savoir garder son quant-à-soi... mais faut les entendre!... les
+femmes surtout... ah! Dieu de Dieu! les femmes! n'y a pas à dire! je ne
+peux pas mettre tant seulement les pieds dans la rue sans avoir les
+oreilles toutes chaudes... Ho! Berrichon! chérubin du bon Dieu! me crie
+la regrattière d'en face,--viens ça, que je te fasse goûter de mon
+mou... Elle en a du bon, notre demoiselle!... Tiens! tiens! fait la
+grosse gargotière, il humerait bien un bouillon, cet ange-là!... Et la
+beurrière! et la qui raccommode les vieilles fourrures!... et jusqu'à la
+femme du procureur, quoi!... Moi, je passe fier comme un valet
+d'apothicaire.--La Guichard et la Moyneret, la Balahault, la regrattière
+d'en face, et la qui rafistole les fourrures et les autres y perdent
+leurs peines. Ça ne les corrige pas... Écoutez voir comme elles font,
+notre demoiselle! s'interrompit-il;--ça va vous amuser... Voilà la
+Balahault, une maigre et noire avec des lunettes sur le nez:--Elle est
+tout de même mignonnette et bien tournée, cette enfant-là... c'est de
+vous qu'elle parle... ça a vingt ans, pas vrai, l'amour?--Je ne sais
+pas!
+
+Pour répondre cela, Berrichon prit sa grosse voix.
+
+Puis en fausset:
+
+--Pour mignonnette, elle est mignonnette!... (Voilà la Moyneret qui
+dégoise) et l'on ne dirait pas que c'est la nièce d'un simple
+forgeron... au fait, est-elle sa nièce, mon poulet?
+
+--Non! fit Berrichon en basse-taille.
+
+Berrichon ténor poursuivait:
+
+--Sa fille, alors, bien sûr? pas vrai, Minet?
+
+--Non!
+
+Et j'essaye de passer, notre demoiselle... mais je t'en souhaite! elles
+se mettent en cercle autour de moi... la Guichard, la Durand, la Morin,
+la Bertrand...
+
+--Mais si ce n'est pas sa fille, qu'elles font,--c'est donc sa femme,
+alors?
+
+--Non!
+
+--Sa petite soeur?
+
+--Non!
+
+--Comment! comment!--ce n'est ni sa femme, ni sa soeur, ni sa fille,
+ni sa nièce?... C'est donc une orpheline qu'il a recueillie?... une
+enfant élevée par charité...
+
+--Non! non! non! non! cria Berrichon à tue-tête.
+
+Aurore mit sa belle main blanche sur son bras:
+
+--Tu as eu tort, Berrichon, dit-elle d'une voix douce et triste;--tu as
+menti... je suis une enfant qu'il a recueillie... je suis une orpheline
+élevée par charité...
+
+--Par exemple!... voulut se récrier Jean-Marie.
+
+--La prochaine fois qu'ils l'interrogeront, poursuivit Aurore,--tu leur
+répondras cela... je n'ai point honte... Pourquoi cacher les bienfaits
+de mon ami?
+
+--Mais, notre demoiselle...
+
+--Ne suis-je pas une pauvre fille abandonnée? continuait Aurore en
+rêvant,--sans lui, sans ses bienfaits...
+
+--Pour le coup, s'écria Berrichon,--si maître Louis, comme il faut
+l'appeler, entendait cela, il se mettrait dans une belle colère!... De
+la charité!... des bienfaits!... fi donc! notre demoiselle!
+
+--Plût à Dieu qu'on ne prononçât pas d'autres paroles en parlant de lui
+et de moi! murmura la jeune fille, dont le beau front pâle prit des
+nuances rosées.
+
+Berrichon se rapprocha vivement.
+
+--Vous savez donc...? balbutia-t-il.
+
+--Quoi? demanda Aurore tremblante.
+
+--Dame! notre demoiselle...
+
+--Parle, Berrichon, je le veux!
+
+Et comme l'enfant hésitait, elle se dressa impérieuse et dit:
+
+--Je t'ai ordonné de parler... j'attends!
+
+Berrichon baissa les yeux, tortillant avec embarras la serviette qu'il
+tenait à la main.
+
+--Quoi donc! fit-il,--c'est des cancans... rien que des cancans!...
+Elles disent comme ça: Nous savions bien! Il est trop jeune pour être
+son père... Puisqu'il prend tant de précautions, il n'est pas son
+mari...
+
+--Achève! dit Aurore dont le front livide était mouillé de sueur.
+
+--Dame! notre demoiselle,--quand on n'est ni le père, ni le frère, ni le
+mari...
+
+Aurore se couvrit le visage de ses mains.
+
+
+
+
+VII
+
+--Maître Louis.--
+
+
+Berrichon se repentait amèrement déjà de ce qu'il avait dit.--Il
+regardait avec effroi la poitrine d'Aurore, soulevée par les sanglots,
+et il pensait:
+
+--S'il allait entrer à ce moment!
+
+Aurore avait la tête baissée, ses beaux cheveux tombaient par masses sur
+ses mains, au travers desquelles les larmes coulaient.
+
+Quand elle se redressa, ses yeux étaient baignés, mais le rouge était
+revenu à ses joues.
+
+--Quand on n'est ni le père, ni le frère, ni le mari d'une pauvre
+enfant abandonnée, prononça-t-elle lentement,--et qu'on s'appelle Henri
+de Lagardère... on est son ami... on est son sauveur et son bienfaiteur.
+Oh! s'écria-t-elle en joignant ses mains qu'elle leva vers le
+ciel,--leurs calomnies mêmes me montrent combien il est au-dessus des
+autres hommes!... Puisqu'on le soupçonne, c'est que les autres font ce
+qu'il n'a pas fait... Je l'aimais bien... ils seront cause que je
+l'adorerai comme un Dieu!...
+
+--C'est ça, notre demoiselle! fit Berrichon;--adorez-le, rien que pour
+les faire enrager!
+
+--Henri! murmurait la jeune fille;--le seul être au monde qui m'ait
+protégée et qui m'ait aimée.
+
+--Oh! pour vous aimer, s'écria Berrichon qui revenait à son couvert trop
+longtemps négligé,--ça va bien!... c'est moi qui vous le dis... Tous les
+matins, nous voyons ça, nous deux grand'maman...--Comment a-t-elle passé
+la nuit? son sommeil a-t-il été tranquille? Lui avez-vous bien tenu
+compagnie hier? Est-elle triste? Souhaite-t-elle quelque chose?... Et
+quand nous avons pu surprendre un de vos désirs, il est si content, si
+heureux!... Ah! dame! pour vous aimer, ça y est!
+
+--Oui, fit Aurore en se parlant à elle-même;--il est bon... il m'aime
+comme sa fille...
+
+--Et encore autrement, glissa Berrichon d'un air malin.
+
+Aurore secoua la tête. Aborder ce sujet était un si grand besoin de son
+coeur, qu'elle ne réfléchissait ni à l'âge ni à la condition de son
+interlocuteur.
+
+Jean-Marie Berrichon, en train de mettre son couvert, passait à l'état
+de confident.
+
+--Je suis seule, dit-elle,--seule et triste toujours.....
+
+--Bah! riposta l'enfant,--notre demoiselle... dès qu'il sera rentré,
+vous retrouverez votre sourire.
+
+--La nuit est venue, poursuivait Aurore,--et je l'attends toujours... et
+cela est ainsi chaque soir, depuis que nous sommes dans ce Paris.....
+
+--Ah! dame! fit Berrichon,--c'est l'effet de la capitale... Là! voilà
+mon couvert mis et un peu bien... Le souper est-il prêt, la mère?
+
+--Depuis une heure au moins, répondit le viril organe de Françoise au
+fond de la cuisine.
+
+Berrichon se gratta l'oreille.
+
+--Il y a pourtant gros à parier qu'il est là-haut, fit-il,--avec son
+diable de bossu... et ça m'ennuie de voir que notre demoiselle se fait
+comme ça de la peine... Si j'osais...
+
+Il avait traversé la salle basse. Son pied toucha la première marche de
+l'escalier qui conduisait à l'appartement de maître Louis.
+
+«C'est défendu, pensa-t-il; je n'aimerais pas à voir monsieur le
+chevalier en colère comme l'autre fois... Dieu de Dieu!...»
+
+--Ah çà!--notre demoiselle, reprit-il en se rapprochant,--pourquoi donc
+qu'il se cache tout de même?... Ça fait jaser... Moi, d'abord, je sais
+que je jaserais si j'étais à la place des voisins... et pourtant,
+certes, je ne suis pas bavard... je dirais comme les autres: C'est un
+conspirateur... ou bien: C'est un sorcier!
+
+--Ils disent donc cela? demanda Aurore.
+
+Au lieu de répondre, Berrichon se mit à rire.
+
+--Ah! seigneur Dieu! s'écria-t-il,--s'ils savaient comme moi ce qu'il y
+a là-haut!... Un lit, un bahut, deux chaises, une épée pendue au mur...
+voilà tout le mobilier!--Par exemple, s'interrompit-il,--dans la pièce
+fermée, je ne sais pas,... je n'ai vu qu'une chose...
+
+--Quoi donc? interrompit Aurore vivement.
+
+--Oh! fit Berrichon,--pas la mer à boire!... c'était un soir qu'il avait
+oublié de mettre la petite plaque qui bouche la serrure par derrière...
+vous savez?...
+
+--Je sais... mais osas-tu bien regarder par le trou!
+
+--Mon Dieu! notre demoiselle, je n'y mis point de malice, allez!...
+j'étais monté pour l'appeler, de votre part... le trou brillait... j'y
+mis mon oeil.
+
+--Et que vis-tu?
+
+--Je vous dis: pas le Pérou!... le bossu n'était pas là... il n'y avait
+que maître Louis, assis devant une table... sur la table était une
+cassette... une petite cassette qui ne le quitte jamais en voyage...
+j'avais toujours eu envie de savoir ce qu'elle renfermait... Ma foi, il
+y tiendrait encore pas mal de quadruples pistoles!... mais ce ne sont
+pas des pistoles que maître Louis met dans sa cassette... c'est un
+paquet de paperasses... comme qui dirait une grande lettre carrée, avec
+trois cachets de cire rouge qui pendent, larges chacun comme un écu de
+six livres.
+
+Aurore reconnaissait cette description. Elle garda le silence.
+
+--Voilà, reprit Berrichon, et ce paquet-là faillit me coûter gros... Il
+paraît que j'avais fait du bruit, quoique je sois adroit de mes pieds.
+Il vint ouvrir la porte. Je n'eus que le temps de me jeter en bas de
+l'escalier... et je tombai sur mes reins... que ça me fait encore mal
+quand j'y touche... on ne m'y reprendra plus...--Mais vous, notre
+demoiselle, s'interrompit-il, vous à qui tout est permis... vous qui ne
+pouvez rien craindre... je vas vous dire, j'aimerais bien qu'on soupe un
+peu de bonne heure pour aller voir entrer un peu le monde au bal du
+Palais-Royal... si vous montiez... si vous alliez l'appeler un petit peu
+avec votre voix si douce...?
+
+Aurore ne répondit point.
+
+--Avez-vous vu, continua Berrichon qui n'était pas bavard, avez-vous vu
+passer toute la journée les voitures de fleurs et de feuillage, les
+fourgons de lampions, les pâtisseries et les liqueurs?
+
+Il passa le bout de sa langue gourmande sur ses lèvres.
+
+--Ça sera beau! s'écria-t-il; ah! si j'étais seulement là dedans, comme
+je m'en donnerais!
+
+--Va aider ta grand'mère, Berrichon, dit Aurore.
+
+--Pauvre petite demoiselle! pensa-t-il en se retirant; elle meurt
+d'envie d'aller danser!
+
+La tête pensive d'Aurore s'inclinait sur sa main. Elle ne songeait
+guère au bal ni à la danse.
+
+Elle se disait à elle-même:
+
+--L'appeler? à quoi bon l'appeler? Il n'y est pas, j'en suis sûre...
+chaque jour ses absences se prolongent davantage.
+
+--J'ai peur! s'interrompit-elle en frissonnant; oui, j'ai peur, quand je
+réfléchis à tout cela! ce mystère m'épouvante... Il me défend de sortir,
+de voir, de recevoir personne... il cache son nom; il dissimule ses
+démarches..... Tout cela, je le comprends bien, c'est le danger
+d'autrefois qui est revenu... c'est l'éternelle menace autour de nous...
+la guerre sourde des assassins.
+
+»Qui sont-ils, les assassins? fit-elle après un silence; ils sont
+puissants; ils l'ont prouvé... ce sont ses ennemis implacables... ou
+plutôt les miens... c'est parce qu'il me défend qu'ils en veulent à sa
+vie!
+
+»Et il ne me dit rien! s'écria-t-elle; jamais rien!... comme si mon
+coeur ne devait pas tout deviner!... comme s'il était possible de
+fermer les yeux qui aiment!... Il entre, il reçoit mon baiser, il
+s'assied, il fait tout ce qu'il peut pour sourire... il ne voit pas que
+son âme est devant moi toute nue!... que d'un regard je sais lire dans
+ses yeux son triomphe ou sa défaite!... Il se défie de moi!... Il ne
+veut pas que je sache l'effort qu'il fait, le combat qu'il livre... il
+ne comprend donc pas, mon Dieu! qu'il me faut mille fois plus de courage
+pour dévorer mes pleurs qu'il ne m'en faudrait pour partager sa tâche et
+combattre à ses côtés!...»
+
+Un bruit se fit dans la salle basse, un bruit bien connu sans doute, car
+elle se leva tout à coup radieuse.
+
+Ses lèvres s'entr'ouvrirent pour laisser passer un petit cri de joie.
+
+Ce bruit, c'était une porte qui s'ouvrait au haut de l'escalier
+intérieur.
+
+Oh! que Berrichon avait bien raison! sur ce délicieux visage de vierge,
+vous n'eussiez retrouvé en ce moment aucune trace de larmes, aucun
+reflet de tristesse.
+
+Tout était sourire. Le sein battait, mais de plaisir. Le corps affaissé
+se relevait gracieux et souple. C'était cette chère fleur de nos
+parterres que la nuit froide penche, demi-flétrie sur sa tige, et qui
+s'épanouit, plus fraîche et plus parfumée au premier baiser du soleil!
+
+Aurore se leva et s'élança vers son miroir. En ce moment elle avait peur
+de n'être pas assez belle.
+
+Elle maudissait les larmes qui battent les yeux et qui éteignent le feu
+diamanté des prunelles.
+
+Deux fois par jour ainsi, elle était coquette.
+
+Mais son miroir lui dit que son inquiétude était vaine. Son miroir lui
+renvoya un sourire si jeune, si tendre, si charmant, qu'elle remercia
+Dieu dans son coeur.
+
+Maître Louis descendait l'escalier. En bas des degrés, Berrichon tenait
+une lampe et l'éclairait.
+
+Maître Louis, quel que fût son âge, était un jeune homme. Ses cheveux
+blonds, légers et bouclés jouaient autour d'un front pur comme celui
+d'un adolescent. Ses tempes, larges et pleines, n'avaient point subi
+l'injure du ciel espagnol: c'était un Gaulois, un homme d'ivoire, et il
+fallait le mâle dessin de ses traits pour corriger ce que cette
+carnation avait d'un peu efféminé.
+
+Mais ses yeux de feu, sous la ligne fière de ses sourcils, son nez
+droit, arrêté vivement, sa bouche dont les lèvres semblaient sculptées
+dans le bronze et qu'ombrageait une fine moustache, retroussée
+légèrement, son menton à la courbe puissante, donnaient à sa tête un
+admirable caractère de résolution et de force.
+
+Son costume entier, chausses, soubreveste et pourpoint, était de velours
+noir avec des boutons de jais uni. Il avait la tête nue et ne portait
+point d'épée.
+
+Il était encore au haut de l'escalier, que son regard cherchait déjà
+Aurore.
+
+Quand il la vit, il réprima un mouvement. Ses yeux se baissèrent de
+force, et son pas qui voulait se presser s'attarda. Un de ces
+observateurs qui voient tout pour tout analyser eût découvert peut-être
+du premier coup d'oeil le secret de cet homme.
+
+Sa vie se passait à se contraindre. Il était près du bonheur, et ne le
+voulait point toucher.
+
+Or, la volonté de maître Louis était de fer.
+
+Elle était assez forte pour donner une trempe stoïque à ce coeur
+tendre, passionné, brûlant comme un coeur de femme.
+
+--Vous m'avez attendu, Aurore? dit-il en descendant les marches.
+
+Françoise Berrichon vint montrer son visage hautement coloré à la porte
+de la cuisine. Elle dit, de sa voix retentissante et qui eût fait grand
+honneur à un sergent commandant l'exercice:
+
+--Si ça a du bon sens, maître Louis, de faire pleurer ainsi une pauvre
+enfant!
+
+--Vous avez pleuré, Aurore! dit vivement le nouvel arrivant.
+
+Il était au bas des marches. La jeune fille lui jeta ses deux bras
+autour du cou.
+
+--Henri, mon ami! fit-elle en lui tendant son front à baiser, vous savez
+bien que les jeunes filles sont folles... la bonne Françoise a mal vu;
+je n'ai point pleuré... regardez mes yeux, Henri: voyez s'il y a des
+larmes.
+
+Elle souriait, si heureuse, si pleinement heureuse, que maître Louis
+resta un instant à la contempler malgré lui.
+
+--Que m'as-tu donc dit, petiot? fit dame Françoise en regardant
+sévèrement Jean-Marie, que notre demoiselle n'avait fait que pleurer?
+
+--Oh! dame! fit Berrichon, écoutez donc, grand'maman... moi je ne sais
+pas... vous avez peut-être mal entendu... ou bien, moi, j'ai mal vu... à
+moins que notre demoiselle n'ait pas envie qu'on sache qu'elle a pleuré.
+
+Le Berrichon était une graine de bas Normand.
+
+Françoise traversa la chambre, portant le principal plat du souper.
+
+--N'empêche, dit-elle, que notre demoiselle est toujours seule, et que
+ça n'est pas une existence.
+
+--Vous ai-je priée de faire mes plaintes, Françoise? murmura Aurore,
+rouge de dépit.
+
+Maître Louis lui offrit la main pour passer dans la chambre à coucher où
+la table était servie.
+
+Au bout de quelques minutes, employées à faire semblant de manger,
+maître Louis dit:
+
+--Laissez-nous, mon enfant, nous n'avons plus besoin de vous.
+
+--Faut-il apporter l'autre plat? demanda Berrichon.
+
+--Non, s'empressa de répondre Aurore.
+
+--Alors, je vas vous donner le dessert?
+
+--Allez! fit maître Louis qui lui montra la porte.
+
+Berrichon sortit en riant sous cape.
+
+--Grand'maman, dit-il à Françoise en rentrant dans la cuisine;--m'est
+avis qu'ils vont s'en dire de rudes tous les deux.
+
+La bonne femme haussa les épaules.
+
+--Maître Louis a l'air bien fâché, reprit Jean-Marie.
+
+--A ta vaisselle! fit Françoise; maître Louis en sait plus long que nous
+tous; il est fort comme un taureau, malgré sa fine taille, et plus brave
+qu'un lion... mais sois tranquille, notre petite demoiselle Aurore en
+battrait quatre comme lui!
+
+--Bah! s'écria Berrichon stupéfait, elle n'a pas l'air.
+
+--C'est justement! repartit la bonne femme.
+
+Et, finissant la discussion, elle ajouta:
+
+--Tu n'as pas l'âge... à ta besogne!
+
+--Vous n'êtes pas heureuse, à ce qu'il paraît, Aurore, dit maître Louis,
+quand Berrichon eut quitté la chambre à coucher.
+
+--Je vous vois bien rarement, répondit la jeune fille.
+
+--Et m'accusez-vous, chère enfant?
+
+--Dieu m'en préserve!... Je souffre parfois, c'est vrai; mais qui peut
+empêcher les folles idées de naître dans la pauvre tête d'une
+recluse?... Vous savez, Henri, dans les ténèbres, les enfants ont peur,
+et dès que vient le jour, ils oublient leurs craintes... Je suis de
+même, et il suffit de votre présence pour dissiper mes capricieux
+ennuis.
+
+--Vous avez pour moi la tendresse d'une fille soumise, Aurore, dit
+maître Louis en détournant les yeux, je vous en remercie.
+
+--Avez-vous pour moi la tendresse d'un père, Henri? demanda la jeune
+fille.
+
+Maître Louis se leva et fit le tour de la table. Aurore lui avança
+d'elle-même un siége, et dit avec une joie non équivoque:
+
+--C'est cela! venez! Il y a bien longtemps que nous n'avons causé
+ainsi... Vous souvenez-vous autrefois comme les heures passaient?...
+
+Mais Henri était rêveur et triste. Il répondit:
+
+--Les heures ne sont plus à nous!
+
+Aurore lui prit les deux mains et le regarda en face si doucement, que
+ce pauvre maître Louis eut sous les paupières cette brûlure qui précède
+et provoque les larmes.
+
+--Vous aussi, vous souffrez, Henri, murmura-t-elle.
+
+Il secoua la tête en essayant de sourire et répondit:
+
+--Vous vous trompez, Aurore... Il y eut un jour où je fis un beau rêve:
+un rêve si beau qu'il me prit tout mon repos.., mais ce ne fut qu'un
+jour, et ce n'était qu'un rêve... Je suis éveillé: je n'espère plus...
+j'ai fait un serment: je remplis ma tâche... le moment arrive où ma vie
+va changer... Je suis bien vieux à présent, mon enfant chérie, pour
+recommencer une existence nouvelle...
+
+--Bien vieux! répéta Aurore qui montra toutes ses belles dents en un
+grand éclat de rire.
+
+Maître Louis ne riait pas.
+
+--A mon âge, prononça-t-il tout bas, les autres ont une femme... les
+autres ont déjà une famille...
+
+Aurore devint tout à coup sérieuse.
+
+--Et vous n'avez rien de tout cela, l'interrompit-elle. Henri, mon ami,
+vous n'avez que moi!
+
+Maître Louis ouvrit la bouche vivement, mais la parole s'arrêta entre
+ses lèvres.--Il baissa les yeux encore une fois.
+
+--Vous n'avez que moi, répéta Aurore; et que suis-je pour vous?... Un
+obstacle au bonheur!
+
+Il voulut l'arrêter, mais elle poursuivit:
+
+--Savez-vous ce qu'ils disent? Ils disent: Celle-là n'est ni sa fille,
+ni sa soeur, ni sa femme... Ils disent...
+
+--Aurore, interrompit maître Louis à son tour, depuis dix-huit ans, vous
+avez été tout mon bonheur!
+
+--Vous êtes généreux et je vous rends grâces..., murmura la jeune fille.
+
+Ils restèrent un instant silencieux. L'embarras de maître Louis était
+visible. Ce fut Aurore qui rompit la première le silence.
+
+--Henri, dit-elle, je ne sais rien de vos pensées ni de vos actions...
+et de quel droit vous ferais-je un reproche?... Mais je suis toujours
+seule et toujours je pense à vous, mon unique ami... Je suis bien sûre
+qu'il y a des heures où je devine... Quand mon coeur se serre... quand
+les pleurs me viennent aux yeux... c'est que je me dis:--Sans moi, une
+femme aimée égayerait sa solitude... sans moi, sa maison serait grande
+et riche... sans moi, il pourrait se montrer partout à visage
+découvert... Henri, vous faites plus que m'aimer comme un bon père; vous
+me respectez, et vous avez dû réprimer, à cause de moi, l'élan de votre
+coeur!...
+
+Ceci partait de l'âme. Aurore avait en effet pensé tout cela. Mais la
+diplomatie est innée chez les filles d'Ève. Ceci était surtout un
+stratagème pour savoir.
+
+Le coup ne porta point. Aurore n'eut que cette froide réponse:
+
+--Chère enfant, vous vous trompez.
+
+Le regard de maître Louis se perdait dans le vide.
+
+--Le temps passe, murmura-t-il.
+
+Puis, soudain, et comme s'il lui eût été impossible de se retenir:
+
+--Quand vous ne me verrez plus, Aurore, dit-il, vous souviendrez-vous de
+moi?
+
+Les fraîches couleurs de la jeune fille s'évanouirent. Si maître Louis
+eût relevé les yeux, il aurait vu toute son âme dans le regard profond
+qu'elle lui jeta.
+
+--Est-ce que vous allez me quitter encore? balbutia-t-elle.
+
+--Non..., fit maître Louis d'une voix mal assurée; je ne sais...
+peut-être...
+
+--Je vous en prie! je vous en prie! murmura-t-elle, ayez pitié de moi,
+Henri!... si vous partez, emmenez-moi avec vous.
+
+Comme il ne répondit point, elle reprit, les larmes aux yeux:
+
+--Vous m'en voulez peut-être, parce que j'ai été exigeante... injuste...
+Oh! Henri, mon ami, ce n'est pas moi qui vous ai parlé de mes larmes!...
+je ne le ferai plus. Henri, écoutez-moi et croyez moi, je ne le ferai
+plus... Mon Dieu! je sais bien que j'ai tort! je suis heureuse puisque
+je vous vois chaque jour... Henri! vous ne répondez pas?... Henri!
+m'écoutez-vous?
+
+Il avait la tête tournée. Elle lui prit le cou avec un geste d'enfant
+pour le forcer à la regarder.--Les yeux de maître Louis étaient baignés
+de larmes.
+
+Aurore se laissa glisser hors de son siége et se mit à genoux.
+
+--Henri! Henri, dit-elle; mon ami cher!... mon père!... le bonheur
+serait à vous tout seul si vous étiez heureux... mais je veux ma part
+de vos larmes!
+
+Il l'attira contre lui d'un mouvement plein de passion. Mais tout à coup
+ses bras se détendirent.
+
+--Nous sommes deux fous, Aurore! prononça-t-il avec un sourire amer et
+contraint; si l'on nous voyait!... que signifie tout cela?
+
+--Cela signifie, répondit la jeune fille, qui ne renonçait pas ainsi;
+cela signifie que vous êtes égoïste et méchant, ce soir, Henri... Depuis
+le jour où vous m'avez dit:--Tu n'es pas ma fille,--vous avez bien
+changé...
+
+--Le jour où vous me demandâtes la grâce de M. le marquis de Chaverny...
+Je me souviens de cela, Aurore... et je vous annonce que M. le marquis
+est de retour à Paris.
+
+Elle ne repartit point, mais son noble et doux regard eut de si
+éloquentes surprises, que maître Louis se mordit la lèvre.
+
+Il prit sa main qu'il baisa comme s'il eût voulu s'éloigner.
+
+Elle le retint de force.
+
+--Restez, dit-elle; si cela continue, un jour en rentrant, vous ne me
+trouverez plus dans votre maison, Henri... Je vois que je vous gêne...
+je m'en irai... Mon Dieu! Je ne sais pas ce que je ferai... mais vous
+serez délivré, vous, d'un fardeau qui devient trop lourd.
+
+--Vous n'aurez pas le temps..., murmura maître Louis; pour me quitter,
+Aurore, vous n'aurez pas besoin de fuir.
+
+--Est-ce que vous me chasseriez! s'écria la pauvre fille qui se redressa
+comme si elle eût reçu un choc violent dans la poitrine.
+
+Maître Louis se couvrit le visage de ses mains...
+. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+
+Ils étaient encore tous deux l'un auprès de l'autre: Aurore assise sur
+un coussin et la tête appuyée contre les genoux de maître Louis.
+
+--Ce qu'il me faudrait, murmura-t-elle, pour être heureuse... mais bien
+heureuse!... hélas! Henri, bien peu de chose... Y a-t-il donc si
+longtemps que j'ai perdu mon sourire... n'étais-je pas toujours contente
+et gaie quand je m'élançais à votre rencontre autrefois?...
+
+Les doigts de maître Louis lissaient les belles masses de ses cheveux où
+la lumière de la lampe mettait des reflets d'or bruni.
+
+--Faites comme autrefois, poursuivait-elle; je ne vous demande que
+cela... Dites-moi quand vous avez été heureux... dites-moi surtout quand
+vous avez eu de la peine... afin que je me réjouisse avec vous... ou
+que toute votre tristesse passe dans mon coeur... Allez! cela
+soulage!... Si vous aviez une fille, Henri, une fille bien-aimée,
+n'est-ce pas comme cela que vous feriez avec elle?
+
+--Une fille! répéta maître Louis, dont le front se rembrunit.
+
+--Je ne vous suis rien, je le sais! ne me le dites plus...
+
+Maître Louis passa le revers de sa main sur son front:
+
+--Aurore, dit-il, comme s'il n'eût point entendu ses dernières paroles;
+il est une vie brillante, une vie de plaisirs, d'honneurs, de
+richesses... la vie des heureux de ce monde... vous ne la connaissez
+pas, chère enfant...
+
+--Et qu'ai-je besoin de la connaître?
+
+--Je veux que vous la connaissiez... il le faut!
+
+Il ajouta en baissant la voix malgré lui:
+
+--Vous aurez peut-être à faire un choix... pour choisir, il faut
+connaître...
+
+Il se leva...--L'expression de son noble visage était désormais une
+résolution ferme et réfléchie.
+
+C'est votre dernier jour de doute et d'ignorance, Aurore, prononça-t-il
+lentement; moi, c'est peut-être mon dernier jour de jeunesse et
+d'espoir!...
+
+--Henri! au nom de Dieu! expliquez-vous! s'écria la jeune fille.
+
+Maître Louis avait les yeux au ciel.
+
+--J'ai fait selon ma conscience! murmura-t-il; celui qui est là-haut me
+voit: je n'ai rien à lui cacher. Adieu, Aurore; reprit-il; vous ne
+dormirez point cette nuit... voyez et réfléchissez... consultez votre
+raison avant votre coeur... je ne veux rien vous dire... je veux que
+votre impression soit soudaine et entière... Je craindrais, en vous
+prévenant, d'agir dans un but d'égoïsme... souvenez-vous seulement que,
+si étranges qu'elles soient, vos aventures de cette nuit auront pour
+origine ma volonté, pour but votre intérêt... Si vous tardiez à me
+revoir, ayez confiance.--De près ou de loin, je veille sur vous.
+
+Il lui baisa la main, et reprit le chemin de son appartement
+particulier.
+
+Aurore, muette et toute saisie, le suivait des yeux.--En arrivant au
+haut de l'escalier, maître Louis, avant de franchir le seuil de sa
+porte, lui envoya un signe de tête paternel avec un baiser.
+
+
+
+
+VIII
+
+--Deux jeunes filles.--
+
+
+Aurore était seule. L'entretien qu'elle venait d'avoir avec Henri
+s'était dénoué d'une façon tellement imprévue, qu'elle restait
+stupéfaite et comme aveuglée moralement. Ses pensées confuses se
+mêlaient en désordre. Sa tête était en feu. Son coeur, mécontent et
+blessé, se repliait sur lui-même.
+
+Elle venait de faire effort pour savoir; elle avait provoqué une
+explication de son mieux; elle l'avait poursuivie avec toutes ces
+ingénieuses finesses que l'ingénuité même n'exclut point chez la femme.
+Non-seulement l'explication n'avait point abouti, mais encore, menace ou
+promesse, tout un mystérieux horizon s'ouvrait au devant d'elle.
+
+Il lui avait dit: Vous ne dormirez point cette nuit.
+
+Il lui avait dit encore: Si étranges que puissent vous paraître vos
+aventures de cette nuit, elles auront pour origine ma volonté; pour but,
+votre intérêt.
+
+Des aventures!--Certes la vie errante d'Aurore avait été jusque-là
+pleine d'aventures.--Mais son ami en avait la responsabilité, son ami,
+placé près d'elle toujours comme un vigilant garde du corps, comme un
+sauveur infaillible, lui épargnait jusqu'à la terreur.
+
+Ses aventures de cette nuit devaient changer d'aspect.--Elle allait les
+affronter seule.
+
+Mais quelles aventures? et pourquoi ces demi-mots?
+
+Il lui fallait connaître une vie toute différente de celle que
+jusqu'alors elle avait menée: une vie brillante, une vie luxueuse, la
+vie des grands et des heureux.
+
+Pour choisir, lui avait-on dit.--Choisir sans doute entre cette vie
+inconnue et sa vie actuelle?
+
+Le choix n'était-il pas tout fait?
+
+Il s'agissait de savoir de quel côté de la balance était Henri, son ami.
+
+L'idée de sa mère vint à la traverse de son trouble. Elle sentit ses
+genoux fléchir.
+
+Choisir! Pour la première fois naquit en elle cette navrante pensée.--Si
+sa mère était d'un côté de la balance et Henri de l'autre!...
+
+--C'est impossible! s'écria-t-elle, repoussant cette pensée de toute sa
+force: Dieu ne peut vouloir cela!
+
+Elle entr'ouvrit les rideaux de sa fenêtre, s'accouda sur le balcon pour
+donner un peu d'air à son front en feu.
+
+Il y avait un grand mouvement dans la rue. La foule se massait au bas de
+l'entrée du Palais-Royal pour voir passer les invités.--Déjà la queue
+des litières et des chaises se faisait entre les deux haies de curieux.
+
+Au premier abord, Aurore ne donna pas grande attention à tout cela. Que
+lui importaient ce mouvement et ce bruit!--Mais elle vit, dans une
+chaise qui passait, deux femmes parées pour la fête: une mère et sa
+fille.
+
+Les larmes lui vinrent.--Puis une sorte d'éblouissement se fit au devant
+de ses yeux.
+
+--Si ma mère était là!... pensa-t-elle.
+
+C'était possible. C'était probable.
+
+Alors elle regarda de plus près ce que l'on pouvait voir des splendeurs
+de la fête. Au delà des murailles du palais, elle devina des splendeurs
+autres et plus grandes.--Elle eut comme un vague désir qui bientôt alla
+grandissant.
+
+Elle envia ces jeunes filles splendidement parées qui avaient des perles
+autour du cou, des perles encore et des fleurs dans les cheveux,--non
+pour leurs fleurs, non pour leurs perles, non pour leurs parures,--mais
+parce qu'elles étaient assises auprès de leurs mères.
+
+Puis, elle ne voulut plus voir, car toutes ces joies insultaient à sa
+tristesse. Ces cris contents, ce monde qui s'agitait, ce fracas, ces
+rires, ces étincelles,--les échos de l'orchestre qui déjà chantait au
+lointain, tout cela lui pesait!
+
+Elle cacha sa tête brûlante entre ses mains...
+
+Dans la cuisine, Jean-Marie Berrichon remplissait auprès de la mâle
+Françoise, sa grand'maman, le rôle du serpent tentateur.
+
+Il n'y avait pas eu, Dieu merci! beaucoup de vaisselle à laver. Aurore
+et maître Louis n'avaient fait usage que d'une seule assiette chacun.
+
+En revanche, le repas avait été plantureux à la cuisine. Françoise et
+Berrichon en avaient eu pour quatre à eux deux.
+
+--Quoique ça, dit Jean-Marie, je vas aller jusqu'au bout de la rue
+regarder voir!... Madame Balahault dit que c'est les délices des
+enchantements, là-bas, de tous les palais de fées et métamorphoses de la
+fable... j'ai envie d'y jeter un coup d'oeil.
+
+--Et ne sois pas longtemps, fillot! grommela la grand'mère.
+
+Elle était faible, malgré l'ampleur profonde de sa basse-taille.
+
+Berrichon s'envola. La Guichard, la Balahault, la Morin et d'autres lui
+firent fête dès qu'il eut touché le pavé malpropre de la rue du Chantre.
+
+Françoise vint à la porte de sa cuisine, et regarda dans la chambre
+d'Aurore.
+
+--Tiens! fit-elle, déjà parti!... la pauvre ange est encore toute
+seule....
+
+La bonne pensée lui vint d'aller tenir compagnie à sa jeune maîtresse,
+mais Jean-Marie rentrait en ce moment.
+
+--Grand'mère! s'écria-t-il, des ifs, des penderoles de lanternes! des
+soldats à cheval! des femmes tout en diamant... que celles qui ne sont
+qu'en satin broché sont de la Saint-Jean... viens voir ça, grand'mère!
+
+La bonne femme haussa les épaules.
+
+--Ça ne me fait rien, dit-elle.
+
+--Ah! grand'mère! rien qu'au bout de la rue! Madame Balahault dit les
+noms et raconte l'histoire de tous les seigneurs et de toutes les dames
+qui passent... C'est du propre, va!... et joliment édifiant!... venez
+voir!... Le temps de jeter un coup de pied au coin de la rue.
+
+--Et qui gardera la maison? demanda la vieille Françoise un peu
+ébranlée.
+
+--Nous serons à dix pas... nous veillerons sur la porte... viens,
+grand'mère, viens!...
+
+Il la saisit à bras-le-corps et l'entraîna.
+
+La porte resta ouverte.
+
+Ils étaient à deux pas; mais la Balahault, la Guichard, la Durand, la
+Morin et le reste étaient de fières femmes! Une fois qu'elles eurent
+conquis Françoise, elles ne la lâchèrent point.
+
+Cela entrait-il dans les plans mystérieux de maître Louis? Nous nous
+permettons d'en douter.
+
+Le flot des commères entraînant Jean-Marie Berrichon vers la place du
+Palais-Royal, tout éblouissant de lumières, dut passer sous la fenêtre
+d'Aurore; mais elle n'eut garde de les voir: sa rêverie l'aveuglait.
+
+--Pas une amie! disait-elle; pas une compagne à qui demander un
+conseil!
+
+Elle entendit un léger bruit derrière elle dans la chambre à coucher.
+Elle se retourna vivement.
+
+Puis elle poussa un cri de frayeur auquel répondit un joyeux éclat de
+rire.
+
+Une femme était devant elle en domino de satin rose, masquée et coiffée
+pour le bal.
+
+--Mademoiselle Aurore! dit-elle avec une cérémonieuse révérence.
+
+--Est-ce que je rêve! s'écria Aurore; cette voix...
+
+Le masque tomba, et l'espiègle visage de dona Cruz se montra parmi les
+frais chiffons.
+
+--Flor! s'écria Aurore; est-il possible!... Est-ce bien toi?
+
+Dona Cruz, légère comme une sylphide, vint vers elle les bras ouverts.
+On échangea de légers et rapides baisers de jeunes filles. Avez-vous vu
+deux colombes se becqueter en jouant?
+
+--Moi qui justement me plaignais de n'avoir point de compagne, dit
+Aurore; Flor! ma petite Flor! que je suis contente de te voir!...
+
+Puis, saisie d'un scrupule subit, elle ajouta:
+
+--Mais qui t'a laissée entrer? J'ai défense de recevoir personne.
+
+--Défense! répéta dona Cruz d'un air mutin.
+
+--Prière, si tu aimes mieux, fit Aurore en rougissant.
+
+--Voici ce que j'appelle une prison bien gardée! s'écria Flor; la porte
+grande ouverte, et personne pour dire gare...
+
+Aurore entra vivement dans la salle basse. Il n'y avait personne, en
+effet, et les deux battants de la porte étaient ouverts.
+
+Elle appela Françoise et Jean-Marie. Point de réponse.
+
+Nous savons où étaient en ce moment Jean-Marie et Françoise.
+
+Mais Aurore l'ignorait. Après la sortie singulière de maître Louis, qui
+l'avait prévenue que la nuit serait remplie de bizarres aventures, elle
+ne put penser que ceci:
+
+--C'est sans doute lui qui l'a voulu...
+
+Elle ferma la porte au loquet seulement et revint vers dona Cruz,
+occupée à faire des grâces devant le miroir.
+
+--Que je te regarde à mon aise! dit celle-ci. Mon Dieu! que te voilà
+grandie et embellie!
+
+--Et toi donc! repartit Aurore.
+
+Elles se contemplèrent toutes deux avec une joyeuse admiration.
+
+--Mais ce costume..., reprit Aurore.
+
+--Ma toilette de bal, ma toute belle, repartit dona Cruz avec un petit
+air suffisant; t'y connais-tu? Te semble-t-elle jolie?
+
+--Charmante!...
+
+Elle écarta le domino pour voir la jupe et le corsage.
+
+--Charmante! répéta-t-elle; c'est d'une richesse... Je parie que je
+devine... Tu joues la comédie ici, ma petite Flor!
+
+--Fi donc! s'écria dona Cruz; moi, jouer la comédie!... Je vais au bal,
+voilà tout.
+
+--A quel bal?
+
+--Il n'y a qu'un bal, ce soir.
+
+--Au bal du régent?...
+
+--Mon Dieu! oui... au bal du régent, ma toute belle; on m'attend au
+Palais-Royal... pour être présentée à Son Altesse par la princesse
+palatine, sa mère... tout simplement, ma bonne petite.
+
+Aurore ouvrit de grands yeux.
+
+--Cela t'étonne? reprit dona Cruz en repoussant du pied la queue de sa
+robe de cour; pourquoi cela t'étonne-t-il?... Mais, au fait, cela
+m'étonne bien moi-même... Des histoires, vois-tu, ma mignonne, il y a
+des histoires... les histoires pleuvent... Je te conterai tout cela!
+
+--Mais comment as-tu trouvé ma demeure? demanda Aurore.
+
+--Je la savais... j'avais permission de te voir..., car, moi aussi; j'ai
+un maître...
+
+--Moi, je n'ai pas de maître!... interrompit Aurore avec un mouvement de
+fierté.
+
+--Un esclave... si tu veux... un esclave qui commande... Je devais venir
+demain matin... mais quand ma toilette a été finie, j'ai trouvé que ma
+chaise se faisait bien longtemps attendre... Je me suis dit: Comme
+j'irais bien faire une visite à ma petite Aurore!
+
+--Tu m'aimes donc toujours?
+
+--A la folie... Mais laisse-moi te conter ma première histoire... après
+celle-ci, une autre... je te dis qu'il en pleut... Il s'agissait, moi
+qui n'ai pas encore mis le pied dehors depuis mon arrivée, il s'agissait
+de trouver ma route dans ce grand Paris inconnu, depuis l'église
+Saint-Magloire jusqu'ici...
+
+--L'église Saint-Magloire? interrompit Aurore; tu demeures de ce côté?
+
+--Oui... j'ai ma cage comme tu as la tienne, gentil oiseau... Seulement,
+la mienne est plus jolie... mon Lagardère à moi fait mieux les choses...
+
+--Chut! fit Aurore en mettant un doigt sur sa bouche.
+
+--Bien! bien! je vois que nous habitons toujours le pays des
+mystères... J'étais donc bien embarrassée, lorsque j'entends gratter à
+ma porte... on entre avant que j'aie pu aller ouvrir... c'était un petit
+homme, tout noir, tout laid, tout contrefait... Il me salue jusqu'à
+terre... je lui rends son salut sans rire, et je prétends que c'est un
+beau trait... Il me dit:--Si mademoiselle veut bien me suivre, je la
+conduirai où elle souhaitait aller...
+
+--Un bossu? dit Aurore qui rêvait.
+
+--Oui, un bossu... C'est toi qui l'as envoyé?
+
+--Non... pas moi...
+
+--Tu le connais?
+
+--Je ne lui ai jamais parlé.
+
+--Ma foi, je n'avais pas prononcé une parole qui pût apprendre à âme qui
+vive que je voulais avancer ma visite projetée pour demain matin... Je
+suis fâchée que tu connaisses ce gnome... j'aurais aimé à le regarder
+jusqu'au bout comme un être surnaturel... Du reste, il faut bien qu'il
+soit un peu sorcier pour avoir trompé la surveillance de mes argus...
+Sans vanité, vois-tu, ma toute belle, je suis autrement gardée que
+toi!... Tu sais que je suis brave; sa proposition chatouille ma manie
+d'aventures; je l'accepte sans hésiter. Il me fait un second salut plus
+respectueux que le premier, ouvre une petite porte, à moi inconnue,
+dans ma propre chambre?... Conçois-tu cela?... puis il me fait passer
+par des couloirs que je ne soupçonnais absolument pas... Nous sortons
+sans être vus... un carrosse stationnait dans la rue... Il me donne la
+main pour y monter; dans le carrosse, il est d'une convenance
+parfaite... Nous descendons tous deux à ta porte: le carrosse repart au
+galop... Je monte les degrés... et quand je me retourne pour le
+remercier... personne!
+
+Aurore écoutait toute rêveuse.
+
+--C'est lui!... murmura-t-elle; ce doit être lui.
+
+--Que dis-tu? fit dona Cruz.
+
+--Rien... Mais sous quel prétexte vas-tu être présentée au régent, Flor,
+ma gitanita?
+
+Dona Cruz se pinça les lèvres.
+
+--Ma bonne petite, répondit-elle en s'installant dans une bergère, il
+n'y a pas ici plus de gitanita que dans le creux de ta main!... Il n'y a
+jamais eu de gitanita... c'est une chimère, une illusion, un mensonge,
+un songe... Nous sommes la noble fille d'une princesse, tout uniment...
+
+--Toi! fit Aurore stupéfaite.
+
+--Eh bien! qui donc? repartit dona Cruz; à moins que ce ne soit toi...
+Vois-tu, chère belle, les bohémiens n'en font jamais d'autres... Ils
+s'introduisent dans les palais par le tuyau des cheminées, à l'heure où
+le feu est éteint... ils s'emparent de quelques objets de prix et ne
+manquent jamais d'emporter avec eux le berceau où dort la jeune
+héritière... Je suis cette jeune héritière, volée par les bohémiens...
+la plus riche héritière de l'Europe, à ce que je me suis laissé dire!
+
+On ne savait si elle raillait ou si elle parlait sérieusement. Peut-être
+ne le savait-elle point elle-même.
+
+La volubilité de son débit mettait de belles couleurs à ses joues un peu
+brunes. Ses yeux, plus noirs que le jais, petillaient d'intelligence et
+de hardiesse.
+
+Aurore écoutait bouche béante. Son charmant visage peignait la naïveté
+crédule, et le plaisir qu'elle éprouvait du bonheur de sa petite amie se
+lisait franchement dans ses beaux yeux.
+
+--Comment! fit-elle; et comment te nommes-tu, Flor?
+
+Dona Cruz disposa les larges plis de sa robe, et répondit noblement:
+
+--Mademoiselle de Nevers.
+
+--Nevers? s'écria Aurore; un des plus grands noms de France!
+
+--Hélas! oui, ma bonne... Il paraît que nous sommes un peu cousins de Sa
+Majesté!
+
+--Mais, comment?...
+
+--Ah! comment! comment! s'écria dona Cruz quittant tout à coup ses
+grands airs pour en revenir à sa gaieté folle, qui lui allait bien
+mieux, voilà ce que je ne sais pas... on ne m'a pas encore fait
+l'honneur de m'apprendre ma généalogie... Quand j'interroge, on me dit:
+Chut!... Il paraît que j'ai des ennemis... toute grandeur, ma petite,
+appelle la jalousie... Je ne sais rien... cela m'est égal... je me
+laisse faire avec une tranquillité parfaite...
+
+Aurore, qui semblait réfléchir depuis quelques minutes, l'interrompit
+tout à coup:
+
+--Flor, si j'en savais plus long que toi sur ta propre histoire?
+
+--Ma foi, ma petite Aurore, cela ne m'étonnerait pas... Rien ne m'étonne
+plus... Mais si tu sais mon histoire, garde-la pour toi... mon tuteur
+doit me la dire cette nuit... en détail... mon tuteur et mon ami... M. le
+prince de Gonzague.
+
+--Gonzague? répéta Aurore en tressaillant.
+
+--Qu'as-tu? fit dona Cruz.
+
+--Tu as dit Gonzague?
+
+--J'ai dit: Gonzague, le prince de Gonzague... celui qui défend mes
+droits... le mari de la duchesse de Nevers, ma mère...
+
+--Ah!... fit Aurore,--ce Gonzague est le mari de la duchesse de
+Nevers...
+
+Elle se souvenait de sa visite aux ruines de Caylus.
+
+Le drame nocturne se dressait devant elle. Les personnages, inconnus
+hier, avaient des noms aujourd'hui.
+
+L'enfant dont avait parlé la cabaretière de Tarrides, l'enfant qui
+dormait pendant la terrible bataille, c'était Flor...
+
+Mais l'assassin?...
+
+--A quoi penses-tu? demanda dona Cruz.
+
+--Je pense à ce nom de Gonzague, répondit Aurore.
+
+--Pourquoi?
+
+--Avant de te le dire, je veux savoir si tu l'aimes.
+
+--Modérément, répliqua dona Cruz;--j'aurais pu l'aimer... mais il n'a
+pas voulu.
+
+Aurore gardait le silence.
+
+--Voyons, parle! s'écria l'ancienne gitanita dont le pied frappa le
+plancher avec impatience.
+
+--Si tu l'aimais!... voulut dire Aurore.
+
+--Parle, te dis-je!...
+
+--Puisqu'il est ton tuteur, le mari de ta mère...
+
+--Caramba! jura franchement mademoiselle de Nevers,--faut-il donc tout
+te dire?... Je l'ai vue aujourd'hui, ma mère!... Je la respecte
+beaucoup... il y a plus, je l'aime, car elle a bien souffert!... Mais à
+sa vue, mon coeur n'a pas battu... mes bras ne se sont pas ouverts
+malgré moi... Ah! vois-tu, Aurore!--s'interrompit-elle dans un véritable
+élan de passion,--il me semble qu'on doit se mourir de joie quand on est
+en face de sa mère!
+
+--Cela me semble aussi, dit Aurore.
+
+--Eh bien! je suis restée froide... trop froide... Parle, s'il s'agit de
+Gonzague... et ne crains rien... Ne crains rien et parle, quand même il
+s'agirait de madame de Nevers.
+
+--Il ne s'agit que de Gonzague, repartit Aurore;--ce nom de Gonzague est
+dans mes souvenirs, mêlé à toutes mes terreurs d'enfant, à toutes mes
+angoisses de jeune fille... La première fois que mon ami Henri joua sa
+vie pour me sauver, j'entendis prononcer ce nom de Gonzague... Je
+l'entendis encore cette fois où nous fûmes attaqués dans une ferme des
+environs de Pampelune... Cette nuit où tu te servis de ton charme pour
+endormir mes gardiens, dans la tente du chef des gitanos, ce nom de
+Gonzague vint pour la troisième fois frapper mes oreilles... A Madrid,
+encore Gonzague... Au château de Caylus, Gonzague encore!...
+
+Dona Cruz réfléchissait à son tour.
+
+--Don Luis, ton beau Cincelador, t'a-t-il dit parfois que tu étais la
+fille d'une grande dame? demanda-t-elle brusquement.
+
+--Jamais, répondit Aurore,--et pourtant je le crois.
+
+--Ma foi! s'écria l'ancienne gitanita;--je n'aime pas méditer longtemps,
+moi, ma petite Aurore!... J'ai beaucoup d'idées dans la tête, mais elles
+sont confuses et ne veulent jamais sortir... Quant à devenir une grande
+demoiselle, cela t'irait mieux qu'à moi, c'est mon avis... Mais mon avis
+est aussi qu'il ne faut point se rompre la cervelle à deviner des
+énigmes... Je suis chrétienne et cependant j'ai gardé ce bon côté de la
+foi de mes pères... de mes pères nourriciers... Prendre le temps comme
+il vient, les événements comme ils arrivent, et se consoler de tout en
+disant: C'est le sort!--Par exemple, s'interrompit-elle,--une chose que
+je ne puis admettre, c'est que M. de Gonzague soit un coureur de grandes
+routes et un assassin... Il est trop bien élevé pour cela... Je te
+dirai qu'il y a beaucoup de Gonzague en Italie... Je te dirai en outre
+que si M. le prince de Gonzague était ton persécuteur, maître Louis ne
+t'aurait pas amenée justement à Paris, où M. le prince de Gonzague fait
+notoirement sa résidence...
+
+--Aussi, dit Aurore,--de quelles précautions nous entoure-t-il?...
+Défense de sortir, de se montrer même à la croisée...
+
+--Bah! fit dona Cruz;--il est jaloux.
+
+--Oh! Flor! murmura Aurore avec reproche.
+
+Dona Cruz exécuta une pirouette; puis elle appela autour de ses lèvres
+le plus mutin de ses sourires.
