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+The Project Gutenberg EBook of Ivanhoe (2/4), by Walter Scott
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Ivanhoe (2/4)
+ Le retour du croisé
+
+Author: Walter Scott
+
+Translator: Albert Montémont
+
+Release Date: November 15, 2010 [EBook #34332]
+[Last updated: March 26, 2012]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK IVANHOE (2/4) ***
+
+
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+
+Produced by Mireille Harmelin, Jean-Pierre Lhomme, Rénald
+Lévesque (HTML) and the Online Distributed Proofreaders
+Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced
+from images generously made available by the Bibliothèque
+nationale de France (BnF/Gallica)
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+
+
+
+
+
+
+
+IVANHOE.
+
+
+OU
+
+LE RETOUR DU CROISÉ
+
+Par Walter Scott.
+
+
+TRADUCTION NOUVELLE
+
+PAR M. ALBERT-MONTÉMONT.
+
+
+ Toujours de son départ il faisait les apprêts,
+ Prenait congé sans cesse, et ne partait jamais.
+ (_Trad. de Prior_.)
+
+
+TOME DEUXIÈME.
+
+
+
+PARIS.
+
+RIGNOUX, IMPRIMEUR-LIBRAIRE, ÉDITEUR,
+Rue des Francs-Bourgeois-S.-Michel, n° 8.
+
+AMABLE GOBIN ET Cie,
+Successeurs de la Maison Baudouin, rue de Vaugirard, 17.
+
+1829.
+
+IVANHOE
+OU
+LE RETOUR DU CROISÉ.
+
+
+
+
+CHAPITRE XI.
+
+
+_Premier voleur._
+
+«Halte là, monsieur; jetez-nous votre bourse si vous ne voulez pas que
+nous vous la prenions de force.»
+
+_Sperd._
+
+«Nous sommes perdus! ce sont les scélérats que tous les voyageurs
+craignent tant.»
+
+_Valentin._
+
+«Mes amis.....»
+
+_Premier voleur._
+
+«Ne nous appelez pas ainsi, monsieur; nous ne sommes pas vos amis, mais
+vos ennemis.»
+
+_Deuxième voleur._
+
+«Paix! il faut l'écouter!...
+
+_Troisième voleur._
+
+«Oui, par ma barbe, il faut l'écouter! c'est un homme comme il faut.»
+
+Shakspeare, _les deux Gentilshommes de Venise_.
+
+
+
+Notre gardien de pourceaux n'était pas à la fin de ses aventures
+nocturnes, et il commençait en effet à s'en douter, lorsqu'après avoir
+traversé la plus grande partie de la ville d'Ashby, et avoir passé près
+de quelques maisons isolées qui en formaient le faubourg, il se trouva
+dans un chemin creux, entre deux monticules couverts de noisetiers et de
+buis, entremêlés de chênes qui étendaient leurs branches sur la route,
+d'ailleurs très raboteuse et pleine d'ornières profondes, creusées par
+le roulis journalier de voitures de toute espèce, de celles surtout qui
+avaient récemment transporté tous les matériaux nécessaires à la
+construction des galeries élevées autour de la lice du tournoi; enfin
+l'obscurité était encore rendue plus grande par le feuillage et les
+branches des arbres qui interceptaient le peu de clarté que la lune
+aurait pu y verser dans une belle nuit d'été. Le bruit lointain des
+divertissemens de la ville, celui des chants joyeux, des éclats de rire
+de la multitude, mariés au son des divers instrumens, tout cela, en
+rappelant au souvenir de Gurth cette foule de guerriers, de gens de
+toute condition et sans aveu, qui se trouvaient à Ashby, tintait malgré
+lui à son oreille, et augmentait son inquiétude et son embarras. Dans sa
+perplexité, il se dit à lui-même: «Par le ciel et par saint Dunstan, la
+juive avait raison! je voudrais être en sûreté, moi et mon trésor. Il y
+a ici un si grand nombre, je n'ose pas dire de voleurs, mais de
+soi-disant chevaliers errans, d'écuyers, de ménestrels, de jongleurs,
+d'archers et de vauriens affamés et vagabonds, qu'un homme ayant un marc
+d'argent en poche ne saurait être en pleine sécurité; à plus forte
+raison celui qui, comme moi, a une si énorme somme de sequins. Je
+voudrais être au bout de ce chemin redouté, pour apercevoir les clercs
+de saint Nicolas avant qu'ils ne tombent sur les épaules.» Afin
+d'atteindre la plaine à laquelle menait ce chemin creux, notre voyageur
+doubla donc le pas; mais, dans l'endroit précisément où le bois qui
+garnissait les deux hauteurs était le plus fourré, le plus touffu,
+quatre hommes s'élancent sur lui, deux de chaque côté du chemin, et ils
+le tiennent si bien serré, que tous efforts de sa part, toute résistance
+deviennent inutiles.
+
+«Ta bourse! lui dit l'un d'eux; nous sommes des gens serviables, et nous
+débarrassons les voyageurs des plus ou moins lourds fardeaux qui les
+gênent dans leur marche.»--«Vous ne me débarrasseriez pas facilement de
+celui que je porte, si je pouvais me défendre,» répondit Gurth, dont la
+probité innée et sans tache l'empêchait de se taire et de ne pas
+s'épuiser en efforts, malgré l'imminence du danger présent. «C'est ce
+que nous allons voir, répliqua le voleur. Si tu aimes les os brisés et
+la bourse coupée, rien n'est plus facile; on pourra également t'ouvrir
+deux veines en même temps. Qu'on l'emmène dans le bois,» dit-il à ses
+compagnons.
+
+On força Gurth à gravir la hauteur du côté gauche du chemin, et on
+l'entraîna de vive force dans un petit bois qui s'étendait jusqu'à la
+plaine; on le fit marcher ainsi jusque dans le plus épais du taillis.
+Là, se trouvait une espèce de clairière où se jouaient les pales rayons
+de la lune, où les bandits s'arrêtèrent avec leur victime, et où ils
+furent joints par deux autres. Ce fut en cet endroit que Gurth, au moyen
+de cette faible lueur, put s'apercevoir que ces six larrons portaient
+des masques, ce qui ne lui aurait laissé aucun doute sur leur
+profession, s'il avait pu en concevoir d'après la manière brutale dont
+il venait d'être arrêté et saisi, et si le lieu même de l'arrestation
+n'eût témoigné contre ses assassins. «Combien as-tu d'argent?» lui
+demanda un des nouveaux venus.--«Trente sequins m'appartiennent,»
+répondit Gurth avec assurance.--«Mensonge! mensonge! s'écrièrent tous
+les brigands; un Saxon aurait trente sequins, et partirait de la ville
+sans être ivre? impossible! confiscation irrévocable de tout ce qu'il
+porte.»--«Je les gardais pour acheter ma liberté,» dit Gurth.--«Tu n'es
+qu'un âne, cria l'un des voleurs; trois pintes de double bière
+t'auraient rendu aussi libre et plus libre que ton maître, fût-il Saxon,
+comme toi.»--«C'est une triste vérité, dit Gurth; mais si trente sequins
+vous contentaient, lâchez moi le bras, et je vous les compterai.»--«Un
+instant, reprit encore un des nouveaux venus, qui semblait être le chef;
+le sac que tu portes sous ton manteau renferme plus d'argent que tu n'en
+déclares.»--«Il appartient au brave chevalier, mon maître, répondit
+Gurth, et certainement je ne vous en aurais point parlé, si vous aviez
+voulu vous contenter de ce qui m'appartient.»--«Tu es un brave garçon,
+par ma foi! et tout dévoués que nous soyons à saint Nicolas, tu peux
+encore sauver tes trente sequins, si tu veux être sincère avec nous.
+Mais, en attendant, mets à terre le poids qui te gêne.» Et aussitôt il
+lui prit un sac de cuir, dans lequel se trouvaient la bourse de Rebecca
+et le reste des sequins qu'il avait apportés.»
+
+Continuant alors son interrogatoire: «Quel est ton maître?» lui
+demanda-t-il.--«Le chevalier déshérité.»--«Qui a remporté le prix
+aujourd'hui? Quel est son nom et son lignage?»--«Son bon plaisir est
+qu'on l'ignore, et ce n'est pas de moi que vous l'apprendrez.»--«Et
+toi-même, comment te nommes-tu?»--«Vous dire mon nom, ce serait vous
+désigner mon maître.»--«Tu es un fidèle serviteur. Mais comment cet or
+appartient-il à ton maître? Est-ce par héritage ou à quelque autre
+titre?»--«C'est par le droit de sa bonne lance. Ce sac renferme la
+rançon de quatre beaux coursiers et d'autant de belles armures.»--«Combien
+s'y trouve-t-il?»--Deux cents sequins.»--«Pas davantage? Ton maître a
+été bien modéré envers les vaincus; ils en ont été quittes à bon marché.
+Dis-moi ceux qui ont payé cette rançon.» Gurth obéit.
+
+«Mais tu ne me parles pas du templier, reprit le chef. Tu ne peux me
+tromper: quelle rançon a payé sire Brian de Bois-Guilbert?»--«Mon maître
+n'en a voulu aucune de lui. Il existe entre eux une haine à mort, et ils
+ne peuvent avoir ensemble aucun rapport de courtoisie.»--«Bravo!» dit le
+chef. Et après un moment de réflexion: «Par quel hasard, ajouta-t-il, te
+trouvais-tu à Ashby avec une telle somme?»--«J'allais rendre au juif
+Isaac d'Yorck le prix d'une armure qu'il avait prêtée à mon maître pour
+le tournoi.»--«Et combien as-tu payé à Isaac? Si j'en juge par le poids,
+la somme entière est encore dans ce sac.»--«J'ai payé quatre-vingts
+sequins à Isaac, et il m'en a fait remettre cent en place.»--«Impossible!
+Impossible! s'écrièrent à la fois tous les brigands. Comment oses-tu
+nous en imposer par d'aussi grossiers mensonges?»--«Ce que je vous dis,
+répondit Gurth, est aussi vrai qu'il est vrai que vous voyez la lune.
+Vous trouverez les cent sequins dans une bourse de soie séparée du reste
+de l'argent.»--«Songe, dit le chef, que tu parles d'un juif, d'un homme
+aussi incapable de lâcher l'or qu'il a une fois touché que les sables du
+désert le sont de rendre la coupe d'eau que le voyageur y a
+versée[1].»--«Un juif, dit un autre chef de bandits, n'a pas plus de
+pitié qu'un officier du shériff à qui l'on n'a pas remis pour
+boire.»--«Ce que je vous ai dit est pourtant vrai,» répondit
+Gurth.--«Qu'on allume vite une torche, dit le chef, car je veux examiner
+cette bourse. Si ce drôle ne ment pas, la générosité du juif est un
+phénomène contre nature, et presque un aussi grand miracle que celui qui
+fit jaillir une source d'un rocher pour ses ancêtres dans le désert.»
+
+ Note 1: A Jew, as unapt to restore gold as the dry of his
+ deserts to return the cup of water which the pilgrim spills
+ upon them.
+
+On alluma une torche, et le chef examina ce que la bourse contenait.
+Pendant qu'il la dénouait, ses compagnons se groupèrent autour de lui;
+et ceux qui tenaient Gurth par le bras, mus par un excès de curiosité à
+la vue de l'or, allongèrent le cou pour satisfaire leur cupidité.
+L'écuyer saxon, par cette inadvertance, se trouvant moins serré,
+rassembla toutes ses forces musculeuses pour s'affranchir de ses liens à
+l'aide d'un mouvement spontané et vigoureusement combiné; et vraiment il
+fût parvenu à s'évader, à se délivrer des voleurs, s'il eût voulu
+renoncer à l'argent de son maître; mais cette intention ne fut pas la
+sienne. Ainsi adroitement dégagé des liens qui le retenaient captif, il
+arracha incontinent à l'un des bandits un bâton noueux, en asséna un
+coup vigoureux sur la tête du chef, qui ne s'attendait guère à semblable
+représaille: dès lors la bourse tomba des mains de celui-ci, et Gurth
+allait la ramasser, quand les voleurs, plus agiles, s'emparèrent de
+nouveau du malheureux porcher, et le tinrent plus étroitement serré que
+jamais.
+
+«Faquin, lui dit le chef, avec tout autre que moi ton insolence serait
+déjà punie: mais dans un moment tu connaîtras ta destinée. Il faut
+d'abord nous occuper de ton maître: les affaires du chevalier doivent
+passer avant celles de l'écuyer, suivant les lois de la chevalerie. En
+attendant, demeure en repos; car, si tu essaies le moindre mouvement, on
+te mettra hors d'état de bouger de long-temps. Camarades, dit-il alors
+aux autres, cette bourse est brodée en caractères hébraïques; il s'y
+trouve cent pièces, et je crois à la véracité du yeoman. N'exigeons nul
+péage du chevalier son maître; il est trop des nôtres pour que nous le
+rançonnions: les chiens ne s'attaquent pas aux chiens tant qu'il y a des
+loups et des renards en abondance[2].»--«Il est des nôtres! reprit un
+des bandits: je voudrais bien savoir comment?»--«N'est-il pas misérable
+et déshérité comme nous? N'est-ce pas, comme nous, à la pointe de l'épée
+qu'il gagne paisiblement sa vie? N'a-t-il pas vaincu Front-de-Boeuf et
+Malvoisin, comme nous le ferions si l'occasion s'en présentait? N'est-il
+pas ennemi mortel de Brian de Bois-Guilbert, que nous avons tant de
+raison de redouter? Autrement, voudrais-tu que nous eussions moins de
+conscience qu'un mécréant, un vilain juif?»--«Non, tu as raison: ce
+serait une honte, répondit le même brigand; cependant, lorsque je
+servais dans la troupe du vieux Gandelyn, nous n'avions pas de tels
+scrupules. Et cet insolent rustaud, je le demande, s'en ira-t-il sans
+égratignure?»--Non, certes, si tu peux le fustiger,» répliqua le chef.
+
+ Note 2: Dogs should not worry dogs where wolves and foxes are
+ to be found in abundance.
+
+«Ici, coquin, ajouta-t-il en s'adressant à Gurth. Sais-tu manier le
+bâton que tu as si vite escamoté?»--«Je pense, dit Gurth, que vous en
+avez eu une assez bonne preuve pour répondre vous-même à cette
+question.»--«Oui, par ma foi, tu m'en as asséné un coup vigoureux,
+reprit le capitaine. Donne-s-en autant à ce garçon, et tu passeras franc
+d'impôt. Et même, si tu ne réussis pas, tu t'es montré si fidèle à ton
+maître, que je me croirai, sur mon honneur, obligé de payer ta rançon.
+Allons, Miller[3], prends ton bâton et ne perds point la tête. Vous
+autres, lâchez ce drôle et donnez-lui un bâton: il fait assez clair pour
+une telle joute.»
+
+ Note 3: Mot qui veut dire _meunier_, sens dans lequel il sera
+ tout à l'heure employé.
+
+Armés chacun d'un fort bâton de même longueur et de même grosseur, les
+deux champions vinrent se placer au milieu de la clairière, afin de
+combattre plus à leur aise au clair de la lune. Les brigands faisaient
+cercle autour d'eux en pouffant de rire; et criaient à leur camarade:
+«Allons, meunier, prends garde de payer toi-même ton droit de passe.» Le
+meunier, de son côté, prenant son bâton par le milieu, et le faisant
+tourner sur sa tête pour imiter ce que les Français appellent _le
+moulinet_, s'écria fièrement: «Avance, faquin, si tu l'oses; tu vas
+sentir la force du poing d'un meunier.»--«Si tu es un meunier,» répondit
+Gurth avec fermeté, en jouant du bâton sur sa tête de la même manière
+que son antagoniste, «tu dois être doublement voleur; et, en homme, je
+te défie.»
+
+Alors les deux champions s'attaquèrent bravement, et déployèrent pendant
+quelques minutes une grande égalité de force, de courage et d'adresse,
+portant et parant les coups avec la plus rapide dextérité. Le bruit de
+leurs bâtons frappant à coups redoublés l'un sur l'autre était tel, qu'à
+une certaine distance on aurait cru qu'il y avait au moins six
+combattans de chaque côté. Des combats moins acharnés et moins dangereux
+ont été chantés en beaux vers héroïques; mais celui de Gurth et du
+meunier n'aura pas le même honneur, faute d'un poète inspiré qui rende
+hommage à de tels adversaires. Cependant, quoique le combat du bâton à
+deux bouts ne soit plus pratiqué[4], nous ferons de notre mieux pour
+rendre justice en prose à de si braves champions.
+
+ Note 4: Les paysans de la Normandie se servent encore du
+ bâton dans leurs querelles ou leurs jeux, en faisant le
+ moulinet. A. M.
+
+Ils luttèrent pendant assez long-temps avec un succès balancé.
+Toutefois, le meunier commença à perdre patience devant un antagoniste
+aussi formidable, et en voyant ses compagnons se moquer de lui, comme
+c'est d'usage en pareil cas. Cette impatience devint funeste à celui qui
+la manifestait dans ce noble jeu du gourdin, lequel exige beaucoup de
+sang-froid et de présence d'esprit, et elle donna à Gurth, doué d'un
+caractère très ferme, un énorme avantage dont il sut profiter. Le
+meunier attaquait avec une furie extrême; les deux bouts de son bâton
+frappaient tour à tour sans discontinuer, et il serrait de près son
+ennemi, qui, faisant le moulinet, se couvrait la tête et le corps,
+parait tous les coups, et se tenait sur la défensive; il agissait de
+l'oeil, du pied et de la main, si à propos, qu'en voyant son adversaire
+manquer de respiration par la fatigue, il porta de la main gauche un
+coup de l'instrument à la tête; pendant que le meunier voulut le parer,
+il précipita sa main droite à sa gauche, et, en brandissant le bâton, il
+atteignit au côté gauche de la tête son antagoniste dont le corps à
+l'instant mesura de toute sa longueur la verte pelouse.
+
+«Très bien! exploit digne d'un archer!» s'écrièrent les voleurs.
+Parfaitement combattu, et vive à jamais la vieille Angleterre! le Saxon
+a sauvé sa bourse et sa peau, le meunier a trouvé son maître.»--«Tu peux
+continuer ta route, mon ami, dit le capitaine en s'adressant à Gurth, et
+en confirmant l'assentiment général des spectateurs; je te ferai
+accompagner par deux de mes camarades, jusqu'en vue du pavillon de ton
+maître, de peur que tu ne rencontres quelques autres promeneurs de nuit,
+qui auraient des consciences moins timorées que les nôtres; car en ce
+moment il y en a plus d'un aux aguets. Prends garde, cependant;
+souviens-toi que tu as refusé de nous dire ton nom; ne cherche pas à
+découvrir les nôtres, et à savoir qui nous sommes; car, si tu poussais
+trop loin tes investigations, tu n'en serais plus quitte à si bon
+marché.
+
+Gurth remercia le capitaine, et l'assura qu'il suivrait son avis. Deux
+des outlaws, armés de leurs bâtons, lui dirent alors de les suivre, et
+traversèrent ensemble la forêt, par un petit sentier embarrassé de
+broussailles, et à nombreux détours. Sur la lisière du bois, deux hommes
+parlèrent à ses guides, et en reçurent à l'oreille une réponse qui
+permit de continuer la marche sans encombre. Le fidèle écuyer reconnut
+que la précaution du chef n'avait pas été vaine, et il conclut de cette
+circonstance que la bande était nombreuse, et qu'il y avait une garde
+régulière autour du lieu de leur rendez-vous.
+
+En arrivant sur la bruyère, Gurth n'aurait pu y trouver son chemin, qui
+n'était pas celui par où il était venu; mais ses deux guides
+l'accompagnèrent jusqu'à une petite éminence du haut de laquelle, au
+clair de la lune, on distinguait la place du tournoi, les tentes
+dressées à chaque bout, avec les pannonceaux qui les ornaient, et que le
+vent balançait encore; on entendait même le chant dont les sentinelles
+cherchaient à égayer leur faction nocturne.
+
+Ici les deux voleurs s'arrêtèrent. «Nous n'irons pas plus loin, lui
+dirent-ils; car il y aurait de notre part imprudence à le tenter.
+Rappelle-toi l'avertissement que tu as reçu. Garde le secret sur ce qui
+t'est survenu cette nuit, tu n'auras pas sujet de t'en repentir. Mais si
+tu t'avisais de parler, la tour de Londres ne te protégerait pas contre
+notre vengeance.»--«Grand merci et bonne nuit, messieurs, dit Gurth, je
+suis discret de mon naturel, mais je me flatte que sans vous offenser,
+je puis vous souhaiter un meilleur état que le vôtre.
+
+À ces mots ils se séparèrent. Les outlaws reprirent le chemin par où ils
+étaient venus, et Gurth se rendit à la tente de son maître, auquel,
+nonobstant l'injonction qu'il avait reçue, il conta toutes ses aventures
+de la nuit. Le chevalier déshérité éprouva un étonnement inexprimable,
+non moins de la générosité de Rébecca, dont cependant il résolut de ne
+pas profiter, que de celle des voleurs, à la profession desquels un
+pareil sentiment paraît si étranger. Ses réflexions sur ces événemens
+singuliers furent toutefois interrompues par le besoin qu'il avait de
+repos; les fatigues de la journée et celles qui l'attendaient le
+lendemain le lui rendaient indispensable. Il se mit donc sur une superbe
+couche que les maréchaux du tournoi lui avaient fait préparer; et, de
+son côté, le fidèle gardien de pourceaux s'étendit sur une peau d'ours,
+à travers l'entrée du pavillon, de manière que personne n'eût pu s'y
+introduire sans l'éveiller.
+
+
+
+
+CHAPITRE XII.
+
+
+ «Les hérauts cessent maintenant de toucher, serrer et
+ remonter leurs trompettes et leurs clairons, qui ne font plus
+ entendre leurs sons éclatans. Il ne reste plus rien à dire ou
+ à faire; mais de toutes parts on voit les lances se
+ précipiter au milieu des ennemis; ici l'éperon pointu est
+ poussé dans le flanc; là vous voyez des jouteurs et des
+ cavaliers; autre part des javelots frappant des boucliers
+ volent en éclats; la pointe se fait jour jusqu'au coeur; les
+ lances volent dans les airs à vingt pieds de hauteur; les
+ épées, brillantes comme l'argent, cherchent des casques à
+ briser, des cuirasses à mettre en lambeaux: le sang jaillit
+ de toutes les plaies et forme de longs ruisseaux.» Chaucer.
+
+
+Le jour reparut dans tout son éclat; et avant que le soleil se fût un
+peu élevé sur l'horizon, les plus tardifs comme les plus empressés des
+spectateurs étaient accourus de toutes parts vers le cercle tracé autour
+de la lice, afin de s'assurer le poste le plus favorable, pour voir les
+joutes qui allaient commencer. Les maréchaux du tournoi et leurs suivans
+arrivèrent bientôt dans l'arène, avec les hérauts d'armes, pour recevoir
+les noms des chevaliers décidés à combattre, et leur demander sous quel
+étendard ils voulaient se ranger. C'était une précaution indispensable
+qui devait établir l'égalité entre les deux corps prêts à être opposés
+l'un à l'autre.
+
+Suivant l'usage, le chevalier déshérité, qui avait triomphé dans le
+dernier tournoi, devenait de droit le chef d'une des deux troupes,
+tandis que Brian de Bois-Guilbert, regardé comme le second qui avait
+obtenu le plus de gloire dans le jour précédent, fut déclaré le premier
+champion de l'autre bande. Ceux qui la veille s'étaient rangés de son
+parti revinrent sous son drapeau, excepté Ralph de Vipont, que sa chute
+avait mis hors d'état de reprendre de sitôt son armure. Il ne manqua pas
+de vaillans et nobles candidats pour remplir les rangs de l'une et
+l'autre cohorte. En effet, bien que le tournoi général, dans lequel
+beaucoup de chevaliers combattaient à la fois, devînt plus dangereux que
+des combats singuliers, à cette époque du moyen âge, on le préférait
+toujours. Une foule de ces mêmes chevaliers, qui n'avaient pas assez de
+confiance dans leur propre habileté pour défier un seul adversaire d'une
+haute réputation, désiraient néanmoins déployer leur courage dans un
+combat général, où ils pouvaient lutter contre des champions moins
+redoutables. Cinquante chevaliers étaient déjà inscrits, lorsque les
+maréchaux déclarèrent qu'il n'en serait pas admis un plus grand nombre,
+ce dont plusieurs autres, arrivés trop tard, éprouvèrent bien du regret.
+
+Vers dix heures, toute la plaine était couverte par une multitude de
+personnes des deux sexes, à cheval ou à pied, empressées au tournoi; et
+bientôt des fanfares annoncèrent le prince Jean et sa suite. Le monarque
+était entouré de la plupart des chevaliers qui se proposaient de prendre
+une part active à la lutte, aussi bien que de ceux dont le rôle devait
+se borner à celui de spectateurs. Dans le même instant arriva le Saxon
+Cedric avec lady Rowena, mais non suivi du baron Athelstane. Ce dernier
+avait revêtu une forte armure, afin de se mêler parmi les combattans;
+et, à la grande surprise de Cedric, il avait pris son rang sous la
+bannière du Templier. Le Saxon fit à son ami de très vives remontrances
+sur un choix si peu judicieux; mais il n'en avait reçu qu'une réponse
+évasive, comme en donnent ordinairement ceux qui s'obstinent beaucoup
+plus à suivre une détermination qu'à la justifier.
+
+Athelstane cependant avait une excellente raison pour adhérer au parti
+de Brian de Bois-Guilbert; mais il eut la prudence de ne point la
+révéler. Quoique l'apathie de son humeur fût loin de le porter à faire
+aucune démarche pour gagner les bonnes grâces de lady Rowena, il s'en
+fallait qu'il demeurât insensible à ses charmes, et il considérait son
+alliance avec elle comme une chose irrévocablement fixée par le
+consentement de Cedric et des autres amis que la jeune personne eût pu
+consulter. Aussi était-ce avec un déplaisir extrême qu'il avait vu le
+vainqueur de la veille, usant de la prérogative que la coutume lui
+accordait, porter son choix sur lady Rowena, et la proclamer reine de la
+beauté et de l'amour. Pour le punir d'une préférence qui venait en
+quelque sorte contrarier ses desseins, Athelstane, confiant dans sa
+force et son habileté, que du moins ses flatteurs ne manquaient pas de
+vanter, résolut non seulement de priver du secours de son bras le
+chevalier déshérité, mais même, si l'occasion s'en présentait, de lui
+faire sentir le poids de sa hache d'armes. Bracy et d'autres chevaliers
+attachés au prince Jean s'étaient rangés parmi les tenans, d'après
+l'ordre de leur maître, qui par tous les moyens désirait assurer la
+victoire au drapeau de Brian de Bois-Guilbert. Du côté opposé, beaucoup
+d'autres chevaliers normands ou anglais s'étaient déclarés contre les
+tenans, d'autant plus volontiers qu'ils étaient fiers de suivre un
+champion aussi brave que le chevalier déshérité.
+
+Sitôt que le prince Jean vit que la reine du jour était arrivée, il vint
+à sa rencontre avec cet air de courtoisie qu'il savait si bien prendre
+quand il le voulait, et, ôtant de sa tête la riche toque dont elle était
+parée, il descendit de cheval, et offrit la main à lady Rowena, pour
+quitter également la selle de son palefroi, tandis que, le front
+découvert, l'un des premiers seigneurs de sa suite tenait la bride du
+coursier de la belle, qui hennissait, comme orgueilleux d'un tel
+fardeau. «C'est ainsi qu'il nous faut les premiers, s'écria le prince,
+donner l'exemple du respect dû à la reine de la beauté et de l'amour, en
+nous empressant de l'accompagner jusqu'au trône où son triomphe lui a
+acquis le doux privilége de s'asseoir aujourd'hui. Mesdames,
+ajouta-t-il, escortez votre souveraine, et rendez-lui tous les honneurs
+qu'un jour aussi vous recevrez sans doute à votre tour.» En disant ces
+paroles, il conduisit Rowena au siége d'honneur, vis-à-vis de son trône,
+tandis que les dames les plus distinguées par leur naissance et leur
+beauté se pressaient, afin d'obtenir les places les plus voisines de
+leur reine éphémère.
+
+À peine fut-elle assise, que des fanfares et des acclamations saluèrent
+sa nouvelle dignité. Les rayons du soleil, alors dans tout son éclat, se
+réfléchissaient sur les armes des chevaliers qui, aux deux extrémités de
+la lice, se concertaient vivement sur la manière dont ils disposeraient
+leur ligne, et soutiendraient l'assaut.
+
+Les hérauts d'armes commandèrent alors le silence, jusqu'à ce qu'on eût
+terminé la lecture des règles du tournoi. Elles étaient calculées de
+façon à diminuer jusqu'à un certain point les dangers du combat;
+précaution devenue d'autant plus nécessaire, qu'on devait faire usage
+d'épées et de lances affilées. Aussi, était-il expressément défendu aux
+champions de pousser de la pointe; il ne leur était permis que de
+frapper du plat de la lame. Un chevalier pouvait à son gré se servir
+d'une massue ou d'une hache d'armes; mais le poignard lui était
+interdit. Tout chevalier désarçonné pouvait renouveler à pied le combat
+avec un autre adversaire qui se trouvait dans le même cas; mais alors
+nul cavalier ne pouvait l'attaquer. Lorsqu'un chevalier parvenait à
+repousser son antagoniste jusqu'à l'extrémité de la lice, de manière à
+lui faire toucher, de sa personne et de ses armes, la palissade,
+celui-ci était tenu de s'avouer vaincu, et son armure et son coursier
+passaient à la disposition du vainqueur. Un chevalier ainsi défait ne
+pouvait plus rentrer en lice. Si un chevalier tombait renversé et hors
+d'état de se relever, son page pouvait entrer dans l'arène et emporter
+son maître hors de l'enceinte; mais alors ce chevalier était déclaré
+vaincu, et privé de ses armes et de son cheval. Le combat devait cesser
+dès que le prince Jean jetterait dans l'arène son bâton de commandement;
+autre précaution usitée pour empêcher l'inutile effusion du sang, par la
+trop longue prolongation d'une joute désespérée. Tout chevalier qui
+transgressait les règles du tournoi, ou, de quelque manière que ce fût,
+celles de la chevalerie, pouvait être dépouillé de ses armes, et obligé,
+son bouclier renversé, de s'asseoir dans cette posture sur les barreaux
+de la palissade, exposé à la risée publique, en punition de sa déloyale
+conduite.
+
+Après avoir ainsi proclamé ces sages dispositions, les hérauts d'armes
+terminèrent par une exhortation à tout bon chevalier de remplir son
+devoir et de mériter la faveur de la reine de la beauté et de l'amour.
+Cette proclamation finie, les hérauts se retirèrent à leurs places
+respectives. Alors les chevaliers s'avancèrent lentement des deux bouts
+de la lice, rangés en double file exactement opposée l'une à l'autre, le
+chef de troupe au centre du premier rang, poste qu'il n'occupa qu'après
+avoir passé en revue son corps, et avoir assigné à chacun la place qu'il
+devait garder.
+
+C'était un spectacle tout à la fois agréable et terrible, que de voir
+tant de valeureux champions richement armés, guidant de superbes
+coursiers, et se tenant tous prêts à une attaque formidable, fixés sur
+leur selle de guerre, comme autant de piliers d'airain, et attendant le
+signal du combat avec la même impatience que leurs généreux coursiers,
+qui, hennissant et frappant du pied la terre, brûlaient de commencer un
+choc épouvantable.
+
+Pendant que les chevaliers tenaient leurs lances debout, les rayons du
+soleil en faisaient briller les pointes acérées, et des banderoles, les
+ornant à l'envi, flottaient sur les panaches qui ombrageaient l'éclat
+des casques belliqueux. Ils demeurèrent dans cette noble attitude
+pendant que les maréchaux du tournoi parcouraient les rangs avec une
+rigoureuse attention, de peur que l'un des deux partis ne se trouvât
+plus ou moins nombreux que l'autre. Assurés d'une balance égale, ils se
+retirèrent de la lice; et, d'une voix de tonnerre, Guillaume de Wyvil
+donna le signal en ces mots: «Laissez aller!» Les trompettes sonnèrent
+au même instant; les lances des chevaliers se baissèrent à la fois, et
+se mirent en arrêt; les éperons s'enfoncèrent dans les flancs des
+coursiers: des deux côtés les premiers rangs fondirent l'un sur l'autre
+au grand galop, et, lorsqu'ils se rencontrèrent au milieu de l'arène,
+leur choc fut si terrible, qu'on l'entendit à un mille de distance.
+
+Le résultat de ce premier engagement ne fut pas sur-le-champ connu des
+spectateurs, car les flots de poussière élevés par le trépignement des
+chevaux obscurcirent l'air, et il fallut attendre quelques minutes avant
+de pouvoir juger l'effet de cette rencontre meurtrière. Aussitôt que
+l'on put apercevoir le champ de bataille, on vit de chaque côté que la
+moitié des chevaliers avaient été désarçonnés, les uns vaincus par la
+dextérité de leurs adversaires, les autres par une force plus grande qui
+avait abattu en même temps le cheval et le cavalier; quelques uns
+gisaient sur la terre comme dans une impossibilité absolue de se
+relever; d'autres étaient déjà sur pied, et serraient de près ceux de
+leurs ennemis qui se trouvaient dans la même position; deux ou trois
+avaient reçu de si graves blessures qu'ils se voyaient hors de combat,
+et, employant leurs écharpes à arrêter le sang, ils s'épuisaient en
+douloureux efforts pour s'éloigner du milieu de la foule et du bruit.
+Les chevaliers non démontés, mais dont presque toutes les lances avaient
+été rompues par la violence du choc, avaient maintenant l'épée à la
+main; ils poussaient leurs cris de guerre, et échangeaient leurs coups
+avec le même acharnement que si l'honneur et la vie de chacun eussent
+dépendu de l'issue de l'action.
+
+Le tumulte s'accrut bientôt, lorsque de chaque côté le second rang, qui
+formait la réserve, se précipita au secours du premier. Les compagnons
+de Brian de Bois-Guilbert criaient: «_Ah! Baucéan! Baucéan_[5]! pour le
+Temple! pour le Temple!» Le parti opposé répondait: «_Desdichado!
+desdichado!_[6]» cri de guerre qu'il avait pris de la devise gravée sur
+le bouclier de son chef.
+
+ Note 5: Le _Baucéan_, que par erreur Walter-Scott écrit
+ _Beaucéant_, était, dit-il, le nom de la bannière des
+ templiers, laquelle était moitié noire, moitié blanche, pour
+ annoncer, ajoute-t-il, qu'ils étaient aussi bons et candides
+ envers les chrétiens, que noirs, c'est-à-dire terribles
+ envers les infidèles. Cette explication de l'emblème est
+ exacte; mais ici l'écrivain anglais confond, et prend un
+ étendard pour l'autre. Les templiers en avaient deux: _le
+ Drapeau de guerre_ ou _Vexilium belli_, et _le Baucéan_ ou
+ _Baucennus_. Celui-ci, blanc, était chargé d'une croix
+ gironnée de gueule ou rouge, formée de quatre triangles,
+ l'autre était blanc, chargé de quatre pals de sable ou noirs.
+
+ Note 6: _Déshérité! déshérité!_ devise du chevalier Ivanhoe.
+
+Les deux partis en vinrent derechef aux mains avec une inexprimable
+furie. Le succès était balancé, et la victoire flottait incertaine entre
+les combattans. Le cliquetis des armes et les cris des champions, se
+mêlant à l'âpre son des trompettes, étouffaient les gémissemens de ceux
+qui succombaient et roulaient, sur le sol et sans défense, sous les
+pieds des chevaux. Les éclatantes armures des guerriers étaient alors
+couvertes de poussière et de sang, et se brisaient aux coups réitérés du
+glaive et de la hache d'armes. Les plumes blanches qui décoraient les
+casques voltigeaient au gré de la brise comme des flocons de neige. Tout
+ce qu'il y avait de brillant et de gracieux dans le costume militaire
+s'était évanoui, et ce qui demeurait visible n'était plus de nature qu'à
+éveiller la crainte ou la pitié.
+
+Cependant tel est l'empire de l'habitude, que non seulement la foule
+obscure des spectateurs attirée naturellement par les scènes d'horreur,
+mais les dames elles-mêmes, placées dans les galeries, observaient la
+mêlée non pas sans éprouver, on le pense bien, une certaine émotion,
+mais sans qu'il leur vînt la moindre envie de détourner les yeux d'une
+lutte aussi terrible. En divers lieux de ces galeries on voyait, il est
+vrai, les joues de la beauté pâlir, et on l'entendait pousser un faible
+cri lorsqu'un amant, un frère ou un époux était jeté de son cheval sur
+la poussière; mais, en général, les femmes encourageaient les
+combattans, soit en applaudissant de leurs mains, soit même en
+s'écriant: «Brave lance! bonne épée!» si un trait de courage ou un coup
+vigoureux venait les étonner. Au singulier intérêt que prenait le beau
+sexe à ces joutes sanglantes, il est aisé de sentir que les hommes en
+témoignaient un bien plus vif encore. Il se manifestait par de bruyantes
+acclamations à chaque heureuse chance de succès, pendant que tous les
+yeux s'attachaient sur l'arène, comme si les spectateurs eux-mêmes
+eussent donné ou reçu les coups dont ils se bornaient simplement à
+juger. A chaque pause on entendait la voix des hérauts qui s'écriaient:
+«Courage! frappez, braves chevaliers! l'homme meurt, mais la gloire vit!
+Frappez! la mort vaut mieux que la défaite! Courage, braves chevaliers!
+les yeux de la beauté contemplent vos exploits[7]!»
+
+ Note 7: Fight on, brave Knights! man dies, but glory lives!
+ Fight on, death is bether than defeat! Fight on! brave
+ knights! for bright eyes behold your deeds!
+
+Au milieu des chances variées du combat, tous les regards s'efforçaient
+de découvrir les deux héros de chaque troupe, qui, s'élançant dans la
+mêlée, encourageaient leurs compagnons tant de la voix que par
+l'exemple. Tous deux multipliaient leurs prodiges de valeur; et ni Brian
+de Bois-Guilbert ni le chevalier déshérité n'eussent rencontré dans les
+rangs qui leur étaient opposés un champion capable de se mesurer avec
+eux. Dévorés d'une haine mutuelle, ils tâchaient réciproquement de
+s'aborder, certains que la chute de l'un serait regardée comme le signal
+de la victoire. Tels étaient cependant la foule et le désordre, que
+pendant long-temps, pour en venir à un combat singulier, leurs efforts
+échouèrent. Sans cesse ils étaient séparés par la bouillante audace des
+autres chevaliers, qui tous brûlaient de se distinguer en mesurant leurs
+forces contre le chef du parti contraire.
+
+Mais lorsque le champ de bataille eut commencé à s'éclaircir, lorsque
+les uns, repoussés aux deux bouts de la lice, durent s'avouer vaincus,
+et que les autres, couverts de larges blessures, se virent dans
+l'impuissance de continuer le combat, le templier et le chevalier
+déshérité se joignirent à la fin, et fondirent l'un sur l'autre avec
+toute la fureur qu'une mortelle animosité, unie à la rivalité de la
+gloire, était propre à leur inspirer. Telle fut l'adresse de tous deux
+en parant et portant les coups, que les spectateurs poussèrent
+d'unanimes et spontanées acclamations pour exprimer leur ravissement et
+leur admiration.
+
+Mais dans ce moment le parti du chevalier déshérité eut le dessous; le
+bras gigantesque de Front-de-Boeuf d'un côté, et la force prodigieuse
+d'Athelstane de l'autre, frappaient et dispersaient tous ceux qui
+s'offraient à leurs coups. Se voyant délivrés de leurs antagonistes
+immédiats, il paraît que l'idée leur vint à tous deux au même instant de
+rendre la victoire décisive pour leur parti, en aidant le templier à
+combattre son ennemi. Ils piquèrent donc de l'éperon leurs coursiers, et
+s'élancèrent ensemble pour l'attaquer, le Normand par un flanc, et le
+Saxon par l'autre. Il eût été entièrement impossible au chevalier
+déshérité de soutenir une lutte aussi inattendue qu'inégale, s'il n'eût
+pas été sur-le-champ averti de son danger par le cri général des
+assistans qui lui portaient un intérêt marqué. «Garde à vous! gare!
+chevalier déshérité...» Il vit aussitôt le péril, et déchargeant un coup
+terrible au templier, il fit reculer son cheval au même instant, pour
+éviter le double assaut d'Athelstane et de Front-de-Boeuf; ceux-ci ayant
+manqué leur but, passèrent des deux côtés opposés, entre l'objet de leur
+attaque et le templier, pouvant à peine retenir leurs chevaux: les ayant
+enfin domptés, ils les ramenèrent sur l'ennemi, et tous les trois se
+réunirent pour faire vider les arçons au chevalier déshérité. Rien
+n'aurait pu le sauver de ce triple choc, sans la force remarquable et
+l'étonnante agilité de son noble coursier, prix de la victoire de la
+veille.
+
+Ce coursier lui rendit un signalé service, en profitant de la position
+défavorable des adversaires. Le cheval de Bois-Guilbert se trouvait
+blessé, et ceux de Front-de-Boeuf et d'Athelstane pliaient sous le
+fardeau de leurs maîtres et des lourdes armures dont ils étaient
+couverts, outre que ces mêmes coursiers avaient déjà fourni la veille
+leur carrière. Le chevalier déshérité sut ainsi profiter de tels
+désavantages, en faisant manoeuvrer son coursier de façon à tenir
+pendant quelques instans ses trois adversaires en respect, les séparant
+tour à tour avec la pointe de son épée, tournant sur lui-même avec
+l'agilité d'un faucon, et se précipitant tantôt sur l'un, tantôt sur
+l'autre, leur déchargeant de grands coups redoublés de son arme, sans
+jamais laisser à l'ennemi le temps de se reconnaître et de frapper à
+propos.
+
+Mais quoique la lice retentît des applaudissemens prodigués à l'habileté
+et au courage du chevalier inconnu, il était évident qu'il devait à la
+fin succomber; et les seigneurs qui entouraient le prince Jean le
+conjuraient à l'envi de jeter dans l'enceinte son bâton de commandement,
+et d'épargner à un si brave chevalier l'humiliation d'être vaincu par le
+nombre. «Non, par la lumière du ciel! répondit Jean, ce même chevalier
+qui cache son nom et méprise l'hospitalité dont nous l'avons rendu
+l'objet, a déjà remporté un prix; il est juste que d'autres aient
+maintenant leur tour.» Comme il parlait ainsi, un incident inattendu
+changea le destin du jour.
+
+Il y avait dans les rangs commandés par le chevalier déshérité un
+champion couvert d'une armure noire, monté sur un cheval noir; il était
+d'une grande taille, avec l'apparence d'une force extraordinaire. Ce
+chevalier, qui ne portait aucune espèce de devise sur son bouclier,
+n'avait semblé prendre jusqu'alors qu'un très faible intérêt à la chance
+du combat, repoussant avec facilité les chevaliers qui l'attaquaient,
+mais sans poursuivre ses avantages, ni provoquer personne; en un mot, il
+agissait plutôt en spectateur qu'en acteur dans le tournoi, circonstance
+qui lui avait attiré le surnom de _Noir-Fainéant_.
+
+Tout à coup il parut sortir de son apathie, en voyant le chef de sa
+troupe si vivement pressé; et piquant des deux son bucéphale tout frais,
+il s'élança comme l'éclair au secours du chevalier, en s'écriant d'une
+voix de tonnerre: «_Desdichado!_ À la délivrance[8]!» Il était temps;
+car, tandis que le chevalier déshérité serrait de près le templier,
+Front-de-Boeuf s'était approché du premier, et allait le frapper de son
+épée. Mais avant que le coup fût porté, le chevalier noir tomba
+inopinément sur lui, et Front-de-Boeuf en un moment roula avec son
+cheval sur la poussière. Le Noir-Fainéant se retourne alors sur
+Athelstane de Coningsburg; et, comme son épée s'était brisée sur
+l'armure de Front-de-Boeuf, il arrache des mains du lourd Saxon la hache
+d'armes que celui-ci brandissait, et lui en décharge sur la tête un coup
+si vigoureux, qu'Athelstane évanoui tombe de cheval et mord également la
+poussière auprès de son compagnon. Après ce double exploit, auquel on
+applaudit d'autant plus qu'on s'y attendait le moins, le chevalier
+sembla reprendre son indolence accoutumée; et retournant paisiblement à
+l'extrémité de l'arène il laissa son chef se mesurer de son mieux avec
+Brian de Bois-Guilbert. Cette lutte n'offrait plus la même difficulté
+qu'auparavant: le cheval du templier était grièvement blessé, et il
+succomba à la première charge du chevalier déshérité. Brian de
+Bois-Guilbert roula dans la poudre, le pied embarrassé dans l'étrier,
+d'où il ne put se dégager. Son adversaire descendit rapidement de
+cheval, et lui cria de se rendre; mais le prince Jean, plus touché de la
+situation périlleuse du templier qu'il ne l'avait été de son
+antagoniste, lui sauva le déshonneur de s'avouer vaincu, en jetant dans
+la lice son bâton de commandement, et en terminant ainsi un combat sur
+le point de finir; car, du peu de chevaliers qui restaient encore dans
+l'arène, la plupart, comme par un consentement tacite, avaient laissé à
+leurs chefs le soin d'achever eux-mêmes la lutte et de décider la
+victoire. Les écuyers, qui avaient jugé difficile et dangereux
+d'approcher de leurs maîtres pendant l'action, accoururent alors dans
+l'arène pour soigner les blessés, qu'ils transportèrent dans les tentes
+ou au quartier disposé pour eux dans le village voisin.
+
+ Note 8: Ou à la _rescousse!_ d'après le mot _rescue_ du
+ texte. A. M.
+
+C'est ainsi que se termina la mémorable passe-d'armes
+d'Ashby-de-la-Zouche, un des plus fameux tournois de ce siècle; car, si
+quatre chevaliers seulement, dont l'un fut tout à coup suffoqué par la
+chaleur de son armure périrent sur le champ de bataille, plus de trente
+furent grièvement blessés et quatre ou cinq ne se rétablirent jamais.
+Plusieurs moururent quelques jours après, et ceux qui échappèrent
+conservèrent toute leur vie sur leur corps les marques des profondes
+blessures qu'ils avaient reçues dans le combat. Aussi, fut-il toujours
+mentionné dans les vieilles chroniques sous le nom de belle et noble
+passe-d'armes d'Ashby.
+
+Maintenant, le prince devait proclamer le chevalier vainqueur; il décida
+que l'honneur de la journée restait à celui que la voix publique avait
+surnommé le Noir fainéant. On eut beau représenter que la victoire
+appartenait bien plutôt au chevalier déshérité, lequel dans le cours de
+la journée avait renversé six champions de sa propre main et fini par
+désarçonner le chef du parti contraire: le prince ne voulut pas céder,
+il déclara que le chevalier déshérité et ses compagnons eussent perdu la
+victoire sans l'aide puissante du chevalier aux armes noires, auquel il
+persistait à décerner le prix.
+
+Cependant, à la grande surprise de toutes les galeries, le chevalier
+ainsi préféré, avait quitté immédiatement la lice, et s'était éloigné
+vers la forêt avec la même lenteur et la même indifférence, qui lui
+avait valu le sobriquet de Noir-Fainéant. Après avoir été vainement
+appelé deux fois au son des trompettes, et deux fois proclamé par les
+hérauts d'armes, sans qu'on pût le trouver, il fallut bien, en son
+absence, désigner un autre chevalier pour recevoir les honneurs du
+triomphe. Le prince alors ne put refuser la palme au chevalier
+déshérité, et il fut proclamé le champion du jour.
+
+À travers une arène que le sang avait rendue glissante, et qui était
+couverte d'armes brisées et de chevaux morts ou blessés, les maréchaux
+du tournoi conduisirent de nouveau le vainqueur au pied du trône du
+prince Jean. «Chevalier déshérité, lui dit-il, puisque c'est l'unique
+titre que nous puissions vous donner, nous vous adjugeons pour la
+seconde fois les honneurs de ce tournoi, et déclarons que vous avez
+droit de réclamer et de recevoir des mains de la reine de la beauté et
+de l'amour la couronne méritée par votre valeur.» Le chevalier s'inclina
+profondément et avec grace, mais ne répondit rien.
+
+Pendant que les trompettes sonnaient, que les hérauts d'armes élevaient
+leur voix, en s'écriant: «Honneur au brave! Gloire au vainqueur!» et que
+les dames agitaient leurs mouchoirs de soie et leurs voiles brodés;
+tandis qu'enfin tous les rangs unissaient leurs clameurs, les maréchaux
+conduisirent le chevalier déshérité à travers la lice d'honneur, au pied
+du trône de lady Rowena.
+
+Sur la dernière marche les champions firent mettre à genoux le
+chevalier; car, dans toutes ses actions et dans tous ses mouvemens
+depuis le combat, il semblait agir plutôt d'après l'impulsion de ceux
+qui l'entouraient, que par sa propre volonté, et on remarqua qu'il
+chancelait, lorsqu'on lui fit traverser une seconde fois la lice. Rowena
+descendant de son trône, d'un pas gracieux et imposant, allait placer la
+couronne qu'elle tenait à la main sur le casque du héros, lorsque les
+maréchaux s'écrièrent d'une même voix: «Cela ne doit pas être ainsi; il
+faut que sa tête soit nue.» Le chevalier murmura faiblement quelques
+mots, qui se perdirent dans la cavité de son casque, et qui, sans doute,
+exprimaient le voeu de rester couvert. Soit par amour des formes, soit
+par curiosité, les maréchaux ne firent nulle attention à son apparente
+répugnance; ils lui coupèrent les lacets de son casque et le lui ôtèrent
+sur-le-champ. On vit alors les traits d'un jeune homme de vingt-cinq
+ans, le front couvert d'une épaisse et courte, mais belle chevelure; ses
+traits étaient brunis par le soleil; il était pale comme la mort, et on
+remarquait sur son visage deux ou trois taches de sang.
+
+Lady Rowena ne l'eut pas plutôt aperçu, qu'elle poussa un faible cri;
+mais rappelant l'énergie de son caractère, tandis que tout son corps
+tremblait de la violence d'une soudaine émotion, elle posa sur la tête
+languissante du vainqueur la superbe couronne qui formait la récompense
+du jour, et prononça distinctement ces mots: «Je te donne cette marque
+du triomphe, en témoignage de la valeur que tu as déployée dans ce
+tournoi.» Ici elle s'arrêta un moment, et puis elle ajouta d'une voix
+plus sonore: «Jamais laurier de chevalerie ne ceignit un front plus
+digne de le porter.»
+
+Le chevalier déshérité pencha modestement la tête, et baisa avec respect
+la main gracieuse de la jeune souveraine qui venait de le couronner;
+puis, s'inclinant davantage encore, il tomba à ses pieds accablé de
+fatigue et comme évanoui. La consternation devint alors générale.
+Cedric, qui avait été frappé d'une stupeur muette, à la soudaine
+apparition d'un fils qu'il avait banni de sa présence, s'élança aussitôt
+comme pour le séparer de Rowena; mais il avait été devancé par les
+maréchaux du tournoi, qui, devinant la cause de l'évanouissement
+d'Ivanhoe, s'étaient hâtés de le débarrasser de son armure; et en effet,
+ils s'aperçurent que la pointe d'une lance avait pénétré à travers sa
+cuirasse et lui avait fait une blessure grave au côté gauche.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIII.
+
+
+ «Approchez, dignes héros! s'écria le fils d'Atrée; sortez de
+ la foule qui vous entoure, vous qui, par l'habileté, la force
+ et le courage, pouvez prétendre de surpasser la renommée de
+ vos rivaux. Cette génisse, dont vingt boeufs n'égalent point
+ le prix, est promise à celui qui lancera le plus loin la
+ flèche ailée.» _Iliade_.
+
+
+Le nom d'Ivanhoe ne fut pas plutôt prononcé qu'il vola de bouche en
+bouche avec toute la célérité que l'intérêt puisse commander et la
+curiosité recevoir. Il ne fut pas long-temps à parvenir jusqu'aux
+oreilles du prince, dont le front s'obscurcit à l'ouïe d'un tel nom: il
+s'efforça toutefois de dérober son trouble à la connoissance de ceux qui
+l'entouraient, et promenant de tous côtés un regard dédaigneux.
+«Milords, dit-il, et vous surtout, sire prieur, que pensez-vous de la
+doctrine des anciens sur les attractions et les antipathies innées? Il
+me semble que je devinais la présence du favori de mon frère, lorsque je
+cherchais à pénétrer le secret de ce jeune homme caché sous son
+armure.»--«Front-de-Boeuf doit songer à restituer le fief d'Ivanhoe,»
+dit Bracy, qui, après avoir pris une part glorieuse au tournoi, avait
+déposé son casque et son bouclier, et s'était de nouveau mêlé à la foule
+des seigneurs qui entouraient le prince.
+
+«Oui, ajouta Waldemar-Fitzurse, probablement ce jeune vainqueur va
+réclamer le château et le manoir que Richard lui avait assignés et que
+la générosité de votre altesse a depuis donnés à Front-de-Boeuf.»
+
+«Front-de-Boeuf, reprit Jean, est un homme qui avalerait trois manoirs
+comme celui d'Ivanhoe, plutôt que de rendre gorge d'un seul. Du reste,
+messieurs, j'espère qu'ici personne ne me contestera le droit de
+conférer les fiefs de la couronne aux fidèles serviteurs qui
+m'entourent, et qui sont prêts à remplir le service militaire d'usage,
+en place de ceux qui, abandonnant leur patrie, pour mener une vie
+vagabonde en pays étranger, ne peuvent offrir ici leurs bras lorsque les
+circonstances l'exigent.» Les assistans avaient trop d'intérêt dans la
+question pour ne point se ranger de l'avis du prince; aussi tous
+s'écrièrent à l'envi: «C'est un prince généreux que notre seigneur et
+maître, qui s'impose à lui-même la tâche de récompenser de fidèles
+serviteurs!» Tous prononcèrent ces paroles, car tous avaient obtenu
+déjà, ou espéraient obtenir des garanties pareilles à celles dont
+jouissait Front-de-Boeuf aux dépens des serviteurs et des favoris du roi
+Richard. Le prieur Aymer joignit son adhésion au sentiment général;
+seulement il fit observer que Jérusalem la sainte ne pouvait être
+appelée un pays étranger, qu'elle était la mère commune, _Communis
+mater_; mais il ne voyait pas, ajouta-t-il, comment le chevalier
+d'Ivanhoe pouvait employer cette excuse, puisque lui prieur savait de
+bonne part que les croisés, sous les ordres de Richard, n'avaient jamais
+été beaucoup plus loin qu'Ascalon, et que cette ville, comme tout le
+monde le savait, appartenait aux Philistins, sans avoir droit à aucun
+des priviléges de la Cité sainte.
+
+Waldemar, que la curiosité avait attiré près du lieu où Ivanhoe s'était
+évanoui, revint alors auprès de Jean. «Ce chevalier, dit-il, ne donnera
+probablement aucune inquiétude sérieuse à votre altesse, et ne cherchera
+pas à disputer à Front-de-Boeuf la possession de ses domaines? Il a reçu
+des blessures graves.»--«Quoi qu'il en soit, reprit Jean, il est le
+vainqueur du tournoi; et, fût-il dix fois notre ennemi, ou l'ami dévoué
+de notre frère, ce qui peut-être est la même chose, il faut soigner ses
+blessures; que notre chirurgien se rende auprès de lui.»
+
+Un sourire amer contracta les lèvres du prince, pendant qu'il prononçait
+ces paroles. Waldemar Fitzurse se hâta de répondre qu'Ivanhoe était déjà
+transporté hors de la lice, et sous la garde de ses amis. «Je l'avoue,
+j'ai éprouvé quelque émotion en voyant la douleur de la reine de la
+beauté et de l'amour, dont cet événement a changé la souveraineté
+éphémère en un véritable deuil; je ne suis pas homme à me laisser
+amollir par les plaintes d'une femme en faveur de son amant; mais lady
+Rowena a su réprimer son chagrin avec une telle dignité, qu'il s'est
+révélé seulement lorsque, les mains jointes, elle a fixé un oeil sec et
+tremblant sur le corps sans mouvement étendu devant elle.» «Qui est donc
+cette lady Rowena dont nous avons si souvent oui parler?»--«C'est une
+riche héritière saxonne, répondit le prieur Aymer, une rose de beauté,
+un joyau de richesses, la plus belle entre mille, un bouquet de myrrhe,
+une pelotte de camphre, une bonbonnière d'aromates.»
+
+«Eh bien! nous dissiperons ses chagrins, nous anoblirons son sang en lui
+faisant épouser un Normand; elle paraît mineure, c'est donc à nous qu'il
+appartient de la marier: qu'en dis-tu, de Bracy? ne serais-tu pas
+disposé à obtenir de belles terres en épousant une Saxonne, après avoir
+suivi l'exemple des amis de Guillaume-le-conquérant?»--«Si ses domaines
+me plaisent, milord, répondit de Bracy, il serait difficile que l'épouse
+ne me plût pas, et je serais bien reconnaissant à votre altesse de cet
+acte généreux qui remplirait toutes les promesses qu'elle a faites à son
+fidèle serviteur et vassal.»--«Nous ne l'oublierons pas, dit le prince,
+et, afin que nous puissions ici nous mettre à l'oeuvre sur-le-champ, dis
+à notre sénéchal d'inviter à notre banquet de ce soir lady Rowena et sa
+compagnie; c'est-à-dire son vilain rustaud de tuteur, et cet autre boeuf
+de Saxon, que le chevalier noir a terrassé dans le tournoi... De Bigot,
+dit-il à son sénéchal, tu emploieras dans notre seconde invitation des
+expressions si adroites, si polies et si engageantes, que l'orgueil de
+ces fiers Saxons ait lieu d'être content, et qu'il leur soit impossible
+de refuser; quoique, par les os de saint Thomas Becket, user de
+courtoisie avec de pareils gens, ce soit jeter des perles à des
+pourceaux.»
+
+Le prince Jean avait à peine achevé ces mots, qu'au moment où il allait
+donner le signal du départ, on vint lui remettre un billet cacheté.
+«D'où vient ce billet?» dit-il en regardant la personne qui venait de
+l'apporter. «Je l'ignore, mon prince, reprit celui-ci, mais c'est
+probablement d'un pays lointain; un Français me l'a remis, et il a dit
+avoir voyagé nuit et jour afin de l'apporter à votre altesse.»
+
+Le prince examina soigneusement l'adresse, puis le cachet, placé de
+manière à fixer la petite bande de soie qui entourait le billet, lequel
+cachet portait l'empreinte des trois fleurs de lis. Il ouvrit alors le
+billet avec une certaine émotion, qui s'augmenta visiblement à mesure
+qu'il en parcourait le contenu, dans lequel se trouvaient ces mots:
+«Prenez garde à vous, le diable est déchaîné.» Le prince Jean devint
+pâle comme la mort; il fixa d'abord les yeux à terre, puis les leva vers
+le ciel, comme un homme qui craint d'entendre sa dernière sentence.
+Remis cependant de sa frayeur, il prit à part Waldemar Fitzurse et de
+Bracy, pour leur communiquer le fatal billet.
+
+«C'est peut-être, dit le dernier, une fausse alarme ou une lettre
+fabriquée.»--«Non, reprit Jean, c'est bien la main et le sceau du roi de
+France.»--«Il est temps alors, dit Waldemar, de rassembler nos
+partisans, soit à Yorck, soit dans quelqu'autre lieu central; le moindre
+retard pourrait devenir funeste, et votre altesse doit couper court à
+ces momeries.»--«Et les communes ne doivent pas être mécontentées; ce
+serait le faire que de les priver de leurs jeux.»--«Il me semble, dit
+Waldemar, que l'on peut tout concilier. Le jour n'est pas encore très
+avancé; que la lutte des archers ait lieu sur-le-champ, et que le prix
+soit adjugé. Le prince aura ainsi rempli ses engagemens, et ôté à ce
+troupeau de serfs saxons tous sujets de plainte.»
+
+«Je te remercie, Waldemar, dit le prince Jean; tu me fais souvenir aussi
+que j'ai une dette à acquitter envers cet insolent paysan, qui hier a
+insulté notre personne. Le banquet aura lieu ce soir, ainsi que nous
+l'avons décidé. Quand ce serait la dernière heure de mon autorité, je
+veux la consacrer à la vengeance et au plaisir. A demain nos nouveaux
+soucis.»
+
+Le son des trompettes ramena bientôt les spectateurs qui avaient déjà
+commencé à s'éloigner du tournoi, et les hérauts d'armes proclamèrent
+que le prince, rappelé tout à coup par de hauts et puissans intérêts
+publics, serait obligé de renoncer aux fêtes du lendemain; que
+cependant, ne voulant pas priver tant de braves yeomen du plaisir de
+montrer devant lui leur adresse, il avait décidé que les jeux indiqués
+pour le jour suivant se célébreraient à l'instant même; que le prix du
+vainqueur devait être un cor de chasse monté en argent, un superbe
+baudrier en soie, et un médaillon de saint Hubert, patron des jeux
+champêtres.
+
+Plus de trente yeomen se présentèrent d'abord en qualité de
+compétiteurs; la plupart étaient des gardes forestiers et des
+sous-gardes des chasses royales de Need-wood et de Charn-wood.
+Cependant, lorsqu'ils se furent mutuellement reconnus et qu'ils virent à
+quels antagonistes ils auraient affaire, plus de vingt se retirèrent
+volontairement, pour ne pas s'exposer à la honte d'une défaite presque
+inévitable; car dans ces temps l'habileté de chaque bon tireur était
+aussi connue à plusieurs lieues à la ronde, que les qualités d'un cheval
+dressé à New-Market[9] sont familières aujourd'hui à ceux qui
+fréquentent cet endroit renommé.
+
+ Note 9: Ville d'Angleterre où ont lieu les courses de
+ chevaux; elle est située à environ soixante milles de
+ Londres, et il y existe encore un palais où descend la
+ famille royale quand elle assiste à ces courses, instituées
+ par Charles II. A. M.
+
+
+Ainsi la liste des archers se trouva définitivement fixée au nombre de
+huit concurrens. Le prince Jean descendit de son trône pour examiner de
+plus près ces archers, dont plusieurs portaient une livrée royale. Sa
+curiosité ainsi satisfaite, il chercha des yeux l'objet de son
+ressentiment, qu'il aperçut debout, à la même place de la veille, et
+avec l'effronterie et le sang-froid dont il avait déjà donné des
+preuves. «Coquin, dit le prince Jean, je devinais à ton insolente
+fanfaronnade que tu ne serais pas un partisan du long but, et je vois
+que tu n'oses pas aventurer ton adresse au milieu de pareils
+concurrens.»--«Sous le bon plaisir de votre grâce, dit le yeoman, j'ai
+un autre motif, pour ne pas tirer, que la crainte d'une défaite.»--«Et
+quel est ce motif?» demanda le prince, qui, par quelque cause que
+lui-même n'aurait pu expliquer, se sentait travaillé d'une vive
+curiosité à l'égard de cet individu. «Parce que, repartit l'homme des
+bois, j'ignore si ces yeomen et moi pouvons tirer au même but; et puis
+je craindrais que votre altesse ne vît pas de bon oeil que je
+remportasse un troisième prix, après avoir eu le malheur d'encourir
+votre disgrâce.»--«Quel est ton nom? dit le prince en colère.»--«Locksley,»
+répondit-il.--«Eh bien, Locksley, tu viseras à ton tour, lorsque les six
+yeomen auront prouvé leur habileté. Si tu remportes le prix, j'y
+ajouterai vingt nobles[10]; mais si tu perds, tu seras dépouillé de ton
+habit vert de Lincoln[11], et chassé de la lice à grands coups de corde
+d'arc, en récompense de ta forfanterie.»
+
+ Note 10: Ancienne monnaie d'or qui valait environ huit francs.
+
+ Note 11: Ville manufacturière du comté de ce nom. A. M.
+
+«Et si je refuse de tirer avec une telle gageure? dit le yeoman, le
+pouvoir de votre grâce, aidé comme il l'est par un grand nombre d'hommes
+d'armes, peut aisément me dépouiller et me frapper, mais ne peut pas me
+forcer à bander et à lâcher mon arc si tel n'est pas mon bon
+plaisir.»--«Si tu refuses, dit le prince, le prévôt de la lice brisera
+ton arc et tes flèches, et te chassera de l'enceinte comme un
+lâche.»--«Ce n'est pas une belle chance que vous m'offrez, grand prince,
+dit le yeoman, que de m'obliger à me risquer avec les meilleurs archers
+des comtés de Leicester et de Stafford, sous peine de l'infamie si je
+suis vaincu: pourtant j'obéirai.»--«Gardes, veillez sur lui: le coeur
+lui manque; mais je ne veux pas qu'il échappe à la lutte. Et vous,
+braves amis, conduisez-vous dignement: une botte de vin et un chevreuil
+sont préparés là bas sous la tente pour vos rafraîchissemens quand vous
+aurez gagné le prix.»
+
+Un bouclier fut placé au bout de l'avenue qui, vers le sud, conduisait
+au lieu de la joute. Les archers se vinrent placer au sein de l'entrée
+méridionale; la distance entre cette station et le but fut soigneusement
+déterminée, ainsi que l'ordre dans lequel devaient tirer les archers,
+auxquels on donna chacun trois flèches. Les règles du jeu furent
+établies par un officier d'un rang inférieur nommé le _prévôt des jeux_;
+car les maréchaux du tournoi auraient cru déroger s'ils avaient consenti
+à présider les jeux de la yeomanrie.
+
+Les archers s'avançant l'un après l'autre lancèrent leurs flèches en
+braves yeomen. Sur les vingt-quatre flèches tirées successivement, dix
+touchèrent le but, et les autres en passèrent si près, que, vu la grande
+distance, on les compta comme de bons coups. De ces dix flèches, deux
+furent tirées par Hubert, garde-chasse au service de Malvoisin; elles
+s'étaient enfoncées dans le cercle tracé au milieu du bouclier, et il
+fut proclamé vainqueur.
+
+«Eh bien, Locksley, dit le prince Jean à l'yeoman avec un sourire
+amer, as-tu envie de te mesurer avec Hubert? ou bien veux-tu remettre
+ton arc, tes flèches et ton baudrier au prévôt des jeux?»--«Puisqu'il
+est impossible de faire autrement, dit Locksley, je tenterai la fortune,
+à condition que lorsque j'aurai tiré un coup au but que m'aura indiqué
+Hubert, à son tour il en visera deux au mien.»--«Ce n'est que juste,
+répondit le prince Jean, et l'on ne te refusera pas. Hubert, si tu bats
+ce fanfaron, je remplirai de sous d'argent le cor de chasse qui doit
+être le prix du vainqueur.»--«Un homme ne peut faire que de son mieux,
+reprit Hubert; mais mon bisaïeul portait un arc long et fameux à la
+bataille d'Hastings, et j'espère ne pas déshonorer sa mémoire.» Le
+premier bouclier fut changé; on en plaça un autre de même grandeur; et
+Hubert, qui, comme vainqueur dans la première épreuve, avait le droit de
+tirer avant les autres, fixa le but avec une grande attention, mesurant
+long-temps de l'oeil la distance, pendant qu'il tenait à la main l'arc
+recourbé et la flèche déjà posée sur la corde. A la fin il fait un pas
+en avant, et, levant son arc presque au niveau de son front, il retire
+la corde vers son oreille. Le trait fend l'air avec bruit et va
+s'enfoncer dans le cercle intérieur du bouclier, mais non exactement au
+centre.
+
+«Vous n'avez pas eu égard au vent, Hubert, lui dit Locksley en bandant
+son arc; autrement vous eussiez tout-à-fait réussi.» En disant ces mots,
+et sans montrer la moindre hésitation pour viser, Locksley se plaça vite
+à l'endroit indiqué, et décocha sa flèche avec une apparence de
+négligence si grande, qu'on eût pensé qu'il n'avait pas même regardé le
+but. Il parlait encore au moment que la flèche partit; cependant elle
+frappa le centre du bouclier deux pouces plus près que celle d'Hubert.
+
+«Par la lumière du ciel, s'écria le prince Jean, si tu te laisses
+vaincre par ce drôle, tu es digne des galères.»
+
+Hubert avait une phrase de prédilection qu'il appliquait à tout: «Dût
+votre altesse me condamner à la potence, un homme ne peut faire que de
+son mieux. Cependant mon bisaïeul portait un bon arc...»--«Peste soit de
+ton bisaïeul et de toute sa race! s'écria le prince en l'interrompant;
+lance ta flèche, malheureux, et vise de ton mieux, ou gare à toi!»
+Stimulé de la sorte, Hubert reprit sa place, sans négliger la précaution
+recommandée par son adversaire; il calcula l'effet du vent sur sa flèche
+déjà levée, et la lança tellement bien, qu'elle atteignit juste le
+milieu du bouclier.
