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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Ivanhoe (2/4) + Le retour du croisé + +Author: Walter Scott + +Translator: Albert Montémont + +Release Date: November 15, 2010 [EBook #34332] +[Last updated: March 26, 2012] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK IVANHOE (2/4) *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin, Jean-Pierre Lhomme, Rénald +Lévesque (HTML) and the Online Distributed Proofreaders +Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced +from images generously made available by the Bibliothèque +nationale de France (BnF/Gallica) + + + + + + + + + +IVANHOE. + + +OU + +LE RETOUR DU CROISÉ + +Par Walter Scott. + + +TRADUCTION NOUVELLE + +PAR M. ALBERT-MONTÉMONT. + + + Toujours de son départ il faisait les apprêts, + Prenait congé sans cesse, et ne partait jamais. + (_Trad. de Prior_.) + + +TOME DEUXIÈME. + + + +PARIS. + +RIGNOUX, IMPRIMEUR-LIBRAIRE, ÉDITEUR, +Rue des Francs-Bourgeois-S.-Michel, n° 8. + +AMABLE GOBIN ET Cie, +Successeurs de la Maison Baudouin, rue de Vaugirard, 17. + +1829. + +IVANHOE +OU +LE RETOUR DU CROISÉ. + + + + +CHAPITRE XI. + + +_Premier voleur._ + +«Halte là, monsieur; jetez-nous votre bourse si vous ne voulez pas que +nous vous la prenions de force.» + +_Sperd._ + +«Nous sommes perdus! ce sont les scélérats que tous les voyageurs +craignent tant.» + +_Valentin._ + +«Mes amis.....» + +_Premier voleur._ + +«Ne nous appelez pas ainsi, monsieur; nous ne sommes pas vos amis, mais +vos ennemis.» + +_Deuxième voleur._ + +«Paix! il faut l'écouter!... + +_Troisième voleur._ + +«Oui, par ma barbe, il faut l'écouter! c'est un homme comme il faut.» + +Shakspeare, _les deux Gentilshommes de Venise_. + + + +Notre gardien de pourceaux n'était pas à la fin de ses aventures +nocturnes, et il commençait en effet à s'en douter, lorsqu'après avoir +traversé la plus grande partie de la ville d'Ashby, et avoir passé près +de quelques maisons isolées qui en formaient le faubourg, il se trouva +dans un chemin creux, entre deux monticules couverts de noisetiers et de +buis, entremêlés de chênes qui étendaient leurs branches sur la route, +d'ailleurs très raboteuse et pleine d'ornières profondes, creusées par +le roulis journalier de voitures de toute espèce, de celles surtout qui +avaient récemment transporté tous les matériaux nécessaires à la +construction des galeries élevées autour de la lice du tournoi; enfin +l'obscurité était encore rendue plus grande par le feuillage et les +branches des arbres qui interceptaient le peu de clarté que la lune +aurait pu y verser dans une belle nuit d'été. Le bruit lointain des +divertissemens de la ville, celui des chants joyeux, des éclats de rire +de la multitude, mariés au son des divers instrumens, tout cela, en +rappelant au souvenir de Gurth cette foule de guerriers, de gens de +toute condition et sans aveu, qui se trouvaient à Ashby, tintait malgré +lui à son oreille, et augmentait son inquiétude et son embarras. Dans sa +perplexité, il se dit à lui-même: «Par le ciel et par saint Dunstan, la +juive avait raison! je voudrais être en sûreté, moi et mon trésor. Il y +a ici un si grand nombre, je n'ose pas dire de voleurs, mais de +soi-disant chevaliers errans, d'écuyers, de ménestrels, de jongleurs, +d'archers et de vauriens affamés et vagabonds, qu'un homme ayant un marc +d'argent en poche ne saurait être en pleine sécurité; à plus forte +raison celui qui, comme moi, a une si énorme somme de sequins. Je +voudrais être au bout de ce chemin redouté, pour apercevoir les clercs +de saint Nicolas avant qu'ils ne tombent sur les épaules.» Afin +d'atteindre la plaine à laquelle menait ce chemin creux, notre voyageur +doubla donc le pas; mais, dans l'endroit précisément où le bois qui +garnissait les deux hauteurs était le plus fourré, le plus touffu, +quatre hommes s'élancent sur lui, deux de chaque côté du chemin, et ils +le tiennent si bien serré, que tous efforts de sa part, toute résistance +deviennent inutiles. + +«Ta bourse! lui dit l'un d'eux; nous sommes des gens serviables, et nous +débarrassons les voyageurs des plus ou moins lourds fardeaux qui les +gênent dans leur marche.»--«Vous ne me débarrasseriez pas facilement de +celui que je porte, si je pouvais me défendre,» répondit Gurth, dont la +probité innée et sans tache l'empêchait de se taire et de ne pas +s'épuiser en efforts, malgré l'imminence du danger présent. «C'est ce +que nous allons voir, répliqua le voleur. Si tu aimes les os brisés et +la bourse coupée, rien n'est plus facile; on pourra également t'ouvrir +deux veines en même temps. Qu'on l'emmène dans le bois,» dit-il à ses +compagnons. + +On força Gurth à gravir la hauteur du côté gauche du chemin, et on +l'entraîna de vive force dans un petit bois qui s'étendait jusqu'à la +plaine; on le fit marcher ainsi jusque dans le plus épais du taillis. +Là, se trouvait une espèce de clairière où se jouaient les pales rayons +de la lune, où les bandits s'arrêtèrent avec leur victime, et où ils +furent joints par deux autres. Ce fut en cet endroit que Gurth, au moyen +de cette faible lueur, put s'apercevoir que ces six larrons portaient +des masques, ce qui ne lui aurait laissé aucun doute sur leur +profession, s'il avait pu en concevoir d'après la manière brutale dont +il venait d'être arrêté et saisi, et si le lieu même de l'arrestation +n'eût témoigné contre ses assassins. «Combien as-tu d'argent?» lui +demanda un des nouveaux venus.--«Trente sequins m'appartiennent,» +répondit Gurth avec assurance.--«Mensonge! mensonge! s'écrièrent tous +les brigands; un Saxon aurait trente sequins, et partirait de la ville +sans être ivre? impossible! confiscation irrévocable de tout ce qu'il +porte.»--«Je les gardais pour acheter ma liberté,» dit Gurth.--«Tu n'es +qu'un âne, cria l'un des voleurs; trois pintes de double bière +t'auraient rendu aussi libre et plus libre que ton maître, fût-il Saxon, +comme toi.»--«C'est une triste vérité, dit Gurth; mais si trente sequins +vous contentaient, lâchez moi le bras, et je vous les compterai.»--«Un +instant, reprit encore un des nouveaux venus, qui semblait être le chef; +le sac que tu portes sous ton manteau renferme plus d'argent que tu n'en +déclares.»--«Il appartient au brave chevalier, mon maître, répondit +Gurth, et certainement je ne vous en aurais point parlé, si vous aviez +voulu vous contenter de ce qui m'appartient.»--«Tu es un brave garçon, +par ma foi! et tout dévoués que nous soyons à saint Nicolas, tu peux +encore sauver tes trente sequins, si tu veux être sincère avec nous. +Mais, en attendant, mets à terre le poids qui te gêne.» Et aussitôt il +lui prit un sac de cuir, dans lequel se trouvaient la bourse de Rebecca +et le reste des sequins qu'il avait apportés.» + +Continuant alors son interrogatoire: «Quel est ton maître?» lui +demanda-t-il.--«Le chevalier déshérité.»--«Qui a remporté le prix +aujourd'hui? Quel est son nom et son lignage?»--«Son bon plaisir est +qu'on l'ignore, et ce n'est pas de moi que vous l'apprendrez.»--«Et +toi-même, comment te nommes-tu?»--«Vous dire mon nom, ce serait vous +désigner mon maître.»--«Tu es un fidèle serviteur. Mais comment cet or +appartient-il à ton maître? Est-ce par héritage ou à quelque autre +titre?»--«C'est par le droit de sa bonne lance. Ce sac renferme la +rançon de quatre beaux coursiers et d'autant de belles armures.»--«Combien +s'y trouve-t-il?»--Deux cents sequins.»--«Pas davantage? Ton maître a +été bien modéré envers les vaincus; ils en ont été quittes à bon marché. +Dis-moi ceux qui ont payé cette rançon.» Gurth obéit. + +«Mais tu ne me parles pas du templier, reprit le chef. Tu ne peux me +tromper: quelle rançon a payé sire Brian de Bois-Guilbert?»--«Mon maître +n'en a voulu aucune de lui. Il existe entre eux une haine à mort, et ils +ne peuvent avoir ensemble aucun rapport de courtoisie.»--«Bravo!» dit le +chef. Et après un moment de réflexion: «Par quel hasard, ajouta-t-il, te +trouvais-tu à Ashby avec une telle somme?»--«J'allais rendre au juif +Isaac d'Yorck le prix d'une armure qu'il avait prêtée à mon maître pour +le tournoi.»--«Et combien as-tu payé à Isaac? Si j'en juge par le poids, +la somme entière est encore dans ce sac.»--«J'ai payé quatre-vingts +sequins à Isaac, et il m'en a fait remettre cent en place.»--«Impossible! +Impossible! s'écrièrent à la fois tous les brigands. Comment oses-tu +nous en imposer par d'aussi grossiers mensonges?»--«Ce que je vous dis, +répondit Gurth, est aussi vrai qu'il est vrai que vous voyez la lune. +Vous trouverez les cent sequins dans une bourse de soie séparée du reste +de l'argent.»--«Songe, dit le chef, que tu parles d'un juif, d'un homme +aussi incapable de lâcher l'or qu'il a une fois touché que les sables du +désert le sont de rendre la coupe d'eau que le voyageur y a +versée[1].»--«Un juif, dit un autre chef de bandits, n'a pas plus de +pitié qu'un officier du shériff à qui l'on n'a pas remis pour +boire.»--«Ce que je vous ai dit est pourtant vrai,» répondit +Gurth.--«Qu'on allume vite une torche, dit le chef, car je veux examiner +cette bourse. Si ce drôle ne ment pas, la générosité du juif est un +phénomène contre nature, et presque un aussi grand miracle que celui qui +fit jaillir une source d'un rocher pour ses ancêtres dans le désert.» + + Note 1: A Jew, as unapt to restore gold as the dry of his + deserts to return the cup of water which the pilgrim spills + upon them. + +On alluma une torche, et le chef examina ce que la bourse contenait. +Pendant qu'il la dénouait, ses compagnons se groupèrent autour de lui; +et ceux qui tenaient Gurth par le bras, mus par un excès de curiosité à +la vue de l'or, allongèrent le cou pour satisfaire leur cupidité. +L'écuyer saxon, par cette inadvertance, se trouvant moins serré, +rassembla toutes ses forces musculeuses pour s'affranchir de ses liens à +l'aide d'un mouvement spontané et vigoureusement combiné; et vraiment il +fût parvenu à s'évader, à se délivrer des voleurs, s'il eût voulu +renoncer à l'argent de son maître; mais cette intention ne fut pas la +sienne. Ainsi adroitement dégagé des liens qui le retenaient captif, il +arracha incontinent à l'un des bandits un bâton noueux, en asséna un +coup vigoureux sur la tête du chef, qui ne s'attendait guère à semblable +représaille: dès lors la bourse tomba des mains de celui-ci, et Gurth +allait la ramasser, quand les voleurs, plus agiles, s'emparèrent de +nouveau du malheureux porcher, et le tinrent plus étroitement serré que +jamais. + +«Faquin, lui dit le chef, avec tout autre que moi ton insolence serait +déjà punie: mais dans un moment tu connaîtras ta destinée. Il faut +d'abord nous occuper de ton maître: les affaires du chevalier doivent +passer avant celles de l'écuyer, suivant les lois de la chevalerie. En +attendant, demeure en repos; car, si tu essaies le moindre mouvement, on +te mettra hors d'état de bouger de long-temps. Camarades, dit-il alors +aux autres, cette bourse est brodée en caractères hébraïques; il s'y +trouve cent pièces, et je crois à la véracité du yeoman. N'exigeons nul +péage du chevalier son maître; il est trop des nôtres pour que nous le +rançonnions: les chiens ne s'attaquent pas aux chiens tant qu'il y a des +loups et des renards en abondance[2].»--«Il est des nôtres! reprit un +des bandits: je voudrais bien savoir comment?»--«N'est-il pas misérable +et déshérité comme nous? N'est-ce pas, comme nous, à la pointe de l'épée +qu'il gagne paisiblement sa vie? N'a-t-il pas vaincu Front-de-Boeuf et +Malvoisin, comme nous le ferions si l'occasion s'en présentait? N'est-il +pas ennemi mortel de Brian de Bois-Guilbert, que nous avons tant de +raison de redouter? Autrement, voudrais-tu que nous eussions moins de +conscience qu'un mécréant, un vilain juif?»--«Non, tu as raison: ce +serait une honte, répondit le même brigand; cependant, lorsque je +servais dans la troupe du vieux Gandelyn, nous n'avions pas de tels +scrupules. Et cet insolent rustaud, je le demande, s'en ira-t-il sans +égratignure?»--Non, certes, si tu peux le fustiger,» répliqua le chef. + + Note 2: Dogs should not worry dogs where wolves and foxes are + to be found in abundance. + +«Ici, coquin, ajouta-t-il en s'adressant à Gurth. Sais-tu manier le +bâton que tu as si vite escamoté?»--«Je pense, dit Gurth, que vous en +avez eu une assez bonne preuve pour répondre vous-même à cette +question.»--«Oui, par ma foi, tu m'en as asséné un coup vigoureux, +reprit le capitaine. Donne-s-en autant à ce garçon, et tu passeras franc +d'impôt. Et même, si tu ne réussis pas, tu t'es montré si fidèle à ton +maître, que je me croirai, sur mon honneur, obligé de payer ta rançon. +Allons, Miller[3], prends ton bâton et ne perds point la tête. Vous +autres, lâchez ce drôle et donnez-lui un bâton: il fait assez clair pour +une telle joute.» + + Note 3: Mot qui veut dire _meunier_, sens dans lequel il sera + tout à l'heure employé. + +Armés chacun d'un fort bâton de même longueur et de même grosseur, les +deux champions vinrent se placer au milieu de la clairière, afin de +combattre plus à leur aise au clair de la lune. Les brigands faisaient +cercle autour d'eux en pouffant de rire; et criaient à leur camarade: +«Allons, meunier, prends garde de payer toi-même ton droit de passe.» Le +meunier, de son côté, prenant son bâton par le milieu, et le faisant +tourner sur sa tête pour imiter ce que les Français appellent _le +moulinet_, s'écria fièrement: «Avance, faquin, si tu l'oses; tu vas +sentir la force du poing d'un meunier.»--«Si tu es un meunier,» répondit +Gurth avec fermeté, en jouant du bâton sur sa tête de la même manière +que son antagoniste, «tu dois être doublement voleur; et, en homme, je +te défie.» + +Alors les deux champions s'attaquèrent bravement, et déployèrent pendant +quelques minutes une grande égalité de force, de courage et d'adresse, +portant et parant les coups avec la plus rapide dextérité. Le bruit de +leurs bâtons frappant à coups redoublés l'un sur l'autre était tel, qu'à +une certaine distance on aurait cru qu'il y avait au moins six +combattans de chaque côté. Des combats moins acharnés et moins dangereux +ont été chantés en beaux vers héroïques; mais celui de Gurth et du +meunier n'aura pas le même honneur, faute d'un poète inspiré qui rende +hommage à de tels adversaires. Cependant, quoique le combat du bâton à +deux bouts ne soit plus pratiqué[4], nous ferons de notre mieux pour +rendre justice en prose à de si braves champions. + + Note 4: Les paysans de la Normandie se servent encore du + bâton dans leurs querelles ou leurs jeux, en faisant le + moulinet. A. M. + +Ils luttèrent pendant assez long-temps avec un succès balancé. +Toutefois, le meunier commença à perdre patience devant un antagoniste +aussi formidable, et en voyant ses compagnons se moquer de lui, comme +c'est d'usage en pareil cas. Cette impatience devint funeste à celui qui +la manifestait dans ce noble jeu du gourdin, lequel exige beaucoup de +sang-froid et de présence d'esprit, et elle donna à Gurth, doué d'un +caractère très ferme, un énorme avantage dont il sut profiter. Le +meunier attaquait avec une furie extrême; les deux bouts de son bâton +frappaient tour à tour sans discontinuer, et il serrait de près son +ennemi, qui, faisant le moulinet, se couvrait la tête et le corps, +parait tous les coups, et se tenait sur la défensive; il agissait de +l'oeil, du pied et de la main, si à propos, qu'en voyant son adversaire +manquer de respiration par la fatigue, il porta de la main gauche un +coup de l'instrument à la tête; pendant que le meunier voulut le parer, +il précipita sa main droite à sa gauche, et, en brandissant le bâton, il +atteignit au côté gauche de la tête son antagoniste dont le corps à +l'instant mesura de toute sa longueur la verte pelouse. + +«Très bien! exploit digne d'un archer!» s'écrièrent les voleurs. +Parfaitement combattu, et vive à jamais la vieille Angleterre! le Saxon +a sauvé sa bourse et sa peau, le meunier a trouvé son maître.»--«Tu peux +continuer ta route, mon ami, dit le capitaine en s'adressant à Gurth, et +en confirmant l'assentiment général des spectateurs; je te ferai +accompagner par deux de mes camarades, jusqu'en vue du pavillon de ton +maître, de peur que tu ne rencontres quelques autres promeneurs de nuit, +qui auraient des consciences moins timorées que les nôtres; car en ce +moment il y en a plus d'un aux aguets. Prends garde, cependant; +souviens-toi que tu as refusé de nous dire ton nom; ne cherche pas à +découvrir les nôtres, et à savoir qui nous sommes; car, si tu poussais +trop loin tes investigations, tu n'en serais plus quitte à si bon +marché. + +Gurth remercia le capitaine, et l'assura qu'il suivrait son avis. Deux +des outlaws, armés de leurs bâtons, lui dirent alors de les suivre, et +traversèrent ensemble la forêt, par un petit sentier embarrassé de +broussailles, et à nombreux détours. Sur la lisière du bois, deux hommes +parlèrent à ses guides, et en reçurent à l'oreille une réponse qui +permit de continuer la marche sans encombre. Le fidèle écuyer reconnut +que la précaution du chef n'avait pas été vaine, et il conclut de cette +circonstance que la bande était nombreuse, et qu'il y avait une garde +régulière autour du lieu de leur rendez-vous. + +En arrivant sur la bruyère, Gurth n'aurait pu y trouver son chemin, qui +n'était pas celui par où il était venu; mais ses deux guides +l'accompagnèrent jusqu'à une petite éminence du haut de laquelle, au +clair de la lune, on distinguait la place du tournoi, les tentes +dressées à chaque bout, avec les pannonceaux qui les ornaient, et que le +vent balançait encore; on entendait même le chant dont les sentinelles +cherchaient à égayer leur faction nocturne. + +Ici les deux voleurs s'arrêtèrent. «Nous n'irons pas plus loin, lui +dirent-ils; car il y aurait de notre part imprudence à le tenter. +Rappelle-toi l'avertissement que tu as reçu. Garde le secret sur ce qui +t'est survenu cette nuit, tu n'auras pas sujet de t'en repentir. Mais si +tu t'avisais de parler, la tour de Londres ne te protégerait pas contre +notre vengeance.»--«Grand merci et bonne nuit, messieurs, dit Gurth, je +suis discret de mon naturel, mais je me flatte que sans vous offenser, +je puis vous souhaiter un meilleur état que le vôtre. + +À ces mots ils se séparèrent. Les outlaws reprirent le chemin par où ils +étaient venus, et Gurth se rendit à la tente de son maître, auquel, +nonobstant l'injonction qu'il avait reçue, il conta toutes ses aventures +de la nuit. Le chevalier déshérité éprouva un étonnement inexprimable, +non moins de la générosité de Rébecca, dont cependant il résolut de ne +pas profiter, que de celle des voleurs, à la profession desquels un +pareil sentiment paraît si étranger. Ses réflexions sur ces événemens +singuliers furent toutefois interrompues par le besoin qu'il avait de +repos; les fatigues de la journée et celles qui l'attendaient le +lendemain le lui rendaient indispensable. Il se mit donc sur une superbe +couche que les maréchaux du tournoi lui avaient fait préparer; et, de +son côté, le fidèle gardien de pourceaux s'étendit sur une peau d'ours, +à travers l'entrée du pavillon, de manière que personne n'eût pu s'y +introduire sans l'éveiller. + + + + +CHAPITRE XII. + + + «Les hérauts cessent maintenant de toucher, serrer et + remonter leurs trompettes et leurs clairons, qui ne font plus + entendre leurs sons éclatans. Il ne reste plus rien à dire ou + à faire; mais de toutes parts on voit les lances se + précipiter au milieu des ennemis; ici l'éperon pointu est + poussé dans le flanc; là vous voyez des jouteurs et des + cavaliers; autre part des javelots frappant des boucliers + volent en éclats; la pointe se fait jour jusqu'au coeur; les + lances volent dans les airs à vingt pieds de hauteur; les + épées, brillantes comme l'argent, cherchent des casques à + briser, des cuirasses à mettre en lambeaux: le sang jaillit + de toutes les plaies et forme de longs ruisseaux.» Chaucer. + + +Le jour reparut dans tout son éclat; et avant que le soleil se fût un +peu élevé sur l'horizon, les plus tardifs comme les plus empressés des +spectateurs étaient accourus de toutes parts vers le cercle tracé autour +de la lice, afin de s'assurer le poste le plus favorable, pour voir les +joutes qui allaient commencer. Les maréchaux du tournoi et leurs suivans +arrivèrent bientôt dans l'arène, avec les hérauts d'armes, pour recevoir +les noms des chevaliers décidés à combattre, et leur demander sous quel +étendard ils voulaient se ranger. C'était une précaution indispensable +qui devait établir l'égalité entre les deux corps prêts à être opposés +l'un à l'autre. + +Suivant l'usage, le chevalier déshérité, qui avait triomphé dans le +dernier tournoi, devenait de droit le chef d'une des deux troupes, +tandis que Brian de Bois-Guilbert, regardé comme le second qui avait +obtenu le plus de gloire dans le jour précédent, fut déclaré le premier +champion de l'autre bande. Ceux qui la veille s'étaient rangés de son +parti revinrent sous son drapeau, excepté Ralph de Vipont, que sa chute +avait mis hors d'état de reprendre de sitôt son armure. Il ne manqua pas +de vaillans et nobles candidats pour remplir les rangs de l'une et +l'autre cohorte. En effet, bien que le tournoi général, dans lequel +beaucoup de chevaliers combattaient à la fois, devînt plus dangereux que +des combats singuliers, à cette époque du moyen âge, on le préférait +toujours. Une foule de ces mêmes chevaliers, qui n'avaient pas assez de +confiance dans leur propre habileté pour défier un seul adversaire d'une +haute réputation, désiraient néanmoins déployer leur courage dans un +combat général, où ils pouvaient lutter contre des champions moins +redoutables. Cinquante chevaliers étaient déjà inscrits, lorsque les +maréchaux déclarèrent qu'il n'en serait pas admis un plus grand nombre, +ce dont plusieurs autres, arrivés trop tard, éprouvèrent bien du regret. + +Vers dix heures, toute la plaine était couverte par une multitude de +personnes des deux sexes, à cheval ou à pied, empressées au tournoi; et +bientôt des fanfares annoncèrent le prince Jean et sa suite. Le monarque +était entouré de la plupart des chevaliers qui se proposaient de prendre +une part active à la lutte, aussi bien que de ceux dont le rôle devait +se borner à celui de spectateurs. Dans le même instant arriva le Saxon +Cedric avec lady Rowena, mais non suivi du baron Athelstane. Ce dernier +avait revêtu une forte armure, afin de se mêler parmi les combattans; +et, à la grande surprise de Cedric, il avait pris son rang sous la +bannière du Templier. Le Saxon fit à son ami de très vives remontrances +sur un choix si peu judicieux; mais il n'en avait reçu qu'une réponse +évasive, comme en donnent ordinairement ceux qui s'obstinent beaucoup +plus à suivre une détermination qu'à la justifier. + +Athelstane cependant avait une excellente raison pour adhérer au parti +de Brian de Bois-Guilbert; mais il eut la prudence de ne point la +révéler. Quoique l'apathie de son humeur fût loin de le porter à faire +aucune démarche pour gagner les bonnes grâces de lady Rowena, il s'en +fallait qu'il demeurât insensible à ses charmes, et il considérait son +alliance avec elle comme une chose irrévocablement fixée par le +consentement de Cedric et des autres amis que la jeune personne eût pu +consulter. Aussi était-ce avec un déplaisir extrême qu'il avait vu le +vainqueur de la veille, usant de la prérogative que la coutume lui +accordait, porter son choix sur lady Rowena, et la proclamer reine de la +beauté et de l'amour. Pour le punir d'une préférence qui venait en +quelque sorte contrarier ses desseins, Athelstane, confiant dans sa +force et son habileté, que du moins ses flatteurs ne manquaient pas de +vanter, résolut non seulement de priver du secours de son bras le +chevalier déshérité, mais même, si l'occasion s'en présentait, de lui +faire sentir le poids de sa hache d'armes. Bracy et d'autres chevaliers +attachés au prince Jean s'étaient rangés parmi les tenans, d'après +l'ordre de leur maître, qui par tous les moyens désirait assurer la +victoire au drapeau de Brian de Bois-Guilbert. Du côté opposé, beaucoup +d'autres chevaliers normands ou anglais s'étaient déclarés contre les +tenans, d'autant plus volontiers qu'ils étaient fiers de suivre un +champion aussi brave que le chevalier déshérité. + +Sitôt que le prince Jean vit que la reine du jour était arrivée, il vint +à sa rencontre avec cet air de courtoisie qu'il savait si bien prendre +quand il le voulait, et, ôtant de sa tête la riche toque dont elle était +parée, il descendit de cheval, et offrit la main à lady Rowena, pour +quitter également la selle de son palefroi, tandis que, le front +découvert, l'un des premiers seigneurs de sa suite tenait la bride du +coursier de la belle, qui hennissait, comme orgueilleux d'un tel +fardeau. «C'est ainsi qu'il nous faut les premiers, s'écria le prince, +donner l'exemple du respect dû à la reine de la beauté et de l'amour, en +nous empressant de l'accompagner jusqu'au trône où son triomphe lui a +acquis le doux privilége de s'asseoir aujourd'hui. Mesdames, +ajouta-t-il, escortez votre souveraine, et rendez-lui tous les honneurs +qu'un jour aussi vous recevrez sans doute à votre tour.» En disant ces +paroles, il conduisit Rowena au siége d'honneur, vis-à-vis de son trône, +tandis que les dames les plus distinguées par leur naissance et leur +beauté se pressaient, afin d'obtenir les places les plus voisines de +leur reine éphémère. + +À peine fut-elle assise, que des fanfares et des acclamations saluèrent +sa nouvelle dignité. Les rayons du soleil, alors dans tout son éclat, se +réfléchissaient sur les armes des chevaliers qui, aux deux extrémités de +la lice, se concertaient vivement sur la manière dont ils disposeraient +leur ligne, et soutiendraient l'assaut. + +Les hérauts d'armes commandèrent alors le silence, jusqu'à ce qu'on eût +terminé la lecture des règles du tournoi. Elles étaient calculées de +façon à diminuer jusqu'à un certain point les dangers du combat; +précaution devenue d'autant plus nécessaire, qu'on devait faire usage +d'épées et de lances affilées. Aussi, était-il expressément défendu aux +champions de pousser de la pointe; il ne leur était permis que de +frapper du plat de la lame. Un chevalier pouvait à son gré se servir +d'une massue ou d'une hache d'armes; mais le poignard lui était +interdit. Tout chevalier désarçonné pouvait renouveler à pied le combat +avec un autre adversaire qui se trouvait dans le même cas; mais alors +nul cavalier ne pouvait l'attaquer. Lorsqu'un chevalier parvenait à +repousser son antagoniste jusqu'à l'extrémité de la lice, de manière à +lui faire toucher, de sa personne et de ses armes, la palissade, +celui-ci était tenu de s'avouer vaincu, et son armure et son coursier +passaient à la disposition du vainqueur. Un chevalier ainsi défait ne +pouvait plus rentrer en lice. Si un chevalier tombait renversé et hors +d'état de se relever, son page pouvait entrer dans l'arène et emporter +son maître hors de l'enceinte; mais alors ce chevalier était déclaré +vaincu, et privé de ses armes et de son cheval. Le combat devait cesser +dès que le prince Jean jetterait dans l'arène son bâton de commandement; +autre précaution usitée pour empêcher l'inutile effusion du sang, par la +trop longue prolongation d'une joute désespérée. Tout chevalier qui +transgressait les règles du tournoi, ou, de quelque manière que ce fût, +celles de la chevalerie, pouvait être dépouillé de ses armes, et obligé, +son bouclier renversé, de s'asseoir dans cette posture sur les barreaux +de la palissade, exposé à la risée publique, en punition de sa déloyale +conduite. + +Après avoir ainsi proclamé ces sages dispositions, les hérauts d'armes +terminèrent par une exhortation à tout bon chevalier de remplir son +devoir et de mériter la faveur de la reine de la beauté et de l'amour. +Cette proclamation finie, les hérauts se retirèrent à leurs places +respectives. Alors les chevaliers s'avancèrent lentement des deux bouts +de la lice, rangés en double file exactement opposée l'une à l'autre, le +chef de troupe au centre du premier rang, poste qu'il n'occupa qu'après +avoir passé en revue son corps, et avoir assigné à chacun la place qu'il +devait garder. + +C'était un spectacle tout à la fois agréable et terrible, que de voir +tant de valeureux champions richement armés, guidant de superbes +coursiers, et se tenant tous prêts à une attaque formidable, fixés sur +leur selle de guerre, comme autant de piliers d'airain, et attendant le +signal du combat avec la même impatience que leurs généreux coursiers, +qui, hennissant et frappant du pied la terre, brûlaient de commencer un +choc épouvantable. + +Pendant que les chevaliers tenaient leurs lances debout, les rayons du +soleil en faisaient briller les pointes acérées, et des banderoles, les +ornant à l'envi, flottaient sur les panaches qui ombrageaient l'éclat +des casques belliqueux. Ils demeurèrent dans cette noble attitude +pendant que les maréchaux du tournoi parcouraient les rangs avec une +rigoureuse attention, de peur que l'un des deux partis ne se trouvât +plus ou moins nombreux que l'autre. Assurés d'une balance égale, ils se +retirèrent de la lice; et, d'une voix de tonnerre, Guillaume de Wyvil +donna le signal en ces mots: «Laissez aller!» Les trompettes sonnèrent +au même instant; les lances des chevaliers se baissèrent à la fois, et +se mirent en arrêt; les éperons s'enfoncèrent dans les flancs des +coursiers: des deux côtés les premiers rangs fondirent l'un sur l'autre +au grand galop, et, lorsqu'ils se rencontrèrent au milieu de l'arène, +leur choc fut si terrible, qu'on l'entendit à un mille de distance. + +Le résultat de ce premier engagement ne fut pas sur-le-champ connu des +spectateurs, car les flots de poussière élevés par le trépignement des +chevaux obscurcirent l'air, et il fallut attendre quelques minutes avant +de pouvoir juger l'effet de cette rencontre meurtrière. Aussitôt que +l'on put apercevoir le champ de bataille, on vit de chaque côté que la +moitié des chevaliers avaient été désarçonnés, les uns vaincus par la +dextérité de leurs adversaires, les autres par une force plus grande qui +avait abattu en même temps le cheval et le cavalier; quelques uns +gisaient sur la terre comme dans une impossibilité absolue de se +relever; d'autres étaient déjà sur pied, et serraient de près ceux de +leurs ennemis qui se trouvaient dans la même position; deux ou trois +avaient reçu de si graves blessures qu'ils se voyaient hors de combat, +et, employant leurs écharpes à arrêter le sang, ils s'épuisaient en +douloureux efforts pour s'éloigner du milieu de la foule et du bruit. +Les chevaliers non démontés, mais dont presque toutes les lances avaient +été rompues par la violence du choc, avaient maintenant l'épée à la +main; ils poussaient leurs cris de guerre, et échangeaient leurs coups +avec le même acharnement que si l'honneur et la vie de chacun eussent +dépendu de l'issue de l'action. + +Le tumulte s'accrut bientôt, lorsque de chaque côté le second rang, qui +formait la réserve, se précipita au secours du premier. Les compagnons +de Brian de Bois-Guilbert criaient: «_Ah! Baucéan! Baucéan_[5]! pour le +Temple! pour le Temple!» Le parti opposé répondait: «_Desdichado! +desdichado!_[6]» cri de guerre qu'il avait pris de la devise gravée sur +le bouclier de son chef. + + Note 5: Le _Baucéan_, que par erreur Walter-Scott écrit + _Beaucéant_, était, dit-il, le nom de la bannière des + templiers, laquelle était moitié noire, moitié blanche, pour + annoncer, ajoute-t-il, qu'ils étaient aussi bons et candides + envers les chrétiens, que noirs, c'est-à-dire terribles + envers les infidèles. Cette explication de l'emblème est + exacte; mais ici l'écrivain anglais confond, et prend un + étendard pour l'autre. Les templiers en avaient deux: _le + Drapeau de guerre_ ou _Vexilium belli_, et _le Baucéan_ ou + _Baucennus_. Celui-ci, blanc, était chargé d'une croix + gironnée de gueule ou rouge, formée de quatre triangles, + l'autre était blanc, chargé de quatre pals de sable ou noirs. + + Note 6: _Déshérité! déshérité!_ devise du chevalier Ivanhoe. + +Les deux partis en vinrent derechef aux mains avec une inexprimable +furie. Le succès était balancé, et la victoire flottait incertaine entre +les combattans. Le cliquetis des armes et les cris des champions, se +mêlant à l'âpre son des trompettes, étouffaient les gémissemens de ceux +qui succombaient et roulaient, sur le sol et sans défense, sous les +pieds des chevaux. Les éclatantes armures des guerriers étaient alors +couvertes de poussière et de sang, et se brisaient aux coups réitérés du +glaive et de la hache d'armes. Les plumes blanches qui décoraient les +casques voltigeaient au gré de la brise comme des flocons de neige. Tout +ce qu'il y avait de brillant et de gracieux dans le costume militaire +s'était évanoui, et ce qui demeurait visible n'était plus de nature qu'à +éveiller la crainte ou la pitié. + +Cependant tel est l'empire de l'habitude, que non seulement la foule +obscure des spectateurs attirée naturellement par les scènes d'horreur, +mais les dames elles-mêmes, placées dans les galeries, observaient la +mêlée non pas sans éprouver, on le pense bien, une certaine émotion, +mais sans qu'il leur vînt la moindre envie de détourner les yeux d'une +lutte aussi terrible. En divers lieux de ces galeries on voyait, il est +vrai, les joues de la beauté pâlir, et on l'entendait pousser un faible +cri lorsqu'un amant, un frère ou un époux était jeté de son cheval sur +la poussière; mais, en général, les femmes encourageaient les +combattans, soit en applaudissant de leurs mains, soit même en +s'écriant: «Brave lance! bonne épée!» si un trait de courage ou un coup +vigoureux venait les étonner. Au singulier intérêt que prenait le beau +sexe à ces joutes sanglantes, il est aisé de sentir que les hommes en +témoignaient un bien plus vif encore. Il se manifestait par de bruyantes +acclamations à chaque heureuse chance de succès, pendant que tous les +yeux s'attachaient sur l'arène, comme si les spectateurs eux-mêmes +eussent donné ou reçu les coups dont ils se bornaient simplement à +juger. A chaque pause on entendait la voix des hérauts qui s'écriaient: +«Courage! frappez, braves chevaliers! l'homme meurt, mais la gloire vit! +Frappez! la mort vaut mieux que la défaite! Courage, braves chevaliers! +les yeux de la beauté contemplent vos exploits[7]!» + + Note 7: Fight on, brave Knights! man dies, but glory lives! + Fight on, death is bether than defeat! Fight on! brave + knights! for bright eyes behold your deeds! + +Au milieu des chances variées du combat, tous les regards s'efforçaient +de découvrir les deux héros de chaque troupe, qui, s'élançant dans la +mêlée, encourageaient leurs compagnons tant de la voix que par +l'exemple. Tous deux multipliaient leurs prodiges de valeur; et ni Brian +de Bois-Guilbert ni le chevalier déshérité n'eussent rencontré dans les +rangs qui leur étaient opposés un champion capable de se mesurer avec +eux. Dévorés d'une haine mutuelle, ils tâchaient réciproquement de +s'aborder, certains que la chute de l'un serait regardée comme le signal +de la victoire. Tels étaient cependant la foule et le désordre, que +pendant long-temps, pour en venir à un combat singulier, leurs efforts +échouèrent. Sans cesse ils étaient séparés par la bouillante audace des +autres chevaliers, qui tous brûlaient de se distinguer en mesurant leurs +forces contre le chef du parti contraire. + +Mais lorsque le champ de bataille eut commencé à s'éclaircir, lorsque +les uns, repoussés aux deux bouts de la lice, durent s'avouer vaincus, +et que les autres, couverts de larges blessures, se virent dans +l'impuissance de continuer le combat, le templier et le chevalier +déshérité se joignirent à la fin, et fondirent l'un sur l'autre avec +toute la fureur qu'une mortelle animosité, unie à la rivalité de la +gloire, était propre à leur inspirer. Telle fut l'adresse de tous deux +en parant et portant les coups, que les spectateurs poussèrent +d'unanimes et spontanées acclamations pour exprimer leur ravissement et +leur admiration. + +Mais dans ce moment le parti du chevalier déshérité eut le dessous; le +bras gigantesque de Front-de-Boeuf d'un côté, et la force prodigieuse +d'Athelstane de l'autre, frappaient et dispersaient tous ceux qui +s'offraient à leurs coups. Se voyant délivrés de leurs antagonistes +immédiats, il paraît que l'idée leur vint à tous deux au même instant de +rendre la victoire décisive pour leur parti, en aidant le templier à +combattre son ennemi. Ils piquèrent donc de l'éperon leurs coursiers, et +s'élancèrent ensemble pour l'attaquer, le Normand par un flanc, et le +Saxon par l'autre. Il eût été entièrement impossible au chevalier +déshérité de soutenir une lutte aussi inattendue qu'inégale, s'il n'eût +pas été sur-le-champ averti de son danger par le cri général des +assistans qui lui portaient un intérêt marqué. «Garde à vous! gare! +chevalier déshérité...» Il vit aussitôt le péril, et déchargeant un coup +terrible au templier, il fit reculer son cheval au même instant, pour +éviter le double assaut d'Athelstane et de Front-de-Boeuf; ceux-ci ayant +manqué leur but, passèrent des deux côtés opposés, entre l'objet de leur +attaque et le templier, pouvant à peine retenir leurs chevaux: les ayant +enfin domptés, ils les ramenèrent sur l'ennemi, et tous les trois se +réunirent pour faire vider les arçons au chevalier déshérité. Rien +n'aurait pu le sauver de ce triple choc, sans la force remarquable et +l'étonnante agilité de son noble coursier, prix de la victoire de la +veille. + +Ce coursier lui rendit un signalé service, en profitant de la position +défavorable des adversaires. Le cheval de Bois-Guilbert se trouvait +blessé, et ceux de Front-de-Boeuf et d'Athelstane pliaient sous le +fardeau de leurs maîtres et des lourdes armures dont ils étaient +couverts, outre que ces mêmes coursiers avaient déjà fourni la veille +leur carrière. Le chevalier déshérité sut ainsi profiter de tels +désavantages, en faisant manoeuvrer son coursier de façon à tenir +pendant quelques instans ses trois adversaires en respect, les séparant +tour à tour avec la pointe de son épée, tournant sur lui-même avec +l'agilité d'un faucon, et se précipitant tantôt sur l'un, tantôt sur +l'autre, leur déchargeant de grands coups redoublés de son arme, sans +jamais laisser à l'ennemi le temps de se reconnaître et de frapper à +propos. + +Mais quoique la lice retentît des applaudissemens prodigués à l'habileté +et au courage du chevalier inconnu, il était évident qu'il devait à la +fin succomber; et les seigneurs qui entouraient le prince Jean le +conjuraient à l'envi de jeter dans l'enceinte son bâton de commandement, +et d'épargner à un si brave chevalier l'humiliation d'être vaincu par le +nombre. «Non, par la lumière du ciel! répondit Jean, ce même chevalier +qui cache son nom et méprise l'hospitalité dont nous l'avons rendu +l'objet, a déjà remporté un prix; il est juste que d'autres aient +maintenant leur tour.» Comme il parlait ainsi, un incident inattendu +changea le destin du jour. + +Il y avait dans les rangs commandés par le chevalier déshérité un +champion couvert d'une armure noire, monté sur un cheval noir; il était +d'une grande taille, avec l'apparence d'une force extraordinaire. Ce +chevalier, qui ne portait aucune espèce de devise sur son bouclier, +n'avait semblé prendre jusqu'alors qu'un très faible intérêt à la chance +du combat, repoussant avec facilité les chevaliers qui l'attaquaient, +mais sans poursuivre ses avantages, ni provoquer personne; en un mot, il +agissait plutôt en spectateur qu'en acteur dans le tournoi, circonstance +qui lui avait attiré le surnom de _Noir-Fainéant_. + +Tout à coup il parut sortir de son apathie, en voyant le chef de sa +troupe si vivement pressé; et piquant des deux son bucéphale tout frais, +il s'élança comme l'éclair au secours du chevalier, en s'écriant d'une +voix de tonnerre: «_Desdichado!_ À la délivrance[8]!» Il était temps; +car, tandis que le chevalier déshérité serrait de près le templier, +Front-de-Boeuf s'était approché du premier, et allait le frapper de son +épée. Mais avant que le coup fût porté, le chevalier noir tomba +inopinément sur lui, et Front-de-Boeuf en un moment roula avec son +cheval sur la poussière. Le Noir-Fainéant se retourne alors sur +Athelstane de Coningsburg; et, comme son épée s'était brisée sur +l'armure de Front-de-Boeuf, il arrache des mains du lourd Saxon la hache +d'armes que celui-ci brandissait, et lui en décharge sur la tête un coup +si vigoureux, qu'Athelstane évanoui tombe de cheval et mord également la +poussière auprès de son compagnon. Après ce double exploit, auquel on +applaudit d'autant plus qu'on s'y attendait le moins, le chevalier +sembla reprendre son indolence accoutumée; et retournant paisiblement à +l'extrémité de l'arène il laissa son chef se mesurer de son mieux avec +Brian de Bois-Guilbert. Cette lutte n'offrait plus la même difficulté +qu'auparavant: le cheval du templier était grièvement blessé, et il +succomba à la première charge du chevalier déshérité. Brian de +Bois-Guilbert roula dans la poudre, le pied embarrassé dans l'étrier, +d'où il ne put se dégager. Son adversaire descendit rapidement de +cheval, et lui cria de se rendre; mais le prince Jean, plus touché de la +situation périlleuse du templier qu'il ne l'avait été de son +antagoniste, lui sauva le déshonneur de s'avouer vaincu, en jetant dans +la lice son bâton de commandement, et en terminant ainsi un combat sur +le point de finir; car, du peu de chevaliers qui restaient encore dans +l'arène, la plupart, comme par un consentement tacite, avaient laissé à +leurs chefs le soin d'achever eux-mêmes la lutte et de décider la +victoire. Les écuyers, qui avaient jugé difficile et dangereux +d'approcher de leurs maîtres pendant l'action, accoururent alors dans +l'arène pour soigner les blessés, qu'ils transportèrent dans les tentes +ou au quartier disposé pour eux dans le village voisin. + + Note 8: Ou à la _rescousse!_ d'après le mot _rescue_ du + texte. A. M. + +C'est ainsi que se termina la mémorable passe-d'armes +d'Ashby-de-la-Zouche, un des plus fameux tournois de ce siècle; car, si +quatre chevaliers seulement, dont l'un fut tout à coup suffoqué par la +chaleur de son armure périrent sur le champ de bataille, plus de trente +furent grièvement blessés et quatre ou cinq ne se rétablirent jamais. +Plusieurs moururent quelques jours après, et ceux qui échappèrent +conservèrent toute leur vie sur leur corps les marques des profondes +blessures qu'ils avaient reçues dans le combat. Aussi, fut-il toujours +mentionné dans les vieilles chroniques sous le nom de belle et noble +passe-d'armes d'Ashby. + +Maintenant, le prince devait proclamer le chevalier vainqueur; il décida +que l'honneur de la journée restait à celui que la voix publique avait +surnommé le Noir fainéant. On eut beau représenter que la victoire +appartenait bien plutôt au chevalier déshérité, lequel dans le cours de +la journée avait renversé six champions de sa propre main et fini par +désarçonner le chef du parti contraire: le prince ne voulut pas céder, +il déclara que le chevalier déshérité et ses compagnons eussent perdu la +victoire sans l'aide puissante du chevalier aux armes noires, auquel il +persistait à décerner le prix. + +Cependant, à la grande surprise de toutes les galeries, le chevalier +ainsi préféré, avait quitté immédiatement la lice, et s'était éloigné +vers la forêt avec la même lenteur et la même indifférence, qui lui +avait valu le sobriquet de Noir-Fainéant. Après avoir été vainement +appelé deux fois au son des trompettes, et deux fois proclamé par les +hérauts d'armes, sans qu'on pût le trouver, il fallut bien, en son +absence, désigner un autre chevalier pour recevoir les honneurs du +triomphe. Le prince alors ne put refuser la palme au chevalier +déshérité, et il fut proclamé le champion du jour. + +À travers une arène que le sang avait rendue glissante, et qui était +couverte d'armes brisées et de chevaux morts ou blessés, les maréchaux +du tournoi conduisirent de nouveau le vainqueur au pied du trône du +prince Jean. «Chevalier déshérité, lui dit-il, puisque c'est l'unique +titre que nous puissions vous donner, nous vous adjugeons pour la +seconde fois les honneurs de ce tournoi, et déclarons que vous avez +droit de réclamer et de recevoir des mains de la reine de la beauté et +de l'amour la couronne méritée par votre valeur.» Le chevalier s'inclina +profondément et avec grace, mais ne répondit rien. + +Pendant que les trompettes sonnaient, que les hérauts d'armes élevaient +leur voix, en s'écriant: «Honneur au brave! Gloire au vainqueur!» et que +les dames agitaient leurs mouchoirs de soie et leurs voiles brodés; +tandis qu'enfin tous les rangs unissaient leurs clameurs, les maréchaux +conduisirent le chevalier déshérité à travers la lice d'honneur, au pied +du trône de lady Rowena. + +Sur la dernière marche les champions firent mettre à genoux le +chevalier; car, dans toutes ses actions et dans tous ses mouvemens +depuis le combat, il semblait agir plutôt d'après l'impulsion de ceux +qui l'entouraient, que par sa propre volonté, et on remarqua qu'il +chancelait, lorsqu'on lui fit traverser une seconde fois la lice. Rowena +descendant de son trône, d'un pas gracieux et imposant, allait placer la +couronne qu'elle tenait à la main sur le casque du héros, lorsque les +maréchaux s'écrièrent d'une même voix: «Cela ne doit pas être ainsi; il +faut que sa tête soit nue.» Le chevalier murmura faiblement quelques +mots, qui se perdirent dans la cavité de son casque, et qui, sans doute, +exprimaient le voeu de rester couvert. Soit par amour des formes, soit +par curiosité, les maréchaux ne firent nulle attention à son apparente +répugnance; ils lui coupèrent les lacets de son casque et le lui ôtèrent +sur-le-champ. On vit alors les traits d'un jeune homme de vingt-cinq +ans, le front couvert d'une épaisse et courte, mais belle chevelure; ses +traits étaient brunis par le soleil; il était pale comme la mort, et on +remarquait sur son visage deux ou trois taches de sang. + +Lady Rowena ne l'eut pas plutôt aperçu, qu'elle poussa un faible cri; +mais rappelant l'énergie de son caractère, tandis que tout son corps +tremblait de la violence d'une soudaine émotion, elle posa sur la tête +languissante du vainqueur la superbe couronne qui formait la récompense +du jour, et prononça distinctement ces mots: «Je te donne cette marque +du triomphe, en témoignage de la valeur que tu as déployée dans ce +tournoi.» Ici elle s'arrêta un moment, et puis elle ajouta d'une voix +plus sonore: «Jamais laurier de chevalerie ne ceignit un front plus +digne de le porter.» + +Le chevalier déshérité pencha modestement la tête, et baisa avec respect +la main gracieuse de la jeune souveraine qui venait de le couronner; +puis, s'inclinant davantage encore, il tomba à ses pieds accablé de +fatigue et comme évanoui. La consternation devint alors générale. +Cedric, qui avait été frappé d'une stupeur muette, à la soudaine +apparition d'un fils qu'il avait banni de sa présence, s'élança aussitôt +comme pour le séparer de Rowena; mais il avait été devancé par les +maréchaux du tournoi, qui, devinant la cause de l'évanouissement +d'Ivanhoe, s'étaient hâtés de le débarrasser de son armure; et en effet, +ils s'aperçurent que la pointe d'une lance avait pénétré à travers sa +cuirasse et lui avait fait une blessure grave au côté gauche. + + + + +CHAPITRE XIII. + + + «Approchez, dignes héros! s'écria le fils d'Atrée; sortez de + la foule qui vous entoure, vous qui, par l'habileté, la force + et le courage, pouvez prétendre de surpasser la renommée de + vos rivaux. Cette génisse, dont vingt boeufs n'égalent point + le prix, est promise à celui qui lancera le plus loin la + flèche ailée.» _Iliade_. + + +Le nom d'Ivanhoe ne fut pas plutôt prononcé qu'il vola de bouche en +bouche avec toute la célérité que l'intérêt puisse commander et la +curiosité recevoir. Il ne fut pas long-temps à parvenir jusqu'aux +oreilles du prince, dont le front s'obscurcit à l'ouïe d'un tel nom: il +s'efforça toutefois de dérober son trouble à la connoissance de ceux qui +l'entouraient, et promenant de tous côtés un regard dédaigneux. +«Milords, dit-il, et vous surtout, sire prieur, que pensez-vous de la +doctrine des anciens sur les attractions et les antipathies innées? Il +me semble que je devinais la présence du favori de mon frère, lorsque je +cherchais à pénétrer le secret de ce jeune homme caché sous son +armure.»--«Front-de-Boeuf doit songer à restituer le fief d'Ivanhoe,» +dit Bracy, qui, après avoir pris une part glorieuse au tournoi, avait +déposé son casque et son bouclier, et s'était de nouveau mêlé à la foule +des seigneurs qui entouraient le prince. + +«Oui, ajouta Waldemar-Fitzurse, probablement ce jeune vainqueur va +réclamer le château et le manoir que Richard lui avait assignés et que +la générosité de votre altesse a depuis donnés à Front-de-Boeuf.» + +«Front-de-Boeuf, reprit Jean, est un homme qui avalerait trois manoirs +comme celui d'Ivanhoe, plutôt que de rendre gorge d'un seul. Du reste, +messieurs, j'espère qu'ici personne ne me contestera le droit de +conférer les fiefs de la couronne aux fidèles serviteurs qui +m'entourent, et qui sont prêts à remplir le service militaire d'usage, +en place de ceux qui, abandonnant leur patrie, pour mener une vie +vagabonde en pays étranger, ne peuvent offrir ici leurs bras lorsque les +circonstances l'exigent.» Les assistans avaient trop d'intérêt dans la +question pour ne point se ranger de l'avis du prince; aussi tous +s'écrièrent à l'envi: «C'est un prince généreux que notre seigneur et +maître, qui s'impose à lui-même la tâche de récompenser de fidèles +serviteurs!» Tous prononcèrent ces paroles, car tous avaient obtenu +déjà, ou espéraient obtenir des garanties pareilles à celles dont +jouissait Front-de-Boeuf aux dépens des serviteurs et des favoris du roi +Richard. Le prieur Aymer joignit son adhésion au sentiment général; +seulement il fit observer que Jérusalem la sainte ne pouvait être +appelée un pays étranger, qu'elle était la mère commune, _Communis +mater_; mais il ne voyait pas, ajouta-t-il, comment le chevalier +d'Ivanhoe pouvait employer cette excuse, puisque lui prieur savait de +bonne part que les croisés, sous les ordres de Richard, n'avaient jamais +été beaucoup plus loin qu'Ascalon, et que cette ville, comme tout le +monde le savait, appartenait aux Philistins, sans avoir droit à aucun +des priviléges de la Cité sainte. + +Waldemar, que la curiosité avait attiré près du lieu où Ivanhoe s'était +évanoui, revint alors auprès de Jean. «Ce chevalier, dit-il, ne donnera +probablement aucune inquiétude sérieuse à votre altesse, et ne cherchera +pas à disputer à Front-de-Boeuf la possession de ses domaines? Il a reçu +des blessures graves.»--«Quoi qu'il en soit, reprit Jean, il est le +vainqueur du tournoi; et, fût-il dix fois notre ennemi, ou l'ami dévoué +de notre frère, ce qui peut-être est la même chose, il faut soigner ses +blessures; que notre chirurgien se rende auprès de lui.» + +Un sourire amer contracta les lèvres du prince, pendant qu'il prononçait +ces paroles. Waldemar Fitzurse se hâta de répondre qu'Ivanhoe était déjà +transporté hors de la lice, et sous la garde de ses amis. «Je l'avoue, +j'ai éprouvé quelque émotion en voyant la douleur de la reine de la +beauté et de l'amour, dont cet événement a changé la souveraineté +éphémère en un véritable deuil; je ne suis pas homme à me laisser +amollir par les plaintes d'une femme en faveur de son amant; mais lady +Rowena a su réprimer son chagrin avec une telle dignité, qu'il s'est +révélé seulement lorsque, les mains jointes, elle a fixé un oeil sec et +tremblant sur le corps sans mouvement étendu devant elle.» «Qui est donc +cette lady Rowena dont nous avons si souvent oui parler?»--«C'est une +riche héritière saxonne, répondit le prieur Aymer, une rose de beauté, +un joyau de richesses, la plus belle entre mille, un bouquet de myrrhe, +une pelotte de camphre, une bonbonnière d'aromates.» + +«Eh bien! nous dissiperons ses chagrins, nous anoblirons son sang en lui +faisant épouser un Normand; elle paraît mineure, c'est donc à nous qu'il +appartient de la marier: qu'en dis-tu, de Bracy? ne serais-tu pas +disposé à obtenir de belles terres en épousant une Saxonne, après avoir +suivi l'exemple des amis de Guillaume-le-conquérant?»--«Si ses domaines +me plaisent, milord, répondit de Bracy, il serait difficile que l'épouse +ne me plût pas, et je serais bien reconnaissant à votre altesse de cet +acte généreux qui remplirait toutes les promesses qu'elle a faites à son +fidèle serviteur et vassal.»--«Nous ne l'oublierons pas, dit le prince, +et, afin que nous puissions ici nous mettre à l'oeuvre sur-le-champ, dis +à notre sénéchal d'inviter à notre banquet de ce soir lady Rowena et sa +compagnie; c'est-à-dire son vilain rustaud de tuteur, et cet autre boeuf +de Saxon, que le chevalier noir a terrassé dans le tournoi... De Bigot, +dit-il à son sénéchal, tu emploieras dans notre seconde invitation des +expressions si adroites, si polies et si engageantes, que l'orgueil de +ces fiers Saxons ait lieu d'être content, et qu'il leur soit impossible +de refuser; quoique, par les os de saint Thomas Becket, user de +courtoisie avec de pareils gens, ce soit jeter des perles à des +pourceaux.» + +Le prince Jean avait à peine achevé ces mots, qu'au moment où il allait +donner le signal du départ, on vint lui remettre un billet cacheté. +«D'où vient ce billet?» dit-il en regardant la personne qui venait de +l'apporter. «Je l'ignore, mon prince, reprit celui-ci, mais c'est +probablement d'un pays lointain; un Français me l'a remis, et il a dit +avoir voyagé nuit et jour afin de l'apporter à votre altesse.» + +Le prince examina soigneusement l'adresse, puis le cachet, placé de +manière à fixer la petite bande de soie qui entourait le billet, lequel +cachet portait l'empreinte des trois fleurs de lis. Il ouvrit alors le +billet avec une certaine émotion, qui s'augmenta visiblement à mesure +qu'il en parcourait le contenu, dans lequel se trouvaient ces mots: +«Prenez garde à vous, le diable est déchaîné.» Le prince Jean devint +pâle comme la mort; il fixa d'abord les yeux à terre, puis les leva vers +le ciel, comme un homme qui craint d'entendre sa dernière sentence. +Remis cependant de sa frayeur, il prit à part Waldemar Fitzurse et de +Bracy, pour leur communiquer le fatal billet. + +«C'est peut-être, dit le dernier, une fausse alarme ou une lettre +fabriquée.»--«Non, reprit Jean, c'est bien la main et le sceau du roi de +France.»--«Il est temps alors, dit Waldemar, de rassembler nos +partisans, soit à Yorck, soit dans quelqu'autre lieu central; le moindre +retard pourrait devenir funeste, et votre altesse doit couper court à +ces momeries.»--«Et les communes ne doivent pas être mécontentées; ce +serait le faire que de les priver de leurs jeux.»--«Il me semble, dit +Waldemar, que l'on peut tout concilier. Le jour n'est pas encore très +avancé; que la lutte des archers ait lieu sur-le-champ, et que le prix +soit adjugé. Le prince aura ainsi rempli ses engagemens, et ôté à ce +troupeau de serfs saxons tous sujets de plainte.» + +«Je te remercie, Waldemar, dit le prince Jean; tu me fais souvenir aussi +que j'ai une dette à acquitter envers cet insolent paysan, qui hier a +insulté notre personne. Le banquet aura lieu ce soir, ainsi que nous +l'avons décidé. Quand ce serait la dernière heure de mon autorité, je +veux la consacrer à la vengeance et au plaisir. A demain nos nouveaux +soucis.» + +Le son des trompettes ramena bientôt les spectateurs qui avaient déjà +commencé à s'éloigner du tournoi, et les hérauts d'armes proclamèrent +que le prince, rappelé tout à coup par de hauts et puissans intérêts +publics, serait obligé de renoncer aux fêtes du lendemain; que +cependant, ne voulant pas priver tant de braves yeomen du plaisir de +montrer devant lui leur adresse, il avait décidé que les jeux indiqués +pour le jour suivant se célébreraient à l'instant même; que le prix du +vainqueur devait être un cor de chasse monté en argent, un superbe +baudrier en soie, et un médaillon de saint Hubert, patron des jeux +champêtres. + +Plus de trente yeomen se présentèrent d'abord en qualité de +compétiteurs; la plupart étaient des gardes forestiers et des +sous-gardes des chasses royales de Need-wood et de Charn-wood. +Cependant, lorsqu'ils se furent mutuellement reconnus et qu'ils virent à +quels antagonistes ils auraient affaire, plus de vingt se retirèrent +volontairement, pour ne pas s'exposer à la honte d'une défaite presque +inévitable; car dans ces temps l'habileté de chaque bon tireur était +aussi connue à plusieurs lieues à la ronde, que les qualités d'un cheval +dressé à New-Market[9] sont familières aujourd'hui à ceux qui +fréquentent cet endroit renommé. + + Note 9: Ville d'Angleterre où ont lieu les courses de + chevaux; elle est située à environ soixante milles de + Londres, et il y existe encore un palais où descend la + famille royale quand elle assiste à ces courses, instituées + par Charles II. A. M. + + +Ainsi la liste des archers se trouva définitivement fixée au nombre de +huit concurrens. Le prince Jean descendit de son trône pour examiner de +plus près ces archers, dont plusieurs portaient une livrée royale. Sa +curiosité ainsi satisfaite, il chercha des yeux l'objet de son +ressentiment, qu'il aperçut debout, à la même place de la veille, et +avec l'effronterie et le sang-froid dont il avait déjà donné des +preuves. «Coquin, dit le prince Jean, je devinais à ton insolente +fanfaronnade que tu ne serais pas un partisan du long but, et je vois +que tu n'oses pas aventurer ton adresse au milieu de pareils +concurrens.»--«Sous le bon plaisir de votre grâce, dit le yeoman, j'ai +un autre motif, pour ne pas tirer, que la crainte d'une défaite.»--«Et +quel est ce motif?» demanda le prince, qui, par quelque cause que +lui-même n'aurait pu expliquer, se sentait travaillé d'une vive +curiosité à l'égard de cet individu. «Parce que, repartit l'homme des +bois, j'ignore si ces yeomen et moi pouvons tirer au même but; et puis +je craindrais que votre altesse ne vît pas de bon oeil que je +remportasse un troisième prix, après avoir eu le malheur d'encourir +votre disgrâce.»--«Quel est ton nom? dit le prince en colère.»--«Locksley,» +répondit-il.--«Eh bien, Locksley, tu viseras à ton tour, lorsque les six +yeomen auront prouvé leur habileté. Si tu remportes le prix, j'y +ajouterai vingt nobles[10]; mais si tu perds, tu seras dépouillé de ton +habit vert de Lincoln[11], et chassé de la lice à grands coups de corde +d'arc, en récompense de ta forfanterie.» + + Note 10: Ancienne monnaie d'or qui valait environ huit francs. + + Note 11: Ville manufacturière du comté de ce nom. A. M. + +«Et si je refuse de tirer avec une telle gageure? dit le yeoman, le +pouvoir de votre grâce, aidé comme il l'est par un grand nombre d'hommes +d'armes, peut aisément me dépouiller et me frapper, mais ne peut pas me +forcer à bander et à lâcher mon arc si tel n'est pas mon bon +plaisir.»--«Si tu refuses, dit le prince, le prévôt de la lice brisera +ton arc et tes flèches, et te chassera de l'enceinte comme un +lâche.»--«Ce n'est pas une belle chance que vous m'offrez, grand prince, +dit le yeoman, que de m'obliger à me risquer avec les meilleurs archers +des comtés de Leicester et de Stafford, sous peine de l'infamie si je +suis vaincu: pourtant j'obéirai.»--«Gardes, veillez sur lui: le coeur +lui manque; mais je ne veux pas qu'il échappe à la lutte. Et vous, +braves amis, conduisez-vous dignement: une botte de vin et un chevreuil +sont préparés là bas sous la tente pour vos rafraîchissemens quand vous +aurez gagné le prix.» + +Un bouclier fut placé au bout de l'avenue qui, vers le sud, conduisait +au lieu de la joute. Les archers se vinrent placer au sein de l'entrée +méridionale; la distance entre cette station et le but fut soigneusement +déterminée, ainsi que l'ordre dans lequel devaient tirer les archers, +auxquels on donna chacun trois flèches. Les règles du jeu furent +établies par un officier d'un rang inférieur nommé le _prévôt des jeux_; +car les maréchaux du tournoi auraient cru déroger s'ils avaient consenti +à présider les jeux de la yeomanrie. + +Les archers s'avançant l'un après l'autre lancèrent leurs flèches en +braves yeomen. Sur les vingt-quatre flèches tirées successivement, dix +touchèrent le but, et les autres en passèrent si près, que, vu la grande +distance, on les compta comme de bons coups. De ces dix flèches, deux +furent tirées par Hubert, garde-chasse au service de Malvoisin; elles +s'étaient enfoncées dans le cercle tracé au milieu du bouclier, et il +fut proclamé vainqueur. + +«Eh bien, Locksley, dit le prince Jean à l'yeoman avec un sourire +amer, as-tu envie de te mesurer avec Hubert? ou bien veux-tu remettre +ton arc, tes flèches et ton baudrier au prévôt des jeux?»--«Puisqu'il +est impossible de faire autrement, dit Locksley, je tenterai la fortune, +à condition que lorsque j'aurai tiré un coup au but que m'aura indiqué +Hubert, à son tour il en visera deux au mien.»--«Ce n'est que juste, +répondit le prince Jean, et l'on ne te refusera pas. Hubert, si tu bats +ce fanfaron, je remplirai de sous d'argent le cor de chasse qui doit +être le prix du vainqueur.»--«Un homme ne peut faire que de son mieux, +reprit Hubert; mais mon bisaïeul portait un arc long et fameux à la +bataille d'Hastings, et j'espère ne pas déshonorer sa mémoire.» Le +premier bouclier fut changé; on en plaça un autre de même grandeur; et +Hubert, qui, comme vainqueur dans la première épreuve, avait le droit de +tirer avant les autres, fixa le but avec une grande attention, mesurant +long-temps de l'oeil la distance, pendant qu'il tenait à la main l'arc +recourbé et la flèche déjà posée sur la corde. A la fin il fait un pas +en avant, et, levant son arc presque au niveau de son front, il retire +la corde vers son oreille. Le trait fend l'air avec bruit et va +s'enfoncer dans le cercle intérieur du bouclier, mais non exactement au +centre. + +«Vous n'avez pas eu égard au vent, Hubert, lui dit Locksley en bandant +son arc; autrement vous eussiez tout-à-fait réussi.» En disant ces mots, +et sans montrer la moindre hésitation pour viser, Locksley se plaça vite +à l'endroit indiqué, et décocha sa flèche avec une apparence de +négligence si grande, qu'on eût pensé qu'il n'avait pas même regardé le +but. Il parlait encore au moment que la flèche partit; cependant elle +frappa le centre du bouclier deux pouces plus près que celle d'Hubert. + +«Par la lumière du ciel, s'écria le prince Jean, si tu te laisses +vaincre par ce drôle, tu es digne des galères.» + +Hubert avait une phrase de prédilection qu'il appliquait à tout: «Dût +votre altesse me condamner à la potence, un homme ne peut faire que de +son mieux. Cependant mon bisaïeul portait un bon arc...»--«Peste soit de +ton bisaïeul et de toute sa race! s'écria le prince en l'interrompant; +lance ta flèche, malheureux, et vise de ton mieux, ou gare à toi!» +Stimulé de la sorte, Hubert reprit sa place, sans négliger la précaution +recommandée par son adversaire; il calcula l'effet du vent sur sa flèche +déjà levée, et la lança tellement bien, qu'elle atteignit juste le +milieu du bouclier. + +«Bravo, Hubert! bravo!» cria le peuple qui s'intéressait plus à lui qu'à +un inconnu; «vive jamais Hubert!»--«Je te défie de frapper plus juste, +Locksley, dit le prince avec un sourire ironique.»--«Cependant +j'entamerai sa flèche, reprit Locksley; et visant avec un peu plus de +précaution que la première fois, il fit partir le trait qui frappa juste +sur la flèche d'Hubert, et la mit en pièces. Le peuple fut tellement +surpris d'une adresse aussi merveilleuse, que, se levant spontanément, +il s'écria: «Bravo! bravo!»--«Ce doit être un diable, et non un homme +fait de chair et de sang, murmuraient entre eux les archers; jamais +pareil prodige ne s'est vu dans le tir, depuis qu'un arc fut pour la +première fois bandé en Angleterre.» + +«Maintenant, dit Locksley, je sollicite de votre grâce la permission de +planter un but, comme on le pratique dans le nord; et je saluerai tout +brave yeoman qui essaiera de l'atteindre, pour gagner un sourire de la +jeune fille qu'il aime le plus.» Il se retourna alors comme pour quitter +la lice: «Vos gardes peuvent me suivre, si cela vous plaît, dit-il au +prince; je vais seulement couper une baguette au premier saule venu.» Le +prince fit signe à quelques hommes d'armes de le suivre, en cas qu'il +voulût s'évader; mais le cri de «honte! honte!» proféré par la +multitude, décida Jean à révoquer son ordre. + +Locksley revint presque aussitôt avec une baguette de saule d'environ +six pieds de long, parfaitement droite, ayant un peu plus d'un pouce +d'épaisseur. Il l'écorça tranquillement, en disant que proposer pour but +un bouclier aussi large que celui qu'on venait d'employer, c'était faire +une injure à son habileté. Pour ma part, ajouta-t-il, et dans le lieu où +je suis né, on aimerait tout autant avoir pour but la table ronde du roi +Arthur, qui permettait à soixante chevaliers de s'y asseoir à l'aise: un +enfant de sept ans l'atteindrait avec une flèche sans pointe. Mais, +ajouta-t-il en marchant d'un air délibéré vers l'autre bout de la lice +et en fixant sur le gazon la baguette de saule, celui qui atteint ce but +à trente pas, je le tiens pour un archer digne de porter l'arc et le +carquois devant un souverain, fût-ce devant le courageux Richard +lui-même.» + +«Mon bisaïeul, dit Hubert, décocha une bonne flèche à la bataille +d'Hastings; mais jamais de sa vie il ne s'est avisé d'adopter un tel +but, et je ne l'essaierai pas non plus. Si cet yeoman touche la +baguette, je lui donnerai mes boucliers, ou plutôt je cède au diable qui +est dans sa peau, et non à une adresse humaine. Après tout, un homme ne +peut faire que de son mieux, et je ne tirerai pas, quand je suis sûr de +manquer. J'aimerais presque autant viser le bord du petit couteau de +notre pasteur, ou un brin de paille de blé, ou un rayon de soleil, ou +même cette bande blanche et étincelante que je puis à peine apercevoir +dans le ciel[12].» + + Note 12: Tout ce dernier passage a été supprimé dans la + traduction de mon prédécesseur. A. M. + +«Chien de poltron! dit le prince Jean; et toi, bélître de Locksley, +lance ta flèche: si elle touche la marque, je conviendrai que tu es le +premier de tous les tireurs que j'aie jamais connus; mais auparavant tu +ne te joueras pas de nous, sans avoir donné des preuves de ton +adresse.»--«Je ferai de mon mieux, comme dit Hubert, répondit Locksley; +un homme ne saurait faire davantage[13].» + + Note 13: _A man can but do his best_, un homme ne saurait + faire que de son mieux. A. M. + +En disant ces mots, il banda de nouveau son arc, mais cette fois-ci avec +beaucoup d'attention, et il changea la corde qui, ayant déjà servi deux +fois, n'était plus parfaitement ronde. Il fixa alors soigneusement le +but; et la foule qui attendait le résultat semblait par son silence +avoir perdu tout sentiment de vie. L'archer justifia l'opinion que l'on +avait conçue de son habileté, car le trait fendit la baguette de saule +contre laquelle il avait été lancé. Il s'éleva dans l'air un jubilé +d'acclamations, et le prince Jean lui-même, oubliant un moment ses +injustes préventions, ne put retenir sa secrète admiration. «Ces vingt +nobles, dit-il, sont à toi, ainsi que le cor de chasse; tu les as +mérités. Tu en auras cinquante de plus à l'instant, si tu veux entrer à +notre service comme archer de notre garde; car jamais bras plus robuste +ne courba un arc, et jamais un oeil plus sûr ne dirigea une +flèche.»