+
+--Je ne serai princesse que dans deux heures d'ici, fit-elle,--je puis
+encore parler la bouche ouverte... Oui, ton beau ténébreux, ton maître
+Louis, ton Lagardère, ton chevalier errant, ton roi, ton dieu est
+jaloux... Et palsambieu! comme on dit à la cour, n'en vaux-tu pas bien
+la peine?...
+
+--Flor?... Flor... répéta Aurore.
+
+--Jaloux, jaloux, jaloux, ma toute belle!... Et ce n'est pas M. de
+Gonzague qui vous a chassés de Madrid... Ne sais-je pas, moi qui suis
+un peu sorcière, que les amoureux mesuraient déjà la hauteur de vos
+jalousies?
+
+Aurore devint rouge comme une cerise.
+
+Toute sorcière qu'elle était, dona Cruz ne se doutait guère combien son
+trait avait touché juste!
+
+Elle regardait Aurore, qui n'osait plus relever les yeux.
+
+--Tenez! fit-elle en la baisant au front, la voilà rouge d'orgueil et de
+plaisir... Elle est contente qu'on soit jaloux d'elle... Est-il toujours
+beau comme un astre?... et fier?... et plus doux qu'un enfant?...
+Voyons! dites-moi cela... Voici mon oreille; avouons-le tout bas... Tu
+l'aimes?...
+
+--Pourquoi tout bas? fit Aurore en se redressant.
+
+--Tout haut si tu veux.
+
+--Tout haut en effet: Je l'aime!
+
+--A la bonne heure! voilà qui est parlé... je t'embrasse pour ta
+franchise.--Et..., reprit-elle en fixant sur sa compagne le regard
+perçant de ses grands yeux noirs,--tu es heureuse?
+
+--Assurément.
+
+--Bien heureuse?...
+
+--Puisqu'il est là...
+
+--Parfait!... s'écria la gitanita.
+
+Puis elle ajouta en jetant tout autour d'elle un regard passablement
+dédaigneux:
+
+--Pobre dicha, dicha dulce!
+
+C'est le proverbe espagnol d'où nos vaudevillistes ont tiré le fameux
+axiome: Une chaumière et son coeur!
+
+Quand dona Cruz eut tout regardé, elle dit:
+
+--L'amour n'est pas de trop, ici!... La maison est laide, la rue est
+noire, les meubles sont affreux... Je sais bien, bonne petite, que tu
+vas me faire la réponse obligée: Un palais sans lui...
+
+--Je vais te faire une autre réponse, interrompit Aurore. Si je voulais
+un palais, je n'aurais qu'un mot à dire.
+
+--Ah bah!..
+
+--C'est ainsi.
+
+--Est-il donc devenu si riche?
+
+--Je n'ai jamais rien souhaité qu'il ne me l'ait donné aussitôt.
+
+--Au fait, murmura dona Cruz, qui ne riait plus;--cet homme-là ne
+ressemble pas aux autres hommes... Il y a en lui quelque chose d'étrange
+et de supérieur... Je n'ai jamais baissé les yeux que devant lui!--Tu ne
+sais pas, s'interrompit-elle;--on a beau dire,: il y a des magiciens...
+je crois que ton Lagardère en est un!
+
+Elle était toute sérieuse.
+
+--Quelle folie! s'écria Aurore.
+
+--J'en ai vu, prononça gravement la gitanita;--je veux en avoir le
+coeur net... Voyons! souhaite quelque chose en pensant à lui.
+
+Aurore se mit à rire;--dona Cruz s'assit auprès d'elle.
+
+--Pour me faire plaisir, ma petite Aurore, dit-elle avec caresse,--ce
+n'est pas bien difficile, voyons!
+
+--Est-ce que tu parles sérieusement? fit Aurore étonnée.
+
+Dona Cruz mit sa bouche tout contre son oreille et murmura:
+
+--J'aimais quelqu'un... j'étais folle... Un jour, il a posé sa main sur
+mon front en me disant:--Flor, celui-là ne peut pas t'aimer... J'ai été
+guérie... Tu vois bien qu'il est sorcier!
+
+--Et celui que tu aimais, demanda Aurore toute pâle,--qui était-ce?
+
+La tête de dona Cruz se pencha sur son épaule; elle ne répondit point.
+
+--C'était lui! s'écria Aurore avec une indicible terreur;--je suis sûre
+que c'était lui!
+
+
+
+
+IX
+
+--Les trois souhaits.--
+
+
+Dona Cruz avait les yeux mouillés: un tremblement fiévreux agitait les
+membres d'Aurore.
+
+Elles étaient belles toutes deux et à la fois jolies.--Le rapport de
+leurs natures se déplaçait en ce moment. La mélancolie douce était pour
+dona Cruz, d'ordinaire si pétulante et si hardie.--Un éclair de jalouse
+passion jaillissait des yeux d'Aurore.
+
+--Toi!... ma rivale!... murmura-t-elle.
+
+Dona Cruz l'attira vers elle malgré sa résistance et la baisa:
+
+--Il t'aime, dit-elle à voix basse;--il t'aime et n'aimera jamais que
+toi...
+
+--Mais toi?..
+
+--Moi, je suis guérie... Je puis voir en souriant, sans haine, avec
+bonheur, votre mutuelle tendresse... Tu vois bien que ton Lagardère est
+sorcier!
+
+--Ne me trompes-tu point? fit Aurore.
+
+Dona Cruz mit sa main sur son coeur.
+
+--S'il fallait mon sang pour que vous soyez heureux ensemble, dit-elle,
+le front haut et les yeux ouverts,--vous seriez heureux.
+
+Aurore lui jeta les deux bras autour du cou.
+
+--Mais je veux mon épreuve! s'écria dona Cruz; ne me refuse pas, ma
+petite Aurore... Souhaite quelque chose.
+
+--Je n'ai rien à souhaiter.
+
+--Quoi! pas un désir?..
+
+--Pas un?
+
+Dona Cruz la fit lever de force et l'entraîna vers la fenêtre.--Le
+Palais-Royal resplendissait.--Sous le péristyle on voyait couler comme
+un flot de femmes brillantes et parées...
+
+--Tu n'as pas même envie d'aller au bal du régent? dit brusquement dona
+Cruz.
+
+--Moi!... balbutia Aurore dont le sein battit sous sa robe.
+
+--Ne mens pas!..
+
+--Pourquoi mentirais-je?
+
+--Bon! qui ne dit mot consent.--Tu souhaites d'aller au bal du Régent.
+
+Elle frappa dans ses mains en comptant:
+
+--Une!...
+
+--Mais, objecta Aurore, qui se prêtait en riant aux extravagances de sa
+compagne, je n'ai rien, ni bijoux, ni robes, ni parures.
+
+--Deux!... fit dona Cruz qui frappa dans ses mains pour la seconde fois;
+tu souhaites des bijoux, des robes, des parures... et fais bien
+attention de penser à lui... sans cela, rien de fait.
+
+A mesure que l'opération marchait, la gitanita devenait plus sérieuse.
+
+Ses beaux yeux noirs n'avaient plus leur regard assuré.
+
+Elle croyait aux diableries, cette ravissante enfant. Elle avait peur,
+mais elle avait désir.
+
+Et sa curiosité l'emportait sur ses frayeurs.
+
+--Fais ton troisième souhait, dit-elle en baissant la voix malgré elle.
+
+--Mais je ne veux pas du tout aller au bal, s'écria Aurore; cessons ce
+jeu!
+
+--Comment! insinua dona Cruz, si tu étais sûre de l'y rencontrer?...
+
+--Henri?...
+
+--Oui... ton Henri... tendre... galant... et qui te trouverait plus
+belle sous tes brillants atours?...
+
+--Comme cela, fit Aurore en baissant les yeux, je crois que j'irais
+bien...
+
+--Trois! s'écria la gitanita, qui frappa bruyamment ses mains l'une
+contre l'autre.
+
+Elle faillit tomber à la renverse. La porte de la salle basse s'ouvrit
+avec fracas, et Berrichon, se précipitant essoufflé, cria dès le seuil:
+
+--Voilà toutes les fanfreluches et les faridondaines qu'on apporte pour
+notre demoiselle... qu'il y en a dans plus de dix cartons!... des robes,
+des dentelles, des fleurs... Entrez, vous autres, entrez: c'est ici le
+logis de monsieur le chevalier de Lagardère!
+
+--Malheureux! s'écria Aurore effrayée.
+
+--N'ayez pas peur!... on sait ce qu'on fait, répliqua Jean-Marie d'un
+air suffisant: n'y a plus à se cacher... à bas le mystère!... nous
+jetons le masque, saperlotte!
+
+On doit avouer ici que madame Balahault avait fait boire de la crème
+d'angélique à ce sensuel Berrichon; il y avait de l'exaltation dans ses
+idées.
+
+Mais comment dire la surprise de dona Cruz? Elle avait évoqué le
+diable, et le diable, docile, répondait à son appel. Et certes, il ne
+s'était point fait attendre; elle était sceptique un peu, cette belle
+fille. Tous les sceptiques sont superstitieux. Dona Cruz,
+souvenons-nous-en, avait passé son enfance sous la tente de bohémiens
+errants; c'est là le pays des merveilles.
+
+Elle restait bouche béante et les yeux grands ouverts.
+
+Par la porte de la salle basse, cinq ou six jeunes filles entrèrent,
+suivies d'autant d'hommes qui portaient des paquets et des cartons.
+
+Dona Cruz se demandait si, dans ces cartons et dans ces paquets, il y
+avait de vrais atours ou des feuilles sèches.
+
+Aurore ne put s'empêcher de sourire en voyant la mine bouleversée de sa
+compagne.
+
+--Eh bien? fit-elle.
+
+--Il est sorcier! balbutia la gitanita, je m'en doutais...
+
+--Entrez, messieurs, entrez, mesdemoiselles, criait cependant Berrichon,
+entrez tout le monde! c'est ici maintenant la maison du bon Dieu!... Je
+vas aller chercher maman Balahault, qui a si grande envie de voir
+comment c'est fait chez nous... Je n'ai jamais rien bu de si bon que sa
+crème d'angélique... Entrez, mesdemoiselles, entrez, messieurs.
+
+Ces messieurs et ces demoiselles ne demandaient pas mieux. Fleuristes,
+brodeuses et couturières déposèrent leurs cartons sur la table qui était
+au milieu de la salle basse.
+
+Derrière les fournisseurs des deux sexes, venait un page qui ne portait
+point de couleurs. Il marcha droit à Aurore, qu'il salua profondément
+avant de lui remettre un pli, galamment lacé de soie.
+
+--Attendez donc au moins la réponse, vous! fit Berrichon en courant
+après lui.
+
+Mais le page était au détour de la rue déjà. Berrichon le vit s'aboucher
+avec un gentilhomme couvert d'un long manteau d'aventures.
+
+Berrichon ne connaissait point ce gentilhomme.
+
+Le gentilhomme demanda au page:
+
+--Est-ce fait?
+
+Et sur sa réponse affirmative, il ajouta:
+
+--Où as-tu laissé nos hommes?
+
+--Ici près, rue Pierre Lescot.
+
+--La litière y est?
+
+--Il y a deux litières.
+
+--Pourquoi cela? demanda le gentilhomme étonné.
+
+Le pan de son manteau, qui cachait le bas de son visage, se dérangea:
+nous eussions reconnu le menton pâle et pointu de ce bon M. de
+Peyrolles.
+
+Le page répondit:
+
+--Je ne sais... mais il y a deux litières.
+
+--Un malentendu, sans doute, pensa Peyrolles.
+
+Il eut envie d'aller jeter un coup d'oeil à la porte de la maison de
+Lagardère, mais la réflexion l'arrêta.
+
+--On aurait qu'à me voir, murmura-t-il, tout serait perdu!
+
+--Tu vas retourner à l'hôtel, dit-il au page, à toutes jambes, tu
+m'entends bien?
+
+--A toutes jambes.
+
+--A l'hôtel, tu trouveras ces deux braves qui ont encombré l'office
+toute la journée.
+
+--Maître Cocardasse et son ami Passepoil?
+
+--Précisément... tu leur diras: Votre besogne est toute taillée... vous
+n'avez qu'à vous présenter... Et l'on a prononcé là-bas le nom du
+gentilhomme à qui appartient la maison?
+
+--Oui... monsieur de Lagardère.
+
+--Tu te garderas bien de répéter ce nom... S'ils t'interrogent, tu leur
+diras que la maison ne contient que des femmes...
+
+--Et je les ramènerai?...
+
+--Jusqu'à ce coin, d'où tu leur montreras la porte.
+
+Le page partit au galop. M. de Peyrolles, rejetant son manteau sur son
+visage, se perdit dans la foule.
+
+A l'intérieur de la maison, Aurore venait d'arracher l'enveloppe de la
+missive apportée par le page.
+
+--C'est son écriture! s'écria-t-elle.
+
+--Et voici une carte d'invitation semblable à la mienne, ajouta dona
+Cruz, qui n'était pas au bout de ses surprises, notre lutin n'a rien
+oublié.
+
+Elle retourna la carte entre ses doigts.
+
+La carte, chargée de fines et gentilles vignettes, représentant des
+amours ventrus, des raisins et des guirlandes de roses, n'avait
+absolument rien de diabolique.
+
+Pendant cela, Aurore lisait. La missive était ainsi conçue:
+
+ «Chère enfant, ces parures viennent de moi; j'ai voulu vous faire une
+ surprise. Faites-vous belle; une litière et deux laquais viendront de
+ ma part pour vous conduire au bal où je vous attendrai.
+
+ »HENRI DE LAGARDÈRE.»
+
+Aurore passa la lettre à dona Cruz, qui se frotta les yeux avant de la
+lire, car elle avait des éblouissements.
+
+--Et crois-tu à cela? demanda-t-elle quand elle eut achevé.
+
+--J'y crois, répondit Aurore, j'ai mes raisons pour y croire.
+
+Elle souriait d'un air sûr d'elle-même. Henri ne lui avait-il pas dit de
+ne s'étonner de rien?
+
+Dona Cruz, elle, n'était pas éloignée de regarder la sécurité d'Aurore
+en de si étranges conjectures comme un nouveau tour de l'esprit malin.
+
+Cependant les caisses, cartons et paquets étalaient maintenant leur
+éblouissant contenu sur la grande table.--Dona Cruz put bien voir que ce
+n'étaient point là des feuilles sèches: il y avait une toilette complète
+de cour, plus un pardessus ou domino de satin rose, tout pareil à celui
+de mademoiselle de Nevers.
+
+La robe était d'armure blanche, brodée d'argent: des roses semées avec
+une perle fine au centre de chacune d'elles: les basques, la pointe, les
+manches, le tour, bordés de plumes d'oiseau-mouche.
+
+C'était la mode suprême. Madame la marquise d'Aubignac, fille du
+financier Soulas, avait fait sa fortune et sa réputation à la cour par
+une robe semblable, que M. Law lui avait donnée.
+
+Mais la robe n'était rien. Les dentelles et les broderies pouvaient
+passer véritablement pour magnifiques. L'écrin valait une charge de
+brigadier des armées...
+
+--C'est un sorcier! répétait dona Cruz en faisant l'inventaire de tout
+cela. C'est manifestement un sorcier... On a beau être le Cincelador...
+et tailler des gardes d'épées, on ne gagne pas de quoi faire de pareils
+cadeaux.
+
+L'idée lui revint que toutes ces belles choses, à une heure donnée, se
+changeraient en sciure de bois ou en rubans de menuisier.
+
+Berrichon admirait et ne se faisait pas faute d'exprimer son admiration.
+La vieille Françoise, qui venait de rentrer, hochait sa tête grise d'un
+air qui voulait dire bien des choses.
+
+Mais il y avait à cette scène un spectateur dont nul ne soupçonnait la
+présence, et qui certes ne se montrait pas le moins curieux.
+
+Il était caché derrière la porte de l'appartement du haut, dont il
+entre-baîllait l'unique battant avec précaution. De ce poste élevé, il
+regardait la corbeille étalée sur la table, par-dessus les têtes des
+assistants.
+
+Ce n'était point le beau maître Louis avec sa tête noble et
+mélancolique. C'était un petit homme, tout de noir habillé: celui qui
+avait amené dona Cruz, celui qui avait commis un faux en contrefaisant
+l'écriture de Lagardère; celui qui avait loué la niche de Médor.
+
+C'était le bossu, Ésope II, dit Jonas, vainqueur de la baleine.
+
+Il riait dans sa barbe et se frottait les mains.
+
+--Tête-bleu! disait-il à part lui, M. le prince de Gonzague fait bien
+les choses... et ce coquin de Peyrolles est décidément un homme de goût.
+
+Il était là, ce bossu, depuis l'entrée de dona Cruz; sans doute il
+attendait M. de Lagardère.
+
+Aurore était fille d'Ève. A la vue de tous ces splendides chiffons, son
+coeur avait battu. Cela venait de son ami: double joie.
+
+Aurore ne fit même pas cette réflexion, qui était venue à dona Cruz;
+elle n'essaya point de supputer ce que ces royaux atours devaient coûter
+à son ami.
+
+Elle se donnait tout entière au plaisir. Elle était heureuse, et cette
+émotion qui prend les jeunes filles au moment de paraître dans le monde
+lui était douce.
+
+N'allait-elle pas avoir là-bas son ami pour protecteur?
+
+Une chose l'embarrassait: elle n'avait pas de chambrière, et la bonne
+Françoise était meilleure pour la cuisine que pour la toilette.
+
+Deux des jeunes filles s'avancèrent comme si elles eussent deviné son
+désir.
+
+--Nous sommes aux ordres de madame, dirent-elles.
+
+Sur un signe qu'elles firent, porteurs et porteuses s'éloignèrent après
+un respectueux salut.
+
+Dona Cruz pinça le bras d'Aurore.
+
+--Est-ce que tu vas te mettre entre les mains de ces créatures?
+demanda-t-elle.
+
+--Pourquoi non?
+
+--Est-ce que tu vas revêtir cette robe?
+
+--Mais, sans doute...
+
+--Tu es brave!... tu es bien brave! murmura la Gitanita. Au fait, se
+reprit-elle, ce diable est d'une exquise galanterie... tu as raison...
+fais-toi belle... cela ne peut jamais nuire.
+
+Aurore, dona Cruz et les deux caméristes qui faisaient partie de la
+corbeille entrèrent dans la chambre à coucher. Dame Françoise resta
+seule dans la salle basse avec Jean-Marie Berrichon, son petit-fils.
+
+--Qu'est-ce que c'est que cette effrontée? demanda la bonne femme.
+
+--Quelle effrontée, grand'maman?
+
+--Celle qui a un domino rose?
+
+--La petite brune?... Elle a des yeux qui sont tout de même pas mal
+reluisants, grand'maman.
+
+--L'as-tu vue entrer?
+
+--Non fait!... elle était là avant moi.
+
+Dame Françoise tira son tricot de sa poche et se mit à réfléchir.
+
+--Je vas te dire, reprit-elle de sa voix la plus grave et la plus
+solennelle, et je ne comprends rien de rien à tout ce qui se passe...
+
+--Voulez-vous que je vous explique ça, grand'maman?
+
+--Non... mais si tu veux me faire un plaisir...
+
+--Ah! grand'maman, vous plaisantez!... si je veux vous faire un
+plaisir...
+
+--C'est de te taire quand je parle, interrompit la bonne femme. On ne
+m'ôterait pas de l'idée qu'il y a du mic-mac là-dessous...
+
+--Mais du tout, grand'maman...
+
+--Nous avons eu tort de sortir... le monde est méchant... qui sait si
+cette Balahault ne nous a pas induits!...
+
+--Ah! grand'maman! une si brave femme... qu'a de si bonne angélique!
+
+--Enfin, j'aime y voir clair, moi, petiot... et toute cette histoire-là
+ne me va pas.
+
+--C'est pourtant simple comme bonjour, grand'maman... notre demoiselle
+avait regardé toute la journée les voiturées de fleurs et de feuillage
+qui arrivaient au Palais-Royal. Et, dame! elle poussait de fiers soupirs
+en regardant ça, la pauvre mignonnette!... Donc, elle a retourné maître
+Louis dans tous les sens pour qu'il lui achète une invitation... ça se
+vend, les invitations, grand'maman... Madame Balahault en avait eu une
+par le valet de garde-robe dont elle est parente par sa domestique (la
+domestique du valet de garde-robe), qui se fournit de tabac chez madame
+Balahault la jeune, de la rue des Bons-Enfants... La domestique avait eu
+la carte pour l'avoir trouvée sur le bureau de son maître... Il y a eu
+trente louis à partager entre les deux Balahault et la domestique...
+c'est pas voler, ça, pas vrai, grand'maman?
+
+Dame Françoise était la plus honnête cuisinière de l'Europe, mais elle
+était cuisinière.
+
+--Pardié, non, petiot, répondit-elle, c'est pas voler... un méchant
+chiffon de papier!
+
+--Y a donc, reprit Berrichon, que maître Louis s'est laissé embobiner et
+qu'il est sorti pour aller acheter une carte... En route, il a marchandé
+des affutiaux pour dame... et il a envoyé tout ça tout chaud.
+
+--Mais il y en a pour une somme énorme! fit la vieille femme en
+s'arrêtant de tricoter.
+
+Berrichon haussa les épaules.
+
+--Ah! que vous êtes donc jeune, allez, grand'maman! se récria-t-il; du
+vieux satin, brodé en faux et des petits morceaux de verre!...
+
+On frappa doucement à la porte de la rue.
+
+--Qui nous vient encore là? demanda Françoise avec mauvaise humeur; mets
+la barre...
+
+--Pourquoi mettre la barre?... Nous ne jouons plus à cache-cache,
+grand'maman...
+
+On frappa un peu plus fort.
+
+--Si c'étaient pourtant des voleurs! pensa tout haut Berrichon qui
+n'était pas brave.
+
+--Des voleurs! fit la bonne femme; quand la rue est éclairée comme en
+plein midi et pleine de monde... Va ouvrir.
+
+--Réflexion faite, grand'maman, j'aime mieux mettre la barre...
+
+Mais il n'était plus temps. On était las de frapper. La porte s'ouvrit
+discrètement et une mâle figure, ornée de moustaches, jeta un rapide
+coup d'oeil tout autour de la chambre.
+
+--Apapur! fit-il, ce doit être ici le nid de la colombe!
+
+Puis se tournant vers le dehors, il ajouta:
+
+--Donne-toi la peine d'entrer, mon bon. Il n'y a qu'une respectable
+duègne et son poulet... nous allons prendre langue.
+
+En même temps, il s'avança, le nez au vent, le poing sur la hanche,
+faisant osciller avec majesté les plis de son manteau. Il avait un
+paquet sous le bras.
+
+Celui qu'il avait appelé mon bon parut à son tour. C'était aussi un
+homme de guerre, mais moins terrible à voir. Il était beaucoup plus
+petit, très-maigre, et sa moustache indigente faisait de vains efforts
+pour figurer ce redoutable croc qui va si bien au visage des héros. Il
+avait également un paquet sous le bras.
+
+Il jeta comme son chef de file un regard autour de la chambre; mais ce
+regard fut beaucoup plus long et plus attentif.
+
+C'est Jean-Marie Berrichon qui se repentait amèrement de n'avoir point
+posé la barre en temps utile! Il rendait cette justice aux nouveaux
+venus de s'avouer à lui-même qu'il n'avait jamais vu deux coquins
+d'aussi mauvaise mine.
+
+Cette opinion prouvait que Berrichon n'avait point fréquenté le beau
+monde, car, certes, Cocardasse junior et frère Amable Passepoil étaient
+deux magnifiques gredins.
+
+Il se glissa prudemment derrière sa grand'mère qui, plus vaillante,
+demanda de sa grosse voix:
+
+--Que venez-vous chercher ici, vous autres?
+
+Cocardasse toucha son feutre avec cette courtoisie noble des gens qui
+ont usé beaucoup de sandales dans la poussière des salles d'armes. Puis
+il cligna de l'oeil en regardant frère Passepoil.
+
+Frère Passepoil répondit par un clin d'oeil pareil.
+
+Cela voulait dire sans doute bien des choses.--Berrichon tremblait de
+tous ses membres.
+
+--Eh donc! respectable dame, dit enfin Cocardasse junior, vous avez un
+timbre qui me va droit au coeur... et toi, Passepoil?
+
+Passepoil, nous le savons bien, était de ces âmes tendres que la vue
+d'une femme impressionne toujours fortement. L'âge n'y faisait rien. Il
+ne détestait même pas que la personne du sexe eût des moustaches plus
+fournies que les siennes.
+
+Passepoil approuva d'un sourire et mit son regard en coulisse. Mais
+admirez cette riche nature! sa passion pour la plus belle moitié du
+genre humain n'endormait point sa vigilance. Il avait déjà fait dans sa
+tête la carte de céans.
+
+La colombe, comme l'appelait Cocardasse, devait être dans cette chambre
+fermée, sous la fente de laquelle un rayon de vive lumière s'échappait.
+De l'autre côté de la salle basse, il y avait une porte ouverte, et à
+cette porte une clef.
+
+Passepoil toucha le coude de Cocardasse et dit tout bas:
+
+--La clef est en dehors!
+
+Cocardasse approuva du bonnet.
+
+--Vénérable dame, reprit-il, nous venons pour une affaire
+d'importance... N'est-ce point ici que demeure...?
+
+--Non, répondit Berrichon derrière sa grand'mère, ce n'est pas ici.
+
+Passepoil sourit. Cocardasse frisa sa moustache.
+
+--Capédébious! fit-il, voilà un adolescent de bien belle espérance!
+
+--L'air candide..., ajouta Passepoil.
+
+--Et de l'esprit comme quatre, bagassa!... mais comment peut-il savoir
+que la personne en question ne demeure pas ici, puisque je ne l'ai point
+nommée?
+
+--Nous demeurons seuls tous deux, répliqua sèchement Françoise.
+
+--Passepoil! dit le Gascon.
+
+--Cocardasse! répondit le Normand.
+
+--Aurais-tu cru que la vénérable dame pût mentir ainsi effrontément?
+
+--Ma parole! repartit frère Passepoil d'un ton pénétré, je ne l'aurais
+pas cru.
+
+--Allons! allons! s'écria dame Françoise dont les oreilles
+s'échauffaient, pas tant de bavardage!... il n'est pas l'heure de
+s'attarder chez les gens... hors d'ici!
+
+--Mon bon, dit Cocardasse, il y a une apparence de raison là dedans...
+l'heure est indue.
+
+--Positivement, approuva Passepoil.
+
+--Et cependant, reprit Cocardasse, nous ne pouvons nous en aller sans
+avoir obtenu de réponse...
+
+--C'est évident!
+
+--Je propose donc de visiter la maison honnêtement et sans bruit.
+
+--J'obtempère! fit Amable Passepoil.
+
+Et se rapprochant vivement, il ajouta:
+
+--Prépare ton mouchoir, j'ai le mien... et va prendre le petit; je me
+charge de la femme.
+
+Dans les grandes occasions, ce Passepoil se montrait parfois supérieur à
+Cocardasse lui-même.
+
+Leur plan était tracé. Passepoil se dirigea vers la porte de la cuisine;
+l'intrépide Françoise s'élança pour lui barrer le passage, tandis que
+Berrichon essayait de gagner la rue afin d'appeler du secours.
+
+Cocardasse le saisit par une oreille et lui dit:
+
+--Si tu cries, je t'étrangle, petit pécaire!
+
+Berrichon terrifié ne dit mot. Cocardasse lui noua son mouchoir sur la
+bouche.
+
+Pendant cela, Passepoil, au prix de trois égratignures et de deux bonnes
+poignées de cheveux, bâillonnait dame Françoise solidement. Il la prit
+dans ses bras et l'emporta à la cuisine, où Cocardasse apportait
+Berrichon.
+
+Quelques personnes prétendent qu'Amable Passepoil profita de la position
+où était dame Françoise pour déposer un baiser sur son front. S'il le
+fit, il eut tort. Elle avait été laide dès sa plus tendre jeunesse. Mais
+nous tenons à n'accepter aucune responsabilité au sujet de ce Passepoil.
+Ses moeurs étaient légères. Tant pis pour lui!
+
+Berrichon et sa grand'mère n'étaient pas au bout de leurs peines. On les
+garrotta ensemble et on les attacha fortement au pied du bahut à
+vaisselle.
+
+Puis on ferma sur eux la porte à double tour.
+
+Cocardasse junior et Amable Passepoil étaient maîtres absolus du
+terrain.
+
+
+
+
+X
+
+--Deux dominos.--
+
+
+Au dehors, dans la rue du Chantre, les boutiques étaient toutes fermées.
+Parmi les commères, celles qui ne dormaient pas encore faisaient foule
+et tapage à la porte du Palais-Royal. La Guichard et la Durand, madame
+Balahault et madame Morin étaient toutes les quatre du même avis: jamais
+on n'avait vu entrer tant et de si riches toilettes aux fêtes de Son
+Altesse! Toute la cour était là.
+
+Madame Balahault, qui était une personne considérable, jugeait en
+dernier ressort les toilettes, préalablement discutées par madame
+Morin, la Guichard et la Durand.
+
+Puis, par une transition habile, on arrivait aux personnes, après avoir
+épluché la soie et les dentelles. Parmi toutes ces belles dames, il en
+était bien peu qui eussent conservé, aux yeux de madame Balahault, la
+robe nuptiale dont parle l'Écriture.
+
+Mais ce n'était plus déjà pour les dames que nos commères se pressaient
+aux abords du Palais-Royal, bravant les invectives des porteurs et des
+cochers, défendant leurs places contre les tard-venus et piétinant dans
+la boue avec une longanimité digne d'éloges; ce n'était pas non plus
+pour les princes ou les grands seigneurs. On était blasé sur les dames;
+on avait eu des grands seigneurs et des princes en veux-tu en voilà! On
+avait vu passer madame de Soubise avec madame de la Ferté, les deux
+belles la Fayette, la jeune duchesse de Rosny, cette blonde aux yeux
+noirs qui brouilla le ménage d'un fils de Louis XIV.--Les demoiselles de
+Bourbon-Busset, cinq ou six Rohan de divers poils, des Broglie, des
+Chastellux, des Bauffremont, des Choiseul, des Coigny et le reste. On
+avait vu passer M. le comte de Toulouse, frère de M. du Maine, avec la
+princesse sa femme. Les présidents ne se comptaient plus, les ministres
+marquaient à peine; on regardait à peine les ambassadeurs.
+
+La foule restait pourtant et s'augmentait de minute en minute.
+Qu'attendait donc la foule? Elle n'eût pas montré tant de persévérance
+pour M. le régent lui-même!
+
+Mais c'est qu'il s'agissait, en vérité, d'un bien autre personnage!
+
+Le jeune roi?--Non pas.--Montez encore!
+
+Le Dieu: l'Écossais, M. Law, la providence de tout ce peuple qui allait
+devenir un peuple millionnaire.
+
+M. Law de Lauriston, le sauveur et le bienfaiteur.
+
+M. Law que cette même foule devait essayer d'étrangler à cette même
+place, quelques mois plus tard.
+
+M. Law dont les chevaux heureux ne travaillaient plus, remplacés qu'ils
+étaient sans cesse par des attelages humains.
+
+La foule attendait ce bon M. Law. La foule était bien décidée à
+l'attendre jusqu'au lendemain matin.
+
+Quand on songe que les poëtes accusent volontiers la foule
+d'inconstance, de légèreté, que sais-je! cette excellente foule, plus
+patiente qu'un troupeau de moutons, cette foule inébranlable, cette
+foule tenace, cette foule infatigable que nous avons tous vue cent fois
+en notre vie encombrer les trottoirs mouillés quinze heures durant pour
+voir passer ceci ou cela,--pas grand'chose souvent,--parfois rien du
+tout.
+
+Si les boeufs gras des cinquante derniers siècles savaient écrire!...
+
+Mais tous ces favoris que la foule attend ont une fin violente. Voilà
+sans doute ce que les poëtes veulent dire.
+
+La rue du Chantre, noire et déserte malgré le voisinage de cette cohue
+et de ces lumières, semblait dormir. Ses deux ou trois réverbères
+tristes se miraient dans son ruisseau fangeux. Au premier abord, on n'y
+découvrait âme qui vive.
+
+Mais à quelques pas de la maison de maître Louis, de l'autre côté de la
+rue, dans un enfoncement profond, formé par la récente démolition de
+deux maisons, six hommes, vêtus de couleurs sombres, se tenaient
+immobiles et muets.
+
+Deux chaises à porteurs étaient à terre derrière eux. Ce n'était point
+M. Law que ceux-ci attendaient.
+
+Ils avaient les yeux fixés sur la porte close de la maison de maître
+Louis depuis que Cocardasse junior et frère Passepoil y étaient entrés.
+
+Ceux-ci, restés seuls dans la salle basse après leur expédition
+victorieuse contre Berrichon et dame Françoise, se posèrent en face l'un
+de l'autre et se regardèrent avec une mutuelle admiration.
+
+--Sandiéou! l'enfant, dit Cocardasse, tu n'as pas encore oublié ton
+métier!
+
+--Ni toi non plus: c'est fait proprement... mais nous en sommes pour nos
+mouchoirs!
+
+Si nous avons eu parfois à blâmer Passepoil, ce n'a point été par suite
+d'une injuste partialité; la preuve c'est que nous ne craignons pas de
+signaler à l'occasion ses côtés vertueux: il était économe.
+
+Cocardasse, entaché au contraire de prodigalité, ne releva point ce qui
+avait trait aux mouchoirs.
+
+--Eh donc! reprit-il, le plus fort est fait...
+
+--Du moment qu'il n'y a pas de Lagardère dans une affaire, fit observer
+Passepoil, tout va comme sur des roulettes.
+
+--Et, Dieu merci! Lagardère est loin...
+
+--Soixante lieues de pays entre nous et la frontière.
+
+Ils se frottèrent les mains.
+
+--Ne perdons pas de temps, mon bon, reprit Cocardasse; sondons le
+terrain. Voici deux portes.
+
+Il montrait l'appartement d'Aurore et le haut de l'escalier tournant.
+
+Passepoil se caressa le menton.
+
+--Je vais glisser un coup d'oeil par la serrure, dit-il en se
+dirigeant déjà vers la chambre d'Aurore.
+
+Un regard terrible de Cocardasse junior l'arrêta.
+
+--Capédébious! fit le Gascon, je ne souffrirai pas cela! C'te petite
+couquine est à faire sa toilette: respectons la décence!
+
+Passepoil baissa les yeux humblement:
+
+--Ah! mon noble ami! fit-il, que tu es heureux d'avoir de bonnes
+moeurs!
+
+--Troun de l'air! je suis comme cela!... et sois sûr, mon bon, que la
+fréquentation d'un homme tel que moi finira par te corriger... le vrai
+philosophe commande à ses passions...
+
+--Je suis l'esclave des miennes, soupira Passepoil; mais c'est qu'elles
+sont si fortes!
+
+Cocardasse lui toucha la joue paternellement.
+
+--A vaincre sans péril, prononça-t-il avec gravité, on triomphe sans
+agrément... Monte un peu voir ce qu'il y a là-haut.
+
+Passepoil grimpa aussitôt comme un chat.
+
+--Fermé! dit-il en levant le loquet de la porte de maître Louis.
+
+--Et par le trou?... Ici, la décence le permet.
+
+--Noir comme un four!
+
+--Viens çà... récapitulons un peu les instructions de ce bon M. de
+Gonzague.
+
+--Il nous a promis, dit Passepoil, cinquante pistoles à chacun.
+
+--A certaines conditions... primo...
+
+Au lieu de poursuivre, il prit le paquet qu'il portait sous le bras...
+Passepoil fit de même.
+
+A ce moment, la porte que Passepoil avait trouvée close au haut de
+l'escalier, tourna sans bruit sur ses gonds.--La figure pâle et futée du
+bossu parut dans la pénombre. Il se prit à écouter.
+
+Les deux maîtres d'armes regardaient leurs paquets d'un air indécis.
+
+--Est-ce absolument nécessaire? demanda Cocardasse qui frappa sur le
+sien d'un air mécontent.
+
+--Pure formalité..., répliqua Passepoil.
+
+--Eh donc! Normand, tire-nous de là!
+
+--Rien de plus simple... Gonzague nous a dit: «Vous porterez des habits
+de laquais,»--nous les portons fidèlement... sous notre bras.
+
+Le bossu se mit à rire.
+
+--Sous notre bras! s'écria Cocardasse enthousiasmé; tu as de l'esprit
+comme quatre, ma caillou!
+
+--Sans mes passions et leur tyrannique empire, répliqua sérieusement
+Passepoil, je crois que j'aurais été loin!
+
+Ils déposèrent tous les deux sur la table leurs paquets, qui contenaient
+des habits de livrée; c'était un point réglé, grâce à la subtile logique
+de frère Passepoil.
+
+Cocardasse poursuivit:
+
+--M. de Gonzague nous a dit en second lieu: Vous vous assurerez que la
+litière et les porteurs attendent dans la rue du Chantre.
+
+--C'est fait, dit Passepoil.
+
+--Oui bien, fit Cocardasse en se grattant l'oreille; mais il y a deux
+chaises... que penses-tu de cela, toi?
+
+--Abondance de biens ne nuit pas! décida Passepoil; je n'ai jamais été
+en chaise...
+
+--Ni moi non plus!
+
+--Nous nous ferons porter à tour de rôle pour revenir à l'hôtel.
+
+--Réglé!... Troisièmement: Vous vous introduirez dans la maison...
+
+--Nous y sommes.
+
+--Dans la maison, il y a une jeune fille...
+
+--Tiens, mon noble ami! s'écria Passepoil: regarde!... me voilà tout
+tremblant...
+
+--Et tout blême!... qu'as-tu donc?
+
+--Rien que pour entendre parler de ce sexe auquel je dois tous mes
+malheurs.
+
+Cocardasse lui frappa rudement sur l'épaule.
+
+--Apapur! fit-il, mon bon, entre soi, on se doit des égards... chacun a
+ses petites faiblesses... mais si tu me romps encore les oreilles avec
+tes passions, sandiéou! je te les coupe!
+
+Passepoil ne releva point la faute de grammaire, et comprit bien qu'il
+s'agissait de ses oreilles. Il y tenait, bien qu'il les eût longues et
+rouges.
+
+--Tu n'as pas voulu que je m'assure si la jeune fille était là...,
+dit-il.
+
+--Elle y est, répliqua Cocardasse; écoute plutôt!
+
+Un joyeux éclat de rire se fit entendre dans la pièce voisine.
+
+Frère Passepoil mit la main sur son coeur.
+
+--Vous prendrez la jeune fille, poursuivit Cocardasse, ou plutôt vous la
+prierez poliment de monter dans la litière que vous ferez conduire au
+pavillon...
+
+--Et vous n'emploierez la violence, ajouta Passepoil, que s'il n'y a
+pas moyen de faire autrement.
+
+--C'est cela!... Et je dis que cinquante pistoles sont un bon prix pour
+une pareille besogne!
+
+--Ce Gonzague est-il assez heureux! soupira tendrement Passepoil.
+
+Cocardasse toucha la garde de sa rapière. Passepoil lui prit la main.
+
+--Mon noble ami, dit-il, tue-moi tout de suite!... c'est la seule
+manière d'éteindre le feu qui me dévore!... voilà mon sein!... perce-le
+du coup mortel!...
+
+Le Gascon le regarda un instant d'un air de compassion profonde:
+
+--Pécaire! fit-il; ce que c'est que de nous!... Voici une bagasse qui
+n'emploiera pas une seule de ses cinquante pistoles à jouer ou à boire!
+
+Le bruit redoubla dans la chambre voisine. Cocardasse et Passepoil
+tressaillirent, parce qu'une petite voix grêle et stridente prononça
+tout haut derrière eux:
+
+--Il est temps!
+
+Ils se retournèrent vivement. Le bossu de l'hôtel de Gonzague était
+debout auprès de la table et défaisait tranquillement leurs paquets.
+
+--Oh! oh! fit Cocardasse, par où est-il passé celui-là?
+
+Passepoil s'était prudemment reculé.
+
+Le bossu tendit une veste de livrée à Passepoil, une autre à Cocardasse.
+
+--Et vite! commanda-t-il sans élever la voix.
+
+Ils hésitèrent. Le Gascon surtout ne pouvait point se faire à l'idée
+d'endosser ces habits de laquais.
+
+--Capédébious! s'écria-t-il, de quoi te mêles-tu, toi?
+
+--Chut!... siffla le bossu; dépêchez...
+
+On entendit à travers la porte la voix de dona Cruz qui disait:
+
+--C'est parfait! Il ne manque plus que la litière!
+
+--Dépêchez! répéta impérieusement le bossu.
+
+En même temps, il éteignit la lampe.
+
+La porte de la chambre d'Aurore s'ouvrit, jetant dans la salle basse une
+lueur vague.
+
+Cocardasse et Passepoil se retirèrent derrière la cage de l'escalier
+pour faire rapidement leur toilette.
+
+Le bossu entr'ouvrit une des fenêtres donnant sur la rue du Chantre.
+
+Un léger coup de sifflet retentit dans la nuit.
+
+Une des litières s'ébranla.
+
+Les deux caméristes traversaient en ce moment la chambre à tâtons. Le
+bossu leur ouvrit la porte.
+
+--Êtes-vous prêts? demanda-t-il tout bas.
+
+--Nous sommes prêts, répondirent Cocardasse et Passepoil.
+
+--A votre besogne!
+
+Dona Cruz sortait de la chambre d'Aurore en disant:
+
+--Il faudra bien que je trouve une litière!... le diable galant n'a donc
+pas songé à cela!
+
+Derrière elle, le bossu referma la porte.
+
+La salle basse fut plongée dans une complète obscurité.
+
+Dona Cruz s'arrêta interdite. Elle entendait des mouvements dans
+l'ombre.
+
+--Aurore! dit-elle d'une voix déjà mal assurée; ouvre-moi...
+éclaire-moi!
+
+Faut-il l'avouer? cette charmante dona Cruz n'avait pas peur des hommes.
+C'était vers le démon que l'obscurité tournait ses terreurs. On venait
+d'évoquer le diable en riant: dona Cruz croyait déjà sentir ses cornes
+dans les ténèbres.
+
+Comme elle revenait vers la porte d'Aurore pour l'ouvrir, elle rencontra
+deux mains rudes et velues qui saisirent les siennes. Ces mains
+appartenaient à Cocardasse junior. Dona Cruz essaya de crier. Sa gorge,
+convulsivement serrée par l'épouvante, étrangla sa voix au passage.
+
+Aurore, qui se tournait et se retournait devant son miroir; car la
+parure la faisait coquette; Aurore ne l'entendit point, étourdie qu'elle
+était par les murmures de la foule, massée sous ses fenêtres.
+
+On venait d'annoncer que le carrosse de M. Law, qui venait de l'hôtel
+d'Angoulême, était à la hauteur de la Croix du Trahoir.
+
+--Il vient! il vient! criait-on de toutes parts.
+
+Et la cohue de s'agiter follement.
+
+--Mademoiselle, dit Cocardasse en dessinant un profond salut, qui fut
+perdu faute de quinquet, permettez-moi de vous offrir...
+
+Dona Cruz était déjà à l'autre bout de la chambre.
+
+Là, elle rencontra deux autres mains, moins poilues, mais plus
+calleuses, qui étaient la propriété de frère Amable Passepoil. Cette
+fois, elle réussit à pousser un grand cri.
+
+--Le voici! le voici! disait la foule.
+
+Le cri de la pauvre dona Cruz fut perdu comme le salut de Cocardasse.
+
+Elle échappa à cette seconde étreinte, mais Cocardasse la serrait de
+près. Passepoil et lui s'arrangeaient pour lui fermer toute autre issue
+que la porte du perron. Quand elle arriva auprès de cette porte, les
+deux battants s'ouvrirent. La lueur des réverbères éclaira son visage.
+Cocardasse ne put retenir un mouvement de surprise.
+
+Un homme qui se tenait sur le seuil, en dehors, jeta une mante sur la
+tête de dona Cruz. On la saisit demi-folle d'effroi et on la poussa dans
+la chaise, dont la portière se referma aussitôt.
+
+--A la petite maison derrière Saint-Magloire! ordonna Cocardasse.
+
+La chaise partit. Passepoil rentra, frétillant comme un goujon sur
+l'herbe. Il avait touché de la soie! Cocardasse était tout pensif.
+
+--Elle est mignonne! dit le Normand, mignonne! mignonne!... Oh! le
+Gonzague!
+
+--Capédébious! s'écria Cocardasse en homme qui veut chasser une pensée
+importune, j'espère que voilà une affaire menée adroitement...
+
+--Quelle petite main satinée!
+
+--Les cinquante pistoles sont à nous!... Je te l'ai dit: du moment qu'il
+n'y a pas de Lagardère dans une aventure...
+
+Il regarda tout autour de lui, comme s'il n'eût point été parfaitement
+convaincu de ce qu'il avançait.
+
+--Et la taille! fit Passepoil;--je n'envie à Gonzague ni ses titres, ni
+son or... mais...
+
+--Allons! interrompit Cocardasse, en route!
+
+--Elle m'empêchera longtemps de dormir!
+
+Cocardasse le saisit au collet et l'entraîna; puis se ravisant:
+
+--La charité nous oblige à délivrer la vieille et son petit, dit-il.
+
+--Ne trouves-tu pas que la vieille est bien conservée? demanda frère
+Passepoil.
+
+Il eut un maître coup de poing dans le dos. Cocardasse fit tourner la
+clef dans la serrure. Avant qu'il eût ouvert, la voix du bossu qu'ils
+avaient presque oublié se fit entendre du côté de l'escalier.
+
+--Je suis assez content de vous, mes braves, dit-il,--mais votre besogne
+n'est pas finie... laissez cela!
+
+--Il a le verbe haut, le petit homme! grommela Cocardasse.
+
+--Maintenant qu'on ne le voit plus, ajouta Passepoil,--sa voix me fait
+un drôle d'effet... on dirait que je l'ai entendue quelque part,
+autrefois...
+
+Un bruit sec et répété annonça que le bossu battait le briquet.--La
+lampe se ralluma.
+
+--Qu'avez-vous donc à faire, s'il vous plaît, maître Ésope? demanda le
+Gascon; c'est ainsi qu'on vous nomme, je crois?
+
+--Ésope... Jonas... et d'autres noms encore, repartit le petit homme;
+attention à ce que je vais vous ordonner!
+
+--Salue Son Excellence, Passepoil..., ordonner!... Peste!...
+
+Il mit la main au chapeau. Passepoil l'imita, en ajoutant d'un accent
+railleur:
+
+--Nous attendons les ordres de Son Excellence!
+
+--Et bien vous faites! prononça sèchement le bossu.
+
+Nos deux estafiers échangèrent un regard. Passepoil perdit son air de
+moquerie et murmura:
+
+--Cette voix-là... bien sûr que je l'ai entendue!
+
+Le bossu prit derrière l'escalier deux de ces lanternes à manche qu'on
+portait au devant des chaises, la nuit. Il les alluma.
+
+--Prenez ceci, dit-il.
+
+--Eh donc! fit Cocardasse avec mauvaise humeur,--croyez-vous que nous
+pourrons rattraper la chaise?...
+
+--Elle est loin, si elle court toujours! ajouta Passepoil.
+
+--Prenez ceci.
+
+Ce bossu était entêté,--nos deux braves prirent chacun une des
+lanternes.
+
+Le bossu montra du doigt la chambre d'où dona Cruz était sortie quelques
+minutes auparavant.
+
+--Il y a là une jeune fille, dit-il.
+
+--Encore! s'écrièrent à la fois Cocardasse et Passepoil.
+
+Et ce dernier pensa tout haut:
+
+--L'autre litière!...
+
+--Cette jeune fille, poursuivit le bossu,--achève de s'habiller... Elle
+va sortir par cette porte comme l'autre...
+
+Cocardasse désigna d'un coup d'oeil la lampe rallumée.
+
+--Non, dit le petit homme;--cette fois, vous n'éteindrez pas la lampe.
+
+--Alors, que faisons-nous? demanda le Gascon.
+
+--Je vais vous le dire: vous aborderez la jeune fille franchement, mais
+respectueusement... Vous lui direz: Nous sommes ici pour vous conduire
+au bal du Palais.
+
+--Il n'y avait pas un mot de cela dans nos instructions..., fit observer
+Passepoil.
+
+Et Cocardasse ajouta:
+
+--La jeune fille nous croira-t-elle?
+
+--Elle vous croira si vous lui dites le nom de celui qui vous envoie.
+
+--Le nom de monsieur de Gonzague?
+
+--Non pas!... Et si vous ajoutez que votre maître l'attendra, minuit
+sonnant... souvenez-vous bien de cela! dans les jardins du Palais, au
+rond-point de Diane...
+
+--Avons-nous donc deux maîtres, à présent, sandiéou! s'écria Cocardasse.
+
+--Non, répondit le bossu,--vous n'avez qu'un maître... mais il ne
+s'appelle pas Gonzague.
+
+Le bossu, disant cela, gagna l'escalier tournant. Il mit le pied sur la
+première marche.
+
+--Et comment s'appelle-t-il, notre maître? interrogea Cocardasse, qui
+faisait de vains efforts pour garder son insolent sourire;--Ésope II,
+sans doute?...
+
+--Ou Jonas? balbutia Passepoil.
+
+Le bossu les regarda. Ils baissèrent les yeux. Le bossu prononça
+lentement:
+
+--Votre maître se nomme Henri de Lagardère!
+
+Ils tressaillirent tous deux et parurent soudain rapetissés.
+
+--Lagardère! firent-ils de la même voix sourde et tremblante.
+
+Le bossu monta l'escalier.--Quand il fut en haut, il les regarda un
+instant courbés et domptés, puis il dit ce seul mot:
+
+--Marchez droit!
+
+Et il disparut.
+
+--Aïe! fit Passepoil quand la porte du haut fut refermée.
+
+--Apapur! grommela Cocardasse, nous avons vu le diable.
+
+--Marchons droit, mon noble ami!
+
+--Capédébious! soyons sages comme des images... et marchons droit!
+
+--Figure-toi, se reprit-il, que j'avais cru reconnaître...
+
+--Le petit Parisien?...
+
+--Non... la jeune fille... celle que nous avons mise en chaise... pour
+la gentille Bohémienne que j'ai vue là-bas, en Espagne, au bras de
+Lagardère...
+
+Passepoil poussa un cri... La chambre d'Aurore venait de s'ouvrir.
+
+--Qu'est-ce donc? fit le Gascon en frissonnant.
+
+Car tout l'épouvantait désormais.
+
+--La jeune fille que j'ai vue au bras de Lagardère, là-bas, en
+Flandre!... balbutia Passepoil.
+
+Aurore était sur le seuil.
+
+--Flor! appela-t-elle; où donc es-tu?
+
+Cocardasse et Passepoil, tenant à la main leurs lanternes, s'avancèrent,
+l'échine courbée. Leur détermination de _marcher droit_ s'enracinait de
+plus en plus.
+
+C'étaient, du reste, deux laquais du plus magnifique modèle avec leurs
+épées en verrouil. Bien peu de suisses de paroisse auraient pu lutter
+avec eux pour l'aisance et la bonne tenue.
+
+Aurore était si délicieusement belle sous son costume de cour, qu'ils
+restèrent en admiration devant elle.
+
+--Où est Flor? répéta-t-elle. Est-ce que la folle est partie sans moi?
+
+--Sans vous, renvoya le Gascon comme un écho.
+
+Et le Normand répéta:
+
+--Sans vous.
+
+Aurore donna son éventail à Passepoil, son bouquet à Cocardasse. Vous
+eussiez dit qu'elle avait eu de grands laquais toute sa vie.
+
+--Je suis prête, dit-elle. Partons!
+
+Les échos:
+
+--Partons!
+
+--Partons!
+
+Et au moment de monter en chaise:
+
+--A-t-il dit où je le retrouverais? demanda Aurore.
+
+--Au rond-point de Diane, murmura Cocardasse avec une voix de ténor.
+
+--A minuit, acheva Passepoil.
+
+Tous deux, les bras pendants et le corps incliné.
+
+On partit. Par dessus la chaise qu'ils accompagnaient, la lanterne à la
+main, Cocardasse junior et frère Passepoil échangèrent un dernier
+regard.
+
+Ce regard voulait dire:
+
+--Marchons droit!