+
+«Bravo, Hubert! bravo!» cria le peuple qui s'intéressait plus à lui qu'à
+un inconnu; «vive jamais Hubert!»--«Je te défie de frapper plus juste,
+Locksley, dit le prince avec un sourire ironique.»--«Cependant
+j'entamerai sa flèche, reprit Locksley; et visant avec un peu plus de
+précaution que la première fois, il fit partir le trait qui frappa juste
+sur la flèche d'Hubert, et la mit en pièces. Le peuple fut tellement
+surpris d'une adresse aussi merveilleuse, que, se levant spontanément,
+il s'écria: «Bravo! bravo!»--«Ce doit être un diable, et non un homme
+fait de chair et de sang, murmuraient entre eux les archers; jamais
+pareil prodige ne s'est vu dans le tir, depuis qu'un arc fut pour la
+première fois bandé en Angleterre.»
+
+«Maintenant, dit Locksley, je sollicite de votre grâce la permission de
+planter un but, comme on le pratique dans le nord; et je saluerai tout
+brave yeoman qui essaiera de l'atteindre, pour gagner un sourire de la
+jeune fille qu'il aime le plus.» Il se retourna alors comme pour quitter
+la lice: «Vos gardes peuvent me suivre, si cela vous plaît, dit-il au
+prince; je vais seulement couper une baguette au premier saule venu.» Le
+prince fit signe à quelques hommes d'armes de le suivre, en cas qu'il
+voulût s'évader; mais le cri de «honte! honte!» proféré par la
+multitude, décida Jean à révoquer son ordre.
+
+Locksley revint presque aussitôt avec une baguette de saule d'environ
+six pieds de long, parfaitement droite, ayant un peu plus d'un pouce
+d'épaisseur. Il l'écorça tranquillement, en disant que proposer pour but
+un bouclier aussi large que celui qu'on venait d'employer, c'était faire
+une injure à son habileté. Pour ma part, ajouta-t-il, et dans le lieu où
+je suis né, on aimerait tout autant avoir pour but la table ronde du roi
+Arthur, qui permettait à soixante chevaliers de s'y asseoir à l'aise: un
+enfant de sept ans l'atteindrait avec une flèche sans pointe. Mais,
+ajouta-t-il en marchant d'un air délibéré vers l'autre bout de la lice
+et en fixant sur le gazon la baguette de saule, celui qui atteint ce but
+à trente pas, je le tiens pour un archer digne de porter l'arc et le
+carquois devant un souverain, fût-ce devant le courageux Richard
+lui-même.»
+
+«Mon bisaïeul, dit Hubert, décocha une bonne flèche à la bataille
+d'Hastings; mais jamais de sa vie il ne s'est avisé d'adopter un tel
+but, et je ne l'essaierai pas non plus. Si cet yeoman touche la
+baguette, je lui donnerai mes boucliers, ou plutôt je cède au diable qui
+est dans sa peau, et non à une adresse humaine. Après tout, un homme ne
+peut faire que de son mieux, et je ne tirerai pas, quand je suis sûr de
+manquer. J'aimerais presque autant viser le bord du petit couteau de
+notre pasteur, ou un brin de paille de blé, ou un rayon de soleil, ou
+même cette bande blanche et étincelante que je puis à peine apercevoir
+dans le ciel[12].»
+
+ Note 12: Tout ce dernier passage a été supprimé dans la
+ traduction de mon prédécesseur. A. M.
+
+«Chien de poltron! dit le prince Jean; et toi, bélître de Locksley,
+lance ta flèche: si elle touche la marque, je conviendrai que tu es le
+premier de tous les tireurs que j'aie jamais connus; mais auparavant tu
+ne te joueras pas de nous, sans avoir donné des preuves de ton
+adresse.»--«Je ferai de mon mieux, comme dit Hubert, répondit Locksley;
+un homme ne saurait faire davantage[13].»
+
+ Note 13: _A man can but do his best_, un homme ne saurait
+ faire que de son mieux. A. M.
+
+En disant ces mots, il banda de nouveau son arc, mais cette fois-ci avec
+beaucoup d'attention, et il changea la corde qui, ayant déjà servi deux
+fois, n'était plus parfaitement ronde. Il fixa alors soigneusement le
+but; et la foule qui attendait le résultat semblait par son silence
+avoir perdu tout sentiment de vie. L'archer justifia l'opinion que l'on
+avait conçue de son habileté, car le trait fendit la baguette de saule
+contre laquelle il avait été lancé. Il s'éleva dans l'air un jubilé
+d'acclamations, et le prince Jean lui-même, oubliant un moment ses
+injustes préventions, ne put retenir sa secrète admiration. «Ces vingt
+nobles, dit-il, sont à toi, ainsi que le cor de chasse; tu les as
+mérités. Tu en auras cinquante de plus à l'instant, si tu veux entrer à
+notre service comme archer de notre garde; car jamais bras plus robuste
+ne courba un arc, et jamais un oeil plus sûr ne dirigea une
+flèche.»--«Pardonnez-moi, grand prince, dit Locksley; mais j'ai fait
+voeu que si jamais je servais un monarque, ce serait votre auguste frère
+le roi Richard. Ces vingt nobles, je les laisse à Hubert, qui s'est
+comporté non moins dignement que son bisaïeul à la bataille d'Hastings:
+si sa modestie n'eût pas refusé le défi, il eût atteint le but aussi
+bien que moi.»
+
+Hubert s'inclina et ne reçut qu'avec une sorte de répugnance le présent
+de l'étranger; et Locksley, impatient de se soustraire à l'attention
+générale, se mêla dans la foule et ne reparut plus. Il n'eût peut-être
+pas échappé aussi aisément à la vigilance du prince, si ce dernier
+n'avait eu d'autres sujets de méditation, beaucoup plus importans. Il
+appela son chambellan, qui donnait à la multitude le signal du départ;
+il lui ordonna de se rendre sur-le-champ à Ashby et de chercher partout
+le juif Isaac. «Dis à ce chien, ajouta-t-il, de m'envoyer avant le
+coucher du soleil deux mille couronnes. Il connaît ses sûretés; mais tu
+peux encore lui montrer cet anneau comme un gage. Le reste de la somme
+doit m'être apporté à York avant six jours: s'il y manque, je lui ferai
+couper la tête. Tu le rencontreras probablement sur la route, car cet
+esclave circoncis déployait ce matin devant nous au tournoi son faste
+mal acquis. Ayant ainsi parlé, Jean remonta à cheval, pour retourner à
+Ashby, tandis que la foule ébranlée songeait à la retraite.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIV.
+
+
+ «Lorsque, parée de sa rustique magnificence, l'ancienne
+ chevalerie déployait la pompe de ses jeux héroïques, les
+ chefs, la tête ornée d'un blanc panache, et les dames,
+ étalant leurs plus riches atours, se rassemblaient au bruit
+ du clairon dans les appartemens d'un superbe palais.»
+ Warton.
+
+
+Le prince Jean tint sa fête somptueuse dans le château d'Ashby. Cet
+édifice n'avait rien de commun avec celui dont les ruines imposantes
+appellent encore les regards du voyageur, et qui fut construit
+long-temps après par lord Hastings, grand chambellan d'Angleterre, l'une
+des premières victimes de la tyrannie de Richard III, et plus connu
+cependant comme un des héros de Shakspeare, que par la renommée dont l'a
+doté le burin de l'histoire. La ville et le château d'Ashby
+appartenaient alors à Roger de Quincy, comte de Winchester, qui, durant
+la période où nous plaçons le sujet de cet ouvrage, était dans la
+Terre-Sainte. Le prince Jean occupait son château, et disposait de tous
+ses domaines sans aucun scrupule. Cherchant à fasciner les yeux en
+recevant ses hôtes avec magnificence, il avait ordonné de rendre le
+banquet aussi splendide que possible.
+
+Les pourvoyeurs du prince, qui dans ces occasions exerçaient en quelque
+sorte la pleine autorité royale, avaient dépouillé la contrée de ses
+produits les plus recherchés et les plus dignes de figurer sur la table
+de leur maître. De nombreux convives y étaient invités, et dans la
+nécessité où se trouvait alors le prince de se populariser, il avait
+étendu ses invitations, non seulement aux familles normandes qui
+demeuraient dans le voisinage, mais encore à plusieurs familles saxonnes
+et danoises d'une haute distinction. Quoique méprisés et avilis dans les
+circonstances ordinaires, les Anglo-Saxons étaient en trop grand nombre
+pour ne pas être formidables s'il survenait des commotions intestines,
+comme alors on en était menacé, et il était d'une saine politique de
+s'assurer les chefs.
+
+Aussi, d'après les intentions du prince, qui durèrent quelque temps, ses
+hôtes inaccoutumés furent-ils traités avec beaucoup de courtoisie; mais
+quoique nul homme ne fît avec moins de scrupule plier ses habitudes et
+ses sentimens à son propre intérêt, le malheur voulait pour lui que sa
+légèreté et sa pétulance finissent toujours par prendre le dessus et lui
+fissent perdre en un moment les fruits d'une longue et insidieuse
+dissimulation.
+
+Il donna un mémorable exemple de ce caractère volage, lorsqu'il fut
+envoyé en Irlande par son père Henri II, avec le dessein de se concilier
+à tout prix les opinions des habitans de cette nouvelle et importante
+contrée qui venait d'être réunie à la couronne britannique. Dans une
+telle occasion, les chieftains ou chefs irlandais s'empressèrent de
+venir au devant du jeune prince et de lui offrir leurs hommages et le
+baiser de paix; mais au lieu de les recevoir avec bienveillance, Jean et
+ses courtisans, encore plus pétulans que lui, ne surent pas résister à
+l'envie de tirer la longue barbe de ces chefs; outrage qui, comme on
+pouvait s'y attendre, fut vivement ressenti par ces dignitaires, et
+amena des résultats funestes à la domination anglaise en Irlande. Il
+était nécessaire de rappeler ces inconséquences du caractère de Jean,
+afin que le lecteur en pût mieux apprécier la conduite, pendant le cours
+de la soirée qui nous occupe.
+
+Par suite de la résolution qu'il avait prise dans un moment plus calme,
+le prince Jean reçut Cedric et Athelstane avec beaucoup de courtoisie,
+et exprima son regret sans amertume, quand le premier lui dit que
+l'indisposition de lady Rowena ne lui avait pas permis de se rendre à sa
+gracieuse invitation. Cedric et Athelstane avaient tous deux l'ancien
+costume saxon, qui, sans être laid par lui-même, était si différent de
+celui des autres convives, que le prince Jean se fit un mérite auprès de
+Waldemar-Fitzurse d'avoir pu se contenir assez pour ne pas rire à la vue
+d'un pareil costume que la mode du jour rendait si ridicule. Cependant à
+un oeil moins prévenu la tunique courte et étroite et le long manteau
+des Saxons auraient paru des vêtemens plus gracieux et plus commodes à
+la fois que ceux des Normands, qui portaient un long pourpoint, si large
+qu'il ressemblait à une chemise ou à une blouse de charretier, et par
+dessus un court manteau qui ne pouvait les préserver du froid ou de la
+pluie, et qui semblait n'avoir été inventé que pour étaler autant de
+fourrures, de broderies et de joyaux que l'art du tailleur pouvait
+parvenir à en placer. L'empereur Charlemagne semble avoir bien reconnu
+tous les inconvéniens de ce costume bizarre. «Au nom du ciel, à quoi
+servent, disait-il, ces manteaux abrégés, ces rudimens d'habits? Quand
+nous sommes au lit, ils ne peuvent nous couvrir; à cheval, ils ne nous
+garantissent ni du vent ni de la pluie, et lorsque nous sommes assis,
+ils ne protègent nos jambes ni du froid ni de l'humidité.»
+
+Cependant, en dépit de cette censure impériale, les manteaux courts
+furent à la mode jusqu'à l'époque dont nous parlons, surtout parmi les
+princes de la maison d'Anjou. Voilà pourquoi les courtisans du prince
+Jean s'en étaient tous affublés; et ils ne manquaient pas de se moquer
+des longs manteaux saxons.
+
+Les convives s'assirent à une table qui paraissait crouler sous le poids
+et le nombre des bons mets. Une multitude de cuisiniers qui suivaient le
+prince Jean dans ses voyages, ayant déployé tout leur art pour varier
+les formes dans lesquelles les alimens étaient servis, réussirent
+presque aussi bien que de modernes professeurs dans l'art culinaire, en
+ôtant aux plus simples mets les apparences de leur nature. Outre les
+plats d'origine domestique, une grande variété de friandises importées
+de contrées lointaines, et des pâtisseries de toute espèce, ainsi que
+des gâteaux et des tartelettes de confitures, présentaient aux regards
+une diversité agréable qui ne se voyait que dans les repas donnés par la
+plus haute noblesse. Les vins les plus exquis, soit étrangers, soit
+nationaux[14], couronnaient la pompe du banquet.
+
+ Note 14: La vigne n'a cessé d'être cultivée en Angleterre que
+ vers la fin du moyen âge. Il y a deux cents ans, les environs
+ de Londres, et notamment les coteaux de Chelsea, étaient
+ encore couverts de vignobles. A. M.
+
+Mais quoiqu'amie de la bonne chère, la noblesse normande en général se
+distinguait par sa tempérance. Tout en se livrant aux plaisirs de la
+table, ils étaient plus délicats que gloutons; la qualité leur importait
+bien plus que la quantité; ils évitaient l'ivrognerie et les excès de
+tout genre: on ne pouvait avec raison en dire autant des Saxons. Le
+prince Jean, il est vrai, et ceux qui voulaient le flatter en imitant
+ses faiblesses, se livraient sans réserve aux plaisirs de la
+gloutonnerie et du vin; et l'on sait que sa mort fut occasionnée par une
+indigestion de pêches et de bière nouvelle. C'était une exception aux
+habitudes et aux moeurs de ses compatriotes.
+
+Ce fut avec une gravité rusée et seulement interrompue par quelques
+gestes qu'ils se faisaient les uns aux autres, que les chevaliers
+normands observèrent la rude manière avec laquelle Athelstane et Cedric
+se conduisirent au banquet, en manquant, sans le savoir, aux usages du
+beau monde qui leur était peu familier. Tous deux étaient l'objet de
+sarcasmes piquans; et l'on sait que l'on excuse plutôt un homme de
+violer les règles de la bienséance, et de blesser les bonnes moeurs, que
+de paraître ignorer les points les plus minutieux de l'étiquette et du
+bon ton. Aussi, lorsque Cedric essuyait ses deux mains avec une
+serviette, au lieu d'attendre que l'humidité qui les impreignait séchât
+d'elle-même en les agitant avec grâce en l'air, s'attirait plus de
+ridicule que son compagnon Athelstane, qui, à lui seul, s'était adjugé
+un énorme pâté rempli de toutes les délicatesses exotiques les plus
+recherchées, et qu'on appelait alors un _Karum-Pie_[15]. Cependant,
+lorsqu'après un mûr examen on découvrit que le thane ou franklin de
+Coningsburgh n'avait aucune idée de ce qu'il venait de dévorer, et qu'il
+avait pris pour des alouettes et des pigeons les becfigues et les
+rossignols contenus dans le Karum-Pie, son ignorance lui attira une
+bordée assez ample de risées, que sa gloutonnerie eût méritée bien
+davantage.
+
+ Note 15: Ce mot pourrait être traduit dans notre langue par
+ celui de macédoine. A. M.
+
+Le long repas touchant à sa fin, tandis que la bouteille circulait
+librement, les convives se mirent à causer du dernier tournoi, du
+vainqueur inconnu dans le jeu de l'arc, du chevalier noir, dont la
+modestie s'était dérobée aux honneurs qu'il avait mérités; enfin, du
+courageux Ivanhoe, qui avait payé si cher le triomphe du jour. On
+traitait avec une franchise toute militaire les sujets mis en
+discussion, et les bons mots et les éclats de rire faisaient la ronde du
+banquet. Le front du prince Jean était le seul qui ne se déridât point;
+un soin pénible semblait occuper son esprit, et ce n'était que lorsqu'il
+était rappelé adroitement au décorum par un de ses courtisans, qu'il
+semblait prendre part à ce qui se passait autour de lui; alors, il se
+levait brusquement, remplissait de vin sa coupe, comme pour réveiller
+ses esprits, la vidait tout d'un trait, et se mêlait à la conversation
+par quelque observation abrupte ou sans nul à-propos.
+
+«Nous vidons cette coupe, disait-il, à la santé de Wilfrid d'Ivanhoe,
+champion du tournoi, et nous regrettons que sa blessure l'ait empêché
+d'assister à ce banquet; que tous ici boivent à son triomphe, et surtout
+Cedric de Rotherham, digne père d'un fils qui permet de si hautes
+espérances.»--«Non, milord, répondit Cedric en se levant et en replaçant
+son verre sans y boire, je n'accorde pas le nom de fils à un jeune homme
+désobéissant, qui à la fois méprise mes ordres et abandonne les moeurs
+et coutumes de ses pères.»--«Il est impossible, s'écria le prince avec
+une feinte surprise, qu'un aussi brave chevalier soit un fils indigne et
+rebelle.»--«Cela n'est que trop vrai, répondit Cedric. Il déserta le
+foyer paternel pour aller se mêler à la licencieuse jeunesse composant
+la cour de votre frère, où il apprit à faire ces prouesses que vous
+admirez tant. Il quitta son pays contre ma volonté; et sous le règne
+d'Alfred on eût appelé cela une désobéissance, crime que l'on punissait
+alors avec une grande sévérité.»--«Hélas! dit le prince en poussant un
+soupir de sympathie affectée, puisque votre fils a été un des compagnons
+de mon malheureux frère, il n'est pas besoin de s'enquérir où et de qui
+il a appris cette leçon de désobéissance filiale.»
+
+Ainsi parla le prince Jean; il oubliait entièrement que de tous les fils
+de Henri II, bien qu'il n'y en eût aucun d'affranchi de sa charge, il
+s'était fait le plus remarquer lui-même par sa rébellion ouverte et sa
+profonde ingratitude envers son royal père. «Je crois, ajouta-t-il après
+un court silence, que mon frère se proposait de donner à son favori le
+riche manoir d'Ivanhoe.»--«Il l'en a effectivement doté, répondit
+Cedric, et ce n'est pas mon moindre grief contre un fils qui s'est avili
+jusqu'à recevoir, comme vassal, ces mêmes domaines qu'il tenait de ses
+ancêtres par un droit libre et incontestable.»--«Vous consentirez donc
+alors, brave Cedric, dit le prince, à ce que nous accordions ce fief à
+une personne dont la dignité ne sera point rabaissée en tenant un
+domaine de la couronne britannique. Sire Reginald Front-de-Boeuf,
+ajouta-t-il en se tournant vers ce baron, j'ai la confiance que vous
+saurez garder l'importante baronnie d'Ivanhoe, de manière que Wilfrid
+n'encoure pas le mécontentement de son père, s'il y rentre
+jamais.»--«Par saint Antoine, répondit le géant dont le noir sourcil se
+fronça tout à coup, je consens à ce que votre altesse me regarde comme
+un Saxon, si jamais Cedric, ou Wilfrid, ou quelque autre du sang
+britannique m'arrache le don que votre altesse a daigné me
+faire.»--«Quiconque t'appellera Saxon, sire baron, reprit Cedric blessé
+d'une expression dont les Normands se servaient fréquemment pour
+exprimer leur mépris aux Anglais, te fera un honneur aussi grand que non
+mérité.»
+
+Front-de-Boeuf allait répondre, mais la pétulance et la légèreté du
+prince ne lui en donnèrent pas le temps. «Assurément, milord, lui
+dit-il, le noble Cedric parle vrai: lui et sa race peuvent l'emporter
+sur nous par la longueur de leur généalogie et celle de leurs
+manteaux.»--«Oui, dit Malvoisin, ils vont devant nous dans les champs,
+comme le daim devant les chiens.»--«Et ils ont un bon motif pour aller
+devant nous, ajouta le prieur Aymer, c'est la supériorité de leur
+prestance et la grâce de leurs manières.»--«Leur singulière modération,
+leur exemplaire tempérance, doivent-elles être oubliées?» dit Bracy, qui
+oubliait à son tour le projet du prince de lui faire épouser une
+Saxonne. «Sans parler du courage qu'ils montrèrent à la bataille
+d'Hastings et ailleurs,» ajouta Brian de Bois-Guilbert.
+
+Tandis que les courtisans, avec un sourire moqueur, suivaient ainsi
+l'exemple de leur prince, et qu'à l'envi l'un de l'autre ils faisaient
+sur Cedric pleuvoir le ridicule, la figure du Saxon s'enflammait de
+colère; il promenait sur eux des regards terribles, comme si la rapide
+succession de tant d'injures l'empêchât de répondre; il ressemblait à un
+taureau fougueux, qui, entouré de chiens, est embarrassé de choisir
+entre eux celui qu'il immolera le premier à sa vengeance. A la fin, il
+parla d'une voix entrecoupée par la rage, et, s'adressant au prince
+Jean, comme le principal auteur de l'insulte qu'il avait reçue: «Quels
+qu'aient été les défauts et les vices de notre race, dit-il, un Saxon
+eût été regardé comme _nidering_[16] (le terme le plus énergique parmi
+les Saxons pour exprimer le mépris), si dans son propre château, et
+pendant que la coupe circulait à table, il eût traité un hôte qui ne
+l'avait point offensé, comme votre altesse me traite en ce moment; et
+quels que soient les revers dont nos ancêtres furent accablés dans les
+champs d'Hastings, ceux-là du moins, ajouta-t-il en regardant
+Front-de-Boeuf et le templier, devraient se taire, qui ont, il y a peu
+d'heures, tout à la fois perdu selle et étriers devant la lance d'un
+Saxon.»
+
+ Note 16: L'auteur anglais rappelle dans une note de son texte
+ qu'il n'y avait rien de plus ignominieux parmi les Saxons que
+ de s'attirer la terrible épithète de _nidering_.
+ Guillaume-le-Conquérant lui-même, tout exécré qu'il était par
+ eux, continua d'appeler sous ses étendards un nombre
+ considérable d'Anglo-Saxons, en menaçant de signaler comme
+ _nidering_ ceux qui ne marcheraient pas. Bartholinus, ajoute
+ Walter-Scott, mentionne une pareille expression, qui avait
+ autant d'influence sur l'esprit des Danois. A. M.
+
+«Par ma foi, dit le prince Jean, voilà une repartie assez mordante!
+comment la trouvez-vous, messieurs? Nos sujets saxons croissent en
+esprit et en courage; ils deviennent aussi plaisans que hardis, dans ce
+siècle de troubles. Qu'en dites-vous, milords? Par ma bonne étoile, je
+crois qu'il vaudra mieux pour nous de rejoindre nos vaisseaux et de
+retourner sans délai en Normandie.»--«Par crainte des Saxons? dit Bracy
+en riant; nous n'aurions besoin d'autres armes que de nos épieux pour
+mettre ces ours à la raison.»--«Cessez vos railleries, sire chevalier,
+dit Waldemar Fitzurse; et il serait bon, ajouta-t-il en s'adressant au
+prince, que votre altesse assurât le digne Cedric que l'on n'avait
+aucunement l'intention de l'offenser par ces bons mots, naturellement
+désagréables à l'oreille d'un étranger.»--«Offensé! répondit Jean en
+reprenant ses habitudes polies; j'espère que personne ne s'avisera de
+penser que je le souffrirais en ma présence. Allons, milords, je vide ma
+coupe en l'honneur de Cedric, puisqu'il refuse de boire à la santé de
+son fils.»
+
+La coupe circula de main en main au milieu des applaudissemens moqueurs
+des courtisans; mais le Saxon n'en fut point dupe. Malgré son peu de
+finesse et de perspicacité, il n'était point assez borné pour que ce
+compliment flatteur en apparence effaçât dans son âme l'injure qu'il
+avait reçue. Il se tut néanmoins, et le prince proposa un toast pour
+Athelstane de Coningsburgh. Le chevalier s'inclina, et il montra qu'il
+était sensible à l'honneur qu'on lui faisait, en vidant d'un seul trait
+la coupe énorme qu'il tenait à la main.
+
+«Maintenant, messieurs, dit le prince Jean, dont le cerveau commençait à
+sentir l'influence bachique, après avoir rendu hommage à nos hôtes
+saxons, nous les prierons de répondre à leur tour à notre affable
+courtoisie. Noble thane, continua-t-il en parlant à Cedric,
+désignez-nous quelque Normand dont le nom répugnera le moins à votre
+bouche, afin de noyer dans cette coupe de nectar toute l'amertume que le
+son en laisserait après lui.»
+
+Waldemar Fitzurse se leva tandis que le prince parlait, et, se glissant
+derrière le siége du Saxon, il lui insinua de ne pas négliger l'occasion
+de mettre fin à toute espèce de haine entre les deux races, en nommant
+le prince. Le Saxon ne répondit rien à ce conseil adroit; mais se levant
+et remplissant sa coupe jusqu'au bord: «Prince, dit-il, votre altesse a
+demandé que je fisse connaître un Normand qui mériterait une santé à ce
+banquet. C'est une tâche difficile, puisqu'il faut que l'esclave chante
+les louanges du maître; puisqu'il faut que le vaincu, dans le temps même
+où il gémit sous le poids de toutes les humiliations de la défaite,
+célèbre le triomphe du vainqueur. Toutefois, je nommerai un Normand, le
+premier par le rang et le courage, le meilleur et le plus noble de sa
+race; et quiconque refusera d'applaudir comme moi à sa juste renommée,
+je le tiens pour lâche et sans honneur; je le dis, et je le soutiendrai
+aux dépens de mes jours. Je vide ce verre à la santé de Richard
+Coeur-de-Lion.»
+
+Le prince Jean, qui croyait que son nom couronnerait la harangue du
+Saxon, frémit de rage en entendant prononcer d'une manière aussi
+inattendue celui de son frère. Il approcha machinalement de ses lèvres
+sa coupe remplie de vin, puis aussitôt la remit sur la table pour voir
+l'effet qu'une telle proposition produirait sur tous les convives, dont
+plusieurs sentaient le danger qu'il y aurait pour eux à l'accueillir
+comme à la repousser. Quelques uns, en courtisans plus anciens et plus
+expérimentés, suivirent l'exemple du prince lui-même, en portant la
+coupe à leurs lèvres et en la replaçant incontinent devant eux.
+D'autres, cédant à une impulsion moins calculée et plus généreuse,
+s'écrièrent: «Vive le roi Richard! puisse-t-il nous être bientôt rendu!»
+Un petit nombre, parmi lesquels on remarquait Front-de-Boeuf et le
+templier, dans un morne dédain, ne touchèrent point à leurs verres. Mais
+aucun n'eut la hardiesse de s'opposer ouvertement à la santé du monarque
+régnant.
+
+Après avoir joui un instant de son triomphe, Cedric dit à son compagnon:
+«Debout, noble Athelstane! nous sommes ici depuis assez long-temps, dès
+que nous avons répondu à la courtoisie du prince Jean en assistant à son
+banquet; ceux qui désirent en apprendre davantage sur les coutumes
+grossières des Saxons viendront nous voir dans les demeures de nos
+ancêtres: quant aux festins royaux et à la politesse normande, nous en
+avons assez.» À ces mots il se leva et il quitta la salle du banquet,
+suivi par Athelstane et plusieurs autres convives, qui, participant
+d'une origine saxonne, se tenaient insultés par les sarcasmes du prince
+Jean et de ses nombreux flatteurs.
+
+«Par les os de saint Thomas, dit le prince en les regardant partir, ces
+rudes Saxons, il faut l'avouer, ont eu la meilleure part du jour et se
+sont retirés avec les avantages de la victoire.»--«_Conclamatum et
+poculatum est_, on a bu et crié, dit le prieur Aymer; il serait temps de
+laisser là nos flacons.»--«Le moine sans doute a quelque jolie pénitente
+à confesser cette nuit, puisqu'il est si pressé de lever la séance...
+dit Bracy.»--«Non pas, sire chevalier, reprit l'abbé; mais j'ai
+plusieurs milles à parcourir ce soir pour regagner mon gîte.»--«Ils s'en
+vont, dit le prince à l'oreille de Fitzurse; ils ont déjà peur, et ce
+poltron de prieur est le premier à me quitter.»--«Ne craignez rien, dit
+Waldemar; je trouverai bien des raisons pour le déterminer à nous
+rejoindre à York.»--«Sire prieur, ajouta-t-il, je dois vous parler en
+particulier avant que vous remontiez sur votre palefroi.»
+
+Les autres convives s'étaient dispersés à la hâte, excepté ceux de la
+suite du prince, et devenus ses partisans déclarés. «Voilà donc le
+résultat de votre avis,» dit le prince en se retournant avec humeur vers
+Fitzurse. «Un ivrogne et rustaud de Saxon vient me braver à ma propre
+table; et au seul nom de mon frère tout le monde s'éloigne de moi comme
+si j'avais la lèpre.»--«Ayez un peu de patience, mon prince, répondit
+le conseiller, je pourrais rétorquer votre accusation, et blâmer votre
+imprudente légèreté qui a dérangé mon plan et fait mal augurer de votre
+jugement. Mais ce n'est pas le temps des récriminations. Bracy et moi,
+nous nous rendrons tout de suite au milieu de ces poltrons, et leur
+ferons sentir qu'ils sont allés trop loin pour reculer.»
+
+«Ce sera inutilement,» dit le prince en parcourant la salle à grands pas
+et dans une agitation à laquelle le vin avait sa bonne part; «ce sera
+inutilement: ils ont vu comme Balthazar une main qui écrivait sur le
+mur; ils ont remarqué la trace du lion sur le sable; ils ont entendu son
+rugissement s'approcher et ébranler la foret: rien ne ressuscitera leur
+courage.»--«Plût à Dieu! dit Fitzurse à Bracy, que quelque chose pût
+réveiller le sien; le nom seul de son frère lui donne la fièvre. Ils
+sont à plaindre assurément les conseillers d'un prince qui manquent de
+force et de persévérance dans le bien comme dans le mal!...»
+
+
+
+
+CHAPITRE XV.
+
+
+ «Et cependant il croit, ah, ah! que je suis l'instrument et
+ l'esclave de sa volonté. À merveille! qu'il en soit ainsi: à
+ travers ce labyrinthe de trouble créé par ses complots et sa
+ basse oppression, je me frayerai un chemin à de plus grandes
+ choses; et qui osera me donner tort?»
+ JOANA BAILLIE _Basile_, tragédie.
+
+
+Jamais araignée ne se donna plus de peine pour réparer les fils
+endommagés de sa toile, que n'en prit Waldemar-Fitzurse pour réunir et
+concilier les membres dispersés de la faction de Jean. Bien peu d'entre
+eux lui étaient attachés par inclination, aucun ne l'était par estime
+personnelle. Il devenait donc nécessaire que Fitzurse leur fît connaître
+les nombreux avantages qu'ils pouvaient espérer, et leur rappelât ceux
+dont ils avaient joui jusqu'à présent. Aux jeunes nobles indisciplinés
+il présentait la perspective d'une licence effrénée et d'une débauche
+sans contrôle; il séduisait les ambitieux par l'espoir du commandement,
+et les âmes intéressées en leur faisant entrevoir un accroissement de
+richesses et des domaines plus étendus. Les chefs des bandes mercenaires
+reçurent des gratifications en argent, moyen le plus puissant pour
+captiver leur esprit, sans lequel tous les autres eussent été
+infructueux. Ce personnage habile distribuait encore plus de promesses
+que d'argent, et il n'oubliait rien pour entraîner les indécis et
+ranimer tous ceux qui paraissaient découragés. Il parlait du retour du
+roi Richard comme d'un événement tout-à-fait improbable; néanmoins,
+lorsqu'il s'apercevait aux regards douteux et aux réponses ambiguës de
+ceux à qui il s'adressait, que c'était précisément cette crainte qui les
+obsédait il traitait hardiment cette question en soutenant que le retour
+de Richard, dût-il avoir lieu, ne devait pas changer leurs calculs
+politiques.
+
+«Si Richard revient, disait-il, ce sera pour enrichir ses croisés
+appauvris et malheureux, aux dépens de ceux qui ne l'ont pas suivi en
+Palestine; ce sera pour exiger un compte rigoureux et terrible de tous
+ceux qui durant son absence ont fait tout ce que l'on peut appeler
+offense ou infraction aux lois du pays ou aux priviléges de la couronne;
+ce sera pour se venger, sur les templiers et les hospitaliers, de la
+préférence qu'ils ont montrée envers Philippe-de-France pendant les
+guerres de la Terre-Sainte; enfin ce sera pour châtier comme rebelles
+tous adhérens à son frère le prince Jean. Redoutez-vous sa puissance?
+ajouta le confident artificieux du prince: nous le reconnaissons comme
+un robuste et vaillant chevalier; mais nous ne sommes plus aux temps du
+roi Arthur, où un seul champion pouvait braver toute une armée. Si
+Richard revient, il doit être seul, sans suite et sans amis: les os de
+ses vaillans soldats ont blanchi les sables de la Palestine. Le peu de
+ses guerriers qui sont revenus ont été dispersés, et, comme Wilfrid
+Ivanhoe, en vrais mendians et en hommes sans ressources. Et que
+parlez-vous du droit de naissance de Richard?» continua-t-il en
+répondant à ceux qui avaient des scrupules à cet égard. «Ce droit de
+primogéniture est-il décidément plus certain que celui du duc Robert de
+Normandie, fils aîné du conquérant? Guillaume-le-Roux et Henri, ses
+frères cadets, lui furent successivement préférés par la voix de la
+nation. Robert avait tous les mérites que l'on peut faire valoir en
+faveur de Richard: il était chevalier courageux, bon chef, généreux
+envers ses amis et envers l'église; enfin c'était un croisé et un des
+conquérans du saint Sépulcre: cependant il mourut aveugle et infortuné
+dans le château de Cardiffe, parce qu'il s'opposa aux volontés du
+peuple, qui refusait de le reconnaître pour maître. Nous avons droit,
+dit-il encore, de choisir dans la famille royale le prince le plus
+capable de garder le pouvoir suprême, c'est-à-dire, ajouta-t-il en se
+rectifiant, celui dont l'élection garantira le mieux les intérêts de la
+noblesse. Pour ce qui est des qualités personnelles, il est possible que
+le prince soit inférieur à son frère Richard; mais si l'on considère que
+le dernier revient portant à la main le glaive de la vengeance, tandis
+que le premier nous offre récompenses, immunités, priviléges, richesses
+et honneurs, il n'y a plus de doute sur le choix du souverain qui doit
+appeler l'attention de la noblesse.»
+
+Ces argumens et beaucoup d'autres, dont quelques uns s'appliquaient aux
+positions particulières de ceux à qui lui-même s'adressait, produisirent
+leur effet sur les barons du parti du prince Jean. La plupart
+consentirent de se rendre à l'assemblée qu'on proposait d'avoir à York,
+dans le dessein de prendre des arrangemens définitifs pour placer la
+couronne sur la tête de ce prince, au détriment de Richard, roi légitime
+encore vivant.
+
+La nuit était déjà très avancée, lorsque, épuisé de fatigue par des
+efforts que le résultat justifiait, Waldemar Fitzurse, en rentrant au
+château d'Ashby, rencontra de Bracy, qui avait quitté ses vêtemens
+somptueux du banquet, pour une casaque de drap vert avec un
+haut-de-chausses de même couleur, un couvre-chef de cuir, une courte
+épée ou un couteau de chasse, un cor suspendu à son épaule, un arc en
+main et un paquet de flèches attaché à sa ceinture. Si Waldemar eût
+rencontré ce personnage hors du château, il eut passé près de lui sans y
+faire attention, et l'aurait pris pour un des yeomen de garde; mais le
+trouvant dans le vestibule, il le considéra de plus près, et reconnut le
+chevalier normand sous l'accoutrement d'un archer anglais.
+
+«Que signifie cette mascarade? s'écria Fitzurse avec un peu d'humeur;
+est-ce le temps des gambades et des farces de Noël[17] quand le sort du
+prince Jean, notre maître, est à la veille de se décider? Pourquoi
+n'es-tu pas venu comme moi au milieu de ces poltrons, que le seul nom du
+roi Richard fait trembler de peur, comme on dit qu'il effraie les enfans
+Sarrasins?»--«J'ai songé à mes affaires, Fitzurse, répondit avec calme
+Bracy, comme vous avez pensé aux vôtres.»--«Comme j'ai pensé aux
+miennes! reprit tel qu'un écho le rusé Waldemar; je ne me suis occupé
+que de celles du prince Jean, notre commun patron.»--«À merveille, mon
+cher, dit Bracy; mais quel est ton motif pour agir ainsi? je gage que
+c'est plutôt ton intérêt personnel. Allons, Fitzurse, nous nous
+connaissons tous deux; l'ambition t'aiguillonne; pour moi, c'est le
+plaisir: nous différons dans nos goûts, parce que nous ne sommes pas du
+même âge. Tu as sur le prince Jean la même opinion que moi: nous savons
+tous deux qu'il est trop faible pour être un monarque résolu, trop
+despote pour être un bon roi, trop insolent et trop présomptueux pour
+être un souverain populaire, trop léger et trop timide pour conserver
+long-temps le diadème. Mais c'est le prince avec lequel Fitzurse et de
+Bracy ont espéré s'élever et prospérer; voilà pourquoi nous l'aidons,
+toi de ta politique et moi des lances de mes francs compagnons.»
+
+ Note 17: Les fêtes de Noël ou _Christmas_ sont en Angleterre
+ ce qu'est en France le nouvel an; on se visite, on se fait
+ des présens, les domestiques reçoivent des étrennes, et on se
+ donne des repas où le _beafsteak_ ou boeuf, le _plum-pouding_
+ ou assemblage de farine, de graisse et de raisins cuits, le
+ _turkey_ ou dindon, et les _minced-pies_ ou petits gâteaux
+ jouent un grand rôle. A. M.
+
+«Voilà un auxiliaire bien gros d'espérance! dit Fitzurse impatienté; un
+homme occupé de folies, dans le moment le plus critique! Mais quel est
+donc ton dessein, sous un tel déguisement, dans une nécessité aussi
+pressante?»--«De prendre une femme, répond froidement Bracy, à la
+manière de la tribu de Benjamin.»--«De la tribu de Benjamin! Je ne te
+comprends pas.»--«N'étais-tu pas présent hier soir, reprend Bracy,
+lorsque le prieur Aymer nous récita un conte en réponse à une romance
+qui fut chantée par le ménestrel? Il raconta comment, jadis en
+Palestine, une affreuse querelle s'éleva entre le clan de Benjamin et le
+reste de la nation israélite; comment celle-ci tailla en pièces toute la
+chevalerie de cette nation, et jura par la sainte Vierge de ne permettre
+à aucun de ceux qui avaient échappé au carnage, de prendre une épouse de
+leur lignage; comment enfin la même nation, ayant regret de son voeu,
+envoya consulter le pape sur le moyen d'absoudre les femmes qui le
+transgresseraient; et comment, d'après l'avis du saint père, les jeunes
+chevaliers de Benjamin donnèrent un superbe tournoi, où ils enlevèrent
+toutes les femmes qui s'y trouvaient, et les obtinrent de la sorte pour
+épouses, sans avoir besoin du consentement ni d'elles ni de leurs
+familles.»
+
+«J'ai déjà entendu cette histoire, dit Fitzurse, quoique le prieur ou
+toi vous ayez fait de singulières altérations dans la date et dans les
+détails.»--«Je te dis, répliqua de Bracy, que je veux me pourvoir d'une
+femme à la manière de la tribu de Benjamin; c'est-à-dire que sous un
+pareil accoutrement je tomberai cette nuit même sur ce troupeau de
+lourds Saxons qui viennent de quitter le château, et leur enlèverai la
+belle Rowena.»--«Es-tu fou, Bracy, dit Fitzurse. Songe donc que, bien
+que ce soient des Saxons, ils sont riches, puissans, et d'autant plus
+respectés par leurs concitoyens, que la richesse et la puissance ne sont
+maintenant le partage que d'un petit nombre d'individus de cette
+nation.»--«Et ce ne devrait être celui d'aucun d'eux, dit Bracy, pour
+que l'oeuvre de la conquête fût réellement consommé.»--«Ce n'est pas du
+moins le temps d'y songer, reprit Fitzurse; la crise qui s'approche
+impose à Jean la nécessité de captiver la faveur populaire, et il ne
+pourrait refuser de punir quiconque outragerait un homme cher à la
+multitude.»--«Qu'il l'accorde s'il l'ose, dit Bracy, et il verra bien
+vite la différence qui existe entre une bonne et vigoureuse masse de
+lances comme la mienne, et un misérable amas de Saxons, sans coeur ni
+sans aucune discipline. Au reste, vous ignorez mon plan: ne semblé-je
+pas un chasseur aussi hardi que quiconque sonna jamais du cor? Le blâme
+de la violence retombera sur les outlaws des forêts du comté d'Yorck.
+J'ai mis de fidèles espions aux trousses de ces Saxons revêches: ils
+couchent cette nuit au couvent de saint Wittol ou Withold, ou je ne sais
+comment ils appellent ce rustre de saint saxon, près de
+Burton-sur-Trent[18]. La marche du lendemain les met en notre pouvoir,
+et nous fondons sur eux comme des faucons sur leur proie. Alors je
+paraîtrai sous ma forme naturelle, je ferai le chevalier courtois, je
+délivrerai la belle infortunée des mains de ses grossiers ravisseurs, je
+la conduirai au château de Front-de-Boeuf ou en Normandie, s'il est
+nécessaire, et je ne la ramènerai à sa famille que comme épouse et dame
+de Maurice de Bracy.»
+
+ Note 18: Ville de 4,000 âmes, sur la rive septentrionale du
+ Trent, à 44 lieues N.N.O. de Londres; elle est fameuse par
+ ses brasseries. A. M.
+
+«C'est un plan merveilleux, dit Fitzurse, et qui n'est pas, je le crois,
+entièrement de ton invention. Sois franc, Bracy: qui t'a aidé à le
+concevoir? et qui doit t'aider à l'exécuter? car, je pense que ta propre
+compagnie est bien en ce moment à York.»--«S'il faut absolument que tu
+le saches, dit Bracy, c'est le templier qui a fait le plan du projet que
+l'aventure des Benjamites m'a suggéré. Il doit me seconder dans cette
+attaque plaisante; lui et ses gens joueront le rôle des outlaws, des
+mains de qui mon bras vigoureux arrachera la belle Saxonne, après que
+j'aurai changé de vêtement.»
+
+«Par Notre-Dame, dit Fitzurse, le plan est digne de votre sagesse
+réunie; et ta prudence, de Bracy, se manifeste d'une manière encore plus
+spéciale dans ton projet de laisser la jeune personne entre les mains de
+ton digne et valeureux confédéré. Tu réussiras, je le présume, à
+l'enlever à ses amis saxons, mais la retirer ensuite des griffes de
+Bois-Guilbert me semble une chose beaucoup plus difficile; c'est un
+faucon bien accoutumé à saisir une perdrix, comme à ne plus lâcher sa
+proie.»--«Il est templier, reprit de Bracy, par conséquent ne saurait
+être mon rival dans mon projet d'épouser cette riche héritière
+saxonne[19]; et, pour tenter quelque chose de déshonorant contre
+l'épouse que se destine Bracy, par le ciel! fût-il à lui seul tout un
+chapitre de son ordre, il n'oserait pas me faire un tel outrage.»
+
+ Note 19: Les anciens templiers faisaient voeu de célibat; les
+ templiers modernes peuvent se marier. A. M.
+
+«Puisque rien de ce que je dis ne peut, mon cher Bracy, t'ôter de
+l'esprit cette folie, car je connais ton caractère opiniâtre, emploie le
+moins de temps possible, et qu'elle ne soit pas aussi longue qu'elle est
+importune.»--«Je t'assure, Fitzurse, que c'est l'affaire de quelques
+heures, et je serai à York, à la tête de mes intrépides compagnons
+d'armes, prêt à exécuter tout plan audacieux que ta politique aura
+imaginé. Mais j'entends mes camarades réunis, et les coursiers trépigner
+et hennir dans la cour extérieure. Adieu. Je vais en vrai chevalier
+conquérir le sourire d'une belle.»
+
+«En vrai chevalier,» répéta Fitzurse, le regardant partir; «comme un
+vrai fou, dirais-je, ou un enfant qui néglige les affaires les plus
+sérieuses et les plus urgentes, pour chasser le duvet de chardon qui
+s'en va de son épaule. Et c'est avec de tels instrumens que je dois
+travailler! Et au profit de qui? d'un prince aussi imprudent que
+dissolu, qui sera vraisemblablement aussi ingrat qu'il s'est montré fils
+rebelle et frère dénaturé. Mais lui-même n'est aussi qu'un des
+instrumens avec lesquels je m'exerce; et, orgueilleux comme il est, s'il
+s'avisait jamais de séparer ses intérêts des miens, c'est un secret que
+je lui apprendrais bientôt.»
+
+Les réflexions de l'homme d'état furent ici interrompues par la voix du
+prince, qui, d'un appartement voisin, cria: «Waldemar! noble Fitzurse!»
+et, ôtant son bonnet, le futur chancelier, titre auquel aspirait le rusé
+Normand, se hâta d'aller recevoir les ordres de son futur souverain.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVI.
+
+ «Dans un lointain désert, à la foule inconnu, un vénérable
+ ermite vécut depuis sa première jeunesse jusqu'à l'âge mûr.
+ La mousse était son lit, une grotte sa cellule, sa nourriture
+ des fruits, sa boisson de l'eau de source; éloigné des
+ hommes, il passait ses jours avec Dieu; la prière était sa
+ seule occupation, la louange son unique plaisir.» PARNELL
+
+
+Le lecteur ne peut avoir oublié que la victoire, dans la seconde journée
+du tournoi, fut décidée par le secours du chevalier inconnu, dont la
+conduite passive et indifférente durant la première partie de l'assaut,
+l'avait fait surnommer le _Noir-Fainéant_. Le chevalier avait quitté
+l'arène immédiatement après le triomphe assuré; et lorsqu'il fut appelé
+pour recevoir le prix de sa valeur, on ne le trouva point. Pendant que
+les hérauts d'armes le réclamaient à haute voix et au son des
+trompettes, il dirigeait sa course vers le nord, évitant les sentiers
+frayés et prenant le chemin le plus court à travers les bois. Il passa
+la nuit dans une petite hôtellerie isolée, où cependant un ménestrel
+errant lui donna des nouvelles du résultat de la seconde journée du
+tournoi.
+
+Le lendemain il partit de bonne heure, dans le dessein de voyager plus
+long-temps; son cheval, qu'il avait eu soin de ménager la veille, lui
+permettant de faire un bon trajet sans avoir besoin de beaucoup de
+repos. Toutefois il fut trompé dans son espoir, car les sentiers qu'il
+avait suivis étaient si tortueux que lorsque la nuit vint le surprendre,
+il se trouvait seulement sur la lisière du West-Riding, dans le comté
+d'York. Le cheval et le cavalier avaient besoin de nourriture, et il
+devenait indispensable de chercher quelque lieu pour y demeurer jusqu'au
+jour. L'endroit où le voyageur se trouvait ne semblait propre à lui
+fournir ni abri, ni souper, et il était sur le point de se voir réduit à
+l'expédient habituel aux chevaliers errans, qui, en pareille occasion,
+abandonnaient leur monture au pâturage, et se couchaient sur la dure au
+pied d'un chêne, en songeant tout à leur aise à la dame de leurs
+pensées. Mais soit que le chevalier noir n'eût pas de maîtresse, soit
+qu'il fût en amour aussi indifférent qu'il avait paru l'être au tournoi,
+il n'était point assez occupé de réflexions passionnées sur une belle et
+sur ses rigueurs, pour oublier la fatigue et la faim, et pour que les
+doux rêves de la galanterie lui tinssent lieu de lit et de souper. Il
+fut donc très peu satisfait, lorsque promenant ses regards autour de
+lui, il se trouva environné de bois, à travers lesquels s'offraient, il
+est vrai, plusieurs clairières et des sentiers, mais qui semblaient
+avoir été tracés par des troupeaux qui étaient venus paître dans la
+forêt, ou par les bêtes fauves et les chasseurs qui les poursuivent.
+
+Le soleil aux rayons duquel le chevalier avait jusqu'alors dirigé sa
+course, venait de disparaître sur sa gauche derrière les montagnes du
+comté de Derby, et tout effort qu'il eût tenté pour aller plus loin
+aurait pu l'écarter de sa route et reculer le terme de son voyage. Après
+avoir inutilement essayé de choisir le sentier le plus battu dans
+l'espoir qu'il le conduirait à la chaumière de quelque garde-forestier
+ou de quelque berger, convaincu à la fin qu'il ne pouvait fixer son
+choix, il résolut de se confier au seul instinct de son cheval, instinct
+qu'il avait eu plus d'une fois l'occasion de mettre à l'essai, et qui
+lui avait prouvé que ces animaux sont souvent des guides plus sûrs que
+leurs cavaliers.
+
+Cet intelligent quadrupède, tout fatigué qu'il était d'une si longue
+journée sous le poids d'un maître vêtu de sa lourde armure, ne sentit
+pas plutôt les rênes flotter à l'abandon sur son cou, que, se voyant
+l'arbitre de sa direction, il sembla prendre de nouvelles forces, et ce
+coursier, qui naguère eût à peine obéi à l'éperon autrement que par un
+soupir ou gémissement, tout fier actuellement de la confiance que l'on
+avait en lui, dressa les oreilles, releva la tête, et prit de lui-même
+un trot plus vif. Le sentier qu'il adopta n'était pas dans la même
+direction que celle que le chevalier avait suivie durant le jour; mais
+comme le cheval semblait content de son choix, le cavalier s'abandonna
+totalement à sa discrétion. L'événement prouva qu'il avait eu raison,
+car le sentier parut bientôt un peu plus large et plus battu, et le son
+d'une petite cloche avertit le chevalier qu'il se trouvait à peu de
+distance de quelque chapelle ou ermitage.
+
+Il atteignit une pelouse ouverte, de l'autre côté de laquelle un roc
+s'élevant d'une manière abrupte sur une plaine légèrement inclinée,
+offrait au voyageur un front gris et dentelé. Le lierre en plusieurs
+lieux couvrait ses flancs, et en quelques autres on voyait s'élever le
+chêne et le houx, dont les racines trouvaient leur nourriture dans les
+fentes et crevasses du rocher, tandis que les rameaux de ces arbres se
+balançaient sur le précipice, comme le panache d'un guerrier sur son
+casque luisant d'acier, donnant ainsi de la grace à un objet dont
+l'effet principal devait être l'effroi. Au bas de ce rocher et
+s'appuyant contre lui, était une hutte grossière formée de troncs
+d'arbres coupés dans la forêt voisine et joints ensemble de manière à
+braver l'intempérie des saisons, au moyen de ce que leurs interstices
+étaient bouchés par un ciment d'argile et de mousse. La tige d'un jeune
+sapin dépouillé de ses branches, avec un morceau de bois lié
+transversalement vers le haut, était plantée près de la porte, comme un
+rustique emblème de la sainte Croix. À une faible distance à droite, une
+source d'eau limpide jaillissait du rocher et tombait dans le creux
+d'une pierre dont le travail des ans avait fait un bassin naturel.
+S'échappant ensuite, elle devenait un ruisseau qui, avec un léger
+murmure, coulait dans un lit qu'elle s'était lentement formé, et
+s'avançait en serpentant à travers une plaine étroite pour aller se
+perdre dans un bocage voisin.
+
+Auprès de cette fontaine apparaissaient les ruines d'une petite
+chapelle, dont le toit en partie n'existait plus. Cet humble bâtiment,
+lorsqu'il était entier, n'avait eu jamais plus de seize pieds de
+longueur sur douze de largeur; et le toit, bas en proportion, reposait
+sur quatre voûtes ou arcades en saillie aux quatre angles du bâtiment et
+supportées chacune par un pilier massif. Les bords de deux de ces arches
+étaient encore debout, bien que le toit qui avait existé entr'elles fût
+écroulé; les deux autres étaient parfaitement conservées. L'entrée de ce
+vieil édifice religieux se trouvait sous une arche arrondie et très
+basse, décorée d'ornemens en zigzag semblables à des dents de requin,
+comme on en voit encore aux anciennes églises saxonnes. Sur le porche
+s'élevait un beffroi soutenu par quatre piliers, entre lesquels pendait
+la cloche verdâtre et calcinée dont le faible tintement avait été
+entendu quelques instans auparavant par le chevalier noir.
+
+Ce tableau simple et pittoresque brillait des reflets du crépuscule aux
+yeux du voyageur, en lui donnant l'assurance consolante de pouvoir y
+passer la nuit, car il était du devoir des ermites qui habitaient ces
+forets d'exercer l'hospitalité envers les voyageurs égarés ou surpris
+par l'obscurité. Le chevalier ne prit donc pas le temps d'examiner en
+détail les particularités que nous venons de rapporter; mais, remerciant
+saint Julien, patron des voyageurs, qui lui avait procuré un bon gîte,
+il descendit de cheval, et frappa du bout de sa lance à la porte de
+l'ermitage, afin d'appeler l'attention et dans l'espoir d'en obtenir
+l'entrée.
+
+Quelques minutes s'écoulèrent avant qu'on lui eût fait aucune réponse;
+et quand il en reçut une, elle ne fut pas en termes rassurans. «Passe
+ton chemin, qui que tu sois!» lui cria une voix rauque et forte à
+travers une fente de la porte, «et ne trouble pas le serviteur de Dieu
+et de saint Dunstan dans ses prières du soir.»--«Révérend père, dit le
+chevalier, c'est un pauvre pèlerin égaré dans ces bois qui t'offre
+l'occasion d'exercer envers lui la charité et l'hospitalité.»--«Mon
+frère, reprit le saint homme, il a plu à la vierge Marie et à saint
+Dunstan que je fusse destiné à recevoir l'une et l'autre, au lieu de les
+exercer. Je n'ai ici aucune provision qu'un chien voulût même partager
+avec moi, et un cheval un peu délicat ne voudrait point de ma couche
+pour litière. Passe donc ton chemin, et que Dieu lui-même
+t'assiste!»--«Mais comment, reprit le chevalier, me serait-il possible
+de trouver mon chemin à travers le bois au milieu d'aussi épaisses
+ténèbres? Je vous supplie, révérend père, puisque vous êtes chrétien,
+d'ouvrir votre porte et de m'indiquer au moins ma route.»
+
+«Je vous supplie, mon frère en Dieu, reprit à son tour l'anachorète, de
+ne pas me troubler plus long-temps. Vous avez déjà interrompu un
+_Pater_, deux _Ave_ et un _Credo_ que mon voeu de misérable pécheur
+m'oblige de réciter avant le lever de la lune.»--«La route! la route!
+vociféra le chevalier, si je ne dois pas espérer davantage de toi.»--«La
+route, lui répondit l'ermite, est aisée à suivre. Le sentier depuis ma
+cellule conduit à un marais, et de ce marais à un gué, lequel, attendu
+que les pluies ne l'ont pas encore enflé, n'est point difficile à
+franchir. Au delà de ce gué tu auras soin d'éviter la rive gauche, qui
+offre des précipices[20] et le sentier qui longe le torrent a
+dernièrement, comme je l'ai appris, car je quitte rarement les devoirs
+de ma retraite, été rompu en différens endroits: alors tu marcheras en
+ligne droite.»
+
+ Note 20: Le précédent traducteur a passé ces détails et
+ beaucoup d'autres non moins saillans et qu'il serait
+ fastidieux de rappeler. A. M.
+
+«Un sentier rompu! un précipice! un gué! et un marais!» dit le chevalier
+en l'interrompant; «mais, sire ermite, fussiez-vous le plus saint de
+tous ceux qui jamais portèrent une barbe ou déroulèrent les grains de
+leurs chapelets[21] il ne serait pas en votre pouvoir de me jeter cette
+nuit dans un danger pareil. Je te répète que toi, qui vis de la charité
+d'autrui, si peu méritée, comme je le vois, tu n'as pas le droit de
+refuser un abri au voyageur dans sa détresse. Ouvre-moi vite ta porte,
+ou, par la sainte hostie, je l'enfonce de ma lance et me fraie un
+passage.»--«Ami voyageur, répliqua l'ermite, ne sois pas importun; si tu
+m'obliges à faire usage d'armes charnelles pour ma défense, il
+t'adviendra malheur.»
+
+ Note 21: Le précédent traducteur a passé ces détails et
+ beaucoup d'autres non moins saillans et qu'il serait
+ fastidieux de rappeler. A. M.
+
+Dans ce moment un bruit confus d'aboiemens et de grognemens, arrivé
+d'une certaine distance aux oreilles du chevalier, en devenant de plus
+en plus éclatans et furieux, lui fit croire que l'ermite, alarmé de la
+menace, et s'imaginant qu'on forcerait sa porte, avait appelé à son
+secours les chiens qui faisaient ce tapage. Irrité de ces préparatifs de
+l'ermite pour accorder l'hospitalité au chevalier, celui-ci frappa du
+pied la porte avec une telle violence, que les piliers et tenons en
+furent tout ébranlés. L'anachorète n'ayant aucune envie d'exposer sa
+porte à un nouveau choc: «Patience! patience! bon voyageur,
+s'écria-t-il, ménage tes forces et je vais à l'instant t'ouvrir mon
+ermitage, quoique, peut-être, tu ne doives pas avoir à t'en féliciter.»
+
+La porte s'entr'ouvre en effet, et l'ermite, homme grand et fortement
+constitué, couvert de son froc et de son capuchon, avec une corde de
+jonc pour ceinture, paraît devant le chevalier. Il tenait d'une main une
+torche allumée, et de l'autre un bâton de pommier sauvage si gros et si
+pesant, qu'il pouvait bien passer pour une massue. Deux chiens énormes à
+longs poils, moitié lévriers, moitié mâtins[22], trépignaient à ses
+côtés et semblaient prêts à fondre sur le voyageur, aussitôt que leur
+maître les aurait lâchés. Mais quand la torche eut réfléchi sa lumière
+sur la luisante armure de l'étranger, qui se tenait en dehors, l'ermite,
+changeant probablement ses premières intentions, réprima la fureur de
+ses auxiliaires, et prenant un ton de courtoisie brusquée, il invita le
+chevalier à entrer dans son gîte, et s'excusa sur l'hésitation qu'il
+avait mise à le recevoir, s'étant fait, disait-il, une règle de ne
+jamais ouvrir sa porte après le soleil couché, à cause des bandes de
+voleurs et d'outlaws qui infestaient les environs, et qui ne
+respectaient ni la sainte Vierge, ni saint Dunstan, ni ceux qui se
+dévouaient à leur culte.
+
+ Note 22: Détails supprimés dans la précédente traduction,
+ ainsi que le _bâton of crabtree_. A.M.
+
+«La pauvreté de votre cellule, bon père,» dit le chevalier, en regardant
+autour de lui et en ne voyant qu'un lit de feuillage, un crucifix en
+chêne grossièrement taillé, un missel, une table à peine ébauchée, faite
+de planches brutes et sciées grossièrement[23]; deux escabelles et un ou
+deux méchans articles de ménage; «la pauvreté de votre cellule me semble
+un moyen de défense suffisant contre l'apparition des voleurs, sans
+parler du secours de deux chiens assez forts, je pense, pour déchirer un
+cerf, et conséquemment pour combattre avec avantage plusieurs hommes
+réunis.»--«Le bon gardien de la forêt, dit l'ermite, m'a permis l'usage
+de ces animaux pour protéger ma solitude jusqu'à des temps meilleurs.»
+Ayant ainsi parlé, il mit sa torche sur une barre de fer qui servait de
+candélabre, et plaçant un fagot de bois sec sur un feu presque éteint,
+il avança près de la table une escabelle où il s'assit, en faisant signe
+au chevalier de l'imiter avec l'autre.
+
+ Note 23: _A rough-hewn table_, une table ébauchée, ou de
+ planches brutes mal jointes, expression que le précédent
+ traducteur a rendue par une «table de pierre brute.» Il est
+ beaucoup plus présumable que cette table était de bois
+ grossièrement travaillé. De semblables détails et une foule
+ d'autres, en apparence insignifians, ne sauraient être
+ négligés, si l'on veut essayer de reproduire le talent
+ descriptif de l'auteur, entièrement puisé dans la nature.
+ A. M.
+
+Assis tous deux, ils se regardèrent quelques instans avec un grand
+sérieux, chacun pensant en soi-même qu'il avait rarement vu un homme
+plus vigoureux et plus déterminé que celui qui lui était opposé.
+«Vénérable ermite, dit le chevalier après avoir long-temps considéré son
+hôte, si je ne craignais pas de troubler vos pieuses méditations, je
+vous prierais de me dire: premièrement où je puis mettre mon cheval;
+ensuite, ce que vous pouvez me donner pour souper; enfin où je trouverai
+une couche, afin de prendre un peu de repos cette nuit?»--«Je vous
+répondrai, dit l'ermite, avec un signe du doigt, vu qu'il serait contre
+ma règle de prononcer des paroles, toutes les fois que le geste y peut
+suppléer.» Disant ces mots, il indiqua successivement deux coins de sa
+cellule. «Voilà l'écurie, dit-il, et voilà votre lit[24].» Cherchant
+ensuite sur une planche voisine, un plat contenant deux poignées de pois
+secs et le mettant sur la table, il ajouta: «Voici votre souper.»
+
+ Note 24: _Your bed there_, dit le texte, dont la précédente
+ traduction fait une «chambre à coucher.» Une chambre à
+ coucher dans un oratoire! autant vaudrait dire un salon.
+ A. M.
+
+Le chevalier haussa les épaules, et sortant de la hutte, il amena son
+cheval, qu'il avait attaché par la bride à un arbre; il le dessella, le
+pansa avec soin, et lui étendit sur le dos son propre manteau. L'ermite
+fut vraisemblablement touché des soins que le chevalier prenait de sa
+monture, car, ayant l'air de se rappeler quelques restes de fourrage
+laissés par le garde forestier, à sa dernière visite, il tira d'un coin
+de l'écurie une botte de foin qu'il plaça sous la bouche du coursier, et
+immédiatement après, il étendit une brassée de fougère sèche à l'endroit
+qu'il avait montré comme réservé au lit du cavalier. Celui-ci le
+remercia de sa courtoisie, et, ce devoir rempli, tous deux revinrent
+s'asseoir à la table, où se trouvait toujours entre eux l'assiette de
+pois secs. Après un long _benedicite_, qui avait été autrefois en latin,
+mais qui n'en conservait que des fragmens tronqués, à l'exception, çà et
+là, d'une longue et roulante finale de quelques mots ou phrases,
+l'ermite donna l'exemple à son hôte, en mettant modestement dans une
+grande bouche, garnie de deux rangées d'excellentes dents, aussi
+blanches et aussi aiguës que celles d'un sanglier, trois ou quatre pois
+secs; triste mouture, sans doute, pour un moulin si large et si
+puissant[25]!
+
+ Note 25: _A miserable grist as it seemed for so large and
+ able a mill_: rien de cela ne se retrouve dans le travail de
+ mon prédécesseur. A. M.
+
+Afin de suivre un si louable exemple, le chevalier ôta son casque, son
+corselet et la plus grande partie de son armure, et fit voir à l'ermite
+une tête couverte de cheveux blonds, épais et bouclés, des traits
+prononcés, des yeux bleus singulièrement vifs et pénétrans, une belle
+bouche, avec la lèvre supérieure chargée de deux moustaches plus foncées
+que les cheveux; enfin un homme hardi, entreprenant, qualités analogues
+à sa haute et vigoureuse stature.
+
+L'ermite, comme si l'envie lui avait pris de répondre à la confiance de
+son hôte, rejeta son capuchon en arrière, et montra à son tour une tête
+ronde comme une boule, et qui décelait un homme encore dans le printemps
+de la virilité. Sa large tonsure, environnée d'un cercle de cheveux
+noirs et crépus, rappelait l'image d'un enclos communal entouré d'une
+haie d'aubépine[26]. Ses traits n'exprimaient rien d'une austérité
+monastique, ni le jeûne et les macérations d'une vie ascétique; au
+contraire il avait une contenance orgueilleuse et décidée, les yeux
+surmontés de larges sourcils noirs, le front largement dessiné, les
+joues rondes et vermeilles comme celles d'un trompette, avec un menton
+qui balançait une barbe longue, noire et touffue. Une telle figure entée
+sur le corps charnu de l'homme sacré, rappelait bien plus énergiquement
+pour subsistance habituelle l'emploi de gros reins de boeuf et de bonnes
+hanches de mouton, qu'une chétive nourriture de pois secs ou de
+légumes[27]. Cette disconvenance n'échappa point à la sagacité du
+chevalier, qui, après avoir broyé avec difficulté une bouchée de pois
+secs, trouva qu'il devenait indispensable de demander à l'ermite quelque
+boisson pour l'aider à les avaler: celui-ci répondit à sa requête en
+plaçant devant lui une grande cruche d'eau la plus pure de la fontaine.
+
+ Note 26: _His close-shaven crown, surrounded by a circle of
+ stiff-curled black hair, had something the appearance of a
+ parish pinfold begirt by its high hedge._ Ce trait vivant et
+ qui décèle si bien la touche éminemment pittoresque du
+ romancier calédonien, a échappé, par mégarde, sans doute, à
+ la plume de son premier interprète. A. M.
+
+ Note 27: On chercherait vainement cette énergique image dans
+ la version de mon prédécesseur.
+
+«Elle vient, dit-il, de la source de Saint-Dunstan[28], dans laquelle,
+entre deux soleils, il baptisa cinq cents païens danois. Que son nom
+soit béni!» Et approchant sa barbe noire de la cruche, il avala une
+gorgée d'eau, en quantité infiniment plus modérée qu'on ne devait s'y
+attendre, d'après l'éloge qu'il venait d'en faire. «Il me semble, mon
+révérend père, dit le chevalier, que ces pois secs, dont vous mangez si
+peu, et que cette eau pure, dont vous êtes si économe envers vous-même,
+s'accordent merveilleusement avec votre constitution. Vous me paraissez
+homme plus propre à gagner le prix du bélier dans une lutte à
+bras-le-corps, ou celui de l'anneau dans le jeu du bâton au moulinet, ou
+celui du bouclier au jeu de l'épée, qu'à passer votre temps dans ce
+désert, en disant des messes et en ne vivant que de pois secs et d'eau
+claire.»
+
+ Note 28: C'est ce fameux Dunstan qui un jour saisit le diable
+ par le nez avec une paire de pincettes rougies au feu, et lui
+ fit faire ainsi trois fois le tour de sa chambre. A. M.
+
+«Sire chevalier, reprit l'ermite, vos pensées ressemblent à celles des
+laïques ignorans, elles sont selon la chair. Il a plu à la sainte Vierge
+et à mon saint patron de bénir la pitance à laquelle je me restreins,
+comme jadis furent bénis les légumes et l'eau dont se contentèrent les
+enfans Sidrach, Misach et Abdenago, lesquels ne voulurent pas toucher au
+vin ni aux viandes que leur fit servir le roi des Sarrasins.»
+
+«Saint père, dit le chevalier, sur la figure de qui le ciel a opéré un
+tel miracle, permets à un humble pécheur de demander ton nom.»--«Tu peux
+m'appeler l'ermite Copmanhurst, répondit le cénobite; car on m'appelle
+ainsi. On y ajoute, il est vrai, l'épithète de saint; mais je n'y tiens
+pas, vu que je ne m'en trouve pas digne. Et maintenant, brave chevalier,
+puis-je à mon tour savoir le nom de mon hôte?»--«Certainement, dit le
+voyageur, certainement: On m'appelle dans ce pays le chevalier noir.
+Beaucoup de gens, il est vrai, ajoutent à ce nom l'épithète de fainéant;
+mais je ne m'en soucie guère, vu que je m'en crois peu digne.»
+
+L'ermite put à peine s'empêcher de sourire à l'ouïe de la réponse de son
+hôte. «Je vois, dit-il, sire chevalier fainéant, que tu es un homme de
+sens et de bon conseil; je vois de plus que la simplicité de mon régime
+monastique ne séduit pas un voyageur comme toi, accoutumé, peut-être, à
+la licence des cours et des camps et au luxe des villes. Maintenant il
+me semble, sire fainéant, qu'à la dernière visite du charitable
+garde-forestier dans ma cellule, il a laissé à ma garde, outre plusieurs
+bottes de fourrage, quelques provisions de bouche, qui, n'étant point
+propres à mon usage, me sont sorties de la mémoire au milieu de mes
+pieuses et bien plus graves méditations.»
+
+«J'aurais juré qu'il en était ainsi, reprit le chevalier. J'étais sûr
+qu'il y avait une meilleure nourriture dans votre cellule, vénérable
+père, du moment que vous avez ôté votre capuchon. Le garde-forestier est
+sans doute un jovial compagnon, et quiconque aurait vu des dents comme
+les tiennes broyer ces pois, et ton large gosier s'abreuver d'une si
+vulgaire boisson, n'aurait pu te croire nourri de mets et désaltéré par
+un breuvage tout au plus dignes de mon cheval.» En disant ces paroles,
+il désignait du doigt le service de la table; puis il ajouta: «Voyons
+sans délai la fine réserve du garde-forestier.»
+
+L'ermite jeta sur le chevalier un regard pénétrant, dans lequel on
+remarquait une sorte d'hésitation comique; il paraissait douter s'il y
+aurait de sa part quelque prudence à se confier à son hôte. Cependant la
+contenance de celui-ci marquait assez de franchise pour dissiper toute
+crainte. Son sourire également avait quelque chose d'un sardonisme
+irrésistible et respirait tellement la loyauté, qu'il commandait en
+quelque sorte la sympathie. Après l'échange de deux ou trois oeillades
+muettes, l'ermite courut au fond de sa hutte, il ouvrit une armoire
+cachée avec autant d'adresse que de soin, en sortit un énorme pâté dans
+un plat d'étain d'une dimension peu usitée. Ce gros pâté fut mis devant
+le chevalier, qui, prenant son poignard, le tailla bien à l'aise et ne
+perdit pas de temps pour faire une ample connaissance avec le contenu.