--«Pardonnez-moi, grand prince, dit Locksley; mais j'ai fait +voeu que si jamais je servais un monarque, ce serait votre auguste frère +le roi Richard. Ces vingt nobles, je les laisse à Hubert, qui s'est +comporté non moins dignement que son bisaïeul à la bataille d'Hastings: +si sa modestie n'eût pas refusé le défi, il eût atteint le but aussi +bien que moi.» + +Hubert s'inclina et ne reçut qu'avec une sorte de répugnance le présent +de l'étranger; et Locksley, impatient de se soustraire à l'attention +générale, se mêla dans la foule et ne reparut plus. Il n'eût peut-être +pas échappé aussi aisément à la vigilance du prince, si ce dernier +n'avait eu d'autres sujets de méditation, beaucoup plus importans. Il +appela son chambellan, qui donnait à la multitude le signal du départ; +il lui ordonna de se rendre sur-le-champ à Ashby et de chercher partout +le juif Isaac. «Dis à ce chien, ajouta-t-il, de m'envoyer avant le +coucher du soleil deux mille couronnes. Il connaît ses sûretés; mais tu +peux encore lui montrer cet anneau comme un gage. Le reste de la somme +doit m'être apporté à York avant six jours: s'il y manque, je lui ferai +couper la tête. Tu le rencontreras probablement sur la route, car cet +esclave circoncis déployait ce matin devant nous au tournoi son faste +mal acquis. Ayant ainsi parlé, Jean remonta à cheval, pour retourner à +Ashby, tandis que la foule ébranlée songeait à la retraite. + + + + +CHAPITRE XIV. + + + «Lorsque, parée de sa rustique magnificence, l'ancienne + chevalerie déployait la pompe de ses jeux héroïques, les + chefs, la tête ornée d'un blanc panache, et les dames, + étalant leurs plus riches atours, se rassemblaient au bruit + du clairon dans les appartemens d'un superbe palais.» + Warton. + + +Le prince Jean tint sa fête somptueuse dans le château d'Ashby. Cet +édifice n'avait rien de commun avec celui dont les ruines imposantes +appellent encore les regards du voyageur, et qui fut construit +long-temps après par lord Hastings, grand chambellan d'Angleterre, l'une +des premières victimes de la tyrannie de Richard III, et plus connu +cependant comme un des héros de Shakspeare, que par la renommée dont l'a +doté le burin de l'histoire. La ville et le château d'Ashby +appartenaient alors à Roger de Quincy, comte de Winchester, qui, durant +la période où nous plaçons le sujet de cet ouvrage, était dans la +Terre-Sainte. Le prince Jean occupait son château, et disposait de tous +ses domaines sans aucun scrupule. Cherchant à fasciner les yeux en +recevant ses hôtes avec magnificence, il avait ordonné de rendre le +banquet aussi splendide que possible. + +Les pourvoyeurs du prince, qui dans ces occasions exerçaient en quelque +sorte la pleine autorité royale, avaient dépouillé la contrée de ses +produits les plus recherchés et les plus dignes de figurer sur la table +de leur maître. De nombreux convives y étaient invités, et dans la +nécessité où se trouvait alors le prince de se populariser, il avait +étendu ses invitations, non seulement aux familles normandes qui +demeuraient dans le voisinage, mais encore à plusieurs familles saxonnes +et danoises d'une haute distinction. Quoique méprisés et avilis dans les +circonstances ordinaires, les Anglo-Saxons étaient en trop grand nombre +pour ne pas être formidables s'il survenait des commotions intestines, +comme alors on en était menacé, et il était d'une saine politique de +s'assurer les chefs. + +Aussi, d'après les intentions du prince, qui durèrent quelque temps, ses +hôtes inaccoutumés furent-ils traités avec beaucoup de courtoisie; mais +quoique nul homme ne fît avec moins de scrupule plier ses habitudes et +ses sentimens à son propre intérêt, le malheur voulait pour lui que sa +légèreté et sa pétulance finissent toujours par prendre le dessus et lui +fissent perdre en un moment les fruits d'une longue et insidieuse +dissimulation. + +Il donna un mémorable exemple de ce caractère volage, lorsqu'il fut +envoyé en Irlande par son père Henri II, avec le dessein de se concilier +à tout prix les opinions des habitans de cette nouvelle et importante +contrée qui venait d'être réunie à la couronne britannique. Dans une +telle occasion, les chieftains ou chefs irlandais s'empressèrent de +venir au devant du jeune prince et de lui offrir leurs hommages et le +baiser de paix; mais au lieu de les recevoir avec bienveillance, Jean et +ses courtisans, encore plus pétulans que lui, ne surent pas résister à +l'envie de tirer la longue barbe de ces chefs; outrage qui, comme on +pouvait s'y attendre, fut vivement ressenti par ces dignitaires, et +amena des résultats funestes à la domination anglaise en Irlande. Il +était nécessaire de rappeler ces inconséquences du caractère de Jean, +afin que le lecteur en pût mieux apprécier la conduite, pendant le cours +de la soirée qui nous occupe. + +Par suite de la résolution qu'il avait prise dans un moment plus calme, +le prince Jean reçut Cedric et Athelstane avec beaucoup de courtoisie, +et exprima son regret sans amertume, quand le premier lui dit que +l'indisposition de lady Rowena ne lui avait pas permis de se rendre à sa +gracieuse invitation. Cedric et Athelstane avaient tous deux l'ancien +costume saxon, qui, sans être laid par lui-même, était si différent de +celui des autres convives, que le prince Jean se fit un mérite auprès de +Waldemar-Fitzurse d'avoir pu se contenir assez pour ne pas rire à la vue +d'un pareil costume que la mode du jour rendait si ridicule. Cependant à +un oeil moins prévenu la tunique courte et étroite et le long manteau +des Saxons auraient paru des vêtemens plus gracieux et plus commodes à +la fois que ceux des Normands, qui portaient un long pourpoint, si large +qu'il ressemblait à une chemise ou à une blouse de charretier, et par +dessus un court manteau qui ne pouvait les préserver du froid ou de la +pluie, et qui semblait n'avoir été inventé que pour étaler autant de +fourrures, de broderies et de joyaux que l'art du tailleur pouvait +parvenir à en placer. L'empereur Charlemagne semble avoir bien reconnu +tous les inconvéniens de ce costume bizarre. «Au nom du ciel, à quoi +servent, disait-il, ces manteaux abrégés, ces rudimens d'habits? Quand +nous sommes au lit, ils ne peuvent nous couvrir; à cheval, ils ne nous +garantissent ni du vent ni de la pluie, et lorsque nous sommes assis, +ils ne protègent nos jambes ni du froid ni de l'humidité.» + +Cependant, en dépit de cette censure impériale, les manteaux courts +furent à la mode jusqu'à l'époque dont nous parlons, surtout parmi les +princes de la maison d'Anjou. Voilà pourquoi les courtisans du prince +Jean s'en étaient tous affublés; et ils ne manquaient pas de se moquer +des longs manteaux saxons. + +Les convives s'assirent à une table qui paraissait crouler sous le poids +et le nombre des bons mets. Une multitude de cuisiniers qui suivaient le +prince Jean dans ses voyages, ayant déployé tout leur art pour varier +les formes dans lesquelles les alimens étaient servis, réussirent +presque aussi bien que de modernes professeurs dans l'art culinaire, en +ôtant aux plus simples mets les apparences de leur nature. Outre les +plats d'origine domestique, une grande variété de friandises importées +de contrées lointaines, et des pâtisseries de toute espèce, ainsi que +des gâteaux et des tartelettes de confitures, présentaient aux regards +une diversité agréable qui ne se voyait que dans les repas donnés par la +plus haute noblesse. Les vins les plus exquis, soit étrangers, soit +nationaux[14], couronnaient la pompe du banquet. + + Note 14: La vigne n'a cessé d'être cultivée en Angleterre que + vers la fin du moyen âge. Il y a deux cents ans, les environs + de Londres, et notamment les coteaux de Chelsea, étaient + encore couverts de vignobles. A. M. + +Mais quoiqu'amie de la bonne chère, la noblesse normande en général se +distinguait par sa tempérance. Tout en se livrant aux plaisirs de la +table, ils étaient plus délicats que gloutons; la qualité leur importait +bien plus que la quantité; ils évitaient l'ivrognerie et les excès de +tout genre: on ne pouvait avec raison en dire autant des Saxons. Le +prince Jean, il est vrai, et ceux qui voulaient le flatter en imitant +ses faiblesses, se livraient sans réserve aux plaisirs de la +gloutonnerie et du vin; et l'on sait que sa mort fut occasionnée par une +indigestion de pêches et de bière nouvelle. C'était une exception aux +habitudes et aux moeurs de ses compatriotes. + +Ce fut avec une gravité rusée et seulement interrompue par quelques +gestes qu'ils se faisaient les uns aux autres, que les chevaliers +normands observèrent la rude manière avec laquelle Athelstane et Cedric +se conduisirent au banquet, en manquant, sans le savoir, aux usages du +beau monde qui leur était peu familier. Tous deux étaient l'objet de +sarcasmes piquans; et l'on sait que l'on excuse plutôt un homme de +violer les règles de la bienséance, et de blesser les bonnes moeurs, que +de paraître ignorer les points les plus minutieux de l'étiquette et du +bon ton. Aussi, lorsque Cedric essuyait ses deux mains avec une +serviette, au lieu d'attendre que l'humidité qui les impreignait séchât +d'elle-même en les agitant avec grâce en l'air, s'attirait plus de +ridicule que son compagnon Athelstane, qui, à lui seul, s'était adjugé +un énorme pâté rempli de toutes les délicatesses exotiques les plus +recherchées, et qu'on appelait alors un _Karum-Pie_[15]. Cependant, +lorsqu'après un mûr examen on découvrit que le thane ou franklin de +Coningsburgh n'avait aucune idée de ce qu'il venait de dévorer, et qu'il +avait pris pour des alouettes et des pigeons les becfigues et les +rossignols contenus dans le Karum-Pie, son ignorance lui attira une +bordée assez ample de risées, que sa gloutonnerie eût méritée bien +davantage. + + Note 15: Ce mot pourrait être traduit dans notre langue par + celui de macédoine. A. M. + +Le long repas touchant à sa fin, tandis que la bouteille circulait +librement, les convives se mirent à causer du dernier tournoi, du +vainqueur inconnu dans le jeu de l'arc, du chevalier noir, dont la +modestie s'était dérobée aux honneurs qu'il avait mérités; enfin, du +courageux Ivanhoe, qui avait payé si cher le triomphe du jour. On +traitait avec une franchise toute militaire les sujets mis en +discussion, et les bons mots et les éclats de rire faisaient la ronde du +banquet. Le front du prince Jean était le seul qui ne se déridât point; +un soin pénible semblait occuper son esprit, et ce n'était que lorsqu'il +était rappelé adroitement au décorum par un de ses courtisans, qu'il +semblait prendre part à ce qui se passait autour de lui; alors, il se +levait brusquement, remplissait de vin sa coupe, comme pour réveiller +ses esprits, la vidait tout d'un trait, et se mêlait à la conversation +par quelque observation abrupte ou sans nul à-propos. + +«Nous vidons cette coupe, disait-il, à la santé de Wilfrid d'Ivanhoe, +champion du tournoi, et nous regrettons que sa blessure l'ait empêché +d'assister à ce banquet; que tous ici boivent à son triomphe, et surtout +Cedric de Rotherham, digne père d'un fils qui permet de si hautes +espérances.»--«Non, milord, répondit Cedric en se levant et en replaçant +son verre sans y boire, je n'accorde pas le nom de fils à un jeune homme +désobéissant, qui à la fois méprise mes ordres et abandonne les moeurs +et coutumes de ses pères.»--«Il est impossible, s'écria le prince avec +une feinte surprise, qu'un aussi brave chevalier soit un fils indigne et +rebelle.»--«Cela n'est que trop vrai, répondit Cedric. Il déserta le +foyer paternel pour aller se mêler à la licencieuse jeunesse composant +la cour de votre frère, où il apprit à faire ces prouesses que vous +admirez tant. Il quitta son pays contre ma volonté; et sous le règne +d'Alfred on eût appelé cela une désobéissance, crime que l'on punissait +alors avec une grande sévérité.»--«Hélas! dit le prince en poussant un +soupir de sympathie affectée, puisque votre fils a été un des compagnons +de mon malheureux frère, il n'est pas besoin de s'enquérir où et de qui +il a appris cette leçon de désobéissance filiale.» + +Ainsi parla le prince Jean; il oubliait entièrement que de tous les fils +de Henri II, bien qu'il n'y en eût aucun d'affranchi de sa charge, il +s'était fait le plus remarquer lui-même par sa rébellion ouverte et sa +profonde ingratitude envers son royal père. «Je crois, ajouta-t-il après +un court silence, que mon frère se proposait de donner à son favori le +riche manoir d'Ivanhoe.»--«Il l'en a effectivement doté, répondit +Cedric, et ce n'est pas mon moindre grief contre un fils qui s'est avili +jusqu'à recevoir, comme vassal, ces mêmes domaines qu'il tenait de ses +ancêtres par un droit libre et incontestable.»--«Vous consentirez donc +alors, brave Cedric, dit le prince, à ce que nous accordions ce fief à +une personne dont la dignité ne sera point rabaissée en tenant un +domaine de la couronne britannique. Sire Reginald Front-de-Boeuf, +ajouta-t-il en se tournant vers ce baron, j'ai la confiance que vous +saurez garder l'importante baronnie d'Ivanhoe, de manière que Wilfrid +n'encoure pas le mécontentement de son père, s'il y rentre +jamais.»--«Par saint Antoine, répondit le géant dont le noir sourcil se +fronça tout à coup, je consens à ce que votre altesse me regarde comme +un Saxon, si jamais Cedric, ou Wilfrid, ou quelque autre du sang +britannique m'arrache le don que votre altesse a daigné me +faire.»--«Quiconque t'appellera Saxon, sire baron, reprit Cedric blessé +d'une expression dont les Normands se servaient fréquemment pour +exprimer leur mépris aux Anglais, te fera un honneur aussi grand que non +mérité.» + +Front-de-Boeuf allait répondre, mais la pétulance et la légèreté du +prince ne lui en donnèrent pas le temps. «Assurément, milord, lui +dit-il, le noble Cedric parle vrai: lui et sa race peuvent l'emporter +sur nous par la longueur de leur généalogie et celle de leurs +manteaux.»--«Oui, dit Malvoisin, ils vont devant nous dans les champs, +comme le daim devant les chiens.»--«Et ils ont un bon motif pour aller +devant nous, ajouta le prieur Aymer, c'est la supériorité de leur +prestance et la grâce de leurs manières.»--«Leur singulière modération, +leur exemplaire tempérance, doivent-elles être oubliées?» dit Bracy, qui +oubliait à son tour le projet du prince de lui faire épouser une +Saxonne. «Sans parler du courage qu'ils montrèrent à la bataille +d'Hastings et ailleurs,» ajouta Brian de Bois-Guilbert. + +Tandis que les courtisans, avec un sourire moqueur, suivaient ainsi +l'exemple de leur prince, et qu'à l'envi l'un de l'autre ils faisaient +sur Cedric pleuvoir le ridicule, la figure du Saxon s'enflammait de +colère; il promenait sur eux des regards terribles, comme si la rapide +succession de tant d'injures l'empêchât de répondre; il ressemblait à un +taureau fougueux, qui, entouré de chiens, est embarrassé de choisir +entre eux celui qu'il immolera le premier à sa vengeance. A la fin, il +parla d'une voix entrecoupée par la rage, et, s'adressant au prince +Jean, comme le principal auteur de l'insulte qu'il avait reçue: «Quels +qu'aient été les défauts et les vices de notre race, dit-il, un Saxon +eût été regardé comme _nidering_[16] (le terme le plus énergique parmi +les Saxons pour exprimer le mépris), si dans son propre château, et +pendant que la coupe circulait à table, il eût traité un hôte qui ne +l'avait point offensé, comme votre altesse me traite en ce moment; et +quels que soient les revers dont nos ancêtres furent accablés dans les +champs d'Hastings, ceux-là du moins, ajouta-t-il en regardant +Front-de-Boeuf et le templier, devraient se taire, qui ont, il y a peu +d'heures, tout à la fois perdu selle et étriers devant la lance d'un +Saxon.» + + Note 16: L'auteur anglais rappelle dans une note de son texte + qu'il n'y avait rien de plus ignominieux parmi les Saxons que + de s'attirer la terrible épithète de _nidering_. + Guillaume-le-Conquérant lui-même, tout exécré qu'il était par + eux, continua d'appeler sous ses étendards un nombre + considérable d'Anglo-Saxons, en menaçant de signaler comme + _nidering_ ceux qui ne marcheraient pas. Bartholinus, ajoute + Walter-Scott, mentionne une pareille expression, qui avait + autant d'influence sur l'esprit des Danois. A. M. + +«Par ma foi, dit le prince Jean, voilà une repartie assez mordante! +comment la trouvez-vous, messieurs? Nos sujets saxons croissent en +esprit et en courage; ils deviennent aussi plaisans que hardis, dans ce +siècle de troubles. Qu'en dites-vous, milords? Par ma bonne étoile, je +crois qu'il vaudra mieux pour nous de rejoindre nos vaisseaux et de +retourner sans délai en Normandie.»--«Par crainte des Saxons? dit Bracy +en riant; nous n'aurions besoin d'autres armes que de nos épieux pour +mettre ces ours à la raison.»--«Cessez vos railleries, sire chevalier, +dit Waldemar Fitzurse; et il serait bon, ajouta-t-il en s'adressant au +prince, que votre altesse assurât le digne Cedric que l'on n'avait +aucunement l'intention de l'offenser par ces bons mots, naturellement +désagréables à l'oreille d'un étranger.»--«Offensé! répondit Jean en +reprenant ses habitudes polies; j'espère que personne ne s'avisera de +penser que je le souffrirais en ma présence. Allons, milords, je vide ma +coupe en l'honneur de Cedric, puisqu'il refuse de boire à la santé de +son fils.» + +La coupe circula de main en main au milieu des applaudissemens moqueurs +des courtisans; mais le Saxon n'en fut point dupe. Malgré son peu de +finesse et de perspicacité, il n'était point assez borné pour que ce +compliment flatteur en apparence effaçât dans son âme l'injure qu'il +avait reçue. Il se tut néanmoins, et le prince proposa un toast pour +Athelstane de Coningsburgh. Le chevalier s'inclina, et il montra qu'il +était sensible à l'honneur qu'on lui faisait, en vidant d'un seul trait +la coupe énorme qu'il tenait à la main. + +«Maintenant, messieurs, dit le prince Jean, dont le cerveau commençait à +sentir l'influence bachique, après avoir rendu hommage à nos hôtes +saxons, nous les prierons de répondre à leur tour à notre affable +courtoisie. Noble thane, continua-t-il en parlant à Cedric, +désignez-nous quelque Normand dont le nom répugnera le moins à votre +bouche, afin de noyer dans cette coupe de nectar toute l'amertume que le +son en laisserait après lui.» + +Waldemar Fitzurse se leva tandis que le prince parlait, et, se glissant +derrière le siége du Saxon, il lui insinua de ne pas négliger l'occasion +de mettre fin à toute espèce de haine entre les deux races, en nommant +le prince. Le Saxon ne répondit rien à ce conseil adroit; mais se levant +et remplissant sa coupe jusqu'au bord: «Prince, dit-il, votre altesse a +demandé que je fisse connaître un Normand qui mériterait une santé à ce +banquet. C'est une tâche difficile, puisqu'il faut que l'esclave chante +les louanges du maître; puisqu'il faut que le vaincu, dans le temps même +où il gémit sous le poids de toutes les humiliations de la défaite, +célèbre le triomphe du vainqueur. Toutefois, je nommerai un Normand, le +premier par le rang et le courage, le meilleur et le plus noble de sa +race; et quiconque refusera d'applaudir comme moi à sa juste renommée, +je le tiens pour lâche et sans honneur; je le dis, et je le soutiendrai +aux dépens de mes jours. Je vide ce verre à la santé de Richard +Coeur-de-Lion.» + +Le prince Jean, qui croyait que son nom couronnerait la harangue du +Saxon, frémit de rage en entendant prononcer d'une manière aussi +inattendue celui de son frère. Il approcha machinalement de ses lèvres +sa coupe remplie de vin, puis aussitôt la remit sur la table pour voir +l'effet qu'une telle proposition produirait sur tous les convives, dont +plusieurs sentaient le danger qu'il y aurait pour eux à l'accueillir +comme à la repousser. Quelques uns, en courtisans plus anciens et plus +expérimentés, suivirent l'exemple du prince lui-même, en portant la +coupe à leurs lèvres et en la replaçant incontinent devant eux. +D'autres, cédant à une impulsion moins calculée et plus généreuse, +s'écrièrent: «Vive le roi Richard! puisse-t-il nous être bientôt rendu!» +Un petit nombre, parmi lesquels on remarquait Front-de-Boeuf et le +templier, dans un morne dédain, ne touchèrent point à leurs verres. Mais +aucun n'eut la hardiesse de s'opposer ouvertement à la santé du monarque +régnant. + +Après avoir joui un instant de son triomphe, Cedric dit à son compagnon: +«Debout, noble Athelstane! nous sommes ici depuis assez long-temps, dès +que nous avons répondu à la courtoisie du prince Jean en assistant à son +banquet; ceux qui désirent en apprendre davantage sur les coutumes +grossières des Saxons viendront nous voir dans les demeures de nos +ancêtres: quant aux festins royaux et à la politesse normande, nous en +avons assez.» À ces mots il se leva et il quitta la salle du banquet, +suivi par Athelstane et plusieurs autres convives, qui, participant +d'une origine saxonne, se tenaient insultés par les sarcasmes du prince +Jean et de ses nombreux flatteurs. + +«Par les os de saint Thomas, dit le prince en les regardant partir, ces +rudes Saxons, il faut l'avouer, ont eu la meilleure part du jour et se +sont retirés avec les avantages de la victoire.»--«_Conclamatum et +poculatum est_, on a bu et crié, dit le prieur Aymer; il serait temps de +laisser là nos flacons.»--«Le moine sans doute a quelque jolie pénitente +à confesser cette nuit, puisqu'il est si pressé de lever la séance... +dit Bracy.»--«Non pas, sire chevalier, reprit l'abbé; mais j'ai +plusieurs milles à parcourir ce soir pour regagner mon gîte.»--«Ils s'en +vont, dit le prince à l'oreille de Fitzurse; ils ont déjà peur, et ce +poltron de prieur est le premier à me quitter.»--«Ne craignez rien, dit +Waldemar; je trouverai bien des raisons pour le déterminer à nous +rejoindre à York.»--«Sire prieur, ajouta-t-il, je dois vous parler en +particulier avant que vous remontiez sur votre palefroi.» + +Les autres convives s'étaient dispersés à la hâte, excepté ceux de la +suite du prince, et devenus ses partisans déclarés. «Voilà donc le +résultat de votre avis,» dit le prince en se retournant avec humeur vers +Fitzurse. «Un ivrogne et rustaud de Saxon vient me braver à ma propre +table; et au seul nom de mon frère tout le monde s'éloigne de moi comme +si j'avais la lèpre.»--«Ayez un peu de patience, mon prince, répondit +le conseiller, je pourrais rétorquer votre accusation, et blâmer votre +imprudente légèreté qui a dérangé mon plan et fait mal augurer de votre +jugement. Mais ce n'est pas le temps des récriminations. Bracy et moi, +nous nous rendrons tout de suite au milieu de ces poltrons, et leur +ferons sentir qu'ils sont allés trop loin pour reculer.» + +«Ce sera inutilement,» dit le prince en parcourant la salle à grands pas +et dans une agitation à laquelle le vin avait sa bonne part; «ce sera +inutilement: ils ont vu comme Balthazar une main qui écrivait sur le +mur; ils ont remarqué la trace du lion sur le sable; ils ont entendu son +rugissement s'approcher et ébranler la foret: rien ne ressuscitera leur +courage.»--«Plût à Dieu! dit Fitzurse à Bracy, que quelque chose pût +réveiller le sien; le nom seul de son frère lui donne la fièvre. Ils +sont à plaindre assurément les conseillers d'un prince qui manquent de +force et de persévérance dans le bien comme dans le mal!...» + + + + +CHAPITRE XV. + + + «Et cependant il croit, ah, ah! que je suis l'instrument et + l'esclave de sa volonté. À merveille! qu'il en soit ainsi: à + travers ce labyrinthe de trouble créé par ses complots et sa + basse oppression, je me frayerai un chemin à de plus grandes + choses; et qui osera me donner tort?» + JOANA BAILLIE _Basile_, tragédie. + + +Jamais araignée ne se donna plus de peine pour réparer les fils +endommagés de sa toile, que n'en prit Waldemar-Fitzurse pour réunir et +concilier les membres dispersés de la faction de Jean. Bien peu d'entre +eux lui étaient attachés par inclination, aucun ne l'était par estime +personnelle. Il devenait donc nécessaire que Fitzurse leur fît connaître +les nombreux avantages qu'ils pouvaient espérer, et leur rappelât ceux +dont ils avaient joui jusqu'à présent. Aux jeunes nobles indisciplinés +il présentait la perspective d'une licence effrénée et d'une débauche +sans contrôle; il séduisait les ambitieux par l'espoir du commandement, +et les âmes intéressées en leur faisant entrevoir un accroissement de +richesses et des domaines plus étendus. Les chefs des bandes mercenaires +reçurent des gratifications en argent, moyen le plus puissant pour +captiver leur esprit, sans lequel tous les autres eussent été +infructueux. Ce personnage habile distribuait encore plus de promesses +que d'argent, et il n'oubliait rien pour entraîner les indécis et +ranimer tous ceux qui paraissaient découragés. Il parlait du retour du +roi Richard comme d'un événement tout-à-fait improbable; néanmoins, +lorsqu'il s'apercevait aux regards douteux et aux réponses ambiguës de +ceux à qui il s'adressait, que c'était précisément cette crainte qui les +obsédait il traitait hardiment cette question en soutenant que le retour +de Richard, dût-il avoir lieu, ne devait pas changer leurs calculs +politiques. + +«Si Richard revient, disait-il, ce sera pour enrichir ses croisés +appauvris et malheureux, aux dépens de ceux qui ne l'ont pas suivi en +Palestine; ce sera pour exiger un compte rigoureux et terrible de tous +ceux qui durant son absence ont fait tout ce que l'on peut appeler +offense ou infraction aux lois du pays ou aux priviléges de la couronne; +ce sera pour se venger, sur les templiers et les hospitaliers, de la +préférence qu'ils ont montrée envers Philippe-de-France pendant les +guerres de la Terre-Sainte; enfin ce sera pour châtier comme rebelles +tous adhérens à son frère le prince Jean. Redoutez-vous sa puissance? +ajouta le confident artificieux du prince: nous le reconnaissons comme +un robuste et vaillant chevalier; mais nous ne sommes plus aux temps du +roi Arthur, où un seul champion pouvait braver toute une armée. Si +Richard revient, il doit être seul, sans suite et sans amis: les os de +ses vaillans soldats ont blanchi les sables de la Palestine. Le peu de +ses guerriers qui sont revenus ont été dispersés, et, comme Wilfrid +Ivanhoe, en vrais mendians et en hommes sans ressources. Et que +parlez-vous du droit de naissance de Richard?» continua-t-il en +répondant à ceux qui avaient des scrupules à cet égard. «Ce droit de +primogéniture est-il décidément plus certain que celui du duc Robert de +Normandie, fils aîné du conquérant? Guillaume-le-Roux et Henri, ses +frères cadets, lui furent successivement préférés par la voix de la +nation. Robert avait tous les mérites que l'on peut faire valoir en +faveur de Richard: il était chevalier courageux, bon chef, généreux +envers ses amis et envers l'église; enfin c'était un croisé et un des +conquérans du saint Sépulcre: cependant il mourut aveugle et infortuné +dans le château de Cardiffe, parce qu'il s'opposa aux volontés du +peuple, qui refusait de le reconnaître pour maître. Nous avons droit, +dit-il encore, de choisir dans la famille royale le prince le plus +capable de garder le pouvoir suprême, c'est-à-dire, ajouta-t-il en se +rectifiant, celui dont l'élection garantira le mieux les intérêts de la +noblesse. Pour ce qui est des qualités personnelles, il est possible que +le prince soit inférieur à son frère Richard; mais si l'on considère que +le dernier revient portant à la main le glaive de la vengeance, tandis +que le premier nous offre récompenses, immunités, priviléges, richesses +et honneurs, il n'y a plus de doute sur le choix du souverain qui doit +appeler l'attention de la noblesse.» + +Ces argumens et beaucoup d'autres, dont quelques uns s'appliquaient aux +positions particulières de ceux à qui lui-même s'adressait, produisirent +leur effet sur les barons du parti du prince Jean. La plupart +consentirent de se rendre à l'assemblée qu'on proposait d'avoir à York, +dans le dessein de prendre des arrangemens définitifs pour placer la +couronne sur la tête de ce prince, au détriment de Richard, roi légitime +encore vivant. + +La nuit était déjà très avancée, lorsque, épuisé de fatigue par des +efforts que le résultat justifiait, Waldemar Fitzurse, en rentrant au +château d'Ashby, rencontra de Bracy, qui avait quitté ses vêtemens +somptueux du banquet, pour une casaque de drap vert avec un +haut-de-chausses de même couleur, un couvre-chef de cuir, une courte +épée ou un couteau de chasse, un cor suspendu à son épaule, un arc en +main et un paquet de flèches attaché à sa ceinture. Si Waldemar eût +rencontré ce personnage hors du château, il eut passé près de lui sans y +faire attention, et l'aurait pris pour un des yeomen de garde; mais le +trouvant dans le vestibule, il le considéra de plus près, et reconnut le +chevalier normand sous l'accoutrement d'un archer anglais. + +«Que signifie cette mascarade? s'écria Fitzurse avec un peu d'humeur; +est-ce le temps des gambades et des farces de Noël[17] quand le sort du +prince Jean, notre maître, est à la veille de se décider? Pourquoi +n'es-tu pas venu comme moi au milieu de ces poltrons, que le seul nom du +roi Richard fait trembler de peur, comme on dit qu'il effraie les enfans +Sarrasins?»--«J'ai songé à mes affaires, Fitzurse, répondit avec calme +Bracy, comme vous avez pensé aux vôtres.»--«Comme j'ai pensé aux +miennes! reprit tel qu'un écho le rusé Waldemar; je ne me suis occupé +que de celles du prince Jean, notre commun patron.»--«À merveille, mon +cher, dit Bracy; mais quel est ton motif pour agir ainsi? je gage que +c'est plutôt ton intérêt personnel. Allons, Fitzurse, nous nous +connaissons tous deux; l'ambition t'aiguillonne; pour moi, c'est le +plaisir: nous différons dans nos goûts, parce que nous ne sommes pas du +même âge. Tu as sur le prince Jean la même opinion que moi: nous savons +tous deux qu'il est trop faible pour être un monarque résolu, trop +despote pour être un bon roi, trop insolent et trop présomptueux pour +être un souverain populaire, trop léger et trop timide pour conserver +long-temps le diadème. Mais c'est le prince avec lequel Fitzurse et de +Bracy ont espéré s'élever et prospérer; voilà pourquoi nous l'aidons, +toi de ta politique et moi des lances de mes francs compagnons.» + + Note 17: Les fêtes de Noël ou _Christmas_ sont en Angleterre + ce qu'est en France le nouvel an; on se visite, on se fait + des présens, les domestiques reçoivent des étrennes, et on se + donne des repas où le _beafsteak_ ou boeuf, le _plum-pouding_ + ou assemblage de farine, de graisse et de raisins cuits, le + _turkey_ ou dindon, et les _minced-pies_ ou petits gâteaux + jouent un grand rôle. A. M. + +«Voilà un auxiliaire bien gros d'espérance! dit Fitzurse impatienté; un +homme occupé de folies, dans le moment le plus critique! Mais quel est +donc ton dessein, sous un tel déguisement, dans une nécessité aussi +pressante?»--«De prendre une femme, répond froidement Bracy, à la +manière de la tribu de Benjamin.»--«De la tribu de Benjamin! Je ne te +comprends pas.»--«N'étais-tu pas présent hier soir, reprend Bracy, +lorsque le prieur Aymer nous récita un conte en réponse à une romance +qui fut chantée par le ménestrel? Il raconta comment, jadis en +Palestine, une affreuse querelle s'éleva entre le clan de Benjamin et le +reste de la nation israélite; comment celle-ci tailla en pièces toute la +chevalerie de cette nation, et jura par la sainte Vierge de ne permettre +à aucun de ceux qui avaient échappé au carnage, de prendre une épouse de +leur lignage; comment enfin la même nation, ayant regret de son voeu, +envoya consulter le pape sur le moyen d'absoudre les femmes qui le +transgresseraient; et comment, d'après l'avis du saint père, les jeunes +chevaliers de Benjamin donnèrent un superbe tournoi, où ils enlevèrent +toutes les femmes qui s'y trouvaient, et les obtinrent de la sorte pour +épouses, sans avoir besoin du consentement ni d'elles ni de leurs +familles.» + +«J'ai déjà entendu cette histoire, dit Fitzurse, quoique le prieur ou +toi vous ayez fait de singulières altérations dans la date et dans les +détails.»--«Je te dis, répliqua de Bracy, que je veux me pourvoir d'une +femme à la manière de la tribu de Benjamin; c'est-à-dire que sous un +pareil accoutrement je tomberai cette nuit même sur ce troupeau de +lourds Saxons qui viennent de quitter le château, et leur enlèverai la +belle Rowena.»--«Es-tu fou, Bracy, dit Fitzurse. Songe donc que, bien +que ce soient des Saxons, ils sont riches, puissans, et d'autant plus +respectés par leurs concitoyens, que la richesse et la puissance ne sont +maintenant le partage que d'un petit nombre d'individus de cette +nation.»--«Et ce ne devrait être celui d'aucun d'eux, dit Bracy, pour +que l'oeuvre de la conquête fût réellement consommé.»--«Ce n'est pas du +moins le temps d'y songer, reprit Fitzurse; la crise qui s'approche +impose à Jean la nécessité de captiver la faveur populaire, et il ne +pourrait refuser de punir quiconque outragerait un homme cher à la +multitude.»--«Qu'il l'accorde s'il l'ose, dit Bracy, et il verra bien +vite la différence qui existe entre une bonne et vigoureuse masse de +lances comme la mienne, et un misérable amas de Saxons, sans coeur ni +sans aucune discipline. Au reste, vous ignorez mon plan: ne semblé-je +pas un chasseur aussi hardi que quiconque sonna jamais du cor? Le blâme +de la violence retombera sur les outlaws des forêts du comté d'Yorck. +J'ai mis de fidèles espions aux trousses de ces Saxons revêches: ils +couchent cette nuit au couvent de saint Wittol ou Withold, ou je ne sais +comment ils appellent ce rustre de saint saxon, près de +Burton-sur-Trent[18]. La marche du lendemain les met en notre pouvoir, +et nous fondons sur eux comme des faucons sur leur proie. Alors je +paraîtrai sous ma forme naturelle, je ferai le chevalier courtois, je +délivrerai la belle infortunée des mains de ses grossiers ravisseurs, je +la conduirai au château de Front-de-Boeuf ou en Normandie, s'il est +nécessaire, et je ne la ramènerai à sa famille que comme épouse et dame +de Maurice de Bracy.» + + Note 18: Ville de 4,000 âmes, sur la rive septentrionale du + Trent, à 44 lieues N.N.O. de Londres; elle est fameuse par + ses brasseries. A. M. + +«C'est un plan merveilleux, dit Fitzurse, et qui n'est pas, je le crois, +entièrement de ton invention. Sois franc, Bracy: qui t'a aidé à le +concevoir? et qui doit t'aider à l'exécuter? car, je pense que ta propre +compagnie est bien en ce moment à York.»--«S'il faut absolument que tu +le saches, dit Bracy, c'est le templier qui a fait le plan du projet que +l'aventure des Benjamites m'a suggéré. Il doit me seconder dans cette +attaque plaisante; lui et ses gens joueront le rôle des outlaws, des +mains de qui mon bras vigoureux arrachera la belle Saxonne, après que +j'aurai changé de vêtement.» + +«Par Notre-Dame, dit Fitzurse, le plan est digne de votre sagesse +réunie; et ta prudence, de Bracy, se manifeste d'une manière encore plus +spéciale dans ton projet de laisser la jeune personne entre les mains de +ton digne et valeureux confédéré. Tu réussiras, je le présume, à +l'enlever à ses amis saxons, mais la retirer ensuite des griffes de +Bois-Guilbert me semble une chose beaucoup plus difficile; c'est un +faucon bien accoutumé à saisir une perdrix, comme à ne plus lâcher sa +proie.»--«Il est templier, reprit de Bracy, par conséquent ne saurait +être mon rival dans mon projet d'épouser cette riche héritière +saxonne[19]; et, pour tenter quelque chose de déshonorant contre +l'épouse que se destine Bracy, par le ciel! fût-il à lui seul tout un +chapitre de son ordre, il n'oserait pas me faire un tel outrage.» + + Note 19: Les anciens templiers faisaient voeu de célibat; les + templiers modernes peuvent se marier. A. M. + +«Puisque rien de ce que je dis ne peut, mon cher Bracy, t'ôter de +l'esprit cette folie, car je connais ton caractère opiniâtre, emploie le +moins de temps possible, et qu'elle ne soit pas aussi longue qu'elle est +importune.»--«Je t'assure, Fitzurse, que c'est l'affaire de quelques +heures, et je serai à York, à la tête de mes intrépides compagnons +d'armes, prêt à exécuter tout plan audacieux que ta politique aura +imaginé. Mais j'entends mes camarades réunis, et les coursiers trépigner +et hennir dans la cour extérieure. Adieu. Je vais en vrai chevalier +conquérir le sourire d'une belle.» + +«En vrai chevalier,» répéta Fitzurse, le regardant partir; «comme un +vrai fou, dirais-je, ou un enfant qui néglige les affaires les plus +sérieuses et les plus urgentes, pour chasser le duvet de chardon qui +s'en va de son épaule. Et c'est avec de tels instrumens que je dois +travailler! Et au profit de qui? d'un prince aussi imprudent que +dissolu, qui sera vraisemblablement aussi ingrat qu'il s'est montré fils +rebelle et frère dénaturé. Mais lui-même n'est aussi qu'un des +instrumens avec lesquels je m'exerce; et, orgueilleux comme il est, s'il +s'avisait jamais de séparer ses intérêts des miens, c'est un secret que +je lui apprendrais bientôt.» + +Les réflexions de l'homme d'état furent ici interrompues par la voix du +prince, qui, d'un appartement voisin, cria: «Waldemar! noble Fitzurse!» +et, ôtant son bonnet, le futur chancelier, titre auquel aspirait le rusé +Normand, se hâta d'aller recevoir les ordres de son futur souverain. + + + + +CHAPITRE XVI. + + «Dans un lointain désert, à la foule inconnu, un vénérable + ermite vécut depuis sa première jeunesse jusqu'à l'âge mûr. + La mousse était son lit, une grotte sa cellule, sa nourriture + des fruits, sa boisson de l'eau de source; éloigné des + hommes, il passait ses jours avec Dieu; la prière était sa + seule occupation, la louange son unique plaisir.» PARNELL + + +Le lecteur ne peut avoir oublié que la victoire, dans la seconde journée +du tournoi, fut décidée par le secours du chevalier inconnu, dont la +conduite passive et indifférente durant la première partie de l'assaut, +l'avait fait surnommer le _Noir-Fainéant_. Le chevalier avait quitté +l'arène immédiatement après le triomphe assuré; et lorsqu'il fut appelé +pour recevoir le prix de sa valeur, on ne le trouva point. Pendant que +les hérauts d'armes le réclamaient à haute voix et au son des +trompettes, il dirigeait sa course vers le nord, évitant les sentiers +frayés et prenant le chemin le plus court à travers les bois. Il passa +la nuit dans une petite hôtellerie isolée, où cependant un ménestrel +errant lui donna des nouvelles du résultat de la seconde journée du +tournoi. + +Le lendemain il partit de bonne heure, dans le dessein de voyager plus +long-temps; son cheval, qu'il avait eu soin de ménager la veille, lui +permettant de faire un bon trajet sans avoir besoin de beaucoup de +repos. Toutefois il fut trompé dans son espoir, car les sentiers qu'il +avait suivis étaient si tortueux que lorsque la nuit vint le surprendre, +il se trouvait seulement sur la lisière du West-Riding, dans le comté +d'York. Le cheval et le cavalier avaient besoin de nourriture, et il +devenait indispensable de chercher quelque lieu pour y demeurer jusqu'au +jour. L'endroit où le voyageur se trouvait ne semblait propre à lui +fournir ni abri, ni souper, et il était sur le point de se voir réduit à +l'expédient habituel aux chevaliers errans, qui, en pareille occasion, +abandonnaient leur monture au pâturage, et se couchaient sur la dure au +pied d'un chêne, en songeant tout à leur aise à la dame de leurs +pensées. Mais soit que le chevalier noir n'eût pas de maîtresse, soit +qu'il fût en amour aussi indifférent qu'il avait paru l'être au tournoi, +il n'était point assez occupé de réflexions passionnées sur une belle et +sur ses rigueurs, pour oublier la fatigue et la faim, et pour que les +doux rêves de la galanterie lui tinssent lieu de lit et de souper. Il +fut donc très peu satisfait, lorsque promenant ses regards autour de +lui, il se trouva environné de bois, à travers lesquels s'offraient, il +est vrai, plusieurs clairières et des sentiers, mais qui semblaient +avoir été tracés par des troupeaux qui étaient venus paître dans la +forêt, ou par les bêtes fauves et les chasseurs qui les poursuivent. + +Le soleil aux rayons duquel le chevalier avait jusqu'alors dirigé sa +course, venait de disparaître sur sa gauche derrière les montagnes du +comté de Derby, et tout effort qu'il eût tenté pour aller plus loin +aurait pu l'écarter de sa route et reculer le terme de son voyage. Après +avoir inutilement essayé de choisir le sentier le plus battu dans +l'espoir qu'il le conduirait à la chaumière de quelque garde-forestier +ou de quelque berger, convaincu à la fin qu'il ne pouvait fixer son +choix, il résolut de se confier au seul instinct de son cheval, instinct +qu'il avait eu plus d'une fois l'occasion de mettre à l'essai, et qui +lui avait prouvé que ces animaux sont souvent des guides plus sûrs que +leurs cavaliers. + +Cet intelligent quadrupède, tout fatigué qu'il était d'une si longue +journée sous le poids d'un maître vêtu de sa lourde armure, ne sentit +pas plutôt les rênes flotter à l'abandon sur son cou, que, se voyant +l'arbitre de sa direction, il sembla prendre de nouvelles forces, et ce +coursier, qui naguère eût à peine obéi à l'éperon autrement que par un +soupir ou gémissement, tout fier actuellement de la confiance que l'on +avait en lui, dressa les oreilles, releva la tête, et prit de lui-même +un trot plus vif. Le sentier qu'il adopta n'était pas dans la même +direction que celle que le chevalier avait suivie durant le jour; mais +comme le cheval semblait content de son choix, le cavalier s'abandonna +totalement à sa discrétion. L'événement prouva qu'il avait eu raison, +car le sentier parut bientôt un peu plus large et plus battu, et le son +d'une petite cloche avertit le chevalier qu'il se trouvait à peu de +distance de quelque chapelle ou ermitage. + +Il atteignit une pelouse ouverte, de l'autre côté de laquelle un roc +s'élevant d'une manière abrupte sur une plaine légèrement inclinée, +offrait au voyageur un front gris et dentelé. Le lierre en plusieurs +lieux couvrait ses flancs, et en quelques autres on voyait s'élever le +chêne et le houx, dont les racines trouvaient leur nourriture dans les +fentes et crevasses du rocher, tandis que les rameaux de ces arbres se +balançaient sur le précipice, comme le panache d'un guerrier sur son +casque luisant d'acier, donnant ainsi de la grace à un objet dont +l'effet principal devait être l'effroi. Au bas de ce rocher et +s'appuyant contre lui, était une hutte grossière formée de troncs +d'arbres coupés dans la forêt voisine et joints ensemble de manière à +braver l'intempérie des saisons, au moyen de ce que leurs interstices +étaient bouchés par un ciment d'argile et de mousse. La tige d'un jeune +sapin dépouillé de ses branches, avec un morceau de bois lié +transversalement vers le haut, était plantée près de la porte, comme un +rustique emblème de la sainte Croix. À une faible distance à droite, une +source d'eau limpide jaillissait du rocher et tombait dans le creux +d'une pierre dont le travail des ans avait fait un bassin naturel. +S'échappant ensuite, elle devenait un ruisseau qui, avec un léger +murmure, coulait dans un lit qu'elle s'était lentement formé, et +s'avançait en serpentant à travers une plaine étroite pour aller se +perdre dans un bocage voisin. + +Auprès de cette fontaine apparaissaient les ruines d'une petite +chapelle, dont le toit en partie n'existait plus. Cet humble bâtiment, +lorsqu'il était entier, n'avait eu jamais plus de seize pieds de +longueur sur douze de largeur; et le toit, bas en proportion, reposait +sur quatre voûtes ou arcades en saillie aux quatre angles du bâtiment et +supportées chacune par un pilier massif. Les bords de deux de ces arches +étaient encore debout, bien que le toit qui avait existé entr'elles fût +écroulé; les deux autres étaient parfaitement conservées. L'entrée de ce +vieil édifice religieux se trouvait sous une arche arrondie et très +basse, décorée d'ornemens en zigzag semblables à des dents de requin, +comme on en voit encore aux anciennes églises saxonnes. Sur le porche +s'élevait un beffroi soutenu par quatre piliers, entre lesquels pendait +la cloche verdâtre et calcinée dont le faible tintement avait été +entendu quelques instans auparavant par le chevalier noir. + +Ce tableau simple et pittoresque brillait des reflets du crépuscule aux +yeux du voyageur, en lui donnant l'assurance consolante de pouvoir y +passer la nuit, car il était du devoir des ermites qui habitaient ces +forets d'exercer l'hospitalité envers les voyageurs égarés ou surpris +par l'obscurité. Le chevalier ne prit donc pas le temps d'examiner en +détail les particularités que nous venons de rapporter; mais, remerciant +saint Julien, patron des voyageurs, qui lui avait procuré un bon gîte, +il descendit de cheval, et frappa du bout de sa lance à la porte de +l'ermitage, afin d'appeler l'attention et dans l'espoir d'en obtenir +l'entrée. + +Quelques minutes s'écoulèrent avant qu'on lui eût fait aucune réponse; +et quand il en reçut une, elle ne fut pas en termes rassurans. «Passe +ton chemin, qui que tu sois!» lui cria une voix rauque et forte à +travers une fente de la porte, «et ne trouble pas le serviteur de Dieu +et de saint Dunstan dans ses prières du soir.»--«Révérend père, dit le +chevalier, c'est un pauvre pèlerin égaré dans ces bois qui t'offre +l'occasion d'exercer envers lui la charité et l'hospitalité.»--«Mon +frère, reprit le saint homme, il a plu à la vierge Marie et à saint +Dunstan que je fusse destiné à recevoir l'une et l'autre, au lieu de les +exercer. Je n'ai ici aucune provision qu'un chien voulût même partager +avec moi, et un cheval un peu délicat ne voudrait point de ma couche +pour litière. Passe donc ton chemin, et que Dieu lui-même +t'assiste!»--«Mais comment, reprit le chevalier, me serait-il possible +de trouver mon chemin à travers le bois au milieu d'aussi épaisses +ténèbres? Je vous supplie, révérend père, puisque vous êtes chrétien, +d'ouvrir votre porte et de m'indiquer au moins ma route.» + +«Je vous supplie, mon frère en Dieu, reprit à son tour l'anachorète, de +ne pas me troubler plus long-temps. Vous avez déjà interrompu un +_Pater_, deux _Ave_ et un _Credo_ que mon voeu de misérable pécheur +m'oblige de réciter avant le lever de la lune.»--«La route! la route! +vociféra le chevalier, si je ne dois pas espérer davantage de toi.»--«La +route, lui répondit l'ermite, est aisée à suivre. Le sentier depuis ma +cellule conduit à un marais, et de ce marais à un gué, lequel, attendu +que les pluies ne l'ont pas encore enflé, n'est point difficile à +franchir. Au delà de ce gué tu auras soin d'éviter la rive gauche, qui +offre des précipices[20] et le sentier qui longe le torrent a +dernièrement, comme je l'ai appris, car je quitte rarement les devoirs +de ma retraite, été rompu en différens endroits: alors tu marcheras en +ligne droite.» + + Note 20: Le précédent traducteur a passé ces détails et + beaucoup d'autres non moins saillans et qu'il serait + fastidieux de rappeler. A. M. + +«Un sentier rompu! un précipice! un gué! et un marais!» dit le chevalier +en l'interrompant; «mais, sire ermite, fussiez-vous le plus saint de +tous ceux qui jamais portèrent une barbe ou déroulèrent les grains de +leurs chapelets[21] il ne serait pas en votre pouvoir de me jeter cette +nuit dans un danger pareil. Je te répète que toi, qui vis de la charité +d'autrui, si peu méritée, comme je le vois, tu n'as pas le droit de +refuser un abri au voyageur dans sa détresse. Ouvre-moi vite ta porte, +ou, par la sainte hostie, je l'enfonce de ma lance et me fraie un +passage.»--«Ami voyageur, répliqua l'ermite, ne sois pas importun; si tu +m'obliges à faire usage d'armes charnelles pour ma défense, il +t'adviendra malheur.» + + Note 21: Le précédent traducteur a passé ces détails et + beaucoup d'autres non moins saillans et qu'il serait + fastidieux de rappeler. A. M. + +Dans ce moment un bruit confus d'aboiemens et de grognemens, arrivé +d'une certaine distance aux oreilles du chevalier, en devenant de plus +en plus éclatans et furieux, lui fit croire que l'ermite, alarmé de la +menace, et s'imaginant qu'on forcerait sa porte, avait appelé à son +secours les chiens qui faisaient ce tapage. Irrité de ces préparatifs de +l'ermite pour accorder l'hospitalité au chevalier, celui-ci frappa du +pied la porte avec une telle violence, que les piliers et tenons en +furent tout ébranlés. L'anachorète n'ayant aucune envie d'exposer sa +porte à un nouveau choc: «Patience! patience! bon voyageur, +s'écria-t-il, ménage tes forces et je vais à l'instant t'ouvrir mon +ermitage, quoique, peut-être, tu ne doives pas avoir à t'en féliciter.» + +La porte s'entr'ouvre en effet, et l'ermite, homme grand et fortement +constitué, couvert de son froc et de son capuchon, avec une corde de +jonc pour ceinture, paraît devant le chevalier. Il tenait d'une main une +torche allumée, et de l'autre un bâton de pommier sauvage si gros et si +pesant, qu'il pouvait bien passer pour une massue. Deux chiens énormes à +longs poils, moitié lévriers, moitié mâtins[22], trépignaient à ses +côtés et semblaient prêts à fondre sur le voyageur, aussitôt que leur +maître les aurait lâchés. Mais quand la torche eut réfléchi sa lumière +sur la luisante armure de l'étranger, qui se tenait en dehors, l'ermite, +changeant probablement ses premières intentions, réprima la fureur de +ses auxiliaires, et prenant un ton de courtoisie brusquée, il invita le +chevalier à entrer dans son gîte, et s'excusa sur l'hésitation qu'il +avait mise à le recevoir, s'étant fait, disait-il, une règle de ne +jamais ouvrir sa porte après le soleil couché, à cause des bandes de +voleurs et d'outlaws qui infestaient les environs, et qui ne +respectaient ni la sainte Vierge, ni saint Dunstan, ni ceux qui se +dévouaient à leur culte. + + Note 22: Détails supprimés dans la précédente traduction, + ainsi que le _bâton of crabtree_. A.M. + +«La pauvreté de votre cellule, bon père,» dit le chevalier, en regardant +autour de lui et en ne voyant qu'un lit de feuillage, un crucifix en +chêne grossièrement taillé, un missel, une table à peine ébauchée, faite +de planches brutes et sciées grossièrement[23]; deux escabelles et un ou +deux méchans articles de ménage; «la pauvreté de votre cellule me semble +un moyen de défense suffisant contre l'apparition des voleurs, sans +parler du secours de deux chiens assez forts, je pense, pour déchirer un +cerf, et conséquemment pour combattre avec avantage plusieurs hommes +réunis.»--«Le bon gardien de la forêt, dit l'ermite, m'a permis l'usage +de ces animaux pour protéger ma solitude jusqu'à des temps meilleurs.» +Ayant ainsi parlé, il mit sa torche sur une barre de fer qui servait de +candélabre, et plaçant un fagot de bois sec sur un feu presque éteint, +il avança près de la table une escabelle où il s'assit, en faisant signe +au chevalier de l'imiter avec l'autre. + + Note 23: _A rough-hewn table_, une table ébauchée, ou de + planches brutes mal jointes, expression que le précédent + traducteur a rendue par une «table de pierre brute.» Il est + beaucoup plus présumable que cette table était de bois + grossièrement travaillé. De semblables détails et une foule + d'autres, en apparence insignifians, ne sauraient être + négligés, si l'on veut essayer de reproduire le talent + descriptif de l'auteur, entièrement puisé dans la nature. + A. M. + +Assis tous deux, ils se regardèrent quelques instans avec un grand +sérieux, chacun pensant en soi-même qu'il avait rarement vu un homme +plus vigoureux et plus déterminé que celui qui lui était opposé. +«Vénérable ermite, dit le chevalier après avoir long-temps considéré son +hôte, si je ne craignais pas de troubler vos pieuses méditations, je +vous prierais de me dire: premièrement où je puis mettre mon cheval; +ensuite, ce que vous pouvez me donner pour souper; enfin où je trouverai +une couche, afin de prendre un peu de repos cette nuit?»--«Je vous +répondrai, dit l'ermite, avec un signe du doigt, vu qu'il serait contre +ma règle de prononcer des paroles, toutes les fois que le geste y peut +suppléer.» Disant ces mots, il indiqua successivement deux coins de sa +cellule. «Voilà l'écurie, dit-il, et voilà votre lit[24].» Cherchant +ensuite sur une planche voisine, un plat contenant deux poignées de pois +secs et le mettant sur la table, il ajouta: «Voici votre souper.» + + Note 24: _Your bed there_, dit le texte, dont la précédente + traduction fait une «chambre à coucher.» Une chambre à + coucher dans un oratoire! autant vaudrait dire un salon. + A. M. + +Le chevalier haussa les épaules, et sortant de la hutte, il amena son +cheval, qu'il avait attaché par la bride à un arbre; il le dessella, le +pansa avec soin, et lui étendit sur le dos son propre manteau. L'ermite +fut vraisemblablement touché des soins que le chevalier prenait de sa +monture, car, ayant l'air de se rappeler quelques restes de fourrage +laissés par le garde forestier, à sa dernière visite, il tira d'un coin +de l'écurie une botte de foin qu'il plaça sous la bouche du coursier, et +immédiatement après, il étendit une brassée de fougère sèche à l'endroit +qu'il avait montré comme réservé au lit du cavalier. Celui-ci le +remercia de sa courtoisie, et, ce devoir rempli, tous deux revinrent +s'asseoir à la table, où se trouvait toujours entre eux l'assiette de +pois secs. Après un long _benedicite_, qui avait été autrefois en latin, +mais qui n'en conservait que des fragmens tronqués, à l'exception, çà et +là, d'une longue et roulante finale de quelques mots ou phrases, +l'ermite donna l'exemple à son hôte, en mettant modestement dans une +grande bouche, garnie de deux rangées d'excellentes dents, aussi +blanches et aussi aiguës que celles d'un sanglier, trois ou quatre pois +secs; triste mouture, sans doute, pour un moulin si large et si +puissant[25]! + + Note 25: _A miserable grist as it seemed for so large and + able a mill_: rien de cela ne se retrouve dans le travail de + mon prédécesseur. A. M. + +Afin de suivre un si louable exemple, le chevalier ôta son casque, son +corselet et la plus grande partie de son armure, et fit voir à l'ermite +une tête couverte de cheveux blonds, épais et bouclés, des traits +prononcés, des yeux bleus singulièrement vifs et pénétrans, une belle +bouche, avec la lèvre supérieure chargée de deux moustaches plus foncées +que les cheveux; enfin un homme hardi, entreprenant, qualités analogues +à sa haute et vigoureuse stature. + +L'ermite, comme si l'envie lui avait pris de répondre à la confiance de +son hôte, rejeta son capuchon en arrière, et montra à son tour une tête +ronde comme une boule, et qui décelait un homme encore dans le printemps +de la virilité. Sa large tonsure, environnée d'un cercle de cheveux +noirs et crépus, rappelait l'image d'un enclos communal entouré d'une +haie d'aubépine[26]. Ses traits n'exprimaient rien d'une austérité +monastique, ni le jeûne et les macérations d'une vie ascétique; au +contraire il avait une contenance orgueilleuse et décidée, les yeux +surmontés de larges sourcils noirs, le front largement dessiné, les +joues rondes et vermeilles comme celles d'un trompette, avec un menton +qui balançait une barbe longue, noire et touffue. Une telle figure entée +sur le corps charnu de l'homme sacré, rappelait bien plus énergiquement +pour subsistance habituelle l'emploi de gros reins de boeuf et de bonnes +hanches de mouton, qu'une chétive nourriture de pois secs ou de +légumes[27]. Cette disconvenance n'échappa point à la sagacité du +chevalier, qui, après avoir broyé avec difficulté une bouchée de pois +secs, trouva qu'il devenait indispensable de demander à l'ermite quelque +boisson pour l'aider à les avaler: celui-ci répondit à sa requête en +plaçant devant lui une grande cruche d'eau la plus pure de la fontaine. + + Note 26: _His close-shaven crown, surrounded by a circle of + stiff-curled black hair, had something the appearance of a + parish pinfold begirt by its high hedge._ Ce trait vivant et + qui décèle si bien la touche éminemment pittoresque du + romancier calédonien, a échappé, par mégarde, sans doute, à + la plume de son premier interprète. A. M. + + Note 27: On chercherait vainement cette énergique image dans + la version de mon prédécesseur. + +«Elle vient, dit-il, de la source de Saint-Dunstan[28], dans laquelle, +entre deux soleils, il baptisa cinq cents païens danois. Que son nom +soit béni!» Et approchant sa barbe noire de la cruche, il avala une +gorgée d'eau, en quantité infiniment plus modérée qu'on ne devait s'y +attendre, d'après l'éloge qu'il venait d'en faire. «Il me semble, mon +révérend père, dit le chevalier, que ces pois secs, dont vous mangez si +peu, et que cette eau pure, dont vous êtes si économe envers vous-même, +s'accordent merveilleusement avec votre constitution. Vous me paraissez +homme plus propre à gagner le prix du bélier dans une lutte à +bras-le-corps, ou celui de l'anneau dans le jeu du bâton au moulinet, ou +celui du bouclier au jeu de l'épée, qu'à passer votre temps dans ce +désert, en disant des messes et en ne vivant que de pois secs et d'eau +claire.» + + Note 28: C'est ce fameux Dunstan qui un jour saisit le diable + par le nez avec une paire de pincettes rougies au feu, et lui + fit faire ainsi trois fois le tour de sa chambre. A. M. + +«Sire chevalier, reprit l'ermite, vos pensées ressemblent à celles des +laïques ignorans, elles sont selon la chair. Il a plu à la sainte Vierge +et à mon saint patron de bénir la pitance à laquelle je me restreins, +comme jadis furent bénis les légumes et l'eau dont se contentèrent les +enfans Sidrach, Misach et Abdenago, lesquels ne voulurent pas toucher au +vin ni aux viandes que leur fit servir le roi des Sarrasins.» + +«Saint père, dit le chevalier, sur la figure de qui le ciel a opéré un +tel miracle, permets à un humble pécheur de demander ton nom.»--«Tu peux +m'appeler l'ermite Copmanhurst, répondit le cénobite; car on m'appelle +ainsi. On y ajoute, il est vrai, l'épithète de saint; mais je n'y tiens +pas, vu que je ne m'en trouve pas digne. Et maintenant, brave chevalier, +puis-je à mon tour savoir le nom de mon hôte?»--«Certainement, dit le +voyageur, certainement: On m'appelle dans ce pays le chevalier noir. +Beaucoup de gens, il est vrai, ajoutent à ce nom l'épithète de fainéant; +mais je ne m'en soucie guère, vu que je m'en crois peu digne.» + +L'ermite put à peine s'empêcher de sourire à l'ouïe de la réponse de son +hôte. «Je vois, dit-il, sire chevalier fainéant, que tu es un homme de +sens et de bon conseil; je vois de plus que la simplicité de mon régime +monastique ne séduit pas un voyageur comme toi, accoutumé, peut-être, à +la licence des cours et des camps et au luxe des villes. Maintenant il +me semble, sire fainéant, qu'à la dernière visite du charitable +garde-forestier dans ma cellule, il a laissé à ma garde, outre plusieurs +bottes de fourrage, quelques provisions de bouche, qui, n'étant point +propres à mon usage, me sont sorties de la mémoire au milieu de mes +pieuses et bien plus graves méditations.» + +«J'aurais juré qu'il en était ainsi, reprit le chevalier. J'étais sûr +qu'il y avait une meilleure nourriture dans votre cellule, vénérable +père, du moment que vous avez ôté votre capuchon. Le garde-forestier est +sans doute un jovial compagnon, et quiconque aurait vu des dents comme +les tiennes broyer ces pois, et ton large gosier s'abreuver d'une si +vulgaire boisson, n'aurait pu te croire nourri de mets et désaltéré par +un breuvage tout au plus dignes de mon cheval.» En disant ces paroles, +il désignait du doigt le service de la table; puis il ajouta: «Voyons +sans délai la fine réserve du garde-forestier.» + +L'ermite jeta sur le chevalier un regard pénétrant, dans lequel on +remarquait une sorte d'hésitation comique; il paraissait douter s'il y +aurait de sa part quelque prudence à se confier à son hôte. Cependant la +contenance de celui-ci marquait assez de franchise pour dissiper toute +crainte. Son sourire également avait quelque chose d'un sardonisme +irrésistible et respirait tellement la loyauté, qu'il commandait en +quelque sorte la sympathie. Après l'échange de deux ou trois oeillades +muettes, l'ermite courut au fond de sa hutte, il ouvrit une armoire +cachée avec autant d'adresse que de soin, en sortit un énorme pâté dans +un plat d'étain d'une dimension peu usitée. Ce gros pâté fut mis devant +le chevalier, qui, prenant son poignard, le tailla bien à l'aise et ne +perdit pas de temps pour faire une ample connaissance avec le contenu. + +«Y a-t-il long-temps, révérend père, que l'honnête garde de la forêt +n'est venu chez vous,» dit le chevalier après avoir avalé en hâte +plusieurs morceaux de ce renfort ajouté à la bonne chère du +cénobite.--«Environ deux mois, répondit celui-ci sans réflexion.»--«De +par le ciel! reprit le chevalier, tout dans votre ermitage tient du +miracle, bon père; j'aurais juré que le gros chevreuil qui a fourni +cette venaison courait encore il y a huit jours dans la foret.» + +L'ermite fut quelque peu déconcerté par cette remarque; et d'ailleurs il +faisait une bien triste figure en regardant diminuer à vue d'oeil son +pâté, où l'hôte faisait des brèches profondes; attaque militaire à +laquelle sa profession antérieure d'abstinence ne lui permettait pas de +s'unir.--«Mais, à propos, révérend père, j'ai été en Palestine» dit le +chevalier en cessant tout à coup de manger, et je me souviens que c'est +un devoir pour quiconque reçoit un convive à sa table, de l'assurer de +la bonté des alimens, en les goûtant avec lui. À Dieu ne plaise que je +soupçonne un si saint homme de mauvaises intentions; néanmoins, je +serais charmé de vous voir suivre l'usage de l'Orient.»--«Pour mettre à +l'aise vos scrupules inutiles, sire chevalier, je me départirai cette +fois de ma règle,» répondit le cénobite; et comme dans ce temps-là il +n'existait pas encore de fourchettes, sur-le-champ il plongea ses doigts +dans les cavernes du pâté. + +La glace de la cérémonie étant une fois rompue[29], il s'éleva une +rivalité d'appétit entre l'ermite et le chevalier; et, quoique celui-ci +eût probablement jeûné plus long-temps, le cénobite le laissa bien loin +derrière lui.--«Saint père, dit le chevalier lorsque sa faim fut +apaisée, je parierais mon cheval contre un sequin que l'honnête +garde-forestier auquel nous sommes redevables de cette venaison, t'a +laissé un baril de Bordeaux, ou une pipe de Madère, ou quelque autre +bagatelle analogue, en auxiliaire de son pâté. Cette circonstance, je ne +l'ignore point, ne serait pas digne de rester dans la mémoire d'un +cénobite aussi rigide; mais je pense que si vous vouliez chercher encore +dans le fond de votre cellule, vous trouveriez que ma conjecture n'est +nullement chimérique. + + Note 29: _The icy of ceremony being once broken_, phrase que + le premier interprète de Walter-Scott rend par la _glace + étant ainsi rompue_, comme si ce n'était pas une métaphore; + elle serait plus exactement reproduite par cet équivalent: + _toute cérémonie étant mise de coté_. Nous hasardons la forme + anglaise, en reconnaissant le néologisme. + +L'ermite ne répondit que par une grimace[30]; et, retournant à l'armoire +où il avait pris le pâté, il en rapporta une bouteille de cuir, qui +pouvait contenir environ quatre litres. Il la mit sur la table avec et, +ayant ainsi fait cette provision liquide pour arroser le souper, il crut +pouvoir mettre de côté toute gêne. Remplissant donc les deux coupes, il +en prit une en disant en saxon: «_Waes hael_, à votre santé, chevalier +fainéant!» et il la vida d'un trait. «_Drink hael_, je bois à la vôtre, +ermite de Copmanhurst,» répondit le guerrier; et il lui fit raison de la +même manière. «Saint personnage, ajouta le voyageur après ce premier +toast, je ne saurais que m'étonner de plus en plus qu'un homme doué de +qualités et de forces comme les tiennes, et qui par dessus tout se +montre un excellent convive, ait songé à vivre seul dans un désert. À +mon avis, vous seriez bien plutôt fait[31] pour prendre d'assaut un +castel ou une forteresse, en mangeant gras et buvant sec, au lieu de +vous nourrir ici de légumes, et de vous abreuver d'eau claire, ou de +dépendre même de la charité du garde-forestier. Du moins, si j'étais à +votre place, je chasserais à mon aise les daims du roi; il en existe en +abondance dans ces forêts, et on ne regretterait pas un daim tué pour le +service du chapelain de saint Dunstan.» + + Note 30 _By a grin_, dit le texte, et non pas un _sourire_, + comme le dit le premier traducteur. A. M. + + Note 31: L'auteur anglais passe alternativement du _vous_ au + _tu_, afin de varier sans doute le ton de la conversation à + la fois noble et familière de ses interlocuteurs. Nous avons + fréquemment reproduit ces formes d'élocution, pour mieux + encore nous rapprocher des intentions et du style de + l'écrivain britannique. A. M. + +«Sire fainéant, reprit l'ermite, voilà des mots dangereux, et je vous +prie de ne pas les répéter. Je suis un religieux fidèle au prince et à +la loi; si je m'avisais de chasser le gibier de mon souverain, je serais +sûr de la prison, et ma robe ne me sauverait même pas de la +potence.»--«N'importe, si j'étais de vous, dit le chevalier, je me +promènerais au clair de la lune, lorsque les gardes-forestiers se +tiennent bien chaudement dans leurs lits, et tout en marmottant mes +prières, je décocherais une flèche au milieu des troupeaux de daims qui +paissent les clairières d'alentour. Dites-moi, mon père, n'avez-vous +jamais pris un semblable passe-temps?»--«Ami fainéant, répondit +l'ermite, tu as vu tout ce qui peut, dans mon ménage, intéresser les +regards, et même plus que ne méritait de voir un homme qui s'y est +presque établi par violence. Crois-moi, il vaut mieux jouir du bien que +le ciel nous envoie, que d'être indiscrètement curieux sur la manière +dont il arrive. Remplis ton verre, bois-le, et ne pousse pas plus loin, +je t'en prie, tes questions impolies; car tu me forcerais à te prouver +que, si tu t'émancipais davantage, il me serait facile d'y mettre un +terme.» + +«Par ma foi, continua le chevalier, tu augmentes ma curiosité! tu es +l'ermite le plus mystérieux que j'aie jamais rencontré; et j'en saurai +davantage de toi avant que nous nous séparions. Pour ce qui est de tes +menaces, digne anachorète, tu parles à un homme dont le métier est de +braver le danger partout où il se présente.»--«À ta santé, sire +chevalier fainéant, reprit l'ermite, je respecte beaucoup ta valeur, +mais j'ai une très mince idée de ta discrétion. Si tu veux me combattre +avec des armes égales, je te donnerai de bonne amitié et fraternellement +une telle pénitence et une telle absolution, que d'ici à un an tu ne +pécheras plus par excès de curiosité.» + +«Quelles sont tes armes, vaillant ermite?»--«Il n'y en a pas, reprit-il, +depuis les ciseaux de Dalila et le clou de Jaël jusqu'au cimeterre de +Goliath, avec lesquelles je ne sois prêt à me mesurer avec toi. Mais si +tu me laisses maître du choix, que dis-tu, mon digne ami, de ces deux +joujoux?» En parlant ainsi, il ouvrit une autre armoire dans un coin de +la cellule, et en tira deux grandes épées et deux boucliers, tels qu'en +portaient alors les yeomen ou archers. Le chevalier qui suivait des yeux +tous ses mouvemens, vit que cette armoire contenait aussi deux ou trois +longs arcs, une arquebuse, des traits et des flèches, une harpe et +d'autres objets qui ne semblaient guère propres à l'usage d'un ermite. + +«Brave cénobite, reprit le chevalier, je ne te ferai plus de questions +indiscrètes: les articles contenus dans cette armoire y répondent +d'avance; mais j'y vois une arme, ajouta-t-il, en prenant la harpe, sur +laquelle j'essaierais bien plus volontiers avec toi mon adresse, qu'avec +l'épée et le bouclier.»--«J'espère, sire chevalier, dit l'ermite, que tu +n'as pas trop donné lieu à être surnommé le fainéant; je te soupçonne +gravement à ce sujet. Néanmoins, comme tu es mon hôte, je ne veux pas +mettre ton courage à l'épreuve sans ton exprès consentement. Assieds-toi +donc, et remplis ta coupe; buvons, chantons et soyons heureux, si tu +sais quelque bon virelai; tu seras le bien venu et admis au festin de +l'ermite de Copmanhurst aussi long-temps que je desservirai la chapelle +de saint Dunstan, et ce sera, s'il plaît à Dieu, jusqu'à ce que +j'échange mon toit de chaume contre une couverture en gazon. Mais viens, +remplis ta coupe, car il faudra quelque temps pour accorder la harpe; et +rien n'enduit le gosier et n'aiguise l'ouïe comme un bon verre de vin. +Pour ma part, j'aime à sentir le jus de la treille jusqu'au bout de mes +doigts, avant qu'ils fassent vibrer les cordes de mon instrument[32]. + + Note 32: Le précèdent traducteur n'avait pas sans doute + enduit, c'est-à-dire humecté son gosier de nectar bachique, + puisqu'il n'a pas rendu la naïve expression de l'ermite. + A. M. + + + + +CHAPITRE XVII. + + + «Le soir, dans un coin réservé à l'étude, j'ouvre mon livre + au dos de cuivre, rempli d'une multitude de faits sacrés des + martyrs couronnés de la récompense divine; alors, quand mon + flambeau pâlit et commence à ne plus m'éclairer, je chante + avant de m'endormir mon hymne cadencée. Qui ne voudrait + renoncer aux vanités mondaines pour prendre mon bâton et + revêtir l'amict blanc, ou préférer au bruyant théâtre du + monde la paix de mon ermitage.» WARTON + + +Malgré l'invitation du jovial ermite, à laquelle son hôte obéit +volontiers, celui-ci reconnut que le moyen proposé n'atteignait pas +aussi aisément le but, et que ce n'était pas une chose facile que +d'accorder une harpe. «Il me semble, bon père, dit le chevalier, qu'il +manque une corde à l'instrument, et que les autres ne sont pas des +meilleures.»