+
+L'instant d'après, on eût pu voir sortir, par la porte de l'allée qui
+conduisait à l'appartement particulier de maître Louis, un petit homme
+noir, qui longea la rue du Chantre en trottinant.
+
+Il traversa la rue Saint-Honoré au moment où le carrosse de ce bon M.
+Law allait passer, et la foule se moqua bien de sa bosse.
+
+De ces moqueries, le bossu ne semblait point beaucoup se soucier.
+
+Il fit le tour du Palais-Royal et entra dans la cour des Fontaines.
+
+Rue de Valois, il y avait une petite porte qui donnait entrée dans la
+partie des bâtiments appelée _les privés de Monsieur_. C'était là que
+Philippe d'Orléans, régent de France, avait son cabinet de travail.
+
+Le bossu frappa d'une certaine sorte. On lui ouvrit aussitôt, et du fond
+d'un corridor noir une grosse voix s'éleva.
+
+--Ah! c'est toi, Riquet à la Houppe! dit-elle; monte vite: on
+t'attend...
+
+
+
+
+LE PALAIS-ROYAL.
+
+
+
+
+I
+
+--Sous la tente.--
+
+
+Les pierres aussi ont leurs destinées. Les murailles vivent longtemps et
+voient les générations passer; elle savent bien des histoires. Ce serait
+un curieux travail que la monographie d'un de ces cubes taillés dans le
+liais ou dans le tuf, dans le granit ou dans le grès. Que de drames
+alentour: comédies et tragédies! Que de grandes et que de petites
+choses! combien de rires! combien de pleurs!
+
+Ce fut la tragédie qui fonda le Palais-Royal. Armand du Plessis,
+cardinal de Richelieu, immense homme d'État, lamentable poëte, acheta
+au sieur Dufresne l'ancien hôtel de Rambouillet, au marquis d'Estrées le
+grand hôtel de Mercoeur. Sur l'emplacement de ces deux demeures
+seigneuriales, il donna l'ordre à l'architecte Lemercier de lui bâtir
+une maison, digne de sa haute fortune.--Quatre autres fiefs furent
+acquis pour dessiner les jardins. Enfin, pour dégager la façade où
+étaient les armoiries des Du Plessis, surmontées du chapeau de cardinal,
+on fit emplette de Sillery, en même temps qu'on ouvrait une grande rue
+pour permettre au carrosse de son Éminence d'arriver sans encombre à ses
+fermes de la Grange-Batelière.
+
+La rue devait garder le nom de Richelieu; la ferme, sur les terrains de
+laquelle s'élève maintenant le plus brillant quartier de Paris, baptisa
+longtemps l'arrière-façade de l'Opéra; le palais seul n'eut point de
+mémoire.
+
+Tout battant neuf, il échangea son titre de Cardinal pour un titre plus
+élevé encore. Richelieu dormait à peine dans la tombe, que sa maison
+s'appelait déjà le Palais-Royal.
+
+Il aimait le théâtre, ce terrible prêtre! on pourrait presque dire qu'il
+bâtit son palais pour y mettre des théâtres. Il en fit trois, bien qu'à
+la rigueur, il n'en fallût qu'un pour représenter sa chère tragédie de
+_Mirame_, fille idolâtrée de sa propre muse.
+
+Elle était en vérité trop lourde pour exceller au jeu des vers, cette
+main qui trancha la tête du connétable de Montmorency. _Mirame_ fut
+représentée devant trois mille fils et filles des croisés qui eurent
+bien le coeur d'applaudir. Cent odes, autant de dithyrambes, le double
+de madrigaux tombèrent le lendemain en pluie fade sur la ville,
+célébrant les gloires du redoutable poëte,--puis, tout ce lâche bruit se
+tut.--On parla tout bas d'un jeune homme qui faisait aussi des
+tragédies, qui n'était pas cardinal et qui s'appelait Corneille.
+
+Un théâtre de deux cents spectateurs, un théâtre de cinq cents, un
+théâtre de trois mille, Richelieu ne se contenta pas à moins. Tout en
+suivant la politique pittoresque de Tarquin, tout en faisant tomber
+systématiquement les têtes effrontées qui dépassaient le niveau, il
+s'occupait de ses décors et de ses costumes comme un excellent directeur
+qu'il était.--On dit qu'il inventa la _mer agitée_ qui fait vivre
+maintenant dans le _premier dessous_ tant de pères de famille, les
+nuages de gaze, les rampes mobiles et les _praticables_.--Il imagina
+lui-même le ressort qui faisait rouler le rocher de Sisyphe, fils
+d'Éole, dans la pièce de Desmarets.
+
+On ajoute qu'il tenait bien plus à ces divers petits talents, y compris
+celui de danseur, qu'à sa gloire politique: c'est la règle.
+
+Néron ne fut point immortel, malgré ses succès de joueur de flûte.
+Richelieu mourut. Anne d'Autriche et son fils Louis XIV vinrent habiter
+le Palais-Cardinal. La Fronde fit tapage autour de ces murailles toutes
+neuves. Mazarin, qui ne faisait point de tragédies, écouta plus d'une
+fois, riant sous cape et tremblant à la fois, les grands cris du peuple
+ameuté sous ses fenêtres.
+
+Mazarin avait pour retraite les appartements qui servirent plus tard à
+Philippe d'Orléans, régent de France. C'était l'aile orientale, ayant
+retour sur la galerie actuelle des Proues, vers la cour des Fontaines.
+
+Il était là au printemps de l'année 1640, quand les frondeurs
+pénétrèrent de force au Palais, pour se bien assurer par eux-mêmes qu'on
+ne leur avait point enlevé le jeune roi. Un tableau de la galerie du
+Palais-Royal représente ce fait et montre Anne d'Autriche, soulevant, en
+présence du peuple, les langes de Louis XIV enfant.
+
+A ce sujet, on rapporte un mot de l'un des petits-neveux du régent, le
+roi des Français Louis-Philippe. Ce mot va bien au Palais-Royal, qui est
+un monument sceptique, charmant, froid, sans préjugés, un esprit fort en
+pierres de taille qui se planta sur l'oreille la cocarde de Camille
+Desmoulins, mais qui caressa les cosaques: ce mot va bien aussi à la
+race de l'élève de Dubois, le plus spirituel prince qui ait jamais perdu
+le temps et l'or de l'État à faire orgie.
+
+Casimir Delavigne, regardant ce tableau, qui est de Mauzaise, s'étonnait
+de voir la reine sans garde, au milieu de cette multitude. Le duc
+d'Orléans, depuis Louis-Philippe, se prit à sourire, et répondit:
+
+--Il y en a, mais on ne les voit pas.
+
+Ce fut au mois de février 1672 que Monsieur, frère du roi, tige de la
+maison d'Orléans, entra en possession du Palais-Royal. Louis XIV, le
+vingt et un de ce mois, lui en constitua la propriété en apanage.
+Henriette-Anne d'Angleterre, duchesse d'Orléans, y tint une cour
+brillante.
+
+Le duc de Chartres, fils de Monsieur, le futur régent, y épousa, vers la
+fin de l'année 1692, mademoiselle de Blois, la dernière des filles
+naturelles du roi et de madame de Montespan.
+
+Sous la régence, il ne s'agissait plus de tragédies. L'ombre triste de
+Mirame dut se voiler pour ne point voir ces fameux petits soupers que le
+duc d'Orléans faisait, dit Saint-Simon, «en des compagnies fort
+étranges;» mais ses théâtres servirent, car la mode était aux filles
+d'Opéra.
+
+La belle duchesse de Berry, fille du régent, toujours entre deux vins et
+le nez barbouillé de tabac d'Espagne, faisait partie de l'_étrange
+compagnie_ où n'entraient, ajoute le même Saint-Simon, «que des dames de
+moyenne vertu et des gens de peu, mais brillant par leur esprit et leur
+débauche... On buvait beaucoup et du meilleur... On disait des ordures à
+gorge déployée, des impiétés à qui mieux mieux, et quand on avait fait
+du bruit et qu'on était bien ivre, on allait se coucher...»
+
+Mais Saint-Simon n'aimait pas le régent. Si l'histoire ne peut cacher
+entièrement les regrettables faiblesses de ce prince, du moins nous
+montre-t-elle les grandes qualités que ses excès ne parvinrent pas à
+étouffer.
+
+Ses vices étaient à son infâme précepteur: ce qu'il avait de vertu lui
+appartenait, d'autant mieux qu'on avait fait plus d'efforts pour la tuer
+en lui. Ses orgies, et ceci est rare, n'eurent point de revers sanglant.
+Il fut humain; il fut bon. Peut-être eût-il été grand sans les exemples
+et les conseils qui empoisonnèrent sa jeunesse.
+
+Le jardin du Palais-Royal était alors beaucoup plus vaste
+qu'aujourd'hui. Il touchait d'un côté aux maisons de la rue de
+Richelieu, de l'autre aux maisons de la rue des Bons-Enfants. Au fond,
+du côté de la Rotonde, il allait jusqu'à la rue Neuve-des-Petits-Champs.
+Ce fut longtemps après seulement, sous le règne de Louis XVI que
+Louis-Philippe-Joseph, duc d'Orléans, bâtit ce qu'on appelle les
+galeries de pierre, pour isoler le jardin et l'embellir.
+
+Au temps où se passe notre histoire, d'énormes charmilles, toutes
+taillées en portiques italiens, entouraient les berceaux, les massifs et
+les parterres. La belle allée de marronniers d'Inde, plantée par le
+cardinal de Richelieu, était dans toute sa vigueur. L'arbre de Cracovie,
+dernier arbre de cette avenue, existait encore au commencement de ce
+siècle.
+
+Deux autres avenues d'ormes, taillés en boule, allaient dans le sens de
+la largeur. Au centre était une demi-lune avec bassin d'eau
+jaillissante. A droite et à gauche, en revenant vers le palais, on
+trouvait le rond-point de Mercure et le rond-point de Diane, entourés de
+massifs d'arbrisseaux. Derrière le bassin se trouvait le quinconce des
+tilleuls, entre les deux grandes pelouses.
+
+L'aile orientale du palais, plus considérable que celle où fut
+construit, plus tard, le Théâtre Français sur l'emplacement de la
+célèbre galerie de Mansart, se terminait par un pignon à fronton, qui
+portait cinq fenêtres de façade sur le jardin. Ces fenêtres regardaient
+le rond-point de Diane. Le cabinet de travail du régent était là.
+
+Le Grand-Théâtre, qui avait subi fort peu de modifications depuis le
+temps du cardinal, servait aux représentations de l'opéra. Le palais
+proprement dit, outre les salons d'apparat, contenait les appartements
+d'Élisabeth-Charlotte de Bavière, princesse palatine, duchesse
+douairière d'Orléans, seconde femme de Monsieur, ceux de la duchesse
+d'Orléans, femme du régent, et ceux du duc de Chartres. Les princesses,
+à l'exception de la duchesse de Berry et de l'abbesse de Chelles,
+habitaient l'aile occidentale qui allait vers la rue de Richelieu.
+
+L'Opéra, situé de l'autre côté, occupait une partie de l'emplacement
+actuel de la cour des Fontaines et de la rue de Valois. Il avait ses
+derrières sur la rue des Bons-Enfants. Un passage, connu sous le nom
+galant de Cour-aux-Ris, séparait l'entrée particulière de ces dames des
+appartements du régent.
+
+Elles jouissaient, à titre de tolérance, du jardin du palais.
+
+Celui-ci n'était point ouvert au public, comme de nos jours; mais il
+était facile d'en obtenir l'entrée. En outre, presque toutes les maisons
+des rues des Bons-Enfants, de Richelieu et Neuve-des-Petits-Champs
+avaient des balcons, des terrasses régnantes, des portes basses et même
+des perrons qui donnaient accès dans les massifs. Les habitants de ces
+maisons se croyaient si bien en droit de jouir du jardin, qu'ils firent
+plus tard un procès à Louis-Philippe-Joseph d'Orléans lorsque ce prince
+voulut enclore le Palais-Royal.
+
+Tous les auteurs contemporains s'accordent à dire que le jardin du
+palais était un _séjour délicieux_, et certes, sous ce rapport, nous
+avons beaucoup à regretter. Rien de moins délicieux que le promenoir
+carré, envahi par les bonnes d'enfants, et où s'alignent maintenant les
+deux allées d'ormes malades. Il faut croire que la construction des
+galeries, en interceptant l'air, nuit à la végétation; notre
+Palais-Royal est une très-belle cour: ce n'est plus un jardin.
+
+Cette nuit-là, c'était un enchantement, un paradis, un palais de fées.
+Le régent, qui n'avait pas beaucoup de goût à la représentation,
+sortait de son habitude et faisait les choses magnifiquement. On
+disait, il est vrai, que ce bon M. Law fournissait l'argent de la fête:
+mais qu'importait cela! En ce monde, beaucoup de gens sont de cet avis,
+qu'il ne faut voir que le résultat.
+
+Si M. Law payait les violons en son propre honneur, c'était un homme qui
+entendait bien la publicité, voilà tout. Il eût mérité de vivre de nos
+jours d'habileté, où tel écrivain s'est fait une renommée en achetant
+tous les exemplaires des quatorze premières éditions de son livre, si
+bien que la quinzième a fini par se vendre ou à peu près,--où tel
+dentiste, pour gagner vingt mille francs, dépense dix mille écus en
+annonces,--où tel directeur de théâtre met chaque soir trois ou quatre
+cents humbles amis dans sa salle pour prouver à deux cent cinquante
+spectateurs vrais que l'enthousiasme n'est pas mort en France.
+
+Ce n'est pas seulement à titre d'inventeur de l'agio que ce bon M. Law
+peut être regardé comme le véritable précurseur de la banque
+contemporaine.
+
+Cette fête était pour lui; cette fête avait pour but de glorifier son
+système et aussi sa personne. Pour que la poudre qu'on jette aille bien
+dans les yeux éblouis, il faut la jeter de haut. Ce bon monsieur Law
+avait senti le besoin d'un piédestal d'où il pût mieux jeter sa poudre.
+On devait cuire une nouvelle fournée d'actions le lendemain.
+
+Comme l'argent ne lui coûtait rien, il fit sa fête splendide.
+
+Nous ne parlerons point des salons du Palais, décorés pour cette
+circonstance avec un luxe inouï. La fête était surtout dans le jardin,
+malgré la saison avancée. Le jardin était entièrement tendu et couvert.
+La décoration générale représentait un campement de colons dans la
+Louisiane, sur les bords du Mississipi, ce fleuve d'or. Toutes les
+serres de Paris avaient été mises à contribution pour composer des
+massifs d'arbustes exotiques: on ne voyait partout que fleurs tropicales
+et fruits du paradis terrestre. Les lanternes qui pendaient à profusion
+aux arbres et aux colonnes étaient des lanternes indiennes; on se le
+disait; seulement les tentes des Indiens sauvages, jetées çà et là,
+semblaient trop jolies.
+
+Mais les amis de M. Law allaient répétant:
+
+--Vous ne vous figurez pas comme les naturels de ce pays sont avancés!
+
+Une fois admis le style un peu fantastique des tentes, il est certain
+que tout était d'un rococo délicieux. Il y avait des lointains ménagés,
+des forêts sur toile, des rochers de carton à l'aspect terrible, des
+cascades qui écumaient comme si l'on eût mis du savon dans leur eau.
+
+Le bassin central était surmonté de la statue allégorique du Mississipi,
+qui avait un peu les traits de ce bon M. Law. Ce dieu tenait une arme
+d'où l'eau s'échappait: derrière le dieu, dans le bassin même, on avait
+placé une machine ayant mission de figurer une de ces chaussées que
+construisent les castors dans les cours d'eau de l'Amérique
+septentrionale.
+
+M. de Buffon n'avait pas encore fait l'histoire de ces intéressants
+animaux, ingénieux, méthodiques et rangés comme des élèves de l'école
+Polytechnique.
+
+Nous avons placé ce détail de la chaussée des castors, parce qu'il dit
+tout et vaut à lui seul la description la plus étendue.
+
+C'était autour de la statue du dieu Mississipi que la Nivelle,
+mademoiselle Dubois-Duplant, mademoiselle Hernoux, Leguay, Salvator et
+Pompignan devaient danser le ballet indien, pour lequel cinq cents
+sujets étaient engagés.
+
+Les compagnons de plaisir du régent, le marquis de Cossé, le duc de
+Brissac, la Fare, le poëte, madame de Tencin, madame de Royan et la
+duchesse de Berry s'étaient bien un peu moqués autour de tout cela, mais
+pas tant que le régent lui-même.
+
+Il n'y avait guère qu'un homme pour surpasser le régent dans ses
+railleries, c'était ce bon M. Law.
+
+Les salons étaient déjà encombrés, et Brissac avait ouvert le bal par
+ordre avec mademoiselle de Toulouse. Il y avait foule dans les jardins,
+et le lansquenet allait sous toutes les tentes plus ou moins sauvages.
+Malgré les piquets de gardes françaises (déguisés en Indiens d'opéra)
+posés à toutes les portes des maisons voisines donnant sur les jardins,
+plus d'un intrus était parvenu à se glisser. On voyait çà et là des
+dominos dont l'apparence n'était rien moins que catholique.
+
+C'était un grand bruit, une foule remuante et joyeuse, ayant parti pris
+de s'amuser quand même.
+
+Cependant, les rois de la fête n'avaient point fait encore leur entrée.
+On n'avait vu ni le régent, ni les princesses, ni ce bon M. Law. On
+attendait.
+
+Dans un wigwam en velours nacarat, orné de crépines d'or, où les sachems
+du grand fleuve eussent bien voulu fumer le calumet de paix, on avait
+réuni plusieurs tables. Ce wigwam était situé non loin du rond-point de
+Diane, sous les fenêtres mêmes du cabinet du régent. Il contenait
+nombreuse compagnie.
+
+Autour d'une table de marbre, recouverte d'une natte, un lansquenet
+turbulent se faisait. L'or roulait à grosses poignées; on criait, on
+riait.--Non loin de là un groupe de vieux gentilshommes causaient
+discrètement auprès d'une table de reversi.
+
+A la table de lansquenet, nous eussions reconnu Chaverny, le beau petit
+marquis, Navailles, Gironne, Nocé, Taranne, Albret et d'autres,--M. de
+Peyrolles était là et gagnait.
+
+C'était une habitude qu'il avait. On la lui connaissait. Ses mains
+étaient généralement surveillées.--Du reste, sous la régence, tromper au
+jeu n'était pas péché mortel.
+
+On n'entendait que des chiffres qui allaient se croisant et rebondissant
+de l'un à l'autre: cent louis! cinquante! deux cents!--quelques jurons
+de mauvais joueurs, et le rire involontaire des gagnants.
+
+Toutes les figures, bien entendu, étaient découvertes autour de la
+table. Dans les avenues, au contraire, beaucoup de masques et beaucoup
+de dominos allaient causant. Des laquais en livrée de fantaisie et pour
+la plupart masqués, pour ne pas dénoncer l'incognito de leurs maîtres,
+se tenaient de l'autre côté du petit perron du régent.
+
+--Gagnez-vous, Chaverny? demanda un petit domino bleu qui vint mettre sa
+tête encapuchonnée à l'ouverture de la tente.
+
+Chaverny jetait le fond de sa bourse sur la table.
+
+--Cidalise! s'écria Gironne; à notre secours, nymphe des forêts vierges!
+
+Un autre domino parut derrière le premier.
+
+--Qui parle de vierges? demanda le second domino.
+
+--Ce n'est pas une personnalité, Desbois, ma mignonne, lui fut-il
+répondu; il s'agit de forêts.
+
+--A la bonne heure! fit mademoiselle Desbois-Duplant qui entra.
+
+Cidalise donna sa bourse à Gironne.
+
+Un des vieux gentilshommes assis à la table de reversi fit un geste de
+dégoût.
+
+--De notre temps, monsieur de Barbanchois, dit-il à son voisin, cela se
+faisait autrement.
+
+--Tout est gâté, monsieur de la Hunaudaye, répondit le voisin, tout est
+perverti!
+
+--Rapetissé, monsieur de Barbanchois!
+
+--Abâtardi, monsieur de la Hunaudaye!
+
+--Travesti!
+
+--Galvaudé!
+
+--Sali!
+
+Et tous deux en choeur, avec un grand soupir:
+
+--Où allons-nous, baron, où allons-nous?
+
+M. le baron de Barbanchois poursuivit en prenant un des boutons d'agate
+qui décoraient l'antique pourpoint de M. le baron de la Hunaudaye:
+
+--Qui sont ces gens, monsieur le baron?
+
+--Monsieur le baron, je vous le demande?
+
+--Tiens-tu, Taranne? criait en ce moment Montaubert; cinquante!
+
+--Taranne! grommela M. de Barbanchois, ce n'est pas un homme, c'est une
+rue!
+
+--Tiens-tu, Albret?...
+
+--Cela s'appelle, fit M. de la Hunaudaye, comme la mère de Henri le
+Grand... Où pèchent-ils leurs noms?
+
+--Où Bichon, l'épagneul de madame la baronne a-t-il pêché le sien?
+répliqua M. de Barbanchois en ouvrant sa tabatière.
+
+Cidalise qui passait y fourra effrontément ses deux doigts. M. le baron
+resta bouche béante.
+
+--Il est bon, dit la fille d'Opéra.
+
+--Madame, repartit gravement le baron de Barbanchois, je n'aime point
+mêler... veuillez accepter la boîte.
+
+Cidalise ne se formalisa point. Elle prit la boîte et toucha d'un geste
+caressant le vieux menton du gentilhomme indigné. Puis elle fit une
+pirouette et s'éloigna.
+
+--Où allons-nous! grommela M. de la Hunaudaye.
+
+--Où allons-nous! répéta M. de Barbanchois qui suffoquait; que dirait le
+feu roi, s'il voyait de pareilles choses?
+
+Au lansquenet:
+
+--Perdu! Chaverny! Encore perdu!
+
+--C'est égal... j'ai la terre de ***. Je tiens tout!
+
+--Son père était un digne soldat! dit le baron de Barbanchois; à qui
+appartient-il?
+
+--A monsieur le prince de Gonzague.
+
+--Dieu nous garde des Italiens!
+
+--Les Allemands valent-ils mieux, monsieur le baron?... Un comte de Horn
+roué en Grève pour assassinat!
+
+--Un parent de Son Altesse!... Où allons-nous!
+
+--Je vous dis, monsieur le baron, qu'on finira par s'égorger en plein
+midi dans les rues!
+
+--Eh! monsieur le baron! c'est déjà commencé... N'avez-vous point lu les
+nouvelles?... Hier, une femme assassinée près du Temple... la Louvet,
+une agioteuse...
+
+--Ce matin, un commis du trésor de la guerre, le sieur Sandrier, retiré
+de la Seine au pont Notre-Dame...
+
+--Pour avoir parlé trop haut de cet Écossais maudit..., prononça tout
+bas M. de Barbanchois.
+
+--Chut!... fit M. de la Hunaudaye, c'est le onzième depuis huit
+jours!...
+
+--Oriol!... Oriol à la rescousse! crièrent en ce moment les joueurs.
+
+Le gros petit traitant parut à l'entrée de la tente. Il avait le masque
+et son costume d'une richesse grotesque qui lui avait fait dans le bal
+un haut succès de rires.
+
+--C'est étonnant, dit-il, tout le monde me reconnaît!
+
+--Il n'y a pas deux Oriol! s'écria Navailles.
+
+--Ces dames trouvent que c'est assez d'un! fit Nocé.
+
+--Jaloux! s'écria-t-on de toutes parts en riant.
+
+Oriol demanda:
+
+--Messieurs, n'avez-vous point vu Nivelle?
+
+--Dire que ce pauvre ami, déclama Gironne, sollicite en vain, depuis
+huit mois, la place de financier bafoué et dévoué auprès de notre chère
+Nivelle!
+
+--Jaloux! dit-on encore.
+
+--As-tu vu d'Hozier, Oriol?
+
+--As-tu tes parchemins?
+
+--Oriol, sais-tu le nom de l'aïeul que tu vas envoyer aux croisades?
+
+Et les rires d'éclater.
+
+M. de Barbanchois joignait les mains; M. de la Hunaudaye disait:
+
+--Ce sont des gentilshommes, M. le baron, qui raillent ces saintes
+choses!
+
+--Où allons-nous, seigneur! où allons-nous!...
+
+--Peyrolles!... dit le petit traitant qui s'approcha de la table; je
+vous fais les cinquante louis, puisque c'est vous... Mais relevez vos
+manchettes.
+
+--Plaît-il! fit le factotum de M. de Gonzague; je ne plaisante qu'avec
+mes égaux, mon petit monsieur!
+
+Chaverny regarda les laquais derrière le perron du régent.
+
+--Parbleu! murmura-t-il, ces coquins ont l'air de s'ennuyer là-bas... va
+les chercher, Taranne, pour que cet honnête M. de Peyrolles ait un peu
+avec qui se gaudir!
+
+Le factotum n'entendit point cette fois. Il ne se fâchait qu'à bonnes
+enseignes. Il se contenta de gagner les cinquante louis d'Oriol.
+
+--Et du papier! disait le vieux Barbanchois, toujours du papier!
+
+--On nous paye nos pensions en papier, baron!
+
+--Et nos fermages... que représentent ces chiffons!
+
+--L'argent s'en va!
+
+--L'or aussi... Voulez-vous que je vous dise, baron? nous marchons à une
+catastrophe!
+
+--Monsieur, mon ami, repartit la Hunaudaye en serrant furtivement la
+main de Barbanchois, nous y marchons!... c'est l'avis de madame la
+baronne!
+
+Parmi les clameurs, les rires et les quolibets croisés, la voix d'Oriol
+s'éleva de nouveau:
+
+--Connaissez-vous la nouvelle? demanda-t-il, la grande nouvelle?
+
+--Non... voyons la grande nouvelle!
+
+--Je vous le donne en mille!... mais vous ne devineriez pas!...
+
+--M. Law s'est fait catholique?
+
+--Madame de Berry boit de l'eau?
+
+--M. du Maine a fait demander une invitation au régent?
+
+Et cent autres impossibilités.
+
+--Vous n'y êtes pas, vous n'y êtes pas, très-chers!... Vous n'y serez
+jamais!... Madame la princesse de Gonzague... la veuve inconsolable de
+M. de Nevers... Artémise, vouée au deuil éternel...
+
+A ce nom de madame la princesse de Gonzague, tous les vieux
+gentilshommes avaient dressé l'oreille.
+
+--Eh bien! eh bien! fit-on autour de la table de lansquenet.
+
+--Eh bien! reprit Oriol, Artémise a fini de boire la cendre du
+mausolée!... Madame la princesse de Gonzague est au bal!
+
+On se récria. C'était chose impossible.
+
+--Je l'ai vue! affirma le petit traitant, de mes yeux vue!... assise
+auprès de la princesse Palatine... Mais j'ai vu quelque chose de plus
+extraordinaire encore.
+
+--Quoi donc? demanda-t-on de toutes parts.
+
+Oriol se rengorgea; il tenait le dé.
+
+--J'ai vu, reprit-il pourtant, et je n'avais pas la berlue... et j'étais
+bien éveillé... j'ai vu M. le prince de Gonzague refusé à la porte du
+régent.
+
+On fit silence. Cela intéressait tout le monde. Tout ce qui entourait
+cette table de lansquenet attendait sa fortune de Gonzague.
+
+--Qu'y a-t-il d'étonnant à cela? demanda Peyrolles, les affaires de
+l'État...
+
+--A cette heure, Son Altesse ne s'occupe point des affaires de l'État.
+
+--Cependant, si un ambassadeur...
+
+--Son Altesse n'était point avec un ambassadeur!
+
+--Si quelque caprice nouveau...
+
+--Son Altesse n'était pas avec une dame.
+
+C'était Oriol qui faisait ces réponses nettes et catégoriques. La
+curiosité générale grandissait.
+
+--Mais avec qui donc était Son Altesse?
+
+--On se le demandait, repartit le petit traitant. M. de Gonzague
+lui-même s'en informait avec beaucoup de mauvaise humeur.
+
+--Et que lui répondaient les valets? interrogea Navailles.
+
+--Mystère, messieurs, mystère!... M. le régent est triste depuis
+certaine missive qu'il reçut d'Espagne... M. le régent a donné ordre
+aujourd'hui d'introduire par la petite porte de la cour des Fontaines un
+personnage qu'aucun de ses valets ordinaires n'a vu... sauf Blondeau,
+qui a cru entrevoir dans le second cabinet un petit homme tout noir de
+la tête aux pieds... un bossu.
+
+--Un bossu! répéta-t-on à la ronde;--il en pleut des bossus!...
+
+--Son Altesse s'est enfermée avec lui... et la Fare... et Brissac... et
+la duchesse de Chalais elle-même ont trouvé porte close!.
+
+Il y eut un silence. Par l'ouverture de la tente, on pouvait apercevoir
+les fenêtres éclairées du cabinet de Son Altesse.--Oriol regarda de ce
+côté par hasard.
+
+--Tenez! tenez! s'écria-t-il en étendant la main,--ils sont encore
+ensemble!
+
+Tous les yeux se tournèrent à la fois vers les fenêtres du
+pavillon.--Sur les rideaux blancs, la silhouette de Philippe d'Orléans
+se détachait; il marchait.--Une autre ombre indécise, placée du côté de
+la lumière semblait l'accompagner.
+
+Ce fut l'affaire d'un instant: les deux ombres avaient dépassé la
+fenêtre.
+
+Quand elles revinrent, elles avaient changé de place en tournant. La
+silhouette du régent était vague, tandis que celle de son mystérieux
+compagnon se dessinait avec netteté sur le rideau,--quelque chose de
+difforme: une grosse bosse sur un petit corps et de longs bras qui
+gesticulaient avec vivacité...
+
+
+FIN DU TOME TROISIÈME.
+
+
+
+
+TABLE DES CHAPITRES
+DU TROISIÈME VOLUME.
+
+ Pages
+
+ LES MÉMOIRES D'AURORE.
+ (Suite.)
+
+ III. La gitanita 5
+
+ IV. Où Flor emploie un charme 29
+
+ V. Où Aurore s'occupe d'un petit marquis 53
+
+ VI. En mettant le couvert 75
+
+ VII. Maître Louis 95
+
+ VIII. Deux jeunes filles 117
+
+ IX. Les trois souhaits 139
+
+ X. Deux dominos 159
+
+ LE PALAIS-ROYAL.
+
+ I. Sous la tente 181
+
+ FIN DE LA TABLE.
+
+
+ * * * * *
+
+
+ Liste des modifications:
+
+ page 9: enlevé 1 on (mon ami; on ne me répondit point.)
+ page 13: fil remplacé par fit (descends! fit Henri avec impatience.)
+ page 18: gentlishommes remplacé par gentilshommes
+ page 51: Stapitz remplacé par Staupitz
+ page 59: que remplacé par qui (des jalousies à mes fenêtres qui)
+ page 66: François remplacé par Françoise
+ page 69: Tarride remplacé par Tarrides
+ page 75: pardessus remplacé par par dessus (A droite, par dessus le
+ rempart)
+ page 128: une remplacé par un (un carrosse)
+ page 135: avouous remplacé par avouons
+ page 181: on remplacé par ou (dans le granit ou dans le grès.)
+ page 184: Lous remplacé par Louis (Louis XIV)
+ page 186: m'aimait remplacé par n'aimait (Saint-Simon n'aimait pas)
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Le Bossu Volume 3, by Paul Féval
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE BOSSU VOLUME 3 ***
+
+***** This file should be named 34301-8.txt or 34301-8.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
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+
+Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed
+Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
+produced from images generously made available by The
+Internet Archive/Canadian Libraries)
+
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
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+Creating the works from public domain print editions means that no
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+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
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+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
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+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
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+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
+License as specified in paragraph 1.E.1.
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+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
+performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
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+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
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+
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+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
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+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
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+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
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+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
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+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
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+The Project Gutenberg EBook of Le Bossu Volume 3, by Paul Féval
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Le Bossu Volume 3
+ Aventures de cape et d'épée
+
+Author: Paul Féval
+
+Release Date: November 12, 2010 [EBook #34301]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE BOSSU VOLUME 3 ***
+
+
+
+
+Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed
+Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
+produced from images generously made available by The
+Internet Archive/Canadian Libraries)
+
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+</pre>
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+<hr class="full" />
+
+<p class="left"><a href="#note">Au lecteur</a></p>
+
+<h1>LE BOSSU.</h1>
+
+<hr class="tiny" />
+
+<p class="center">Bruxelles.&mdash;Imp. de <span class="smcap">E. Guyot</span>, succ. de <span class="smcap">Stapleaux</span>,<br />
+rue de Schaerbeek, 12.</p>
+
+<hr class="tiny" />
+
+<p class="center">COLLECTION HETZEL.</p>
+
+<hr class="tiny" />
+
+<h1>LE BOSSU</h1>
+
+<h3>AVENTURES DE CAPE ET D'ÉPÉE</h3>
+
+<p class="center"><small>PAR</small></p>
+
+<h2>PAUL FÉVAL.</h2>
+
+<h2>3</h2>
+
+<hr class="tiny" />
+
+<p class="center">Édition autorisée pour la Belgique et l'Étranger,<br />
+interdite pour la France.</p>
+
+<hr class="tiny" />
+
+<div class="figcenter">
+<img src="images/title.png" alt="" title="" width="150" height="142" /></div>
+
+<p class="center"><b>LEIPZIG,</b></p>
+
+<p class="center"><b>ALPHONSE DÜRR, LIBRAIRE-ÉDITEUR.</b></p>
+
+<hr class="tiny" />
+
+<p class="center"><b>1857</b></p>
+
+<hr class="small" />
+
+<h6><a href="#table_des_chapitres">TABLE DES CHAPITRES <br />DU TROISIÈME VOLUME</a></h6>
+
+<hr class="small" />
+
+<h2>LES MÉMOIRES D'AURORE.</h2>
+
+<h2>(SUITE.)</h2>
+
+<h2><a name="ch1" id="ch1"></a>III</h2>
+
+<h3>&mdash;La gitanita.&mdash;</h3><p><span class="pagenum"><a name="Page_5" id="Page_5">5</a></span></p>
+
+<p>«..... Je pleure souvent, ma mère, depuis que je suis grande; mais je
+suis faite comme les enfants. Le sourire chez moi n'attend pas les
+larmes séchées.</p>
+
+<p>»Vous vous êtes dit peut-être déjà en lisant ce bavardage incohérent:
+mes impressions de batailles, l'histoire des deux hidalgos, l'oncle don
+Miguel et le neveu don Sanche,&mdash;mes premières études dans un livre
+d'escrime,&mdash;le récit de mes pauvres plaisirs d'enfant,&mdash;vous vous êtes
+dit peut-être: «C'est une folle!»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_6" id="Page_6">6</a></span></p>
+
+<p>»C'est vrai: la joie me rend folle.&mdash;Mais je ne suis pas lâche dans la
+douleur.</p>
+
+<p>»La joie m'enivre. Je ne sais pas ce que c'est que le plaisir mondain et
+peu m'importe; ce qui m'attire, c'est la joie du c&oelig;ur.</p>
+
+<p>»Je suis gaie, je suis enfant, je m'amuse avec tout, hélas! comme si je
+n'avais pas déjà bien souffert...</p>
+
+<p>»Il fallut quitter Pampelune, où nous commencions à être moins pauvres.
+Henri avait même pu amasser une petite épargne et bien lui en prit.</p>
+
+<p>»Je pense que j'avais alors dix ans, ou à peu près.</p>
+
+<p>»Il rentra un soir inquiet et tout soucieux. J'augmentai sa
+préoccupation en lui disant que, tout le jour, un homme, enveloppé d'un
+manteau sombre, avait fait sentinelle dans la rue sous nos croisées.</p>
+
+<p>Henri ne se mit point à table. Il prépara ses armes et s'habilla comme
+pour un long voyage. La nuit venue, il me fit passer à mon tour un
+corsage de drap, et me laça mes brodequins. Il sortit avec son épée.
+J'étais dans des transes. Depuis longtemps, je ne l'avais pas vu si
+agité.</p>
+
+<p>»Quand il revint, ce fut pour faire un paquet de ses hardes et des
+miennes.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_7" id="Page_7">7</a></span></p>
+
+<p>»&mdash;Nous allons partir, Aurore, me dit-il!</p>
+
+<p>»&mdash;Pour longtemps? demandai-je.</p>
+
+<p>»&mdash;Pour toujours.</p>
+
+<p>»&mdash;Quoi! m'écriai-je en regardant notre pauvre petit ménage,&mdash;nous
+allons laisser tout cela?</p>
+
+<p>»&mdash;Oui, tout cela, fit-il en souriant tristement;&mdash;je viens d'aller
+chercher au coin de la rue un pauvre homme qui sera notre héritier... Il
+est content comme un roi, lui... Ainsi va le monde!</p>
+
+<p>»&mdash;Mais où allons-nous, ami? demandai-je encore.</p>
+
+<p>»&mdash;Dieu le sait, me répondit-il en essayant de paraître gai;&mdash;en route,
+ma petite Aurore... il est temps!</p>
+
+<p>»Nous sortîmes.&mdash;Ici se place quelque chose de terrible, ma mère. Ma
+plume s'est arrêtée un instant, mais je ne veux rien te cacher.</p>
+
+<p>»Comme nous descendions les marches du perron, je vis un objet sombre au
+milieu de la rue déserte. Henri voulut m'entraîner dans la direction des
+remparts; mais je lui échappai, embarrassé qu'il était par son fardeau
+et je m'élançai vers l'objet qui avait attiré mon attention.</p>
+
+<p>»Henri poussa un cri: c'était pour m'arrêter. Je ne lui avais jamais
+désobéi, mais il était <span class="pagenum"><a name="Page_8" id="Page_8">8</a></span> trop tard. Je distinguais déjà une forme
+humaine sous un manteau et je croyais reconnaître le manteau de la
+mystérieuse sentinelle qui s'était promenée sous nos fenêtres durant
+tout le jour.</p>
+
+<p>»Je soulevai le manteau. C'était bien l'homme que j'avais vu dans la
+journée. Il était mort et son sang l'inondait.</p>
+
+<p>»Je tombai à la renverse comme si j'eusse reçu moi-même le coup de la
+mort.</p>
+
+<p>»Il y avait eu un combat, là, tout près de moi; car, en sortant, Henri
+avait pris son épée. Henri avait encore une fois risqué sa vie pour
+moi,&mdash;pour moi, j'en étais sûre...</p>
+
+<p>».... Je m'éveillai au milieu de la nuit. J'étais seule ou du moins je
+me croyais seule.&mdash;C'était une chambre encore plus pauvre que celle dont
+nous sortions, cette chambre qui se trouve d'ordinaire au premier étage
+des fermes espagnoles, dont les maîtres sont de pauvres hidalgos.</p>
+
+<p>»Il y avait un bruit de voix à peine saisissable dans la pièce située
+au-dessous,&mdash;sans doute la salle commune de la ferme.</p>
+
+<p>J'étais couchée sur un lit à colonnes vermoulues. Une paillasse,
+recouverte d'une serpillière en lambeaux. La lumière de la lune entrait
+par <span class="pagenum"><a name="Page_9" id="Page_9">9</a></span> les fenêtres sans carreaux.&mdash;Je voyais en face du lit le
+feuillage léger de deux grands chênes liéges qui se balançaient
+doucement à la brise nocturne.</p>
+
+<p>»J'appelai doucement Henri, mon ami; <ins class="correction" title="on on">on</ins> ne me répondit point.</p>
+
+<p>»Mais je vis une ombre qui rampait sur le sol, et, l'instant d'après,
+Henri se dressait à mon chevet. Il me fit de la main signe de me taire
+et me dit tout bas à l'oreille:</p>
+
+<p>»&mdash;Ils ont découvert nos traces... ils sont en bas.</p>
+
+<p>»&mdash;Qui donc? demandai-je.</p>
+
+<p>»&mdash;Les compagnons de celui qui était sous le manteau.</p>
+
+<p>»Le mort! je me sentis frémir de la tête aux pieds et je crus que
+j'allais m'évanouir de nouveau.</p>
+
+<p>»Henri me serra le bras et reprit:</p>
+
+<p>»&mdash;Ils étaient là tout à l'heure, derrière la porte. Ils ont essayé de
+l'ouvrir. J'ai passé mon bras comme une barre dans les anneaux. Ils
+n'ont pas deviné la nature de l'obstacle. Ils sont descendus pour
+chercher une pince, afin de jeter la porte en dedans: ils vont revenir.</p>
+
+<p>»&mdash;Mais que leur avez-vous donc fait, Henri, mon ami, m'écriai-je, pour
+qu'ils vous poursuivent avec tant d'acharnement?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_10" id="Page_10">10</a></span></p>
+
+<p>»&mdash;Je leur ai arraché la proie qu'ils allaient déchirer, les loups! me
+répondit-il.</p>
+
+<p>»Moi! c'était moi! je le comprenais bien. Cette pensée m'emplissait le
+c&oelig;ur et le navrait: j'étais cause de tout. J'avais brisé sa vie. Cet
+homme, si beau naguère, si brillant, si heureux, se cachait maintenant
+comme un criminel. Il m'avait donné son existence tout entière.</p>
+
+<p>»Pourquoi?...</p>
+
+<p>»&mdash;Père, lui dis-je, père chéri, laissez-moi ici et sauvez-vous, je vous
+en supplie.</p>
+
+<p>»Il mit sa main sur ma bouche.</p>
+
+<p>»&mdash;Petite folle! murmura-t-il; s'ils me tuent, je serai bien forcé de
+t'abandonner... mais ils ne me tiennent pas encore... Lève-toi!</p>
+
+<p>»Je fis effort pour obéir; j'étais bien faible.</p>
+
+<p>»J'ai su depuis que mon ami Henri, harassé de fatigue, car il m'avait
+portée dans ses bras, demi-morte que j'étais, depuis Pampelune jusqu'à
+cette maison éloignée, était entré là pour demander un gîte.</p>
+
+<p>»C'étaient des pauvres gens. On lui donna cette chambre où nous étions.</p>
+
+<p>»Henri allait s'étendre sur une couche de paille préparée pour lui,
+lorsqu'il entendit un bruit de chevaux dans la campagne. Les chevaux
+s'arrêtèrent à la porte de la maison isolée. Henri <span class="pagenum"><a name="Page_11" id="Page_11">11</a></span> devina bien tout
+de suite qu'il fallait remettre le sommeil à une autre nuit.</p>
+
+<p>»Au lieu de se coucher, il ouvrit tout doucement la porte et descendit
+quelques marches de l'escalier.</p>
+
+<p>»On causait dans la salle basse.&mdash;Le fermier en haillons disait:</p>
+
+<p>»&mdash;Je suis gentilhomme et je ne livrerai pas mes hôtes!</p>
+
+<p>»Henri entendit le bruit d'une poignée d'or qu'on jetait sur la table.</p>
+
+<p>»Le fermier gentilhomme eut la bouche fermée.</p>
+
+<p>»Une voix qu'il connaissait ordonna:</p>
+
+<p>»&mdash;A la besogne et que ce soit vite fait!</p>
+
+<p>»Henri rentra précipitamment et referma la porte de son mieux. Il
+s'élança vers la fenêtre pour voir s'il y avait moyen de fuir.</p>
+
+<p>»Les branches de deux grands lièges frôlaient la croisée sans carreaux.
+C'était un petit potager clos d'une haie. Au delà, une prairie, puis la
+rivière d'Arga, que la lune montrait au travers des arbres.</p>
+
+<p>»On montait l'escalier. Henri remplaça la barre absente par son bras
+qu'il mit en travers. On essaya d'ouvrir, on poussa, on pesa, on jura,
+mais le bras d'Henri valait une barre de fer:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_12" id="Page_12">12</a></span></p>
+
+<p>»&mdash;Te voilà bien pâle, ma petite Aurore, reprit Henri quand il me vit
+levée; mais tu es brave et tu me seconderas...</p>
+
+<p>»&mdash;Oh! oui!... m'écriai-je transportée d'aise à la pensée de le servir.</p>
+
+<p>»Il m'entraîna vers la fenêtre.</p>
+
+<p>»&mdash;Descendrais-tu bien dans le verger par cet escalier-là? me
+demanda-t-il en me montrant les branches et le tronc de l'un des liéges.</p>
+
+<p>»&mdash;Oui, répondis-je, oui, père, si tu me promets de me rejoindre bien
+vite.</p>
+
+<p>»&mdash;Je te le promets, ma petite Aurore. Bien vite ou jamais, pauvre
+chérie, ajouta-t-il à voix basse en me pressant dans ses bras.</p>
+
+<p>»J'étais bien ébranlée, je ne compris point, et ce fut heureux.</p>
+
+<p>»Henri ouvrit le châssis au moment où les pas se faisaient entendre de
+nouveau dans l'escalier. Je m'accrochais aux branches du liége, tandis
+qu'il s'élançait vers la porte.</p>
+
+<p>»&mdash;Quand tu seras en bas, me dit-il encore, tu jetteras un petit caillou
+dans la chambre... ce sera le signal... Ensuite, tu te glisseras le long
+de la haie jusqu'à la rivière.</p>
+
+<p>»J'étais encore tout contre la fenêtre lorsque j'entendis le bruit de la
+pince qu'on introduisait sous la porte. Je restais, je voulais voir.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_13" id="Page_13">13</a></span></p>
+
+<p>»&mdash;Descends! descends! <ins class="correction" title="fil">fit</ins> Henri avec impatience.</p>
+
+<p>»J'obéis.&mdash;En bas, je pris un petit caillou que je lançai par
+l'ouverture de la croisée.</p>
+
+<p>»J'entendis aussitôt un sourd fracas à l'étage supérieur. Ce devait être
+la porte qu'on forçait. Cela m'ôta mes jambes. Je restai clouée à ma
+place.</p>
+
+<p>»Deux coups de feu retentirent dans la chambre, puis Henri m'apparut
+debout sur l'appui de la croisée.</p>
+
+<p>»D'un saut, et sans s'aider des liéges, il fut auprès de moi.</p>
+
+<p>»&mdash;Ah! malheureuse! fit-il en me voyant, je te croyais déjà sauvée!...
+Ils vont tirer!</p>
+
+<p>»Il m'enlevait déjà dans ses bras,&mdash;plusieurs détonations se firent à la
+croisée.&mdash;Je le sentis violemment tressaillir.</p>
+
+<p>»&mdash;Êtes-vous blessé?... m'écriai-je.</p>
+
+<p>Il était au milieu du verger. Il s'arrêta en pleine lumière, et,
+tournant sa poitrine vers les bandits, qui rechargèrent leurs armes à la
+croisée, il cria par deux fois:</p>
+
+<p>»&mdash;Lagardère! Lagardère!...</p>
+
+<p>»Puis il franchit la haie et gagna la rivière.</p>
+
+<p>»On nous poursuivait.&mdash;L'Arga est en ce <span class="pagenum"><a name="Page_14" id="Page_14">14</a></span> lieu rapide et
+profonde.&mdash;Je cherchais déjà des yeux un batelier, lorsque Henri, sans
+ralentir sa course et me tenant toujours dans ses bras, se jeta au
+milieu du courant.</p>
+
+<p>»C'était un jeu pour lui, je le vis bien; d'une main, il m'élevait
+au-dessus de sa tête; de l'autre, il fendait le fil de l'eau. Nous
+gagnâmes la rive opposée en quelques minutes.</p>
+
+<p>»Nos ennemis se consultaient sur l'autre bord.</p>
+
+<p>»&mdash;Ils vont chercher le gué, dit Henri; nous ne sommes pas encore
+sauvés.</p>
+
+<p>»Il me réchauffait contre sa poitrine, car j'étais trempée et je
+grelottais.</p>
+
+<p>»Nous entendîmes bientôt les chevaux galoper sur l'autre rive... Nos
+ennemis cherchaient le gué pour passer l'Arga et nous poursuivre. Ils
+comptaient bien que nous ne pourrions leur échapper longtemps.</p>
+
+<p>»Quand le bruit de leur course s'étouffa au lointain, Henri rentra dans
+l'eau et traversa de nouveau l'Arga en droite ligne.</p>
+
+<p>»&mdash;Nous voici en sûreté, ma petite Aurore, me dit-il en touchant le bord
+à l'endroit même d'où nous étions partis... Maintenant, il faut te
+sécher et me panser...</p>
+
+<p>»&mdash;Je savais bien que vous étiez blessé! m'écriai-je.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_15" id="Page_15">15</a></span></p>
+
+<p>»&mdash;Bagatelle... viens!</p>
+
+<p>»Il se dirigeait vers la maison du fermier qui nous avait trahis.&mdash;Le
+fermier et sa femme riaient et causaient dans leur salle basse, ayant
+entre eux un bon brasier ardent.</p>
+
+<p>»Terrasser l'homme et le garrotter en un seul paquet avec sa femme fut
+pour Henri l'affaire d'un instant.</p>
+
+<p>»&mdash;Taisez-vous! leur dit-il,&mdash;car ils croyaient qu'on allait les tuer et
+poussaient des cris lamentables. J'ai vu le temps où j'aurais mis le feu
+à votre taudis, comme vous l'avez mérité si bien... mais il ne vous sera
+point fait de mal: voici l'ange qui vous garde!</p>
+
+<p>»Il passait sa main dans mes cheveux mouillés.</p>
+
+<p>»Je voulus l'aider à se panser. Sa blessure était à l'épaule et saignait
+abondamment par les efforts qu'il avait faits. Pendant que mes habits
+séchaient, j'étais enveloppée dans son grand manteau, qu'il avait laissé
+en fuyant dans la chambre du haut. Je fis de la charpie; je bandai sa
+plaie. Il me dit:</p>
+
+<p>»&mdash;Je ne souffre plus... tu m'as guéri!</p>
+
+<p>»&mdash;Le fermier gentilhomme et sa femme ne bougeaient pas plus que s'ils
+eussent été morts.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_16" id="Page_16">16</a></span></p>
+
+<p>»Vers trois heures de nuit, nous quittâmes la maison, montés sur une
+grande vieille mule qu'Henri avait prise à l'écurie et pour laquelle il
+jeta deux pièces d'or sur la table.</p>
+
+<p>»En partant, il dit au mari et à la femme:</p>
+
+<p>»&mdash;S'ils reviennent, présentez-leur les compliments du chevalier de
+Lagardère et dites-leur ceci: «Dieu et la Vierge protégent
+l'orpheline...» En ce moment, Lagardère n'a pas le loisir de s'occuper
+d'eux... mais l'heure viendra!</p>
+
+<p>»La vieille grande mule valait mieux qu'elle n'en avait l'air. Nous
+arrivâmes à Estella vers le point du jour et nous fîmes marché avec un
+arriero pour gagner Burgos, de l'autre côté des montagnes. Henri voulait
+s'éloigner définitivement des frontières de France. Ses ennemis étaient
+des Français.</p>
+
+<p>«Il avait dessein de ne s'arrêter qu'à Madrid.</p>
+
+<p>«Nous autres, pauvres enfants, nous avons le champ libre. Notre
+imagination travaille toujours, dès qu'il s'agit de nos parents
+inconnus.&mdash;Êtes-vous bien riche, ma mère?&mdash;Il faut que vous soyez grande
+pour que cette poursuite obstinée se soit attachée à votre fille.</p>
+
+<p>»Si vous êtes riche, vous ne pouvez guère vous faire idée d'un long
+voyage, à travers cette belle et noble terre d'Espagne, étalant sa
+misère <span class="pagenum"><a name="Page_17" id="Page_17">17</a></span> orgueilleuse sous les splendides éblouissements de son ciel.</p>
+
+<p>»La misère est mauvaise au c&oelig;ur de l'homme. Je sais cela quoique je
+sois bien jeune. Cette chevaleresque race de vainqueurs des Maures est
+déchue. Les fils du Cid sont menteurs, voleurs et lâches. De toutes
+leurs anciennes et illustres qualités, ils n'ont gardé que l'orgueil.</p>
+
+<p>»Un orgueil de comédie, un orgueil poltron, drapé dans des lambeaux:
+l'orgueil de ces spadassins pour rire, que Polichinelle met en fuite
+avec son bâton.</p>
+
+<p>»Le paysage est merveilleux, les habitants sont tristes, paresseux,
+plongés jusqu'au cou dans la malpropreté honteuse.&mdash;Cette belle fille
+qui passe, poétique de loin et portant avec grâce sa corbeille de
+fruits, ce n'est pas la peau de son visage que vous voyez, c'est un
+masque épais de souillures.</p>
+
+<p>»Il y a des fleuves pourtant; mais l'Espagnol n'a pas encore découvert
+l'usage de l'eau. Son corps frileux fuit les ablutions.&mdash;Ce paradis tout
+planté d'orangers en fleurs a d'autres parfums que la fleur d'oranger.</p>
+
+<p>»Quand il y a quelque part cent voleurs de grand chemin, cela s'appelle
+un village. On nomme un alcade. L'alcade et tous ses administrés <span class="pagenum"><a name="Page_18" id="Page_18">18</a></span>
+sont également gentilshommes.&mdash;Autour du village, la terre reste en
+friche. Il passe toujours bien assez de voyageurs, si déserte que soit
+la route, pour que les cent et un <ins class="correction" title="gentlishommes">gentilshommes</ins> et leurs familles aient
+un oignon à manger par jour.</p>
+
+<p>»L'alcade, meilleur gentilhomme que ses concitoyens, est aussi plus
+voleur et plus gourmand. On a vu de ces autocrates manger jusqu'à deux
+oignons en vingt-quatre heures.&mdash;Mais ceux qui font ainsi un dieu de
+leur ventre finissent mal. L'espingole les guette. Il ne faut pas que
+l'opulence abuse insolemment des dons du ciel.</p>
+
+<p>»Il est rare qu'on trouve à manger dans les auberges. Elles sont
+instituées pour couper la gorge aux voyageurs, qui s'en vont sans souper
+dans l'autre monde.</p>
+
+<p>»Le posadero, homme fier et taciturne, vous fournit un petit tas de
+paille recouvert d'une loque grise: c'est un lit.&mdash;Si par hasard on ne
+vous a pas égorgé dans la nuit, vous payez et vous partez sans déjeuner.</p>
+
+<p>»Inutile de parler des moines et des alguazils. Les gueux à escopettes
+sont également connus dans l'univers entier. Personne n'ignore que les
+muletiers sont les associés naturels des brigands de la montagne.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_19" id="Page_19">19</a></span></p>
+
+<p>»Un Espagnol qui a trois lieues à faire dans une direction quelconque
+envoie chercher le garde-notes et dicte son testament.</p>
+
+<p>»De Pampelune à Burgos, nous eûmes des centaines d'aventures, mais
+aucune qui eût trait à nos persécuteurs. C'est de celles-là seulement,
+ma mère, que je veux vous entretenir.&mdash;Nous devions les retrouver encore
+une fois avant d'arriver à Madrid.</p>
+
+<p>»Nous avons pris par Burgos afin d'éviter le voisinage des sierras de la
+Vieille-Castille. L'épargne de mon ami s'épuisait rapidement et nous
+avancions peu, tant la route était pavée d'obstacles. Le récit d'un
+voyage en Espagne ressemble à un entassement d'accidents rassemblés à
+plaisir par une imagination romanesque et moqueuse.</p>
+
+<p>»Enfin, nous laissâmes derrière nous Valladolid et les dentelles de son
+clocher sarrasin. Nous avions fait plus de la moitié de notre route.</p>
+
+<p>»C'était le soir: nous allions côtoyant les frontières du Léon pour
+arriver à Ségovie. Nous étions montés tous deux sur la même mule et nous
+n'avions point de guide.&mdash;La route était belle. On nous avait enseigné
+une auberge sur l'Adaja où nous devions faire grande chère.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_20" id="Page_20">20</a></span></p>
+
+<p>»Cependant, le soleil se couchait derrière les arbres maigres de la
+forêt qui va vers Salamanque et nous n'apercevions nulle trace de
+posada. Le jour baissait; les muletiers devenaient plus rares sur le
+chemin. C'était l'heure des mauvaises rencontres.</p>
+
+<p>»Nous n'en devions point faire, ce soir-là, grâce à Dieu: il n'y avait
+qu'une bonne action sur notre route.</p>
+
+<p>»Ce fut ce soir-là, ma mère, que nous trouvâmes ma petite Flor, ma chère
+gitanita, ma première et ma seule amie.</p>
+
+<p>»Voilà bien longtemps que nous sommes séparées, et pourtant je suis bien
+sûre qu'elle se souvient de moi.&mdash;Deux ou trois jours après notre
+arrivée à Paris, j'étais dans la salle basse et je chantais. Tout à
+coup, j'entendis un cri dans la rue: je crus reconnaître la voix de
+Flor.&mdash;Un carrosse passait: un grand carrosse de voyage sans armoiries.