+
+«Y a-t-il long-temps, révérend père, que l'honnête garde de la forêt
+n'est venu chez vous,» dit le chevalier après avoir avalé en hâte
+plusieurs morceaux de ce renfort ajouté à la bonne chère du
+cénobite.--«Environ deux mois, répondit celui-ci sans réflexion.»--«De
+par le ciel! reprit le chevalier, tout dans votre ermitage tient du
+miracle, bon père; j'aurais juré que le gros chevreuil qui a fourni
+cette venaison courait encore il y a huit jours dans la foret.»
+
+L'ermite fut quelque peu déconcerté par cette remarque; et d'ailleurs il
+faisait une bien triste figure en regardant diminuer à vue d'oeil son
+pâté, où l'hôte faisait des brèches profondes; attaque militaire à
+laquelle sa profession antérieure d'abstinence ne lui permettait pas de
+s'unir.--«Mais, à propos, révérend père, j'ai été en Palestine» dit le
+chevalier en cessant tout à coup de manger, et je me souviens que c'est
+un devoir pour quiconque reçoit un convive à sa table, de l'assurer de
+la bonté des alimens, en les goûtant avec lui. À Dieu ne plaise que je
+soupçonne un si saint homme de mauvaises intentions; néanmoins, je
+serais charmé de vous voir suivre l'usage de l'Orient.»--«Pour mettre à
+l'aise vos scrupules inutiles, sire chevalier, je me départirai cette
+fois de ma règle,» répondit le cénobite; et comme dans ce temps-là il
+n'existait pas encore de fourchettes, sur-le-champ il plongea ses doigts
+dans les cavernes du pâté.
+
+La glace de la cérémonie étant une fois rompue[29], il s'éleva une
+rivalité d'appétit entre l'ermite et le chevalier; et, quoique celui-ci
+eût probablement jeûné plus long-temps, le cénobite le laissa bien loin
+derrière lui.--«Saint père, dit le chevalier lorsque sa faim fut
+apaisée, je parierais mon cheval contre un sequin que l'honnête
+garde-forestier auquel nous sommes redevables de cette venaison, t'a
+laissé un baril de Bordeaux, ou une pipe de Madère, ou quelque autre
+bagatelle analogue, en auxiliaire de son pâté. Cette circonstance, je ne
+l'ignore point, ne serait pas digne de rester dans la mémoire d'un
+cénobite aussi rigide; mais je pense que si vous vouliez chercher encore
+dans le fond de votre cellule, vous trouveriez que ma conjecture n'est
+nullement chimérique.
+
+ Note 29: _The icy of ceremony being once broken_, phrase que
+ le premier interprète de Walter-Scott rend par la _glace
+ étant ainsi rompue_, comme si ce n'était pas une métaphore;
+ elle serait plus exactement reproduite par cet équivalent:
+ _toute cérémonie étant mise de coté_. Nous hasardons la forme
+ anglaise, en reconnaissant le néologisme.
+
+L'ermite ne répondit que par une grimace[30]; et, retournant à l'armoire
+où il avait pris le pâté, il en rapporta une bouteille de cuir, qui
+pouvait contenir environ quatre litres. Il la mit sur la table avec et,
+ayant ainsi fait cette provision liquide pour arroser le souper, il crut
+pouvoir mettre de côté toute gêne. Remplissant donc les deux coupes, il
+en prit une en disant en saxon: «_Waes hael_, à votre santé, chevalier
+fainéant!» et il la vida d'un trait. «_Drink hael_, je bois à la vôtre,
+ermite de Copmanhurst,» répondit le guerrier; et il lui fit raison de la
+même manière. «Saint personnage, ajouta le voyageur après ce premier
+toast, je ne saurais que m'étonner de plus en plus qu'un homme doué de
+qualités et de forces comme les tiennes, et qui par dessus tout se
+montre un excellent convive, ait songé à vivre seul dans un désert. À
+mon avis, vous seriez bien plutôt fait[31] pour prendre d'assaut un
+castel ou une forteresse, en mangeant gras et buvant sec, au lieu de
+vous nourrir ici de légumes, et de vous abreuver d'eau claire, ou de
+dépendre même de la charité du garde-forestier. Du moins, si j'étais à
+votre place, je chasserais à mon aise les daims du roi; il en existe en
+abondance dans ces forêts, et on ne regretterait pas un daim tué pour le
+service du chapelain de saint Dunstan.»
+
+ Note 30 _By a grin_, dit le texte, et non pas un _sourire_,
+ comme le dit le premier traducteur. A. M.
+
+ Note 31: L'auteur anglais passe alternativement du _vous_ au
+ _tu_, afin de varier sans doute le ton de la conversation à
+ la fois noble et familière de ses interlocuteurs. Nous avons
+ fréquemment reproduit ces formes d'élocution, pour mieux
+ encore nous rapprocher des intentions et du style de
+ l'écrivain britannique. A. M.
+
+«Sire fainéant, reprit l'ermite, voilà des mots dangereux, et je vous
+prie de ne pas les répéter. Je suis un religieux fidèle au prince et à
+la loi; si je m'avisais de chasser le gibier de mon souverain, je serais
+sûr de la prison, et ma robe ne me sauverait même pas de la
+potence.»--«N'importe, si j'étais de vous, dit le chevalier, je me
+promènerais au clair de la lune, lorsque les gardes-forestiers se
+tiennent bien chaudement dans leurs lits, et tout en marmottant mes
+prières, je décocherais une flèche au milieu des troupeaux de daims qui
+paissent les clairières d'alentour. Dites-moi, mon père, n'avez-vous
+jamais pris un semblable passe-temps?»--«Ami fainéant, répondit
+l'ermite, tu as vu tout ce qui peut, dans mon ménage, intéresser les
+regards, et même plus que ne méritait de voir un homme qui s'y est
+presque établi par violence. Crois-moi, il vaut mieux jouir du bien que
+le ciel nous envoie, que d'être indiscrètement curieux sur la manière
+dont il arrive. Remplis ton verre, bois-le, et ne pousse pas plus loin,
+je t'en prie, tes questions impolies; car tu me forcerais à te prouver
+que, si tu t'émancipais davantage, il me serait facile d'y mettre un
+terme.»
+
+«Par ma foi, continua le chevalier, tu augmentes ma curiosité! tu es
+l'ermite le plus mystérieux que j'aie jamais rencontré; et j'en saurai
+davantage de toi avant que nous nous séparions. Pour ce qui est de tes
+menaces, digne anachorète, tu parles à un homme dont le métier est de
+braver le danger partout où il se présente.»--«À ta santé, sire
+chevalier fainéant, reprit l'ermite, je respecte beaucoup ta valeur,
+mais j'ai une très mince idée de ta discrétion. Si tu veux me combattre
+avec des armes égales, je te donnerai de bonne amitié et fraternellement
+une telle pénitence et une telle absolution, que d'ici à un an tu ne
+pécheras plus par excès de curiosité.»
+
+«Quelles sont tes armes, vaillant ermite?»--«Il n'y en a pas, reprit-il,
+depuis les ciseaux de Dalila et le clou de Jaël jusqu'au cimeterre de
+Goliath, avec lesquelles je ne sois prêt à me mesurer avec toi. Mais si
+tu me laisses maître du choix, que dis-tu, mon digne ami, de ces deux
+joujoux?» En parlant ainsi, il ouvrit une autre armoire dans un coin de
+la cellule, et en tira deux grandes épées et deux boucliers, tels qu'en
+portaient alors les yeomen ou archers. Le chevalier qui suivait des yeux
+tous ses mouvemens, vit que cette armoire contenait aussi deux ou trois
+longs arcs, une arquebuse, des traits et des flèches, une harpe et
+d'autres objets qui ne semblaient guère propres à l'usage d'un ermite.
+
+«Brave cénobite, reprit le chevalier, je ne te ferai plus de questions
+indiscrètes: les articles contenus dans cette armoire y répondent
+d'avance; mais j'y vois une arme, ajouta-t-il, en prenant la harpe, sur
+laquelle j'essaierais bien plus volontiers avec toi mon adresse, qu'avec
+l'épée et le bouclier.»--«J'espère, sire chevalier, dit l'ermite, que tu
+n'as pas trop donné lieu à être surnommé le fainéant; je te soupçonne
+gravement à ce sujet. Néanmoins, comme tu es mon hôte, je ne veux pas
+mettre ton courage à l'épreuve sans ton exprès consentement. Assieds-toi
+donc, et remplis ta coupe; buvons, chantons et soyons heureux, si tu
+sais quelque bon virelai; tu seras le bien venu et admis au festin de
+l'ermite de Copmanhurst aussi long-temps que je desservirai la chapelle
+de saint Dunstan, et ce sera, s'il plaît à Dieu, jusqu'à ce que
+j'échange mon toit de chaume contre une couverture en gazon. Mais viens,
+remplis ta coupe, car il faudra quelque temps pour accorder la harpe; et
+rien n'enduit le gosier et n'aiguise l'ouïe comme un bon verre de vin.
+Pour ma part, j'aime à sentir le jus de la treille jusqu'au bout de mes
+doigts, avant qu'ils fassent vibrer les cordes de mon instrument[32].
+
+ Note 32: Le précèdent traducteur n'avait pas sans doute
+ enduit, c'est-à-dire humecté son gosier de nectar bachique,
+ puisqu'il n'a pas rendu la naïve expression de l'ermite.
+ A. M.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVII.
+
+
+ «Le soir, dans un coin réservé à l'étude, j'ouvre mon livre
+ au dos de cuivre, rempli d'une multitude de faits sacrés des
+ martyrs couronnés de la récompense divine; alors, quand mon
+ flambeau pâlit et commence à ne plus m'éclairer, je chante
+ avant de m'endormir mon hymne cadencée. Qui ne voudrait
+ renoncer aux vanités mondaines pour prendre mon bâton et
+ revêtir l'amict blanc, ou préférer au bruyant théâtre du
+ monde la paix de mon ermitage.» WARTON
+
+
+Malgré l'invitation du jovial ermite, à laquelle son hôte obéit
+volontiers, celui-ci reconnut que le moyen proposé n'atteignait pas
+aussi aisément le but, et que ce n'était pas une chose facile que
+d'accorder une harpe. «Il me semble, bon père, dit le chevalier, qu'il
+manque une corde à l'instrument, et que les autres ne sont pas des
+meilleures.»--«Vraiment! tu remarques cela, reprit l'ermite; tu es donc
+du métier! C'est la faute du vin et de la bombance, ajouta-t-il
+gravement en levant les yeux au ciel; c'est la faute du vin et de la
+bombance. J'avais dit à Allan-a-Dale, le ménestrel du Nord, qu'il
+dérangerait la harpe, s'il y touchait après avoir humé sa septième
+coupe; mais il ne souffrait pas le contrôle. Ami, je bois à ton heureux
+essai musical.» Disant ces mots, il vida son flacon avec un grand
+sérieux, en secouant la tête, comme pour blâmer l'intempérance du
+ménestrel du Nord.
+
+Le chevalier cependant avait réussi à mettre les cordes un peu en
+harmonie, et, après un court prélude, il pria l'ermite de lui dire, s'il
+voulait, une _sirvente_ dans la langue _d'oc_, ou un _lai_ dans celle
+_d'oui_, ou un _virelai_, ou une _ballade_ en anglais vulgaire. «Une
+ballade! une ballade! répondit-il, au lieu des _ocs_ et des _ouis_ de
+France. Je suis un véritable Anglais, sire chevalier, un véritable
+Anglais, comme l'était mon patron saint Dunstan; je me moque de tous ces
+_ocs_ et de tous ces _ouis_, comme il se serait moqué des coups de
+griffes du diable. On ne chantera que de l'anglais dans cette
+cellule.»--«Je vais donc essayer, dit le chevalier, une ballade composée
+par un joyeux ménestrel saxon, que j'ai connu dans la Terre-Sainte.» Il
+ne fut pas difficile de s'apercevoir que si le chevalier n'excellait
+point dans l'art des ménestrels, son goût du moins avait été
+perfectionné par les maîtres les plus habiles. L'étude lui avait appris
+à adoucir les sons d'une voix plutôt dure que moelleuse, et il avait
+tout le talent propre à suppléer aux qualités que la nature lui avait
+refusées. Il eût donc mérité d'être applaudi par des juges plus sévères
+que l'ermite, d'autant plus, qu'imprimant à sa touche une sorte d'âme,
+et à ses accens un enthousiasme plein de mélancolie, il donnait à ses
+vers une vigueur entraînante. Voici quels furent ses chants:
+
+LE RETOUR DU CROISÉ.
+
+ «Un preux, l'honneur de la chevalerie,
+ Ne rapportait des rives du Jourdain
+ Qu'une humble croix soustraite à la furie
+ Des bataillons d'un nouveau Saladin.
+ Son bouclier montrait plus d'une empreinte
+ Des coups reçus en donnant le trépas.
+ Au seuil natal, de sa dame avec crainte
+ Ainsi le soir il chantait les appas.
+
+ «Salut, ma belle! objet si plein de charmes!
+ De l'Orient, où je semai l'effroi,
+ Pour tous trésors je rapporte mes armes,
+ Et je reviens sur mon vieux palefroi.
+ Mes éperons et ma lance intrépide,
+ Pour seul trophée en ce moment voilà
+ Ce qui me reste en ma course rapide;
+ Mais j'ai l'espoir d'un souris de Tékla.
+
+ «Joie à ma belle! en de pompeuses fêtes
+ Je ne rêvais que sa douce faveur;
+ Son nom volait sur l'aile des conquêtes,
+ Et son prestige allumait ma ferveur.
+ La harpe d'or, la trompette éclatante,
+ Rediront: «Gloire à qui charmait nos coeurs!
+ «Pour ses beaux yeux, prisme de notre attente,
+ «Champ d'Ascalon, tu nous rendis vainqueurs.»
+
+ «Le glaive ardent qu'éveillait son sourire,
+ De cent beautés moissonna les époux;
+ À la victoire obligé de souscrire,
+ Le soudan tombe, et son trône est à nous.
+ De ses cheveux vois les flottantes ondes
+ D'un cou d'ivoire effleurer le contour:
+ J'ai pour vous plaire, amie aux tresses blondes,
+ Par mille assauts signalé mon retour.
+
+ «Joie à ma belle! un nom peu mémorable,
+ Tous mes exploits seront ta noble part.
+ Ouvre à mes voeux ta porte inexorable:
+ Je suis mouillé, l'heure est lente, il est tard.
+ L'âme endurcie aux feux de l'Idumée,
+ Je suis glacé, je péris de langueur;
+ De qui t'amène un peu de renommée
+ Que l'amour pur fléchisse la rigueur.»
+
+Pendant que le chevalier noir chantait ainsi, l'ermite se démenait comme
+un critique de profession qui de nos jours assisterait à la
+représentation d'un nouvel opéra. Il rejetait sa tête en arrière sur
+l'escabelle où il était assis, les yeux à demi fermés; tantôt joignant
+les mains et se tordant les doigts, il semblait absorbé dans une
+attention soutenue; et tantôt balançant ses bras, il leur faisait battre
+la mesure, en même temps qu'il la marquait du pied. À deux ou trois
+cadences favorites, lorsque la voix du chevalier ne s'élevait point
+aussi haut que le chant le prescrivait, il y joignait la discrète
+assistance de la sienne. Quand la romance fut terminée, le cénobite avec
+emphase déclara qu'elle était bonne et bien exécutée. «Cependant,
+dit-il, je pense que mon compatriote saxon avait vécu assez long-temps
+avec les Normands pour tomber dans le défaut du langage langoureux. Que
+cherchait-il loin de son pays! ou que pouvait-il espérer autre chose à
+son retour que de trouver sa belle, agréablement consolée par un rival
+plus assidu! ne devait-il pas appréhender qu'elle n'écouterait pas plus
+sa sérénade, comme on l'appelle, que le miaulement du chat dans la
+gouttière? Néanmoins, sire chevalier, je bois à ta santé et au succès de
+tous les vrais amans. Je crains que vous ne le soyez pas,» ajouta-t-il
+en observant le chevalier dont le cerveau commençait à s'échauffer par
+des libations fréquentes, et qui, par méprise, dans cette situation
+équivoque, remplissait d'eau sa coupe au lieu de bière.
+
+«Pourquoi, dit le chevalier, ne m'avez-vous pas prévenu que ceci était
+de l'eau de la fontaine de votre bienheureux patron saint
+Dunstan?»--«Sans doute, reprit l'ermite, il y baptisa des centaines de
+païens, mais je n'ai jamais appris qu'il en ait bu. Chaque chose dans ce
+bas monde a une destination qui lui est propre[33]. Saint Dunstan
+connaissait aussi bien que tout autre les priviléges d'un joyeux frère.»
+En prononçant ces mots, il s'empara de la harpe, et entonna les couplets
+suivans, sur un ancien air anglais qui se chante avec un refrain[34].
+
+ Note 33: _Every thing should be put to its proper use in this
+ world_, chaque chose doit être appropriée à son usage
+ ici-bas.
+
+ Note 34: L'auteur anglais suppose que le refrain _derrydown_,
+ équivalant à notre _lan, la_, remonte non seulement à la
+ période de l'heptarchie, mais même aux temps des druides, et
+ qu'il avait servi de chorus aux hymnes de ces prêtres
+ lorsqu'ils allaient cueillir le gui et le consacrer
+ solennellement sur leurs autels de pierre. A. M.
+
+LE MOINE DÉCHAUSSÉ.
+
+ Mon ami, je vous donne un an et d'avantage
+ Pour chercher de l'Araxe aux bords féconds du Tage:
+ Vous ne verrez jamais, de vos courses lassé,
+ Nul vivant plus heureux qu'un moine déchaussé.
+
+ Pour sa dame un guerrier dans les combats s'élance;
+ Il revient traversé par le fer d'une lance.
+ Près de sa belle en pleurs vite il est confessé:
+ Et qui donc la console? un moine déchaussé.
+
+ On vit plus d'un monarque échanger sa couronne
+ Contre le froc poudreux dont son corps s'environne;
+ Mais a-t-on jamais vu qu'un homme ait balancé
+ Entre un sceptre et l'habit du moine déchaussé?
+
+ S'il voyage, partout il est sûr d'un asile;
+ Toute riche maison devient son domicile;
+ Au gré de son caprice, et toujours caressé,
+ Se berce dans la joie un moine déchaussé.
+
+ Midi sonne, on l'attend: l'hôte le plus avide
+ Laisse intact le potage et le grand siége vide;
+ Car au meilleur des mets, au fauteuil avancé
+ A seul droit de prétendre un moine déchaussé.
+
+ S'il arrive le soir, le souper se prépare,
+ Et d'un broc plein de bière aussitôt il s'empare.
+ Par sa moitié l'époux de son lit est chassé,
+ Avant qu'un bon lit manque au moine déchaussé.
+
+ Oh! vivent la sandale, et la corde, et la chape!
+ Triple effroi du démon, sécurité du pape!
+ Semer de fleurs la vie, et de nul trait blessé,
+ Fut toujours le destin du moine déchaussé[35].
+
+ Note 35: Il faut admirer la bonhomie de l'éditeur ou
+ précèdent traducteur, lorsqu'il dit dans une note à la suite
+ de ce passage, «qu'il n'a point reproduit le _Barefooted
+ friar_ c'est-à-dire, _le moine déchaussé_, qu'il a remplacé
+ par _le joyeux frère_,» expression vague et indéterminée;
+ tandis qu'il est ici question d'un moine fainéant; ce qui
+ tronque en tous points la lettre et le sens du texte. Il
+ ajoute: «qu'il serait difficile de traduire avec plus de
+ bonheur qu'il ne l'a fait ce joyeux canon, et qu'il serait
+ surpris qu'on fît mieux;» enfin, conclut-il, «on pourrait
+ être plus exact, mais non pas plus fidèle.» Malgré la bonne
+ opinion que l'éditeur a de son travail, nous avons cru devoir
+ reproduire ici vers pour vers les paroles et le rhythme de
+ l'original: le lecteur jugera. A. M.
+
+«Vraiment, dit le noir fainéant, tu as fort bien, et même vigoureusement
+chanté, surtout à la louange de ton ordre. Mais en parlant ainsi du
+diable, dites-moi, révérend père, ne craignez-vous pas qu'il ne vous
+rende visite dans un de vos passe-temps non canoniques?»--«Non
+canoniques! répondit le solitaire, je méprise cette accusation injuste
+et je la foule sous mes talons. Je remplis bien et dûment les
+obligations de mon ermitage; je dis deux messes par jour, matin et soir;
+prime, tierce, sexte, none, vêpres, _ave_, _credo_, _pater_.»--«Excepté,
+dit l'hôte, pendant le clair de lune dans la saison du gibier,»--«_Exceptis
+excipiendis_, excepté les cas à excepter, répondit le moine, comme notre
+vieil abbé m'a enseigné qu'il fallait dire lorsque d'impertinens laïques
+me demanderaient si j'accomplissais tous les devoirs les plus minutieux
+de mon ordre.»
+
+«À merveille, bon père, dit le chevalier; mais le diable est homme à
+tenir l'oeil ouvert sur toutes les exceptions; il rôde autour de nous,
+tu le sais, comme un lion rugissant.»--«Qu'il rôde et rugisse autour de
+moi, s'il l'ose: un coup de la corde qui me sert de ceinture le fera
+hurler aussi fort que les pincettes de saint Dunstan le firent beugler
+jadis. Je n'ai jamais craint homme qui vive, et je redoute encore moins
+le diable et tous ses diablotins. Saint Dunstan, saint Dubric, saint
+Winibold, saint Winifred, saint Swebert, saint Willick, sans oublier
+saint Thomas-d'Aquin et mes faibles mérites, me mettent en mesure de le
+défier, lui, sa queue et ses cornes. Mais pour vous initier dans un de
+mes secrets, je ne m'entretiens jamais de pareilles choses, mon ami,
+qu'après matines.»
+
+Il changea de conversation, et tous les deux alors se remirent à boire,
+à rire et à chanter; joyeuse récréation qui se prolongeait de mieux en
+mieux, lorsque soudain elle fut interrompue par un grand bruit à la
+porte de l'ermitage. La cause de ce bruit ne sera expliquée qu'en
+reprenant les aventures d'un de nos autres personnages; car, non plus
+que le vieil Arioste, nous ne nous piquons pas de tenir uniformément
+compagnie aux caractères moraux de notre drame et de les faire marcher
+de front.
+
+
+
+
+
+CHAPITRE XVIII.
+
+
+ «Partons! notre voyage doit avoir lieu à travers le vallon et
+ les broussailles, où le daim joyeux bondit près de sa mère
+ timide, où le grand chêne, interceptant par ses rameaux les
+ rayons du soleil, dessine une sorte de marqueterie en
+ échiquier dans l'avenue tracée sur la verte pelouse.
+ Levons-nous et partons, car ces sentiers sont agréables à
+ fouler quand le soleil dans toute sa force est monté sur son
+ trône; ils sont moins rians et moins sûrs quand l'astre de
+ Phoebé, de sa lueur douteuse, éclaire l'obscurité de la
+ forêt.» _La Forêt d'Ettrick_.
+
+
+Quand Cedric le Saxon vit son fils tomber sans connaissance dans l'arène
+à Ashby, son premier mouvement fut d'ordonner aux gens de sa suite de
+prendre soin de lui; mais les mots s'arrêtèrent heurtés dans son gosier
+et expirèrent sur ses lèvres. Il ne put prendre sur lui de reconnaître,
+en présence d'une telle assemblée, le fils qu'il avait renié et
+déshérité. Il commanda cependant à Oswald de ne pas le perdre de vue, et
+de prendre avec lui deux de ses serfs pour transporter Ivanhoe à Ashby
+dès que la foule se serait écoulée. Oswald fut devancé dans ce bon
+office; la multitude se dispersa en effet, mais il ne trouva plus le
+chevalier. Ce fut en vain que l'échanson de Cedric chercha partout son
+jeune maître: il vit les traces du sang qui venait de s'échapper de ses
+blessures, mais le jeune héros n'était plus dans sa tente; il semblait
+que des fées l'eussent enlevé du champ de bataille. Oswald eût pu, car
+les Saxons étaient superstitieux, adopter cette hypothèse pour expliquer
+la disparition d'Ivanhoe, s'il n'avait pas tout à coup jeté les yeux sur
+un homme accoutré en espèce d'écuyer, dans lequel il reconnut les traits
+de Gurth, son camarade. Inquiet sur le destin de son maître et désolé de
+sa soudaine disparition, le gardeur de pourceaux déguisé le cherchait
+partout, et avait même négligé en agissant ainsi le soin de sa propre
+sûreté. Oswald crut de son devoir d'arrêter Gurth comme un déserteur sur
+le sort duquel son maître avait à prononcer.
+
+Renouvelant ses recherches sur le destin d'Ivanhoe, l'unique
+renseignement que l'échanson put recueillir fut que le chevalier avait
+été placé par des valets bien vêtus dans la litière d'une dame qui se
+trouvait parmi les spectateurs, et avait été immédiatement transporté
+hors de l'arène. Oswald, en recevant cet avis, résolut de retourner
+auprès de son maître, pour de plus amples instructions, emmenant avec
+lui le gardeur de pourceaux, qu'il regardait comme un transfuge évadé du
+service de Cedric.
+
+Celui-ci avait été dans les plus vives alarmes à l'égard de son fils
+jusqu'au retour de l'échanson, car la nature en lui avait repris ses
+droits, en dépit du stoïcisme patriotique le plus prononcé. Mais dès
+qu'il sut qu'Ivanhoe se trouvait sous la sauve-garde de mains
+probablement amies, l'amour paternel, qu'avait éveillé l'incertitude de
+son sort, fut réprimé et remplacé par l'instinct dominant de l'orgueil
+blessé, et le ressentiment qu'avait produit la désobéissance filiale.
+«Qu'il erre où il voudra, dit-il, que ceux pour l'amour desquels il a
+couru tant de périls prennent soin de ses blessures! Il est plus fait
+pour se signaler dans les tours de jongleurs de la chevalerie normande
+que pour soutenir l'honneur et la réputation de ses ancêtres saxons avec
+le glaive et la hache, vieilles et bonnes armes de son pays.»
+
+Si, pour soutenir la gloire de ses aïeux, dit Rowena qui se trouvait
+présente, il suffit d'être sage au conseil et brave au combat, d'être le
+plus courageux parmi les courageux, et le plus doux et le plus aimable
+entre les plus galans, je ne connais que le suffrage de son père qui
+puisse...»--«Silence! lady Rowena, ce sujet est le seul sur lequel je ne
+vous écouterai pas. Préparez-vous pour le banquet du prince. Nous avons
+été invités avec une si flatteuse courtoisie, avec des égards tels, que
+les Normands hautains en usent rarement envers nous depuis la fatale
+journée d'Hastings. Je m'y trouverai, ne fût-ce que pour montrer à
+ces fiers étrangers combien peu le destin d'un fils qui a vaincu leurs
+plus vaillans guerriers peut troubler le coeur d'un Saxon.»--«Et moi je
+n'irai pas, dit Rowena. Prenez garde que ce que vous prenez pour du courage
+et de la fermeté ne soit au fond que de la dureté de coeur.»--«Reste donc,
+femme ingrate, dit Cedric, c'est le tien qui est dur, puisque tu sacrifies
+les intérêts d'une nation opprimée à un frivole et illégitime attachement,
+et je me rendrai avec lui au festin du prince Jean d'Anjou.»
+
+Ils partirent en effet pour assister à ce banquet dont nous avons déjà
+mentionné les principales circonstances. Dès qu'ils furent sortis du
+château, les deux thanes ou nobles saxons avec leur suite, montèrent à
+cheval, et ce fut pendant le tumulte occasionné par ce départ, que
+Cedric, pour la première fois, porta les yeux sur le fugitif gardeur de
+pourceaux. Le noble Saxon était revenu, comme nous l'avons vu, de très
+mauvaise humeur, et il n'avait besoin que d'un prétexte pour décharger
+sa colère sur quelqu'un. «Des fers! dit-il, des fers! qu'on le garrotte!
+Oswald! Hundibert! misérables! Comment osez-vous laisser en liberté ce
+coquin de valet?» Les compagnons de ce dernier se gardant bien de
+hasarder la moindre remontrance en sa faveur, lui attachèrent les mains
+derrière le dos avec la première corde venue. Il se soumit sans murmurer
+à ce traitement rigoureux; seulement il lança un regard de reproches à
+son maître et lui dit: «Cela vient de ce que j'aime votre sang plus que
+le mien.»--«À cheval, et en avant!» s'écria Cedric.--«Il en est bien
+temps, dit le noble Athelstane, car, si nous ne hâtons notre marche, les
+préparatifs du digne abbé de Waltheoff pour un arrière-souper[36] se
+gâteront.»
+
+ Note 36: L'expression anglaise _a rere-supper_,
+ arrière-souper, était un repas de nuit; elle signifie une
+ collation que l'on servait à une heure avancée et après le
+ souper ordinaire. A. M.
+
+Nos voyageurs firent cependant assez de diligence pour atteindre le
+couvent de Saint-Withold, avant qu'un malheur pût arriver. L'abbé, issu
+lui-même d'une ancienne famille saxonne, reçut ses deux compatriotes
+avec toute l'hospitalité prodigue dont cette nation était jalouse. On
+demeura à table fort avant dans la nuit, ou pour mieux dire, jusqu'au
+point du jour, et l'on ne prit congé de l'abbé qu'après avoir partagé
+avec lui un copieux déjeuner.
+
+Au moment où la cavalcade sortait de la cour du monastère, il arriva un
+incident un peu alarmant pour des Saxons, qui, de tous les peuples de
+l'Europe, ajoutaient le plus de foi à l'observation superstitieuse des
+augures, et aux opinions desquels il faut reporter les singuliers usages
+dont parlent nos chroniques populaires. Les Normands, étant une race
+mêlée et plus avancée alors en civilisation, avaient perdu la plupart
+des préjugés que leurs ancêtres avaient importés de la Scandinavie, et
+se piquaient de penser plus sainement sur de pareils sujets. Dans le cas
+actuel, l'appréhension de quelque malheur prochain fut inspirée par un
+prophète non moins respectable, sans doute: un gros chien noir et
+maigre, qui, assis sur ses deux pattes de derrière, hurla d'une façon
+lamentable, quand les premiers cavaliers franchirent la porte, et par
+ses aboiemens sauvages et ses trépignemens dans tous les sens,
+paraissait témoigner une extrême envie de suivre la cavalcade.
+
+«Je n'aime pas cette musique, mon père,» dit le noble Athelstane à
+Cedric; car il le nommait souvent ainsi par respect pour son âge. «Je ne
+l'aime pas non plus, notre oncle,» lui dit Wamba; «je crains beaucoup
+que nous n'ayons à payer le musicien.»--«Selon moi,» répliqua
+Athelstane, sur le cerveau duquel la bonne bière de l'abbé, déjà fameuse
+à cette époque, avait produit une impression favorable; «selon moi, nous
+ferions mieux de retourner sur nos pas et de rester avec l'abbé jusqu'à
+l'après-dînée. Cela porte malheur de voyager lorsque le chemin est
+traversé par un moine, un lièvre, ou un chien hurlant, avant que d'avoir
+fait un second repas.»--«Allons, cria Cedric impatienté, le temps n'est
+déjà que trop court pour accomplir notre voyage! quant au chien, je le
+connais; c'est celui de ce fripon de Gurth, et un fuyard inutile comme
+son maître.»
+
+En parlant ainsi et en se dressant sur ses étriers, Cedric, tout irrité
+de ce retard, lança une javeline contre le pauvre Fangs; car c'était
+Fangs qui, ayant suivi les traces de son maître dans son expédition de
+maraude, l'avait perdu ici, et témoignait de cette manière sa joie de
+l'avoir retrouvé. La javeline blessa à l'épaule le dogue fidèle, si
+avant, qu'il faillit d'être cloué à la terre; et Fangs se sauva de la
+présence du thane courroucé en poussant des cris de douleur. L'âme du
+gardeur de pourceaux se gonfla de colère; car il fut plus sensible au
+meurtre prémédité de son chien qu'au mauvais traitement qu'il avait reçu
+lui-même. Ayant essayé vainement de porter la main à ses yeux, il dit à
+Wamba, qui, témoin de la mauvaise humeur de son maître, s'était
+prudemment tenu à l'écart: «Je t'en prie, rends-moi le service de
+m'essuyer les yeux avec le pan de ton manteau; la poussière me fait mal,
+et ces liens, qui me retiennent, ne me permettent d'agir ni d'une
+manière ni de l'autre.»
+
+Wamba fit ce qu'il demandait; et quelque temps ils marchèrent côte à
+côte en silence. Gurth à la fin ne put retenir son émotion plus
+long-temps. «Ami Wamba, dit-il, de tous ceux qui sont assez fous pour
+servir Cedric, tu as seul le talent de lui rendre ta folie agréable. Va
+donc le trouver, et dis-lui que, ni par affection ni par crainte, Gurth
+ne le servira plus davantage. Il peut me flageller, me charger de fers,
+me trancher la tête; mais il n'est pas en son pouvoir de me forcer à
+l'aimer et à lui obéir. Va donc lui dire que Gurth, fils de Beowulph, ne
+veut plus le servir.»--«Assurément, dit Wamba, tout fou que je suis, je
+ne remplirai pas cet imprudent message. Cedric a une autre javeline
+fixée à sa ceinture, et tu sais qu'il ne manque pas toujours son but.»
+
+«Peu m'importe, dit Gurth, il peut en faire un de moi. Hier il laissa
+son fils Wilfrid, mon jeune maître, baigné dans son sang; aujourd'hui il
+a voulu tuer en ma présence la seule autre créature qui m'ait toujours
+exprimé de l'attachement. Par saint Edmond, saint Dunstan, saint
+Withold, saint Édouard le confesseur, et tous les autres saints du
+calendrier saxon (car Cedric ne jurait jamais par aucun saint qui ne fût
+d'origine saxonne, et tous ses gens faisaient de même), je ne lui
+pardonnerai jamais.»
+
+«Cependant, à ce que je crois,» dit le bouffon, qui jouait fréquemment
+le rôle de conciliateur dans la famille, «notre maître n'avait point le
+projet de faire du mal à Fangs, il ne voulait que l'effrayer; car, si
+vous l'avez remarqué, il s'est dressé sur ses étriers comme pour viser
+au dessus du but, et cette direction eût rempli son attente sans un
+malheureux saut du chien, qui a reçu de la sorte une telle égratignure,
+qu'il me sera facile de guérir avec un emplâtre de poix de la largeur
+d'un sou[37].»--«Si cela était vrai, dit Gurth, si je pouvais le croire!
+mais non, j'ai vu la javeline bien dirigée, je l'ai entendue siffler en
+l'air, avec toute la méchanceté pleine de rage de celui qui l'avait
+lancée, et après avoir été violemment fixée au sol, elle frémissait
+encore, comme si elle eût regretté d'avoir manqué son but. Par le
+pourceau chéri de saint Antoine, je ne veux plus le servir.» À ces mots,
+le courroucé gardien de pourceaux se renferma dans un silence morne et
+tellement profond, que toutes les pasquinades du jovial Wamba ne purent
+le rompre de long-temps.
+
+ Note 37: Le texte, dit un _penny_, monnaie de cuivre
+ britannique, de la valeur de dix centimes. A. M.
+
+Cedric et Athelstane, qui précédaient la troupe, causaient alors
+ensemble sur l'état du pays, sur les dissensions de la famille royale,
+les querelles féodales de la noblesse normande, et sur la chance qui
+s'offrait aux Savons opprimés de secouer le joug de l'étranger, ou du
+moins d'acquérir durant ces convulsions intestines l'indépendance qui en
+pouvait résulter à leur profit, sujet pour lequel Cedric était rempli
+d'enthousiasme. Le rétablissement, les franchises de sa race, étaient
+devenus en effet la permanente utopie de son coeur, et il y eût sans
+peine immolé son bonheur domestique, avec les propres intérêts de son
+fils. Mais afin d'accomplir cette grande révolution en faveur des
+Anglais indigènes, il fallait que parmi eux il régnât une complète
+harmonie et qu'ils agissent de concert sous un chef reconnu. La
+nécessité de prendre ce chef dans les Saxons du sang royal était non
+seulement évidente, mais elle était une condition formelle de ceux à qui
+Cedric avait confié ses secrets desseins et ses plus chères espérances.
+Athelstane avait au moins ce titre, à défaut d'autres avantages; et,
+quoiqu'il possédât peu de talens pour se recommander comme chef de
+parti, il offrait un extérieur imposant, ne manquait point de bravoure,
+avait été accoutumé aux exercices militaires, et paraissait disposé à
+déférer aux avis de conseillers plus expérimentés. Par dessus tout, il
+était connu pour libéral, hospitalier et doué d'un bon naturel. Mais
+quelles que fussent les prétentions qu'Athelstane pût mettre en avant
+pour mériter d'être le chef de la confédération saxonne, bien des gens
+de cette nation penchaient pour lady Rowena, qui descendait en ligne
+directe d'Alfred-le-Grand, et dont le père avait été un guerrier renommé
+par sa prudence, son courage, sa générosité, et de qui la mémoire était
+toujours chère à ses compatriotes opprimés.
+
+Il n'eût pas été difficile à Cedric, s'il l'eût voulu, de se mettre
+lui-même à la tête d'un troisième parti, non moins redoutable que les
+autres. S'il n'était pas du sang royal, il avait du courage, de
+l'activité de l'énergie, et, par dessus tout, ce dévouement sans bornes
+à la cause nationale, qui lui avait valu l'épithète de _Saxon_; et
+d'ailleurs sa naissance ne le cédait à aucune autre qu'à celles
+d'Athelstane et de Rowena. Pourtant ces qualités ne s'accordaient guère
+avec son désintéressement; et au lieu de chercher à diviser encore sa
+nation affaiblie en créant une faction à son profit, son plan favori
+était d'éteindre les factions qui existaient déjà, en négociant le
+mariage d'Athelstane avec lady Rowena. L'attachement mutuel de celle-ci
+et de son fils Ivanhoe mettait obstacle à une telle union, et il avait
+été la cause du bannissement de Wilfrid du toit paternel.
+
+Cedric avait pris cette rigoureuse détermination dans l'espoir que
+l'absence de son fils porterait Rowena à oublier la préférence qu'elle
+lui marquait; il se trompa dans son calcul, désappointement que, du
+reste, on aurait pu attribuer en partie à la manière dont sa pupille
+avait été élevée. Cedric, pour qui le nom d'Alfred était comme celui
+d'une divinité, avait soigné l'unique rejeton de ce grand roi, avec des
+égards tels qu'on en aurait à peine accordé de semblables à une
+princesse reconnue. La volonté de Rowena dans presque toutes les
+occasions avait été une loi pour la maison de Cedric, et lui-même, comme
+s'il eût voulu que la souveraineté de cette tige royale fût pratiquée
+dans son petit cercle, se faisait gloire publiquement de lui obéir,
+comme s'il n'avait été que le premier de ses sujets. Accoutumée ainsi à
+l'exercice non seulement d'une volonté libre, mais d'une autorité sans
+contradiction, Rowena n'était pas disposée, par suite de cette même
+éducation, à céder aux tentatives qui auraient pour but de contrôler ses
+affections, et de l'obliger à une alliance opposée à son inclination;
+elle aurait au contraire défendu son indépendance en un point où la
+plupart des personnes de son sexe qui ont été élevées à l'obéissance et
+à la soumission apportent souvent de la résistance à l'autorité de leurs
+parens ou tuteurs. Tout ce qu'elle sentait vivement, elle l'exprimait
+sans gêne et avec franchise, et Cedric, non désaccoutumé de la déférence
+qu'il avait pour les opinions invariables de sa pupille, ne savait trop
+comment s'y prendre pour faire prédominer son pouvoir de tuteur.
+
+Ce fut en vain qu'il essaya d'éblouir sa pupille avec la perspective
+d'un trône imaginaire. Douée d'un jugement sain, elle regardait le
+projet de Cedric comme d'une exécution non seulement impossible, mais
+encore très peu désirable. Du moins en ce qui la concernait
+personnellement, il n'aurait pu s'achever. Sans chercher à dissimuler la
+préférence ouverte qu'elle accordait à Wilfrid d'Ivanhoe, elle déclara
+que, si même ce chevalier favorisé venait hors de question, elle se
+réfugierait dans un couvent plutôt que de partager un trône avec
+Athelstane, qu'elle avait toujours méprisé, et que maintenant elle
+commençait à détester, à cause des peines et des désagrémens qu'elle
+avait ressentis à son sujet.
+
+Néanmoins Cedric, dont l'opinion sur la constance des femmes était loin
+d'être favorable, persistait à user de toute son influence pour faire
+réussir le mariage projeté, croyant par là qu'il rendait un éminent
+service à la cause des Saxons. La soudaine et romanesque apparition de
+son fils lui avait paru avec raison porter un coup mortel à ses hautes
+espérances. Son affection paternelle, il est vrai, avait quelques
+instans remporté la victoire sur son orgueil outré et son ardent
+patriotisme; mais ces deux sentimens avaient repris tout leur empire, et
+Cedric était résolu de tenter un dernier effort pour l'union de sa
+pupille et d'Athelstane, en prenant d'ailleurs les mesures propres à
+hâter l'affranchissement de sa patrie.
+
+C'était de ce dernier sujet qu'il s'entretenait maintenant avec son
+compagnon de route, non sans avoir de temps en temps raison de se
+plaindre, comme Hotspur, de ce qu'il avait mis en avant un pareil être
+pour une action si honorable; c'était, pour ainsi dire, comme s'il eût
+présenté une jatte de lait écrèmé à un palais délicat et sensuel[38].
+Athelstane, il est vrai, était assez vain, et il aimait à avoir les
+oreilles chatouillées par les récits de sa haute origine et de son droit
+héréditaire aux hommages et à la souveraineté. Mais cette petite vanité
+se trouvait satisfaite par le salut de main[39] de ses vassaux et des
+Saxons qui l'approchaient. Il avait bien le courage de braver le danger,
+mais il lui répugnait de se donner la peine d'aller le chercher; et
+pendant qu'il tombait d'accord avec Cedric sur les droits des Saxons à
+recouvrer leur indépendance, il était plus encore aisément convaincu de
+son titre pour régner sur eux, quand cette indépendance aurait été
+conquise; et même alors qu'il s'agissait de prouver la légitimité de ses
+prétentions il redevenait Athelstane l'indolent, se montrait irrésolu,
+temporiseur et sans rien entreprendre. Les énergiques exhortations de
+Cedric n'avaient pas plus d'effet sur son âme impassible, que des
+boulets rouges déposés dans l'eau, lesquels y occasionnent un peu de
+bruit et de fumée, et s'éteignent sur-le-champ.
+
+ Note 38: _Hotspur_, mot qui veut dire _éperon chaud_, est un
+ des personnages dramatiques de Shakspeare; c'était le fils du
+ duc de Northumberland. Murat, chez nous, fut un Hotspur. On
+ ne retrouve pas ce mot pittoresque dans la version de mon
+ prédécesseur, ni la comparaison qui vient à la suite. En
+ général, le romancier anglais se plaît à donner aux noms de
+ ses interlocuteurs des significations caractéristiques; c'est
+ ainsi qu'il dédie son ouvrage au docteur _Dryasdust_,
+ expression formée des trois mots _dry_, sec; _as_, comme; et
+ _dust_, poussière. Le docteur Dryasdust équivaut donc à _sec
+ comme la poussière_; ce qui s'applique merveilleusement à un
+ antiquaire ou érudit qui se dessèche sur ses bouquins chargés
+ de poudre: de même qu'ici hotspur caractérise fort bien un
+ courageux guerrier.
+
+ Note 39: On sait que les Anglais ne s'ôtent point le chapeau
+ pour se saluer, mais se font réciproquement un geste de la
+ main droite en avant. A. M.
+
+Si, renonçant de ce côté à sa tâche, qu'on pourrait comparer à un
+cavalier serrant de l'éperon une haridelle épuisée de fatigue, ou à un
+forgeron qui battrait un fer froid, Cedric passait à sa pupille, il n'en
+recevait guère plus de satisfaction. En effet, comme sa présence
+interrompait les causeries de Rowena et de sa favorite, sur la valeur et
+le destin de Wilfrid, la suivante Elgitha ne manquait pas de se venger,
+elle et sa maîtresse, en rappelant la manière dont le noble Athelstane
+avait été désarçonné dans la lice, sujet le plus désagréable qui pût
+résonner à l'oreille de Cedric. Pendant toute la journée, le voyage du
+quinteux Saxon fut semé de déplaisirs et de contre-temps, à tel point
+que plus d'une fois il maudit intérieurement le tournoi, ceux qui
+l'avaient conçu, et sa propre folie qui l'y avait amené.
+
+Vers midi, sur la proposition d'Athelstane, les voyageurs s'arrêtèrent
+près d'une fontaine, sur la lisière d'un bois, pour faire reposer leurs
+chevaux et se restaurer eux-mêmes avec les provisions dont le généreux
+abbé de saint Withold avait pour eux chargé une mule. Cette halte, qui
+fut un peu longue, et plusieurs autres, ne laissaient plus aux voyageurs
+l'espérance d'arriver à Rotherwood que de nuit, ce qui les obligea de
+hâter davantage le pas de leurs montures.
+
+
+
+
+
+CHAPITRE XIX.
+
+
+ «Une troupe d'hommes armés, escortant quelque noble dame,
+ comme leurs paroles diffuses l'annonçaient tandis qu'inaperçu
+ je me tenais derrière eux, marchent très près les uns des
+ autres, et se disposent à passer la nuit dans le château
+ voisin.» JOANNA BAILLIE, _Orra_, tragédie.
+
+
+Nos voyageurs étaient arrivés sur la lisière d'un bois, et ils étaient
+sur le point d'en traverser le labyrinthe, ce qui était dangereux dans
+ce temps-là, vu le nombre d'outlaws ou proscrits que l'oppression et la
+misère avaient poussés au désespoir, et qui occupaient les forets en
+bandes assez nombreuses pour défier aisément la faible police de
+l'époque. Cependant, malgré l'heure avancée, Cedric et Athelstane
+croyaient pouvoir ne rien craindre de ces maraudeurs, vu qu'ils étaient
+accompagnés de dix serviteurs d'armes, outre Wamba et Gurth, dont le
+secours était pour ainsi dire nul, l'un ayant les bras liés, l'autre
+n'étant qu'un bouffon. On peut ajouter qu'en traversant ainsi la forêt
+durant les ténèbres de la nuit, Cedric et Athelstane ne comptaient pas
+moins sur les égards que l'on avait pour eux que sur leur caractère et
+leur propre courage. Les outlaws, que la sévérité des lois sur les
+forêts avaient réduits à cet état de vagabondage désespéré, étaient, la
+plupart, des yeomen ou archers d'origine saxonne, et l'on pensait
+généralement qu'ils respectaient les personnes et les biens de leurs
+compatriotes.
+
+Comme ils poursuivaient leur route, ils furent tout-à-coup alarmés par
+les cris répétés d'individus qui appelaient au secours. Ils se rendirent
+au lieu d'où venaient ces cris, et à leur grande surprise, ils
+trouvèrent une litière fermée, près de laquelle se tenait une jeune
+fille richement vêtue à la mode juive, et un vieillard que sa toque
+jaune faisait reconnaître pour un juif, lequel allait et venait d'un air
+désespéré, et se tordant les mains, comme si un grand désastre l'avait
+frappé.
+
+Athelstane et Cedric demandèrent au vieil Israélite comment il se
+trouvait dans ces lieux en pareille compagnie; mais pendant quelque
+temps ils n'obtinrent pour toute réponse que des invocations à tous les
+patriarches de l'ancien Testament, en même temps qu'il maudissait les
+fils d'Ismaël qui venaient pour les frapper. Enfin, revenu à lui-même,
+Isaac d'York, car c'était notre vieil ami, expliqua aux deux Saxons
+qu'il avait loué à Ashby une garde de six hommes, avec des mules pour
+conduire jusqu'à Doncaster un jeune malade. Ils étaient arrivés jusque
+là en sûreté; mais, informés par un bûcheron qu'une bande nombreuse
+d'outlaws étaient en embuscade dans la forêt devant eux, les mercenaires
+loués par Isaac avaient non seulement pris la fuite, mais encore emmené
+avec eux les chevaux qui portaient la litière, et laissé le juif et sa
+fille sans aucun moyen de défense ou de retraite, exposés à être pillés
+et probablement assassinés par les bandits qui allaient fondre dans un
+moment sur eux. «Plairait-il à vos vaillantes seigneuries, ajouta Isaac
+du ton de la plus profonde humilité, de permettre à de pauvres juifs de
+voyager sous votre sauve-garde? Je jure par les tables de Moïse, que
+jamais faveur accordée à un enfant d'Israël depuis les jours de la
+captivité n'aura été reçue avec plus de gratitude.»
+
+«Chien de juif! dit Athelstane, dont la mémoire se rappelait les plus
+légères bagatelles, et surtout les plus petites offenses, ne te
+souvient-il pas comment tu t'es conduit envers nous dans la galerie, au
+tournoi? Fuis ou combats les outlaws, ou compose avec eux, et n'attends
+de nous ni aide, ni secours, de nous et de nos compagnons de route. Si
+les outlaws ne dévalisaient que des gens comme toi, qui volent tout le
+monde, je les regarderais, pour ma part, comme les personnes les plus
+honnêtes.» Cedric n'approuva point la sévérité de cette réponse. «Nous
+ferons mieux, dit-il à son compagnon, de leur laisser deux de nos hommes
+et deux de nos chevaux, pour les mettre en état de retourner au village
+voisin; cela diminuera un peu nos forces, mais avec votre vigoureuse
+épée, noble Athelstane, et l'aide de celles qui nous restent, il nous
+sera aisé de faire face à trente de ces renégats.»
+
+Rowena, quelque peu alarmée en apprenant que les outlaws étaient peu
+éloignés, appuya fortement l'avis de son tuteur. Mais Rébecca, quittant
+soudain sa place et accourant vers le palefroi de la belle Saxonne, plia
+le genou devant elle, et, à la manière orientale, baisant le pan de la
+robe de Rowena, se relevant enfin et rejetant son voile en arrière, elle
+la supplia au nom du dieu qu'elles adoraient toutes deux, et par cette
+révélation de la loi du Sinaï, à laquelle toutes deux croyaient, d'avoir
+pitié de leur détresse, et de leur permettre de voyager sous la
+sauve-garde d'une aussi digne protectrice. «Ce n'est pas pour moi que
+j'implore cette faveur, ajouta-t-elle, ni même pour ce vieillard, qui
+est mon père. Je sais que dépouiller et maltraiter les gens de ma nation
+est une peccadille, si ce n'est pas un mérite pour des chrétiens; et
+qu'importe à nos yeux que ce soit dans une ville, dans les champs, ou
+dans un désert? Mais c'est au nom de quelqu'un chéri d'un grand nombre
+et de vous-même, que je vous supplie de permettre que nous le
+transportions sans danger sous votre aile; car s'il lui arrivait
+malheur, les derniers jours de votre vie seraient empoisonnés par le
+regret d'un tel refus.» L'air noble et solennel avec lequel Rébecca fit
+cette prière émut vivement la belle Saxonne. «Cet homme est vieux et
+affaibli, dit-elle à son tuteur; la fille est jeune et belle; leur ami
+est malade et en danger: tout juifs qu'ils sont, nous ne pouvons pas, en
+qualité de chrétiens, les laisser dans cette extrémité. Il faudrait
+décharger deux de nos mules, et répartir le bagage entre les vassaux de
+notre suite. Alors, les deux mules porteront la litière, et nous
+donnerons deux chevaux pour le vieillard et sa fille.
+
+Cedric y consentit aussitôt, et Athelstane ajouta seulement la condition
+que ces nouveaux compagnons se tiendraient à l'arrière-garde, «où Wamba,
+dit-il, a toujours, je le présume, son bouclier de jambon pour se tenir
+à l'abri de leur contact.»--«Je l'ai laissé au tournoi, répondit le
+bouffon, et beaucoup de chevaliers ont été dans le même cas.»
+
+Athelstane rougit sans oser répliquer, car il avait aussi perdu son
+bouclier dans la lice de la veille; et lady Rowena, qui n'était point
+fâchée de cette plaisanterie sur le courage de son brutal adorateur,
+permit à Rébecca de cheminer à côté d'elle. «Il ne me siérait pas d'agir
+ainsi, reprit la juive avec une noble humilité, puisque ma compagnie
+pourrait attirer quelque disgrâce à ma digne protectrice.» Pendant ce
+temps on déchargeait le bagage avec promptitude, car le seul nom
+d'Outlaws rendait tout le monde alerte, et l'obscurité de la nuit
+faisait résonner ce mot d'une manière encore plus sensible. Au milieu du
+fracas, le gardeur de pourceaux fut mis bas de son cheval, opération
+pendant laquelle il se plaignit à son bouffon que les cordes dont ses
+bras étaient garrottés lui faisaient mal. Wamba consentit à les
+relâcher; mais, soit par négligence ou avec intention, il les rattacha
+avec si peu de précaution, que l'ami Gurth trouva bientôt moyen de s'en
+débarrasser; et, se glissant alors dans l'épaisseur du bois, il disparut
+de la troupe.
+
+Le bruit avait été considérable et on fut quelque temps avant de
+s'apercevoir de l'évasion de Gurth, car il avait été placé, pour le
+reste du voyage, sous la garde d'un autre domestique et en croupe
+derrière lui, et chacun pensant qu'il se trouvait avec un autre ne
+remarqua point sa disparition. D'ailleurs, au moment où l'on chuchota
+sur l'absence du gardeur d'animaux engraissés de glands, on s'attendait
+à une attaque des outlaws, et ce n'était plus le cas de faire attention
+à une pareille circonstance.
+
+Le sentier que suivaient nos voyageurs devint si étroit qu'il était
+impossible à plus de deux cavaliers d'y passer de front, et il
+commençait à descendre dans un vallon, traversé par un ruisseau dont les
+bords étaient crevassés, marécageux et couverts de petits saules. Cedric
+et Athelstane qui marchaient à la tête de la troupe appréhendèrent le
+danger d'être attaqués en cet endroit; mais ils n'avaient d'autre moyen
+pour éviter le péril que de doubler le pas, ce qui était difficile sur
+un terrain où les chevaux marquaient des traces profondes. Ils
+avançaient un peu en désordre, et ils avaient franchi le ruisseau avec
+une partie de leur suite, lorsqu'ils furent assaillis de front, par le
+flanc et par derrière à la fois, avec une telle impétuosité qu'il leur
+fut impossible d'opposer aucune résistance efficace. Les cris de «Dragon
+blanc! Dragon blanc! Saint-Georges et l'Angleterre!» adoptés par les
+assaillans comme appartenant à leurs caractères empruntés d'outlaws
+saxons, se firent entendre de tous côtés; et de toutes parts aussi
+accouraient des ennemis avec une telle rapidité, qu'ils semblaient
+multiplier leur nombre.
+
+Les chefs saxons furent tous les deux faits prisonniers en même temps,
+et chacun avec des circonstances convenables à son caractère. Cedric, à
+l'approche de l'ennemi, avait lancé sa dernière javeline, qui, mieux
+dirigée que celle qui avait fait hurler le pauvre chien, cloua contre un
+chêne l'individu qui se trouvait devant lui. Il fondit sur un second en
+tirant son épée et le frappa avec une furie si grande et si aveugle que
+son arme se brisa contre une énorme branche et qu'il fut désarmé par la
+violence du coup. Il fut ainsi fait prisonnier, et arraché de son cheval
+par deux ou trois des brigands qui l'environnaient. Pour Athelstane, il
+partagea le même destin, car la bride de son cheval fut saisie et
+lui-même démonté long-temps avant qu'il pût tirer son épée et prendre
+une attitude convenable de défense. Les valets, embarrassés au milieu du
+bagage, surpris et effrayés en voyant le sort de leurs maîtres,
+devinrent à leur tour la proie des assaillans; tandis que Rowena, au
+centre de la cavalcade, et le juif avec sa fille à l'arrière-garde,
+subirent le même destin.
+
+Aucun n'échappa à la captivité, si ce n'est Wamba qui montra dans cette
+occasion beaucoup plus de courage que ceux qui prétendaient avoir plus
+de bon sens. Il s'était emparé de l'épée d'un des domestiques, et il en
+fit usage avec une telle vigueur, qu'il repoussa plusieurs attaques, et
+voulut à diverses reprises secourir son maître; mais n'étant pas en
+force, le bouffon se laissa glisser de cheval, et, à la faveur des
+ténèbres et de la confusion, il s'évada du champ de bataille.
+
+Cependant, le courageux bouffon ne se vit pas plus tôt en sûreté, qu'il
+hésita s'il ne retournerait point partager le sort d'un maître auquel il
+était réellement attaché. «J'ai ouï vanter les délices de la liberté, se
+dit-il à lui-même, mais je voudrais bien qu'un homme sage m'apprît ce
+que je puis faire de celle dont je jouis maintenant.» Comme il disait
+ces mots, il s'entendit appeler par quelqu'un à voix basse. «Wamba,»
+disait-on; et en même temps un chien qu'il reconnut pour être Fangs
+sauta près de lui pour le lécher. «Gurth,» répondit Wamba avec la même
+précaution; et immédiatement le gardeur de cochons parut devant lui.
+
+«De quoi s'agit-il? lui dit ce dernier avec inquiétude. Que veulent dire
+ces cris, ce cliquetis de lances?»--«C'est une bagatelle analogue au
+temps, dit Wamba; ils sont tous prisonniers.»--«Qui, prisonniers?»
+s'écria Gurth avec impatience. «Milord, milady, Athelstane, Hundibert et
+Oswald.»--«Ciel! dit Gurth, comment sont-ils devenus prisonniers, et de
+qui?»--«Notre maître a été trop prompt à combattre, dit le bouffon,
+Athelstane ne l'a pas été assez, et personne parmi les autres n'a été
+prêt. Ils sont prisonniers des casaques vertes et des masques noirs.
+Tous nos hommes gisent étendus sur le gazon comme les pommes que tu
+jettes à tes pourceaux; j'en rirais en vérité, si je pouvais m'empêcher
+de pleurer.» Et le bouffon effectivement versa des larmes d'une sincère
+douleur.
+
+La physionomie de Gurth s'anima. «Mon ami, s'écria-t-il tu as une arme,
+et ton coeur fut toujours meilleur que ton cerveau; nous ne sommes que
+deux, mais une attaque soudaine de deux hommes bien résolus fera
+beaucoup; suis-moi.»--«Où, et pour quel dessein?» dit le bouffon.--«Pour
+délivrer Cedric.»--«Mais vous avez renoncé à son service,» reprit Wamba.
+«J'y ai renoncé quand il était heureux; suis-moi.»
+
+Comme le bouffon se disposait à obéir, un autre individu apparaissant au
+milieu d'eux, leur commanda de s'arrêter. Son costume et ses armes
+l'auraient fait prendre pour un de ces outlaws qui venaient d'assaillir
+Cedric, car il avait comme eux un riche baudrier à son épaule, avec un
+cor de chasse non moins reluisant; mais il ne portait point de masque.
+Son air calme, sa voix imposante, suffirent pour que, malgré la nuit,
+Wamba reconnût Locksley, le yeoman qui avait gagné le prix au tir de
+l'arc, en dépit du prince Jean.
+
+«Que signifie tout cela, dit l'archer? et qui donc s'avise de piller,
+rançonner, et de faire des prisonniers dans cette forêt?»--«Vous n'avez
+qu'à regarder leurs casaques, répondit Wamba, et voir s'ils ne sont pas
+des enfans de maraude, car ils sont habillés comme vous, et deux pois
+verts ne se ressemblent pas davantage.»--«Je le saurai bien vite, reprit
+Locksley, et je vous défends, sous peine de mort, de bouger de l'endroit
+où vous êtes avant mon retour. Obéissez, et vous vous en trouverez mieux
+vous et vos maîtres. Cependant il faut que je me déguise entièrement
+comme eux.» Il dit et ôte son baudrier avec le cor de chasse et la plume
+de son casque; il remet le tout à Wamba; puis, tirant de sa poche un
+masque, il s'en couvre le visage, et part en répétant ses injonctions à
+Gurth et à son compagnon.
+
+«L'attendrons-nous, ami Gurth, dit Wamba, ou bien lui laisserons-nous
+ses jambes pour caution, en lui prouvant que nous en avons aussi?
+D'après ma faible intelligence, il a trouvé beaucoup trop vite le
+costume d'un voleur pour être lui-même un honnête homme.»--«Qu'il soit
+le diable s'il veut, dit Gurth, nous ne pouvons être plus mal en
+attendant son retour. S'il appartient aux outlaws, il doit avoir déjà
+donné l'alarme, et nous ne pourrions ni combattre ni fuir. D'ailleurs,
+j'ai eu tout récemment la preuve que les plus grands voleurs ne sont pas
+toujours les hommes les plus méchans.»
+
+Locksley revint au bout de quelques minutes. «Je les ai vus, ami Gurth,
+lui dit-il; je me suis mêlé parmi eux; j'ai su qui ils sont et ce qu'ils
+veulent faire. Il n'y a pas de danger qu'ils fassent aucune violence à
+leurs prisonniers. Mais trois hommes ne suffisent pas pour tenter sur
+eux une attaque; ce serait une folie, car ils auraient affaire à de
+vigoureux champions, et ils ont placé des sentinelles pour donner
+l'éveil au moindre danger. Il faut donc réunir une force capable de
+triompher de leurs précautions. Vous êtes tous deux, comme je le pense,
+des serviteurs fidèles de Cedric le Saxon et l'ami des libertés
+anglaises: il ne sera pas dit que les secours lui manqueront; venez donc
+avez moi, et rassemblons des hommes.» Il dit; il leur fit signe de le
+suivre, et il entra dans le bois à grands pas, accompagné du fou et du
+gardeur de pourceaux.
+
+Wamba n'était point d'humeur à voyager long-temps en silence. «Je crois,
+dit-il bas à Gurth en regardant le baudrier et le cor de chasse de
+Locksley, je crois que j'ai vu gagner ce prix dernièrement.»--«Et moi,
+reprit Gurth, je parierais que j'ai entendu la voix du brave archer qui
+remporta ce prix, et que la lune n'a pas vieilli de plus de trois jours
+depuis lors.»--«Mes braves amis, leur dit l'archer, qui, malgré leurs
+réflexions faites à voix basse, les avait compris, peu vous importe en
+ce moment qui je suis et ce que je suis. Si je parviens à délivrer votre
+maître, vous aurez raison de me regarder comme le meilleur de vos amis.
+Que j'aie tel ou tel nom, que je tire de l'arc bien ou mal, ou plus
+adroitement qu'un gardeur de vaches, ou qu'il me plaise de me promener
+au soleil et au clair de lune, ce sont des choses qui ne vous concernent
+pas, et dont vous feriez mieux de ne pas vous occuper.»--«Nos têtes sont
+dans la gueule du lion, et je ne sais comment nous pourrons nous en
+tirer, murmura le fou à l'oreille de Gurth.»--«Paix! répondit ce
+dernier, ne l'offense point par quelque trait de ta folie; j'ai pleine
+confiance en lui.»
+
+
+
+
+CHAPITRE XX.
+
+
+ «Lorsque les nuits d'automne étaient longues et tristes, et que les
+ chemins de la forêt étaient sombres et fatigans, avec combien de
+ délices l'oreille du pèlerin aimait à saisir les chants de l'ermite!
+ La piété emprunte le secours de la musique, et la musique l'aile de
+ la piété; et, comme l'oiseau qui salue le soleil, toutes deux
+ prennent leur essor vers le ciel, et le prennent en répétant leurs
+ airs touchans.»
+ _L'Ermite de la fontaine de Saint-Clément_.
+
+
+Ce ne fut qu'au bout de trois heures d'une marche pénible que les deux
+serviteurs de Cedric et leur guide mystérieux arrivèrent à une
+clairière, au milieu de laquelle s'élevait un énorme chêne dont les
+branches entrelacées et touffues se développaient dans toutes les
+directions. Sous ce grand arbre étaient couchés trois, quatre ou cinq
+yeomen, pendant qu'un autre en sentinelle allait et venait, se promenant
+au clair de lune.
+
+Au bruit des pas qui s'approchaient, la sentinelle donna soudain
+l'alarme; les dormeurs furent à l'instant debout et prêts à tirer leurs
+arcs. Six flèches placées sur la corde furent dirigées vers le lieu d'où
+arrivaient les voyageurs. Mais lorsque leur guide eut reconnu les
+archers, on fut salué et reçu avec des marques de respect et
+d'affection; dès lors toutes craintes d'une fâcheuse réception
+s'évanouirent. «Où est le meunier?» fut la première question. «Sur la
+route de Rotherham.»--«Avec combien d'hommes?»--«Avec six, et bon espoir
+de butin, s'il plaît à saint Nicolas.»--«Bien parlé, dit Locksley; où
+est Allan-a-Dalle?»--«Du côté de la rue de Watling, pour guetter le
+prieur de Jorvaulx.»--«Bien pensé, dit le capitaine; et le
+moine?»--«Dans sa cellule.»--«Je vais aller le chercher, dit Locksley.
+Vous autres, dispersez-vous, et rassemblez vos compagnons en plus grand
+nombre possible; car il y a du gibier à chasser, et il ne prendra pas la
+fuite. Trouvez-vous ici avant le point du jour. Attendez, ajouta-t-il,
+j'ai oublié le plus essentiel; que deux d'entre vous prennent la route
+du château de Front-de-Boeuf. Une bande de braves qui se sont déguisés
+en prenant notre costume, y conduisent les prisonniers. Serrez-les de
+près; car, s'ils atteignent le château avant que nous ayons réuni nos
+forces, il est de notre honneur de les en punir, et nous en trouverons
+les moyens. Serrez-les de près, vous dis-je, et dépêchez l'un de vous,
+le meilleur piéton, pour qu'il m'apporte des nouvelles de ces yeomen.»
+Ils obéirent sur-le-champ, et prirent diverses directions, pendant que
+leur chef et ses deux compagnons, qui le regardaient avec une crainte
+respectueuse, continuèrent à marcher vers la chapelle de Copmanhurst.
+
+Dès qu'ils furent arrivés à la petite clairière que blanchissaient les
+pâles rayons de la lune, ayant devant eux la vénérable chapelle en ruine
+et le rustique ermitage, si bien placé pour une dévotion ascétique,
+Wamba se mit à chuchoter à l'oreille de Gurth: «Si telle est
+l'habitation d'un voleur, elle rend très applicable ce vieux proverbe:
+Plus on est près de l'église, plus on est loin de Dieu[40].»--«Par mes
+sonnettes! ajouta-t-il, je crois qu'il en est ainsi: écoute seulement le
+psaume qu'on chante dans la cellule.» En effet, le cénobite et son hôte
+chantaient à plein gosier et de toute la force de leurs poumons, une
+vieille chanson bachique dont voici le refrain:
+
+ Allons, passe-moi la bouteille,
+ Aimable enfant, joyeux luron;
+ Allons, passe-moi la bouteille;
+ Apprends que le jus de la treille
+ Peut faire un brave d'un poltron;
+ Allons, passe-moi la bouteille!
+
+«Ce n'est pas mal chanté,» dit Wamba, qui avait joint son fausset aux
+deux superbes voix des chanteurs. «Mais, au nom de tous les saints, qui
+aurait pu s'attendre à de pareilles matines à minuit, dans la cellule
+d'un ermite.»--«Ce n'est pas moi qui en suis étonné, dit Gurth, puisque
+l'ermite de Copmanhurst passe pour un bon vivant, et qu'il ne se gêne
+pas pour tuer un daim sur sa route. On ajoute même que le garde
+forestier s'est plaint à son official, et que l'on défendra au moine de
+porter le froc et le capuchon, s'il ne se conduit pas mieux.»
+
+ Note 40: _The nearer the Church the farther from god._ A. M.
+
+Tandis qu'ils s'entretenaient ainsi, les coups redoublés de Locksley à
+la porte, avaient enfin troublé l'anachorète et son hôte. «Par mon
+chapelet, dit l'ermite en s'arrêtant tout court au milieu d'une superbe
+cadence, voici de nouveaux voyageurs anuités; je ne voudrais pas pour
+mon froc, être vu dans un si joyeux exercice. Tout le monde a ses
+ennemis, sire chevalier fainéant, et il est des hommes assez méchans
+pour mal interpréter l'hospitalité que je vous offre, à vous voyageur
+fatigué, et pour regarder nos trois heures d'entretien comme une partie
+de débauche et d'ivrognerie; vices non moins opposés à ma profession
+qu'à mes penchans. «Les vils calomniateurs!» reprit le chevalier; «je
+voudrais être chargé de les punir. Néanmoins, bon père, il est vrai que
+tout le monde a ses ennemis, et qu'il y en a dans cette contrée auxquels
+j'aimerais mieux parler à travers la visière de mon casque d'airain, que
+tête nue. Mets donc, noir fainéant, ton pot en tête aussi vite que ta
+nature le permettra, dit l'ermite, pendant que j'ôterai ces gobelets
+d'étain, dont le dernier contenu a, bien malgré nous, coulé dans mon
+pâté; et pour noyer le bruit, car, puisqu'il faut l'avouer, je ne me
+sens pas à mon aise, fais chorus avec moi dans ce que je vais chanter;
+ne t'inquiète pas des paroles, car moi, je les connais à peine.»