--«Vraiment! tu remarques cela, reprit l'ermite; tu es donc +du métier! C'est la faute du vin et de la bombance, ajouta-t-il +gravement en levant les yeux au ciel; c'est la faute du vin et de la +bombance. J'avais dit à Allan-a-Dale, le ménestrel du Nord, qu'il +dérangerait la harpe, s'il y touchait après avoir humé sa septième +coupe; mais il ne souffrait pas le contrôle. Ami, je bois à ton heureux +essai musical.» Disant ces mots, il vida son flacon avec un grand +sérieux, en secouant la tête, comme pour blâmer l'intempérance du +ménestrel du Nord. + +Le chevalier cependant avait réussi à mettre les cordes un peu en +harmonie, et, après un court prélude, il pria l'ermite de lui dire, s'il +voulait, une _sirvente_ dans la langue _d'oc_, ou un _lai_ dans celle +_d'oui_, ou un _virelai_, ou une _ballade_ en anglais vulgaire. «Une +ballade! une ballade! répondit-il, au lieu des _ocs_ et des _ouis_ de +France. Je suis un véritable Anglais, sire chevalier, un véritable +Anglais, comme l'était mon patron saint Dunstan; je me moque de tous ces +_ocs_ et de tous ces _ouis_, comme il se serait moqué des coups de +griffes du diable. On ne chantera que de l'anglais dans cette +cellule.»--«Je vais donc essayer, dit le chevalier, une ballade composée +par un joyeux ménestrel saxon, que j'ai connu dans la Terre-Sainte.» Il +ne fut pas difficile de s'apercevoir que si le chevalier n'excellait +point dans l'art des ménestrels, son goût du moins avait été +perfectionné par les maîtres les plus habiles. L'étude lui avait appris +à adoucir les sons d'une voix plutôt dure que moelleuse, et il avait +tout le talent propre à suppléer aux qualités que la nature lui avait +refusées. Il eût donc mérité d'être applaudi par des juges plus sévères +que l'ermite, d'autant plus, qu'imprimant à sa touche une sorte d'âme, +et à ses accens un enthousiasme plein de mélancolie, il donnait à ses +vers une vigueur entraînante. Voici quels furent ses chants: + +LE RETOUR DU CROISÉ. + + «Un preux, l'honneur de la chevalerie, + Ne rapportait des rives du Jourdain + Qu'une humble croix soustraite à la furie + Des bataillons d'un nouveau Saladin. + Son bouclier montrait plus d'une empreinte + Des coups reçus en donnant le trépas. + Au seuil natal, de sa dame avec crainte + Ainsi le soir il chantait les appas. + + «Salut, ma belle! objet si plein de charmes! + De l'Orient, où je semai l'effroi, + Pour tous trésors je rapporte mes armes, + Et je reviens sur mon vieux palefroi. + Mes éperons et ma lance intrépide, + Pour seul trophée en ce moment voilà + Ce qui me reste en ma course rapide; + Mais j'ai l'espoir d'un souris de Tékla. + + «Joie à ma belle! en de pompeuses fêtes + Je ne rêvais que sa douce faveur; + Son nom volait sur l'aile des conquêtes, + Et son prestige allumait ma ferveur. + La harpe d'or, la trompette éclatante, + Rediront: «Gloire à qui charmait nos coeurs! + «Pour ses beaux yeux, prisme de notre attente, + «Champ d'Ascalon, tu nous rendis vainqueurs.» + + «Le glaive ardent qu'éveillait son sourire, + De cent beautés moissonna les époux; + À la victoire obligé de souscrire, + Le soudan tombe, et son trône est à nous. + De ses cheveux vois les flottantes ondes + D'un cou d'ivoire effleurer le contour: + J'ai pour vous plaire, amie aux tresses blondes, + Par mille assauts signalé mon retour. + + «Joie à ma belle! un nom peu mémorable, + Tous mes exploits seront ta noble part. + Ouvre à mes voeux ta porte inexorable: + Je suis mouillé, l'heure est lente, il est tard. + L'âme endurcie aux feux de l'Idumée, + Je suis glacé, je péris de langueur; + De qui t'amène un peu de renommée + Que l'amour pur fléchisse la rigueur.» + +Pendant que le chevalier noir chantait ainsi, l'ermite se démenait comme +un critique de profession qui de nos jours assisterait à la +représentation d'un nouvel opéra. Il rejetait sa tête en arrière sur +l'escabelle où il était assis, les yeux à demi fermés; tantôt joignant +les mains et se tordant les doigts, il semblait absorbé dans une +attention soutenue; et tantôt balançant ses bras, il leur faisait battre +la mesure, en même temps qu'il la marquait du pied. À deux ou trois +cadences favorites, lorsque la voix du chevalier ne s'élevait point +aussi haut que le chant le prescrivait, il y joignait la discrète +assistance de la sienne. Quand la romance fut terminée, le cénobite avec +emphase déclara qu'elle était bonne et bien exécutée. «Cependant, +dit-il, je pense que mon compatriote saxon avait vécu assez long-temps +avec les Normands pour tomber dans le défaut du langage langoureux. Que +cherchait-il loin de son pays! ou que pouvait-il espérer autre chose à +son retour que de trouver sa belle, agréablement consolée par un rival +plus assidu! ne devait-il pas appréhender qu'elle n'écouterait pas plus +sa sérénade, comme on l'appelle, que le miaulement du chat dans la +gouttière? Néanmoins, sire chevalier, je bois à ta santé et au succès de +tous les vrais amans. Je crains que vous ne le soyez pas,» ajouta-t-il +en observant le chevalier dont le cerveau commençait à s'échauffer par +des libations fréquentes, et qui, par méprise, dans cette situation +équivoque, remplissait d'eau sa coupe au lieu de bière. + +«Pourquoi, dit le chevalier, ne m'avez-vous pas prévenu que ceci était +de l'eau de la fontaine de votre bienheureux patron saint +Dunstan?»--«Sans doute, reprit l'ermite, il y baptisa des centaines de +païens, mais je n'ai jamais appris qu'il en ait bu. Chaque chose dans ce +bas monde a une destination qui lui est propre[33]. Saint Dunstan +connaissait aussi bien que tout autre les priviléges d'un joyeux frère.» +En prononçant ces mots, il s'empara de la harpe, et entonna les couplets +suivans, sur un ancien air anglais qui se chante avec un refrain[34]. + + Note 33: _Every thing should be put to its proper use in this + world_, chaque chose doit être appropriée à son usage + ici-bas. + + Note 34: L'auteur anglais suppose que le refrain _derrydown_, + équivalant à notre _lan, la_, remonte non seulement à la + période de l'heptarchie, mais même aux temps des druides, et + qu'il avait servi de chorus aux hymnes de ces prêtres + lorsqu'ils allaient cueillir le gui et le consacrer + solennellement sur leurs autels de pierre. A. M. + +LE MOINE DÉCHAUSSÉ. + + Mon ami, je vous donne un an et d'avantage + Pour chercher de l'Araxe aux bords féconds du Tage: + Vous ne verrez jamais, de vos courses lassé, + Nul vivant plus heureux qu'un moine déchaussé. + + Pour sa dame un guerrier dans les combats s'élance; + Il revient traversé par le fer d'une lance. + Près de sa belle en pleurs vite il est confessé: + Et qui donc la console? un moine déchaussé. + + On vit plus d'un monarque échanger sa couronne + Contre le froc poudreux dont son corps s'environne; + Mais a-t-on jamais vu qu'un homme ait balancé + Entre un sceptre et l'habit du moine déchaussé? + + S'il voyage, partout il est sûr d'un asile; + Toute riche maison devient son domicile; + Au gré de son caprice, et toujours caressé, + Se berce dans la joie un moine déchaussé. + + Midi sonne, on l'attend: l'hôte le plus avide + Laisse intact le potage et le grand siége vide; + Car au meilleur des mets, au fauteuil avancé + A seul droit de prétendre un moine déchaussé. + + S'il arrive le soir, le souper se prépare, + Et d'un broc plein de bière aussitôt il s'empare. + Par sa moitié l'époux de son lit est chassé, + Avant qu'un bon lit manque au moine déchaussé. + + Oh! vivent la sandale, et la corde, et la chape! + Triple effroi du démon, sécurité du pape! + Semer de fleurs la vie, et de nul trait blessé, + Fut toujours le destin du moine déchaussé[35]. + + Note 35: Il faut admirer la bonhomie de l'éditeur ou + précèdent traducteur, lorsqu'il dit dans une note à la suite + de ce passage, «qu'il n'a point reproduit le _Barefooted + friar_ c'est-à-dire, _le moine déchaussé_, qu'il a remplacé + par _le joyeux frère_,» expression vague et indéterminée; + tandis qu'il est ici question d'un moine fainéant; ce qui + tronque en tous points la lettre et le sens du texte. Il + ajoute: «qu'il serait difficile de traduire avec plus de + bonheur qu'il ne l'a fait ce joyeux canon, et qu'il serait + surpris qu'on fît mieux;» enfin, conclut-il, «on pourrait + être plus exact, mais non pas plus fidèle.» Malgré la bonne + opinion que l'éditeur a de son travail, nous avons cru devoir + reproduire ici vers pour vers les paroles et le rhythme de + l'original: le lecteur jugera. A. M. + +«Vraiment, dit le noir fainéant, tu as fort bien, et même vigoureusement +chanté, surtout à la louange de ton ordre. Mais en parlant ainsi du +diable, dites-moi, révérend père, ne craignez-vous pas qu'il ne vous +rende visite dans un de vos passe-temps non canoniques?»--«Non +canoniques! répondit le solitaire, je méprise cette accusation injuste +et je la foule sous mes talons. Je remplis bien et dûment les +obligations de mon ermitage; je dis deux messes par jour, matin et soir; +prime, tierce, sexte, none, vêpres, _ave_, _credo_, _pater_.»--«Excepté, +dit l'hôte, pendant le clair de lune dans la saison du gibier,»--«_Exceptis +excipiendis_, excepté les cas à excepter, répondit le moine, comme notre +vieil abbé m'a enseigné qu'il fallait dire lorsque d'impertinens laïques +me demanderaient si j'accomplissais tous les devoirs les plus minutieux +de mon ordre.» + +«À merveille, bon père, dit le chevalier; mais le diable est homme à +tenir l'oeil ouvert sur toutes les exceptions; il rôde autour de nous, +tu le sais, comme un lion rugissant.»--«Qu'il rôde et rugisse autour de +moi, s'il l'ose: un coup de la corde qui me sert de ceinture le fera +hurler aussi fort que les pincettes de saint Dunstan le firent beugler +jadis. Je n'ai jamais craint homme qui vive, et je redoute encore moins +le diable et tous ses diablotins. Saint Dunstan, saint Dubric, saint +Winibold, saint Winifred, saint Swebert, saint Willick, sans oublier +saint Thomas-d'Aquin et mes faibles mérites, me mettent en mesure de le +défier, lui, sa queue et ses cornes. Mais pour vous initier dans un de +mes secrets, je ne m'entretiens jamais de pareilles choses, mon ami, +qu'après matines.» + +Il changea de conversation, et tous les deux alors se remirent à boire, +à rire et à chanter; joyeuse récréation qui se prolongeait de mieux en +mieux, lorsque soudain elle fut interrompue par un grand bruit à la +porte de l'ermitage. La cause de ce bruit ne sera expliquée qu'en +reprenant les aventures d'un de nos autres personnages; car, non plus +que le vieil Arioste, nous ne nous piquons pas de tenir uniformément +compagnie aux caractères moraux de notre drame et de les faire marcher +de front. + + + + + +CHAPITRE XVIII. + + + «Partons! notre voyage doit avoir lieu à travers le vallon et + les broussailles, où le daim joyeux bondit près de sa mère + timide, où le grand chêne, interceptant par ses rameaux les + rayons du soleil, dessine une sorte de marqueterie en + échiquier dans l'avenue tracée sur la verte pelouse. + Levons-nous et partons, car ces sentiers sont agréables à + fouler quand le soleil dans toute sa force est monté sur son + trône; ils sont moins rians et moins sûrs quand l'astre de + Phoebé, de sa lueur douteuse, éclaire l'obscurité de la + forêt.» _La Forêt d'Ettrick_. + + +Quand Cedric le Saxon vit son fils tomber sans connaissance dans l'arène +à Ashby, son premier mouvement fut d'ordonner aux gens de sa suite de +prendre soin de lui; mais les mots s'arrêtèrent heurtés dans son gosier +et expirèrent sur ses lèvres. Il ne put prendre sur lui de reconnaître, +en présence d'une telle assemblée, le fils qu'il avait renié et +déshérité. Il commanda cependant à Oswald de ne pas le perdre de vue, et +de prendre avec lui deux de ses serfs pour transporter Ivanhoe à Ashby +dès que la foule se serait écoulée. Oswald fut devancé dans ce bon +office; la multitude se dispersa en effet, mais il ne trouva plus le +chevalier. Ce fut en vain que l'échanson de Cedric chercha partout son +jeune maître: il vit les traces du sang qui venait de s'échapper de ses +blessures, mais le jeune héros n'était plus dans sa tente; il semblait +que des fées l'eussent enlevé du champ de bataille. Oswald eût pu, car +les Saxons étaient superstitieux, adopter cette hypothèse pour expliquer +la disparition d'Ivanhoe, s'il n'avait pas tout à coup jeté les yeux sur +un homme accoutré en espèce d'écuyer, dans lequel il reconnut les traits +de Gurth, son camarade. Inquiet sur le destin de son maître et désolé de +sa soudaine disparition, le gardeur de pourceaux déguisé le cherchait +partout, et avait même négligé en agissant ainsi le soin de sa propre +sûreté. Oswald crut de son devoir d'arrêter Gurth comme un déserteur sur +le sort duquel son maître avait à prononcer. + +Renouvelant ses recherches sur le destin d'Ivanhoe, l'unique +renseignement que l'échanson put recueillir fut que le chevalier avait +été placé par des valets bien vêtus dans la litière d'une dame qui se +trouvait parmi les spectateurs, et avait été immédiatement transporté +hors de l'arène. Oswald, en recevant cet avis, résolut de retourner +auprès de son maître, pour de plus amples instructions, emmenant avec +lui le gardeur de pourceaux, qu'il regardait comme un transfuge évadé du +service de Cedric. + +Celui-ci avait été dans les plus vives alarmes à l'égard de son fils +jusqu'au retour de l'échanson, car la nature en lui avait repris ses +droits, en dépit du stoïcisme patriotique le plus prononcé. Mais dès +qu'il sut qu'Ivanhoe se trouvait sous la sauve-garde de mains +probablement amies, l'amour paternel, qu'avait éveillé l'incertitude de +son sort, fut réprimé et remplacé par l'instinct dominant de l'orgueil +blessé, et le ressentiment qu'avait produit la désobéissance filiale. +«Qu'il erre où il voudra, dit-il, que ceux pour l'amour desquels il a +couru tant de périls prennent soin de ses blessures! Il est plus fait +pour se signaler dans les tours de jongleurs de la chevalerie normande +que pour soutenir l'honneur et la réputation de ses ancêtres saxons avec +le glaive et la hache, vieilles et bonnes armes de son pays.» + +Si, pour soutenir la gloire de ses aïeux, dit Rowena qui se trouvait +présente, il suffit d'être sage au conseil et brave au combat, d'être le +plus courageux parmi les courageux, et le plus doux et le plus aimable +entre les plus galans, je ne connais que le suffrage de son père qui +puisse...»--«Silence! lady Rowena, ce sujet est le seul sur lequel je ne +vous écouterai pas. Préparez-vous pour le banquet du prince. Nous avons +été invités avec une si flatteuse courtoisie, avec des égards tels, que +les Normands hautains en usent rarement envers nous depuis la fatale +journée d'Hastings. Je m'y trouverai, ne fût-ce que pour montrer à +ces fiers étrangers combien peu le destin d'un fils qui a vaincu leurs +plus vaillans guerriers peut troubler le coeur d'un Saxon.»--«Et moi je +n'irai pas, dit Rowena. Prenez garde que ce que vous prenez pour du courage +et de la fermeté ne soit au fond que de la dureté de coeur.»--«Reste donc, +femme ingrate, dit Cedric, c'est le tien qui est dur, puisque tu sacrifies +les intérêts d'une nation opprimée à un frivole et illégitime attachement, +et je me rendrai avec lui au festin du prince Jean d'Anjou.» + +Ils partirent en effet pour assister à ce banquet dont nous avons déjà +mentionné les principales circonstances. Dès qu'ils furent sortis du +château, les deux thanes ou nobles saxons avec leur suite, montèrent à +cheval, et ce fut pendant le tumulte occasionné par ce départ, que +Cedric, pour la première fois, porta les yeux sur le fugitif gardeur de +pourceaux. Le noble Saxon était revenu, comme nous l'avons vu, de très +mauvaise humeur, et il n'avait besoin que d'un prétexte pour décharger +sa colère sur quelqu'un. «Des fers! dit-il, des fers! qu'on le garrotte! +Oswald! Hundibert! misérables! Comment osez-vous laisser en liberté ce +coquin de valet?» Les compagnons de ce dernier se gardant bien de +hasarder la moindre remontrance en sa faveur, lui attachèrent les mains +derrière le dos avec la première corde venue. Il se soumit sans murmurer +à ce traitement rigoureux; seulement il lança un regard de reproches à +son maître et lui dit: «Cela vient de ce que j'aime votre sang plus que +le mien.»--«À cheval, et en avant!» s'écria Cedric.--«Il en est bien +temps, dit le noble Athelstane, car, si nous ne hâtons notre marche, les +préparatifs du digne abbé de Waltheoff pour un arrière-souper[36] se +gâteront.» + + Note 36: L'expression anglaise _a rere-supper_, + arrière-souper, était un repas de nuit; elle signifie une + collation que l'on servait à une heure avancée et après le + souper ordinaire. A. M. + +Nos voyageurs firent cependant assez de diligence pour atteindre le +couvent de Saint-Withold, avant qu'un malheur pût arriver. L'abbé, issu +lui-même d'une ancienne famille saxonne, reçut ses deux compatriotes +avec toute l'hospitalité prodigue dont cette nation était jalouse. On +demeura à table fort avant dans la nuit, ou pour mieux dire, jusqu'au +point du jour, et l'on ne prit congé de l'abbé qu'après avoir partagé +avec lui un copieux déjeuner. + +Au moment où la cavalcade sortait de la cour du monastère, il arriva un +incident un peu alarmant pour des Saxons, qui, de tous les peuples de +l'Europe, ajoutaient le plus de foi à l'observation superstitieuse des +augures, et aux opinions desquels il faut reporter les singuliers usages +dont parlent nos chroniques populaires. Les Normands, étant une race +mêlée et plus avancée alors en civilisation, avaient perdu la plupart +des préjugés que leurs ancêtres avaient importés de la Scandinavie, et +se piquaient de penser plus sainement sur de pareils sujets. Dans le cas +actuel, l'appréhension de quelque malheur prochain fut inspirée par un +prophète non moins respectable, sans doute: un gros chien noir et +maigre, qui, assis sur ses deux pattes de derrière, hurla d'une façon +lamentable, quand les premiers cavaliers franchirent la porte, et par +ses aboiemens sauvages et ses trépignemens dans tous les sens, +paraissait témoigner une extrême envie de suivre la cavalcade. + +«Je n'aime pas cette musique, mon père,» dit le noble Athelstane à +Cedric; car il le nommait souvent ainsi par respect pour son âge. «Je ne +l'aime pas non plus, notre oncle,» lui dit Wamba; «je crains beaucoup +que nous n'ayons à payer le musicien.»--«Selon moi,» répliqua +Athelstane, sur le cerveau duquel la bonne bière de l'abbé, déjà fameuse +à cette époque, avait produit une impression favorable; «selon moi, nous +ferions mieux de retourner sur nos pas et de rester avec l'abbé jusqu'à +l'après-dînée. Cela porte malheur de voyager lorsque le chemin est +traversé par un moine, un lièvre, ou un chien hurlant, avant que d'avoir +fait un second repas.»--«Allons, cria Cedric impatienté, le temps n'est +déjà que trop court pour accomplir notre voyage! quant au chien, je le +connais; c'est celui de ce fripon de Gurth, et un fuyard inutile comme +son maître.» + +En parlant ainsi et en se dressant sur ses étriers, Cedric, tout irrité +de ce retard, lança une javeline contre le pauvre Fangs; car c'était +Fangs qui, ayant suivi les traces de son maître dans son expédition de +maraude, l'avait perdu ici, et témoignait de cette manière sa joie de +l'avoir retrouvé. La javeline blessa à l'épaule le dogue fidèle, si +avant, qu'il faillit d'être cloué à la terre; et Fangs se sauva de la +présence du thane courroucé en poussant des cris de douleur. L'âme du +gardeur de pourceaux se gonfla de colère; car il fut plus sensible au +meurtre prémédité de son chien qu'au mauvais traitement qu'il avait reçu +lui-même. Ayant essayé vainement de porter la main à ses yeux, il dit à +Wamba, qui, témoin de la mauvaise humeur de son maître, s'était +prudemment tenu à l'écart: «Je t'en prie, rends-moi le service de +m'essuyer les yeux avec le pan de ton manteau; la poussière me fait mal, +et ces liens, qui me retiennent, ne me permettent d'agir ni d'une +manière ni de l'autre.» + +Wamba fit ce qu'il demandait; et quelque temps ils marchèrent côte à +côte en silence. Gurth à la fin ne put retenir son émotion plus +long-temps. «Ami Wamba, dit-il, de tous ceux qui sont assez fous pour +servir Cedric, tu as seul le talent de lui rendre ta folie agréable. Va +donc le trouver, et dis-lui que, ni par affection ni par crainte, Gurth +ne le servira plus davantage. Il peut me flageller, me charger de fers, +me trancher la tête; mais il n'est pas en son pouvoir de me forcer à +l'aimer et à lui obéir. Va donc lui dire que Gurth, fils de Beowulph, ne +veut plus le servir.»--«Assurément, dit Wamba, tout fou que je suis, je +ne remplirai pas cet imprudent message. Cedric a une autre javeline +fixée à sa ceinture, et tu sais qu'il ne manque pas toujours son but.» + +«Peu m'importe, dit Gurth, il peut en faire un de moi. Hier il laissa +son fils Wilfrid, mon jeune maître, baigné dans son sang; aujourd'hui il +a voulu tuer en ma présence la seule autre créature qui m'ait toujours +exprimé de l'attachement. Par saint Edmond, saint Dunstan, saint +Withold, saint Édouard le confesseur, et tous les autres saints du +calendrier saxon (car Cedric ne jurait jamais par aucun saint qui ne fût +d'origine saxonne, et tous ses gens faisaient de même), je ne lui +pardonnerai jamais.» + +«Cependant, à ce que je crois,» dit le bouffon, qui jouait fréquemment +le rôle de conciliateur dans la famille, «notre maître n'avait point le +projet de faire du mal à Fangs, il ne voulait que l'effrayer; car, si +vous l'avez remarqué, il s'est dressé sur ses étriers comme pour viser +au dessus du but, et cette direction eût rempli son attente sans un +malheureux saut du chien, qui a reçu de la sorte une telle égratignure, +qu'il me sera facile de guérir avec un emplâtre de poix de la largeur +d'un sou[37].»--«Si cela était vrai, dit Gurth, si je pouvais le croire! +mais non, j'ai vu la javeline bien dirigée, je l'ai entendue siffler en +l'air, avec toute la méchanceté pleine de rage de celui qui l'avait +lancée, et après avoir été violemment fixée au sol, elle frémissait +encore, comme si elle eût regretté d'avoir manqué son but. Par le +pourceau chéri de saint Antoine, je ne veux plus le servir.» À ces mots, +le courroucé gardien de pourceaux se renferma dans un silence morne et +tellement profond, que toutes les pasquinades du jovial Wamba ne purent +le rompre de long-temps. + + Note 37: Le texte, dit un _penny_, monnaie de cuivre + britannique, de la valeur de dix centimes. A. M. + +Cedric et Athelstane, qui précédaient la troupe, causaient alors +ensemble sur l'état du pays, sur les dissensions de la famille royale, +les querelles féodales de la noblesse normande, et sur la chance qui +s'offrait aux Savons opprimés de secouer le joug de l'étranger, ou du +moins d'acquérir durant ces convulsions intestines l'indépendance qui en +pouvait résulter à leur profit, sujet pour lequel Cedric était rempli +d'enthousiasme. Le rétablissement, les franchises de sa race, étaient +devenus en effet la permanente utopie de son coeur, et il y eût sans +peine immolé son bonheur domestique, avec les propres intérêts de son +fils. Mais afin d'accomplir cette grande révolution en faveur des +Anglais indigènes, il fallait que parmi eux il régnât une complète +harmonie et qu'ils agissent de concert sous un chef reconnu. La +nécessité de prendre ce chef dans les Saxons du sang royal était non +seulement évidente, mais elle était une condition formelle de ceux à qui +Cedric avait confié ses secrets desseins et ses plus chères espérances. +Athelstane avait au moins ce titre, à défaut d'autres avantages; et, +quoiqu'il possédât peu de talens pour se recommander comme chef de +parti, il offrait un extérieur imposant, ne manquait point de bravoure, +avait été accoutumé aux exercices militaires, et paraissait disposé à +déférer aux avis de conseillers plus expérimentés. Par dessus tout, il +était connu pour libéral, hospitalier et doué d'un bon naturel. Mais +quelles que fussent les prétentions qu'Athelstane pût mettre en avant +pour mériter d'être le chef de la confédération saxonne, bien des gens +de cette nation penchaient pour lady Rowena, qui descendait en ligne +directe d'Alfred-le-Grand, et dont le père avait été un guerrier renommé +par sa prudence, son courage, sa générosité, et de qui la mémoire était +toujours chère à ses compatriotes opprimés. + +Il n'eût pas été difficile à Cedric, s'il l'eût voulu, de se mettre +lui-même à la tête d'un troisième parti, non moins redoutable que les +autres. S'il n'était pas du sang royal, il avait du courage, de +l'activité de l'énergie, et, par dessus tout, ce dévouement sans bornes +à la cause nationale, qui lui avait valu l'épithète de _Saxon_; et +d'ailleurs sa naissance ne le cédait à aucune autre qu'à celles +d'Athelstane et de Rowena. Pourtant ces qualités ne s'accordaient guère +avec son désintéressement; et au lieu de chercher à diviser encore sa +nation affaiblie en créant une faction à son profit, son plan favori +était d'éteindre les factions qui existaient déjà, en négociant le +mariage d'Athelstane avec lady Rowena. L'attachement mutuel de celle-ci +et de son fils Ivanhoe mettait obstacle à une telle union, et il avait +été la cause du bannissement de Wilfrid du toit paternel. + +Cedric avait pris cette rigoureuse détermination dans l'espoir que +l'absence de son fils porterait Rowena à oublier la préférence qu'elle +lui marquait; il se trompa dans son calcul, désappointement que, du +reste, on aurait pu attribuer en partie à la manière dont sa pupille +avait été élevée. Cedric, pour qui le nom d'Alfred était comme celui +d'une divinité, avait soigné l'unique rejeton de ce grand roi, avec des +égards tels qu'on en aurait à peine accordé de semblables à une +princesse reconnue. La volonté de Rowena dans presque toutes les +occasions avait été une loi pour la maison de Cedric, et lui-même, comme +s'il eût voulu que la souveraineté de cette tige royale fût pratiquée +dans son petit cercle, se faisait gloire publiquement de lui obéir, +comme s'il n'avait été que le premier de ses sujets. Accoutumée ainsi à +l'exercice non seulement d'une volonté libre, mais d'une autorité sans +contradiction, Rowena n'était pas disposée, par suite de cette même +éducation, à céder aux tentatives qui auraient pour but de contrôler ses +affections, et de l'obliger à une alliance opposée à son inclination; +elle aurait au contraire défendu son indépendance en un point où la +plupart des personnes de son sexe qui ont été élevées à l'obéissance et +à la soumission apportent souvent de la résistance à l'autorité de leurs +parens ou tuteurs. Tout ce qu'elle sentait vivement, elle l'exprimait +sans gêne et avec franchise, et Cedric, non désaccoutumé de la déférence +qu'il avait pour les opinions invariables de sa pupille, ne savait trop +comment s'y prendre pour faire prédominer son pouvoir de tuteur. + +Ce fut en vain qu'il essaya d'éblouir sa pupille avec la perspective +d'un trône imaginaire. Douée d'un jugement sain, elle regardait le +projet de Cedric comme d'une exécution non seulement impossible, mais +encore très peu désirable. Du moins en ce qui la concernait +personnellement, il n'aurait pu s'achever. Sans chercher à dissimuler la +préférence ouverte qu'elle accordait à Wilfrid d'Ivanhoe, elle déclara +que, si même ce chevalier favorisé venait hors de question, elle se +réfugierait dans un couvent plutôt que de partager un trône avec +Athelstane, qu'elle avait toujours méprisé, et que maintenant elle +commençait à détester, à cause des peines et des désagrémens qu'elle +avait ressentis à son sujet. + +Néanmoins Cedric, dont l'opinion sur la constance des femmes était loin +d'être favorable, persistait à user de toute son influence pour faire +réussir le mariage projeté, croyant par là qu'il rendait un éminent +service à la cause des Saxons. La soudaine et romanesque apparition de +son fils lui avait paru avec raison porter un coup mortel à ses hautes +espérances. Son affection paternelle, il est vrai, avait quelques +instans remporté la victoire sur son orgueil outré et son ardent +patriotisme; mais ces deux sentimens avaient repris tout leur empire, et +Cedric était résolu de tenter un dernier effort pour l'union de sa +pupille et d'Athelstane, en prenant d'ailleurs les mesures propres à +hâter l'affranchissement de sa patrie. + +C'était de ce dernier sujet qu'il s'entretenait maintenant avec son +compagnon de route, non sans avoir de temps en temps raison de se +plaindre, comme Hotspur, de ce qu'il avait mis en avant un pareil être +pour une action si honorable; c'était, pour ainsi dire, comme s'il eût +présenté une jatte de lait écrèmé à un palais délicat et sensuel[38]. +Athelstane, il est vrai, était assez vain, et il aimait à avoir les +oreilles chatouillées par les récits de sa haute origine et de son droit +héréditaire aux hommages et à la souveraineté. Mais cette petite vanité +se trouvait satisfaite par le salut de main[39] de ses vassaux et des +Saxons qui l'approchaient. Il avait bien le courage de braver le danger, +mais il lui répugnait de se donner la peine d'aller le chercher; et +pendant qu'il tombait d'accord avec Cedric sur les droits des Saxons à +recouvrer leur indépendance, il était plus encore aisément convaincu de +son titre pour régner sur eux, quand cette indépendance aurait été +conquise; et même alors qu'il s'agissait de prouver la légitimité de ses +prétentions il redevenait Athelstane l'indolent, se montrait irrésolu, +temporiseur et sans rien entreprendre. Les énergiques exhortations de +Cedric n'avaient pas plus d'effet sur son âme impassible, que des +boulets rouges déposés dans l'eau, lesquels y occasionnent un peu de +bruit et de fumée, et s'éteignent sur-le-champ. + + Note 38: _Hotspur_, mot qui veut dire _éperon chaud_, est un + des personnages dramatiques de Shakspeare; c'était le fils du + duc de Northumberland. Murat, chez nous, fut un Hotspur. On + ne retrouve pas ce mot pittoresque dans la version de mon + prédécesseur, ni la comparaison qui vient à la suite. En + général, le romancier anglais se plaît à donner aux noms de + ses interlocuteurs des significations caractéristiques; c'est + ainsi qu'il dédie son ouvrage au docteur _Dryasdust_, + expression formée des trois mots _dry_, sec; _as_, comme; et + _dust_, poussière. Le docteur Dryasdust équivaut donc à _sec + comme la poussière_; ce qui s'applique merveilleusement à un + antiquaire ou érudit qui se dessèche sur ses bouquins chargés + de poudre: de même qu'ici hotspur caractérise fort bien un + courageux guerrier. + + Note 39: On sait que les Anglais ne s'ôtent point le chapeau + pour se saluer, mais se font réciproquement un geste de la + main droite en avant. A. M. + +Si, renonçant de ce côté à sa tâche, qu'on pourrait comparer à un +cavalier serrant de l'éperon une haridelle épuisée de fatigue, ou à un +forgeron qui battrait un fer froid, Cedric passait à sa pupille, il n'en +recevait guère plus de satisfaction. En effet, comme sa présence +interrompait les causeries de Rowena et de sa favorite, sur la valeur et +le destin de Wilfrid, la suivante Elgitha ne manquait pas de se venger, +elle et sa maîtresse, en rappelant la manière dont le noble Athelstane +avait été désarçonné dans la lice, sujet le plus désagréable qui pût +résonner à l'oreille de Cedric. Pendant toute la journée, le voyage du +quinteux Saxon fut semé de déplaisirs et de contre-temps, à tel point +que plus d'une fois il maudit intérieurement le tournoi, ceux qui +l'avaient conçu, et sa propre folie qui l'y avait amené. + +Vers midi, sur la proposition d'Athelstane, les voyageurs s'arrêtèrent +près d'une fontaine, sur la lisière d'un bois, pour faire reposer leurs +chevaux et se restaurer eux-mêmes avec les provisions dont le généreux +abbé de saint Withold avait pour eux chargé une mule. Cette halte, qui +fut un peu longue, et plusieurs autres, ne laissaient plus aux voyageurs +l'espérance d'arriver à Rotherwood que de nuit, ce qui les obligea de +hâter davantage le pas de leurs montures. + + + + + +CHAPITRE XIX. + + + «Une troupe d'hommes armés, escortant quelque noble dame, + comme leurs paroles diffuses l'annonçaient tandis qu'inaperçu + je me tenais derrière eux, marchent très près les uns des + autres, et se disposent à passer la nuit dans le château + voisin.» JOANNA BAILLIE, _Orra_, tragédie. + + +Nos voyageurs étaient arrivés sur la lisière d'un bois, et ils étaient +sur le point d'en traverser le labyrinthe, ce qui était dangereux dans +ce temps-là, vu le nombre d'outlaws ou proscrits que l'oppression et la +misère avaient poussés au désespoir, et qui occupaient les forets en +bandes assez nombreuses pour défier aisément la faible police de +l'époque. Cependant, malgré l'heure avancée, Cedric et Athelstane +croyaient pouvoir ne rien craindre de ces maraudeurs, vu qu'ils étaient +accompagnés de dix serviteurs d'armes, outre Wamba et Gurth, dont le +secours était pour ainsi dire nul, l'un ayant les bras liés, l'autre +n'étant qu'un bouffon. On peut ajouter qu'en traversant ainsi la forêt +durant les ténèbres de la nuit, Cedric et Athelstane ne comptaient pas +moins sur les égards que l'on avait pour eux que sur leur caractère et +leur propre courage. Les outlaws, que la sévérité des lois sur les +forêts avaient réduits à cet état de vagabondage désespéré, étaient, la +plupart, des yeomen ou archers d'origine saxonne, et l'on pensait +généralement qu'ils respectaient les personnes et les biens de leurs +compatriotes. + +Comme ils poursuivaient leur route, ils furent tout-à-coup alarmés par +les cris répétés d'individus qui appelaient au secours. Ils se rendirent +au lieu d'où venaient ces cris, et à leur grande surprise, ils +trouvèrent une litière fermée, près de laquelle se tenait une jeune +fille richement vêtue à la mode juive, et un vieillard que sa toque +jaune faisait reconnaître pour un juif, lequel allait et venait d'un air +désespéré, et se tordant les mains, comme si un grand désastre l'avait +frappé. + +Athelstane et Cedric demandèrent au vieil Israélite comment il se +trouvait dans ces lieux en pareille compagnie; mais pendant quelque +temps ils n'obtinrent pour toute réponse que des invocations à tous les +patriarches de l'ancien Testament, en même temps qu'il maudissait les +fils d'Ismaël qui venaient pour les frapper. Enfin, revenu à lui-même, +Isaac d'York, car c'était notre vieil ami, expliqua aux deux Saxons +qu'il avait loué à Ashby une garde de six hommes, avec des mules pour +conduire jusqu'à Doncaster un jeune malade. Ils étaient arrivés jusque +là en sûreté; mais, informés par un bûcheron qu'une bande nombreuse +d'outlaws étaient en embuscade dans la forêt devant eux, les mercenaires +loués par Isaac avaient non seulement pris la fuite, mais encore emmené +avec eux les chevaux qui portaient la litière, et laissé le juif et sa +fille sans aucun moyen de défense ou de retraite, exposés à être pillés +et probablement assassinés par les bandits qui allaient fondre dans un +moment sur eux. «Plairait-il à vos vaillantes seigneuries, ajouta Isaac +du ton de la plus profonde humilité, de permettre à de pauvres juifs de +voyager sous votre sauve-garde? Je jure par les tables de Moïse, que +jamais faveur accordée à un enfant d'Israël depuis les jours de la +captivité n'aura été reçue avec plus de gratitude.» + +«Chien de juif! dit Athelstane, dont la mémoire se rappelait les plus +légères bagatelles, et surtout les plus petites offenses, ne te +souvient-il pas comment tu t'es conduit envers nous dans la galerie, au +tournoi? Fuis ou combats les outlaws, ou compose avec eux, et n'attends +de nous ni aide, ni secours, de nous et de nos compagnons de route. Si +les outlaws ne dévalisaient que des gens comme toi, qui volent tout le +monde, je les regarderais, pour ma part, comme les personnes les plus +honnêtes.» Cedric n'approuva point la sévérité de cette réponse. «Nous +ferons mieux, dit-il à son compagnon, de leur laisser deux de nos hommes +et deux de nos chevaux, pour les mettre en état de retourner au village +voisin; cela diminuera un peu nos forces, mais avec votre vigoureuse +épée, noble Athelstane, et l'aide de celles qui nous restent, il nous +sera aisé de faire face à trente de ces renégats.» + +Rowena, quelque peu alarmée en apprenant que les outlaws étaient peu +éloignés, appuya fortement l'avis de son tuteur. Mais Rébecca, quittant +soudain sa place et accourant vers le palefroi de la belle Saxonne, plia +le genou devant elle, et, à la manière orientale, baisant le pan de la +robe de Rowena, se relevant enfin et rejetant son voile en arrière, elle +la supplia au nom du dieu qu'elles adoraient toutes deux, et par cette +révélation de la loi du Sinaï, à laquelle toutes deux croyaient, d'avoir +pitié de leur détresse, et de leur permettre de voyager sous la +sauve-garde d'une aussi digne protectrice. «Ce n'est pas pour moi que +j'implore cette faveur, ajouta-t-elle, ni même pour ce vieillard, qui +est mon père. Je sais que dépouiller et maltraiter les gens de ma nation +est une peccadille, si ce n'est pas un mérite pour des chrétiens; et +qu'importe à nos yeux que ce soit dans une ville, dans les champs, ou +dans un désert? Mais c'est au nom de quelqu'un chéri d'un grand nombre +et de vous-même, que je vous supplie de permettre que nous le +transportions sans danger sous votre aile; car s'il lui arrivait +malheur, les derniers jours de votre vie seraient empoisonnés par le +regret d'un tel refus.» L'air noble et solennel avec lequel Rébecca fit +cette prière émut vivement la belle Saxonne. «Cet homme est vieux et +affaibli, dit-elle à son tuteur; la fille est jeune et belle; leur ami +est malade et en danger: tout juifs qu'ils sont, nous ne pouvons pas, en +qualité de chrétiens, les laisser dans cette extrémité. Il faudrait +décharger deux de nos mules, et répartir le bagage entre les vassaux de +notre suite. Alors, les deux mules porteront la litière, et nous +donnerons deux chevaux pour le vieillard et sa fille. + +Cedric y consentit aussitôt, et Athelstane ajouta seulement la condition +que ces nouveaux compagnons se tiendraient à l'arrière-garde, «où Wamba, +dit-il, a toujours, je le présume, son bouclier de jambon pour se tenir +à l'abri de leur contact.»--«Je l'ai laissé au tournoi, répondit le +bouffon, et beaucoup de chevaliers ont été dans le même cas.» + +Athelstane rougit sans oser répliquer, car il avait aussi perdu son +bouclier dans la lice de la veille; et lady Rowena, qui n'était point +fâchée de cette plaisanterie sur le courage de son brutal adorateur, +permit à Rébecca de cheminer à côté d'elle. «Il ne me siérait pas d'agir +ainsi, reprit la juive avec une noble humilité, puisque ma compagnie +pourrait attirer quelque disgrâce à ma digne protectrice.» Pendant ce +temps on déchargeait le bagage avec promptitude, car le seul nom +d'Outlaws rendait tout le monde alerte, et l'obscurité de la nuit +faisait résonner ce mot d'une manière encore plus sensible. Au milieu du +fracas, le gardeur de pourceaux fut mis bas de son cheval, opération +pendant laquelle il se plaignit à son bouffon que les cordes dont ses +bras étaient garrottés lui faisaient mal. Wamba consentit à les +relâcher; mais, soit par négligence ou avec intention, il les rattacha +avec si peu de précaution, que l'ami Gurth trouva bientôt moyen de s'en +débarrasser; et, se glissant alors dans l'épaisseur du bois, il disparut +de la troupe. + +Le bruit avait été considérable et on fut quelque temps avant de +s'apercevoir de l'évasion de Gurth, car il avait été placé, pour le +reste du voyage, sous la garde d'un autre domestique et en croupe +derrière lui, et chacun pensant qu'il se trouvait avec un autre ne +remarqua point sa disparition. D'ailleurs, au moment où l'on chuchota +sur l'absence du gardeur d'animaux engraissés de glands, on s'attendait +à une attaque des outlaws, et ce n'était plus le cas de faire attention +à une pareille circonstance. + +Le sentier que suivaient nos voyageurs devint si étroit qu'il était +impossible à plus de deux cavaliers d'y passer de front, et il +commençait à descendre dans un vallon, traversé par un ruisseau dont les +bords étaient crevassés, marécageux et couverts de petits saules. Cedric +et Athelstane qui marchaient à la tête de la troupe appréhendèrent le +danger d'être attaqués en cet endroit; mais ils n'avaient d'autre moyen +pour éviter le péril que de doubler le pas, ce qui était difficile sur +un terrain où les chevaux marquaient des traces profondes. Ils +avançaient un peu en désordre, et ils avaient franchi le ruisseau avec +une partie de leur suite, lorsqu'ils furent assaillis de front, par le +flanc et par derrière à la fois, avec une telle impétuosité qu'il leur +fut impossible d'opposer aucune résistance efficace. Les cris de «Dragon +blanc! Dragon blanc! Saint-Georges et l'Angleterre!» adoptés par les +assaillans comme appartenant à leurs caractères empruntés d'outlaws +saxons, se firent entendre de tous côtés; et de toutes parts aussi +accouraient des ennemis avec une telle rapidité, qu'ils semblaient +multiplier leur nombre. + +Les chefs saxons furent tous les deux faits prisonniers en même temps, +et chacun avec des circonstances convenables à son caractère. Cedric, à +l'approche de l'ennemi, avait lancé sa dernière javeline, qui, mieux +dirigée que celle qui avait fait hurler le pauvre chien, cloua contre un +chêne l'individu qui se trouvait devant lui. Il fondit sur un second en +tirant son épée et le frappa avec une furie si grande et si aveugle que +son arme se brisa contre une énorme branche et qu'il fut désarmé par la +violence du coup. Il fut ainsi fait prisonnier, et arraché de son cheval +par deux ou trois des brigands qui l'environnaient. Pour Athelstane, il +partagea le même destin, car la bride de son cheval fut saisie et +lui-même démonté long-temps avant qu'il pût tirer son épée et prendre +une attitude convenable de défense. Les valets, embarrassés au milieu du +bagage, surpris et effrayés en voyant le sort de leurs maîtres, +devinrent à leur tour la proie des assaillans; tandis que Rowena, au +centre de la cavalcade, et le juif avec sa fille à l'arrière-garde, +subirent le même destin. + +Aucun n'échappa à la captivité, si ce n'est Wamba qui montra dans cette +occasion beaucoup plus de courage que ceux qui prétendaient avoir plus +de bon sens. Il s'était emparé de l'épée d'un des domestiques, et il en +fit usage avec une telle vigueur, qu'il repoussa plusieurs attaques, et +voulut à diverses reprises secourir son maître; mais n'étant pas en +force, le bouffon se laissa glisser de cheval, et, à la faveur des +ténèbres et de la confusion, il s'évada du champ de bataille. + +Cependant, le courageux bouffon ne se vit pas plus tôt en sûreté, qu'il +hésita s'il ne retournerait point partager le sort d'un maître auquel il +était réellement attaché. «J'ai ouï vanter les délices de la liberté, se +dit-il à lui-même, mais je voudrais bien qu'un homme sage m'apprît ce +que je puis faire de celle dont je jouis maintenant.» Comme il disait +ces mots, il s'entendit appeler par quelqu'un à voix basse. «Wamba,» +disait-on; et en même temps un chien qu'il reconnut pour être Fangs +sauta près de lui pour le lécher. «Gurth,» répondit Wamba avec la même +précaution; et immédiatement le gardeur de cochons parut devant lui. + +«De quoi s'agit-il? lui dit ce dernier avec inquiétude. Que veulent dire +ces cris, ce cliquetis de lances?»--«C'est une bagatelle analogue au +temps, dit Wamba; ils sont tous prisonniers.»--«Qui, prisonniers?» +s'écria Gurth avec impatience. «Milord, milady, Athelstane, Hundibert et +Oswald.»--«Ciel! dit Gurth, comment sont-ils devenus prisonniers, et de +qui?»--«Notre maître a été trop prompt à combattre, dit le bouffon, +Athelstane ne l'a pas été assez, et personne parmi les autres n'a été +prêt. Ils sont prisonniers des casaques vertes et des masques noirs. +Tous nos hommes gisent étendus sur le gazon comme les pommes que tu +jettes à tes pourceaux; j'en rirais en vérité, si je pouvais m'empêcher +de pleurer.» Et le bouffon effectivement versa des larmes d'une sincère +douleur. + +La physionomie de Gurth s'anima. «Mon ami, s'écria-t-il tu as une arme, +et ton coeur fut toujours meilleur que ton cerveau; nous ne sommes que +deux, mais une attaque soudaine de deux hommes bien résolus fera +beaucoup; suis-moi.»--«Où, et pour quel dessein?» dit le bouffon.--«Pour +délivrer Cedric.»--«Mais vous avez renoncé à son service,» reprit Wamba. +«J'y ai renoncé quand il était heureux; suis-moi.» + +Comme le bouffon se disposait à obéir, un autre individu apparaissant au +milieu d'eux, leur commanda de s'arrêter. Son costume et ses armes +l'auraient fait prendre pour un de ces outlaws qui venaient d'assaillir +Cedric, car il avait comme eux un riche baudrier à son épaule, avec un +cor de chasse non moins reluisant; mais il ne portait point de masque. +Son air calme, sa voix imposante, suffirent pour que, malgré la nuit, +Wamba reconnût Locksley, le yeoman qui avait gagné le prix au tir de +l'arc, en dépit du prince Jean. + +«Que signifie tout cela, dit l'archer? et qui donc s'avise de piller, +rançonner, et de faire des prisonniers dans cette forêt?»--«Vous n'avez +qu'à regarder leurs casaques, répondit Wamba, et voir s'ils ne sont pas +des enfans de maraude, car ils sont habillés comme vous, et deux pois +verts ne se ressemblent pas davantage.»--«Je le saurai bien vite, reprit +Locksley, et je vous défends, sous peine de mort, de bouger de l'endroit +où vous êtes avant mon retour. Obéissez, et vous vous en trouverez mieux +vous et vos maîtres. Cependant il faut que je me déguise entièrement +comme eux.» Il dit et ôte son baudrier avec le cor de chasse et la plume +de son casque; il remet le tout à Wamba; puis, tirant de sa poche un +masque, il s'en couvre le visage, et part en répétant ses injonctions à +Gurth et à son compagnon. + +«L'attendrons-nous, ami Gurth, dit Wamba, ou bien lui laisserons-nous +ses jambes pour caution, en lui prouvant que nous en avons aussi? +D'après ma faible intelligence, il a trouvé beaucoup trop vite le +costume d'un voleur pour être lui-même un honnête homme.»--«Qu'il soit +le diable s'il veut, dit Gurth, nous ne pouvons être plus mal en +attendant son retour. S'il appartient aux outlaws, il doit avoir déjà +donné l'alarme, et nous ne pourrions ni combattre ni fuir. D'ailleurs, +j'ai eu tout récemment la preuve que les plus grands voleurs ne sont pas +toujours les hommes les plus méchans.» + +Locksley revint au bout de quelques minutes. «Je les ai vus, ami Gurth, +lui dit-il; je me suis mêlé parmi eux; j'ai su qui ils sont et ce qu'ils +veulent faire. Il n'y a pas de danger qu'ils fassent aucune violence à +leurs prisonniers. Mais trois hommes ne suffisent pas pour tenter sur +eux une attaque; ce serait une folie, car ils auraient affaire à de +vigoureux champions, et ils ont placé des sentinelles pour donner +l'éveil au moindre danger. Il faut donc réunir une force capable de +triompher de leurs précautions. Vous êtes tous deux, comme je le pense, +des serviteurs fidèles de Cedric le Saxon et l'ami des libertés +anglaises: il ne sera pas dit que les secours lui manqueront; venez donc +avez moi, et rassemblons des hommes.» Il dit; il leur fit signe de le +suivre, et il entra dans le bois à grands pas, accompagné du fou et du +gardeur de pourceaux. + +Wamba n'était point d'humeur à voyager long-temps en silence. «Je crois, +dit-il bas à Gurth en regardant le baudrier et le cor de chasse de +Locksley, je crois que j'ai vu gagner ce prix dernièrement.»--«Et moi, +reprit Gurth, je parierais que j'ai entendu la voix du brave archer qui +remporta ce prix, et que la lune n'a pas vieilli de plus de trois jours +depuis lors.»--«Mes braves amis, leur dit l'archer, qui, malgré leurs +réflexions faites à voix basse, les avait compris, peu vous importe en +ce moment qui je suis et ce que je suis. Si je parviens à délivrer votre +maître, vous aurez raison de me regarder comme le meilleur de vos amis. +Que j'aie tel ou tel nom, que je tire de l'arc bien ou mal, ou plus +adroitement qu'un gardeur de vaches, ou qu'il me plaise de me promener +au soleil et au clair de lune, ce sont des choses qui ne vous concernent +pas, et dont vous feriez mieux de ne pas vous occuper.»--«Nos têtes sont +dans la gueule du lion, et je ne sais comment nous pourrons nous en +tirer, murmura le fou à l'oreille de Gurth.»--«Paix! répondit ce +dernier, ne l'offense point par quelque trait de ta folie; j'ai pleine +confiance en lui.» + + + + +CHAPITRE XX. + + + «Lorsque les nuits d'automne étaient longues et tristes, et que les + chemins de la forêt étaient sombres et fatigans, avec combien de + délices l'oreille du pèlerin aimait à saisir les chants de l'ermite! + La piété emprunte le secours de la musique, et la musique l'aile de + la piété; et, comme l'oiseau qui salue le soleil, toutes deux + prennent leur essor vers le ciel, et le prennent en répétant leurs + airs touchans.» + _L'Ermite de la fontaine de Saint-Clément_. + + +Ce ne fut qu'au bout de trois heures d'une marche pénible que les deux +serviteurs de Cedric et leur guide mystérieux arrivèrent à une +clairière, au milieu de laquelle s'élevait un énorme chêne dont les +branches entrelacées et touffues se développaient dans toutes les +directions. Sous ce grand arbre étaient couchés trois, quatre ou cinq +yeomen, pendant qu'un autre en sentinelle allait et venait, se promenant +au clair de lune. + +Au bruit des pas qui s'approchaient, la sentinelle donna soudain +l'alarme; les dormeurs furent à l'instant debout et prêts à tirer leurs +arcs. Six flèches placées sur la corde furent dirigées vers le lieu d'où +arrivaient les voyageurs. Mais lorsque leur guide eut reconnu les +archers, on fut salué et reçu avec des marques de respect et +d'affection; dès lors toutes craintes d'une fâcheuse réception +s'évanouirent. «Où est le meunier?» fut la première question. «Sur la +route de Rotherham.»--«Avec combien d'hommes?»--«Avec six, et bon espoir +de butin, s'il plaît à saint Nicolas.»--«Bien parlé, dit Locksley; où +est Allan-a-Dalle?»--«Du côté de la rue de Watling, pour guetter le +prieur de Jorvaulx.»--«Bien pensé, dit le capitaine; et le +moine?»--«Dans sa cellule.»--«Je vais aller le chercher, dit Locksley. +Vous autres, dispersez-vous, et rassemblez vos compagnons en plus grand +nombre possible; car il y a du gibier à chasser, et il ne prendra pas la +fuite. Trouvez-vous ici avant le point du jour. Attendez, ajouta-t-il, +j'ai oublié le plus essentiel; que deux d'entre vous prennent la route +du château de Front-de-Boeuf. Une bande de braves qui se sont déguisés +en prenant notre costume, y conduisent les prisonniers. Serrez-les de +près; car, s'ils atteignent le château avant que nous ayons réuni nos +forces, il est de notre honneur de les en punir, et nous en trouverons +les moyens. Serrez-les de près, vous dis-je, et dépêchez l'un de vous, +le meilleur piéton, pour qu'il m'apporte des nouvelles de ces yeomen.» +Ils obéirent sur-le-champ, et prirent diverses directions, pendant que +leur chef et ses deux compagnons, qui le regardaient avec une crainte +respectueuse, continuèrent à marcher vers la chapelle de Copmanhurst. + +Dès qu'ils furent arrivés à la petite clairière que blanchissaient les +pâles rayons de la lune, ayant devant eux la vénérable chapelle en ruine +et le rustique ermitage, si bien placé pour une dévotion ascétique, +Wamba se mit à chuchoter à l'oreille de Gurth: «Si telle est +l'habitation d'un voleur, elle rend très applicable ce vieux proverbe: +Plus on est près de l'église, plus on est loin de Dieu[40].»--«Par mes +sonnettes! ajouta-t-il, je crois qu'il en est ainsi: écoute seulement le +psaume qu'on chante dans la cellule.» En effet, le cénobite et son hôte +chantaient à plein gosier et de toute la force de leurs poumons, une +vieille chanson bachique dont voici le refrain: + + Allons, passe-moi la bouteille, + Aimable enfant, joyeux luron; + Allons, passe-moi la bouteille; + Apprends que le jus de la treille + Peut faire un brave d'un poltron; + Allons, passe-moi la bouteille! + +«Ce n'est pas mal chanté,» dit Wamba, qui avait joint son fausset aux +deux superbes voix des chanteurs. «Mais, au nom de tous les saints, qui +aurait pu s'attendre à de pareilles matines à minuit, dans la cellule +d'un ermite.»--«Ce n'est pas moi qui en suis étonné, dit Gurth, puisque +l'ermite de Copmanhurst passe pour un bon vivant, et qu'il ne se gêne +pas pour tuer un daim sur sa route. On ajoute même que le garde +forestier s'est plaint à son official, et que l'on défendra au moine de +porter le froc et le capuchon, s'il ne se conduit pas mieux.» + + Note 40: _The nearer the Church the farther from god._ A. M. + +Tandis qu'ils s'entretenaient ainsi, les coups redoublés de Locksley à +la porte, avaient enfin troublé l'anachorète et son hôte. «Par mon +chapelet, dit l'ermite en s'arrêtant tout court au milieu d'une superbe +cadence, voici de nouveaux voyageurs anuités; je ne voudrais pas pour +mon froc, être vu dans un si joyeux exercice. Tout le monde a ses +ennemis, sire chevalier fainéant, et il est des hommes assez méchans +pour mal interpréter l'hospitalité que je vous offre, à vous voyageur +fatigué, et pour regarder nos trois heures d'entretien comme une partie +de débauche et d'ivrognerie; vices non moins opposés à ma profession +qu'à mes penchans. «Les vils calomniateurs!» reprit le chevalier; «je +voudrais être chargé de les punir. Néanmoins, bon père, il est vrai que +tout le monde a ses ennemis, et qu'il y en a dans cette contrée auxquels +j'aimerais mieux parler à travers la visière de mon casque d'airain, que +tête nue. Mets donc, noir fainéant, ton pot en tête aussi vite que ta +nature le permettra, dit l'ermite, pendant que j'ôterai ces gobelets +d'étain, dont le dernier contenu a, bien malgré nous, coulé dans mon +pâté; et pour noyer le bruit, car, puisqu'il faut l'avouer, je ne me +sens pas à mon aise, fais chorus avec moi dans ce que je vais chanter; +ne t'inquiète pas des paroles, car moi, je les connais à peine.» + +À ces mots, il entonna avec une voix de tonnerre un _De profundis_, +pendant qu'il desservait le banquet, et que le chevalier noir, étouffant +de rire, endossait son armure à la hâte, en prêtant à l'ermite le +secours de sa voix. + +«Quelles diables de matines chantez-vous là?» dit une voix du dehors. +«Que le ciel vous pardonne, sire voyageur, dit l'ermite, dont le bruit +et peut-être les libations nocturnes l'empêchaient de distinguer des +accens qui lui étaient assez familiers.»--«Passez votre chemin au nom de +Dieu, et de saint Dunstan, et ne troublez pas les dévotions de mon saint +frère et de moi.»--«Prêtre fou, cria une voix de dehors, ouvre à +Locksley.»--«Tout est sauvé, tout est bien,» dit l'ermite au chevalier. +«Mais qui est celui-là, demanda le noir fainéant, il m'importe de le +savoir.»--«Qui il est?» répondit l'ermite; «je te dis que c'est un +ami.»--«Mais quel ami? Ce peut être un ami pour toi, et non pour +moi.»--«Quel ami!» C'est une de ces questions qu'il est plus aisé de +faire que de résoudre. Quel ami? ah, ah! je m'en souviens un peu, c'est +l'honnête garde forestier dont je t'ai parlé tout à l'heure.»--«Oui, un +honnête garde, comme tu es un pieux ermite, répliqua le chevalier; je +n'en doute pas, mais ouvre-lui la porte, si tu ne veux pas qu'il +l'enfonce.» + +Les chiens, qui d'abord s'étaient mis à aboyer, reconnaissant par +instinct la voix de celui qui frappait, se mirent à gratter la porte et +à faire patte de velours en murmurant comme pour intercéder en faveur de +celui qui frappait. L'ermite ouvrit enfin, et Locksley entra suivi de +ses deux compagnons. + +«Quel est donc ce nouveau commensal que tu as avec toi?» dit l'archer à +l'ermite. «Un frère de notre ordre, répondit le solitaire en secouant la +tête; nous avons passé toute la nuit en oraison.»--«C'est un moine de +l'Église militante, je pense, dit Locksley, et l'on en voit assez depuis +quelque temps. Je viens te dire, mon cher moine, qu'il faut quitter le +rosaire et t'armer d'un bâton; nous avons besoin de tous nos hommes, +clercs ou laïques. Mais, ajouta-t-il en le tirant à part, es-tu fou +d'admettre chez toi un chevalier que tu ne connais pas? As-tu donc +oublié nos règlemens?»--«Que je ne connais pas!» reprit le moine +hardiment. «Je le connais aussi bien que le mendiant connaît son +écuelle.»--«Et quel est donc son nom?» demanda Locksley.--«Son nom dit +l'ermite, son nom est sire Anthony de Scrablestone[41]: comme si je +buvais avec quelqu'un sans savoir son nom!»--«Tu as bu, cher moine, +beaucoup plus que de raison, et je crains, dit l'archer, que tu n'aies +bavardé de même.»--«Brave archer, dit le noir fainéant, ne sois pas si +dur envers mon joyeux hôte, il n'a pu me refuser l'hospitalité, elle a +été forcée.»--«Forcée! répéta l'ermite, attends que j'aie changé ce froc +blanc pour une verte casaque; et si je ne fais pas tourner douze fois un +bâton à deux bouts sur ta tête, je consens à n'être ni un vrai moine, ni +un Robin des bois.» + + Note 41: _Scrablestone_, mot sans doute formé de _stone_, + pierre, et de _scrabled_, égratignée: ce qui signifierait + _pierre égratignée_ ou _endommagée_. A. M. + +Il dit, se dépouille de sa robe et revient avec un justaucorps, un +caleçon de bougran noir, une casaque verte et un haut-de-chausses de +même couleur. Aide-moi à nouer mes pointes,» dit-il à Wamba, «et tu +auras un bon verre de vin pour ta peine.»--«Grand merci pour ta robe, +dit Wamba; mais crois-tu qu'il soit permis de t'aider à te métamorphoser +de saint ermite en un braconnier pécheur?»--«Ne crains rien, répondit +l'ermite; je confesserai les péchés de mon habit vert à mon froc blanc, +et de nouveau tout ira bien.»--«Amen,» reprit le fou. «Un pénitent vêtu +de drap fin devrait avoir un confesseur portant la haire, et votre froc +peut encore absoudre à ce titre mon habit bariolé par dessus le marché.» + +Parlant ainsi, il aida le moine à attacher les nombreuses pointes comme +on appelait les lacets qui fixaient le haut-de-chausses au pourpoint. De +son côté Locksley tira le chevalier à l'écart, et lui dit; «Avouez-le, +sire fainéant, c'est vous qui avez décidé la victoire à l'avantage des +indigènes contre les étrangers au second jour du tournoi d'Ashby.»--«Et +qu'en adviendrait-il, si vous disiez vrai, mon brave yeoman?»--«Je vous +regarderais comme disposé à prendre parti en faveur du plus +faible.»--«C'est le devoir d'un chevalier, et je ne voudrais pas qu'on +pût penser autrement de moi.»--«Mais pour mon dessein, reprit l'archer, +tu devrais être aussi bon Anglais que bon chevalier, car l'objet dont +j'ai à te parler est du devoir non seulement de l'honnête homme, mais +plus spécialement d'un véritable Anglais.»--«Vous ne pouvez, reprit le +chevalier, vous adresser à personne à qui les intérêts de la patrie et +la vie du dernier citoyen soient plus chers qu'à moi-même.»--«Je le +désire de bon coeur, dit l'archer, car ce pays n'eut jamais plus besoin +qu'à présent de ceux qui l'aiment. Écoute-moi donc et je te ferai +connaître un projet auquel, si tu es réellement ce que tu me parais, tu +pourras joindre une honorable coopération. Une bande de vauriens, sous +le déguisement d'hommes qui valent mieux qu'eux, se sont emparés d'un +noble compatriote, appelé Cedric le Saxon, de sa fille ou pupille et de +son ami Athelstane de Coningsburgh, et les ont conduits au château situé +près de cette forêt, nommé Torsquilstone. Veux-tu, en bon chevalier et +loyal Anglais, nous aider à les délivrer.»--«J'y suis obligé par mes +voeux, répondit le chevalier, mais je voudrais savoir qui vous êtes, +vous qui demandez mon assistance en leur faveur.» + +«Je suis un homme sans nom, dit Locksley, mais je suis l'ami de mon pays +et des amis de mon pays. Il faut vous contenter de ce peu de mots sur +mon compte, pour le moment; vous le devez d'autant plus que vous-même +désirez continuer à demeurer inconnu. Croyez cependant que ma parole, +quand je l'ai donnée, est aussi inviolable que si je portais des éperons +d'or.»--«Je le crois, dit le chevalier, j'ai été accoutumé à observer la +physionomie humaine, et je remarque sur la tienne de la franchise et de +la résolution. Je ne te ferai donc plus de questions, et je t'aiderai de +bon coeur à rendre la liberté à ces captifs opprimés; après quoi je me +flatte que nous ferons plus ample connaissance, et que nous serons +contens l'un de l'autre.» + +«Ainsi donc,» dit à Gurth Wamba qui, venant d'achever l'équipement, +s'était rapproché du gardeur de pourceaux, et avait entendu la fin de la +conversation; «ainsi donc, nous avons un nouvel auxiliaire: je me flatte +que la valeur du chevalier sera d'une meilleure trempe que la religion +de l'ermite, ou l'honnêteté de l'yeoman: car ce Locksley me paraît un +vrai braconnier, et le prêtre un grand hypocrite.»--«Paix! Wamba, dit +Gurth; tout cela peut être, mais si le diable cornu venait m'offrir son +aide pour délivrer Cedric et lady Rowena, je doute que j'eusse assez de +religion pour refuser l'offre de ce terrible ennemi, et le chasser de ma +présence. + +L'ermite, entièrement accoutré comme un archer, avec l'épée et le +bouclier, l'arc et le carquois, et une forte pertuisane sur l'épaule, +quitta le premier sa cellule à la tête de la bande, après avoir eu soin +de fermer la porte, sous le seuil de laquelle il déposa la clef. «Es-tu +en état de nous servir, bon ermite, lui demanda Locksley, ou la +bouteille brune roule-t-elle toujours dans ton cerveau offusqué par les +vapeurs bachiques?»--«Pas plus que ne ferait une goutte de la fontaine +de saint Dunstan, répondit le moine; il y a encore un certain +bourdonnement dans ma tête et de l'instabilité dans mes jambes, mais +vous verrez tout à l'heure qu'il n'y paraîtra plus.» Disant cela, il se +coucha sur le bord du bassin dans lequel s'écoulaient les eaux de la +fontaine, en formant dans leur chute quelques bulles qui dansaient à la +lueur blanchâtre de la lune, et il se mit à boire comme s'il avait voulu +tarir la source. + +«Combien y a-t-il de temps, ermite de Copmanhurst, que tu n'as, dit le +chevalier noir, avalé une aussi bonne gorgée d'eau?»--«Cela ne m'était +jamais arrivé, répondit le moine, depuis qu'un baril de vin laissa +échapper, par une fente hétérodoxe, tout le nectar qu'il renfermait, et +ne m'offrit plus rien pour étancher ma soif, que la source libérale de +mon saint patron.» Plongeant ensuite ses mains et sa tête dans la +fontaine, il en effaça toutes les traces de son orgie nocturne. Ainsi +revenu à la sobriété, le joyeux moine fit tournoyer sur sa tête, avec +trois doigts, sa lourde pertuisane, comme s'il eût balancé un roseau et +s'écria: «Où sont ces fourbes ravisseurs qui enlèvent de jeunes filles +contre leur volonté? Je veux que le diable me torde le cou si je ne suis +pas en état d'en terrasser une douzaine.» + +«Est-ce que tu profères des juremens, saint ermite?» lui dit le +chevalier noir. «Ne me parle plus d'ermite, répliqua le cénobite +métamorphosé; par saint Georges et le Dragon, je ne suis plus un moine +quand j'ai quitté le froc; sitôt que j'ai endossé ma casaque verte, je +bois, je jure et je chiffonne une collerette aussi bien que le plus +jovial forestier du West-Riding.»--«Allons, joyeux frocard, dit +Locksley, silence; tu fais autant de bruit que tout un couvent, la +veille d'une fête, quand le père est allé se mettre au lit. Venez aussi, +mes dignes maîtres, ne nous amusons pas à causer davantage. Il faut +réunir toutes nos forces; elles nous seront nécessaires, si nous devons +escalader le château de Réginald de Front-de-Boeuf.» + +«Quoi! dit le chevalier noir, est-ce Front-de-Boeuf qui arrête sur les +grands chemins royaux les sujets de son prince? est-il devenu oppresseur +et brigand?»--«Oppresseur, il le fut toujours,» dit Locksley. «Et pour +brigand, dit le moine, je doute si jamais il fut moitié aussi honnête +homme que bien des voleurs de ma connaissance.»--«En avant, chapelain, +et silence, dit l'archer; il vaut mieux arriver avec célérité au lieu du +rendez-vous, que de s'amuser à dire ce que la décence et la réserve +devraient couvrir d'un voile. + + + + +CHAPITRE XXI. + + + «Hélas! combien d'heures, de jours, de mois et d'années ont + passé depuis que des humains se sont assis à cette table, où + la lampe et le flambeau brillaient sur sa riche étendue! Il + me semble ouïr la voix des temps passés murmurer encore sur + nous dans le vide immense de ces sombres arcades, comme les + accens mélancoliques de ceux qui depuis long-temps + sommeillent dans la nuit du tombeau.» + JOANA BAILLIE. _Orra_, tragédie. + + +Tandis que l'on prenait ces mesures en faveur de Cedric et de +ses compagnons, les hommes armés qui les avaient saisis +conduisaient leurs captifs vers la place de sûreté destinée à +être leur prison. Mais la nuit était sombre, et les sentiers de la foret +n'étaient connus qu'imparfaitement de ces nouveaux maraudeurs, qui +furent obligés de faire plusieurs haltes, et même une ou deux fois de +retourner sur leurs pas pour retrouver la direction qu'ils devaient +suivre. L'aurore eut besoin de les saluer, afin qu'ils pussent reprendre +le bon chemin; alors la cavalcade s'avança un peu plus vite. Ce fut +alors que le dialogue suivant s'établit entre les deux chefs de +prétendus bandits: + +«Il est temps de nous quitter, sire Maurice de Bracy, lui dit le +templier, afin de jouer le second acte de la pièce; car tu dois agir +maintenant comme un chevalier libérateur.»--«J'ai fait de meilleures +réflexions, répondit Bracy; je ne te quitterai qu'après que notre belle +prise aura été déposée en sûreté dans le château de Front-de-Boeuf. Là, +je me montrerai à lady Rowena dans mon costume ordinaire, et je me +flatte qu'elle rejettera sur l'entraînement irrésistible de ma passion, +la violence dont j'ai usé à son égard.»--«Et quelle raison t'a fait +changer d'avis?»--«Cela ne te regarde point, mon cher templier.»--«J'espère +pourtant, sire chevalier, que ce changement ne vient pas de soupçons +injurieux sur mon honneur, comme Fitzurse aurait pu en insinuer.»--«Mes +pensées m'appartiennent, répondit de Bracy; le diable rit, dit-on, quand +un voleur en dérobe un autre, et nous savons que si même Satan lui +soufflait flamme et bitume, il n'empêcherait pas un templier de suivre +son penchant.»--«Ni le chef d'une compagnie franche, reprit le templier, +d'être traité par un ami et un camarade de la même manière qu'il traite +les autres.» + +«Cette récrimination est aussi périlleuse qu'inutile, répondit de Bracy; +il me suffit de savoir que je connais la morale de l'ordre des +templiers[42], et je ne te donnerai pas l'occasion de m'enlever la jolie +proie pour laquelle je cours tant de risque.»--«Mais que crains-tu, +reprit le templier; ne connais-tu pas les voeux de mon ordre?»--«Je les +connais très bien, et je sais également de quelle manière ils sont +observés. Templier, crois-moi, les règles de la galanterie +s'interprètent largement dans la Terre-Sainte, et en cette occasion je +ne veux rien confier à votre délicatesse.»--«Sache donc la vérité, dit +le templier; je ne me soucie aucunement de ta belle aux yeux bleus; il y +a dans le cortége deux beaux yeux noirs qui me plairont davantage.»--«Eh +quoi! chevalier, tu t'abaisserais à la suivante?»--«Non, par ma foi +reprit le templier; je ne porte jamais les yeux sur une femme de +chambre. J'ai parmi les captives une prise non moins belle que la +tienne.»--«Par la sainte messe, tu veux parler de la charmante +Israélite.»--«Eh bien! s'il est ainsi, que peut-on y trouver à +redire?»--«Absolument rien, dit de Bracy, à moins que votre voeu de +célibat ou un remords de conscience ne vous empêche d'avoir une intrigue +avec une juive.» + + Note 42: L'interlocuteur a une bien fausse idée de cette + morale, et Walter Scott le fait parler d'après les ennemis + les plus acharnés des templiers, ainsi qu'eussent parlé les + bourreaux de Philippe-le-Bel. Les templiers faisaient voeu de + pauvreté sans être soumis à une pauvreté absolue, car par ce + voeu on entendait qu'ils devaient être toujours prêts à + partager leurs biens avec les malheureux, et même à les + sacrifier pour les besoins de leur ordre. Ils faisaient voeu + de chasteté, c'est-à-dire d'avoir l'impudicité en horreur, + afin de n'outrager ni la décence ni les moeurs. Nous + renvoyons, au surplus à notre note N° 19. A. M. + +«Quant à mon voeu, répondit le templier, notre grand-maître m'a accordé +une dispense[43], et la conscience d'un homme qui a tué trois cents +Sarrasins n'a pas besoin de s'alarmer pour une pécadille, comme celle +d'une jeune paysanne qui va se confesser le vendredi saint.»--«Tu +connais mieux tes priviléges que moi, dit Maurice; mais j'aurais juré +que vous étiez plus amoureux de l'argent du vieux juif que des yeux +noirs de sa fille.»