+Les stores en étaient baissés.&mdash;Je m'étais sans doute trompée.</p>
+
+<p>»Mais bien souvent, depuis lors, je me suis mise à la fenêtre, espérant
+voir sa fine taille si souple, son pied de fer, effleurant la pointe des
+pavés et son &oelig;il noir, brillant derrière son voile de dentelle.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_21" id="Page_21">21</a></span></p>
+
+<p>»Je suis folle! Pourquoi Flor serait-elle à Paris?...</p>
+
+<p>»La route passait au-dessus d'un précipice. Au bord même du précipice,
+il y avait un enfant qui dormait. Je l'aperçus la première et je priai
+Henri, mon ami, d'arrêter la mule; je sautai à terre et j'allai me
+mettre à genoux auprès de l'enfant.</p>
+
+<p>»C'était une petite bohémienne de mon âge,&mdash;et jolie!...</p>
+
+<p>»Je n'ai jamais rien vu de si mignon que Flor: c'était la grâce, la
+finesse, la douce espièglerie.</p>
+
+<p>»Flor doit être maintenant une adorable jeune fille.</p>
+
+<p>»Je ne sais pourquoi j'eus tout de suite envie de l'embrasser. Mon
+baiser l'éveilla. Elle me le rendit en souriant. Mais la vue d'Henri
+l'effraya.</p>
+
+<p>»&mdash;Ne crains rien, lui dis-je.&mdash;C'est mon bon ami, mon père chéri qui
+t'aimera, puisque déjà je t'aime... Comment t'appelles-tu?</p>
+
+<p>»&mdash;Flor... et toi?</p>
+
+<p>»&mdash;Aurore...</p>
+
+<p>»Elle reprit son sourire:</p>
+
+<p>»&mdash;Le vieux poëte, murmura-t-elle,&mdash;celui qui fait nos chansons... parle
+souvent des pleurs d'Aurore qui brillent comme des perles <span class="pagenum"><a name="Page_22" id="Page_22">22</a></span> au calice
+de la fleur... Tu n'as jamais pleuré, toi, je parie; moi, je pleure
+souvent.</p>
+
+<p>»Je ne savais ce qu'elle voulait dire avec son vieux poëte.&mdash;Henri nous
+appelait.&mdash;Elle mit la main sur sa poitrine et s'écria tout à coup:</p>
+
+<p>»&mdash;Oh! que j'ai faim!</p>
+
+<p>»Et je la vis toute pâle.</p>
+
+<p>»Je la pris dans mes bras. Henri mit pied à terre à son tour. Flor nous
+dit qu'elle n'avait pas mangé depuis la veille au matin. Henri avait un
+peu de pain qu'il lui donna avec le vin de Xérès qui était au fond de sa
+gourde.</p>
+
+<p>«Elle mangea avidement. Quand elle eut bu, elle regarda Henri en face,
+puis moi:</p>
+
+<p>«&mdash;Vous ne vous ressemblez pas, murmura-t-elle;&mdash;pourquoi n'ai-je
+personne à aimer, moi?</p>
+
+<p>«Ses lèvres effleurèrent la main d'Henri, tandis qu'elle ajoutait:</p>
+
+<p>&mdash;«Merci, seigneur cavalier, vous êtes aussi bon que beau... je vous en
+prie, ne me laissez pas la nuit sur le chemin!</p>
+
+<p>«Henri hésitait, les gitanos sont de dangereux et subtils coquins.
+L'abandon de cette enfant pouvait être un piége. Mais je fis tant et
+j'intercédai si bien, qu'Henri finit par consentir à emmener la petite
+bohémienne.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_23" id="Page_23">23</a></span></p>
+
+<p>«Nous voilà bien heureux!&mdash;au contraire de la pauvre mule, qui avait
+maintenant trois fardeaux.</p>
+
+<p>«En route, Flor nous raconta son histoire. Elle appartenait à une troupe
+de gitanos qui venaient de Léon et qui allaient, eux aussi, à
+Madrid.&mdash;La veille, au matin, je ne sais à quel propos, la bande avait
+été poursuivie par une escouade de la Sainte-Hermandad. Flor s'était
+cachée dans les buissons pendant que ses compagnons fuyaient.</p>
+
+<p>»Une fois l'alerte passée, Flor voulut rejoindre ses compagnons, mais
+elle eut beau marcher, elle eut beau courir, elle ne les trouva plus sur
+la route. Les passants à qui elle les demandait lui jetaient des
+pierres. De bons chrétiens, parce qu'elle n'était point baptisée, lui
+enlevèrent ses pendants d'oreilles en cuivre argenté et un collier de
+fausses perles.</p>
+
+<p>»La nuit vint. Flor la passa dans une meule. Qui dort dîne,
+heureusement, car la pauvre petite Flor n'avait point dîné.</p>
+
+<p>»Le lendemain, elle marcha tout le jour sans rien mettre sous sa dent.
+Les chiens des quinterias aboyaient derrière elle, et les petits enfants
+lui envoyaient leurs huées.&mdash;De temps en temps, elle trouvait sur la
+route <span class="pagenum"><a name="Page_24" id="Page_24">24</a></span> l'empreinte conservée d'une sandale égyptienne: cela la
+soutenait.</p>
+
+<p>»Les gitanos en campagne ont généralement un lieu de halte et de
+rendez-vous avant le but du voyage. Flor savait où retrouver les
+siens,&mdash;mais bien loin, bien loin, dans une gorge du mont Baladron,
+situé en face de l'Escurial, à dix ou douze lieues de Madrid.</p>
+
+<p>»C'était notre route. J'obtins de mon ami Henri qu'il conduirait la
+petite Flor jusque-là.</p>
+
+<p>»Elle eut place auprès de moi sur ma paille à l'hôtellerie; elle eut
+part de la splendide <i>marmite-pourrie</i> qui nous fut servie pour notre
+souper.</p>
+
+<p>»Ces ollas-podridas de la Castille sont des mets qu'on se procure
+difficilement dans le reste de l'Europe: il faut, pour les faire, un
+jarret de porc, un peu de cuir de b&oelig;uf, la moitié de la corne d'une
+chèvre morte de maladie, des tiges de choux, des épluchures de raves,
+une souris de terre et un boisseau et demi de gousses d'ail.&mdash;Tels
+furent du moins les ingrédients que nous reconnûmes dans notre fameuse
+<i>marmite-pourrie</i> du bourg de San-Lucar, entre Pesquera et Ségovie, dans
+l'une des plus somptueuses auberges qui se puissent trouver dans les
+États du roi d'Espagne.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_25" id="Page_25">25</a></span></p>
+
+<p>»A dater du moment où la jolie petite Flor fut notre compagne, la route
+devint moins monotone. Elle était gaie presque autant que moi, et bien
+plus avisée. Elle savait danser, elle savait chanter. Elle nous amusait
+en nous racontant les tours pendables de ses frères les gitanos.</p>
+
+<p>»Nous lui demandâmes quel dieu ils adoraient; elle nous répondit: Une
+cruche.</p>
+
+<p>»Mais à Zamora, dans le pays de Léon, elle avait rencontré un bon frère
+de la Miséricorde qui lui avait dit les grandeurs du Dieu des chrétiens.
+Flor désirait le baptême.</p>
+
+<p>»Elle fut huit jours entiers avec nous: le temps d'aller de San-Lucar de
+Castille au mont Baladron.</p>
+
+<p>»Quand nous arrivâmes en vue de cette montagne sombre et rocheuse, où je
+devais me séparer de ma petite Flor, je devins triste: je ne savais pas
+que c'était un pressentiment.</p>
+
+<p>»J'étais habituée à Flor; nous allions depuis huit jours, assises sur la
+même mule, nous tenant l'une à l'autre, et babillant tout le long du
+chemin. Elle m'aimait bien; moi, je la regardais comme ma s&oelig;ur.</p>
+
+<p>»Il faisait chaud. Le ciel avait été couvert tout le jour; l'air pesait
+comme aux approches <span class="pagenum"><a name="Page_26" id="Page_26">26</a></span> d'un orage. Dès le bas de la montagne, de
+larges gouttes de pluie commencèrent à tomber. Henri nous donna son
+manteau pour nous envelopper toutes deux et nous continuâmes de grimper,
+pressant notre mule paresseuse sous une torrentielle averse.</p>
+
+<p>»Flor nous avait promis l'hospitalité la plus cordiale au nom de ses
+frères. Une ondée n'était pas faite pour effrayer mon ami Henri, et nous
+deux, Flor et moi, nous étions d'humeur à narguer la plus terrible
+tempête sous l'abri flottant qui nous unissait.</p>
+
+<p>»Les nuées couraient, roulant les unes sur les autres et laissant
+parfois entre elles des déchirures où apparaissait le bleu profond du
+ciel. La ligne de l'horizon, vers le couchant, semblait un chaos
+empourpré. C'était la seule lumière qui restât au ciel. Elle teignait
+tous les objets en rouge. La route grimpait en spirale une rampe roide
+et pierreuse. Les rafales étaient si fortes que nos mules tremblaient
+sur leurs jambes.</p>
+
+<p>»&mdash;C'est drôle, m'écriai-je, comme cette lumière fait voir toute sorte
+d'objets... Là-bas, à la crête de ce rocher, j'ai cru apercevoir deux
+hommes taillés dans la pierre.</p>
+
+<p>»Henri regarda vivement de ce côté.</p>
+
+<p>»&mdash;Je ne vois rien, dit-il.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_27" id="Page_27">27</a></span></p>
+
+<p>»&mdash;Ils n'y sont plus..., prononça Flor à voix basse...</p>
+
+<p>»&mdash;Il y avait donc réellement deux hommes? demanda Henri.</p>
+
+<p>»Je sentis venir en moi une vague terreur que la réponse de Flor
+augmenta.</p>
+
+<p>»&mdash;Non pas deux, répliqua-t-elle, mais dix pour le moins.</p>
+
+<p>»&mdash;Armés?</p>
+
+<p>»&mdash;Armés.</p>
+
+<p>»&mdash;Ce ne sont pas tes frères?</p>
+
+<p>»&mdash;Non, certes.</p>
+
+<p>»&mdash;Et nous guettent-ils depuis longtemps?</p>
+
+<p>»&mdash;Depuis hier matin, ils rôdent autour de nous.»</p>
+
+<hr class="tiny" />
+
+<h2><a name="ch2" id="ch2"></a>IV</h2>
+
+<h3>&mdash;Où Flor emploie un charme.&mdash;</h3><p><span class="pagenum"><a name="Page_29" id="Page_29">29</a></span></p>
+
+<p>«Henri regardait Flor avec défiance; moi-même, je ne pus me défendre
+d'un soupçon. Pourquoi ne nous avait-elle pas prévenus?</p>
+
+<p>»&mdash;J'ai cru d'abord que c'étaient des voyageurs comme vous, dit-elle,
+répondant d'elle-même et d'avance à notre pensée; ils suivaient le vieux
+sentier vers l'ouest; nos hidalgos font presque tous ainsi. Il n'y a
+guère que le menu peuple à fréquenter les routes nouvelles... C'est
+seulement depuis notre entrée dans la montagne que leurs mouvements me
+sont devenus suspects... <span class="pagenum"><a name="Page_30" id="Page_30">30</a></span> Je ne vous ai point avertis parce qu'ils
+sont en avant de nous désormais, et engagés dans une voie où nous ne
+pouvons plus les rencontrer.</p>
+
+<p>»Elle nous expliqua que la vieille route, abandonnée à cause de ses
+difficultés, passait du côté nord du Baladron, tandis que la nôtre
+tournait de plus en plus vers le sud, à mesure qu'on approchait des
+gorges; les deux routes se réunissaient à un passage unique, appelé el
+Paso de los Rapadores, bien au delà du campement des bohémiens.</p>
+
+<p>»Par le fait, en avançant dans l'intérieur de la montagne, nous
+n'aperçûmes plus ces fantastiques silhouettes, découpant leurs profils
+sur le ciel écarlate.</p>
+
+<p>»Les roches étaient désertes aussi loin que l'&oelig;il pouvait se porter.
+On n'apercevait d'autres mouvements que le frémissement des hêtres
+agités par la rafale.</p>
+
+<p>»La nuit tomba. Nous ne songions plus à nos rôdeurs inconnus. D'énormes
+ravins et des défilés infranchissables les séparaient de nous
+maintenant. Toute notre attention était pour notre mule, dont le pied
+sûr avait grand'peine à surmonter les obstacles du chemin.</p>
+
+<p>»Il était nuit close, quand un cri de joie de Flor annonça la fin de nos
+peines. Nous avions <span class="pagenum"><a name="Page_31" id="Page_31">31</a></span> devant les yeux un grand et magnifique
+spectacle.</p>
+
+<p>»Depuis quelques minutes, nous marchions entre deux hautes rampes qui
+nous cachaient l'horizon et le ciel. On aurait dit deux gigantesques
+remparts.&mdash;L'averse avait cessé. Le vent du nord-ouest, chassant devant
+soi les nuées, balayait le firmament, toujours plus étincelant après
+l'orage. La lune épandait à flots sa blanche lumière.</p>
+
+<p>»Au sortir du défilé, nous nous trouvâmes en face d'une sorte de vallée
+circulaire, entourée de pics dentelés, où croissaient encore çà et là
+quelques bouquets de pins de montagne: c'était la Taza del Diablillo (la
+tasse du diablotin), point central du mont Baladron, dont les plus hauts
+sommets sont jetés de côté et penchent vers l'Escurial.</p>
+
+<p>»La Taza del Diablillo nous apparaissait en ce moment comme un gouffre
+sans fond. Les rayons de la lune, qui éclairaient vivement le tour de la
+tasse et ses dentelures, laissaient le vallon dans l'ombre et lui
+donnaient une effrayante profondeur.</p>
+
+<p>»Juste vis-à-vis de nous s'ouvrait une gorge pareille à celle que nous
+quittions, de telle sorte que l'une continuait l'autre, et que la <span class="pagenum"><a name="Page_32" id="Page_32">32</a></span>
+Tasse, située entre deux, était évidemment le produit de quelque grande
+convulsion du sol.</p>
+
+<p>»Un grand feu s'allumait à l'entrée de cette deuxième gorge. Autour du
+feu, des hommes et des femmes étaient assis.</p>
+
+<p>»Leurs figures maigres et vigoureusement accentuées se rougissaient aux
+lueurs du brasier, ainsi que les saillies des rocs voisins,&mdash;tandis que,
+tout près de là, les reflets blafards de la lune glissaient sur les
+rampes mouillées.</p>
+
+<p>»A peine sortions-nous du défilé, que notre présence fut signalée. Ces
+sauvages ont une finesse de sens qui nous est inconnue.&mdash;On ne cessa
+point de boire, de fumer et de causer autour du feu, mais deux
+éclaireurs se jetèrent rapidement à droite et à gauche. L'instant
+d'après, Flor nous les montra, rampant vers nous dans la vallée.</p>
+
+<p>»Elle poussa un cri particulier. Les éclaireurs s'arrêtèrent.</p>
+
+<p>»A un second cri, ils rebroussèrent chemin et vinrent paisiblement
+reprendre leur place au devant du brasier.</p>
+
+<p>»C'était loin de nous encore, ce brasier.&mdash;Au premier moment, j'avais
+cru apercevoir des <span class="pagenum"><a name="Page_33" id="Page_33">33</a></span> ombres noires derrière le cercle pailleté des
+gitanos, mais j'étais en garde désormais contre les illusions de la
+montagne. Je me tus et en approchant, je ne vis plus rien.</p>
+
+<p>»Plût à Dieu que j'eusse parlé!</p>
+
+<p>»Nous étions à peu près au milieu de la vallée, lorsqu'un grand gaillard
+à face basanée se dressa au devant du bûcher, tenant à la main une
+escopette d'une longueur démesurée. Il cria en langue orientale une
+sorte de qui vive, et Flor lui répondit dans la même langue.</p>
+
+<p>»&mdash;Soyez les bienvenus! dit l'homme à l'escopette;&mdash;nous vous donnerons
+le pain et le sel, puisque notre s&oelig;ur vous amène.</p>
+
+<p>»Ceci était pour nous.</p>
+
+<p>»Les gitanos d'Espagne, et généralement toutes les bandes qui vivent en
+dehors de la loi dans les différents royaumes de l'Europe jouissent
+d'une réputation méritée sous le rapport de l'hospitalité. Le plus
+sanguinaire brigand respecte son hôte; ceci même en Italie, où les
+brigands ne sont pas des lions, mais des hyènes.</p>
+
+<p>»Une fois promis le sel et l'eau, nous n'avions plus rien à craindre,
+selon la commune croyance.</p>
+
+<p>»Nous approchâmes sans défiance. On nous <span class="pagenum"><a name="Page_34" id="Page_34">34</a></span> fit bon accueil.&mdash;Flor
+baisa le genou du chef, qui lui imposa les mains fort solennellement.</p>
+
+<p>»Après quoi, ce même chef fit verser du brandevin dans une coupe de bois
+sculpté, et le présenta à Henri en grande cérémonie.</p>
+
+<p>»Henri but.&mdash;Le cercle se reforma autour du foyer.</p>
+
+<p>»Une gitana vint chanter et danser à l'intérieur du cercle, se jouant
+avec la flamme et faisant voltiger son écharpe au-dessus du brasier.</p>
+
+<p>»Quelques minutes s'écoulèrent,&mdash;puis la voix d'Henri s'éleva, rauque et
+changée:</p>
+
+<p>»&mdash;Coquins! s'écria-t-il,&mdash;qu'avez-vous mis dans ce breuvage?</p>
+
+<p>»Il voulut se lever, mais ses jambes chancelèrent, et il tomba
+lourdement sur le sol.</p>
+
+<p>»Je sentis que mon c&oelig;ur ne battait plus.</p>
+
+<p>»Henri était à terre et luttait contre un engourdissement qui garrottait
+chacun de ses muscles.</p>
+
+<p>»Ses paupières alourdies allaient se fermer.</p>
+
+<p>»Les gitanos riaient silencieusement autour du feu.&mdash;Derrière eux, je
+vis surgir de grandes formes sombres: cinq ou six hommes enveloppés dans
+leurs manteaux et dont les visages <span class="pagenum"><a name="Page_35" id="Page_35">35</a></span> disparaissaient complétement
+sous les larges bords de leurs feutres.</p>
+
+<p>»Ceux-là n'étaient pas des bohémiens.</p>
+
+<p>»Quand mon ami Henri cessa de lutter, je le crus mort. Je demandai à
+Dieu ardemment de mourir.</p>
+
+<p>»Un des hommes à manteaux jeta une lourde bourse au milieu du cercle.</p>
+
+<p>»&mdash;Finissez-en, et vous aurez le double! dit-il.</p>
+
+<p>»Je ne reconnus point la voix de cet homme.</p>
+
+<p>»Le chef des bohémiens répondit:</p>
+
+<p>»&mdash;Il faut le temps et la distance... douze heures et douze milles... la
+mort ne peut être donnée ni au même lieu ni le même jour que
+l'hospitalité.</p>
+
+<p>»&mdash;Momeries que tout cela! fit l'homme en haussant les épaules;&mdash;en
+besogne! ou laissez-nous faire!</p>
+
+<p>»En même temps, il s'avança vers Henri gisant sur la terre. Le bohémien
+se mit au-devant de lui.</p>
+
+<p>&mdash;Tant que douze heures ne seront pas écoulées, prononça-t-il
+résolûment,&mdash;tant que douze milles ne seront pas franchis, nous
+défendrons notre hôte, fût-ce contre le roi!</p>
+
+<p>»Singulière foi! étrange honneur! Tous les gitanos se rangèrent autour
+d'Henri.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_36" id="Page_36">36</a></span></p>
+
+<p>»J'entendis Flor qui murmurait à mon oreille:</p>
+
+<p>»&mdash;Je vous sauverai tous deux, ou je mourrai!.......</p>
+
+<p>»......... C'était vers le milieu de la nuit. On m'avait couchée sur un
+sac de toile plein de mousse desséchée, dans la tente du chef, qui
+dormait non loin de moi.</p>
+
+<p>»Il avait auprès de lui son escopette d'un côté, son cimeterre de
+l'autre.</p>
+
+<p>»Je voyais, à la lueur de la lampe allumée, ses yeux, dont les paupières
+demi ouvertes semblaient avoir des regards, même dans le sommeil.</p>
+
+<p>»Aux pieds du chef, un gitano était blotti comme un chien et ronflait.</p>
+
+<p>»J'ignorais où l'on avait mis mon ami Henri, et Dieu sait que je n'avais
+garde de fermer les yeux!</p>
+
+<p>»J'étais sous la surveillance d'une vieille bohémienne, faisant près de
+moi l'office de geôlière. Elle s'était couchée en travers, la tête sur
+mon épaule, et, par surcroît de précaution, elle tenait en dormant ma
+main droite entre les siennes.</p>
+
+<p>»Ce n'était pas tout. Au dehors, j'entendais le pas régulier de deux
+sentinelles.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_37" id="Page_37">37</a></span></p>
+
+<p>»L'horloge à sable marquait une heure après minuit, lorsque j'entendis
+un bruit léger vers l'entrée de la tente.</p>
+
+<p>»Je me tournai pour voir. Ce simple mouvement fit ouvrir les yeux de ma
+duègne noire. Elle s'éveilla à demi en grondant.</p>
+
+<p>»Je ne vis rien, et le bruit cessa.</p>
+
+<p>»Seulement, je n'entendis bientôt plus qu'un seul pas de sentinelle.&mdash;Au
+bout d'un quart d'heure, l'autre sentinelle cessa aussi de se promener.</p>
+
+<p>»Un silence complet régnait autour de la tente.</p>
+
+<p>»Je vis la toile osciller entre deux piquets,&mdash;puis se soulever
+lentement,&mdash;puis un visage espiègle et souriant apparaître.</p>
+
+<p>»C'était Flor.&mdash;Elle me fit un petit signe de tête,&mdash;elle n'avait pas
+peur.</p>
+
+<p>»Son corps souple et fluet passa après sa tête.&mdash;Quand elle se mit sur
+ses pieds, ses beaux yeux noirs triomphaient.</p>
+
+<p>»&mdash;Le plus fort est fait! prononça-t-elle des lèvres seulement.</p>
+
+<p>»Je n'avais pu retenir un léger mouvement de surprise, et ma duègne
+s'était encore éveillée.</p>
+
+<p>»Flor resta deux ou trois minutes immobile, un doigt sur la bouche.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_38" id="Page_38">38</a></span></p>
+
+<p>»La duègne était rendormie.&mdash;Je pensais:</p>
+
+<p>»&mdash;Il faudrait être fée pour dégager mon épaule et ma main!</p>
+
+<p>»J'avais bien raison.&mdash;Mais ma petite Flor était fée.</p>
+
+<p>»Elle fit un pas bien doucement, puis deux. Elle ne venait point à moi,
+elle allait vers la natte où dormait le chef, entre son sabre et son
+escopette.</p>
+
+<p>»Elle se plaça devant lui et le regarda un instant fixement. La
+respiration du chef devint plus tranquille.&mdash;Flor se pencha sur lui, au
+bout de quelques secondes, et appuya légèrement l'index et le pouce
+contre ses tempes.&mdash;Les paupières du chef se fermèrent.</p>
+
+<p>»Elle me regarda, et ses yeux petillaient comme deux gerbes
+d'étincelles.</p>
+
+<p>»&mdash;Et d'un! fit-elle.</p>
+
+<p>»Le gitano ronflait toujours, la tête sur ses genoux.</p>
+
+<p>»Elle lui posa la main sur le front, tandis que son regard impérieux le
+couvrait.&mdash;Peu à peu, les jambes du gitano s'allongèrent et sa tête
+renversée alla toucher le sol.&mdash;Vous eussiez dit un mort.</p>
+
+<p>»J'ai vu cela, ma mère, je l'ai vu de mes yeux, <span class="pagenum"><a name="Page_39" id="Page_39">39</a></span> et j'étais bien
+éveillée puisque je craignais pour la vie de mon ami Henri!</p>
+
+<p>»Flor riait, le charmant petit démon!</p>
+
+<p>»&mdash;Et de deux! dit-elle.</p>
+
+<p>»Restait ma terrible duègne.&mdash;Flor prit avec elle plus de précautions.</p>
+
+<p>»Elle s'approcha lentement, lentement, la couvrant du regard comme le
+serpent qui veut fasciner l'oiseau. Quand elle fut à portée, elle
+étendit une seule main qu'elle tint suspendue à la hauteur des yeux de
+l'Égyptienne.&mdash;Je sentais celle-ci tressaillir intérieurement.</p>
+
+<p>»A ce moment, elle fit effort pour se dresser. Flor dit:</p>
+
+<p>»&mdash;Je ne veux pas!</p>
+
+<p>»La vieille poussa un grand soupir.</p>
+
+<p>»La main de Flor descendit lentement du front à l'estomac et s'y
+arrêta.&mdash;Un de ses doigts faisait la pointe et semblait émettre je ne
+sais quel fluide mystérieux.</p>
+
+<p>»Je sentais, moi-même, à travers le corps de la duègne l'influence
+étrange de ce fluide.&mdash;Mes paupières voulaient se fermer.</p>
+
+<p>«&mdash;Reste éveillée! me commanda Flor avec un coup d'&oelig;il de reine.</p>
+
+<p>»Les ombres qui voltigeaient déjà autour de mes yeux disparurent.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_40" id="Page_40">40</a></span></p>
+
+<p>»Mais je croyais rêver.</p>
+
+<p>»La main de Flor se releva, glissa une seconde fois au-dessus du front
+de la vieille bohémienne, et revint pointer entre ses deux yeux. Tout
+son corps s'affaissa. Je la sentis plus lourde.</p>
+
+<p>»Flor était droite, grave, impérieuse. Sa main descendit encore pour se
+relever de nouveau. Au bout de deux ou trois minutes, elle se rapprocha
+et fit comme un mouvement de brusque aspersion au-dessus du crâne de la
+vieille.</p>
+
+<p>»Ce crâne était de plomb.</p>
+
+<p>»&mdash;Dors-tu, Mabel? demanda-t-elle tout bas.</p>
+
+<p>»&mdash;Oui, je dors, répondit la vieille.</p>
+
+<p>»Mon premier mouvement fut de croire à une comédie.</p>
+
+<p>»Avant de regagner le campement, Flor avait pris de mes cheveux et de
+ceux d'Henri pour les mettre dans un petit médaillon qu'elle portait au
+cou.</p>
+
+<p>»Elle ouvrit le médaillon et plaça les cheveux d'Henri dans la main
+inerte de la vieille.</p>
+
+<p>»&mdash;Je veux savoir où il est, dit-elle encore.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_41" id="Page_41">41</a></span></p>
+
+<p>»La vieille s'agita et gronda.&mdash;J'eus crainte de la voir
+s'éveiller.&mdash;Flor la poussa du pied rudement comme pour me prouver la
+profondeur de son sommeil.</p>
+
+<p>»Puis elle répéta:</p>
+<p>
+»&mdash;Entends-tu, Mabel! je veux savoir où il est!</p>
+
+<p>»&mdash;J'entends, repartit la bohémienne; je le cherche... Quel est donc ce
+lieu?... une grotte?... un souterrain?... Il n'y a personne autour de
+lui... il est couché... On l'a dépouillé de son manteau... et de son
+pourpoint... Ah! s'interrompit-elle frissonnant,&mdash;je vois ce que c'est,
+c'est une tombe!</p>
+
+<p>»Tous mes pores rendirent une sueur glacée.</p>
+
+<p>»&mdash;Il vit, cependant? interrogea Flor.</p>
+
+<p>»&mdash;Il vit, répliqua Mabel;&mdash;il dort.</p>
+
+<p>»&mdash;Et la tombe, où est-elle?</p>
+
+<p>»&mdash;Au nord du camp... Voilà six ans qu'on y enterra le vieil Hadji...
+L'homme a la tête appuyée contre les os d'Hadji.</p>
+
+<p>»&mdash;Je veux aller à cette tombe, dit Flor.</p>
+
+<p>»&mdash;Au nord du camp, répéta la vieille femme;&mdash;la première fissure entre
+les roches... une pierre à soulever, trois marches à descendre.</p>
+
+<p>»&mdash;Et comment l'éveiller?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_42" id="Page_42">42</a></span></p>
+
+<p>»&mdash;Tu as ton poignard...</p>
+
+<p>»&mdash;Viens! me dit Flor.</p>
+
+<p>»Et sans prendre aucune précaution, elle rejeta de côté la tête de
+Mabel, qui tomba sur le sac de mousse.&mdash;La vieille resta là comme une
+masse.</p>
+
+<p>»Je vis avec stupéfaction qu'elle avait les yeux grands ouverts...</p>
+
+<p>»....... Nous sortîmes de la tente. Autour du feu qui allait
+s'éteignant, il y avait un cercle de gitanos endormis.</p>
+
+<p>»Flor avait pris à la main la lampe, qu'elle couvrait d'un pan de sa
+mante.</p>
+
+<p>»Elle me montra une seconde tente au loin, et me dit:</p>
+<p>
+»&mdash;C'est là que sont les chrétiens!</p>
+
+<p>»Ceux qui voulaient assassiner Henri, mon pauvre ami.</p>
+
+<p>»Nous allâmes au nord du camp.&mdash;Chemin faisant, Flor me fit détacher
+trois petits chevaux de la Galice qui paissaient les basses branches des
+arbres, retenus à des piquets par leur licou; les gitanos ne se servent
+jamais de mules.</p>
+
+<p>»Au bout de quelques pas, nous trouvâmes la fissure entre deux roches.
+Nous nous y engageâmes. Trois degrés taillés dans le granit descendaient
+<span class="pagenum"><a name="Page_43" id="Page_43">43</a></span> à l'entrée d'un caveau, fermé par une grosse pierre, que nos
+efforts réunis firent tourner.</p>
+
+<p>»Derrière la pierre, la lueur de la lampe nous montra Henri à demi
+dépouillé, plongé dans un sommeil de mort, et couché sur la terre
+humide, la tête appuyée contre un squelette humain.</p>
+
+<p>»Je m'élançai; j'entourai de mes bras le cou d'Henri; je
+l'appelai.&mdash;Rien!</p>
+
+<p>»Flor était derrière nous.</p>
+
+<p>»&mdash;Tu l'aimes bien, Aurore, me dit-elle;&mdash;tu l'aimeras mieux!</p>
+
+<p>»&mdash;Réveille-le! réveille-le! m'écriai-je;&mdash;au nom de Dieu! réveille-le!</p>
+
+<p>»Elle prit les deux mains d'Henri après avoir déposé la lampe sur le
+sol.</p>
+
+<p>»&mdash;Mon charme ne peut rien ici, répondit-elle;&mdash;il a bu le psow des
+gypsies d'Écosse; il dormira jusqu'à ce que le fer chaud ait touché le
+creux de ses mains et la plante de ses pieds.</p>
+
+<p>»&mdash;Le fer chaud? répétai-je sans comprendre.</p>
+
+<p>»&mdash;Et dépêchons! ajouta Flor,&mdash;car maintenant, je risque ma vie tout
+autant que vous deux.</p>
+
+<p>»Elle souleva sa basquine, et tira des plis <span class="pagenum"><a name="Page_44" id="Page_44">44</a></span> de son jupon, alourdi
+par les morceaux de plomb cousus dans l'ourlet, un petit poignard à
+manche de corne.</p>
+
+<p>»&mdash;Déchausse-le! commanda-t-elle.</p>
+
+<p>»J'obéis machinalement. Henri portait des sandales avec des guêtres de
+majo. Ma main tremblait si fort que je ne pouvais délacer les courroies.</p>
+
+<p>»&mdash;Vite! vite! répétait Flor.</p>
+
+<p>»Pendant cela, elle faisait rougir la pointe de son petit poignard à la
+flamme de la lampe. J'entendis un frémissement court: c'était le
+poignard brûlant qui s'enfonçait dans la paume de la main d'Henri. Le
+fer, mis au feu de nouveau, perça également le creux de l'autre main.</p>
+
+<p>»Henri ne fit aucun mouvement.</p>
+
+<p>»&mdash;A la plante des pieds! s'écria Flor; vite! vite!... il faut les
+quatre douleurs à la fois.</p>
+
+<p>»La pointe du poignard sépara encore une fois la flamme de la
+lampe.&mdash;Flor se prit à chanter un chant dans sa langue inconnue.</p>
+
+<p>»Puis elle piqua les deux pieds d'Henri dont les lèvres se crispèrent.</p>
+
+<p>»&mdash;Je lui devais bien cela, disait Flor en guettant son réveil,&mdash;le cher
+jeune seigneur!... et à toi aussi, ma rieuse Aurore... sans vous, je
+<span class="pagenum"><a name="Page_45" id="Page_45">45</a></span> serais morte de faim... sans moi, vous n'auriez point pris cette
+route... c'est moi qui vous ai attirés dans le piége.</p>
+
+<p>»Le psow des sorciers d'Écosse est fait avec le suc de cette laitue
+rousse et frisée que les Espagnols nomment lechuga pequena, jointe à
+certaine quantité de tabac distillé et à l'extrait simple de pavot des
+champs. C'est un narcotique foudroyant.</p>
+
+<p>»Quant à la manière de mettre fin à ce redoutable sommeil, qui ressemble
+à la mort, je vous dis ce que j'ai vu, ma mère. Les piqûres de fer rouge
+sans le chant bohème (au dire de ma petite Flor) ne produiraient
+absolument aucun résultat.</p>
+
+<p>»De même que dans les contes hongrois que dit si bien ma jolie compagne,
+la clef du trésor de Pesth ne saurait point ouvrir la porte de cristal
+de roche, si celui qui la porte ne connaît le mot-fée Maramaradno...</p>
+
+<p>»Quand Henri rouvrit les yeux, mes lèvres étaient sur son front. Il
+regarda tout autour de lui d'un air égaré. Nous eûmes chacune un sourire
+de sa pauvre bouche pâle.&mdash;Quand ses yeux tombèrent sur le squelette du
+vieil Hadgi, il reprit son air sérieux et froid.</p>
+
+<p>»&mdash;Oh! oh! dit-il;&mdash;voici donc le compagnon <span class="pagenum"><a name="Page_46" id="Page_46">46</a></span> qu'ils m'avaient
+choisi!... dans un mois, nous aurions fait la paire!</p>
+
+<p>»&mdash;En route! s'écria Flor;&mdash;il faut qu'au lever du soleil vous soyez
+hors de la montagne.</p>
+
+<p>»Henri était déjà debout.</p>
+
+<p>»Les petits chevaux nous attendaient à l'entrée de la fissure. Flor se
+mit en avant comme guide, car elle était déjà venue plusieurs fois en ce
+lieu. Nous commençâmes à gravir au clair de la lune les derniers sommets
+du Baladron.</p>
+
+<p>»Au soleil levant, nous étions en face de l'Escurial; le soir nous
+arrivions dans la capitale des Espagnes.</p>
+
+<p>»Je fus bien heureuse, car il fut convenu que Flor resterait avec nous.
+Elle ne pouvait retourner près de ses frères après ce qu'elle avait
+fait. Henri me dit:</p>
+
+<p>»&mdash;Ma petite Aurore, tu auras une s&oelig;ur.</p>
+
+<p>»Ceci alla très-bien pendant un mois. Flor avait désiré être instruite
+dans la religion chrétienne. Elle fut baptisée au couvent de
+l'Incarnation et fit sa première communion avec moi dans la chapelle des
+Mineurs. Elle était pieuse à sa façon et de bon c&oelig;ur, mais les
+religieux de l'Incarnation, dont elle dépendait en sa qualité de
+convertie, voulaient une autre piété.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_47" id="Page_47">47</a></span></p>
+
+<p>»Ma pauvre Flor&mdash;ou plutôt Maria de la Santa-Cruz&mdash;ne pouvait leur
+donner ce qu'elle n'avait point.</p>
+
+<p>»Un beau matin, nous la vîmes avec son ancien costume de gitanita. Henri
+se mit à sourire, et lui dit:</p>
+
+<p>»&mdash;Gentil oiseau, tu as bien tardé à prendre ta volée!</p>
+
+<p>»Moi je pleurais, ma mère, car je l'aimais, ma chère petite Flor; je
+l'aimais de toute mon âme!</p>
+
+<p>»Quand elle m'embrassa, les larmes lui vinrent aux yeux aussi, mais
+c'était plus fort qu'elle. La petite sauvage étouffait dans notre
+maison. Elle partit en promettant bien de revenir.&mdash;Hélas! le soir, je
+la vis sur la Plaza-Santa, au milieu d'un groupe de gens du peuple. Elle
+dansait au son d'un tambour de basque, avant de dire la bonne aventure
+aux passants.</p>
+
+<p>»Nous demeurions au revers de la Calle Real dans une petite rue de
+modeste apparence, dont les derrières donnaient sur de vastes et beaux
+jardins.</p>
+
+<p>»C'est parce que je suis Française, ma mère, que je ne regrette pas à
+Paris le climat enchanté de Madrid.</p>
+
+<p>»Nous ne souffrions plus du besoin. Henri <span class="pagenum"><a name="Page_48" id="Page_48">48</a></span> avait pris sa place tout
+de suite parmi les premiers ciseleurs de Madrid. Il n'avait pas encore
+cette grande renommée qui lui eût permis de faire si facilement sa
+fortune, mais les maîtres intelligents appréciaient son habileté.</p>
+
+<p>»Ce fut une période de calme et de bonheur. Flor venait les matins. Nous
+causions. Elle regrettait de ne plus être ma compagne, mais quand je lui
+proposais de reprendre notre vie d'autrefois, elle se sauvait en riant.</p>
+
+<p>»Une fois, Henri me dit:</p>
+
+<p>»&mdash;Aurore, cette enfant n'est pas l'amie qu'il vous faut.</p>
+
+<p>»Je ne sais ce qui eut lieu, mais Flor ne vint plus que de loin en
+loin.&mdash;Nous étions plus froides en face l'une de l'autre.&mdash;Quand Henri,
+mon ami, a parlé, c'est mon c&oelig;ur même qui obéit. Les choses et les
+personnes qu'il n'aime plus cessent de me plaire.</p>
+
+<p>»Ma mère, n'est-ce pas ainsi qu'il faut aimer?</p>
+
+<p>»Pauvre petite Flor! si je la voyais, je ne pourrais cependant
+m'empêcher de tomber dans ses bras...</p>
+
+<p>»....... Que je vous dise, ma mère, une chose qui précède de bien peu le
+départ de mon ami.&mdash;Car je devais éprouver bientôt la première grande
+douleur de ma vie. Henri allait me <span class="pagenum"><a name="Page_49" id="Page_49">49</a></span> quitter, j'allais rester seule
+et longtemps, bien longtemps sans le voir.</p>
+
+<p>»Deux ans, bonne mère; deux ans, comprenez-vous cela?&mdash;moi qui chaque
+matin m'éveillais sous son baiser de père! moi qui n'avais jamais été un
+jour entier sans le voir!</p>
+
+<p>»Quand j'y songe, à ces deux années, elles me semblent plus longues que
+tout le reste de mon existence.</p>
+
+<p>»Je savais qu'Henri amassait un petit trésor pour entreprendre un
+voyage; il devait visiter l'Allemagne et l'Italie. La France seule lui
+était fermée et j'ignorais pourquoi.</p>
+
+<p>»Les motifs de ce voyage étaient aussi un secret pour moi.</p>
+
+<p>»Un jour qu'il était parti dès le matin, selon sa coutume, j'entrai chez
+lui pour mettre sa chambre en ordre. Son secrétaire était ouvert,&mdash;un
+secrétaire dont il emportait toujours la clef.</p>
+
+<p>»Sur la tablette du secrétaire, il y avait un paquet de papiers enfermé
+dans une enveloppe jaunie par le temps. A cette enveloppe pendaient deux
+cachets pareils, portant des armoiries avec un mot latin pour devise:
+<i>Adsum</i>.</p>
+
+<p>»Mon confesseur, à qui je demandai la signification de ce mot me
+répondit: <i>J'y suis!</i></p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_50" id="Page_50">50</a></span></p>
+
+<p>»Vous vous souvenez, ma mère, que quand Henri, mon ami, courut après moi
+à Venasque; il prononça ce mot en se ruant sur mes ravisseurs: J'y suis!
+j'y suis!</p>
+
+<p>»L'enveloppe portait un troisième sceau qui semblait appartenir à une
+chapelle ou à une église.</p>
+
+<p>»J'avais déjà vu ce papier une fois.</p>
+
+<p>»Le jour où nous nous échappâmes de la ferme sur l'Aga, aux environs de
+Pampelune, ce fut pour ravoir ce paquet précieux qu'Henri voulut
+retourner à la ferme.</p>
+
+<p>»Quand il le trouva intact, sa figure rayonna de joie.</p>
+
+<p>»Auprès du paquet, dont l'enveloppe ne montrait aucune écriture, il y
+avait une sorte de liste, écrite récemment.</p>
+
+<p>»Je fis mal. Je la lus... Hélas! ma mère, j'avais tant d'envie de savoir
+pourquoi mon ami Henri me quittait.</p>
+
+<p>»La liste ne m'apprit rien que des noms et des demeures. Je ne
+connaissais aucun de ces noms.</p>
+
+<p>»C'étaient sans doute ceux des gens qu'Henri devait voir dans son
+voyage.</p>
+
+<p>»La liste était ainsi faite:</p>
+
+<p>»1<sup>o</sup> Le capitaine Lorrain, Naples.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_51" id="Page_51">51</a></span></p>
+
+<p>»2<sup>o</sup> <ins class="correction" title="Stapitz">Staupitz</ins>, Nuremberg.</p>
+
+<p>»3<sup>o</sup> Pinto, Turin.</p>
+
+<p>»4<sup>o</sup> El Matador, Glascow.</p>
+
+<p>»5<sup>o</sup> Joël de Jugan, Morlaix.</p>
+
+<p>»6<sup>o</sup> Faënza, Paris.</p>
+
+<p>»7<sup>o</sup> Saldagne, Paris.</p>
+
+<p>»Puis deux numéros encore, qui n'avaient point de nom au bout;&mdash;les n<sup>os</sup>
+8 et 9.</p>
+
+<hr class="tiny" />
+
+<h2><a name="ch3" id="ch3"></a>V</h2>
+
+<h3>&mdash;Où Aurore s'occupe d'un petit marquis.&mdash;</h3><p><span class="pagenum"><a name="Page_53" id="Page_53">53</a></span></p>
+
+<p>«Je veux vous finir tout de suite, ma mère, l'aventure de cette liste.</p>
+
+<p>»Quand Henri revint de son voyage après deux ans, je revis la liste.
+Bien des noms y étaient effacés, sans doute les noms de ceux qu'il avait
+pu joindre.</p>
+
+<p>»Par contre, il y avait deux noms nouveaux qui remplissaient les blancs.</p>
+
+<p>»Le capitaine Lorrain était effacé, le n<sup>o</sup> 1.&mdash;Le n<sup>o</sup> 2, Staupitz, avait
+une large barre. <span class="pagenum"><a name="Page_54" id="Page_54">54</a></span> Pinto aussi, el Matador aussi; Joël de Jugan de
+même.</p>
+
+<p>»Les cinq barres étaient à l'encre rouge.</p>
+
+<p>»Faënza et Saldagne restaient intacts.</p>
+
+<p>»Le n<sup>o</sup> 8 portait le nom de Peyrolles, le n<sup>o</sup> 9 celui de Gonzague,&mdash;tous
+deux à Paris...</p>
+
+<p>»............ Je fus deux ans sans le voir, ma mère. Que fit-il pendant
+ces deux années et pourquoi sa conduite fut-elle toujours un mystère
+pour moi?</p>
+
+<p>»Deux siècles! deux longs siècles! Je ne sais pas comment j'ai fait pour
+vivre tant de jours sans mon ami. Si l'on me séparait de lui maintenant,
+je suis bien sûre que je mourrais.</p>
+
+<p>»J'étais retirée au couvent de l'Incarnation. Les religieuses furent
+bonnes pour moi, mais elles ne pouvaient pas me consoler. Toute ma joie
+s'était envolée avec mon ami. Je ne savais plus ni chanter ni sourire.</p>
+
+<p>»Oh! mais quand il revint, que je fus bien payée de ma peine! Ce long
+martyre était fini! mon père chéri, mon ami, mon protecteur m'était
+rendu. Je n'avais point de parole pour lui dire combien j'étais
+heureuse.</p>
+
+<p>»Après le premier baiser, il me regarda, et je fus étonnée de
+l'expression que prit son visage.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_55" id="Page_55">55</a></span></p>
+
+<p>»&mdash;Vous voilà grande, Aurore, me dit-il, et je ne pensais pas vous
+retrouver si belle.</p>
+
+<p>»J'étais donc belle! Il me trouvait belle. La beauté est un don de Dieu,
+ma mère: je remerciai Dieu dans mon c&oelig;ur.</p>
+
+<p>»J'avais seize ou dix-sept ans quand il me dit cela. Je n'avais pas
+encore deviné qu'on pût éprouver tant de bonheur à s'entendre dire: Vous
+êtes belle.</p>
+
+<p>»Henri ne me l'avait pas encore dit.</p>
+
+<p>»Je sortis du couvent de l'Incarnation le jour même et nous retournâmes
+à notre ancienne demeure. Tout y était bien changé. Nous ne devions plus
+vivre seuls, Henri et moi: j'étais une demoiselle.</p>
+
+<p>»Je trouvai à la maison une bonne vieille femme, Françoise Berrichon et
+son petit-fils Jean-Marie.</p>
+
+<p>»La vieille Françoise dit en me voyant:</p>
+
+<p>»&mdash;Elle lui ressemble!</p>
+
+<p>»A qui ressemblé-je? Il y a des choses sans doute que je ne dois point
+savoir, car on a été à mon égard d'une discrétion inflexible.</p>
+
+<p>»Je pensai tout de suite, et cette opinion s'est fortifiée en moi
+depuis, que Françoise Berrichon était quelque ancienne servante de ma
+famille. Elle a dû connaître mon père; elle a dû <span class="pagenum"><a name="Page_56" id="Page_56">56</a></span> vous connaître, ma
+mère! Combien de fois n'ai-je pas essayé de savoir!... Mais Françoise,
+qui parle si volontiers d'ordinaire, devient muette dès qu'on aborde
+certains sujets.</p>
+
+<p>»Quant à son petit-fils Jean-Marie, il est plus jeune que moi et ne sait
+pas.</p>
+
+<p>»Je n'avais pas revu ma petite Flor une seule fois au couvent de
+l'Incarnation. Je la fis chercher aussitôt que je fus libre. On me dit
+qu'elle avait quitté Madrid.&mdash;Cela n'était pas, car je la vis peu de
+jours après chantant et dansant sur la Plaza-Santa. Je m'en plaignis à
+Henri, qui me dit:</p>
+
+<p>»&mdash;On a eu tort de vous tromper, Aurore... On a bien fait de ne vous
+point rapprocher de cette pauvre enfant... Souvenez-vous qu'il est des
+choses qui éloigneraient de vous ceux que vous devez aimer...</p>
+
+<p>»Qui donc dois-je aimer?</p>
+
+<p>»Vous, ma mère! vous d'abord! vous surtout!... Eh bien, vous
+déplairait-il que j'eusse de l'affection pour ma première amie? de la
+reconnaissance pour celle qui nous sauva d'un grand péril?</p>
+
+<p>»Je ne crois pas cela. Ce n'est pas ainsi que je vous aime.</p>
+
+<p>»Mon ami s'exagère vos sévérités. Vous <span class="pagenum"><a name="Page_57" id="Page_57">57</a></span> êtes bonne encore plus que
+fière.&mdash;Et puis, je vous aimerai si bien! Est-ce que mes caresses vous
+laisseront le temps d'être sévère!...</p>
+
+<p>»J'étais donc une demoiselle. On me servait. Le petit Jean-Marie pouvait
+passer pour mon page. La vieille Françoise me tenait fidèle
+compagnie.&mdash;J'étais bien moins seule qu'autrefois; j'étais bien loin
+d'être aussi heureuse.</p>
+
+<p>»Mon ami avait changé; ses manières n'étaient plus les mêmes. Je le
+trouvais froid toujours et parfois bien triste. Il semblait qu'il y eût
+désormais une barrière entre nous.</p>
+
+<p>»Je vous l'ai dit, ma mère, une explication avec Henri était chose
+impossible. Henri garde mon secret même vis-à-vis de moi.</p>
+
+<p>»Je devinais bien qu'il souffrait et qu'il se consolait par le travail.