+
+À ces mots, il entonna avec une voix de tonnerre un _De profundis_,
+pendant qu'il desservait le banquet, et que le chevalier noir, étouffant
+de rire, endossait son armure à la hâte, en prêtant à l'ermite le
+secours de sa voix.
+
+«Quelles diables de matines chantez-vous là?» dit une voix du dehors.
+«Que le ciel vous pardonne, sire voyageur, dit l'ermite, dont le bruit
+et peut-être les libations nocturnes l'empêchaient de distinguer des
+accens qui lui étaient assez familiers.»--«Passez votre chemin au nom de
+Dieu, et de saint Dunstan, et ne troublez pas les dévotions de mon saint
+frère et de moi.»--«Prêtre fou, cria une voix de dehors, ouvre à
+Locksley.»--«Tout est sauvé, tout est bien,» dit l'ermite au chevalier.
+«Mais qui est celui-là, demanda le noir fainéant, il m'importe de le
+savoir.»--«Qui il est?» répondit l'ermite; «je te dis que c'est un
+ami.»--«Mais quel ami? Ce peut être un ami pour toi, et non pour
+moi.»--«Quel ami!» C'est une de ces questions qu'il est plus aisé de
+faire que de résoudre. Quel ami? ah, ah! je m'en souviens un peu, c'est
+l'honnête garde forestier dont je t'ai parlé tout à l'heure.»--«Oui, un
+honnête garde, comme tu es un pieux ermite, répliqua le chevalier; je
+n'en doute pas, mais ouvre-lui la porte, si tu ne veux pas qu'il
+l'enfonce.»
+
+Les chiens, qui d'abord s'étaient mis à aboyer, reconnaissant par
+instinct la voix de celui qui frappait, se mirent à gratter la porte et
+à faire patte de velours en murmurant comme pour intercéder en faveur de
+celui qui frappait. L'ermite ouvrit enfin, et Locksley entra suivi de
+ses deux compagnons.
+
+«Quel est donc ce nouveau commensal que tu as avec toi?» dit l'archer à
+l'ermite. «Un frère de notre ordre, répondit le solitaire en secouant la
+tête; nous avons passé toute la nuit en oraison.»--«C'est un moine de
+l'Église militante, je pense, dit Locksley, et l'on en voit assez depuis
+quelque temps. Je viens te dire, mon cher moine, qu'il faut quitter le
+rosaire et t'armer d'un bâton; nous avons besoin de tous nos hommes,
+clercs ou laïques. Mais, ajouta-t-il en le tirant à part, es-tu fou
+d'admettre chez toi un chevalier que tu ne connais pas? As-tu donc
+oublié nos règlemens?»--«Que je ne connais pas!» reprit le moine
+hardiment. «Je le connais aussi bien que le mendiant connaît son
+écuelle.»--«Et quel est donc son nom?» demanda Locksley.--«Son nom dit
+l'ermite, son nom est sire Anthony de Scrablestone[41]: comme si je
+buvais avec quelqu'un sans savoir son nom!»--«Tu as bu, cher moine,
+beaucoup plus que de raison, et je crains, dit l'archer, que tu n'aies
+bavardé de même.»--«Brave archer, dit le noir fainéant, ne sois pas si
+dur envers mon joyeux hôte, il n'a pu me refuser l'hospitalité, elle a
+été forcée.»--«Forcée! répéta l'ermite, attends que j'aie changé ce froc
+blanc pour une verte casaque; et si je ne fais pas tourner douze fois un
+bâton à deux bouts sur ta tête, je consens à n'être ni un vrai moine, ni
+un Robin des bois.»
+
+ Note 41: _Scrablestone_, mot sans doute formé de _stone_,
+ pierre, et de _scrabled_, égratignée: ce qui signifierait
+ _pierre égratignée_ ou _endommagée_. A. M.
+
+Il dit, se dépouille de sa robe et revient avec un justaucorps, un
+caleçon de bougran noir, une casaque verte et un haut-de-chausses de
+même couleur. Aide-moi à nouer mes pointes,» dit-il à Wamba, «et tu
+auras un bon verre de vin pour ta peine.»--«Grand merci pour ta robe,
+dit Wamba; mais crois-tu qu'il soit permis de t'aider à te métamorphoser
+de saint ermite en un braconnier pécheur?»--«Ne crains rien, répondit
+l'ermite; je confesserai les péchés de mon habit vert à mon froc blanc,
+et de nouveau tout ira bien.»--«Amen,» reprit le fou. «Un pénitent vêtu
+de drap fin devrait avoir un confesseur portant la haire, et votre froc
+peut encore absoudre à ce titre mon habit bariolé par dessus le marché.»
+
+Parlant ainsi, il aida le moine à attacher les nombreuses pointes comme
+on appelait les lacets qui fixaient le haut-de-chausses au pourpoint. De
+son côté Locksley tira le chevalier à l'écart, et lui dit; «Avouez-le,
+sire fainéant, c'est vous qui avez décidé la victoire à l'avantage des
+indigènes contre les étrangers au second jour du tournoi d'Ashby.»--«Et
+qu'en adviendrait-il, si vous disiez vrai, mon brave yeoman?»--«Je vous
+regarderais comme disposé à prendre parti en faveur du plus
+faible.»--«C'est le devoir d'un chevalier, et je ne voudrais pas qu'on
+pût penser autrement de moi.»--«Mais pour mon dessein, reprit l'archer,
+tu devrais être aussi bon Anglais que bon chevalier, car l'objet dont
+j'ai à te parler est du devoir non seulement de l'honnête homme, mais
+plus spécialement d'un véritable Anglais.»--«Vous ne pouvez, reprit le
+chevalier, vous adresser à personne à qui les intérêts de la patrie et
+la vie du dernier citoyen soient plus chers qu'à moi-même.»--«Je le
+désire de bon coeur, dit l'archer, car ce pays n'eut jamais plus besoin
+qu'à présent de ceux qui l'aiment. Écoute-moi donc et je te ferai
+connaître un projet auquel, si tu es réellement ce que tu me parais, tu
+pourras joindre une honorable coopération. Une bande de vauriens, sous
+le déguisement d'hommes qui valent mieux qu'eux, se sont emparés d'un
+noble compatriote, appelé Cedric le Saxon, de sa fille ou pupille et de
+son ami Athelstane de Coningsburgh, et les ont conduits au château situé
+près de cette forêt, nommé Torsquilstone. Veux-tu, en bon chevalier et
+loyal Anglais, nous aider à les délivrer.»--«J'y suis obligé par mes
+voeux, répondit le chevalier, mais je voudrais savoir qui vous êtes,
+vous qui demandez mon assistance en leur faveur.»
+
+«Je suis un homme sans nom, dit Locksley, mais je suis l'ami de mon pays
+et des amis de mon pays. Il faut vous contenter de ce peu de mots sur
+mon compte, pour le moment; vous le devez d'autant plus que vous-même
+désirez continuer à demeurer inconnu. Croyez cependant que ma parole,
+quand je l'ai donnée, est aussi inviolable que si je portais des éperons
+d'or.»--«Je le crois, dit le chevalier, j'ai été accoutumé à observer la
+physionomie humaine, et je remarque sur la tienne de la franchise et de
+la résolution. Je ne te ferai donc plus de questions, et je t'aiderai de
+bon coeur à rendre la liberté à ces captifs opprimés; après quoi je me
+flatte que nous ferons plus ample connaissance, et que nous serons
+contens l'un de l'autre.»
+
+«Ainsi donc,» dit à Gurth Wamba qui, venant d'achever l'équipement,
+s'était rapproché du gardeur de pourceaux, et avait entendu la fin de la
+conversation; «ainsi donc, nous avons un nouvel auxiliaire: je me flatte
+que la valeur du chevalier sera d'une meilleure trempe que la religion
+de l'ermite, ou l'honnêteté de l'yeoman: car ce Locksley me paraît un
+vrai braconnier, et le prêtre un grand hypocrite.»--«Paix! Wamba, dit
+Gurth; tout cela peut être, mais si le diable cornu venait m'offrir son
+aide pour délivrer Cedric et lady Rowena, je doute que j'eusse assez de
+religion pour refuser l'offre de ce terrible ennemi, et le chasser de ma
+présence.
+
+L'ermite, entièrement accoutré comme un archer, avec l'épée et le
+bouclier, l'arc et le carquois, et une forte pertuisane sur l'épaule,
+quitta le premier sa cellule à la tête de la bande, après avoir eu soin
+de fermer la porte, sous le seuil de laquelle il déposa la clef. «Es-tu
+en état de nous servir, bon ermite, lui demanda Locksley, ou la
+bouteille brune roule-t-elle toujours dans ton cerveau offusqué par les
+vapeurs bachiques?»--«Pas plus que ne ferait une goutte de la fontaine
+de saint Dunstan, répondit le moine; il y a encore un certain
+bourdonnement dans ma tête et de l'instabilité dans mes jambes, mais
+vous verrez tout à l'heure qu'il n'y paraîtra plus.» Disant cela, il se
+coucha sur le bord du bassin dans lequel s'écoulaient les eaux de la
+fontaine, en formant dans leur chute quelques bulles qui dansaient à la
+lueur blanchâtre de la lune, et il se mit à boire comme s'il avait voulu
+tarir la source.
+
+«Combien y a-t-il de temps, ermite de Copmanhurst, que tu n'as, dit le
+chevalier noir, avalé une aussi bonne gorgée d'eau?»--«Cela ne m'était
+jamais arrivé, répondit le moine, depuis qu'un baril de vin laissa
+échapper, par une fente hétérodoxe, tout le nectar qu'il renfermait, et
+ne m'offrit plus rien pour étancher ma soif, que la source libérale de
+mon saint patron.» Plongeant ensuite ses mains et sa tête dans la
+fontaine, il en effaça toutes les traces de son orgie nocturne. Ainsi
+revenu à la sobriété, le joyeux moine fit tournoyer sur sa tête, avec
+trois doigts, sa lourde pertuisane, comme s'il eût balancé un roseau et
+s'écria: «Où sont ces fourbes ravisseurs qui enlèvent de jeunes filles
+contre leur volonté? Je veux que le diable me torde le cou si je ne suis
+pas en état d'en terrasser une douzaine.»
+
+«Est-ce que tu profères des juremens, saint ermite?» lui dit le
+chevalier noir. «Ne me parle plus d'ermite, répliqua le cénobite
+métamorphosé; par saint Georges et le Dragon, je ne suis plus un moine
+quand j'ai quitté le froc; sitôt que j'ai endossé ma casaque verte, je
+bois, je jure et je chiffonne une collerette aussi bien que le plus
+jovial forestier du West-Riding.»--«Allons, joyeux frocard, dit
+Locksley, silence; tu fais autant de bruit que tout un couvent, la
+veille d'une fête, quand le père est allé se mettre au lit. Venez aussi,
+mes dignes maîtres, ne nous amusons pas à causer davantage. Il faut
+réunir toutes nos forces; elles nous seront nécessaires, si nous devons
+escalader le château de Réginald de Front-de-Boeuf.»
+
+«Quoi! dit le chevalier noir, est-ce Front-de-Boeuf qui arrête sur les
+grands chemins royaux les sujets de son prince? est-il devenu oppresseur
+et brigand?»--«Oppresseur, il le fut toujours,» dit Locksley. «Et pour
+brigand, dit le moine, je doute si jamais il fut moitié aussi honnête
+homme que bien des voleurs de ma connaissance.»--«En avant, chapelain,
+et silence, dit l'archer; il vaut mieux arriver avec célérité au lieu du
+rendez-vous, que de s'amuser à dire ce que la décence et la réserve
+devraient couvrir d'un voile.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXI.
+
+
+ «Hélas! combien d'heures, de jours, de mois et d'années ont
+ passé depuis que des humains se sont assis à cette table, où
+ la lampe et le flambeau brillaient sur sa riche étendue! Il
+ me semble ouïr la voix des temps passés murmurer encore sur
+ nous dans le vide immense de ces sombres arcades, comme les
+ accens mélancoliques de ceux qui depuis long-temps
+ sommeillent dans la nuit du tombeau.»
+ JOANA BAILLIE. _Orra_, tragédie.
+
+
+Tandis que l'on prenait ces mesures en faveur de Cedric et de
+ses compagnons, les hommes armés qui les avaient saisis
+conduisaient leurs captifs vers la place de sûreté destinée à
+être leur prison. Mais la nuit était sombre, et les sentiers de la foret
+n'étaient connus qu'imparfaitement de ces nouveaux maraudeurs, qui
+furent obligés de faire plusieurs haltes, et même une ou deux fois de
+retourner sur leurs pas pour retrouver la direction qu'ils devaient
+suivre. L'aurore eut besoin de les saluer, afin qu'ils pussent reprendre
+le bon chemin; alors la cavalcade s'avança un peu plus vite. Ce fut
+alors que le dialogue suivant s'établit entre les deux chefs de
+prétendus bandits:
+
+«Il est temps de nous quitter, sire Maurice de Bracy, lui dit le
+templier, afin de jouer le second acte de la pièce; car tu dois agir
+maintenant comme un chevalier libérateur.»--«J'ai fait de meilleures
+réflexions, répondit Bracy; je ne te quitterai qu'après que notre belle
+prise aura été déposée en sûreté dans le château de Front-de-Boeuf. Là,
+je me montrerai à lady Rowena dans mon costume ordinaire, et je me
+flatte qu'elle rejettera sur l'entraînement irrésistible de ma passion,
+la violence dont j'ai usé à son égard.»--«Et quelle raison t'a fait
+changer d'avis?»--«Cela ne te regarde point, mon cher templier.»--«J'espère
+pourtant, sire chevalier, que ce changement ne vient pas de soupçons
+injurieux sur mon honneur, comme Fitzurse aurait pu en insinuer.»--«Mes
+pensées m'appartiennent, répondit de Bracy; le diable rit, dit-on, quand
+un voleur en dérobe un autre, et nous savons que si même Satan lui
+soufflait flamme et bitume, il n'empêcherait pas un templier de suivre
+son penchant.»--«Ni le chef d'une compagnie franche, reprit le templier,
+d'être traité par un ami et un camarade de la même manière qu'il traite
+les autres.»
+
+«Cette récrimination est aussi périlleuse qu'inutile, répondit de Bracy;
+il me suffit de savoir que je connais la morale de l'ordre des
+templiers[42], et je ne te donnerai pas l'occasion de m'enlever la jolie
+proie pour laquelle je cours tant de risque.»--«Mais que crains-tu,
+reprit le templier; ne connais-tu pas les voeux de mon ordre?»--«Je les
+connais très bien, et je sais également de quelle manière ils sont
+observés. Templier, crois-moi, les règles de la galanterie
+s'interprètent largement dans la Terre-Sainte, et en cette occasion je
+ne veux rien confier à votre délicatesse.»--«Sache donc la vérité, dit
+le templier; je ne me soucie aucunement de ta belle aux yeux bleus; il y
+a dans le cortége deux beaux yeux noirs qui me plairont davantage.»--«Eh
+quoi! chevalier, tu t'abaisserais à la suivante?»--«Non, par ma foi
+reprit le templier; je ne porte jamais les yeux sur une femme de
+chambre. J'ai parmi les captives une prise non moins belle que la
+tienne.»--«Par la sainte messe, tu veux parler de la charmante
+Israélite.»--«Eh bien! s'il est ainsi, que peut-on y trouver à
+redire?»--«Absolument rien, dit de Bracy, à moins que votre voeu de
+célibat ou un remords de conscience ne vous empêche d'avoir une intrigue
+avec une juive.»
+
+ Note 42: L'interlocuteur a une bien fausse idée de cette
+ morale, et Walter Scott le fait parler d'après les ennemis
+ les plus acharnés des templiers, ainsi qu'eussent parlé les
+ bourreaux de Philippe-le-Bel. Les templiers faisaient voeu de
+ pauvreté sans être soumis à une pauvreté absolue, car par ce
+ voeu on entendait qu'ils devaient être toujours prêts à
+ partager leurs biens avec les malheureux, et même à les
+ sacrifier pour les besoins de leur ordre. Ils faisaient voeu
+ de chasteté, c'est-à-dire d'avoir l'impudicité en horreur,
+ afin de n'outrager ni la décence ni les moeurs. Nous
+ renvoyons, au surplus à notre note N° 19. A. M.
+
+«Quant à mon voeu, répondit le templier, notre grand-maître m'a accordé
+une dispense[43], et la conscience d'un homme qui a tué trois cents
+Sarrasins n'a pas besoin de s'alarmer pour une pécadille, comme celle
+d'une jeune paysanne qui va se confesser le vendredi saint.»--«Tu
+connais mieux tes priviléges que moi, dit Maurice; mais j'aurais juré
+que vous étiez plus amoureux de l'argent du vieux juif que des yeux
+noirs de sa fille.»--«Je puis aimer l'un et l'autre, répondit le
+templier; d'ailleurs le juif n'est qu'un demi-butin. Je dois partager
+ses dépouilles avec Front-de-Boeuf, qui ne nous prête pas son château
+pour rien. Il me faut quelque chose qui m'appartienne exclusivement, et
+j'ai fixé mon choix sur l'aimable juive comme ayant à mes yeux une
+valeur spéciale. Mais à présent que tu connais mon dessein, ne
+reprendras-tu pas ton premier projet? Tu n'as rien, comme tu le vois, à
+redouter de mon intervention.»--«Non, répondit de Bracy, je resterai à
+côté de ma prise. Ce que tu dis peut être vrai; mais je n'aime pas les
+priviléges acquis par dispense du grand-maître, ni le mérite résultant
+du massacre de trois cents Sarrasins. Vous avez trop de droit à un libre
+pardon pour vous rendre scrupuleux sur quelques peccadilles de plus.»
+
+ Note 43: Voilà une calomnie gratuite comme toutes les
+ précédentes et beaucoup d'autres qui vont suivre. Si Walter
+ Scott les a trouvées dans les écrits des moines, sa raison
+ judicieuse aurait dû faire la part des temps et des positions
+ respectives. Nous ne prétendons pas soutenir que les anciens
+ templiers aient tous été des modèles de sagesse et de vertu,
+ mais il y a loin de quelques faiblesses humaines à des
+ perfidies et à des monstruosités. A. M.
+
+Pendant ce dialogue, Cedric faisait de vains efforts pour connaître ses
+gardiens. «Vous devez être Anglais, leur dit-il, et cependant, juste
+ciel! vous tombez sur vos compatriotes comme s'ils étaient des Normands.
+Vous êtes sans doute mes voisins, par conséquent mes amis; car quels
+pourraient être les Anglais du voisinage qui auraient des raisons pour
+agir autrement? Même parmi vous, yeomen, qui avez été mis hors la loi,
+plus d'un sans doute ont eu recours à ma protection; j'ai eu pitié de
+leurs malheurs, et j'ai maudit l'oppression de leurs tyrans féodaux. Que
+voulez-vous donc faire de moi? Vous êtes pires que des brutes dans votre
+conduite. Voulez-vous être sourds comme elles?
+
+Ce fut en vain que Cedric cherchait ainsi à faire parler ses gardiens;
+ils avaient de trop bonnes raisons pour garder le silence et s'attirer
+des reproches. Ils continuèrent à le pousser d'un pas rapide jusqu'à
+l'entrée d'une avenue bordée d'arbres d'un feuillage varié, et à
+l'extrémité de laquelle on apercevait Torsquilstone, ancien château qui
+appartenait alors à Réginald Front-de-Boeuf; c'était une forteresse peu
+considérable, consistant en un donjon, ou vaste tour haute et carrée,
+entourée de bâtimens moins élevés, bordés d'une cour circulaire. Autour
+du mur extérieur régnait un fossé dont l'eau arrivait d'un ruisseau
+voisin. Front-de-Boeuf, à qui son caractère altier attirait souvent des
+querelles avec ses ennemis, avait ajouté à son château de nouvelles
+tours, de manière à flanquer chacun des angles. L'entrée principale,
+suivant l'usage du temps, était placée sous les voûtes d'une barbacane,
+ou fortification extérieure terminée et défendue par deux petits
+bastions latéraux.
+
+Cedric n'eut pas plus tôt découvert les tourelles de Front-de-Boeuf, qui
+élevaient dans les airs leurs créneaux chargés de mousse et de lierre,
+et sur lesquels brillaient les premiers rayons du soleil levant, qu'il
+ne lui resta plus de doute sur la cause de son accident. J'étais
+injuste, dit-il, envers les outlaws de ces forets, lorsque je supposais
+que mes ravisseurs appartenaient à ces bandits; j'aurais bien pu
+confondre avec autant de raison les renards de ces halliers avec les
+loups dévastateurs de France. Dites-moi, chiens d'étrangers, est-ce à ma
+vie, est-ce à mon or que vous en voulez? C'est trop en effet que deux
+Saxons, moi et le noble Athelstane, nous gardions encore des terres dans
+un pays qui autrefois était le patrimoine de notre race? Qu'on nous
+mette donc à mort, et complétez votre tyrannie en nous arrachant la vie
+comme vous avez commencé par nous ravir nos libertés. Si Cedric le Saxon
+ne peut délivrer l'Angleterre, il mourra volontiers pour elle. Dites à
+votre tyran de maître que je lui demande seulement la mise en liberté de
+lady Rowena. C'est une femme, il ne doit pas la craindre, et avec nous
+périront tous ceux qui osent combattre pour sa cause.
+
+Les gardiens de Cedric restèrent muets comme auparavant, et on arriva
+devant le château sans qu'il eût pu obtenir d'eux un seul mot de
+réponse. De Bracy sonna trois fois du cor, et les archers vinrent le
+reconnoître. Le pont-levis fut baissé et la cavalcade fut introduite.
+L'on fit descendre de cheval les prisonniers pour les conduire dans une
+grande salle où leur fut dressé un repas impromptu, auquel le seul
+Athelstane prit part. Le descendant d'Édouard le confesseur n'eut pas
+même le temps de faire honneur à la bonne chère étalée devant lui; car
+on lui annonça que Cedric et lui-même seraient enfermés dans une autre
+pièce que celle de lady Rowena. Toute résistance eût été inutile, et ils
+furent obligés de suivre leurs guides dans une vaste chambre soutenue
+par deux rangs de piliers massifs, pareils à ceux des réfectoires et des
+maisons chapitrales qu'on voit encore dans les ruines des anciens
+monastères.
+
+Lady Rowena, séparée de sa suite, fut conduite avec courtoisie à la
+vérité, mais sans qu'on eût pris conseil de son inclination, dans un
+appartement plus éloigné. Cette distinction un peu alarmante pour sa
+pudeur fut accordée à Rébecca, en dépit des instances de son père, qui
+alla même jusqu'à offrir de l'or dans cette cruelle extrémité, pour
+qu'il lui fût permis de rester avec elle. «Lâche infidèle, répondit un
+de ses gardes, lorsque tu auras vu la tannière qui t'est réservée, tu ne
+désireras plus que ta fille la partage.» Et, sans plus de discours, on
+poussa le juif d'un côté et la fille de l'autre. Les domestiques furent
+désarmés, fouillés avec soin, et confinés dans une autre aile du
+château. Enfin on refusa même à lady Rowena sa suivante Égiltha.
+
+L'appartement dans lequel les chefs saxons furent conduits, car c'est
+d'eux maintenant que nous allons nous occuper d'abord, bien qu'il fût
+changé en une sorte de prison, avait été jadis la grande salle du
+château; mais il était aujourd'hui abandonné aux rats, parce que son
+maître actuel, ayant amélioré cette habitation, tant sous le rapport de
+la sûreté que sous celui de l'agrément, il existait une autre salle
+d'honneur dont le plafond était soutenu par des piliers plus grêles et
+plus élégans, pendant que la pièce elle-même était décorée d'ornemens
+que les Normands avaient déjà introduits dans l'architecture.
+
+Cedric arpentait sa prison en se livrant à ses fureurs et à ses
+réflexions sur le passé et le présent, tandis que l'apathie de son
+compagnon lui tenait lieu de patience et de philosophie, pour l'aider à
+tout endurer, si ce n'est le désagrément de sa position actuelle. Il y
+était même si peu sensible, qu'il se levait seulement de temps à autre
+aux bouffées de colère de son ami Cedric.
+
+«Oui, dit ce dernier, moitié se parlant à lui-même et moitié s'adressant
+à Athelstane, ce fut en cette même salle que mon père dîna avec Torquil
+Wolfganger, lorsqu'il reçut le vaillant et infortuné Harold, qui
+s'avançait contre les Norwégiens réunis au rebelle Tosti. Ce fut dans
+cette salle que Harold fit une si belle réponse à l'envoyé de son frère
+révolté. Combien de fois mon père ne m'a-t-il pas conté cette importante
+histoire! L'envoyé de Tosti fut admis en ce lieu, qui put contenir à
+peine la foule des nobles chefs saxons, lorsque ceux-ci buvaient à
+pleine coupe un rouge nectar autour de leur monarque.»
+
+«J'espère,» dit Athelstane un peu réveillé par cette fin du discours de
+son ami, «j'espère qu'on n'oubliera pas de nous envoyer du vin et des
+rafraîchissemens à midi; à peine avons-nous eu le temps de déjeuner, et
+je ne me suis jamais bien trouvé de mes repas quand j'ai pris quelque
+nourriture immédiatement après être descendu de cheval, quoique les
+médecins aient recommandé cet usage.» Cedric continua son histoire sans
+faire aucune attention à l'observation interpolée de son ami.
+
+«L'envoyé de Tosti s'avança dans cette salle sans être intimidé de la
+contenance rébarbative de ceux qui l'entouraient, et il vint se placer
+près du trône de Harold. «Seigneur et roi, lui dit-il, quelle condition
+espères-tu de ton frère s'il dépose les armes et te demande la
+paix?»--«L'amour d'un frère, s'écria le généreux Harold, et le beau
+comté de Northumberland.»--«Et si Tosti accepte ces conditions, reprit
+l'ambassadeur, quelles terres assignerez-vous à son fidèle allié
+Hardrada, roi de Norwège.»--«Sept pieds de terrain anglais, reprit
+fièrement Harold; ou, comme Hardrada passe pour un géant, peut-être lui
+en céderons-nous quelques pouces de plus.»--«La salle retentit alors
+d'acclamations, et les coupes furent vidées à la santé du Norwégien, qui
+se vit mis promptement en possession de son domaine.»
+
+«J'aurais fait comme eux de toute mon âme, dit le noble Athelstane, car
+ma langue se colle de soif à mon palais.»--«L'envoyé, continua Cedric
+avec feu, malgré le peu d'intérêt que son ami prenait à son histoire,
+s'en retourna tout confus porter cette digne réponse à Tosti et à son
+allié. Ce fut alors que les murailles de Stamford et le fatal Welland,
+renommé par son onde prophétique[44], furent témoins de cet horrible
+combat, dans lequel, après avoir déployé la plus insigne valeur, le roi
+de Norwège et Tosti succombèrent tous deux avec dix mille de leurs plus
+braves soldats. Qui aurait pensé que ce beau jour, qui éclairait un
+semblable triomphe, voyait aussi voguer la flotte normande qui allait
+débarquer sur les funestes rivages du comté de Sussex? Qui aurait pensé
+que Harold, peu de jours après, n'aurait plus de royaume, et n'aurait
+pour toute possession que les sept pieds de terre qu'il avait concédés
+dans sa rage au Norwégien envahisseur? Qui eût pensé que vous, noble
+Athelstane, vous né du sang de Harold, et que moi dont le père ne fut
+pas un des plus faibles défenseurs du trône saxon, nous deviendrions
+prisonniers d'un vil normand, dans le lieu même où nos ancêtres
+assistaient à de pareils banquets.»
+
+ Note 44: Près de Stamford se donna, en mil soixante-six, la
+ sanglante bataille où Harold vainquit son frère rebelle,
+ Tosti, et les Norwégiens, peu de jours avant sa propre
+ défaite à Hastings. Le pont sur le Welland fut pris, repris
+ et disputé avec un acharnement sans exemple. Un seul
+ Norwégien, nouvel Horatius Coclès, le défendit long-temps, et
+ à la fin percé, à travers les planches du pont, de la flèche
+ d'un archer qui se trouvait sur un bateau, sous ce pont, il
+ succomba. Spencer et Dryton font allusion aux prophéties sur
+ le fatal Welland, par ce vers:
+
+ "Which to that ominous flood much fear and redevance wan."
+ POLY-OLBION
+
+ Ce qui veut dire:
+
+ «On attachait à cette onde prophétique une idée de terreur et
+ de respect.» A. M.
+
+«C'est assez fâcheux, répondit Athelstane, mais j'aime à croire que nous
+en serons quittes pour une rançon raisonnable. Dans tous les cas, il ne
+peut y avoir de leur part aucun dessein de nous affamer; et cependant,
+bien qu'il soit près de midi, je ne vois pas arriver les mets pour le
+dîner. Regardez à cette fenêtre, noble Cédric, et assurez-vous si par
+les rayons du soleil le cadran ne marque pas midi?»
+
+«Cela peut être, dit Cedric, mais je ne puis regarder cette fenêtre,
+sans qu'il ne me vienne des réflexions bien différentes de celles qui
+ont rapport à notre état présent, ou à notre privation. Quand cette
+fenêtre fut construite, noble ami, nos dignes ancêtres ne connaissaient
+point l'art de faire le verre et de le peindre. L'orgueil de votre aïeul
+Wolfganger fit venir de Normandie un artiste pour orner son château de
+ces nouvelles décorations, qui donnent à la lumière dorée du ciel tant
+de couleurs fantastiques. L'étranger arriva, pauvre tel qu'un mendiant,
+bas et servile, prêt à ôter son bonnet au moindre domestique de la
+maison; il s'en retourna opulent et orgueilleux révéler à ses rapaces
+compatriotes les richesses et la simplicité des nobles saxons. Cette
+folie, Athelstane, avait été prévue et prédite par les descendans de
+Hengist et de ses tribus grossières, qui conservaient religieusement la
+pureté de leurs moeurs. Nous appelâmes ces étrangers, nous en fîmes des
+amis, ou des serviteurs de confiance; nous adoptâmes leurs arts, en
+accueillant leurs artistes; nous méprisâmes l'honnête simplicité, la
+rustique bonhomie de nos aïeux, et nous devînmes énervés par le luxe des
+Normands, long-temps avant que leurs armes nous eussent vaincus. Notre
+régime domestique, paisible, libre et sans apprêts, était bien
+préférable à ces mets sensuels, dont la recherche nous a rendus esclaves
+de ces conquérans étrangers.»
+
+«Maintenant, reprit Athelstane, je trouverais excellente la plus modeste
+nourriture, et je suis étonné, noble Cedric, que vous puissiez vous
+rappeler si fidèlement les faits passés, lorsque vous oubliez l'heure
+même du dîner.»--«C'est temps perdu, se dit à lui-même Cedric
+impatienté; je vois bien qu'il ne faut lui parler que de son appétit.
+L'âme de Hardicanute s'est emparée de son corps, et il n'a pas d'autre
+plaisir que de _baffrer_, avaler des flots de vin, et en demander
+toujours. «Hélas! ajouta-t-il en le regardant avec une sorte de
+compassion, pourquoi faut-il qu'un si noble extérieur soit l'enveloppe
+d'un esprit aussi lourd? Pourquoi faut-il qu'une entreprise comme la
+régénération de l'Angleterre tourne sur un pivot si imparfait? Une fois
+marié à lady Rowena, elle pourrait relever et ennoblir cette âme massive
+et assoupie dans des organes si matériels; elle pourrait réveiller en
+lui des sentimens de patriotisme. Mais comment y penser, lorsque Rowena,
+Athelstane et moi-même, nous sommes les prisonniers de ce brutal
+maraudeur, et que peut-être nous ne l'avons été que par crainte de nous
+voir recouvrer l'indépendance de notre nation?»
+
+Pendant que le Saxon était plongé dans ces pénibles réflexions, la porte
+s'ouvrit, et on vit entrer un écuyer tranchant, tenant en main la
+baguette blanche, emblème de son office. Ce personnage important
+s'avança d'un pas grave, suivi de quatre domestiques portant une table
+chargée de mets dont la vue et l'odeur ranimèrent sur-le-champ la
+contenance d'Athelstane. Ces serviteurs étaient masqués, de même que
+l'écuyer tranchant.
+
+«Que veut dire cette mascarade? s'écria Cedric; votre maître pense-t-il
+que nous ignorons de qui nous sommes prisonniers dans ce château?
+Dites-lui,» ajouta-t-il en voulant profiter de cette circonstance pour
+entamer une négociation au sujet de sa liberté, «dites à Réginald
+Front-de-Boeuf, que nous ne lui supposons d'autres motifs pour nous
+traiter ainsi qu'une vile cupidité; dites-lui, enfin, que nous cédons à
+sa rapacité, comme en pareil cas nous céderions à celle d'un vrai
+brigand. Qu'il fixe la rançon à laquelle il prétend, et nous la lui
+paierons, si elle est proportionnée à nos moyens.» L'écuyer tranchant ne
+répondit que par un signe de tête.
+
+«Dites encore à Réginald Front-de-Boeuf, ajouta le noble Athelstane, que
+je lui envoie un cartel à outrance, à pied ou à cheval, dans un lieu
+sûr, et dans les huit jours qui suivront notre mise en liberté: s'il a
+de l'honneur, s'il est chevalier, il ne refusera point.» L'écuyer salua
+une seconde fois, en disant: «Je ferai part de votre défi à mon maître.»
+
+Athelstane n'expliqua pas nettement sa provocation, ayant la bouche
+remplie, la mâchoire très occupée, outre l'hésitation qui lui était
+naturelle, ce qui donnait à la menace beaucoup moins d'importance.
+Toutefois, Cedric accueillit le discours de son compagnon avec une sorte
+de joie, en voyant qu'il ressentait convenablement l'insulte qu'on leur
+avait faite, et qu'il commençait à perdre patience. Il lui serra la
+main, en signe d'approbation, mais il se refroidit lorsqu'Athelstane eut
+ajouté «qu'il combattrait douze hommes tels que Front-de-Boeuf, pour
+hâter sa sortie d'une prison où l'on mettait de l'ail dans les ragoûts.»
+Nonobstant cette rechute et ce retour à l'apathie et à la sensualité,
+Cedric prit place à table, en face de lui, et prouva bientôt que les
+malheurs de son pays ne l'empêchaient pas de signaler son appétit, dès
+que les mets furent arrivés et que le noble Athelstane lui eut donné
+l'exemple.
+
+Les prisonniers ne jouirent point long-temps de leurs délices
+gastronomiques; elles furent troublées tout à coup par le son d'un cor
+qui se fit entendre à la porte, et qui fut répété jusqu'à trois fois,
+avec autant de force que si celui qui en donnait eût été le chevalier
+errant devant lequel devaient s'écrouler les murailles et les tours, la
+barbacane et les créneaux, aussi rapidement que sont chassées par le
+vent les vapeurs du matin. Les deux Saxons tressaillirent sur leur
+siége, se levèrent aussitôt, et coururent à la fenêtre. Mais leur
+curiosité ne fut point satisfaite, car les croisées donnaient sur la
+cour du château, et le bruit du cor venait de l'extérieur. Il semblait
+pourtant annoncer quelque chose de sérieux, à en juger par le soudain
+tumulte qui s'éleva dans le château.
+
+
+
+
+
+CHAPITRE XXII.
+
+
+ «Ma fille! ô mes ducats! ô ma fille! ô mes ducats chrétiens!
+ Justice! protection! Mes ducats et ma fille!»
+ SHAKSPEARE. _Le Marchand de Venise_.
+
+
+Laissons les chefs saxons continuer leur repas, puisque leur curiosité
+trompée leur permet de céder à leur appétit satisfait à moitié, et
+hâtons-nous de nous occuper de la captivité bien autrement rigoureuse
+d'Isaac d'York.
+
+Le pauvre juif avait été jeté sur-le-champ dans un cachot souterrain
+humide et obscur; le sol en était plus bas que le fond du fossé qui
+entourait le château. La lumière n'y pénétrait que par un soupirail
+profond, étroit, et trop élevé pour que la main du prisonnier pût y
+atteindre; même en plein midi il n'y pénétrait qu'une lumière pâle et
+douteuse qui se changeait en d'épaisses ténèbres, long-temps avant que
+le reste du château fût privé de la bienfaisante présence du soleil. Des
+chaînes et des fers, qui avaient servi à des prisonniers dont on avait
+eu à craindre sans doute la force et le courage, étaient suspendus,
+vacans et couverts de rouille, aux murailles de cette prison, et y
+étaient solidement attachés; dans leurs anneaux étaient restés des
+ossemens desséchés, qui pouvaient avoir été des jambes humaines; comme
+si quelque prisonnier n'y eût pas seulement péri, mais comme si on y eût
+laissé son squelette s'y consumer.
+
+À l'une des extrémités de cet horrible caveau était un immense fourneau
+en fer, rempli de charbon, sur le haut duquel s'étendaient
+transversalement quelques barres de fer à demi rongées par la rouille.
+L'horreur du spectacle qu'offrait ce cachot humide aurait pu effrayer
+une âme plus forte que celle d'Isaac; et cependant, il était plus calme
+dans un danger imminent qu'il ne paraissait l'être au milieu des
+craintes d'un péril éloigné et incertain. Les chasseurs prétendent que
+le lièvre éprouve une agonie plus terrible quand il est poursuivi par
+les lévriers que lorsqu'il se débat sous leurs dents[45]. D'ailleurs, il
+est probable que les juifs, en butte à des craintes continuelles, par
+leur position, sont en quelque sorte préparés à toutes les vexations que
+la tyrannie peut exercer contre eux; de manière que toute violence dont
+ils deviennent l'objet ne leur cause point cette surprise et cette
+terreur qui énervent les forces de l'âme. D'un autre côté, ce n'était
+pas la première fois qu'Isaac se trouvait placé dans des circonstances
+si dangereuses; il avait donc pour guide l'expérience, et avait l'espoir
+d'échapper à ses persécuteurs, comme cela lui était déjà arrivé. Il
+avait surtout pour lui l'inflexible opiniâtreté si bien connue de sa
+nation, cette ferme résolution que rien ne saurait abattre, et qui si
+souvent avait fait endurer aux juifs ce surcroît de maux et de tourmens
+que le pouvoir ou la violence pouvait leur infliger, plutôt que de
+satisfaire leurs oppresseurs, en cédant à leurs demandes.
+
+ Note 45: Nous ne garantissons pas ce fait d'histoire
+ naturelle, dit Walter Scott; nous le donnons sur l'autorité
+ du manuscrit de Wardour. A. M.
+
+Après s'être décidé à une résistance muette ou passive, et avoir relevé
+ses vêtemens autour de lui pour se préserver de l'humidité du sol, Isaac
+s'assit dans un coin du cachot; et là, ses mains croisées sur sa
+poitrine, ses cheveux en désordre, sa longue barbe, son manteau bordé de
+fourrures et son grand bonnet, vus à la lueur incertaine d'un rayon du
+jour passant à peine par le soupirail, auraient fourni à Rembrandt un
+sujet d'étude digne de ses pinceaux, s'il eût existé à cette époque. Le
+juif passa près de trois heures dans cette position, sans en changer,
+après quoi le bruit de quelques pas se fit entendre sur l'escalier; les
+verroux furent tirés avec un long fracas, la porte cria et tourna sur
+ses gonds, et Réginald Front-de-Boeuf, suivi de deux esclaves sarrasins
+du templier, entra dans le cachot.
+
+Front-de-Boeuf, qui joignait à une taille athlétique une vigueur à toute
+épreuve, qui avait passé toute sa vie à faire la guerre, ou à
+entreprendre, dans ses discordes et ses querelles particulières, des
+agressions contre la plupart de ses voisins, et qui n'avait enfin jamais
+hésité sur le choix des moyens à employer pour augmenter sa puissance
+féodale, avait des traits qui répondaient à son caractère, et
+exprimaient fortement les passions les plus violentes et les plus
+féroces. Les cicatrices dont son visage était couvert auraient, sur
+toute autre physionomie, attiré l'intérêt et le respect dus aux marques
+d'une valeur honorable; mais elles ne servaient en lui qu'à ajouter à la
+férocité de son air dur et sauvage, et à redoubler l'horreur et l'effroi
+que sa présence inspirait. Ce formidable baron était vêtu d'un
+justaucorps de cuir, bien collé sur ses reins, usé et taché en plusieurs
+endroits par le frottement de l'armure dont il le couvrait souvent. Il
+n'avait pour arme qu'un poignard à sa ceinture, formant une espèce de
+contre-poids à un trousseau de clefs suspendu à son côté droit. Les
+esclaves noirs qui suivaient Front-de-Boeuf étaient dépouillés de leur
+brillant costume; ils portaient des gilets et des pantalons de grosse
+toile, et leurs manches étaient retroussées jusqu'au dessus du coude,
+comme celles des bouchers qui vont exercer leurs fonctions dans la
+tuerie. Chacun d'eux portait un petit pannier couvert, et quand ils
+furent entrés dans le cachot, ils s'arrêtèrent à la porte pendant que
+Front-de-Boeuf la ferma soigneusement et à double tour. Après avoir pris
+cette précaution, il s'avança lentement vers le juif, sur qui il fixait
+les yeux comme s'il eût voulu le paralyser par ses regards terribles, et
+exercer sur lui la meurtrière influence qu'on suppose à certains animaux
+pour fasciner leur proie. On aurait vraiment cru que l'oeil farouche et
+féroce de Front-de-Boeuf possédait une portion de ce même pouvoir sur
+son malheureux prisonnier. La bouche ouverte et les yeux attachés sur le
+sauvage baron, le juif fut saisi d'une telle épouvante, que tous ses
+membres semblaient se retirer sur eux-mêmes; et sa taille, se rapetisser
+par l'effet de son immobile et morne stupeur. Le malheureux Isaac se
+sentit non seulement privé de tout mouvement et de la force de se lever
+pour offrir une marque de son respect, mais il ne put pas même porter la
+main à son bonnet, ni proférer aucune parole de supplication, tant il
+était agité violemment par la conviction de devoir subir des tortures et
+une mort affreuse et prochaine.
+
+La haute et superbe stature du chevalier normand semblait, au contraire,
+grandir encore, comme l'aigle hérisse ses plumes quand il se précipite
+les serres ouvertes sur sa proie sans défense. Il s'arrêta à trois pas
+du lieu où le malheureux juif s'était blotti, de manière à occuper le
+moins d'espace possible, puis il fit signe à un des esclaves
+d'approcher. Le satellite noir avança, tira de son panier une paire de
+grandes balances et des poids, les déposa aux pieds de Réginald, se
+retira à une respectueuse distance, et alla rejoindre son camarade près
+de la porte.
+
+Tous les mouvemens de ces deux hommes étaient lents et solennels, comme
+s'ils eussent eu l'esprit préoccupé de quelque projet d'horreur et de
+cruauté. Front-de-Boeuf, rompant enfin lui-même le silence, ouvrit la
+scène en apostrophant ainsi l'infortuné captif: «Chien maudit, enfant
+d'une race en horreur aux humains, dit-il au juif d'une voix
+retentissante que les échos de la voûte rendaient encore plus terrible,
+vois-tu ces balances?» Le malheureux Israélite fit un léger signe
+affirmatif. «Dans ces balances, reprit le dur baron, tu me pèseras mille
+livres, d'argent au poids et au titre de la tour de Londres.»
+
+«Saint Abraham! répondit le juif en retrouvant un peu de voix dans ce
+péril extrême, jamais homme a-t-il entendu demande pareille? Qui même
+dans un conte de ménestrel a lu qu'un homme pouvait donner mille livres
+pesant d'argent? Quel oeil humain vit jamais un semblable trésor? Vous
+fouilleriez dans les maisons de tous les juifs d'York et dans toutes
+celles de ma tribu, que vous ne pourriez réunir la somme dont vous
+parlez.»
+
+«Je ne suis pas déraisonnable, répondit Front-de-Boeuf; et si l'argent
+est rare, je ne refuse pas de l'or, à raison d'un marc d'or pour chaque
+six livres d'argent: c'est le moyen d'éviter à ton infâme carcasse les
+tourmens que ton coeur n'a jamais pu concevoir.»--«Ayez pitié de moi,
+noble chevalier, dit Isaac; je suis vieux, pauvre et sans ressource; il
+serait indigne de vous de triompher de moi: quel mérite y a-t-il à
+écraser un vermisseau!»--«Il se peut que tu sois vieux, reprit le
+chevalier: c'est une honte de plus pour ceux qui t'ont laissé vieillir
+dans l'usure et la bassesse. Tu peux être faible, car depuis quand un
+juif eut-il un coeur et un bras? Mais riche, tout le monde sait bien que
+tu l'es.»
+
+«Je vous jure, noble chevalier, par tout ce que je crois et par tout ce
+que nous croyons en commun...»--«Ne te parjures point! dit le Normand en
+l'interrompant, et que ton obstination n'ajoute pas à ton sort avant
+d'avoir considéré les tortures qui te sont réservées. Ne crois pas que
+je te parle seulement pour t'effrayer et profiter de la lâcheté commune
+à ta tribu! Je te jure par ce que tu ne crois pas, par l'Évangile que
+notre Église enseigne, et par les clefs de saint Pierre qui ont été
+données pour lier et délier, que ma résolution est péremptoire. Ce
+cachot n'est pas un endroit propre à exciter à la plaisanterie: des
+prisonniers mille fois plus distingués que toi ont péri dans ces murs
+sans que jamais on ait su leur destin; mais leur trépas était une pure
+bagatelle en comparaison de celui qui t'attend, et qui sera accompagné
+des plus cruels tourmens.
+
+Il fit alors signe aux esclaves d'approcher, et leur parla dans une
+langue étrangère, car il avait été aussi en Palestine, où il avait pris
+ses leçons de cruauté. Les Sarrasins tirèrent de leurs paniers du
+charbon de terre, une paire de soufflets, un flacon d'huile. Tandis que
+l'un frappait le briquet, un autre disposait le charbon de terre dans le
+grand fourneau de fer dont nous ayons parlé, et il exerça les soufflets
+jusqu'à ce que le brasier fût rouge.
+
+«Vois-tu, Isaac, lui dit Front-de-Boeuf, ces barres de fer au dessus de
+ces charbons ardens? c'est sur ce lit embrasé que tu vas reposer,
+dépouillé de tes habits, comme si tu allais te mettre naturellement au
+lit chez toi. Un de ces esclaves entretiendra le feu sous toi, tandis
+que l'autre te frottera les membres avec de l'huile, pour empêcher le
+rôti de brûler. Choisis donc entre une couche dévorante et mille livres
+d'argent; car, par la tête de mon père, voilà ta seule option.»--«Il est
+impossible, dit l'infortuné juif, que vous soyez véritablement dans
+l'intention d'exécuter ce projet. Le Dieu clément de la nature n'a
+jamais fait un coeur capable d'exercer une pareille cruauté.»
+
+«Ne t'y fies pas, Isaac, lui répondit Front-de-Boeuf, cette erreur te
+serait fatale. Penses-tu que moi, qui ai vu le sac d'une ville, où des
+milliers de chrétiens périrent par le glaive, l'onde et la flamme, je
+renoncerai à mon dessein, quand tu feras ouïr tes cris et tes
+gémissemens? ou bien crois-tu que ces esclaves basanés, qui n'ont ni
+pays, ni lois, ni conscience, que la seule volonté de leur maître, qui,
+à son moindre signe, emploient indifféremment le poison ou le poteau, le
+poignard ou la corde, crois-tu qu'ils puissent avoir de la compassion,
+eux qui n'entendent pas la langue dans laquelle tu l'invoquerais? Sois
+sage, vieillard! débarrasse-toi d'une partie de tes richesses
+superflues, verse dans les mains d'un chrétien une portion de ce que tu
+as acquis par l'usure. Ta bourse pourra bientôt s'enfler de nouveau;
+mais si tu te laisses une fois étendre sur ces barres, aucun remède ne
+ressuscitera ta peau brûlée et son cuir lacéré. Paie ta rançon, te
+dis-je, et, réjouis-toi de sortir à ce prix d'un cachot dont bien peu de
+gens ont pu redire les secrets. Je ne te dirai plus rien; choisis entre
+ton vil pécule et ta chienne de peau.»--«Qu'Abraham et tous les saints
+patriarches de ma nation me soient en aide! s'écria le juif: le choix
+m'est impossible; car je n'ai pas de quoi satisfaire à une demande aussi
+exorbitante.»--«Esclaves, saisissez-le, et mettez-le nu comme la main,
+dit Front-de-Boeuf; qu'alors ses patriarches viennent le secourir s'ils
+le peuvent.»
+
+Les deux esclaves, prenant leur direction beaucoup plus d'après le geste
+et le regard du baron que d'après ses paroles, se jetèrent sur le juif,
+le saisirent, le renversèrent par terre, le reprirent de nouveau, le
+relevèrent ensuite, et, le tenant debout entre eux, n'attendaient plus
+que le dernier signal de l'impitoyable baron pour commencer le supplice.
+L'Israélite infortuné suivait des yeux avec inquiétude à la fois leur
+contenance et celle de Front-de-Boeuf, dans l'espoir de découvrir sur
+eux quelques symptômes de compassion; mais le baron avait toujours le
+regard sombre et farouche, et sur les lèvres un sourire sardonique,
+comme prélude de sa cruauté, pendant que les yeux sauvages des
+Sarrasins, roulant sous leurs épais sourcils avec une expression de plus
+en plus sinistre, annonçaient la féroce impatience de rôtir la victime.
+Celle-ci, à l'aspect de la fournaise ardente sur laquelle on allait
+l'étendre, perdant tout espoir de fléchir le tyran, sentit ses forces
+l'abandonner.
+
+«Je paierai, dit-il, les dix mille livres d'argent; c'est-à-dire,
+ajouta-t-il après une légère pause, je les paierai avec l'aide de mes
+frères; car il faudra que je mendie à la porte de notre synagogue avant
+que de pouvoir me procurer une somme aussi effrayante. Quand et où me
+faudra-t-il la verser?»--«Ici même, répondit Front-de-Boeuf; c'est dans
+ce cachot même qu'elle doit être comptée et pesée. Penses-tu que je te
+rendrai ta liberté avant que d'avoir reçu ta rançon?»
+
+«Et quelle doit-être ma sûreté, dit le juif après que j'aurai payé ma
+rançon?»--«La parole d'un noble normand, misérable usurier, répondit
+Front-de-Boeuf; elle est mille fois plus pure que l'or de ta
+tribu.»--«Je vous demande pardon, noble milord, dit le juif du ton le
+plus humble; mais pourquoi me fierais-je entièrement à la foi d'un homme
+qui ne veut point de la mienne?»--«Parce que tu ne peux faire autrement,
+exécrable vermisseau, dit le chevalier d'une voix de tonnerre. Si tu
+étais maintenant auprès de ton coffre-fort, dans ta maison d'York, et
+que je vinsse te conjurer de me prêter quelques uns de tes shekels, ce
+serait ton tour alors de me dicter des conditions, de me prescrire le
+terme du paiement et les sécurités qu'il te plairait d'exiger de moi. Je
+suis ici maintenant comme sur mon coffre-fort; j'ai l'avantage sur toi,
+et je ne daignerai pas même te répéter mes conditions.»
+
+Le juif, poussant un profond soupir: «Accordez-moi au moins, avec ma
+liberté, celle de mes compagnons de voyage. Ils me méprisaient comme
+juif, cependant ils ont eu pitié de moi, et c'est parce qu'ils m'ont
+aidé dans la route qu'une partie de ma disgrâce est retombée sur eux;
+d'ailleurs, ils pourront contribuer de quelque chose au paiement de ma
+rançon.»
+
+«S'il est question dans ta demande de ces rustauds de Saxons, leur
+rançon dépendra d'autres conditions que des tiennes. Mêle-toi seulement
+de tes affaires, misérable, et non de celles des autres.»--«Je ne serai
+donc élargi qu'avec le jeune homme blessé que j'ai recueilli.»--«Je le
+répète, vil usurier, dit Front-de-Boeuf, ne songe qu'à tes affaires.
+Puisque tu as choisi, il ne te reste plus qu'à payer ta rançon, et dans
+le plus court délai.»
+
+«Écoutez-moi pourtant, dit le juif, au nom de l'or que vous voulez
+obtenir aux dépens de...» Ici, le juif s'arrêta court, dans la crainte
+d'irriter le sauvage Normand; mais Front-de-Boeuf ne fit qu'en rire, et
+achevant la phrase interrompue: «Aux dépens de ma conscience, veux-tu
+dire, misérable créature; explique-toi librement: je te répète que je
+suis raisonnable. Je puis supporter les reproches du perdant, fût-il
+même un juif. Tu ne fus pas aussi patient, lorsque tu attaquas en
+justice Jacques Fitz-Dotterel pour t'avoir appelé une sangsue, un
+usurier abominable, après que tes nombreuses exactions eurent dévoré son
+patrimoine.»--«Je jure par le Talmud, répondit le juif, que votre valeur
+a été mal informée sur ce sujet. Fitz-Dotterel tira son poignard contre
+moi dans ma propre maison, parce que je réclamais de lui ce qu'il me
+devait légitimement; le terme du paiement était fixé à Pâques.»
+
+«Mais je m'inquiète fort peu de cela, dit Front-de-Boeuf, il s'agit de
+savoir quand j'aurai mon argent; dis-moi, Isaac, quand me donneras-tu
+les shekels?»--«Il n'y a qu'à envoyer ma fille à York, avec votre
+sauf-conduit, noble chevalier, répondit le juif, et aussi vite qu'un
+cheval et qu'un homme peuvent aller et venir, l'argent...» Il
+s'interrompit pour laisser échapper un profond soupir, «L'argent vous
+sera versé ici même.»--«Ta fille! s'écria Front-de-Boeuf d'un air de
+surprise, par le ciel, Isaac, je regrette de ne l'avoir pas su plus tôt.
+Je croyais que cette fille aux yeux noirs avait été ta concubine, et je
+l'ai donnée pour femme de chambre au templier Brian de Bois-Guilbert,
+suivant l'usage des patriarches et des héros de l'âge d'or, qui sur ce
+point nous donnent un excellent exemple.»
+
+Le cri d'horreur qu'Isaac poussa en apprenant cette nouvelle fut si
+violent, que les voûtes du caveau en tremblèrent, et les Sarrasins en
+furent tellement surpris, qu'ils laissèrent un moment le juif en
+liberté; il en profita pour se jeter aux pieds de Front-de-Boeuf, et
+embrasser ses genoux.
+
+«Prenez tout ce que vous m'avez demandé, noble chevalier; exigez dix
+fois davantage, réduisez-moi à la mendicité, percez-moi de votre lance,
+grillez-moi sur la braise, mais épargnez ma fille et sauvez son honneur;
+si vous êtes né d'une femme, sauvez une vierge sans défense; elle est
+l'image de ma défunte Rachel, le dernier des six gages que j'ai reçus de
+son amour. Voulez-vous priver un vieillard de la seule consolation qui
+lui reste? Voulez-vous réduire un père à désirer que son seul enfant
+rejoigne sa mère dans le tombeau de ses ancêtres?»
+
+«Je voudrais avoir su cela plus tôt, dit le Normand; je croyais que
+votre race n'aimait que son argent.»--«Ne pensez pas si mal de nous, dit
+Isaac, jaloux de saisir le moment d'une apparente sympathie; le renard
+que l'on chasse, le chat sauvage que l'on torture, aiment leurs petits,
+et la race méprisée et persécutée du grand Abraham aime ses
+enfans.»--«Soit, dit Front-de-Boeuf, je le croirai à l'avenir, à cause
+de toi, Isaac; mais cela ne nous sert à rien présentement. Ce qui est
+fait est fait; je ne puis pas éviter que ce qui est arrivé n'ait pas eu
+lieu. J'ai donné ma parole à mon compagnon d'armes, et je ne la violerai
+pas pour dix juifs et dix juives par dessus le marché. D'ailleurs, quel
+grand mal pour ta fille de devenir la proie de Bois-Guilbert?»--«Quel
+mal! s'écria le juif en se tordant les mains; depuis quand les templiers
+ont-ils respiré autre chose que cruautés envers les hommes et déshonneur
+envers les femmes!»
+
+«Chien d'infidèle, dit Front-de-Boeuf avec des yeux étincelans de
+colère, et intérieurement bien aise de saisir un prétexte pour
+s'abandonner lui-même à cette passion, «ne blasphème pas le saint ordre
+du temple de Sion; songe plutôt à me payer la rançon que tu as promise,
+ou gare ta gorge de juif.»
+
+«Voleur! scélérat! s'écria le juif à Front-de-Boeuf, en rétorquant ses
+injures, dans une indignation qu'il lui devenait impossible de réprimer,
+je ne te paierai rien, pas même une obole[46], à moins que ma fille ne
+me soit rendue.»--«As-tu perdu le sens, misérable juif, dit le Normand
+courroucé, ta chair et ton sang ont-ils un talisman contre le fer rouge
+et l'huile bouillante?»--«Peu m'importe, dit Isaac poussé au désespoir
+et blessé au dernier point dans ses affections paternelles; fais tout ce
+que tu voudras, ma fille est ma chair et mon sang; elle m'est plus
+précieuse mille fois que les membres sur lesquels ta rage veut
+s'exercer: je ne te donnerai aucun argent, à moins que je ne le fonde
+dans ton avare gosier; je ne te donnerai pas un denier, fut-ce même pour
+te sauver de l'éternelle damnation, que toute ta vie a méritée.
+Arrache-moi l'âme, si tu veux, Nazaréen; fais inventer de nouvelles
+tortures pour un juif, et va dire aux chrétiens que j'ai su les braver.»
+
+ Note 46: Le texte dit: _Not one silver penny_, pas même un
+ penny. Cette pièce d'argent la plus petite qui ait existé en
+ Angleterre, équivalait à dix centimes de notre monnaie. A. M.
+
+«Nous allons voir cela, dit Front-de-Boeuf; car, par le saint
+sacrement[47], qui est en abomination dans ta tribu maudite, tu
+éprouveras les dernières douleurs de la flamme et du fer; qu'on le
+saisisse, dit-il aux esclaves, qu'on le dépouille et qu'on l'enchaîne
+sur ces barreaux.»
+
+ Note 47: M. Defauconpret a traduit l'expression _the
+ holyrood_, par celle de _sainte croix_; tandis que c'est la
+ sainte hostie. A. M.
+
+En dépit des faibles efforts du juif, les Sarrasins l'avaient déjà
+dépouillé de son manteau, et ils allaient lui ôter ses derniers
+vêtemens, lorsque le son d'un cor de chasse se fit entendre deux fois
+hors du château, et pénétra jusqu'au fond du caveau, et immédiatement
+après des voix appelèrent Front-de-Boeuf. Celui-ci ne voulant pas être
+surpris dans cet acte infernal, fit signe aux esclaves de le suivre,
+après avoir rendu son manteau à Isaac; et, quittant le cachot avec ses
+esclaves, il laissa le juif remercier Dieu du répit qu'il lui donnait,
+ou se plaindre de la captivité et de l'avanie de sa fille, suivant que
+ses affections pouvaient le dominer.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXIII.
+
+
+ «Eh bien! si la douceur de mes paroles ne peut vous émouvoir
+ et vous engager à être plus tendre à mon égard, je vous ferai
+ la cour en soldat, qui use de toute la vigueur de son bras;
+ et sans les charmes de l'amour je vous aimerai malgré vous.»
+ SHAKSPEARE. _Les deux Gentilshommes de Vérone_.
+
+
+L'appartement dans lequel lady Rowena avait été introduite, faisait voir
+dans son arrangement des essais grossiers de décorations et de
+magnificence, et on aurait pu penser qu'en lui destinant cette partie du
+château, on avait voulu lui donner une preuve de respect que l'on ne
+témoignait point aux autres prisonniers. Mais l'épouse de
+Front-de-Boeuf, pour qui cet appartement avait été disposé dans le
+principe, était morte depuis plusieurs années, en sorte que le temps et
+le défaut de soin avaient contribué à dégrader le peu d'ornemens dont le
+goût de l'époque essaya de l'embellir. La tapisserie pendait en lambeaux
+à divers endroits de la muraille, tandis qu'ailleurs elle était ternie
+et décolorée par les rayons du soleil, ou bien déchirée et détériorée
+par le temps. Tout ravagé qu'il était, cet appartement avait été regardé
+comme celui de tous ceux du château qui fût le plus propre à recevoir
+l'héritière saxonne; et ce fut là qu'on la laissa méditer sur son sort,
+jusqu'à ce que les acteurs de ce drame épouvantable se fussent distribué
+les divers rôles qu'ils devaient jouer. Tout cela avait été décidé en
+conseil tenu entre Front-de-Boeuf, de Bracy et le templier, et où, à la
+suite d'une vive et longue discussion sur les divers avantages que
+chacun prétendait retirer de la part qu'il prenait dans cette entreprise
+audacieuse, ils avaient enfin prononcé sur le sort de leurs malheureux
+prisonniers.
+
+Il était près de midi lorsque de Bracy, au profit de qui l'expédition
+avait d'abord été concertée, se présenta pour donner suite à ses projets
+sur la main et les terres de lady Rowena.
+
+L'intervalle n'avait pas été entièrement consacré à tenir conseil avec
+ses confédérés, car de Bracy avait trouvé le temps de parer sa personne
+avec toute la fatuité de l'époque. Il avait quitté son pourpoint vert et
+son masque. Sa longue et abondante chevelure avait été divisée en
+tresses fantastiques, lesquelles flottaient le long de son manteau garni
+de riches fourrures. Sa barbe était complétement rasée; son nouveau
+pourpoint descendait jusqu'au milieu de sa jambe, et la ceinture qui
+l'entourait, et qui en même temps soutenait sa pesante épée, était
+enrichie de diverses broderies et ornemens relevés en bosse. Nous avons
+déjà parlé de la mode bizarre qui régnait alors pour les souliers
+façonnés en pointe; les pointes de ceux de de Bracy auraient pu
+rivaliser pour l'extravagance avec toutes celles que l'on pouvait voir
+aux pieds des petits-maîtres les plus achevés, étant allongées et
+contournées comme les cornes d'un bélier. Tel était à cette époque le
+costume d'un homme à bonnes fortunes, et dans de Bracy, l'effet que
+produisait cet ajustement était rehaussé par un extérieur agréable et
+par des manières qui annonçaient également la grâce du courtisan et la
+franchise du guerrier.
+
+Il salua lady Rowena en ôtant sa toque de velours garni d'une broderie
+en or, représentant l'archange Michel foulant à ses pieds le génie du
+mal. Il fit un geste pour inviter la dame à prendre un siége, et voyant
+qu'elle continuait à rester debout, il ôta son gant et lui offrit la
+main pour l'y conduire. Mais faisant un geste expressif de refus: «Sire
+chevalier, dit-elle, si je suis en présence de mon geôlier, et ce qui se
+passe autour de moi ne me permet pas de penser autrement, il est plus
+convenable que sa prisonnière se tienne debout devant lui, jusqu'à ce
+qu'elle soit instruite de son sort.»
+
+«Hélas! belle Rowena, répondit de Bracy, vous êtes devant votre captif,
+non devant votre geôlier, et c'est de vos beaux yeux que de Bracy doit
+recevoir l'arrêt que vous attendez inutilement de lui.»
+
+«Je ne vous connais point, sire chevalier, dit lady Rowena avec ce
+sentiment d'indignation qu'inspirait un outrage fait au rang et à la
+beauté, je ne vous connais point; j'ignore qui vous êtes, et l'insolente
+familiarité avec laquelle vous m'adressez le jargon d'un troubadour ne
+saurait servir d'excuse à la violence d'un brigand.»--«C'est à toi,
+charmante fille, répondit de Bracy, continuant sur le même ton, c'est à
+toi et à tes charmes qu'il faut attribuer tout ce que j'ai fait de
+contraire au respect dû à celle que j'ai choisie pour la souveraine de
+mon coeur, et à l'étoile directrice de mes yeux.»
+
+«Je vous répète, sire chevalier, dit lady Rowena, que je ne vous connais
+point, et que pas un homme portant chaîne et éperon ne doit se présenter
+ainsi devant une dame sans protection.»
+
+«Que vous ne me connaissiez point, dit de Bracy, c'est assurément un
+malheur pour moi; cependant permettez-moi de me flatter que le nom de de
+Bracy n'a pas toujours été ignoré, puisque des ménestrels et des hérauts
+ont proclamé ses hauts faits de chevalerie, dans les tournois comme sur
+les champs de bataille.»--«Laisse donc, dit lady Rowena, aux ménestrels
+et aux hérauts le soin de célébrer tes louanges; elles seront mieux
+placées dans leur bouche que dans la tienne. Mais, dis-moi, quel est
+celui d'entre eux qui consignera dans ses chants, ou dans les archives
+des tournois, la victoire mémorable de cette nuit, victoire remportée
+sur un vieillard, suivi de quelques serfs timides, et qui vous a donné
+pour butin une fille infortunée, transportée contre son gré dans le
+château d'un brigand?»
+
+«Vous êtes injuste, dit de Bracy en se mordant les lèvres d'un air de
+confusion et en prenant un ton qui lui était plus naturel que celui
+d'une galanterie affectée qu'il avait adopté, c'est parce que vous êtes
+exempte de passions que vous ne voulez admettre aucune excuse pour la
+violence d'un autre amour, bien qu'il ait été causé par vos charmes.»
+
+«Je vous prie, sire chevalier, dit lady Rowena, de discontinuer un
+langage si commun dans la bouche des ménestrels vagabonds qu'il est
+devenu tout-à-fait inconvenant dans celle d'un noble chevalier. Certes,
+vous me contraignez à m'asseoir, puisque vous faites usage de ces lieux
+communs dont chaque misérable chanteur de ballades a un recueil capable
+de durer d'ici à Noël.»--«Ton orgueil, dit de Bracy piqué de voir que
+son style galant ne lui valait que du mépris, ton orgueil aura à lutter
+contre un orgueil qui n'est pas moins grand que le tien. Sache donc que
+j'ai soutenu mes prétentions à ta main de la manière qui convenait le
+mieux à mon caractère; il paraît, d'après le tien, qu'il faut t'adorer
+l'arc sur l'épaule et la lance au poing, plutôt qu'avec des phrases
+mesurées et un langage de cour.»
+
+«La courtoisie du langage, dit lady Rowena, lorsqu'elle ne sert qu'à
+voiler la bassesse des actions, est comme la ceinture d'un chevalier
+autour du corps d'un vil paysan. Je ne suis pas surprise que cette
+contrainte paraisse te piquer; il aurait été plus honorable pour toi
+d'avoir conservé le costume et le langage d'un proscrit, que de dévoiler
+les actions d'un fugitif sous l'affectation de manières polies et d'un
+langage courtois.»
+
+«C'est un excellent conseil que tu me donnes, lady, répliqua de Bracy,
+et avec une hardiesse de discours qui suit ordinairement la hardiesse
+des actions, je te dis que tu ne sortiras jamais de ce château qu'en
+qualité d'épouse de Maurice de Bracy. Je ne suis pas accoutumé à échouer
+dans mes entreprises, et un noble normand n'a pas besoin de justifier
+scrupuleusement sa conduite envers une fille saxonne, qu'il honore par
+l'offre de sa main. Tu es fière, Rowena, et tu n'en es que plus digne
+d'être ma femme. Par quel autre moyen pourrais-tu être élevée à un rang
+distingué et aux honneurs qui y sont attachés, que par mon alliance? Par
+quel autre moyen pourrais-tu sortir de l'enceinte d'une vile grange de
+campagne, dans laquelle les Saxons habitent avec les pourceaux, qui
+forment toute leur richesse, pour prendre place, honorée, comme tu le
+serais, parmi tout ce que l'Angleterre a de plus distingué par la beauté
+et de respectable par la puissance?»--«Sire chevalier, répliqua Rowena,
+la grange que vous méprisez a été ma demeure depuis mon enfance, et
+soyez bien sûr que lorsque je la quitterai, si jamais je la quitte, ce
+sera avec quelqu'un qui ne méprisera pas l'habitation et les moeurs dans
+lesquelles j'ai été élevée.»
+
+«Je vous entends, lady, dit de Bracy, quoique vous pensiez peut-être que
+vos expressions sont trop obscures pour mon intelligence. Mais ne vous
+flattez pas de l'espoir que Richard Coeur-de-Lion remonte jamais sur son
+trône, et encore moins que Wilfrid d'Ivanhoe, son favori, vous conduise
+jamais à ses pieds, pour être accueillie comme l'épouse de son intime.
+Tout autre prétendant pourrait éprouver de la jalousie en touchant cette
+corde; ma ferme résolution ne saurait être changée par une passion sans
+espoir, et qui n'est qu'un enfantillage. Sachez, lady, que ce rival est
+en mon pouvoir, et qu'il ne tient qu'à moi de découvrir le secret de sa
+présence dans le château de Front-de-Boeuf, dont la jalousie serait plus
+funeste que la mienne.»--«Wilfrid ici? dit Rowena avec dédain; cela est
+aussi vrai qu'il l'est que Front-de-Boeuf est son rival.»