--«Je puis aimer l'un et l'autre, répondit le +templier; d'ailleurs le juif n'est qu'un demi-butin. Je dois partager +ses dépouilles avec Front-de-Boeuf, qui ne nous prête pas son château +pour rien. Il me faut quelque chose qui m'appartienne exclusivement, et +j'ai fixé mon choix sur l'aimable juive comme ayant à mes yeux une +valeur spéciale. Mais à présent que tu connais mon dessein, ne +reprendras-tu pas ton premier projet? Tu n'as rien, comme tu le vois, à +redouter de mon intervention.»--«Non, répondit de Bracy, je resterai à +côté de ma prise. Ce que tu dis peut être vrai; mais je n'aime pas les +priviléges acquis par dispense du grand-maître, ni le mérite résultant +du massacre de trois cents Sarrasins. Vous avez trop de droit à un libre +pardon pour vous rendre scrupuleux sur quelques peccadilles de plus.» + + Note 43: Voilà une calomnie gratuite comme toutes les + précédentes et beaucoup d'autres qui vont suivre. Si Walter + Scott les a trouvées dans les écrits des moines, sa raison + judicieuse aurait dû faire la part des temps et des positions + respectives. Nous ne prétendons pas soutenir que les anciens + templiers aient tous été des modèles de sagesse et de vertu, + mais il y a loin de quelques faiblesses humaines à des + perfidies et à des monstruosités. A. M. + +Pendant ce dialogue, Cedric faisait de vains efforts pour connaître ses +gardiens. «Vous devez être Anglais, leur dit-il, et cependant, juste +ciel! vous tombez sur vos compatriotes comme s'ils étaient des Normands. +Vous êtes sans doute mes voisins, par conséquent mes amis; car quels +pourraient être les Anglais du voisinage qui auraient des raisons pour +agir autrement? Même parmi vous, yeomen, qui avez été mis hors la loi, +plus d'un sans doute ont eu recours à ma protection; j'ai eu pitié de +leurs malheurs, et j'ai maudit l'oppression de leurs tyrans féodaux. Que +voulez-vous donc faire de moi? Vous êtes pires que des brutes dans votre +conduite. Voulez-vous être sourds comme elles? + +Ce fut en vain que Cedric cherchait ainsi à faire parler ses gardiens; +ils avaient de trop bonnes raisons pour garder le silence et s'attirer +des reproches. Ils continuèrent à le pousser d'un pas rapide jusqu'à +l'entrée d'une avenue bordée d'arbres d'un feuillage varié, et à +l'extrémité de laquelle on apercevait Torsquilstone, ancien château qui +appartenait alors à Réginald Front-de-Boeuf; c'était une forteresse peu +considérable, consistant en un donjon, ou vaste tour haute et carrée, +entourée de bâtimens moins élevés, bordés d'une cour circulaire. Autour +du mur extérieur régnait un fossé dont l'eau arrivait d'un ruisseau +voisin. Front-de-Boeuf, à qui son caractère altier attirait souvent des +querelles avec ses ennemis, avait ajouté à son château de nouvelles +tours, de manière à flanquer chacun des angles. L'entrée principale, +suivant l'usage du temps, était placée sous les voûtes d'une barbacane, +ou fortification extérieure terminée et défendue par deux petits +bastions latéraux. + +Cedric n'eut pas plus tôt découvert les tourelles de Front-de-Boeuf, qui +élevaient dans les airs leurs créneaux chargés de mousse et de lierre, +et sur lesquels brillaient les premiers rayons du soleil levant, qu'il +ne lui resta plus de doute sur la cause de son accident. J'étais +injuste, dit-il, envers les outlaws de ces forets, lorsque je supposais +que mes ravisseurs appartenaient à ces bandits; j'aurais bien pu +confondre avec autant de raison les renards de ces halliers avec les +loups dévastateurs de France. Dites-moi, chiens d'étrangers, est-ce à ma +vie, est-ce à mon or que vous en voulez? C'est trop en effet que deux +Saxons, moi et le noble Athelstane, nous gardions encore des terres dans +un pays qui autrefois était le patrimoine de notre race? Qu'on nous +mette donc à mort, et complétez votre tyrannie en nous arrachant la vie +comme vous avez commencé par nous ravir nos libertés. Si Cedric le Saxon +ne peut délivrer l'Angleterre, il mourra volontiers pour elle. Dites à +votre tyran de maître que je lui demande seulement la mise en liberté de +lady Rowena. C'est une femme, il ne doit pas la craindre, et avec nous +périront tous ceux qui osent combattre pour sa cause. + +Les gardiens de Cedric restèrent muets comme auparavant, et on arriva +devant le château sans qu'il eût pu obtenir d'eux un seul mot de +réponse. De Bracy sonna trois fois du cor, et les archers vinrent le +reconnoître. Le pont-levis fut baissé et la cavalcade fut introduite. +L'on fit descendre de cheval les prisonniers pour les conduire dans une +grande salle où leur fut dressé un repas impromptu, auquel le seul +Athelstane prit part. Le descendant d'Édouard le confesseur n'eut pas +même le temps de faire honneur à la bonne chère étalée devant lui; car +on lui annonça que Cedric et lui-même seraient enfermés dans une autre +pièce que celle de lady Rowena. Toute résistance eût été inutile, et ils +furent obligés de suivre leurs guides dans une vaste chambre soutenue +par deux rangs de piliers massifs, pareils à ceux des réfectoires et des +maisons chapitrales qu'on voit encore dans les ruines des anciens +monastères. + +Lady Rowena, séparée de sa suite, fut conduite avec courtoisie à la +vérité, mais sans qu'on eût pris conseil de son inclination, dans un +appartement plus éloigné. Cette distinction un peu alarmante pour sa +pudeur fut accordée à Rébecca, en dépit des instances de son père, qui +alla même jusqu'à offrir de l'or dans cette cruelle extrémité, pour +qu'il lui fût permis de rester avec elle. «Lâche infidèle, répondit un +de ses gardes, lorsque tu auras vu la tannière qui t'est réservée, tu ne +désireras plus que ta fille la partage.» Et, sans plus de discours, on +poussa le juif d'un côté et la fille de l'autre. Les domestiques furent +désarmés, fouillés avec soin, et confinés dans une autre aile du +château. Enfin on refusa même à lady Rowena sa suivante Égiltha. + +L'appartement dans lequel les chefs saxons furent conduits, car c'est +d'eux maintenant que nous allons nous occuper d'abord, bien qu'il fût +changé en une sorte de prison, avait été jadis la grande salle du +château; mais il était aujourd'hui abandonné aux rats, parce que son +maître actuel, ayant amélioré cette habitation, tant sous le rapport de +la sûreté que sous celui de l'agrément, il existait une autre salle +d'honneur dont le plafond était soutenu par des piliers plus grêles et +plus élégans, pendant que la pièce elle-même était décorée d'ornemens +que les Normands avaient déjà introduits dans l'architecture. + +Cedric arpentait sa prison en se livrant à ses fureurs et à ses +réflexions sur le passé et le présent, tandis que l'apathie de son +compagnon lui tenait lieu de patience et de philosophie, pour l'aider à +tout endurer, si ce n'est le désagrément de sa position actuelle. Il y +était même si peu sensible, qu'il se levait seulement de temps à autre +aux bouffées de colère de son ami Cedric. + +«Oui, dit ce dernier, moitié se parlant à lui-même et moitié s'adressant +à Athelstane, ce fut en cette même salle que mon père dîna avec Torquil +Wolfganger, lorsqu'il reçut le vaillant et infortuné Harold, qui +s'avançait contre les Norwégiens réunis au rebelle Tosti. Ce fut dans +cette salle que Harold fit une si belle réponse à l'envoyé de son frère +révolté. Combien de fois mon père ne m'a-t-il pas conté cette importante +histoire! L'envoyé de Tosti fut admis en ce lieu, qui put contenir à +peine la foule des nobles chefs saxons, lorsque ceux-ci buvaient à +pleine coupe un rouge nectar autour de leur monarque.» + +«J'espère,» dit Athelstane un peu réveillé par cette fin du discours de +son ami, «j'espère qu'on n'oubliera pas de nous envoyer du vin et des +rafraîchissemens à midi; à peine avons-nous eu le temps de déjeuner, et +je ne me suis jamais bien trouvé de mes repas quand j'ai pris quelque +nourriture immédiatement après être descendu de cheval, quoique les +médecins aient recommandé cet usage.» Cedric continua son histoire sans +faire aucune attention à l'observation interpolée de son ami. + +«L'envoyé de Tosti s'avança dans cette salle sans être intimidé de la +contenance rébarbative de ceux qui l'entouraient, et il vint se placer +près du trône de Harold. «Seigneur et roi, lui dit-il, quelle condition +espères-tu de ton frère s'il dépose les armes et te demande la +paix?»--«L'amour d'un frère, s'écria le généreux Harold, et le beau +comté de Northumberland.»--«Et si Tosti accepte ces conditions, reprit +l'ambassadeur, quelles terres assignerez-vous à son fidèle allié +Hardrada, roi de Norwège.»--«Sept pieds de terrain anglais, reprit +fièrement Harold; ou, comme Hardrada passe pour un géant, peut-être lui +en céderons-nous quelques pouces de plus.»--«La salle retentit alors +d'acclamations, et les coupes furent vidées à la santé du Norwégien, qui +se vit mis promptement en possession de son domaine.» + +«J'aurais fait comme eux de toute mon âme, dit le noble Athelstane, car +ma langue se colle de soif à mon palais.»--«L'envoyé, continua Cedric +avec feu, malgré le peu d'intérêt que son ami prenait à son histoire, +s'en retourna tout confus porter cette digne réponse à Tosti et à son +allié. Ce fut alors que les murailles de Stamford et le fatal Welland, +renommé par son onde prophétique[44], furent témoins de cet horrible +combat, dans lequel, après avoir déployé la plus insigne valeur, le roi +de Norwège et Tosti succombèrent tous deux avec dix mille de leurs plus +braves soldats. Qui aurait pensé que ce beau jour, qui éclairait un +semblable triomphe, voyait aussi voguer la flotte normande qui allait +débarquer sur les funestes rivages du comté de Sussex? Qui aurait pensé +que Harold, peu de jours après, n'aurait plus de royaume, et n'aurait +pour toute possession que les sept pieds de terre qu'il avait concédés +dans sa rage au Norwégien envahisseur? Qui eût pensé que vous, noble +Athelstane, vous né du sang de Harold, et que moi dont le père ne fut +pas un des plus faibles défenseurs du trône saxon, nous deviendrions +prisonniers d'un vil normand, dans le lieu même où nos ancêtres +assistaient à de pareils banquets.» + + Note 44: Près de Stamford se donna, en mil soixante-six, la + sanglante bataille où Harold vainquit son frère rebelle, + Tosti, et les Norwégiens, peu de jours avant sa propre + défaite à Hastings. Le pont sur le Welland fut pris, repris + et disputé avec un acharnement sans exemple. Un seul + Norwégien, nouvel Horatius Coclès, le défendit long-temps, et + à la fin percé, à travers les planches du pont, de la flèche + d'un archer qui se trouvait sur un bateau, sous ce pont, il + succomba. Spencer et Dryton font allusion aux prophéties sur + le fatal Welland, par ce vers: + + "Which to that ominous flood much fear and redevance wan." + POLY-OLBION + + Ce qui veut dire: + + «On attachait à cette onde prophétique une idée de terreur et + de respect.» A. M. + +«C'est assez fâcheux, répondit Athelstane, mais j'aime à croire que nous +en serons quittes pour une rançon raisonnable. Dans tous les cas, il ne +peut y avoir de leur part aucun dessein de nous affamer; et cependant, +bien qu'il soit près de midi, je ne vois pas arriver les mets pour le +dîner. Regardez à cette fenêtre, noble Cédric, et assurez-vous si par +les rayons du soleil le cadran ne marque pas midi?» + +«Cela peut être, dit Cedric, mais je ne puis regarder cette fenêtre, +sans qu'il ne me vienne des réflexions bien différentes de celles qui +ont rapport à notre état présent, ou à notre privation. Quand cette +fenêtre fut construite, noble ami, nos dignes ancêtres ne connaissaient +point l'art de faire le verre et de le peindre. L'orgueil de votre aïeul +Wolfganger fit venir de Normandie un artiste pour orner son château de +ces nouvelles décorations, qui donnent à la lumière dorée du ciel tant +de couleurs fantastiques. L'étranger arriva, pauvre tel qu'un mendiant, +bas et servile, prêt à ôter son bonnet au moindre domestique de la +maison; il s'en retourna opulent et orgueilleux révéler à ses rapaces +compatriotes les richesses et la simplicité des nobles saxons. Cette +folie, Athelstane, avait été prévue et prédite par les descendans de +Hengist et de ses tribus grossières, qui conservaient religieusement la +pureté de leurs moeurs. Nous appelâmes ces étrangers, nous en fîmes des +amis, ou des serviteurs de confiance; nous adoptâmes leurs arts, en +accueillant leurs artistes; nous méprisâmes l'honnête simplicité, la +rustique bonhomie de nos aïeux, et nous devînmes énervés par le luxe des +Normands, long-temps avant que leurs armes nous eussent vaincus. Notre +régime domestique, paisible, libre et sans apprêts, était bien +préférable à ces mets sensuels, dont la recherche nous a rendus esclaves +de ces conquérans étrangers.» + +«Maintenant, reprit Athelstane, je trouverais excellente la plus modeste +nourriture, et je suis étonné, noble Cedric, que vous puissiez vous +rappeler si fidèlement les faits passés, lorsque vous oubliez l'heure +même du dîner.»--«C'est temps perdu, se dit à lui-même Cedric +impatienté; je vois bien qu'il ne faut lui parler que de son appétit. +L'âme de Hardicanute s'est emparée de son corps, et il n'a pas d'autre +plaisir que de _baffrer_, avaler des flots de vin, et en demander +toujours. «Hélas! ajouta-t-il en le regardant avec une sorte de +compassion, pourquoi faut-il qu'un si noble extérieur soit l'enveloppe +d'un esprit aussi lourd? Pourquoi faut-il qu'une entreprise comme la +régénération de l'Angleterre tourne sur un pivot si imparfait? Une fois +marié à lady Rowena, elle pourrait relever et ennoblir cette âme massive +et assoupie dans des organes si matériels; elle pourrait réveiller en +lui des sentimens de patriotisme. Mais comment y penser, lorsque Rowena, +Athelstane et moi-même, nous sommes les prisonniers de ce brutal +maraudeur, et que peut-être nous ne l'avons été que par crainte de nous +voir recouvrer l'indépendance de notre nation?» + +Pendant que le Saxon était plongé dans ces pénibles réflexions, la porte +s'ouvrit, et on vit entrer un écuyer tranchant, tenant en main la +baguette blanche, emblème de son office. Ce personnage important +s'avança d'un pas grave, suivi de quatre domestiques portant une table +chargée de mets dont la vue et l'odeur ranimèrent sur-le-champ la +contenance d'Athelstane. Ces serviteurs étaient masqués, de même que +l'écuyer tranchant. + +«Que veut dire cette mascarade? s'écria Cedric; votre maître pense-t-il +que nous ignorons de qui nous sommes prisonniers dans ce château? +Dites-lui,» ajouta-t-il en voulant profiter de cette circonstance pour +entamer une négociation au sujet de sa liberté, «dites à Réginald +Front-de-Boeuf, que nous ne lui supposons d'autres motifs pour nous +traiter ainsi qu'une vile cupidité; dites-lui, enfin, que nous cédons à +sa rapacité, comme en pareil cas nous céderions à celle d'un vrai +brigand. Qu'il fixe la rançon à laquelle il prétend, et nous la lui +paierons, si elle est proportionnée à nos moyens.» L'écuyer tranchant ne +répondit que par un signe de tête. + +«Dites encore à Réginald Front-de-Boeuf, ajouta le noble Athelstane, que +je lui envoie un cartel à outrance, à pied ou à cheval, dans un lieu +sûr, et dans les huit jours qui suivront notre mise en liberté: s'il a +de l'honneur, s'il est chevalier, il ne refusera point.» L'écuyer salua +une seconde fois, en disant: «Je ferai part de votre défi à mon maître.» + +Athelstane n'expliqua pas nettement sa provocation, ayant la bouche +remplie, la mâchoire très occupée, outre l'hésitation qui lui était +naturelle, ce qui donnait à la menace beaucoup moins d'importance. +Toutefois, Cedric accueillit le discours de son compagnon avec une sorte +de joie, en voyant qu'il ressentait convenablement l'insulte qu'on leur +avait faite, et qu'il commençait à perdre patience. Il lui serra la +main, en signe d'approbation, mais il se refroidit lorsqu'Athelstane eut +ajouté «qu'il combattrait douze hommes tels que Front-de-Boeuf, pour +hâter sa sortie d'une prison où l'on mettait de l'ail dans les ragoûts.» +Nonobstant cette rechute et ce retour à l'apathie et à la sensualité, +Cedric prit place à table, en face de lui, et prouva bientôt que les +malheurs de son pays ne l'empêchaient pas de signaler son appétit, dès +que les mets furent arrivés et que le noble Athelstane lui eut donné +l'exemple. + +Les prisonniers ne jouirent point long-temps de leurs délices +gastronomiques; elles furent troublées tout à coup par le son d'un cor +qui se fit entendre à la porte, et qui fut répété jusqu'à trois fois, +avec autant de force que si celui qui en donnait eût été le chevalier +errant devant lequel devaient s'écrouler les murailles et les tours, la +barbacane et les créneaux, aussi rapidement que sont chassées par le +vent les vapeurs du matin. Les deux Saxons tressaillirent sur leur +siége, se levèrent aussitôt, et coururent à la fenêtre. Mais leur +curiosité ne fut point satisfaite, car les croisées donnaient sur la +cour du château, et le bruit du cor venait de l'extérieur. Il semblait +pourtant annoncer quelque chose de sérieux, à en juger par le soudain +tumulte qui s'éleva dans le château. + + + + + +CHAPITRE XXII. + + + «Ma fille! ô mes ducats! ô ma fille! ô mes ducats chrétiens! + Justice! protection! Mes ducats et ma fille!» + SHAKSPEARE. _Le Marchand de Venise_. + + +Laissons les chefs saxons continuer leur repas, puisque leur curiosité +trompée leur permet de céder à leur appétit satisfait à moitié, et +hâtons-nous de nous occuper de la captivité bien autrement rigoureuse +d'Isaac d'York. + +Le pauvre juif avait été jeté sur-le-champ dans un cachot souterrain +humide et obscur; le sol en était plus bas que le fond du fossé qui +entourait le château. La lumière n'y pénétrait que par un soupirail +profond, étroit, et trop élevé pour que la main du prisonnier pût y +atteindre; même en plein midi il n'y pénétrait qu'une lumière pâle et +douteuse qui se changeait en d'épaisses ténèbres, long-temps avant que +le reste du château fût privé de la bienfaisante présence du soleil. Des +chaînes et des fers, qui avaient servi à des prisonniers dont on avait +eu à craindre sans doute la force et le courage, étaient suspendus, +vacans et couverts de rouille, aux murailles de cette prison, et y +étaient solidement attachés; dans leurs anneaux étaient restés des +ossemens desséchés, qui pouvaient avoir été des jambes humaines; comme +si quelque prisonnier n'y eût pas seulement péri, mais comme si on y eût +laissé son squelette s'y consumer. + +À l'une des extrémités de cet horrible caveau était un immense fourneau +en fer, rempli de charbon, sur le haut duquel s'étendaient +transversalement quelques barres de fer à demi rongées par la rouille. +L'horreur du spectacle qu'offrait ce cachot humide aurait pu effrayer +une âme plus forte que celle d'Isaac; et cependant, il était plus calme +dans un danger imminent qu'il ne paraissait l'être au milieu des +craintes d'un péril éloigné et incertain. Les chasseurs prétendent que +le lièvre éprouve une agonie plus terrible quand il est poursuivi par +les lévriers que lorsqu'il se débat sous leurs dents[45]. D'ailleurs, il +est probable que les juifs, en butte à des craintes continuelles, par +leur position, sont en quelque sorte préparés à toutes les vexations que +la tyrannie peut exercer contre eux; de manière que toute violence dont +ils deviennent l'objet ne leur cause point cette surprise et cette +terreur qui énervent les forces de l'âme. D'un autre côté, ce n'était +pas la première fois qu'Isaac se trouvait placé dans des circonstances +si dangereuses; il avait donc pour guide l'expérience, et avait l'espoir +d'échapper à ses persécuteurs, comme cela lui était déjà arrivé. Il +avait surtout pour lui l'inflexible opiniâtreté si bien connue de sa +nation, cette ferme résolution que rien ne saurait abattre, et qui si +souvent avait fait endurer aux juifs ce surcroît de maux et de tourmens +que le pouvoir ou la violence pouvait leur infliger, plutôt que de +satisfaire leurs oppresseurs, en cédant à leurs demandes. + + Note 45: Nous ne garantissons pas ce fait d'histoire + naturelle, dit Walter Scott; nous le donnons sur l'autorité + du manuscrit de Wardour. A. M. + +Après s'être décidé à une résistance muette ou passive, et avoir relevé +ses vêtemens autour de lui pour se préserver de l'humidité du sol, Isaac +s'assit dans un coin du cachot; et là, ses mains croisées sur sa +poitrine, ses cheveux en désordre, sa longue barbe, son manteau bordé de +fourrures et son grand bonnet, vus à la lueur incertaine d'un rayon du +jour passant à peine par le soupirail, auraient fourni à Rembrandt un +sujet d'étude digne de ses pinceaux, s'il eût existé à cette époque. Le +juif passa près de trois heures dans cette position, sans en changer, +après quoi le bruit de quelques pas se fit entendre sur l'escalier; les +verroux furent tirés avec un long fracas, la porte cria et tourna sur +ses gonds, et Réginald Front-de-Boeuf, suivi de deux esclaves sarrasins +du templier, entra dans le cachot. + +Front-de-Boeuf, qui joignait à une taille athlétique une vigueur à toute +épreuve, qui avait passé toute sa vie à faire la guerre, ou à +entreprendre, dans ses discordes et ses querelles particulières, des +agressions contre la plupart de ses voisins, et qui n'avait enfin jamais +hésité sur le choix des moyens à employer pour augmenter sa puissance +féodale, avait des traits qui répondaient à son caractère, et +exprimaient fortement les passions les plus violentes et les plus +féroces. Les cicatrices dont son visage était couvert auraient, sur +toute autre physionomie, attiré l'intérêt et le respect dus aux marques +d'une valeur honorable; mais elles ne servaient en lui qu'à ajouter à la +férocité de son air dur et sauvage, et à redoubler l'horreur et l'effroi +que sa présence inspirait. Ce formidable baron était vêtu d'un +justaucorps de cuir, bien collé sur ses reins, usé et taché en plusieurs +endroits par le frottement de l'armure dont il le couvrait souvent. Il +n'avait pour arme qu'un poignard à sa ceinture, formant une espèce de +contre-poids à un trousseau de clefs suspendu à son côté droit. Les +esclaves noirs qui suivaient Front-de-Boeuf étaient dépouillés de leur +brillant costume; ils portaient des gilets et des pantalons de grosse +toile, et leurs manches étaient retroussées jusqu'au dessus du coude, +comme celles des bouchers qui vont exercer leurs fonctions dans la +tuerie. Chacun d'eux portait un petit pannier couvert, et quand ils +furent entrés dans le cachot, ils s'arrêtèrent à la porte pendant que +Front-de-Boeuf la ferma soigneusement et à double tour. Après avoir pris +cette précaution, il s'avança lentement vers le juif, sur qui il fixait +les yeux comme s'il eût voulu le paralyser par ses regards terribles, et +exercer sur lui la meurtrière influence qu'on suppose à certains animaux +pour fasciner leur proie. On aurait vraiment cru que l'oeil farouche et +féroce de Front-de-Boeuf possédait une portion de ce même pouvoir sur +son malheureux prisonnier. La bouche ouverte et les yeux attachés sur le +sauvage baron, le juif fut saisi d'une telle épouvante, que tous ses +membres semblaient se retirer sur eux-mêmes; et sa taille, se rapetisser +par l'effet de son immobile et morne stupeur. Le malheureux Isaac se +sentit non seulement privé de tout mouvement et de la force de se lever +pour offrir une marque de son respect, mais il ne put pas même porter la +main à son bonnet, ni proférer aucune parole de supplication, tant il +était agité violemment par la conviction de devoir subir des tortures et +une mort affreuse et prochaine. + +La haute et superbe stature du chevalier normand semblait, au contraire, +grandir encore, comme l'aigle hérisse ses plumes quand il se précipite +les serres ouvertes sur sa proie sans défense. Il s'arrêta à trois pas +du lieu où le malheureux juif s'était blotti, de manière à occuper le +moins d'espace possible, puis il fit signe à un des esclaves +d'approcher. Le satellite noir avança, tira de son panier une paire de +grandes balances et des poids, les déposa aux pieds de Réginald, se +retira à une respectueuse distance, et alla rejoindre son camarade près +de la porte. + +Tous les mouvemens de ces deux hommes étaient lents et solennels, comme +s'ils eussent eu l'esprit préoccupé de quelque projet d'horreur et de +cruauté. Front-de-Boeuf, rompant enfin lui-même le silence, ouvrit la +scène en apostrophant ainsi l'infortuné captif: «Chien maudit, enfant +d'une race en horreur aux humains, dit-il au juif d'une voix +retentissante que les échos de la voûte rendaient encore plus terrible, +vois-tu ces balances?» Le malheureux Israélite fit un léger signe +affirmatif. «Dans ces balances, reprit le dur baron, tu me pèseras mille +livres, d'argent au poids et au titre de la tour de Londres.» + +«Saint Abraham! répondit le juif en retrouvant un peu de voix dans ce +péril extrême, jamais homme a-t-il entendu demande pareille? Qui même +dans un conte de ménestrel a lu qu'un homme pouvait donner mille livres +pesant d'argent? Quel oeil humain vit jamais un semblable trésor? Vous +fouilleriez dans les maisons de tous les juifs d'York et dans toutes +celles de ma tribu, que vous ne pourriez réunir la somme dont vous +parlez.» + +«Je ne suis pas déraisonnable, répondit Front-de-Boeuf; et si l'argent +est rare, je ne refuse pas de l'or, à raison d'un marc d'or pour chaque +six livres d'argent: c'est le moyen d'éviter à ton infâme carcasse les +tourmens que ton coeur n'a jamais pu concevoir.»--«Ayez pitié de moi, +noble chevalier, dit Isaac; je suis vieux, pauvre et sans ressource; il +serait indigne de vous de triompher de moi: quel mérite y a-t-il à +écraser un vermisseau!»--«Il se peut que tu sois vieux, reprit le +chevalier: c'est une honte de plus pour ceux qui t'ont laissé vieillir +dans l'usure et la bassesse. Tu peux être faible, car depuis quand un +juif eut-il un coeur et un bras? Mais riche, tout le monde sait bien que +tu l'es.» + +«Je vous jure, noble chevalier, par tout ce que je crois et par tout ce +que nous croyons en commun...»--«Ne te parjures point! dit le Normand en +l'interrompant, et que ton obstination n'ajoute pas à ton sort avant +d'avoir considéré les tortures qui te sont réservées. Ne crois pas que +je te parle seulement pour t'effrayer et profiter de la lâcheté commune +à ta tribu! Je te jure par ce que tu ne crois pas, par l'Évangile que +notre Église enseigne, et par les clefs de saint Pierre qui ont été +données pour lier et délier, que ma résolution est péremptoire. Ce +cachot n'est pas un endroit propre à exciter à la plaisanterie: des +prisonniers mille fois plus distingués que toi ont péri dans ces murs +sans que jamais on ait su leur destin; mais leur trépas était une pure +bagatelle en comparaison de celui qui t'attend, et qui sera accompagné +des plus cruels tourmens. + +Il fit alors signe aux esclaves d'approcher, et leur parla dans une +langue étrangère, car il avait été aussi en Palestine, où il avait pris +ses leçons de cruauté. Les Sarrasins tirèrent de leurs paniers du +charbon de terre, une paire de soufflets, un flacon d'huile. Tandis que +l'un frappait le briquet, un autre disposait le charbon de terre dans le +grand fourneau de fer dont nous ayons parlé, et il exerça les soufflets +jusqu'à ce que le brasier fût rouge. + +«Vois-tu, Isaac, lui dit Front-de-Boeuf, ces barres de fer au dessus de +ces charbons ardens? c'est sur ce lit embrasé que tu vas reposer, +dépouillé de tes habits, comme si tu allais te mettre naturellement au +lit chez toi. Un de ces esclaves entretiendra le feu sous toi, tandis +que l'autre te frottera les membres avec de l'huile, pour empêcher le +rôti de brûler. Choisis donc entre une couche dévorante et mille livres +d'argent; car, par la tête de mon père, voilà ta seule option.»--«Il est +impossible, dit l'infortuné juif, que vous soyez véritablement dans +l'intention d'exécuter ce projet. Le Dieu clément de la nature n'a +jamais fait un coeur capable d'exercer une pareille cruauté.» + +«Ne t'y fies pas, Isaac, lui répondit Front-de-Boeuf, cette erreur te +serait fatale. Penses-tu que moi, qui ai vu le sac d'une ville, où des +milliers de chrétiens périrent par le glaive, l'onde et la flamme, je +renoncerai à mon dessein, quand tu feras ouïr tes cris et tes +gémissemens? ou bien crois-tu que ces esclaves basanés, qui n'ont ni +pays, ni lois, ni conscience, que la seule volonté de leur maître, qui, +à son moindre signe, emploient indifféremment le poison ou le poteau, le +poignard ou la corde, crois-tu qu'ils puissent avoir de la compassion, +eux qui n'entendent pas la langue dans laquelle tu l'invoquerais? Sois +sage, vieillard! débarrasse-toi d'une partie de tes richesses +superflues, verse dans les mains d'un chrétien une portion de ce que tu +as acquis par l'usure. Ta bourse pourra bientôt s'enfler de nouveau; +mais si tu te laisses une fois étendre sur ces barres, aucun remède ne +ressuscitera ta peau brûlée et son cuir lacéré. Paie ta rançon, te +dis-je, et, réjouis-toi de sortir à ce prix d'un cachot dont bien peu de +gens ont pu redire les secrets. Je ne te dirai plus rien; choisis entre +ton vil pécule et ta chienne de peau.»--«Qu'Abraham et tous les saints +patriarches de ma nation me soient en aide! s'écria le juif: le choix +m'est impossible; car je n'ai pas de quoi satisfaire à une demande aussi +exorbitante.»--«Esclaves, saisissez-le, et mettez-le nu comme la main, +dit Front-de-Boeuf; qu'alors ses patriarches viennent le secourir s'ils +le peuvent.» + +Les deux esclaves, prenant leur direction beaucoup plus d'après le geste +et le regard du baron que d'après ses paroles, se jetèrent sur le juif, +le saisirent, le renversèrent par terre, le reprirent de nouveau, le +relevèrent ensuite, et, le tenant debout entre eux, n'attendaient plus +que le dernier signal de l'impitoyable baron pour commencer le supplice. +L'Israélite infortuné suivait des yeux avec inquiétude à la fois leur +contenance et celle de Front-de-Boeuf, dans l'espoir de découvrir sur +eux quelques symptômes de compassion; mais le baron avait toujours le +regard sombre et farouche, et sur les lèvres un sourire sardonique, +comme prélude de sa cruauté, pendant que les yeux sauvages des +Sarrasins, roulant sous leurs épais sourcils avec une expression de plus +en plus sinistre, annonçaient la féroce impatience de rôtir la victime. +Celle-ci, à l'aspect de la fournaise ardente sur laquelle on allait +l'étendre, perdant tout espoir de fléchir le tyran, sentit ses forces +l'abandonner. + +«Je paierai, dit-il, les dix mille livres d'argent; c'est-à-dire, +ajouta-t-il après une légère pause, je les paierai avec l'aide de mes +frères; car il faudra que je mendie à la porte de notre synagogue avant +que de pouvoir me procurer une somme aussi effrayante. Quand et où me +faudra-t-il la verser?»--«Ici même, répondit Front-de-Boeuf; c'est dans +ce cachot même qu'elle doit être comptée et pesée. Penses-tu que je te +rendrai ta liberté avant que d'avoir reçu ta rançon?» + +«Et quelle doit-être ma sûreté, dit le juif après que j'aurai payé ma +rançon?»--«La parole d'un noble normand, misérable usurier, répondit +Front-de-Boeuf; elle est mille fois plus pure que l'or de ta +tribu.»--«Je vous demande pardon, noble milord, dit le juif du ton le +plus humble; mais pourquoi me fierais-je entièrement à la foi d'un homme +qui ne veut point de la mienne?»--«Parce que tu ne peux faire autrement, +exécrable vermisseau, dit le chevalier d'une voix de tonnerre. Si tu +étais maintenant auprès de ton coffre-fort, dans ta maison d'York, et +que je vinsse te conjurer de me prêter quelques uns de tes shekels, ce +serait ton tour alors de me dicter des conditions, de me prescrire le +terme du paiement et les sécurités qu'il te plairait d'exiger de moi. Je +suis ici maintenant comme sur mon coffre-fort; j'ai l'avantage sur toi, +et je ne daignerai pas même te répéter mes conditions.» + +Le juif, poussant un profond soupir: «Accordez-moi au moins, avec ma +liberté, celle de mes compagnons de voyage. Ils me méprisaient comme +juif, cependant ils ont eu pitié de moi, et c'est parce qu'ils m'ont +aidé dans la route qu'une partie de ma disgrâce est retombée sur eux; +d'ailleurs, ils pourront contribuer de quelque chose au paiement de ma +rançon.» + +«S'il est question dans ta demande de ces rustauds de Saxons, leur +rançon dépendra d'autres conditions que des tiennes. Mêle-toi seulement +de tes affaires, misérable, et non de celles des autres.»--«Je ne serai +donc élargi qu'avec le jeune homme blessé que j'ai recueilli.»--«Je le +répète, vil usurier, dit Front-de-Boeuf, ne songe qu'à tes affaires. +Puisque tu as choisi, il ne te reste plus qu'à payer ta rançon, et dans +le plus court délai.» + +«Écoutez-moi pourtant, dit le juif, au nom de l'or que vous voulez +obtenir aux dépens de...» Ici, le juif s'arrêta court, dans la crainte +d'irriter le sauvage Normand; mais Front-de-Boeuf ne fit qu'en rire, et +achevant la phrase interrompue: «Aux dépens de ma conscience, veux-tu +dire, misérable créature; explique-toi librement: je te répète que je +suis raisonnable. Je puis supporter les reproches du perdant, fût-il +même un juif. Tu ne fus pas aussi patient, lorsque tu attaquas en +justice Jacques Fitz-Dotterel pour t'avoir appelé une sangsue, un +usurier abominable, après que tes nombreuses exactions eurent dévoré son +patrimoine.»--«Je jure par le Talmud, répondit le juif, que votre valeur +a été mal informée sur ce sujet. Fitz-Dotterel tira son poignard contre +moi dans ma propre maison, parce que je réclamais de lui ce qu'il me +devait légitimement; le terme du paiement était fixé à Pâques.» + +«Mais je m'inquiète fort peu de cela, dit Front-de-Boeuf, il s'agit de +savoir quand j'aurai mon argent; dis-moi, Isaac, quand me donneras-tu +les shekels?»--«Il n'y a qu'à envoyer ma fille à York, avec votre +sauf-conduit, noble chevalier, répondit le juif, et aussi vite qu'un +cheval et qu'un homme peuvent aller et venir, l'argent...» Il +s'interrompit pour laisser échapper un profond soupir, «L'argent vous +sera versé ici même.»--«Ta fille! s'écria Front-de-Boeuf d'un air de +surprise, par le ciel, Isaac, je regrette de ne l'avoir pas su plus tôt. +Je croyais que cette fille aux yeux noirs avait été ta concubine, et je +l'ai donnée pour femme de chambre au templier Brian de Bois-Guilbert, +suivant l'usage des patriarches et des héros de l'âge d'or, qui sur ce +point nous donnent un excellent exemple.» + +Le cri d'horreur qu'Isaac poussa en apprenant cette nouvelle fut si +violent, que les voûtes du caveau en tremblèrent, et les Sarrasins en +furent tellement surpris, qu'ils laissèrent un moment le juif en +liberté; il en profita pour se jeter aux pieds de Front-de-Boeuf, et +embrasser ses genoux. + +«Prenez tout ce que vous m'avez demandé, noble chevalier; exigez dix +fois davantage, réduisez-moi à la mendicité, percez-moi de votre lance, +grillez-moi sur la braise, mais épargnez ma fille et sauvez son honneur; +si vous êtes né d'une femme, sauvez une vierge sans défense; elle est +l'image de ma défunte Rachel, le dernier des six gages que j'ai reçus de +son amour. Voulez-vous priver un vieillard de la seule consolation qui +lui reste? Voulez-vous réduire un père à désirer que son seul enfant +rejoigne sa mère dans le tombeau de ses ancêtres?» + +«Je voudrais avoir su cela plus tôt, dit le Normand; je croyais que +votre race n'aimait que son argent.»--«Ne pensez pas si mal de nous, dit +Isaac, jaloux de saisir le moment d'une apparente sympathie; le renard +que l'on chasse, le chat sauvage que l'on torture, aiment leurs petits, +et la race méprisée et persécutée du grand Abraham aime ses +enfans.»--«Soit, dit Front-de-Boeuf, je le croirai à l'avenir, à cause +de toi, Isaac; mais cela ne nous sert à rien présentement. Ce qui est +fait est fait; je ne puis pas éviter que ce qui est arrivé n'ait pas eu +lieu. J'ai donné ma parole à mon compagnon d'armes, et je ne la violerai +pas pour dix juifs et dix juives par dessus le marché. D'ailleurs, quel +grand mal pour ta fille de devenir la proie de Bois-Guilbert?»--«Quel +mal! s'écria le juif en se tordant les mains; depuis quand les templiers +ont-ils respiré autre chose que cruautés envers les hommes et déshonneur +envers les femmes!» + +«Chien d'infidèle, dit Front-de-Boeuf avec des yeux étincelans de +colère, et intérieurement bien aise de saisir un prétexte pour +s'abandonner lui-même à cette passion, «ne blasphème pas le saint ordre +du temple de Sion; songe plutôt à me payer la rançon que tu as promise, +ou gare ta gorge de juif.» + +«Voleur! scélérat! s'écria le juif à Front-de-Boeuf, en rétorquant ses +injures, dans une indignation qu'il lui devenait impossible de réprimer, +je ne te paierai rien, pas même une obole[46], à moins que ma fille ne +me soit rendue.»--«As-tu perdu le sens, misérable juif, dit le Normand +courroucé, ta chair et ton sang ont-ils un talisman contre le fer rouge +et l'huile bouillante?»--«Peu m'importe, dit Isaac poussé au désespoir +et blessé au dernier point dans ses affections paternelles; fais tout ce +que tu voudras, ma fille est ma chair et mon sang; elle m'est plus +précieuse mille fois que les membres sur lesquels ta rage veut +s'exercer: je ne te donnerai aucun argent, à moins que je ne le fonde +dans ton avare gosier; je ne te donnerai pas un denier, fut-ce même pour +te sauver de l'éternelle damnation, que toute ta vie a méritée. +Arrache-moi l'âme, si tu veux, Nazaréen; fais inventer de nouvelles +tortures pour un juif, et va dire aux chrétiens que j'ai su les braver.» + + Note 46: Le texte dit: _Not one silver penny_, pas même un + penny. Cette pièce d'argent la plus petite qui ait existé en + Angleterre, équivalait à dix centimes de notre monnaie. A. M. + +«Nous allons voir cela, dit Front-de-Boeuf; car, par le saint +sacrement[47], qui est en abomination dans ta tribu maudite, tu +éprouveras les dernières douleurs de la flamme et du fer; qu'on le +saisisse, dit-il aux esclaves, qu'on le dépouille et qu'on l'enchaîne +sur ces barreaux.» + + Note 47: M. Defauconpret a traduit l'expression _the + holyrood_, par celle de _sainte croix_; tandis que c'est la + sainte hostie. A. M. + +En dépit des faibles efforts du juif, les Sarrasins l'avaient déjà +dépouillé de son manteau, et ils allaient lui ôter ses derniers +vêtemens, lorsque le son d'un cor de chasse se fit entendre deux fois +hors du château, et pénétra jusqu'au fond du caveau, et immédiatement +après des voix appelèrent Front-de-Boeuf. Celui-ci ne voulant pas être +surpris dans cet acte infernal, fit signe aux esclaves de le suivre, +après avoir rendu son manteau à Isaac; et, quittant le cachot avec ses +esclaves, il laissa le juif remercier Dieu du répit qu'il lui donnait, +ou se plaindre de la captivité et de l'avanie de sa fille, suivant que +ses affections pouvaient le dominer. + + + + +CHAPITRE XXIII. + + + «Eh bien! si la douceur de mes paroles ne peut vous émouvoir + et vous engager à être plus tendre à mon égard, je vous ferai + la cour en soldat, qui use de toute la vigueur de son bras; + et sans les charmes de l'amour je vous aimerai malgré vous.» + SHAKSPEARE. _Les deux Gentilshommes de Vérone_. + + +L'appartement dans lequel lady Rowena avait été introduite, faisait voir +dans son arrangement des essais grossiers de décorations et de +magnificence, et on aurait pu penser qu'en lui destinant cette partie du +château, on avait voulu lui donner une preuve de respect que l'on ne +témoignait point aux autres prisonniers. Mais l'épouse de +Front-de-Boeuf, pour qui cet appartement avait été disposé dans le +principe, était morte depuis plusieurs années, en sorte que le temps et +le défaut de soin avaient contribué à dégrader le peu d'ornemens dont le +goût de l'époque essaya de l'embellir. La tapisserie pendait en lambeaux +à divers endroits de la muraille, tandis qu'ailleurs elle était ternie +et décolorée par les rayons du soleil, ou bien déchirée et détériorée +par le temps. Tout ravagé qu'il était, cet appartement avait été regardé +comme celui de tous ceux du château qui fût le plus propre à recevoir +l'héritière saxonne; et ce fut là qu'on la laissa méditer sur son sort, +jusqu'à ce que les acteurs de ce drame épouvantable se fussent distribué +les divers rôles qu'ils devaient jouer. Tout cela avait été décidé en +conseil tenu entre Front-de-Boeuf, de Bracy et le templier, et où, à la +suite d'une vive et longue discussion sur les divers avantages que +chacun prétendait retirer de la part qu'il prenait dans cette entreprise +audacieuse, ils avaient enfin prononcé sur le sort de leurs malheureux +prisonniers. + +Il était près de midi lorsque de Bracy, au profit de qui l'expédition +avait d'abord été concertée, se présenta pour donner suite à ses projets +sur la main et les terres de lady Rowena. + +L'intervalle n'avait pas été entièrement consacré à tenir conseil avec +ses confédérés, car de Bracy avait trouvé le temps de parer sa personne +avec toute la fatuité de l'époque. Il avait quitté son pourpoint vert et +son masque. Sa longue et abondante chevelure avait été divisée en +tresses fantastiques, lesquelles flottaient le long de son manteau garni +de riches fourrures. Sa barbe était complétement rasée; son nouveau +pourpoint descendait jusqu'au milieu de sa jambe, et la ceinture qui +l'entourait, et qui en même temps soutenait sa pesante épée, était +enrichie de diverses broderies et ornemens relevés en bosse. Nous avons +déjà parlé de la mode bizarre qui régnait alors pour les souliers +façonnés en pointe; les pointes de ceux de de Bracy auraient pu +rivaliser pour l'extravagance avec toutes celles que l'on pouvait voir +aux pieds des petits-maîtres les plus achevés, étant allongées et +contournées comme les cornes d'un bélier. Tel était à cette époque le +costume d'un homme à bonnes fortunes, et dans de Bracy, l'effet que +produisait cet ajustement était rehaussé par un extérieur agréable et +par des manières qui annonçaient également la grâce du courtisan et la +franchise du guerrier. + +Il salua lady Rowena en ôtant sa toque de velours garni d'une broderie +en or, représentant l'archange Michel foulant à ses pieds le génie du +mal. Il fit un geste pour inviter la dame à prendre un siége, et voyant +qu'elle continuait à rester debout, il ôta son gant et lui offrit la +main pour l'y conduire. Mais faisant un geste expressif de refus: «Sire +chevalier, dit-elle, si je suis en présence de mon geôlier, et ce qui se +passe autour de moi ne me permet pas de penser autrement, il est plus +convenable que sa prisonnière se tienne debout devant lui, jusqu'à ce +qu'elle soit instruite de son sort.» + +«Hélas! belle Rowena, répondit de Bracy, vous êtes devant votre captif, +non devant votre geôlier, et c'est de vos beaux yeux que de Bracy doit +recevoir l'arrêt que vous attendez inutilement de lui.» + +«Je ne vous connais point, sire chevalier, dit lady Rowena avec ce +sentiment d'indignation qu'inspirait un outrage fait au rang et à la +beauté, je ne vous connais point; j'ignore qui vous êtes, et l'insolente +familiarité avec laquelle vous m'adressez le jargon d'un troubadour ne +saurait servir d'excuse à la violence d'un brigand.»--«C'est à toi, +charmante fille, répondit de Bracy, continuant sur le même ton, c'est à +toi et à tes charmes qu'il faut attribuer tout ce que j'ai fait de +contraire au respect dû à celle que j'ai choisie pour la souveraine de +mon coeur, et à l'étoile directrice de mes yeux.» + +«Je vous répète, sire chevalier, dit lady Rowena, que je ne vous connais +point, et que pas un homme portant chaîne et éperon ne doit se présenter +ainsi devant une dame sans protection.» + +«Que vous ne me connaissiez point, dit de Bracy, c'est assurément un +malheur pour moi; cependant permettez-moi de me flatter que le nom de de +Bracy n'a pas toujours été ignoré, puisque des ménestrels et des hérauts +ont proclamé ses hauts faits de chevalerie, dans les tournois comme sur +les champs de bataille.»--«Laisse donc, dit lady Rowena, aux ménestrels +et aux hérauts le soin de célébrer tes louanges; elles seront mieux +placées dans leur bouche que dans la tienne. Mais, dis-moi, quel est +celui d'entre eux qui consignera dans ses chants, ou dans les archives +des tournois, la victoire mémorable de cette nuit, victoire remportée +sur un vieillard, suivi de quelques serfs timides, et qui vous a donné +pour butin une fille infortunée, transportée contre son gré dans le +château d'un brigand?» + +«Vous êtes injuste, dit de Bracy en se mordant les lèvres d'un air de +confusion et en prenant un ton qui lui était plus naturel que celui +d'une galanterie affectée qu'il avait adopté, c'est parce que vous êtes +exempte de passions que vous ne voulez admettre aucune excuse pour la +violence d'un autre amour, bien qu'il ait été causé par vos charmes.» + +«Je vous prie, sire chevalier, dit lady Rowena, de discontinuer un +langage si commun dans la bouche des ménestrels vagabonds qu'il est +devenu tout-à-fait inconvenant dans celle d'un noble chevalier. Certes, +vous me contraignez à m'asseoir, puisque vous faites usage de ces lieux +communs dont chaque misérable chanteur de ballades a un recueil capable +de durer d'ici à Noël.»--«Ton orgueil, dit de Bracy piqué de voir que +son style galant ne lui valait que du mépris, ton orgueil aura à lutter +contre un orgueil qui n'est pas moins grand que le tien. Sache donc que +j'ai soutenu mes prétentions à ta main de la manière qui convenait le +mieux à mon caractère; il paraît, d'après le tien, qu'il faut t'adorer +l'arc sur l'épaule et la lance au poing, plutôt qu'avec des phrases +mesurées et un langage de cour.» + +«La courtoisie du langage, dit lady Rowena, lorsqu'elle ne sert qu'à +voiler la bassesse des actions, est comme la ceinture d'un chevalier +autour du corps d'un vil paysan. Je ne suis pas surprise que cette +contrainte paraisse te piquer; il aurait été plus honorable pour toi +d'avoir conservé le costume et le langage d'un proscrit, que de dévoiler +les actions d'un fugitif sous l'affectation de manières polies et d'un +langage courtois.» + +«C'est un excellent conseil que tu me donnes, lady, répliqua de Bracy, +et avec une hardiesse de discours qui suit ordinairement la hardiesse +des actions, je te dis que tu ne sortiras jamais de ce château qu'en +qualité d'épouse de Maurice de Bracy. Je ne suis pas accoutumé à échouer +dans mes entreprises, et un noble normand n'a pas besoin de justifier +scrupuleusement sa conduite envers une fille saxonne, qu'il honore par +l'offre de sa main. Tu es fière, Rowena, et tu n'en es que plus digne +d'être ma femme. Par quel autre moyen pourrais-tu être élevée à un rang +distingué et aux honneurs qui y sont attachés, que par mon alliance? Par +quel autre moyen pourrais-tu sortir de l'enceinte d'une vile grange de +campagne, dans laquelle les Saxons habitent avec les pourceaux, qui +forment toute leur richesse, pour prendre place, honorée, comme tu le +serais, parmi tout ce que l'Angleterre a de plus distingué par la beauté +et de respectable par la puissance?»--«Sire chevalier, répliqua Rowena, +la grange que vous méprisez a été ma demeure depuis mon enfance, et +soyez bien sûr que lorsque je la quitterai, si jamais je la quitte, ce +sera avec quelqu'un qui ne méprisera pas l'habitation et les moeurs dans +lesquelles j'ai été élevée.» + +«Je vous entends, lady, dit de Bracy, quoique vous pensiez peut-être que +vos expressions sont trop obscures pour mon intelligence. Mais ne vous +flattez pas de l'espoir que Richard Coeur-de-Lion remonte jamais sur son +trône, et encore moins que Wilfrid d'Ivanhoe, son favori, vous conduise +jamais à ses pieds, pour être accueillie comme l'épouse de son intime. +Tout autre prétendant pourrait éprouver de la jalousie en touchant cette +corde; ma ferme résolution ne saurait être changée par une passion sans +espoir, et qui n'est qu'un enfantillage. Sachez, lady, que ce rival est +en mon pouvoir, et qu'il ne tient qu'à moi de découvrir le secret de sa +présence dans le château de Front-de-Boeuf, dont la jalousie serait plus +funeste que la mienne.»--«Wilfrid ici? dit Rowena avec dédain; cela est +aussi vrai qu'il l'est que Front-de-Boeuf est son rival.» + +De Bracy fixa un instant ses regards sur elle. «Ignoriez-vous réellement +cela? dit-il. Ne saviez-vous pas qu'il voyageait dans la litière du +juif? voiture très convenable en vérité pour un croisé dont le bras +vaillant devait reconquérir le saint Sépulcre!» et il se mit à rire d'un +air de mépris. + +«Et s'il est ici, dit Rowena s'efforçant de prendre un ton +d'indifférence, sans toutefois pouvoir s'empêcher de trembler de +frayeur, en quoi est-il le rival de Front-de-Boeuf? ou qu'a-t-il à +craindre, si ce n'est un emprisonnement de peu de durée et le paiement +d'une rançon honorable, suivant les formes de la chevalerie?» + +«Es-tu donc, Rowena, dit de Bracy, es-tu donc aussi abusée par l'erreur +commune à tout ton sexe, qui pense qu'il ne peut exister d'autre +rivalité que celle qui a ses charmes pour objet? Ne sais-tu donc pas +qu'il y a une jalousie d'ambition et de richesse aussi bien que d'amour? +Notre hôte, Front-de-Boeuf, poussera hors de son chemin celui qui met +obstacle à ses prétentions, à la superbe baronnie d'Ivanhoe, avec autant +d'empressement et d'ardeur, et avec aussi peu de scrupule que s'il était +son rival préféré auprès de la plus belle lady, aux yeux bleus. Mais +daigne sourire à mon amour, lady Rowena; et le champion blessé n'aura +rien à craindre de Front-de-Boeuf; sans quoi, tu peux le pleurer dès à +présent, comme étant entre les mains d'un homme qui n'a jamais éprouvé +le moindre sentiment de compassion.»--«Sauvez-le, pour l'amour du ciel!» +s'écria Rowena, dont la fermeté céda aux terreurs qu'elle ressentait +pour le danger de son amant. + +«Je le puis; je le veux; c'est mon intention, dit de Bracy; car lorsque +lady Rowena consentira à être l'épouse de de Bracy, qui osera porter la +main sur son parent, sur le fils de son tuteur, sur le compagnon de sa +jeunesse? Mais c'est son amour qui doit acheter ma protection. Je ne +suis pas assez fou ni assez romanesque pour contribuer au bonheur, ou +empêcher le malheur de l'homme le plus propre à devenir un puissant +obstacle à l'accomplissement de mes désirs. Emploie à son égard +l'influence que tu as sur moi, et il n'a rien à craindre. Refuse de +faire usage de ce moyen, et Ivanhoe périt sans que tu sois plus près +d'obtenir ta liberté.»--«Il y a dans ton langage, répondit Rowena, un +mélange de dureté et d'indifférence qui ne s'accorde pas avec les +horreurs qu'il semble exprimer. Je ne crois pas que ton dessein soit si +méchant, ou que ton pouvoir soit aussi grand.» + +«Ne te flatte pas de cette idée, répliqua de Bracy, jusqu'à ce que le +temps fasse voir si elle est fondée ou non. Ton amant blessé est dans ce +château; ton amant préféré. C'est un obstacle entre Front-de-Boeuf et ce +que Front-de-Boeuf aime plus que l'ambition ou la beauté. Que lui en +coûtera-t-il de plus qu'un coup de poignard ou de javeline pour se +débarrasser à jamais de cet obstacle? Que dis-je! En supposant que +Front-de-Boeuf craignît d'être obligé de justifier cet acte de violence, +le médecin n'a qu'à lui donner une potion qu'il dira n'être pas celle +qui lui était destinée, ou bien celui ou celle qui veille près de lui +n'a qu'à retirer l'oreiller[48] de dessous sa tête, et voilà Wilfrid, +dans la position où il se trouve en ce moment, expédié pour l'autre +monde, sans qu'il y ait une goutte de sang répandue. Cedric +lui-même.....»--«Cedric lui-même! répéta lady Rowena; mon noble, mon +généreux tuteur! Ah! je mérite les maux qui me sont arrivés, pour avoir +négligé de m'occuper de son sort, même en m'occupant de celui de son +fils!»--«Le sort de Cedric dépend aussi de ta détermination, dit de +Bracy, et je te laisse le soin d'en prendre une.» + + Note 48: L'auteur fait ici allusion à une coutume d'alors: + quand un malade était près d'expirer, on abrégeait sa + dernière heure en retirant l'oreiller qui lui soutenait la + tête. A. M. + +Rowena, jusqu'ici avait soutenu cette lutte vive et prolongée avec un +courage admirable; mais c'était parce qu'elle n'avait pas regardé le +danger comme sérieux; son caractère était naturellement ce que les +physionomistes attribuent aux teints blonds, c'est-à-dire doux, timide +et sensible; mais l'éducation et les circonstances lui avaient pour +ainsi dire donné une trempe plus forte. Accoutumée à voir céder à ses +désirs la volonté de tous, même de Cedric, quoique assez impérieux avec +les autres, elle avait acquis cette sorte de courage et de confiance en +elle-même qui naît de la déférence habituelle et constante de ceux qui +composent le cercle dans lequel nous vivons. Elle concevait à peine la +possibilité d'une opposition à sa volonté, et bien moins encore celle de +se voir traitée sans les moindres égards. + +Sa hauteur, son air de domination, n'étaient qu'un caractère fictif, +ajouté à celui qui lui était naturel, et qui l'abandonna dès que ses +yeux furent ouverts sur son propre danger et sur celui de son amant et +de son tuteur, et lorsqu'elle vit sa volonté, dont la plus légère +expression commandait auparavant le respect, maintenant en opposition +avec celle d'un homme fort, altier et résolu, qui avait l'avantage sur +elle et qui était déterminé à s'en prévaloir. + +Après avoir jeté les yeux autour d'elle, comme pour chercher des secours +qu'elle ne pouvait trouver nulle part, et après quelques exclamations +entrecoupées, elle leva les mains au ciel, fondit en larmes et se livra +au plus violent désespoir. Il était impossible de voir une si belle +personne réduite à une pareille extrémité sans s'intéresser en sa +faveur, quoique néanmoins de Bracy fût plus embarrassé que touché. Dans +le fait, il était trop avancé pour reculer, et néanmoins, dans l'état où +il voyait lady Rowena, ni les raisonnemens, ni les menaces ne pouvaient +faire impression sur elle. Il se promenait en long et en large dans +l'appartement, tantôt engageant lady Rowena à se cacher, tantôt +embarrassé sur la conduite qu'il devait suivre à son égard. + +«Si je me laisse attendrir, disait-il en lui-même, par les larmes et la +douleur de cette belle inconsolable, quel fruit recueillerai-je, si ce +n'est la perte des brillantes espérances pour lesquelles j'ai couru tant +de risques et essuyé tant de ridicules de la part du prince Jean et de +mes camarades? Et cependant, se disait-il, je ne me sens nullement fait +pour le rôle que je joue. Je ne puis voir de sang-froid ce beau visage +défiguré par la douleur, ni ces beaux yeux inondés de larmes. Plût au +ciel qu'elle eût conservé son caractère naturel de hauteur ou que +j'eusse une plus grande portion de la triple dureté de coeur du +chevalier Front-de-Boeuf.» + +Agité par ces pensées, il ne put qu'engager l'infortunée Rowena à se +calmer, et à l'assurer que, du moins pour le moment, elle n'avait pas de +raison de se livrer à un aussi grand désespoir. Mais, au milieu des +consolations qu'il lui donnait, il fut interrompu par le son rauque et +perçant du cor de chasse qui avait en même temps alarmé les autres +habitans du château, et arrêté l'exécution de leurs plans rapaces et +cupides. De tous ces habitans, de Bracy fut peut-être celui qui regretta +le moins cette interruption, car sa conférence avec lady Rowena était +parvenue à un point où il trouvait aussi difficile de poursuivre son +entreprise que d'y renoncer. + +Ici nous ne pouvons nous empêcher de penser qu'il est nécessaire que +nous donnions au lecteur des preuves plus concluantes que les incidens +d'un roman, de la vérité du tableau que nous venons de tracer. Il est +pénible que ces vaillans barons, qui, par leur résistance aux +prétentions de la couronne, assurèrent la liberté de l'Angleterre, aient +été eux-mêmes des oppresseurs aussi terribles, et se soient rendus +coupables d'excès aussi contraires non seulement aux lois de +l'Angleterre, mais encore à celles de la nature et de l'humanité. Mais, +hélas! nous n'avons qu'à extraire de l'ouvrage du laborieux Henry un des +nombreux fragmens qu'il a recueillis dans les oeuvres des historiens de +l'époque, dans l'objet de prouver que même la fiction présente à peine +la triste réalité des horreurs de ces temps. + +La description faite par l'auteur de la Chronique saxonne des cruautés +exercées sous le règne du roi Étienne par les grands barons et les +seigneurs de châteaux, qui étaient tous Normands, fournit une forte +preuve des excès dont ils étaient capables lorsque leurs passions +étaient enflammées. «Ils opprimaient horriblement le peuple, dit-il, en +lui faisant construire des forteresses; et lorsqu'elles étaient +construites ils les remplissaient d'hommes méchans qui s'emparaient des +particuliers et des femmes de qui ils espéraient arracher une rançon, +les jetaient dans des cachots, et leur infligeaient des tortures plus +cruelles que jamais les martyrs n'en supportèrent. Ils étouffaient les +uns dans la boue, ils suspendaient les autres par les pieds, ou par la +tête, ou par les pouces, allumant du feu au dessous d'eux. À quelques +uns ils serraient la tête avec des cordes pleines de noeuds, jusqu'à ce +qu'elles pénétrassent dans la cervelle, tandis que d'autres étaient +jetés dans des culs-de-basse-fosse remplis de serpens, de vipères et de +crapauds.» Mais il y aurait trop de cruauté à vouloir forcer le lecteur +à parcourir jusqu'à la fin une pareille description. + +Comme une autre preuve, et peut-être la plus forte que nous puissions +donner de ces fruits amers de la conquête, nous pouvons faire remarquer +que l'impératrice Mathilde, quoique fille du roi d'Écosse, et ensuite +reine d'Angleterre et impératrice d'Allemagne, fille, épouse et mère de +monarques, fut obligée, pendant le séjour qu'elle fit dans sa jeunesse +en Angleterre, pour son éducation, de prendre le voile, comme le seul +moyen d'échapper aux poursuites licencieuses des nobles normands. Ce fut +là le motif qu'elle allégua devant le grand conseil du clergé +britannique, comme sa seule excuse d'avoir pris le voile. Le clergé +assemblé reconnut la validité de ce moyen de défense, et la notoriété +des circonstances sur lesquelles il était fondé; rendant ainsi un +témoignage frappant et incontestable de l'existence de cette lubricité +honteuse qui fit l'opprobre de ce siècle. Il était publiquement reconnu, +disait-on, qu'après la conquête du roi Guillaume, les Normands venus à +sa suite, fiers d'une si grande victoire, n'obéirent à d'autres lois +qu'à celles de leurs passions effrénées; et non seulement dépouillèrent +de leurs propriétés les Saxons qu'ils avaient conquis, mais encore +attaquèrent l'honneur de leurs femmes et de leurs filles avec la plus +brutale licence, et de là vient qu'il était très ordinaire de voir les +veuves et les filles des familles nobles se réfugier dans des couvens, +non par l'effet d'une vocation, mais uniquement pour mettre leur honneur +à l'abri des attaques de libertins puissans. + +Telle était la licence de l'époque, ainsi que le prouve la déclaration +publique du clergé qui nous a été transmise par Eadmer. Nous n'avons +plus rien à ajouter pour justifier la probabilité des scènes que nous +venons de détailler et de celles que nous aurons encore à peindre sur +l'autorité un peu plus apocryphe du manuscrit de Wardour. + + +FIN DU TOME DEUXIÈME. + + +IMPRIMERIE ET FONDERIE DE RIGNOUX, +Rue des Francs-Bourgeois-S.-Michel, n° 8. + + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Ivanhoe (2/4), by Walter Scott + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK IVANHOE (2/4) *** + +***** This file should be named 34332-8.txt or 34332-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/4/3/3/34332/ + +Produced by Mireille Harmelin, Jean-Pierre Lhomme, Rénald +Lévesque (HTML) and the Online Distributed Proofreaders +Europe at http://dp.rastko.net. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Ivanhoe (2/4) + Le retour du croisé + +Author: Walter Scott + +Translator: Albert Montémont + +Release Date: November 15, 2010 [EBook #34332] +[Last updated: March 26, 2012] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK IVANHOE (2/4) *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin, Jean-Pierre Lhomme, Rénald +Lévesque (HTML) and the Online Distributed Proofreaders +Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced +from images generously made available by the Bibliothèque +nationale de France (BnF/Gallica) + + + + + + +</pre> + + + + +<br><br> + + +<br><br> + +<h1>IVANHOE</h1> + +<h5>OU</h5> + +<h2>LE RETOUR DU CROISÉ</h2> + +<h3><i>Par Walter Scott.</i></h3> + +<h5>TRADUCTION NOUVELLE</h5> + +<h3>PAR M. ALBERT-MONTÉMONT.</h3> + +<p class="sml"><span class="rig">Toujours de son départ il faisait les apprêts,<br> +Prenait congé sans cesse, et ne partait jamais.<br> + (<i>Trad. de</i> Prior.)</span></p> + +<br><br><br><br> + + +<h4>TOME DEUXIÈME.</h4> + +<br><hr class="short"><br> + +<p class="mid">PARIS.<br> + +RIGNOUX, IMPRIMEUR-LIBRAIRE, ÉDITEUR,<br> + +RUE DES FRANCS-BOURGEOIS S. MICHEL, N° 8.</p> + +<h5>1829.</h5> + +<br><br> + + + +<h1>IVANHOE</h1> +<h5>OU</h5> +<h2>LE RETOUR DU CROISÉ.</h2> + +<br><hr class="full"><br> + +<h3>CHAPITRE XI.</h3> + +<div class="front"> +<p class="mid"><i>Premier voleur.</i></p> + +<p>«Halte là, monsieur; jetez-nous votre bourse si vous ne voulez pas que +nous vous la prenions de force.»</p> + +<p class="mid"><i>Sperd.</i></p> + +<p>«Nous sommes perdus! ce sont les scélérats que tous les voyageurs +craignent tant.»</p> + +<p class="mid"><i>Valentin.</i></p> + +<p>«Mes amis.....»</p> + +<p class="mid"><i>Premier voleur.</i></p> + +<p>«Ne nous appelez pas ainsi, monsieur; nous ne sommes pas vos amis, mais +vos ennemis.»</p> + +<p class="mid"><i>Deuxième voleur.</i></p> + +<p>«Paix! il faut l'écouter!...</p> + +<p class="mid"><i>Troisième voleur.</i></p> + +<p>«Oui, par ma barbe, il faut l'écouter! c'est un homme comme il faut.»<br> + +<span class="rig">Shakspeare, <i>les deux Gentilshommes de Venise</i>.</span></p><br><br> +</div> + +<p>Notre gardien de pourceaux n'était pas à la fin de ses aventures +nocturnes, et il commençait en effet à s'en douter, lorsqu'après avoir +traversé la plus grande partie de la ville d'Ashby, et avoir passé près +de quelques maisons isolées qui en formaient le faubourg, il se trouva +dans un chemin creux, entre deux monticules couverts de noisetiers et de +buis, entremêlés de chênes qui étendaient leurs branches sur la route, +d'ailleurs très raboteuse et pleine d'ornières profondes, creusées par +le roulis journalier de voitures de toute espèce, de celles surtout qui +avaient récemment transporté tous les matériaux nécessaires à la +construction des galeries élevées autour de la lice du tournoi; enfin +l'obscurité était encore rendue plus grande par le feuillage et les +branches des arbres qui interceptaient le peu de clarté que la lune +aurait pu y verser dans une belle nuit d'été. Le bruit lointain des +divertissemens de la ville, celui des chants joyeux, des éclats de rire +de la multitude, mariés au son des divers instrumens, tout cela, en +rappelant au souvenir de Gurth cette foule de guerriers, de gens de +toute condition et sans aveu, qui se trouvaient à Ashby, tintait malgré +lui à son oreille, et augmentait son inquiétude et son embarras. Dans sa +perplexité, il se dit à lui-même: «Par le ciel et par saint Dunstan, la +juive avait raison! je voudrais être en sûreté, moi et mon trésor. Il y +a ici un si grand nombre, je n'ose pas dire de voleurs, mais de +soi-disant chevaliers errans, d'écuyers, de ménestrels, de jongleurs, +d'archers et de vauriens affamés et vagabonds, qu'un homme ayant un marc +d'argent en poche ne saurait être en pleine sécurité; à plus forte +raison celui qui, comme moi, a une si énorme somme de sequins. Je +voudrais être au bout de ce chemin redouté, pour apercevoir les clercs +de saint Nicolas avant qu'ils ne tombent sur les épaules.» Afin +d'atteindre la plaine à laquelle menait ce chemin creux, notre voyageur +doubla donc le pas; mais, dans l'endroit précisément où le bois qui +garnissait les deux hauteurs était le plus fourré, le plus touffu, +quatre hommes s'élancent sur lui, deux de chaque côté du chemin, et ils +le tiennent si bien serré, que tous efforts de sa part, toute résistance +deviennent inutiles.</p> + +<p>«Ta bourse! lui dit l'un d'eux; nous sommes des gens serviables, et nous +débarrassons les voyageurs des plus ou moins lourds fardeaux qui les +gênent dans leur marche.»--«Vous ne me débarrasseriez pas facilement de +celui que je porte, si je pouvais me défendre,» répondit Gurth, dont la +probité innée et sans tache l'empêchait de se taire et de ne pas +s'épuiser en efforts, malgré l'imminence du danger présent. «C'est ce +que nous allons voir, répliqua le voleur. Si tu aimes les os brisés et +la bourse coupée, rien n'est plus facile; on pourra également t'ouvrir +deux veines en même temps. Qu'on l'emmène dans le bois,» dit-il à ses +compagnons.</p> + +<p>On força Gurth à gravir la hauteur du côté gauche du chemin, et on +l'entraîna de vive force dans un petit bois qui s'étendait jusqu'à la +plaine; on le fit marcher ainsi jusque dans le plus épais du taillis. +Là, se trouvait une espèce de clairière où se jouaient les pales rayons +de la lune, où les bandits s'arrêtèrent avec leur victime, et où ils +furent joints par deux autres. Ce fut en cet endroit que Gurth, au moyen +de cette faible lueur, put s'apercevoir que ces six larrons portaient +des masques, ce qui ne lui aurait laissé aucun doute sur leur +profession, s'il avait pu en concevoir d'après la manière brutale dont +il venait d'être arrêté et saisi, et si le lieu même de l'arrestation +n'eût témoigné contre ses assassins. «Combien as-tu d'argent?» lui +demanda un des nouveaux venus.--«Trente sequins m'appartiennent,» +répondit Gurth avec assurance.--«Mensonge! mensonge! s'écrièrent tous +les brigands; un Saxon aurait trente sequins, et partirait de la ville +sans être ivre? impossible! confiscation irrévocable de tout ce qu'il +porte.»--«Je les gardais pour acheter ma liberté,» dit Gurth.--«Tu n'es +qu'un âne, cria l'un des voleurs; trois pintes de double bière +t'auraient rendu aussi libre et plus libre que ton maître, fût-il Saxon, +comme toi.»--«C'est une triste vérité, dit Gurth; mais si trente sequins +vous contentaient, lâchez moi le bras, et je vous les compterai.»--«Un +instant, reprit encore un des nouveaux venus, qui semblait être le chef; +le sac que tu portes sous ton manteau renferme plus d'argent que tu n'en +déclares.»--«Il appartient au brave chevalier, mon maître, répondit +Gurth, et certainement je ne vous en aurais point parlé, si vous aviez +voulu vous contenter de ce qui m'appartient.»--«Tu es un brave garçon, +par ma foi! et tout dévoués que nous soyons à saint Nicolas, tu peux +encore sauver tes trente sequins, si tu veux être sincère avec nous. +Mais, en attendant, mets à terre le poids qui te gêne.» Et aussitôt il +lui prit un sac de cuir, dans lequel se trouvaient la bourse de Rebecca +et le reste des sequins qu'il avait apportés.»</p> + +<p>Continuant alors son interrogatoire: «Quel est ton maître?» lui +demanda-t-il.--«Le chevalier déshérité.»--«Qui a remporté le prix +aujourd'hui? Quel est son nom et son lignage?»--«Son bon plaisir est +qu'on l'ignore, et ce n'est pas de moi que vous l'apprendrez.»--«Et +toi-même, comment te nommes-tu?»--«Vous dire mon nom, ce serait vous +désigner mon maître.»--«Tu es un fidèle serviteur. Mais comment cet or +appartient-il à ton maître? Est-ce par héritage ou à quelque autre +titre?»--«C'est par le droit de sa bonne lance. Ce sac renferme la +rançon de quatre beaux coursiers et d'autant de belles +armures.»--«Combien s'y trouve-t-il?»--Deux cents sequins.»--«Pas +davantage? Ton maître a été bien modéré envers les vaincus; ils en ont +été quittes à bon marché. Dis-moi ceux qui ont payé cette rançon.» Gurth +obéit.</p> + +<p>«Mais tu ne me parles pas du templier, reprit le chef. Tu ne peux me +tromper: quelle rançon a payé sire Brian de Bois-Guilbert?»--«Mon maître +n'en a voulu aucune de lui. Il existe entre eux une haine à mort, et ils +ne peuvent avoir ensemble aucun rapport de courtoisie.»--«Bravo!» dit le +chef. Et après un moment de réflexion: «Par quel hasard, ajouta-t-il, te +trouvais-tu à Ashby avec une telle somme?»--«J'allais rendre au juif +Isaac d'Yorck le prix d'une armure qu'il avait prêtée à mon maître pour +le tournoi.»--«Et combien as-tu payé à Isaac? Si j'en juge par le poids, +la somme entière est encore dans ce sac.»--«J'ai payé quatre-vingts +sequins à Isaac, et il m'en a fait remettre cent en +place.»--«Impossible! Impossible! s'écrièrent à la fois tous les +brigands. Comment oses-tu nous en imposer par d'aussi grossiers +mensonges?»--«Ce que je vous dis, répondit Gurth, est aussi vrai qu'il +est vrai que vous voyez la lune. Vous trouverez les cent sequins dans +une bourse de soie séparée du reste de l'argent.»--«Songe, dit le chef, +que tu parles d'un juif, d'un homme aussi incapable de lâcher l'or qu'il +a une fois touché que les sables du désert le sont de rendre la coupe +d'eau que le voyageur y a versée<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1"><sup class="sml">1</sup></a>.»