+De tous côtés, on venait solliciter son aide. L'aisance était chez nous,
+presque le luxe. Les armuriers de Madrid mettaient en quelque sorte le
+Cincelador aux enchères.</p>
+
+<p>»Medina-Sidonia, le favori de Philippe V, avait dit: J'ai trois épées;
+la première est d'or, je la donnerais à mon ami; la seconde est ornée de
+diamants, je la donnerais à ma maîtresse; la troisième est d'acier
+bruni, mais el Cincelador l'a taillée: je ne la donnerais qu'au roi!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_58" id="Page_58">58</a></span></p>
+
+<p>»Les mois s'écoulèrent. Je pris de la tristesse. Henri s'en aperçut et
+devint malheureux...</p>
+
+<p>»....... Ma chambre donnait sur ces immenses jardins qui étaient
+derrière la Calle-Réal. Le plus grand et le plus beau de ces jardins
+appartenait à l'ancien palais du duc d'Ossuna, tué en duel par M. de
+Favas, gentilhomme de la reine. Depuis la mort du maître, le palais
+était désert.</p>
+
+<p>»Un jour, je vis se relever les jalousies tombées. Les salles vides
+s'emplirent de meubles somptueux, et de magnifiques draperies flottèrent
+aux croisées.&mdash;En même temps, le jardin abandonné s'emplit de fleurs
+nouvelles.</p>
+
+<p>»Le palais avait un hôte.</p>
+
+<p>»J'étais curieuse comme toutes les recluses. Je voulus savoir son nom...
+Quand j'appris ce nom, il me frappa.&mdash;Celui qui venait habiter le palais
+d'Ossuna se nommait Philippe de Mantoue, prince de Gonzague.</p>
+
+<p>»Gonzague! J'avais vu ce nom sur la liste de mon ami Henri.</p>
+
+<p>»C'était le second des deux noms inscrits pendant le voyage.</p>
+
+<p>»C'était le dernier des quatre qui restaient: Faënza, Saldagne,
+Peyrolles et Gonzague.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_59" id="Page_59">59</a></span></p>
+
+<p>»Je pensais que mon Henri devait être l'ami de ce grand seigneur et je
+m'attendais presque à le voir.</p>
+
+<p>«Le lendemain, Henri fit clouer des jalousies à mes fenêtres <ins class="correction" title="que">qui</ins> n'en
+avaient point.</p>
+
+<p>»&mdash;Aurore, me dit-il, je vous prie de ne vous point montrer à ceux qui
+viendront se promener dans le jardin.</p>
+
+<p>»Je confesse, ma mère, qu'après cette défense, ma curiosité redoubla.</p>
+
+<p>Il n'était pas difficile d'avoir des renseignements sur ce prince de
+Gonzague. Tout le monde parlait de lui. C'était l'un des hommes les plus
+riches de France et l'ami particulier du régent. Il venait à Madrid pour
+une mission intime. On le traitait en ambassadeur. Il avait une cour.</p>
+
+<p>»Tous les matins, le petit Jean-Marie venait me raconter ce qui se
+disait dans le quartier. Le prince était beau, le prince avait de belles
+maîtresses, le prince jetait les millions par la fenêtre.</p>
+
+<p>»Ses compagnons étaient tous des jeunes gens qui faisaient dans Madrid
+des équipées nocturnes, escaladant les balcons, brisant les lanternes,
+défonçant les portes et battant les tuteurs jaloux.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_60" id="Page_60">60</a></span></p>
+
+<p>»Il y en avait un qui avait dix-huit ans à peine,&mdash;un démon! Il se
+nommait le marquis de Chaverny.</p>
+
+<p>»On le disait frais et rose comme une jeune fille. Et l'air si doux! De
+grands cheveux blonds sur un front blanc, une lèvre imberbe, des yeux
+espiègles comme ceux des jeunes filles!</p>
+
+<p>»C'était le plus terrible de tous. Ce chérubin troublait tous les
+c&oelig;urs des senoritas de Madrid.</p>
+
+<p>»Par les fentes de ma jalousie, moi, je voyais parfois, sous les
+ombrages de ce beau jardin d'Ossuna, un jeune gentilhomme à la mine
+élégante, à la tournure un peu efféminée,&mdash;mais ce ne pouvait être ce
+diablotin de Chaverny.</p>
+
+<p>»Mon petit gentilhomme avait l'apparence si sage et si modeste.</p>
+
+<p>»Il se promenait dès le matin.&mdash;Ce Chaverny, lui, devait se lever tard,
+après avoir passé la nuit à mal faire.</p>
+
+<p>»Tantôt sur un banc, tantôt couché dans l'herbe, tantôt allant pensif et
+la tête inclinée, mon petit gentilhomme avait presque toujours un livre
+à la main. C'était un adolescent studieux.</p>
+
+<p>»Et plus souvent, que ce Chaverny se fût ainsi embarrassé d'un livre!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_61" id="Page_61">61</a></span></p>
+
+<p>»Il y avait là impossibilité: ce petit gentilhomme était exactement
+l'opposé de M. le marquis de Chaverny,&mdash;à moins que la renommée n'eût
+déplorablement calomnié M. le marquis.</p>
+
+<p>»La renommée n'avait eu garde.&mdash;Mais mon petit gentilhomme était
+cependant bien le marquis de Chaverny.</p>
+
+<p>»Le diablotin, le démon!... je crois que je l'aurais aimé si Henri n'eût
+point été sur terre.</p>
+
+<p>»Un bon c&oelig;ur, ma mère, un c&oelig;ur perdu par ceux qui égaraient sa
+jeunesse, mais noble encore, ardent et généreux.</p>
+
+<p>»Je pense que le vent avait dû soulever par hasard un coin de ma
+jalousie, car il m'avait vue, et depuis lors, il ne quittait plus le
+jardin.</p>
+
+<p>»Ah! certes, je lui ai épargné bien des folies! Dans le jardin, il était
+doux comme un petit saint. Tout au plus s'enhardissait-il parfois
+jusqu'à baiser une fleur cueillie, qu'il lançait ensuite dans la
+direction de ma fenêtre.</p>
+
+<p>»Une fois, je le vis venir avec une sarbacane. Il visa ma jalousie et
+très-adroitement, il fit passer un petit billet à travers les
+planchettes.</p>
+
+<p>»Le charmant petit billet, si vous saviez, ma <span class="pagenum"><a name="Page_62" id="Page_62">62</a></span> mère! Il voulait
+m'épouser et me disait que j'arracherais une âme à l'enfer. J'eus
+grand'peine à me retenir de répondre, car c'eût été là une bonne
+&oelig;uvre... mais la pensée d'Henri m'arrêta et je ne donnai même pas
+signe de vie.</p>
+
+<p>»Le pauvre petit marquis attendit longtemps, les yeux fixés sur ma
+jalousie, puis je le vis essuyer sa paupière où sans doute il y avait
+des larmes.</p>
+
+<p>»Mon c&oelig;ur se serra, mais je tins bon.</p>
+
+<p>»Le soir de ce jour, j'étais au balcon de la tourelle en colimaçon qui
+flanquait notre maison, à l'angle de la Calle-Réal.</p>
+
+<p>»Le balcon avait vue sur la grande rue et sur la ruelle obscure.</p>
+
+<p>»Henri tardait; je l'attendais.</p>
+
+<p>»J'entendis tout à coup que l'on parlait à voix basse dans la ruelle. Je
+me tournai. J'aperçus deux ombres le long du mur: Henri et le petit
+marquis.</p>
+
+<p>»Les voix bientôt s'élevèrent.</p>
+
+<p>»&mdash;Savez-vous à qui vous parlez, l'ami? dit fièrement Chaverny;&mdash;je suis
+le cousin de M. le prince de Gonzague.</p>
+
+<p>»A ce nom, l'épée d'Henri sembla sauter d'elle-même hors du fourreau.</p>
+
+<p>»Chaverny dégaina de même et se mit en <span class="pagenum"><a name="Page_63" id="Page_63">63</a></span> garde d'un petit air crâne.
+La lutte me sembla si disproportionnée, que je ne pus m'empêcher de
+crier:</p>
+
+<p>»&mdash;Henri! Henri! c'est un enfant!</p>
+
+<p>»Henri baissa aussitôt son épée.</p>
+
+<p>»Le marquis de Chaverny me salua et je l'entendis qui disait:</p>
+
+<p>»&mdash;Nous nous retrouverons!</p>
+
+<p>»J'eus peine à reconnaître Henri quand il rentra l'instant d'après. Sa
+figure était toute bouleversée.&mdash;Au lieu de me parler, il se promenait à
+grands pas dans la chambre.</p>
+
+<p>»&mdash;Aurore, me dit-il enfin d'une voix changée,&mdash;je ne suis pas votre
+père...</p>
+
+<p>»Je le savais bien.&mdash;Je crus qu'il allait poursuivre et j'étais tout
+oreilles.</p>
+
+<p>»Il se tut. Il reprit sa promenade. Je le vis qui essuyait son front en
+sueur.</p>
+
+<p>»&mdash;Qu'avez-vous donc, ami? demandai-je bien doucement.</p>
+
+<p>»Au lieu de répondre, il interrogea lui-même et me dit:</p>
+
+<p>»&mdash;Connaissez-vous ce jeune gentilhomme?</p>
+
+<p>»Je dus rougir un peu en répondant:</p>
+
+<p>»&mdash;Non, bon ami, je ne le connais pas.</p>
+
+<p>»Et pourtant, c'était la vérité.&mdash;Henri reprit après un silence:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_64" id="Page_64">64</a></span></p>
+
+<p>»&mdash;Aurore, je vous avais priée de tenir vos jalousies closes...</p>
+
+<p>»Il ajouta, non sans une certaine nuance d'amertume dans la voix:</p>
+
+<p>»&mdash;Ce n'était pas pour moi, c'était pour vous.</p>
+
+<p>»J'étais piquée. Je répondis:</p>
+
+<p>»&mdash;Ai-je donc commis quelque crime pour être obligée de me cacher
+toujours ainsi?</p>
+
+<p>»&mdash;Ah! fit-il en se couvrant le visage de ses mains,&mdash;cela devait
+venir!... Que Dieu ait pitié de moi!</p>
+
+<p>»Je comprenais seulement que je l'avais blessé. Les larmes inondèrent ma
+joue.</p>
+
+<p>»&mdash;Henri! mon ami! m'écriai-je, pardonnez-moi!... pardonnez-moi!...</p>
+
+<p>»&mdash;Et que faut-il vous pardonner, Aurore? s'écria-t-il en relevant sur
+moi son regard étincelant.</p>
+
+<p>»&mdash;La peine que je vous ai faite, Henri... je vous vois triste... je
+dois avoir tort.</p>
+
+<p>»Il s'arrêta tout à coup pour me regarder encore.</p>
+
+<p>»&mdash;Il est temps! murmura-t-il.</p>
+
+<p>»Puis il vint s'asseoir auprès de moi.</p>
+
+<p>»&mdash;Parlez franchement et ne craignez rien, Aurore, dit-il;&mdash;je ne veux
+qu'une chose en <span class="pagenum"><a name="Page_65" id="Page_65">65</a></span> ce monde: votre bonheur. Auriez-vous quelque peine
+à quitter le séjour de Madrid?</p>
+
+<p>»&mdash;Avec vous? demandai-je.</p>
+
+<p>»&mdash;Avec moi.</p>
+
+<p>»&mdash;Partout où vous serez, ami, répondis-je lentement et en le regardant
+bien en face,&mdash;j'irai avec plaisir... j'aime Madrid parce que vous y
+êtes.</p>
+
+<p>»Il me baisa la main.</p>
+
+<p>»&mdash;Mais..., fit-il avec embarras,&mdash;ce jeune homme...</p>
+
+<p>»Je mis ma main sur sa bouche en riant.</p>
+
+<p>»&mdash;Je vous pardonne, ami, l'interrompis-je,&mdash;mais n'ajoutez pas un
+mot... et si vous le voulez, partons!</p>
+
+<p>»Je vis ses yeux qui devenaient humides. Ses bras faisaient effort pour
+ne point s'ouvrir. Je crus que son émotion allait l'entraîner.&mdash;Mais il
+est fort contre lui-même.</p>
+
+<p>»Il me baisa la main une seconde fois, en disant avec une bonté toute
+paternelle:</p>
+
+<p>»&mdash;Puisque cela ne vous contrarie point, Aurore, nous devons partir ce
+soir même.</p>
+
+<p>»&mdash;Et c'est sans doute pour moi! m'écriai-je avec une véritable
+colère,&mdash;non point pour vous.</p>
+
+<p>»&mdash;Pour vous, non point pour moi, répondit-il en prenant congé.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_66" id="Page_66">66</a></span></p>
+
+<p>»Il sortit. Je fondis en larmes.</p>
+
+<p>»&mdash;Ah! me disais-je,&mdash;il ne m'aime pas! Il ne m'aimera jamais!</p>
+
+<p>»Et chaque fois que je pleure, ma mère, c'est que cette idée-là me
+revient. Henri ne m'aime pas! Henri ne m'aimera jamais!...</p>
+
+<p>»Cependant...</p>
+
+<p>»Hélas! on cherche à se tromper soi-même. Il me chérit comme si j'étais
+sa fille. Il m'aime pour moi, non pour lui.&mdash;Je mourrai jeune.</p>
+
+<p>»Le départ fut fixé à dix heures de nuit. Je devais monter en chaise
+avec <ins class="correction" title="François">Françoise</ins>. Henri devait nous escorter en compagnie de quatre
+espadins. Il était riche.</p>
+
+<p>»Pendant que je faisais mes malles, le jardin d'Ossuna s'illuminait. M.
+le prince de Gonzague donnait une grande fête cette nuit-là.&mdash;J'étais
+triste et découragée.&mdash;La pensée me vint que les plaisirs de ce monde
+brillant tromperaient peut-être ma peine.</p>
+
+<p>»Vous savez cela, vous, ma mère? Sont-elles soulagées celles qui
+souffrent et qui peuvent se réfugier dans ces joies?</p>
+
+<p>»Je vous parle maintenant de choses toutes récentes. C'était hier.
+Quelques mois se sont à peine écoulés depuis que nous avons quitté
+Madrid.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_67" id="Page_67">67</a></span></p>
+
+<p>»Mais le temps m'a semblé long. Il y a quelque chose entre mon ami et
+moi. Oh! que j'avais besoin de votre c&oelig;ur pour y verser le mien, ma
+mère!</p>
+
+<p>»Nous partîmes à l'heure dite, pendant que l'orchestre jetait ses
+premiers accords sous les grands orangers du palais.</p>
+
+<p>»Henri chevauchait à la portière. Il me dit:</p>
+
+<p>»&mdash;Ne regrettez-vous rien, Aurore?</p>
+
+<p>»&mdash;Je regrette mon ami d'autrefois, répondis-je.</p>
+
+<p>»Notre itinéraire était fixé d'avance. Nous allions en droite ligne à
+Saragosse pour gagner de là les frontières de France, franchir les
+Pyrénées vis-à-vis de Venasque et redescendre à Bayonne, où nous devions
+prendre la mer et retenir passage pour Ostende.</p>
+
+<p>»Henri avait besoin de faire cette pointe en France. Il devait s'arrêter
+dans la vallée de Louron, entre Luz et Bagnères-de-Luchon.</p>
+
+<p>»De Madrid à Saragosse, aucun accident ne marqua notre voyage. Même
+absence d'événements de Saragosse à la frontière.&mdash;Et sans la visite que
+nous fîmes au vieux château de Caylus, après avoir passé les monts, je
+n'aurais plus rien à vous dire, ma mère.</p>
+
+<p>»Mais, sans que je puisse m'expliquer pourquoi, <span class="pagenum"><a name="Page_68" id="Page_68">68</a></span> cette visite a été
+l'une des pages les plus émouvantes de ma vie. Je n'ai couru là aucun
+danger; à proprement parler, rien ne m'y est advenu,&mdash;et pourtant,
+dussé-je vivre cent ans, je me souviendrais des impressions que ce lieu
+a fait naître en moi.</p>
+
+<p>»Henri voulait s'entretenir avec un vieux prêtre nommé dom Bernard et
+qui avait été chapelain de Caylus, sous le dernier seigneur de ce nom.</p>
+
+<p>»Une fois passée la frontière, nous laissâmes Françoise et Jean-Marie
+dans un petit village au bord de la Clarabida. Nos quatre espadins
+étaient restés de l'autre côté des Pyrénées. Nous nous dirigeâmes seuls,
+Henri et moi, à cheval, vers la bizarre éminence qu'on appelle dans le
+pays <i>le Hachaz</i>, et qui sert de base à la noire forteresse.</p>
+
+<p>»C'était par une matinée de février, froide, triste, mais sans brume.
+Les sommets neigeux que nous avions traversés la veille détachaient à
+l'horizon sur le ciel sombre l'éclatante dentelle de leurs crêtes à
+l'Orient, un soleil pâle brillait et blanchissait encore les pics
+couverts de frimas.</p>
+
+<p>»Le vent venait de l'ouest et amenait lentement les grands nuages,
+suspendus comme un terne rideau derrière la chaîne des Pyrénées.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_69" id="Page_69">69</a></span></p>
+
+<p>»Nous voyions se dresser devant nous, repoussé par le ciel blafard de
+l'est et debout sur son piédestal géant, ce noir colosse de granit: le
+château de Caylus-<ins class="correction" title="Tarride">Tarrides</ins>.</p>
+
+<p>»On chercherait longtemps avant de trouver un édifice qui parle plus
+éloquemment des lugubres grandeurs du passé.</p>
+
+<p>»Il était là comme une sentinelle, ce manoir assassin et pillard; il
+guettait le voyageur passant dans la vallée. Les fauconneaux muets et
+les meurtrières silencieuses avaient alors une voix; les chênes ne
+croissaient pas dans les murs crevassés; les remparts n'avaient point ce
+glacial manteau de lierre mouillé; les tourelles montraient leurs
+menaçants créneaux, cachés aujourd'hui par cette couronne rougeâtre ou
+dorée que leur font les giroflées et les énormes touffes de
+gueules-de-loup.</p>
+
+<p>»Rien qu'à le voir, l'esprit s'ouvre à mille pensées mélancoliques ou
+terribles. C'est grand, c'est effrayant. Là dedans, personne n'a jamais
+dû être heureux.</p>
+
+<p>»Aussi le pays est plein de légendes noires comme de l'encre.</p>
+
+<p>»A lui tout seul, le dernier seigneur, qu'on appelait Caylus-Verrous, a
+tué ses deux femmes, sa fille, son gendre, etc.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_70" id="Page_70">70</a></span></p>
+
+<p>»Les autres, ses ancêtres, avaient fait de leur mieux avant lui.</p>
+
+<p>»Nous arrivâmes au plateau du Hachaz par une route étroite et tortueuse
+qui autrefois aboutissait au pont-levis. Il n'y a plus de pont-levis. On
+voit seulement les débris d'une passerelle en bois dont les poutres
+vermoulues pendent dans le fossé.</p>
+
+<p>»A la tête du pont est une petite vierge dans sa niche.</p>
+
+<p>»Le château de Caylus est maintenant inhabité. Il a pour gardien un
+vieillard grondeur et d'abord repoussant, qui est à demi-sourd et tout à
+fait aveugle. Il nous dit que le maître actuel n'y était pas venu depuis
+seize ans.</p>
+
+<p>»C'est le prince Philippe de Gonzague.&mdash;Remarquez-vous, ma mère, comme
+ce nom semble me poursuivre depuis quelque temps?</p>
+
+<p>»Le vieillard apprit à Henri que dom Bernard, l'ancien chapelain de
+Caylus, était mort depuis plusieurs années. Il ne voulut point nous
+laisser voir l'intérieur du château.</p>
+
+<p>»Je pensais que nous allions retourner dans la vallée: il n'en fut
+rien.&mdash;Et je dus bientôt m'apercevoir que ce lieu rappelait à mon ami
+quelque tragique et lointain souvenir.</p>
+
+<p>»Nous nous rendîmes pour déjeuner au hameau <span class="pagenum"><a name="Page_71" id="Page_71">71</a></span> de Tarrides, dont les
+dernières maisons touchent presque les douves du manoir. La maison la
+plus proche des douves et de cette ruine de pont dont je vous ai parlé
+était justement une auberge.</p>
+
+<p>»Nous nous assîmes sur deux escabelles devant une pauvre table en bois
+de hêtre, et une femme de quarante à quarante-cinq ans vint nous servir.</p>
+
+<p>»Henri la regarda attentivement:</p>
+
+<p>»&mdash;Bonne femme, lui dit-il tout à coup, vous étiez déjà ici la nuit du
+meurtre?</p>
+
+<p>»Elle laissa tomber un broc de vin qu'elle tenait à la main. Puis,
+fixant sur Henri son &oelig;il plein de défiance:</p>
+
+<p>»&mdash;Oh! oh! fit-elle; pour en parler, vous, est-ce que vous y étiez?</p>
+
+<p>»J'avais froid dans les veines, mais une curiosité invincible me tenait.
+Que s'était-il donc passé en ce lieu?</p>
+
+<p>»&mdash;Peut-être, répliqua Henri; mais cela ne vous importe point, bonne
+femme... Il y a des choses que je veux savoir... je payerai pour cela.</p>
+
+<p>»Elle ramassa son broc en grommelant:</p>
+
+<p>»&mdash;Nous fermâmes nos portes à double tour et les volets de nos
+croisées... Le mieux est de ne rien voir dans ces affaires-là.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_72" id="Page_72">72</a></span></p>
+
+<p>»&mdash;Combien trouva-t-on de morts dans le fossé, le lendemain? demanda
+Henri.</p>
+
+<p>»&mdash;Sept, en comptant le jeune seigneur.</p>
+
+<p>»&mdash;Et la justice vint-elle?</p>
+
+<p>»&mdash;Le bailli d'Angelis... et le lieutenant criminel de Tarbes... et
+d'autres... oui, oui; la justice vint... la justice vient toujours
+assez, mais elle s'en retourne... On dit que notre monsieur avait eu
+raison... A cause de cette petite fenêtre-là qu'on avait trouvée
+ouverte...</p>
+
+<p>»Elle montra du doigt une fenêtre basse, percée dans la douve même, sous
+l'assise chancelante du pont.</p>
+
+<p>»Je compris que les gens de justice accusèrent le jeune seigneur défunt
+d'avoir voulu s'introduire dans le château par cette voie.&mdash;Mais
+pourquoi?</p>
+
+<p>»La vieille femme répondit elle-même à cette question que je
+m'adressais.</p>
+
+<p>»&mdash;Et parce que, acheva-t-elle, notre jeune demoiselle était riche.</p>
+
+<p>»C'était toute une lamentable histoire racontée en quelques paroles.</p>
+
+<p>»Cette fenêtre basse me fascinait. Je n'en pouvais détacher les
+yeux.&mdash;Là, sans doute, s'étaient donnés les rendez-vous d'amour.</p>
+
+<p>»Je repoussai l'assiette de bois qu'on avait <span class="pagenum"><a name="Page_73" id="Page_73">73</a></span> placée devant moi.
+Henri fit de même. Il paya notre repas et nous sortîmes de
+l'auberge.&mdash;Devant la porte passait un chemin qui conduisait dans les
+douves. Nous prîmes ce chemin.</p>
+
+<p>»La bonne femme nous suivait.</p>
+
+<p>»&mdash;Ce fut là, dit-elle en montrant le poteau qui faisait une des assises
+du pont du côté du rempart,&mdash;ce fut là que le jeune seigneur déposa son
+enfant.</p>
+
+<p>»&mdash;Oh! m'écriai-je, il y avait un enfant!</p>
+
+<p>»Le regard qu'Henri tourna vers moi fut étrange, et je ne puis encore le
+définir. Parfois, mes paroles les plus simples lui causaient ainsi des
+émotions soudaines et qui me paraissaient n'avoir point de motif.</p>
+
+<p>»Cela donnait carrière à mon imagination. Je passais ma vie à chercher
+en vain le mot de toutes ces énigmes qui étaient autour de moi.</p>
+
+<p>»Ma mère, on se moque volontiers des pauvres orphelines qui voient
+partout un indice de leur naissance. Moi, je vois dans cet instinct
+quelque chose de providentiel et de souverainement touchant. Eh bien!
+oui! notre rôle est de chercher sans cesse, de ne nous point lasser dans
+notre tâche difficile et ingrate. Si l'obstacle que nous avons soulevé à
+demi retombe et nous terrasse, nous nous redressons plus vaillants, <span class="pagenum"><a name="Page_74" id="Page_74">74</a></span>
+jusqu'à l'heure où le désespoir nous prend.&mdash;Cette heure-là, c'est la
+mort.</p>
+
+<p>»Que d'espoirs, avant que cette heure n'arrive! que de chimères! que de
+déceptions!</p>
+
+<p>»Le regard d'Henri semblait me dire:&mdash;L'enfant, Aurore, c'était vous.</p>
+
+<p>»Mon c&oelig;ur battit, et ce fut avec d'autres yeux que je regardai le
+vieux manoir.</p>
+
+<p>»Mais tout de suite après, Henri demanda:</p>
+
+<p>»&mdash;Qu'est devenu l'enfant?</p>
+
+<p>»Et la bonne femme répondit:</p>
+
+<p>»&mdash;Il est mort!...</p>
+
+<hr class="tiny" />
+
+<h2><a name="ch4" id="ch4"></a>VI</h2>
+
+<h3>&mdash;En mettant le couvert.&mdash;</h3><p><span class="pagenum"><a name="Page_75" id="Page_75">75</a></span></p>
+
+<p>«Le fond des douves était une prairie.&mdash;Du point où nous étions, au delà
+de l'arche brisée du pont de bois, on voyait s'abaisser la lèvre du
+fossé qui découvrait le petit village de Tarrides et les premières
+futaies de la forêt d'Ens.&mdash;A droite, <ins class="correction" title="pardessus">par dessus</ins> le rempart, la vieille
+chapelle de Coghes montrait sa flèche aiguë et dentelée.</p>
+
+<p>»Henri promenait sur ce paysage un long et mélancolique regard.</p>
+
+<p>»Il semblait parfois s'orienter, son épée qu'il tenait à la main comme
+une canne, traçait des <span class="pagenum"><a name="Page_76" id="Page_76">76</a></span> lignes dans l'herbe.&mdash;Sa bouche remuait
+comme s'il se fût parlé à lui-même.</p>
+
+<p>»Il désigna enfin du doigt l'endroit où j'étais debout et s'écria:</p>
+
+<p>»&mdash;C'est là... Ce doit être là!</p>
+
+<p>»&mdash;Oui, dit la bonne femme. C'est là que nous trouvâmes étendu le corps
+du jeune seigneur.</p>
+
+<p>»Je me reculai en frissonnant de la tête aux pieds.</p>
+
+<p>»Henri demanda:</p>
+
+<p>»&mdash;Que fit-on du corps?</p>
+
+<p>»&mdash;J'ai ouï dire qu'on l'emmena à Paris pour être enterré au cimetière
+Saint-Magloire.</p>
+
+<p>»&mdash;Oui, pensa tout haut Henri;&mdash;Saint-Magloire était fief de Lorraine...</p>
+
+<p>»Ainsi, ma mère, le pauvre jeune seigneur, mis à mort dans cette
+terrible nuit, était de la noble maison de Lorraine.</p>
+
+<p>»Henri avait la tête penchée sur sa poitrine. Il rêvait.&mdash;De temps en
+temps, je voyais qu'il me regardait à la dérobée.</p>
+
+<p>»Il essaya de monter le petit escalier placé à la tête du pont, mais les
+marches vermoulues cédèrent sous ses pieds.&mdash;Il revint vers le rempart,
+et du pommeau de son épée, il éprouva les contrevents de la fenêtre
+basse.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_77" id="Page_77">77</a></span></p>
+
+<p>»La bonne femme qui le suivait comme un cicérone dit:</p>
+
+<p>»&mdash;C'est solide et doublé de fer... On n'a pas ouvert la fenêtre depuis
+le jour où les magistrats vinrent.</p>
+
+<p>»&mdash;Et qu'entendîtes-vous cette nuit-là, bonne femme, demanda Henri, à
+travers vos volets fermés?</p>
+
+<p>»&mdash;Ah! Seigneur Dieu! mon gentilhomme, tous les démons semblaient
+déchaînés sous le rempart... Nous ne pûmes fermer l'&oelig;il... Les
+brigands étaient venus boire chez nous dans la journée: j'avais dit en
+me couchant: Que Dieu prenne en sa garde ceux qui ne verront point
+demain se lever le soleil... Nous entendîmes un grand bruit de fer, des
+cris, des blasphèmes... et des voix mâles qui disaient de temps en
+temps: J'y suis! j'y suis!...</p>
+
+<p>»Un monde de pensées s'agitait en moi, ma mère; je connaissais ce mot ou
+cette devise.&mdash;Dès mon enfance je l'avais entendue sortir de la bouche
+d'Henri, et je l'avais retrouvé, traduit en langue latine, sur les
+sceaux qui fermaient cette mystérieuse enveloppe que mon ami conservait
+comme un trésor.</p>
+
+<p>»Henri avait été mêlé à tout ce drame. Comment?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_78" id="Page_78">78</a></span></p>
+
+<p>»Lui seul eût pu me le dire...</p>
+
+<p>»... Le soleil descendait à l'horizon quand nous reprîmes le chemin de
+la vallée. J'avais le c&oelig;ur serré. Je me retournai bien des fois pour
+voir encore le sombre géant de granit, debout sur son énorme base.</p>
+
+<p>»Cette nuit, je vis des fantômes: une femme en deuil, portant un petit
+enfant dans ses bras et penchée au-dessus d'un pâle jeune homme qui
+avait le flanc ouvert.</p>
+
+<p>»Était-ce vous, ma mère?...</p>
+
+<p>»Le lendemain, sur le pont du navire qui devait nous porter à travers
+l'Océan et la Manche jusqu'aux rivages de la Flandre, Henri me dit:</p>
+
+<p>»&mdash;Bientôt, vous saurez tout, Aurore... Fasse Dieu que vous en soyez
+plus heureuse!</p>
+
+<p>»Sa voix était triste en disant cela.</p>
+
+<p>»Se pourrait-il que le malheur me vînt avec la connaissance de ma
+famille?</p>
+
+<p>»Dût-ce être la vérité, je veux vous connaître, ma mère!...</p>
+
+<p>»... Nous débarquâmes à Ostende.&mdash;A Bruxelles, Henri reçut une large
+missive, cachetée aux armes de France.&mdash;Le lendemain, nous partîmes pour
+Paris.</p>
+
+<p>»Il faisait noir déjà quand nous franchîmes l'arc de triomphe qui borne
+la route de Flandre <span class="pagenum"><a name="Page_79" id="Page_79">79</a></span> où commence la grande ville. J'étais en chaise
+avec Françoise. Henri chevauchait au-devant de nous.&mdash;Je me recueillais
+en moi-même, ma mère.&mdash;Quelque chose me disait: Elle est là!</p>
+
+<p>»Vous êtes à Paris, ma mère, j'en suis sûre. Je reconnais l'air que vous
+respirez.</p>
+
+<p>»Nous descendîmes une longue rue, bordée de maisons hautes et grises;
+puis nous entrâmes dans une ruelle étroite qui nous conduisit au devant
+d'une église qu'un cimetière entourait.</p>
+
+<p>»J'ai su depuis que c'était l'église et le cimetière Saint-Magloire.</p>
+
+<p>»En face s'élevait un grand hôtel d'aspect fier et seigneurial.</p>
+
+<p>»Henri mit pied à terre et vint m'offrir la main pour descendre.&mdash;Nous
+entrâmes dans le cimetière.&mdash;Au revers de l'église, un espace, clos par
+une simple grille de bois, contient une rotonde ouverte où se voient
+plusieurs tombes monumentales à travers les arcades.</p>
+
+<p>»Nous franchîmes la grille de bois.</p>
+
+<p>»Une lampe, pendue à la voûte, éclairait faiblement la rotonde.</p>
+
+<p>»Henri s'arrêta devant un mausolée de marbre sur lequel était sculptée
+l'image d'un jeune homme.&mdash;Henri mit un long baiser au front de la
+statue.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_80" id="Page_80">80</a></span></p>
+
+<p>»Je l'entendis qui disait, avec des larmes dans la voix:</p>
+
+<p>»&mdash;Frère, me voici... Dieu m'est témoin que j'ai accompli ma promesse de
+mon mieux.</p>
+
+<p>»Un bruit léger se fit derrière nous; je me retournai. La vieille
+Françoise Berrichon et Jean-Marie son petit-fils étaient agenouillés
+dans l'herbe de l'autre côté de la grille de bois.</p>
+
+<p>»Henri s'était aussi agenouillé.&mdash;Il pria silencieusement et longtemps.</p>
+
+<p>»En se relevant, il me dit:</p>
+
+<p>»&mdash;Baisez cette image, Aurore.</p>
+
+<p>»J'obéis et je demandai pourquoi.</p>
+
+<p>»Sa bouche s'ouvrit pour me répondre.&mdash;Puis il hésita.&mdash;Puis il dit
+enfin:</p>
+
+<p>«&mdash;Parce que c'était un noble c&oelig;ur, ma fille, et parce que je
+l'aimais.</p>
+
+<p>»Je mis un second baiser au front glacé de la statue.&mdash;Henri me remercia
+en posant ma main contre son c&oelig;ur.</p>
+
+<p>»Comme il aime, quand il aime, ma mère!&mdash;Peut-être est-il écrit qu'il ne
+doit pas m'aimer!</p>
+
+<p>»Quelques minutes après, nous étions dans la maison où j'achève de vous
+écrire ces lignes, ma mère chérie.&mdash;Henri l'avait fait retenir
+d'avance.&mdash;Depuis que j'en ai franchi le seuil, je ne l'ai plus quittée.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_81" id="Page_81">81</a></span></p>
+
+<p>»Je suis là, plus seule que jamais, car Henri a plus d'affaires à Paris
+qu'ailleurs.&mdash;C'est à peine si je le vois aux heures des repas.</p>
+
+<p>»Il m'est défendu de sortir. Je dois prendre des précautions pour me
+mettre à la croisée.</p>
+
+<p>»Ah! s'il était jaloux, ma mère! comme je serais heureuse de lui obéir,
+de me voiler, de me cacher, de me garder toute à lui.&mdash;Mais je me
+souviens de la phrase de Madrid:</p>
+
+<p>»&mdash;Ce n'est pas pour moi, c'est pour vous!</p>
+
+<p>»Ce n'est pas pour moi, ma mère.&mdash;On est jaloux seulement de celle qu'on
+aime!...</p>
+
+<p>»Je suis seule! A travers mes rideaux baissés, je vois la foule affairée
+et bruyante. Tous ces gens sont libres.</p>
+
+<p>»Je vois les maisons de l'autre côté de la rue. A chaque étage il y a
+une famille: des jeunes femmes qui ont de beaux enfants souriants. Elles
+sont heureuses.</p>
+
+<p>»Je vois encore les fenêtres du Palais-Royal, bien souvent éclairées le
+soir pour les nobles fêtes du Régent.</p>
+
+<p>»Les dames de la cour passent dans leurs chaises avec de beaux cavaliers
+aux portières.</p>
+
+<p>»J'entends la musique des danses.</p>
+
+<p>»Parfois mes nuits n'ont point de sommeil...</p>
+
+<p>»Mais si seulement il me fait une caresse, <span class="pagenum"><a name="Page_82" id="Page_82">82</a></span> s'il lui échappe une
+douce parole, j'oublie tout cela, ma mère, et je suis heureuse...</p>
+
+<p>»J'ai l'air de me plaindre. N'allez pas croire, ma mère, qu'il me manque
+quelque chose.&mdash;Henri me comble toujours de bontés et de prévenances.
+S'il est froid avec moi depuis longtemps, peut-on lui en faire un
+crime?...</p>
+
+<p>»Tenez, ma mère, une idée m'est venue parfois. J'ai pensé, car je
+connais les chevaleresques délicatesses de son c&oelig;ur, j'ai pensé que
+ma race était au-dessus de la sienne, ma fortune aussi peut-être. Cela
+l'éloigne de moi. Il a peur de m'aimer.</p>
+
+<p>»Oh! si j'étais sûre de cela! comme je renoncerais à ma fortune! comme
+je foulerais aux pieds ma noblesse!</p>
+
+<p>»Que sont donc les avantages de la naissance auprès des joies du
+c&oelig;ur? Est-ce que je vous aimerais moins, ma mère, si vous étiez une
+pauvre femme...?</p>
+
+<p>»Il y a deux jours, le bossu vint le voir.&mdash;Mais je ne vous ai pas parlé
+encore de ce gnome mystérieux, le seul être qui ait entrée dans notre
+solitude.</p>
+
+<p>»Le bossu vient chez nous à toute heure, c'est-à-dire chez Henri, dans
+l'appartement du premier étage. On le voit entrer et sortir: les gens
+<span class="pagenum"><a name="Page_83" id="Page_83">83</a></span> du quartier le regardent un peu comme un lutin.</p>
+
+<p>»Jamais on n'a vu Henri et lui ensemble, et ils ne se quittent pas.</p>
+
+<p>»Tel est le mot des commères de la rue du Chantre.</p>
+
+<p>»Par le fait, jamais liaison ne fut plus bizarre et plus mystérieuse.
+Nous-mêmes, j'entends Françoise, Jean-Marie et moi, nous n'avons jamais
+aperçu réunis ces deux inséparables. Ils restent enfermés des journées
+entières dans la chambre du haut; puis l'un d'eux sort, tandis que
+l'autre reste à la garde de je ne sais quel trésor inconnu.</p>
+
+<p>»Cela dure depuis quinze grands jours que nous sommes arrivés, et,
+malgré les promesses d'Henri, je n'en sais pas plus qu'à la première
+heure.</p>
+
+<p>»Je voulais donc vous dire: le bossu vint voir Henri l'autre soir; il ne
+ressortit point. Toute la nuit, ils restèrent enfermés ensemble. Le
+lendemain Henri était plus triste. En déjeunant, la conversation tomba
+sur les grands seigneurs et les grandes dames. Henri dit avec une
+amertume profonde:</p>
+
+<p>»&mdash;Ceux qui sont placés trop haut ont le vertige. Il ne faut pas compter
+sur la reconnaissance des princes... Et d'ailleurs, s'interrompit-il en
+baissant les yeux, quel service peut-on payer avec <span class="pagenum"><a name="Page_84" id="Page_84">84</a></span> cette monnaie
+odieuse: la reconnaissance?... Si la grande dame pour qui j'aurais
+risqué mon honneur et ma vie ne pouvait pas m'aimer,... parce qu'elle
+serait en haut et moi en bas,... je m'en irais si loin que je ne saurais
+même pas si elle m'insulte de sa reconnaissance!</p>
+<p>
+»Ma mère, je suis sûre que le bossu lui avait parlé de vous.</p>
+
+<p>»Oh! c'est que c'est bien vrai! Il a risqué pour votre fille son honneur
+et sa vie. Il a fait plus, beaucoup plus: il a donné à votre fille
+dix-huit années de sa fière jeunesse.</p>
+
+<p>»Avec quoi payer cette largesse inouïe?</p>
+
+<p>»Ma mère! ma mère! comme il se trompe, n'est-ce pas? Comme vous
+l'aimerez! comme vous me mépriseriez, si tout mon c&oelig;ur, sauf la part
+qui est à vous, n'était pas à lui!</p>
+
+<p>»Je n'osai dire cela, parce que, en sa présence, quelque chose me
+retient souvent de parler. Je sens que je redeviens timide, autrement,
+mais bien plus qu'au temps de mon enfance.</p>
+
+<p>»Mon Dieu! il y a des choses impossibles. Henri, mon sauveur, mon père,
+mon bienfaiteur! Henri, craindre ma mère!</p>
+
+<p>»Mais ce ne serait pas de l'ingratitude, cela, ce serait de l'infamie!
+Mais je suis à lui; mon corps et mon âme: il m'a sauvée; il m'a faite.
+<span class="pagenum"><a name="Page_85" id="Page_85">85</a></span> Sans lui, que serais-je? Un peu de poussière au fond d'une pauvre
+petite tombe...</p>
+
+<p>»Et quelle mère, fût-elle duchesse, cousine du roi, quelle mère ne
+serait donc orgueilleuse d'avoir pour gendre le chevalier Henri de
+Lagardère, le plus beau, le plus brave, le plus généreux, le plus loyal
+des hommes?</p>
+
+<p>»Certes, je ne suis qu'une pauvre enfant, je ne puis pas juger les
+grands de la terre; je ne les connais pas, mais s'il y avait parmi ces
+grands seigneurs et ces grandes dames un c&oelig;ur assez perdu, une âme
+assez pervertie pour me dire à moi, Aurore:&mdash;Oublie Henri, ton ami...</p>
+
+<p>»Tenez, ma mère, cela me rend folle. Une idée extravagante vient de me
+donner la sueur froide; je me suis dit: Si ma mère...</p>
+
+<p>»Mais Dieu me garde d'exprimer cela par des paroles! Je croirais
+blasphémer.</p>
+
+<p>»Oh! non; vous êtes telle que je vous ai rêvée et adorée, ma mère.
+J'aurais de vous des baisers et puis des sourires. Quel que soit le
+grand nom que le ciel vous ait donné, vous avez quelque chose de
+meilleur que votre nom: c'est votre c&oelig;ur. La pensée que j'ai eue vous
+outrage, et je me mets à vos genoux pour obtenir mon pardon.</p>
+
+<p>»Tenez, le jour me manque: je quitte la plume et je ferme les yeux pour
+voir votre doux <span class="pagenum"><a name="Page_86" id="Page_86">86</a></span> visage dans mon rêve. Venez, mère bien-aimée,
+venez...»</p>
+
+<p>C'étaient là les dernières paroles du manuscrit d'Aurore.</p>
+
+<p>Ces pages, sa meilleure compagnie, elle les aimait. En les renfermant
+dans sa cassette, elle leur dit:&mdash;A demain!</p>
+
+<p>La nuit était tout à fait venue. Les maisons s'éclairaient de l'autre
+côté de la rue Saint-Honoré.</p>
+
+<p>La porte s'ouvrit bien doucement, et la figure simplette de Jean-Marie
+Berrichon se détacha en noir sur le lambris plus clair de la pièce
+voisine où il y avait une lampe.</p>
+
+<p>Jean-Marie était le fils de ce page mignon que nous vîmes, aux premiers
+chapitres de cette histoire, apporter la lettre de Nevers au chevalier
+de Lagardère.</p>
+
+<p>Le page était mort soldat; sa vieille mère n'avait plus qu'un
+petit-fils.</p>
+
+<p>&mdash;Notre demoiselle, dit Jean-Marie, grand'maman demande comme ça s'il
+faut mettre le couvert ici ou dans la salle?</p>
+
+<p>&mdash;Quelle heure est-il donc? fit Aurore, éveillée en sursaut.</p>
+
+<p>&mdash;L'heure du souper, notre demoiselle, répondit Berrichon.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_87" id="Page_87">87</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Comme il tarde! répéta Aurore.</p>
+
+<p>Puis elle ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Mets le couvert ici.</p>
+
+<p>&mdash;Je veux bien, notre demoiselle.</p>
+
+<p>Berrichon apporta la lampe qu'il posa sur la cheminée.</p>
+
+<p>Au fond de la cuisine, qui était au bout de la salle, la voix mâle de la
+vieille Françoise s'éleva:</p>
+
+<p>&mdash;Les rideaux ne sont pas bien fermés, petiot, dit-elle, rapproche-les!</p>
+
+<p>Berrichon haussa légèrement les épaules tout en se hâtant d'obéir.</p>
+
+<p>&mdash;Ma parole, grommela-t-il, on dirait que nous avons peur des galères!</p>
+
+<p>Berrichon était un peu dans la position d'Aurore. Il ignorait tout et
+avait grande envie de savoir.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es sûr qu'il n'est pas rentré par l'escalier? demanda la jeune
+fille.</p>
+
+<p>&mdash;Sûr! répéta Jean-Marie; est-ce qu'on est jamais sûr de rien chez
+nous?... J'ai vu entrer le bossu sur le tard... j'ai été écouter...</p>
+
+<p>&mdash;Tu as eu tort, interrompit Aurore sévèrement.</p>
+
+<p>&mdash;Histoire de savoir si maître Louis était rarrivé... Quant à être
+curieux, pas de ça!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_88" id="Page_88">88</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Et tu n'as rien entendu?</p>
+
+<p>&mdash;Rien de rien!</p>
+
+<p>Il étendait la nappe sur la table.</p>
+
+<p>&mdash;Où peut-il être allé?... se demandait cependant Aurore.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dame, fit Berrichon; n'y a que le bossu pour savoir ça, notre
+demoiselle... Et c'est ben drôle tout de même de voir un homme si droit
+que M. le chevalier... je veux dire maître Louis... fréquenter un
+bancroche, tortu comme un tire-bouchon!... Nous autres, nous n'y voyons
+que du feu, c'est certain... Il va, il vient par sa porte de derrière.</p>
+
+<p>&mdash;N'est-il pas le maître? interrompit encore la jeune fille.</p>
+
+<p>&mdash;Pour ça, il est le maître, répliqua Berrichon; le maître d'entrer, le
+maître de sortir, le maître de se renfermer avec son singe... et il ne
+s'en gêne pas, non!... N'empêche que les voisines jasent pas mal, notre
+demoiselle.</p>
+
+<p>&mdash;Vous causez trop avec les voisines, Berrichon! dit Aurore.</p>
+
+<p>&mdash;Moi! se récria l'enfant; ah! seigneur de Dieu! si on peut dire!...
+Alors je suis un bavard, pas vrai? merci!... Dis donc, grand'mère,
+s'écria-t-il en mettant sa blonde tête à la porte, voilà que je suis un
+bavard!...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_89" id="Page_89">89</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Je sais ça depuis longtemps, petiot, repartit la brave femme; et un
+paresseux aussi!</p>
+
+<p>Berrichon se croisa les bras sur la poitrine.</p>
+
+<p>&mdash;Bon! fit-il; ah! dame, voilà qui est bon!... Alors faut me pendre, si
+j'ai tous les vices!... ce sera plus tôt fait!... Moi qui jamais, au
+grand jamais, ne dis mot à personne... En passant; j'écoute le monde,
+voilà tout... est-ce un péché?... et je vous promets qu'ils en
+disent!... mais pour me mêler à la conversation de tous ces échopiers,
+fi donc! je tiens mon rang.</p>
+
+<p>Il plaça deux assiettes en face l'une de l'autre.</p>
+
+<p>&mdash;Quoique ça, reprit-il plus bas, qu'on ait bien de la peine à
+s'empêcher... quand tout le monde vous fait des questions...</p>
+
+<p>&mdash;On t'a donc fait des questions, Jean-Marie?</p>
+
+<p>&mdash;En masse, notre demoiselle.</p>
+
+<p>&mdash;Quelles questions?</p>
+
+<p>&mdash;Des questions bien embarrassantes, allez!...</p>
+
+<p>&mdash;Mais enfin, dit Aurore avec impatience.&mdash;que t'a-t-on demandé?</p>
+
+<p>Berrichon se mit à rire d'un air innocent:</p>
+
+<p>&mdash;On m'a demandé tout, répliqua-t-il;&mdash;ce que nous sommes, ce que nous
+faisons, d'où nous venons, où nous allons... votre âge... l'âge de
+monsieur le chevalier,&mdash;je veux dire <span class="pagenum"><a name="Page_90" id="Page_90">90</a></span> maître Louis,&mdash;si nous sommes
+Français... si nous sommes catholiques... si nous comptons nous établir
+ici... si nous nous déplaisions dans l'endroit que nous avons quitté...
+si vous faites maigre le vendredi et le samedi,&mdash;vous, mademoiselle...
+si votre confesseur est à Saint-Eustache ou à Saint-Germain
+l'Auxerrois...</p>
+
+<p>Il reprit haleine, et continua tout d'un trait:</p>
+
+<p>&mdash;Et ci et l'autre... patati, patata... pourquoi nous sommes venus
+demeurer justement rue du Chantre au lieu d'aller loger
+ailleurs,&mdash;pourquoi vous ne sortez jamais (et à ce sujet, madame
+Moyneret, la sage-femme, a parié avec la Guichard que vous n'aviez
+qu'une jambe de bonne)... Pourquoi maître Louis sort si souvent...
+Pourquoi le bossu... Ah! s'interrompit-il,&mdash;c'est le bossu qui les
+intrigue!... La mère Balahault dit qu'il a l'air d'un quelqu'un qui a
+commerce avec le mauvais...</p>
+
+<p>&mdash;Et tu te mêles à tous ces cancans, toi Berrichon! fit Aurore.</p>
+
+<p>&mdash;C'est ce qui vous trompe, notre demoiselle.&mdash;N'y en a pas comme moi
+pour savoir garder son quant-à-soi... mais faut les entendre!... les
+femmes surtout... ah! Dieu de Dieu! les femmes! n'y a pas à dire! je ne
+peux pas mettre tant seulement les pieds dans la rue <span class="pagenum"><a name="Page_91" id="Page_91">91</a></span> sans avoir les
+oreilles toutes chaudes... Ho! Berrichon! chérubin du bon Dieu! me crie
+la regrattière d'en face,&mdash;viens ça, que je te fasse goûter de mon
+mou... Elle en a du bon, notre demoiselle!... Tiens! tiens! fait la
+grosse gargotière, il humerait bien un bouillon, cet ange-là!... Et la
+beurrière! et la qui raccommode les vieilles fourrures!... et jusqu'à la
+femme du procureur, quoi!... Moi, je passe fier comme un valet
+d'apothicaire.&mdash;La Guichard et la Moyneret, la Balahault, la regrattière
+d'en face, et la qui rafistole les fourrures et les autres y perdent
+leurs peines. Ça ne les corrige pas... Écoutez voir comme elles font,
+notre demoiselle! s'interrompit-il;&mdash;ça va vous amuser... Voilà la
+Balahault, une maigre et noire avec des lunettes sur le nez:&mdash;Elle est
+tout de même mignonnette et bien tournée, cette enfant-là... c'est de
+vous qu'elle parle... ça a vingt ans, pas vrai, l'amour?&mdash;Je ne sais
+pas!</p>
+
+<p>Pour répondre cela, Berrichon prit sa grosse voix.</p>
+
+<p>Puis en fausset:</p>
+
+<p>&mdash;Pour mignonnette, elle est mignonnette!... (Voilà la Moyneret qui
+dégoise) et l'on ne dirait pas que c'est la nièce d'un simple
+forgeron... au fait, est-elle sa nièce, mon poulet?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_92" id="Page_92">92</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Non! fit Berrichon en basse-taille.</p>
+
+<p>Berrichon ténor poursuivait:</p>
+
+<p>&mdash;Sa fille, alors, bien sûr? pas vrai, Minet?</p>
+
+<p>&mdash;Non!</p>
+
+<p>Et j'essaye de passer, notre demoiselle... mais je t'en souhaite! elles
+se mettent en cercle autour de moi... la Guichard, la Durand, la Morin,
+la Bertrand...</p>
+
+<p>&mdash;Mais si ce n'est pas sa fille, qu'elles font,&mdash;c'est donc sa femme,
+alors?</p>
+
+<p>&mdash;Non!</p>
+
+<p>&mdash;Sa petite s&oelig;ur?</p>
+
+<p>&mdash;Non!</p>
+
+<p>&mdash;Comment! comment!&mdash;ce n'est ni sa femme, ni sa s&oelig;ur, ni sa fille,
+ni sa nièce?... C'est donc une orpheline qu'il a recueillie?... une
+enfant élevée par charité...</p>
+
+<p>&mdash;Non! non! non! non! cria Berrichon à tue-tête.</p>
+
+<p>Aurore mit sa belle main blanche sur son bras:</p>
+
+<p>&mdash;Tu as eu tort, Berrichon, dit-elle d'une voix douce et triste;&mdash;tu as
+menti... je suis une enfant qu'il a recueillie... je suis une orpheline
+élevée par charité...</p>
+
+<p>&mdash;Par exemple!... voulut se récrier Jean-Marie.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_93" id="Page_93">93</a></span></p>
+
+<p>&mdash;La prochaine fois qu'ils l'interrogeront, poursuivit Aurore,&mdash;tu leur
+répondras cela... je n'ai point honte... Pourquoi cacher les bienfaits
+de mon ami?</p>
+
+<p>&mdash;Mais, notre demoiselle...</p>
+
+<p>&mdash;Ne suis-je pas une pauvre fille abandonnée? continuait Aurore en
+rêvant,&mdash;sans lui, sans ses bienfaits...</p>
+
+<p>&mdash;Pour le coup, s'écria Berrichon,&mdash;si maître Louis, comme il faut
+l'appeler, entendait cela, il se mettrait dans une belle colère!... De
+la charité!... des bienfaits!... fi donc! notre demoiselle!</p>
+
+<p>&mdash;Plût à Dieu qu'on ne prononçât pas d'autres paroles en parlant de lui
+et de moi! murmura la jeune fille, dont le beau front pâle prit des
+nuances rosées.</p>
+
+<p>Berrichon se rapprocha vivement.</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez donc...? balbutia-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi? demanda Aurore tremblante.</p>
+
+<p>&mdash;Dame! notre demoiselle...</p>
+
+<p>&mdash;Parle, Berrichon, je le veux!</p>
+
+<p>Et comme l'enfant hésitait, elle se dressa impérieuse et dit:</p>
+
+<p>&mdash;Je t'ai ordonné de parler... j'attends!</p>
+
+<p>Berrichon baissa les yeux, tortillant avec embarras la serviette qu'il
+tenait à la main.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_94" id="Page_94">94</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Quoi donc! fit-il,&mdash;c'est des cancans... rien que des cancans!...