+
+De Bracy fixa un instant ses regards sur elle. «Ignoriez-vous réellement
+cela? dit-il. Ne saviez-vous pas qu'il voyageait dans la litière du
+juif? voiture très convenable en vérité pour un croisé dont le bras
+vaillant devait reconquérir le saint Sépulcre!» et il se mit à rire d'un
+air de mépris.
+
+«Et s'il est ici, dit Rowena s'efforçant de prendre un ton
+d'indifférence, sans toutefois pouvoir s'empêcher de trembler de
+frayeur, en quoi est-il le rival de Front-de-Boeuf? ou qu'a-t-il à
+craindre, si ce n'est un emprisonnement de peu de durée et le paiement
+d'une rançon honorable, suivant les formes de la chevalerie?»
+
+«Es-tu donc, Rowena, dit de Bracy, es-tu donc aussi abusée par l'erreur
+commune à tout ton sexe, qui pense qu'il ne peut exister d'autre
+rivalité que celle qui a ses charmes pour objet? Ne sais-tu donc pas
+qu'il y a une jalousie d'ambition et de richesse aussi bien que d'amour?
+Notre hôte, Front-de-Boeuf, poussera hors de son chemin celui qui met
+obstacle à ses prétentions, à la superbe baronnie d'Ivanhoe, avec autant
+d'empressement et d'ardeur, et avec aussi peu de scrupule que s'il était
+son rival préféré auprès de la plus belle lady, aux yeux bleus. Mais
+daigne sourire à mon amour, lady Rowena; et le champion blessé n'aura
+rien à craindre de Front-de-Boeuf; sans quoi, tu peux le pleurer dès à
+présent, comme étant entre les mains d'un homme qui n'a jamais éprouvé
+le moindre sentiment de compassion.»--«Sauvez-le, pour l'amour du ciel!»
+s'écria Rowena, dont la fermeté céda aux terreurs qu'elle ressentait
+pour le danger de son amant.
+
+«Je le puis; je le veux; c'est mon intention, dit de Bracy; car lorsque
+lady Rowena consentira à être l'épouse de de Bracy, qui osera porter la
+main sur son parent, sur le fils de son tuteur, sur le compagnon de sa
+jeunesse? Mais c'est son amour qui doit acheter ma protection. Je ne
+suis pas assez fou ni assez romanesque pour contribuer au bonheur, ou
+empêcher le malheur de l'homme le plus propre à devenir un puissant
+obstacle à l'accomplissement de mes désirs. Emploie à son égard
+l'influence que tu as sur moi, et il n'a rien à craindre. Refuse de
+faire usage de ce moyen, et Ivanhoe périt sans que tu sois plus près
+d'obtenir ta liberté.»--«Il y a dans ton langage, répondit Rowena, un
+mélange de dureté et d'indifférence qui ne s'accorde pas avec les
+horreurs qu'il semble exprimer. Je ne crois pas que ton dessein soit si
+méchant, ou que ton pouvoir soit aussi grand.»
+
+«Ne te flatte pas de cette idée, répliqua de Bracy, jusqu'à ce que le
+temps fasse voir si elle est fondée ou non. Ton amant blessé est dans ce
+château; ton amant préféré. C'est un obstacle entre Front-de-Boeuf et ce
+que Front-de-Boeuf aime plus que l'ambition ou la beauté. Que lui en
+coûtera-t-il de plus qu'un coup de poignard ou de javeline pour se
+débarrasser à jamais de cet obstacle? Que dis-je! En supposant que
+Front-de-Boeuf craignît d'être obligé de justifier cet acte de violence,
+le médecin n'a qu'à lui donner une potion qu'il dira n'être pas celle
+qui lui était destinée, ou bien celui ou celle qui veille près de lui
+n'a qu'à retirer l'oreiller[48] de dessous sa tête, et voilà Wilfrid,
+dans la position où il se trouve en ce moment, expédié pour l'autre
+monde, sans qu'il y ait une goutte de sang répandue. Cedric
+lui-même.....»--«Cedric lui-même! répéta lady Rowena; mon noble, mon
+généreux tuteur! Ah! je mérite les maux qui me sont arrivés, pour avoir
+négligé de m'occuper de son sort, même en m'occupant de celui de son
+fils!»--«Le sort de Cedric dépend aussi de ta détermination, dit de
+Bracy, et je te laisse le soin d'en prendre une.»
+
+ Note 48: L'auteur fait ici allusion à une coutume d'alors:
+ quand un malade était près d'expirer, on abrégeait sa
+ dernière heure en retirant l'oreiller qui lui soutenait la
+ tête. A. M.
+
+Rowena, jusqu'ici avait soutenu cette lutte vive et prolongée avec un
+courage admirable; mais c'était parce qu'elle n'avait pas regardé le
+danger comme sérieux; son caractère était naturellement ce que les
+physionomistes attribuent aux teints blonds, c'est-à-dire doux, timide
+et sensible; mais l'éducation et les circonstances lui avaient pour
+ainsi dire donné une trempe plus forte. Accoutumée à voir céder à ses
+désirs la volonté de tous, même de Cedric, quoique assez impérieux avec
+les autres, elle avait acquis cette sorte de courage et de confiance en
+elle-même qui naît de la déférence habituelle et constante de ceux qui
+composent le cercle dans lequel nous vivons. Elle concevait à peine la
+possibilité d'une opposition à sa volonté, et bien moins encore celle de
+se voir traitée sans les moindres égards.
+
+Sa hauteur, son air de domination, n'étaient qu'un caractère fictif,
+ajouté à celui qui lui était naturel, et qui l'abandonna dès que ses
+yeux furent ouverts sur son propre danger et sur celui de son amant et
+de son tuteur, et lorsqu'elle vit sa volonté, dont la plus légère
+expression commandait auparavant le respect, maintenant en opposition
+avec celle d'un homme fort, altier et résolu, qui avait l'avantage sur
+elle et qui était déterminé à s'en prévaloir.
+
+Après avoir jeté les yeux autour d'elle, comme pour chercher des secours
+qu'elle ne pouvait trouver nulle part, et après quelques exclamations
+entrecoupées, elle leva les mains au ciel, fondit en larmes et se livra
+au plus violent désespoir. Il était impossible de voir une si belle
+personne réduite à une pareille extrémité sans s'intéresser en sa
+faveur, quoique néanmoins de Bracy fût plus embarrassé que touché. Dans
+le fait, il était trop avancé pour reculer, et néanmoins, dans l'état où
+il voyait lady Rowena, ni les raisonnemens, ni les menaces ne pouvaient
+faire impression sur elle. Il se promenait en long et en large dans
+l'appartement, tantôt engageant lady Rowena à se cacher, tantôt
+embarrassé sur la conduite qu'il devait suivre à son égard.
+
+«Si je me laisse attendrir, disait-il en lui-même, par les larmes et la
+douleur de cette belle inconsolable, quel fruit recueillerai-je, si ce
+n'est la perte des brillantes espérances pour lesquelles j'ai couru tant
+de risques et essuyé tant de ridicules de la part du prince Jean et de
+mes camarades? Et cependant, se disait-il, je ne me sens nullement fait
+pour le rôle que je joue. Je ne puis voir de sang-froid ce beau visage
+défiguré par la douleur, ni ces beaux yeux inondés de larmes. Plût au
+ciel qu'elle eût conservé son caractère naturel de hauteur ou que
+j'eusse une plus grande portion de la triple dureté de coeur du
+chevalier Front-de-Boeuf.»
+
+Agité par ces pensées, il ne put qu'engager l'infortunée Rowena à se
+calmer, et à l'assurer que, du moins pour le moment, elle n'avait pas de
+raison de se livrer à un aussi grand désespoir. Mais, au milieu des
+consolations qu'il lui donnait, il fut interrompu par le son rauque et
+perçant du cor de chasse qui avait en même temps alarmé les autres
+habitans du château, et arrêté l'exécution de leurs plans rapaces et
+cupides. De tous ces habitans, de Bracy fut peut-être celui qui regretta
+le moins cette interruption, car sa conférence avec lady Rowena était
+parvenue à un point où il trouvait aussi difficile de poursuivre son
+entreprise que d'y renoncer.
+
+Ici nous ne pouvons nous empêcher de penser qu'il est nécessaire que
+nous donnions au lecteur des preuves plus concluantes que les incidens
+d'un roman, de la vérité du tableau que nous venons de tracer. Il est
+pénible que ces vaillans barons, qui, par leur résistance aux
+prétentions de la couronne, assurèrent la liberté de l'Angleterre, aient
+été eux-mêmes des oppresseurs aussi terribles, et se soient rendus
+coupables d'excès aussi contraires non seulement aux lois de
+l'Angleterre, mais encore à celles de la nature et de l'humanité. Mais,
+hélas! nous n'avons qu'à extraire de l'ouvrage du laborieux Henry un des
+nombreux fragmens qu'il a recueillis dans les oeuvres des historiens de
+l'époque, dans l'objet de prouver que même la fiction présente à peine
+la triste réalité des horreurs de ces temps.
+
+La description faite par l'auteur de la Chronique saxonne des cruautés
+exercées sous le règne du roi Étienne par les grands barons et les
+seigneurs de châteaux, qui étaient tous Normands, fournit une forte
+preuve des excès dont ils étaient capables lorsque leurs passions
+étaient enflammées. «Ils opprimaient horriblement le peuple, dit-il, en
+lui faisant construire des forteresses; et lorsqu'elles étaient
+construites ils les remplissaient d'hommes méchans qui s'emparaient des
+particuliers et des femmes de qui ils espéraient arracher une rançon,
+les jetaient dans des cachots, et leur infligeaient des tortures plus
+cruelles que jamais les martyrs n'en supportèrent. Ils étouffaient les
+uns dans la boue, ils suspendaient les autres par les pieds, ou par la
+tête, ou par les pouces, allumant du feu au dessous d'eux. À quelques
+uns ils serraient la tête avec des cordes pleines de noeuds, jusqu'à ce
+qu'elles pénétrassent dans la cervelle, tandis que d'autres étaient
+jetés dans des culs-de-basse-fosse remplis de serpens, de vipères et de
+crapauds.» Mais il y aurait trop de cruauté à vouloir forcer le lecteur
+à parcourir jusqu'à la fin une pareille description.
+
+Comme une autre preuve, et peut-être la plus forte que nous puissions
+donner de ces fruits amers de la conquête, nous pouvons faire remarquer
+que l'impératrice Mathilde, quoique fille du roi d'Écosse, et ensuite
+reine d'Angleterre et impératrice d'Allemagne, fille, épouse et mère de
+monarques, fut obligée, pendant le séjour qu'elle fit dans sa jeunesse
+en Angleterre, pour son éducation, de prendre le voile, comme le seul
+moyen d'échapper aux poursuites licencieuses des nobles normands. Ce fut
+là le motif qu'elle allégua devant le grand conseil du clergé
+britannique, comme sa seule excuse d'avoir pris le voile. Le clergé
+assemblé reconnut la validité de ce moyen de défense, et la notoriété
+des circonstances sur lesquelles il était fondé; rendant ainsi un
+témoignage frappant et incontestable de l'existence de cette lubricité
+honteuse qui fit l'opprobre de ce siècle. Il était publiquement reconnu,
+disait-on, qu'après la conquête du roi Guillaume, les Normands venus à
+sa suite, fiers d'une si grande victoire, n'obéirent à d'autres lois
+qu'à celles de leurs passions effrénées; et non seulement dépouillèrent
+de leurs propriétés les Saxons qu'ils avaient conquis, mais encore
+attaquèrent l'honneur de leurs femmes et de leurs filles avec la plus
+brutale licence, et de là vient qu'il était très ordinaire de voir les
+veuves et les filles des familles nobles se réfugier dans des couvens,
+non par l'effet d'une vocation, mais uniquement pour mettre leur honneur
+à l'abri des attaques de libertins puissans.
+
+Telle était la licence de l'époque, ainsi que le prouve la déclaration
+publique du clergé qui nous a été transmise par Eadmer. Nous n'avons
+plus rien à ajouter pour justifier la probabilité des scènes que nous
+venons de détailler et de celles que nous aurons encore à peindre sur
+l'autorité un peu plus apocryphe du manuscrit de Wardour.
+
+
+FIN DU TOME DEUXIÈME.
+
+
+IMPRIMERIE ET FONDERIE DE RIGNOUX,
+Rue des Francs-Bourgeois-S.-Michel, n° 8.
+
+
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Ivanhoe (2/4), by Walter Scott
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK IVANHOE (2/4) ***
+
+***** This file should be named 34332-8.txt or 34332-8.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ http://www.gutenberg.org/3/4/3/3/34332/
+
+Produced by Mireille Harmelin, Jean-Pierre Lhomme, Rénald
+Lévesque (HTML) and the Online Distributed Proofreaders
+Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced
+from images generously made available by the Bibliothèque
+nationale de France (BnF/Gallica)
+
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
+
+
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+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
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+Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
+Gutenberg-tm License (available with this file or online at
+http://gutenberg.org/license).
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+electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
+and accept all the terms of this license and intellectual property
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+the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
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+If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
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+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
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+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
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+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
+
+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
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+Gutenberg-tm License.
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+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
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+ address specified in Section 4, "Information about donations to
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+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
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+ License. You must require such a user to return or
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+electronic work or group of works on different terms than are set
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+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
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+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
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+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
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+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
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+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
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+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
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+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
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+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
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+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+<html>
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+The Project Gutenberg EBook of Ivanhoe (2/4), by Walter Scott
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+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
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+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+Title: Ivanhoe (2/4)
+ Le retour du croisé
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+Author: Walter Scott
+
+Translator: Albert Montémont
+
+Release Date: November 15, 2010 [EBook #34332]
+[Last updated: March 26, 2012]
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+Language: French
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK IVANHOE (2/4) ***
+
+
+
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+Produced by Mireille Harmelin, Jean-Pierre Lhomme, Rénald
+Lévesque (HTML) and the Online Distributed Proofreaders
+Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced
+from images generously made available by the Bibliothèque
+nationale de France (BnF/Gallica)
+
+
+
+
+
+
+</pre>
+
+
+
+
+<br><br>
+
+
+<br><br>
+
+<h1>IVANHOE</h1>
+
+<h5>OU</h5>
+
+<h2>LE RETOUR DU CROISÉ</h2>
+
+<h3><i>Par Walter Scott.</i></h3>
+
+<h5>TRADUCTION NOUVELLE</h5>
+
+<h3>PAR M. ALBERT-MONTÉMONT.</h3>
+
+<p class="sml"><span class="rig">Toujours de son départ il faisait les apprêts,<br>
+Prenait congé sans cesse, et ne partait jamais.<br>
+ (<i>Trad. de</i> Prior.)</span></p>
+
+<br><br><br><br>
+
+
+<h4>TOME DEUXIÈME.</h4>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p class="mid">PARIS.<br>
+
+RIGNOUX, IMPRIMEUR-LIBRAIRE, ÉDITEUR,<br>
+
+RUE DES FRANCS-BOURGEOIS S. MICHEL, N° 8.</p>
+
+<h5>1829.</h5>
+
+<br><br>
+
+
+
+<h1>IVANHOE</h1>
+<h5>OU</h5>
+<h2>LE RETOUR DU CROISÉ.</h2>
+
+<br><hr class="full"><br>
+
+<h3>CHAPITRE XI.</h3>
+
+<div class="front">
+<p class="mid"><i>Premier voleur.</i></p>
+
+<p>«Halte là, monsieur; jetez-nous votre bourse si vous ne voulez pas que
+nous vous la prenions de force.»</p>
+
+<p class="mid"><i>Sperd.</i></p>
+
+<p>«Nous sommes perdus! ce sont les scélérats que tous les voyageurs
+craignent tant.»</p>
+
+<p class="mid"><i>Valentin.</i></p>
+
+<p>«Mes amis.....»</p>
+
+<p class="mid"><i>Premier voleur.</i></p>
+
+<p>«Ne nous appelez pas ainsi, monsieur; nous ne sommes pas vos amis, mais
+vos ennemis.»</p>
+
+<p class="mid"><i>Deuxième voleur.</i></p>
+
+<p>«Paix! il faut l'écouter!...</p>
+
+<p class="mid"><i>Troisième voleur.</i></p>
+
+<p>«Oui, par ma barbe, il faut l'écouter! c'est un homme comme il faut.»<br>
+
+<span class="rig">Shakspeare, <i>les deux Gentilshommes de Venise</i>.</span></p><br><br>
+</div>
+
+<p>Notre gardien de pourceaux n'était pas à la fin de ses aventures
+nocturnes, et il commençait en effet à s'en douter, lorsqu'après avoir
+traversé la plus grande partie de la ville d'Ashby, et avoir passé près
+de quelques maisons isolées qui en formaient le faubourg, il se trouva
+dans un chemin creux, entre deux monticules couverts de noisetiers et de
+buis, entremêlés de chênes qui étendaient leurs branches sur la route,
+d'ailleurs très raboteuse et pleine d'ornières profondes, creusées par
+le roulis journalier de voitures de toute espèce, de celles surtout qui
+avaient récemment transporté tous les matériaux nécessaires à la
+construction des galeries élevées autour de la lice du tournoi; enfin
+l'obscurité était encore rendue plus grande par le feuillage et les
+branches des arbres qui interceptaient le peu de clarté que la lune
+aurait pu y verser dans une belle nuit d'été. Le bruit lointain des
+divertissemens de la ville, celui des chants joyeux, des éclats de rire
+de la multitude, mariés au son des divers instrumens, tout cela, en
+rappelant au souvenir de Gurth cette foule de guerriers, de gens de
+toute condition et sans aveu, qui se trouvaient à Ashby, tintait malgré
+lui à son oreille, et augmentait son inquiétude et son embarras. Dans sa
+perplexité, il se dit à lui-même: «Par le ciel et par saint Dunstan, la
+juive avait raison! je voudrais être en sûreté, moi et mon trésor. Il y
+a ici un si grand nombre, je n'ose pas dire de voleurs, mais de
+soi-disant chevaliers errans, d'écuyers, de ménestrels, de jongleurs,
+d'archers et de vauriens affamés et vagabonds, qu'un homme ayant un marc
+d'argent en poche ne saurait être en pleine sécurité; à plus forte
+raison celui qui, comme moi, a une si énorme somme de sequins. Je
+voudrais être au bout de ce chemin redouté, pour apercevoir les clercs
+de saint Nicolas avant qu'ils ne tombent sur les épaules.» Afin
+d'atteindre la plaine à laquelle menait ce chemin creux, notre voyageur
+doubla donc le pas; mais, dans l'endroit précisément où le bois qui
+garnissait les deux hauteurs était le plus fourré, le plus touffu,
+quatre hommes s'élancent sur lui, deux de chaque côté du chemin, et ils
+le tiennent si bien serré, que tous efforts de sa part, toute résistance
+deviennent inutiles.</p>
+
+<p>«Ta bourse! lui dit l'un d'eux; nous sommes des gens serviables, et nous
+débarrassons les voyageurs des plus ou moins lourds fardeaux qui les
+gênent dans leur marche.»--«Vous ne me débarrasseriez pas facilement de
+celui que je porte, si je pouvais me défendre,» répondit Gurth, dont la
+probité innée et sans tache l'empêchait de se taire et de ne pas
+s'épuiser en efforts, malgré l'imminence du danger présent. «C'est ce
+que nous allons voir, répliqua le voleur. Si tu aimes les os brisés et
+la bourse coupée, rien n'est plus facile; on pourra également t'ouvrir
+deux veines en même temps. Qu'on l'emmène dans le bois,» dit-il à ses
+compagnons.</p>
+
+<p>On força Gurth à gravir la hauteur du côté gauche du chemin, et on
+l'entraîna de vive force dans un petit bois qui s'étendait jusqu'à la
+plaine; on le fit marcher ainsi jusque dans le plus épais du taillis.
+Là, se trouvait une espèce de clairière où se jouaient les pales rayons
+de la lune, où les bandits s'arrêtèrent avec leur victime, et où ils
+furent joints par deux autres. Ce fut en cet endroit que Gurth, au moyen
+de cette faible lueur, put s'apercevoir que ces six larrons portaient
+des masques, ce qui ne lui aurait laissé aucun doute sur leur
+profession, s'il avait pu en concevoir d'après la manière brutale dont
+il venait d'être arrêté et saisi, et si le lieu même de l'arrestation
+n'eût témoigné contre ses assassins. «Combien as-tu d'argent?» lui
+demanda un des nouveaux venus.--«Trente sequins m'appartiennent,»
+répondit Gurth avec assurance.--«Mensonge! mensonge! s'écrièrent tous
+les brigands; un Saxon aurait trente sequins, et partirait de la ville
+sans être ivre? impossible! confiscation irrévocable de tout ce qu'il
+porte.»--«Je les gardais pour acheter ma liberté,» dit Gurth.--«Tu n'es
+qu'un âne, cria l'un des voleurs; trois pintes de double bière
+t'auraient rendu aussi libre et plus libre que ton maître, fût-il Saxon,
+comme toi.»--«C'est une triste vérité, dit Gurth; mais si trente sequins
+vous contentaient, lâchez moi le bras, et je vous les compterai.»--«Un
+instant, reprit encore un des nouveaux venus, qui semblait être le chef;
+le sac que tu portes sous ton manteau renferme plus d'argent que tu n'en
+déclares.»--«Il appartient au brave chevalier, mon maître, répondit
+Gurth, et certainement je ne vous en aurais point parlé, si vous aviez
+voulu vous contenter de ce qui m'appartient.»--«Tu es un brave garçon,
+par ma foi! et tout dévoués que nous soyons à saint Nicolas, tu peux
+encore sauver tes trente sequins, si tu veux être sincère avec nous.
+Mais, en attendant, mets à terre le poids qui te gêne.» Et aussitôt il
+lui prit un sac de cuir, dans lequel se trouvaient la bourse de Rebecca
+et le reste des sequins qu'il avait apportés.»</p>
+
+<p>Continuant alors son interrogatoire: «Quel est ton maître?» lui
+demanda-t-il.--«Le chevalier déshérité.»--«Qui a remporté le prix
+aujourd'hui? Quel est son nom et son lignage?»--«Son bon plaisir est
+qu'on l'ignore, et ce n'est pas de moi que vous l'apprendrez.»--«Et
+toi-même, comment te nommes-tu?»--«Vous dire mon nom, ce serait vous
+désigner mon maître.»--«Tu es un fidèle serviteur. Mais comment cet or
+appartient-il à ton maître? Est-ce par héritage ou à quelque autre
+titre?»--«C'est par le droit de sa bonne lance. Ce sac renferme la
+rançon de quatre beaux coursiers et d'autant de belles
+armures.»--«Combien s'y trouve-t-il?»--Deux cents sequins.»--«Pas
+davantage? Ton maître a été bien modéré envers les vaincus; ils en ont
+été quittes à bon marché. Dis-moi ceux qui ont payé cette rançon.» Gurth
+obéit.</p>
+
+<p>«Mais tu ne me parles pas du templier, reprit le chef. Tu ne peux me
+tromper: quelle rançon a payé sire Brian de Bois-Guilbert?»--«Mon maître
+n'en a voulu aucune de lui. Il existe entre eux une haine à mort, et ils
+ne peuvent avoir ensemble aucun rapport de courtoisie.»--«Bravo!» dit le
+chef. Et après un moment de réflexion: «Par quel hasard, ajouta-t-il, te
+trouvais-tu à Ashby avec une telle somme?»--«J'allais rendre au juif
+Isaac d'Yorck le prix d'une armure qu'il avait prêtée à mon maître pour
+le tournoi.»--«Et combien as-tu payé à Isaac? Si j'en juge par le poids,
+la somme entière est encore dans ce sac.»--«J'ai payé quatre-vingts
+sequins à Isaac, et il m'en a fait remettre cent en
+place.»--«Impossible! Impossible! s'écrièrent à la fois tous les
+brigands. Comment oses-tu nous en imposer par d'aussi grossiers
+mensonges?»--«Ce que je vous dis, répondit Gurth, est aussi vrai qu'il
+est vrai que vous voyez la lune. Vous trouverez les cent sequins dans
+une bourse de soie séparée du reste de l'argent.»--«Songe, dit le chef,
+que tu parles d'un juif, d'un homme aussi incapable de lâcher l'or qu'il
+a une fois touché que les sables du désert le sont de rendre la coupe
+d'eau que le voyageur y a versée<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1"><sup class="sml">1</sup></a>.»--«Un juif, dit un autre chef de
+bandits, n'a pas plus de pitié qu'un officier du shériff à qui l'on n'a
+pas remis pour boire.»--«Ce que je vous ai dit est pourtant vrai,»
+répondit Gurth.--«Qu'on allume vite une torche, dit le chef, car je veux
+examiner cette bourse. Si ce drôle ne ment pas, la générosité du juif
+est un phénomène contre nature, et presque un aussi grand miracle que
+celui qui fit jaillir une source d'un rocher pour ses ancêtres dans le
+désert.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote1" name="footnote1"><b>Note 1: </b></a><a href="#footnotetag1">(retour) </a> A Jew, as unapt to restore gold as the dry of his
+ deserts to return the cup of water which the pilgrim spills
+ upon them.</blockquote>
+
+<p>On alluma une torche, et le chef examina ce que la bourse contenait.
+Pendant qu'il la dénouait, ses compagnons se groupèrent autour de lui;
+et ceux qui tenaient Gurth par le bras, mus par un excès de curiosité à
+la vue de l'or, allongèrent le cou pour satisfaire leur cupidité.
+L'écuyer saxon, par cette inadvertance, se trouvant moins serré,
+rassembla toutes ses forces musculeuses pour s'affranchir de ses liens à
+l'aide d'un mouvement spontané et vigoureusement combiné; et vraiment il
+fût parvenu à s'évader, à se délivrer des voleurs, s'il eût voulu
+renoncer à l'argent de son maître; mais cette intention ne fut pas la
+sienne. Ainsi adroitement dégagé des liens qui le retenaient captif, il
+arracha incontinent à l'un des bandits un bâton noueux, en asséna un
+coup vigoureux sur la tête du chef, qui ne s'attendait guère à semblable
+représaille: dès lors la bourse tomba des mains de celui-ci, et Gurth
+allait la ramasser, quand les voleurs, plus agiles, s'emparèrent de
+nouveau du malheureux porcher, et le tinrent plus étroitement serré que
+jamais.</p>
+
+<p>«Faquin, lui dit le chef, avec tout autre que moi ton insolence serait
+déjà punie: mais dans un moment tu connaîtras ta destinée. Il faut
+d'abord nous occuper de ton maître: les affaires du chevalier doivent
+passer avant celles de l'écuyer, suivant les lois de la chevalerie. En
+attendant, demeure en repos; car, si tu essaies le moindre mouvement, on
+te mettra hors d'état de bouger de long-temps. Camarades, dit-il alors
+aux autres, cette bourse est brodée en caractères hébraïques; il s'y
+trouve cent pièces, et je crois à la véracité du yeoman. N'exigeons nul
+péage du chevalier son maître; il est trop des nôtres pour que nous le
+rançonnions: les chiens ne s'attaquent pas aux chiens tant qu'il y a des
+loups et des renards en abondance<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2"><sup class="sml">2</sup></a>.»--«Il est des nôtres! reprit un
+des bandits: je voudrais bien savoir comment?»--«N'est-il pas misérable
+et déshérité comme nous? N'est-ce pas, comme nous, à la pointe de l'épée
+qu'il gagne paisiblement sa vie? N'a-t-il pas vaincu Front-de-Boeuf et
+Malvoisin, comme nous le ferions si l'occasion s'en présentait? N'est-il
+pas ennemi mortel de Brian de Bois-Guilbert, que nous avons tant de
+raison de redouter? Autrement, voudrais-tu que nous eussions moins de
+conscience qu'un mécréant, un vilain juif?»--«Non, tu as raison: ce
+serait une honte, répondit le même brigand; cependant, lorsque je
+servais dans la troupe du vieux Gandelyn, nous n'avions pas de tels
+scrupules. Et cet insolent rustaud, je le demande, s'en ira-t-il sans
+égratignure?»--Non, certes, si tu peux le fustiger,» répliqua le chef.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote2" name="footnote2"><b>Note 2: </b></a><a href="#footnotetag2">(retour) </a> Dogs should not worry dogs where wolves and foxes are
+ to be found in abundance.</blockquote>
+
+<p>«Ici, coquin, ajouta-t-il en s'adressant à Gurth. Sais-tu manier le
+bâton que tu as si vite escamoté?»--«Je pense, dit Gurth, que vous en
+avez eu une assez bonne preuve pour répondre vous-même à cette
+question.»--«Oui, par ma foi, tu m'en as asséné un coup vigoureux,
+reprit le capitaine. Donne-s-en autant à ce garçon, et tu passeras franc
+d'impôt. Et même, si tu ne réussis pas, tu t'es montré si fidèle à ton
+maître, que je me croirai, sur mon honneur, obligé de payer ta rançon.
+Allons, Miller<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3"><sup class="sml">3</sup></a>, prends ton bâton et ne perds point la tête. Vous
+autres, lâchez ce drôle et donnez-lui un bâton: il fait assez clair pour
+une telle joute.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote3" name="footnote3"><b>Note 3: </b></a><a href="#footnotetag3">(retour) </a> Mot qui veut dire <i>meunier</i>, sens dans lequel il sera
+ tout à l'heure employé.</blockquote>
+
+<p>Armés chacun d'un fort bâton de même longueur et de même grosseur, les
+deux champions vinrent se placer au milieu de la clairière, afin de
+combattre plus à leur aise au clair de la lune. Les brigands faisaient
+cercle autour d'eux en pouffant de rire; et criaient à leur camarade:
+«Allons, meunier, prends garde de payer toi-même ton droit de passe.» Le
+meunier, de son côté, prenant son bâton par le milieu, et le faisant
+tourner sur sa tête pour imiter ce que les Français appellent <i>le
+moulinet</i>, s'écria fièrement: «Avance, faquin, si tu l'oses; tu vas
+sentir la force du poing d'un meunier.»--«Si tu es un meunier,» répondit
+Gurth avec fermeté, en jouant du bâton sur sa tête de la même manière
+que son antagoniste, «tu dois être doublement voleur; et, en homme, je
+te défie.»</p>
+
+<p>Alors les deux champions s'attaquèrent bravement, et déployèrent pendant
+quelques minutes une grande égalité de force, de courage et d'adresse,
+portant et parant les coups avec la plus rapide dextérité. Le bruit de
+leurs bâtons frappant à coups redoublés l'un sur l'autre était tel, qu'à
+une certaine distance on aurait cru qu'il y avait au moins six
+combattans de chaque côté. Des combats moins acharnés et moins dangereux
+ont été chantés en beaux vers héroïques; mais celui de Gurth et du
+meunier n'aura pas le même honneur, faute d'un poète inspiré qui rende
+hommage à de tels adversaires. Cependant, quoique le combat du bâton à
+deux bouts ne soit plus pratiqué<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4"><sup class="sml">4</sup></a>, nous ferons de notre mieux pour
+rendre justice en prose à de si braves champions.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote4" name="footnote4"><b>Note 4: </b></a><a href="#footnotetag4">(retour) </a> Les paysans de la Normandie se servent encore du
+ bâton dans leurs querelles ou leurs jeux, en faisant le
+ moulinet.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote>
+
+<p>Ils luttèrent pendant assez long-temps avec un succès balancé.
+Toutefois, le meunier commença à perdre patience devant un antagoniste
+aussi formidable, et en voyant ses compagnons se moquer de lui, comme
+c'est d'usage en pareil cas. Cette impatience devint funeste à celui qui
+la manifestait dans ce noble jeu du gourdin, lequel exige beaucoup de
+sang-froid et de présence d'esprit, et elle donna à Gurth, doué d'un
+caractère très ferme, un énorme avantage dont il sut profiter. Le
+meunier attaquait avec une furie extrême; les deux bouts de son bâton
+frappaient tour à tour sans discontinuer, et il serrait de près son
+ennemi, qui, faisant le moulinet, se couvrait la tête et le corps,
+parait tous les coups, et se tenait sur la défensive; il agissait de
+l'oeil, du pied et de la main, si à propos, qu'en voyant son adversaire
+manquer de respiration par la fatigue, il porta de la main gauche un
+coup de l'instrument à la tête; pendant que le meunier voulut le parer,
+il précipita sa main droite à sa gauche, et, en brandissant le bâton, il
+atteignit au côté gauche de la tête son antagoniste dont le corps à
+l'instant mesura de toute sa longueur la verte pelouse.</p>
+
+<p>«Très bien! exploit digne d'un archer!» s'écrièrent les voleurs.
+Parfaitement combattu, et vive à jamais la vieille Angleterre! le Saxon
+a sauvé sa bourse et sa peau, le meunier a trouvé son maître.»--«Tu peux
+continuer ta route, mon ami, dit le capitaine en s'adressant à Gurth, et
+en confirmant l'assentiment général des spectateurs; je te ferai
+accompagner par deux de mes camarades, jusqu'en vue du pavillon de ton
+maître, de peur que tu ne rencontres quelques autres promeneurs de nuit,
+qui auraient des consciences moins timorées que les nôtres; car en ce
+moment il y en a plus d'un aux aguets. Prends garde, cependant;
+souviens-toi que tu as refusé de nous dire ton nom; ne cherche pas à
+découvrir les nôtres, et à savoir qui nous sommes; car, si tu poussais
+trop loin tes investigations, tu n'en serais plus quitte à si bon
+marché.</p>
+
+<p>Gurth remercia le capitaine, et l'assura qu'il suivrait son avis. Deux
+des outlaws, armés de leurs bâtons, lui dirent alors de les suivre, et
+traversèrent ensemble la forêt, par un petit sentier embarrassé de
+broussailles, et à nombreux détours. Sur la lisière du bois, deux hommes
+parlèrent à ses guides, et en reçurent à l'oreille une réponse qui
+permit de continuer la marche sans encombre. Le fidèle écuyer reconnut
+que la précaution du chef n'avait pas été vaine, et il conclut de cette
+circonstance que la bande était nombreuse, et qu'il y avait une garde
+régulière autour du lieu de leur rendez-vous.</p>
+
+<p>En arrivant sur la bruyère, Gurth n'aurait pu y trouver son chemin, qui
+n'était pas celui par où il était venu; mais ses deux guides
+l'accompagnèrent jusqu'à une petite éminence du haut de laquelle, au
+clair de la lune, on distinguait la place du tournoi, les tentes
+dressées à chaque bout, avec les pannonceaux qui les ornaient, et que le
+vent balançait encore; on entendait même le chant dont les sentinelles
+cherchaient à égayer leur faction nocturne.</p>
+
+<p>Ici les deux voleurs s'arrêtèrent. «Nous n'irons pas plus loin, lui
+dirent-ils; car il y aurait de notre part imprudence à le tenter.
+Rappelle-toi l'avertissement que tu as reçu. Garde le secret sur ce qui
+t'est survenu cette nuit, tu n'auras pas sujet de t'en repentir. Mais si
+tu t'avisais de parler, la tour de Londres ne te protégerait pas contre
+notre vengeance.»--«Grand merci et bonne nuit, messieurs, dit Gurth, je
+suis discret de mon naturel, mais je me flatte que sans vous offenser,
+je puis vous souhaiter un meilleur état que le vôtre.</p>
+
+<p>À ces mots ils se séparèrent. Les outlaws reprirent le chemin par où ils
+étaient venus, et Gurth se rendit à la tente de son maître, auquel,
+nonobstant l'injonction qu'il avait reçue, il conta toutes ses aventures
+de la nuit. Le chevalier déshérité éprouva un étonnement inexprimable,
+non moins de la générosité de Rébecca, dont cependant il résolut de ne
+pas profiter, que de celle des voleurs, à la profession desquels un
+pareil sentiment paraît si étranger. Ses réflexions sur ces événemens
+singuliers furent toutefois interrompues par le besoin qu'il avait de
+repos; les fatigues de la journée et celles qui l'attendaient le
+lendemain le lui rendaient indispensable. Il se mit donc sur une superbe
+couche que les maréchaux du tournoi lui avaient fait préparer; et, de
+son côté, le fidèle gardien de pourceaux s'étendit sur une peau d'ours,
+à travers l'entrée du pavillon, de manière que personne n'eût pu s'y
+introduire sans l'éveiller.</p>
+<br><br>
+
+<h3>CHAPITRE XII.</h3>
+
+<div class="droite">
+<p class="rig"><span class="sml"> «Les hérauts cessent maintenant de toucher, serrer et
+ remonter leurs trompettes et leurs clairons, qui ne font plus
+ entendre leurs sons éclatans. Il ne reste plus rien à dire ou
+ à faire; mais de toutes parts on voit les lances se
+ précipiter au milieu des ennemis; ici l'éperon pointu est
+ poussé dans le flanc; là vous voyez des jouteurs et des
+ cavaliers; autre part des javelots frappant des boucliers
+ volent en éclats; la pointe se fait jour jusqu'au coeur; les
+ lances volent dans les airs à vingt pieds de hauteur; les
+ épées, brillantes comme l'argent, cherchent des casques à
+ briser, des cuirasses à mettre en lambeaux: le sang jaillit
+ de toutes les plaies et forme de longs ruisseaux.»</span><br>
+ <span class="rig">Chaucer.</span></p><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br>
+</div>
+
+<p>Le jour reparut dans tout son éclat; et avant que le soleil se fût un
+peu élevé sur l'horizon, les plus tardifs comme les plus empressés des
+spectateurs étaient accourus de toutes parts vers le cercle tracé autour
+de la lice, afin de s'assurer le poste le plus favorable, pour voir les
+joutes qui allaient commencer. Les maréchaux du tournoi et leurs suivans
+arrivèrent bientôt dans l'arène, avec les hérauts d'armes, pour recevoir
+les noms des chevaliers décidés à combattre, et leur demander sous quel
+étendard ils voulaient se ranger. C'était une précaution indispensable
+qui devait établir l'égalité entre les deux corps prêts à être opposés
+l'un à l'autre.</p>
+
+<p>Suivant l'usage, le chevalier déshérité, qui avait triomphé dans le
+dernier tournoi, devenait de droit le chef d'une des deux troupes,
+tandis que Brian de Bois-Guilbert, regardé comme le second qui avait
+obtenu le plus de gloire dans le jour précédent, fut déclaré le premier
+champion de l'autre bande. Ceux qui la veille s'étaient rangés de son
+parti revinrent sous son drapeau, excepté Ralph de Vipont, que sa chute
+avait mis hors d'état de reprendre de sitôt son armure. Il ne manqua pas
+de vaillans et nobles candidats pour remplir les rangs de l'une et
+l'autre cohorte. En effet, bien que le tournoi général, dans lequel
+beaucoup de chevaliers combattaient à la fois, devînt plus dangereux que
+des combats singuliers, à cette époque du moyen âge, on le préférait
+toujours. Une foule de ces mêmes chevaliers, qui n'avaient pas assez de
+confiance dans leur propre habileté pour défier un seul adversaire d'une
+haute réputation, désiraient néanmoins déployer leur courage dans un
+combat général, où ils pouvaient lutter contre des champions moins
+redoutables. Cinquante chevaliers étaient déjà inscrits, lorsque les
+maréchaux déclarèrent qu'il n'en serait pas admis un plus grand nombre,
+ce dont plusieurs autres, arrivés trop tard, éprouvèrent bien du regret.</p>
+
+<p>Vers dix heures, toute la plaine était couverte par une multitude de
+personnes des deux sexes, à cheval ou à pied, empressées au tournoi; et
+bientôt des fanfares annoncèrent le prince Jean et sa suite. Le monarque
+était entouré de la plupart des chevaliers qui se proposaient de prendre
+une part active à la lutte, aussi bien que de ceux dont le rôle devait
+se borner à celui de spectateurs. Dans le même instant arriva le Saxon
+Cedric avec lady Rowena, mais non suivi du baron Athelstane. Ce dernier
+avait revêtu une forte armure, afin de se mêler parmi les combattans;
+et, à la grande surprise de Cedric, il avait pris son rang sous la
+bannière du Templier. Le Saxon fit à son ami de très vives remontrances
+sur un choix si peu judicieux; mais il n'en avait reçu qu'une réponse
+évasive, comme en donnent ordinairement ceux qui s'obstinent beaucoup
+plus à suivre une détermination qu'à la justifier.</p>
+
+<p>Athelstane cependant avait une excellente raison pour adhérer au parti
+de Brian de Bois-Guilbert; mais il eut la prudence de ne point la
+révéler. Quoique l'apathie de son humeur fût loin de le porter à faire
+aucune démarche pour gagner les bonnes grâces de lady Rowena, il s'en
+fallait qu'il demeurât insensible à ses charmes, et il considérait son
+alliance avec elle comme une chose irrévocablement fixée par le
+consentement de Cedric et des autres amis que la jeune personne eût pu
+consulter. Aussi était-ce avec un déplaisir extrême qu'il avait vu le
+vainqueur de la veille, usant de la prérogative que la coutume lui
+accordait, porter son choix sur lady Rowena, et la proclamer reine de la
+beauté et de l'amour. Pour le punir d'une préférence qui venait en
+quelque sorte contrarier ses desseins, Athelstane, confiant dans sa
+force et son habileté, que du moins ses flatteurs ne manquaient pas de
+vanter, résolut non seulement de priver du secours de son bras le
+chevalier déshérité, mais même, si l'occasion s'en présentait, de lui
+faire sentir le poids de sa hache d'armes. Bracy et d'autres chevaliers
+attachés au prince Jean s'étaient rangés parmi les tenans, d'après
+l'ordre de leur maître, qui par tous les moyens désirait assurer la
+victoire au drapeau de Brian de Bois-Guilbert. Du côté opposé, beaucoup
+d'autres chevaliers normands ou anglais s'étaient déclarés contre les
+tenans, d'autant plus volontiers qu'ils étaient fiers de suivre un
+champion aussi brave que le chevalier déshérité.</p>
+
+<p>Sitôt que le prince Jean vit que la reine du jour était arrivée, il vint
+à sa rencontre avec cet air de courtoisie qu'il savait si bien prendre
+quand il le voulait, et, ôtant de sa tête la riche toque dont elle était
+parée, il descendit de cheval, et offrit la main à lady Rowena, pour
+quitter également la selle de son palefroi, tandis que, le front
+découvert, l'un des premiers seigneurs de sa suite tenait la bride du
+coursier de la belle, qui hennissait, comme orgueilleux d'un tel
+fardeau. «C'est ainsi qu'il nous faut les premiers, s'écria le prince,
+donner l'exemple du respect dû à la reine de la beauté et de l'amour, en
+nous empressant de l'accompagner jusqu'au trône où son triomphe lui a
+acquis le doux privilége de s'asseoir aujourd'hui. Mesdames,
+ajouta-t-il, escortez votre souveraine, et rendez-lui tous les honneurs
+qu'un jour aussi vous recevrez sans doute à votre tour.» En disant ces
+paroles, il conduisit Rowena au siége d'honneur, vis-à-vis de son trône,
+tandis que les dames les plus distinguées par leur naissance et leur
+beauté se pressaient, afin d'obtenir les places les plus voisines de
+leur reine éphémère.</p>
+
+<p>À peine fut-elle assise, que des fanfares et des acclamations saluèrent
+sa nouvelle dignité. Les rayons du soleil, alors dans tout son éclat, se
+réfléchissaient sur les armes des chevaliers qui, aux deux extrémités de
+la lice, se concertaient vivement sur la manière dont ils disposeraient
+leur ligne, et soutiendraient l'assaut.</p>
+
+<p>Les hérauts d'armes commandèrent alors le silence, jusqu'à ce qu'on eût
+terminé la lecture des règles du tournoi. Elles étaient calculées de
+façon à diminuer jusqu'à un certain point les dangers du combat;
+précaution devenue d'autant plus nécessaire, qu'on devait faire usage
+d'épées et de lances affilées. Aussi, était-il expressément défendu aux
+champions de pousser de la pointe; il ne leur était permis que de
+frapper du plat de la lame. Un chevalier pouvait à son gré se servir
+d'une massue ou d'une hache d'armes; mais le poignard lui était
+interdit. Tout chevalier désarçonné pouvait renouveler à pied le combat
+avec un autre adversaire qui se trouvait dans le même cas; mais alors
+nul cavalier ne pouvait l'attaquer. Lorsqu'un chevalier parvenait à
+repousser son antagoniste jusqu'à l'extrémité de la lice, de manière à
+lui faire toucher, de sa personne et de ses armes, la palissade,
+celui-ci était tenu de s'avouer vaincu, et son armure et son coursier
+passaient à la disposition du vainqueur. Un chevalier ainsi défait ne
+pouvait plus rentrer en lice. Si un chevalier tombait renversé et hors
+d'état de se relever, son page pouvait entrer dans l'arène et emporter
+son maître hors de l'enceinte; mais alors ce chevalier était déclaré
+vaincu, et privé de ses armes et de son cheval. Le combat devait cesser
+dès que le prince Jean jetterait dans l'arène son bâton de commandement;
+autre précaution usitée pour empêcher l'inutile effusion du sang, par la
+trop longue prolongation d'une joute désespérée. Tout chevalier qui
+transgressait les règles du tournoi, ou, de quelque manière que ce fût,
+celles de la chevalerie, pouvait être dépouillé de ses armes, et obligé,
+son bouclier renversé, de s'asseoir dans cette posture sur les barreaux
+de la palissade, exposé à la risée publique, en punition de sa déloyale
+conduite.</p>
+
+<p>Après avoir ainsi proclamé ces sages dispositions, les hérauts d'armes
+terminèrent par une exhortation à tout bon chevalier de remplir son
+devoir et de mériter la faveur de la reine de la beauté et de l'amour.
+Cette proclamation finie, les hérauts se retirèrent à leurs places
+respectives. Alors les chevaliers s'avancèrent lentement des deux bouts
+de la lice, rangés en double file exactement opposée l'une à l'autre, le
+chef de troupe au centre du premier rang, poste qu'il n'occupa qu'après
+avoir passé en revue son corps, et avoir assigné à chacun la place qu'il
+devait garder.</p>
+
+<p>C'était un spectacle tout à la fois agréable et terrible, que de voir
+tant de valeureux champions richement armés, guidant de superbes
+coursiers, et se tenant tous prêts à une attaque formidable, fixés sur
+leur selle de guerre, comme autant de piliers d'airain, et attendant le
+signal du combat avec la même impatience que leurs généreux coursiers,
+qui, hennissant et frappant du pied la terre, brûlaient de commencer un
+choc épouvantable.</p>
+
+<p>Pendant que les chevaliers tenaient leurs lances debout, les rayons du
+soleil en faisaient briller les pointes acérées, et des banderoles, les
+ornant à l'envi, flottaient sur les panaches qui ombrageaient l'éclat
+des casques belliqueux. Ils demeurèrent dans cette noble attitude
+pendant que les maréchaux du tournoi parcouraient les rangs avec une
+rigoureuse attention, de peur que l'un des deux partis ne se trouvât
+plus ou moins nombreux que l'autre. Assurés d'une balance égale, ils se
+retirèrent de la lice; et, d'une voix de tonnerre, Guillaume de Wyvil
+donna le signal en ces mots: «Laissez aller!» Les trompettes sonnèrent
+au même instant; les lances des chevaliers se baissèrent à la fois, et
+se mirent en arrêt; les éperons s'enfoncèrent dans les flancs des
+coursiers: des deux côtés les premiers rangs fondirent l'un sur l'autre
+au grand galop, et, lorsqu'ils se rencontrèrent au milieu de l'arène,
+leur choc fut si terrible, qu'on l'entendit à un mille de distance.</p>
+
+<p>Le résultat de ce premier engagement ne fut pas sur-le-champ connu des
+spectateurs, car les flots de poussière élevés par le trépignement des
+chevaux obscurcirent l'air, et il fallut attendre quelques minutes avant
+de pouvoir juger l'effet de cette rencontre meurtrière. Aussitôt que
+l'on put apercevoir le champ de bataille, on vit de chaque côté que la
+moitié des chevaliers avaient été désarçonnés, les uns vaincus par la
+dextérité de leurs adversaires, les autres par une force plus grande qui
+avait abattu en même temps le cheval et le cavalier; quelques uns
+gisaient sur la terre comme dans une impossibilité absolue de se
+relever; d'autres étaient déjà sur pied, et serraient de près ceux de
+leurs ennemis qui se trouvaient dans la même position; deux ou trois
+avaient reçu de si graves blessures qu'ils se voyaient hors de combat,
+et, employant leurs écharpes à arrêter le sang, ils s'épuisaient en
+douloureux efforts pour s'éloigner du milieu de la foule et du bruit.
+Les chevaliers non démontés, mais dont presque toutes les lances avaient
+été rompues par la violence du choc, avaient maintenant l'épée à la
+main; ils poussaient leurs cris de guerre, et échangeaient leurs coups
+avec le même acharnement que si l'honneur et la vie de chacun eussent
+dépendu de l'issue de l'action.</p>
+
+<p>Le tumulte s'accrut bientôt, lorsque de chaque côté le second rang, qui
+formait la réserve, se précipita au secours du premier. Les compagnons
+de Brian de Bois-Guilbert criaient: «<i>Ah! Baucéan! Baucéan</i><a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5"><sup class="sml">5</sup></a>! pour le
+Temple! pour le Temple!» Le parti opposé répondait: «<i>Desdichado!
+desdichado!</i><a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6"><sup class="sml">6</sup></a>» cri de guerre qu'il avait pris de la devise gravée sur
+le bouclier de son chef.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote5" name="footnote5"><b>Note 5: </b></a><a href="#footnotetag5">(retour) </a> Le <i>Baucéan</i>, que par erreur Walter-Scott écrit
+ <i>Beaucéant</i>, était, dit-il, le nom de la bannière des
+ templiers, laquelle était moitié noire, moitié blanche, pour
+ annoncer, ajoute-t-il, qu'ils étaient aussi bons et candides
+ envers les chrétiens, que noirs, c'est-à-dire terribles
+ envers les infidèles. Cette explication de l'emblème est
+ exacte; mais ici l'écrivain anglais confond, et prend un
+ étendard pour l'autre. Les templiers en avaient deux: <i>le
+ Drapeau de guerre</i> ou <i>Vexilium belli</i>, et <i>le Baucéan</i> ou
+ <i>Baucennus</i>. Celui-ci, blanc, était chargé d'une croix
+ gironnée de gueule ou rouge, formée de quatre triangles,
+ l'autre était blanc, chargé de quatre pals de sable ou noirs.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote6" name="footnote6"><b>Note 6: </b></a><a href="#footnotetag6">(retour) </a> <i>Déshérité! déshérité!</i> devise du chevalier Ivanhoe.</blockquote>
+
+<p>Les deux partis en vinrent derechef aux mains avec une inexprimable
+furie. Le succès était balancé, et la victoire flottait incertaine entre
+les combattans. Le cliquetis des armes et les cris des champions, se
+mêlant à l'âpre son des trompettes, étouffaient les gémissemens de ceux
+qui succombaient et roulaient, sur le sol et sans défense, sous les
+pieds des chevaux. Les éclatantes armures des guerriers étaient alors
+couvertes de poussière et de sang, et se brisaient aux coups réitérés du
+glaive et de la hache d'armes. Les plumes blanches qui décoraient les
+casques voltigeaient au gré de la brise comme des flocons de neige. Tout
+ce qu'il y avait de brillant et de gracieux dans le costume militaire
+s'était évanoui, et ce qui demeurait visible n'était plus de nature qu'à
+éveiller la crainte ou la pitié.</p>
+
+<p>Cependant tel est l'empire de l'habitude, que non seulement la foule
+obscure des spectateurs attirée naturellement par les scènes d'horreur,
+mais les dames elles-mêmes, placées dans les galeries, observaient la
+mêlée non pas sans éprouver, on le pense bien, une certaine émotion,
+mais sans qu'il leur vînt la moindre envie de détourner les yeux d'une
+lutte aussi terrible. En divers lieux de ces galeries on voyait, il est
+vrai, les joues de la beauté pâlir, et on l'entendait pousser un faible
+cri lorsqu'un amant, un frère ou un époux était jeté de son cheval sur
+la poussière; mais, en général, les femmes encourageaient les
+combattans, soit en applaudissant de leurs mains, soit même en
+s'écriant: «Brave lance! bonne épée!» si un trait de courage ou un coup
+vigoureux venait les étonner. Au singulier intérêt que prenait le beau
+sexe à ces joutes sanglantes, il est aisé de sentir que les hommes en
+témoignaient un bien plus vif encore. Il se manifestait par de bruyantes
+acclamations à chaque heureuse chance de succès, pendant que tous les
+yeux s'attachaient sur l'arène, comme si les spectateurs eux-mêmes
+eussent donné ou reçu les coups dont ils se bornaient simplement à
+juger. A chaque pause on entendait la voix des hérauts qui s'écriaient:
+«Courage! frappez, braves chevaliers! l'homme meurt, mais la gloire vit!
+Frappez! la mort vaut mieux que la défaite! Courage, braves chevaliers!
+les yeux de la beauté contemplent vos exploits<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a><a href="#footnote7"><sup class="sml">7</sup></a>!»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote7" name="footnote7"><b>Note 7: </b></a><a href="#footnotetag7">(retour) </a> Fight on, brave Knights! man dies, but glory lives!
+ Fight on, death is bether than defeat! Fight on! brave
+ knights! for bright eyes behold your deeds!</blockquote>
+
+<p>Au milieu des chances variées du combat, tous les regards s'efforçaient
+de découvrir les deux héros de chaque troupe, qui, s'élançant dans la
+mêlée, encourageaient leurs compagnons tant de la voix que par
+l'exemple. Tous deux multipliaient leurs prodiges de valeur; et ni Brian
+de Bois-Guilbert ni le chevalier déshérité n'eussent rencontré dans les
+rangs qui leur étaient opposés un champion capable de se mesurer avec
+eux. Dévorés d'une haine mutuelle, ils tâchaient réciproquement de
+s'aborder, certains que la chute de l'un serait regardée comme le signal
+de la victoire. Tels étaient cependant la foule et le désordre, que
+pendant long-temps, pour en venir à un combat singulier, leurs efforts
+échouèrent. Sans cesse ils étaient séparés par la bouillante audace des
+autres chevaliers, qui tous brûlaient de se distinguer en mesurant leurs
+forces contre le chef du parti contraire.</p>
+
+<p>Mais lorsque le champ de bataille eut commencé à s'éclaircir, lorsque
+les uns, repoussés aux deux bouts de la lice, durent s'avouer vaincus,
+et que les autres, couverts de larges blessures, se virent dans
+l'impuissance de continuer le combat, le templier et le chevalier
+déshérité se joignirent à la fin, et fondirent l'un sur l'autre avec
+toute la fureur qu'une mortelle animosité, unie à la rivalité de la
+gloire, était propre à leur inspirer. Telle fut l'adresse de tous deux
+en parant et portant les coups, que les spectateurs poussèrent
+d'unanimes et spontanées acclamations pour exprimer leur ravissement et
+leur admiration.</p>
+
+<p>Mais dans ce moment le parti du chevalier déshérité eut le dessous; le
+bras gigantesque de Front-de-Boeuf d'un côté, et la force prodigieuse
+d'Athelstane de l'autre, frappaient et dispersaient tous ceux qui
+s'offraient à leurs coups. Se voyant délivrés de leurs antagonistes
+immédiats, il paraît que l'idée leur vint à tous deux au même instant de
+rendre la victoire décisive pour leur parti, en aidant le templier à
+combattre son ennemi. Ils piquèrent donc de l'éperon leurs coursiers, et
+s'élancèrent ensemble pour l'attaquer, le Normand par un flanc, et le
+Saxon par l'autre. Il eût été entièrement impossible au chevalier
+déshérité de soutenir une lutte aussi inattendue qu'inégale, s'il n'eût
+pas été sur-le-champ averti de son danger par le cri général des
+assistans qui lui portaient un intérêt marqué. «Garde à vous! gare!
+chevalier déshérité...» Il vit aussitôt le péril, et déchargeant un coup
+terrible au templier, il fit reculer son cheval au même instant, pour
+éviter le double assaut d'Athelstane et de Front-de-Boeuf; ceux-ci ayant
+manqué leur but, passèrent des deux côtés opposés, entre l'objet de leur
+attaque et le templier, pouvant à peine retenir leurs chevaux: les ayant
+enfin domptés, ils les ramenèrent sur l'ennemi, et tous les trois se
+réunirent pour faire vider les arçons au chevalier déshérité. Rien
+n'aurait pu le sauver de ce triple choc, sans la force remarquable et
+l'étonnante agilité de son noble coursier, prix de la victoire de la
+veille.</p>
+
+<p>Ce coursier lui rendit un signalé service, en profitant de la position
+défavorable des adversaires. Le cheval de Bois-Guilbert se trouvait
+blessé, et ceux de Front-de-Boeuf et d'Athelstane pliaient sous le
+fardeau de leurs maîtres et des lourdes armures dont ils étaient
+couverts, outre que ces mêmes coursiers avaient déjà fourni la veille
+leur carrière. Le chevalier déshérité sut ainsi profiter de tels
+désavantages, en faisant manoeuvrer son coursier de façon à tenir
+pendant quelques instans ses trois adversaires en respect, les séparant
+tour à tour avec la pointe de son épée, tournant sur lui-même avec
+l'agilité d'un faucon, et se précipitant tantôt sur l'un, tantôt sur
+l'autre, leur déchargeant de grands coups redoublés de son arme, sans
+jamais laisser à l'ennemi le temps de se reconnaître et de frapper à
+propos.</p>
+
+<p>Mais quoique la lice retentît des applaudissemens prodigués à l'habileté
+et au courage du chevalier inconnu, il était évident qu'il devait à la
+fin succomber; et les seigneurs qui entouraient le prince Jean le
+conjuraient à l'envi de jeter dans l'enceinte son bâton de commandement,
+et d'épargner à un si brave chevalier l'humiliation d'être vaincu par le
+nombre. «Non, par la lumière du ciel! répondit Jean, ce même chevalier
+qui cache son nom et méprise l'hospitalité dont nous l'avons rendu
+l'objet, a déjà remporté un prix; il est juste que d'autres aient
+maintenant leur tour.» Comme il parlait ainsi, un incident inattendu
+changea le destin du jour.</p>
+
+<p>Il y avait dans les rangs commandés par le chevalier déshérité un
+champion couvert d'une armure noire, monté sur un cheval noir; il était
+d'une grande taille, avec l'apparence d'une force extraordinaire. Ce
+chevalier, qui ne portait aucune espèce de devise sur son bouclier,
+n'avait semblé prendre jusqu'alors qu'un très faible intérêt à la chance
+du combat, repoussant avec facilité les chevaliers qui l'attaquaient,
+mais sans poursuivre ses avantages, ni provoquer personne; en un mot, il
+agissait plutôt en spectateur qu'en acteur dans le tournoi, circonstance
+qui lui avait attiré le surnom de <i>Noir-Fainéant</i>.</p>
+
+<p>Tout à coup il parut sortir de son apathie, en voyant le chef de sa
+troupe si vivement pressé; et piquant des deux son bucéphale tout frais,
+il s'élança comme l'éclair au secours du chevalier, en s'écriant d'une
+voix de tonnerre: «<i>Desdichado!</i> À la délivrance<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8"><sup class="sml">8</sup></a>!» Il était temps;
+car, tandis que le chevalier déshérité serrait de près le templier,
+Front-de-Boeuf s'était approché du premier, et allait le frapper de son
+épée. Mais avant que le coup fût porté, le chevalier noir tomba
+inopinément sur lui, et Front-de-Boeuf en un moment roula avec son
+cheval sur la poussière. Le Noir-Fainéant se retourne alors sur
+Athelstane de Coningsburg; et, comme son épée s'était brisée sur
+l'armure de Front-de-Boeuf, il arrache des mains du lourd Saxon la hache
+d'armes que celui-ci brandissait, et lui en décharge sur la tête un coup
+si vigoureux, qu'Athelstane évanoui tombe de cheval et mord également la
+poussière auprès de son compagnon. Après ce double exploit, auquel on
+applaudit d'autant plus qu'on s'y attendait le moins, le chevalier
+sembla reprendre son indolence accoutumée; et retournant paisiblement à
+l'extrémité de l'arène il laissa son chef se mesurer de son mieux avec
+Brian de Bois-Guilbert. Cette lutte n'offrait plus la même difficulté
+qu'auparavant: le cheval du templier était grièvement blessé, et il
+succomba à la première charge du chevalier déshérité. Brian de
+Bois-Guilbert roula dans la poudre, le pied embarrassé dans l'étrier,
+d'où il ne put se dégager. Son adversaire descendit rapidement de
+cheval, et lui cria de se rendre; mais le prince Jean, plus touché de la
+situation périlleuse du templier qu'il ne l'avait été de son
+antagoniste, lui sauva le déshonneur de s'avouer vaincu, en jetant dans
+la lice son bâton de commandement, et en terminant ainsi un combat sur
+le point de finir; car, du peu de chevaliers qui restaient encore dans
+l'arène, la plupart, comme par un consentement tacite, avaient laissé à
+leurs chefs le soin d'achever eux-mêmes la lutte et de décider la
+victoire. Les écuyers, qui avaient jugé difficile et dangereux
+d'approcher de leurs maîtres pendant l'action, accoururent alors dans
+l'arène pour soigner les blessés, qu'ils transportèrent dans les tentes
+ou au quartier disposé pour eux dans le village voisin.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote8" name="footnote8"><b>Note 8: </b></a><a href="#footnotetag8">(retour) </a> Ou à la <i>rescousse!</i> d'après le mot <i>rescue</i> du
+ texte.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote>
+
+<p>C'est ainsi que se termina la mémorable passe-d'armes
+d'Ashby-de-la-Zouche, un des plus fameux tournois de ce siècle; car, si
+quatre chevaliers seulement, dont l'un fut tout à coup suffoqué par la
+chaleur de son armure périrent sur le champ de bataille, plus de trente
+furent grièvement blessés et quatre ou cinq ne se rétablirent jamais.
+Plusieurs moururent quelques jours après, et ceux qui échappèrent
+conservèrent toute leur vie sur leur corps les marques des profondes
+blessures qu'ils avaient reçues dans le combat. Aussi, fut-il toujours
+mentionné dans les vieilles chroniques sous le nom de belle et noble
+passe-d'armes d'Ashby.</p>
+
+<p>Maintenant, le prince devait proclamer le chevalier vainqueur; il décida
+que l'honneur de la journée restait à celui que la voix publique avait
+surnommé le Noir fainéant. On eut beau représenter que la victoire
+appartenait bien plutôt au chevalier déshérité, lequel dans le cours de
+la journée avait renversé six champions de sa propre main et fini par
+désarçonner le chef du parti contraire: le prince ne voulut pas céder,
+il déclara que le chevalier déshérité et ses compagnons eussent perdu la
+victoire sans l'aide puissante du chevalier aux armes noires, auquel il
+persistait à décerner le prix.</p>
+
+<p>Cependant, à la grande surprise de toutes les galeries, le chevalier
+ainsi préféré, avait quitté immédiatement la lice, et s'était éloigné
+vers la forêt avec la même lenteur et la même indifférence, qui lui
+avait valu le sobriquet de Noir-Fainéant. Après avoir été vainement
+appelé deux fois au son des trompettes, et deux fois proclamé par les
+hérauts d'armes, sans qu'on pût le trouver, il fallut bien, en son
+absence, désigner un autre chevalier pour recevoir les honneurs du
+triomphe. Le prince alors ne put refuser la palme au chevalier
+déshérité, et il fut proclamé le champion du jour.</p>
+
+<p>À travers une arène que le sang avait rendue glissante, et qui était
+couverte d'armes brisées et de chevaux morts ou blessés, les maréchaux
+du tournoi conduisirent de nouveau le vainqueur au pied du trône du
+prince Jean. «Chevalier déshérité, lui dit-il, puisque c'est l'unique
+titre que nous puissions vous donner, nous vous adjugeons pour la
+seconde fois les honneurs de ce tournoi, et déclarons que vous avez
+droit de réclamer et de recevoir des mains de la reine de la beauté et
+de l'amour la couronne méritée par votre valeur.» Le chevalier s'inclina
+profondément et avec grace, mais ne répondit rien.</p>
+
+<p>Pendant que les trompettes sonnaient, que les hérauts d'armes élevaient
+leur voix, en s'écriant: «Honneur au brave! Gloire au vainqueur!» et que
+les dames agitaient leurs mouchoirs de soie et leurs voiles brodés;
+tandis qu'enfin tous les rangs unissaient leurs clameurs, les maréchaux
+conduisirent le chevalier déshérité à travers la lice d'honneur, au pied
+du trône de lady Rowena.</p>
+
+<p>Sur la dernière marche les champions firent mettre à genoux le
+chevalier; car, dans toutes ses actions et dans tous ses mouvemens
+depuis le combat, il semblait agir plutôt d'après l'impulsion de ceux
+qui l'entouraient, que par sa propre volonté, et on remarqua qu'il
+chancelait, lorsqu'on lui fit traverser une seconde fois la lice. Rowena
+descendant de son trône, d'un pas gracieux et imposant, allait placer la
+couronne qu'elle tenait à la main sur le casque du héros, lorsque les
+maréchaux s'écrièrent d'une même voix: «Cela ne doit pas être ainsi; il
+faut que sa tête soit nue.» Le chevalier murmura faiblement quelques
+mots, qui se perdirent dans la cavité de son casque, et qui, sans doute,
+exprimaient le voeu de rester couvert. Soit par amour des formes, soit
+par curiosité, les maréchaux ne firent nulle attention à son apparente
+répugnance; ils lui coupèrent les lacets de son casque et le lui ôtèrent
+sur-le-champ. On vit alors les traits d'un jeune homme de vingt-cinq
+ans, le front couvert d'une épaisse et courte, mais belle chevelure; ses
+traits étaient brunis par le soleil; il était pale comme la mort, et on
+remarquait sur son visage deux ou trois taches de sang.</p>
+
+<p>Lady Rowena ne l'eut pas plutôt aperçu, qu'elle poussa un faible cri;
+mais rappelant l'énergie de son caractère, tandis que tout son corps
+tremblait de la violence d'une soudaine émotion, elle posa sur la tête
+languissante du vainqueur la superbe couronne qui formait la récompense
+du jour, et prononça distinctement ces mots: «Je te donne cette marque
+du triomphe, en témoignage de la valeur que tu as déployée dans ce
+tournoi.» Ici elle s'arrêta un moment, et puis elle ajouta d'une voix
+plus sonore: «Jamais laurier de chevalerie ne ceignit un front plus
+digne de le porter.»</p>
+
+<p>Le chevalier déshérité pencha modestement la tête, et baisa avec respect
+la main gracieuse de la jeune souveraine qui venait de le couronner;
+puis, s'inclinant davantage encore, il tomba à ses pieds accablé de
+fatigue et comme évanoui. La consternation devint alors générale.
+Cedric, qui avait été frappé d'une stupeur muette, à la soudaine
+apparition d'un fils qu'il avait banni de sa présence, s'élança aussitôt
+comme pour le séparer de Rowena; mais il avait été devancé par les
+maréchaux du tournoi, qui, devinant la cause de l'évanouissement
+d'Ivanhoe, s'étaient hâtés de le débarrasser de son armure; et en effet,
+ils s'aperçurent que la pointe d'une lance avait pénétré à travers sa
+cuirasse et lui avait fait une blessure grave au côté gauche.</p>
+<br><br>
+
+<h3>CHAPITRE XIII.</h3>
+
+<div class="droite">
+<p class="rig"><span class="sml">«Approchez, dignes héros! s'écria le fils d'Atrée; sortez de
+ la foule qui vous entoure, vous qui, par l'habileté, la force
+ et le courage, pouvez prétendre de surpasser la renommée de
+ vos rivaux. Cette génisse, dont vingt boeufs n'égalent point
+ le prix, est promise à celui qui lancera le plus loin la
+ flèche ailée.»</span><br>
+ <span class="rig">Iliade.</span></p><br><br><br><br><br><br><br><br>
+</div>
+
+<p>Le nom d'Ivanhoe ne fut pas plutôt prononcé qu'il vola de bouche en
+bouche avec toute la célérité que l'intérêt puisse commander et la
+curiosité recevoir. Il ne fut pas long-temps à parvenir jusqu'aux
+oreilles du prince, dont le front s'obscurcit à l'ouïe d'un tel nom: il
+s'efforça toutefois de dérober son trouble à la connoissance de ceux qui
+l'entouraient, et promenant de tous côtés un regard dédaigneux.