--«Un juif, dit un autre chef de +bandits, n'a pas plus de pitié qu'un officier du shériff à qui l'on n'a +pas remis pour boire.»--«Ce que je vous ai dit est pourtant vrai,» +répondit Gurth.--«Qu'on allume vite une torche, dit le chef, car je veux +examiner cette bourse. Si ce drôle ne ment pas, la générosité du juif +est un phénomène contre nature, et presque un aussi grand miracle que +celui qui fit jaillir une source d'un rocher pour ses ancêtres dans le +désert.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote1" name="footnote1"><b>Note 1: </b></a><a href="#footnotetag1">(retour) </a> A Jew, as unapt to restore gold as the dry of his + deserts to return the cup of water which the pilgrim spills + upon them.</blockquote> + +<p>On alluma une torche, et le chef examina ce que la bourse contenait. +Pendant qu'il la dénouait, ses compagnons se groupèrent autour de lui; +et ceux qui tenaient Gurth par le bras, mus par un excès de curiosité à +la vue de l'or, allongèrent le cou pour satisfaire leur cupidité. +L'écuyer saxon, par cette inadvertance, se trouvant moins serré, +rassembla toutes ses forces musculeuses pour s'affranchir de ses liens à +l'aide d'un mouvement spontané et vigoureusement combiné; et vraiment il +fût parvenu à s'évader, à se délivrer des voleurs, s'il eût voulu +renoncer à l'argent de son maître; mais cette intention ne fut pas la +sienne. Ainsi adroitement dégagé des liens qui le retenaient captif, il +arracha incontinent à l'un des bandits un bâton noueux, en asséna un +coup vigoureux sur la tête du chef, qui ne s'attendait guère à semblable +représaille: dès lors la bourse tomba des mains de celui-ci, et Gurth +allait la ramasser, quand les voleurs, plus agiles, s'emparèrent de +nouveau du malheureux porcher, et le tinrent plus étroitement serré que +jamais.</p> + +<p>«Faquin, lui dit le chef, avec tout autre que moi ton insolence serait +déjà punie: mais dans un moment tu connaîtras ta destinée. Il faut +d'abord nous occuper de ton maître: les affaires du chevalier doivent +passer avant celles de l'écuyer, suivant les lois de la chevalerie. En +attendant, demeure en repos; car, si tu essaies le moindre mouvement, on +te mettra hors d'état de bouger de long-temps. Camarades, dit-il alors +aux autres, cette bourse est brodée en caractères hébraïques; il s'y +trouve cent pièces, et je crois à la véracité du yeoman. N'exigeons nul +péage du chevalier son maître; il est trop des nôtres pour que nous le +rançonnions: les chiens ne s'attaquent pas aux chiens tant qu'il y a des +loups et des renards en abondance<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2"><sup class="sml">2</sup></a>.»--«Il est des nôtres! reprit un +des bandits: je voudrais bien savoir comment?»--«N'est-il pas misérable +et déshérité comme nous? N'est-ce pas, comme nous, à la pointe de l'épée +qu'il gagne paisiblement sa vie? N'a-t-il pas vaincu Front-de-Boeuf et +Malvoisin, comme nous le ferions si l'occasion s'en présentait? N'est-il +pas ennemi mortel de Brian de Bois-Guilbert, que nous avons tant de +raison de redouter? Autrement, voudrais-tu que nous eussions moins de +conscience qu'un mécréant, un vilain juif?»--«Non, tu as raison: ce +serait une honte, répondit le même brigand; cependant, lorsque je +servais dans la troupe du vieux Gandelyn, nous n'avions pas de tels +scrupules. Et cet insolent rustaud, je le demande, s'en ira-t-il sans +égratignure?»--Non, certes, si tu peux le fustiger,» répliqua le chef.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote2" name="footnote2"><b>Note 2: </b></a><a href="#footnotetag2">(retour) </a> Dogs should not worry dogs where wolves and foxes are + to be found in abundance.</blockquote> + +<p>«Ici, coquin, ajouta-t-il en s'adressant à Gurth. Sais-tu manier le +bâton que tu as si vite escamoté?»--«Je pense, dit Gurth, que vous en +avez eu une assez bonne preuve pour répondre vous-même à cette +question.»--«Oui, par ma foi, tu m'en as asséné un coup vigoureux, +reprit le capitaine. Donne-s-en autant à ce garçon, et tu passeras franc +d'impôt. Et même, si tu ne réussis pas, tu t'es montré si fidèle à ton +maître, que je me croirai, sur mon honneur, obligé de payer ta rançon. +Allons, Miller<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3"><sup class="sml">3</sup></a>, prends ton bâton et ne perds point la tête. Vous +autres, lâchez ce drôle et donnez-lui un bâton: il fait assez clair pour +une telle joute.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote3" name="footnote3"><b>Note 3: </b></a><a href="#footnotetag3">(retour) </a> Mot qui veut dire <i>meunier</i>, sens dans lequel il sera + tout à l'heure employé.</blockquote> + +<p>Armés chacun d'un fort bâton de même longueur et de même grosseur, les +deux champions vinrent se placer au milieu de la clairière, afin de +combattre plus à leur aise au clair de la lune. Les brigands faisaient +cercle autour d'eux en pouffant de rire; et criaient à leur camarade: +«Allons, meunier, prends garde de payer toi-même ton droit de passe.» Le +meunier, de son côté, prenant son bâton par le milieu, et le faisant +tourner sur sa tête pour imiter ce que les Français appellent <i>le +moulinet</i>, s'écria fièrement: «Avance, faquin, si tu l'oses; tu vas +sentir la force du poing d'un meunier.»--«Si tu es un meunier,» répondit +Gurth avec fermeté, en jouant du bâton sur sa tête de la même manière +que son antagoniste, «tu dois être doublement voleur; et, en homme, je +te défie.»</p> + +<p>Alors les deux champions s'attaquèrent bravement, et déployèrent pendant +quelques minutes une grande égalité de force, de courage et d'adresse, +portant et parant les coups avec la plus rapide dextérité. Le bruit de +leurs bâtons frappant à coups redoublés l'un sur l'autre était tel, qu'à +une certaine distance on aurait cru qu'il y avait au moins six +combattans de chaque côté. Des combats moins acharnés et moins dangereux +ont été chantés en beaux vers héroïques; mais celui de Gurth et du +meunier n'aura pas le même honneur, faute d'un poète inspiré qui rende +hommage à de tels adversaires. Cependant, quoique le combat du bâton à +deux bouts ne soit plus pratiqué<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4"><sup class="sml">4</sup></a>, nous ferons de notre mieux pour +rendre justice en prose à de si braves champions.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote4" name="footnote4"><b>Note 4: </b></a><a href="#footnotetag4">(retour) </a> Les paysans de la Normandie se servent encore du + bâton dans leurs querelles ou leurs jeux, en faisant le + moulinet.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote> + +<p>Ils luttèrent pendant assez long-temps avec un succès balancé. +Toutefois, le meunier commença à perdre patience devant un antagoniste +aussi formidable, et en voyant ses compagnons se moquer de lui, comme +c'est d'usage en pareil cas. Cette impatience devint funeste à celui qui +la manifestait dans ce noble jeu du gourdin, lequel exige beaucoup de +sang-froid et de présence d'esprit, et elle donna à Gurth, doué d'un +caractère très ferme, un énorme avantage dont il sut profiter. Le +meunier attaquait avec une furie extrême; les deux bouts de son bâton +frappaient tour à tour sans discontinuer, et il serrait de près son +ennemi, qui, faisant le moulinet, se couvrait la tête et le corps, +parait tous les coups, et se tenait sur la défensive; il agissait de +l'oeil, du pied et de la main, si à propos, qu'en voyant son adversaire +manquer de respiration par la fatigue, il porta de la main gauche un +coup de l'instrument à la tête; pendant que le meunier voulut le parer, +il précipita sa main droite à sa gauche, et, en brandissant le bâton, il +atteignit au côté gauche de la tête son antagoniste dont le corps à +l'instant mesura de toute sa longueur la verte pelouse.</p> + +<p>«Très bien! exploit digne d'un archer!» s'écrièrent les voleurs. +Parfaitement combattu, et vive à jamais la vieille Angleterre! le Saxon +a sauvé sa bourse et sa peau, le meunier a trouvé son maître.»--«Tu peux +continuer ta route, mon ami, dit le capitaine en s'adressant à Gurth, et +en confirmant l'assentiment général des spectateurs; je te ferai +accompagner par deux de mes camarades, jusqu'en vue du pavillon de ton +maître, de peur que tu ne rencontres quelques autres promeneurs de nuit, +qui auraient des consciences moins timorées que les nôtres; car en ce +moment il y en a plus d'un aux aguets. Prends garde, cependant; +souviens-toi que tu as refusé de nous dire ton nom; ne cherche pas à +découvrir les nôtres, et à savoir qui nous sommes; car, si tu poussais +trop loin tes investigations, tu n'en serais plus quitte à si bon +marché.</p> + +<p>Gurth remercia le capitaine, et l'assura qu'il suivrait son avis. Deux +des outlaws, armés de leurs bâtons, lui dirent alors de les suivre, et +traversèrent ensemble la forêt, par un petit sentier embarrassé de +broussailles, et à nombreux détours. Sur la lisière du bois, deux hommes +parlèrent à ses guides, et en reçurent à l'oreille une réponse qui +permit de continuer la marche sans encombre. Le fidèle écuyer reconnut +que la précaution du chef n'avait pas été vaine, et il conclut de cette +circonstance que la bande était nombreuse, et qu'il y avait une garde +régulière autour du lieu de leur rendez-vous.</p> + +<p>En arrivant sur la bruyère, Gurth n'aurait pu y trouver son chemin, qui +n'était pas celui par où il était venu; mais ses deux guides +l'accompagnèrent jusqu'à une petite éminence du haut de laquelle, au +clair de la lune, on distinguait la place du tournoi, les tentes +dressées à chaque bout, avec les pannonceaux qui les ornaient, et que le +vent balançait encore; on entendait même le chant dont les sentinelles +cherchaient à égayer leur faction nocturne.</p> + +<p>Ici les deux voleurs s'arrêtèrent. «Nous n'irons pas plus loin, lui +dirent-ils; car il y aurait de notre part imprudence à le tenter. +Rappelle-toi l'avertissement que tu as reçu. Garde le secret sur ce qui +t'est survenu cette nuit, tu n'auras pas sujet de t'en repentir. Mais si +tu t'avisais de parler, la tour de Londres ne te protégerait pas contre +notre vengeance.»--«Grand merci et bonne nuit, messieurs, dit Gurth, je +suis discret de mon naturel, mais je me flatte que sans vous offenser, +je puis vous souhaiter un meilleur état que le vôtre.</p> + +<p>À ces mots ils se séparèrent. Les outlaws reprirent le chemin par où ils +étaient venus, et Gurth se rendit à la tente de son maître, auquel, +nonobstant l'injonction qu'il avait reçue, il conta toutes ses aventures +de la nuit. Le chevalier déshérité éprouva un étonnement inexprimable, +non moins de la générosité de Rébecca, dont cependant il résolut de ne +pas profiter, que de celle des voleurs, à la profession desquels un +pareil sentiment paraît si étranger. Ses réflexions sur ces événemens +singuliers furent toutefois interrompues par le besoin qu'il avait de +repos; les fatigues de la journée et celles qui l'attendaient le +lendemain le lui rendaient indispensable. Il se mit donc sur une superbe +couche que les maréchaux du tournoi lui avaient fait préparer; et, de +son côté, le fidèle gardien de pourceaux s'étendit sur une peau d'ours, +à travers l'entrée du pavillon, de manière que personne n'eût pu s'y +introduire sans l'éveiller.</p> +<br><br> + +<h3>CHAPITRE XII.</h3> + +<div class="droite"> +<p class="rig"><span class="sml"> «Les hérauts cessent maintenant de toucher, serrer et + remonter leurs trompettes et leurs clairons, qui ne font plus + entendre leurs sons éclatans. Il ne reste plus rien à dire ou + à faire; mais de toutes parts on voit les lances se + précipiter au milieu des ennemis; ici l'éperon pointu est + poussé dans le flanc; là vous voyez des jouteurs et des + cavaliers; autre part des javelots frappant des boucliers + volent en éclats; la pointe se fait jour jusqu'au coeur; les + lances volent dans les airs à vingt pieds de hauteur; les + épées, brillantes comme l'argent, cherchent des casques à + briser, des cuirasses à mettre en lambeaux: le sang jaillit + de toutes les plaies et forme de longs ruisseaux.»</span><br> + <span class="rig">Chaucer.</span></p><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br> +</div> + +<p>Le jour reparut dans tout son éclat; et avant que le soleil se fût un +peu élevé sur l'horizon, les plus tardifs comme les plus empressés des +spectateurs étaient accourus de toutes parts vers le cercle tracé autour +de la lice, afin de s'assurer le poste le plus favorable, pour voir les +joutes qui allaient commencer. Les maréchaux du tournoi et leurs suivans +arrivèrent bientôt dans l'arène, avec les hérauts d'armes, pour recevoir +les noms des chevaliers décidés à combattre, et leur demander sous quel +étendard ils voulaient se ranger. C'était une précaution indispensable +qui devait établir l'égalité entre les deux corps prêts à être opposés +l'un à l'autre.</p> + +<p>Suivant l'usage, le chevalier déshérité, qui avait triomphé dans le +dernier tournoi, devenait de droit le chef d'une des deux troupes, +tandis que Brian de Bois-Guilbert, regardé comme le second qui avait +obtenu le plus de gloire dans le jour précédent, fut déclaré le premier +champion de l'autre bande. Ceux qui la veille s'étaient rangés de son +parti revinrent sous son drapeau, excepté Ralph de Vipont, que sa chute +avait mis hors d'état de reprendre de sitôt son armure. Il ne manqua pas +de vaillans et nobles candidats pour remplir les rangs de l'une et +l'autre cohorte. En effet, bien que le tournoi général, dans lequel +beaucoup de chevaliers combattaient à la fois, devînt plus dangereux que +des combats singuliers, à cette époque du moyen âge, on le préférait +toujours. Une foule de ces mêmes chevaliers, qui n'avaient pas assez de +confiance dans leur propre habileté pour défier un seul adversaire d'une +haute réputation, désiraient néanmoins déployer leur courage dans un +combat général, où ils pouvaient lutter contre des champions moins +redoutables. Cinquante chevaliers étaient déjà inscrits, lorsque les +maréchaux déclarèrent qu'il n'en serait pas admis un plus grand nombre, +ce dont plusieurs autres, arrivés trop tard, éprouvèrent bien du regret.</p> + +<p>Vers dix heures, toute la plaine était couverte par une multitude de +personnes des deux sexes, à cheval ou à pied, empressées au tournoi; et +bientôt des fanfares annoncèrent le prince Jean et sa suite. Le monarque +était entouré de la plupart des chevaliers qui se proposaient de prendre +une part active à la lutte, aussi bien que de ceux dont le rôle devait +se borner à celui de spectateurs. Dans le même instant arriva le Saxon +Cedric avec lady Rowena, mais non suivi du baron Athelstane. Ce dernier +avait revêtu une forte armure, afin de se mêler parmi les combattans; +et, à la grande surprise de Cedric, il avait pris son rang sous la +bannière du Templier. Le Saxon fit à son ami de très vives remontrances +sur un choix si peu judicieux; mais il n'en avait reçu qu'une réponse +évasive, comme en donnent ordinairement ceux qui s'obstinent beaucoup +plus à suivre une détermination qu'à la justifier.</p> + +<p>Athelstane cependant avait une excellente raison pour adhérer au parti +de Brian de Bois-Guilbert; mais il eut la prudence de ne point la +révéler. Quoique l'apathie de son humeur fût loin de le porter à faire +aucune démarche pour gagner les bonnes grâces de lady Rowena, il s'en +fallait qu'il demeurât insensible à ses charmes, et il considérait son +alliance avec elle comme une chose irrévocablement fixée par le +consentement de Cedric et des autres amis que la jeune personne eût pu +consulter. Aussi était-ce avec un déplaisir extrême qu'il avait vu le +vainqueur de la veille, usant de la prérogative que la coutume lui +accordait, porter son choix sur lady Rowena, et la proclamer reine de la +beauté et de l'amour. Pour le punir d'une préférence qui venait en +quelque sorte contrarier ses desseins, Athelstane, confiant dans sa +force et son habileté, que du moins ses flatteurs ne manquaient pas de +vanter, résolut non seulement de priver du secours de son bras le +chevalier déshérité, mais même, si l'occasion s'en présentait, de lui +faire sentir le poids de sa hache d'armes. Bracy et d'autres chevaliers +attachés au prince Jean s'étaient rangés parmi les tenans, d'après +l'ordre de leur maître, qui par tous les moyens désirait assurer la +victoire au drapeau de Brian de Bois-Guilbert. Du côté opposé, beaucoup +d'autres chevaliers normands ou anglais s'étaient déclarés contre les +tenans, d'autant plus volontiers qu'ils étaient fiers de suivre un +champion aussi brave que le chevalier déshérité.</p> + +<p>Sitôt que le prince Jean vit que la reine du jour était arrivée, il vint +à sa rencontre avec cet air de courtoisie qu'il savait si bien prendre +quand il le voulait, et, ôtant de sa tête la riche toque dont elle était +parée, il descendit de cheval, et offrit la main à lady Rowena, pour +quitter également la selle de son palefroi, tandis que, le front +découvert, l'un des premiers seigneurs de sa suite tenait la bride du +coursier de la belle, qui hennissait, comme orgueilleux d'un tel +fardeau. «C'est ainsi qu'il nous faut les premiers, s'écria le prince, +donner l'exemple du respect dû à la reine de la beauté et de l'amour, en +nous empressant de l'accompagner jusqu'au trône où son triomphe lui a +acquis le doux privilége de s'asseoir aujourd'hui. Mesdames, +ajouta-t-il, escortez votre souveraine, et rendez-lui tous les honneurs +qu'un jour aussi vous recevrez sans doute à votre tour.» En disant ces +paroles, il conduisit Rowena au siége d'honneur, vis-à-vis de son trône, +tandis que les dames les plus distinguées par leur naissance et leur +beauté se pressaient, afin d'obtenir les places les plus voisines de +leur reine éphémère.</p> + +<p>À peine fut-elle assise, que des fanfares et des acclamations saluèrent +sa nouvelle dignité. Les rayons du soleil, alors dans tout son éclat, se +réfléchissaient sur les armes des chevaliers qui, aux deux extrémités de +la lice, se concertaient vivement sur la manière dont ils disposeraient +leur ligne, et soutiendraient l'assaut.</p> + +<p>Les hérauts d'armes commandèrent alors le silence, jusqu'à ce qu'on eût +terminé la lecture des règles du tournoi. Elles étaient calculées de +façon à diminuer jusqu'à un certain point les dangers du combat; +précaution devenue d'autant plus nécessaire, qu'on devait faire usage +d'épées et de lances affilées. Aussi, était-il expressément défendu aux +champions de pousser de la pointe; il ne leur était permis que de +frapper du plat de la lame. Un chevalier pouvait à son gré se servir +d'une massue ou d'une hache d'armes; mais le poignard lui était +interdit. Tout chevalier désarçonné pouvait renouveler à pied le combat +avec un autre adversaire qui se trouvait dans le même cas; mais alors +nul cavalier ne pouvait l'attaquer. Lorsqu'un chevalier parvenait à +repousser son antagoniste jusqu'à l'extrémité de la lice, de manière à +lui faire toucher, de sa personne et de ses armes, la palissade, +celui-ci était tenu de s'avouer vaincu, et son armure et son coursier +passaient à la disposition du vainqueur. Un chevalier ainsi défait ne +pouvait plus rentrer en lice. Si un chevalier tombait renversé et hors +d'état de se relever, son page pouvait entrer dans l'arène et emporter +son maître hors de l'enceinte; mais alors ce chevalier était déclaré +vaincu, et privé de ses armes et de son cheval. Le combat devait cesser +dès que le prince Jean jetterait dans l'arène son bâton de commandement; +autre précaution usitée pour empêcher l'inutile effusion du sang, par la +trop longue prolongation d'une joute désespérée. Tout chevalier qui +transgressait les règles du tournoi, ou, de quelque manière que ce fût, +celles de la chevalerie, pouvait être dépouillé de ses armes, et obligé, +son bouclier renversé, de s'asseoir dans cette posture sur les barreaux +de la palissade, exposé à la risée publique, en punition de sa déloyale +conduite.</p> + +<p>Après avoir ainsi proclamé ces sages dispositions, les hérauts d'armes +terminèrent par une exhortation à tout bon chevalier de remplir son +devoir et de mériter la faveur de la reine de la beauté et de l'amour. +Cette proclamation finie, les hérauts se retirèrent à leurs places +respectives. Alors les chevaliers s'avancèrent lentement des deux bouts +de la lice, rangés en double file exactement opposée l'une à l'autre, le +chef de troupe au centre du premier rang, poste qu'il n'occupa qu'après +avoir passé en revue son corps, et avoir assigné à chacun la place qu'il +devait garder.</p> + +<p>C'était un spectacle tout à la fois agréable et terrible, que de voir +tant de valeureux champions richement armés, guidant de superbes +coursiers, et se tenant tous prêts à une attaque formidable, fixés sur +leur selle de guerre, comme autant de piliers d'airain, et attendant le +signal du combat avec la même impatience que leurs généreux coursiers, +qui, hennissant et frappant du pied la terre, brûlaient de commencer un +choc épouvantable.</p> + +<p>Pendant que les chevaliers tenaient leurs lances debout, les rayons du +soleil en faisaient briller les pointes acérées, et des banderoles, les +ornant à l'envi, flottaient sur les panaches qui ombrageaient l'éclat +des casques belliqueux. Ils demeurèrent dans cette noble attitude +pendant que les maréchaux du tournoi parcouraient les rangs avec une +rigoureuse attention, de peur que l'un des deux partis ne se trouvât +plus ou moins nombreux que l'autre. Assurés d'une balance égale, ils se +retirèrent de la lice; et, d'une voix de tonnerre, Guillaume de Wyvil +donna le signal en ces mots: «Laissez aller!» Les trompettes sonnèrent +au même instant; les lances des chevaliers se baissèrent à la fois, et +se mirent en arrêt; les éperons s'enfoncèrent dans les flancs des +coursiers: des deux côtés les premiers rangs fondirent l'un sur l'autre +au grand galop, et, lorsqu'ils se rencontrèrent au milieu de l'arène, +leur choc fut si terrible, qu'on l'entendit à un mille de distance.</p> + +<p>Le résultat de ce premier engagement ne fut pas sur-le-champ connu des +spectateurs, car les flots de poussière élevés par le trépignement des +chevaux obscurcirent l'air, et il fallut attendre quelques minutes avant +de pouvoir juger l'effet de cette rencontre meurtrière. Aussitôt que +l'on put apercevoir le champ de bataille, on vit de chaque côté que la +moitié des chevaliers avaient été désarçonnés, les uns vaincus par la +dextérité de leurs adversaires, les autres par une force plus grande qui +avait abattu en même temps le cheval et le cavalier; quelques uns +gisaient sur la terre comme dans une impossibilité absolue de se +relever; d'autres étaient déjà sur pied, et serraient de près ceux de +leurs ennemis qui se trouvaient dans la même position; deux ou trois +avaient reçu de si graves blessures qu'ils se voyaient hors de combat, +et, employant leurs écharpes à arrêter le sang, ils s'épuisaient en +douloureux efforts pour s'éloigner du milieu de la foule et du bruit. +Les chevaliers non démontés, mais dont presque toutes les lances avaient +été rompues par la violence du choc, avaient maintenant l'épée à la +main; ils poussaient leurs cris de guerre, et échangeaient leurs coups +avec le même acharnement que si l'honneur et la vie de chacun eussent +dépendu de l'issue de l'action.</p> + +<p>Le tumulte s'accrut bientôt, lorsque de chaque côté le second rang, qui +formait la réserve, se précipita au secours du premier. Les compagnons +de Brian de Bois-Guilbert criaient: «<i>Ah! Baucéan! Baucéan</i><a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5"><sup class="sml">5</sup></a>! pour le +Temple! pour le Temple!» Le parti opposé répondait: «<i>Desdichado! +desdichado!</i><a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6"><sup class="sml">6</sup></a>» cri de guerre qu'il avait pris de la devise gravée sur +le bouclier de son chef.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote5" name="footnote5"><b>Note 5: </b></a><a href="#footnotetag5">(retour) </a> Le <i>Baucéan</i>, que par erreur Walter-Scott écrit + <i>Beaucéant</i>, était, dit-il, le nom de la bannière des + templiers, laquelle était moitié noire, moitié blanche, pour + annoncer, ajoute-t-il, qu'ils étaient aussi bons et candides + envers les chrétiens, que noirs, c'est-à-dire terribles + envers les infidèles. Cette explication de l'emblème est + exacte; mais ici l'écrivain anglais confond, et prend un + étendard pour l'autre. Les templiers en avaient deux: <i>le + Drapeau de guerre</i> ou <i>Vexilium belli</i>, et <i>le Baucéan</i> ou + <i>Baucennus</i>. Celui-ci, blanc, était chargé d'une croix + gironnée de gueule ou rouge, formée de quatre triangles, + l'autre était blanc, chargé de quatre pals de sable ou noirs.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote6" name="footnote6"><b>Note 6: </b></a><a href="#footnotetag6">(retour) </a> <i>Déshérité! déshérité!</i> devise du chevalier Ivanhoe.</blockquote> + +<p>Les deux partis en vinrent derechef aux mains avec une inexprimable +furie. Le succès était balancé, et la victoire flottait incertaine entre +les combattans. Le cliquetis des armes et les cris des champions, se +mêlant à l'âpre son des trompettes, étouffaient les gémissemens de ceux +qui succombaient et roulaient, sur le sol et sans défense, sous les +pieds des chevaux. Les éclatantes armures des guerriers étaient alors +couvertes de poussière et de sang, et se brisaient aux coups réitérés du +glaive et de la hache d'armes. Les plumes blanches qui décoraient les +casques voltigeaient au gré de la brise comme des flocons de neige. Tout +ce qu'il y avait de brillant et de gracieux dans le costume militaire +s'était évanoui, et ce qui demeurait visible n'était plus de nature qu'à +éveiller la crainte ou la pitié.</p> + +<p>Cependant tel est l'empire de l'habitude, que non seulement la foule +obscure des spectateurs attirée naturellement par les scènes d'horreur, +mais les dames elles-mêmes, placées dans les galeries, observaient la +mêlée non pas sans éprouver, on le pense bien, une certaine émotion, +mais sans qu'il leur vînt la moindre envie de détourner les yeux d'une +lutte aussi terrible. En divers lieux de ces galeries on voyait, il est +vrai, les joues de la beauté pâlir, et on l'entendait pousser un faible +cri lorsqu'un amant, un frère ou un époux était jeté de son cheval sur +la poussière; mais, en général, les femmes encourageaient les +combattans, soit en applaudissant de leurs mains, soit même en +s'écriant: «Brave lance! bonne épée!» si un trait de courage ou un coup +vigoureux venait les étonner. Au singulier intérêt que prenait le beau +sexe à ces joutes sanglantes, il est aisé de sentir que les hommes en +témoignaient un bien plus vif encore. Il se manifestait par de bruyantes +acclamations à chaque heureuse chance de succès, pendant que tous les +yeux s'attachaient sur l'arène, comme si les spectateurs eux-mêmes +eussent donné ou reçu les coups dont ils se bornaient simplement à +juger. A chaque pause on entendait la voix des hérauts qui s'écriaient: +«Courage! frappez, braves chevaliers! l'homme meurt, mais la gloire vit! +Frappez! la mort vaut mieux que la défaite! Courage, braves chevaliers! +les yeux de la beauté contemplent vos exploits<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a><a href="#footnote7"><sup class="sml">7</sup></a>!»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote7" name="footnote7"><b>Note 7: </b></a><a href="#footnotetag7">(retour) </a> Fight on, brave Knights! man dies, but glory lives! + Fight on, death is bether than defeat! Fight on! brave + knights! for bright eyes behold your deeds!</blockquote> + +<p>Au milieu des chances variées du combat, tous les regards s'efforçaient +de découvrir les deux héros de chaque troupe, qui, s'élançant dans la +mêlée, encourageaient leurs compagnons tant de la voix que par +l'exemple. Tous deux multipliaient leurs prodiges de valeur; et ni Brian +de Bois-Guilbert ni le chevalier déshérité n'eussent rencontré dans les +rangs qui leur étaient opposés un champion capable de se mesurer avec +eux. Dévorés d'une haine mutuelle, ils tâchaient réciproquement de +s'aborder, certains que la chute de l'un serait regardée comme le signal +de la victoire. Tels étaient cependant la foule et le désordre, que +pendant long-temps, pour en venir à un combat singulier, leurs efforts +échouèrent. Sans cesse ils étaient séparés par la bouillante audace des +autres chevaliers, qui tous brûlaient de se distinguer en mesurant leurs +forces contre le chef du parti contraire.</p> + +<p>Mais lorsque le champ de bataille eut commencé à s'éclaircir, lorsque +les uns, repoussés aux deux bouts de la lice, durent s'avouer vaincus, +et que les autres, couverts de larges blessures, se virent dans +l'impuissance de continuer le combat, le templier et le chevalier +déshérité se joignirent à la fin, et fondirent l'un sur l'autre avec +toute la fureur qu'une mortelle animosité, unie à la rivalité de la +gloire, était propre à leur inspirer. Telle fut l'adresse de tous deux +en parant et portant les coups, que les spectateurs poussèrent +d'unanimes et spontanées acclamations pour exprimer leur ravissement et +leur admiration.</p> + +<p>Mais dans ce moment le parti du chevalier déshérité eut le dessous; le +bras gigantesque de Front-de-Boeuf d'un côté, et la force prodigieuse +d'Athelstane de l'autre, frappaient et dispersaient tous ceux qui +s'offraient à leurs coups. Se voyant délivrés de leurs antagonistes +immédiats, il paraît que l'idée leur vint à tous deux au même instant de +rendre la victoire décisive pour leur parti, en aidant le templier à +combattre son ennemi. Ils piquèrent donc de l'éperon leurs coursiers, et +s'élancèrent ensemble pour l'attaquer, le Normand par un flanc, et le +Saxon par l'autre. Il eût été entièrement impossible au chevalier +déshérité de soutenir une lutte aussi inattendue qu'inégale, s'il n'eût +pas été sur-le-champ averti de son danger par le cri général des +assistans qui lui portaient un intérêt marqué. «Garde à vous! gare! +chevalier déshérité...» Il vit aussitôt le péril, et déchargeant un coup +terrible au templier, il fit reculer son cheval au même instant, pour +éviter le double assaut d'Athelstane et de Front-de-Boeuf; ceux-ci ayant +manqué leur but, passèrent des deux côtés opposés, entre l'objet de leur +attaque et le templier, pouvant à peine retenir leurs chevaux: les ayant +enfin domptés, ils les ramenèrent sur l'ennemi, et tous les trois se +réunirent pour faire vider les arçons au chevalier déshérité. Rien +n'aurait pu le sauver de ce triple choc, sans la force remarquable et +l'étonnante agilité de son noble coursier, prix de la victoire de la +veille.</p> + +<p>Ce coursier lui rendit un signalé service, en profitant de la position +défavorable des adversaires. Le cheval de Bois-Guilbert se trouvait +blessé, et ceux de Front-de-Boeuf et d'Athelstane pliaient sous le +fardeau de leurs maîtres et des lourdes armures dont ils étaient +couverts, outre que ces mêmes coursiers avaient déjà fourni la veille +leur carrière. Le chevalier déshérité sut ainsi profiter de tels +désavantages, en faisant manoeuvrer son coursier de façon à tenir +pendant quelques instans ses trois adversaires en respect, les séparant +tour à tour avec la pointe de son épée, tournant sur lui-même avec +l'agilité d'un faucon, et se précipitant tantôt sur l'un, tantôt sur +l'autre, leur déchargeant de grands coups redoublés de son arme, sans +jamais laisser à l'ennemi le temps de se reconnaître et de frapper à +propos.</p> + +<p>Mais quoique la lice retentît des applaudissemens prodigués à l'habileté +et au courage du chevalier inconnu, il était évident qu'il devait à la +fin succomber; et les seigneurs qui entouraient le prince Jean le +conjuraient à l'envi de jeter dans l'enceinte son bâton de commandement, +et d'épargner à un si brave chevalier l'humiliation d'être vaincu par le +nombre. «Non, par la lumière du ciel! répondit Jean, ce même chevalier +qui cache son nom et méprise l'hospitalité dont nous l'avons rendu +l'objet, a déjà remporté un prix; il est juste que d'autres aient +maintenant leur tour.» Comme il parlait ainsi, un incident inattendu +changea le destin du jour.</p> + +<p>Il y avait dans les rangs commandés par le chevalier déshérité un +champion couvert d'une armure noire, monté sur un cheval noir; il était +d'une grande taille, avec l'apparence d'une force extraordinaire. Ce +chevalier, qui ne portait aucune espèce de devise sur son bouclier, +n'avait semblé prendre jusqu'alors qu'un très faible intérêt à la chance +du combat, repoussant avec facilité les chevaliers qui l'attaquaient, +mais sans poursuivre ses avantages, ni provoquer personne; en un mot, il +agissait plutôt en spectateur qu'en acteur dans le tournoi, circonstance +qui lui avait attiré le surnom de <i>Noir-Fainéant</i>.</p> + +<p>Tout à coup il parut sortir de son apathie, en voyant le chef de sa +troupe si vivement pressé; et piquant des deux son bucéphale tout frais, +il s'élança comme l'éclair au secours du chevalier, en s'écriant d'une +voix de tonnerre: «<i>Desdichado!</i> À la délivrance<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8"><sup class="sml">8</sup></a>!» Il était temps; +car, tandis que le chevalier déshérité serrait de près le templier, +Front-de-Boeuf s'était approché du premier, et allait le frapper de son +épée. Mais avant que le coup fût porté, le chevalier noir tomba +inopinément sur lui, et Front-de-Boeuf en un moment roula avec son +cheval sur la poussière. Le Noir-Fainéant se retourne alors sur +Athelstane de Coningsburg; et, comme son épée s'était brisée sur +l'armure de Front-de-Boeuf, il arrache des mains du lourd Saxon la hache +d'armes que celui-ci brandissait, et lui en décharge sur la tête un coup +si vigoureux, qu'Athelstane évanoui tombe de cheval et mord également la +poussière auprès de son compagnon. Après ce double exploit, auquel on +applaudit d'autant plus qu'on s'y attendait le moins, le chevalier +sembla reprendre son indolence accoutumée; et retournant paisiblement à +l'extrémité de l'arène il laissa son chef se mesurer de son mieux avec +Brian de Bois-Guilbert. Cette lutte n'offrait plus la même difficulté +qu'auparavant: le cheval du templier était grièvement blessé, et il +succomba à la première charge du chevalier déshérité. Brian de +Bois-Guilbert roula dans la poudre, le pied embarrassé dans l'étrier, +d'où il ne put se dégager. Son adversaire descendit rapidement de +cheval, et lui cria de se rendre; mais le prince Jean, plus touché de la +situation périlleuse du templier qu'il ne l'avait été de son +antagoniste, lui sauva le déshonneur de s'avouer vaincu, en jetant dans +la lice son bâton de commandement, et en terminant ainsi un combat sur +le point de finir; car, du peu de chevaliers qui restaient encore dans +l'arène, la plupart, comme par un consentement tacite, avaient laissé à +leurs chefs le soin d'achever eux-mêmes la lutte et de décider la +victoire. Les écuyers, qui avaient jugé difficile et dangereux +d'approcher de leurs maîtres pendant l'action, accoururent alors dans +l'arène pour soigner les blessés, qu'ils transportèrent dans les tentes +ou au quartier disposé pour eux dans le village voisin.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote8" name="footnote8"><b>Note 8: </b></a><a href="#footnotetag8">(retour) </a> Ou à la <i>rescousse!</i> d'après le mot <i>rescue</i> du + texte.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote> + +<p>C'est ainsi que se termina la mémorable passe-d'armes +d'Ashby-de-la-Zouche, un des plus fameux tournois de ce siècle; car, si +quatre chevaliers seulement, dont l'un fut tout à coup suffoqué par la +chaleur de son armure périrent sur le champ de bataille, plus de trente +furent grièvement blessés et quatre ou cinq ne se rétablirent jamais. +Plusieurs moururent quelques jours après, et ceux qui échappèrent +conservèrent toute leur vie sur leur corps les marques des profondes +blessures qu'ils avaient reçues dans le combat. Aussi, fut-il toujours +mentionné dans les vieilles chroniques sous le nom de belle et noble +passe-d'armes d'Ashby.</p> + +<p>Maintenant, le prince devait proclamer le chevalier vainqueur; il décida +que l'honneur de la journée restait à celui que la voix publique avait +surnommé le Noir fainéant. On eut beau représenter que la victoire +appartenait bien plutôt au chevalier déshérité, lequel dans le cours de +la journée avait renversé six champions de sa propre main et fini par +désarçonner le chef du parti contraire: le prince ne voulut pas céder, +il déclara que le chevalier déshérité et ses compagnons eussent perdu la +victoire sans l'aide puissante du chevalier aux armes noires, auquel il +persistait à décerner le prix.</p> + +<p>Cependant, à la grande surprise de toutes les galeries, le chevalier +ainsi préféré, avait quitté immédiatement la lice, et s'était éloigné +vers la forêt avec la même lenteur et la même indifférence, qui lui +avait valu le sobriquet de Noir-Fainéant. Après avoir été vainement +appelé deux fois au son des trompettes, et deux fois proclamé par les +hérauts d'armes, sans qu'on pût le trouver, il fallut bien, en son +absence, désigner un autre chevalier pour recevoir les honneurs du +triomphe. Le prince alors ne put refuser la palme au chevalier +déshérité, et il fut proclamé le champion du jour.</p> + +<p>À travers une arène que le sang avait rendue glissante, et qui était +couverte d'armes brisées et de chevaux morts ou blessés, les maréchaux +du tournoi conduisirent de nouveau le vainqueur au pied du trône du +prince Jean. «Chevalier déshérité, lui dit-il, puisque c'est l'unique +titre que nous puissions vous donner, nous vous adjugeons pour la +seconde fois les honneurs de ce tournoi, et déclarons que vous avez +droit de réclamer et de recevoir des mains de la reine de la beauté et +de l'amour la couronne méritée par votre valeur.» Le chevalier s'inclina +profondément et avec grace, mais ne répondit rien.</p> + +<p>Pendant que les trompettes sonnaient, que les hérauts d'armes élevaient +leur voix, en s'écriant: «Honneur au brave! Gloire au vainqueur!» et que +les dames agitaient leurs mouchoirs de soie et leurs voiles brodés; +tandis qu'enfin tous les rangs unissaient leurs clameurs, les maréchaux +conduisirent le chevalier déshérité à travers la lice d'honneur, au pied +du trône de lady Rowena.</p> + +<p>Sur la dernière marche les champions firent mettre à genoux le +chevalier; car, dans toutes ses actions et dans tous ses mouvemens +depuis le combat, il semblait agir plutôt d'après l'impulsion de ceux +qui l'entouraient, que par sa propre volonté, et on remarqua qu'il +chancelait, lorsqu'on lui fit traverser une seconde fois la lice. Rowena +descendant de son trône, d'un pas gracieux et imposant, allait placer la +couronne qu'elle tenait à la main sur le casque du héros, lorsque les +maréchaux s'écrièrent d'une même voix: «Cela ne doit pas être ainsi; il +faut que sa tête soit nue.» Le chevalier murmura faiblement quelques +mots, qui se perdirent dans la cavité de son casque, et qui, sans doute, +exprimaient le voeu de rester couvert. Soit par amour des formes, soit +par curiosité, les maréchaux ne firent nulle attention à son apparente +répugnance; ils lui coupèrent les lacets de son casque et le lui ôtèrent +sur-le-champ. On vit alors les traits d'un jeune homme de vingt-cinq +ans, le front couvert d'une épaisse et courte, mais belle chevelure; ses +traits étaient brunis par le soleil; il était pale comme la mort, et on +remarquait sur son visage deux ou trois taches de sang.</p> + +<p>Lady Rowena ne l'eut pas plutôt aperçu, qu'elle poussa un faible cri; +mais rappelant l'énergie de son caractère, tandis que tout son corps +tremblait de la violence d'une soudaine émotion, elle posa sur la tête +languissante du vainqueur la superbe couronne qui formait la récompense +du jour, et prononça distinctement ces mots: «Je te donne cette marque +du triomphe, en témoignage de la valeur que tu as déployée dans ce +tournoi.» Ici elle s'arrêta un moment, et puis elle ajouta d'une voix +plus sonore: «Jamais laurier de chevalerie ne ceignit un front plus +digne de le porter.»</p> + +<p>Le chevalier déshérité pencha modestement la tête, et baisa avec respect +la main gracieuse de la jeune souveraine qui venait de le couronner; +puis, s'inclinant davantage encore, il tomba à ses pieds accablé de +fatigue et comme évanoui. La consternation devint alors générale. +Cedric, qui avait été frappé d'une stupeur muette, à la soudaine +apparition d'un fils qu'il avait banni de sa présence, s'élança aussitôt +comme pour le séparer de Rowena; mais il avait été devancé par les +maréchaux du tournoi, qui, devinant la cause de l'évanouissement +d'Ivanhoe, s'étaient hâtés de le débarrasser de son armure; et en effet, +ils s'aperçurent que la pointe d'une lance avait pénétré à travers sa +cuirasse et lui avait fait une blessure grave au côté gauche.</p> +<br><br> + +<h3>CHAPITRE XIII.</h3> + +<div class="droite"> +<p class="rig"><span class="sml">«Approchez, dignes héros! s'écria le fils d'Atrée; sortez de + la foule qui vous entoure, vous qui, par l'habileté, la force + et le courage, pouvez prétendre de surpasser la renommée de + vos rivaux. Cette génisse, dont vingt boeufs n'égalent point + le prix, est promise à celui qui lancera le plus loin la + flèche ailée.»</span><br> + <span class="rig">Iliade.</span></p><br><br><br><br><br><br><br><br> +</div> + +<p>Le nom d'Ivanhoe ne fut pas plutôt prononcé qu'il vola de bouche en +bouche avec toute la célérité que l'intérêt puisse commander et la +curiosité recevoir. Il ne fut pas long-temps à parvenir jusqu'aux +oreilles du prince, dont le front s'obscurcit à l'ouïe d'un tel nom: il +s'efforça toutefois de dérober son trouble à la connoissance de ceux qui +l'entouraient, et promenant de tous côtés un regard dédaigneux. +«Milords, dit-il, et vous surtout, sire prieur, que pensez-vous de la +doctrine des anciens sur les attractions et les antipathies innées? Il +me semble que je devinais la présence du favori de mon frère, lorsque je +cherchais à pénétrer le secret de ce jeune homme caché sous son +armure.»--«Front-de-Boeuf doit songer à restituer le fief d'Ivanhoe,» +dit Bracy, qui, après avoir pris une part glorieuse au tournoi, avait +déposé son casque et son bouclier, et s'était de nouveau mêlé à la foule +des seigneurs qui entouraient le prince.</p> + +<p>«Oui, ajouta Waldemar-Fitzurse, probablement ce jeune vainqueur va +réclamer le château et le manoir que Richard lui avait assignés et que +la générosité de votre altesse a depuis donnés à Front-de-Boeuf.»</p> + +<p>«Front-de-Boeuf, reprit Jean, est un homme qui avalerait trois manoirs +comme celui d'Ivanhoe, plutôt que de rendre gorge d'un seul. Du reste, +messieurs, j'espère qu'ici personne ne me contestera le droit de +conférer les fiefs de la couronne aux fidèles serviteurs qui +m'entourent, et qui sont prêts à remplir le service militaire d'usage, +en place de ceux qui, abandonnant leur patrie, pour mener une vie +vagabonde en pays étranger, ne peuvent offrir ici leurs bras lorsque les +circonstances l'exigent.» Les assistans avaient trop d'intérêt dans la +question pour ne point se ranger de l'avis du prince; aussi tous +s'écrièrent à l'envi: «C'est un prince généreux que notre seigneur et +maître, qui s'impose à lui-même la tâche de récompenser de fidèles +serviteurs!» Tous prononcèrent ces paroles, car tous avaient obtenu +déjà, ou espéraient obtenir des garanties pareilles à celles dont +jouissait Front-de-Boeuf aux dépens des serviteurs et des favoris du roi +Richard. Le prieur Aymer joignit son adhésion au sentiment général; +seulement il fit observer que Jérusalem la sainte ne pouvait être +appelée un pays étranger, qu'elle était la mère commune, <i>Communis +mater</i>; mais il ne voyait pas, ajouta-t-il, comment le chevalier +d'Ivanhoe pouvait employer cette excuse, puisque lui prieur savait de +bonne part que les croisés, sous les ordres de Richard, n'avaient jamais +été beaucoup plus loin qu'Ascalon, et que cette ville, comme tout le +monde le savait, appartenait aux Philistins, sans avoir droit à aucun +des priviléges de la Cité sainte.</p> + +<p>Waldemar, que la curiosité avait attiré près du lieu où Ivanhoe s'était +évanoui, revint alors auprès de Jean. «Ce chevalier, dit-il, ne donnera +probablement aucune inquiétude sérieuse à votre altesse, et ne cherchera +pas à disputer à Front-de-Boeuf la possession de ses domaines? Il a reçu +des blessures graves.»--«Quoi qu'il en soit, reprit Jean, il est le +vainqueur du tournoi; et, fût-il dix fois notre ennemi, ou l'ami dévoué +de notre frère, ce qui peut-être est la même chose, il faut soigner ses +blessures; que notre chirurgien se rende auprès de lui.»</p> + +<p>Un sourire amer contracta les lèvres du prince, pendant qu'il prononçait +ces paroles. Waldemar Fitzurse se hâta de répondre qu'Ivanhoe était déjà +transporté hors de la lice, et sous la garde de ses amis. «Je l'avoue, +j'ai éprouvé quelque émotion en voyant la douleur de la reine de la +beauté et de l'amour, dont cet événement a changé la souveraineté +éphémère en un véritable deuil; je ne suis pas homme à me laisser +amollir par les plaintes d'une femme en faveur de son amant; mais lady +Rowena a su réprimer son chagrin avec une telle dignité, qu'il s'est +révélé seulement lorsque, les mains jointes, elle a fixé un oeil sec et +tremblant sur le corps sans mouvement étendu devant elle.» «Qui est donc +cette lady Rowena dont nous avons si souvent oui parler?»--«C'est une +riche héritière saxonne, répondit le prieur Aymer, une rose de beauté, +un joyau de richesses, la plus belle entre mille, un bouquet de myrrhe, +une pelotte de camphre, une bonbonnière d'aromates.»</p> + +<p>«Eh bien! nous dissiperons ses chagrins, nous anoblirons son sang en lui +faisant épouser un Normand; elle paraît mineure, c'est donc à nous qu'il +appartient de la marier: qu'en dis-tu, de Bracy? ne serais-tu pas +disposé à obtenir de belles terres en épousant une Saxonne, après avoir +suivi l'exemple des amis de Guillaume-le-conquérant?»--«Si ses domaines +me plaisent, milord, répondit de Bracy, il serait difficile que l'épouse +ne me plût pas, et je serais bien reconnaissant à votre altesse de cet +acte généreux qui remplirait toutes les promesses qu'elle a faites à son +fidèle serviteur et vassal.»--«Nous ne l'oublierons pas, dit le prince, +et, afin que nous puissions ici nous mettre à l'oeuvre sur-le-champ, dis +à notre sénéchal d'inviter à notre banquet de ce soir lady Rowena et sa +compagnie; c'est-à-dire son vilain rustaud de tuteur, et cet autre boeuf +de Saxon, que le chevalier noir a terrassé dans le tournoi... De Bigot, +dit-il à son sénéchal, tu emploieras dans notre seconde invitation des +expressions si adroites, si polies et si engageantes, que l'orgueil de +ces fiers Saxons ait lieu d'être content, et qu'il leur soit impossible +de refuser; quoique, par les os de saint Thomas Becket, user de +courtoisie avec de pareils gens, ce soit jeter des perles à des +pourceaux.»</p> + +<p>Le prince Jean avait à peine achevé ces mots, qu'au moment où il allait +donner le signal du départ, on vint lui remettre un billet cacheté. +«D'où vient ce billet?» dit-il en regardant la personne qui venait de +l'apporter. «Je l'ignore, mon prince, reprit celui-ci, mais c'est +probablement d'un pays lointain; un Français me l'a remis, et il a dit +avoir voyagé nuit et jour afin de l'apporter à votre altesse.»</p> + +<p>Le prince examina soigneusement l'adresse, puis le cachet, placé de +manière à fixer la petite bande de soie qui entourait le billet, lequel +cachet portait l'empreinte des trois fleurs de lis. Il ouvrit alors le +billet avec une certaine émotion, qui s'augmenta visiblement à mesure +qu'il en parcourait le contenu, dans lequel se trouvaient ces mots: +«Prenez garde à vous, le diable est déchaîné.» Le prince Jean devint +pâle comme la mort; il fixa d'abord les yeux à terre, puis les leva vers +le ciel, comme un homme qui craint d'entendre sa dernière sentence. +Remis cependant de sa frayeur, il prit à part Waldemar Fitzurse et de +Bracy, pour leur communiquer le fatal billet.</p> + +<p>«C'est peut-être, dit le dernier, une fausse alarme ou une lettre +fabriquée.»--«Non, reprit Jean, c'est bien la main et le sceau du roi de +France.»--«Il est temps alors, dit Waldemar, de rassembler nos +partisans, soit à Yorck, soit dans quelqu'autre lieu central; le moindre +retard pourrait devenir funeste, et votre altesse doit couper court à +ces momeries.»--«Et les communes ne doivent pas être mécontentées; ce +serait le faire que de les priver de leurs jeux.»--«Il me semble, dit +Waldemar, que l'on peut tout concilier. Le jour n'est pas encore très +avancé; que la lutte des archers ait lieu sur-le-champ, et que le prix +soit adjugé. Le prince aura ainsi rempli ses engagemens, et ôté à ce +troupeau de serfs saxons tous sujets de plainte.»</p> + +<p>«Je te remercie, Waldemar, dit le prince Jean; tu me fais souvenir aussi +que j'ai une dette à acquitter envers cet insolent paysan, qui hier a +insulté notre personne. Le banquet aura lieu ce soir, ainsi que nous +l'avons décidé. Quand ce serait la dernière heure de mon autorité, je +veux la consacrer à la vengeance et au plaisir. A demain nos nouveaux +soucis.»</p> + +<p>Le son des trompettes ramena bientôt les spectateurs qui avaient déjà +commencé à s'éloigner du tournoi, et les hérauts d'armes proclamèrent +que le prince, rappelé tout à coup par de hauts et puissans intérêts +publics, serait obligé de renoncer aux fêtes du lendemain; que +cependant, ne voulant pas priver tant de braves yeomen du plaisir de +montrer devant lui leur adresse, il avait décidé que les jeux indiqués +pour le jour suivant se célébreraient à l'instant même; que le prix du +vainqueur devait être un cor de chasse monté en argent, un superbe +baudrier en soie, et un médaillon de saint Hubert, patron des jeux +champêtres.</p> + +<p>Plus de trente yeomen se présentèrent d'abord en qualité de +compétiteurs; la plupart étaient des gardes forestiers et des +sous-gardes des chasses royales de Need-wood et de Charn-wood. +Cependant, lorsqu'ils se furent mutuellement reconnus et qu'ils virent à +quels antagonistes ils auraient affaire, plus de vingt se retirèrent +volontairement, pour ne pas s'exposer à la honte d'une défaite presque +inévitable; car dans ces temps l'habileté de chaque bon tireur était +aussi connue à plusieurs lieues à la ronde, que les qualités d'un cheval +dressé à New-Market<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a><a href="#footnote9"><sup class="sml">9</sup></a> sont familières aujourd'hui à ceux qui +fréquentent cet endroit renommé.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote9" name="footnote9"><b>Note 9: </b></a><a href="#footnotetag9">(retour) </a> Ville d'Angleterre où ont lieu les courses de + chevaux; elle est située à environ soixante milles de + Londres, et il y existe encore un palais où descend la + famille royale quand elle assiste à ces courses, instituées + par Charles II.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote> + +<p>Ainsi la liste des archers se trouva définitivement fixée au nombre de +huit concurrens. Le prince Jean descendit de son trône pour examiner de +plus près ces archers, dont plusieurs portaient une livrée royale. Sa +curiosité ainsi satisfaite, il chercha des yeux l'objet de son +ressentiment, qu'il aperçut debout, à la même place de la veille, et +avec l'effronterie et le sang-froid dont il avait déjà donné des +preuves. «Coquin, dit le prince Jean, je devinais à ton insolente +fanfaronnade que tu ne serais pas un partisan du long but, et je vois +que tu n'oses pas aventurer ton adresse au milieu de pareils +concurrens.»--«Sous le bon plaisir de votre grâce, dit le yeoman, j'ai +un autre motif, pour ne pas tirer, que la crainte d'une défaite.»--«Et +quel est ce motif?» demanda le prince, qui, par quelque cause que +lui-même n'aurait pu expliquer, se sentait travaillé d'une vive +curiosité à l'égard de cet individu. «Parce que, repartit l'homme des +bois, j'ignore si ces yeomen et moi pouvons tirer au même but; et puis +je craindrais que votre altesse ne vît pas de bon oeil que je +remportasse un troisième prix, après avoir eu le malheur d'encourir +votre disgrâce.»--«Quel est ton nom? dit le prince en +colère.»--«Locksley,» répondit-il.--«Eh bien, Locksley, tu viseras à +ton tour, lorsque les six yeomen auront prouvé leur habileté. Si tu +remportes le prix, j'y ajouterai vingt nobles<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a><a href="#footnote10"><sup class="sml">10</sup></a>; mais si tu perds, tu +seras dépouillé de ton habit vert de Lincoln<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a><a href="#footnote11"><sup class="sml">11</sup></a>, et chassé de la lice à +grands coups de corde d'arc, en récompense de ta forfanterie.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote10" name="footnote10"><b>Note 10: </b></a><a href="#footnotetag10">(retour) </a> Ancienne monnaie d'or qui valait environ huit francs.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote11" name="footnote11"><b>Note 11: </b></a><a href="#footnotetag11">(retour) </a> Ville manufacturière du comté de ce nom.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote> + +<p>«Et si je refuse de tirer avec une telle gageure? dit le yeoman, le +pouvoir de votre grâce, aidé comme il l'est par un grand nombre d'hommes +d'armes, peut aisément me dépouiller et me frapper, mais ne peut pas me +forcer à bander et à lâcher mon arc si tel n'est pas mon bon +plaisir.»--«Si tu refuses, dit le prince, le prévôt de la lice brisera +ton arc et tes flèches, et te chassera de l'enceinte comme un +lâche.»--«Ce n'est pas une belle chance que vous m'offrez, grand prince, +dit le yeoman, que de m'obliger à me risquer avec les meilleurs archers +des comtés de Leicester et de Stafford, sous peine de l'infamie si je +suis vaincu: pourtant j'obéirai.»--«Gardes, veillez sur lui: le coeur +lui manque; mais je ne veux pas qu'il échappe à la lutte. Et vous, +braves amis, conduisez-vous dignement: une botte de vin et un chevreuil +sont préparés là bas sous la tente pour vos rafraîchissemens quand vous +aurez gagné le prix.»</p> + +<p>Un bouclier fut placé au bout de l'avenue qui, vers le sud, conduisait +au lieu de la joute. Les archers se vinrent placer au sein de l'entrée +méridionale; la distance entre cette station et le but fut soigneusement +déterminée, ainsi que l'ordre dans lequel devaient tirer les archers, +auxquels on donna chacun trois flèches. Les règles du jeu furent +établies par un officier d'un rang inférieur nommé le <i>prévôt des jeux</i>; +car les maréchaux du tournoi auraient cru déroger s'ils avaient consenti +à présider les jeux de la yeomanrie.</p> + +<p>Les archers s'avançant l'un après l'autre lancèrent leurs flèches en +braves yeomen. Sur les vingt-quatre flèches tirées successivement, dix +touchèrent le but, et les autres en passèrent si près, que, vu la grande +distance, on les compta comme de bons coups. De ces dix flèches, deux +furent tirées par Hubert, garde-chasse au service de Malvoisin; elles +s'étaient enfoncées dans le cercle tracé au milieu du bouclier, et il +fut proclamé vainqueur.</p> + +<p>«Eh bien, Locksley, dit le prince Jean à l'yeoman avec un sourire +amer, as-tu envie de te mesurer avec Hubert? ou bien veux-tu remettre +ton arc, tes flèches et ton baudrier au prévôt des jeux?»--«Puisqu'il +est impossible de faire autrement, dit Locksley, je tenterai la fortune, +à condition que lorsque j'aurai tiré un coup au but que m'aura indiqué +Hubert, à son tour il en visera deux au mien.»--«Ce n'est que juste, +répondit le prince Jean, et l'on ne te refusera pas. Hubert, si tu bats +ce fanfaron, je remplirai de sous d'argent le cor de chasse qui doit +être le prix du vainqueur.»--«Un homme ne peut faire que de son mieux, +reprit Hubert; mais mon bisaïeul portait un arc long et fameux à la +bataille d'Hastings, et j'espère ne pas déshonorer sa mémoire.» Le +premier bouclier fut changé; on en plaça un autre de même grandeur; et +Hubert, qui, comme vainqueur dans la première épreuve, avait le droit de +tirer avant les autres, fixa le but avec une grande attention, mesurant +long-temps de l'oeil la distance, pendant qu'il tenait à la main l'arc +recourbé et la flèche déjà posée sur la corde. A la fin il fait un pas +en avant, et, levant son arc presque au niveau de son front, il retire +la corde vers son oreille. Le trait fend l'air avec bruit et va +s'enfoncer dans le cercle intérieur du bouclier, mais non exactement au +centre.</p> + +<p>«Vous n'avez pas eu égard au vent, Hubert, lui dit Locksley en bandant +son arc; autrement vous eussiez tout-à-fait réussi.» En disant ces mots, +et sans montrer la moindre hésitation pour viser, Locksley se plaça vite +à l'endroit indiqué, et décocha sa flèche avec une apparence de +négligence si grande, qu'on eût pensé qu'il n'avait pas même regardé le +but. Il parlait encore au moment que la flèche partit; cependant elle +frappa le centre du bouclier deux pouces plus près que celle d'Hubert.</p> + +<p>«Par la lumière du ciel, s'écria le prince Jean, si tu te laisses +vaincre par ce drôle, tu es digne des galères.»</p> + +<p>Hubert avait une phrase de prédilection qu'il appliquait à tout: «Dût +votre altesse me condamner à la potence, un homme ne peut faire que de +son mieux. Cependant mon bisaïeul portait un bon arc...»--«Peste soit de +ton bisaïeul et de toute sa race! s'écria le prince en l'interrompant; +lance ta flèche, malheureux, et vise de ton mieux, ou gare à toi!» +Stimulé de la sorte, Hubert reprit sa place, sans négliger la précaution +recommandée par son adversaire; il calcula l'effet du vent sur sa flèche +déjà levée, et la lança tellement bien, qu'elle atteignit juste le +milieu du bouclier.</p> + +<p>«Bravo, Hubert! bravo!» cria le peuple qui s'intéressait plus à lui qu'à +un inconnu; «vive jamais Hubert!»--«Je te défie de frapper plus juste, +Locksley, dit le prince avec un sourire ironique.»--«Cependant +j'entamerai sa flèche, reprit Locksley; et visant avec un peu plus de +précaution que la première fois, il fit partir le trait qui frappa juste +sur la flèche d'Hubert, et la mit en pièces. Le peuple fut tellement +surpris d'une adresse aussi merveilleuse, que, se levant spontanément, +il s'écria: «Bravo! bravo!»--«Ce doit être un diable, et non un homme +fait de chair et de sang, murmuraient entre eux les archers; jamais +pareil prodige ne s'est vu dans le tir, depuis qu'un arc fut pour la +première fois bandé en Angleterre.»</p> + +<p>«Maintenant, dit Locksley, je sollicite de votre grâce la permission de +planter un but, comme on le pratique dans le nord; et je saluerai tout +brave yeoman qui essaiera de l'atteindre, pour gagner un sourire de la +jeune fille qu'il aime le plus.» Il se retourna alors comme pour quitter +la lice: «Vos gardes peuvent me suivre, si cela vous plaît, dit-il au +prince; je vais seulement couper une baguette au premier saule venu.» Le +prince fit signe à quelques hommes d'armes de le suivre, en cas qu'il +voulût s'évader; mais le cri de «honte! honte!» proféré par la +multitude, décida Jean à révoquer son ordre.</p> + +<p>Locksley revint presque aussitôt avec une baguette de saule d'environ +six pieds de long, parfaitement droite, ayant un peu plus d'un pouce +d'épaisseur. Il l'écorça tranquillement, en disant que proposer pour but +un bouclier aussi large que celui qu'on venait d'employer, c'était faire +une injure à son habileté. Pour ma part, ajouta-t-il, et dans le lieu où +je suis né, on aimerait tout autant avoir pour but la table ronde du roi +Arthur, qui permettait à soixante chevaliers de s'y asseoir à l'aise: un +enfant de sept ans l'atteindrait avec une flèche sans pointe. Mais, +ajouta-t-il en marchant d'un air délibéré vers l'autre bout de la lice +et en fixant sur le gazon la baguette de saule, celui qui atteint ce but +à trente pas, je le tiens pour un archer digne de porter l'arc et le +carquois devant un souverain, fût-ce devant le courageux Richard +lui-même.»</p> + +<p>«Mon bisaïeul, dit Hubert, décocha une bonne flèche à la bataille +d'Hastings; mais jamais de sa vie il ne s'est avisé d'adopter un tel +but, et je ne l'essaierai pas non plus. Si cet yeoman touche la +baguette, je lui donnerai mes boucliers, ou plutôt je cède au diable qui +est dans sa peau, et non à une adresse humaine. Après tout, un homme ne +peut faire que de son mieux, et je ne tirerai pas, quand je suis sûr de +manquer. J'aimerais presque autant viser le bord du petit couteau de +notre pasteur, ou un brin de paille de blé, ou un rayon de soleil, ou +même cette bande blanche et étincelante que je puis à peine apercevoir +dans le ciel<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a><a href="#footnote12"><sup class="sml">12</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote12" name="footnote12"><b>Note 12: </b></a><a href="#footnotetag12">(retour) </a> Tout ce dernier passage a été supprimé dans la + traduction de mon prédécesseur.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote> + +<p>«Chien de poltron! dit le prince Jean; et toi, bélître de Locksley, +lance ta flèche: si elle touche la marque, je conviendrai que tu es le +premier de tous les tireurs que j'aie jamais connus; mais auparavant tu +ne te joueras pas de nous, sans avoir donné des preuves de ton +adresse.»--«Je ferai de mon mieux, comme dit Hubert, répondit Locksley; +un homme ne saurait faire davantage<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a><a href="#footnote13"><sup class="sml">13</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote13" name="footnote13"><b>Note 13: </b></a><a href="#footnotetag13">(retour) </a> <i>A man can but do his best</i>, un homme ne saurait + faire que de son mieux.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote> + +<p>En disant ces mots, il banda de nouveau son arc, mais cette fois-ci avec +beaucoup d'attention, et il changea la corde qui, ayant déjà servi deux +fois, n'était plus parfaitement ronde. Il fixa alors soigneusement le +but; et la foule qui attendait le résultat semblait par son silence +avoir perdu tout sentiment de vie. L'archer justifia l'opinion que l'on +avait conçue de son habileté, car le trait fendit la baguette de saule +contre laquelle il avait été lancé. Il s'éleva dans l'air un jubilé +d'acclamations, et le prince Jean lui-même, oubliant un moment ses +injustes préventions, ne put retenir sa secrète admiration. «Ces vingt +nobles, dit-il, sont à toi, ainsi que le cor de chasse; tu les as +mérités. Tu en auras cinquante de plus à l'instant, si tu veux entrer à +notre service comme archer de notre garde; car jamais bras plus robuste +ne courba un arc, et jamais un oeil plus sûr ne dirigea une +flèche.»--«Pardonnez-moi, grand prince, dit Locksley; mais j'ai fait +voeu que si jamais je servais un monarque, ce serait votre auguste frère +le roi Richard. Ces vingt nobles, je les laisse à Hubert, qui s'est +comporté non moins dignement que son bisaïeul à la bataille d'Hastings: +si sa modestie n'eût pas refusé le défi, il eût atteint le but aussi +bien que moi.»</p> + +<p>Hubert s'inclina et ne reçut qu'avec une sorte de répugnance le présent +de l'étranger; et Locksley, impatient de se soustraire à l'attention +générale, se mêla dans la foule et ne reparut plus. Il n'eût peut-être +pas échappé aussi aisément à la vigilance du prince, si ce dernier +n'avait eu d'autres sujets de méditation, beaucoup plus importans. Il +appela son chambellan, qui donnait à la multitude le signal du départ; +il lui ordonna de se rendre sur-le-champ à Ashby et de chercher partout +le juif Isaac. «Dis à ce chien, ajouta-t-il, de m'envoyer avant le +coucher du soleil deux mille couronnes. Il connaît ses sûretés; mais tu +peux encore lui montrer cet anneau comme un gage. Le reste de la somme +doit m'être apporté à York avant six jours: s'il y manque, je lui ferai +couper la tête. Tu le rencontreras probablement sur la route, car cet +esclave circoncis déployait ce matin devant nous au tournoi son faste +mal acquis. Ayant ainsi parlé, Jean remonta à cheval, pour retourner à +Ashby, tandis que la foule ébranlée songeait à la retraite.</p> +<br><br> + +<h3>CHAPITRE XIV.</h3> + +<div class="droite"> +<p class="rig"><span class="sml">«Lorsque, parée de sa rustique magnificence, l'ancienne + chevalerie déployait la pompe de ses jeux héroïques, les + chefs, la tête ornée d'un blanc panache, et les dames, + étalant leurs plus riches atours, se rassemblaient au bruit + du clairon dans les appartemens d'un superbe palais.» + </span><br> + <span class="rig">Warton.</span></p><br><br><br><br><br><br><br> +</div> + +<p>Le prince Jean tint sa fête somptueuse dans le château d'Ashby. Cet +édifice n'avait rien de commun avec celui dont les ruines imposantes +appellent encore les regards du voyageur, et qui fut construit +long-temps après par lord Hastings, grand chambellan d'Angleterre, l'une +des premières victimes de la tyrannie de Richard III, et plus connu +cependant comme un des héros de Shakspeare, que par la renommée dont l'a +doté le burin de l'histoire. La ville et le château d'Ashby +appartenaient alors à Roger de Quincy, comte de Winchester, qui, durant +la période où nous plaçons le sujet de cet ouvrage, était dans la +Terre-Sainte. Le prince Jean occupait son château, et disposait de tous +ses domaines sans aucun scrupule. Cherchant à fasciner les yeux en +recevant ses hôtes avec magnificence, il avait ordonné de rendre le +banquet aussi splendide que possible.</p> + +<p>Les pourvoyeurs du prince, qui dans ces occasions exerçaient en quelque +sorte la pleine autorité royale, avaient dépouillé la contrée de ses +produits les plus recherchés et les plus dignes de figurer sur la table +de leur maître. De nombreux convives y étaient invités, et dans la +nécessité où se trouvait alors le prince de se populariser, il avait +étendu ses invitations, non seulement aux familles normandes qui +demeuraient dans le voisinage, mais encore à plusieurs familles saxonnes +et danoises d'une haute distinction. Quoique méprisés et avilis dans les +circonstances ordinaires, les Anglo-Saxons étaient en trop grand nombre +pour ne pas être formidables s'il survenait des commotions intestines, +comme alors on en était menacé, et il était d'une saine politique de +s'assurer les chefs.</p> + +<p>Aussi, d'après les intentions du prince, qui durèrent quelque temps, ses +hôtes inaccoutumés furent-ils traités avec beaucoup de courtoisie; mais +quoique nul homme ne fît avec moins de scrupule plier ses habitudes et +ses sentimens à son propre intérêt, le malheur voulait pour lui que sa +légèreté et sa pétulance finissent toujours par prendre le dessus et lui +fissent perdre en un moment les fruits d'une longue et insidieuse +dissimulation.</p> + +<p>Il donna un mémorable exemple de ce caractère volage, lorsqu'il fut +envoyé en Irlande par son père Henri II, avec le dessein de se concilier +à tout prix les opinions des habitans de cette nouvelle et importante +contrée qui venait d'être réunie à la couronne britannique. Dans une +telle occasion, les chieftains ou chefs irlandais s'empressèrent de +venir au devant du jeune prince et de lui offrir leurs hommages et le +baiser de paix; mais au lieu de les recevoir avec bienveillance, Jean et +ses courtisans, encore plus pétulans que lui, ne surent pas résister à +l'envie de tirer la longue barbe de ces chefs; outrage qui, comme on +pouvait s'y attendre, fut vivement ressenti par ces dignitaires, et +amena des résultats funestes à la domination anglaise en Irlande. Il +était nécessaire de rappeler ces inconséquences du caractère de Jean, +afin que le lecteur en pût mieux apprécier la conduite, pendant le cours +de la soirée qui nous occupe.</p> + +<p>Par suite de la résolution qu'il avait prise dans un moment plus calme, +le prince Jean reçut Cedric et Athelstane avec beaucoup de courtoisie, +et exprima son regret sans amertume, quand le premier lui dit que +l'indisposition de lady Rowena ne lui avait pas permis de se rendre à sa +gracieuse invitation. Cedric et Athelstane avaient tous deux l'ancien +costume saxon, qui, sans être laid par lui-même, était si différent de +celui des autres convives, que le prince Jean se fit un mérite auprès de +Waldemar-Fitzurse d'avoir pu se contenir assez pour ne pas rire à la vue +d'un pareil costume que la mode du jour rendait si ridicule. Cependant à +un oeil moins prévenu la tunique courte et étroite et le long manteau +des Saxons auraient paru des vêtemens plus gracieux et plus commodes à +la fois que ceux des Normands, qui portaient un long pourpoint, si large +qu'il ressemblait à une chemise ou à une blouse de charretier, et par +dessus un court manteau qui ne pouvait les préserver du froid ou de la +pluie, et qui semblait n'avoir été inventé que pour étaler autant de +fourrures, de broderies et de joyaux que l'art du tailleur pouvait +parvenir à en placer. L'empereur Charlemagne semble avoir bien reconnu +tous les inconvéniens de ce costume bizarre. «Au nom du ciel, à quoi +servent, disait-il, ces manteaux abrégés, ces rudimens d'habits? Quand +nous sommes au lit, ils ne peuvent nous couvrir; à cheval, ils ne nous +garantissent ni du vent ni de la pluie, et lorsque nous sommes assis, +ils ne protègent nos jambes ni du froid ni de l'humidité.»