+Elles disent comme ça: Nous savions bien! Il est trop jeune pour être
+son père... Puisqu'il prend tant de précautions, il n'est pas son
+mari...</p>
+
+<p>&mdash;Achève! dit Aurore dont le front livide était mouillé de sueur.</p>
+
+<p>&mdash;Dame! notre demoiselle,&mdash;quand on n'est ni le père, ni le frère, ni le
+mari...</p>
+
+<p>Aurore se couvrit le visage de ses mains.</p>
+
+<hr class="tiny" />
+
+<h2><a name="ch5" id="ch5"></a>VII</h2>
+
+<h3>&mdash;Maître Louis.&mdash;</h3><p><span class="pagenum"><a name="Page_95" id="Page_95">95</a></span></p>
+
+<p>Berrichon se repentait amèrement déjà de ce qu'il avait dit.&mdash;Il
+regardait avec effroi la poitrine d'Aurore, soulevée par les sanglots,
+et il pensait:</p>
+
+<p>&mdash;S'il allait entrer à ce moment!</p>
+
+<p>Aurore avait la tête baissée, ses beaux cheveux tombaient par masses sur
+ses mains, au travers desquelles les larmes coulaient.</p>
+
+<p>Quand elle se redressa, ses yeux étaient baignés, mais le rouge était
+revenu à ses joues.</p>
+
+<p>&mdash;Quand on n'est ni le père, ni le frère, ni <span class="pagenum"><a name="Page_96" id="Page_96">96</a></span> le mari d'une pauvre
+enfant abandonnée, prononça-t-elle lentement,&mdash;et qu'on s'appelle Henri
+de Lagardère... on est son ami... on est son sauveur et son bienfaiteur.
+Oh! s'écria-t-elle en joignant ses mains qu'elle leva vers le
+ciel,&mdash;leurs calomnies mêmes me montrent combien il est au-dessus des
+autres hommes!... Puisqu'on le soupçonne, c'est que les autres font ce
+qu'il n'a pas fait... Je l'aimais bien... ils seront cause que je
+l'adorerai comme un Dieu!...</p>
+
+<p>&mdash;C'est ça, notre demoiselle! fit Berrichon;&mdash;adorez-le, rien que pour
+les faire enrager!</p>
+
+<p>&mdash;Henri! murmurait la jeune fille;&mdash;le seul être au monde qui m'ait
+protégée et qui m'ait aimée.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! pour vous aimer, s'écria Berrichon qui revenait à son couvert trop
+longtemps négligé,&mdash;ça va bien!... c'est moi qui vous le dis... Tous les
+matins, nous voyons ça, nous deux grand'maman...&mdash;Comment a-t-elle passé
+la nuit? son sommeil a-t-il été tranquille? Lui avez-vous bien tenu
+compagnie hier? Est-elle triste? Souhaite-t-elle quelque chose?... Et
+quand nous avons pu surprendre un de vos désirs, il est si content, si
+heureux!... Ah! dame! pour vous aimer, ça y est!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_97" id="Page_97">97</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Oui, fit Aurore en se parlant à elle-même;&mdash;il est bon... il m'aime
+comme sa fille...</p>
+
+<p>&mdash;Et encore autrement, glissa Berrichon d'un air malin.</p>
+
+<p>Aurore secoua la tête. Aborder ce sujet était un si grand besoin de son
+c&oelig;ur, qu'elle ne réfléchissait ni à l'âge ni à la condition de son
+interlocuteur.</p>
+
+<p>Jean-Marie Berrichon, en train de mettre son couvert, passait à l'état
+de confident.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis seule, dit-elle,&mdash;seule et triste toujours.....</p>
+
+<p>&mdash;Bah! riposta l'enfant,&mdash;notre demoiselle... dès qu'il sera rentré,
+vous retrouverez votre sourire.</p>
+
+<p>&mdash;La nuit est venue, poursuivait Aurore,&mdash;et je l'attends toujours... et
+cela est ainsi chaque soir, depuis que nous sommes dans ce Paris.....</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dame! fit Berrichon,&mdash;c'est l'effet de la capitale... Là! voilà
+mon couvert mis et un peu bien... Le souper est-il prêt, la mère?</p>
+
+<p>&mdash;Depuis une heure au moins, répondit le viril organe de Françoise au
+fond de la cuisine.</p>
+
+<p>Berrichon se gratta l'oreille.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a pourtant gros à parier qu'il est là-haut, fit-il,&mdash;avec son
+diable de bossu... et ça <span class="pagenum"><a name="Page_98" id="Page_98">98</a></span> m'ennuie de voir que notre demoiselle se
+fait comme ça de la peine... Si j'osais...</p>
+
+<p>Il avait traversé la salle basse. Son pied toucha la première marche de
+l'escalier qui conduisait à l'appartement de maître Louis.</p>
+
+<p>«C'est défendu, pensa-t-il; je n'aimerais pas à voir monsieur le
+chevalier en colère comme l'autre fois... Dieu de Dieu!...»</p>
+
+<p>&mdash;Ah çà!&mdash;notre demoiselle, reprit-il en se rapprochant,&mdash;pourquoi donc
+qu'il se cache tout de même?... Ça fait jaser... Moi, d'abord, je sais
+que je jaserais si j'étais à la place des voisins... et pourtant,
+certes, je ne suis pas bavard... je dirais comme les autres: C'est un
+conspirateur... ou bien: C'est un sorcier!</p>
+
+<p>&mdash;Ils disent donc cela? demanda Aurore.</p>
+
+<p>Au lieu de répondre, Berrichon se mit à rire.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! seigneur Dieu! s'écria-t-il,&mdash;s'ils savaient comme moi ce qu'il y
+a là-haut!... Un lit, un bahut, deux chaises, une épée pendue au mur...
+voilà tout le mobilier!&mdash;Par exemple, s'interrompit-il,&mdash;dans la pièce
+fermée, je ne sais pas,... je n'ai vu qu'une chose...</p>
+
+<p>&mdash;Quoi donc? interrompit Aurore vivement.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! fit Berrichon,&mdash;pas la mer à boire!... c'était un soir qu'il avait
+oublié de mettre la <span class="pagenum"><a name="Page_99" id="Page_99">99</a></span> petite plaque qui bouche la serrure par
+derrière... vous savez?...</p>
+
+<p>&mdash;Je sais... mais osas-tu bien regarder par le trou!</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! notre demoiselle, je n'y mis point de malice, allez!...
+j'étais monté pour l'appeler, de votre part... le trou brillait... j'y
+mis mon &oelig;il.</p>
+
+<p>&mdash;Et que vis-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Je vous dis: pas le Pérou!... le bossu n'était pas là... il n'y avait
+que maître Louis, assis devant une table... sur la table était une
+cassette... une petite cassette qui ne le quitte jamais en voyage...
+j'avais toujours eu envie de savoir ce qu'elle renfermait... Ma foi, il
+y tiendrait encore pas mal de quadruples pistoles!... mais ce ne sont
+pas des pistoles que maître Louis met dans sa cassette... c'est un
+paquet de paperasses... comme qui dirait une grande lettre carrée, avec
+trois cachets de cire rouge qui pendent, larges chacun comme un écu de
+six livres.</p>
+
+<p>Aurore reconnaissait cette description. Elle garda le silence.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà, reprit Berrichon, et ce paquet-là faillit me coûter gros... Il
+paraît que j'avais fait du bruit, quoique je sois adroit de mes pieds.
+Il <span class="pagenum"><a name="Page_100" id="Page_100">100</a></span> vint ouvrir la porte. Je n'eus que le temps de me jeter en bas
+de l'escalier... et je tombai sur mes reins... que ça me fait encore mal
+quand j'y touche... on ne m'y reprendra plus...&mdash;Mais vous, notre
+demoiselle, s'interrompit-il, vous à qui tout est permis... vous qui ne
+pouvez rien craindre... je vas vous dire, j'aimerais bien qu'on soupe un
+peu de bonne heure pour aller voir entrer un peu le monde au bal du
+Palais-Royal... si vous montiez... si vous alliez l'appeler un petit peu
+avec votre voix si douce...?</p>
+
+<p>Aurore ne répondit point.</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous vu, continua Berrichon qui n'était pas bavard, avez-vous vu
+passer toute la journée les voitures de fleurs et de feuillage, les
+fourgons de lampions, les pâtisseries et les liqueurs?</p>
+
+<p>Il passa le bout de sa langue gourmande sur ses lèvres.</p>
+
+<p>&mdash;Ça sera beau! s'écria-t-il; ah! si j'étais seulement là dedans, comme
+je m'en donnerais!</p>
+
+<p>&mdash;Va aider ta grand'mère, Berrichon, dit Aurore.</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre petite demoiselle! pensa-t-il en se retirant; elle meurt
+d'envie d'aller danser!</p>
+
+<p>La tête pensive d'Aurore s'inclinait sur sa <span class="pagenum"><a name="Page_101" id="Page_101">101</a></span> main. Elle ne songeait
+guère au bal ni à la danse.</p>
+
+<p>Elle se disait à elle-même:</p>
+
+<p>&mdash;L'appeler? à quoi bon l'appeler? Il n'y est pas, j'en suis sûre...
+chaque jour ses absences se prolongent davantage.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai peur! s'interrompit-elle en frissonnant; oui, j'ai peur, quand je
+réfléchis à tout cela! ce mystère m'épouvante... Il me défend de sortir,
+de voir, de recevoir personne... il cache son nom; il dissimule ses
+démarches..... Tout cela, je le comprends bien, c'est le danger
+d'autrefois qui est revenu... c'est l'éternelle menace autour de nous...
+la guerre sourde des assassins.</p>
+
+<p>»Qui sont-ils, les assassins? fit-elle après un silence; ils sont
+puissants; ils l'ont prouvé... ce sont ses ennemis implacables... ou
+plutôt les miens... c'est parce qu'il me défend qu'ils en veulent à sa
+vie!</p>
+
+<p>»Et il ne me dit rien! s'écria-t-elle; jamais rien!... comme si mon
+c&oelig;ur ne devait pas tout deviner!... comme s'il était possible de
+fermer les yeux qui aiment!... Il entre, il reçoit mon baiser, il
+s'assied, il fait tout ce qu'il peut pour sourire... il ne voit pas que
+son âme est devant moi toute nue!... que d'un regard je sais lire <span class="pagenum"><a name="Page_102" id="Page_102">102</a></span>
+dans ses yeux son triomphe ou sa défaite!... Il se défie de moi!... Il
+ne veut pas que je sache l'effort qu'il fait, le combat qu'il livre...
+il ne comprend donc pas, mon Dieu! qu'il me faut mille fois plus de
+courage pour dévorer mes pleurs qu'il ne m'en faudrait pour partager sa
+tâche et combattre à ses côtés!...»</p>
+
+<p>Un bruit se fit dans la salle basse, un bruit bien connu sans doute, car
+elle se leva tout à coup radieuse.</p>
+
+<p>Ses lèvres s'entr'ouvrirent pour laisser passer un petit cri de joie.</p>
+
+<p>Ce bruit, c'était une porte qui s'ouvrait au haut de l'escalier
+intérieur.</p>
+
+<p>Oh! que Berrichon avait bien raison! sur ce délicieux visage de vierge,
+vous n'eussiez retrouvé en ce moment aucune trace de larmes, aucun
+reflet de tristesse.</p>
+
+<p>Tout était sourire. Le sein battait, mais de plaisir. Le corps affaissé
+se relevait gracieux et souple. C'était cette chère fleur de nos
+parterres que la nuit froide penche, demi-flétrie sur sa tige, et qui
+s'épanouit, plus fraîche et plus parfumée au premier baiser du soleil!</p>
+
+<p>Aurore se leva et s'élança vers son miroir. En ce moment elle avait peur
+de n'être pas assez belle.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_103" id="Page_103">103</a></span></p>
+
+<p>Elle maudissait les larmes qui battent les yeux et qui éteignent le feu
+diamanté des prunelles.</p>
+
+<p>Deux fois par jour ainsi, elle était coquette.</p>
+
+<p>Mais son miroir lui dit que son inquiétude était vaine. Son miroir lui
+renvoya un sourire si jeune, si tendre, si charmant, qu'elle remercia
+Dieu dans son c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Maître Louis descendait l'escalier. En bas des degrés, Berrichon tenait
+une lampe et l'éclairait.</p>
+
+<p>Maître Louis, quel que fût son âge, était un jeune homme. Ses cheveux
+blonds, légers et bouclés jouaient autour d'un front pur comme celui
+d'un adolescent. Ses tempes, larges et pleines, n'avaient point subi
+l'injure du ciel espagnol: c'était un Gaulois, un homme d'ivoire, et il
+fallait le mâle dessin de ses traits pour corriger ce que cette
+carnation avait d'un peu efféminé.</p>
+
+<p>Mais ses yeux de feu, sous la ligne fière de ses sourcils, son nez
+droit, arrêté vivement, sa bouche dont les lèvres semblaient sculptées
+dans le bronze et qu'ombrageait une fine moustache, retroussée
+légèrement, son menton à la courbe puissante, donnaient à sa tête un
+admirable caractère de résolution et de force.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_104" id="Page_104">104</a></span></p>
+
+<p>Son costume entier, chausses, soubreveste et pourpoint, était de velours
+noir avec des boutons de jais uni. Il avait la tête nue et ne portait
+point d'épée.</p>
+
+<p>Il était encore au haut de l'escalier, que son regard cherchait déjà
+Aurore.</p>
+
+<p>Quand il la vit, il réprima un mouvement. Ses yeux se baissèrent de
+force, et son pas qui voulait se presser s'attarda. Un de ces
+observateurs qui voient tout pour tout analyser eût découvert peut-être
+du premier coup d'&oelig;il le secret de cet homme.</p>
+
+<p>Sa vie se passait à se contraindre. Il était près du bonheur, et ne le
+voulait point toucher.</p>
+
+<p>Or, la volonté de maître Louis était de fer.</p>
+
+<p>Elle était assez forte pour donner une trempe stoïque à ce c&oelig;ur
+tendre, passionné, brûlant comme un c&oelig;ur de femme.</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'avez attendu, Aurore? dit-il en descendant les marches.</p>
+
+<p>Françoise Berrichon vint montrer son visage hautement coloré à la porte
+de la cuisine. Elle dit, de sa voix retentissante et qui eût fait grand
+honneur à un sergent commandant l'exercice:</p>
+
+<p>&mdash;Si ça a du bon sens, maître Louis, de faire pleurer ainsi une pauvre
+enfant!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_105" id="Page_105">105</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Vous avez pleuré, Aurore! dit vivement le nouvel arrivant.</p>
+
+<p>Il était au bas des marches. La jeune fille lui jeta ses deux bras
+autour du cou.</p>
+
+<p>&mdash;Henri, mon ami! fit-elle en lui tendant son front à baiser, vous savez
+bien que les jeunes filles sont folles... la bonne Françoise a mal vu;
+je n'ai point pleuré... regardez mes yeux, Henri: voyez s'il y a des
+larmes.</p>
+
+<p>Elle souriait, si heureuse, si pleinement heureuse, que maître Louis
+resta un instant à la contempler malgré lui.</p>
+
+<p>&mdash;Que m'as-tu donc dit, petiot? fit dame Françoise en regardant
+sévèrement Jean-Marie, que notre demoiselle n'avait fait que pleurer?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! dame! fit Berrichon, écoutez donc, grand'maman... moi je ne sais
+pas... vous avez peut-être mal entendu... ou bien, moi, j'ai mal vu... à
+moins que notre demoiselle n'ait pas envie qu'on sache qu'elle a pleuré.</p>
+
+<p>Le Berrichon était une graine de bas Normand.</p>
+
+<p>Françoise traversa la chambre, portant le principal plat du souper.</p>
+
+<p>&mdash;N'empêche, dit-elle, que notre demoiselle est toujours seule, et que
+ça n'est pas une existence.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_106" id="Page_106">106</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Vous ai-je priée de faire mes plaintes, Françoise? murmura Aurore,
+rouge de dépit.</p>
+
+<p>Maître Louis lui offrit la main pour passer dans la chambre à coucher où
+la table était servie.</p>
+
+<p>Au bout de quelques minutes, employées à faire semblant de manger,
+maître Louis dit:</p>
+
+<p>&mdash;Laissez-nous, mon enfant, nous n'avons plus besoin de vous.</p>
+
+<p>&mdash;Faut-il apporter l'autre plat? demanda Berrichon.</p>
+
+<p>&mdash;Non, s'empressa de répondre Aurore.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, je vas vous donner le dessert?</p>
+
+<p>&mdash;Allez! fit maître Louis qui lui montra la porte.</p>
+
+<p>Berrichon sortit en riant sous cape.</p>
+
+<p>&mdash;Grand'maman, dit-il à Françoise en rentrant dans la cuisine;&mdash;m'est
+avis qu'ils vont s'en dire de rudes tous les deux.</p>
+
+<p>La bonne femme haussa les épaules.</p>
+
+<p>&mdash;Maître Louis a l'air bien fâché, reprit Jean-Marie.</p>
+
+<p>&mdash;A ta vaisselle! fit Françoise; maître Louis en sait plus long que nous
+tous; il est fort comme un taureau, malgré sa fine taille, et plus brave
+qu'un lion... mais sois tranquille, notre petite demoiselle Aurore en
+battrait quatre comme lui!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_107" id="Page_107">107</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Bah! s'écria Berrichon stupéfait, elle n'a pas l'air.</p>
+
+<p>&mdash;C'est justement! repartit la bonne femme.</p>
+
+<p>Et, finissant la discussion, elle ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Tu n'as pas l'âge... à ta besogne!</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'êtes pas heureuse, à ce qu'il paraît, Aurore, dit maître Louis,
+quand Berrichon eut quitté la chambre à coucher.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous vois bien rarement, répondit la jeune fille.</p>
+
+<p>&mdash;Et m'accusez-vous, chère enfant?</p>
+
+<p>&mdash;Dieu m'en préserve!... Je souffre parfois, c'est vrai; mais qui peut
+empêcher les folles idées de naître dans la pauvre tête d'une
+recluse?... Vous savez, Henri, dans les ténèbres, les enfants ont peur,
+et dès que vient le jour, ils oublient leurs craintes... Je suis de
+même, et il suffit de votre présence pour dissiper mes capricieux
+ennuis.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez pour moi la tendresse d'une fille soumise, Aurore, dit
+maître Louis en détournant les yeux, je vous en remercie.</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous pour moi la tendresse d'un père, Henri? demanda la jeune
+fille.</p>
+
+<p>Maître Louis se leva et fit le tour de la table. Aurore lui avança
+d'elle-même un siége, et dit avec une joie non équivoque:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_108" id="Page_108">108</a></span></p>
+
+<p>&mdash;C'est cela! venez! Il y a bien longtemps que nous n'avons causé
+ainsi... Vous souvenez-vous autrefois comme les heures passaient?...</p>
+
+<p>Mais Henri était rêveur et triste. Il répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Les heures ne sont plus à nous!</p>
+
+<p>Aurore lui prit les deux mains et le regarda en face si doucement, que
+ce pauvre maître Louis eut sous les paupières cette brûlure qui précède
+et provoque les larmes.</p>
+
+<p>&mdash;Vous aussi, vous souffrez, Henri, murmura-t-elle.</p>
+
+<p>Il secoua la tête en essayant de sourire et répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Vous vous trompez, Aurore... Il y eut un jour où je fis un beau rêve:
+un rêve si beau qu'il me prit tout mon repos.., mais ce ne fut qu'un
+jour, et ce n'était qu'un rêve... Je suis éveillé: je n'espère plus...
+j'ai fait un serment: je remplis ma tâche... le moment arrive où ma vie
+va changer... Je suis bien vieux à présent, mon enfant chérie, pour
+recommencer une existence nouvelle...</p>
+
+<p>&mdash;Bien vieux! répéta Aurore qui montra toutes ses belles dents en un
+grand éclat de rire.</p>
+
+<p>Maître Louis ne riait pas.</p>
+
+<p>&mdash;A mon âge, prononça-t-il tout bas, les <span class="pagenum"><a name="Page_109" id="Page_109">109</a></span> autres ont une femme...
+les autres ont déjà une famille...</p>
+
+<p>Aurore devint tout à coup sérieuse.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous n'avez rien de tout cela, l'interrompit-elle. Henri, mon ami,
+vous n'avez que moi!</p>
+
+<p>Maître Louis ouvrit la bouche vivement, mais la parole s'arrêta entre
+ses lèvres.&mdash;Il baissa les yeux encore une fois.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'avez que moi, répéta Aurore; et que suis-je pour vous?... Un
+obstacle au bonheur!</p>
+
+<p>Il voulut l'arrêter, mais elle poursuivit:</p>
+
+<p>&mdash;Savez-vous ce qu'ils disent? Ils disent: Celle-là n'est ni sa fille,
+ni sa s&oelig;ur, ni sa femme... Ils disent...</p>
+
+<p>&mdash;Aurore, interrompit maître Louis à son tour, depuis dix-huit ans, vous
+avez été tout mon bonheur!</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes généreux et je vous rends grâces..., murmura la jeune fille.</p>
+
+<p>Ils restèrent un instant silencieux. L'embarras de maître Louis était
+visible. Ce fut Aurore qui rompit la première le silence.</p>
+
+<p>&mdash;Henri, dit-elle, je ne sais rien de vos pensées ni de vos actions...
+et de quel droit vous ferais-je un reproche?... Mais je suis toujours
+seule et toujours je pense à vous, mon <span class="pagenum"><a name="Page_110" id="Page_110">110</a></span> unique ami... Je suis bien
+sûre qu'il y a des heures où je devine... Quand mon c&oelig;ur se serre...
+quand les pleurs me viennent aux yeux... c'est que je me dis:&mdash;Sans moi,
+une femme aimée égayerait sa solitude... sans moi, sa maison serait
+grande et riche... sans moi, il pourrait se montrer partout à visage
+découvert... Henri, vous faites plus que m'aimer comme un bon père; vous
+me respectez, et vous avez dû réprimer, à cause de moi, l'élan de votre
+c&oelig;ur!...</p>
+
+<p>Ceci partait de l'âme. Aurore avait en effet pensé tout cela. Mais la
+diplomatie est innée chez les filles d'Ève. Ceci était surtout un
+stratagème pour savoir.</p>
+
+<p>Le coup ne porta point. Aurore n'eut que cette froide réponse:</p>
+
+<p>&mdash;Chère enfant, vous vous trompez.</p>
+
+<p>Le regard de maître Louis se perdait dans le vide.</p>
+
+<p>&mdash;Le temps passe, murmura-t-il.</p>
+
+<p>Puis, soudain, et comme s'il lui eût été impossible de se retenir:</p>
+
+<p>&mdash;Quand vous ne me verrez plus, Aurore, dit-il, vous souviendrez-vous de
+moi?</p>
+
+<p>Les fraîches couleurs de la jeune fille s'évanouirent. Si maître Louis
+eût relevé les yeux, <span class="pagenum"><a name="Page_111" id="Page_111">111</a></span> il aurait vu toute son âme dans le regard
+profond qu'elle lui jeta.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que vous allez me quitter encore? balbutia-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Non..., fit maître Louis d'une voix mal assurée; je ne sais...
+peut-être...</p>
+
+<p>&mdash;Je vous en prie! je vous en prie! murmura-t-elle, ayez pitié de moi,
+Henri!... si vous partez, emmenez-moi avec vous.</p>
+
+<p>Comme il ne répondit point, elle reprit, les larmes aux yeux:</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'en voulez peut-être, parce que j'ai été exigeante... injuste...
+Oh! Henri, mon ami, ce n'est pas moi qui vous ai parlé de mes larmes!...
+je ne le ferai plus. Henri, écoutez-moi et croyez moi, je ne le ferai
+plus... Mon Dieu! je sais bien que j'ai tort! je suis heureuse puisque
+je vous vois chaque jour... Henri! vous ne répondez pas?... Henri!
+m'écoutez-vous?</p>
+
+<p>Il avait la tête tournée. Elle lui prit le cou avec un geste d'enfant
+pour le forcer à la regarder.&mdash;Les yeux de maître Louis étaient baignés
+de larmes.</p>
+
+<p>Aurore se laissa glisser hors de son siége et se mit à genoux.</p>
+
+<p>&mdash;Henri! Henri, dit-elle; mon ami cher!... mon père!... le bonheur
+serait à vous tout seul <span class="pagenum"><a name="Page_112" id="Page_112">112</a></span> si vous étiez heureux... mais je veux ma
+part de vos larmes!</p>
+
+<p>Il l'attira contre lui d'un mouvement plein de passion. Mais tout à coup
+ses bras se détendirent.</p>
+
+<p>&mdash;Nous sommes deux fous, Aurore! prononça-t-il avec un sourire amer et
+contraint; si l'on nous voyait!... que signifie tout cela?</p>
+
+<p>&mdash;Cela signifie, répondit la jeune fille, qui ne renonçait pas ainsi;
+cela signifie que vous êtes égoïste et méchant, ce soir, Henri... Depuis
+le jour où vous m'avez dit:&mdash;Tu n'es pas ma fille,&mdash;vous avez bien
+changé...</p>
+
+<p>&mdash;Le jour où vous me demandâtes la grâce de M. le marquis de Chaverny...
+Je me souviens de cela, Aurore... et je vous annonce que M. le marquis
+est de retour à Paris.</p>
+
+<p>Elle ne repartit point, mais son noble et doux regard eut de si
+éloquentes surprises, que maître Louis se mordit la lèvre.</p>
+
+<p>Il prit sa main qu'il baisa comme s'il eût voulu s'éloigner.</p>
+
+<p>Elle le retint de force.</p>
+
+<p>&mdash;Restez, dit-elle; si cela continue, un jour en rentrant, vous ne me
+trouverez plus dans votre maison, Henri... Je vois que je vous gêne...
+je m'en irai... Mon Dieu! Je ne sais <span class="pagenum"><a name="Page_113" id="Page_113">113</a></span> pas ce que je ferai... mais
+vous serez délivré, vous, d'un fardeau qui devient trop lourd.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'aurez pas le temps..., murmura maître Louis; pour me quitter,
+Aurore, vous n'aurez pas besoin de fuir.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que vous me chasseriez! s'écria la pauvre fille qui se redressa
+comme si elle eût reçu un choc violent dans la poitrine.</p>
+
+<p>Maître Louis se couvrit le visage de ses mains...</p>
+
+<p class="dottedline">&nbsp;</p>
+
+<p>Ils étaient encore tous deux l'un auprès de l'autre: Aurore assise sur
+un coussin et la tête appuyée contre les genoux de maître Louis.</p>
+
+<p>&mdash;Ce qu'il me faudrait, murmura-t-elle, pour être heureuse... mais bien
+heureuse!... hélas! Henri, bien peu de chose... Y a-t-il donc si
+longtemps que j'ai perdu mon sourire... n'étais-je pas toujours contente
+et gaie quand je m'élançais à votre rencontre autrefois?...</p>
+
+<p>Les doigts de maître Louis lissaient les belles masses de ses cheveux où
+la lumière de la lampe mettait des reflets d'or bruni.</p>
+
+<p>&mdash;Faites comme autrefois, poursuivait-elle; je ne vous demande que
+cela... Dites-moi quand vous avez été heureux... dites-moi surtout quand
+vous avez eu de la peine... afin que je <span class="pagenum"><a name="Page_114" id="Page_114">114</a></span> me réjouisse avec vous...
+ou que toute votre tristesse passe dans mon c&oelig;ur... Allez! cela
+soulage!... Si vous aviez une fille, Henri, une fille bien-aimée,
+n'est-ce pas comme cela que vous feriez avec elle?</p>
+
+<p>&mdash;Une fille! répéta maître Louis, dont le front se rembrunit.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vous suis rien, je le sais! ne me le dites plus...</p>
+
+<p>Maître Louis passa le revers de sa main sur son front:</p>
+
+<p>&mdash;Aurore, dit-il, comme s'il n'eût point entendu ses dernières paroles;
+il est une vie brillante, une vie de plaisirs, d'honneurs, de
+richesses... la vie des heureux de ce monde... vous ne la connaissez
+pas, chère enfant...</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'ai-je besoin de la connaître?</p>
+
+<p>&mdash;Je veux que vous la connaissiez... il le faut!</p>
+
+<p>Il ajouta en baissant la voix malgré lui:</p>
+
+<p>&mdash;Vous aurez peut-être à faire un choix... pour choisir, il faut
+connaître...</p>
+
+<p>Il se leva...&mdash;L'expression de son noble visage était désormais une
+résolution ferme et réfléchie.</p>
+
+<p>C'est votre dernier jour de doute et d'ignorance, Aurore, prononça-t-il
+lentement; moi, <span class="pagenum"><a name="Page_115" id="Page_115">115</a></span> c'est peut-être mon dernier jour de jeunesse et
+d'espoir!...</p>
+
+<p>&mdash;Henri! au nom de Dieu! expliquez-vous! s'écria la jeune fille.</p>
+
+<p>Maître Louis avait les yeux au ciel.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai fait selon ma conscience! murmura-t-il; celui qui est là-haut me
+voit: je n'ai rien à lui cacher. Adieu, Aurore; reprit-il; vous ne
+dormirez point cette nuit... voyez et réfléchissez... consultez votre
+raison avant votre c&oelig;ur... je ne veux rien vous dire... je veux que
+votre impression soit soudaine et entière... Je craindrais, en vous
+prévenant, d'agir dans un but d'égoïsme... souvenez-vous seulement que,
+si étranges qu'elles soient, vos aventures de cette nuit auront pour
+origine ma volonté, pour but votre intérêt... Si vous tardiez à me
+revoir, ayez confiance.&mdash;De près ou de loin, je veille sur vous.</p>
+
+<p>Il lui baisa la main, et reprit le chemin de son appartement
+particulier.</p>
+
+<p>Aurore, muette et toute saisie, le suivait des yeux.&mdash;En arrivant au
+haut de l'escalier, maître Louis, avant de franchir le seuil de sa
+porte, lui envoya un signe de tête paternel avec un baiser.</p>
+
+<hr class="tiny" />
+
+<h2><a name="ch6" id="ch6"></a>VIII</h2>
+
+<h3>&mdash;Deux jeunes filles.&mdash;</h3><p><span class="pagenum"><a name="Page_117" id="Page_117">117</a></span></p>
+
+<p>Aurore était seule. L'entretien qu'elle venait d'avoir avec Henri
+s'était dénoué d'une façon tellement imprévue, qu'elle restait
+stupéfaite et comme aveuglée moralement. Ses pensées confuses se
+mêlaient en désordre. Sa tête était en feu. Son c&oelig;ur, mécontent et
+blessé, se repliait sur lui-même.</p>
+
+<p>Elle venait de faire effort pour savoir; elle avait provoqué une
+explication de son mieux; elle l'avait poursuivie avec toutes ces
+ingénieuses finesses que l'ingénuité même n'exclut point <span class="pagenum"><a name="Page_118" id="Page_118">118</a></span> chez la
+femme. Non-seulement l'explication n'avait point abouti, mais encore,
+menace ou promesse, tout un mystérieux horizon s'ouvrait au devant
+d'elle.</p>
+
+<p>Il lui avait dit: Vous ne dormirez point cette nuit.</p>
+
+<p>Il lui avait dit encore: Si étranges que puissent vous paraître vos
+aventures de cette nuit, elles auront pour origine ma volonté; pour but,
+votre intérêt.</p>
+
+<p>Des aventures!&mdash;Certes la vie errante d'Aurore avait été jusque-là
+pleine d'aventures.&mdash;Mais son ami en avait la responsabilité, son ami,
+placé près d'elle toujours comme un vigilant garde du corps, comme un
+sauveur infaillible, lui épargnait jusqu'à la terreur.</p>
+
+<p>Ses aventures de cette nuit devaient changer d'aspect.&mdash;Elle allait les
+affronter seule.</p>
+
+<p>Mais quelles aventures? et pourquoi ces demi-mots?</p>
+
+<p>Il lui fallait connaître une vie toute différente de celle que
+jusqu'alors elle avait menée: une vie brillante, une vie luxueuse, la
+vie des grands et des heureux.</p>
+
+<p>Pour choisir, lui avait-on dit.&mdash;Choisir sans doute entre cette vie
+inconnue et sa vie actuelle?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_119" id="Page_119">119</a></span></p>
+
+<p>Le choix n'était-il pas tout fait?</p>
+
+<p>Il s'agissait de savoir de quel côté de la balance était Henri, son ami.</p>
+
+<p>L'idée de sa mère vint à la traverse de son trouble. Elle sentit ses
+genoux fléchir.</p>
+
+<p>Choisir! Pour la première fois naquit en elle cette navrante pensée.&mdash;Si
+sa mère était d'un côté de la balance et Henri de l'autre!...</p>
+
+<p>&mdash;C'est impossible! s'écria-t-elle, repoussant cette pensée de toute sa
+force: Dieu ne peut vouloir cela!</p>
+
+<p>Elle entr'ouvrit les rideaux de sa fenêtre, s'accouda sur le balcon pour
+donner un peu d'air à son front en feu.</p>
+
+<p>Il y avait un grand mouvement dans la rue. La foule se massait au bas de
+l'entrée du Palais-Royal pour voir passer les invités.&mdash;Déjà la queue
+des litières et des chaises se faisait entre les deux haies de curieux.</p>
+
+<p>Au premier abord, Aurore ne donna pas grande attention à tout cela. Que
+lui importaient ce mouvement et ce bruit!&mdash;Mais elle vit, dans une
+chaise qui passait, deux femmes parées pour la fête: une mère et sa
+fille.</p>
+
+<p>Les larmes lui vinrent.&mdash;Puis une sorte d'éblouissement se fit au devant
+de ses yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Si ma mère était là!... pensa-t-elle.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_120" id="Page_120">120</a></span></p>
+
+<p>C'était possible. C'était probable.</p>
+
+<p>Alors elle regarda de plus près ce que l'on pouvait voir des splendeurs
+de la fête. Au delà des murailles du palais, elle devina des splendeurs
+autres et plus grandes.&mdash;Elle eut comme un vague désir qui bientôt alla
+grandissant.</p>
+
+<p>Elle envia ces jeunes filles splendidement parées qui avaient des perles
+autour du cou, des perles encore et des fleurs dans les cheveux,&mdash;non
+pour leurs fleurs, non pour leurs perles, non pour leurs parures,&mdash;mais
+parce qu'elles étaient assises auprès de leurs mères.</p>
+
+<p>Puis, elle ne voulut plus voir, car toutes ces joies insultaient à sa
+tristesse. Ces cris contents, ce monde qui s'agitait, ce fracas, ces
+rires, ces étincelles,&mdash;les échos de l'orchestre qui déjà chantait au
+lointain, tout cela lui pesait!</p>
+
+<p>Elle cacha sa tête brûlante entre ses mains...</p>
+
+<p>Dans la cuisine, Jean-Marie Berrichon remplissait auprès de la mâle
+Françoise, sa grand'maman, le rôle du serpent tentateur.</p>
+
+<p>Il n'y avait pas eu, Dieu merci! beaucoup de vaisselle à laver. Aurore
+et maître Louis n'avaient fait usage que d'une seule assiette chacun.</p>
+
+<p>En revanche, le repas avait été plantureux à <span class="pagenum"><a name="Page_121" id="Page_121">121</a></span> la cuisine. Françoise
+et Berrichon en avaient eu pour quatre à eux deux.</p>
+
+<p>&mdash;Quoique ça, dit Jean-Marie, je vas aller jusqu'au bout de la rue
+regarder voir!... Madame Balahault dit que c'est les délices des
+enchantements, là-bas, de tous les palais de fées et métamorphoses de la
+fable... j'ai envie d'y jeter un coup d'&oelig;il.</p>
+
+<p>&mdash;Et ne sois pas longtemps, fillot! grommela la grand'mère.</p>
+
+<p>Elle était faible, malgré l'ampleur profonde de sa basse-taille.</p>
+
+<p>Berrichon s'envola. La Guichard, la Balahault, la Morin et d'autres lui
+firent fête dès qu'il eut touché le pavé malpropre de la rue du Chantre.</p>
+
+<p>Françoise vint à la porte de sa cuisine, et regarda dans la chambre
+d'Aurore.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! fit-elle, déjà parti!... la pauvre ange est encore toute
+seule....</p>
+
+<p>La bonne pensée lui vint d'aller tenir compagnie à sa jeune maîtresse,
+mais Jean-Marie rentrait en ce moment.</p>
+
+<p>&mdash;Grand'mère! s'écria-t-il, des ifs, des penderoles de lanternes! des
+soldats à cheval! des femmes tout en diamant... que celles qui ne sont
+qu'en satin broché sont de la Saint-Jean... viens voir ça, grand'mère!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_122" id="Page_122">122</a></span></p>
+
+<p>La bonne femme haussa les épaules.</p>
+
+<p>&mdash;Ça ne me fait rien, dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! grand'mère! rien qu'au bout de la rue! Madame Balahault dit les
+noms et raconte l'histoire de tous les seigneurs et de toutes les dames
+qui passent... C'est du propre, va!... et joliment édifiant!... venez
+voir!... Le temps de jeter un coup de pied au coin de la rue.</p>
+
+<p>&mdash;Et qui gardera la maison? demanda la vieille Françoise un peu
+ébranlée.</p>
+
+<p>&mdash;Nous serons à dix pas... nous veillerons sur la porte... viens,
+grand'mère, viens!...</p>
+
+<p>Il la saisit à bras-le-corps et l'entraîna.</p>
+
+<p>La porte resta ouverte.</p>
+
+<p>Ils étaient à deux pas; mais la Balahault, la Guichard, la Durand, la
+Morin et le reste étaient de fières femmes! Une fois qu'elles eurent
+conquis Françoise, elles ne la lâchèrent point.</p>
+
+<p>Cela entrait-il dans les plans mystérieux de maître Louis? Nous nous
+permettons d'en douter.</p>
+
+<p>Le flot des commères entraînant Jean-Marie Berrichon vers la place du
+Palais-Royal, tout éblouissant de lumières, dut passer sous la fenêtre
+d'Aurore; mais elle n'eut garde de les voir: sa rêverie l'aveuglait.</p>
+
+<p>&mdash;Pas une amie! disait-elle; pas une compagne à qui demander un conseil!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_123" id="Page_123">123</a></span></p>
+
+<p>Elle entendit un léger bruit derrière elle dans la chambre à coucher.
+Elle se retourna vivement.</p>
+
+<p>Puis elle poussa un cri de frayeur auquel répondit un joyeux éclat de
+rire.</p>
+
+<p>Une femme était devant elle en domino de satin rose, masquée et coiffée
+pour le bal.</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle Aurore! dit-elle avec une cérémonieuse révérence.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que je rêve! s'écria Aurore; cette voix...</p>
+
+<p>Le masque tomba, et l'espiègle visage de dona Cruz se montra parmi les
+frais chiffons.</p>
+
+<p>&mdash;Flor! s'écria Aurore; est-il possible!... Est-ce bien toi?</p>
+
+<p>Dona Cruz, légère comme une sylphide, vint vers elle les bras ouverts.
+On échangea de légers et rapides baisers de jeunes filles. Avez-vous vu
+deux colombes se becqueter en jouant?</p>
+
+<p>&mdash;Moi qui justement me plaignais de n'avoir point de compagne, dit
+Aurore; Flor! ma petite Flor! que je suis contente de te voir!...</p>
+
+<p>Puis, saisie d'un scrupule subit, elle ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Mais qui t'a laissée entrer? J'ai défense de recevoir personne.</p>
+
+<p>&mdash;Défense! répéta dona Cruz d'un air mutin.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_124" id="Page_124">124</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Prière, si tu aimes mieux, fit Aurore en rougissant.</p>
+
+<p>&mdash;Voici ce que j'appelle une prison bien gardée! s'écria Flor; la porte
+grande ouverte, et personne pour dire gare...</p>
+
+<p>Aurore entra vivement dans la salle basse. Il n'y avait personne, en
+effet, et les deux battants de la porte étaient ouverts.</p>
+
+<p>Elle appela Françoise et Jean-Marie. Point de réponse.</p>
+
+<p>Nous savons où étaient en ce moment Jean-Marie et Françoise.</p>
+
+<p>Mais Aurore l'ignorait. Après la sortie singulière de maître Louis, qui
+l'avait prévenue que la nuit serait remplie de bizarres aventures, elle
+ne put penser que ceci:</p>
+
+<p>&mdash;C'est sans doute lui qui l'a voulu...</p>
+
+<p>Elle ferma la porte au loquet seulement et revint vers dona Cruz,
+occupée à faire des grâces devant le miroir.</p>
+
+<p>&mdash;Que je te regarde à mon aise! dit celle-ci. Mon Dieu! que te voilà
+grandie et embellie!</p>
+
+<p>&mdash;Et toi donc! repartit Aurore.</p>
+
+<p>Elles se contemplèrent toutes deux avec une joyeuse admiration.</p>
+
+<p>&mdash;Mais ce costume..., reprit Aurore.</p>
+
+<p>&mdash;Ma toilette de bal, ma toute belle, repartit <span class="pagenum"><a name="Page_125" id="Page_125">125</a></span> dona Cruz avec un
+petit air suffisant; t'y connais-tu? Te semble-t-elle jolie?</p>
+
+<p>&mdash;Charmante!...</p>
+
+<p>Elle écarta le domino pour voir la jupe et le corsage.</p>
+
+<p>&mdash;Charmante! répéta-t-elle; c'est d'une richesse... Je parie que je
+devine... Tu joues la comédie ici, ma petite Flor!</p>
+
+<p>&mdash;Fi donc! s'écria dona Cruz; moi, jouer la comédie!... Je vais au bal,
+voilà tout.</p>
+
+<p>&mdash;A quel bal?</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a qu'un bal, ce soir.</p>
+
+<p>&mdash;Au bal du régent?...</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! oui... au bal du régent, ma toute belle; on m'attend au
+Palais-Royal... pour être présentée à Son Altesse par la princesse
+palatine, sa mère... tout simplement, ma bonne petite.</p>
+
+<p>Aurore ouvrit de grands yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Cela t'étonne? reprit dona Cruz en repoussant du pied la queue de sa
+robe de cour; pourquoi cela t'étonne-t-il?... Mais, au fait, cela
+m'étonne bien moi-même... Des histoires, vois-tu, ma mignonne, il y a
+des histoires... les histoires pleuvent... Je te conterai tout cela!</p>
+
+<p>&mdash;Mais comment as-tu trouvé ma demeure? demanda Aurore.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_126" id="Page_126">126</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Je la savais... j'avais permission de te voir..., car, moi aussi; j'ai
+un maître...</p>
+
+<p>&mdash;Moi, je n'ai pas de maître!... interrompit Aurore avec un mouvement de
+fierté.</p>
+
+<p>&mdash;Un esclave... si tu veux... un esclave qui commande... Je devais venir
+demain matin... mais quand ma toilette a été finie, j'ai trouvé que ma
+chaise se faisait bien longtemps attendre... Je me suis dit: Comme
+j'irais bien faire une visite à ma petite Aurore!</p>
+
+<p>&mdash;Tu m'aimes donc toujours?</p>
+
+<p>&mdash;A la folie... Mais laisse-moi te conter ma première histoire... après
+celle-ci, une autre... je te dis qu'il en pleut... Il s'agissait, moi
+qui n'ai pas encore mis le pied dehors depuis mon arrivée, il s'agissait
+de trouver ma route dans ce grand Paris inconnu, depuis l'église
+Saint-Magloire jusqu'ici...</p>
+
+<p>&mdash;L'église Saint-Magloire? interrompit Aurore; tu demeures de ce côté?</p>
+
+<p>&mdash;Oui... j'ai ma cage comme tu as la tienne, gentil oiseau... Seulement,
+la mienne est plus jolie... mon Lagardère à moi fait mieux les choses...</p>
+
+<p>&mdash;Chut! fit Aurore en mettant un doigt sur sa bouche.</p>
+
+<p>&mdash;Bien! bien! je vois que nous habitons <span class="pagenum"><a name="Page_127" id="Page_127">127</a></span> toujours le pays des
+mystères... J'étais donc bien embarrassée, lorsque j'entends gratter à
+ma porte... on entre avant que j'aie pu aller ouvrir... c'était un petit
+homme, tout noir, tout laid, tout contrefait... Il me salue jusqu'à
+terre... je lui rends son salut sans rire, et je prétends que c'est un
+beau trait... Il me dit:&mdash;Si mademoiselle veut bien me suivre, je la
+conduirai où elle souhaitait aller...</p>
+
+<p>&mdash;Un bossu? dit Aurore qui rêvait.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, un bossu... C'est toi qui l'as envoyé?</p>
+
+<p>&mdash;Non... pas moi...</p>
+
+<p>&mdash;Tu le connais?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne lui ai jamais parlé.</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi, je n'avais pas prononcé une parole qui pût apprendre à âme qui
+vive que je voulais avancer ma visite projetée pour demain matin... Je
+suis fâchée que tu connaisses ce gnome... j'aurais aimé à le regarder
+jusqu'au bout comme un être surnaturel... Du reste, il faut bien qu'il
+soit un peu sorcier pour avoir trompé la surveillance de mes argus...
+Sans vanité, vois-tu, ma toute belle, je suis autrement gardée que
+toi!... Tu sais que je suis brave; sa proposition chatouille ma manie
+d'aventures; je l'accepte sans hésiter. Il me fait un second salut plus
+respectueux <span class="pagenum"><a name="Page_128" id="Page_128">128</a></span> que le premier, ouvre une petite porte, à moi inconnue,
+dans ma propre chambre?... Conçois-tu cela?... puis il me fait passer
+par des couloirs que je ne soupçonnais absolument pas... Nous sortons
+sans être vus... <ins class="correction" title="une">un</ins> carrosse stationnait dans la rue... Il me donne la
+main pour y monter; dans le carrosse, il est d'une convenance
+parfaite... Nous descendons tous deux à ta porte: le carrosse repart au
+galop... Je monte les degrés... et quand je me retourne pour le
+remercier... personne!</p>
+
+<p>Aurore écoutait toute rêveuse.</p>
+
+<p>&mdash;C'est lui!... murmura-t-elle; ce doit être lui.</p>
+
+<p>&mdash;Que dis-tu? fit dona Cruz.</p>
+
+<p>&mdash;Rien... Mais sous quel prétexte vas-tu être présentée au régent, Flor,
+ma gitanita?</p>
+
+<p>Dona Cruz se pinça les lèvres.</p>
+
+<p>&mdash;Ma bonne petite, répondit-elle en s'installant dans une bergère, il
+n'y a pas ici plus de gitanita que dans le creux de ta main!... Il n'y a
+jamais eu de gitanita... c'est une chimère, une illusion, un mensonge,
+un songe... Nous sommes la noble fille d'une princesse, tout uniment...</p>
+
+<p>&mdash;Toi! fit Aurore stupéfaite.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! qui donc? repartit dona Cruz; à moins que ce ne soit toi...
+Vois-tu, chère belle, les <span class="pagenum"><a name="Page_129" id="Page_129">129</a></span> bohémiens n'en font jamais d'autres...
+Ils s'introduisent dans les palais par le tuyau des cheminées, à l'heure
+où le feu est éteint... ils s'emparent de quelques objets de prix et ne
+manquent jamais d'emporter avec eux le berceau où dort la jeune
+héritière... Je suis cette jeune héritière, volée par les bohémiens...
+la plus riche héritière de l'Europe, à ce que je me suis laissé dire!</p>
+
+<p>On ne savait si elle raillait ou si elle parlait sérieusement. Peut-être
+ne le savait-elle point elle-même.</p>
+
+<p>La volubilité de son débit mettait de belles couleurs à ses joues un peu
+brunes. Ses yeux, plus noirs que le jais, petillaient d'intelligence et
+de hardiesse.</p>
+
+<p>Aurore écoutait bouche béante. Son charmant visage peignait la naïveté
+crédule, et le plaisir qu'elle éprouvait du bonheur de sa petite amie se
+lisait franchement dans ses beaux yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Comment! fit-elle; et comment te nommes-tu, Flor?</p>
+
+<p>Dona Cruz disposa les larges plis de sa robe, et répondit noblement:</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle de Nevers.</p>
+
+<p>&mdash;Nevers? s'écria Aurore; un des plus grands noms de France!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_130" id="Page_130">130</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Hélas! oui, ma bonne... Il paraît que nous sommes un peu cousins de Sa
+Majesté!</p>
+
+<p>&mdash;Mais, comment?...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! comment! comment! s'écria dona Cruz quittant tout à coup ses
+grands airs pour en revenir à sa gaieté folle, qui lui allait bien
+mieux, voilà ce que je ne sais pas... on ne m'a pas encore fait
+l'honneur de m'apprendre ma généalogie... Quand j'interroge, on me dit:
+Chut!... Il paraît que j'ai des ennemis... toute grandeur, ma petite,
+appelle la jalousie... Je ne sais rien... cela m'est égal... je me
+laisse faire avec une tranquillité parfaite...</p>
+
+<p>Aurore, qui semblait réfléchir depuis quelques minutes, l'interrompit
+tout à coup:</p>
+
+<p>&mdash;Flor, si j'en savais plus long que toi sur ta propre histoire?</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi, ma petite Aurore, cela ne m'étonnerait pas... Rien ne m'étonne
+plus... Mais si tu sais mon histoire, garde-la pour toi... mon tuteur
+doit me la dire cette nuit... en détail... mon tuteur et mon ami... M.