+«Milords, dit-il, et vous surtout, sire prieur, que pensez-vous de la
+doctrine des anciens sur les attractions et les antipathies innées? Il
+me semble que je devinais la présence du favori de mon frère, lorsque je
+cherchais à pénétrer le secret de ce jeune homme caché sous son
+armure.»--«Front-de-Boeuf doit songer à restituer le fief d'Ivanhoe,»
+dit Bracy, qui, après avoir pris une part glorieuse au tournoi, avait
+déposé son casque et son bouclier, et s'était de nouveau mêlé à la foule
+des seigneurs qui entouraient le prince.</p>
+
+<p>«Oui, ajouta Waldemar-Fitzurse, probablement ce jeune vainqueur va
+réclamer le château et le manoir que Richard lui avait assignés et que
+la générosité de votre altesse a depuis donnés à Front-de-Boeuf.»</p>
+
+<p>«Front-de-Boeuf, reprit Jean, est un homme qui avalerait trois manoirs
+comme celui d'Ivanhoe, plutôt que de rendre gorge d'un seul. Du reste,
+messieurs, j'espère qu'ici personne ne me contestera le droit de
+conférer les fiefs de la couronne aux fidèles serviteurs qui
+m'entourent, et qui sont prêts à remplir le service militaire d'usage,
+en place de ceux qui, abandonnant leur patrie, pour mener une vie
+vagabonde en pays étranger, ne peuvent offrir ici leurs bras lorsque les
+circonstances l'exigent.» Les assistans avaient trop d'intérêt dans la
+question pour ne point se ranger de l'avis du prince; aussi tous
+s'écrièrent à l'envi: «C'est un prince généreux que notre seigneur et
+maître, qui s'impose à lui-même la tâche de récompenser de fidèles
+serviteurs!» Tous prononcèrent ces paroles, car tous avaient obtenu
+déjà, ou espéraient obtenir des garanties pareilles à celles dont
+jouissait Front-de-Boeuf aux dépens des serviteurs et des favoris du roi
+Richard. Le prieur Aymer joignit son adhésion au sentiment général;
+seulement il fit observer que Jérusalem la sainte ne pouvait être
+appelée un pays étranger, qu'elle était la mère commune, <i>Communis
+mater</i>; mais il ne voyait pas, ajouta-t-il, comment le chevalier
+d'Ivanhoe pouvait employer cette excuse, puisque lui prieur savait de
+bonne part que les croisés, sous les ordres de Richard, n'avaient jamais
+été beaucoup plus loin qu'Ascalon, et que cette ville, comme tout le
+monde le savait, appartenait aux Philistins, sans avoir droit à aucun
+des priviléges de la Cité sainte.</p>
+
+<p>Waldemar, que la curiosité avait attiré près du lieu où Ivanhoe s'était
+évanoui, revint alors auprès de Jean. «Ce chevalier, dit-il, ne donnera
+probablement aucune inquiétude sérieuse à votre altesse, et ne cherchera
+pas à disputer à Front-de-Boeuf la possession de ses domaines? Il a reçu
+des blessures graves.»--«Quoi qu'il en soit, reprit Jean, il est le
+vainqueur du tournoi; et, fût-il dix fois notre ennemi, ou l'ami dévoué
+de notre frère, ce qui peut-être est la même chose, il faut soigner ses
+blessures; que notre chirurgien se rende auprès de lui.»</p>
+
+<p>Un sourire amer contracta les lèvres du prince, pendant qu'il prononçait
+ces paroles. Waldemar Fitzurse se hâta de répondre qu'Ivanhoe était déjà
+transporté hors de la lice, et sous la garde de ses amis. «Je l'avoue,
+j'ai éprouvé quelque émotion en voyant la douleur de la reine de la
+beauté et de l'amour, dont cet événement a changé la souveraineté
+éphémère en un véritable deuil; je ne suis pas homme à me laisser
+amollir par les plaintes d'une femme en faveur de son amant; mais lady
+Rowena a su réprimer son chagrin avec une telle dignité, qu'il s'est
+révélé seulement lorsque, les mains jointes, elle a fixé un oeil sec et
+tremblant sur le corps sans mouvement étendu devant elle.» «Qui est donc
+cette lady Rowena dont nous avons si souvent oui parler?»--«C'est une
+riche héritière saxonne, répondit le prieur Aymer, une rose de beauté,
+un joyau de richesses, la plus belle entre mille, un bouquet de myrrhe,
+une pelotte de camphre, une bonbonnière d'aromates.»</p>
+
+<p>«Eh bien! nous dissiperons ses chagrins, nous anoblirons son sang en lui
+faisant épouser un Normand; elle paraît mineure, c'est donc à nous qu'il
+appartient de la marier: qu'en dis-tu, de Bracy? ne serais-tu pas
+disposé à obtenir de belles terres en épousant une Saxonne, après avoir
+suivi l'exemple des amis de Guillaume-le-conquérant?»--«Si ses domaines
+me plaisent, milord, répondit de Bracy, il serait difficile que l'épouse
+ne me plût pas, et je serais bien reconnaissant à votre altesse de cet
+acte généreux qui remplirait toutes les promesses qu'elle a faites à son
+fidèle serviteur et vassal.»--«Nous ne l'oublierons pas, dit le prince,
+et, afin que nous puissions ici nous mettre à l'oeuvre sur-le-champ, dis
+à notre sénéchal d'inviter à notre banquet de ce soir lady Rowena et sa
+compagnie; c'est-à-dire son vilain rustaud de tuteur, et cet autre boeuf
+de Saxon, que le chevalier noir a terrassé dans le tournoi... De Bigot,
+dit-il à son sénéchal, tu emploieras dans notre seconde invitation des
+expressions si adroites, si polies et si engageantes, que l'orgueil de
+ces fiers Saxons ait lieu d'être content, et qu'il leur soit impossible
+de refuser; quoique, par les os de saint Thomas Becket, user de
+courtoisie avec de pareils gens, ce soit jeter des perles à des
+pourceaux.»</p>
+
+<p>Le prince Jean avait à peine achevé ces mots, qu'au moment où il allait
+donner le signal du départ, on vint lui remettre un billet cacheté.
+«D'où vient ce billet?» dit-il en regardant la personne qui venait de
+l'apporter. «Je l'ignore, mon prince, reprit celui-ci, mais c'est
+probablement d'un pays lointain; un Français me l'a remis, et il a dit
+avoir voyagé nuit et jour afin de l'apporter à votre altesse.»</p>
+
+<p>Le prince examina soigneusement l'adresse, puis le cachet, placé de
+manière à fixer la petite bande de soie qui entourait le billet, lequel
+cachet portait l'empreinte des trois fleurs de lis. Il ouvrit alors le
+billet avec une certaine émotion, qui s'augmenta visiblement à mesure
+qu'il en parcourait le contenu, dans lequel se trouvaient ces mots:
+«Prenez garde à vous, le diable est déchaîné.» Le prince Jean devint
+pâle comme la mort; il fixa d'abord les yeux à terre, puis les leva vers
+le ciel, comme un homme qui craint d'entendre sa dernière sentence.
+Remis cependant de sa frayeur, il prit à part Waldemar Fitzurse et de
+Bracy, pour leur communiquer le fatal billet.</p>
+
+<p>«C'est peut-être, dit le dernier, une fausse alarme ou une lettre
+fabriquée.»--«Non, reprit Jean, c'est bien la main et le sceau du roi de
+France.»--«Il est temps alors, dit Waldemar, de rassembler nos
+partisans, soit à Yorck, soit dans quelqu'autre lieu central; le moindre
+retard pourrait devenir funeste, et votre altesse doit couper court à
+ces momeries.»--«Et les communes ne doivent pas être mécontentées; ce
+serait le faire que de les priver de leurs jeux.»--«Il me semble, dit
+Waldemar, que l'on peut tout concilier. Le jour n'est pas encore très
+avancé; que la lutte des archers ait lieu sur-le-champ, et que le prix
+soit adjugé. Le prince aura ainsi rempli ses engagemens, et ôté à ce
+troupeau de serfs saxons tous sujets de plainte.»</p>
+
+<p>«Je te remercie, Waldemar, dit le prince Jean; tu me fais souvenir aussi
+que j'ai une dette à acquitter envers cet insolent paysan, qui hier a
+insulté notre personne. Le banquet aura lieu ce soir, ainsi que nous
+l'avons décidé. Quand ce serait la dernière heure de mon autorité, je
+veux la consacrer à la vengeance et au plaisir. A demain nos nouveaux
+soucis.»</p>
+
+<p>Le son des trompettes ramena bientôt les spectateurs qui avaient déjà
+commencé à s'éloigner du tournoi, et les hérauts d'armes proclamèrent
+que le prince, rappelé tout à coup par de hauts et puissans intérêts
+publics, serait obligé de renoncer aux fêtes du lendemain; que
+cependant, ne voulant pas priver tant de braves yeomen du plaisir de
+montrer devant lui leur adresse, il avait décidé que les jeux indiqués
+pour le jour suivant se célébreraient à l'instant même; que le prix du
+vainqueur devait être un cor de chasse monté en argent, un superbe
+baudrier en soie, et un médaillon de saint Hubert, patron des jeux
+champêtres.</p>
+
+<p>Plus de trente yeomen se présentèrent d'abord en qualité de
+compétiteurs; la plupart étaient des gardes forestiers et des
+sous-gardes des chasses royales de Need-wood et de Charn-wood.
+Cependant, lorsqu'ils se furent mutuellement reconnus et qu'ils virent à
+quels antagonistes ils auraient affaire, plus de vingt se retirèrent
+volontairement, pour ne pas s'exposer à la honte d'une défaite presque
+inévitable; car dans ces temps l'habileté de chaque bon tireur était
+aussi connue à plusieurs lieues à la ronde, que les qualités d'un cheval
+dressé à New-Market<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a><a href="#footnote9"><sup class="sml">9</sup></a> sont familières aujourd'hui à ceux qui
+fréquentent cet endroit renommé.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote9" name="footnote9"><b>Note 9: </b></a><a href="#footnotetag9">(retour) </a> Ville d'Angleterre où ont lieu les courses de
+ chevaux; elle est située à environ soixante milles de
+ Londres, et il y existe encore un palais où descend la
+ famille royale quand elle assiste à ces courses, instituées
+ par Charles II.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote>
+
+<p>Ainsi la liste des archers se trouva définitivement fixée au nombre de
+huit concurrens. Le prince Jean descendit de son trône pour examiner de
+plus près ces archers, dont plusieurs portaient une livrée royale. Sa
+curiosité ainsi satisfaite, il chercha des yeux l'objet de son
+ressentiment, qu'il aperçut debout, à la même place de la veille, et
+avec l'effronterie et le sang-froid dont il avait déjà donné des
+preuves. «Coquin, dit le prince Jean, je devinais à ton insolente
+fanfaronnade que tu ne serais pas un partisan du long but, et je vois
+que tu n'oses pas aventurer ton adresse au milieu de pareils
+concurrens.»--«Sous le bon plaisir de votre grâce, dit le yeoman, j'ai
+un autre motif, pour ne pas tirer, que la crainte d'une défaite.»--«Et
+quel est ce motif?» demanda le prince, qui, par quelque cause que
+lui-même n'aurait pu expliquer, se sentait travaillé d'une vive
+curiosité à l'égard de cet individu. «Parce que, repartit l'homme des
+bois, j'ignore si ces yeomen et moi pouvons tirer au même but; et puis
+je craindrais que votre altesse ne vît pas de bon oeil que je
+remportasse un troisième prix, après avoir eu le malheur d'encourir
+votre disgrâce.»--«Quel est ton nom? dit le prince en
+colère.»--«Locksley,» répondit-il.--«Eh bien, Locksley, tu viseras à
+ton tour, lorsque les six yeomen auront prouvé leur habileté. Si tu
+remportes le prix, j'y ajouterai vingt nobles<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a><a href="#footnote10"><sup class="sml">10</sup></a>; mais si tu perds, tu
+seras dépouillé de ton habit vert de Lincoln<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a><a href="#footnote11"><sup class="sml">11</sup></a>, et chassé de la lice à
+grands coups de corde d'arc, en récompense de ta forfanterie.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote10" name="footnote10"><b>Note 10: </b></a><a href="#footnotetag10">(retour) </a> Ancienne monnaie d'or qui valait environ huit francs.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote11" name="footnote11"><b>Note 11: </b></a><a href="#footnotetag11">(retour) </a> Ville manufacturière du comté de ce nom.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote>
+
+<p>«Et si je refuse de tirer avec une telle gageure? dit le yeoman, le
+pouvoir de votre grâce, aidé comme il l'est par un grand nombre d'hommes
+d'armes, peut aisément me dépouiller et me frapper, mais ne peut pas me
+forcer à bander et à lâcher mon arc si tel n'est pas mon bon
+plaisir.»--«Si tu refuses, dit le prince, le prévôt de la lice brisera
+ton arc et tes flèches, et te chassera de l'enceinte comme un
+lâche.»--«Ce n'est pas une belle chance que vous m'offrez, grand prince,
+dit le yeoman, que de m'obliger à me risquer avec les meilleurs archers
+des comtés de Leicester et de Stafford, sous peine de l'infamie si je
+suis vaincu: pourtant j'obéirai.»--«Gardes, veillez sur lui: le coeur
+lui manque; mais je ne veux pas qu'il échappe à la lutte. Et vous,
+braves amis, conduisez-vous dignement: une botte de vin et un chevreuil
+sont préparés là bas sous la tente pour vos rafraîchissemens quand vous
+aurez gagné le prix.»</p>
+
+<p>Un bouclier fut placé au bout de l'avenue qui, vers le sud, conduisait
+au lieu de la joute. Les archers se vinrent placer au sein de l'entrée
+méridionale; la distance entre cette station et le but fut soigneusement
+déterminée, ainsi que l'ordre dans lequel devaient tirer les archers,
+auxquels on donna chacun trois flèches. Les règles du jeu furent
+établies par un officier d'un rang inférieur nommé le <i>prévôt des jeux</i>;
+car les maréchaux du tournoi auraient cru déroger s'ils avaient consenti
+à présider les jeux de la yeomanrie.</p>
+
+<p>Les archers s'avançant l'un après l'autre lancèrent leurs flèches en
+braves yeomen. Sur les vingt-quatre flèches tirées successivement, dix
+touchèrent le but, et les autres en passèrent si près, que, vu la grande
+distance, on les compta comme de bons coups. De ces dix flèches, deux
+furent tirées par Hubert, garde-chasse au service de Malvoisin; elles
+s'étaient enfoncées dans le cercle tracé au milieu du bouclier, et il
+fut proclamé vainqueur.</p>
+
+<p>«Eh bien, Locksley, dit le prince Jean à l'yeoman avec un sourire
+amer, as-tu envie de te mesurer avec Hubert? ou bien veux-tu remettre
+ton arc, tes flèches et ton baudrier au prévôt des jeux?»--«Puisqu'il
+est impossible de faire autrement, dit Locksley, je tenterai la fortune,
+à condition que lorsque j'aurai tiré un coup au but que m'aura indiqué
+Hubert, à son tour il en visera deux au mien.»--«Ce n'est que juste,
+répondit le prince Jean, et l'on ne te refusera pas. Hubert, si tu bats
+ce fanfaron, je remplirai de sous d'argent le cor de chasse qui doit
+être le prix du vainqueur.»--«Un homme ne peut faire que de son mieux,
+reprit Hubert; mais mon bisaïeul portait un arc long et fameux à la
+bataille d'Hastings, et j'espère ne pas déshonorer sa mémoire.» Le
+premier bouclier fut changé; on en plaça un autre de même grandeur; et
+Hubert, qui, comme vainqueur dans la première épreuve, avait le droit de
+tirer avant les autres, fixa le but avec une grande attention, mesurant
+long-temps de l'oeil la distance, pendant qu'il tenait à la main l'arc
+recourbé et la flèche déjà posée sur la corde. A la fin il fait un pas
+en avant, et, levant son arc presque au niveau de son front, il retire
+la corde vers son oreille. Le trait fend l'air avec bruit et va
+s'enfoncer dans le cercle intérieur du bouclier, mais non exactement au
+centre.</p>
+
+<p>«Vous n'avez pas eu égard au vent, Hubert, lui dit Locksley en bandant
+son arc; autrement vous eussiez tout-à-fait réussi.» En disant ces mots,
+et sans montrer la moindre hésitation pour viser, Locksley se plaça vite
+à l'endroit indiqué, et décocha sa flèche avec une apparence de
+négligence si grande, qu'on eût pensé qu'il n'avait pas même regardé le
+but. Il parlait encore au moment que la flèche partit; cependant elle
+frappa le centre du bouclier deux pouces plus près que celle d'Hubert.</p>
+
+<p>«Par la lumière du ciel, s'écria le prince Jean, si tu te laisses
+vaincre par ce drôle, tu es digne des galères.»</p>
+
+<p>Hubert avait une phrase de prédilection qu'il appliquait à tout: «Dût
+votre altesse me condamner à la potence, un homme ne peut faire que de
+son mieux. Cependant mon bisaïeul portait un bon arc...»--«Peste soit de
+ton bisaïeul et de toute sa race! s'écria le prince en l'interrompant;
+lance ta flèche, malheureux, et vise de ton mieux, ou gare à toi!»
+Stimulé de la sorte, Hubert reprit sa place, sans négliger la précaution
+recommandée par son adversaire; il calcula l'effet du vent sur sa flèche
+déjà levée, et la lança tellement bien, qu'elle atteignit juste le
+milieu du bouclier.</p>
+
+<p>«Bravo, Hubert! bravo!» cria le peuple qui s'intéressait plus à lui qu'à
+un inconnu; «vive jamais Hubert!»--«Je te défie de frapper plus juste,
+Locksley, dit le prince avec un sourire ironique.»--«Cependant
+j'entamerai sa flèche, reprit Locksley; et visant avec un peu plus de
+précaution que la première fois, il fit partir le trait qui frappa juste
+sur la flèche d'Hubert, et la mit en pièces. Le peuple fut tellement
+surpris d'une adresse aussi merveilleuse, que, se levant spontanément,
+il s'écria: «Bravo! bravo!»--«Ce doit être un diable, et non un homme
+fait de chair et de sang, murmuraient entre eux les archers; jamais
+pareil prodige ne s'est vu dans le tir, depuis qu'un arc fut pour la
+première fois bandé en Angleterre.»</p>
+
+<p>«Maintenant, dit Locksley, je sollicite de votre grâce la permission de
+planter un but, comme on le pratique dans le nord; et je saluerai tout
+brave yeoman qui essaiera de l'atteindre, pour gagner un sourire de la
+jeune fille qu'il aime le plus.» Il se retourna alors comme pour quitter
+la lice: «Vos gardes peuvent me suivre, si cela vous plaît, dit-il au
+prince; je vais seulement couper une baguette au premier saule venu.» Le
+prince fit signe à quelques hommes d'armes de le suivre, en cas qu'il
+voulût s'évader; mais le cri de «honte! honte!» proféré par la
+multitude, décida Jean à révoquer son ordre.</p>
+
+<p>Locksley revint presque aussitôt avec une baguette de saule d'environ
+six pieds de long, parfaitement droite, ayant un peu plus d'un pouce
+d'épaisseur. Il l'écorça tranquillement, en disant que proposer pour but
+un bouclier aussi large que celui qu'on venait d'employer, c'était faire
+une injure à son habileté. Pour ma part, ajouta-t-il, et dans le lieu où
+je suis né, on aimerait tout autant avoir pour but la table ronde du roi
+Arthur, qui permettait à soixante chevaliers de s'y asseoir à l'aise: un
+enfant de sept ans l'atteindrait avec une flèche sans pointe. Mais,
+ajouta-t-il en marchant d'un air délibéré vers l'autre bout de la lice
+et en fixant sur le gazon la baguette de saule, celui qui atteint ce but
+à trente pas, je le tiens pour un archer digne de porter l'arc et le
+carquois devant un souverain, fût-ce devant le courageux Richard
+lui-même.»</p>
+
+<p>«Mon bisaïeul, dit Hubert, décocha une bonne flèche à la bataille
+d'Hastings; mais jamais de sa vie il ne s'est avisé d'adopter un tel
+but, et je ne l'essaierai pas non plus. Si cet yeoman touche la
+baguette, je lui donnerai mes boucliers, ou plutôt je cède au diable qui
+est dans sa peau, et non à une adresse humaine. Après tout, un homme ne
+peut faire que de son mieux, et je ne tirerai pas, quand je suis sûr de
+manquer. J'aimerais presque autant viser le bord du petit couteau de
+notre pasteur, ou un brin de paille de blé, ou un rayon de soleil, ou
+même cette bande blanche et étincelante que je puis à peine apercevoir
+dans le ciel<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a><a href="#footnote12"><sup class="sml">12</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote12" name="footnote12"><b>Note 12: </b></a><a href="#footnotetag12">(retour) </a> Tout ce dernier passage a été supprimé dans la
+ traduction de mon prédécesseur.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote>
+
+<p>«Chien de poltron! dit le prince Jean; et toi, bélître de Locksley,
+lance ta flèche: si elle touche la marque, je conviendrai que tu es le
+premier de tous les tireurs que j'aie jamais connus; mais auparavant tu
+ne te joueras pas de nous, sans avoir donné des preuves de ton
+adresse.»--«Je ferai de mon mieux, comme dit Hubert, répondit Locksley;
+un homme ne saurait faire davantage<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a><a href="#footnote13"><sup class="sml">13</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote13" name="footnote13"><b>Note 13: </b></a><a href="#footnotetag13">(retour) </a> <i>A man can but do his best</i>, un homme ne saurait
+ faire que de son mieux.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote>
+
+<p>En disant ces mots, il banda de nouveau son arc, mais cette fois-ci avec
+beaucoup d'attention, et il changea la corde qui, ayant déjà servi deux
+fois, n'était plus parfaitement ronde. Il fixa alors soigneusement le
+but; et la foule qui attendait le résultat semblait par son silence
+avoir perdu tout sentiment de vie. L'archer justifia l'opinion que l'on
+avait conçue de son habileté, car le trait fendit la baguette de saule
+contre laquelle il avait été lancé. Il s'éleva dans l'air un jubilé
+d'acclamations, et le prince Jean lui-même, oubliant un moment ses
+injustes préventions, ne put retenir sa secrète admiration. «Ces vingt
+nobles, dit-il, sont à toi, ainsi que le cor de chasse; tu les as
+mérités. Tu en auras cinquante de plus à l'instant, si tu veux entrer à
+notre service comme archer de notre garde; car jamais bras plus robuste
+ne courba un arc, et jamais un oeil plus sûr ne dirigea une
+flèche.»--«Pardonnez-moi, grand prince, dit Locksley; mais j'ai fait
+voeu que si jamais je servais un monarque, ce serait votre auguste frère
+le roi Richard. Ces vingt nobles, je les laisse à Hubert, qui s'est
+comporté non moins dignement que son bisaïeul à la bataille d'Hastings:
+si sa modestie n'eût pas refusé le défi, il eût atteint le but aussi
+bien que moi.»</p>
+
+<p>Hubert s'inclina et ne reçut qu'avec une sorte de répugnance le présent
+de l'étranger; et Locksley, impatient de se soustraire à l'attention
+générale, se mêla dans la foule et ne reparut plus. Il n'eût peut-être
+pas échappé aussi aisément à la vigilance du prince, si ce dernier
+n'avait eu d'autres sujets de méditation, beaucoup plus importans. Il
+appela son chambellan, qui donnait à la multitude le signal du départ;
+il lui ordonna de se rendre sur-le-champ à Ashby et de chercher partout
+le juif Isaac. «Dis à ce chien, ajouta-t-il, de m'envoyer avant le
+coucher du soleil deux mille couronnes. Il connaît ses sûretés; mais tu
+peux encore lui montrer cet anneau comme un gage. Le reste de la somme
+doit m'être apporté à York avant six jours: s'il y manque, je lui ferai
+couper la tête. Tu le rencontreras probablement sur la route, car cet
+esclave circoncis déployait ce matin devant nous au tournoi son faste
+mal acquis. Ayant ainsi parlé, Jean remonta à cheval, pour retourner à
+Ashby, tandis que la foule ébranlée songeait à la retraite.</p>
+<br><br>
+
+<h3>CHAPITRE XIV.</h3>
+
+<div class="droite">
+<p class="rig"><span class="sml">«Lorsque, parée de sa rustique magnificence, l'ancienne
+ chevalerie déployait la pompe de ses jeux héroïques, les
+ chefs, la tête ornée d'un blanc panache, et les dames,
+ étalant leurs plus riches atours, se rassemblaient au bruit
+ du clairon dans les appartemens d'un superbe palais.»
+ </span><br>
+ <span class="rig">Warton.</span></p><br><br><br><br><br><br><br>
+</div>
+
+<p>Le prince Jean tint sa fête somptueuse dans le château d'Ashby. Cet
+édifice n'avait rien de commun avec celui dont les ruines imposantes
+appellent encore les regards du voyageur, et qui fut construit
+long-temps après par lord Hastings, grand chambellan d'Angleterre, l'une
+des premières victimes de la tyrannie de Richard III, et plus connu
+cependant comme un des héros de Shakspeare, que par la renommée dont l'a
+doté le burin de l'histoire. La ville et le château d'Ashby
+appartenaient alors à Roger de Quincy, comte de Winchester, qui, durant
+la période où nous plaçons le sujet de cet ouvrage, était dans la
+Terre-Sainte. Le prince Jean occupait son château, et disposait de tous
+ses domaines sans aucun scrupule. Cherchant à fasciner les yeux en
+recevant ses hôtes avec magnificence, il avait ordonné de rendre le
+banquet aussi splendide que possible.</p>
+
+<p>Les pourvoyeurs du prince, qui dans ces occasions exerçaient en quelque
+sorte la pleine autorité royale, avaient dépouillé la contrée de ses
+produits les plus recherchés et les plus dignes de figurer sur la table
+de leur maître. De nombreux convives y étaient invités, et dans la
+nécessité où se trouvait alors le prince de se populariser, il avait
+étendu ses invitations, non seulement aux familles normandes qui
+demeuraient dans le voisinage, mais encore à plusieurs familles saxonnes
+et danoises d'une haute distinction. Quoique méprisés et avilis dans les
+circonstances ordinaires, les Anglo-Saxons étaient en trop grand nombre
+pour ne pas être formidables s'il survenait des commotions intestines,
+comme alors on en était menacé, et il était d'une saine politique de
+s'assurer les chefs.</p>
+
+<p>Aussi, d'après les intentions du prince, qui durèrent quelque temps, ses
+hôtes inaccoutumés furent-ils traités avec beaucoup de courtoisie; mais
+quoique nul homme ne fît avec moins de scrupule plier ses habitudes et
+ses sentimens à son propre intérêt, le malheur voulait pour lui que sa
+légèreté et sa pétulance finissent toujours par prendre le dessus et lui
+fissent perdre en un moment les fruits d'une longue et insidieuse
+dissimulation.</p>
+
+<p>Il donna un mémorable exemple de ce caractère volage, lorsqu'il fut
+envoyé en Irlande par son père Henri II, avec le dessein de se concilier
+à tout prix les opinions des habitans de cette nouvelle et importante
+contrée qui venait d'être réunie à la couronne britannique. Dans une
+telle occasion, les chieftains ou chefs irlandais s'empressèrent de
+venir au devant du jeune prince et de lui offrir leurs hommages et le
+baiser de paix; mais au lieu de les recevoir avec bienveillance, Jean et
+ses courtisans, encore plus pétulans que lui, ne surent pas résister à
+l'envie de tirer la longue barbe de ces chefs; outrage qui, comme on
+pouvait s'y attendre, fut vivement ressenti par ces dignitaires, et
+amena des résultats funestes à la domination anglaise en Irlande. Il
+était nécessaire de rappeler ces inconséquences du caractère de Jean,
+afin que le lecteur en pût mieux apprécier la conduite, pendant le cours
+de la soirée qui nous occupe.</p>
+
+<p>Par suite de la résolution qu'il avait prise dans un moment plus calme,
+le prince Jean reçut Cedric et Athelstane avec beaucoup de courtoisie,
+et exprima son regret sans amertume, quand le premier lui dit que
+l'indisposition de lady Rowena ne lui avait pas permis de se rendre à sa
+gracieuse invitation. Cedric et Athelstane avaient tous deux l'ancien
+costume saxon, qui, sans être laid par lui-même, était si différent de
+celui des autres convives, que le prince Jean se fit un mérite auprès de
+Waldemar-Fitzurse d'avoir pu se contenir assez pour ne pas rire à la vue
+d'un pareil costume que la mode du jour rendait si ridicule. Cependant à
+un oeil moins prévenu la tunique courte et étroite et le long manteau
+des Saxons auraient paru des vêtemens plus gracieux et plus commodes à
+la fois que ceux des Normands, qui portaient un long pourpoint, si large
+qu'il ressemblait à une chemise ou à une blouse de charretier, et par
+dessus un court manteau qui ne pouvait les préserver du froid ou de la
+pluie, et qui semblait n'avoir été inventé que pour étaler autant de
+fourrures, de broderies et de joyaux que l'art du tailleur pouvait
+parvenir à en placer. L'empereur Charlemagne semble avoir bien reconnu
+tous les inconvéniens de ce costume bizarre. «Au nom du ciel, à quoi
+servent, disait-il, ces manteaux abrégés, ces rudimens d'habits? Quand
+nous sommes au lit, ils ne peuvent nous couvrir; à cheval, ils ne nous
+garantissent ni du vent ni de la pluie, et lorsque nous sommes assis,
+ils ne protègent nos jambes ni du froid ni de l'humidité.»</p>
+
+<p>Cependant, en dépit de cette censure impériale, les manteaux courts
+furent à la mode jusqu'à l'époque dont nous parlons, surtout parmi les
+princes de la maison d'Anjou. Voilà pourquoi les courtisans du prince
+Jean s'en étaient tous affublés; et ils ne manquaient pas de se moquer
+des longs manteaux saxons.</p>
+
+<p>Les convives s'assirent à une table qui paraissait crouler sous le poids
+et le nombre des bons mets. Une multitude de cuisiniers qui suivaient le
+prince Jean dans ses voyages, ayant déployé tout leur art pour varier
+les formes dans lesquelles les alimens étaient servis, réussirent
+presque aussi bien que de modernes professeurs dans l'art culinaire, en
+ôtant aux plus simples mets les apparences de leur nature. Outre les
+plats d'origine domestique, une grande variété de friandises importées
+de contrées lointaines, et des pâtisseries de toute espèce, ainsi que
+des gâteaux et des tartelettes de confitures, présentaient aux regards
+une diversité agréable qui ne se voyait que dans les repas donnés par la
+plus haute noblesse. Les vins les plus exquis, soit étrangers, soit
+nationaux<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a><a href="#footnote14"><sup class="sml">14</sup></a>, couronnaient la pompe du banquet.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote14" name="footnote14"><b>Note 14: </b></a><a href="#footnotetag14">(retour) </a>La vigne n'a cessé d'être cultivée en Angleterre que
+ vers la fin du moyen âge. Il y a deux cents ans, les environs
+ de Londres, et notamment les coteaux de Chelsea, étaient
+ encore couverts de vignobles.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote>
+
+<p>Mais quoiqu'amie de la bonne chère, la noblesse normande en général se
+distinguait par sa tempérance. Tout en se livrant aux plaisirs de la
+table, ils étaient plus délicats que gloutons; la qualité leur importait
+bien plus que la quantité; ils évitaient l'ivrognerie et les excès de
+tout genre: on ne pouvait avec raison en dire autant des Saxons. Le
+prince Jean, il est vrai, et ceux qui voulaient le flatter en imitant
+ses faiblesses, se livraient sans réserve aux plaisirs de la
+gloutonnerie et du vin; et l'on sait que sa mort fut occasionnée par une
+indigestion de pêches et de bière nouvelle. C'était une exception aux
+habitudes et aux moeurs de ses compatriotes.</p>
+
+<p>Ce fut avec une gravité rusée et seulement interrompue par quelques
+gestes qu'ils se faisaient les uns aux autres, que les chevaliers
+normands observèrent la rude manière avec laquelle Athelstane et Cedric
+se conduisirent au banquet, en manquant, sans le savoir, aux usages du
+beau monde qui leur était peu familier. Tous deux étaient l'objet de
+sarcasmes piquans; et l'on sait que l'on excuse plutôt un homme de
+violer les règles de la bienséance, et de blesser les bonnes moeurs, que
+de paraître ignorer les points les plus minutieux de l'étiquette et du
+bon ton. Aussi, lorsque Cedric essuyait ses deux mains avec une
+serviette, au lieu d'attendre que l'humidité qui les impreignait séchât
+d'elle-même en les agitant avec grâce en l'air, s'attirait plus de
+ridicule que son compagnon Athelstane, qui, à lui seul, s'était adjugé
+un énorme pâté rempli de toutes les délicatesses exotiques les plus
+recherchées, et qu'on appelait alors un <i>Karum-Pie</i><a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a><a href="#footnote15"><sup class="sml">15</sup></a>. Cependant,
+lorsqu'après un mûr examen on découvrit que le thane ou franklin de
+Coningsburgh n'avait aucune idée de ce qu'il venait de dévorer, et qu'il
+avait pris pour des alouettes et des pigeons les becfigues et les
+rossignols contenus dans le Karum-Pie, son ignorance lui attira une
+bordée assez ample de risées, que sa gloutonnerie eût méritée bien
+davantage.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote15" name="footnote15"><b>Note 15: </b></a><a href="#footnotetag15">(retour) </a>Ce mot pourrait être traduit dans notre langue par
+ celui de macédoine.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote>
+
+<p>Le long repas touchant à sa fin, tandis que la bouteille circulait
+librement, les convives se mirent à causer du dernier tournoi, du
+vainqueur inconnu dans le jeu de l'arc, du chevalier noir, dont la
+modestie s'était dérobée aux honneurs qu'il avait mérités; enfin, du
+courageux Ivanhoe, qui avait payé si cher le triomphe du jour. On
+traitait avec une franchise toute militaire les sujets mis en
+discussion, et les bons mots et les éclats de rire faisaient la ronde du
+banquet. Le front du prince Jean était le seul qui ne se déridât point;
+un soin pénible semblait occuper son esprit, et ce n'était que lorsqu'il
+était rappelé adroitement au décorum par un de ses courtisans, qu'il
+semblait prendre part à ce qui se passait autour de lui; alors, il se
+levait brusquement, remplissait de vin sa coupe, comme pour réveiller
+ses esprits, la vidait tout d'un trait, et se mêlait à la conversation
+par quelque observation abrupte ou sans nul à-propos.</p>
+
+<p>«Nous vidons cette coupe, disait-il, à la santé de Wilfrid d'Ivanhoe,
+champion du tournoi, et nous regrettons que sa blessure l'ait empêché
+d'assister à ce banquet; que tous ici boivent à son triomphe, et surtout
+Cedric de Rotherham, digne père d'un fils qui permet de si hautes
+espérances.»--«Non, milord, répondit Cedric en se levant et en replaçant
+son verre sans y boire, je n'accorde pas le nom de fils à un jeune homme
+désobéissant, qui à la fois méprise mes ordres et abandonne les moeurs
+et coutumes de ses pères.»--«Il est impossible, s'écria le prince avec
+une feinte surprise, qu'un aussi brave chevalier soit un fils indigne et
+rebelle.»--«Cela n'est que trop vrai, répondit Cedric. Il déserta le
+foyer paternel pour aller se mêler à la licencieuse jeunesse composant
+la cour de votre frère, où il apprit à faire ces prouesses que vous
+admirez tant. Il quitta son pays contre ma volonté; et sous le règne
+d'Alfred on eût appelé cela une désobéissance, crime que l'on punissait
+alors avec une grande sévérité.»--«Hélas! dit le prince en poussant un
+soupir de sympathie affectée, puisque votre fils a été un des compagnons
+de mon malheureux frère, il n'est pas besoin de s'enquérir où et de qui
+il a appris cette leçon de désobéissance filiale.»</p>
+
+<p>Ainsi parla le prince Jean; il oubliait entièrement que de tous les fils
+de Henri II, bien qu'il n'y en eût aucun d'affranchi de sa charge, il
+s'était fait le plus remarquer lui-même par sa rébellion ouverte et sa
+profonde ingratitude envers son royal père. «Je crois, ajouta-t-il après
+un court silence, que mon frère se proposait de donner à son favori le
+riche manoir d'Ivanhoe.»--«Il l'en a effectivement doté, répondit
+Cedric, et ce n'est pas mon moindre grief contre un fils qui s'est avili
+jusqu'à recevoir, comme vassal, ces mêmes domaines qu'il tenait de ses
+ancêtres par un droit libre et incontestable.»--«Vous consentirez donc
+alors, brave Cedric, dit le prince, à ce que nous accordions ce fief à
+une personne dont la dignité ne sera point rabaissée en tenant un
+domaine de la couronne britannique. Sire Reginald Front-de-Boeuf,
+ajouta-t-il en se tournant vers ce baron, j'ai la confiance que vous
+saurez garder l'importante baronnie d'Ivanhoe, de manière que Wilfrid
+n'encoure pas le mécontentement de son père, s'il y rentre
+jamais.»--«Par saint Antoine, répondit le géant dont le noir sourcil se
+fronça tout à coup, je consens à ce que votre altesse me regarde comme
+un Saxon, si jamais Cedric, ou Wilfrid, ou quelque autre du sang
+britannique m'arrache le don que votre altesse a daigné me faire.»--«Quiconque t'appellera Saxon, sire baron, reprit Cedric blessé d'une
+expression dont les Normands se servaient fréquemment pour exprimer leur
+mépris aux Anglais, te fera un honneur aussi grand que non mérité.»</p>
+
+<p>Front-de-Boeuf allait répondre, mais la pétulance et la légèreté du
+prince ne lui en donnèrent pas le temps. «Assurément, milord, lui
+dit-il, le noble Cedric parle vrai: lui et sa race peuvent l'emporter
+sur nous par la longueur de leur généalogie et celle de leurs
+manteaux.»--«Oui, dit Malvoisin, ils vont devant nous dans les champs,
+comme le daim devant les chiens.»--«Et ils ont un bon motif pour aller
+devant nous, ajouta le prieur Aymer, c'est la supériorité de leur
+prestance et la grâce de leurs manières.»--«Leur singulière modération,
+leur exemplaire tempérance, doivent-elles être oubliées?» dit Bracy, qui
+oubliait à son tour le projet du prince de lui faire épouser une
+Saxonne. «Sans parler du courage qu'ils montrèrent à la bataille
+d'Hastings et ailleurs,» ajouta Brian de Bois-Guilbert.</p>
+
+<p>Tandis que les courtisans, avec un sourire moqueur, suivaient ainsi
+l'exemple de leur prince, et qu'à l'envi l'un de l'autre ils faisaient
+sur Cedric pleuvoir le ridicule, la figure du Saxon s'enflammait de
+colère; il promenait sur eux des regards terribles, comme si la rapide
+succession de tant d'injures l'empêchât de répondre; il ressemblait à un
+taureau fougueux, qui, entouré de chiens, est embarrassé de choisir
+entre eux celui qu'il immolera le premier à sa vengeance. A la fin, il
+parla d'une voix entrecoupée par la rage, et, s'adressant au prince
+Jean, comme le principal auteur de l'insulte qu'il avait reçue: «Quels
+qu'aient été les défauts et les vices de notre race, dit-il, un Saxon
+eût été regardé comme <i>nidering</i><a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a><a href="#footnote16"><sup class="sml">16</sup></a> (le terme le plus énergique parmi
+les Saxons pour exprimer le mépris), si dans son propre château, et
+pendant que la coupe circulait à table, il eût traité un hôte qui ne
+l'avait point offensé, comme votre altesse me traite en ce moment; et
+quels que soient les revers dont nos ancêtres furent accablés dans les
+champs d'Hastings, ceux-là du moins, ajouta-t-il en regardant
+Front-de-Boeuf et le templier, devraient se taire, qui ont, il y a peu
+d'heures, tout à la fois perdu selle et étriers devant la lance d'un
+Saxon.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote16" name="footnote16"><b>Note 16: </b></a><a href="#footnotetag16">(retour) </a>L'auteur anglais rappelle dans une note de son texte
+ qu'il n'y avait rien de plus ignominieux parmi les Saxons que
+ de s'attirer la terrible épithète de <i>nidering</i>.
+ Guillaume-le-Conquérant lui-même, tout exécré qu'il était par
+ eux, continua d'appeler sous ses étendards un nombre
+ considérable d'Anglo-Saxons, en menaçant de signaler comme
+ <i>nidering</i> ceux qui ne marcheraient pas. Bartholinus, ajoute
+ Walter-Scott, mentionne une pareille expression, qui avait
+ autant d'influence sur l'esprit des Danois.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote>
+
+<p>«Par ma foi, dit le prince Jean, voilà une repartie assez mordante!
+comment la trouvez-vous, messieurs? Nos sujets saxons croissent en
+esprit et en courage; ils deviennent aussi plaisans que hardis, dans ce
+siècle de troubles. Qu'en dites-vous, milords? Par ma bonne étoile, je
+crois qu'il vaudra mieux pour nous de rejoindre nos vaisseaux et de
+retourner sans délai en Normandie.»--«Par crainte des Saxons? dit Bracy
+en riant; nous n'aurions besoin d'autres armes que de nos épieux pour
+mettre ces ours à la raison.»--«Cessez vos railleries, sire chevalier,
+dit Waldemar Fitzurse; et il serait bon, ajouta-t-il en s'adressant au
+prince, que votre altesse assurât le digne Cedric que l'on n'avait
+aucunement l'intention de l'offenser par ces bons mots, naturellement
+désagréables à l'oreille d'un étranger.»--«Offensé! répondit Jean en
+reprenant ses habitudes polies; j'espère que personne ne s'avisera de
+penser que je le souffrirais en ma présence. Allons, milords, je vide ma
+coupe en l'honneur de Cedric, puisqu'il refuse de boire à la santé de
+son fils.»</p>
+
+<p>La coupe circula de main en main au milieu des applaudissemens moqueurs
+des courtisans; mais le Saxon n'en fut point dupe. Malgré son peu de
+finesse et de perspicacité, il n'était point assez borné pour que ce
+compliment flatteur en apparence effaçât dans son âme l'injure qu'il
+avait reçue. Il se tut néanmoins, et le prince proposa un toast pour
+Athelstane de Coningsburgh. Le chevalier s'inclina, et il montra qu'il
+était sensible à l'honneur qu'on lui faisait, en vidant d'un seul trait
+la coupe énorme qu'il tenait à la main.</p>
+
+<p>«Maintenant, messieurs, dit le prince Jean, dont le cerveau commençait à
+sentir l'influence bachique, après avoir rendu hommage à nos hôtes
+saxons, nous les prierons de répondre à leur tour à notre affable
+courtoisie. Noble thane, continua-t-il en parlant à Cedric,
+désignez-nous quelque Normand dont le nom répugnera le moins à votre
+bouche, afin de noyer dans cette coupe de nectar toute l'amertume que le
+son en laisserait après lui.»</p>
+
+<p>Waldemar Fitzurse se leva tandis que le prince parlait, et, se glissant
+derrière le siége du Saxon, il lui insinua de ne pas négliger l'occasion
+de mettre fin à toute espèce de haine entre les deux races, en nommant
+le prince. Le Saxon ne répondit rien à ce conseil adroit; mais se levant
+et remplissant sa coupe jusqu'au bord: «Prince, dit-il, votre altesse a
+demandé que je fisse connaître un Normand qui mériterait une santé à ce
+banquet. C'est une tâche difficile, puisqu'il faut que l'esclave chante
+les louanges du maître; puisqu'il faut que le vaincu, dans le temps même
+où il gémit sous le poids de toutes les humiliations de la défaite,
+célèbre le triomphe du vainqueur. Toutefois, je nommerai un Normand, le
+premier par le rang et le courage, le meilleur et le plus noble de sa
+race; et quiconque refusera d'applaudir comme moi à sa juste renommée,
+je le tiens pour lâche et sans honneur; je le dis, et je le soutiendrai
+aux dépens de mes jours. Je vide ce verre à la santé de Richard
+Coeur-de-Lion.»</p>
+
+<p>Le prince Jean, qui croyait que son nom couronnerait la harangue du
+Saxon, frémit de rage en entendant prononcer d'une manière aussi
+inattendue celui de son frère. Il approcha machinalement de ses lèvres
+sa coupe remplie de vin, puis aussitôt la remit sur la table pour voir
+l'effet qu'une telle proposition produirait sur tous les convives, dont
+plusieurs sentaient le danger qu'il y aurait pour eux à l'accueillir
+comme à la repousser. Quelques uns, en courtisans plus anciens et plus
+expérimentés, suivirent l'exemple du prince lui-même, en portant la
+coupe à leurs lèvres et en la replaçant incontinent devant eux.
+D'autres, cédant à une impulsion moins calculée et plus généreuse,
+s'écrièrent: «Vive le roi Richard! puisse-t-il nous être bientôt rendu!»
+Un petit nombre, parmi lesquels on remarquait Front-de-Boeuf et le
+templier, dans un morne dédain, ne touchèrent point à leurs verres. Mais
+aucun n'eut la hardiesse de s'opposer ouvertement à la santé du monarque
+régnant.</p>
+
+<p>Après avoir joui un instant de son triomphe, Cedric dit à son compagnon:
+«Debout, noble Athelstane! nous sommes ici depuis assez long-temps, dès
+que nous avons répondu à la courtoisie du prince Jean en assistant à son
+banquet; ceux qui désirent en apprendre davantage sur les coutumes
+grossières des Saxons viendront nous voir dans les demeures de nos
+ancêtres: quant aux festins royaux et à la politesse normande, nous en
+avons assez.» À ces mots il se leva et il quitta la salle du banquet,
+suivi par Athelstane et plusieurs autres convives, qui, participant
+d'une origine saxonne, se tenaient insultés par les sarcasmes du prince
+Jean et de ses nombreux flatteurs.</p>
+
+<p>«Par les os de saint Thomas, dit le prince en les regardant partir, ces
+rudes Saxons, il faut l'avouer, ont eu la meilleure part du jour et se
+sont retirés avec les avantages de la victoire.»--«<i>Conclamatum et
+poculatum est</i>, on a bu et crié, dit le prieur Aymer; il serait temps de
+laisser là nos flacons.»--«Le moine sans doute a quelque jolie pénitente
+à confesser cette nuit, puisqu'il est si pressé de lever la séance...
+dit Bracy.»--«Non pas, sire chevalier, reprit l'abbé; mais j'ai
+plusieurs milles à parcourir ce soir pour regagner mon gîte.»--«Ils s'en
+vont, dit le prince à l'oreille de Fitzurse; ils ont déjà peur, et ce
+poltron de prieur est le premier à me quitter.»--«Ne craignez rien, dit
+Waldemar; je trouverai bien des raisons pour le déterminer à nous
+rejoindre à York.»--«Sire prieur, ajouta-t-il, je dois vous parler en
+particulier avant que vous remontiez sur votre palefroi.»</p>
+
+<p>Les autres convives s'étaient dispersés à la hâte, excepté ceux de la
+suite du prince, et devenus ses partisans déclarés. «Voilà donc le
+résultat de votre avis,» dit le prince en se retournant avec humeur vers
+Fitzurse. «Un ivrogne et rustaud de Saxon vient me braver à ma propre
+table; et au seul nom de mon frère tout le monde s'éloigne de moi comme
+si j'avais la lèpre.»--«Ayez un peu de patience, mon prince, répondit
+le conseiller, je pourrais rétorquer votre accusation, et blâmer votre
+imprudente légèreté qui a dérangé mon plan et fait mal augurer de votre
+jugement. Mais ce n'est pas le temps des récriminations. Bracy et moi,
+nous nous rendrons tout de suite au milieu de ces poltrons, et leur
+ferons sentir qu'ils sont allés trop loin pour reculer.»</p>
+
+<p>«Ce sera inutilement,» dit le prince en parcourant la salle à grands pas
+et dans une agitation à laquelle le vin avait sa bonne part; «ce sera
+inutilement: ils ont vu comme Balthazar une main qui écrivait sur le
+mur; ils ont remarqué la trace du lion sur le sable; ils ont entendu son
+rugissement s'approcher et ébranler la foret: rien ne ressuscitera leur
+courage.»--«Plût à Dieu! dit Fitzurse à Bracy, que quelque chose pût
+réveiller le sien; le nom seul de son frère lui donne la fièvre. Ils
+sont à plaindre assurément les conseillers d'un prince qui manquent de
+force et de persévérance dans le bien comme dans le mal!...»</p>
+<br><br>
+
+<h3>CHAPITRE XV.</h3>
+
+<div class="droite">
+<p class="rig"><span class="sml"> «Et cependant il croit, ah, ah! que je suis l'instrument et
+ l'esclave de sa volonté. À merveille! qu'il en soit ainsi: à
+ travers ce labyrinthe de trouble créé par ses complots et sa
+ basse oppression, je me frayerai un chemin à de plus grandes
+ choses; et qui osera me donner tort?»</span><br>
+ <span class="rig">JOANA BAILLIE <i>Basile</i>, tragédie.</span></p><br><br><br><br><br><br><br>
+</div>
+
+
+<p>Jamais araignée ne se donna plus de peine pour réparer les fils
+endommagés de sa toile, que n'en prit Waldemar-Fitzurse pour réunir et
+concilier les membres dispersés de la faction de Jean. Bien peu d'entre
+eux lui étaient attachés par inclination, aucun ne l'était par estime
+personnelle. Il devenait donc nécessaire que Fitzurse leur fît connaître
+les nombreux avantages qu'ils pouvaient espérer, et leur rappelât ceux
+dont ils avaient joui jusqu'à présent. Aux jeunes nobles indisciplinés
+il présentait la perspective d'une licence effrénée et d'une débauche
+sans contrôle; il séduisait les ambitieux par l'espoir du commandement,
+et les âmes intéressées en leur faisant entrevoir un accroissement de
+richesses et des domaines plus étendus. Les chefs des bandes mercenaires
+reçurent des gratifications en argent, moyen le plus puissant pour
+captiver leur esprit, sans lequel tous les autres eussent été
+infructueux. Ce personnage habile distribuait encore plus de promesses
+que d'argent, et il n'oubliait rien pour entraîner les indécis et
+ranimer tous ceux qui paraissaient découragés. Il parlait du retour du
+roi Richard comme d'un événement tout-à-fait improbable; néanmoins,
+lorsqu'il s'apercevait aux regards douteux et aux réponses ambiguës de
+ceux à qui il s'adressait, que c'était précisément cette crainte qui les
+obsédait il traitait hardiment cette question en soutenant que le retour
+de Richard, dût-il avoir lieu, ne devait pas changer leurs calculs
+politiques.</p>
+
+<p>«Si Richard revient, disait-il, ce sera pour enrichir ses croisés
+appauvris et malheureux, aux dépens de ceux qui ne l'ont pas suivi en
+Palestine; ce sera pour exiger un compte rigoureux et terrible de tous
+ceux qui durant son absence ont fait tout ce que l'on peut appeler
+offense ou infraction aux lois du pays ou aux priviléges de la couronne;
+ce sera pour se venger, sur les templiers et les hospitaliers, de la
+préférence qu'ils ont montrée envers Philippe-de-France pendant les
+guerres de la Terre-Sainte; enfin ce sera pour châtier comme rebelles
+tous adhérens à son frère le prince Jean. Redoutez-vous sa puissance?
+ajouta le confident artificieux du prince: nous le reconnaissons comme
+un robuste et vaillant chevalier; mais nous ne sommes plus aux temps du
+roi Arthur, où un seul champion pouvait braver toute une armée. Si
+Richard revient, il doit être seul, sans suite et sans amis: les os de
+ses vaillans soldats ont blanchi les sables de la Palestine. Le peu de
+ses guerriers qui sont revenus ont été dispersés, et, comme Wilfrid
+Ivanhoe, en vrais mendians et en hommes sans ressources. Et que
+parlez-vous du droit de naissance de Richard?» continua-t-il en
+répondant à ceux qui avaient des scrupules à cet égard. «Ce droit de
+primogéniture est-il décidément plus certain que celui du duc Robert de
+Normandie, fils aîné du conquérant? Guillaume-le-Roux et Henri, ses
+frères cadets, lui furent successivement préférés par la voix de la
+nation. Robert avait tous les mérites que l'on peut faire valoir en
+faveur de Richard: il était chevalier courageux, bon chef, généreux
+envers ses amis et envers l'église; enfin c'était un croisé et un des
+conquérans du saint Sépulcre: cependant il mourut aveugle et infortuné
+dans le château de Cardiffe, parce qu'il s'opposa aux volontés du
+peuple, qui refusait de le reconnaître pour maître. Nous avons droit,
+dit-il encore, de choisir dans la famille royale le prince le plus
+capable de garder le pouvoir suprême, c'est-à-dire, ajouta-t-il en se
+rectifiant, celui dont l'élection garantira le mieux les intérêts de la
+noblesse. Pour ce qui est des qualités personnelles, il est possible que
+le prince soit inférieur à son frère Richard; mais si l'on considère que
+le dernier revient portant à la main le glaive de la vengeance, tandis
+que le premier nous offre récompenses, immunités, priviléges, richesses
+et honneurs, il n'y a plus de doute sur le choix du souverain qui doit
+appeler l'attention de la noblesse.»</p>
+
+<p>Ces argumens et beaucoup d'autres, dont quelques uns s'appliquaient aux
+positions particulières de ceux à qui lui-même s'adressait, produisirent
+leur effet sur les barons du parti du prince Jean. La plupart
+consentirent de se rendre à l'assemblée qu'on proposait d'avoir à York,
+dans le dessein de prendre des arrangemens définitifs pour placer la
+couronne sur la tête de ce prince, au détriment de Richard, roi légitime
+encore vivant.</p>
+
+<p>La nuit était déjà très avancée, lorsque, épuisé de fatigue par des
+efforts que le résultat justifiait, Waldemar Fitzurse, en rentrant au
+château d'Ashby, rencontra de Bracy, qui avait quitté ses vêtemens
+somptueux du banquet, pour une casaque de drap vert avec un
+haut-de-chausses de même couleur, un couvre-chef de cuir, une courte
+épée ou un couteau de chasse, un cor suspendu à son épaule, un arc en
+main et un paquet de flèches attaché à sa ceinture. Si Waldemar eût
+rencontré ce personnage hors du château, il eut passé près de lui sans y
+faire attention, et l'aurait pris pour un des yeomen de garde; mais le
+trouvant dans le vestibule, il le considéra de plus près, et reconnut le
+chevalier normand sous l'accoutrement d'un archer anglais.</p>
+
+<p>«Que signifie cette mascarade? s'écria Fitzurse avec un peu d'humeur;
+est-ce le temps des gambades et des farces de Noël<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a><a href="#footnote17"><sup class="sml">17</sup></a> quand le sort du
+prince Jean, notre maître, est à la veille de se décider? Pourquoi
+n'es-tu pas venu comme moi au milieu de ces poltrons, que le seul nom du
+roi Richard fait trembler de peur, comme on dit qu'il effraie les enfans
+Sarrasins?»--«J'ai songé à mes affaires, Fitzurse, répondit avec calme
+Bracy, comme vous avez pensé aux vôtres.»--«Comme j'ai pensé aux
+miennes! reprit tel qu'un écho le rusé Waldemar; je ne me suis occupé
+que de celles du prince Jean, notre commun patron.»--«À merveille, mon
+cher, dit Bracy; mais quel est ton motif pour agir ainsi? je gage que
+c'est plutôt ton intérêt personnel. Allons, Fitzurse, nous nous
+connaissons tous deux; l'ambition t'aiguillonne; pour moi, c'est le
+plaisir: nous différons dans nos goûts, parce que nous ne sommes pas du
+même âge. Tu as sur le prince Jean la même opinion que moi: nous savons
+tous deux qu'il est trop faible pour être un monarque résolu, trop
+despote pour être un bon roi, trop insolent et trop présomptueux pour
+être un souverain populaire, trop léger et trop timide pour conserver
+long-temps le diadème. Mais c'est le prince avec lequel Fitzurse et de
+Bracy ont espéré s'élever et prospérer; voilà pourquoi nous l'aidons,
+toi de ta politique et moi des lances de mes francs compagnons.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote17" name="footnote17"><b>Note 17: </b></a><a href="#footnotetag17">(retour) </a>Les fêtes de Noël ou <i>Christmas</i> sont en Angleterre
+ ce qu'est en France le nouvel an; on se visite, on se fait
+ des présens, les domestiques reçoivent des étrennes, et on se
+ donne des repas où le <i>beafsteak</i> ou boeuf, le <i>plum-pouding</i>
+ ou assemblage de farine, de graisse et de raisins cuits, le
+ <i>turkey</i> ou dindon, et les <i>minced-pies</i> ou petits gâteaux
+ jouent un grand rôle.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote>
+
+<p>«Voilà un auxiliaire bien gros d'espérance! dit Fitzurse impatienté; un
+homme occupé de folies, dans le moment le plus critique! Mais quel est
+donc ton dessein, sous un tel déguisement, dans une nécessité aussi
+pressante?»--«De prendre une femme, répond froidement Bracy, à la
+manière de la tribu de Benjamin.»--«De la tribu de Benjamin! Je ne te
+comprends pas.»--«N'étais-tu pas présent hier soir, reprend Bracy,
+lorsque le prieur Aymer nous récita un conte en réponse à une romance
+qui fut chantée par le ménestrel? Il raconta comment, jadis en
+Palestine, une affreuse querelle s'éleva entre le clan de Benjamin et le
+reste de la nation israélite; comment celle-ci tailla en pièces toute la
+chevalerie de cette nation, et jura par la sainte Vierge de ne permettre
+à aucun de ceux qui avaient échappé au carnage, de prendre une épouse de
+leur lignage; comment enfin la même nation, ayant regret de son voeu,
+envoya consulter le pape sur le moyen d'absoudre les femmes qui le
+transgresseraient; et comment, d'après l'avis du saint père, les jeunes
+chevaliers de Benjamin donnèrent un superbe tournoi, où ils enlevèrent
+toutes les femmes qui s'y trouvaient, et les obtinrent de la sorte pour
+épouses, sans avoir besoin du consentement ni d'elles ni de leurs
+familles.»</p>
+
+<p>«J'ai déjà entendu cette histoire, dit Fitzurse, quoique le prieur ou
+toi vous ayez fait de singulières altérations dans la date et dans les
+détails.»--«Je te dis, répliqua de Bracy, que je veux me pourvoir d'une
+femme à la manière de la tribu de Benjamin; c'est-à-dire que sous un
+pareil accoutrement je tomberai cette nuit même sur ce troupeau de
+lourds Saxons qui viennent de quitter le château, et leur enlèverai la
+belle Rowena.»--«Es-tu fou, Bracy, dit Fitzurse. Songe donc que, bien
+que ce soient des Saxons, ils sont riches, puissans, et d'autant plus
+respectés par leurs concitoyens, que la richesse et la puissance ne sont
+maintenant le partage que d'un petit nombre d'individus de cette
+nation.»--«Et ce ne devrait être celui d'aucun d'eux, dit Bracy, pour
+que l'oeuvre de la conquête fût réellement consommé.»--«Ce n'est pas du
+moins le temps d'y songer, reprit Fitzurse; la crise qui s'approche
+impose à Jean la nécessité de captiver la faveur populaire, et il ne
+pourrait refuser de punir quiconque outragerait un homme cher à la
+multitude.»--«Qu'il l'accorde s'il l'ose, dit Bracy, et il verra bien
+vite la différence qui existe entre une bonne et vigoureuse masse de
+lances comme la mienne, et un misérable amas de Saxons, sans coeur ni
+sans aucune discipline. Au reste, vous ignorez mon plan: ne semblé-je
+pas un chasseur aussi hardi que quiconque sonna jamais du cor? Le blâme
+de la violence retombera sur les outlaws des forêts du comté d'Yorck.
+J'ai mis de fidèles espions aux trousses de ces Saxons revêches: ils
+couchent cette nuit au couvent de saint Wittol ou Withold, ou je ne sais
+comment ils appellent ce rustre de saint saxon, près de
+Burton-sur-Trent<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a><a href="#footnote18"><sup class="sml">18</sup></a>. La marche du lendemain les met en notre pouvoir,
+et nous fondons sur eux comme des faucons sur leur proie. Alors je
+paraîtrai sous ma forme naturelle, je ferai le chevalier courtois, je
+délivrerai la belle infortunée des mains de ses grossiers ravisseurs, je
+la conduirai au château de Front-de-Boeuf ou en Normandie, s'il est
+nécessaire, et je ne la ramènerai à sa famille que comme épouse et dame
+de Maurice de Bracy.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote18" name="footnote18"><b>Note 18: </b></a><a href="#footnotetag18">(retour) </a>Ville de 4,000 âmes, sur la rive septentrionale du
+ Trent, à 44 lieues N.N.O. de Londres; elle est fameuse par
+ ses brasseries.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote>
+
+<p>«C'est un plan merveilleux, dit Fitzurse, et qui n'est pas, je le crois,
+entièrement de ton invention. Sois franc, Bracy: qui t'a aidé à le
+concevoir? et qui doit t'aider à l'exécuter? car, je pense que ta propre
+compagnie est bien en ce moment à York.»--«S'il faut absolument que tu
+le saches, dit Bracy, c'est le templier qui a fait le plan du projet que
+l'aventure des Benjamites m'a suggéré. Il doit me seconder dans cette
+attaque plaisante; lui et ses gens joueront le rôle des outlaws, des
+mains de qui mon bras vigoureux arrachera la belle Saxonne, après que
+j'aurai changé de vêtement.»</p>
+
+<p>«Par Notre-Dame, dit Fitzurse, le plan est digne de votre sagesse
+réunie; et ta prudence, de Bracy, se manifeste d'une manière encore plus
+spéciale dans ton projet de laisser la jeune personne entre les mains de
+ton digne et valeureux confédéré. Tu réussiras, je le présume, à
+l'enlever à ses amis saxons, mais la retirer ensuite des griffes de
+Bois-Guilbert me semble une chose beaucoup plus difficile; c'est un
+faucon bien accoutumé à saisir une perdrix, comme à ne plus lâcher sa
+proie.»--«Il est templier, reprit de Bracy, par conséquent ne saurait
+être mon rival dans mon projet d'épouser cette riche héritière
+saxonne<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a><a href="#footnote19"><sup class="sml">19</sup></a>; et, pour tenter quelque chose de déshonorant contre
+l'épouse que se destine Bracy, par le ciel! fût-il à lui seul tout un
+chapitre de son ordre, il n'oserait pas me faire un tel outrage.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote19" name="footnote19"><b>Note 19: </b></a><a href="#footnotetag19">(retour) </a>Les anciens templiers faisaient voeu de célibat; les
+ templiers modernes peuvent se marier.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote>
+
+<p>«Puisque rien de ce que je dis ne peut, mon cher Bracy, t'ôter de
+l'esprit cette folie, car je connais ton caractère opiniâtre, emploie le
+moins de temps possible, et qu'elle ne soit pas aussi longue qu'elle est
+importune.»--«Je t'assure, Fitzurse, que c'est l'affaire de quelques
+heures, et je serai à York, à la tête de mes intrépides compagnons
+d'armes, prêt à exécuter tout plan audacieux que ta politique aura
+imaginé. Mais j'entends mes camarades réunis, et les coursiers trépigner
+et hennir dans la cour extérieure. Adieu. Je vais en vrai chevalier
+conquérir le sourire d'une belle.»</p>
+
+<p>«En vrai chevalier,» répéta Fitzurse, le regardant partir; «comme un
+vrai fou, dirais-je, ou un enfant qui néglige les affaires les plus
+sérieuses et les plus urgentes, pour chasser le duvet de chardon qui
+s'en va de son épaule. Et c'est avec de tels instrumens que je dois
+travailler! Et au profit de qui? d'un prince aussi imprudent que
+dissolu, qui sera vraisemblablement aussi ingrat qu'il s'est montré fils
+rebelle et frère dénaturé. Mais lui-même n'est aussi qu'un des
+instrumens avec lesquels je m'exerce; et, orgueilleux comme il est, s'il
+s'avisait jamais de séparer ses intérêts des miens, c'est un secret que
+je lui apprendrais bientôt.»</p>
+
+<p>Les réflexions de l'homme d'état furent ici interrompues par la voix du
+prince, qui, d'un appartement voisin, cria: «Waldemar! noble Fitzurse!»
+et, ôtant son bonnet, le futur chancelier, titre auquel aspirait le rusé
+Normand, se hâta d'aller recevoir les ordres de son futur souverain.</p>
+<br><br>
+
+<h3>CHAPITRE XVI.</h3>
+
+<div class="droite">
+<p class="rig"><span class="sml"> «Dans un lointain désert, à la foule inconnu, un vénérable
+ ermite vécut depuis sa première jeunesse jusqu'à l'âge mûr.
+ La mousse était son lit, une grotte sa cellule, sa nourriture
+ des fruits, sa boisson de l'eau de source; éloigné des
+ hommes, il passait ses jours avec Dieu; la prière était sa
+ seule occupation, la louange son unique plaisir.»</span><br>
+ <span class="rig">PARNELL.</span></p><br><br><br><br><br><br><br>
+</div>
+
+<p>Le lecteur ne peut avoir oublié que la victoire, dans la seconde journée
+du tournoi, fut décidée par le secours du chevalier inconnu, dont la
+conduite passive et indifférente durant la première partie de l'assaut,
+l'avait fait surnommer le <i>Noir-Fainéant</i>. Le chevalier avait quitté
+l'arène immédiatement après le triomphe assuré; et lorsqu'il fut appelé
+pour recevoir le prix de sa valeur, on ne le trouva point. Pendant que
+les hérauts d'armes le réclamaient à haute voix et au son des
+trompettes, il dirigeait sa course vers le nord, évitant les sentiers
+frayés et prenant le chemin le plus court à travers les bois. Il passa
+la nuit dans une petite hôtellerie isolée, où cependant un ménestrel
+errant lui donna des nouvelles du résultat de la seconde journée du
+tournoi.</p>
+
+<p>Le lendemain il partit de bonne heure, dans le dessein de voyager plus
+long-temps; son cheval, qu'il avait eu soin de ménager la veille, lui
+permettant de faire un bon trajet sans avoir besoin de beaucoup de
+repos. Toutefois il fut trompé dans son espoir, car les sentiers qu'il
+avait suivis étaient si tortueux que lorsque la nuit vint le surprendre,
+il se trouvait seulement sur la lisière du West-Riding, dans le comté
+d'York. Le cheval et le cavalier avaient besoin de nourriture, et il
+devenait indispensable de chercher quelque lieu pour y demeurer jusqu'au
+jour. L'endroit où le voyageur se trouvait ne semblait propre à lui
+fournir ni abri, ni souper, et il était sur le point de se voir réduit à
+l'expédient habituel aux chevaliers errans, qui, en pareille occasion,
+abandonnaient leur monture au pâturage, et se couchaient sur la dure au
+pied d'un chêne, en songeant tout à leur aise à la dame de leurs
+pensées. Mais soit que le chevalier noir n'eût pas de maîtresse, soit
+qu'il fût en amour aussi indifférent qu'il avait paru l'être au tournoi,
+il n'était point assez occupé de réflexions passionnées sur une belle et
+sur ses rigueurs, pour oublier la fatigue et la faim, et pour que les
+doux rêves de la galanterie lui tinssent lieu de lit et de souper. Il
+fut donc très peu satisfait, lorsque promenant ses regards autour de
+lui, il se trouva environné de bois, à travers lesquels s'offraient, il
+est vrai, plusieurs clairières et des sentiers, mais qui semblaient
+avoir été tracés par des troupeaux qui étaient venus paître dans la
+forêt, ou par les bêtes fauves et les chasseurs qui les poursuivent.</p>
+
+<p>Le soleil aux rayons duquel le chevalier avait jusqu'alors dirigé sa
+course, venait de disparaître sur sa gauche derrière les montagnes du
+comté de Derby, et tout effort qu'il eût tenté pour aller plus loin
+aurait pu l'écarter de sa route et reculer le terme de son voyage. Après
+avoir inutilement essayé de choisir le sentier le plus battu dans
+l'espoir qu'il le conduirait à la chaumière de quelque garde-forestier
+ou de quelque berger, convaincu à la fin qu'il ne pouvait fixer son
+choix, il résolut de se confier au seul instinct de son cheval, instinct
+qu'il avait eu plus d'une fois l'occasion de mettre à l'essai, et qui
+lui avait prouvé que ces animaux sont souvent des guides plus sûrs que
+leurs cavaliers.</p>
+
+<p>Cet intelligent quadrupède, tout fatigué qu'il était d'une si longue
+journée sous le poids d'un maître vêtu de sa lourde armure, ne sentit
+pas plutôt les rênes flotter à l'abandon sur son cou, que, se voyant
+l'arbitre de sa direction, il sembla prendre de nouvelles forces, et ce
+coursier, qui naguère eût à peine obéi à l'éperon autrement que par un
+soupir ou gémissement, tout fier actuellement de la confiance que l'on
+avait en lui, dressa les oreilles, releva la tête, et prit de lui-même
+un trot plus vif. Le sentier qu'il adopta n'était pas dans la même
+direction que celle que le chevalier avait suivie durant le jour; mais
+comme le cheval semblait content de son choix, le cavalier s'abandonna
+totalement à sa discrétion. L'événement prouva qu'il avait eu raison,
+car le sentier parut bientôt un peu plus large et plus battu, et le son
+d'une petite cloche avertit le chevalier qu'il se trouvait à peu de
+distance de quelque chapelle ou ermitage.</p>
+
+<p>Il atteignit une pelouse ouverte, de l'autre côté de laquelle un roc
+s'élevant d'une manière abrupte sur une plaine légèrement inclinée,
+offrait au voyageur un front gris et dentelé. Le lierre en plusieurs
+lieux couvrait ses flancs, et en quelques autres on voyait s'élever le
+chêne et le houx, dont les racines trouvaient leur nourriture dans les
+fentes et crevasses du rocher, tandis que les rameaux de ces arbres se
+balançaient sur le précipice, comme le panache d'un guerrier sur son
+casque luisant d'acier, donnant ainsi de la grace à un objet dont
+l'effet principal devait être l'effroi. Au bas de ce rocher et
+s'appuyant contre lui, était une hutte grossière formée de troncs
+d'arbres coupés dans la forêt voisine et joints ensemble de manière à
+braver l'intempérie des saisons, au moyen de ce que leurs interstices
+étaient bouchés par un ciment d'argile et de mousse. La tige d'un jeune
+sapin dépouillé de ses branches, avec un morceau de bois lié
+transversalement vers le haut, était plantée près de la porte, comme un
+rustique emblème de la sainte Croix. À une faible distance à droite, une
+source d'eau limpide jaillissait du rocher et tombait dans le creux
+d'une pierre dont le travail des ans avait fait un bassin naturel.