</p> + +<p>Cependant, en dépit de cette censure impériale, les manteaux courts +furent à la mode jusqu'à l'époque dont nous parlons, surtout parmi les +princes de la maison d'Anjou. Voilà pourquoi les courtisans du prince +Jean s'en étaient tous affublés; et ils ne manquaient pas de se moquer +des longs manteaux saxons.</p> + +<p>Les convives s'assirent à une table qui paraissait crouler sous le poids +et le nombre des bons mets. Une multitude de cuisiniers qui suivaient le +prince Jean dans ses voyages, ayant déployé tout leur art pour varier +les formes dans lesquelles les alimens étaient servis, réussirent +presque aussi bien que de modernes professeurs dans l'art culinaire, en +ôtant aux plus simples mets les apparences de leur nature. Outre les +plats d'origine domestique, une grande variété de friandises importées +de contrées lointaines, et des pâtisseries de toute espèce, ainsi que +des gâteaux et des tartelettes de confitures, présentaient aux regards +une diversité agréable qui ne se voyait que dans les repas donnés par la +plus haute noblesse. Les vins les plus exquis, soit étrangers, soit +nationaux<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a><a href="#footnote14"><sup class="sml">14</sup></a>, couronnaient la pompe du banquet.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote14" name="footnote14"><b>Note 14: </b></a><a href="#footnotetag14">(retour) </a>La vigne n'a cessé d'être cultivée en Angleterre que + vers la fin du moyen âge. Il y a deux cents ans, les environs + de Londres, et notamment les coteaux de Chelsea, étaient + encore couverts de vignobles.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote> + +<p>Mais quoiqu'amie de la bonne chère, la noblesse normande en général se +distinguait par sa tempérance. Tout en se livrant aux plaisirs de la +table, ils étaient plus délicats que gloutons; la qualité leur importait +bien plus que la quantité; ils évitaient l'ivrognerie et les excès de +tout genre: on ne pouvait avec raison en dire autant des Saxons. Le +prince Jean, il est vrai, et ceux qui voulaient le flatter en imitant +ses faiblesses, se livraient sans réserve aux plaisirs de la +gloutonnerie et du vin; et l'on sait que sa mort fut occasionnée par une +indigestion de pêches et de bière nouvelle. C'était une exception aux +habitudes et aux moeurs de ses compatriotes.</p> + +<p>Ce fut avec une gravité rusée et seulement interrompue par quelques +gestes qu'ils se faisaient les uns aux autres, que les chevaliers +normands observèrent la rude manière avec laquelle Athelstane et Cedric +se conduisirent au banquet, en manquant, sans le savoir, aux usages du +beau monde qui leur était peu familier. Tous deux étaient l'objet de +sarcasmes piquans; et l'on sait que l'on excuse plutôt un homme de +violer les règles de la bienséance, et de blesser les bonnes moeurs, que +de paraître ignorer les points les plus minutieux de l'étiquette et du +bon ton. Aussi, lorsque Cedric essuyait ses deux mains avec une +serviette, au lieu d'attendre que l'humidité qui les impreignait séchât +d'elle-même en les agitant avec grâce en l'air, s'attirait plus de +ridicule que son compagnon Athelstane, qui, à lui seul, s'était adjugé +un énorme pâté rempli de toutes les délicatesses exotiques les plus +recherchées, et qu'on appelait alors un <i>Karum-Pie</i><a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a><a href="#footnote15"><sup class="sml">15</sup></a>. Cependant, +lorsqu'après un mûr examen on découvrit que le thane ou franklin de +Coningsburgh n'avait aucune idée de ce qu'il venait de dévorer, et qu'il +avait pris pour des alouettes et des pigeons les becfigues et les +rossignols contenus dans le Karum-Pie, son ignorance lui attira une +bordée assez ample de risées, que sa gloutonnerie eût méritée bien +davantage.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote15" name="footnote15"><b>Note 15: </b></a><a href="#footnotetag15">(retour) </a>Ce mot pourrait être traduit dans notre langue par + celui de macédoine.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote> + +<p>Le long repas touchant à sa fin, tandis que la bouteille circulait +librement, les convives se mirent à causer du dernier tournoi, du +vainqueur inconnu dans le jeu de l'arc, du chevalier noir, dont la +modestie s'était dérobée aux honneurs qu'il avait mérités; enfin, du +courageux Ivanhoe, qui avait payé si cher le triomphe du jour. On +traitait avec une franchise toute militaire les sujets mis en +discussion, et les bons mots et les éclats de rire faisaient la ronde du +banquet. Le front du prince Jean était le seul qui ne se déridât point; +un soin pénible semblait occuper son esprit, et ce n'était que lorsqu'il +était rappelé adroitement au décorum par un de ses courtisans, qu'il +semblait prendre part à ce qui se passait autour de lui; alors, il se +levait brusquement, remplissait de vin sa coupe, comme pour réveiller +ses esprits, la vidait tout d'un trait, et se mêlait à la conversation +par quelque observation abrupte ou sans nul à-propos.</p> + +<p>«Nous vidons cette coupe, disait-il, à la santé de Wilfrid d'Ivanhoe, +champion du tournoi, et nous regrettons que sa blessure l'ait empêché +d'assister à ce banquet; que tous ici boivent à son triomphe, et surtout +Cedric de Rotherham, digne père d'un fils qui permet de si hautes +espérances.»--«Non, milord, répondit Cedric en se levant et en replaçant +son verre sans y boire, je n'accorde pas le nom de fils à un jeune homme +désobéissant, qui à la fois méprise mes ordres et abandonne les moeurs +et coutumes de ses pères.»--«Il est impossible, s'écria le prince avec +une feinte surprise, qu'un aussi brave chevalier soit un fils indigne et +rebelle.»--«Cela n'est que trop vrai, répondit Cedric. Il déserta le +foyer paternel pour aller se mêler à la licencieuse jeunesse composant +la cour de votre frère, où il apprit à faire ces prouesses que vous +admirez tant. Il quitta son pays contre ma volonté; et sous le règne +d'Alfred on eût appelé cela une désobéissance, crime que l'on punissait +alors avec une grande sévérité.»--«Hélas! dit le prince en poussant un +soupir de sympathie affectée, puisque votre fils a été un des compagnons +de mon malheureux frère, il n'est pas besoin de s'enquérir où et de qui +il a appris cette leçon de désobéissance filiale.»</p> + +<p>Ainsi parla le prince Jean; il oubliait entièrement que de tous les fils +de Henri II, bien qu'il n'y en eût aucun d'affranchi de sa charge, il +s'était fait le plus remarquer lui-même par sa rébellion ouverte et sa +profonde ingratitude envers son royal père. «Je crois, ajouta-t-il après +un court silence, que mon frère se proposait de donner à son favori le +riche manoir d'Ivanhoe.»--«Il l'en a effectivement doté, répondit +Cedric, et ce n'est pas mon moindre grief contre un fils qui s'est avili +jusqu'à recevoir, comme vassal, ces mêmes domaines qu'il tenait de ses +ancêtres par un droit libre et incontestable.»--«Vous consentirez donc +alors, brave Cedric, dit le prince, à ce que nous accordions ce fief à +une personne dont la dignité ne sera point rabaissée en tenant un +domaine de la couronne britannique. Sire Reginald Front-de-Boeuf, +ajouta-t-il en se tournant vers ce baron, j'ai la confiance que vous +saurez garder l'importante baronnie d'Ivanhoe, de manière que Wilfrid +n'encoure pas le mécontentement de son père, s'il y rentre +jamais.»--«Par saint Antoine, répondit le géant dont le noir sourcil se +fronça tout à coup, je consens à ce que votre altesse me regarde comme +un Saxon, si jamais Cedric, ou Wilfrid, ou quelque autre du sang +britannique m'arrache le don que votre altesse a daigné me faire.»--«Quiconque t'appellera Saxon, sire baron, reprit Cedric blessé d'une +expression dont les Normands se servaient fréquemment pour exprimer leur +mépris aux Anglais, te fera un honneur aussi grand que non mérité.»</p> + +<p>Front-de-Boeuf allait répondre, mais la pétulance et la légèreté du +prince ne lui en donnèrent pas le temps. «Assurément, milord, lui +dit-il, le noble Cedric parle vrai: lui et sa race peuvent l'emporter +sur nous par la longueur de leur généalogie et celle de leurs +manteaux.»--«Oui, dit Malvoisin, ils vont devant nous dans les champs, +comme le daim devant les chiens.»--«Et ils ont un bon motif pour aller +devant nous, ajouta le prieur Aymer, c'est la supériorité de leur +prestance et la grâce de leurs manières.»--«Leur singulière modération, +leur exemplaire tempérance, doivent-elles être oubliées?» dit Bracy, qui +oubliait à son tour le projet du prince de lui faire épouser une +Saxonne. «Sans parler du courage qu'ils montrèrent à la bataille +d'Hastings et ailleurs,» ajouta Brian de Bois-Guilbert.</p> + +<p>Tandis que les courtisans, avec un sourire moqueur, suivaient ainsi +l'exemple de leur prince, et qu'à l'envi l'un de l'autre ils faisaient +sur Cedric pleuvoir le ridicule, la figure du Saxon s'enflammait de +colère; il promenait sur eux des regards terribles, comme si la rapide +succession de tant d'injures l'empêchât de répondre; il ressemblait à un +taureau fougueux, qui, entouré de chiens, est embarrassé de choisir +entre eux celui qu'il immolera le premier à sa vengeance. A la fin, il +parla d'une voix entrecoupée par la rage, et, s'adressant au prince +Jean, comme le principal auteur de l'insulte qu'il avait reçue: «Quels +qu'aient été les défauts et les vices de notre race, dit-il, un Saxon +eût été regardé comme <i>nidering</i><a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a><a href="#footnote16"><sup class="sml">16</sup></a> (le terme le plus énergique parmi +les Saxons pour exprimer le mépris), si dans son propre château, et +pendant que la coupe circulait à table, il eût traité un hôte qui ne +l'avait point offensé, comme votre altesse me traite en ce moment; et +quels que soient les revers dont nos ancêtres furent accablés dans les +champs d'Hastings, ceux-là du moins, ajouta-t-il en regardant +Front-de-Boeuf et le templier, devraient se taire, qui ont, il y a peu +d'heures, tout à la fois perdu selle et étriers devant la lance d'un +Saxon.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote16" name="footnote16"><b>Note 16: </b></a><a href="#footnotetag16">(retour) </a>L'auteur anglais rappelle dans une note de son texte + qu'il n'y avait rien de plus ignominieux parmi les Saxons que + de s'attirer la terrible épithète de <i>nidering</i>. + Guillaume-le-Conquérant lui-même, tout exécré qu'il était par + eux, continua d'appeler sous ses étendards un nombre + considérable d'Anglo-Saxons, en menaçant de signaler comme + <i>nidering</i> ceux qui ne marcheraient pas. Bartholinus, ajoute + Walter-Scott, mentionne une pareille expression, qui avait + autant d'influence sur l'esprit des Danois.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote> + +<p>«Par ma foi, dit le prince Jean, voilà une repartie assez mordante! +comment la trouvez-vous, messieurs? Nos sujets saxons croissent en +esprit et en courage; ils deviennent aussi plaisans que hardis, dans ce +siècle de troubles. Qu'en dites-vous, milords? Par ma bonne étoile, je +crois qu'il vaudra mieux pour nous de rejoindre nos vaisseaux et de +retourner sans délai en Normandie.»--«Par crainte des Saxons? dit Bracy +en riant; nous n'aurions besoin d'autres armes que de nos épieux pour +mettre ces ours à la raison.»--«Cessez vos railleries, sire chevalier, +dit Waldemar Fitzurse; et il serait bon, ajouta-t-il en s'adressant au +prince, que votre altesse assurât le digne Cedric que l'on n'avait +aucunement l'intention de l'offenser par ces bons mots, naturellement +désagréables à l'oreille d'un étranger.»--«Offensé! répondit Jean en +reprenant ses habitudes polies; j'espère que personne ne s'avisera de +penser que je le souffrirais en ma présence. Allons, milords, je vide ma +coupe en l'honneur de Cedric, puisqu'il refuse de boire à la santé de +son fils.»</p> + +<p>La coupe circula de main en main au milieu des applaudissemens moqueurs +des courtisans; mais le Saxon n'en fut point dupe. Malgré son peu de +finesse et de perspicacité, il n'était point assez borné pour que ce +compliment flatteur en apparence effaçât dans son âme l'injure qu'il +avait reçue. Il se tut néanmoins, et le prince proposa un toast pour +Athelstane de Coningsburgh. Le chevalier s'inclina, et il montra qu'il +était sensible à l'honneur qu'on lui faisait, en vidant d'un seul trait +la coupe énorme qu'il tenait à la main.</p> + +<p>«Maintenant, messieurs, dit le prince Jean, dont le cerveau commençait à +sentir l'influence bachique, après avoir rendu hommage à nos hôtes +saxons, nous les prierons de répondre à leur tour à notre affable +courtoisie. Noble thane, continua-t-il en parlant à Cedric, +désignez-nous quelque Normand dont le nom répugnera le moins à votre +bouche, afin de noyer dans cette coupe de nectar toute l'amertume que le +son en laisserait après lui.»</p> + +<p>Waldemar Fitzurse se leva tandis que le prince parlait, et, se glissant +derrière le siége du Saxon, il lui insinua de ne pas négliger l'occasion +de mettre fin à toute espèce de haine entre les deux races, en nommant +le prince. Le Saxon ne répondit rien à ce conseil adroit; mais se levant +et remplissant sa coupe jusqu'au bord: «Prince, dit-il, votre altesse a +demandé que je fisse connaître un Normand qui mériterait une santé à ce +banquet. C'est une tâche difficile, puisqu'il faut que l'esclave chante +les louanges du maître; puisqu'il faut que le vaincu, dans le temps même +où il gémit sous le poids de toutes les humiliations de la défaite, +célèbre le triomphe du vainqueur. Toutefois, je nommerai un Normand, le +premier par le rang et le courage, le meilleur et le plus noble de sa +race; et quiconque refusera d'applaudir comme moi à sa juste renommée, +je le tiens pour lâche et sans honneur; je le dis, et je le soutiendrai +aux dépens de mes jours. Je vide ce verre à la santé de Richard +Coeur-de-Lion.»</p> + +<p>Le prince Jean, qui croyait que son nom couronnerait la harangue du +Saxon, frémit de rage en entendant prononcer d'une manière aussi +inattendue celui de son frère. Il approcha machinalement de ses lèvres +sa coupe remplie de vin, puis aussitôt la remit sur la table pour voir +l'effet qu'une telle proposition produirait sur tous les convives, dont +plusieurs sentaient le danger qu'il y aurait pour eux à l'accueillir +comme à la repousser. Quelques uns, en courtisans plus anciens et plus +expérimentés, suivirent l'exemple du prince lui-même, en portant la +coupe à leurs lèvres et en la replaçant incontinent devant eux. +D'autres, cédant à une impulsion moins calculée et plus généreuse, +s'écrièrent: «Vive le roi Richard! puisse-t-il nous être bientôt rendu!» +Un petit nombre, parmi lesquels on remarquait Front-de-Boeuf et le +templier, dans un morne dédain, ne touchèrent point à leurs verres. Mais +aucun n'eut la hardiesse de s'opposer ouvertement à la santé du monarque +régnant.</p> + +<p>Après avoir joui un instant de son triomphe, Cedric dit à son compagnon: +«Debout, noble Athelstane! nous sommes ici depuis assez long-temps, dès +que nous avons répondu à la courtoisie du prince Jean en assistant à son +banquet; ceux qui désirent en apprendre davantage sur les coutumes +grossières des Saxons viendront nous voir dans les demeures de nos +ancêtres: quant aux festins royaux et à la politesse normande, nous en +avons assez.» À ces mots il se leva et il quitta la salle du banquet, +suivi par Athelstane et plusieurs autres convives, qui, participant +d'une origine saxonne, se tenaient insultés par les sarcasmes du prince +Jean et de ses nombreux flatteurs.</p> + +<p>«Par les os de saint Thomas, dit le prince en les regardant partir, ces +rudes Saxons, il faut l'avouer, ont eu la meilleure part du jour et se +sont retirés avec les avantages de la victoire.»--«<i>Conclamatum et +poculatum est</i>, on a bu et crié, dit le prieur Aymer; il serait temps de +laisser là nos flacons.»--«Le moine sans doute a quelque jolie pénitente +à confesser cette nuit, puisqu'il est si pressé de lever la séance... +dit Bracy.»--«Non pas, sire chevalier, reprit l'abbé; mais j'ai +plusieurs milles à parcourir ce soir pour regagner mon gîte.»--«Ils s'en +vont, dit le prince à l'oreille de Fitzurse; ils ont déjà peur, et ce +poltron de prieur est le premier à me quitter.»--«Ne craignez rien, dit +Waldemar; je trouverai bien des raisons pour le déterminer à nous +rejoindre à York.»--«Sire prieur, ajouta-t-il, je dois vous parler en +particulier avant que vous remontiez sur votre palefroi.»</p> + +<p>Les autres convives s'étaient dispersés à la hâte, excepté ceux de la +suite du prince, et devenus ses partisans déclarés. «Voilà donc le +résultat de votre avis,» dit le prince en se retournant avec humeur vers +Fitzurse. «Un ivrogne et rustaud de Saxon vient me braver à ma propre +table; et au seul nom de mon frère tout le monde s'éloigne de moi comme +si j'avais la lèpre.»--«Ayez un peu de patience, mon prince, répondit +le conseiller, je pourrais rétorquer votre accusation, et blâmer votre +imprudente légèreté qui a dérangé mon plan et fait mal augurer de votre +jugement. Mais ce n'est pas le temps des récriminations. Bracy et moi, +nous nous rendrons tout de suite au milieu de ces poltrons, et leur +ferons sentir qu'ils sont allés trop loin pour reculer.»</p> + +<p>«Ce sera inutilement,» dit le prince en parcourant la salle à grands pas +et dans une agitation à laquelle le vin avait sa bonne part; «ce sera +inutilement: ils ont vu comme Balthazar une main qui écrivait sur le +mur; ils ont remarqué la trace du lion sur le sable; ils ont entendu son +rugissement s'approcher et ébranler la foret: rien ne ressuscitera leur +courage.»--«Plût à Dieu! dit Fitzurse à Bracy, que quelque chose pût +réveiller le sien; le nom seul de son frère lui donne la fièvre. Ils +sont à plaindre assurément les conseillers d'un prince qui manquent de +force et de persévérance dans le bien comme dans le mal!...»</p> +<br><br> + +<h3>CHAPITRE XV.</h3> + +<div class="droite"> +<p class="rig"><span class="sml"> «Et cependant il croit, ah, ah! que je suis l'instrument et + l'esclave de sa volonté. À merveille! qu'il en soit ainsi: à + travers ce labyrinthe de trouble créé par ses complots et sa + basse oppression, je me frayerai un chemin à de plus grandes + choses; et qui osera me donner tort?»</span><br> + <span class="rig">JOANA BAILLIE <i>Basile</i>, tragédie.</span></p><br><br><br><br><br><br><br> +</div> + + +<p>Jamais araignée ne se donna plus de peine pour réparer les fils +endommagés de sa toile, que n'en prit Waldemar-Fitzurse pour réunir et +concilier les membres dispersés de la faction de Jean. Bien peu d'entre +eux lui étaient attachés par inclination, aucun ne l'était par estime +personnelle. Il devenait donc nécessaire que Fitzurse leur fît connaître +les nombreux avantages qu'ils pouvaient espérer, et leur rappelât ceux +dont ils avaient joui jusqu'à présent. Aux jeunes nobles indisciplinés +il présentait la perspective d'une licence effrénée et d'une débauche +sans contrôle; il séduisait les ambitieux par l'espoir du commandement, +et les âmes intéressées en leur faisant entrevoir un accroissement de +richesses et des domaines plus étendus. Les chefs des bandes mercenaires +reçurent des gratifications en argent, moyen le plus puissant pour +captiver leur esprit, sans lequel tous les autres eussent été +infructueux. Ce personnage habile distribuait encore plus de promesses +que d'argent, et il n'oubliait rien pour entraîner les indécis et +ranimer tous ceux qui paraissaient découragés. Il parlait du retour du +roi Richard comme d'un événement tout-à-fait improbable; néanmoins, +lorsqu'il s'apercevait aux regards douteux et aux réponses ambiguës de +ceux à qui il s'adressait, que c'était précisément cette crainte qui les +obsédait il traitait hardiment cette question en soutenant que le retour +de Richard, dût-il avoir lieu, ne devait pas changer leurs calculs +politiques.</p> + +<p>«Si Richard revient, disait-il, ce sera pour enrichir ses croisés +appauvris et malheureux, aux dépens de ceux qui ne l'ont pas suivi en +Palestine; ce sera pour exiger un compte rigoureux et terrible de tous +ceux qui durant son absence ont fait tout ce que l'on peut appeler +offense ou infraction aux lois du pays ou aux priviléges de la couronne; +ce sera pour se venger, sur les templiers et les hospitaliers, de la +préférence qu'ils ont montrée envers Philippe-de-France pendant les +guerres de la Terre-Sainte; enfin ce sera pour châtier comme rebelles +tous adhérens à son frère le prince Jean. Redoutez-vous sa puissance? +ajouta le confident artificieux du prince: nous le reconnaissons comme +un robuste et vaillant chevalier; mais nous ne sommes plus aux temps du +roi Arthur, où un seul champion pouvait braver toute une armée. Si +Richard revient, il doit être seul, sans suite et sans amis: les os de +ses vaillans soldats ont blanchi les sables de la Palestine. Le peu de +ses guerriers qui sont revenus ont été dispersés, et, comme Wilfrid +Ivanhoe, en vrais mendians et en hommes sans ressources. Et que +parlez-vous du droit de naissance de Richard?» continua-t-il en +répondant à ceux qui avaient des scrupules à cet égard. «Ce droit de +primogéniture est-il décidément plus certain que celui du duc Robert de +Normandie, fils aîné du conquérant? Guillaume-le-Roux et Henri, ses +frères cadets, lui furent successivement préférés par la voix de la +nation. Robert avait tous les mérites que l'on peut faire valoir en +faveur de Richard: il était chevalier courageux, bon chef, généreux +envers ses amis et envers l'église; enfin c'était un croisé et un des +conquérans du saint Sépulcre: cependant il mourut aveugle et infortuné +dans le château de Cardiffe, parce qu'il s'opposa aux volontés du +peuple, qui refusait de le reconnaître pour maître. Nous avons droit, +dit-il encore, de choisir dans la famille royale le prince le plus +capable de garder le pouvoir suprême, c'est-à-dire, ajouta-t-il en se +rectifiant, celui dont l'élection garantira le mieux les intérêts de la +noblesse. Pour ce qui est des qualités personnelles, il est possible que +le prince soit inférieur à son frère Richard; mais si l'on considère que +le dernier revient portant à la main le glaive de la vengeance, tandis +que le premier nous offre récompenses, immunités, priviléges, richesses +et honneurs, il n'y a plus de doute sur le choix du souverain qui doit +appeler l'attention de la noblesse.»</p> + +<p>Ces argumens et beaucoup d'autres, dont quelques uns s'appliquaient aux +positions particulières de ceux à qui lui-même s'adressait, produisirent +leur effet sur les barons du parti du prince Jean. La plupart +consentirent de se rendre à l'assemblée qu'on proposait d'avoir à York, +dans le dessein de prendre des arrangemens définitifs pour placer la +couronne sur la tête de ce prince, au détriment de Richard, roi légitime +encore vivant.</p> + +<p>La nuit était déjà très avancée, lorsque, épuisé de fatigue par des +efforts que le résultat justifiait, Waldemar Fitzurse, en rentrant au +château d'Ashby, rencontra de Bracy, qui avait quitté ses vêtemens +somptueux du banquet, pour une casaque de drap vert avec un +haut-de-chausses de même couleur, un couvre-chef de cuir, une courte +épée ou un couteau de chasse, un cor suspendu à son épaule, un arc en +main et un paquet de flèches attaché à sa ceinture. Si Waldemar eût +rencontré ce personnage hors du château, il eut passé près de lui sans y +faire attention, et l'aurait pris pour un des yeomen de garde; mais le +trouvant dans le vestibule, il le considéra de plus près, et reconnut le +chevalier normand sous l'accoutrement d'un archer anglais.</p> + +<p>«Que signifie cette mascarade? s'écria Fitzurse avec un peu d'humeur; +est-ce le temps des gambades et des farces de Noël<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a><a href="#footnote17"><sup class="sml">17</sup></a> quand le sort du +prince Jean, notre maître, est à la veille de se décider? Pourquoi +n'es-tu pas venu comme moi au milieu de ces poltrons, que le seul nom du +roi Richard fait trembler de peur, comme on dit qu'il effraie les enfans +Sarrasins?»--«J'ai songé à mes affaires, Fitzurse, répondit avec calme +Bracy, comme vous avez pensé aux vôtres.»--«Comme j'ai pensé aux +miennes! reprit tel qu'un écho le rusé Waldemar; je ne me suis occupé +que de celles du prince Jean, notre commun patron.»--«À merveille, mon +cher, dit Bracy; mais quel est ton motif pour agir ainsi? je gage que +c'est plutôt ton intérêt personnel. Allons, Fitzurse, nous nous +connaissons tous deux; l'ambition t'aiguillonne; pour moi, c'est le +plaisir: nous différons dans nos goûts, parce que nous ne sommes pas du +même âge. Tu as sur le prince Jean la même opinion que moi: nous savons +tous deux qu'il est trop faible pour être un monarque résolu, trop +despote pour être un bon roi, trop insolent et trop présomptueux pour +être un souverain populaire, trop léger et trop timide pour conserver +long-temps le diadème. Mais c'est le prince avec lequel Fitzurse et de +Bracy ont espéré s'élever et prospérer; voilà pourquoi nous l'aidons, +toi de ta politique et moi des lances de mes francs compagnons.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote17" name="footnote17"><b>Note 17: </b></a><a href="#footnotetag17">(retour) </a>Les fêtes de Noël ou <i>Christmas</i> sont en Angleterre + ce qu'est en France le nouvel an; on se visite, on se fait + des présens, les domestiques reçoivent des étrennes, et on se + donne des repas où le <i>beafsteak</i> ou boeuf, le <i>plum-pouding</i> + ou assemblage de farine, de graisse et de raisins cuits, le + <i>turkey</i> ou dindon, et les <i>minced-pies</i> ou petits gâteaux + jouent un grand rôle.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote> + +<p>«Voilà un auxiliaire bien gros d'espérance! dit Fitzurse impatienté; un +homme occupé de folies, dans le moment le plus critique! Mais quel est +donc ton dessein, sous un tel déguisement, dans une nécessité aussi +pressante?»--«De prendre une femme, répond froidement Bracy, à la +manière de la tribu de Benjamin.»--«De la tribu de Benjamin! Je ne te +comprends pas.»--«N'étais-tu pas présent hier soir, reprend Bracy, +lorsque le prieur Aymer nous récita un conte en réponse à une romance +qui fut chantée par le ménestrel? Il raconta comment, jadis en +Palestine, une affreuse querelle s'éleva entre le clan de Benjamin et le +reste de la nation israélite; comment celle-ci tailla en pièces toute la +chevalerie de cette nation, et jura par la sainte Vierge de ne permettre +à aucun de ceux qui avaient échappé au carnage, de prendre une épouse de +leur lignage; comment enfin la même nation, ayant regret de son voeu, +envoya consulter le pape sur le moyen d'absoudre les femmes qui le +transgresseraient; et comment, d'après l'avis du saint père, les jeunes +chevaliers de Benjamin donnèrent un superbe tournoi, où ils enlevèrent +toutes les femmes qui s'y trouvaient, et les obtinrent de la sorte pour +épouses, sans avoir besoin du consentement ni d'elles ni de leurs +familles.»</p> + +<p>«J'ai déjà entendu cette histoire, dit Fitzurse, quoique le prieur ou +toi vous ayez fait de singulières altérations dans la date et dans les +détails.»--«Je te dis, répliqua de Bracy, que je veux me pourvoir d'une +femme à la manière de la tribu de Benjamin; c'est-à-dire que sous un +pareil accoutrement je tomberai cette nuit même sur ce troupeau de +lourds Saxons qui viennent de quitter le château, et leur enlèverai la +belle Rowena.»--«Es-tu fou, Bracy, dit Fitzurse. Songe donc que, bien +que ce soient des Saxons, ils sont riches, puissans, et d'autant plus +respectés par leurs concitoyens, que la richesse et la puissance ne sont +maintenant le partage que d'un petit nombre d'individus de cette +nation.»--«Et ce ne devrait être celui d'aucun d'eux, dit Bracy, pour +que l'oeuvre de la conquête fût réellement consommé.»--«Ce n'est pas du +moins le temps d'y songer, reprit Fitzurse; la crise qui s'approche +impose à Jean la nécessité de captiver la faveur populaire, et il ne +pourrait refuser de punir quiconque outragerait un homme cher à la +multitude.»--«Qu'il l'accorde s'il l'ose, dit Bracy, et il verra bien +vite la différence qui existe entre une bonne et vigoureuse masse de +lances comme la mienne, et un misérable amas de Saxons, sans coeur ni +sans aucune discipline. Au reste, vous ignorez mon plan: ne semblé-je +pas un chasseur aussi hardi que quiconque sonna jamais du cor? Le blâme +de la violence retombera sur les outlaws des forêts du comté d'Yorck. +J'ai mis de fidèles espions aux trousses de ces Saxons revêches: ils +couchent cette nuit au couvent de saint Wittol ou Withold, ou je ne sais +comment ils appellent ce rustre de saint saxon, près de +Burton-sur-Trent<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a><a href="#footnote18"><sup class="sml">18</sup></a>. La marche du lendemain les met en notre pouvoir, +et nous fondons sur eux comme des faucons sur leur proie. Alors je +paraîtrai sous ma forme naturelle, je ferai le chevalier courtois, je +délivrerai la belle infortunée des mains de ses grossiers ravisseurs, je +la conduirai au château de Front-de-Boeuf ou en Normandie, s'il est +nécessaire, et je ne la ramènerai à sa famille que comme épouse et dame +de Maurice de Bracy.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote18" name="footnote18"><b>Note 18: </b></a><a href="#footnotetag18">(retour) </a>Ville de 4,000 âmes, sur la rive septentrionale du + Trent, à 44 lieues N.N.O. de Londres; elle est fameuse par + ses brasseries.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote> + +<p>«C'est un plan merveilleux, dit Fitzurse, et qui n'est pas, je le crois, +entièrement de ton invention. Sois franc, Bracy: qui t'a aidé à le +concevoir? et qui doit t'aider à l'exécuter? car, je pense que ta propre +compagnie est bien en ce moment à York.»--«S'il faut absolument que tu +le saches, dit Bracy, c'est le templier qui a fait le plan du projet que +l'aventure des Benjamites m'a suggéré. Il doit me seconder dans cette +attaque plaisante; lui et ses gens joueront le rôle des outlaws, des +mains de qui mon bras vigoureux arrachera la belle Saxonne, après que +j'aurai changé de vêtement.»</p> + +<p>«Par Notre-Dame, dit Fitzurse, le plan est digne de votre sagesse +réunie; et ta prudence, de Bracy, se manifeste d'une manière encore plus +spéciale dans ton projet de laisser la jeune personne entre les mains de +ton digne et valeureux confédéré. Tu réussiras, je le présume, à +l'enlever à ses amis saxons, mais la retirer ensuite des griffes de +Bois-Guilbert me semble une chose beaucoup plus difficile; c'est un +faucon bien accoutumé à saisir une perdrix, comme à ne plus lâcher sa +proie.»--«Il est templier, reprit de Bracy, par conséquent ne saurait +être mon rival dans mon projet d'épouser cette riche héritière +saxonne<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a><a href="#footnote19"><sup class="sml">19</sup></a>; et, pour tenter quelque chose de déshonorant contre +l'épouse que se destine Bracy, par le ciel! fût-il à lui seul tout un +chapitre de son ordre, il n'oserait pas me faire un tel outrage.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote19" name="footnote19"><b>Note 19: </b></a><a href="#footnotetag19">(retour) </a>Les anciens templiers faisaient voeu de célibat; les + templiers modernes peuvent se marier.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote> + +<p>«Puisque rien de ce que je dis ne peut, mon cher Bracy, t'ôter de +l'esprit cette folie, car je connais ton caractère opiniâtre, emploie le +moins de temps possible, et qu'elle ne soit pas aussi longue qu'elle est +importune.»--«Je t'assure, Fitzurse, que c'est l'affaire de quelques +heures, et je serai à York, à la tête de mes intrépides compagnons +d'armes, prêt à exécuter tout plan audacieux que ta politique aura +imaginé. Mais j'entends mes camarades réunis, et les coursiers trépigner +et hennir dans la cour extérieure. Adieu. Je vais en vrai chevalier +conquérir le sourire d'une belle.»</p> + +<p>«En vrai chevalier,» répéta Fitzurse, le regardant partir; «comme un +vrai fou, dirais-je, ou un enfant qui néglige les affaires les plus +sérieuses et les plus urgentes, pour chasser le duvet de chardon qui +s'en va de son épaule. Et c'est avec de tels instrumens que je dois +travailler! Et au profit de qui? d'un prince aussi imprudent que +dissolu, qui sera vraisemblablement aussi ingrat qu'il s'est montré fils +rebelle et frère dénaturé. Mais lui-même n'est aussi qu'un des +instrumens avec lesquels je m'exerce; et, orgueilleux comme il est, s'il +s'avisait jamais de séparer ses intérêts des miens, c'est un secret que +je lui apprendrais bientôt.»</p> + +<p>Les réflexions de l'homme d'état furent ici interrompues par la voix du +prince, qui, d'un appartement voisin, cria: «Waldemar! noble Fitzurse!» +et, ôtant son bonnet, le futur chancelier, titre auquel aspirait le rusé +Normand, se hâta d'aller recevoir les ordres de son futur souverain.</p> +<br><br> + +<h3>CHAPITRE XVI.</h3> + +<div class="droite"> +<p class="rig"><span class="sml"> «Dans un lointain désert, à la foule inconnu, un vénérable + ermite vécut depuis sa première jeunesse jusqu'à l'âge mûr. + La mousse était son lit, une grotte sa cellule, sa nourriture + des fruits, sa boisson de l'eau de source; éloigné des + hommes, il passait ses jours avec Dieu; la prière était sa + seule occupation, la louange son unique plaisir.»</span><br> + <span class="rig">PARNELL.</span></p><br><br><br><br><br><br><br> +</div> + +<p>Le lecteur ne peut avoir oublié que la victoire, dans la seconde journée +du tournoi, fut décidée par le secours du chevalier inconnu, dont la +conduite passive et indifférente durant la première partie de l'assaut, +l'avait fait surnommer le <i>Noir-Fainéant</i>. Le chevalier avait quitté +l'arène immédiatement après le triomphe assuré; et lorsqu'il fut appelé +pour recevoir le prix de sa valeur, on ne le trouva point. Pendant que +les hérauts d'armes le réclamaient à haute voix et au son des +trompettes, il dirigeait sa course vers le nord, évitant les sentiers +frayés et prenant le chemin le plus court à travers les bois. Il passa +la nuit dans une petite hôtellerie isolée, où cependant un ménestrel +errant lui donna des nouvelles du résultat de la seconde journée du +tournoi.</p> + +<p>Le lendemain il partit de bonne heure, dans le dessein de voyager plus +long-temps; son cheval, qu'il avait eu soin de ménager la veille, lui +permettant de faire un bon trajet sans avoir besoin de beaucoup de +repos. Toutefois il fut trompé dans son espoir, car les sentiers qu'il +avait suivis étaient si tortueux que lorsque la nuit vint le surprendre, +il se trouvait seulement sur la lisière du West-Riding, dans le comté +d'York. Le cheval et le cavalier avaient besoin de nourriture, et il +devenait indispensable de chercher quelque lieu pour y demeurer jusqu'au +jour. L'endroit où le voyageur se trouvait ne semblait propre à lui +fournir ni abri, ni souper, et il était sur le point de se voir réduit à +l'expédient habituel aux chevaliers errans, qui, en pareille occasion, +abandonnaient leur monture au pâturage, et se couchaient sur la dure au +pied d'un chêne, en songeant tout à leur aise à la dame de leurs +pensées. Mais soit que le chevalier noir n'eût pas de maîtresse, soit +qu'il fût en amour aussi indifférent qu'il avait paru l'être au tournoi, +il n'était point assez occupé de réflexions passionnées sur une belle et +sur ses rigueurs, pour oublier la fatigue et la faim, et pour que les +doux rêves de la galanterie lui tinssent lieu de lit et de souper. Il +fut donc très peu satisfait, lorsque promenant ses regards autour de +lui, il se trouva environné de bois, à travers lesquels s'offraient, il +est vrai, plusieurs clairières et des sentiers, mais qui semblaient +avoir été tracés par des troupeaux qui étaient venus paître dans la +forêt, ou par les bêtes fauves et les chasseurs qui les poursuivent.</p> + +<p>Le soleil aux rayons duquel le chevalier avait jusqu'alors dirigé sa +course, venait de disparaître sur sa gauche derrière les montagnes du +comté de Derby, et tout effort qu'il eût tenté pour aller plus loin +aurait pu l'écarter de sa route et reculer le terme de son voyage. Après +avoir inutilement essayé de choisir le sentier le plus battu dans +l'espoir qu'il le conduirait à la chaumière de quelque garde-forestier +ou de quelque berger, convaincu à la fin qu'il ne pouvait fixer son +choix, il résolut de se confier au seul instinct de son cheval, instinct +qu'il avait eu plus d'une fois l'occasion de mettre à l'essai, et qui +lui avait prouvé que ces animaux sont souvent des guides plus sûrs que +leurs cavaliers.</p> + +<p>Cet intelligent quadrupède, tout fatigué qu'il était d'une si longue +journée sous le poids d'un maître vêtu de sa lourde armure, ne sentit +pas plutôt les rênes flotter à l'abandon sur son cou, que, se voyant +l'arbitre de sa direction, il sembla prendre de nouvelles forces, et ce +coursier, qui naguère eût à peine obéi à l'éperon autrement que par un +soupir ou gémissement, tout fier actuellement de la confiance que l'on +avait en lui, dressa les oreilles, releva la tête, et prit de lui-même +un trot plus vif. Le sentier qu'il adopta n'était pas dans la même +direction que celle que le chevalier avait suivie durant le jour; mais +comme le cheval semblait content de son choix, le cavalier s'abandonna +totalement à sa discrétion. L'événement prouva qu'il avait eu raison, +car le sentier parut bientôt un peu plus large et plus battu, et le son +d'une petite cloche avertit le chevalier qu'il se trouvait à peu de +distance de quelque chapelle ou ermitage.</p> + +<p>Il atteignit une pelouse ouverte, de l'autre côté de laquelle un roc +s'élevant d'une manière abrupte sur une plaine légèrement inclinée, +offrait au voyageur un front gris et dentelé. Le lierre en plusieurs +lieux couvrait ses flancs, et en quelques autres on voyait s'élever le +chêne et le houx, dont les racines trouvaient leur nourriture dans les +fentes et crevasses du rocher, tandis que les rameaux de ces arbres se +balançaient sur le précipice, comme le panache d'un guerrier sur son +casque luisant d'acier, donnant ainsi de la grace à un objet dont +l'effet principal devait être l'effroi. Au bas de ce rocher et +s'appuyant contre lui, était une hutte grossière formée de troncs +d'arbres coupés dans la forêt voisine et joints ensemble de manière à +braver l'intempérie des saisons, au moyen de ce que leurs interstices +étaient bouchés par un ciment d'argile et de mousse. La tige d'un jeune +sapin dépouillé de ses branches, avec un morceau de bois lié +transversalement vers le haut, était plantée près de la porte, comme un +rustique emblème de la sainte Croix. À une faible distance à droite, une +source d'eau limpide jaillissait du rocher et tombait dans le creux +d'une pierre dont le travail des ans avait fait un bassin naturel. +S'échappant ensuite, elle devenait un ruisseau qui, avec un léger +murmure, coulait dans un lit qu'elle s'était lentement formé, et +s'avançait en serpentant à travers une plaine étroite pour aller se +perdre dans un bocage voisin.</p> + +<p>Auprès de cette fontaine apparaissaient les ruines d'une petite +chapelle, dont le toit en partie n'existait plus. Cet humble bâtiment, +lorsqu'il était entier, n'avait eu jamais plus de seize pieds de +longueur sur douze de largeur; et le toit, bas en proportion, reposait +sur quatre voûtes ou arcades en saillie aux quatre angles du bâtiment et +supportées chacune par un pilier massif. Les bords de deux de ces arches +étaient encore debout, bien que le toit qui avait existé entr'elles fût +écroulé; les deux autres étaient parfaitement conservées. L'entrée de ce +vieil édifice religieux se trouvait sous une arche arrondie et très +basse, décorée d'ornemens en zigzag semblables à des dents de requin, +comme on en voit encore aux anciennes églises saxonnes. Sur le porche +s'élevait un beffroi soutenu par quatre piliers, entre lesquels pendait +la cloche verdâtre et calcinée dont le faible tintement avait été +entendu quelques instans auparavant par le chevalier noir.</p> + +<p>Ce tableau simple et pittoresque brillait des reflets du crépuscule aux +yeux du voyageur, en lui donnant l'assurance consolante de pouvoir y +passer la nuit, car il était du devoir des ermites qui habitaient ces +forets d'exercer l'hospitalité envers les voyageurs égarés ou surpris +par l'obscurité. Le chevalier ne prit donc pas le temps d'examiner en +détail les particularités que nous venons de rapporter; mais, remerciant +saint Julien, patron des voyageurs, qui lui avait procuré un bon gîte, +il descendit de cheval, et frappa du bout de sa lance à la porte de +l'ermitage, afin d'appeler l'attention et dans l'espoir d'en obtenir +l'entrée.</p> + +<p>Quelques minutes s'écoulèrent avant qu'on lui eût fait aucune réponse; +et quand il en reçut une, elle ne fut pas en termes rassurans. «Passe +ton chemin, qui que tu sois!» lui cria une voix rauque et forte à +travers une fente de la porte, «et ne trouble pas le serviteur de Dieu +et de saint Dunstan dans ses prières du soir.»--«Révérend père, dit le +chevalier, c'est un pauvre pèlerin égaré dans ces bois qui t'offre +l'occasion d'exercer envers lui la charité et l'hospitalité.»--«Mon +frère, reprit le saint homme, il a plu à la vierge Marie et à saint +Dunstan que je fusse destiné à recevoir l'une et l'autre, au lieu de les +exercer. Je n'ai ici aucune provision qu'un chien voulût même partager +avec moi, et un cheval un peu délicat ne voudrait point de ma couche +pour litière. Passe donc ton chemin, et que Dieu lui-même +t'assiste!»--«Mais comment, reprit le chevalier, me serait-il possible +de trouver mon chemin à travers le bois au milieu d'aussi épaisses +ténèbres? Je vous supplie, révérend père, puisque vous êtes chrétien, +d'ouvrir votre porte et de m'indiquer au moins ma route.»</p> + +<p>«Je vous supplie, mon frère en Dieu, reprit à son tour l'anachorète, de +ne pas me troubler plus long-temps. Vous avez déjà interrompu un +<i>Pater</i>, deux <i>Ave</i> et un <i>Credo</i> que mon voeu de misérable pécheur +m'oblige de réciter avant le lever de la lune.»--«La route! la route! +vociféra le chevalier, si je ne dois pas espérer davantage de toi.»--«La +route, lui répondit l'ermite, est aisée à suivre. Le sentier depuis ma +cellule conduit à un marais, et de ce marais à un gué, lequel, attendu +que les pluies ne l'ont pas encore enflé, n'est point difficile à +franchir. Au delà de ce gué tu auras soin d'éviter la rive gauche, qui +offre des précipices<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a><a href="#footnote20"><sup class="sml">20</sup></a> et le sentier qui longe le torrent a +dernièrement, comme je l'ai appris, car je quitte rarement les devoirs +de ma retraite, été rompu en différens endroits: alors tu marcheras en +ligne droite.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote20" name="footnote20"><b>Note 20: </b></a><a href="#footnotetag20">(retour) </a> Le précédent traducteur a passé ces détails et + beaucoup d'autres non moins saillans et qu'il serait + fastidieux de rappeler.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote> + +<p>«Un sentier rompu! un précipice! un gué! et un marais!» dit le chevalier +en l'interrompant; «mais, sire ermite, fussiez-vous le plus saint de +tous ceux qui jamais portèrent une barbe ou déroulèrent les grains de +leurs chapelets<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a><a href="#footnote21"><sup class="sml">21</sup></a> il ne serait pas en votre pouvoir de me jeter cette +nuit dans un danger pareil. Je te répète que toi, qui vis de la charité +d'autrui, si peu méritée, comme je le vois, tu n'as pas le droit de +refuser un abri au voyageur dans sa détresse. Ouvre-moi vite ta porte, +ou, par la sainte hostie, je l'enfonce de ma lance et me fraie un +passage.»--«Ami voyageur, répliqua l'ermite, ne sois pas importun; si tu +m'obliges à faire usage d'armes charnelles pour ma défense, il +t'adviendra malheur.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote21" name="footnote21"><b>Note 21: </b></a><a href="#footnotetag21">(retour) </a> Le précédent traducteur a passé ces détails et + beaucoup d'autres non moins saillans et qu'il serait + fastidieux de rappeler.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote> + +<p>Dans ce moment un bruit confus d'aboiemens et de grognemens, arrivé +d'une certaine distance aux oreilles du chevalier, en devenant de plus +en plus éclatans et furieux, lui fit croire que l'ermite, alarmé de la +menace, et s'imaginant qu'on forcerait sa porte, avait appelé à son +secours les chiens qui faisaient ce tapage. Irrité de ces préparatifs de +l'ermite pour accorder l'hospitalité au chevalier, celui-ci frappa du +pied la porte avec une telle violence, que les piliers et tenons en +furent tout ébranlés. L'anachorète n'ayant aucune envie d'exposer sa +porte à un nouveau choc: «Patience! patience! bon voyageur, +s'écria-t-il, ménage tes forces et je vais à l'instant t'ouvrir mon +ermitage, quoique, peut-être, tu ne doives pas avoir à t'en féliciter.»</p> + +<p>La porte s'entr'ouvre en effet, et l'ermite, homme grand et fortement +constitué, couvert de son froc et de son capuchon, avec une corde de +jonc pour ceinture, paraît devant le chevalier. Il tenait d'une main une +torche allumée, et de l'autre un bâton de pommier sauvage si gros et si +pesant, qu'il pouvait bien passer pour une massue. Deux chiens énormes à +longs poils, moitié lévriers, moitié mâtins<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a><a href="#footnote22"><sup class="sml">22</sup></a>, trépignaient à ses +côtés et semblaient prêts à fondre sur le voyageur, aussitôt que leur +maître les aurait lâchés. Mais quand la torche eut réfléchi sa lumière +sur la luisante armure de l'étranger, qui se tenait en dehors, l'ermite, +changeant probablement ses premières intentions, réprima la fureur de +ses auxiliaires, et prenant un ton de courtoisie brusquée, il invita le +chevalier à entrer dans son gîte, et s'excusa sur l'hésitation qu'il +avait mise à le recevoir, s'étant fait, disait-il, une règle de ne +jamais ouvrir sa porte après le soleil couché, à cause des bandes de +voleurs et d'outlaws qui infestaient les environs, et qui ne +respectaient ni la sainte Vierge, ni saint Dunstan, ni ceux qui se +dévouaient à leur culte.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote22" name="footnote22"><b>Note 22: </b></a><a href="#footnotetag22">(retour) </a>Détails supprimés dans la précédente traduction, + ainsi que le <i>bâton of crabtree</i>.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote> + +<p>«La pauvreté de votre cellule, bon père,» dit le chevalier, en regardant +autour de lui et en ne voyant qu'un lit de feuillage, un crucifix en +chêne grossièrement taillé, un missel, une table à peine ébauchée, faite +de planches brutes et sciées grossièrement<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a><a href="#footnote23"><sup class="sml">23</sup></a>; deux escabelles et un ou +deux méchans articles de ménage; «la pauvreté de votre cellule me semble +un moyen de défense suffisant contre l'apparition des voleurs, sans +parler du secours de deux chiens assez forts, je pense, pour déchirer un +cerf, et conséquemment pour combattre avec avantage plusieurs hommes +réunis.»--«Le bon gardien de la forêt, dit l'ermite, m'a permis l'usage +de ces animaux pour protéger ma solitude jusqu'à des temps meilleurs.» +Ayant ainsi parlé, il mit sa torche sur une barre de fer qui servait de +candélabre, et plaçant un fagot de bois sec sur un feu presque éteint, +il avança près de la table une escabelle où il s'assit, en faisant signe +au chevalier de l'imiter avec l'autre.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote23" name="footnote23"><b>Note 23: </b></a><a href="#footnotetag23">(retour) </a><i>A rough-hewn table</i>, une table ébauchée, ou de + planches brutes mal jointes, expression que le précédent + traducteur a rendue par une «table de pierre brute.» Il est + beaucoup plus présumable que cette table était de bois + grossièrement travaillé. De semblables détails et une foule + d'autres, en apparence insignifians, ne sauraient être + négligés, si l'on veut essayer de reproduire le talent + descriptif de l'auteur, entièrement puisé dans la nature.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote> + +<p>Assis tous deux, ils se regardèrent quelques instans avec un grand +sérieux, chacun pensant en soi-même qu'il avait rarement vu un homme +plus vigoureux et plus déterminé que celui qui lui était opposé. +«Vénérable ermite, dit le chevalier après avoir long-temps considéré son +hôte, si je ne craignais pas de troubler vos pieuses méditations, je +vous prierais de me dire: premièrement où je puis mettre mon cheval; +ensuite, ce que vous pouvez me donner pour souper; enfin où je trouverai +une couche, afin de prendre un peu de repos cette nuit?»--«Je vous +répondrai, dit l'ermite, avec un signe du doigt, vu qu'il serait contre +ma règle de prononcer des paroles, toutes les fois que le geste y peut +suppléer.» Disant ces mots, il indiqua successivement deux coins de sa +cellule. «Voilà l'écurie, dit-il, et voilà votre lit<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a><a href="#footnote24"><sup class="sml">24</sup></a>.» Cherchant +ensuite sur une planche voisine, un plat contenant deux poignées de pois +secs et le mettant sur la table, il ajouta: «Voici votre souper.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote24" name="footnote24"><b>Note 24: </b></a><a href="#footnotetag24">(retour) </a><i>Your bed there</i>, dit le texte, dont la précédente + traduction fait une «chambre à coucher.» Une chambre à + coucher dans un oratoire! autant vaudrait dire un salon.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote> + +<p>Le chevalier haussa les épaules, et sortant de la hutte, il amena son +cheval, qu'il avait attaché par la bride à un arbre; il le dessella, le +pansa avec soin, et lui étendit sur le dos son propre manteau. L'ermite +fut vraisemblablement touché des soins que le chevalier prenait de sa +monture, car, ayant l'air de se rappeler quelques restes de fourrage +laissés par le garde forestier, à sa dernière visite, il tira d'un coin +de l'écurie une botte de foin qu'il plaça sous la bouche du coursier, et +immédiatement après, il étendit une brassée de fougère sèche à l'endroit +qu'il avait montré comme réservé au lit du cavalier. Celui-ci le +remercia de sa courtoisie, et, ce devoir rempli, tous deux revinrent +s'asseoir à la table, où se trouvait toujours entre eux l'assiette de +pois secs. Après un long <i>benedicite</i>, qui avait été autrefois en latin, +mais qui n'en conservait que des fragmens tronqués, à l'exception, çà et +là, d'une longue et roulante finale de quelques mots ou phrases, +l'ermite donna l'exemple à son hôte, en mettant modestement dans une +grande bouche, garnie de deux rangées d'excellentes dents, aussi +blanches et aussi aiguës que celles d'un sanglier, trois ou quatre pois +secs; triste mouture, sans doute, pour un moulin si large et si +puissant<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a><a href="#footnote25"><sup class="sml">25</sup></a>!</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote25" name="footnote25"><b>Note 25: </b></a><a href="#footnotetag25">(retour) </a><i>A miserable grist as it seemed for so large and + able a mill</i>: rien de cela ne se retrouve dans le travail de + mon prédécesseur.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote> + +<p>Afin de suivre un si louable exemple, le chevalier ôta son casque, son +corselet et la plus grande partie de son armure, et fit voir à l'ermite +une tête couverte de cheveux blonds, épais et bouclés, des traits +prononcés, des yeux bleus singulièrement vifs et pénétrans, une belle +bouche, avec la lèvre supérieure chargée de deux moustaches plus foncées +que les cheveux; enfin un homme hardi, entreprenant, qualités analogues +à sa haute et vigoureuse stature.</p> + +<p>L'ermite, comme si l'envie lui avait pris de répondre à la confiance de +son hôte, rejeta son capuchon en arrière, et montra à son tour une tête +ronde comme une boule, et qui décelait un homme encore dans le printemps +de la virilité. Sa large tonsure, environnée d'un cercle de cheveux +noirs et crépus, rappelait l'image d'un enclos communal entouré d'une +haie d'aubépine<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a><a href="#footnote26"><sup class="sml">26</sup></a>. Ses traits n'exprimaient rien d'une austérité +monastique, ni le jeûne et les macérations d'une vie ascétique; au +contraire il avait une contenance orgueilleuse et décidée, les yeux +surmontés de larges sourcils noirs, le front largement dessiné, les +joues rondes et vermeilles comme celles d'un trompette, avec un menton +qui balançait une barbe longue, noire et touffue. Une telle figure entée +sur le corps charnu de l'homme sacré, rappelait bien plus énergiquement +pour subsistance habituelle l'emploi de gros reins de boeuf et de bonnes +hanches de mouton, qu'une chétive nourriture de pois secs ou de +légumes<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a><a href="#footnote27"><sup class="sml">27</sup></a>. Cette disconvenance n'échappa point à la sagacité du +chevalier, qui, après avoir broyé avec difficulté une bouchée de pois +secs, trouva qu'il devenait indispensable de demander à l'ermite quelque +boisson pour l'aider à les avaler: celui-ci répondit à sa requête en +plaçant devant lui une grande cruche d'eau la plus pure de la fontaine.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote26" name="footnote26"><b>Note 26: </b></a><a href="#footnotetag26">(retour) </a> <i>His close-shaven crown, surrounded by a circle of + stiff-curled black hair, had something the appearance of a + parish pinfold begirt by its high hedge.</i> Ce trait vivant et + qui décèle si bien la touche éminemment pittoresque du + romancier calédonien, a échappé, par mégarde, sans doute, à + la plume de son premier interprète.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote27" name="footnote27"><b>Note 27: </b></a><a href="#footnotetag27">(retour) </a> On chercherait vainement cette énergique image dans + la version de mon prédécesseur.</blockquote> + +<p>«Elle vient, dit-il, de la source de Saint-Dunstan<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a><a href="#footnote28"><sup class="sml">28</sup></a>, dans laquelle, +entre deux soleils, il baptisa cinq cents païens danois. Que son nom +soit béni!» Et approchant sa barbe noire de la cruche, il avala une +gorgée d'eau, en quantité infiniment plus modérée qu'on ne devait s'y +attendre, d'après l'éloge qu'il venait d'en faire. «Il me semble, mon +révérend père, dit le chevalier, que ces pois secs, dont vous mangez si +peu, et que cette eau pure, dont vous êtes si économe envers vous-même, +s'accordent merveilleusement avec votre constitution. Vous me paraissez +homme plus propre à gagner le prix du bélier dans une lutte à +bras-le-corps, ou celui de l'anneau dans le jeu du bâton au moulinet, ou +celui du bouclier au jeu de l'épée, qu'à passer votre temps dans ce +désert, en disant des messes et en ne vivant que de pois secs et d'eau +claire.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote28" name="footnote28"><b>Note 28: </b></a><a href="#footnotetag28">(retour) </a>C'est ce fameux Dunstan qui un jour saisit le diable + par le nez avec une paire de pincettes rougies au feu, et lui + fit faire ainsi trois fois le tour de sa chambre.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote> + +<p>«Sire chevalier, reprit l'ermite, vos pensées ressemblent à celles des +laïques ignorans, elles sont selon la chair. Il a plu à la sainte Vierge +et à mon saint patron de bénir la pitance à laquelle je me restreins, +comme jadis furent bénis les légumes et l'eau dont se contentèrent les +enfans Sidrach, Misach et Abdenago, lesquels ne voulurent pas toucher au +vin ni aux viandes que leur fit servir le roi des Sarrasins.»</p> + +<p>«Saint père, dit le chevalier, sur la figure de qui le ciel a opéré un +tel miracle, permets à un humble pécheur de demander ton nom.»--«Tu peux +m'appeler l'ermite Copmanhurst, répondit le cénobite; car on m'appelle +ainsi. On y ajoute, il est vrai, l'épithète de saint; mais je n'y tiens +pas, vu que je ne m'en trouve pas digne. Et maintenant, brave chevalier, +puis-je à mon tour savoir le nom de mon hôte?»--«Certainement, dit le +voyageur, certainement: On m'appelle dans ce pays le chevalier noir. +Beaucoup de gens, il est vrai, ajoutent à ce nom l'épithète de fainéant; +mais je ne m'en soucie guère, vu que je m'en crois peu digne.»</p> + +<p>L'ermite put à peine s'empêcher de sourire à l'ouïe de la réponse de son +hôte. «Je vois, dit-il, sire chevalier fainéant, que tu es un homme de +sens et de bon conseil; je vois de plus que la simplicité de mon régime +monastique ne séduit pas un voyageur comme toi, accoutumé, peut-être, à +la licence des cours et des camps et au luxe des villes. Maintenant il +me semble, sire fainéant, qu'à la dernière visite du charitable +garde-forestier dans ma cellule, il a laissé à ma garde, outre plusieurs +bottes de fourrage, quelques provisions de bouche, qui, n'étant point +propres à mon usage, me sont sorties de la mémoire au milieu de mes +pieuses et bien plus graves méditations.»</p> + +<p>«J'aurais juré qu'il en était ainsi, reprit le chevalier. J'étais sûr +qu'il y avait une meilleure nourriture dans votre cellule, vénérable +père, du moment que vous avez ôté votre capuchon. Le garde-forestier est +sans doute un jovial compagnon, et quiconque aurait vu des dents comme +les tiennes broyer ces pois, et ton large gosier s'abreuver d'une si +vulgaire boisson, n'aurait pu te croire nourri de mets et désaltéré par +un breuvage tout au plus dignes de mon cheval.» En disant ces paroles, +il désignait du doigt le service de la table; puis il ajouta: «Voyons +sans délai la fine réserve du garde-forestier.»</p> + +<p>L'ermite jeta sur le chevalier un regard pénétrant, dans lequel on +remarquait une sorte d'hésitation comique; il paraissait douter s'il y +aurait de sa part quelque prudence à se confier à son hôte. Cependant la +contenance de celui-ci marquait assez de franchise pour dissiper toute +crainte. Son sourire également avait quelque chose d'un sardonisme +irrésistible et respirait tellement la loyauté, qu'il commandait en +quelque sorte la sympathie. Après l'échange de deux ou trois oeillades +muettes, l'ermite courut au fond de sa hutte, il ouvrit une armoire +cachée avec autant d'adresse que de soin, en sortit un énorme pâté dans +un plat d'étain d'une dimension peu usitée. Ce gros pâté fut mis devant +le chevalier, qui, prenant son poignard, le tailla bien à l'aise et ne +perdit pas de temps pour faire une ample connaissance avec le contenu.</p> + +<p>«Y a-t-il long-temps, révérend père, que l'honnête garde de la forêt +n'est venu chez vous,» dit le chevalier après avoir avalé en hâte +plusieurs morceaux de ce renfort ajouté à la bonne chère du +cénobite.--«Environ deux mois, répondit celui-ci sans réflexion.»--«De +par le ciel! reprit le chevalier, tout dans votre ermitage tient du +miracle, bon père; j'aurais juré que le gros chevreuil qui a fourni +cette venaison courait encore il y a huit jours dans la foret.»</p> + +<p>L'ermite fut quelque peu déconcerté par cette remarque; et d'ailleurs il +faisait une bien triste figure en regardant diminuer à vue d'oeil son +pâté, où l'hôte faisait des brèches profondes; attaque militaire à +laquelle sa profession antérieure d'abstinence ne lui permettait pas de +s'unir.--«Mais, à propos, révérend père, j'ai été en Palestine» dit le +chevalier en cessant tout à coup de manger, et je me souviens que c'est +un devoir pour quiconque reçoit un convive à sa table, de l'assurer de +la bonté des alimens, en les goûtant avec lui. À Dieu ne plaise que je +soupçonne un si saint homme de mauvaises intentions; néanmoins, je +serais charmé de vous voir suivre l'usage de l'Orient.»--«Pour mettre à +l'aise vos scrupules inutiles, sire chevalier, je me départirai cette +fois de ma règle,» répondit le cénobite; et comme dans ce temps-là il +n'existait pas encore de fourchettes, sur-le-champ il plongea ses doigts +dans les cavernes du pâté.</p> + +<p>La glace de la cérémonie étant une fois rompue<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a><a href="#footnote29"><sup class="sml">29</sup></a>, il s'éleva une +rivalité d'appétit entre l'ermite et le chevalier; et, quoique celui-ci +eût probablement jeûné plus long-temps, le cénobite le laissa bien loin +derrière lui.--«Saint père, dit le chevalier lorsque sa faim fut +apaisée, je parierais mon cheval contre un sequin que l'honnête +garde-forestier auquel nous sommes redevables de cette venaison, t'a +laissé un baril de Bordeaux, ou une pipe de Madère, ou quelque autre +bagatelle analogue, en auxiliaire de son pâté. Cette circonstance, je ne +l'ignore point, ne serait pas digne de rester dans la mémoire d'un +cénobite aussi rigide; mais je pense que si vous vouliez chercher encore +dans le fond de votre cellule, vous trouveriez que ma conjecture n'est +nullement chimérique.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote29" name="footnote29"><b>Note 29: </b></a><a href="#footnotetag29">(retour) </a><i>The icy of ceremony being once broken</i>, phrase que + le premier interprète de Walter-Scott rend par la <i>glace + étant ainsi rompue</i>, comme si ce n'était pas une métaphore; + elle serait plus exactement reproduite par cet équivalent: + <i>toute cérémonie étant mise de coté</i>. Nous hasardons la forme + anglaise, en reconnaissant le néologisme.</blockquote> + +<p>L'ermite ne répondit que par une grimace<a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a><a href="#footnote30"><sup class="sml">30</sup></a>; et, retournant à l'armoire +où il avait pris le pâté, il en rapporta une bouteille de cuir, qui +pouvait contenir environ quatre litres. Il la mit sur la table avec et, +ayant ainsi fait cette provision liquide pour arroser le souper, il crut +pouvoir mettre de côté toute gêne. Remplissant donc les deux coupes, il +en prit une en disant en saxon: «<i>Waes hael</i>, à votre santé, chevalier +fainéant!» et il la vida d'un trait. «<i>Drink hael</i>, je bois à la vôtre, +ermite de Copmanhurst,» répondit le guerrier; et il lui fit raison de la +même manière. «Saint personnage, ajouta le voyageur après ce premier +toast, je ne saurais que m'étonner de plus en plus qu'un homme doué de +qualités et de forces comme les tiennes, et qui par dessus tout se +montre un excellent convive, ait songé à vivre seul dans un désert. À +mon avis, vous seriez bien plutôt fait<a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a><a href="#footnote31"><sup class="sml">31</sup></a> pour prendre d'assaut un +castel ou une forteresse, en mangeant gras et buvant sec, au lieu de +vous nourrir ici de légumes, et de vous abreuver d'eau claire, ou de +dépendre même de la charité du garde-forestier. Du moins, si j'étais à +votre place, je chasserais à mon aise les daims du roi; il en existe en +abondance dans ces forêts, et on ne regretterait pas un daim tué pour le +service du chapelain de saint Dunstan.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote30" name="footnote30"><b>Note 30: </b></a><a href="#footnotetag30">(retour) </a><i>By a grin</i>, dit le texte, et non pas un <i>sourire</i>, + comme le dit le premier traducteur.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote31" name="footnote31"><b>Note 31: </b></a><a href="#footnotetag31">(retour) </a>L'auteur anglais passe alternativement du <i>vous</i> au + <i>tu</i>, afin de varier sans doute le ton de la conversation à + la fois noble et familière de ses interlocuteurs. Nous avons + fréquemment reproduit ces formes d'élocution, pour mieux + encore nous rapprocher des intentions et du style de + l'écrivain britannique.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote> + +<p>«Sire fainéant, reprit l'ermite, voilà des mots dangereux, et je vous +prie de ne pas les répéter. Je suis un religieux fidèle au prince et à +la loi; si je m'avisais de chasser le gibier de mon souverain, je serais +sûr de la prison, et ma robe ne me sauverait même pas de la +potence.»--«N'importe, si j'étais de vous, dit le chevalier, je me +promènerais au clair de la lune, lorsque les gardes-forestiers se +tiennent bien chaudement dans leurs lits, et tout en marmottant mes +prières, je décocherais une flèche au milieu des troupeaux de daims qui +paissent les clairières d'alentour. Dites-moi, mon père, n'avez-vous +jamais pris un semblable passe-temps?»--«Ami fainéant, répondit +l'ermite, tu as vu tout ce qui peut, dans mon ménage, intéresser les +regards, et même plus que ne méritait de voir un homme qui s'y est +presque établi par violence. Crois-moi, il vaut mieux jouir du bien que +le ciel nous envoie, que d'être indiscrètement curieux sur la manière +dont il arrive. Remplis ton verre, bois-le, et ne pousse pas plus loin, +je t'en prie, tes questions impolies; car tu me forcerais à te prouver +que, si tu t'émancipais davantage, il me serait facile d'y mettre un +terme.»</p> + +<p>«Par ma foi, continua le chevalier, tu augmentes ma curiosité! tu es +l'ermite le plus mystérieux que j'aie jamais rencontré; et j'en saurai +davantage de toi avant que nous nous séparions. Pour ce qui est de tes +menaces, digne anachorète, tu parles à un homme dont le métier est de +braver le danger partout où il se présente.»--«À ta santé, sire +chevalier fainéant, reprit l'ermite, je respecte beaucoup ta valeur, +mais j'ai une très mince idée de ta discrétion. Si tu veux me combattre +avec des armes égales, je te donnerai de bonne amitié et fraternellement +une telle pénitence et une telle absolution, que d'ici à un an tu ne +pécheras plus par excès de curiosité.»</p> + +<p>«Quelles sont tes armes, vaillant ermite?»--«Il n'y en a pas, reprit-il, +depuis les ciseaux de Dalila et le clou de Jaël jusqu'au cimeterre de +Goliath, avec lesquelles je ne sois prêt à me mesurer avec toi. Mais si +tu me laisses maître du choix, que dis-tu, mon digne ami, de ces deux +joujoux?» En parlant ainsi, il ouvrit une autre armoire dans un coin de +la cellule, et en tira deux grandes épées et deux boucliers, tels qu'en +portaient alors les yeomen ou archers. Le chevalier qui suivait des yeux +tous ses mouvemens, vit que cette armoire contenait aussi deux ou trois +longs arcs, une arquebuse, des traits et des flèches, une harpe et +d'autres objets qui ne semblaient guère propres à l'usage d'un ermite.</p> + +<p>«Brave cénobite, reprit le chevalier, je ne te ferai plus de questions +indiscrètes: les articles contenus dans cette armoire y répondent +d'avance; mais j'y vois une arme, ajouta-t-il, en prenant la harpe, sur +laquelle j'essaierais bien plus volontiers avec toi mon adresse, qu'avec +l'épée et le bouclier.»--«J'espère, sire chevalier, dit l'ermite, que tu +n'as pas trop donné lieu à être surnommé le fainéant; je te soupçonne +gravement à ce sujet. Néanmoins, comme tu es mon hôte, je ne veux pas +mettre ton courage à l'épreuve sans ton exprès consentement. Assieds-toi +donc, et remplis ta coupe; buvons, chantons et soyons heureux, si tu +sais quelque bon virelai; tu seras le bien venu et admis au festin de +l'ermite de Copmanhurst aussi long-temps que je desservirai la chapelle +de saint Dunstan, et ce sera, s'il plaît à Dieu, jusqu'à ce que +j'échange mon toit de chaume contre une couverture en gazon. Mais viens, +remplis ta coupe, car il faudra quelque temps pour accorder la harpe; et +rien n'enduit le gosier et n'aiguise l'ouïe comme un bon verre de vin. +Pour ma part, j'aime à sentir le jus de la treille jusqu'au bout de mes +doigts, avant qu'ils fassent vibrer les cordes de mon instrument<a id="footnotetag32" name="footnotetag32"></a><a href="#footnote32"><sup class="sml">32</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote32" name="footnote32"><b>Note 32: </b></a><a href="#footnotetag32">(retour) </a>Le précèdent traducteur n'avait pas sans doute + enduit, c'est-à-dire humecté son gosier de nectar bachique, + puisqu'il n'a pas rendu la naïve expression de l'ermite.