+le prince de Gonzague.</p>
+
+<p>&mdash;Gonzague? répéta Aurore en tressaillant.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'as-tu? fit dona Cruz.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as dit Gonzague?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_131" id="Page_131">131</a></span></p>
+
+<p>&mdash;J'ai dit: Gonzague, le prince de Gonzague... celui qui défend mes
+droits... le mari de la duchesse de Nevers, ma mère...</p>
+
+<p>&mdash;Ah!... fit Aurore,&mdash;ce Gonzague est le mari de la duchesse de
+Nevers...</p>
+
+<p>Elle se souvenait de sa visite aux ruines de Caylus.</p>
+
+<p>Le drame nocturne se dressait devant elle. Les personnages, inconnus
+hier, avaient des noms aujourd'hui.</p>
+
+<p>L'enfant dont avait parlé la cabaretière de Tarrides, l'enfant qui
+dormait pendant la terrible bataille, c'était Flor...</p>
+
+<p>Mais l'assassin?...</p>
+
+<p>&mdash;A quoi penses-tu? demanda dona Cruz.</p>
+
+<p>&mdash;Je pense à ce nom de Gonzague, répondit Aurore.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi?</p>
+
+<p>&mdash;Avant de te le dire, je veux savoir si tu l'aimes.</p>
+
+<p>&mdash;Modérément, répliqua dona Cruz;&mdash;j'aurais pu l'aimer... mais il n'a
+pas voulu.</p>
+
+<p>Aurore gardait le silence.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, parle! s'écria l'ancienne gitanita dont le pied frappa le
+plancher avec impatience.</p>
+
+<p>&mdash;Si tu l'aimais!... voulut dire Aurore.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_132" id="Page_132">132</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Parle, te dis-je!...</p>
+
+<p>&mdash;Puisqu'il est ton tuteur, le mari de ta mère...</p>
+
+<p>&mdash;Caramba! jura franchement mademoiselle de Nevers,&mdash;faut-il donc tout
+te dire?... Je l'ai vue aujourd'hui, ma mère!... Je la respecte
+beaucoup... il y a plus, je l'aime, car elle a bien souffert!... Mais à
+sa vue, mon c&oelig;ur n'a pas battu... mes bras ne se sont pas ouverts
+malgré moi... Ah! vois-tu, Aurore!&mdash;s'interrompit-elle dans un véritable
+élan de passion,&mdash;il me semble qu'on doit se mourir de joie quand on est
+en face de sa mère!</p>
+
+<p>&mdash;Cela me semble aussi, dit Aurore.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! je suis restée froide... trop froide... Parle, s'il s'agit de
+Gonzague... et ne crains rien... Ne crains rien et parle, quand même il
+s'agirait de madame de Nevers.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne s'agit que de Gonzague, repartit Aurore;&mdash;ce nom de Gonzague est
+dans mes souvenirs, mêlé à toutes mes terreurs d'enfant, à toutes mes
+angoisses de jeune fille... La première fois que mon ami Henri joua sa
+vie pour me sauver, j'entendis prononcer ce nom de Gonzague... Je
+l'entendis encore cette fois où nous fûmes attaqués dans une ferme des
+environs de Pampelune... Cette nuit où tu te servis de ton <span class="pagenum"><a name="Page_133" id="Page_133">133</a></span> charme
+pour endormir mes gardiens, dans la tente du chef des gitanos, ce nom de
+Gonzague vint pour la troisième fois frapper mes oreilles... A Madrid,
+encore Gonzague... Au château de Caylus, Gonzague encore!...</p>
+
+<p>Dona Cruz réfléchissait à son tour.</p>
+
+<p>&mdash;Don Luis, ton beau Cincelador, t'a-t-il dit parfois que tu étais la
+fille d'une grande dame? demanda-t-elle brusquement.</p>
+
+<p>&mdash;Jamais, répondit Aurore,&mdash;et pourtant je le crois.</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi! s'écria l'ancienne gitanita;&mdash;je n'aime pas méditer longtemps,
+moi, ma petite Aurore!... J'ai beaucoup d'idées dans la tête, mais elles
+sont confuses et ne veulent jamais sortir... Quant à devenir une grande
+demoiselle, cela t'irait mieux qu'à moi, c'est mon avis... Mais mon avis
+est aussi qu'il ne faut point se rompre la cervelle à deviner des
+énigmes... Je suis chrétienne et cependant j'ai gardé ce bon côté de la
+foi de mes pères... de mes pères nourriciers... Prendre le temps comme
+il vient, les événements comme ils arrivent, et se consoler de tout en
+disant: C'est le sort!&mdash;Par exemple, s'interrompit-elle,&mdash;une chose que
+je ne puis admettre, c'est que M. de Gonzague soit un coureur de grandes
+routes et un assassin... Il <span class="pagenum"><a name="Page_134" id="Page_134">134</a></span> est trop bien élevé pour cela... Je te
+dirai qu'il y a beaucoup de Gonzague en Italie... Je te dirai en outre
+que si M. le prince de Gonzague était ton persécuteur, maître Louis ne
+t'aurait pas amenée justement à Paris, où M. le prince de Gonzague fait
+notoirement sa résidence...</p>
+
+<p>&mdash;Aussi, dit Aurore,&mdash;de quelles précautions nous entoure-t-il?...
+Défense de sortir, de se montrer même à la croisée...</p>
+
+<p>&mdash;Bah! fit dona Cruz;&mdash;il est jaloux.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! Flor! murmura Aurore avec reproche.</p>
+
+<p>Dona Cruz exécuta une pirouette; puis elle appela autour de ses lèvres
+le plus mutin de ses sourires.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne serai princesse que dans deux heures d'ici, fit-elle,&mdash;je puis
+encore parler la bouche ouverte... Oui, ton beau ténébreux, ton maître
+Louis, ton Lagardère, ton chevalier errant, ton roi, ton dieu est
+jaloux... Et palsambieu! comme on dit à la cour, n'en vaux-tu pas bien
+la peine?...</p>
+
+<p>&mdash;Flor?... Flor... répéta Aurore.</p>
+
+<p>&mdash;Jaloux, jaloux, jaloux, ma toute belle!... Et ce n'est pas M. de
+Gonzague qui vous a chassés de Madrid... Ne sais-je pas, moi qui <span class="pagenum"><a name="Page_135" id="Page_135">135</a></span>
+suis un peu sorcière, que les amoureux mesuraient déjà la hauteur de vos
+jalousies?</p>
+
+<p>Aurore devint rouge comme une cerise.</p>
+
+<p>Toute sorcière qu'elle était, dona Cruz ne se doutait guère combien son
+trait avait touché juste!</p>
+
+<p>Elle regardait Aurore, qui n'osait plus relever les yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Tenez! fit-elle en la baisant au front, la voilà rouge d'orgueil et de
+plaisir... Elle est contente qu'on soit jaloux d'elle... Est-il toujours
+beau comme un astre?... et fier?... et plus doux qu'un enfant?...
+Voyons! dites-moi cela... Voici mon oreille; <ins class="correction" title="avouous">avouons</ins>-le tout bas... Tu
+l'aimes?...</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi tout bas? fit Aurore en se redressant.</p>
+
+<p>&mdash;Tout haut si tu veux.</p>
+
+<p>&mdash;Tout haut en effet: Je l'aime!</p>
+
+<p>&mdash;A la bonne heure! voilà qui est parlé... je t'embrasse pour ta
+franchise.&mdash;Et..., reprit-elle en fixant sur sa compagne le regard
+perçant de ses grands yeux noirs,&mdash;tu es heureuse?</p>
+
+<p>&mdash;Assurément.</p>
+
+<p>&mdash;Bien heureuse?...</p>
+
+<p>&mdash;Puisqu'il est là...</p>
+
+<p>&mdash;Parfait!... s'écria la gitanita.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_136" id="Page_136">136</a></span></p>
+
+<p>Puis elle ajouta en jetant tout autour d'elle un regard passablement
+dédaigneux:</p>
+
+<p>&mdash;Pobre dicha, dicha dulce!</p>
+
+<p>C'est le proverbe espagnol d'où nos vaudevillistes ont tiré le fameux
+axiome: Une chaumière et son c&oelig;ur!</p>
+
+<p>Quand dona Cruz eut tout regardé, elle dit:</p>
+
+<p>&mdash;L'amour n'est pas de trop, ici!... La maison est laide, la rue est
+noire, les meubles sont affreux... Je sais bien, bonne petite, que tu
+vas me faire la réponse obligée: Un palais sans lui...</p>
+
+<p>&mdash;Je vais te faire une autre réponse, interrompit Aurore. Si je voulais
+un palais, je n'aurais qu'un mot à dire.</p>
+
+<p>&mdash;Ah bah!..</p>
+
+<p>&mdash;C'est ainsi.</p>
+
+<p>&mdash;Est-il donc devenu si riche?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai jamais rien souhaité qu'il ne me l'ait donné aussitôt.</p>
+
+<p>&mdash;Au fait, murmura dona Cruz, qui ne riait plus;&mdash;cet homme-là ne
+ressemble pas aux autres hommes... Il y a en lui quelque chose d'étrange
+et de supérieur... Je n'ai jamais baissé les yeux que devant lui!&mdash;Tu ne
+sais pas, s'interrompit-elle;&mdash;on a beau dire,: il y a des magiciens...
+je crois que ton Lagardère en est un!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_137" id="Page_137">137</a></span></p>
+
+<p>Elle était toute sérieuse.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle folie! s'écria Aurore.</p>
+
+<p>&mdash;J'en ai vu, prononça gravement la gitanita;&mdash;je veux en avoir le
+c&oelig;ur net... Voyons! souhaite quelque chose en pensant à lui.</p>
+
+<p>Aurore se mit à rire;&mdash;dona Cruz s'assit auprès d'elle.</p>
+
+<p>&mdash;Pour me faire plaisir, ma petite Aurore, dit-elle avec caresse,&mdash;ce
+n'est pas bien difficile, voyons!</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que tu parles sérieusement? fit Aurore étonnée.</p>
+
+<p>Dona Cruz mit sa bouche tout contre son oreille et murmura:</p>
+
+<p>&mdash;J'aimais quelqu'un... j'étais folle... Un jour, il a posé sa main sur
+mon front en me disant:&mdash;Flor, celui-là ne peut pas t'aimer... J'ai été
+guérie... Tu vois bien qu'il est sorcier!</p>
+
+<p>&mdash;Et celui que tu aimais, demanda Aurore toute pâle,&mdash;qui était-ce?</p>
+
+<p>La tête de dona Cruz se pencha sur son épaule; elle ne répondit point.</p>
+
+<p>&mdash;C'était lui! s'écria Aurore avec une indicible terreur;&mdash;je suis sûre
+que c'était lui!</p>
+
+<hr class="tiny" />
+
+<h2><a name="ch7" id="ch7"></a>IX</h2>
+
+<h3>&mdash;Les trois souhaits.&mdash;</h3><p><span class="pagenum"><a name="Page_139" id="Page_139">139</a></span></p>
+
+<p>Dona Cruz avait les yeux mouillés: un tremblement fiévreux agitait les
+membres d'Aurore.</p>
+
+<p>Elles étaient belles toutes deux et à la fois jolies.&mdash;Le rapport de
+leurs natures se déplaçait en ce moment. La mélancolie douce était pour
+dona Cruz, d'ordinaire si pétulante et si hardie.&mdash;Un éclair de jalouse
+passion jaillissait des yeux d'Aurore.</p>
+
+<p>&mdash;Toi!... ma rivale!... murmura-t-elle.</p>
+
+<p>Dona Cruz l'attira vers elle malgré sa résistance et la baisa:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_140" id="Page_140">140</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Il t'aime, dit-elle à voix basse;&mdash;il t'aime et n'aimera jamais que
+toi...</p>
+
+<p>&mdash;Mais toi?..</p>
+
+<p>&mdash;Moi, je suis guérie... Je puis voir en souriant, sans haine, avec
+bonheur, votre mutuelle tendresse... Tu vois bien que ton Lagardère est
+sorcier!</p>
+
+<p>&mdash;Ne me trompes-tu point? fit Aurore.</p>
+
+<p>Dona Cruz mit sa main sur son c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;S'il fallait mon sang pour que vous soyez heureux ensemble, dit-elle,
+le front haut et les yeux ouverts,&mdash;vous seriez heureux.</p>
+
+<p>Aurore lui jeta les deux bras autour du cou.</p>
+
+<p>&mdash;Mais je veux mon épreuve! s'écria dona Cruz; ne me refuse pas, ma
+petite Aurore... Souhaite quelque chose.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai rien à souhaiter.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! pas un désir?..</p>
+
+<p>&mdash;Pas un?</p>
+
+<p>Dona Cruz la fit lever de force et l'entraîna vers la fenêtre.&mdash;Le
+Palais-Royal resplendissait.&mdash;Sous le péristyle on voyait couler comme
+un flot de femmes brillantes et parées...</p>
+
+<p>&mdash;Tu n'as pas même envie d'aller au bal du régent? dit brusquement dona
+Cruz.</p>
+
+<p>&mdash;Moi!... balbutia Aurore dont le sein battit sous sa robe.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_141" id="Page_141">141</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Ne mens pas!..</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi mentirais-je?</p>
+
+<p>&mdash;Bon! qui ne dit mot consent.&mdash;Tu souhaites d'aller au bal du Régent.</p>
+
+<p>Elle frappa dans ses mains en comptant:</p>
+
+<p>&mdash;Une!...</p>
+
+<p>&mdash;Mais, objecta Aurore, qui se prêtait en riant aux extravagances de sa
+compagne, je n'ai rien, ni bijoux, ni robes, ni parures.</p>
+
+<p>&mdash;Deux!... fit dona Cruz qui frappa dans ses mains pour la seconde fois;
+tu souhaites des bijoux, des robes, des parures... et fais bien
+attention de penser à lui... sans cela, rien de fait.</p>
+
+<p>A mesure que l'opération marchait, la gitanita devenait plus sérieuse.</p>
+
+<p>Ses beaux yeux noirs n'avaient plus leur regard assuré.</p>
+
+<p>Elle croyait aux diableries, cette ravissante enfant. Elle avait peur,
+mais elle avait désir.</p>
+
+<p>Et sa curiosité l'emportait sur ses frayeurs.</p>
+
+<p>&mdash;Fais ton troisième souhait, dit-elle en baissant la voix malgré elle.</p>
+
+<p>&mdash;Mais je ne veux pas du tout aller au bal, s'écria Aurore; cessons ce
+jeu!</p>
+
+<p>&mdash;Comment! insinua dona Cruz, si tu étais sûre de l'y rencontrer?...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_142" id="Page_142">142</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Henri?...</p>
+
+<p>&mdash;Oui... ton Henri... tendre... galant... et qui te trouverait plus
+belle sous tes brillants atours?...</p>
+
+<p>&mdash;Comme cela, fit Aurore en baissant les yeux, je crois que j'irais
+bien...</p>
+
+<p>&mdash;Trois! s'écria la gitanita, qui frappa bruyamment ses mains l'une
+contre l'autre.</p>
+
+<p>Elle faillit tomber à la renverse. La porte de la salle basse s'ouvrit
+avec fracas, et Berrichon, se précipitant essoufflé, cria dès le seuil:</p>
+
+<p>&mdash;Voilà toutes les fanfreluches et les faridondaines qu'on apporte pour
+notre demoiselle... qu'il y en a dans plus de dix cartons!... des robes,
+des dentelles, des fleurs... Entrez, vous autres, entrez: c'est ici le
+logis de monsieur le chevalier de Lagardère!</p>
+
+<p>&mdash;Malheureux! s'écria Aurore effrayée.</p>
+
+<p>&mdash;N'ayez pas peur!... on sait ce qu'on fait, répliqua Jean-Marie d'un
+air suffisant: n'y a plus à se cacher... à bas le mystère!... nous
+jetons le masque, saperlotte!</p>
+
+<p>On doit avouer ici que madame Balahault avait fait boire de la crème
+d'angélique à ce sensuel Berrichon; il y avait de l'exaltation dans ses
+idées.</p>
+
+<p>Mais comment dire la surprise de dona Cruz? <span class="pagenum"><a name="Page_143" id="Page_143">143</a></span> Elle avait évoqué le
+diable, et le diable, docile, répondait à son appel. Et certes, il ne
+s'était point fait attendre; elle était sceptique un peu, cette belle
+fille. Tous les sceptiques sont superstitieux. Dona Cruz,
+souvenons-nous-en, avait passé son enfance sous la tente de bohémiens
+errants; c'est là le pays des merveilles.</p>
+
+<p>Elle restait bouche béante et les yeux grands ouverts.</p>
+
+<p>Par la porte de la salle basse, cinq ou six jeunes filles entrèrent,
+suivies d'autant d'hommes qui portaient des paquets et des cartons.</p>
+
+<p>Dona Cruz se demandait si, dans ces cartons et dans ces paquets, il y
+avait de vrais atours ou des feuilles sèches.</p>
+
+<p>Aurore ne put s'empêcher de sourire en voyant la mine bouleversée de sa
+compagne.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien? fit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Il est sorcier! balbutia la gitanita, je m'en doutais...</p>
+
+<p>&mdash;Entrez, messieurs, entrez, mesdemoiselles, criait cependant Berrichon,
+entrez tout le monde! c'est ici maintenant la maison du bon Dieu!... Je
+vas aller chercher maman Balahault, qui a si grande envie de voir
+comment c'est fait chez nous... Je n'ai jamais rien bu de si bon que
+<span class="pagenum"><a name="Page_144" id="Page_144">144</a></span> sa crème d'angélique... Entrez, mesdemoiselles, entrez, messieurs.</p>
+
+<p>Ces messieurs et ces demoiselles ne demandaient pas mieux. Fleuristes,
+brodeuses et couturières déposèrent leurs cartons sur la table qui était
+au milieu de la salle basse.</p>
+
+<p>Derrière les fournisseurs des deux sexes, venait un page qui ne portait
+point de couleurs. Il marcha droit à Aurore, qu'il salua profondément
+avant de lui remettre un pli, galamment lacé de soie.</p>
+
+<p>&mdash;Attendez donc au moins la réponse, vous! fit Berrichon en courant
+après lui.</p>
+
+<p>Mais le page était au détour de la rue déjà. Berrichon le vit s'aboucher
+avec un gentilhomme couvert d'un long manteau d'aventures.</p>
+
+<p>Berrichon ne connaissait point ce gentilhomme.</p>
+
+<p>Le gentilhomme demanda au page:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce fait?</p>
+
+<p>Et sur sa réponse affirmative, il ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Où as-tu laissé nos hommes?</p>
+
+<p>&mdash;Ici près, rue Pierre Lescot.</p>
+
+<p>&mdash;La litière y est?</p>
+
+<p>&mdash;Il y a deux litières.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi cela? demanda le gentilhomme étonné.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_145" id="Page_145">145</a></span></p>
+
+<p>Le pan de son manteau, qui cachait le bas de son visage, se dérangea:
+nous eussions reconnu le menton pâle et pointu de ce bon M. de
+Peyrolles.</p>
+
+<p>Le page répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais... mais il y a deux litières.</p>
+
+<p>&mdash;Un malentendu, sans doute, pensa Peyrolles.</p>
+
+<p>Il eut envie d'aller jeter un coup d'&oelig;il à la porte de la maison de
+Lagardère, mais la réflexion l'arrêta.</p>
+
+<p>&mdash;On aurait qu'à me voir, murmura-t-il, tout serait perdu!</p>
+
+<p>&mdash;Tu vas retourner à l'hôtel, dit-il au page, à toutes jambes, tu
+m'entends bien?</p>
+
+<p>&mdash;A toutes jambes.</p>
+
+<p>&mdash;A l'hôtel, tu trouveras ces deux braves qui ont encombré l'office
+toute la journée.</p>
+
+<p>&mdash;Maître Cocardasse et son ami Passepoil?</p>
+
+<p>&mdash;Précisément... tu leur diras: Votre besogne est toute taillée... vous
+n'avez qu'à vous présenter... Et l'on a prononcé là-bas le nom du
+gentilhomme à qui appartient la maison?</p>
+
+<p>&mdash;Oui... monsieur de Lagardère.</p>
+
+<p>&mdash;Tu te garderas bien de répéter ce nom... S'ils t'interrogent, tu leur
+diras que la maison ne contient que des femmes...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_146" id="Page_146">146</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Et je les ramènerai?...</p>
+
+<p>&mdash;Jusqu'à ce coin, d'où tu leur montreras la porte.</p>
+
+<p>Le page partit au galop. M. de Peyrolles, rejetant son manteau sur son
+visage, se perdit dans la foule.</p>
+
+<p>A l'intérieur de la maison, Aurore venait d'arracher l'enveloppe de la
+missive apportée par le page.</p>
+
+<p>&mdash;C'est son écriture! s'écria-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Et voici une carte d'invitation semblable à la mienne, ajouta dona
+Cruz, qui n'était pas au bout de ses surprises, notre lutin n'a rien
+oublié.</p>
+
+<p>Elle retourna la carte entre ses doigts.</p>
+
+<p>La carte, chargée de fines et gentilles vignettes, représentant des
+amours ventrus, des raisins et des guirlandes de roses, n'avait
+absolument rien de diabolique.</p>
+
+<p>Pendant cela, Aurore lisait. La missive était ainsi conçue:</p>
+
+<div class="blockquote">
+<p>«Chère enfant, ces parures viennent de moi; j'ai voulu vous faire une
+surprise. Faites-vous belle; une litière et deux laquais viendront de
+ma part pour vous conduire au bal où je vous attendrai.</p>
+
+<p class="right">»<span class="smcap">Henri de Lagardère.</span>»</p></div>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_147" id="Page_147">147</a></span></p>
+
+<p>Aurore passa la lettre à dona Cruz, qui se frotta les yeux avant de la
+lire, car elle avait des éblouissements.</p>
+
+<p>&mdash;Et crois-tu à cela? demanda-t-elle quand elle eut achevé.</p>
+
+<p>&mdash;J'y crois, répondit Aurore, j'ai mes raisons pour y croire.</p>
+
+<p>Elle souriait d'un air sûr d'elle-même. Henri ne lui avait-il pas dit de
+ne s'étonner de rien?</p>
+
+<p>Dona Cruz, elle, n'était pas éloignée de regarder la sécurité d'Aurore
+en de si étranges conjectures comme un nouveau tour de l'esprit malin.</p>
+
+<p>Cependant les caisses, cartons et paquets étalaient maintenant leur
+éblouissant contenu sur la grande table.&mdash;Dona Cruz put bien voir que ce
+n'étaient point là des feuilles sèches: il y avait une toilette complète
+de cour, plus un pardessus ou domino de satin rose, tout pareil à celui
+de mademoiselle de Nevers.</p>
+
+<p>La robe était d'armure blanche, brodée d'argent: des roses semées avec
+une perle fine au centre de chacune d'elles: les basques, la pointe, les
+manches, le tour, bordés de plumes d'oiseau-mouche.</p>
+
+<p>C'était la mode suprême. Madame la marquise d'Aubignac, fille du
+financier Soulas, avait fait <span class="pagenum"><a name="Page_148" id="Page_148">148</a></span> sa fortune et sa réputation à la cour
+par une robe semblable, que M. Law lui avait donnée.</p>
+
+<p>Mais la robe n'était rien. Les dentelles et les broderies pouvaient
+passer véritablement pour magnifiques. L'écrin valait une charge de
+brigadier des armées...</p>
+
+<p>&mdash;C'est un sorcier! répétait dona Cruz en faisant l'inventaire de tout
+cela. C'est manifestement un sorcier... On a beau être le Cincelador...
+et tailler des gardes d'épées, on ne gagne pas de quoi faire de pareils
+cadeaux.</p>
+
+<p>L'idée lui revint que toutes ces belles choses, à une heure donnée, se
+changeraient en sciure de bois ou en rubans de menuisier.</p>
+
+<p>Berrichon admirait et ne se faisait pas faute d'exprimer son admiration.
+La vieille Françoise, qui venait de rentrer, hochait sa tête grise d'un
+air qui voulait dire bien des choses.</p>
+
+<p>Mais il y avait à cette scène un spectateur dont nul ne soupçonnait la
+présence, et qui certes ne se montrait pas le moins curieux.</p>
+
+<p>Il était caché derrière la porte de l'appartement du haut, dont il
+entre-baîllait l'unique battant avec précaution. De ce poste élevé, il
+regardait la corbeille étalée sur la table, par-dessus les têtes des
+assistants.</p>
+
+<p>Ce n'était point le beau maître Louis avec sa <span class="pagenum"><a name="Page_149" id="Page_149">149</a></span> tête noble et
+mélancolique. C'était un petit homme, tout de noir habillé: celui qui
+avait amené dona Cruz, celui qui avait commis un faux en contrefaisant
+l'écriture de Lagardère; celui qui avait loué la niche de Médor.</p>
+
+<p>C'était le bossu, Ésope II, dit Jonas, vainqueur de la baleine.</p>
+
+<p>Il riait dans sa barbe et se frottait les mains.</p>
+
+<p>&mdash;Tête-bleu! disait-il à part lui, M. le prince de Gonzague fait bien
+les choses... et ce coquin de Peyrolles est décidément un homme de goût.</p>
+
+<p>Il était là, ce bossu, depuis l'entrée de dona Cruz; sans doute il
+attendait M. de Lagardère.</p>
+
+<p>Aurore était fille d'Ève. A la vue de tous ces splendides chiffons, son
+c&oelig;ur avait battu. Cela venait de son ami: double joie.</p>
+
+<p>Aurore ne fit même pas cette réflexion, qui était venue à dona Cruz;
+elle n'essaya point de supputer ce que ces royaux atours devaient coûter
+à son ami.</p>
+
+<p>Elle se donnait tout entière au plaisir. Elle était heureuse, et cette
+émotion qui prend les jeunes filles au moment de paraître dans le monde
+lui était douce.</p>
+
+<p>N'allait-elle pas avoir là-bas son ami pour protecteur?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_150" id="Page_150">150</a></span></p>
+
+<p>Une chose l'embarrassait: elle n'avait pas de chambrière, et la bonne
+Françoise était meilleure pour la cuisine que pour la toilette.</p>
+
+<p>Deux des jeunes filles s'avancèrent comme si elles eussent deviné son
+désir.</p>
+
+<p>&mdash;Nous sommes aux ordres de madame, dirent-elles.</p>
+
+<p>Sur un signe qu'elles firent, porteurs et porteuses s'éloignèrent après
+un respectueux salut.</p>
+
+<p>Dona Cruz pinça le bras d'Aurore.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que tu vas te mettre entre les mains de ces créatures?
+demanda-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi non?</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que tu vas revêtir cette robe?</p>
+
+<p>&mdash;Mais, sans doute...</p>
+
+<p>&mdash;Tu es brave!... tu es bien brave! murmura la Gitanita. Au fait, se
+reprit-elle, ce diable est d'une exquise galanterie... tu as raison...
+fais-toi belle... cela ne peut jamais nuire.</p>
+
+<p>Aurore, dona Cruz et les deux caméristes qui faisaient partie de la
+corbeille entrèrent dans la chambre à coucher. Dame Françoise resta
+seule dans la salle basse avec Jean-Marie Berrichon, son petit-fils.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que c'est que cette effrontée? demanda la bonne femme.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_151" id="Page_151">151</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Quelle effrontée, grand'maman?</p>
+
+<p>&mdash;Celle qui a un domino rose?</p>
+
+<p>&mdash;La petite brune?... Elle a des yeux qui sont tout de même pas mal
+reluisants, grand'maman.</p>
+
+<p>&mdash;L'as-tu vue entrer?</p>
+
+<p>&mdash;Non fait!... elle était là avant moi.</p>
+
+<p>Dame Françoise tira son tricot de sa poche et se mit à réfléchir.</p>
+
+<p>&mdash;Je vas te dire, reprit-elle de sa voix la plus grave et la plus
+solennelle, et je ne comprends rien de rien à tout ce qui se passe...</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous que je vous explique ça, grand'maman?</p>
+
+<p>&mdash;Non... mais si tu veux me faire un plaisir...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! grand'maman, vous plaisantez!... si je veux vous faire un
+plaisir...</p>
+
+<p>&mdash;C'est de te taire quand je parle, interrompit la bonne femme. On ne
+m'ôterait pas de l'idée qu'il y a du mic-mac là-dessous...</p>
+
+<p>&mdash;Mais du tout, grand'maman...</p>
+
+<p>&mdash;Nous avons eu tort de sortir... le monde est méchant... qui sait si
+cette Balahault ne nous a pas induits!...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! grand'maman! une si brave femme... qu'a de si bonne angélique!</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, j'aime y voir clair, moi, petiot... et toute cette histoire-là
+ne me va pas.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_152" id="Page_152">152</a></span></p>
+
+<p>&mdash;C'est pourtant simple comme bonjour, grand'maman... notre demoiselle
+avait regardé toute la journée les voiturées de fleurs et de feuillage
+qui arrivaient au Palais-Royal. Et, dame! elle poussait de fiers soupirs
+en regardant ça, la pauvre mignonnette!... Donc, elle a retourné maître
+Louis dans tous les sens pour qu'il lui achète une invitation... ça se
+vend, les invitations, grand'maman... Madame Balahault en avait eu une
+par le valet de garde-robe dont elle est parente par sa domestique (la
+domestique du valet de garde-robe), qui se fournit de tabac chez madame
+Balahault la jeune, de la rue des Bons-Enfants... La domestique avait eu
+la carte pour l'avoir trouvée sur le bureau de son maître... Il y a eu
+trente louis à partager entre les deux Balahault et la domestique...
+c'est pas voler, ça, pas vrai, grand'maman?</p>
+
+<p>Dame Françoise était la plus honnête cuisinière de l'Europe, mais elle
+était cuisinière.</p>
+
+<p>&mdash;Pardié, non, petiot, répondit-elle, c'est pas voler... un méchant
+chiffon de papier!</p>
+
+<p>&mdash;Y a donc, reprit Berrichon, que maître Louis s'est laissé embobiner et
+qu'il est sorti pour aller acheter une carte... En route, il a marchandé
+des affutiaux pour dame... et il a envoyé tout ça tout chaud.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_153" id="Page_153">153</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Mais il y en a pour une somme énorme! fit la vieille femme en
+s'arrêtant de tricoter.</p>
+
+<p>Berrichon haussa les épaules.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! que vous êtes donc jeune, allez, grand'maman! se récria-t-il; du
+vieux satin, brodé en faux et des petits morceaux de verre!...</p>
+
+<p>On frappa doucement à la porte de la rue.</p>
+
+<p>&mdash;Qui nous vient encore là? demanda Françoise avec mauvaise humeur; mets
+la barre...</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi mettre la barre?... Nous ne jouons plus à cache-cache,
+grand'maman...</p>
+
+<p>On frappa un peu plus fort.</p>
+
+<p>&mdash;Si c'étaient pourtant des voleurs! pensa tout haut Berrichon qui
+n'était pas brave.</p>
+
+<p>&mdash;Des voleurs! fit la bonne femme; quand la rue est éclairée comme en
+plein midi et pleine de monde... Va ouvrir.</p>
+
+<p>&mdash;Réflexion faite, grand'maman, j'aime mieux mettre la barre...</p>
+
+<p>Mais il n'était plus temps. On était las de frapper. La porte s'ouvrit
+discrètement et une mâle figure, ornée de moustaches, jeta un rapide
+coup d'&oelig;il tout autour de la chambre.</p>
+
+<p>&mdash;Apapur! fit-il, ce doit être ici le nid de la colombe!</p>
+
+<p>Puis se tournant vers le dehors, il ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Donne-toi la peine d'entrer, mon bon. Il <span class="pagenum"><a name="Page_154" id="Page_154">154</a></span> n'y a qu'une respectable
+duègne et son poulet... nous allons prendre langue.</p>
+
+<p>En même temps, il s'avança, le nez au vent, le poing sur la hanche,
+faisant osciller avec majesté les plis de son manteau. Il avait un
+paquet sous le bras.</p>
+
+<p>Celui qu'il avait appelé mon bon parut à son tour. C'était aussi un
+homme de guerre, mais moins terrible à voir. Il était beaucoup plus
+petit, très-maigre, et sa moustache indigente faisait de vains efforts
+pour figurer ce redoutable croc qui va si bien au visage des héros. Il
+avait également un paquet sous le bras.</p>
+
+<p>Il jeta comme son chef de file un regard autour de la chambre; mais ce
+regard fut beaucoup plus long et plus attentif.</p>
+
+<p>C'est Jean-Marie Berrichon qui se repentait amèrement de n'avoir point
+posé la barre en temps utile! Il rendait cette justice aux nouveaux
+venus de s'avouer à lui-même qu'il n'avait jamais vu deux coquins
+d'aussi mauvaise mine.</p>
+
+<p>Cette opinion prouvait que Berrichon n'avait point fréquenté le beau
+monde, car, certes, Cocardasse junior et frère Amable Passepoil étaient
+deux magnifiques gredins.</p>
+
+<p>Il se glissa prudemment derrière sa grand'mère <span class="pagenum"><a name="Page_155" id="Page_155">155</a></span> qui, plus vaillante,
+demanda de sa grosse voix:</p>
+
+<p>&mdash;Que venez-vous chercher ici, vous autres?</p>
+
+<p>Cocardasse toucha son feutre avec cette courtoisie noble des gens qui
+ont usé beaucoup de sandales dans la poussière des salles d'armes. Puis
+il cligna de l'&oelig;il en regardant frère Passepoil.</p>
+
+<p>Frère Passepoil répondit par un clin d'&oelig;il pareil.</p>
+
+<p>Cela voulait dire sans doute bien des choses.&mdash;Berrichon tremblait de
+tous ses membres.</p>
+
+<p>&mdash;Eh donc! respectable dame, dit enfin Cocardasse junior, vous avez un
+timbre qui me va droit au c&oelig;ur... et toi, Passepoil?</p>
+
+<p>Passepoil, nous le savons bien, était de ces âmes tendres que la vue
+d'une femme impressionne toujours fortement. L'âge n'y faisait rien. Il
+ne détestait même pas que la personne du sexe eût des moustaches plus
+fournies que les siennes.</p>
+
+<p>Passepoil approuva d'un sourire et mit son regard en coulisse. Mais
+admirez cette riche nature! sa passion pour la plus belle moitié du
+genre humain n'endormait point sa vigilance. Il avait déjà fait dans sa
+tête la carte de céans.</p>
+
+<p>La colombe, comme l'appelait Cocardasse, <span class="pagenum"><a name="Page_156" id="Page_156">156</a></span> devait être dans cette
+chambre fermée, sous la fente de laquelle un rayon de vive lumière
+s'échappait. De l'autre côté de la salle basse, il y avait une porte
+ouverte, et à cette porte une clef.</p>
+
+<p>Passepoil toucha le coude de Cocardasse et dit tout bas:</p>
+
+<p>&mdash;La clef est en dehors!</p>
+
+<p>Cocardasse approuva du bonnet.</p>
+
+<p>&mdash;Vénérable dame, reprit-il, nous venons pour une affaire
+d'importance... N'est-ce point ici que demeure...?</p>
+
+<p>&mdash;Non, répondit Berrichon derrière sa grand'mère, ce n'est pas ici.</p>
+
+<p>Passepoil sourit. Cocardasse frisa sa moustache.</p>
+
+<p>&mdash;Capédébious! fit-il, voilà un adolescent de bien belle espérance!</p>
+
+<p>&mdash;L'air candide..., ajouta Passepoil.</p>
+
+<p>&mdash;Et de l'esprit comme quatre, bagassa!... mais comment peut-il savoir
+que la personne en question ne demeure pas ici, puisque je ne l'ai point
+nommée?</p>
+
+<p>&mdash;Nous demeurons seuls tous deux, répliqua sèchement Françoise.</p>
+
+<p>&mdash;Passepoil! dit le Gascon.</p>
+
+<p>&mdash;Cocardasse! répondit le Normand.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_157" id="Page_157">157</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Aurais-tu cru que la vénérable dame pût mentir ainsi effrontément?</p>
+
+<p>&mdash;Ma parole! repartit frère Passepoil d'un ton pénétré, je ne l'aurais
+pas cru.</p>
+
+<p>&mdash;Allons! allons! s'écria dame Françoise dont les oreilles
+s'échauffaient, pas tant de bavardage!... il n'est pas l'heure de
+s'attarder chez les gens... hors d'ici!</p>
+
+<p>&mdash;Mon bon, dit Cocardasse, il y a une apparence de raison là dedans...
+l'heure est indue.</p>
+
+<p>&mdash;Positivement, approuva Passepoil.</p>
+
+<p>&mdash;Et cependant, reprit Cocardasse, nous ne pouvons nous en aller sans
+avoir obtenu de réponse...</p>
+
+<p>&mdash;C'est évident!</p>
+
+<p>&mdash;Je propose donc de visiter la maison honnêtement et sans bruit.</p>
+
+<p>&mdash;J'obtempère! fit Amable Passepoil.</p>
+
+<p>Et se rapprochant vivement, il ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Prépare ton mouchoir, j'ai le mien... et va prendre le petit; je me
+charge de la femme.</p>
+
+<p>Dans les grandes occasions, ce Passepoil se montrait parfois supérieur à
+Cocardasse lui-même.</p>
+
+<p>Leur plan était tracé. Passepoil se dirigea vers la porte de la cuisine;
+l'intrépide Françoise s'élança pour lui barrer le passage, tandis que
+<span class="pagenum"><a name="Page_158" id="Page_158">158</a></span> Berrichon essayait de gagner la rue afin d'appeler du secours.</p>
+
+<p>Cocardasse le saisit par une oreille et lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Si tu cries, je t'étrangle, petit pécaire!</p>
+
+<p>Berrichon terrifié ne dit mot. Cocardasse lui noua son mouchoir sur la
+bouche.</p>
+
+<p>Pendant cela, Passepoil, au prix de trois égratignures et de deux bonnes
+poignées de cheveux, bâillonnait dame Françoise solidement. Il la prit
+dans ses bras et l'emporta à la cuisine, où Cocardasse apportait
+Berrichon.</p>
+
+<p>Quelques personnes prétendent qu'Amable Passepoil profita de la position
+où était dame Françoise pour déposer un baiser sur son front. S'il le
+fit, il eut tort. Elle avait été laide dès sa plus tendre jeunesse. Mais
+nous tenons à n'accepter aucune responsabilité au sujet de ce Passepoil.
+Ses m&oelig;urs étaient légères. Tant pis pour lui!</p>
+
+<p>Berrichon et sa grand'mère n'étaient pas au bout de leurs peines. On les
+garrotta ensemble et on les attacha fortement au pied du bahut à
+vaisselle.</p>
+
+<p>Puis on ferma sur eux la porte à double tour.</p>
+
+<p>Cocardasse junior et Amable Passepoil étaient maîtres absolus du
+terrain.</p>
+
+<hr class="tiny" />
+
+<h2><a name="ch8" id="ch8"></a>X</h2>
+
+<h3>&mdash;Deux dominos.&mdash;</h3><p><span class="pagenum"><a name="Page_159" id="Page_159">159</a></span></p>
+
+<p>Au dehors, dans la rue du Chantre, les boutiques étaient toutes fermées.
+Parmi les commères, celles qui ne dormaient pas encore faisaient foule
+et tapage à la porte du Palais-Royal. La Guichard et la Durand, madame
+Balahault et madame Morin étaient toutes les quatre du même avis: jamais
+on n'avait vu entrer tant et de si riches toilettes aux fêtes de Son
+Altesse! Toute la cour était là.</p>
+
+<p>Madame Balahault, qui était une personne considérable, jugeait en
+dernier ressort les toilettes, <span class="pagenum"><a name="Page_160" id="Page_160">160</a></span> préalablement discutées par madame
+Morin, la Guichard et la Durand.</p>
+
+<p>Puis, par une transition habile, on arrivait aux personnes, après avoir
+épluché la soie et les dentelles. Parmi toutes ces belles dames, il en
+était bien peu qui eussent conservé, aux yeux de madame Balahault, la
+robe nuptiale dont parle l'Écriture.</p>
+
+<p>Mais ce n'était plus déjà pour les dames que nos commères se pressaient
+aux abords du Palais-Royal, bravant les invectives des porteurs et des
+cochers, défendant leurs places contre les tard-venus et piétinant dans
+la boue avec une longanimité digne d'éloges; ce n'était pas non plus
+pour les princes ou les grands seigneurs. On était blasé sur les dames;
+on avait eu des grands seigneurs et des princes en veux-tu en voilà! On
+avait vu passer madame de Soubise avec madame de la Ferté, les deux
+belles la Fayette, la jeune duchesse de Rosny, cette blonde aux yeux
+noirs qui brouilla le ménage d'un fils de Louis XIV.&mdash;Les demoiselles de
+Bourbon-Busset, cinq ou six Rohan de divers poils, des Broglie, des
+Chastellux, des Bauffremont, des Choiseul, des Coigny et le reste. On
+avait vu passer M. le comte de Toulouse, frère de M. du Maine, avec la
+princesse sa femme. Les présidents <span class="pagenum"><a name="Page_161" id="Page_161">161</a></span> ne se comptaient plus, les
+ministres marquaient à peine; on regardait à peine les ambassadeurs.</p>
+
+<p>La foule restait pourtant et s'augmentait de minute en minute.
+Qu'attendait donc la foule? Elle n'eût pas montré tant de persévérance
+pour M. le régent lui-même!</p>
+
+<p>Mais c'est qu'il s'agissait, en vérité, d'un bien autre personnage!</p>
+
+<p>Le jeune roi?&mdash;Non pas.&mdash;Montez encore!</p>
+
+<p>Le Dieu: l'Écossais, M. Law, la providence de tout ce peuple qui allait
+devenir un peuple millionnaire.</p>
+
+<p>M. Law de Lauriston, le sauveur et le bienfaiteur.</p>
+
+<p>M. Law que cette même foule devait essayer d'étrangler à cette même
+place, quelques mois plus tard.</p>
+
+<p>M. Law dont les chevaux heureux ne travaillaient plus, remplacés qu'ils
+étaient sans cesse par des attelages humains.</p>
+
+<p>La foule attendait ce bon M. Law. La foule était bien décidée à
+l'attendre jusqu'au lendemain matin.</p>
+
+<p>Quand on songe que les poëtes accusent volontiers la foule
+d'inconstance, de légèreté, que sais-je! cette excellente foule, plus
+patiente <span class="pagenum"><a name="Page_162" id="Page_162">162</a></span> qu'un troupeau de moutons, cette foule inébranlable, cette
+foule tenace, cette foule infatigable que nous avons tous vue cent fois
+en notre vie encombrer les trottoirs mouillés quinze heures durant pour
+voir passer ceci ou cela,&mdash;pas grand'chose souvent,&mdash;parfois rien du
+tout.</p>
+
+<p>Si les b&oelig;ufs gras des cinquante derniers siècles savaient écrire!...</p>
+
+<p>Mais tous ces favoris que la foule attend ont une fin violente. Voilà
+sans doute ce que les poëtes veulent dire.</p>
+
+<p>La rue du Chantre, noire et déserte malgré le voisinage de cette cohue
+et de ces lumières, semblait dormir. Ses deux ou trois réverbères
+tristes se miraient dans son ruisseau fangeux. Au premier abord, on n'y
+découvrait âme qui vive.</p>
+
+<p>Mais à quelques pas de la maison de maître Louis, de l'autre côté de la
+rue, dans un enfoncement profond, formé par la récente démolition de
+deux maisons, six hommes, vêtus de couleurs sombres, se tenaient
+immobiles et muets.</p>
+
+<p>Deux chaises à porteurs étaient à terre derrière eux. Ce n'était point
+M. Law que ceux-ci attendaient.</p>
+
+<p>Ils avaient les yeux fixés sur la porte close de la maison de maître
+Louis depuis que Cocardasse <span class="pagenum"><a name="Page_163" id="Page_163">163</a></span> junior et frère Passepoil y étaient
+entrés.</p>
+
+<p>Ceux-ci, restés seuls dans la salle basse après leur expédition
+victorieuse contre Berrichon et dame Françoise, se posèrent en face l'un
+de l'autre et se regardèrent avec une mutuelle admiration.</p>
+
+<p>&mdash;Sandiéou! l'enfant, dit Cocardasse, tu n'as pas encore oublié ton
+métier!</p>
+
+<p>&mdash;Ni toi non plus: c'est fait proprement... mais nous en sommes pour nos
+mouchoirs!</p>
+
+<p>Si nous avons eu parfois à blâmer Passepoil, ce n'a point été par suite
+d'une injuste partialité; la preuve c'est que nous ne craignons pas de
+signaler à l'occasion ses côtés vertueux: il était économe.</p>
+
+<p>Cocardasse, entaché au contraire de prodigalité, ne releva point ce qui
+avait trait aux mouchoirs.</p>
+
+<p>&mdash;Eh donc! reprit-il, le plus fort est fait...</p>
+
+<p>&mdash;Du moment qu'il n'y a pas de Lagardère dans une affaire, fit observer
+Passepoil, tout va comme sur des roulettes.</p>
+
+<p>&mdash;Et, Dieu merci! Lagardère est loin...</p>
+
+<p>&mdash;Soixante lieues de pays entre nous et la frontière.</p>
+
+<p>Ils se frottèrent les mains.</p>
+
+<p>&mdash;Ne perdons pas de temps, mon bon, reprit <span class="pagenum"><a name="Page_164" id="Page_164">164</a></span> Cocardasse; sondons le
+terrain. Voici deux portes.</p>
+
+<p>Il montrait l'appartement d'Aurore et le haut de l'escalier tournant.</p>
+
+<p>Passepoil se caressa le menton.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais glisser un coup d'&oelig;il par la serrure, dit-il en se
+dirigeant déjà vers la chambre d'Aurore.</p>
+
+<p>Un regard terrible de Cocardasse junior l'arrêta.</p>
+
+<p>&mdash;Capédébious! fit le Gascon, je ne souffrirai pas cela! C'te petite
+couquine est à faire sa toilette: respectons la décence!</p>
+
+<p>Passepoil baissa les yeux humblement:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mon noble ami! fit-il, que tu es heureux d'avoir de bonnes
+m&oelig;urs!</p>
+
+<p>&mdash;Troun de l'air! je suis comme cela!... et sois sûr, mon bon, que la
+fréquentation d'un homme tel que moi finira par te corriger... le vrai
+philosophe commande à ses passions...</p>
+
+<p>&mdash;Je suis l'esclave des miennes, soupira Passepoil; mais c'est qu'elles
+sont si fortes!</p>
+
+<p>Cocardasse lui toucha la joue paternellement.</p>
+
+<p>&mdash;A vaincre sans péril, prononça-t-il avec gravité, on triomphe sans
+agrément... Monte un peu voir ce qu'il y a là-haut.</p>
+
+<p>Passepoil grimpa aussitôt comme un chat.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_165" id="Page_165">165</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Fermé! dit-il en levant le loquet de la porte de maître Louis.</p>
+
+<p>&mdash;Et par le trou?... Ici, la décence le permet.</p>
+
+<p>&mdash;Noir comme un four!</p>
+
+<p>&mdash;Viens çà... récapitulons un peu les instructions de ce bon M. de
+Gonzague.</p>
+
+<p>&mdash;Il nous a promis, dit Passepoil, cinquante pistoles à chacun.</p>
+
+<p>&mdash;A certaines conditions... primo...</p>
+
+<p>Au lieu de poursuivre, il prit le paquet qu'il portait sous le bras...
+Passepoil fit de même.</p>
+
+<p>A ce moment, la porte que Passepoil avait trouvée close au haut de
+l'escalier, tourna sans bruit sur ses gonds.&mdash;La figure pâle et futée du
+bossu parut dans la pénombre. Il se prit à écouter.</p>
+
+<p>Les deux maîtres d'armes regardaient leurs paquets d'un air indécis.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce absolument nécessaire? demanda Cocardasse qui frappa sur le
+sien d'un air mécontent.</p>
+
+<p>&mdash;Pure formalité..., répliqua Passepoil.</p>
+
+<p>&mdash;Eh donc! Normand, tire-nous de là!</p>
+
+<p>&mdash;Rien de plus simple... Gonzague nous a dit: «Vous porterez des habits
+de laquais,»&mdash;nous les portons fidèlement... sous notre bras.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_166" id="Page_166">166</a></span></p>
+
+<p>Le bossu se mit à rire.</p>
+
+<p>&mdash;Sous notre bras! s'écria Cocardasse enthousiasmé; tu as de l'esprit
+comme quatre, ma caillou!</p>
+
+<p>&mdash;Sans mes passions et leur tyrannique empire, répliqua sérieusement
+Passepoil, je crois que j'aurais été loin!</p>
+
+<p>Ils déposèrent tous les deux sur la table leurs paquets, qui contenaient
+des habits de livrée; c'était un point réglé, grâce à la subtile logique
+de frère Passepoil.</p>
+
+<p>Cocardasse poursuivit:</p>
+
+<p>&mdash;M. de Gonzague nous a dit en second lieu: Vous vous assurerez que la
+litière et les porteurs attendent dans la rue du Chantre.</p>
+
+<p>&mdash;C'est fait, dit Passepoil.</p>
+
+<p>&mdash;Oui bien, fit Cocardasse en se grattant l'oreille; mais il y a deux
+chaises... que penses-tu de cela, toi?</p>
+
+<p>&mdash;Abondance de biens ne nuit pas! décida Passepoil; je n'ai jamais été
+en chaise...</p>
+
+<p>&mdash;Ni moi non plus!</p>
+
+<p>&mdash;Nous nous ferons porter à tour de rôle pour revenir à l'hôtel.</p>
+
+<p>&mdash;Réglé!... Troisièmement: Vous vous introduirez dans la maison...</p>
+
+<p>&mdash;Nous y sommes.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_167" id="Page_167">167</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Dans la maison, il y a une jeune fille...</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, mon noble ami! s'écria Passepoil: regarde!... me voilà tout
+tremblant...</p>
+
+<p>&mdash;Et tout blême!... qu'as-tu donc?</p>
+
+<p>&mdash;Rien que pour entendre parler de ce sexe auquel je dois tous mes
+malheurs.</p>
+
+<p>Cocardasse lui frappa rudement sur l'épaule.</p>
+
+<p>&mdash;Apapur! fit-il, mon bon, entre soi, on se doit des égards... chacun a
+ses petites faiblesses... mais si tu me romps encore les oreilles avec
+tes passions, sandiéou! je te les coupe!</p>
+
+<p>Passepoil ne releva point la faute de grammaire, et comprit bien qu'il
+s'agissait de ses oreilles. Il y tenait, bien qu'il les eût longues et
+rouges.</p>
+
+<p>&mdash;Tu n'as pas voulu que je m'assure si la jeune fille était là...,
+dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Elle y est, répliqua Cocardasse; écoute plutôt!</p>
+
+<p>Un joyeux éclat de rire se fit entendre dans la pièce voisine.</p>
+
+<p>Frère Passepoil mit la main sur son c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Vous prendrez la jeune fille, poursuivit Cocardasse, ou plutôt vous la
+prierez poliment de monter dans la litière que vous ferez conduire au
+pavillon...</p>
+
+<p>&mdash;Et vous n'emploierez la violence, ajouta <span class="pagenum"><a name="Page_168" id="Page_168">168</a></span> Passepoil, que s'il n'y
+a pas moyen de faire autrement.</p>
+
+<p>&mdash;C'est cela!... Et je dis que cinquante pistoles sont un bon prix pour
+une pareille besogne!</p>
+
+<p>&mdash;Ce Gonzague est-il assez heureux! soupira tendrement Passepoil.</p>
+
+<p>Cocardasse toucha la garde de sa rapière. Passepoil lui prit la main.</p>
+
+<p>&mdash;Mon noble ami, dit-il, tue-moi tout de suite!... c'est la seule
+manière d'éteindre le feu qui me dévore!... voilà mon sein!... perce-le
+du coup mortel!...</p>
+
+<p>Le Gascon le regarda un instant d'un air de compassion profonde:</p>
+
+<p>&mdash;Pécaire! fit-il; ce que c'est que de nous!... Voici une bagasse qui
+n'emploiera pas une seule de ses cinquante pistoles à jouer ou à boire!</p>
+
+<p>Le bruit redoubla dans la chambre voisine. Cocardasse et Passepoil
+tressaillirent, parce qu'une petite voix grêle et stridente prononça
+tout haut derrière eux:</p>
+
+<p>&mdash;Il est temps!</p>
+
+<p>Ils se retournèrent vivement. Le bossu de l'hôtel de Gonzague était
+debout auprès de la table et défaisait tranquillement leurs paquets.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! fit Cocardasse, par où est-il passé celui-là?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_169" id="Page_169">169</a></span></p>
+
+<p>Passepoil s'était prudemment reculé.</p>
+
+<p>Le bossu tendit une veste de livrée à Passepoil, une autre à Cocardasse.</p>
+
+<p>&mdash;Et vite! commanda-t-il sans élever la voix.</p>
+
+<p>Ils hésitèrent. Le Gascon surtout ne pouvait point se faire à l'idée
+d'endosser ces habits de laquais.</p>
+
+<p>&mdash;Capédébious! s'écria-t-il, de quoi te mêles-tu, toi?</p>
+
+<p>&mdash;Chut!... siffla le bossu; dépêchez...</p>
+
+<p>On entendit à travers la porte la voix de dona Cruz qui disait:</p>
+
+<p>&mdash;C'est parfait! Il ne manque plus que la litière!</p>
+
+<p>&mdash;Dépêchez! répéta impérieusement le bossu.</p>
+
+<p>En même temps, il éteignit la lampe.</p>
+
+<p>La porte de la chambre d'Aurore s'ouvrit, jetant dans la salle basse une
+lueur vague.</p>
+
+<p>Cocardasse et Passepoil se retirèrent derrière la cage de l'escalier
+pour faire rapidement leur toilette.</p>
+
+<p>Le bossu entr'ouvrit une des fenêtres donnant sur la rue du Chantre.</p>
+
+<p>Un léger coup de sifflet retentit dans la nuit.</p>
+
+<p>Une des litières s'ébranla.</p>
+
+<p>Les deux caméristes traversaient en ce moment <span class="pagenum"><a name="Page_170" id="Page_170">170</a></span> la chambre à tâtons.