+S'échappant ensuite, elle devenait un ruisseau qui, avec un léger
+murmure, coulait dans un lit qu'elle s'était lentement formé, et
+s'avançait en serpentant à travers une plaine étroite pour aller se
+perdre dans un bocage voisin.</p>
+
+<p>Auprès de cette fontaine apparaissaient les ruines d'une petite
+chapelle, dont le toit en partie n'existait plus. Cet humble bâtiment,
+lorsqu'il était entier, n'avait eu jamais plus de seize pieds de
+longueur sur douze de largeur; et le toit, bas en proportion, reposait
+sur quatre voûtes ou arcades en saillie aux quatre angles du bâtiment et
+supportées chacune par un pilier massif. Les bords de deux de ces arches
+étaient encore debout, bien que le toit qui avait existé entr'elles fût
+écroulé; les deux autres étaient parfaitement conservées. L'entrée de ce
+vieil édifice religieux se trouvait sous une arche arrondie et très
+basse, décorée d'ornemens en zigzag semblables à des dents de requin,
+comme on en voit encore aux anciennes églises saxonnes. Sur le porche
+s'élevait un beffroi soutenu par quatre piliers, entre lesquels pendait
+la cloche verdâtre et calcinée dont le faible tintement avait été
+entendu quelques instans auparavant par le chevalier noir.</p>
+
+<p>Ce tableau simple et pittoresque brillait des reflets du crépuscule aux
+yeux du voyageur, en lui donnant l'assurance consolante de pouvoir y
+passer la nuit, car il était du devoir des ermites qui habitaient ces
+forets d'exercer l'hospitalité envers les voyageurs égarés ou surpris
+par l'obscurité. Le chevalier ne prit donc pas le temps d'examiner en
+détail les particularités que nous venons de rapporter; mais, remerciant
+saint Julien, patron des voyageurs, qui lui avait procuré un bon gîte,
+il descendit de cheval, et frappa du bout de sa lance à la porte de
+l'ermitage, afin d'appeler l'attention et dans l'espoir d'en obtenir
+l'entrée.</p>
+
+<p>Quelques minutes s'écoulèrent avant qu'on lui eût fait aucune réponse;
+et quand il en reçut une, elle ne fut pas en termes rassurans. «Passe
+ton chemin, qui que tu sois!» lui cria une voix rauque et forte à
+travers une fente de la porte, «et ne trouble pas le serviteur de Dieu
+et de saint Dunstan dans ses prières du soir.»--«Révérend père, dit le
+chevalier, c'est un pauvre pèlerin égaré dans ces bois qui t'offre
+l'occasion d'exercer envers lui la charité et l'hospitalité.»--«Mon
+frère, reprit le saint homme, il a plu à la vierge Marie et à saint
+Dunstan que je fusse destiné à recevoir l'une et l'autre, au lieu de les
+exercer. Je n'ai ici aucune provision qu'un chien voulût même partager
+avec moi, et un cheval un peu délicat ne voudrait point de ma couche
+pour litière. Passe donc ton chemin, et que Dieu lui-même
+t'assiste!»--«Mais comment, reprit le chevalier, me serait-il possible
+de trouver mon chemin à travers le bois au milieu d'aussi épaisses
+ténèbres? Je vous supplie, révérend père, puisque vous êtes chrétien,
+d'ouvrir votre porte et de m'indiquer au moins ma route.»</p>
+
+<p>«Je vous supplie, mon frère en Dieu, reprit à son tour l'anachorète, de
+ne pas me troubler plus long-temps. Vous avez déjà interrompu un
+<i>Pater</i>, deux <i>Ave</i> et un <i>Credo</i> que mon voeu de misérable pécheur
+m'oblige de réciter avant le lever de la lune.»--«La route! la route!
+vociféra le chevalier, si je ne dois pas espérer davantage de toi.»--«La
+route, lui répondit l'ermite, est aisée à suivre. Le sentier depuis ma
+cellule conduit à un marais, et de ce marais à un gué, lequel, attendu
+que les pluies ne l'ont pas encore enflé, n'est point difficile à
+franchir. Au delà de ce gué tu auras soin d'éviter la rive gauche, qui
+offre des précipices<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a><a href="#footnote20"><sup class="sml">20</sup></a> et le sentier qui longe le torrent a
+dernièrement, comme je l'ai appris, car je quitte rarement les devoirs
+de ma retraite, été rompu en différens endroits: alors tu marcheras en
+ligne droite.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote20" name="footnote20"><b>Note 20: </b></a><a href="#footnotetag20">(retour) </a> Le précédent traducteur a passé ces détails et
+ beaucoup d'autres non moins saillans et qu'il serait
+ fastidieux de rappeler.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote>
+
+<p>«Un sentier rompu! un précipice! un gué! et un marais!» dit le chevalier
+en l'interrompant; «mais, sire ermite, fussiez-vous le plus saint de
+tous ceux qui jamais portèrent une barbe ou déroulèrent les grains de
+leurs chapelets<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a><a href="#footnote21"><sup class="sml">21</sup></a> il ne serait pas en votre pouvoir de me jeter cette
+nuit dans un danger pareil. Je te répète que toi, qui vis de la charité
+d'autrui, si peu méritée, comme je le vois, tu n'as pas le droit de
+refuser un abri au voyageur dans sa détresse. Ouvre-moi vite ta porte,
+ou, par la sainte hostie, je l'enfonce de ma lance et me fraie un
+passage.»--«Ami voyageur, répliqua l'ermite, ne sois pas importun; si tu
+m'obliges à faire usage d'armes charnelles pour ma défense, il
+t'adviendra malheur.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote21" name="footnote21"><b>Note 21: </b></a><a href="#footnotetag21">(retour) </a> Le précédent traducteur a passé ces détails et
+ beaucoup d'autres non moins saillans et qu'il serait
+ fastidieux de rappeler.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote>
+
+<p>Dans ce moment un bruit confus d'aboiemens et de grognemens, arrivé
+d'une certaine distance aux oreilles du chevalier, en devenant de plus
+en plus éclatans et furieux, lui fit croire que l'ermite, alarmé de la
+menace, et s'imaginant qu'on forcerait sa porte, avait appelé à son
+secours les chiens qui faisaient ce tapage. Irrité de ces préparatifs de
+l'ermite pour accorder l'hospitalité au chevalier, celui-ci frappa du
+pied la porte avec une telle violence, que les piliers et tenons en
+furent tout ébranlés. L'anachorète n'ayant aucune envie d'exposer sa
+porte à un nouveau choc: «Patience! patience! bon voyageur,
+s'écria-t-il, ménage tes forces et je vais à l'instant t'ouvrir mon
+ermitage, quoique, peut-être, tu ne doives pas avoir à t'en féliciter.»</p>
+
+<p>La porte s'entr'ouvre en effet, et l'ermite, homme grand et fortement
+constitué, couvert de son froc et de son capuchon, avec une corde de
+jonc pour ceinture, paraît devant le chevalier. Il tenait d'une main une
+torche allumée, et de l'autre un bâton de pommier sauvage si gros et si
+pesant, qu'il pouvait bien passer pour une massue. Deux chiens énormes à
+longs poils, moitié lévriers, moitié mâtins<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a><a href="#footnote22"><sup class="sml">22</sup></a>, trépignaient à ses
+côtés et semblaient prêts à fondre sur le voyageur, aussitôt que leur
+maître les aurait lâchés. Mais quand la torche eut réfléchi sa lumière
+sur la luisante armure de l'étranger, qui se tenait en dehors, l'ermite,
+changeant probablement ses premières intentions, réprima la fureur de
+ses auxiliaires, et prenant un ton de courtoisie brusquée, il invita le
+chevalier à entrer dans son gîte, et s'excusa sur l'hésitation qu'il
+avait mise à le recevoir, s'étant fait, disait-il, une règle de ne
+jamais ouvrir sa porte après le soleil couché, à cause des bandes de
+voleurs et d'outlaws qui infestaient les environs, et qui ne
+respectaient ni la sainte Vierge, ni saint Dunstan, ni ceux qui se
+dévouaient à leur culte.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote22" name="footnote22"><b>Note 22: </b></a><a href="#footnotetag22">(retour) </a>Détails supprimés dans la précédente traduction,
+ ainsi que le <i>bâton of crabtree</i>.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote>
+
+<p>«La pauvreté de votre cellule, bon père,» dit le chevalier, en regardant
+autour de lui et en ne voyant qu'un lit de feuillage, un crucifix en
+chêne grossièrement taillé, un missel, une table à peine ébauchée, faite
+de planches brutes et sciées grossièrement<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a><a href="#footnote23"><sup class="sml">23</sup></a>; deux escabelles et un ou
+deux méchans articles de ménage; «la pauvreté de votre cellule me semble
+un moyen de défense suffisant contre l'apparition des voleurs, sans
+parler du secours de deux chiens assez forts, je pense, pour déchirer un
+cerf, et conséquemment pour combattre avec avantage plusieurs hommes
+réunis.»--«Le bon gardien de la forêt, dit l'ermite, m'a permis l'usage
+de ces animaux pour protéger ma solitude jusqu'à des temps meilleurs.»
+Ayant ainsi parlé, il mit sa torche sur une barre de fer qui servait de
+candélabre, et plaçant un fagot de bois sec sur un feu presque éteint,
+il avança près de la table une escabelle où il s'assit, en faisant signe
+au chevalier de l'imiter avec l'autre.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote23" name="footnote23"><b>Note 23: </b></a><a href="#footnotetag23">(retour) </a><i>A rough-hewn table</i>, une table ébauchée, ou de
+ planches brutes mal jointes, expression que le précédent
+ traducteur a rendue par une «table de pierre brute.» Il est
+ beaucoup plus présumable que cette table était de bois
+ grossièrement travaillé. De semblables détails et une foule
+ d'autres, en apparence insignifians, ne sauraient être
+ négligés, si l'on veut essayer de reproduire le talent
+ descriptif de l'auteur, entièrement puisé dans la nature.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote>
+
+<p>Assis tous deux, ils se regardèrent quelques instans avec un grand
+sérieux, chacun pensant en soi-même qu'il avait rarement vu un homme
+plus vigoureux et plus déterminé que celui qui lui était opposé.
+«Vénérable ermite, dit le chevalier après avoir long-temps considéré son
+hôte, si je ne craignais pas de troubler vos pieuses méditations, je
+vous prierais de me dire: premièrement où je puis mettre mon cheval;
+ensuite, ce que vous pouvez me donner pour souper; enfin où je trouverai
+une couche, afin de prendre un peu de repos cette nuit?»--«Je vous
+répondrai, dit l'ermite, avec un signe du doigt, vu qu'il serait contre
+ma règle de prononcer des paroles, toutes les fois que le geste y peut
+suppléer.» Disant ces mots, il indiqua successivement deux coins de sa
+cellule. «Voilà l'écurie, dit-il, et voilà votre lit<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a><a href="#footnote24"><sup class="sml">24</sup></a>.» Cherchant
+ensuite sur une planche voisine, un plat contenant deux poignées de pois
+secs et le mettant sur la table, il ajouta: «Voici votre souper.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote24" name="footnote24"><b>Note 24: </b></a><a href="#footnotetag24">(retour) </a><i>Your bed there</i>, dit le texte, dont la précédente
+ traduction fait une «chambre à coucher.» Une chambre à
+ coucher dans un oratoire! autant vaudrait dire un salon.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote>
+
+<p>Le chevalier haussa les épaules, et sortant de la hutte, il amena son
+cheval, qu'il avait attaché par la bride à un arbre; il le dessella, le
+pansa avec soin, et lui étendit sur le dos son propre manteau. L'ermite
+fut vraisemblablement touché des soins que le chevalier prenait de sa
+monture, car, ayant l'air de se rappeler quelques restes de fourrage
+laissés par le garde forestier, à sa dernière visite, il tira d'un coin
+de l'écurie une botte de foin qu'il plaça sous la bouche du coursier, et
+immédiatement après, il étendit une brassée de fougère sèche à l'endroit
+qu'il avait montré comme réservé au lit du cavalier. Celui-ci le
+remercia de sa courtoisie, et, ce devoir rempli, tous deux revinrent
+s'asseoir à la table, où se trouvait toujours entre eux l'assiette de
+pois secs. Après un long <i>benedicite</i>, qui avait été autrefois en latin,
+mais qui n'en conservait que des fragmens tronqués, à l'exception, çà et
+là, d'une longue et roulante finale de quelques mots ou phrases,
+l'ermite donna l'exemple à son hôte, en mettant modestement dans une
+grande bouche, garnie de deux rangées d'excellentes dents, aussi
+blanches et aussi aiguës que celles d'un sanglier, trois ou quatre pois
+secs; triste mouture, sans doute, pour un moulin si large et si
+puissant<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a><a href="#footnote25"><sup class="sml">25</sup></a>!</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote25" name="footnote25"><b>Note 25: </b></a><a href="#footnotetag25">(retour) </a><i>A miserable grist as it seemed for so large and
+ able a mill</i>: rien de cela ne se retrouve dans le travail de
+ mon prédécesseur.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote>
+
+<p>Afin de suivre un si louable exemple, le chevalier ôta son casque, son
+corselet et la plus grande partie de son armure, et fit voir à l'ermite
+une tête couverte de cheveux blonds, épais et bouclés, des traits
+prononcés, des yeux bleus singulièrement vifs et pénétrans, une belle
+bouche, avec la lèvre supérieure chargée de deux moustaches plus foncées
+que les cheveux; enfin un homme hardi, entreprenant, qualités analogues
+à sa haute et vigoureuse stature.</p>
+
+<p>L'ermite, comme si l'envie lui avait pris de répondre à la confiance de
+son hôte, rejeta son capuchon en arrière, et montra à son tour une tête
+ronde comme une boule, et qui décelait un homme encore dans le printemps
+de la virilité. Sa large tonsure, environnée d'un cercle de cheveux
+noirs et crépus, rappelait l'image d'un enclos communal entouré d'une
+haie d'aubépine<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a><a href="#footnote26"><sup class="sml">26</sup></a>. Ses traits n'exprimaient rien d'une austérité
+monastique, ni le jeûne et les macérations d'une vie ascétique; au
+contraire il avait une contenance orgueilleuse et décidée, les yeux
+surmontés de larges sourcils noirs, le front largement dessiné, les
+joues rondes et vermeilles comme celles d'un trompette, avec un menton
+qui balançait une barbe longue, noire et touffue. Une telle figure entée
+sur le corps charnu de l'homme sacré, rappelait bien plus énergiquement
+pour subsistance habituelle l'emploi de gros reins de boeuf et de bonnes
+hanches de mouton, qu'une chétive nourriture de pois secs ou de
+légumes<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a><a href="#footnote27"><sup class="sml">27</sup></a>. Cette disconvenance n'échappa point à la sagacité du
+chevalier, qui, après avoir broyé avec difficulté une bouchée de pois
+secs, trouva qu'il devenait indispensable de demander à l'ermite quelque
+boisson pour l'aider à les avaler: celui-ci répondit à sa requête en
+plaçant devant lui une grande cruche d'eau la plus pure de la fontaine.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote26" name="footnote26"><b>Note 26: </b></a><a href="#footnotetag26">(retour) </a> <i>His close-shaven crown, surrounded by a circle of
+ stiff-curled black hair, had something the appearance of a
+ parish pinfold begirt by its high hedge.</i> Ce trait vivant et
+ qui décèle si bien la touche éminemment pittoresque du
+ romancier calédonien, a échappé, par mégarde, sans doute, à
+ la plume de son premier interprète.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote27" name="footnote27"><b>Note 27: </b></a><a href="#footnotetag27">(retour) </a> On chercherait vainement cette énergique image dans
+ la version de mon prédécesseur.</blockquote>
+
+<p>«Elle vient, dit-il, de la source de Saint-Dunstan<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a><a href="#footnote28"><sup class="sml">28</sup></a>, dans laquelle,
+entre deux soleils, il baptisa cinq cents païens danois. Que son nom
+soit béni!» Et approchant sa barbe noire de la cruche, il avala une
+gorgée d'eau, en quantité infiniment plus modérée qu'on ne devait s'y
+attendre, d'après l'éloge qu'il venait d'en faire. «Il me semble, mon
+révérend père, dit le chevalier, que ces pois secs, dont vous mangez si
+peu, et que cette eau pure, dont vous êtes si économe envers vous-même,
+s'accordent merveilleusement avec votre constitution. Vous me paraissez
+homme plus propre à gagner le prix du bélier dans une lutte à
+bras-le-corps, ou celui de l'anneau dans le jeu du bâton au moulinet, ou
+celui du bouclier au jeu de l'épée, qu'à passer votre temps dans ce
+désert, en disant des messes et en ne vivant que de pois secs et d'eau
+claire.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote28" name="footnote28"><b>Note 28: </b></a><a href="#footnotetag28">(retour) </a>C'est ce fameux Dunstan qui un jour saisit le diable
+ par le nez avec une paire de pincettes rougies au feu, et lui
+ fit faire ainsi trois fois le tour de sa chambre.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote>
+
+<p>«Sire chevalier, reprit l'ermite, vos pensées ressemblent à celles des
+laïques ignorans, elles sont selon la chair. Il a plu à la sainte Vierge
+et à mon saint patron de bénir la pitance à laquelle je me restreins,
+comme jadis furent bénis les légumes et l'eau dont se contentèrent les
+enfans Sidrach, Misach et Abdenago, lesquels ne voulurent pas toucher au
+vin ni aux viandes que leur fit servir le roi des Sarrasins.»</p>
+
+<p>«Saint père, dit le chevalier, sur la figure de qui le ciel a opéré un
+tel miracle, permets à un humble pécheur de demander ton nom.»--«Tu peux
+m'appeler l'ermite Copmanhurst, répondit le cénobite; car on m'appelle
+ainsi. On y ajoute, il est vrai, l'épithète de saint; mais je n'y tiens
+pas, vu que je ne m'en trouve pas digne. Et maintenant, brave chevalier,
+puis-je à mon tour savoir le nom de mon hôte?»--«Certainement, dit le
+voyageur, certainement: On m'appelle dans ce pays le chevalier noir.
+Beaucoup de gens, il est vrai, ajoutent à ce nom l'épithète de fainéant;
+mais je ne m'en soucie guère, vu que je m'en crois peu digne.»</p>
+
+<p>L'ermite put à peine s'empêcher de sourire à l'ouïe de la réponse de son
+hôte. «Je vois, dit-il, sire chevalier fainéant, que tu es un homme de
+sens et de bon conseil; je vois de plus que la simplicité de mon régime
+monastique ne séduit pas un voyageur comme toi, accoutumé, peut-être, à
+la licence des cours et des camps et au luxe des villes. Maintenant il
+me semble, sire fainéant, qu'à la dernière visite du charitable
+garde-forestier dans ma cellule, il a laissé à ma garde, outre plusieurs
+bottes de fourrage, quelques provisions de bouche, qui, n'étant point
+propres à mon usage, me sont sorties de la mémoire au milieu de mes
+pieuses et bien plus graves méditations.»</p>
+
+<p>«J'aurais juré qu'il en était ainsi, reprit le chevalier. J'étais sûr
+qu'il y avait une meilleure nourriture dans votre cellule, vénérable
+père, du moment que vous avez ôté votre capuchon. Le garde-forestier est
+sans doute un jovial compagnon, et quiconque aurait vu des dents comme
+les tiennes broyer ces pois, et ton large gosier s'abreuver d'une si
+vulgaire boisson, n'aurait pu te croire nourri de mets et désaltéré par
+un breuvage tout au plus dignes de mon cheval.» En disant ces paroles,
+il désignait du doigt le service de la table; puis il ajouta: «Voyons
+sans délai la fine réserve du garde-forestier.»</p>
+
+<p>L'ermite jeta sur le chevalier un regard pénétrant, dans lequel on
+remarquait une sorte d'hésitation comique; il paraissait douter s'il y
+aurait de sa part quelque prudence à se confier à son hôte. Cependant la
+contenance de celui-ci marquait assez de franchise pour dissiper toute
+crainte. Son sourire également avait quelque chose d'un sardonisme
+irrésistible et respirait tellement la loyauté, qu'il commandait en
+quelque sorte la sympathie. Après l'échange de deux ou trois oeillades
+muettes, l'ermite courut au fond de sa hutte, il ouvrit une armoire
+cachée avec autant d'adresse que de soin, en sortit un énorme pâté dans
+un plat d'étain d'une dimension peu usitée. Ce gros pâté fut mis devant
+le chevalier, qui, prenant son poignard, le tailla bien à l'aise et ne
+perdit pas de temps pour faire une ample connaissance avec le contenu.</p>
+
+<p>«Y a-t-il long-temps, révérend père, que l'honnête garde de la forêt
+n'est venu chez vous,» dit le chevalier après avoir avalé en hâte
+plusieurs morceaux de ce renfort ajouté à la bonne chère du
+cénobite.--«Environ deux mois, répondit celui-ci sans réflexion.»--«De
+par le ciel! reprit le chevalier, tout dans votre ermitage tient du
+miracle, bon père; j'aurais juré que le gros chevreuil qui a fourni
+cette venaison courait encore il y a huit jours dans la foret.»</p>
+
+<p>L'ermite fut quelque peu déconcerté par cette remarque; et d'ailleurs il
+faisait une bien triste figure en regardant diminuer à vue d'oeil son
+pâté, où l'hôte faisait des brèches profondes; attaque militaire à
+laquelle sa profession antérieure d'abstinence ne lui permettait pas de
+s'unir.--«Mais, à propos, révérend père, j'ai été en Palestine» dit le
+chevalier en cessant tout à coup de manger, et je me souviens que c'est
+un devoir pour quiconque reçoit un convive à sa table, de l'assurer de
+la bonté des alimens, en les goûtant avec lui. À Dieu ne plaise que je
+soupçonne un si saint homme de mauvaises intentions; néanmoins, je
+serais charmé de vous voir suivre l'usage de l'Orient.»--«Pour mettre à
+l'aise vos scrupules inutiles, sire chevalier, je me départirai cette
+fois de ma règle,» répondit le cénobite; et comme dans ce temps-là il
+n'existait pas encore de fourchettes, sur-le-champ il plongea ses doigts
+dans les cavernes du pâté.</p>
+
+<p>La glace de la cérémonie étant une fois rompue<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a><a href="#footnote29"><sup class="sml">29</sup></a>, il s'éleva une
+rivalité d'appétit entre l'ermite et le chevalier; et, quoique celui-ci
+eût probablement jeûné plus long-temps, le cénobite le laissa bien loin
+derrière lui.--«Saint père, dit le chevalier lorsque sa faim fut
+apaisée, je parierais mon cheval contre un sequin que l'honnête
+garde-forestier auquel nous sommes redevables de cette venaison, t'a
+laissé un baril de Bordeaux, ou une pipe de Madère, ou quelque autre
+bagatelle analogue, en auxiliaire de son pâté. Cette circonstance, je ne
+l'ignore point, ne serait pas digne de rester dans la mémoire d'un
+cénobite aussi rigide; mais je pense que si vous vouliez chercher encore
+dans le fond de votre cellule, vous trouveriez que ma conjecture n'est
+nullement chimérique.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote29" name="footnote29"><b>Note 29: </b></a><a href="#footnotetag29">(retour) </a><i>The icy of ceremony being once broken</i>, phrase que
+ le premier interprète de Walter-Scott rend par la <i>glace
+ étant ainsi rompue</i>, comme si ce n'était pas une métaphore;
+ elle serait plus exactement reproduite par cet équivalent:
+ <i>toute cérémonie étant mise de coté</i>. Nous hasardons la forme
+ anglaise, en reconnaissant le néologisme.</blockquote>
+
+<p>L'ermite ne répondit que par une grimace<a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a><a href="#footnote30"><sup class="sml">30</sup></a>; et, retournant à l'armoire
+où il avait pris le pâté, il en rapporta une bouteille de cuir, qui
+pouvait contenir environ quatre litres. Il la mit sur la table avec et,
+ayant ainsi fait cette provision liquide pour arroser le souper, il crut
+pouvoir mettre de côté toute gêne. Remplissant donc les deux coupes, il
+en prit une en disant en saxon: «<i>Waes hael</i>, à votre santé, chevalier
+fainéant!» et il la vida d'un trait. «<i>Drink hael</i>, je bois à la vôtre,
+ermite de Copmanhurst,» répondit le guerrier; et il lui fit raison de la
+même manière. «Saint personnage, ajouta le voyageur après ce premier
+toast, je ne saurais que m'étonner de plus en plus qu'un homme doué de
+qualités et de forces comme les tiennes, et qui par dessus tout se
+montre un excellent convive, ait songé à vivre seul dans un désert. À
+mon avis, vous seriez bien plutôt fait<a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a><a href="#footnote31"><sup class="sml">31</sup></a> pour prendre d'assaut un
+castel ou une forteresse, en mangeant gras et buvant sec, au lieu de
+vous nourrir ici de légumes, et de vous abreuver d'eau claire, ou de
+dépendre même de la charité du garde-forestier. Du moins, si j'étais à
+votre place, je chasserais à mon aise les daims du roi; il en existe en
+abondance dans ces forêts, et on ne regretterait pas un daim tué pour le
+service du chapelain de saint Dunstan.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote30" name="footnote30"><b>Note 30: </b></a><a href="#footnotetag30">(retour) </a><i>By a grin</i>, dit le texte, et non pas un <i>sourire</i>,
+ comme le dit le premier traducteur.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote31" name="footnote31"><b>Note 31: </b></a><a href="#footnotetag31">(retour) </a>L'auteur anglais passe alternativement du <i>vous</i> au
+ <i>tu</i>, afin de varier sans doute le ton de la conversation à
+ la fois noble et familière de ses interlocuteurs. Nous avons
+ fréquemment reproduit ces formes d'élocution, pour mieux
+ encore nous rapprocher des intentions et du style de
+ l'écrivain britannique.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote>
+
+<p>«Sire fainéant, reprit l'ermite, voilà des mots dangereux, et je vous
+prie de ne pas les répéter. Je suis un religieux fidèle au prince et à
+la loi; si je m'avisais de chasser le gibier de mon souverain, je serais
+sûr de la prison, et ma robe ne me sauverait même pas de la
+potence.»--«N'importe, si j'étais de vous, dit le chevalier, je me
+promènerais au clair de la lune, lorsque les gardes-forestiers se
+tiennent bien chaudement dans leurs lits, et tout en marmottant mes
+prières, je décocherais une flèche au milieu des troupeaux de daims qui
+paissent les clairières d'alentour. Dites-moi, mon père, n'avez-vous
+jamais pris un semblable passe-temps?»--«Ami fainéant, répondit
+l'ermite, tu as vu tout ce qui peut, dans mon ménage, intéresser les
+regards, et même plus que ne méritait de voir un homme qui s'y est
+presque établi par violence. Crois-moi, il vaut mieux jouir du bien que
+le ciel nous envoie, que d'être indiscrètement curieux sur la manière
+dont il arrive. Remplis ton verre, bois-le, et ne pousse pas plus loin,
+je t'en prie, tes questions impolies; car tu me forcerais à te prouver
+que, si tu t'émancipais davantage, il me serait facile d'y mettre un
+terme.»</p>
+
+<p>«Par ma foi, continua le chevalier, tu augmentes ma curiosité! tu es
+l'ermite le plus mystérieux que j'aie jamais rencontré; et j'en saurai
+davantage de toi avant que nous nous séparions. Pour ce qui est de tes
+menaces, digne anachorète, tu parles à un homme dont le métier est de
+braver le danger partout où il se présente.»--«À ta santé, sire
+chevalier fainéant, reprit l'ermite, je respecte beaucoup ta valeur,
+mais j'ai une très mince idée de ta discrétion. Si tu veux me combattre
+avec des armes égales, je te donnerai de bonne amitié et fraternellement
+une telle pénitence et une telle absolution, que d'ici à un an tu ne
+pécheras plus par excès de curiosité.»</p>
+
+<p>«Quelles sont tes armes, vaillant ermite?»--«Il n'y en a pas, reprit-il,
+depuis les ciseaux de Dalila et le clou de Jaël jusqu'au cimeterre de
+Goliath, avec lesquelles je ne sois prêt à me mesurer avec toi. Mais si
+tu me laisses maître du choix, que dis-tu, mon digne ami, de ces deux
+joujoux?» En parlant ainsi, il ouvrit une autre armoire dans un coin de
+la cellule, et en tira deux grandes épées et deux boucliers, tels qu'en
+portaient alors les yeomen ou archers. Le chevalier qui suivait des yeux
+tous ses mouvemens, vit que cette armoire contenait aussi deux ou trois
+longs arcs, une arquebuse, des traits et des flèches, une harpe et
+d'autres objets qui ne semblaient guère propres à l'usage d'un ermite.</p>
+
+<p>«Brave cénobite, reprit le chevalier, je ne te ferai plus de questions
+indiscrètes: les articles contenus dans cette armoire y répondent
+d'avance; mais j'y vois une arme, ajouta-t-il, en prenant la harpe, sur
+laquelle j'essaierais bien plus volontiers avec toi mon adresse, qu'avec
+l'épée et le bouclier.»--«J'espère, sire chevalier, dit l'ermite, que tu
+n'as pas trop donné lieu à être surnommé le fainéant; je te soupçonne
+gravement à ce sujet. Néanmoins, comme tu es mon hôte, je ne veux pas
+mettre ton courage à l'épreuve sans ton exprès consentement. Assieds-toi
+donc, et remplis ta coupe; buvons, chantons et soyons heureux, si tu
+sais quelque bon virelai; tu seras le bien venu et admis au festin de
+l'ermite de Copmanhurst aussi long-temps que je desservirai la chapelle
+de saint Dunstan, et ce sera, s'il plaît à Dieu, jusqu'à ce que
+j'échange mon toit de chaume contre une couverture en gazon. Mais viens,
+remplis ta coupe, car il faudra quelque temps pour accorder la harpe; et
+rien n'enduit le gosier et n'aiguise l'ouïe comme un bon verre de vin.
+Pour ma part, j'aime à sentir le jus de la treille jusqu'au bout de mes
+doigts, avant qu'ils fassent vibrer les cordes de mon instrument<a id="footnotetag32" name="footnotetag32"></a><a href="#footnote32"><sup class="sml">32</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote32" name="footnote32"><b>Note 32: </b></a><a href="#footnotetag32">(retour) </a>Le précèdent traducteur n'avait pas sans doute
+ enduit, c'est-à-dire humecté son gosier de nectar bachique,
+ puisqu'il n'a pas rendu la naïve expression de l'ermite.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote>
+
+<br><br>
+
+<h3>CHAPITRE XVII.</h3>
+
+<div class="droite">
+<p class="rig"><span class="sml"> «Le soir, dans un coin réservé à l'étude, j'ouvre mon livre
+ au dos de cuivre, rempli d'une multitude de faits sacrés des
+ martyrs couronnés de la récompense divine; alors, quand mon
+ flambeau pâlit et commence à ne plus m'éclairer, je chante
+ avant de m'endormir mon hymne cadencée. Qui ne voudrait
+ renoncer aux vanités mondaines pour prendre mon bâton et
+ revêtir l'amict blanc, ou préférer au bruyant théâtre du
+ monde la paix de mon ermitage.»</span><br>
+ <span class="rig">WARTON.</span></p><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br>
+</div>
+
+<p>Malgré l'invitation du jovial ermite, à laquelle son hôte obéit
+volontiers, celui-ci reconnut que le moyen proposé n'atteignait pas
+aussi aisément le but, et que ce n'était pas une chose facile que
+d'accorder une harpe. «Il me semble, bon père, dit le chevalier, qu'il
+manque une corde à l'instrument, et que les autres ne sont pas des
+meilleures.»--«Vraiment! tu remarques cela, reprit l'ermite; tu es donc
+du métier! C'est la faute du vin et de la bombance, ajouta-t-il
+gravement en levant les yeux au ciel; c'est la faute du vin et de la
+bombance. J'avais dit à Allan-a-Dale, le ménestrel du Nord, qu'il
+dérangerait la harpe, s'il y touchait après avoir humé sa septième
+coupe; mais il ne souffrait pas le contrôle. Ami, je bois à ton heureux
+essai musical.» Disant ces mots, il vida son flacon avec un grand
+sérieux, en secouant la tête, comme pour blâmer l'intempérance du
+ménestrel du Nord.</p>
+
+<p>Le chevalier cependant avait réussi à mettre les cordes un peu en
+harmonie, et, après un court prélude, il pria l'ermite de lui dire, s'il
+voulait, une <i>sirvente</i> dans la langue <i>d'oc</i>, ou un <i>lai</i> dans celle
+<i>d'oui</i>, ou un <i>virelai</i>, ou une <i>ballade</i> en anglais vulgaire. «Une
+ballade! une ballade! répondit-il, au lieu des <i>ocs</i> et des <i>ouis</i> de
+France. Je suis un véritable Anglais, sire chevalier, un véritable
+Anglais, comme l'était mon patron saint Dunstan; je me moque de tous ces
+<i>ocs</i> et de tous ces <i>ouis</i>, comme il se serait moqué des coups de
+griffes du diable. On ne chantera que de l'anglais dans cette
+cellule.»--«Je vais donc essayer, dit le chevalier, une ballade composée
+par un joyeux ménestrel saxon, que j'ai connu dans la Terre-Sainte.» Il
+ne fut pas difficile de s'apercevoir que si le chevalier n'excellait
+point dans l'art des ménestrels, son goût du moins avait été
+perfectionné par les maîtres les plus habiles. L'étude lui avait appris
+à adoucir les sons d'une voix plutôt dure que moelleuse, et il avait
+tout le talent propre à suppléer aux qualités que la nature lui avait
+refusées. Il eût donc mérité d'être applaudi par des juges plus sévères
+que l'ermite, d'autant plus, qu'imprimant à sa touche une sorte d'âme,
+et à ses accens un enthousiasme plein de mélancolie, il donnait à ses
+vers une vigueur entraînante. Voici quels furent ses chants:</p>
+
+<p class="mid">LE RETOUR DU CROISÉ.</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i14"> «Un preux, l'honneur de la chevalerie,</p>
+<p class="i14"> Ne rapportait des rives du Jourdain</p>
+<p class="i14"> Qu'une humble croix soustraite à la furie</p>
+<p class="i14"> Des bataillons d'un nouveau Saladin.</p>
+<p class="i14"> Son bouclier montrait plus d'une empreinte</p>
+<p class="i14"> Des coups reçus en donnant le trépas.</p>
+<p class="i14"> Au seuil natal, de sa dame avec crainte</p>
+<p class="i14"> Ainsi le soir il chantait les appas.</p>
+<br>
+<p class="i14"> «Salut, ma belle! objet si plein de charmes!</p>
+<p class="i14"> De l'Orient, où je semai l'effroi,</p>
+<p class="i14"> Pour tous trésors je rapporte mes armes,</p>
+<p class="i14"> Et je reviens sur mon vieux palefroi.</p>
+<p class="i14"> Mes éperons et ma lance intrépide,</p>
+<p class="i14"> Pour seul trophée en ce moment voilà</p>
+<p class="i14"> Ce qui me reste en ma course rapide;</p>
+<p class="i14"> Mais j'ai l'espoir d'un souris de Tékla.</p>
+<br>
+<p class="i14"> «Joie à ma belle! en de pompeuses fêtes</p>
+<p class="i14"> Je ne rêvais que sa douce faveur;</p>
+<p class="i14"> Son nom volait sur l'aile des conquêtes,</p>
+<p class="i14"> Et son prestige allumait ma ferveur.</p>
+<p class="i14"> La harpe d'or, la trompette éclatante,</p>
+<p class="i14"> Rediront: «Gloire à qui charmait nos coeurs!</p>
+<p class="i14"> «Pour ses beaux yeux, prisme de notre attente,</p>
+<p class="i14"> «Champ d'Ascalon, tu nous rendis vainqueurs.»</p>
+<br>
+<p class="i14"> «Le glaive ardent qu'éveillait son sourire,</p>
+<p class="i14"> De cent beautés moissonna les époux;</p>
+<p class="i14"> À la victoire obligé de souscrire,</p>
+<p class="i14"> Le soudan tombe, et son trône est à nous.</p>
+<p class="i14"> De ses cheveux vois les flottantes ondes</p>
+<p class="i14"> D'un cou d'ivoire effleurer le contour:</p>
+<p class="i14"> J'ai pour vous plaire, amie aux tresses blondes,</p>
+<p class="i14"> Par mille assauts signalé mon retour.</p>
+<br>
+<p class="i14"> «Joie à ma belle! un nom peu mémorable,</p>
+<p class="i14"> Tous mes exploits seront ta noble part.</p>
+<p class="i14"> Ouvre à mes voeux ta porte inexorable:</p>
+<p class="i14"> Je suis mouillé, l'heure est lente, il est tard.</p>
+<p class="i14"> L'âme endurcie aux feux de l'Idumée,</p>
+<p class="i14"> Je suis glacé, je péris de langueur;</p>
+<p class="i14"> De qui t'amène un peu de renommée</p>
+<p class="i14"> Que l'amour pur fléchisse la rigueur.»</p>
+</div></div>
+
+<p>Pendant que le chevalier noir chantait ainsi, l'ermite se démenait comme
+un critique de profession qui de nos jours assisterait à la
+représentation d'un nouvel opéra. Il rejetait sa tête en arrière sur
+l'escabelle où il était assis, les yeux à demi fermés; tantôt joignant
+les mains et se tordant les doigts, il semblait absorbé dans une
+attention soutenue; et tantôt balançant ses bras, il leur faisait battre
+la mesure, en même temps qu'il la marquait du pied. À deux ou trois
+cadences favorites, lorsque la voix du chevalier ne s'élevait point
+aussi haut que le chant le prescrivait, il y joignait la discrète
+assistance de la sienne. Quand la romance fut terminée, le cénobite avec
+emphase déclara qu'elle était bonne et bien exécutée. «Cependant,
+dit-il, je pense que mon compatriote saxon avait vécu assez long-temps
+avec les Normands pour tomber dans le défaut du langage langoureux. Que
+cherchait-il loin de son pays! ou que pouvait-il espérer autre chose à
+son retour que de trouver sa belle, agréablement consolée par un rival
+plus assidu! ne devait-il pas appréhender qu'elle n'écouterait pas plus
+sa sérénade, comme on l'appelle, que le miaulement du chat dans la
+gouttière? Néanmoins, sire chevalier, je bois à ta santé et au succès de
+tous les vrais amans. Je crains que vous ne le soyez pas,» ajouta-t-il
+en observant le chevalier dont le cerveau commençait à s'échauffer par
+des libations fréquentes, et qui, par méprise, dans cette situation
+équivoque, remplissait d'eau sa coupe au lieu de bière.</p>
+
+<p>«Pourquoi, dit le chevalier, ne m'avez-vous pas prévenu que ceci était
+de l'eau de la fontaine de votre bienheureux patron saint
+Dunstan?»--«Sans doute, reprit l'ermite, il y baptisa des centaines de
+païens, mais je n'ai jamais appris qu'il en ait bu. Chaque chose dans ce
+bas monde a une destination qui lui est propre<a id="footnotetag33" name="footnotetag33"></a><a href="#footnote33"><sup class="sml">33</sup></a>. Saint Dunstan
+connaissait aussi bien que tout autre les priviléges d'un joyeux frère.»
+En prononçant ces mots, il s'empara de la harpe, et entonna les couplets
+suivans, sur un ancien air anglais qui se chante avec un refrain<a id="footnotetag34" name="footnotetag34"></a><a href="#footnote34"><sup class="sml">34</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote33" name="footnote33"><b>Note 33: </b></a><a href="#footnotetag33">(retour) </a> <i>Every thing should be put to its proper use in this
+ world</i>, chaque chose doit être appropriée à son usage
+ ici-bas.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote34" name="footnote34"><b>Note 34: </b></a><a href="#footnotetag34">(retour) </a> L'auteur anglais suppose que le refrain <i>derrydown</i>,
+ équivalant à notre <i>lan, la</i>, remonte non seulement à la
+ période de l'heptarchie, mais même aux temps des druides, et
+ qu'il avait servi de chorus aux hymnes de ces prêtres
+ lorsqu'ils allaient cueillir le gui et le consacrer
+ solennellement sur leurs autels de pierre.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote>
+
+<p CLASS="mid">LE MOINE DÉCHAUSSÉ.</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i14"> Mon ami, je vous donne un an et d'avantage</p>
+<p class="i14"> Pour chercher de l'Araxe aux bords féconds du Tage:</p>
+<p class="i14"> Vous ne verrez jamais, de vos courses lassé,</p>
+<p class="i14"> Nul vivant plus heureux qu'un moine déchaussé.</p>
+<br>
+<p class="i14"> Pour sa dame un guerrier dans les combats s'élance;</p>
+<p class="i14"> Il revient traversé par le fer d'une lance.</p>
+<p class="i14"> Près de sa belle en pleurs vite il est confessé:</p>
+<p class="i14"> Et qui donc la console? un moine déchaussé.</p>
+<br>
+<p class="i14"> On vit plus d'un monarque échanger sa couronne</p>
+<p class="i14"> Contre le froc poudreux dont son corps s'environne;</p>
+<p class="i14"> Mais a-t-on jamais vu qu'un homme ait balancé</p>
+<p class="i14"> Entre un sceptre et l'habit du moine déchaussé?</p>
+<br>
+<p class="i14"> S'il voyage, partout il est sûr d'un asile;</p>
+<p class="i14"> Toute riche maison devient son domicile;</p>
+<p class="i14"> Au gré de son caprice, et toujours caressé,</p>
+<p class="i14"> Se berce dans la joie un moine déchaussé.</p>
+<br>
+<p class="i14"> Midi sonne, on l'attend: l'hôte le plus avide</p>
+<p class="i14"> Laisse intact le potage et le grand siége vide;</p>
+<p class="i14"> Car au meilleur des mets, au fauteuil avancé</p>
+<p class="i14"> A seul droit de prétendre un moine déchaussé.</p>
+<br>
+<p class="i14"> S'il arrive le soir, le souper se prépare,</p>
+<p class="i14"> Et d'un broc plein de bière aussitôt il s'empare.</p>
+<p class="i14"> Par sa moitié l'époux de son lit est chassé,</p>
+<p class="i14"> Avant qu'un bon lit manque au moine déchaussé.</p>
+<br>
+<p class="i14"> Oh! vivent la sandale, et la corde, et la chape!</p>
+<p class="i14"> Triple effroi du démon, sécurité du pape!</p>
+<p class="i14"> Semer de fleurs la vie, et de nul trait blessé,</p>
+ <p class="i14"> Fut toujours le destin du moine déchaussé<a id="footnotetag35" name="footnotetag35"></a><a href="#footnote35"><sup class="sml">35</sup></a>.</p>
+</div></div>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote35" name="footnote35"><b>Note 35: </b></a><a href="#footnotetag35">(retour) </a>Il faut admirer la bonhomie de l'éditeur ou
+ précèdent traducteur, lorsqu'il dit dans une note à la suite
+ de ce passage, «qu'il n'a point reproduit le <i>Barefooted
+ friar</i> c'est-à-dire, <i>le moine déchaussé</i>, qu'il a remplacé
+ par <i>le joyeux frère</i>,» expression vague et indéterminée;
+ tandis qu'il est ici question d'un moine fainéant; ce qui
+ tronque en tous points la lettre et le sens du texte. Il
+ ajoute: «qu'il serait difficile de traduire avec plus de
+ bonheur qu'il ne l'a fait ce joyeux canon, et qu'il serait
+ surpris qu'on fît mieux;» enfin, conclut-il, «on pourrait
+ être plus exact, mais non pas plus fidèle.» Malgré la bonne
+ opinion que l'éditeur a de son travail, nous avons cru devoir
+ reproduire ici vers pour vers les paroles et le rhythme de
+ l'original: le lecteur jugera.
+<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote>
+
+<p>«Vraiment, dit le noir fainéant, tu as fort bien, et même vigoureusement
+chanté, surtout à la louange de ton ordre. Mais en parlant ainsi du
+diable, dites-moi, révérend père, ne craignez-vous pas qu'il ne vous
+rende visite dans un de vos passe-temps non canoniques?»--«Non
+canoniques! répondit le solitaire, je méprise cette accusation injuste
+et je la foule sous mes talons. Je remplis bien et dûment les
+obligations de mon ermitage; je dis deux messes par jour, matin et soir;
+prime, tierce, sexte, none, vêpres, <i>ave</i>, <i>credo</i>, <i>pater</i>.»--«Excepté,
+dit l'hôte, pendant le clair de lune dans la saison du
+gibier,»--«<i>Exceptis excipiendis</i>, excepté les cas à excepter, répondit
+le moine, comme notre vieil abbé m'a enseigné qu'il fallait dire lorsque
+d'impertinens laïques me demanderaient si j'accomplissais tous les
+devoirs les plus minutieux de mon ordre.»</p>
+
+<p>«À merveille, bon père, dit le chevalier; mais le diable est homme à
+tenir l'oeil ouvert sur toutes les exceptions; il rôde autour de nous,
+tu le sais, comme un lion rugissant.»--«Qu'il rôde et rugisse autour de
+moi, s'il l'ose: un coup de la corde qui me sert de ceinture le fera
+hurler aussi fort que les pincettes de saint Dunstan le firent beugler
+jadis. Je n'ai jamais craint homme qui vive, et je redoute encore moins
+le diable et tous ses diablotins. Saint Dunstan, saint Dubric, saint
+Winibold, saint Winifred, saint Swebert, saint Willick, sans oublier
+saint Thomas-d'Aquin et mes faibles mérites, me mettent en mesure de le
+défier, lui, sa queue et ses cornes. Mais pour vous initier dans un de
+mes secrets, je ne m'entretiens jamais de pareilles choses, mon ami,
+qu'après matines.»</p>
+
+<p>Il changea de conversation, et tous les deux alors se remirent à boire,
+à rire et à chanter; joyeuse récréation qui se prolongeait de mieux en
+mieux, lorsque soudain elle fut interrompue par un grand bruit à la
+porte de l'ermitage. La cause de ce bruit ne sera expliquée qu'en
+reprenant les aventures d'un de nos autres personnages; car, non plus
+que le vieil Arioste, nous ne nous piquons pas de tenir uniformément
+compagnie aux caractères moraux de notre drame et de les faire marcher
+de front.</p>
+<br><br>
+
+<h3>CHAPITRE XVIII.</h3>
+
+<div class="droite">
+<p class="rig"><span class="sml"> «Partons! notre voyage doit avoir lieu à travers le vallon et
+ les broussailles, où le daim joyeux bondit près de sa mère
+ timide, où le grand chêne, interceptant par ses rameaux les
+ rayons du soleil, dessine une sorte de marqueterie en
+ échiquier dans l'avenue tracée sur la verte pelouse.
+ Levons-nous et partons, car ces sentiers sont agréables à
+ fouler quand le soleil dans toute sa force est monté sur son
+ trône; ils sont moins rians et moins sûrs quand l'astre de
+ Phoebé, de sa lueur douteuse, éclaire l'obscurité de la
+ forêt.»</span><br>
+ <span class="rig"><i>La Forêt d'Ettrick</i>.</span></p><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br>
+</div>
+
+<p>Quand Cedric le Saxon vit son fils tomber sans connaissance dans l'arène
+à Ashby, son premier mouvement fut d'ordonner aux gens de sa suite de
+prendre soin de lui; mais les mots s'arrêtèrent heurtés dans son gosier
+et expirèrent sur ses lèvres. Il ne put prendre sur lui de reconnaître,
+en présence d'une telle assemblée, le fils qu'il avait renié et
+déshérité. Il commanda cependant à Oswald de ne pas le perdre de vue, et
+de prendre avec lui deux de ses serfs pour transporter Ivanhoe à Ashby
+dès que la foule se serait écoulée. Oswald fut devancé dans ce bon
+office; la multitude se dispersa en effet, mais il ne trouva plus le
+chevalier. Ce fut en vain que l'échanson de Cedric chercha partout son
+jeune maître: il vit les traces du sang qui venait de s'échapper de ses
+blessures, mais le jeune héros n'était plus dans sa tente; il semblait
+que des fées l'eussent enlevé du champ de bataille. Oswald eût pu, car
+les Saxons étaient superstitieux, adopter cette hypothèse pour expliquer
+la disparition d'Ivanhoe, s'il n'avait pas tout à coup jeté les yeux sur
+un homme accoutré en espèce d'écuyer, dans lequel il reconnut les traits
+de Gurth, son camarade. Inquiet sur le destin de son maître et désolé de
+sa soudaine disparition, le gardeur de pourceaux déguisé le cherchait
+partout, et avait même négligé en agissant ainsi le soin de sa propre
+sûreté. Oswald crut de son devoir d'arrêter Gurth comme un déserteur sur
+le sort duquel son maître avait à prononcer.</p>
+
+<p>Renouvelant ses recherches sur le destin d'Ivanhoe, l'unique
+renseignement que l'échanson put recueillir fut que le chevalier avait
+été placé par des valets bien vêtus dans la litière d'une dame qui se
+trouvait parmi les spectateurs, et avait été immédiatement transporté
+hors de l'arène. Oswald, en recevant cet avis, résolut de retourner
+auprès de son maître, pour de plus amples instructions, emmenant avec
+lui le gardeur de pourceaux, qu'il regardait comme un transfuge évadé du
+service de Cedric.</p>
+
+<p>Celui-ci avait été dans les plus vives alarmes à l'égard de son fils
+jusqu'au retour de l'échanson, car la nature en lui avait repris ses
+droits, en dépit du stoïcisme patriotique le plus prononcé. Mais dès
+qu'il sut qu'Ivanhoe se trouvait sous la sauve-garde de mains
+probablement amies, l'amour paternel, qu'avait éveillé l'incertitude de
+son sort, fut réprimé et remplacé par l'instinct dominant de l'orgueil
+blessé, et le ressentiment qu'avait produit la désobéissance filiale.
+«Qu'il erre où il voudra, dit-il, que ceux pour l'amour desquels il a
+couru tant de périls prennent soin de ses blessures! Il est plus fait
+pour se signaler dans les tours de jongleurs de la chevalerie normande
+que pour soutenir l'honneur et la réputation de ses ancêtres saxons avec
+le glaive et la hache, vieilles et bonnes armes de son pays.»</p>
+
+<p>Si, pour soutenir la gloire de ses aïeux, dit Rowena qui se trouvait
+présente, il suffit d'être sage au conseil et brave au combat, d'être le
+plus courageux parmi les courageux, et le plus doux et le plus aimable
+entre les plus galans, je ne connais que le suffrage de son père qui
+puisse...»--«Silence! lady Rowena, ce sujet est le seul sur lequel je ne
+vous écouterai pas. Préparez-vous pour le banquet du prince. Nous avons
+été invités avec une si flatteuse courtoisie, avec des égards tels, que
+les Normands hautains en usent rarement envers nous depuis la fatale
+journée d'Hastings. Je m'y trouverai, ne fût-ce que pour montrer à ces fiers étrangers
+combien peu le destin d'un fils qui a vaincu leurs plus vaillans
+guerriers peut troubler le coeur d'un Saxon.»--«Et moi je n'irai pas,
+dit Rowena. Prenez garde que ce que vous prenez pour du courage et de la
+fermeté ne soit au fond que de la dureté de coeur.»--«Reste donc, femme
+ingrate, dit Cedric, c'est le tien qui est dur, puisque tu sacrifies les
+intérêts d'une nation opprimée à un frivole et illégitime attachement,
+et je me rendrai avec lui au festin du prince Jean d'Anjou.»</p>
+
+<p>Ils partirent en effet pour assister à ce banquet dont nous avons déjà
+mentionné les principales circonstances. Dès qu'ils furent sortis du
+château, les deux thanes ou nobles saxons avec leur suite, montèrent à
+cheval, et ce fut pendant le tumulte occasionné par ce départ, que
+Cedric, pour la première fois, porta les yeux sur le fugitif gardeur de
+pourceaux. Le noble Saxon était revenu, comme nous l'avons vu, de très
+mauvaise humeur, et il n'avait besoin que d'un prétexte pour décharger
+sa colère sur quelqu'un. «Des fers! dit-il, des fers! qu'on le garrotte!
+Oswald! Hundibert! misérables! Comment osez-vous laisser en liberté ce
+coquin de valet?» Les compagnons de ce dernier se gardant bien de
+hasarder la moindre remontrance en sa faveur, lui attachèrent les mains
+derrière le dos avec la première corde venue. Il se soumit sans murmurer
+à ce traitement rigoureux; seulement il lança un regard de reproches à
+son maître et lui dit: «Cela vient de ce que j'aime votre sang plus que
+le mien.»--«À cheval, et en avant!» s'écria Cedric.--«Il en est bien
+temps, dit le noble Athelstane, car, si nous ne hâtons notre marche, les
+préparatifs du digne abbé de Waltheoff pour un arrière-souper<a id="footnotetag36" name="footnotetag36"></a><a href="#footnote36"><sup class="sml">36</sup></a> se
+gâteront.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote36" name="footnote36"><b>Note 36: </b></a><a href="#footnotetag36">(retour) </a>L'expression anglaise <i>a rere-supper</i>,
+ arrière-souper, était un repas de nuit; elle signifie une
+ collation que l'on servait à une heure avancée et après le
+ souper ordinaire.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote>
+
+<p>Nos voyageurs firent cependant assez de diligence pour atteindre le
+couvent de Saint-Withold, avant qu'un malheur pût arriver. L'abbé, issu
+lui-même d'une ancienne famille saxonne, reçut ses deux compatriotes
+avec toute l'hospitalité prodigue dont cette nation était jalouse. On
+demeura à table fort avant dans la nuit, ou pour mieux dire, jusqu'au
+point du jour, et l'on ne prit congé de l'abbé qu'après avoir partagé
+avec lui un copieux déjeuner.</p>
+
+<p>Au moment où la cavalcade sortait de la cour du monastère, il arriva un
+incident un peu alarmant pour des Saxons, qui, de tous les peuples de
+l'Europe, ajoutaient le plus de foi à l'observation superstitieuse des
+augures, et aux opinions desquels il faut reporter les singuliers usages
+dont parlent nos chroniques populaires. Les Normands, étant une race
+mêlée et plus avancée alors en civilisation, avaient perdu la plupart
+des préjugés que leurs ancêtres avaient importés de la Scandinavie, et
+se piquaient de penser plus sainement sur de pareils sujets. Dans le cas
+actuel, l'appréhension de quelque malheur prochain fut inspirée par un
+prophète non moins respectable, sans doute: un gros chien noir et
+maigre, qui, assis sur ses deux pattes de derrière, hurla d'une façon
+lamentable, quand les premiers cavaliers franchirent la porte, et par
+ses aboiemens sauvages et ses trépignemens dans tous les sens,
+paraissait témoigner une extrême envie de suivre la cavalcade.</p>
+
+<p>«Je n'aime pas cette musique, mon père,» dit le noble Athelstane à
+Cedric; car il le nommait souvent ainsi par respect pour son âge. «Je ne
+l'aime pas non plus, notre oncle,» lui dit Wamba; «je crains beaucoup
+que nous n'ayons à payer le musicien.»--«Selon moi,» répliqua
+Athelstane, sur le cerveau duquel la bonne bière de l'abbé, déjà fameuse
+à cette époque, avait produit une impression favorable; «selon moi, nous
+ferions mieux de retourner sur nos pas et de rester avec l'abbé jusqu'à
+l'après-dînée. Cela porte malheur de voyager lorsque le chemin est
+traversé par un moine, un lièvre, ou un chien hurlant, avant que d'avoir
+fait un second repas.»--«Allons, cria Cedric impatienté, le temps n'est
+déjà que trop court pour accomplir notre voyage! quant au chien, je le
+connais; c'est celui de ce fripon de Gurth, et un fuyard inutile comme
+son maître.»</p>
+
+<p>En parlant ainsi et en se dressant sur ses étriers, Cedric, tout irrité
+de ce retard, lança une javeline contre le pauvre Fangs; car c'était
+Fangs qui, ayant suivi les traces de son maître dans son expédition de
+maraude, l'avait perdu ici, et témoignait de cette manière sa joie de
+l'avoir retrouvé. La javeline blessa à l'épaule le dogue fidèle, si
+avant, qu'il faillit d'être cloué à la terre; et Fangs se sauva de la
+présence du thane courroucé en poussant des cris de douleur. L'âme du
+gardeur de pourceaux se gonfla de colère; car il fut plus sensible au
+meurtre prémédité de son chien qu'au mauvais traitement qu'il avait reçu
+lui-même. Ayant essayé vainement de porter la main à ses yeux, il dit à
+Wamba, qui, témoin de la mauvaise humeur de son maître, s'était
+prudemment tenu à l'écart: «Je t'en prie, rends-moi le service de
+m'essuyer les yeux avec le pan de ton manteau; la poussière me fait mal,
+et ces liens, qui me retiennent, ne me permettent d'agir ni d'une
+manière ni de l'autre.»</p>
+
+<p>Wamba fit ce qu'il demandait; et quelque temps ils marchèrent côte à
+côte en silence. Gurth à la fin ne put retenir son émotion plus
+long-temps. «Ami Wamba, dit-il, de tous ceux qui sont assez fous pour
+servir Cedric, tu as seul le talent de lui rendre ta folie agréable. Va
+donc le trouver, et dis-lui que, ni par affection ni par crainte, Gurth
+ne le servira plus davantage. Il peut me flageller, me charger de fers,
+me trancher la tête; mais il n'est pas en son pouvoir de me forcer à
+l'aimer et à lui obéir. Va donc lui dire que Gurth, fils de Beowulph, ne
+veut plus le servir.»--«Assurément, dit Wamba, tout fou que je suis, je
+ne remplirai pas cet imprudent message. Cedric a une autre javeline
+fixée à sa ceinture, et tu sais qu'il ne manque pas toujours son but.»</p>
+
+<p>«Peu m'importe, dit Gurth, il peut en faire un de moi. Hier il laissa
+son fils Wilfrid, mon jeune maître, baigné dans son sang; aujourd'hui il
+a voulu tuer en ma présence la seule autre créature qui m'ait toujours
+exprimé de l'attachement. Par saint Edmond, saint Dunstan, saint
+Withold, saint Édouard le confesseur, et tous les autres saints du
+calendrier saxon (car Cedric ne jurait jamais par aucun saint qui ne fût
+d'origine saxonne, et tous ses gens faisaient de même), je ne lui
+pardonnerai jamais.»</p>
+
+<p>«Cependant, à ce que je crois,» dit le bouffon, qui jouait fréquemment
+le rôle de conciliateur dans la famille, «notre maître n'avait point le
+projet de faire du mal à Fangs, il ne voulait que l'effrayer; car, si
+vous l'avez remarqué, il s'est dressé sur ses étriers comme pour viser
+au dessus du but, et cette direction eût rempli son attente sans un
+malheureux saut du chien, qui a reçu de la sorte une telle égratignure,
+qu'il me sera facile de guérir avec un emplâtre de poix de la largeur
+d'un sou<a id="footnotetag37" name="footnotetag37"></a><a href="#footnote37"><sup class="sml">37</sup></a>.»--«Si cela était vrai, dit Gurth, si je pouvais le croire!
+mais non, j'ai vu la javeline bien dirigée, je l'ai entendue siffler en
+l'air, avec toute la méchanceté pleine de rage de celui qui l'avait
+lancée, et après avoir été violemment fixée au sol, elle frémissait
+encore, comme si elle eût regretté d'avoir manqué son but. Par le
+pourceau chéri de saint Antoine, je ne veux plus le servir.» À ces mots,
+le courroucé gardien de pourceaux se renferma dans un silence morne et
+tellement profond, que toutes les pasquinades du jovial Wamba ne purent
+le rompre de long-temps.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote37" name="footnote37"><b>Note 37: </b></a><a href="#footnotetag37">(retour) </a> Le texte, dit un <i>penny</i>, monnaie de cuivre
+ britannique, de la valeur de dix centimes.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote>
+
+<p>Cedric et Athelstane, qui précédaient la troupe, causaient alors
+ensemble sur l'état du pays, sur les dissensions de la famille royale,
+les querelles féodales de la noblesse normande, et sur la chance qui
+s'offrait aux Savons opprimés de secouer le joug de l'étranger, ou du
+moins d'acquérir durant ces convulsions intestines l'indépendance qui en
+pouvait résulter à leur profit, sujet pour lequel Cedric était rempli
+d'enthousiasme. Le rétablissement, les franchises de sa race, étaient
+devenus en effet la permanente utopie de son coeur, et il y eût sans
+peine immolé son bonheur domestique, avec les propres intérêts de son
+fils. Mais afin d'accomplir cette grande révolution en faveur des
+Anglais indigènes, il fallait que parmi eux il régnât une complète
+harmonie et qu'ils agissent de concert sous un chef reconnu. La
+nécessité de prendre ce chef dans les Saxons du sang royal était non
+seulement évidente, mais elle était une condition formelle de ceux à qui
+Cedric avait confié ses secrets desseins et ses plus chères espérances.
+Athelstane avait au moins ce titre, à défaut d'autres avantages; et,
+quoiqu'il possédât peu de talens pour se recommander comme chef de
+parti, il offrait un extérieur imposant, ne manquait point de bravoure,
+avait été accoutumé aux exercices militaires, et paraissait disposé à
+déférer aux avis de conseillers plus expérimentés. Par dessus tout, il
+était connu pour libéral, hospitalier et doué d'un bon naturel. Mais
+quelles que fussent les prétentions qu'Athelstane pût mettre en avant
+pour mériter d'être le chef de la confédération saxonne, bien des gens
+de cette nation penchaient pour lady Rowena, qui descendait en ligne
+directe d'Alfred-le-Grand, et dont le père avait été un guerrier renommé
+par sa prudence, son courage, sa générosité, et de qui la mémoire était
+toujours chère à ses compatriotes opprimés.</p>
+
+<p>Il n'eût pas été difficile à Cedric, s'il l'eût voulu, de se mettre
+lui-même à la tête d'un troisième parti, non moins redoutable que les
+autres. S'il n'était pas du sang royal, il avait du courage, de
+l'activité de l'énergie, et, par dessus tout, ce dévouement sans bornes
+à la cause nationale, qui lui avait valu l'épithète de <i>Saxon</i>; et
+d'ailleurs sa naissance ne le cédait à aucune autre qu'à celles
+d'Athelstane et de Rowena. Pourtant ces qualités ne s'accordaient guère
+avec son désintéressement; et au lieu de chercher à diviser encore sa
+nation affaiblie en créant une faction à son profit, son plan favori
+était d'éteindre les factions qui existaient déjà, en négociant le
+mariage d'Athelstane avec lady Rowena. L'attachement mutuel de celle-ci
+et de son fils Ivanhoe mettait obstacle à une telle union, et il avait
+été la cause du bannissement de Wilfrid du toit paternel.</p>
+
+<p>Cedric avait pris cette rigoureuse détermination dans l'espoir que
+l'absence de son fils porterait Rowena à oublier la préférence qu'elle
+lui marquait; il se trompa dans son calcul, désappointement que, du
+reste, on aurait pu attribuer en partie à la manière dont sa pupille
+avait été élevée. Cedric, pour qui le nom d'Alfred était comme celui
+d'une divinité, avait soigné l'unique rejeton de ce grand roi, avec des
+égards tels qu'on en aurait à peine accordé de semblables à une
+princesse reconnue. La volonté de Rowena dans presque toutes les
+occasions avait été une loi pour la maison de Cedric, et lui-même, comme
+s'il eût voulu que la souveraineté de cette tige royale fût pratiquée
+dans son petit cercle, se faisait gloire publiquement de lui obéir,
+comme s'il n'avait été que le premier de ses sujets. Accoutumée ainsi à
+l'exercice non seulement d'une volonté libre, mais d'une autorité sans
+contradiction, Rowena n'était pas disposée, par suite de cette même
+éducation, à céder aux tentatives qui auraient pour but de contrôler ses
+affections, et de l'obliger à une alliance opposée à son inclination;
+elle aurait au contraire défendu son indépendance en un point où la
+plupart des personnes de son sexe qui ont été élevées à l'obéissance et
+à la soumission apportent souvent de la résistance à l'autorité de leurs
+parens ou tuteurs. Tout ce qu'elle sentait vivement, elle l'exprimait
+sans gêne et avec franchise, et Cedric, non désaccoutumé de la déférence
+qu'il avait pour les opinions invariables de sa pupille, ne savait trop
+comment s'y prendre pour faire prédominer son pouvoir de tuteur.</p>
+
+<p>Ce fut en vain qu'il essaya d'éblouir sa pupille avec la perspective
+d'un trône imaginaire. Douée d'un jugement sain, elle regardait le
+projet de Cedric comme d'une exécution non seulement impossible, mais
+encore très peu désirable. Du moins en ce qui la concernait
+personnellement, il n'aurait pu s'achever. Sans chercher à dissimuler la
+préférence ouverte qu'elle accordait à Wilfrid d'Ivanhoe, elle déclara
+que, si même ce chevalier favorisé venait hors de question, elle se
+réfugierait dans un couvent plutôt que de partager un trône avec
+Athelstane, qu'elle avait toujours méprisé, et que maintenant elle
+commençait à détester, à cause des peines et des désagrémens qu'elle
+avait ressentis à son sujet.</p>
+
+<p>Néanmoins Cedric, dont l'opinion sur la constance des femmes était loin
+d'être favorable, persistait à user de toute son influence pour faire
+réussir le mariage projeté, croyant par là qu'il rendait un éminent
+service à la cause des Saxons. La soudaine et romanesque apparition de
+son fils lui avait paru avec raison porter un coup mortel à ses hautes
+espérances. Son affection paternelle, il est vrai, avait quelques
+instans remporté la victoire sur son orgueil outré et son ardent
+patriotisme; mais ces deux sentimens avaient repris tout leur empire, et
+Cedric était résolu de tenter un dernier effort pour l'union de sa
+pupille et d'Athelstane, en prenant d'ailleurs les mesures propres à
+hâter l'affranchissement de sa patrie.</p>
+
+<p>C'était de ce dernier sujet qu'il s'entretenait maintenant avec son
+compagnon de route, non sans avoir de temps en temps raison de se
+plaindre, comme Hotspur, de ce qu'il avait mis en avant un pareil être
+pour une action si honorable; c'était, pour ainsi dire, comme s'il eût
+présenté une jatte de lait écrèmé à un palais délicat et sensuel<a id="footnotetag38" name="footnotetag38"></a><a href="#footnote38"><sup class="sml">38</sup></a>.