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote> + +<br><br> + +<h3>CHAPITRE XVII.</h3> + +<div class="droite"> +<p class="rig"><span class="sml"> «Le soir, dans un coin réservé à l'étude, j'ouvre mon livre + au dos de cuivre, rempli d'une multitude de faits sacrés des + martyrs couronnés de la récompense divine; alors, quand mon + flambeau pâlit et commence à ne plus m'éclairer, je chante + avant de m'endormir mon hymne cadencée. Qui ne voudrait + renoncer aux vanités mondaines pour prendre mon bâton et + revêtir l'amict blanc, ou préférer au bruyant théâtre du + monde la paix de mon ermitage.»</span><br> + <span class="rig">WARTON.</span></p><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br> +</div> + +<p>Malgré l'invitation du jovial ermite, à laquelle son hôte obéit +volontiers, celui-ci reconnut que le moyen proposé n'atteignait pas +aussi aisément le but, et que ce n'était pas une chose facile que +d'accorder une harpe. «Il me semble, bon père, dit le chevalier, qu'il +manque une corde à l'instrument, et que les autres ne sont pas des +meilleures.»--«Vraiment! tu remarques cela, reprit l'ermite; tu es donc +du métier! C'est la faute du vin et de la bombance, ajouta-t-il +gravement en levant les yeux au ciel; c'est la faute du vin et de la +bombance. J'avais dit à Allan-a-Dale, le ménestrel du Nord, qu'il +dérangerait la harpe, s'il y touchait après avoir humé sa septième +coupe; mais il ne souffrait pas le contrôle. Ami, je bois à ton heureux +essai musical.» Disant ces mots, il vida son flacon avec un grand +sérieux, en secouant la tête, comme pour blâmer l'intempérance du +ménestrel du Nord.</p> + +<p>Le chevalier cependant avait réussi à mettre les cordes un peu en +harmonie, et, après un court prélude, il pria l'ermite de lui dire, s'il +voulait, une <i>sirvente</i> dans la langue <i>d'oc</i>, ou un <i>lai</i> dans celle +<i>d'oui</i>, ou un <i>virelai</i>, ou une <i>ballade</i> en anglais vulgaire. «Une +ballade! une ballade! répondit-il, au lieu des <i>ocs</i> et des <i>ouis</i> de +France. Je suis un véritable Anglais, sire chevalier, un véritable +Anglais, comme l'était mon patron saint Dunstan; je me moque de tous ces +<i>ocs</i> et de tous ces <i>ouis</i>, comme il se serait moqué des coups de +griffes du diable. On ne chantera que de l'anglais dans cette +cellule.»--«Je vais donc essayer, dit le chevalier, une ballade composée +par un joyeux ménestrel saxon, que j'ai connu dans la Terre-Sainte.» Il +ne fut pas difficile de s'apercevoir que si le chevalier n'excellait +point dans l'art des ménestrels, son goût du moins avait été +perfectionné par les maîtres les plus habiles. L'étude lui avait appris +à adoucir les sons d'une voix plutôt dure que moelleuse, et il avait +tout le talent propre à suppléer aux qualités que la nature lui avait +refusées. Il eût donc mérité d'être applaudi par des juges plus sévères +que l'ermite, d'autant plus, qu'imprimant à sa touche une sorte d'âme, +et à ses accens un enthousiasme plein de mélancolie, il donnait à ses +vers une vigueur entraînante. Voici quels furent ses chants:</p> + +<p class="mid">LE RETOUR DU CROISÉ.</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i14"> «Un preux, l'honneur de la chevalerie,</p> +<p class="i14"> Ne rapportait des rives du Jourdain</p> +<p class="i14"> Qu'une humble croix soustraite à la furie</p> +<p class="i14"> Des bataillons d'un nouveau Saladin.</p> +<p class="i14"> Son bouclier montrait plus d'une empreinte</p> +<p class="i14"> Des coups reçus en donnant le trépas.</p> +<p class="i14"> Au seuil natal, de sa dame avec crainte</p> +<p class="i14"> Ainsi le soir il chantait les appas.</p> +<br> +<p class="i14"> «Salut, ma belle! objet si plein de charmes!</p> +<p class="i14"> De l'Orient, où je semai l'effroi,</p> +<p class="i14"> Pour tous trésors je rapporte mes armes,</p> +<p class="i14"> Et je reviens sur mon vieux palefroi.</p> +<p class="i14"> Mes éperons et ma lance intrépide,</p> +<p class="i14"> Pour seul trophée en ce moment voilà</p> +<p class="i14"> Ce qui me reste en ma course rapide;</p> +<p class="i14"> Mais j'ai l'espoir d'un souris de Tékla.</p> +<br> +<p class="i14"> «Joie à ma belle! en de pompeuses fêtes</p> +<p class="i14"> Je ne rêvais que sa douce faveur;</p> +<p class="i14"> Son nom volait sur l'aile des conquêtes,</p> +<p class="i14"> Et son prestige allumait ma ferveur.</p> +<p class="i14"> La harpe d'or, la trompette éclatante,</p> +<p class="i14"> Rediront: «Gloire à qui charmait nos coeurs!</p> +<p class="i14"> «Pour ses beaux yeux, prisme de notre attente,</p> +<p class="i14"> «Champ d'Ascalon, tu nous rendis vainqueurs.»</p> +<br> +<p class="i14"> «Le glaive ardent qu'éveillait son sourire,</p> +<p class="i14"> De cent beautés moissonna les époux;</p> +<p class="i14"> À la victoire obligé de souscrire,</p> +<p class="i14"> Le soudan tombe, et son trône est à nous.</p> +<p class="i14"> De ses cheveux vois les flottantes ondes</p> +<p class="i14"> D'un cou d'ivoire effleurer le contour:</p> +<p class="i14"> J'ai pour vous plaire, amie aux tresses blondes,</p> +<p class="i14"> Par mille assauts signalé mon retour.</p> +<br> +<p class="i14"> «Joie à ma belle! un nom peu mémorable,</p> +<p class="i14"> Tous mes exploits seront ta noble part.</p> +<p class="i14"> Ouvre à mes voeux ta porte inexorable:</p> +<p class="i14"> Je suis mouillé, l'heure est lente, il est tard.</p> +<p class="i14"> L'âme endurcie aux feux de l'Idumée,</p> +<p class="i14"> Je suis glacé, je péris de langueur;</p> +<p class="i14"> De qui t'amène un peu de renommée</p> +<p class="i14"> Que l'amour pur fléchisse la rigueur.»</p> +</div></div> + +<p>Pendant que le chevalier noir chantait ainsi, l'ermite se démenait comme +un critique de profession qui de nos jours assisterait à la +représentation d'un nouvel opéra. Il rejetait sa tête en arrière sur +l'escabelle où il était assis, les yeux à demi fermés; tantôt joignant +les mains et se tordant les doigts, il semblait absorbé dans une +attention soutenue; et tantôt balançant ses bras, il leur faisait battre +la mesure, en même temps qu'il la marquait du pied. À deux ou trois +cadences favorites, lorsque la voix du chevalier ne s'élevait point +aussi haut que le chant le prescrivait, il y joignait la discrète +assistance de la sienne. Quand la romance fut terminée, le cénobite avec +emphase déclara qu'elle était bonne et bien exécutée. «Cependant, +dit-il, je pense que mon compatriote saxon avait vécu assez long-temps +avec les Normands pour tomber dans le défaut du langage langoureux. Que +cherchait-il loin de son pays! ou que pouvait-il espérer autre chose à +son retour que de trouver sa belle, agréablement consolée par un rival +plus assidu! ne devait-il pas appréhender qu'elle n'écouterait pas plus +sa sérénade, comme on l'appelle, que le miaulement du chat dans la +gouttière? Néanmoins, sire chevalier, je bois à ta santé et au succès de +tous les vrais amans. Je crains que vous ne le soyez pas,» ajouta-t-il +en observant le chevalier dont le cerveau commençait à s'échauffer par +des libations fréquentes, et qui, par méprise, dans cette situation +équivoque, remplissait d'eau sa coupe au lieu de bière.</p> + +<p>«Pourquoi, dit le chevalier, ne m'avez-vous pas prévenu que ceci était +de l'eau de la fontaine de votre bienheureux patron saint +Dunstan?»--«Sans doute, reprit l'ermite, il y baptisa des centaines de +païens, mais je n'ai jamais appris qu'il en ait bu. Chaque chose dans ce +bas monde a une destination qui lui est propre<a id="footnotetag33" name="footnotetag33"></a><a href="#footnote33"><sup class="sml">33</sup></a>. Saint Dunstan +connaissait aussi bien que tout autre les priviléges d'un joyeux frère.» +En prononçant ces mots, il s'empara de la harpe, et entonna les couplets +suivans, sur un ancien air anglais qui se chante avec un refrain<a id="footnotetag34" name="footnotetag34"></a><a href="#footnote34"><sup class="sml">34</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote33" name="footnote33"><b>Note 33: </b></a><a href="#footnotetag33">(retour) </a> <i>Every thing should be put to its proper use in this + world</i>, chaque chose doit être appropriée à son usage + ici-bas.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote34" name="footnote34"><b>Note 34: </b></a><a href="#footnotetag34">(retour) </a> L'auteur anglais suppose que le refrain <i>derrydown</i>, + équivalant à notre <i>lan, la</i>, remonte non seulement à la + période de l'heptarchie, mais même aux temps des druides, et + qu'il avait servi de chorus aux hymnes de ces prêtres + lorsqu'ils allaient cueillir le gui et le consacrer + solennellement sur leurs autels de pierre.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote> + +<p CLASS="mid">LE MOINE DÉCHAUSSÉ.</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i14"> Mon ami, je vous donne un an et d'avantage</p> +<p class="i14"> Pour chercher de l'Araxe aux bords féconds du Tage:</p> +<p class="i14"> Vous ne verrez jamais, de vos courses lassé,</p> +<p class="i14"> Nul vivant plus heureux qu'un moine déchaussé.</p> +<br> +<p class="i14"> Pour sa dame un guerrier dans les combats s'élance;</p> +<p class="i14"> Il revient traversé par le fer d'une lance.</p> +<p class="i14"> Près de sa belle en pleurs vite il est confessé:</p> +<p class="i14"> Et qui donc la console? un moine déchaussé.</p> +<br> +<p class="i14"> On vit plus d'un monarque échanger sa couronne</p> +<p class="i14"> Contre le froc poudreux dont son corps s'environne;</p> +<p class="i14"> Mais a-t-on jamais vu qu'un homme ait balancé</p> +<p class="i14"> Entre un sceptre et l'habit du moine déchaussé?</p> +<br> +<p class="i14"> S'il voyage, partout il est sûr d'un asile;</p> +<p class="i14"> Toute riche maison devient son domicile;</p> +<p class="i14"> Au gré de son caprice, et toujours caressé,</p> +<p class="i14"> Se berce dans la joie un moine déchaussé.</p> +<br> +<p class="i14"> Midi sonne, on l'attend: l'hôte le plus avide</p> +<p class="i14"> Laisse intact le potage et le grand siége vide;</p> +<p class="i14"> Car au meilleur des mets, au fauteuil avancé</p> +<p class="i14"> A seul droit de prétendre un moine déchaussé.</p> +<br> +<p class="i14"> S'il arrive le soir, le souper se prépare,</p> +<p class="i14"> Et d'un broc plein de bière aussitôt il s'empare.</p> +<p class="i14"> Par sa moitié l'époux de son lit est chassé,</p> +<p class="i14"> Avant qu'un bon lit manque au moine déchaussé.</p> +<br> +<p class="i14"> Oh! vivent la sandale, et la corde, et la chape!</p> +<p class="i14"> Triple effroi du démon, sécurité du pape!</p> +<p class="i14"> Semer de fleurs la vie, et de nul trait blessé,</p> + <p class="i14"> Fut toujours le destin du moine déchaussé<a id="footnotetag35" name="footnotetag35"></a><a href="#footnote35"><sup class="sml">35</sup></a>.</p> +</div></div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote35" name="footnote35"><b>Note 35: </b></a><a href="#footnotetag35">(retour) </a>Il faut admirer la bonhomie de l'éditeur ou + précèdent traducteur, lorsqu'il dit dans une note à la suite + de ce passage, «qu'il n'a point reproduit le <i>Barefooted + friar</i> c'est-à-dire, <i>le moine déchaussé</i>, qu'il a remplacé + par <i>le joyeux frère</i>,» expression vague et indéterminée; + tandis qu'il est ici question d'un moine fainéant; ce qui + tronque en tous points la lettre et le sens du texte. Il + ajoute: «qu'il serait difficile de traduire avec plus de + bonheur qu'il ne l'a fait ce joyeux canon, et qu'il serait + surpris qu'on fît mieux;» enfin, conclut-il, «on pourrait + être plus exact, mais non pas plus fidèle.» Malgré la bonne + opinion que l'éditeur a de son travail, nous avons cru devoir + reproduire ici vers pour vers les paroles et le rhythme de + l'original: le lecteur jugera. +<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote> + +<p>«Vraiment, dit le noir fainéant, tu as fort bien, et même vigoureusement +chanté, surtout à la louange de ton ordre. Mais en parlant ainsi du +diable, dites-moi, révérend père, ne craignez-vous pas qu'il ne vous +rende visite dans un de vos passe-temps non canoniques?»--«Non +canoniques! répondit le solitaire, je méprise cette accusation injuste +et je la foule sous mes talons. Je remplis bien et dûment les +obligations de mon ermitage; je dis deux messes par jour, matin et soir; +prime, tierce, sexte, none, vêpres, <i>ave</i>, <i>credo</i>, <i>pater</i>.»--«Excepté, +dit l'hôte, pendant le clair de lune dans la saison du +gibier,»--«<i>Exceptis excipiendis</i>, excepté les cas à excepter, répondit +le moine, comme notre vieil abbé m'a enseigné qu'il fallait dire lorsque +d'impertinens laïques me demanderaient si j'accomplissais tous les +devoirs les plus minutieux de mon ordre.»</p> + +<p>«À merveille, bon père, dit le chevalier; mais le diable est homme à +tenir l'oeil ouvert sur toutes les exceptions; il rôde autour de nous, +tu le sais, comme un lion rugissant.»--«Qu'il rôde et rugisse autour de +moi, s'il l'ose: un coup de la corde qui me sert de ceinture le fera +hurler aussi fort que les pincettes de saint Dunstan le firent beugler +jadis. Je n'ai jamais craint homme qui vive, et je redoute encore moins +le diable et tous ses diablotins. Saint Dunstan, saint Dubric, saint +Winibold, saint Winifred, saint Swebert, saint Willick, sans oublier +saint Thomas-d'Aquin et mes faibles mérites, me mettent en mesure de le +défier, lui, sa queue et ses cornes. Mais pour vous initier dans un de +mes secrets, je ne m'entretiens jamais de pareilles choses, mon ami, +qu'après matines.»</p> + +<p>Il changea de conversation, et tous les deux alors se remirent à boire, +à rire et à chanter; joyeuse récréation qui se prolongeait de mieux en +mieux, lorsque soudain elle fut interrompue par un grand bruit à la +porte de l'ermitage. La cause de ce bruit ne sera expliquée qu'en +reprenant les aventures d'un de nos autres personnages; car, non plus +que le vieil Arioste, nous ne nous piquons pas de tenir uniformément +compagnie aux caractères moraux de notre drame et de les faire marcher +de front.</p> +<br><br> + +<h3>CHAPITRE XVIII.</h3> + +<div class="droite"> +<p class="rig"><span class="sml"> «Partons! notre voyage doit avoir lieu à travers le vallon et + les broussailles, où le daim joyeux bondit près de sa mère + timide, où le grand chêne, interceptant par ses rameaux les + rayons du soleil, dessine une sorte de marqueterie en + échiquier dans l'avenue tracée sur la verte pelouse. + Levons-nous et partons, car ces sentiers sont agréables à + fouler quand le soleil dans toute sa force est monté sur son + trône; ils sont moins rians et moins sûrs quand l'astre de + Phoebé, de sa lueur douteuse, éclaire l'obscurité de la + forêt.»</span><br> + <span class="rig"><i>La Forêt d'Ettrick</i>.</span></p><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br> +</div> + +<p>Quand Cedric le Saxon vit son fils tomber sans connaissance dans l'arène +à Ashby, son premier mouvement fut d'ordonner aux gens de sa suite de +prendre soin de lui; mais les mots s'arrêtèrent heurtés dans son gosier +et expirèrent sur ses lèvres. Il ne put prendre sur lui de reconnaître, +en présence d'une telle assemblée, le fils qu'il avait renié et +déshérité. Il commanda cependant à Oswald de ne pas le perdre de vue, et +de prendre avec lui deux de ses serfs pour transporter Ivanhoe à Ashby +dès que la foule se serait écoulée. Oswald fut devancé dans ce bon +office; la multitude se dispersa en effet, mais il ne trouva plus le +chevalier. Ce fut en vain que l'échanson de Cedric chercha partout son +jeune maître: il vit les traces du sang qui venait de s'échapper de ses +blessures, mais le jeune héros n'était plus dans sa tente; il semblait +que des fées l'eussent enlevé du champ de bataille. Oswald eût pu, car +les Saxons étaient superstitieux, adopter cette hypothèse pour expliquer +la disparition d'Ivanhoe, s'il n'avait pas tout à coup jeté les yeux sur +un homme accoutré en espèce d'écuyer, dans lequel il reconnut les traits +de Gurth, son camarade. Inquiet sur le destin de son maître et désolé de +sa soudaine disparition, le gardeur de pourceaux déguisé le cherchait +partout, et avait même négligé en agissant ainsi le soin de sa propre +sûreté. Oswald crut de son devoir d'arrêter Gurth comme un déserteur sur +le sort duquel son maître avait à prononcer.</p> + +<p>Renouvelant ses recherches sur le destin d'Ivanhoe, l'unique +renseignement que l'échanson put recueillir fut que le chevalier avait +été placé par des valets bien vêtus dans la litière d'une dame qui se +trouvait parmi les spectateurs, et avait été immédiatement transporté +hors de l'arène. Oswald, en recevant cet avis, résolut de retourner +auprès de son maître, pour de plus amples instructions, emmenant avec +lui le gardeur de pourceaux, qu'il regardait comme un transfuge évadé du +service de Cedric.</p> + +<p>Celui-ci avait été dans les plus vives alarmes à l'égard de son fils +jusqu'au retour de l'échanson, car la nature en lui avait repris ses +droits, en dépit du stoïcisme patriotique le plus prononcé. Mais dès +qu'il sut qu'Ivanhoe se trouvait sous la sauve-garde de mains +probablement amies, l'amour paternel, qu'avait éveillé l'incertitude de +son sort, fut réprimé et remplacé par l'instinct dominant de l'orgueil +blessé, et le ressentiment qu'avait produit la désobéissance filiale. +«Qu'il erre où il voudra, dit-il, que ceux pour l'amour desquels il a +couru tant de périls prennent soin de ses blessures! Il est plus fait +pour se signaler dans les tours de jongleurs de la chevalerie normande +que pour soutenir l'honneur et la réputation de ses ancêtres saxons avec +le glaive et la hache, vieilles et bonnes armes de son pays.»</p> + +<p>Si, pour soutenir la gloire de ses aïeux, dit Rowena qui se trouvait +présente, il suffit d'être sage au conseil et brave au combat, d'être le +plus courageux parmi les courageux, et le plus doux et le plus aimable +entre les plus galans, je ne connais que le suffrage de son père qui +puisse...»--«Silence! lady Rowena, ce sujet est le seul sur lequel je ne +vous écouterai pas. Préparez-vous pour le banquet du prince. Nous avons +été invités avec une si flatteuse courtoisie, avec des égards tels, que +les Normands hautains en usent rarement envers nous depuis la fatale +journée d'Hastings. Je m'y trouverai, ne fût-ce que pour montrer à ces fiers étrangers +combien peu le destin d'un fils qui a vaincu leurs plus vaillans +guerriers peut troubler le coeur d'un Saxon.»--«Et moi je n'irai pas, +dit Rowena. Prenez garde que ce que vous prenez pour du courage et de la +fermeté ne soit au fond que de la dureté de coeur.»--«Reste donc, femme +ingrate, dit Cedric, c'est le tien qui est dur, puisque tu sacrifies les +intérêts d'une nation opprimée à un frivole et illégitime attachement, +et je me rendrai avec lui au festin du prince Jean d'Anjou.»</p> + +<p>Ils partirent en effet pour assister à ce banquet dont nous avons déjà +mentionné les principales circonstances. Dès qu'ils furent sortis du +château, les deux thanes ou nobles saxons avec leur suite, montèrent à +cheval, et ce fut pendant le tumulte occasionné par ce départ, que +Cedric, pour la première fois, porta les yeux sur le fugitif gardeur de +pourceaux. Le noble Saxon était revenu, comme nous l'avons vu, de très +mauvaise humeur, et il n'avait besoin que d'un prétexte pour décharger +sa colère sur quelqu'un. «Des fers! dit-il, des fers! qu'on le garrotte! +Oswald! Hundibert! misérables! Comment osez-vous laisser en liberté ce +coquin de valet?» Les compagnons de ce dernier se gardant bien de +hasarder la moindre remontrance en sa faveur, lui attachèrent les mains +derrière le dos avec la première corde venue. Il se soumit sans murmurer +à ce traitement rigoureux; seulement il lança un regard de reproches à +son maître et lui dit: «Cela vient de ce que j'aime votre sang plus que +le mien.»--«À cheval, et en avant!» s'écria Cedric.--«Il en est bien +temps, dit le noble Athelstane, car, si nous ne hâtons notre marche, les +préparatifs du digne abbé de Waltheoff pour un arrière-souper<a id="footnotetag36" name="footnotetag36"></a><a href="#footnote36"><sup class="sml">36</sup></a> se +gâteront.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote36" name="footnote36"><b>Note 36: </b></a><a href="#footnotetag36">(retour) </a>L'expression anglaise <i>a rere-supper</i>, + arrière-souper, était un repas de nuit; elle signifie une + collation que l'on servait à une heure avancée et après le + souper ordinaire.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote> + +<p>Nos voyageurs firent cependant assez de diligence pour atteindre le +couvent de Saint-Withold, avant qu'un malheur pût arriver. L'abbé, issu +lui-même d'une ancienne famille saxonne, reçut ses deux compatriotes +avec toute l'hospitalité prodigue dont cette nation était jalouse. On +demeura à table fort avant dans la nuit, ou pour mieux dire, jusqu'au +point du jour, et l'on ne prit congé de l'abbé qu'après avoir partagé +avec lui un copieux déjeuner.</p> + +<p>Au moment où la cavalcade sortait de la cour du monastère, il arriva un +incident un peu alarmant pour des Saxons, qui, de tous les peuples de +l'Europe, ajoutaient le plus de foi à l'observation superstitieuse des +augures, et aux opinions desquels il faut reporter les singuliers usages +dont parlent nos chroniques populaires. Les Normands, étant une race +mêlée et plus avancée alors en civilisation, avaient perdu la plupart +des préjugés que leurs ancêtres avaient importés de la Scandinavie, et +se piquaient de penser plus sainement sur de pareils sujets. Dans le cas +actuel, l'appréhension de quelque malheur prochain fut inspirée par un +prophète non moins respectable, sans doute: un gros chien noir et +maigre, qui, assis sur ses deux pattes de derrière, hurla d'une façon +lamentable, quand les premiers cavaliers franchirent la porte, et par +ses aboiemens sauvages et ses trépignemens dans tous les sens, +paraissait témoigner une extrême envie de suivre la cavalcade.</p> + +<p>«Je n'aime pas cette musique, mon père,» dit le noble Athelstane à +Cedric; car il le nommait souvent ainsi par respect pour son âge. «Je ne +l'aime pas non plus, notre oncle,» lui dit Wamba; «je crains beaucoup +que nous n'ayons à payer le musicien.»--«Selon moi,» répliqua +Athelstane, sur le cerveau duquel la bonne bière de l'abbé, déjà fameuse +à cette époque, avait produit une impression favorable; «selon moi, nous +ferions mieux de retourner sur nos pas et de rester avec l'abbé jusqu'à +l'après-dînée. Cela porte malheur de voyager lorsque le chemin est +traversé par un moine, un lièvre, ou un chien hurlant, avant que d'avoir +fait un second repas.»--«Allons, cria Cedric impatienté, le temps n'est +déjà que trop court pour accomplir notre voyage! quant au chien, je le +connais; c'est celui de ce fripon de Gurth, et un fuyard inutile comme +son maître.»</p> + +<p>En parlant ainsi et en se dressant sur ses étriers, Cedric, tout irrité +de ce retard, lança une javeline contre le pauvre Fangs; car c'était +Fangs qui, ayant suivi les traces de son maître dans son expédition de +maraude, l'avait perdu ici, et témoignait de cette manière sa joie de +l'avoir retrouvé. La javeline blessa à l'épaule le dogue fidèle, si +avant, qu'il faillit d'être cloué à la terre; et Fangs se sauva de la +présence du thane courroucé en poussant des cris de douleur. L'âme du +gardeur de pourceaux se gonfla de colère; car il fut plus sensible au +meurtre prémédité de son chien qu'au mauvais traitement qu'il avait reçu +lui-même. Ayant essayé vainement de porter la main à ses yeux, il dit à +Wamba, qui, témoin de la mauvaise humeur de son maître, s'était +prudemment tenu à l'écart: «Je t'en prie, rends-moi le service de +m'essuyer les yeux avec le pan de ton manteau; la poussière me fait mal, +et ces liens, qui me retiennent, ne me permettent d'agir ni d'une +manière ni de l'autre.»</p> + +<p>Wamba fit ce qu'il demandait; et quelque temps ils marchèrent côte à +côte en silence. Gurth à la fin ne put retenir son émotion plus +long-temps. «Ami Wamba, dit-il, de tous ceux qui sont assez fous pour +servir Cedric, tu as seul le talent de lui rendre ta folie agréable. Va +donc le trouver, et dis-lui que, ni par affection ni par crainte, Gurth +ne le servira plus davantage. Il peut me flageller, me charger de fers, +me trancher la tête; mais il n'est pas en son pouvoir de me forcer à +l'aimer et à lui obéir. Va donc lui dire que Gurth, fils de Beowulph, ne +veut plus le servir.»--«Assurément, dit Wamba, tout fou que je suis, je +ne remplirai pas cet imprudent message. Cedric a une autre javeline +fixée à sa ceinture, et tu sais qu'il ne manque pas toujours son but.»</p> + +<p>«Peu m'importe, dit Gurth, il peut en faire un de moi. Hier il laissa +son fils Wilfrid, mon jeune maître, baigné dans son sang; aujourd'hui il +a voulu tuer en ma présence la seule autre créature qui m'ait toujours +exprimé de l'attachement. Par saint Edmond, saint Dunstan, saint +Withold, saint Édouard le confesseur, et tous les autres saints du +calendrier saxon (car Cedric ne jurait jamais par aucun saint qui ne fût +d'origine saxonne, et tous ses gens faisaient de même), je ne lui +pardonnerai jamais.»</p> + +<p>«Cependant, à ce que je crois,» dit le bouffon, qui jouait fréquemment +le rôle de conciliateur dans la famille, «notre maître n'avait point le +projet de faire du mal à Fangs, il ne voulait que l'effrayer; car, si +vous l'avez remarqué, il s'est dressé sur ses étriers comme pour viser +au dessus du but, et cette direction eût rempli son attente sans un +malheureux saut du chien, qui a reçu de la sorte une telle égratignure, +qu'il me sera facile de guérir avec un emplâtre de poix de la largeur +d'un sou<a id="footnotetag37" name="footnotetag37"></a><a href="#footnote37"><sup class="sml">37</sup></a>.»--«Si cela était vrai, dit Gurth, si je pouvais le croire! +mais non, j'ai vu la javeline bien dirigée, je l'ai entendue siffler en +l'air, avec toute la méchanceté pleine de rage de celui qui l'avait +lancée, et après avoir été violemment fixée au sol, elle frémissait +encore, comme si elle eût regretté d'avoir manqué son but. Par le +pourceau chéri de saint Antoine, je ne veux plus le servir.» À ces mots, +le courroucé gardien de pourceaux se renferma dans un silence morne et +tellement profond, que toutes les pasquinades du jovial Wamba ne purent +le rompre de long-temps.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote37" name="footnote37"><b>Note 37: </b></a><a href="#footnotetag37">(retour) </a> Le texte, dit un <i>penny</i>, monnaie de cuivre + britannique, de la valeur de dix centimes.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote> + +<p>Cedric et Athelstane, qui précédaient la troupe, causaient alors +ensemble sur l'état du pays, sur les dissensions de la famille royale, +les querelles féodales de la noblesse normande, et sur la chance qui +s'offrait aux Savons opprimés de secouer le joug de l'étranger, ou du +moins d'acquérir durant ces convulsions intestines l'indépendance qui en +pouvait résulter à leur profit, sujet pour lequel Cedric était rempli +d'enthousiasme. Le rétablissement, les franchises de sa race, étaient +devenus en effet la permanente utopie de son coeur, et il y eût sans +peine immolé son bonheur domestique, avec les propres intérêts de son +fils. Mais afin d'accomplir cette grande révolution en faveur des +Anglais indigènes, il fallait que parmi eux il régnât une complète +harmonie et qu'ils agissent de concert sous un chef reconnu. La +nécessité de prendre ce chef dans les Saxons du sang royal était non +seulement évidente, mais elle était une condition formelle de ceux à qui +Cedric avait confié ses secrets desseins et ses plus chères espérances. +Athelstane avait au moins ce titre, à défaut d'autres avantages; et, +quoiqu'il possédât peu de talens pour se recommander comme chef de +parti, il offrait un extérieur imposant, ne manquait point de bravoure, +avait été accoutumé aux exercices militaires, et paraissait disposé à +déférer aux avis de conseillers plus expérimentés. Par dessus tout, il +était connu pour libéral, hospitalier et doué d'un bon naturel. Mais +quelles que fussent les prétentions qu'Athelstane pût mettre en avant +pour mériter d'être le chef de la confédération saxonne, bien des gens +de cette nation penchaient pour lady Rowena, qui descendait en ligne +directe d'Alfred-le-Grand, et dont le père avait été un guerrier renommé +par sa prudence, son courage, sa générosité, et de qui la mémoire était +toujours chère à ses compatriotes opprimés.</p> + +<p>Il n'eût pas été difficile à Cedric, s'il l'eût voulu, de se mettre +lui-même à la tête d'un troisième parti, non moins redoutable que les +autres. S'il n'était pas du sang royal, il avait du courage, de +l'activité de l'énergie, et, par dessus tout, ce dévouement sans bornes +à la cause nationale, qui lui avait valu l'épithète de <i>Saxon</i>; et +d'ailleurs sa naissance ne le cédait à aucune autre qu'à celles +d'Athelstane et de Rowena. Pourtant ces qualités ne s'accordaient guère +avec son désintéressement; et au lieu de chercher à diviser encore sa +nation affaiblie en créant une faction à son profit, son plan favori +était d'éteindre les factions qui existaient déjà, en négociant le +mariage d'Athelstane avec lady Rowena. L'attachement mutuel de celle-ci +et de son fils Ivanhoe mettait obstacle à une telle union, et il avait +été la cause du bannissement de Wilfrid du toit paternel.</p> + +<p>Cedric avait pris cette rigoureuse détermination dans l'espoir que +l'absence de son fils porterait Rowena à oublier la préférence qu'elle +lui marquait; il se trompa dans son calcul, désappointement que, du +reste, on aurait pu attribuer en partie à la manière dont sa pupille +avait été élevée. Cedric, pour qui le nom d'Alfred était comme celui +d'une divinité, avait soigné l'unique rejeton de ce grand roi, avec des +égards tels qu'on en aurait à peine accordé de semblables à une +princesse reconnue. La volonté de Rowena dans presque toutes les +occasions avait été une loi pour la maison de Cedric, et lui-même, comme +s'il eût voulu que la souveraineté de cette tige royale fût pratiquée +dans son petit cercle, se faisait gloire publiquement de lui obéir, +comme s'il n'avait été que le premier de ses sujets. Accoutumée ainsi à +l'exercice non seulement d'une volonté libre, mais d'une autorité sans +contradiction, Rowena n'était pas disposée, par suite de cette même +éducation, à céder aux tentatives qui auraient pour but de contrôler ses +affections, et de l'obliger à une alliance opposée à son inclination; +elle aurait au contraire défendu son indépendance en un point où la +plupart des personnes de son sexe qui ont été élevées à l'obéissance et +à la soumission apportent souvent de la résistance à l'autorité de leurs +parens ou tuteurs. Tout ce qu'elle sentait vivement, elle l'exprimait +sans gêne et avec franchise, et Cedric, non désaccoutumé de la déférence +qu'il avait pour les opinions invariables de sa pupille, ne savait trop +comment s'y prendre pour faire prédominer son pouvoir de tuteur.</p> + +<p>Ce fut en vain qu'il essaya d'éblouir sa pupille avec la perspective +d'un trône imaginaire. Douée d'un jugement sain, elle regardait le +projet de Cedric comme d'une exécution non seulement impossible, mais +encore très peu désirable. Du moins en ce qui la concernait +personnellement, il n'aurait pu s'achever. Sans chercher à dissimuler la +préférence ouverte qu'elle accordait à Wilfrid d'Ivanhoe, elle déclara +que, si même ce chevalier favorisé venait hors de question, elle se +réfugierait dans un couvent plutôt que de partager un trône avec +Athelstane, qu'elle avait toujours méprisé, et que maintenant elle +commençait à détester, à cause des peines et des désagrémens qu'elle +avait ressentis à son sujet.</p> + +<p>Néanmoins Cedric, dont l'opinion sur la constance des femmes était loin +d'être favorable, persistait à user de toute son influence pour faire +réussir le mariage projeté, croyant par là qu'il rendait un éminent +service à la cause des Saxons. La soudaine et romanesque apparition de +son fils lui avait paru avec raison porter un coup mortel à ses hautes +espérances. Son affection paternelle, il est vrai, avait quelques +instans remporté la victoire sur son orgueil outré et son ardent +patriotisme; mais ces deux sentimens avaient repris tout leur empire, et +Cedric était résolu de tenter un dernier effort pour l'union de sa +pupille et d'Athelstane, en prenant d'ailleurs les mesures propres à +hâter l'affranchissement de sa patrie.</p> + +<p>C'était de ce dernier sujet qu'il s'entretenait maintenant avec son +compagnon de route, non sans avoir de temps en temps raison de se +plaindre, comme Hotspur, de ce qu'il avait mis en avant un pareil être +pour une action si honorable; c'était, pour ainsi dire, comme s'il eût +présenté une jatte de lait écrèmé à un palais délicat et sensuel<a id="footnotetag38" name="footnotetag38"></a><a href="#footnote38"><sup class="sml">38</sup></a>. +Athelstane, il est vrai, était assez vain, et il aimait à avoir les +oreilles chatouillées par les récits de sa haute origine et de son droit +héréditaire aux hommages et à la souveraineté. Mais cette petite vanité +se trouvait satisfaite par le salut de main<a id="footnotetag39" name="footnotetag39"></a><a href="#footnote39"><sup class="sml">39</sup></a> de ses vassaux et des +Saxons qui l'approchaient. Il avait bien le courage de braver le danger, +mais il lui répugnait de se donner la peine d'aller le chercher; et +pendant qu'il tombait d'accord avec Cedric sur les droits des Saxons à +recouvrer leur indépendance, il était plus encore aisément convaincu de +son titre pour régner sur eux, quand cette indépendance aurait été +conquise; et même alors qu'il s'agissait de prouver la légitimité de ses +prétentions il redevenait Athelstane l'indolent, se montrait irrésolu, +temporiseur et sans rien entreprendre. Les énergiques exhortations de +Cedric n'avaient pas plus d'effet sur son âme impassible, que des +boulets rouges déposés dans l'eau, lesquels y occasionnent un peu de +bruit et de fumée, et s'éteignent sur-le-champ.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote38" name="footnote38"><b>Note 38: </b></a><a href="#footnotetag38">(retour) </a><i>Hotspur</i>, mot qui veut dire <i>éperon chaud</i>, est un + des personnages dramatiques de Shakspeare; c'était le fils du + duc de Northumberland. Murat, chez nous, fut un Hotspur. On + ne retrouve pas ce mot pittoresque dans la version de mon + prédécesseur, ni la comparaison qui vient à la suite. En + général, le romancier anglais se plaît à donner aux noms de + ses interlocuteurs des significations caractéristiques; c'est + ainsi qu'il dédie son ouvrage au docteur <i>Dryasdust</i>, + expression formée des trois mots <i>dry</i>, sec; <i>as</i>, comme; et + <i>dust</i>, poussière. Le docteur Dryasdust équivaut donc à <i>sec + comme la poussière</i>; ce qui s'applique merveilleusement à un + antiquaire ou érudit qui se dessèche sur ses bouquins chargés + de poudre: de même qu'ici hotspur caractérise fort bien un + courageux guerrier.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote39" name="footnote39"><b>Note 39: </b></a><a href="#footnotetag39">(retour) </a>On sait que les Anglais ne s'ôtent point le chapeau + pour se saluer, mais se font réciproquement un geste de la + main droite en avant.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote> + +<p>Si, renonçant de ce côté à sa tâche, qu'on pourrait comparer à un +cavalier serrant de l'éperon une haridelle épuisée de fatigue, ou à un +forgeron qui battrait un fer froid, Cedric passait à sa pupille, il n'en +recevait guère plus de satisfaction. En effet, comme sa présence +interrompait les causeries de Rowena et de sa favorite, sur la valeur et +le destin de Wilfrid, la suivante Elgitha ne manquait pas de se venger, +elle et sa maîtresse, en rappelant la manière dont le noble Athelstane +avait été désarçonné dans la lice, sujet le plus désagréable qui pût +résonner à l'oreille de Cedric. Pendant toute la journée, le voyage du +quinteux Saxon fut semé de déplaisirs et de contre-temps, à tel point +que plus d'une fois il maudit intérieurement le tournoi, ceux qui +l'avaient conçu, et sa propre folie qui l'y avait amené.</p> + +<p>Vers midi, sur la proposition d'Athelstane, les voyageurs s'arrêtèrent +près d'une fontaine, sur la lisière d'un bois, pour faire reposer leurs +chevaux et se restaurer eux-mêmes avec les provisions dont le généreux +abbé de saint Withold avait pour eux chargé une mule. Cette halte, qui +fut un peu longue, et plusieurs autres, ne laissaient plus aux voyageurs +l'espérance d'arriver à Rotherwood que de nuit, ce qui les obligea de +hâter davantage le pas de leurs montures.</p> +<br><br> + +<h3>CHAPITRE XIX.</h3> + +<div class="droite"> +<p class="rig"><span class="sml"> «Une troupe d'hommes armés, escortant quelque noble dame, + comme leurs paroles diffuses l'annonçaient tandis qu'inaperçu + je me tenais derrière eux, marchent très près les uns des + autres, et se disposent à passer la nuit dans le château + voisin.»</span><br> + <span class="rig">JOANNA BAILLIE, <i>Orra</i>, tragédie.</span></p><br><br><br><br><br><br> +</div> + +<p>Nos voyageurs étaient arrivés sur la lisière d'un bois, et ils étaient +sur le point d'en traverser le labyrinthe, ce qui était dangereux dans +ce temps-là, vu le nombre d'outlaws ou proscrits que l'oppression et la +misère avaient poussés au désespoir, et qui occupaient les forets en +bandes assez nombreuses pour défier aisément la faible police de +l'époque. Cependant, malgré l'heure avancée, Cedric et Athelstane +croyaient pouvoir ne rien craindre de ces maraudeurs, vu qu'ils étaient +accompagnés de dix serviteurs d'armes, outre Wamba et Gurth, dont le +secours était pour ainsi dire nul, l'un ayant les bras liés, l'autre +n'étant qu'un bouffon. On peut ajouter qu'en traversant ainsi la forêt +durant les ténèbres de la nuit, Cedric et Athelstane ne comptaient pas +moins sur les égards que l'on avait pour eux que sur leur caractère et +leur propre courage. Les outlaws, que la sévérité des lois sur les +forêts avaient réduits à cet état de vagabondage désespéré, étaient, la +plupart, des yeomen ou archers d'origine saxonne, et l'on pensait +généralement qu'ils respectaient les personnes et les biens de leurs +compatriotes.</p> + +<p>Comme ils poursuivaient leur route, ils furent tout-à-coup alarmés par +les cris répétés d'individus qui appelaient au secours. Ils se rendirent +au lieu d'où venaient ces cris, et à leur grande surprise, ils +trouvèrent une litière fermée, près de laquelle se tenait une jeune +fille richement vêtue à la mode juive, et un vieillard que sa toque +jaune faisait reconnaître pour un juif, lequel allait et venait d'un air +désespéré, et se tordant les mains, comme si un grand désastre l'avait +frappé.</p> + +<p>Athelstane et Cedric demandèrent au vieil Israélite comment il se +trouvait dans ces lieux en pareille compagnie; mais pendant quelque +temps ils n'obtinrent pour toute réponse que des invocations à tous les +patriarches de l'ancien Testament, en même temps qu'il maudissait les +fils d'Ismaël qui venaient pour les frapper. Enfin, revenu à lui-même, +Isaac d'York, car c'était notre vieil ami, expliqua aux deux Saxons +qu'il avait loué à Ashby une garde de six hommes, avec des mules pour +conduire jusqu'à Doncaster un jeune malade. Ils étaient arrivés jusque +là en sûreté; mais, informés par un bûcheron qu'une bande nombreuse +d'outlaws étaient en embuscade dans la forêt devant eux, les mercenaires +loués par Isaac avaient non seulement pris la fuite, mais encore emmené +avec eux les chevaux qui portaient la litière, et laissé le juif et sa +fille sans aucun moyen de défense ou de retraite, exposés à être pillés +et probablement assassinés par les bandits qui allaient fondre dans un +moment sur eux. «Plairait-il à vos vaillantes seigneuries, ajouta Isaac +du ton de la plus profonde humilité, de permettre à de pauvres juifs de +voyager sous votre sauve-garde? Je jure par les tables de Moïse, que +jamais faveur accordée à un enfant d'Israël depuis les jours de la +captivité n'aura été reçue avec plus de gratitude.»</p> + +<p>«Chien de juif! dit Athelstane, dont la mémoire se rappelait les plus +légères bagatelles, et surtout les plus petites offenses, ne te +souvient-il pas comment tu t'es conduit envers nous dans la galerie, au +tournoi? Fuis ou combats les outlaws, ou compose avec eux, et n'attends +de nous ni aide, ni secours, de nous et de nos compagnons de route. Si +les outlaws ne dévalisaient que des gens comme toi, qui volent tout le +monde, je les regarderais, pour ma part, comme les personnes les plus +honnêtes.» Cedric n'approuva point la sévérité de cette réponse. «Nous +ferons mieux, dit-il à son compagnon, de leur laisser deux de nos hommes +et deux de nos chevaux, pour les mettre en état de retourner au village +voisin; cela diminuera un peu nos forces, mais avec votre vigoureuse +épée, noble Athelstane, et l'aide de celles qui nous restent, il nous +sera aisé de faire face à trente de ces renégats.»</p> + +<p>Rowena, quelque peu alarmée en apprenant que les outlaws étaient peu +éloignés, appuya fortement l'avis de son tuteur. Mais Rébecca, quittant +soudain sa place et accourant vers le palefroi de la belle Saxonne, plia +le genou devant elle, et, à la manière orientale, baisant le pan de la +robe de Rowena, se relevant enfin et rejetant son voile en arrière, elle +la supplia au nom du dieu qu'elles adoraient toutes deux, et par cette +révélation de la loi du Sinaï, à laquelle toutes deux croyaient, d'avoir +pitié de leur détresse, et de leur permettre de voyager sous la +sauve-garde d'une aussi digne protectrice. «Ce n'est pas pour moi que +j'implore cette faveur, ajouta-t-elle, ni même pour ce vieillard, qui +est mon père. Je sais que dépouiller et maltraiter les gens de ma nation +est une peccadille, si ce n'est pas un mérite pour des chrétiens; et +qu'importe à nos yeux que ce soit dans une ville, dans les champs, ou +dans un désert? Mais c'est au nom de quelqu'un chéri d'un grand nombre +et de vous-même, que je vous supplie de permettre que nous le +transportions sans danger sous votre aile; car s'il lui arrivait +malheur, les derniers jours de votre vie seraient empoisonnés par le +regret d'un tel refus.» L'air noble et solennel avec lequel Rébecca fit +cette prière émut vivement la belle Saxonne. «Cet homme est vieux et +affaibli, dit-elle à son tuteur; la fille est jeune et belle; leur ami +est malade et en danger: tout juifs qu'ils sont, nous ne pouvons pas, en +qualité de chrétiens, les laisser dans cette extrémité. Il faudrait +décharger deux de nos mules, et répartir le bagage entre les vassaux de +notre suite. Alors, les deux mules porteront la litière, et nous +donnerons deux chevaux pour le vieillard et sa fille.</p> + +<p>Cedric y consentit aussitôt, et Athelstane ajouta seulement la condition +que ces nouveaux compagnons se tiendraient à l'arrière-garde, «où Wamba, +dit-il, a toujours, je le présume, son bouclier de jambon pour se tenir +à l'abri de leur contact.»--«Je l'ai laissé au tournoi, répondit le +bouffon, et beaucoup de chevaliers ont été dans le même cas.»</p> + +<p>Athelstane rougit sans oser répliquer, car il avait aussi perdu son +bouclier dans la lice de la veille; et lady Rowena, qui n'était point +fâchée de cette plaisanterie sur le courage de son brutal adorateur, +permit à Rébecca de cheminer à côté d'elle. «Il ne me siérait pas d'agir +ainsi, reprit la juive avec une noble humilité, puisque ma compagnie +pourrait attirer quelque disgrâce à ma digne protectrice.» Pendant ce +temps on déchargeait le bagage avec promptitude, car le seul nom +d'Outlaws rendait tout le monde alerte, et l'obscurité de la nuit +faisait résonner ce mot d'une manière encore plus sensible. Au milieu du +fracas, le gardeur de pourceaux fut mis bas de son cheval, opération +pendant laquelle il se plaignit à son bouffon que les cordes dont ses +bras étaient garrottés lui faisaient mal. Wamba consentit à les +relâcher; mais, soit par négligence ou avec intention, il les rattacha +avec si peu de précaution, que l'ami Gurth trouva bientôt moyen de s'en +débarrasser; et, se glissant alors dans l'épaisseur du bois, il disparut +de la troupe.</p> + +<p>Le bruit avait été considérable et on fut quelque temps avant de +s'apercevoir de l'évasion de Gurth, car il avait été placé, pour le +reste du voyage, sous la garde d'un autre domestique et en croupe +derrière lui, et chacun pensant qu'il se trouvait avec un autre ne +remarqua point sa disparition. D'ailleurs, au moment où l'on chuchota +sur l'absence du gardeur d'animaux engraissés de glands, on s'attendait +à une attaque des outlaws, et ce n'était plus le cas de faire attention +à une pareille circonstance.</p> + +<p>Le sentier que suivaient nos voyageurs devint si étroit qu'il était +impossible à plus de deux cavaliers d'y passer de front, et il +commençait à descendre dans un vallon, traversé par un ruisseau dont les +bords étaient crevassés, marécageux et couverts de petits saules. Cedric +et Athelstane qui marchaient à la tête de la troupe appréhendèrent le +danger d'être attaqués en cet endroit; mais ils n'avaient d'autre moyen +pour éviter le péril que de doubler le pas, ce qui était difficile sur +un terrain où les chevaux marquaient des traces profondes. Ils +avançaient un peu en désordre, et ils avaient franchi le ruisseau avec +une partie de leur suite, lorsqu'ils furent assaillis de front, par le +flanc et par derrière à la fois, avec une telle impétuosité qu'il leur +fut impossible d'opposer aucune résistance efficace. Les cris de «Dragon +blanc! Dragon blanc! Saint-Georges et l'Angleterre!» adoptés par les +assaillans comme appartenant à leurs caractères empruntés d'outlaws +saxons, se firent entendre de tous côtés; et de toutes parts aussi +accouraient des ennemis avec une telle rapidité, qu'ils semblaient +multiplier leur nombre.</p> + +<p>Les chefs saxons furent tous les deux faits prisonniers en même temps, +et chacun avec des circonstances convenables à son caractère. Cedric, à +l'approche de l'ennemi, avait lancé sa dernière javeline, qui, mieux +dirigée que celle qui avait fait hurler le pauvre chien, cloua contre un +chêne l'individu qui se trouvait devant lui. Il fondit sur un second en +tirant son épée et le frappa avec une furie si grande et si aveugle que +son arme se brisa contre une énorme branche et qu'il fut désarmé par la +violence du coup. Il fut ainsi fait prisonnier, et arraché de son cheval +par deux ou trois des brigands qui l'environnaient. Pour Athelstane, il +partagea le même destin, car la bride de son cheval fut saisie et +lui-même démonté long-temps avant qu'il pût tirer son épée et prendre +une attitude convenable de défense. Les valets, embarrassés au milieu du +bagage, surpris et effrayés en voyant le sort de leurs maîtres, +devinrent à leur tour la proie des assaillans; tandis que Rowena, au +centre de la cavalcade, et le juif avec sa fille à l'arrière-garde, +subirent le même destin.</p> + +<p>Aucun n'échappa à la captivité, si ce n'est Wamba qui montra dans cette +occasion beaucoup plus de courage que ceux qui prétendaient avoir plus +de bon sens. Il s'était emparé de l'épée d'un des domestiques, et il en +fit usage avec une telle vigueur, qu'il repoussa plusieurs attaques, et +voulut à diverses reprises secourir son maître; mais n'étant pas en +force, le bouffon se laissa glisser de cheval, et, à la faveur des +ténèbres et de la confusion, il s'évada du champ de bataille.</p> + +<p>Cependant, le courageux bouffon ne se vit pas plus tôt en sûreté, qu'il +hésita s'il ne retournerait point partager le sort d'un maître auquel il +était réellement attaché. «J'ai ouï vanter les délices de la liberté, se +dit-il à lui-même, mais je voudrais bien qu'un homme sage m'apprît ce +que je puis faire de celle dont je jouis maintenant.» Comme il disait +ces mots, il s'entendit appeler par quelqu'un à voix basse. «Wamba,» +disait-on; et en même temps un chien qu'il reconnut pour être Fangs +sauta près de lui pour le lécher. «Gurth,» répondit Wamba avec la même +précaution; et immédiatement le gardeur de cochons parut devant lui.</p> + +<p>«De quoi s'agit-il? lui dit ce dernier avec inquiétude. Que veulent dire +ces cris, ce cliquetis de lances?»--«C'est une bagatelle analogue au +temps, dit Wamba; ils sont tous prisonniers.»--«Qui, prisonniers?» +s'écria Gurth avec impatience. «Milord, milady, Athelstane, Hundibert et +Oswald.»--«Ciel! dit Gurth, comment sont-ils devenus prisonniers, et de +qui?»--«Notre maître a été trop prompt à combattre, dit le bouffon, +Athelstane ne l'a pas été assez, et personne parmi les autres n'a été +prêt. Ils sont prisonniers des casaques vertes et des masques noirs. +Tous nos hommes gisent étendus sur le gazon comme les pommes que tu +jettes à tes pourceaux; j'en rirais en vérité, si je pouvais m'empêcher +de pleurer.» Et le bouffon effectivement versa des larmes d'une sincère +douleur.</p> + +<p>La physionomie de Gurth s'anima. «Mon ami, s'écria-t-il tu as une arme, +et ton coeur fut toujours meilleur que ton cerveau; nous ne sommes que +deux, mais une attaque soudaine de deux hommes bien résolus fera +beaucoup; suis-moi.»--«Où, et pour quel dessein?» dit le bouffon.--«Pour +délivrer Cedric.»--«Mais vous avez renoncé à son service,» reprit Wamba. +«J'y ai renoncé quand il était heureux; suis-moi.»</p> + +<p>Comme le bouffon se disposait à obéir, un autre individu apparaissant au +milieu d'eux, leur commanda de s'arrêter. Son costume et ses armes +l'auraient fait prendre pour un de ces outlaws qui venaient d'assaillir +Cedric, car il avait comme eux un riche baudrier à son épaule, avec un +cor de chasse non moins reluisant; mais il ne portait point de masque. +Son air calme, sa voix imposante, suffirent pour que, malgré la nuit, +Wamba reconnût Locksley, le yeoman qui avait gagné le prix au tir de +l'arc, en dépit du prince Jean.</p> + +<p>«Que signifie tout cela, dit l'archer? et qui donc s'avise de piller, +rançonner, et de faire des prisonniers dans cette forêt?»--«Vous n'avez +qu'à regarder leurs casaques, répondit Wamba, et voir s'ils ne sont pas +des enfans de maraude, car ils sont habillés comme vous, et deux pois +verts ne se ressemblent pas davantage.»--«Je le saurai bien vite, reprit +Locksley, et je vous défends, sous peine de mort, de bouger de l'endroit +où vous êtes avant mon retour. Obéissez, et vous vous en trouverez mieux +vous et vos maîtres. Cependant il faut que je me déguise entièrement +comme eux.» Il dit et ôte son baudrier avec le cor de chasse et la plume +de son casque; il remet le tout à Wamba; puis, tirant de sa poche un +masque, il s'en couvre le visage, et part en répétant ses injonctions à +Gurth et à son compagnon.</p> + +<p>«L'attendrons-nous, ami Gurth, dit Wamba, ou bien lui laisserons-nous +ses jambes pour caution, en lui prouvant que nous en avons aussi? +D'après ma faible intelligence, il a trouvé beaucoup trop vite le +costume d'un voleur pour être lui-même un honnête homme.»--«Qu'il soit +le diable s'il veut, dit Gurth, nous ne pouvons être plus mal en +attendant son retour. S'il appartient aux outlaws, il doit avoir déjà +donné l'alarme, et nous ne pourrions ni combattre ni fuir. D'ailleurs, +j'ai eu tout récemment la preuve que les plus grands voleurs ne sont pas +toujours les hommes les plus méchans.»</p> + +<p>Locksley revint au bout de quelques minutes. «Je les ai vus, ami Gurth, +lui dit-il; je me suis mêlé parmi eux; j'ai su qui ils sont et ce qu'ils +veulent faire. Il n'y a pas de danger qu'ils fassent aucune violence à +leurs prisonniers. Mais trois hommes ne suffisent pas pour tenter sur +eux une attaque; ce serait une folie, car ils auraient affaire à de +vigoureux champions, et ils ont placé des sentinelles pour donner +l'éveil au moindre danger. Il faut donc réunir une force capable de +triompher de leurs précautions. Vous êtes tous deux, comme je le pense, +des serviteurs fidèles de Cedric le Saxon et l'ami des libertés +anglaises: il ne sera pas dit que les secours lui manqueront; venez donc +avez moi, et rassemblons des hommes.» Il dit; il leur fit signe de le +suivre, et il entra dans le bois à grands pas, accompagné du fou et du +gardeur de pourceaux.</p> + +<p>Wamba n'était point d'humeur à voyager long-temps en silence. «Je crois, +dit-il bas à Gurth en regardant le baudrier et le cor de chasse de +Locksley, je crois que j'ai vu gagner ce prix dernièrement.»--«Et moi, +reprit Gurth, je parierais que j'ai entendu la voix du brave archer qui +remporta ce prix, et que la lune n'a pas vieilli de plus de trois jours +depuis lors.»--«Mes braves amis, leur dit l'archer, qui, malgré leurs +réflexions faites à voix basse, les avait compris, peu vous importe en +ce moment qui je suis et ce que je suis. Si je parviens à délivrer votre +maître, vous aurez raison de me regarder comme le meilleur de vos amis. +Que j'aie tel ou tel nom, que je tire de l'arc bien ou mal, ou plus +adroitement qu'un gardeur de vaches, ou qu'il me plaise de me promener +au soleil et au clair de lune, ce sont des choses qui ne vous concernent +pas, et dont vous feriez mieux de ne pas vous occuper.»--«Nos têtes sont +dans la gueule du lion, et je ne sais comment nous pourrons nous en +tirer, murmura le fou à l'oreille de Gurth.»--«Paix! répondit ce +dernier, ne l'offense point par quelque trait de ta folie; j'ai pleine +confiance en lui.»</p> +<br><br> + +<h3>CHAPITRE XX.</h3> + +<div class="droite"> +<p class="rig"><span class="sml"> «Lorsque les nuits d'automne étaient longues et tristes, et que les + chemins de la forêt étaient sombres et fatigans, avec combien de + délices l'oreille du pèlerin aimait à saisir les chants de l'ermite! + La piété emprunte le secours de la musique, et la musique l'aile de + la piété; et, comme l'oiseau qui salue le soleil, toutes deux + prennent leur essor vers le ciel, et le prennent en répétant leurs + airs touchans.»</span><br> + <span class="rig"><i>L'Ermite de la fontaine de Saint-Clément</i>.</span></p><br><br><br><br><br><br><br><br><br> +</div> + + +<p>Ce ne fut qu'au bout de trois heures d'une marche pénible que les deux +serviteurs de Cedric et leur guide mystérieux arrivèrent à une +clairière, au milieu de laquelle s'élevait un énorme chêne dont les +branches entrelacées et touffues se développaient dans toutes les +directions. Sous ce grand arbre étaient couchés trois, quatre ou cinq +yeomen, pendant qu'un autre en sentinelle allait et venait, se promenant +au clair de lune.</p> + +<p>Au bruit des pas qui s'approchaient, la sentinelle donna soudain +l'alarme; les dormeurs furent à l'instant debout et prêts à tirer leurs +arcs. Six flèches placées sur la corde furent dirigées vers le lieu d'où +arrivaient les voyageurs. Mais lorsque leur guide eut reconnu les +archers, on fut salué et reçu avec des marques de respect et +d'affection; dès lors toutes craintes d'une fâcheuse réception +s'évanouirent. «Où est le meunier?» fut la première question. «Sur la +route de Rotherham.»--«Avec combien d'hommes?»--«Avec six, et bon espoir +de butin, s'il plaît à saint Nicolas.»--«Bien parlé, dit Locksley; où +est Allan-a-Dalle?»--«Du côté de la rue de Watling, pour guetter le +prieur de Jorvaulx.»--«Bien pensé, dit le capitaine; et le +moine?»--«Dans sa cellule.»--«Je vais aller le chercher, dit Locksley. +Vous autres, dispersez-vous, et rassemblez vos compagnons en plus grand +nombre possible; car il y a du gibier à chasser, et il ne prendra pas la +fuite. Trouvez-vous ici avant le point du jour. Attendez, ajouta-t-il, +j'ai oublié le plus essentiel; que deux d'entre vous prennent la route +du château de Front-de-Boeuf. Une bande de braves qui se sont déguisés +en prenant notre costume, y conduisent les prisonniers. Serrez-les de +près; car, s'ils atteignent le château avant que nous ayons réuni nos +forces, il est de notre honneur de les en punir, et nous en trouverons +les moyens. Serrez-les de près, vous dis-je, et dépêchez l'un de vous, +le meilleur piéton, pour qu'il m'apporte des nouvelles de ces yeomen.» +Ils obéirent sur-le-champ, et prirent diverses directions, pendant que +leur chef et ses deux compagnons, qui le regardaient avec une crainte +respectueuse, continuèrent à marcher vers la chapelle de Copmanhurst.</p> + +<p>Dès qu'ils furent arrivés à la petite clairière que blanchissaient les +pâles rayons de la lune, ayant devant eux la vénérable chapelle en ruine +et le rustique ermitage, si bien placé pour une dévotion ascétique, +Wamba se mit à chuchoter à l'oreille de Gurth: «Si telle est +l'habitation d'un voleur, elle rend très applicable ce vieux proverbe: +Plus on est près de l'église, plus on est loin de Dieu<a id="footnotetag40" name="footnotetag40"></a><a href="#footnote40"><sup class="sml">40</sup></a>.»--«Par mes +sonnettes! ajouta-t-il, je crois qu'il en est ainsi: écoute seulement le +psaume qu'on chante dans la cellule.» En effet, le cénobite et son hôte +chantaient à plein gosier et de toute la force de leurs poumons, une +vieille chanson bachique dont voici le refrain:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i14"> Allons, passe-moi la bouteille,</p> +<p class="i14"> Aimable enfant, joyeux luron;</p> +<p class="i14"> Allons, passe-moi la bouteille;</p> +<p class="i14"> Apprends que le jus de la treille</p> +<p class="i14"> Peut faire un brave d'un poltron;</p> +<p class="i14"> Allons, passe-moi la bouteille!</p> +</div></div> + +<p>«Ce n'est pas mal chanté,» dit Wamba, qui avait joint son fausset aux +deux superbes voix des chanteurs. «Mais, au nom de tous les saints, qui +aurait pu s'attendre à de pareilles matines à minuit, dans la cellule +d'un ermite.»--«Ce n'est pas moi qui en suis étonné, dit Gurth, puisque +l'ermite de Copmanhurst passe pour un bon vivant, et qu'il ne se gêne +pas pour tuer un daim sur sa route. On ajoute même que le garde +forestier s'est plaint à son official, et que l'on défendra au moine de +porter le froc et le capuchon, s'il ne se conduit pas mieux.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote40" name="footnote40"><b>Note 40: </b></a><a href="#footnotetag40">(retour) </a> <i>The nearer the Church the farther from god.</i><span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote> + +<p>Tandis qu'ils s'entretenaient ainsi, les coups redoublés de Locksley à +la porte, avaient enfin troublé l'anachorète et son hôte. «Par mon +chapelet, dit l'ermite en s'arrêtant tout court au milieu d'une superbe +cadence, voici de nouveaux voyageurs anuités; je ne voudrais pas pour +mon froc, être vu dans un si joyeux exercice. Tout le monde a ses +ennemis, sire chevalier fainéant, et il est des hommes assez méchans +pour mal interpréter l'hospitalité que je vous offre, à vous voyageur +fatigué, et pour regarder nos trois heures d'entretien comme une partie +de débauche et d'ivrognerie; vices non moins opposés à ma profession +qu'à mes penchans. «Les vils calomniateurs!» reprit le chevalier; «je +voudrais être chargé de les punir. Néanmoins, bon père, il est vrai que +tout le monde a ses ennemis, et qu'il y en a dans cette contrée auxquels +j'aimerais mieux parler à travers la visière de mon casque d'airain, que +tête nue. Mets donc, noir fainéant, ton pot en tête aussi vite que ta +nature le permettra, dit l'ermite, pendant que j'ôterai ces gobelets +d'étain, dont le dernier contenu a, bien malgré nous, coulé dans mon +pâté; et pour noyer le bruit, car, puisqu'il faut l'avouer, je ne me +sens pas à mon aise, fais chorus avec moi dans ce que je vais chanter; +ne t'inquiète pas des paroles, car moi, je les connais à peine.»</p> + +<p>À ces mots, il entonna avec une voix de tonnerre un <i>De profundis</i>, +pendant qu'il desservait le banquet, et que le chevalier noir, étouffant +de rire, endossait son armure à la hâte, en prêtant à l'ermite le +secours de sa voix.</p> + +<p>«Quelles diables de matines chantez-vous là?» dit une voix du dehors. +«Que le ciel vous pardonne, sire voyageur, dit l'ermite, dont le bruit +et peut-être les libations nocturnes l'empêchaient de distinguer des +accens qui lui étaient assez familiers.»--«Passez votre chemin au nom de +Dieu, et de saint Dunstan, et ne troublez pas les dévotions de mon saint +frère et de moi.»--«Prêtre fou, cria une voix de dehors, ouvre à +Locksley.»--«Tout est sauvé, tout est bien,» dit l'ermite au chevalier. +«Mais qui est celui-là, demanda le noir fainéant, il m'importe de le +savoir.»--«Qui il est?» répondit l'ermite; «je te dis que c'est un +ami.»--«Mais quel ami? Ce peut être un ami pour toi, et non pour +moi.»--«Quel ami!» C'est une de ces questions qu'il est plus aisé de +faire que de résoudre. Quel ami? ah, ah! je m'en souviens un peu, c'est +l'honnête garde forestier dont je t'ai parlé tout à l'heure.»--«Oui, un +honnête garde, comme tu es un pieux ermite, répliqua le chevalier; je +n'en doute pas, mais ouvre-lui la porte, si tu ne veux pas qu'il +l'enfonce.»</p> + +<p>Les chiens, qui d'abord s'étaient mis à aboyer, reconnaissant par +instinct la voix de celui qui frappait, se mirent à gratter la porte et +à faire patte de velours en murmurant comme pour intercéder en faveur de +celui qui frappait. L'ermite ouvrit enfin, et Locksley entra suivi de +ses deux compagnons.</p> + +<p>«Quel est donc ce nouveau commensal que tu as avec toi?» dit l'archer à +l'ermite. «Un frère de notre ordre, répondit le solitaire en secouant la +tête; nous avons passé toute la nuit en oraison.»--«C'est un moine de +l'Église militante, je pense, dit Locksley, et l'on en voit assez depuis +quelque temps. Je viens te dire, mon cher moine, qu'il faut quitter le +rosaire et t'armer d'un bâton; nous avons besoin de tous nos hommes, +clercs ou laïques. Mais, ajouta-t-il en le tirant à part, es-tu fou +d'admettre chez toi un chevalier que tu ne connais pas? As-tu donc +oublié nos règlemens?»--«Que je ne connais pas!» reprit le moine +hardiment. «Je le connais aussi bien que le mendiant connaît son +écuelle.»--«Et quel est donc son nom?» demanda Locksley.--«Son nom dit +l'ermite, son nom est sire Anthony de Scrablestone<a id="footnotetag41" name="footnotetag41"></a><a href="#footnote41"><sup class="sml">41</sup></a>: comme si je +buvais avec quelqu'un sans savoir son nom!»--«Tu as bu, cher moine, +beaucoup plus que de raison, et je crains, dit l'archer, que tu n'aies +bavardé de même.»--«Brave archer, dit le noir fainéant, ne sois pas si +dur envers mon joyeux hôte, il n'a pu me refuser l'hospitalité, elle a +été forcée.»--«Forcée! répéta l'ermite, attends que j'aie changé ce froc +blanc pour une verte casaque; et si je ne fais pas tourner douze fois un +bâton à deux bouts sur ta tête, je consens à n'être ni un vrai moine, ni +un Robin des bois.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote41" name="footnote41"><b>Note 41: </b></a><a href="#footnotetag41">(retour) </a><i>Scrablestone</i>, mot sans doute formé de <i>stone</i>, + pierre, et de <i>scrabled</i>, égratignée: ce qui signifierait + <i>pierre égratignée</i> ou <i>endommagée</i>.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote> + +<p>Il dit, se dépouille de sa robe et revient avec un justaucorps, un +caleçon de bougran noir, une casaque verte et un haut-de-chausses de +même couleur. Aide-moi à nouer mes pointes,» dit-il à Wamba, «et tu +auras un bon verre de vin pour ta peine.»--«Grand merci pour ta robe, +dit Wamba; mais crois-tu qu'il soit permis de t'aider à te métamorphoser +de saint ermite en un braconnier pécheur?»--«Ne crains rien, répondit +l'ermite; je confesserai les péchés de mon habit vert à mon froc blanc, +et de nouveau tout ira bien.»--«Amen,» reprit le fou. «Un pénitent vêtu +de drap fin devrait avoir un confesseur portant la haire, et votre froc +peut encore absoudre à ce titre mon habit bariolé par dessus le marché.»</p> + +<p>Parlant ainsi, il aida le moine à attacher les nombreuses pointes comme +on appelait les lacets qui fixaient le haut-de-chausses au pourpoint. De +son côté Locksley tira le chevalier à l'écart, et lui dit; «Avouez-le, +sire fainéant, c'est vous qui avez décidé la victoire à l'avantage des +indigènes contre les étrangers au second jour du tournoi d'Ashby.»--«Et +qu'en adviendrait-il, si vous disiez vrai, mon brave yeoman?»--«Je vous +regarderais comme disposé à prendre parti en faveur du plus faible.»--«C'est le devoir d'un chevalier, et je ne voudrais pas qu'on pût +penser autrement de moi.»--«Mais pour mon dessein, reprit l'archer, tu +devrais être aussi bon Anglais que bon chevalier, car l'objet dont j'ai +à te parler est du devoir non seulement de l'honnête homme, mais plus +spécialement d'un véritable Anglais.»--«Vous ne pouvez, reprit le +chevalier, vous adresser à personne à qui les intérêts de la patrie et +la vie du dernier citoyen soient plus chers qu'à moi-même.»--«Je le +désire de bon coeur, dit l'archer, car ce pays n'eut jamais plus besoin +qu'à présent de ceux qui l'aiment. Écoute-moi donc et je te ferai +connaître un projet auquel, si tu es réellement ce que tu me parais, tu +pourras joindre une honorable coopération. Une bande de vauriens, sous +le déguisement d'hommes qui valent mieux qu'eux, se sont emparés d'un +noble compatriote, appelé Cedric le Saxon, de sa fille ou pupille et de +son ami Athelstane de Coningsburgh, et les ont conduits au château situé +près de cette forêt, nommé Torsquilstone. Veux-tu, en bon chevalier et +loyal Anglais, nous aider à les délivrer.»--«J'y suis obligé par mes +voeux, répondit le chevalier, mais je voudrais savoir qui vous êtes, +vous qui demandez mon assistance en leur faveur.»</p> + +<p>«Je suis un homme sans nom, dit Locksley, mais je suis l'ami de mon pays +et des amis de mon pays. Il faut vous contenter de ce peu de mots sur +mon compte, pour le moment; vous le devez d'autant plus que vous-même +désirez continuer à demeurer inconnu. Croyez cependant que ma parole, +quand je l'ai donnée, est aussi inviolable que si je portais des éperons +d'or.»--«Je le crois, dit le chevalier, j'ai été accoutumé à observer la +physionomie humaine, et je remarque sur la tienne de la franchise et de +la résolution. Je ne te ferai donc plus de questions, et je t'aiderai de +bon coeur à rendre la liberté à ces captifs opprimés; après quoi je me +flatte que nous ferons plus ample connaissance, et que nous serons +contens l'un de l'autre.»</p> + +<p>«Ainsi donc,» dit à Gurth Wamba qui, venant d'achever l'équipement, +s'était rapproché du gardeur de pourceaux, et avait entendu la fin de la +conversation; «ainsi donc, nous avons un nouvel auxiliaire: je me flatte +que la valeur du chevalier sera d'une meilleure trempe que la religion +de l'ermite, ou l'honnêteté de l'yeoman: car ce Locksley me paraît un +vrai braconnier, et le prêtre un grand hypocrite.»--«Paix! Wamba, dit +Gurth; tout cela peut être, mais si le diable cornu venait m'offrir son +aide pour délivrer Cedric et lady Rowena, je doute que j'eusse assez de +religion pour refuser l'offre de ce terrible ennemi, et le chasser de ma +présence.</p> + +<p>L'ermite, entièrement accoutré comme un archer, avec l'épée et le +bouclier, l'arc et le carquois, et une forte pertuisane sur l'épaule, +quitta le premier sa cellule à la tête de la bande, après avoir eu soin +de fermer la porte, sous le seuil de laquelle il déposa la clef. «Es-tu +en état de nous servir, bon ermite, lui demanda Locksley, ou la +bouteille brune roule-t-elle toujours dans ton cerveau offusqué par les +vapeurs bachiques?»--«Pas plus que ne ferait une goutte de la fontaine +de saint Dunstan, répondit le moine; il y a encore un certain +bourdonnement dans ma tête et de l'instabilité dans mes jambes, mais +vous verrez tout à l'heure qu'il n'y paraîtra plus.» Disant cela, il se +coucha sur le bord du bassin dans lequel s'écoulaient les eaux de la +fontaine, en formant dans leur chute quelques bulles qui dansaient à la +lueur blanchâtre de la lune, et il se mit à boire comme s'il avait voulu +tarir la source.</p> + +<p>«Combien y a-t-il de temps, ermite de Copmanhurst, que tu n'as, dit le +chevalier noir, avalé une aussi bonne gorgée d'eau?»--«Cela ne m'était +jamais arrivé, répondit le moine, depuis qu'un baril de vin laissa +échapper, par une fente hétérodoxe, tout le nectar qu'il renfermait, et +ne m'offrit plus rien pour étancher ma soif, que la source libérale de +mon saint patron.» Plongeant ensuite ses mains et sa tête dans la +fontaine, il en effaça toutes les traces de son orgie nocturne. Ainsi +revenu à la sobriété, le joyeux moine fit tournoyer sur sa tête, avec +trois doigts, sa lourde pertuisane, comme s'il eût balancé un roseau et +s'écria: «Où sont ces fourbes ravisseurs qui enlèvent de jeunes filles +contre leur volonté? Je veux que le diable me torde le cou si je ne suis +pas en état d'en terrasser une douzaine.»