+Le bossu leur ouvrit la porte.</p>
+
+<p>&mdash;Êtes-vous prêts? demanda-t-il tout bas.</p>
+
+<p>&mdash;Nous sommes prêts, répondirent Cocardasse et Passepoil.</p>
+
+<p>&mdash;A votre besogne!</p>
+
+<p>Dona Cruz sortait de la chambre d'Aurore en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Il faudra bien que je trouve une litière!... le diable galant n'a donc
+pas songé à cela!</p>
+
+<p>Derrière elle, le bossu referma la porte.</p>
+
+<p>La salle basse fut plongée dans une complète obscurité.</p>
+
+<p>Dona Cruz s'arrêta interdite. Elle entendait des mouvements dans
+l'ombre.</p>
+
+<p>&mdash;Aurore! dit-elle d'une voix déjà mal assurée; ouvre-moi...
+éclaire-moi!</p>
+
+<p>Faut-il l'avouer? cette charmante dona Cruz n'avait pas peur des hommes.
+C'était vers le démon que l'obscurité tournait ses terreurs. On venait
+d'évoquer le diable en riant: dona Cruz croyait déjà sentir ses cornes
+dans les ténèbres.</p>
+
+<p>Comme elle revenait vers la porte d'Aurore pour l'ouvrir, elle rencontra
+deux mains rudes et velues qui saisirent les siennes. Ces mains
+appartenaient à Cocardasse junior. Dona Cruz essaya de crier. Sa gorge,
+convulsivement serrée <span class="pagenum"><a name="Page_171" id="Page_171">171</a></span> par l'épouvante, étrangla sa voix au passage.</p>
+
+<p>Aurore, qui se tournait et se retournait devant son miroir; car la
+parure la faisait coquette; Aurore ne l'entendit point, étourdie qu'elle
+était par les murmures de la foule, massée sous ses fenêtres.</p>
+
+<p>On venait d'annoncer que le carrosse de M. Law, qui venait de l'hôtel
+d'Angoulême, était à la hauteur de la Croix du Trahoir.</p>
+
+<p>&mdash;Il vient! il vient! criait-on de toutes parts.</p>
+
+<p>Et la cohue de s'agiter follement.</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle, dit Cocardasse en dessinant un profond salut, qui fut
+perdu faute de quinquet, permettez-moi de vous offrir...</p>
+
+<p>Dona Cruz était déjà à l'autre bout de la chambre.</p>
+
+<p>Là, elle rencontra deux autres mains, moins poilues, mais plus
+calleuses, qui étaient la propriété de frère Amable Passepoil. Cette
+fois, elle réussit à pousser un grand cri.</p>
+
+<p>&mdash;Le voici! le voici! disait la foule.</p>
+
+<p>Le cri de la pauvre dona Cruz fut perdu comme le salut de Cocardasse.</p>
+
+<p>Elle échappa à cette seconde étreinte, mais Cocardasse la serrait de
+près. Passepoil et lui s'arrangeaient pour lui fermer toute autre issue
+<span class="pagenum"><a name="Page_172" id="Page_172">172</a></span> que la porte du perron. Quand elle arriva auprès de cette porte,
+les deux battants s'ouvrirent. La lueur des réverbères éclaira son
+visage. Cocardasse ne put retenir un mouvement de surprise.</p>
+
+<p>Un homme qui se tenait sur le seuil, en dehors, jeta une mante sur la
+tête de dona Cruz. On la saisit demi-folle d'effroi et on la poussa dans
+la chaise, dont la portière se referma aussitôt.</p>
+
+<p>&mdash;A la petite maison derrière Saint-Magloire! ordonna Cocardasse.</p>
+
+<p>La chaise partit. Passepoil rentra, frétillant comme un goujon sur
+l'herbe. Il avait touché de la soie! Cocardasse était tout pensif.</p>
+
+<p>&mdash;Elle est mignonne! dit le Normand, mignonne! mignonne!... Oh! le
+Gonzague!</p>
+
+<p>&mdash;Capédébious! s'écria Cocardasse en homme qui veut chasser une pensée
+importune, j'espère que voilà une affaire menée adroitement...</p>
+
+<p>&mdash;Quelle petite main satinée!</p>
+
+<p>&mdash;Les cinquante pistoles sont à nous!... Je te l'ai dit: du moment qu'il
+n'y a pas de Lagardère dans une aventure...</p>
+
+<p>Il regarda tout autour de lui, comme s'il n'eût point été parfaitement
+convaincu de ce qu'il avançait.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_173" id="Page_173">173</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Et la taille! fit Passepoil;&mdash;je n'envie à Gonzague ni ses titres, ni
+son or... mais...</p>
+
+<p>&mdash;Allons! interrompit Cocardasse, en route!</p>
+
+<p>&mdash;Elle m'empêchera longtemps de dormir!</p>
+
+<p>Cocardasse le saisit au collet et l'entraîna; puis se ravisant:</p>
+
+<p>&mdash;La charité nous oblige à délivrer la vieille et son petit, dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Ne trouves-tu pas que la vieille est bien conservée? demanda frère
+Passepoil.</p>
+
+<p>Il eut un maître coup de poing dans le dos. Cocardasse fit tourner la
+clef dans la serrure. Avant qu'il eût ouvert, la voix du bossu qu'ils
+avaient presque oublié se fit entendre du côté de l'escalier.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis assez content de vous, mes braves, dit-il,&mdash;mais votre besogne
+n'est pas finie... laissez cela!</p>
+
+<p>&mdash;Il a le verbe haut, le petit homme! grommela Cocardasse.</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant qu'on ne le voit plus, ajouta Passepoil,&mdash;sa voix me fait
+un drôle d'effet... on dirait que je l'ai entendue quelque part,
+autrefois...</p>
+
+<p>Un bruit sec et répété annonça que le bossu battait le briquet.&mdash;La
+lampe se ralluma.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'avez-vous donc à faire, s'il vous plaît, <span class="pagenum"><a name="Page_174" id="Page_174">174</a></span> maître Ésope? demanda
+le Gascon; c'est ainsi qu'on vous nomme, je crois?</p>
+
+<p>&mdash;Ésope... Jonas... et d'autres noms encore, repartit le petit homme;
+attention à ce que je vais vous ordonner!</p>
+
+<p>&mdash;Salue Son Excellence, Passepoil..., ordonner!... Peste!...</p>
+
+<p>Il mit la main au chapeau. Passepoil l'imita, en ajoutant d'un accent
+railleur:</p>
+
+<p>&mdash;Nous attendons les ordres de Son Excellence!</p>
+
+<p>&mdash;Et bien vous faites! prononça sèchement le bossu.</p>
+
+<p>Nos deux estafiers échangèrent un regard. Passepoil perdit son air de
+moquerie et murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Cette voix-là... bien sûr que je l'ai entendue!</p>
+
+<p>Le bossu prit derrière l'escalier deux de ces lanternes à manche qu'on
+portait au devant des chaises, la nuit. Il les alluma.</p>
+
+<p>&mdash;Prenez ceci, dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Eh donc! fit Cocardasse avec mauvaise humeur,&mdash;croyez-vous que nous
+pourrons rattraper la chaise?...</p>
+
+<p>&mdash;Elle est loin, si elle court toujours! ajouta Passepoil.</p>
+
+<p>&mdash;Prenez ceci.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_175" id="Page_175">175</a></span></p>
+
+<p>Ce bossu était entêté,&mdash;nos deux braves prirent chacun une des
+lanternes.</p>
+
+<p>Le bossu montra du doigt la chambre d'où dona Cruz était sortie quelques
+minutes auparavant.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a là une jeune fille, dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Encore! s'écrièrent à la fois Cocardasse et Passepoil.</p>
+
+<p>Et ce dernier pensa tout haut:</p>
+
+<p>&mdash;L'autre litière!...</p>
+
+<p>&mdash;Cette jeune fille, poursuivit le bossu,&mdash;achève de s'habiller... Elle
+va sortir par cette porte comme l'autre...</p>
+
+<p>Cocardasse désigna d'un coup d'&oelig;il la lampe rallumée.</p>
+
+<p>&mdash;Non, dit le petit homme;&mdash;cette fois, vous n'éteindrez pas la lampe.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, que faisons-nous? demanda le Gascon.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais vous le dire: vous aborderez la jeune fille franchement, mais
+respectueusement... Vous lui direz: Nous sommes ici pour vous conduire
+au bal du Palais.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y avait pas un mot de cela dans nos instructions..., fit observer
+Passepoil.</p>
+
+<p>Et Cocardasse ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;La jeune fille nous croira-t-elle?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_176" id="Page_176">176</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Elle vous croira si vous lui dites le nom de celui qui vous envoie.</p>
+
+<p>&mdash;Le nom de monsieur de Gonzague?</p>
+
+<p>&mdash;Non pas!... Et si vous ajoutez que votre maître l'attendra, minuit
+sonnant... souvenez-vous bien de cela! dans les jardins du Palais, au
+rond-point de Diane...</p>
+
+<p>&mdash;Avons-nous donc deux maîtres, à présent, sandiéou! s'écria Cocardasse.</p>
+
+<p>&mdash;Non, répondit le bossu,&mdash;vous n'avez qu'un maître... mais il ne
+s'appelle pas Gonzague.</p>
+
+<p>Le bossu, disant cela, gagna l'escalier tournant. Il mit le pied sur la
+première marche.</p>
+
+<p>&mdash;Et comment s'appelle-t-il, notre maître? interrogea Cocardasse, qui
+faisait de vains efforts pour garder son insolent sourire;&mdash;Ésope II,
+sans doute?...</p>
+
+<p>&mdash;Ou Jonas? balbutia Passepoil.</p>
+
+<p>Le bossu les regarda. Ils baissèrent les yeux. Le bossu prononça
+lentement:</p>
+
+<p>&mdash;Votre maître se nomme Henri de Lagardère!</p>
+
+<p>Ils tressaillirent tous deux et parurent soudain rapetissés.</p>
+
+<p>&mdash;Lagardère! firent-ils de la même voix sourde et tremblante.</p>
+
+<p>Le bossu monta l'escalier.&mdash;Quand il fut <span class="pagenum"><a name="Page_177" id="Page_177">177</a></span> en haut, il les regarda un
+instant courbés et domptés, puis il dit ce seul mot:</p>
+
+<p>&mdash;Marchez droit!</p>
+
+<p>Et il disparut.</p>
+
+<p>&mdash;Aïe! fit Passepoil quand la porte du haut fut refermée.</p>
+
+<p>&mdash;Apapur! grommela Cocardasse, nous avons vu le diable.</p>
+
+<p>&mdash;Marchons droit, mon noble ami!</p>
+
+<p>&mdash;Capédébious! soyons sages comme des images... et marchons droit!</p>
+
+<p>&mdash;Figure-toi, se reprit-il, que j'avais cru reconnaître...</p>
+
+<p>&mdash;Le petit Parisien?...</p>
+
+<p>&mdash;Non... la jeune fille... celle que nous avons mise en chaise... pour
+la gentille Bohémienne que j'ai vue là-bas, en Espagne, au bras de
+Lagardère...</p>
+
+<p>Passepoil poussa un cri... La chambre d'Aurore venait de s'ouvrir.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce donc? fit le Gascon en frissonnant.</p>
+
+<p>Car tout l'épouvantait désormais.</p>
+
+<p>&mdash;La jeune fille que j'ai vue au bras de Lagardère, là-bas, en
+Flandre!... balbutia Passepoil.</p>
+
+<p>Aurore était sur le seuil.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_178" id="Page_178">178</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Flor! appela-t-elle; où donc es-tu?</p>
+
+<p>Cocardasse et Passepoil, tenant à la main leurs lanternes, s'avancèrent,
+l'échine courbée. Leur détermination de <i>marcher droit</i> s'enracinait de
+plus en plus.</p>
+
+<p>C'étaient, du reste, deux laquais du plus magnifique modèle avec leurs
+épées en verrouil. Bien peu de suisses de paroisse auraient pu lutter
+avec eux pour l'aisance et la bonne tenue.</p>
+
+<p>Aurore était si délicieusement belle sous son costume de cour, qu'ils
+restèrent en admiration devant elle.</p>
+
+<p>&mdash;Où est Flor? répéta-t-elle. Est-ce que la folle est partie sans moi?</p>
+
+<p>&mdash;Sans vous, renvoya le Gascon comme un écho.</p>
+
+<p>Et le Normand répéta:</p>
+
+<p>&mdash;Sans vous.</p>
+
+<p>Aurore donna son éventail à Passepoil, son bouquet à Cocardasse. Vous
+eussiez dit qu'elle avait eu de grands laquais toute sa vie.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis prête, dit-elle. Partons!</p>
+
+<p>Les échos:</p>
+
+<p>&mdash;Partons!</p>
+
+<p>&mdash;Partons!</p>
+
+<p>Et au moment de monter en chaise:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_179" id="Page_179">179</a></span></p>
+
+<p>&mdash;A-t-il dit où je le retrouverais? demanda Aurore.</p>
+
+<p>&mdash;Au rond-point de Diane, murmura Cocardasse avec une voix de ténor.</p>
+
+<p>&mdash;A minuit, acheva Passepoil.</p>
+
+<p>Tous deux, les bras pendants et le corps incliné.</p>
+
+<p>On partit. Par dessus la chaise qu'ils accompagnaient, la lanterne à la
+main, Cocardasse junior et frère Passepoil échangèrent un dernier
+regard.</p>
+
+<p>Ce regard voulait dire:</p>
+
+<p>&mdash;Marchons droit!</p>
+
+<p>L'instant d'après, on eût pu voir sortir, par la porte de l'allée qui
+conduisait à l'appartement particulier de maître Louis, un petit homme
+noir, qui longea la rue du Chantre en trottinant.</p>
+
+<p>Il traversa la rue Saint-Honoré au moment où le carrosse de ce bon M.
+Law allait passer, et la foule se moqua bien de sa bosse.</p>
+
+<p>De ces moqueries, le bossu ne semblait point beaucoup se soucier.</p>
+
+<p>Il fit le tour du Palais-Royal et entra dans la cour des Fontaines.</p>
+
+<p>Rue de Valois, il y avait une petite porte qui donnait entrée dans la
+partie des bâtiments appelée <span class="pagenum"><a name="Page_180" id="Page_180">180</a></span> <i>les privés de Monsieur</i>. C'était là
+que Philippe d'Orléans, régent de France, avait son cabinet de travail.</p>
+
+<p>Le bossu frappa d'une certaine sorte. On lui ouvrit aussitôt, et du fond
+d'un corridor noir une grosse voix s'éleva.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est toi, Riquet à la Houppe! dit-elle; monte vite: on
+t'attend...</p>
+
+<hr class="small" />
+
+<h2>LE PALAIS-ROYAL.</h2>
+
+<h2><a name="ch9" id="ch9"></a>I</h2>
+
+<h3>&mdash;Sous la tente.&mdash;</h3><p><span class="pagenum"><a name="Page_181" id="Page_181">181</a></span></p>
+
+<p>Les pierres aussi ont leurs destinées. Les murailles vivent longtemps et
+voient les générations passer; elle savent bien des histoires. Ce serait
+un curieux travail que la monographie d'un de ces cubes taillés dans le
+liais ou dans le tuf, dans le granit <ins class="correction" title="on">ou</ins> dans le grès. Que de drames
+alentour: comédies et tragédies! Que de grandes et que de petites
+choses! combien de rires! combien de pleurs!</p>
+
+<p>Ce fut la tragédie qui fonda le Palais-Royal. Armand du Plessis,
+cardinal de Richelieu, immense <span class="pagenum"><a name="Page_182" id="Page_182">182</a></span> homme d'État, lamentable poëte,
+acheta au sieur Dufresne l'ancien hôtel de Rambouillet, au marquis
+d'Estrées le grand hôtel de Merc&oelig;ur. Sur l'emplacement de ces deux
+demeures seigneuriales, il donna l'ordre à l'architecte Lemercier de lui
+bâtir une maison, digne de sa haute fortune.&mdash;Quatre autres fiefs furent
+acquis pour dessiner les jardins. Enfin, pour dégager la façade où
+étaient les armoiries des Du Plessis, surmontées du chapeau de cardinal,
+on fit emplette de Sillery, en même temps qu'on ouvrait une grande rue
+pour permettre au carrosse de son Éminence d'arriver sans encombre à ses
+fermes de la Grange-Batelière.</p>
+
+<p>La rue devait garder le nom de Richelieu; la ferme, sur les terrains de
+laquelle s'élève maintenant le plus brillant quartier de Paris, baptisa
+longtemps l'arrière-façade de l'Opéra; le palais seul n'eut point de
+mémoire.</p>
+
+<p>Tout battant neuf, il échangea son titre de Cardinal pour un titre plus
+élevé encore. Richelieu dormait à peine dans la tombe, que sa maison
+s'appelait déjà le Palais-Royal.</p>
+
+<p>Il aimait le théâtre, ce terrible prêtre! on pourrait presque dire qu'il
+bâtit son palais pour y mettre des théâtres. Il en fit trois, bien qu'à
+la rigueur, il n'en fallût qu'un pour représenter <span class="pagenum"><a name="Page_183" id="Page_183">183</a></span> sa chère tragédie
+de <i>Mirame</i>, fille idolâtrée de sa propre muse.</p>
+
+<p>Elle était en vérité trop lourde pour exceller au jeu des vers, cette
+main qui trancha la tête du connétable de Montmorency. <i>Mirame</i> fut
+représentée devant trois mille fils et filles des croisés qui eurent
+bien le c&oelig;ur d'applaudir. Cent odes, autant de dithyrambes, le double
+de madrigaux tombèrent le lendemain en pluie fade sur la ville,
+célébrant les gloires du redoutable poëte,&mdash;puis, tout ce lâche bruit se
+tut.&mdash;On parla tout bas d'un jeune homme qui faisait aussi des
+tragédies, qui n'était pas cardinal et qui s'appelait Corneille.</p>
+
+<p>Un théâtre de deux cents spectateurs, un théâtre de cinq cents, un
+théâtre de trois mille, Richelieu ne se contenta pas à moins. Tout en
+suivant la politique pittoresque de Tarquin, tout en faisant tomber
+systématiquement les têtes effrontées qui dépassaient le niveau, il
+s'occupait de ses décors et de ses costumes comme un excellent directeur
+qu'il était.&mdash;On dit qu'il inventa la <i>mer agitée</i> qui fait vivre
+maintenant dans le <i>premier dessous</i> tant de pères de famille, les
+nuages de gaze, les rampes mobiles et les <i>praticables</i>.&mdash;Il imagina
+lui-même le ressort qui faisait rouler le rocher de Sisyphe, <span class="pagenum"><a name="Page_184" id="Page_184">184</a></span> fils
+d'Éole, dans la pièce de Desmarets.</p>
+
+<p>On ajoute qu'il tenait bien plus à ces divers petits talents, y compris
+celui de danseur, qu'à sa gloire politique: c'est la règle.</p>
+
+<p>Néron ne fut point immortel, malgré ses succès de joueur de flûte.
+Richelieu mourut. Anne d'Autriche et son fils <ins class="correction" title="Lous">Louis</ins> XIV vinrent habiter
+le Palais-Cardinal. La Fronde fit tapage autour de ces murailles toutes
+neuves. Mazarin, qui ne faisait point de tragédies, écouta plus d'une
+fois, riant sous cape et tremblant à la fois, les grands cris du peuple
+ameuté sous ses fenêtres.</p>
+
+<p>Mazarin avait pour retraite les appartements qui servirent plus tard à
+Philippe d'Orléans, régent de France. C'était l'aile orientale, ayant
+retour sur la galerie actuelle des Proues, vers la cour des Fontaines.</p>
+
+<p>Il était là au printemps de l'année 1640, quand les frondeurs
+pénétrèrent de force au Palais, pour se bien assurer par eux-mêmes qu'on
+ne leur avait point enlevé le jeune roi. Un tableau de la galerie du
+Palais-Royal représente ce fait et montre Anne d'Autriche, soulevant, en
+présence du peuple, les langes de Louis XIV enfant.</p>
+
+<p>A ce sujet, on rapporte un mot de l'un des <span class="pagenum"><a name="Page_185" id="Page_185">185</a></span> petits-neveux du régent,
+le roi des Français Louis-Philippe. Ce mot va bien au Palais-Royal, qui
+est un monument sceptique, charmant, froid, sans préjugés, un esprit
+fort en pierres de taille qui se planta sur l'oreille la cocarde de
+Camille Desmoulins, mais qui caressa les cosaques: ce mot va bien aussi
+à la race de l'élève de Dubois, le plus spirituel prince qui ait jamais
+perdu le temps et l'or de l'État à faire orgie.</p>
+
+<p>Casimir Delavigne, regardant ce tableau, qui est de Mauzaise, s'étonnait
+de voir la reine sans garde, au milieu de cette multitude. Le duc
+d'Orléans, depuis Louis-Philippe, se prit à sourire, et répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Il y en a, mais on ne les voit pas.</p>
+
+<p>Ce fut au mois de février 1672 que Monsieur, frère du roi, tige de la
+maison d'Orléans, entra en possession du Palais-Royal. Louis XIV, le
+vingt et un de ce mois, lui en constitua la propriété en apanage.
+Henriette-Anne d'Angleterre, duchesse d'Orléans, y tint une cour
+brillante.</p>
+
+<p>Le duc de Chartres, fils de Monsieur, le futur régent, y épousa, vers la
+fin de l'année 1692, mademoiselle de Blois, la dernière des filles
+naturelles du roi et de madame de Montespan.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_186" id="Page_186">186</a></span></p>
+
+<p>Sous la régence, il ne s'agissait plus de tragédies. L'ombre triste de
+Mirame dut se voiler pour ne point voir ces fameux petits soupers que le
+duc d'Orléans faisait, dit Saint-Simon, «en des compagnies fort
+étranges;» mais ses théâtres servirent, car la mode était aux filles
+d'Opéra.</p>
+
+<p>La belle duchesse de Berry, fille du régent, toujours entre deux vins et
+le nez barbouillé de tabac d'Espagne, faisait partie de l'<i>étrange
+compagnie</i> où n'entraient, ajoute le même Saint-Simon, «que des dames de
+moyenne vertu et des gens de peu, mais brillant par leur esprit et leur
+débauche... On buvait beaucoup et du meilleur... On disait des ordures à
+gorge déployée, des impiétés à qui mieux mieux, et quand on avait fait
+du bruit et qu'on était bien ivre, on allait se coucher...»</p>
+
+<p>Mais Saint-Simon <ins class="correction" title="m'aimait">n'aimait</ins> pas le régent. Si l'histoire ne peut cacher
+entièrement les regrettables faiblesses de ce prince, du moins nous
+montre-t-elle les grandes qualités que ses excès ne parvinrent pas à
+étouffer.</p>
+
+<p>Ses vices étaient à son infâme précepteur: ce qu'il avait de vertu lui
+appartenait, d'autant mieux qu'on avait fait plus d'efforts pour la tuer
+en lui. Ses orgies, et ceci est rare, n'eurent point de revers sanglant.
+Il fut humain; il fut bon. Peut-être eût-il <span class="pagenum"><a name="Page_187" id="Page_187">187</a></span> été grand sans les
+exemples et les conseils qui empoisonnèrent sa jeunesse.</p>
+
+<p>Le jardin du Palais-Royal était alors beaucoup plus vaste
+qu'aujourd'hui. Il touchait d'un côté aux maisons de la rue de
+Richelieu, de l'autre aux maisons de la rue des Bons-Enfants. Au fond,
+du côté de la Rotonde, il allait jusqu'à la rue Neuve-des-Petits-Champs.
+Ce fut longtemps après seulement, sous le règne de Louis XVI que
+Louis-Philippe-Joseph, duc d'Orléans, bâtit ce qu'on appelle les
+galeries de pierre, pour isoler le jardin et l'embellir.</p>
+
+<p>Au temps où se passe notre histoire, d'énormes charmilles, toutes
+taillées en portiques italiens, entouraient les berceaux, les massifs et
+les parterres. La belle allée de marronniers d'Inde, plantée par le
+cardinal de Richelieu, était dans toute sa vigueur. L'arbre de Cracovie,
+dernier arbre de cette avenue, existait encore au commencement de ce
+siècle.</p>
+
+<p>Deux autres avenues d'ormes, taillés en boule, allaient dans le sens de
+la largeur. Au centre était une demi-lune avec bassin d'eau
+jaillissante. A droite et à gauche, en revenant vers le palais, on
+trouvait le rond-point de Mercure et le rond-point de Diane, entourés de
+massifs d'arbrisseaux. Derrière le bassin se trouvait le quinconce <span class="pagenum"><a name="Page_188" id="Page_188">188</a></span>
+des tilleuls, entre les deux grandes pelouses.</p>
+
+<p>L'aile orientale du palais, plus considérable que celle où fut
+construit, plus tard, le Théâtre Français sur l'emplacement de la
+célèbre galerie de Mansart, se terminait par un pignon à fronton, qui
+portait cinq fenêtres de façade sur le jardin. Ces fenêtres regardaient
+le rond-point de Diane. Le cabinet de travail du régent était là.</p>
+
+<p>Le Grand-Théâtre, qui avait subi fort peu de modifications depuis le
+temps du cardinal, servait aux représentations de l'opéra. Le palais
+proprement dit, outre les salons d'apparat, contenait les appartements
+d'Élisabeth-Charlotte de Bavière, princesse palatine, duchesse
+douairière d'Orléans, seconde femme de Monsieur, ceux de la duchesse
+d'Orléans, femme du régent, et ceux du duc de Chartres. Les princesses,
+à l'exception de la duchesse de Berry et de l'abbesse de Chelles,
+habitaient l'aile occidentale qui allait vers la rue de Richelieu.</p>
+
+<p>L'Opéra, situé de l'autre côté, occupait une partie de l'emplacement
+actuel de la cour des Fontaines et de la rue de Valois. Il avait ses
+derrières sur la rue des Bons-Enfants. Un passage, connu sous le nom
+galant de Cour-aux-Ris, séparait l'entrée particulière de ces dames des
+appartements du régent.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_189" id="Page_189">189</a></span></p>
+
+<p>Elles jouissaient, à titre de tolérance, du jardin du palais.</p>
+
+<p>Celui-ci n'était point ouvert au public, comme de nos jours; mais il
+était facile d'en obtenir l'entrée. En outre, presque toutes les maisons
+des rues des Bons-Enfants, de Richelieu et Neuve-des-Petits-Champs
+avaient des balcons, des terrasses régnantes, des portes basses et même
+des perrons qui donnaient accès dans les massifs. Les habitants de ces
+maisons se croyaient si bien en droit de jouir du jardin, qu'ils firent
+plus tard un procès à Louis-Philippe-Joseph d'Orléans lorsque ce prince
+voulut enclore le Palais-Royal.</p>
+
+<p>Tous les auteurs contemporains s'accordent à dire que le jardin du
+palais était un <i>séjour délicieux</i>, et certes, sous ce rapport, nous
+avons beaucoup à regretter. Rien de moins délicieux que le promenoir
+carré, envahi par les bonnes d'enfants, et où s'alignent maintenant les
+deux allées d'ormes malades. Il faut croire que la construction des
+galeries, en interceptant l'air, nuit à la végétation; notre
+Palais-Royal est une très-belle cour: ce n'est plus un jardin.</p>
+
+<p>Cette nuit-là, c'était un enchantement, un paradis, un palais de fées.
+Le régent, qui n'avait pas beaucoup de goût à la représentation, sortait
+<span class="pagenum"><a name="Page_190" id="Page_190">190</a></span> de son habitude et faisait les choses magnifiquement. On disait, il
+est vrai, que ce bon M. Law fournissait l'argent de la fête: mais
+qu'importait cela! En ce monde, beaucoup de gens sont de cet avis, qu'il
+ne faut voir que le résultat.</p>
+
+<p>Si M. Law payait les violons en son propre honneur, c'était un homme qui
+entendait bien la publicité, voilà tout. Il eût mérité de vivre de nos
+jours d'habileté, où tel écrivain s'est fait une renommée en achetant
+tous les exemplaires des quatorze premières éditions de son livre, si
+bien que la quinzième a fini par se vendre ou à peu près,&mdash;où tel
+dentiste, pour gagner vingt mille francs, dépense dix mille écus en
+annonces,&mdash;où tel directeur de théâtre met chaque soir trois ou quatre
+cents humbles amis dans sa salle pour prouver à deux cent cinquante
+spectateurs vrais que l'enthousiasme n'est pas mort en France.</p>
+
+<p>Ce n'est pas seulement à titre d'inventeur de l'agio que ce bon M. Law
+peut être regardé comme le véritable précurseur de la banque
+contemporaine.</p>
+
+<p>Cette fête était pour lui; cette fête avait pour but de glorifier son
+système et aussi sa personne. Pour que la poudre qu'on jette aille bien
+<span class="pagenum"><a name="Page_191" id="Page_191">191</a></span> dans les yeux éblouis, il faut la jeter de haut. Ce bon monsieur
+Law avait senti le besoin d'un piédestal d'où il pût mieux jeter sa
+poudre. On devait cuire une nouvelle fournée d'actions le lendemain.</p>
+
+<p>Comme l'argent ne lui coûtait rien, il fit sa fête splendide.</p>
+
+<p>Nous ne parlerons point des salons du Palais, décorés pour cette
+circonstance avec un luxe inouï. La fête était surtout dans le jardin,
+malgré la saison avancée. Le jardin était entièrement tendu et couvert.
+La décoration générale représentait un campement de colons dans la
+Louisiane, sur les bords du Mississipi, ce fleuve d'or. Toutes les
+serres de Paris avaient été mises à contribution pour composer des
+massifs d'arbustes exotiques: on ne voyait partout que fleurs tropicales
+et fruits du paradis terrestre. Les lanternes qui pendaient à profusion
+aux arbres et aux colonnes étaient des lanternes indiennes; on se le
+disait; seulement les tentes des Indiens sauvages, jetées çà et là,
+semblaient trop jolies.</p>
+
+<p>Mais les amis de M. Law allaient répétant:</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne vous figurez pas comme les naturels de ce pays sont avancés!</p>
+
+<p>Une fois admis le style un peu fantastique des <span class="pagenum"><a name="Page_192" id="Page_192">192</a></span> tentes, il est
+certain que tout était d'un rococo délicieux. Il y avait des lointains
+ménagés, des forêts sur toile, des rochers de carton à l'aspect
+terrible, des cascades qui écumaient comme si l'on eût mis du savon dans
+leur eau.</p>
+
+<p>Le bassin central était surmonté de la statue allégorique du Mississipi,
+qui avait un peu les traits de ce bon M. Law. Ce dieu tenait une arme
+d'où l'eau s'échappait: derrière le dieu, dans le bassin même, on avait
+placé une machine ayant mission de figurer une de ces chaussées que
+construisent les castors dans les cours d'eau de l'Amérique
+septentrionale.</p>
+
+<p>M. de Buffon n'avait pas encore fait l'histoire de ces intéressants
+animaux, ingénieux, méthodiques et rangés comme des élèves de l'école
+Polytechnique.</p>
+
+<p>Nous avons placé ce détail de la chaussée des castors, parce qu'il dit
+tout et vaut à lui seul la description la plus étendue.</p>
+
+<p>C'était autour de la statue du dieu Mississipi que la Nivelle,
+mademoiselle Dubois-Duplant, mademoiselle Hernoux, Leguay, Salvator et
+Pompignan devaient danser le ballet indien, pour lequel cinq cents
+sujets étaient engagés.</p>
+
+<p>Les compagnons de plaisir du régent, le marquis de Cossé, le duc de
+Brissac, la Fare, <span class="pagenum"><a name="Page_193" id="Page_193">193</a></span> le poëte, madame de Tencin, madame de Royan et la
+duchesse de Berry s'étaient bien un peu moqués autour de tout cela, mais
+pas tant que le régent lui-même.</p>
+
+<p>Il n'y avait guère qu'un homme pour surpasser le régent dans ses
+railleries, c'était ce bon M. Law.</p>
+
+<p>Les salons étaient déjà encombrés, et Brissac avait ouvert le bal par
+ordre avec mademoiselle de Toulouse. Il y avait foule dans les jardins,
+et le lansquenet allait sous toutes les tentes plus ou moins sauvages.
+Malgré les piquets de gardes françaises (déguisés en Indiens d'opéra)
+posés à toutes les portes des maisons voisines donnant sur les jardins,
+plus d'un intrus était parvenu à se glisser. On voyait çà et là des
+dominos dont l'apparence n'était rien moins que catholique.</p>
+
+<p>C'était un grand bruit, une foule remuante et joyeuse, ayant parti pris
+de s'amuser quand même.</p>
+
+<p>Cependant, les rois de la fête n'avaient point fait encore leur entrée.
+On n'avait vu ni le régent, ni les princesses, ni ce bon M. Law. On
+attendait.</p>
+
+<p>Dans un wigwam en velours nacarat, orné de crépines d'or, où les sachems
+du grand fleuve <span class="pagenum"><a name="Page_194" id="Page_194">194</a></span> eussent bien voulu fumer le calumet de paix, on
+avait réuni plusieurs tables. Ce wigwam était situé non loin du
+rond-point de Diane, sous les fenêtres mêmes du cabinet du régent. Il
+contenait nombreuse compagnie.</p>
+
+<p>Autour d'une table de marbre, recouverte d'une natte, un lansquenet
+turbulent se faisait. L'or roulait à grosses poignées; on criait, on
+riait.&mdash;Non loin de là un groupe de vieux gentilshommes causaient
+discrètement auprès d'une table de reversi.</p>
+
+<p>A la table de lansquenet, nous eussions reconnu Chaverny, le beau petit
+marquis, Navailles, Gironne, Nocé, Taranne, Albret et d'autres,&mdash;M. de
+Peyrolles était là et gagnait.</p>
+
+<p>C'était une habitude qu'il avait. On la lui connaissait. Ses mains
+étaient généralement surveillées.&mdash;Du reste, sous la régence, tromper au
+jeu n'était pas péché mortel.</p>
+
+<p>On n'entendait que des chiffres qui allaient se croisant et rebondissant
+de l'un à l'autre: cent louis! cinquante! deux cents!&mdash;quelques jurons
+de mauvais joueurs, et le rire involontaire des gagnants.</p>
+
+<p>Toutes les figures, bien entendu, étaient découvertes autour de la
+table. Dans les avenues, au contraire, beaucoup de masques et beaucoup
+<span class="pagenum"><a name="Page_195" id="Page_195">195</a></span> de dominos allaient causant. Des laquais en livrée de fantaisie et
+pour la plupart masqués, pour ne pas dénoncer l'incognito de leurs
+maîtres, se tenaient de l'autre côté du petit perron du régent.</p>
+
+<p>&mdash;Gagnez-vous, Chaverny? demanda un petit domino bleu qui vint mettre sa
+tête encapuchonnée à l'ouverture de la tente.</p>
+
+<p>Chaverny jetait le fond de sa bourse sur la table.</p>
+
+<p>&mdash;Cidalise! s'écria Gironne; à notre secours, nymphe des forêts vierges!</p>
+
+<p>Un autre domino parut derrière le premier.</p>
+
+<p>&mdash;Qui parle de vierges? demanda le second domino.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas une personnalité, Desbois, ma mignonne, lui fut-il
+répondu; il s'agit de forêts.</p>
+
+<p>&mdash;A la bonne heure! fit mademoiselle Desbois-Duplant qui entra.</p>
+
+<p>Cidalise donna sa bourse à Gironne.</p>
+
+<p>Un des vieux gentilshommes assis à la table de reversi fit un geste de
+dégoût.</p>
+
+<p>&mdash;De notre temps, monsieur de Barbanchois, dit-il à son voisin, cela se
+faisait autrement.</p>
+
+<p>&mdash;Tout est gâté, monsieur de la Hunaudaye, répondit le voisin, tout est
+perverti!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_196" id="Page_196">196</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Rapetissé, monsieur de Barbanchois!</p>
+
+<p>&mdash;Abâtardi, monsieur de la Hunaudaye!</p>
+
+<p>&mdash;Travesti!</p>
+
+<p>&mdash;Galvaudé!</p>
+
+<p>&mdash;Sali!</p>
+
+<p>Et tous deux en ch&oelig;ur, avec un grand soupir:</p>
+
+<p>&mdash;Où allons-nous, baron, où allons-nous?</p>
+
+<p>M. le baron de Barbanchois poursuivit en prenant un des boutons d'agate
+qui décoraient l'antique pourpoint de M. le baron de la Hunaudaye:</p>
+
+<p>&mdash;Qui sont ces gens, monsieur le baron?</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le baron, je vous le demande?</p>
+
+<p>&mdash;Tiens-tu, Taranne? criait en ce moment Montaubert; cinquante!</p>
+
+<p>&mdash;Taranne! grommela M. de Barbanchois, ce n'est pas un homme, c'est une
+rue!</p>
+
+<p>&mdash;Tiens-tu, Albret?...</p>
+
+<p>&mdash;Cela s'appelle, fit M. de la Hunaudaye, comme la mère de Henri le
+Grand... Où pèchent-ils leurs noms?</p>
+
+<p>&mdash;Où Bichon, l'épagneul de madame la baronne a-t-il pêché le sien?
+répliqua M. de Barbanchois en ouvrant sa tabatière.</p>
+
+<p>Cidalise qui passait y fourra effrontément ses deux doigts. M. le baron
+resta bouche béante.</p>
+
+<p>&mdash;Il est bon, dit la fille d'Opéra.</p>
+
+<p>&mdash;Madame, repartit gravement le baron de <span class="pagenum"><a name="Page_197" id="Page_197">197</a></span> Barbanchois, je n'aime
+point mêler... veuillez accepter la boîte.</p>
+
+<p>Cidalise ne se formalisa point. Elle prit la boîte et toucha d'un geste
+caressant le vieux menton du gentilhomme indigné. Puis elle fit une
+pirouette et s'éloigna.</p>
+
+<p>&mdash;Où allons-nous! grommela M. de la Hunaudaye.</p>
+
+<p>&mdash;Où allons-nous! répéta M. de Barbanchois qui suffoquait; que dirait le
+feu roi, s'il voyait de pareilles choses?</p>
+
+<p>Au lansquenet:</p>
+
+<p>&mdash;Perdu! Chaverny! Encore perdu!</p>
+
+<p>&mdash;C'est égal... j'ai la terre de ***. Je tiens tout!</p>
+
+<p>&mdash;Son père était un digne soldat! dit le baron de Barbanchois; à qui
+appartient-il?</p>
+
+<p>&mdash;A monsieur le prince de Gonzague.</p>
+
+<p>&mdash;Dieu nous garde des Italiens!</p>
+
+<p>&mdash;Les Allemands valent-ils mieux, monsieur le baron?... Un comte de Horn
+roué en Grève pour assassinat!</p>
+
+<p>&mdash;Un parent de Son Altesse!... Où allons-nous!</p>
+
+<p>&mdash;Je vous dis, monsieur le baron, qu'on finira par s'égorger en plein
+midi dans les rues!</p>
+
+<p>&mdash;Eh! monsieur le baron! c'est déjà commencé... N'avez-vous point lu les
+nouvelles?... <span class="pagenum"><a name="Page_198" id="Page_198">198</a></span> Hier, une femme assassinée près du Temple... la
+Louvet, une agioteuse...</p>
+
+<p>&mdash;Ce matin, un commis du trésor de la guerre, le sieur Sandrier, retiré
+de la Seine au pont Notre-Dame...</p>
+
+<p>&mdash;Pour avoir parlé trop haut de cet Écossais maudit..., prononça tout
+bas M. de Barbanchois.</p>
+
+<p>&mdash;Chut!... fit M. de la Hunaudaye, c'est le onzième depuis huit
+jours!...</p>
+
+<p>&mdash;Oriol!... Oriol à la rescousse! crièrent en ce moment les joueurs.</p>
+
+<p>Le gros petit traitant parut à l'entrée de la tente. Il avait le masque
+et son costume d'une richesse grotesque qui lui avait fait dans le bal
+un haut succès de rires.</p>
+
+<p>&mdash;C'est étonnant, dit-il, tout le monde me reconnaît!</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a pas deux Oriol! s'écria Navailles.</p>
+
+<p>&mdash;Ces dames trouvent que c'est assez d'un! fit Nocé.</p>
+
+<p>&mdash;Jaloux! s'écria-t-on de toutes parts en riant.</p>
+
+<p>Oriol demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, n'avez-vous point vu Nivelle?</p>
+
+<p>&mdash;Dire que ce pauvre ami, déclama Gironne, sollicite en vain, depuis
+huit mois, la place de financier bafoué et dévoué auprès de notre chère
+Nivelle!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_199" id="Page_199">199</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Jaloux! dit-on encore.</p>
+
+<p>&mdash;As-tu vu d'Hozier, Oriol?</p>
+
+<p>&mdash;As-tu tes parchemins?</p>
+
+<p>&mdash;Oriol, sais-tu le nom de l'aïeul que tu vas envoyer aux croisades?</p>
+
+<p>Et les rires d'éclater.</p>
+
+<p>M. de Barbanchois joignait les mains; M. de la Hunaudaye disait:</p>
+
+<p>&mdash;Ce sont des gentilshommes, M. le baron, qui raillent ces saintes
+choses!</p>
+
+<p>&mdash;Où allons-nous, seigneur! où allons-nous!...</p>
+
+<p>&mdash;Peyrolles!... dit le petit traitant qui s'approcha de la table; je
+vous fais les cinquante louis, puisque c'est vous... Mais relevez vos
+manchettes.</p>
+
+<p>&mdash;Plaît-il! fit le factotum de M. de Gonzague; je ne plaisante qu'avec
+mes égaux, mon petit monsieur!</p>
+
+<p>Chaverny regarda les laquais derrière le perron du régent.</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu! murmura-t-il, ces coquins ont l'air de s'ennuyer là-bas... va
+les chercher, Taranne, pour que cet honnête M. de Peyrolles ait un peu
+avec qui se gaudir!</p>
+
+<p>Le factotum n'entendit point cette fois. Il ne se fâchait qu'à bonnes
+enseignes. Il se contenta de gagner les cinquante louis d'Oriol.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_200" id="Page_200">200</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Et du papier! disait le vieux Barbanchois, toujours du papier!</p>
+
+<p>&mdash;On nous paye nos pensions en papier, baron!</p>
+
+<p>&mdash;Et nos fermages... que représentent ces chiffons!</p>
+
+<p>&mdash;L'argent s'en va!</p>
+
+<p>&mdash;L'or aussi... Voulez-vous que je vous dise, baron? nous marchons à une
+catastrophe!</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, mon ami, repartit la Hunaudaye en serrant furtivement la
+main de Barbanchois, nous y marchons!... c'est l'avis de madame la
+baronne!</p>
+
+<p>Parmi les clameurs, les rires et les quolibets croisés, la voix d'Oriol
+s'éleva de nouveau:</p>
+
+<p>&mdash;Connaissez-vous la nouvelle? demanda-t-il, la grande nouvelle?</p>
+
+<p>&mdash;Non... voyons la grande nouvelle!</p>
+
+<p>&mdash;Je vous le donne en mille!... mais vous ne devineriez pas!...</p>
+
+<p>&mdash;M. Law s'est fait catholique?</p>
+
+<p>&mdash;Madame de Berry boit de l'eau?</p>
+
+<p>&mdash;M. du Maine a fait demander une invitation au régent?</p>
+
+<p>Et cent autres impossibilités.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'y êtes pas, vous n'y êtes pas, très-chers!... Vous n'y serez
+jamais!... Madame la princesse de Gonzague... la veuve inconsolable de
+<span class="pagenum"><a name="Page_201" id="Page_201">201</a></span> M. de Nevers... Artémise, vouée au deuil éternel...</p>
+
+<p>A ce nom de madame la princesse de Gonzague, tous les vieux
+gentilshommes avaient dressé l'oreille.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! eh bien! fit-on autour de la table de lansquenet.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! reprit Oriol, Artémise a fini de boire la cendre du
+mausolée!... Madame la princesse de Gonzague est au bal!</p>
+
+<p>On se récria. C'était chose impossible.</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ai vue! affirma le petit traitant, de mes yeux vue!... assise
+auprès de la princesse Palatine... Mais j'ai vu quelque chose de plus
+extraordinaire encore.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi donc? demanda-t-on de toutes parts.</p>
+
+<p>Oriol se rengorgea; il tenait le dé.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai vu, reprit-il pourtant, et je n'avais pas la berlue... et j'étais
+bien éveillé... j'ai vu M. le prince de Gonzague refusé à la porte du
+régent.</p>
+
+<p>On fit silence. Cela intéressait tout le monde. Tout ce qui entourait
+cette table de lansquenet attendait sa fortune de Gonzague.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'y a-t-il d'étonnant à cela? demanda Peyrolles, les affaires de
+l'État...</p>
+
+<p>&mdash;A cette heure, Son Altesse ne s'occupe point des affaires de l'État.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_202" id="Page_202">202</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Cependant, si un ambassadeur...</p>
+
+<p>&mdash;Son Altesse n'était point avec un ambassadeur!</p>
+
+<p>&mdash;Si quelque caprice nouveau...</p>
+
+<p>&mdash;Son Altesse n'était pas avec une dame.</p>
+
+<p>C'était Oriol qui faisait ces réponses nettes et catégoriques. La
+curiosité générale grandissait.</p>
+
+<p>&mdash;Mais avec qui donc était Son Altesse?</p>
+
+<p>&mdash;On se le demandait, repartit le petit traitant. M. de Gonzague
+lui-même s'en informait avec beaucoup de mauvaise humeur.</p>
+
+<p>&mdash;Et que lui répondaient les valets? interrogea Navailles.</p>
+
+<p>&mdash;Mystère, messieurs, mystère!... M. le régent est triste depuis
+certaine missive qu'il reçut d'Espagne... M. le régent a donné ordre
+aujourd'hui d'introduire par la petite porte de la cour des Fontaines un
+personnage qu'aucun de ses valets ordinaires n'a vu... sauf Blondeau,
+qui a cru entrevoir dans le second cabinet un petit homme tout noir de
+la tête aux pieds... un bossu.</p>
+
+<p>&mdash;Un bossu! répéta-t-on à la ronde;&mdash;il en pleut des bossus!...</p>
+
+<p>&mdash;Son Altesse s'est enfermée avec lui... et la Fare... et Brissac... et
+la duchesse de Chalais elle-même ont trouvé porte close!.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_203" id="Page_203">203</a></span></p>
+
+<p>Il y eut un silence. Par l'ouverture de la tente, on pouvait apercevoir
+les fenêtres éclairées du cabinet de Son Altesse.&mdash;Oriol regarda de ce
+côté par hasard.</p>
+
+<p>&mdash;Tenez! tenez! s'écria-t-il en étendant la main,&mdash;ils sont encore
+ensemble!</p>
+
+<p>Tous les yeux se tournèrent à la fois vers les fenêtres du
+pavillon.&mdash;Sur les rideaux blancs, la silhouette de Philippe d'Orléans
+se détachait; il marchait.&mdash;Une autre ombre indécise, placée du côté de
+la lumière semblait l'accompagner.</p>
+
+<p>Ce fut l'affaire d'un instant: les deux ombres avaient dépassé la
+fenêtre.</p>
+
+<p>Quand elles revinrent, elles avaient changé de place en tournant. La
+silhouette du régent était vague, tandis que celle de son mystérieux
+compagnon se dessinait avec netteté sur le rideau,&mdash;quelque chose de
+difforme: une grosse bosse sur un petit corps et de longs bras qui
+gesticulaient avec vivacité...</p>
+
+<p class="center">FIN DU TOME TROISIÈME.</p>
+
+<hr class="small" />
+
+<h2><a name="table_des_chapitres" id="table_des_chapitres"></a>TABLE DES CHAPITRES</h2>
+
+<h5>DU TROISIÈME VOLUME.</h5>
+
+<table summary="table_des_chapitres" class="block">
+ <colgroup span="3">
+ <col width="10" />
+ <col width="375" />
+ <col width="15" />
+ </colgroup>
+<tbody>
+ <tr>
+ <td>&nbsp;</td>
+ <td>&nbsp;</td>
+ <td class="tdr">Pages.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td colspan="3" class="tcenter">LES MÉMOIRES D'AURORE. (Suite.)</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tda">III.</td>
+ <td class="tdb">La gitanita</td>
+ <td class="tdc"><a href="#ch1">5</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tda">IV.</td>
+ <td class="tdb">Où Flor emploie un charme</td>
+ <td class="tdc"><a href="#ch2">29</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tda">V.</td>
+ <td class="tdb">Où Aurore s'occupe d'un petit marquis</td>
+ <td class="tdc"><a href="#ch3">53</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tda">VI.</td>
+ <td class="tdb">En mettant le couvert</td>
+ <td class="tdc"><a href="#ch4">75</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tda">VII.</td>
+ <td class="tdb">Maître Louis</td>
+ <td class="tdc"><a href="#ch5">95</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tda">VIII.</td>
+ <td class="tdb">Deux jeunes filles</td>
+ <td class="tdc"><a href="#ch6">117</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tda">IX.</td>
+ <td class="tdb">Les trois souhaits </td>
+ <td class="tdc"><a href="#ch7">139</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tda">X.</td>
+ <td class="tdb">Deux dominos</td>
+ <td class="tdc"><a href="#ch8">159</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td colspan="3" class="tcenter">LE PALAIS-ROYAL.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tda">I.</td>
+ <td class="tdb">Sous la tente</td>
+ <td class="tdc"><a href="#ch9">181</a></td>
+ </tr>
+ </tbody>
+</table>
+
+<hr class="small" />
+
+<div class="tnote"><a name="note" id="note"></a><h3>Au lecteur</h3>
+
+<p>Cette version électronique reproduit dans son intégralité
+la version originale.</p>
+
+<p>La ponctuation n'a pas été modifiée hormis quelques corrections
+mineures.</p>
+
+<p>L'orthographe a été conservée. Seuls quelques mots ont été modifiés.
+Ils sont soulignés par des tirets. Passer la <ins class="correction" title="comme ceci" >souris</ins> sur
+le mot pour voir le texte original.</p></div>
+
+<hr class="full" />
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Le Bossu Volume 3, by Paul Féval
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE BOSSU VOLUME 3 ***
+
+***** This file should be named 34301-h.htm or 34301-h.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ http://www.gutenberg.org/3/4/3/0/34301/
+
+Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed
+Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
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+
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
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+
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+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
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+such as creation of derivative works, reports, performances and
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+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
+
+
+*** START: FULL LICENSE ***
+
+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
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+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
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+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
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+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
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+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
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+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
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+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
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+License terms from this work, or any files containing a part of this
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+electronic work, or any part of this electronic work, without
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+active links or immediate access to the full terms of the Project
+Gutenberg-tm License.
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+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
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+ and discontinue all use of and all access to other copies of
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+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
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+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
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