</p> + +<p>«Est-ce que tu profères des juremens, saint ermite?» lui dit le +chevalier noir. «Ne me parle plus d'ermite, répliqua le cénobite +métamorphosé; par saint Georges et le Dragon, je ne suis plus un moine +quand j'ai quitté le froc; sitôt que j'ai endossé ma casaque verte, je +bois, je jure et je chiffonne une collerette aussi bien que le plus +jovial forestier du West-Riding.»--«Allons, joyeux frocard, dit +Locksley, silence; tu fais autant de bruit que tout un couvent, la +veille d'une fête, quand le père est allé se mettre au lit. Venez aussi, +mes dignes maîtres, ne nous amusons pas à causer davantage. Il faut +réunir toutes nos forces; elles nous seront nécessaires, si nous devons +escalader le château de Réginald de Front-de-Boeuf.»</p> + +<p>«Quoi! dit le chevalier noir, est-ce Front-de-Boeuf qui arrête sur les +grands chemins royaux les sujets de son prince? est-il devenu oppresseur +et brigand?»--«Oppresseur, il le fut toujours,» dit Locksley. «Et pour +brigand, dit le moine, je doute si jamais il fut moitié aussi honnête +homme que bien des voleurs de ma connaissance.»--«En avant, chapelain, +et silence, dit l'archer; il vaut mieux arriver avec célérité au lieu du +rendez-vous, que de s'amuser à dire ce que la décence et la réserve +devraient couvrir d'un voile.</p> +<br><br> + +<h3>CHAPITRE XXI.</h3> + +<div class="droite"> +<p class="rig"><span class="sml"> «Hélas! combien d'heures, de jours, de mois et d'années ont + passé depuis que des humains se sont assis à cette table, où + la lampe et le flambeau brillaient sur sa riche étendue! Il + me semble ouïr la voix des temps passés murmurer encore sur + nous dans le vide immense de ces sombres arcades, comme les + accens mélancoliques de ceux qui depuis long-temps + sommeillent dans la nuit du tombeau.»</span><br> + <span class="rig">JOANA BAILLIE. <i>Orra</i>, tragédie.</span></p><br><br><br><br><br><br><br><br><br> +</div> + + +<p>Tandis que l'on prenait ces mesures en faveur de Cedric et de +ses compagnons, les hommes armés qui les avaient saisis +conduisaient leurs captifs vers la place de sûreté destinée à +être leur prison. Mais la nuit était sombre, et les sentiers de la foret +n'étaient connus qu'imparfaitement de ces nouveaux maraudeurs, qui +furent obligés de faire plusieurs haltes, et même une ou deux fois de +retourner sur leurs pas pour retrouver la direction qu'ils devaient +suivre. L'aurore eut besoin de les saluer, afin qu'ils pussent reprendre +le bon chemin; alors la cavalcade s'avança un peu plus vite. Ce fut +alors que le dialogue suivant s'établit entre les deux chefs de +prétendus bandits:</p> + +<p>«Il est temps de nous quitter, sire Maurice de Bracy, lui dit le +templier, afin de jouer le second acte de la pièce; car tu dois agir +maintenant comme un chevalier libérateur.»--«J'ai fait de meilleures +réflexions, répondit Bracy; je ne te quitterai qu'après que notre belle +prise aura été déposée en sûreté dans le château de Front-de-Boeuf. Là, +je me montrerai à lady Rowena dans mon costume ordinaire, et je me +flatte qu'elle rejettera sur l'entraînement irrésistible de ma passion, +la violence dont j'ai usé à son égard.»--«Et quelle raison t'a fait +changer d'avis?»--«Cela ne te regarde point, mon cher +templier.»--«J'espère pourtant, sire chevalier, que ce changement ne +vient pas de soupçons injurieux sur mon honneur, comme Fitzurse aurait +pu en insinuer.»--«Mes pensées m'appartiennent, répondit de Bracy; le +diable rit, dit-on, quand un voleur en dérobe un autre, et nous savons +que si même Satan lui soufflait flamme et bitume, il n'empêcherait pas +un templier de suivre son penchant.»--«Ni le chef d'une compagnie +franche, reprit le templier, d'être traité par un ami et un camarade de +la même manière qu'il traite les autres.»</p> + +<p>«Cette récrimination est aussi périlleuse qu'inutile, répondit de Bracy; +il me suffit de savoir que je connais la morale de l'ordre des +templiers<a id="footnotetag42" name="footnotetag42"></a><a href="#footnote42"><sup class="sml">42</sup></a>, et je ne te donnerai pas l'occasion de m'enlever la jolie +proie pour laquelle je cours tant de risque.»--«Mais que crains-tu, +reprit le templier; ne connais-tu pas les voeux de mon ordre?»--«Je les +connais très bien, et je sais également de quelle manière ils sont +observés. Templier, crois-moi, les règles de la galanterie +s'interprètent largement dans la Terre-Sainte, et en cette occasion je +ne veux rien confier à votre délicatesse.»--«Sache donc la vérité, dit +le templier; je ne me soucie aucunement de ta belle aux yeux bleus; il y +a dans le cortége deux beaux yeux noirs qui me plairont davantage.»--«Eh +quoi! chevalier, tu t'abaisserais à la suivante?»--«Non, par ma foi +reprit le templier; je ne porte jamais les yeux sur une femme de +chambre. J'ai parmi les captives une prise non moins belle que la +tienne.»--«Par la sainte messe, tu veux parler de la charmante +Israélite.»--«Eh bien! s'il est ainsi, que peut-on y trouver à +redire?»--«Absolument rien, dit de Bracy, à moins que votre voeu de +célibat ou un remords de conscience ne vous empêche d'avoir une intrigue +avec une juive.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote42" name="footnote42"><b>Note 42: </b></a><a href="#footnotetag42">(retour) </a>L'interlocuteur a une bien fausse idée de cette + morale, et Walter Scott le fait parler d'après les ennemis + les plus acharnés des templiers, ainsi qu'eussent parlé les + bourreaux de Philippe-le-Bel. Les templiers faisaient voeu de + pauvreté sans être soumis à une pauvreté absolue, car par ce + voeu on entendait qu'ils devaient être toujours prêts à + partager leurs biens avec les malheureux, et même à les + sacrifier pour les besoins de leur ordre. Ils faisaient voeu + de chasteté, c'est-à-dire d'avoir l'impudicité en horreur, + afin de n'outrager ni la décence ni les moeurs. Nous + renvoyons, au surplus à notre note N° 19.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote> + +<p>«Quant à mon voeu, répondit le templier, notre grand-maître m'a accordé +une dispense<a id="footnotetag43" name="footnotetag43"></a><a href="#footnote43"><sup class="sml">43</sup></a>, et la conscience d'un homme qui a tué trois cents +Sarrasins n'a pas besoin de s'alarmer pour une pécadille, comme celle +d'une jeune paysanne qui va se confesser le vendredi saint.»--«Tu +connais mieux tes priviléges que moi, dit Maurice; mais j'aurais juré +que vous étiez plus amoureux de l'argent du vieux juif que des yeux +noirs de sa fille.»--«Je puis aimer l'un et l'autre, répondit le +templier; d'ailleurs le juif n'est qu'un demi-butin. Je dois partager +ses dépouilles avec Front-de-Boeuf, qui ne nous prête pas son château +pour rien. Il me faut quelque chose qui m'appartienne exclusivement, et +j'ai fixé mon choix sur l'aimable juive comme ayant à mes yeux une +valeur spéciale. Mais à présent que tu connais mon dessein, ne +reprendras-tu pas ton premier projet? Tu n'as rien, comme tu le vois, à +redouter de mon intervention.»--«Non, répondit de Bracy, je resterai à +côté de ma prise. Ce que tu dis peut être vrai; mais je n'aime pas les +priviléges acquis par dispense du grand-maître, ni le mérite résultant +du massacre de trois cents Sarrasins. Vous avez trop de droit à un libre +pardon pour vous rendre scrupuleux sur quelques peccadilles de plus.»</p> + + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote43" name="footnote43"><b>Note 43: </b></a><a href="#footnotetag43">(retour) </a>Voilà une calomnie gratuite comme toutes les + précédentes et beaucoup d'autres qui vont suivre. Si Walter + Scott les a trouvées dans les écrits des moines, sa raison + judicieuse aurait dû faire la part des temps et des positions + respectives. Nous ne prétendons pas soutenir que les anciens + templiers aient tous été des modèles de sagesse et de vertu, + mais il y a loin de quelques faiblesses humaines à des + perfidies et à des monstruosités.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote> + +<p>Pendant ce dialogue, Cedric faisait de vains efforts pour connaître ses +gardiens. «Vous devez être Anglais, leur dit-il, et cependant, juste +ciel! vous tombez sur vos compatriotes comme s'ils étaient des Normands. +Vous êtes sans doute mes voisins, par conséquent mes amis; car quels +pourraient être les Anglais du voisinage qui auraient des raisons pour +agir autrement? Même parmi vous, yeomen, qui avez été mis hors la loi, +plus d'un sans doute ont eu recours à ma protection; j'ai eu pitié de +leurs malheurs, et j'ai maudit l'oppression de leurs tyrans féodaux. Que +voulez-vous donc faire de moi? Vous êtes pires que des brutes dans votre +conduite. Voulez-vous être sourds comme elles?</p> + +<p>Ce fut en vain que Cedric cherchait ainsi à faire parler ses gardiens; +ils avaient de trop bonnes raisons pour garder le silence et s'attirer +des reproches. Ils continuèrent à le pousser d'un pas rapide jusqu'à +l'entrée d'une avenue bordée d'arbres d'un feuillage varié, et à +l'extrémité de laquelle on apercevait Torsquilstone, ancien château qui +appartenait alors à Réginald Front-de-Boeuf; c'était une forteresse peu +considérable, consistant en un donjon, ou vaste tour haute et carrée, +entourée de bâtimens moins élevés, bordés d'une cour circulaire. Autour +du mur extérieur régnait un fossé dont l'eau arrivait d'un ruisseau +voisin. Front-de-Boeuf, à qui son caractère altier attirait souvent des +querelles avec ses ennemis, avait ajouté à son château de nouvelles +tours, de manière à flanquer chacun des angles. L'entrée principale, +suivant l'usage du temps, était placée sous les voûtes d'une barbacane, +ou fortification extérieure terminée et défendue par deux petits +bastions latéraux.</p> + +<p>Cedric n'eut pas plus tôt découvert les tourelles de Front-de-Boeuf, qui +élevaient dans les airs leurs créneaux chargés de mousse et de lierre, +et sur lesquels brillaient les premiers rayons du soleil levant, qu'il +ne lui resta plus de doute sur la cause de son accident. J'étais +injuste, dit-il, envers les outlaws de ces forets, lorsque je supposais +que mes ravisseurs appartenaient à ces bandits; j'aurais bien pu +confondre avec autant de raison les renards de ces halliers avec les +loups dévastateurs de France. Dites-moi, chiens d'étrangers, est-ce à ma +vie, est-ce à mon or que vous en voulez? C'est trop en effet que deux +Saxons, moi et le noble Athelstane, nous gardions encore des terres dans +un pays qui autrefois était le patrimoine de notre race? Qu'on nous +mette donc à mort, et complétez votre tyrannie en nous arrachant la vie +comme vous avez commencé par nous ravir nos libertés. Si Cedric le Saxon +ne peut délivrer l'Angleterre, il mourra volontiers pour elle. Dites à +votre tyran de maître que je lui demande seulement la mise en liberté de +lady Rowena. C'est une femme, il ne doit pas la craindre, et avec nous +périront tous ceux qui osent combattre pour sa cause.</p> + +<p>Les gardiens de Cedric restèrent muets comme auparavant, et on arriva +devant le château sans qu'il eût pu obtenir d'eux un seul mot de +réponse. De Bracy sonna trois fois du cor, et les archers vinrent le +reconnoître. Le pont-levis fut baissé et la cavalcade fut introduite. +L'on fit descendre de cheval les prisonniers pour les conduire dans une +grande salle où leur fut dressé un repas impromptu, auquel le seul +Athelstane prit part. Le descendant d'Édouard le confesseur n'eut pas +même le temps de faire honneur à la bonne chère étalée devant lui; car +on lui annonça que Cedric et lui-même seraient enfermés dans une autre +pièce que celle de lady Rowena. Toute résistance eût été inutile, et ils +furent obligés de suivre leurs guides dans une vaste chambre soutenue +par deux rangs de piliers massifs, pareils à ceux des réfectoires et des +maisons chapitrales qu'on voit encore dans les ruines des anciens +monastères.</p> + +<p>Lady Rowena, séparée de sa suite, fut conduite avec courtoisie à la +vérité, mais sans qu'on eût pris conseil de son inclination, dans un +appartement plus éloigné. Cette distinction un peu alarmante pour sa +pudeur fut accordée à Rébecca, en dépit des instances de son père, qui +alla même jusqu'à offrir de l'or dans cette cruelle extrémité, pour +qu'il lui fût permis de rester avec elle. «Lâche infidèle, répondit un +de ses gardes, lorsque tu auras vu la tannière qui t'est réservée, tu ne +désireras plus que ta fille la partage.» Et, sans plus de discours, on +poussa le juif d'un côté et la fille de l'autre. Les domestiques furent +désarmés, fouillés avec soin, et confinés dans une autre aile du +château. Enfin on refusa même à lady Rowena sa suivante Égiltha.</p> + +<p>L'appartement dans lequel les chefs saxons furent conduits, car c'est +d'eux maintenant que nous allons nous occuper d'abord, bien qu'il fût +changé en une sorte de prison, avait été jadis la grande salle du +château; mais il était aujourd'hui abandonné aux rats, parce que son +maître actuel, ayant amélioré cette habitation, tant sous le rapport de +la sûreté que sous celui de l'agrément, il existait une autre salle +d'honneur dont le plafond était soutenu par des piliers plus grêles et +plus élégans, pendant que la pièce elle-même était décorée d'ornemens +que les Normands avaient déjà introduits dans l'architecture.</p> + +<p>Cedric arpentait sa prison en se livrant à ses fureurs et à ses +réflexions sur le passé et le présent, tandis que l'apathie de son +compagnon lui tenait lieu de patience et de philosophie, pour l'aider à +tout endurer, si ce n'est le désagrément de sa position actuelle. Il y +était même si peu sensible, qu'il se levait seulement de temps à autre +aux bouffées de colère de son ami Cedric.</p> + +<p>«Oui, dit ce dernier, moitié se parlant à lui-même et moitié s'adressant +à Athelstane, ce fut en cette même salle que mon père dîna avec Torquil +Wolfganger, lorsqu'il reçut le vaillant et infortuné Harold, qui +s'avançait contre les Norwégiens réunis au rebelle Tosti. Ce fut dans +cette salle que Harold fit une si belle réponse à l'envoyé de son frère +révolté. Combien de fois mon père ne m'a-t-il pas conté cette importante +histoire! L'envoyé de Tosti fut admis en ce lieu, qui put contenir à +peine la foule des nobles chefs saxons, lorsque ceux-ci buvaient à +pleine coupe un rouge nectar autour de leur monarque.»</p> + +<p>«J'espère,» dit Athelstane un peu réveillé par cette fin du discours de +son ami, «j'espère qu'on n'oubliera pas de nous envoyer du vin et des +rafraîchissemens à midi; à peine avons-nous eu le temps de déjeuner, et +je ne me suis jamais bien trouvé de mes repas quand j'ai pris quelque +nourriture immédiatement après être descendu de cheval, quoique les +médecins aient recommandé cet usage.» Cedric continua son histoire sans +faire aucune attention à l'observation interpolée de son ami.</p> + +<p>«L'envoyé de Tosti s'avança dans cette salle sans être intimidé de la +contenance rébarbative de ceux qui l'entouraient, et il vint se placer +près du trône de Harold. «Seigneur et roi, lui dit-il, quelle condition +espères-tu de ton frère s'il dépose les armes et te demande la paix?»--«L'amour d'un frère, s'écria le généreux Harold, et le beau comté de +Northumberland.»--«Et si Tosti accepte ces conditions, reprit +l'ambassadeur, quelles terres assignerez-vous à son fidèle allié +Hardrada, roi de Norwège.»--«Sept pieds de terrain anglais, reprit +fièrement Harold; ou, comme Hardrada passe pour un géant, peut-être lui +en céderons-nous quelques pouces de plus.»--«La salle retentit alors +d'acclamations, et les coupes furent vidées à la santé du Norwégien, qui +se vit mis promptement en possession de son domaine.»</p> + +<p>«J'aurais fait comme eux de toute mon âme, dit le noble Athelstane, car +ma langue se colle de soif à mon palais.»--«L'envoyé, continua Cedric +avec feu, malgré le peu d'intérêt que son ami prenait à son histoire, +s'en retourna tout confus porter cette digne réponse à Tosti et à son +allié. Ce fut alors que les murailles de Stamford et le fatal Welland, +renommé par son onde prophétique<a id="footnotetag44" name="footnotetag44"></a><a href="#footnote44"><sup class="sml">44</sup></a>, furent témoins de cet horrible +combat, dans lequel, après avoir déployé la plus insigne valeur, le roi +de Norwège et Tosti succombèrent tous deux avec dix mille de leurs plus +braves soldats. Qui aurait pensé que ce beau jour, qui éclairait un +semblable triomphe, voyait aussi voguer la flotte normande qui allait +débarquer sur les funestes rivages du comté de Sussex? Qui aurait pensé +que Harold, peu de jours après, n'aurait plus de royaume, et n'aurait +pour toute possession que les sept pieds de terre qu'il avait concédés +dans sa rage au Norwégien envahisseur? Qui eût pensé que vous, noble +Athelstane, vous né du sang de Harold, et que moi dont le père ne fut +pas un des plus faibles défenseurs du trône saxon, nous deviendrions +prisonniers d'un vil normand, dans le lieu même où nos ancêtres +assistaient à de pareils banquets.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote44" name="footnote44"><b>Note 44: </b></a><a href="#footnotetag44">(retour) </a>Près de Stamford se donna, en mil soixante-six, la + sanglante bataille où Harold vainquit son frère rebelle, + Tosti, et les Norwégiens, peu de jours avant sa propre + défaite à Hastings. Le pont sur le Welland fut pris, repris + et disputé avec un acharnement sans exemple. Un seul + Norwégien, nouvel Horatius Coclès, le défendit long-temps, et + à la fin percé, à travers les planches du pont, de la flèche + d'un archer qui se trouvait sur un bateau, sous ce pont, il + succomba. Spencer et Dryton font allusion aux prophéties sur + le fatal Welland, par ce vers: + +<p> "Which to that ominous flood much fear and redevance + wan." POLY-OLBION</p> + +<p> Ce qui veut dire:</p> + +<p> «On attachait à cette onde prophétique une idée de terreur et + de respect.»<span class="rig">A. M.</span></p></blockquote> + +<p>«C'est assez fâcheux, répondit Athelstane, mais j'aime à croire que nous +en serons quittes pour une rançon raisonnable. Dans tous les cas, il ne +peut y avoir de leur part aucun dessein de nous affamer; et cependant, +bien qu'il soit près de midi, je ne vois pas arriver les mets pour le +dîner. Regardez à cette fenêtre, noble Cédric, et assurez-vous si par +les rayons du soleil le cadran ne marque pas midi?»</p> + +<p>«Cela peut être, dit Cedric, mais je ne puis regarder cette fenêtre, +sans qu'il ne me vienne des réflexions bien différentes de celles qui +ont rapport à notre état présent, ou à notre privation. Quand cette +fenêtre fut construite, noble ami, nos dignes ancêtres ne connaissaient +point l'art de faire le verre et de le peindre. L'orgueil de votre aïeul +Wolfganger fit venir de Normandie un artiste pour orner son château de +ces nouvelles décorations, qui donnent à la lumière dorée du ciel tant +de couleurs fantastiques. L'étranger arriva, pauvre tel qu'un mendiant, +bas et servile, prêt à ôter son bonnet au moindre domestique de la +maison; il s'en retourna opulent et orgueilleux révéler à ses rapaces +compatriotes les richesses et la simplicité des nobles saxons. Cette +folie, Athelstane, avait été prévue et prédite par les descendans de +Hengist et de ses tribus grossières, qui conservaient religieusement la +pureté de leurs moeurs. Nous appelâmes ces étrangers, nous en fîmes des +amis, ou des serviteurs de confiance; nous adoptâmes leurs arts, en +accueillant leurs artistes; nous méprisâmes l'honnête simplicité, la +rustique bonhomie de nos aïeux, et nous devînmes énervés par le luxe des +Normands, long-temps avant que leurs armes nous eussent vaincus. Notre +régime domestique, paisible, libre et sans apprêts, était bien +préférable à ces mets sensuels, dont la recherche nous a rendus esclaves +de ces conquérans étrangers.»</p> + +<p>«Maintenant, reprit Athelstane, je trouverais excellente la plus modeste +nourriture, et je suis étonné, noble Cedric, que vous puissiez vous +rappeler si fidèlement les faits passés, lorsque vous oubliez l'heure +même du dîner.»--«C'est temps perdu, se dit à lui-même Cedric +impatienté; je vois bien qu'il ne faut lui parler que de son appétit. +L'âme de Hardicanute s'est emparée de son corps, et il n'a pas d'autre +plaisir que de <i>baffrer</i>, avaler des flots de vin, et en demander +toujours. «Hélas! ajouta-t-il en le regardant avec une sorte de +compassion, pourquoi faut-il qu'un si noble extérieur soit l'enveloppe +d'un esprit aussi lourd? Pourquoi faut-il qu'une entreprise comme la +régénération de l'Angleterre tourne sur un pivot si imparfait? Une fois +marié à lady Rowena, elle pourrait relever et ennoblir cette âme massive +et assoupie dans des organes si matériels; elle pourrait réveiller en +lui des sentimens de patriotisme. Mais comment y penser, lorsque Rowena, +Athelstane et moi-même, nous sommes les prisonniers de ce brutal +maraudeur, et que peut-être nous ne l'avons été que par crainte de nous +voir recouvrer l'indépendance de notre nation?»</p> + +<p>Pendant que le Saxon était plongé dans ces pénibles réflexions, la porte +s'ouvrit, et on vit entrer un écuyer tranchant, tenant en main la +baguette blanche, emblème de son office. Ce personnage important +s'avança d'un pas grave, suivi de quatre domestiques portant une table +chargée de mets dont la vue et l'odeur ranimèrent sur-le-champ la +contenance d'Athelstane. Ces serviteurs étaient masqués, de même que +l'écuyer tranchant.</p> + +<p>«Que veut dire cette mascarade? s'écria Cedric; votre maître pense-t-il +que nous ignorons de qui nous sommes prisonniers dans ce château? +Dites-lui,» ajouta-t-il en voulant profiter de cette circonstance pour +entamer une négociation au sujet de sa liberté, «dites à Réginald +Front-de-Boeuf, que nous ne lui supposons d'autres motifs pour nous +traiter ainsi qu'une vile cupidité; dites-lui, enfin, que nous cédons à +sa rapacité, comme en pareil cas nous céderions à celle d'un vrai +brigand. Qu'il fixe la rançon à laquelle il prétend, et nous la lui +paierons, si elle est proportionnée à nos moyens.» L'écuyer tranchant ne +répondit que par un signe de tête.</p> + +<p>«Dites encore à Réginald Front-de-Boeuf, ajouta le noble Athelstane, que +je lui envoie un cartel à outrance, à pied ou à cheval, dans un lieu +sûr, et dans les huit jours qui suivront notre mise en liberté: s'il a +de l'honneur, s'il est chevalier, il ne refusera point.» L'écuyer salua +une seconde fois, en disant: «Je ferai part de votre défi à mon maître.»</p> + +<p>Athelstane n'expliqua pas nettement sa provocation, ayant la bouche +remplie, la mâchoire très occupée, outre l'hésitation qui lui était +naturelle, ce qui donnait à la menace beaucoup moins d'importance. +Toutefois, Cedric accueillit le discours de son compagnon avec une sorte +de joie, en voyant qu'il ressentait convenablement l'insulte qu'on leur +avait faite, et qu'il commençait à perdre patience. Il lui serra la +main, en signe d'approbation, mais il se refroidit lorsqu'Athelstane eut +ajouté «qu'il combattrait douze hommes tels que Front-de-Boeuf, pour +hâter sa sortie d'une prison où l'on mettait de l'ail dans les ragoûts.» +Nonobstant cette rechute et ce retour à l'apathie et à la sensualité, +Cedric prit place à table, en face de lui, et prouva bientôt que les +malheurs de son pays ne l'empêchaient pas de signaler son appétit, dès +que les mets furent arrivés et que le noble Athelstane lui eut donné +l'exemple.</p> + +<p>Les prisonniers ne jouirent point long-temps de leurs délices +gastronomiques; elles furent troublées tout à coup par le son d'un cor +qui se fit entendre à la porte, et qui fut répété jusqu'à trois fois, +avec autant de force que si celui qui en donnait eût été le chevalier +errant devant lequel devaient s'écrouler les murailles et les tours, la +barbacane et les créneaux, aussi rapidement que sont chassées par le +vent les vapeurs du matin. Les deux Saxons tressaillirent sur leur +siége, se levèrent aussitôt, et coururent à la fenêtre. Mais leur +curiosité ne fut point satisfaite, car les croisées donnaient sur la +cour du château, et le bruit du cor venait de l'extérieur. Il semblait +pourtant annoncer quelque chose de sérieux, à en juger par le soudain +tumulte qui s'éleva dans le château.</p> +<br><br> + +<h3>CHAPITRE XXII.</h3> + +<div class="droite"> +<p class="rig"><span class="sml"> «Ma fille! ô mes ducats! ô ma fille! ô mes ducats chrétiens! + Justice! protection! Mes ducats et ma fille!»</span><br> + <span class="rig">SHAKSPEARE. <i>Le Marchand de Venise</i>.</span></p><br><br><br><br> +</div> + +<p>Laissons les chefs saxons continuer leur repas, puisque leur curiosité +trompée leur permet de céder à leur appétit satisfait à moitié, et +hâtons-nous de nous occuper de la captivité bien autrement rigoureuse +d'Isaac d'York.</p> + +<p>Le pauvre juif avait été jeté sur-le-champ dans un cachot souterrain +humide et obscur; le sol en était plus bas que le fond du fossé qui +entourait le château. La lumière n'y pénétrait que par un soupirail +profond, étroit, et trop élevé pour que la main du prisonnier pût y +atteindre; même en plein midi il n'y pénétrait qu'une lumière pâle et +douteuse qui se changeait en d'épaisses ténèbres, long-temps avant que +le reste du château fût privé de la bienfaisante présence du soleil. Des +chaînes et des fers, qui avaient servi à des prisonniers dont on avait +eu à craindre sans doute la force et le courage, étaient suspendus, +vacans et couverts de rouille, aux murailles de cette prison, et y +étaient solidement attachés; dans leurs anneaux étaient restés des +ossemens desséchés, qui pouvaient avoir été des jambes humaines; comme +si quelque prisonnier n'y eût pas seulement péri, mais comme si on y eût +laissé son squelette s'y consumer.</p> + +<p>À l'une des extrémités de cet horrible caveau était un immense fourneau +en fer, rempli de charbon, sur le haut duquel s'étendaient +transversalement quelques barres de fer à demi rongées par la rouille. +L'horreur du spectacle qu'offrait ce cachot humide aurait pu effrayer +une âme plus forte que celle d'Isaac; et cependant, il était plus calme +dans un danger imminent qu'il ne paraissait l'être au milieu des +craintes d'un péril éloigné et incertain. Les chasseurs prétendent que +le lièvre éprouve une agonie plus terrible quand il est poursuivi par +les lévriers que lorsqu'il se débat sous leurs dents<a id="footnotetag45" name="footnotetag45"></a><a href="#footnote45"><sup class="sml">45</sup></a>. D'ailleurs, il +est probable que les juifs, en butte à des craintes continuelles, par +leur position, sont en quelque sorte préparés à toutes les vexations que +la tyrannie peut exercer contre eux; de manière que toute violence dont +ils deviennent l'objet ne leur cause point cette surprise et cette +terreur qui énervent les forces de l'âme. D'un autre côté, ce n'était +pas la première fois qu'Isaac se trouvait placé dans des circonstances +si dangereuses; il avait donc pour guide l'expérience, et avait l'espoir +d'échapper à ses persécuteurs, comme cela lui était déjà arrivé. Il +avait surtout pour lui l'inflexible opiniâtreté si bien connue de sa +nation, cette ferme résolution que rien ne saurait abattre, et qui si +souvent avait fait endurer aux juifs ce surcroît de maux et de tourmens +que le pouvoir ou la violence pouvait leur infliger, plutôt que de +satisfaire leurs oppresseurs, en cédant à leurs demandes.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote45" name="footnote45"><b>Note 45: </b></a><a href="#footnotetag45">(retour) </a>Nous ne garantissons pas ce fait d'histoire + naturelle, dit Walter Scott; nous le donnons sur l'autorité + du manuscrit de Wardour.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote> + +<p>Après s'être décidé à une résistance muette ou passive, et avoir relevé +ses vêtemens autour de lui pour se préserver de l'humidité du sol, Isaac +s'assit dans un coin du cachot; et là, ses mains croisées sur sa +poitrine, ses cheveux en désordre, sa longue barbe, son manteau bordé de +fourrures et son grand bonnet, vus à la lueur incertaine d'un rayon du +jour passant à peine par le soupirail, auraient fourni à Rembrandt un +sujet d'étude digne de ses pinceaux, s'il eût existé à cette époque. Le +juif passa près de trois heures dans cette position, sans en changer, +après quoi le bruit de quelques pas se fit entendre sur l'escalier; les +verroux furent tirés avec un long fracas, la porte cria et tourna sur +ses gonds, et Réginald Front-de-Boeuf, suivi de deux esclaves sarrasins +du templier, entra dans le cachot.</p> + +<p>Front-de-Boeuf, qui joignait à une taille athlétique une vigueur à toute +épreuve, qui avait passé toute sa vie à faire la guerre, ou à +entreprendre, dans ses discordes et ses querelles particulières, des +agressions contre la plupart de ses voisins, et qui n'avait enfin jamais +hésité sur le choix des moyens à employer pour augmenter sa puissance +féodale, avait des traits qui répondaient à son caractère, et +exprimaient fortement les passions les plus violentes et les plus +féroces. Les cicatrices dont son visage était couvert auraient, sur +toute autre physionomie, attiré l'intérêt et le respect dus aux marques +d'une valeur honorable; mais elles ne servaient en lui qu'à ajouter à la +férocité de son air dur et sauvage, et à redoubler l'horreur et l'effroi +que sa présence inspirait. Ce formidable baron était vêtu d'un +justaucorps de cuir, bien collé sur ses reins, usé et taché en plusieurs +endroits par le frottement de l'armure dont il le couvrait souvent. Il +n'avait pour arme qu'un poignard à sa ceinture, formant une espèce de +contre-poids à un trousseau de clefs suspendu à son côté droit. Les +esclaves noirs qui suivaient Front-de-Boeuf étaient dépouillés de leur +brillant costume; ils portaient des gilets et des pantalons de grosse +toile, et leurs manches étaient retroussées jusqu'au dessus du coude, +comme celles des bouchers qui vont exercer leurs fonctions dans la +tuerie. Chacun d'eux portait un petit pannier couvert, et quand ils +furent entrés dans le cachot, ils s'arrêtèrent à la porte pendant que +Front-de-Boeuf la ferma soigneusement et à double tour. Après avoir pris +cette précaution, il s'avança lentement vers le juif, sur qui il fixait +les yeux comme s'il eût voulu le paralyser par ses regards terribles, et +exercer sur lui la meurtrière influence qu'on suppose à certains animaux +pour fasciner leur proie. On aurait vraiment cru que l'oeil farouche et +féroce de Front-de-Boeuf possédait une portion de ce même pouvoir sur +son malheureux prisonnier. La bouche ouverte et les yeux attachés sur le +sauvage baron, le juif fut saisi d'une telle épouvante, que tous ses +membres semblaient se retirer sur eux-mêmes; et sa taille, se rapetisser +par l'effet de son immobile et morne stupeur. Le malheureux Isaac se +sentit non seulement privé de tout mouvement et de la force de se lever +pour offrir une marque de son respect, mais il ne put pas même porter la +main à son bonnet, ni proférer aucune parole de supplication, tant il +était agité violemment par la conviction de devoir subir des tortures et +une mort affreuse et prochaine.</p> + +<p>La haute et superbe stature du chevalier normand semblait, au contraire, +grandir encore, comme l'aigle hérisse ses plumes quand il se précipite +les serres ouvertes sur sa proie sans défense. Il s'arrêta à trois pas +du lieu où le malheureux juif s'était blotti, de manière à occuper le +moins d'espace possible, puis il fit signe à un des esclaves +d'approcher. Le satellite noir avança, tira de son panier une paire de +grandes balances et des poids, les déposa aux pieds de Réginald, se +retira à une respectueuse distance, et alla rejoindre son camarade près +de la porte.</p> + +<p>Tous les mouvemens de ces deux hommes étaient lents et solennels, comme +s'ils eussent eu l'esprit préoccupé de quelque projet d'horreur et de +cruauté. Front-de-Boeuf, rompant enfin lui-même le silence, ouvrit la +scène en apostrophant ainsi l'infortuné captif: «Chien maudit, enfant +d'une race en horreur aux humains, dit-il au juif d'une voix +retentissante que les échos de la voûte rendaient encore plus terrible, +vois-tu ces balances?» Le malheureux Israélite fit un léger signe +affirmatif. «Dans ces balances, reprit le dur baron, tu me pèseras mille +livres, d'argent au poids et au titre de la tour de Londres.»</p> + +<p>«Saint Abraham! répondit le juif en retrouvant un peu de voix dans ce +péril extrême, jamais homme a-t-il entendu demande pareille? Qui même +dans un conte de ménestrel a lu qu'un homme pouvait donner mille livres +pesant d'argent? Quel oeil humain vit jamais un semblable trésor? Vous +fouilleriez dans les maisons de tous les juifs d'York et dans toutes +celles de ma tribu, que vous ne pourriez réunir la somme dont vous +parlez.»</p> + +<p>«Je ne suis pas déraisonnable, répondit Front-de-Boeuf; et si l'argent +est rare, je ne refuse pas de l'or, à raison d'un marc d'or pour chaque +six livres d'argent: c'est le moyen d'éviter à ton infâme carcasse les +tourmens que ton coeur n'a jamais pu concevoir.»--«Ayez pitié de moi, +noble chevalier, dit Isaac; je suis vieux, pauvre et sans ressource; il +serait indigne de vous de triompher de moi: quel mérite y a-t-il à +écraser un vermisseau!»--«Il se peut que tu sois vieux, reprit le +chevalier: c'est une honte de plus pour ceux qui t'ont laissé vieillir +dans l'usure et la bassesse. Tu peux être faible, car depuis quand un +juif eut-il un coeur et un bras? Mais riche, tout le monde sait bien que +tu l'es.»</p> + +<p>«Je vous jure, noble chevalier, par tout ce que je crois et par tout ce +que nous croyons en commun...»--«Ne te parjures point! dit le Normand en +l'interrompant, et que ton obstination n'ajoute pas à ton sort avant +d'avoir considéré les tortures qui te sont réservées. Ne crois pas que +je te parle seulement pour t'effrayer et profiter de la lâcheté commune +à ta tribu! Je te jure par ce que tu ne crois pas, par l'Évangile que +notre Église enseigne, et par les clefs de saint Pierre qui ont été +données pour lier et délier, que ma résolution est péremptoire. Ce +cachot n'est pas un endroit propre à exciter à la plaisanterie: des +prisonniers mille fois plus distingués que toi ont péri dans ces murs +sans que jamais on ait su leur destin; mais leur trépas était une pure +bagatelle en comparaison de celui qui t'attend, et qui sera accompagné +des plus cruels tourmens.</p> + +<p>Il fit alors signe aux esclaves d'approcher, et leur parla dans une +langue étrangère, car il avait été aussi en Palestine, où il avait pris +ses leçons de cruauté. Les Sarrasins tirèrent de leurs paniers du +charbon de terre, une paire de soufflets, un flacon d'huile. Tandis que +l'un frappait le briquet, un autre disposait le charbon de terre dans le +grand fourneau de fer dont nous ayons parlé, et il exerça les soufflets +jusqu'à ce que le brasier fût rouge.</p> + +<p>«Vois-tu, Isaac, lui dit Front-de-Boeuf, ces barres de fer au dessus de +ces charbons ardens? c'est sur ce lit embrasé que tu vas reposer, +dépouillé de tes habits, comme si tu allais te mettre naturellement au +lit chez toi. Un de ces esclaves entretiendra le feu sous toi, tandis +que l'autre te frottera les membres avec de l'huile, pour empêcher le +rôti de brûler. Choisis donc entre une couche dévorante et mille livres +d'argent; car, par la tête de mon père, voilà ta seule option.»--«Il est +impossible, dit l'infortuné juif, que vous soyez véritablement dans +l'intention d'exécuter ce projet. Le Dieu clément de la nature n'a +jamais fait un coeur capable d'exercer une pareille cruauté.»</p> + +<p>«Ne t'y fies pas, Isaac, lui répondit Front-de-Boeuf, cette erreur te +serait fatale. Penses-tu que moi, qui ai vu le sac d'une ville, où des +milliers de chrétiens périrent par le glaive, l'onde et la flamme, je +renoncerai à mon dessein, quand tu feras ouïr tes cris et tes +gémissemens? ou bien crois-tu que ces esclaves basanés, qui n'ont ni +pays, ni lois, ni conscience, que la seule volonté de leur maître, qui, +à son moindre signe, emploient indifféremment le poison ou le poteau, le +poignard ou la corde, crois-tu qu'ils puissent avoir de la compassion, +eux qui n'entendent pas la langue dans laquelle tu l'invoquerais? Sois +sage, vieillard! débarrasse-toi d'une partie de tes richesses +superflues, verse dans les mains d'un chrétien une portion de ce que tu +as acquis par l'usure. Ta bourse pourra bientôt s'enfler de nouveau; +mais si tu te laisses une fois étendre sur ces barres, aucun remède ne +ressuscitera ta peau brûlée et son cuir lacéré. Paie ta rançon, te +dis-je, et, réjouis-toi de sortir à ce prix d'un cachot dont bien peu de +gens ont pu redire les secrets. Je ne te dirai plus rien; choisis entre +ton vil pécule et ta chienne de peau.»--«Qu'Abraham et tous les saints +patriarches de ma nation me soient en aide! s'écria le juif: le choix +m'est impossible; car je n'ai pas de quoi satisfaire à une demande aussi +exorbitante.»--«Esclaves, saisissez-le, et mettez-le nu comme la main, +dit Front-de-Boeuf; qu'alors ses patriarches viennent le secourir s'ils +le peuvent.»</p> + +<p>Les deux esclaves, prenant leur direction beaucoup plus d'après le geste +et le regard du baron que d'après ses paroles, se jetèrent sur le juif, +le saisirent, le renversèrent par terre, le reprirent de nouveau, le +relevèrent ensuite, et, le tenant debout entre eux, n'attendaient plus +que le dernier signal de l'impitoyable baron pour commencer le supplice. +L'Israélite infortuné suivait des yeux avec inquiétude à la fois leur +contenance et celle de Front-de-Boeuf, dans l'espoir de découvrir sur +eux quelques symptômes de compassion; mais le baron avait toujours le +regard sombre et farouche, et sur les lèvres un sourire sardonique, +comme prélude de sa cruauté, pendant que les yeux sauvages des +Sarrasins, roulant sous leurs épais sourcils avec une expression de plus +en plus sinistre, annonçaient la féroce impatience de rôtir la victime. +Celle-ci, à l'aspect de la fournaise ardente sur laquelle on allait +l'étendre, perdant tout espoir de fléchir le tyran, sentit ses forces +l'abandonner.</p> + +<p>«Je paierai, dit-il, les dix mille livres d'argent; c'est-à-dire, +ajouta-t-il après une légère pause, je les paierai avec l'aide de mes +frères; car il faudra que je mendie à la porte de notre synagogue avant +que de pouvoir me procurer une somme aussi effrayante. Quand et où me +faudra-t-il la verser?»--«Ici même, répondit Front-de-Boeuf; c'est dans +ce cachot même qu'elle doit être comptée et pesée. Penses-tu que je te +rendrai ta liberté avant que d'avoir reçu ta rançon?»</p> + +<p>«Et quelle doit-être ma sûreté, dit le juif après que j'aurai payé ma +rançon?»--«La parole d'un noble normand, misérable usurier, répondit +Front-de-Boeuf; elle est mille fois plus pure que l'or de ta +tribu.»--«Je vous demande pardon, noble milord, dit le juif du ton le +plus humble; mais pourquoi me fierais-je entièrement à la foi d'un homme +qui ne veut point de la mienne?»--«Parce que tu ne peux faire autrement, +exécrable vermisseau, dit le chevalier d'une voix de tonnerre. Si tu +étais maintenant auprès de ton coffre-fort, dans ta maison d'York, et +que je vinsse te conjurer de me prêter quelques uns de tes shekels, ce +serait ton tour alors de me dicter des conditions, de me prescrire le +terme du paiement et les sécurités qu'il te plairait d'exiger de moi. Je +suis ici maintenant comme sur mon coffre-fort; j'ai l'avantage sur toi, +et je ne daignerai pas même te répéter mes conditions.»</p> + +<p>Le juif, poussant un profond soupir: «Accordez-moi au moins, avec ma +liberté, celle de mes compagnons de voyage. Ils me méprisaient comme +juif, cependant ils ont eu pitié de moi, et c'est parce qu'ils m'ont +aidé dans la route qu'une partie de ma disgrâce est retombée sur eux; +d'ailleurs, ils pourront contribuer de quelque chose au paiement de ma +rançon.»</p> + +<p>«S'il est question dans ta demande de ces rustauds de Saxons, leur +rançon dépendra d'autres conditions que des tiennes. Mêle-toi seulement +de tes affaires, misérable, et non de celles des autres.»--«Je ne serai +donc élargi qu'avec le jeune homme blessé que j'ai recueilli.»--«Je le +répète, vil usurier, dit Front-de-Boeuf, ne songe qu'à tes affaires. +Puisque tu as choisi, il ne te reste plus qu'à payer ta rançon, et dans +le plus court délai.»</p> + +<p>«Écoutez-moi pourtant, dit le juif, au nom de l'or que vous voulez +obtenir aux dépens de...» Ici, le juif s'arrêta court, dans la crainte +d'irriter le sauvage Normand; mais Front-de-Boeuf ne fit qu'en rire, et +achevant la phrase interrompue: «Aux dépens de ma conscience, veux-tu +dire, misérable créature; explique-toi librement: je te répète que je +suis raisonnable. Je puis supporter les reproches du perdant, fût-il +même un juif. Tu ne fus pas aussi patient, lorsque tu attaquas en +justice Jacques Fitz-Dotterel pour t'avoir appelé une sangsue, un +usurier abominable, après que tes nombreuses exactions eurent dévoré son +patrimoine.»--«Je jure par le Talmud, répondit le juif, que votre valeur +a été mal informée sur ce sujet. Fitz-Dotterel tira son poignard contre +moi dans ma propre maison, parce que je réclamais de lui ce qu'il me +devait légitimement; le terme du paiement était fixé à Pâques.»</p> + +<p>«Mais je m'inquiète fort peu de cela, dit Front-de-Boeuf, il s'agit de +savoir quand j'aurai mon argent; dis-moi, Isaac, quand me donneras-tu +les shekels?»--«Il n'y a qu'à envoyer ma fille à York, avec votre +sauf-conduit, noble chevalier, répondit le juif, et aussi vite qu'un +cheval et qu'un homme peuvent aller et venir, l'argent...» Il +s'interrompit pour laisser échapper un profond soupir, «L'argent vous +sera versé ici même.»--«Ta fille! s'écria Front-de-Boeuf d'un air de +surprise, par le ciel, Isaac, je regrette de ne l'avoir pas su plus tôt. +Je croyais que cette fille aux yeux noirs avait été ta concubine, et je +l'ai donnée pour femme de chambre au templier Brian de Bois-Guilbert, +suivant l'usage des patriarches et des héros de l'âge d'or, qui sur ce +point nous donnent un excellent exemple.»</p> + +<p>Le cri d'horreur qu'Isaac poussa en apprenant cette nouvelle fut si +violent, que les voûtes du caveau en tremblèrent, et les Sarrasins en +furent tellement surpris, qu'ils laissèrent un moment le juif en +liberté; il en profita pour se jeter aux pieds de Front-de-Boeuf, et +embrasser ses genoux.</p> + +<p>«Prenez tout ce que vous m'avez demandé, noble chevalier; exigez dix +fois davantage, réduisez-moi à la mendicité, percez-moi de votre lance, +grillez-moi sur la braise, mais épargnez ma fille et sauvez son honneur; +si vous êtes né d'une femme, sauvez une vierge sans défense; elle est +l'image de ma défunte Rachel, le dernier des six gages que j'ai reçus de +son amour. Voulez-vous priver un vieillard de la seule consolation qui +lui reste? Voulez-vous réduire un père à désirer que son seul enfant +rejoigne sa mère dans le tombeau de ses ancêtres?»</p> + +<p>«Je voudrais avoir su cela plus tôt, dit le Normand; je croyais que +votre race n'aimait que son argent.»--«Ne pensez pas si mal de nous, dit +Isaac, jaloux de saisir le moment d'une apparente sympathie; le renard +que l'on chasse, le chat sauvage que l'on torture, aiment leurs petits, +et la race méprisée et persécutée du grand Abraham aime ses +enfans.»--«Soit, dit Front-de-Boeuf, je le croirai à l'avenir, à cause +de toi, Isaac; mais cela ne nous sert à rien présentement. Ce qui est +fait est fait; je ne puis pas éviter que ce qui est arrivé n'ait pas eu +lieu. J'ai donné ma parole à mon compagnon d'armes, et je ne la violerai +pas pour dix juifs et dix juives par dessus le marché. D'ailleurs, quel +grand mal pour ta fille de devenir la proie de Bois-Guilbert?»--«Quel +mal! s'écria le juif en se tordant les mains; depuis quand les templiers +ont-ils respiré autre chose que cruautés envers les hommes et déshonneur +envers les femmes!»</p> + +<p>«Chien d'infidèle, dit Front-de-Boeuf avec des yeux étincelans de +colère, et intérieurement bien aise de saisir un prétexte pour +s'abandonner lui-même à cette passion, «ne blasphème pas le saint ordre +du temple de Sion; songe plutôt à me payer la rançon que tu as promise, +ou gare ta gorge de juif.»</p> + +<p>«Voleur! scélérat! s'écria le juif à Front-de-Boeuf, en rétorquant ses +injures, dans une indignation qu'il lui devenait impossible de réprimer, +je ne te paierai rien, pas même une obole<a id="footnotetag46" name="footnotetag46"></a><a href="#footnote46"><sup class="sml">46</sup></a>, à moins que ma fille ne +me soit rendue.»--«As-tu perdu le sens, misérable juif, dit le Normand +courroucé, ta chair et ton sang ont-ils un talisman contre le fer rouge +et l'huile bouillante?»--«Peu m'importe, dit Isaac poussé au désespoir +et blessé au dernier point dans ses affections paternelles; fais tout ce +que tu voudras, ma fille est ma chair et mon sang; elle m'est plus +précieuse mille fois que les membres sur lesquels ta rage veut +s'exercer: je ne te donnerai aucun argent, à moins que je ne le fonde +dans ton avare gosier; je ne te donnerai pas un denier, fut-ce même pour +te sauver de l'éternelle damnation, que toute ta vie a méritée. +Arrache-moi l'âme, si tu veux, Nazaréen; fais inventer de nouvelles +tortures pour un juif, et va dire aux chrétiens que j'ai su les braver.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote46" name="footnote46"><b>Note 46: </b></a><a href="#footnotetag46">(retour) </a>Le texte dit: <i>Not one silver penny</i>, pas même un + penny. Cette pièce d'argent la plus petite qui ait existé en + Angleterre, équivalait à dix centimes de notre monnaie.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote> + +<p>«Nous allons voir cela, dit Front-de-Boeuf; car, par le saint +sacrement<a id="footnotetag47" name="footnotetag47"></a><a href="#footnote47"><sup class="sml">47</sup></a>, qui est en abomination dans ta tribu maudite, tu +éprouveras les dernières douleurs de la flamme et du fer; qu'on le +saisisse, dit-il aux esclaves, qu'on le dépouille et qu'on l'enchaîne +sur ces barreaux.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote47" name="footnote47"><b>Note 47: </b></a><a href="#footnotetag47">(retour) </a>M. Defauconpret a traduit l'expression <i>the + holyrood</i>, par celle de <i>sainte croix</i>; tandis que c'est la + sainte hostie.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote> + +<p>En dépit des faibles efforts du juif, les Sarrasins l'avaient déjà +dépouillé de son manteau, et ils allaient lui ôter ses derniers +vêtemens, lorsque le son d'un cor de chasse se fit entendre deux fois +hors du château, et pénétra jusqu'au fond du caveau, et immédiatement +après des voix appelèrent Front-de-Boeuf. Celui-ci ne voulant pas être +surpris dans cet acte infernal, fit signe aux esclaves de le suivre, +après avoir rendu son manteau à Isaac; et, quittant le cachot avec ses +esclaves, il laissa le juif remercier Dieu du répit qu'il lui donnait, +ou se plaindre de la captivité et de l'avanie de sa fille, suivant que +ses affections pouvaient le dominer.</p> +<br><br> + +<h3>CHAPITRE XXIII.</h3> + +<div class="droite"> +<p class="rig"><span class="sml"> «Eh bien! si la douceur de mes paroles ne peut vous émouvoir + et vous engager à être plus tendre à mon égard, je vous ferai + la cour en soldat, qui use de toute la vigueur de son bras; + et sans les charmes de l'amour je vous aimerai malgré vous.»</span><br> + <span class="rig">SHAKSPEARE. <i>Les deux Gentilshommes de Vérone</i>.</span></p><br><br><br><br><br><br> +</div> + + +<p>L'appartement dans lequel lady Rowena avait été introduite, faisait voir +dans son arrangement des essais grossiers de décorations et de +magnificence, et on aurait pu penser qu'en lui destinant cette partie du +château, on avait voulu lui donner une preuve de respect que l'on ne +témoignait point aux autres prisonniers. Mais l'épouse de +Front-de-Boeuf, pour qui cet appartement avait été disposé dans le +principe, était morte depuis plusieurs années, en sorte que le temps et +le défaut de soin avaient contribué à dégrader le peu d'ornemens dont le +goût de l'époque essaya de l'embellir. La tapisserie pendait en lambeaux +à divers endroits de la muraille, tandis qu'ailleurs elle était ternie +et décolorée par les rayons du soleil, ou bien déchirée et détériorée +par le temps. Tout ravagé qu'il était, cet appartement avait été regardé +comme celui de tous ceux du château qui fût le plus propre à recevoir +l'héritière saxonne; et ce fut là qu'on la laissa méditer sur son sort, +jusqu'à ce que les acteurs de ce drame épouvantable se fussent distribué +les divers rôles qu'ils devaient jouer. Tout cela avait été décidé en +conseil tenu entre Front-de-Boeuf, de Bracy et le templier, et où, à la +suite d'une vive et longue discussion sur les divers avantages que +chacun prétendait retirer de la part qu'il prenait dans cette entreprise +audacieuse, ils avaient enfin prononcé sur le sort de leurs malheureux +prisonniers.</p> + +<p>Il était près de midi lorsque de Bracy, au profit de qui l'expédition +avait d'abord été concertée, se présenta pour donner suite à ses projets +sur la main et les terres de lady Rowena.</p> + +<p>L'intervalle n'avait pas été entièrement consacré à tenir conseil avec +ses confédérés, car de Bracy avait trouvé le temps de parer sa personne +avec toute la fatuité de l'époque. Il avait quitté son pourpoint vert et +son masque. Sa longue et abondante chevelure avait été divisée en +tresses fantastiques, lesquelles flottaient le long de son manteau garni +de riches fourrures. Sa barbe était complétement rasée; son nouveau +pourpoint descendait jusqu'au milieu de sa jambe, et la ceinture qui +l'entourait, et qui en même temps soutenait sa pesante épée, était +enrichie de diverses broderies et ornemens relevés en bosse. Nous avons +déjà parlé de la mode bizarre qui régnait alors pour les souliers +façonnés en pointe; les pointes de ceux de de Bracy auraient pu +rivaliser pour l'extravagance avec toutes celles que l'on pouvait voir +aux pieds des petits-maîtres les plus achevés, étant allongées et +contournées comme les cornes d'un bélier. Tel était à cette époque le +costume d'un homme à bonnes fortunes, et dans de Bracy, l'effet que +produisait cet ajustement était rehaussé par un extérieur agréable et +par des manières qui annonçaient également la grâce du courtisan et la +franchise du guerrier.</p> + +<p>Il salua lady Rowena en ôtant sa toque de velours garni d'une broderie +en or, représentant l'archange Michel foulant à ses pieds le génie du +mal. Il fit un geste pour inviter la dame à prendre un siége, et voyant +qu'elle continuait à rester debout, il ôta son gant et lui offrit la +main pour l'y conduire. Mais faisant un geste expressif de refus: «Sire +chevalier, dit-elle, si je suis en présence de mon geôlier, et ce qui se +passe autour de moi ne me permet pas de penser autrement, il est plus +convenable que sa prisonnière se tienne debout devant lui, jusqu'à ce +qu'elle soit instruite de son sort.»</p> + +<p>«Hélas! belle Rowena, répondit de Bracy, vous êtes devant votre captif, +non devant votre geôlier, et c'est de vos beaux yeux que de Bracy doit +recevoir l'arrêt que vous attendez inutilement de lui.»</p> + +<p>«Je ne vous connais point, sire chevalier, dit lady Rowena avec ce +sentiment d'indignation qu'inspirait un outrage fait au rang et à la +beauté, je ne vous connais point; j'ignore qui vous êtes, et l'insolente +familiarité avec laquelle vous m'adressez le jargon d'un troubadour ne +saurait servir d'excuse à la violence d'un brigand.»--«C'est à toi, +charmante fille, répondit de Bracy, continuant sur le même ton, c'est à +toi et à tes charmes qu'il faut attribuer tout ce que j'ai fait de +contraire au respect dû à celle que j'ai choisie pour la souveraine de +mon coeur, et à l'étoile directrice de mes yeux.»</p> + +<p>«Je vous répète, sire chevalier, dit lady Rowena, que je ne vous connais +point, et que pas un homme portant chaîne et éperon ne doit se présenter +ainsi devant une dame sans protection.»</p> + +<p>«Que vous ne me connaissiez point, dit de Bracy, c'est assurément un +malheur pour moi; cependant permettez-moi de me flatter que le nom de de +Bracy n'a pas toujours été ignoré, puisque des ménestrels et des hérauts +ont proclamé ses hauts faits de chevalerie, dans les tournois comme sur +les champs de bataille.»--«Laisse donc, dit lady Rowena, aux ménestrels +et aux hérauts le soin de célébrer tes louanges; elles seront mieux +placées dans leur bouche que dans la tienne. Mais, dis-moi, quel est +celui d'entre eux qui consignera dans ses chants, ou dans les archives +des tournois, la victoire mémorable de cette nuit, victoire remportée +sur un vieillard, suivi de quelques serfs timides, et qui vous a donné +pour butin une fille infortunée, transportée contre son gré dans le +château d'un brigand?»</p> + +<p>«Vous êtes injuste, dit de Bracy en se mordant les lèvres d'un air de +confusion et en prenant un ton qui lui était plus naturel que celui +d'une galanterie affectée qu'il avait adopté, c'est parce que vous êtes +exempte de passions que vous ne voulez admettre aucune excuse pour la +violence d'un autre amour, bien qu'il ait été causé par vos charmes.»</p> + +<p>«Je vous prie, sire chevalier, dit lady Rowena, de discontinuer un +langage si commun dans la bouche des ménestrels vagabonds qu'il est +devenu tout-à-fait inconvenant dans celle d'un noble chevalier. Certes, +vous me contraignez à m'asseoir, puisque vous faites usage de ces lieux +communs dont chaque misérable chanteur de ballades a un recueil capable +de durer d'ici à Noël.»--«Ton orgueil, dit de Bracy piqué de voir que +son style galant ne lui valait que du mépris, ton orgueil aura à lutter +contre un orgueil qui n'est pas moins grand que le tien. Sache donc que +j'ai soutenu mes prétentions à ta main de la manière qui convenait le +mieux à mon caractère; il paraît, d'après le tien, qu'il faut t'adorer +l'arc sur l'épaule et la lance au poing, plutôt qu'avec des phrases +mesurées et un langage de cour.»</p> + +<p>«La courtoisie du langage, dit lady Rowena, lorsqu'elle ne sert qu'à +voiler la bassesse des actions, est comme la ceinture d'un chevalier +autour du corps d'un vil paysan. Je ne suis pas surprise que cette +contrainte paraisse te piquer; il aurait été plus honorable pour toi +d'avoir conservé le costume et le langage d'un proscrit, que de dévoiler +les actions d'un fugitif sous l'affectation de manières polies et d'un +langage courtois.»</p> + +<p>«C'est un excellent conseil que tu me donnes, lady, répliqua de Bracy, +et avec une hardiesse de discours qui suit ordinairement la hardiesse +des actions, je te dis que tu ne sortiras jamais de ce château qu'en +qualité d'épouse de Maurice de Bracy. Je ne suis pas accoutumé à échouer +dans mes entreprises, et un noble normand n'a pas besoin de justifier +scrupuleusement sa conduite envers une fille saxonne, qu'il honore par +l'offre de sa main. Tu es fière, Rowena, et tu n'en es que plus digne +d'être ma femme. Par quel autre moyen pourrais-tu être élevée à un rang +distingué et aux honneurs qui y sont attachés, que par mon alliance? Par +quel autre moyen pourrais-tu sortir de l'enceinte d'une vile grange de +campagne, dans laquelle les Saxons habitent avec les pourceaux, qui +forment toute leur richesse, pour prendre place, honorée, comme tu le +serais, parmi tout ce que l'Angleterre a de plus distingué par la beauté +et de respectable par la puissance?»--«Sire chevalier, répliqua Rowena, +la grange que vous méprisez a été ma demeure depuis mon enfance, et +soyez bien sûr que lorsque je la quitterai, si jamais je la quitte, ce +sera avec quelqu'un qui ne méprisera pas l'habitation et les moeurs dans +lesquelles j'ai été élevée.»</p> + +<p>«Je vous entends, lady, dit de Bracy, quoique vous pensiez peut-être que +vos expressions sont trop obscures pour mon intelligence. Mais ne vous +flattez pas de l'espoir que Richard Coeur-de-Lion remonte jamais sur son +trône, et encore moins que Wilfrid d'Ivanhoe, son favori, vous conduise +jamais à ses pieds, pour être accueillie comme l'épouse de son intime. +Tout autre prétendant pourrait éprouver de la jalousie en touchant cette +corde; ma ferme résolution ne saurait être changée par une passion sans +espoir, et qui n'est qu'un enfantillage. Sachez, lady, que ce rival est +en mon pouvoir, et qu'il ne tient qu'à moi de découvrir le secret de sa +présence dans le château de Front-de-Boeuf, dont la jalousie serait plus +funeste que la mienne.»--«Wilfrid ici? dit Rowena avec dédain; cela est +aussi vrai qu'il l'est que Front-de-Boeuf est son rival.»</p> + +<p>De Bracy fixa un instant ses regards sur elle. «Ignoriez-vous réellement +cela? dit-il. Ne saviez-vous pas qu'il voyageait dans la litière du +juif? voiture très convenable en vérité pour un croisé dont le bras +vaillant devait reconquérir le saint Sépulcre!» et il se mit à rire d'un +air de mépris.</p> + +<p>«Et s'il est ici, dit Rowena s'efforçant de prendre un ton +d'indifférence, sans toutefois pouvoir s'empêcher de trembler de +frayeur, en quoi est-il le rival de Front-de-Boeuf? ou qu'a-t-il à +craindre, si ce n'est un emprisonnement de peu de durée et le paiement +d'une rançon honorable, suivant les formes de la chevalerie?»</p> + +<p>«Es-tu donc, Rowena, dit de Bracy, es-tu donc aussi abusée par l'erreur +commune à tout ton sexe, qui pense qu'il ne peut exister d'autre +rivalité que celle qui a ses charmes pour objet? Ne sais-tu donc pas +qu'il y a une jalousie d'ambition et de richesse aussi bien que d'amour? +Notre hôte, Front-de-Boeuf, poussera hors de son chemin celui qui met +obstacle à ses prétentions, à la superbe baronnie d'Ivanhoe, avec autant +d'empressement et d'ardeur, et avec aussi peu de scrupule que s'il était +son rival préféré auprès de la plus belle lady, aux yeux bleus. Mais +daigne sourire à mon amour, lady Rowena; et le champion blessé n'aura +rien à craindre de Front-de-Boeuf; sans quoi, tu peux le pleurer dès à +présent, comme étant entre les mains d'un homme qui n'a jamais éprouvé +le moindre sentiment de compassion.»--«Sauvez-le, pour l'amour du ciel!» +s'écria Rowena, dont la fermeté céda aux terreurs qu'elle ressentait +pour le danger de son amant.</p> + +<p>«Je le puis; je le veux; c'est mon intention, dit de Bracy; car lorsque +lady Rowena consentira à être l'épouse de de Bracy, qui osera porter la +main sur son parent, sur le fils de son tuteur, sur le compagnon de sa +jeunesse? Mais c'est son amour qui doit acheter ma protection. Je ne +suis pas assez fou ni assez romanesque pour contribuer au bonheur, ou +empêcher le malheur de l'homme le plus propre à devenir un puissant +obstacle à l'accomplissement de mes désirs. Emploie à son égard +l'influence que tu as sur moi, et il n'a rien à craindre. Refuse de +faire usage de ce moyen, et Ivanhoe périt sans que tu sois plus près +d'obtenir ta liberté.»--«Il y a dans ton langage, répondit Rowena, un +mélange de dureté et d'indifférence qui ne s'accorde pas avec les +horreurs qu'il semble exprimer. Je ne crois pas que ton dessein soit si +méchant, ou que ton pouvoir soit aussi grand.»</p> + +<p>«Ne te flatte pas de cette idée, répliqua de Bracy, jusqu'à ce que le +temps fasse voir si elle est fondée ou non. Ton amant blessé est dans ce +château; ton amant préféré. C'est un obstacle entre Front-de-Boeuf et ce +que Front-de-Boeuf aime plus que l'ambition ou la beauté. Que lui en +coûtera-t-il de plus qu'un coup de poignard ou de javeline pour se +débarrasser à jamais de cet obstacle? Que dis-je! En supposant que +Front-de-Boeuf craignît d'être obligé de justifier cet acte de violence, +le médecin n'a qu'à lui donner une potion qu'il dira n'être pas celle +qui lui était destinée, ou bien celui ou celle qui veille près de lui +n'a qu'à retirer l'oreiller<a id="footnotetag48" name="footnotetag48"></a><a href="#footnote48"><sup class="sml">48</sup></a> de dessous sa tête, et voilà Wilfrid, +dans la position où il se trouve en ce moment, expédié pour l'autre +monde, sans qu'il y ait une goutte de sang répandue. Cedric +lui-même.....»--«Cedric lui-même! répéta lady Rowena; mon noble, mon +généreux tuteur! Ah! je mérite les maux qui me sont arrivés, pour avoir +négligé de m'occuper de son sort, même en m'occupant de celui de son +fils!»--«Le sort de Cedric dépend aussi de ta détermination, dit de +Bracy, et je te laisse le soin d'en prendre une.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote48" name="footnote48"><b>Note 48: </b></a><a href="#footnotetag48">(retour) </a>L'auteur fait ici allusion à une coutume d'alors: + quand un malade était près d'expirer, on abrégeait sa + dernière heure en retirant l'oreiller qui lui soutenait la + tête.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote> + +<p>Rowena, jusqu'ici avait soutenu cette lutte vive et prolongée avec un +courage admirable; mais c'était parce qu'elle n'avait pas regardé le +danger comme sérieux; son caractère était naturellement ce que les +physionomistes attribuent aux teints blonds, c'est-à-dire doux, timide +et sensible; mais l'éducation et les circonstances lui avaient pour +ainsi dire donné une trempe plus forte. Accoutumée à voir céder à ses +désirs la volonté de tous, même de Cedric, quoique assez impérieux avec +les autres, elle avait acquis cette sorte de courage et de confiance en +elle-même qui naît de la déférence habituelle et constante de ceux qui +composent le cercle dans lequel nous vivons. Elle concevait à peine la +possibilité d'une opposition à sa volonté, et bien moins encore celle de +se voir traitée sans les moindres égards.</p> + +<p>Sa hauteur, son air de domination, n'étaient qu'un caractère fictif, +ajouté à celui qui lui était naturel, et qui l'abandonna dès que ses +yeux furent ouverts sur son propre danger et sur celui de son amant et +de son tuteur, et lorsqu'elle vit sa volonté, dont la plus légère +expression commandait auparavant le respect, maintenant en opposition +avec celle d'un homme fort, altier et résolu, qui avait l'avantage sur +elle et qui était déterminé à s'en prévaloir.</p> + +<p>Après avoir jeté les yeux autour d'elle, comme pour chercher des secours +qu'elle ne pouvait trouver nulle part, et après quelques exclamations +entrecoupées, elle leva les mains au ciel, fondit en larmes et se livra +au plus violent désespoir. Il était impossible de voir une si belle +personne réduite à une pareille extrémité sans s'intéresser en sa +faveur, quoique néanmoins de Bracy fût plus embarrassé que touché. Dans +le fait, il était trop avancé pour reculer, et néanmoins, dans l'état où +il voyait lady Rowena, ni les raisonnemens, ni les menaces ne pouvaient +faire impression sur elle. Il se promenait en long et en large dans +l'appartement, tantôt engageant lady Rowena à se cacher, tantôt +embarrassé sur la conduite qu'il devait suivre à son égard.</p> + +<p>«Si je me laisse attendrir, disait-il en lui-même, par les larmes et la +douleur de cette belle inconsolable, quel fruit recueillerai-je, si ce +n'est la perte des brillantes espérances pour lesquelles j'ai couru tant +de risques et essuyé tant de ridicules de la part du prince Jean et de +mes camarades? Et cependant, se disait-il, je ne me sens nullement fait +pour le rôle que je joue. Je ne puis voir de sang-froid ce beau visage +défiguré par la douleur, ni ces beaux yeux inondés de larmes. Plût au +ciel qu'elle eût conservé son caractère naturel de hauteur ou que +j'eusse une plus grande portion de la triple dureté de coeur du +chevalier Front-de-Boeuf.»</p> + +<p>Agité par ces pensées, il ne put qu'engager l'infortunée Rowena à se +calmer, et à l'assurer que, du moins pour le moment, elle n'avait pas de +raison de se livrer à un aussi grand désespoir. Mais, au milieu des +consolations qu'il lui donnait, il fut interrompu par le son rauque et +perçant du cor de chasse qui avait en même temps alarmé les autres +habitans du château, et arrêté l'exécution de leurs plans rapaces et +cupides. De tous ces habitans, de Bracy fut peut-être celui qui regretta +le moins cette interruption, car sa conférence avec lady Rowena était +parvenue à un point où il trouvait aussi difficile de poursuivre son +entreprise que d'y renoncer.</p> + +<p>Ici nous ne pouvons nous empêcher de penser qu'il est nécessaire que +nous donnions au lecteur des preuves plus concluantes que les incidens +d'un roman, de la vérité du tableau que nous venons de tracer. Il est +pénible que ces vaillans barons, qui, par leur résistance aux +prétentions de la couronne, assurèrent la liberté de l'Angleterre, aient +été eux-mêmes des oppresseurs aussi terribles, et se soient rendus +coupables d'excès aussi contraires non seulement aux lois de +l'Angleterre, mais encore à celles de la nature et de l'humanité. Mais, +hélas! nous n'avons qu'à extraire de l'ouvrage du laborieux Henry un des +nombreux fragmens qu'il a recueillis dans les oeuvres des historiens de +l'époque, dans l'objet de prouver que même la fiction présente à peine +la triste réalité des horreurs de ces temps.</p> + +<p>La description faite par l'auteur de la Chronique saxonne des cruautés +exercées sous le règne du roi Étienne par les grands barons et les +seigneurs de châteaux, qui étaient tous Normands, fournit une forte +preuve des excès dont ils étaient capables lorsque leurs passions +étaient enflammées. «Ils opprimaient horriblement le peuple, dit-il, en +lui faisant construire des forteresses; et lorsqu'elles étaient +construites ils les remplissaient d'hommes méchans qui s'emparaient des +particuliers et des femmes de qui ils espéraient arracher une rançon, +les jetaient dans des cachots, et leur infligeaient des tortures plus +cruelles que jamais les martyrs n'en supportèrent. Ils étouffaient les +uns dans la boue, ils suspendaient les autres par les pieds, ou par la +tête, ou par les pouces, allumant du feu au dessous d'eux. À quelques +uns ils serraient la tête avec des cordes pleines de noeuds, jusqu'à ce +qu'elles pénétrassent dans la cervelle, tandis que d'autres étaient +jetés dans des culs-de-basse-fosse remplis de serpens, de vipères et de +crapauds.» Mais il y aurait trop de cruauté à vouloir forcer le lecteur +à parcourir jusqu'à la fin une pareille description.</p> + +<p>Comme une autre preuve, et peut-être la plus forte que nous puissions +donner de ces fruits amers de la conquête, nous pouvons faire remarquer +que l'impératrice Mathilde, quoique fille du roi d'Écosse, et ensuite +reine d'Angleterre et impératrice d'Allemagne, fille, épouse et mère de +monarques, fut obligée, pendant le séjour qu'elle fit dans sa jeunesse +en Angleterre, pour son éducation, de prendre le voile, comme le seul +moyen d'échapper aux poursuites licencieuses des nobles normands. Ce fut +là le motif qu'elle allégua devant le grand conseil du clergé +britannique, comme sa seule excuse d'avoir pris le voile. Le clergé +assemblé reconnut la validité de ce moyen de défense, et la notoriété +des circonstances sur lesquelles il était fondé; rendant ainsi un +témoignage frappant et incontestable de l'existence de cette lubricité +honteuse qui fit l'opprobre de ce siècle. Il était publiquement reconnu, +disait-on, qu'après la conquête du roi Guillaume, les Normands venus à +sa suite, fiers d'une si grande victoire, n'obéirent à d'autres lois +qu'à celles de leurs passions effrénées; et non seulement dépouillèrent +de leurs propriétés les Saxons qu'ils avaient conquis, mais encore +attaquèrent l'honneur de leurs femmes et de leurs filles avec la plus +brutale licence, et de là vient qu'il était très ordinaire de voir les +veuves et les filles des familles nobles se réfugier dans des couvens, +non par l'effet d'une vocation, mais uniquement pour mettre leur honneur +à l'abri des attaques de libertins puissans.</p> + +<p>Telle était la licence de l'époque, ainsi que le prouve la déclaration +publique du clergé qui nous a été transmise par Eadmer. Nous n'avons +plus rien à ajouter pour justifier la probabilité des scènes que nous +venons de détailler et de celles que nous aurons encore à peindre sur +l'autorité un peu plus apocryphe du manuscrit de Wardour.</p> + +<p class="mid">FIN DU TOME DEUXIÈME.</p> +<br><br> + +<p class="mid"><span class="overl">IMPRIMERIE ET FONDERIE DE RIGNOUX,</span><br> +<span class="sc">Rue des Francs-Bourgeois-S.-Michel, n° 8.</span></p> + + + + +<br><br> + + + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Ivanhoe (2/4), by Walter Scott + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK IVANHOE (2/4) *** + +***** This file should be named 34332-h.htm or 34332-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/4/3/3/34332/ + +Produced by Mireille Harmelin, Jean-Pierre Lhomme, Rénald +Lévesque (HTML) and the Online Distributed Proofreaders +Europe at http://dp.rastko.net. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. 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