+Athelstane, il est vrai, était assez vain, et il aimait à avoir les
+oreilles chatouillées par les récits de sa haute origine et de son droit
+héréditaire aux hommages et à la souveraineté. Mais cette petite vanité
+se trouvait satisfaite par le salut de main<a id="footnotetag39" name="footnotetag39"></a><a href="#footnote39"><sup class="sml">39</sup></a> de ses vassaux et des
+Saxons qui l'approchaient. Il avait bien le courage de braver le danger,
+mais il lui répugnait de se donner la peine d'aller le chercher; et
+pendant qu'il tombait d'accord avec Cedric sur les droits des Saxons à
+recouvrer leur indépendance, il était plus encore aisément convaincu de
+son titre pour régner sur eux, quand cette indépendance aurait été
+conquise; et même alors qu'il s'agissait de prouver la légitimité de ses
+prétentions il redevenait Athelstane l'indolent, se montrait irrésolu,
+temporiseur et sans rien entreprendre. Les énergiques exhortations de
+Cedric n'avaient pas plus d'effet sur son âme impassible, que des
+boulets rouges déposés dans l'eau, lesquels y occasionnent un peu de
+bruit et de fumée, et s'éteignent sur-le-champ.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote38" name="footnote38"><b>Note 38: </b></a><a href="#footnotetag38">(retour) </a><i>Hotspur</i>, mot qui veut dire <i>éperon chaud</i>, est un
+ des personnages dramatiques de Shakspeare; c'était le fils du
+ duc de Northumberland. Murat, chez nous, fut un Hotspur. On
+ ne retrouve pas ce mot pittoresque dans la version de mon
+ prédécesseur, ni la comparaison qui vient à la suite. En
+ général, le romancier anglais se plaît à donner aux noms de
+ ses interlocuteurs des significations caractéristiques; c'est
+ ainsi qu'il dédie son ouvrage au docteur <i>Dryasdust</i>,
+ expression formée des trois mots <i>dry</i>, sec; <i>as</i>, comme; et
+ <i>dust</i>, poussière. Le docteur Dryasdust équivaut donc à <i>sec
+ comme la poussière</i>; ce qui s'applique merveilleusement à un
+ antiquaire ou érudit qui se dessèche sur ses bouquins chargés
+ de poudre: de même qu'ici hotspur caractérise fort bien un
+ courageux guerrier.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote39" name="footnote39"><b>Note 39: </b></a><a href="#footnotetag39">(retour) </a>On sait que les Anglais ne s'ôtent point le chapeau
+ pour se saluer, mais se font réciproquement un geste de la
+ main droite en avant.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote>
+
+<p>Si, renonçant de ce côté à sa tâche, qu'on pourrait comparer à un
+cavalier serrant de l'éperon une haridelle épuisée de fatigue, ou à un
+forgeron qui battrait un fer froid, Cedric passait à sa pupille, il n'en
+recevait guère plus de satisfaction. En effet, comme sa présence
+interrompait les causeries de Rowena et de sa favorite, sur la valeur et
+le destin de Wilfrid, la suivante Elgitha ne manquait pas de se venger,
+elle et sa maîtresse, en rappelant la manière dont le noble Athelstane
+avait été désarçonné dans la lice, sujet le plus désagréable qui pût
+résonner à l'oreille de Cedric. Pendant toute la journée, le voyage du
+quinteux Saxon fut semé de déplaisirs et de contre-temps, à tel point
+que plus d'une fois il maudit intérieurement le tournoi, ceux qui
+l'avaient conçu, et sa propre folie qui l'y avait amené.</p>
+
+<p>Vers midi, sur la proposition d'Athelstane, les voyageurs s'arrêtèrent
+près d'une fontaine, sur la lisière d'un bois, pour faire reposer leurs
+chevaux et se restaurer eux-mêmes avec les provisions dont le généreux
+abbé de saint Withold avait pour eux chargé une mule. Cette halte, qui
+fut un peu longue, et plusieurs autres, ne laissaient plus aux voyageurs
+l'espérance d'arriver à Rotherwood que de nuit, ce qui les obligea de
+hâter davantage le pas de leurs montures.</p>
+<br><br>
+
+<h3>CHAPITRE XIX.</h3>
+
+<div class="droite">
+<p class="rig"><span class="sml"> «Une troupe d'hommes armés, escortant quelque noble dame,
+ comme leurs paroles diffuses l'annonçaient tandis qu'inaperçu
+ je me tenais derrière eux, marchent très près les uns des
+ autres, et se disposent à passer la nuit dans le château
+ voisin.»</span><br>
+ <span class="rig">JOANNA BAILLIE, <i>Orra</i>, tragédie.</span></p><br><br><br><br><br><br>
+</div>
+
+<p>Nos voyageurs étaient arrivés sur la lisière d'un bois, et ils étaient
+sur le point d'en traverser le labyrinthe, ce qui était dangereux dans
+ce temps-là, vu le nombre d'outlaws ou proscrits que l'oppression et la
+misère avaient poussés au désespoir, et qui occupaient les forets en
+bandes assez nombreuses pour défier aisément la faible police de
+l'époque. Cependant, malgré l'heure avancée, Cedric et Athelstane
+croyaient pouvoir ne rien craindre de ces maraudeurs, vu qu'ils étaient
+accompagnés de dix serviteurs d'armes, outre Wamba et Gurth, dont le
+secours était pour ainsi dire nul, l'un ayant les bras liés, l'autre
+n'étant qu'un bouffon. On peut ajouter qu'en traversant ainsi la forêt
+durant les ténèbres de la nuit, Cedric et Athelstane ne comptaient pas
+moins sur les égards que l'on avait pour eux que sur leur caractère et
+leur propre courage. Les outlaws, que la sévérité des lois sur les
+forêts avaient réduits à cet état de vagabondage désespéré, étaient, la
+plupart, des yeomen ou archers d'origine saxonne, et l'on pensait
+généralement qu'ils respectaient les personnes et les biens de leurs
+compatriotes.</p>
+
+<p>Comme ils poursuivaient leur route, ils furent tout-à-coup alarmés par
+les cris répétés d'individus qui appelaient au secours. Ils se rendirent
+au lieu d'où venaient ces cris, et à leur grande surprise, ils
+trouvèrent une litière fermée, près de laquelle se tenait une jeune
+fille richement vêtue à la mode juive, et un vieillard que sa toque
+jaune faisait reconnaître pour un juif, lequel allait et venait d'un air
+désespéré, et se tordant les mains, comme si un grand désastre l'avait
+frappé.</p>
+
+<p>Athelstane et Cedric demandèrent au vieil Israélite comment il se
+trouvait dans ces lieux en pareille compagnie; mais pendant quelque
+temps ils n'obtinrent pour toute réponse que des invocations à tous les
+patriarches de l'ancien Testament, en même temps qu'il maudissait les
+fils d'Ismaël qui venaient pour les frapper. Enfin, revenu à lui-même,
+Isaac d'York, car c'était notre vieil ami, expliqua aux deux Saxons
+qu'il avait loué à Ashby une garde de six hommes, avec des mules pour
+conduire jusqu'à Doncaster un jeune malade. Ils étaient arrivés jusque
+là en sûreté; mais, informés par un bûcheron qu'une bande nombreuse
+d'outlaws étaient en embuscade dans la forêt devant eux, les mercenaires
+loués par Isaac avaient non seulement pris la fuite, mais encore emmené
+avec eux les chevaux qui portaient la litière, et laissé le juif et sa
+fille sans aucun moyen de défense ou de retraite, exposés à être pillés
+et probablement assassinés par les bandits qui allaient fondre dans un
+moment sur eux. «Plairait-il à vos vaillantes seigneuries, ajouta Isaac
+du ton de la plus profonde humilité, de permettre à de pauvres juifs de
+voyager sous votre sauve-garde? Je jure par les tables de Moïse, que
+jamais faveur accordée à un enfant d'Israël depuis les jours de la
+captivité n'aura été reçue avec plus de gratitude.»</p>
+
+<p>«Chien de juif! dit Athelstane, dont la mémoire se rappelait les plus
+légères bagatelles, et surtout les plus petites offenses, ne te
+souvient-il pas comment tu t'es conduit envers nous dans la galerie, au
+tournoi? Fuis ou combats les outlaws, ou compose avec eux, et n'attends
+de nous ni aide, ni secours, de nous et de nos compagnons de route. Si
+les outlaws ne dévalisaient que des gens comme toi, qui volent tout le
+monde, je les regarderais, pour ma part, comme les personnes les plus
+honnêtes.» Cedric n'approuva point la sévérité de cette réponse. «Nous
+ferons mieux, dit-il à son compagnon, de leur laisser deux de nos hommes
+et deux de nos chevaux, pour les mettre en état de retourner au village
+voisin; cela diminuera un peu nos forces, mais avec votre vigoureuse
+épée, noble Athelstane, et l'aide de celles qui nous restent, il nous
+sera aisé de faire face à trente de ces renégats.»</p>
+
+<p>Rowena, quelque peu alarmée en apprenant que les outlaws étaient peu
+éloignés, appuya fortement l'avis de son tuteur. Mais Rébecca, quittant
+soudain sa place et accourant vers le palefroi de la belle Saxonne, plia
+le genou devant elle, et, à la manière orientale, baisant le pan de la
+robe de Rowena, se relevant enfin et rejetant son voile en arrière, elle
+la supplia au nom du dieu qu'elles adoraient toutes deux, et par cette
+révélation de la loi du Sinaï, à laquelle toutes deux croyaient, d'avoir
+pitié de leur détresse, et de leur permettre de voyager sous la
+sauve-garde d'une aussi digne protectrice. «Ce n'est pas pour moi que
+j'implore cette faveur, ajouta-t-elle, ni même pour ce vieillard, qui
+est mon père. Je sais que dépouiller et maltraiter les gens de ma nation
+est une peccadille, si ce n'est pas un mérite pour des chrétiens; et
+qu'importe à nos yeux que ce soit dans une ville, dans les champs, ou
+dans un désert? Mais c'est au nom de quelqu'un chéri d'un grand nombre
+et de vous-même, que je vous supplie de permettre que nous le
+transportions sans danger sous votre aile; car s'il lui arrivait
+malheur, les derniers jours de votre vie seraient empoisonnés par le
+regret d'un tel refus.» L'air noble et solennel avec lequel Rébecca fit
+cette prière émut vivement la belle Saxonne. «Cet homme est vieux et
+affaibli, dit-elle à son tuteur; la fille est jeune et belle; leur ami
+est malade et en danger: tout juifs qu'ils sont, nous ne pouvons pas, en
+qualité de chrétiens, les laisser dans cette extrémité. Il faudrait
+décharger deux de nos mules, et répartir le bagage entre les vassaux de
+notre suite. Alors, les deux mules porteront la litière, et nous
+donnerons deux chevaux pour le vieillard et sa fille.</p>
+
+<p>Cedric y consentit aussitôt, et Athelstane ajouta seulement la condition
+que ces nouveaux compagnons se tiendraient à l'arrière-garde, «où Wamba,
+dit-il, a toujours, je le présume, son bouclier de jambon pour se tenir
+à l'abri de leur contact.»--«Je l'ai laissé au tournoi, répondit le
+bouffon, et beaucoup de chevaliers ont été dans le même cas.»</p>
+
+<p>Athelstane rougit sans oser répliquer, car il avait aussi perdu son
+bouclier dans la lice de la veille; et lady Rowena, qui n'était point
+fâchée de cette plaisanterie sur le courage de son brutal adorateur,
+permit à Rébecca de cheminer à côté d'elle. «Il ne me siérait pas d'agir
+ainsi, reprit la juive avec une noble humilité, puisque ma compagnie
+pourrait attirer quelque disgrâce à ma digne protectrice.» Pendant ce
+temps on déchargeait le bagage avec promptitude, car le seul nom
+d'Outlaws rendait tout le monde alerte, et l'obscurité de la nuit
+faisait résonner ce mot d'une manière encore plus sensible. Au milieu du
+fracas, le gardeur de pourceaux fut mis bas de son cheval, opération
+pendant laquelle il se plaignit à son bouffon que les cordes dont ses
+bras étaient garrottés lui faisaient mal. Wamba consentit à les
+relâcher; mais, soit par négligence ou avec intention, il les rattacha
+avec si peu de précaution, que l'ami Gurth trouva bientôt moyen de s'en
+débarrasser; et, se glissant alors dans l'épaisseur du bois, il disparut
+de la troupe.</p>
+
+<p>Le bruit avait été considérable et on fut quelque temps avant de
+s'apercevoir de l'évasion de Gurth, car il avait été placé, pour le
+reste du voyage, sous la garde d'un autre domestique et en croupe
+derrière lui, et chacun pensant qu'il se trouvait avec un autre ne
+remarqua point sa disparition. D'ailleurs, au moment où l'on chuchota
+sur l'absence du gardeur d'animaux engraissés de glands, on s'attendait
+à une attaque des outlaws, et ce n'était plus le cas de faire attention
+à une pareille circonstance.</p>
+
+<p>Le sentier que suivaient nos voyageurs devint si étroit qu'il était
+impossible à plus de deux cavaliers d'y passer de front, et il
+commençait à descendre dans un vallon, traversé par un ruisseau dont les
+bords étaient crevassés, marécageux et couverts de petits saules. Cedric
+et Athelstane qui marchaient à la tête de la troupe appréhendèrent le
+danger d'être attaqués en cet endroit; mais ils n'avaient d'autre moyen
+pour éviter le péril que de doubler le pas, ce qui était difficile sur
+un terrain où les chevaux marquaient des traces profondes. Ils
+avançaient un peu en désordre, et ils avaient franchi le ruisseau avec
+une partie de leur suite, lorsqu'ils furent assaillis de front, par le
+flanc et par derrière à la fois, avec une telle impétuosité qu'il leur
+fut impossible d'opposer aucune résistance efficace. Les cris de «Dragon
+blanc! Dragon blanc! Saint-Georges et l'Angleterre!» adoptés par les
+assaillans comme appartenant à leurs caractères empruntés d'outlaws
+saxons, se firent entendre de tous côtés; et de toutes parts aussi
+accouraient des ennemis avec une telle rapidité, qu'ils semblaient
+multiplier leur nombre.</p>
+
+<p>Les chefs saxons furent tous les deux faits prisonniers en même temps,
+et chacun avec des circonstances convenables à son caractère. Cedric, à
+l'approche de l'ennemi, avait lancé sa dernière javeline, qui, mieux
+dirigée que celle qui avait fait hurler le pauvre chien, cloua contre un
+chêne l'individu qui se trouvait devant lui. Il fondit sur un second en
+tirant son épée et le frappa avec une furie si grande et si aveugle que
+son arme se brisa contre une énorme branche et qu'il fut désarmé par la
+violence du coup. Il fut ainsi fait prisonnier, et arraché de son cheval
+par deux ou trois des brigands qui l'environnaient. Pour Athelstane, il
+partagea le même destin, car la bride de son cheval fut saisie et
+lui-même démonté long-temps avant qu'il pût tirer son épée et prendre
+une attitude convenable de défense. Les valets, embarrassés au milieu du
+bagage, surpris et effrayés en voyant le sort de leurs maîtres,
+devinrent à leur tour la proie des assaillans; tandis que Rowena, au
+centre de la cavalcade, et le juif avec sa fille à l'arrière-garde,
+subirent le même destin.</p>
+
+<p>Aucun n'échappa à la captivité, si ce n'est Wamba qui montra dans cette
+occasion beaucoup plus de courage que ceux qui prétendaient avoir plus
+de bon sens. Il s'était emparé de l'épée d'un des domestiques, et il en
+fit usage avec une telle vigueur, qu'il repoussa plusieurs attaques, et
+voulut à diverses reprises secourir son maître; mais n'étant pas en
+force, le bouffon se laissa glisser de cheval, et, à la faveur des
+ténèbres et de la confusion, il s'évada du champ de bataille.</p>
+
+<p>Cependant, le courageux bouffon ne se vit pas plus tôt en sûreté, qu'il
+hésita s'il ne retournerait point partager le sort d'un maître auquel il
+était réellement attaché. «J'ai ouï vanter les délices de la liberté, se
+dit-il à lui-même, mais je voudrais bien qu'un homme sage m'apprît ce
+que je puis faire de celle dont je jouis maintenant.» Comme il disait
+ces mots, il s'entendit appeler par quelqu'un à voix basse. «Wamba,»
+disait-on; et en même temps un chien qu'il reconnut pour être Fangs
+sauta près de lui pour le lécher. «Gurth,» répondit Wamba avec la même
+précaution; et immédiatement le gardeur de cochons parut devant lui.</p>
+
+<p>«De quoi s'agit-il? lui dit ce dernier avec inquiétude. Que veulent dire
+ces cris, ce cliquetis de lances?»--«C'est une bagatelle analogue au
+temps, dit Wamba; ils sont tous prisonniers.»--«Qui, prisonniers?»
+s'écria Gurth avec impatience. «Milord, milady, Athelstane, Hundibert et
+Oswald.»--«Ciel! dit Gurth, comment sont-ils devenus prisonniers, et de
+qui?»--«Notre maître a été trop prompt à combattre, dit le bouffon,
+Athelstane ne l'a pas été assez, et personne parmi les autres n'a été
+prêt. Ils sont prisonniers des casaques vertes et des masques noirs.
+Tous nos hommes gisent étendus sur le gazon comme les pommes que tu
+jettes à tes pourceaux; j'en rirais en vérité, si je pouvais m'empêcher
+de pleurer.» Et le bouffon effectivement versa des larmes d'une sincère
+douleur.</p>
+
+<p>La physionomie de Gurth s'anima. «Mon ami, s'écria-t-il tu as une arme,
+et ton coeur fut toujours meilleur que ton cerveau; nous ne sommes que
+deux, mais une attaque soudaine de deux hommes bien résolus fera
+beaucoup; suis-moi.»--«Où, et pour quel dessein?» dit le bouffon.--«Pour
+délivrer Cedric.»--«Mais vous avez renoncé à son service,» reprit Wamba.
+«J'y ai renoncé quand il était heureux; suis-moi.»</p>
+
+<p>Comme le bouffon se disposait à obéir, un autre individu apparaissant au
+milieu d'eux, leur commanda de s'arrêter. Son costume et ses armes
+l'auraient fait prendre pour un de ces outlaws qui venaient d'assaillir
+Cedric, car il avait comme eux un riche baudrier à son épaule, avec un
+cor de chasse non moins reluisant; mais il ne portait point de masque.
+Son air calme, sa voix imposante, suffirent pour que, malgré la nuit,
+Wamba reconnût Locksley, le yeoman qui avait gagné le prix au tir de
+l'arc, en dépit du prince Jean.</p>
+
+<p>«Que signifie tout cela, dit l'archer? et qui donc s'avise de piller,
+rançonner, et de faire des prisonniers dans cette forêt?»--«Vous n'avez
+qu'à regarder leurs casaques, répondit Wamba, et voir s'ils ne sont pas
+des enfans de maraude, car ils sont habillés comme vous, et deux pois
+verts ne se ressemblent pas davantage.»--«Je le saurai bien vite, reprit
+Locksley, et je vous défends, sous peine de mort, de bouger de l'endroit
+où vous êtes avant mon retour. Obéissez, et vous vous en trouverez mieux
+vous et vos maîtres. Cependant il faut que je me déguise entièrement
+comme eux.» Il dit et ôte son baudrier avec le cor de chasse et la plume
+de son casque; il remet le tout à Wamba; puis, tirant de sa poche un
+masque, il s'en couvre le visage, et part en répétant ses injonctions à
+Gurth et à son compagnon.</p>
+
+<p>«L'attendrons-nous, ami Gurth, dit Wamba, ou bien lui laisserons-nous
+ses jambes pour caution, en lui prouvant que nous en avons aussi?
+D'après ma faible intelligence, il a trouvé beaucoup trop vite le
+costume d'un voleur pour être lui-même un honnête homme.»--«Qu'il soit
+le diable s'il veut, dit Gurth, nous ne pouvons être plus mal en
+attendant son retour. S'il appartient aux outlaws, il doit avoir déjà
+donné l'alarme, et nous ne pourrions ni combattre ni fuir. D'ailleurs,
+j'ai eu tout récemment la preuve que les plus grands voleurs ne sont pas
+toujours les hommes les plus méchans.»</p>
+
+<p>Locksley revint au bout de quelques minutes. «Je les ai vus, ami Gurth,
+lui dit-il; je me suis mêlé parmi eux; j'ai su qui ils sont et ce qu'ils
+veulent faire. Il n'y a pas de danger qu'ils fassent aucune violence à
+leurs prisonniers. Mais trois hommes ne suffisent pas pour tenter sur
+eux une attaque; ce serait une folie, car ils auraient affaire à de
+vigoureux champions, et ils ont placé des sentinelles pour donner
+l'éveil au moindre danger. Il faut donc réunir une force capable de
+triompher de leurs précautions. Vous êtes tous deux, comme je le pense,
+des serviteurs fidèles de Cedric le Saxon et l'ami des libertés
+anglaises: il ne sera pas dit que les secours lui manqueront; venez donc
+avez moi, et rassemblons des hommes.» Il dit; il leur fit signe de le
+suivre, et il entra dans le bois à grands pas, accompagné du fou et du
+gardeur de pourceaux.</p>
+
+<p>Wamba n'était point d'humeur à voyager long-temps en silence. «Je crois,
+dit-il bas à Gurth en regardant le baudrier et le cor de chasse de
+Locksley, je crois que j'ai vu gagner ce prix dernièrement.»--«Et moi,
+reprit Gurth, je parierais que j'ai entendu la voix du brave archer qui
+remporta ce prix, et que la lune n'a pas vieilli de plus de trois jours
+depuis lors.»--«Mes braves amis, leur dit l'archer, qui, malgré leurs
+réflexions faites à voix basse, les avait compris, peu vous importe en
+ce moment qui je suis et ce que je suis. Si je parviens à délivrer votre
+maître, vous aurez raison de me regarder comme le meilleur de vos amis.
+Que j'aie tel ou tel nom, que je tire de l'arc bien ou mal, ou plus
+adroitement qu'un gardeur de vaches, ou qu'il me plaise de me promener
+au soleil et au clair de lune, ce sont des choses qui ne vous concernent
+pas, et dont vous feriez mieux de ne pas vous occuper.»--«Nos têtes sont
+dans la gueule du lion, et je ne sais comment nous pourrons nous en
+tirer, murmura le fou à l'oreille de Gurth.»--«Paix! répondit ce
+dernier, ne l'offense point par quelque trait de ta folie; j'ai pleine
+confiance en lui.»</p>
+<br><br>
+
+<h3>CHAPITRE XX.</h3>
+
+<div class="droite">
+<p class="rig"><span class="sml"> «Lorsque les nuits d'automne étaient longues et tristes, et que les
+ chemins de la forêt étaient sombres et fatigans, avec combien de
+ délices l'oreille du pèlerin aimait à saisir les chants de l'ermite!
+ La piété emprunte le secours de la musique, et la musique l'aile de
+ la piété; et, comme l'oiseau qui salue le soleil, toutes deux
+ prennent leur essor vers le ciel, et le prennent en répétant leurs
+ airs touchans.»</span><br>
+ <span class="rig"><i>L'Ermite de la fontaine de Saint-Clément</i>.</span></p><br><br><br><br><br><br><br><br><br>
+</div>
+
+
+<p>Ce ne fut qu'au bout de trois heures d'une marche pénible que les deux
+serviteurs de Cedric et leur guide mystérieux arrivèrent à une
+clairière, au milieu de laquelle s'élevait un énorme chêne dont les
+branches entrelacées et touffues se développaient dans toutes les
+directions. Sous ce grand arbre étaient couchés trois, quatre ou cinq
+yeomen, pendant qu'un autre en sentinelle allait et venait, se promenant
+au clair de lune.</p>
+
+<p>Au bruit des pas qui s'approchaient, la sentinelle donna soudain
+l'alarme; les dormeurs furent à l'instant debout et prêts à tirer leurs
+arcs. Six flèches placées sur la corde furent dirigées vers le lieu d'où
+arrivaient les voyageurs. Mais lorsque leur guide eut reconnu les
+archers, on fut salué et reçu avec des marques de respect et
+d'affection; dès lors toutes craintes d'une fâcheuse réception
+s'évanouirent. «Où est le meunier?» fut la première question. «Sur la
+route de Rotherham.»--«Avec combien d'hommes?»--«Avec six, et bon espoir
+de butin, s'il plaît à saint Nicolas.»--«Bien parlé, dit Locksley; où
+est Allan-a-Dalle?»--«Du côté de la rue de Watling, pour guetter le
+prieur de Jorvaulx.»--«Bien pensé, dit le capitaine; et le
+moine?»--«Dans sa cellule.»--«Je vais aller le chercher, dit Locksley.
+Vous autres, dispersez-vous, et rassemblez vos compagnons en plus grand
+nombre possible; car il y a du gibier à chasser, et il ne prendra pas la
+fuite. Trouvez-vous ici avant le point du jour. Attendez, ajouta-t-il,
+j'ai oublié le plus essentiel; que deux d'entre vous prennent la route
+du château de Front-de-Boeuf. Une bande de braves qui se sont déguisés
+en prenant notre costume, y conduisent les prisonniers. Serrez-les de
+près; car, s'ils atteignent le château avant que nous ayons réuni nos
+forces, il est de notre honneur de les en punir, et nous en trouverons
+les moyens. Serrez-les de près, vous dis-je, et dépêchez l'un de vous,
+le meilleur piéton, pour qu'il m'apporte des nouvelles de ces yeomen.»
+Ils obéirent sur-le-champ, et prirent diverses directions, pendant que
+leur chef et ses deux compagnons, qui le regardaient avec une crainte
+respectueuse, continuèrent à marcher vers la chapelle de Copmanhurst.</p>
+
+<p>Dès qu'ils furent arrivés à la petite clairière que blanchissaient les
+pâles rayons de la lune, ayant devant eux la vénérable chapelle en ruine
+et le rustique ermitage, si bien placé pour une dévotion ascétique,
+Wamba se mit à chuchoter à l'oreille de Gurth: «Si telle est
+l'habitation d'un voleur, elle rend très applicable ce vieux proverbe:
+Plus on est près de l'église, plus on est loin de Dieu<a id="footnotetag40" name="footnotetag40"></a><a href="#footnote40"><sup class="sml">40</sup></a>.»--«Par mes
+sonnettes! ajouta-t-il, je crois qu'il en est ainsi: écoute seulement le
+psaume qu'on chante dans la cellule.» En effet, le cénobite et son hôte
+chantaient à plein gosier et de toute la force de leurs poumons, une
+vieille chanson bachique dont voici le refrain:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i14"> Allons, passe-moi la bouteille,</p>
+<p class="i14"> Aimable enfant, joyeux luron;</p>
+<p class="i14"> Allons, passe-moi la bouteille;</p>
+<p class="i14"> Apprends que le jus de la treille</p>
+<p class="i14"> Peut faire un brave d'un poltron;</p>
+<p class="i14"> Allons, passe-moi la bouteille!</p>
+</div></div>
+
+<p>«Ce n'est pas mal chanté,» dit Wamba, qui avait joint son fausset aux
+deux superbes voix des chanteurs. «Mais, au nom de tous les saints, qui
+aurait pu s'attendre à de pareilles matines à minuit, dans la cellule
+d'un ermite.»--«Ce n'est pas moi qui en suis étonné, dit Gurth, puisque
+l'ermite de Copmanhurst passe pour un bon vivant, et qu'il ne se gêne
+pas pour tuer un daim sur sa route. On ajoute même que le garde
+forestier s'est plaint à son official, et que l'on défendra au moine de
+porter le froc et le capuchon, s'il ne se conduit pas mieux.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote40" name="footnote40"><b>Note 40: </b></a><a href="#footnotetag40">(retour) </a> <i>The nearer the Church the farther from god.</i><span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote>
+
+<p>Tandis qu'ils s'entretenaient ainsi, les coups redoublés de Locksley à
+la porte, avaient enfin troublé l'anachorète et son hôte. «Par mon
+chapelet, dit l'ermite en s'arrêtant tout court au milieu d'une superbe
+cadence, voici de nouveaux voyageurs anuités; je ne voudrais pas pour
+mon froc, être vu dans un si joyeux exercice. Tout le monde a ses
+ennemis, sire chevalier fainéant, et il est des hommes assez méchans
+pour mal interpréter l'hospitalité que je vous offre, à vous voyageur
+fatigué, et pour regarder nos trois heures d'entretien comme une partie
+de débauche et d'ivrognerie; vices non moins opposés à ma profession
+qu'à mes penchans. «Les vils calomniateurs!» reprit le chevalier; «je
+voudrais être chargé de les punir. Néanmoins, bon père, il est vrai que
+tout le monde a ses ennemis, et qu'il y en a dans cette contrée auxquels
+j'aimerais mieux parler à travers la visière de mon casque d'airain, que
+tête nue. Mets donc, noir fainéant, ton pot en tête aussi vite que ta
+nature le permettra, dit l'ermite, pendant que j'ôterai ces gobelets
+d'étain, dont le dernier contenu a, bien malgré nous, coulé dans mon
+pâté; et pour noyer le bruit, car, puisqu'il faut l'avouer, je ne me
+sens pas à mon aise, fais chorus avec moi dans ce que je vais chanter;
+ne t'inquiète pas des paroles, car moi, je les connais à peine.»</p>
+
+<p>À ces mots, il entonna avec une voix de tonnerre un <i>De profundis</i>,
+pendant qu'il desservait le banquet, et que le chevalier noir, étouffant
+de rire, endossait son armure à la hâte, en prêtant à l'ermite le
+secours de sa voix.</p>
+
+<p>«Quelles diables de matines chantez-vous là?» dit une voix du dehors.
+«Que le ciel vous pardonne, sire voyageur, dit l'ermite, dont le bruit
+et peut-être les libations nocturnes l'empêchaient de distinguer des
+accens qui lui étaient assez familiers.»--«Passez votre chemin au nom de
+Dieu, et de saint Dunstan, et ne troublez pas les dévotions de mon saint
+frère et de moi.»--«Prêtre fou, cria une voix de dehors, ouvre à
+Locksley.»--«Tout est sauvé, tout est bien,» dit l'ermite au chevalier.
+«Mais qui est celui-là, demanda le noir fainéant, il m'importe de le
+savoir.»--«Qui il est?» répondit l'ermite; «je te dis que c'est un
+ami.»--«Mais quel ami? Ce peut être un ami pour toi, et non pour
+moi.»--«Quel ami!» C'est une de ces questions qu'il est plus aisé de
+faire que de résoudre. Quel ami? ah, ah! je m'en souviens un peu, c'est
+l'honnête garde forestier dont je t'ai parlé tout à l'heure.»--«Oui, un
+honnête garde, comme tu es un pieux ermite, répliqua le chevalier; je
+n'en doute pas, mais ouvre-lui la porte, si tu ne veux pas qu'il
+l'enfonce.»</p>
+
+<p>Les chiens, qui d'abord s'étaient mis à aboyer, reconnaissant par
+instinct la voix de celui qui frappait, se mirent à gratter la porte et
+à faire patte de velours en murmurant comme pour intercéder en faveur de
+celui qui frappait. L'ermite ouvrit enfin, et Locksley entra suivi de
+ses deux compagnons.</p>
+
+<p>«Quel est donc ce nouveau commensal que tu as avec toi?» dit l'archer à
+l'ermite. «Un frère de notre ordre, répondit le solitaire en secouant la
+tête; nous avons passé toute la nuit en oraison.»--«C'est un moine de
+l'Église militante, je pense, dit Locksley, et l'on en voit assez depuis
+quelque temps. Je viens te dire, mon cher moine, qu'il faut quitter le
+rosaire et t'armer d'un bâton; nous avons besoin de tous nos hommes,
+clercs ou laïques. Mais, ajouta-t-il en le tirant à part, es-tu fou
+d'admettre chez toi un chevalier que tu ne connais pas? As-tu donc
+oublié nos règlemens?»--«Que je ne connais pas!» reprit le moine
+hardiment. «Je le connais aussi bien que le mendiant connaît son
+écuelle.»--«Et quel est donc son nom?» demanda Locksley.--«Son nom dit
+l'ermite, son nom est sire Anthony de Scrablestone<a id="footnotetag41" name="footnotetag41"></a><a href="#footnote41"><sup class="sml">41</sup></a>: comme si je
+buvais avec quelqu'un sans savoir son nom!»--«Tu as bu, cher moine,
+beaucoup plus que de raison, et je crains, dit l'archer, que tu n'aies
+bavardé de même.»--«Brave archer, dit le noir fainéant, ne sois pas si
+dur envers mon joyeux hôte, il n'a pu me refuser l'hospitalité, elle a
+été forcée.»--«Forcée! répéta l'ermite, attends que j'aie changé ce froc
+blanc pour une verte casaque; et si je ne fais pas tourner douze fois un
+bâton à deux bouts sur ta tête, je consens à n'être ni un vrai moine, ni
+un Robin des bois.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote41" name="footnote41"><b>Note 41: </b></a><a href="#footnotetag41">(retour) </a><i>Scrablestone</i>, mot sans doute formé de <i>stone</i>,
+ pierre, et de <i>scrabled</i>, égratignée: ce qui signifierait
+ <i>pierre égratignée</i> ou <i>endommagée</i>.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote>
+
+<p>Il dit, se dépouille de sa robe et revient avec un justaucorps, un
+caleçon de bougran noir, une casaque verte et un haut-de-chausses de
+même couleur. Aide-moi à nouer mes pointes,» dit-il à Wamba, «et tu
+auras un bon verre de vin pour ta peine.»--«Grand merci pour ta robe,
+dit Wamba; mais crois-tu qu'il soit permis de t'aider à te métamorphoser
+de saint ermite en un braconnier pécheur?»--«Ne crains rien, répondit
+l'ermite; je confesserai les péchés de mon habit vert à mon froc blanc,
+et de nouveau tout ira bien.»--«Amen,» reprit le fou. «Un pénitent vêtu
+de drap fin devrait avoir un confesseur portant la haire, et votre froc
+peut encore absoudre à ce titre mon habit bariolé par dessus le marché.»</p>
+
+<p>Parlant ainsi, il aida le moine à attacher les nombreuses pointes comme
+on appelait les lacets qui fixaient le haut-de-chausses au pourpoint. De
+son côté Locksley tira le chevalier à l'écart, et lui dit; «Avouez-le,
+sire fainéant, c'est vous qui avez décidé la victoire à l'avantage des
+indigènes contre les étrangers au second jour du tournoi d'Ashby.»--«Et
+qu'en adviendrait-il, si vous disiez vrai, mon brave yeoman?»--«Je vous
+regarderais comme disposé à prendre parti en faveur du plus faible.»--«C'est le devoir d'un chevalier, et je ne voudrais pas qu'on pût
+penser autrement de moi.»--«Mais pour mon dessein, reprit l'archer, tu
+devrais être aussi bon Anglais que bon chevalier, car l'objet dont j'ai
+à te parler est du devoir non seulement de l'honnête homme, mais plus
+spécialement d'un véritable Anglais.»--«Vous ne pouvez, reprit le
+chevalier, vous adresser à personne à qui les intérêts de la patrie et
+la vie du dernier citoyen soient plus chers qu'à moi-même.»--«Je le
+désire de bon coeur, dit l'archer, car ce pays n'eut jamais plus besoin
+qu'à présent de ceux qui l'aiment. Écoute-moi donc et je te ferai
+connaître un projet auquel, si tu es réellement ce que tu me parais, tu
+pourras joindre une honorable coopération. Une bande de vauriens, sous
+le déguisement d'hommes qui valent mieux qu'eux, se sont emparés d'un
+noble compatriote, appelé Cedric le Saxon, de sa fille ou pupille et de
+son ami Athelstane de Coningsburgh, et les ont conduits au château situé
+près de cette forêt, nommé Torsquilstone. Veux-tu, en bon chevalier et
+loyal Anglais, nous aider à les délivrer.»--«J'y suis obligé par mes
+voeux, répondit le chevalier, mais je voudrais savoir qui vous êtes,
+vous qui demandez mon assistance en leur faveur.»</p>
+
+<p>«Je suis un homme sans nom, dit Locksley, mais je suis l'ami de mon pays
+et des amis de mon pays. Il faut vous contenter de ce peu de mots sur
+mon compte, pour le moment; vous le devez d'autant plus que vous-même
+désirez continuer à demeurer inconnu. Croyez cependant que ma parole,
+quand je l'ai donnée, est aussi inviolable que si je portais des éperons
+d'or.»--«Je le crois, dit le chevalier, j'ai été accoutumé à observer la
+physionomie humaine, et je remarque sur la tienne de la franchise et de
+la résolution. Je ne te ferai donc plus de questions, et je t'aiderai de
+bon coeur à rendre la liberté à ces captifs opprimés; après quoi je me
+flatte que nous ferons plus ample connaissance, et que nous serons
+contens l'un de l'autre.»</p>
+
+<p>«Ainsi donc,» dit à Gurth Wamba qui, venant d'achever l'équipement,
+s'était rapproché du gardeur de pourceaux, et avait entendu la fin de la
+conversation; «ainsi donc, nous avons un nouvel auxiliaire: je me flatte
+que la valeur du chevalier sera d'une meilleure trempe que la religion
+de l'ermite, ou l'honnêteté de l'yeoman: car ce Locksley me paraît un
+vrai braconnier, et le prêtre un grand hypocrite.»--«Paix! Wamba, dit
+Gurth; tout cela peut être, mais si le diable cornu venait m'offrir son
+aide pour délivrer Cedric et lady Rowena, je doute que j'eusse assez de
+religion pour refuser l'offre de ce terrible ennemi, et le chasser de ma
+présence.</p>
+
+<p>L'ermite, entièrement accoutré comme un archer, avec l'épée et le
+bouclier, l'arc et le carquois, et une forte pertuisane sur l'épaule,
+quitta le premier sa cellule à la tête de la bande, après avoir eu soin
+de fermer la porte, sous le seuil de laquelle il déposa la clef. «Es-tu
+en état de nous servir, bon ermite, lui demanda Locksley, ou la
+bouteille brune roule-t-elle toujours dans ton cerveau offusqué par les
+vapeurs bachiques?»--«Pas plus que ne ferait une goutte de la fontaine
+de saint Dunstan, répondit le moine; il y a encore un certain
+bourdonnement dans ma tête et de l'instabilité dans mes jambes, mais
+vous verrez tout à l'heure qu'il n'y paraîtra plus.» Disant cela, il se
+coucha sur le bord du bassin dans lequel s'écoulaient les eaux de la
+fontaine, en formant dans leur chute quelques bulles qui dansaient à la
+lueur blanchâtre de la lune, et il se mit à boire comme s'il avait voulu
+tarir la source.</p>
+
+<p>«Combien y a-t-il de temps, ermite de Copmanhurst, que tu n'as, dit le
+chevalier noir, avalé une aussi bonne gorgée d'eau?»--«Cela ne m'était
+jamais arrivé, répondit le moine, depuis qu'un baril de vin laissa
+échapper, par une fente hétérodoxe, tout le nectar qu'il renfermait, et
+ne m'offrit plus rien pour étancher ma soif, que la source libérale de
+mon saint patron.» Plongeant ensuite ses mains et sa tête dans la
+fontaine, il en effaça toutes les traces de son orgie nocturne. Ainsi
+revenu à la sobriété, le joyeux moine fit tournoyer sur sa tête, avec
+trois doigts, sa lourde pertuisane, comme s'il eût balancé un roseau et
+s'écria: «Où sont ces fourbes ravisseurs qui enlèvent de jeunes filles
+contre leur volonté? Je veux que le diable me torde le cou si je ne suis
+pas en état d'en terrasser une douzaine.»</p>
+
+<p>«Est-ce que tu profères des juremens, saint ermite?» lui dit le
+chevalier noir. «Ne me parle plus d'ermite, répliqua le cénobite
+métamorphosé; par saint Georges et le Dragon, je ne suis plus un moine
+quand j'ai quitté le froc; sitôt que j'ai endossé ma casaque verte, je
+bois, je jure et je chiffonne une collerette aussi bien que le plus
+jovial forestier du West-Riding.»--«Allons, joyeux frocard, dit
+Locksley, silence; tu fais autant de bruit que tout un couvent, la
+veille d'une fête, quand le père est allé se mettre au lit. Venez aussi,
+mes dignes maîtres, ne nous amusons pas à causer davantage. Il faut
+réunir toutes nos forces; elles nous seront nécessaires, si nous devons
+escalader le château de Réginald de Front-de-Boeuf.»</p>
+
+<p>«Quoi! dit le chevalier noir, est-ce Front-de-Boeuf qui arrête sur les
+grands chemins royaux les sujets de son prince? est-il devenu oppresseur
+et brigand?»--«Oppresseur, il le fut toujours,» dit Locksley. «Et pour
+brigand, dit le moine, je doute si jamais il fut moitié aussi honnête
+homme que bien des voleurs de ma connaissance.»--«En avant, chapelain,
+et silence, dit l'archer; il vaut mieux arriver avec célérité au lieu du
+rendez-vous, que de s'amuser à dire ce que la décence et la réserve
+devraient couvrir d'un voile.</p>
+<br><br>
+
+<h3>CHAPITRE XXI.</h3>
+
+<div class="droite">
+<p class="rig"><span class="sml"> «Hélas! combien d'heures, de jours, de mois et d'années ont
+ passé depuis que des humains se sont assis à cette table, où
+ la lampe et le flambeau brillaient sur sa riche étendue! Il
+ me semble ouïr la voix des temps passés murmurer encore sur
+ nous dans le vide immense de ces sombres arcades, comme les
+ accens mélancoliques de ceux qui depuis long-temps
+ sommeillent dans la nuit du tombeau.»</span><br>
+ <span class="rig">JOANA BAILLIE. <i>Orra</i>, tragédie.</span></p><br><br><br><br><br><br><br><br><br>
+</div>
+
+
+<p>Tandis que l'on prenait ces mesures en faveur de Cedric et de
+ses compagnons, les hommes armés qui les avaient saisis
+conduisaient leurs captifs vers la place de sûreté destinée à
+être leur prison. Mais la nuit était sombre, et les sentiers de la foret
+n'étaient connus qu'imparfaitement de ces nouveaux maraudeurs, qui
+furent obligés de faire plusieurs haltes, et même une ou deux fois de
+retourner sur leurs pas pour retrouver la direction qu'ils devaient
+suivre. L'aurore eut besoin de les saluer, afin qu'ils pussent reprendre
+le bon chemin; alors la cavalcade s'avança un peu plus vite. Ce fut
+alors que le dialogue suivant s'établit entre les deux chefs de
+prétendus bandits:</p>
+
+<p>«Il est temps de nous quitter, sire Maurice de Bracy, lui dit le
+templier, afin de jouer le second acte de la pièce; car tu dois agir
+maintenant comme un chevalier libérateur.»--«J'ai fait de meilleures
+réflexions, répondit Bracy; je ne te quitterai qu'après que notre belle
+prise aura été déposée en sûreté dans le château de Front-de-Boeuf. Là,
+je me montrerai à lady Rowena dans mon costume ordinaire, et je me
+flatte qu'elle rejettera sur l'entraînement irrésistible de ma passion,
+la violence dont j'ai usé à son égard.»--«Et quelle raison t'a fait
+changer d'avis?»--«Cela ne te regarde point, mon cher
+templier.»--«J'espère pourtant, sire chevalier, que ce changement ne
+vient pas de soupçons injurieux sur mon honneur, comme Fitzurse aurait
+pu en insinuer.»--«Mes pensées m'appartiennent, répondit de Bracy; le
+diable rit, dit-on, quand un voleur en dérobe un autre, et nous savons
+que si même Satan lui soufflait flamme et bitume, il n'empêcherait pas
+un templier de suivre son penchant.»--«Ni le chef d'une compagnie
+franche, reprit le templier, d'être traité par un ami et un camarade de
+la même manière qu'il traite les autres.»</p>
+
+<p>«Cette récrimination est aussi périlleuse qu'inutile, répondit de Bracy;
+il me suffit de savoir que je connais la morale de l'ordre des
+templiers<a id="footnotetag42" name="footnotetag42"></a><a href="#footnote42"><sup class="sml">42</sup></a>, et je ne te donnerai pas l'occasion de m'enlever la jolie
+proie pour laquelle je cours tant de risque.»--«Mais que crains-tu,
+reprit le templier; ne connais-tu pas les voeux de mon ordre?»--«Je les
+connais très bien, et je sais également de quelle manière ils sont
+observés. Templier, crois-moi, les règles de la galanterie
+s'interprètent largement dans la Terre-Sainte, et en cette occasion je
+ne veux rien confier à votre délicatesse.»--«Sache donc la vérité, dit
+le templier; je ne me soucie aucunement de ta belle aux yeux bleus; il y
+a dans le cortége deux beaux yeux noirs qui me plairont davantage.»--«Eh
+quoi! chevalier, tu t'abaisserais à la suivante?»--«Non, par ma foi
+reprit le templier; je ne porte jamais les yeux sur une femme de
+chambre. J'ai parmi les captives une prise non moins belle que la
+tienne.»--«Par la sainte messe, tu veux parler de la charmante
+Israélite.»--«Eh bien! s'il est ainsi, que peut-on y trouver à
+redire?»--«Absolument rien, dit de Bracy, à moins que votre voeu de
+célibat ou un remords de conscience ne vous empêche d'avoir une intrigue
+avec une juive.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote42" name="footnote42"><b>Note 42: </b></a><a href="#footnotetag42">(retour) </a>L'interlocuteur a une bien fausse idée de cette
+ morale, et Walter Scott le fait parler d'après les ennemis
+ les plus acharnés des templiers, ainsi qu'eussent parlé les
+ bourreaux de Philippe-le-Bel. Les templiers faisaient voeu de
+ pauvreté sans être soumis à une pauvreté absolue, car par ce
+ voeu on entendait qu'ils devaient être toujours prêts à
+ partager leurs biens avec les malheureux, et même à les
+ sacrifier pour les besoins de leur ordre. Ils faisaient voeu
+ de chasteté, c'est-à-dire d'avoir l'impudicité en horreur,
+ afin de n'outrager ni la décence ni les moeurs. Nous
+ renvoyons, au surplus à notre note N° 19.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote>
+
+<p>«Quant à mon voeu, répondit le templier, notre grand-maître m'a accordé
+une dispense<a id="footnotetag43" name="footnotetag43"></a><a href="#footnote43"><sup class="sml">43</sup></a>, et la conscience d'un homme qui a tué trois cents
+Sarrasins n'a pas besoin de s'alarmer pour une pécadille, comme celle
+d'une jeune paysanne qui va se confesser le vendredi saint.»--«Tu
+connais mieux tes priviléges que moi, dit Maurice; mais j'aurais juré
+que vous étiez plus amoureux de l'argent du vieux juif que des yeux
+noirs de sa fille.»--«Je puis aimer l'un et l'autre, répondit le
+templier; d'ailleurs le juif n'est qu'un demi-butin. Je dois partager
+ses dépouilles avec Front-de-Boeuf, qui ne nous prête pas son château
+pour rien. Il me faut quelque chose qui m'appartienne exclusivement, et
+j'ai fixé mon choix sur l'aimable juive comme ayant à mes yeux une
+valeur spéciale. Mais à présent que tu connais mon dessein, ne
+reprendras-tu pas ton premier projet? Tu n'as rien, comme tu le vois, à
+redouter de mon intervention.»--«Non, répondit de Bracy, je resterai à
+côté de ma prise. Ce que tu dis peut être vrai; mais je n'aime pas les
+priviléges acquis par dispense du grand-maître, ni le mérite résultant
+du massacre de trois cents Sarrasins. Vous avez trop de droit à un libre
+pardon pour vous rendre scrupuleux sur quelques peccadilles de plus.»</p>
+
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote43" name="footnote43"><b>Note 43: </b></a><a href="#footnotetag43">(retour) </a>Voilà une calomnie gratuite comme toutes les
+ précédentes et beaucoup d'autres qui vont suivre. Si Walter
+ Scott les a trouvées dans les écrits des moines, sa raison
+ judicieuse aurait dû faire la part des temps et des positions
+ respectives. Nous ne prétendons pas soutenir que les anciens
+ templiers aient tous été des modèles de sagesse et de vertu,
+ mais il y a loin de quelques faiblesses humaines à des
+ perfidies et à des monstruosités.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote>
+
+<p>Pendant ce dialogue, Cedric faisait de vains efforts pour connaître ses
+gardiens. «Vous devez être Anglais, leur dit-il, et cependant, juste
+ciel! vous tombez sur vos compatriotes comme s'ils étaient des Normands.
+Vous êtes sans doute mes voisins, par conséquent mes amis; car quels
+pourraient être les Anglais du voisinage qui auraient des raisons pour
+agir autrement? Même parmi vous, yeomen, qui avez été mis hors la loi,
+plus d'un sans doute ont eu recours à ma protection; j'ai eu pitié de
+leurs malheurs, et j'ai maudit l'oppression de leurs tyrans féodaux. Que
+voulez-vous donc faire de moi? Vous êtes pires que des brutes dans votre
+conduite. Voulez-vous être sourds comme elles?</p>
+
+<p>Ce fut en vain que Cedric cherchait ainsi à faire parler ses gardiens;
+ils avaient de trop bonnes raisons pour garder le silence et s'attirer
+des reproches. Ils continuèrent à le pousser d'un pas rapide jusqu'à
+l'entrée d'une avenue bordée d'arbres d'un feuillage varié, et à
+l'extrémité de laquelle on apercevait Torsquilstone, ancien château qui
+appartenait alors à Réginald Front-de-Boeuf; c'était une forteresse peu
+considérable, consistant en un donjon, ou vaste tour haute et carrée,
+entourée de bâtimens moins élevés, bordés d'une cour circulaire. Autour
+du mur extérieur régnait un fossé dont l'eau arrivait d'un ruisseau
+voisin. Front-de-Boeuf, à qui son caractère altier attirait souvent des
+querelles avec ses ennemis, avait ajouté à son château de nouvelles
+tours, de manière à flanquer chacun des angles. L'entrée principale,
+suivant l'usage du temps, était placée sous les voûtes d'une barbacane,
+ou fortification extérieure terminée et défendue par deux petits
+bastions latéraux.</p>
+
+<p>Cedric n'eut pas plus tôt découvert les tourelles de Front-de-Boeuf, qui
+élevaient dans les airs leurs créneaux chargés de mousse et de lierre,
+et sur lesquels brillaient les premiers rayons du soleil levant, qu'il
+ne lui resta plus de doute sur la cause de son accident. J'étais
+injuste, dit-il, envers les outlaws de ces forets, lorsque je supposais
+que mes ravisseurs appartenaient à ces bandits; j'aurais bien pu
+confondre avec autant de raison les renards de ces halliers avec les
+loups dévastateurs de France. Dites-moi, chiens d'étrangers, est-ce à ma
+vie, est-ce à mon or que vous en voulez? C'est trop en effet que deux
+Saxons, moi et le noble Athelstane, nous gardions encore des terres dans
+un pays qui autrefois était le patrimoine de notre race? Qu'on nous
+mette donc à mort, et complétez votre tyrannie en nous arrachant la vie
+comme vous avez commencé par nous ravir nos libertés. Si Cedric le Saxon
+ne peut délivrer l'Angleterre, il mourra volontiers pour elle. Dites à
+votre tyran de maître que je lui demande seulement la mise en liberté de
+lady Rowena. C'est une femme, il ne doit pas la craindre, et avec nous
+périront tous ceux qui osent combattre pour sa cause.</p>
+
+<p>Les gardiens de Cedric restèrent muets comme auparavant, et on arriva
+devant le château sans qu'il eût pu obtenir d'eux un seul mot de
+réponse. De Bracy sonna trois fois du cor, et les archers vinrent le
+reconnoître. Le pont-levis fut baissé et la cavalcade fut introduite.
+L'on fit descendre de cheval les prisonniers pour les conduire dans une
+grande salle où leur fut dressé un repas impromptu, auquel le seul
+Athelstane prit part. Le descendant d'Édouard le confesseur n'eut pas
+même le temps de faire honneur à la bonne chère étalée devant lui; car
+on lui annonça que Cedric et lui-même seraient enfermés dans une autre
+pièce que celle de lady Rowena. Toute résistance eût été inutile, et ils
+furent obligés de suivre leurs guides dans une vaste chambre soutenue
+par deux rangs de piliers massifs, pareils à ceux des réfectoires et des
+maisons chapitrales qu'on voit encore dans les ruines des anciens
+monastères.</p>
+
+<p>Lady Rowena, séparée de sa suite, fut conduite avec courtoisie à la
+vérité, mais sans qu'on eût pris conseil de son inclination, dans un
+appartement plus éloigné. Cette distinction un peu alarmante pour sa
+pudeur fut accordée à Rébecca, en dépit des instances de son père, qui
+alla même jusqu'à offrir de l'or dans cette cruelle extrémité, pour
+qu'il lui fût permis de rester avec elle. «Lâche infidèle, répondit un
+de ses gardes, lorsque tu auras vu la tannière qui t'est réservée, tu ne
+désireras plus que ta fille la partage.» Et, sans plus de discours, on
+poussa le juif d'un côté et la fille de l'autre. Les domestiques furent
+désarmés, fouillés avec soin, et confinés dans une autre aile du
+château. Enfin on refusa même à lady Rowena sa suivante Égiltha.</p>
+
+<p>L'appartement dans lequel les chefs saxons furent conduits, car c'est
+d'eux maintenant que nous allons nous occuper d'abord, bien qu'il fût
+changé en une sorte de prison, avait été jadis la grande salle du
+château; mais il était aujourd'hui abandonné aux rats, parce que son
+maître actuel, ayant amélioré cette habitation, tant sous le rapport de
+la sûreté que sous celui de l'agrément, il existait une autre salle
+d'honneur dont le plafond était soutenu par des piliers plus grêles et
+plus élégans, pendant que la pièce elle-même était décorée d'ornemens
+que les Normands avaient déjà introduits dans l'architecture.</p>
+
+<p>Cedric arpentait sa prison en se livrant à ses fureurs et à ses
+réflexions sur le passé et le présent, tandis que l'apathie de son
+compagnon lui tenait lieu de patience et de philosophie, pour l'aider à
+tout endurer, si ce n'est le désagrément de sa position actuelle. Il y
+était même si peu sensible, qu'il se levait seulement de temps à autre
+aux bouffées de colère de son ami Cedric.</p>
+
+<p>«Oui, dit ce dernier, moitié se parlant à lui-même et moitié s'adressant
+à Athelstane, ce fut en cette même salle que mon père dîna avec Torquil
+Wolfganger, lorsqu'il reçut le vaillant et infortuné Harold, qui
+s'avançait contre les Norwégiens réunis au rebelle Tosti. Ce fut dans
+cette salle que Harold fit une si belle réponse à l'envoyé de son frère
+révolté. Combien de fois mon père ne m'a-t-il pas conté cette importante
+histoire! L'envoyé de Tosti fut admis en ce lieu, qui put contenir à
+peine la foule des nobles chefs saxons, lorsque ceux-ci buvaient à
+pleine coupe un rouge nectar autour de leur monarque.»</p>
+
+<p>«J'espère,» dit Athelstane un peu réveillé par cette fin du discours de
+son ami, «j'espère qu'on n'oubliera pas de nous envoyer du vin et des
+rafraîchissemens à midi; à peine avons-nous eu le temps de déjeuner, et
+je ne me suis jamais bien trouvé de mes repas quand j'ai pris quelque
+nourriture immédiatement après être descendu de cheval, quoique les
+médecins aient recommandé cet usage.» Cedric continua son histoire sans
+faire aucune attention à l'observation interpolée de son ami.</p>
+
+<p>«L'envoyé de Tosti s'avança dans cette salle sans être intimidé de la
+contenance rébarbative de ceux qui l'entouraient, et il vint se placer
+près du trône de Harold. «Seigneur et roi, lui dit-il, quelle condition
+espères-tu de ton frère s'il dépose les armes et te demande la paix?»--«L'amour d'un frère, s'écria le généreux Harold, et le beau comté de
+Northumberland.»--«Et si Tosti accepte ces conditions, reprit
+l'ambassadeur, quelles terres assignerez-vous à son fidèle allié
+Hardrada, roi de Norwège.»--«Sept pieds de terrain anglais, reprit
+fièrement Harold; ou, comme Hardrada passe pour un géant, peut-être lui
+en céderons-nous quelques pouces de plus.»--«La salle retentit alors
+d'acclamations, et les coupes furent vidées à la santé du Norwégien, qui
+se vit mis promptement en possession de son domaine.»</p>
+
+<p>«J'aurais fait comme eux de toute mon âme, dit le noble Athelstane, car
+ma langue se colle de soif à mon palais.»--«L'envoyé, continua Cedric
+avec feu, malgré le peu d'intérêt que son ami prenait à son histoire,
+s'en retourna tout confus porter cette digne réponse à Tosti et à son
+allié. Ce fut alors que les murailles de Stamford et le fatal Welland,
+renommé par son onde prophétique<a id="footnotetag44" name="footnotetag44"></a><a href="#footnote44"><sup class="sml">44</sup></a>, furent témoins de cet horrible
+combat, dans lequel, après avoir déployé la plus insigne valeur, le roi
+de Norwège et Tosti succombèrent tous deux avec dix mille de leurs plus
+braves soldats. Qui aurait pensé que ce beau jour, qui éclairait un
+semblable triomphe, voyait aussi voguer la flotte normande qui allait
+débarquer sur les funestes rivages du comté de Sussex? Qui aurait pensé
+que Harold, peu de jours après, n'aurait plus de royaume, et n'aurait
+pour toute possession que les sept pieds de terre qu'il avait concédés
+dans sa rage au Norwégien envahisseur? Qui eût pensé que vous, noble
+Athelstane, vous né du sang de Harold, et que moi dont le père ne fut
+pas un des plus faibles défenseurs du trône saxon, nous deviendrions
+prisonniers d'un vil normand, dans le lieu même où nos ancêtres
+assistaient à de pareils banquets.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote44" name="footnote44"><b>Note 44: </b></a><a href="#footnotetag44">(retour) </a>Près de Stamford se donna, en mil soixante-six, la
+ sanglante bataille où Harold vainquit son frère rebelle,
+ Tosti, et les Norwégiens, peu de jours avant sa propre
+ défaite à Hastings. Le pont sur le Welland fut pris, repris
+ et disputé avec un acharnement sans exemple. Un seul
+ Norwégien, nouvel Horatius Coclès, le défendit long-temps, et
+ à la fin percé, à travers les planches du pont, de la flèche
+ d'un archer qui se trouvait sur un bateau, sous ce pont, il
+ succomba. Spencer et Dryton font allusion aux prophéties sur
+ le fatal Welland, par ce vers:
+
+<p> "Which to that ominous flood much fear and redevance
+ wan." POLY-OLBION</p>
+
+<p> Ce qui veut dire:</p>
+
+<p> «On attachait à cette onde prophétique une idée de terreur et
+ de respect.»<span class="rig">A. M.</span></p></blockquote>
+
+<p>«C'est assez fâcheux, répondit Athelstane, mais j'aime à croire que nous
+en serons quittes pour une rançon raisonnable. Dans tous les cas, il ne
+peut y avoir de leur part aucun dessein de nous affamer; et cependant,
+bien qu'il soit près de midi, je ne vois pas arriver les mets pour le
+dîner. Regardez à cette fenêtre, noble Cédric, et assurez-vous si par
+les rayons du soleil le cadran ne marque pas midi?»</p>
+
+<p>«Cela peut être, dit Cedric, mais je ne puis regarder cette fenêtre,
+sans qu'il ne me vienne des réflexions bien différentes de celles qui
+ont rapport à notre état présent, ou à notre privation. Quand cette
+fenêtre fut construite, noble ami, nos dignes ancêtres ne connaissaient
+point l'art de faire le verre et de le peindre. L'orgueil de votre aïeul
+Wolfganger fit venir de Normandie un artiste pour orner son château de
+ces nouvelles décorations, qui donnent à la lumière dorée du ciel tant
+de couleurs fantastiques. L'étranger arriva, pauvre tel qu'un mendiant,
+bas et servile, prêt à ôter son bonnet au moindre domestique de la
+maison; il s'en retourna opulent et orgueilleux révéler à ses rapaces
+compatriotes les richesses et la simplicité des nobles saxons. Cette
+folie, Athelstane, avait été prévue et prédite par les descendans de
+Hengist et de ses tribus grossières, qui conservaient religieusement la
+pureté de leurs moeurs. Nous appelâmes ces étrangers, nous en fîmes des
+amis, ou des serviteurs de confiance; nous adoptâmes leurs arts, en
+accueillant leurs artistes; nous méprisâmes l'honnête simplicité, la
+rustique bonhomie de nos aïeux, et nous devînmes énervés par le luxe des
+Normands, long-temps avant que leurs armes nous eussent vaincus. Notre
+régime domestique, paisible, libre et sans apprêts, était bien
+préférable à ces mets sensuels, dont la recherche nous a rendus esclaves
+de ces conquérans étrangers.»</p>
+
+<p>«Maintenant, reprit Athelstane, je trouverais excellente la plus modeste
+nourriture, et je suis étonné, noble Cedric, que vous puissiez vous
+rappeler si fidèlement les faits passés, lorsque vous oubliez l'heure
+même du dîner.»--«C'est temps perdu, se dit à lui-même Cedric
+impatienté; je vois bien qu'il ne faut lui parler que de son appétit.
+L'âme de Hardicanute s'est emparée de son corps, et il n'a pas d'autre
+plaisir que de <i>baffrer</i>, avaler des flots de vin, et en demander
+toujours. «Hélas! ajouta-t-il en le regardant avec une sorte de
+compassion, pourquoi faut-il qu'un si noble extérieur soit l'enveloppe
+d'un esprit aussi lourd? Pourquoi faut-il qu'une entreprise comme la
+régénération de l'Angleterre tourne sur un pivot si imparfait? Une fois
+marié à lady Rowena, elle pourrait relever et ennoblir cette âme massive
+et assoupie dans des organes si matériels; elle pourrait réveiller en
+lui des sentimens de patriotisme. Mais comment y penser, lorsque Rowena,
+Athelstane et moi-même, nous sommes les prisonniers de ce brutal
+maraudeur, et que peut-être nous ne l'avons été que par crainte de nous
+voir recouvrer l'indépendance de notre nation?»</p>
+
+<p>Pendant que le Saxon était plongé dans ces pénibles réflexions, la porte
+s'ouvrit, et on vit entrer un écuyer tranchant, tenant en main la
+baguette blanche, emblème de son office. Ce personnage important
+s'avança d'un pas grave, suivi de quatre domestiques portant une table
+chargée de mets dont la vue et l'odeur ranimèrent sur-le-champ la
+contenance d'Athelstane. Ces serviteurs étaient masqués, de même que
+l'écuyer tranchant.</p>
+
+<p>«Que veut dire cette mascarade? s'écria Cedric; votre maître pense-t-il
+que nous ignorons de qui nous sommes prisonniers dans ce château?
+Dites-lui,» ajouta-t-il en voulant profiter de cette circonstance pour
+entamer une négociation au sujet de sa liberté, «dites à Réginald
+Front-de-Boeuf, que nous ne lui supposons d'autres motifs pour nous
+traiter ainsi qu'une vile cupidité; dites-lui, enfin, que nous cédons à
+sa rapacité, comme en pareil cas nous céderions à celle d'un vrai
+brigand. Qu'il fixe la rançon à laquelle il prétend, et nous la lui
+paierons, si elle est proportionnée à nos moyens.» L'écuyer tranchant ne
+répondit que par un signe de tête.</p>
+
+<p>«Dites encore à Réginald Front-de-Boeuf, ajouta le noble Athelstane, que
+je lui envoie un cartel à outrance, à pied ou à cheval, dans un lieu
+sûr, et dans les huit jours qui suivront notre mise en liberté: s'il a
+de l'honneur, s'il est chevalier, il ne refusera point.» L'écuyer salua
+une seconde fois, en disant: «Je ferai part de votre défi à mon maître.»</p>
+
+<p>Athelstane n'expliqua pas nettement sa provocation, ayant la bouche
+remplie, la mâchoire très occupée, outre l'hésitation qui lui était
+naturelle, ce qui donnait à la menace beaucoup moins d'importance.
+Toutefois, Cedric accueillit le discours de son compagnon avec une sorte
+de joie, en voyant qu'il ressentait convenablement l'insulte qu'on leur
+avait faite, et qu'il commençait à perdre patience. Il lui serra la
+main, en signe d'approbation, mais il se refroidit lorsqu'Athelstane eut
+ajouté «qu'il combattrait douze hommes tels que Front-de-Boeuf, pour
+hâter sa sortie d'une prison où l'on mettait de l'ail dans les ragoûts.»
+Nonobstant cette rechute et ce retour à l'apathie et à la sensualité,
+Cedric prit place à table, en face de lui, et prouva bientôt que les
+malheurs de son pays ne l'empêchaient pas de signaler son appétit, dès
+que les mets furent arrivés et que le noble Athelstane lui eut donné
+l'exemple.</p>
+
+<p>Les prisonniers ne jouirent point long-temps de leurs délices
+gastronomiques; elles furent troublées tout à coup par le son d'un cor
+qui se fit entendre à la porte, et qui fut répété jusqu'à trois fois,
+avec autant de force que si celui qui en donnait eût été le chevalier
+errant devant lequel devaient s'écrouler les murailles et les tours, la
+barbacane et les créneaux, aussi rapidement que sont chassées par le
+vent les vapeurs du matin. Les deux Saxons tressaillirent sur leur
+siége, se levèrent aussitôt, et coururent à la fenêtre. Mais leur
+curiosité ne fut point satisfaite, car les croisées donnaient sur la
+cour du château, et le bruit du cor venait de l'extérieur. Il semblait
+pourtant annoncer quelque chose de sérieux, à en juger par le soudain
+tumulte qui s'éleva dans le château.</p>
+<br><br>
+
+<h3>CHAPITRE XXII.</h3>
+
+<div class="droite">
+<p class="rig"><span class="sml"> «Ma fille! ô mes ducats! ô ma fille! ô mes ducats chrétiens!
+ Justice! protection! Mes ducats et ma fille!»</span><br>
+ <span class="rig">SHAKSPEARE. <i>Le Marchand de Venise</i>.</span></p><br><br><br><br>
+</div>
+
+<p>Laissons les chefs saxons continuer leur repas, puisque leur curiosité
+trompée leur permet de céder à leur appétit satisfait à moitié, et
+hâtons-nous de nous occuper de la captivité bien autrement rigoureuse
+d'Isaac d'York.</p>
+
+<p>Le pauvre juif avait été jeté sur-le-champ dans un cachot souterrain
+humide et obscur; le sol en était plus bas que le fond du fossé qui
+entourait le château. La lumière n'y pénétrait que par un soupirail
+profond, étroit, et trop élevé pour que la main du prisonnier pût y
+atteindre; même en plein midi il n'y pénétrait qu'une lumière pâle et
+douteuse qui se changeait en d'épaisses ténèbres, long-temps avant que
+le reste du château fût privé de la bienfaisante présence du soleil. Des
+chaînes et des fers, qui avaient servi à des prisonniers dont on avait
+eu à craindre sans doute la force et le courage, étaient suspendus,
+vacans et couverts de rouille, aux murailles de cette prison, et y
+étaient solidement attachés; dans leurs anneaux étaient restés des
+ossemens desséchés, qui pouvaient avoir été des jambes humaines; comme
+si quelque prisonnier n'y eût pas seulement péri, mais comme si on y eût
+laissé son squelette s'y consumer.</p>
+
+<p>À l'une des extrémités de cet horrible caveau était un immense fourneau
+en fer, rempli de charbon, sur le haut duquel s'étendaient
+transversalement quelques barres de fer à demi rongées par la rouille.
+L'horreur du spectacle qu'offrait ce cachot humide aurait pu effrayer
+une âme plus forte que celle d'Isaac; et cependant, il était plus calme
+dans un danger imminent qu'il ne paraissait l'être au milieu des
+craintes d'un péril éloigné et incertain. Les chasseurs prétendent que
+le lièvre éprouve une agonie plus terrible quand il est poursuivi par
+les lévriers que lorsqu'il se débat sous leurs dents<a id="footnotetag45" name="footnotetag45"></a><a href="#footnote45"><sup class="sml">45</sup></a>. D'ailleurs, il
+est probable que les juifs, en butte à des craintes continuelles, par
+leur position, sont en quelque sorte préparés à toutes les vexations que
+la tyrannie peut exercer contre eux; de manière que toute violence dont
+ils deviennent l'objet ne leur cause point cette surprise et cette
+terreur qui énervent les forces de l'âme. D'un autre côté, ce n'était
+pas la première fois qu'Isaac se trouvait placé dans des circonstances
+si dangereuses; il avait donc pour guide l'expérience, et avait l'espoir
+d'échapper à ses persécuteurs, comme cela lui était déjà arrivé. Il
+avait surtout pour lui l'inflexible opiniâtreté si bien connue de sa
+nation, cette ferme résolution que rien ne saurait abattre, et qui si
+souvent avait fait endurer aux juifs ce surcroît de maux et de tourmens
+que le pouvoir ou la violence pouvait leur infliger, plutôt que de
+satisfaire leurs oppresseurs, en cédant à leurs demandes.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote45" name="footnote45"><b>Note 45: </b></a><a href="#footnotetag45">(retour) </a>Nous ne garantissons pas ce fait d'histoire
+ naturelle, dit Walter Scott; nous le donnons sur l'autorité
+ du manuscrit de Wardour.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote>
+
+<p>Après s'être décidé à une résistance muette ou passive, et avoir relevé
+ses vêtemens autour de lui pour se préserver de l'humidité du sol, Isaac
+s'assit dans un coin du cachot; et là, ses mains croisées sur sa
+poitrine, ses cheveux en désordre, sa longue barbe, son manteau bordé de
+fourrures et son grand bonnet, vus à la lueur incertaine d'un rayon du
+jour passant à peine par le soupirail, auraient fourni à Rembrandt un
+sujet d'étude digne de ses pinceaux, s'il eût existé à cette époque. Le
+juif passa près de trois heures dans cette position, sans en changer,
+après quoi le bruit de quelques pas se fit entendre sur l'escalier; les
+verroux furent tirés avec un long fracas, la porte cria et tourna sur
+ses gonds, et Réginald Front-de-Boeuf, suivi de deux esclaves sarrasins
+du templier, entra dans le cachot.</p>
+
+<p>Front-de-Boeuf, qui joignait à une taille athlétique une vigueur à toute
+épreuve, qui avait passé toute sa vie à faire la guerre, ou à
+entreprendre, dans ses discordes et ses querelles particulières, des
+agressions contre la plupart de ses voisins, et qui n'avait enfin jamais
+hésité sur le choix des moyens à employer pour augmenter sa puissance
+féodale, avait des traits qui répondaient à son caractère, et
+exprimaient fortement les passions les plus violentes et les plus
+féroces. Les cicatrices dont son visage était couvert auraient, sur
+toute autre physionomie, attiré l'intérêt et le respect dus aux marques
+d'une valeur honorable; mais elles ne servaient en lui qu'à ajouter à la
+férocité de son air dur et sauvage, et à redoubler l'horreur et l'effroi
+que sa présence inspirait. Ce formidable baron était vêtu d'un
+justaucorps de cuir, bien collé sur ses reins, usé et taché en plusieurs
+endroits par le frottement de l'armure dont il le couvrait souvent. Il
+n'avait pour arme qu'un poignard à sa ceinture, formant une espèce de
+contre-poids à un trousseau de clefs suspendu à son côté droit. Les
+esclaves noirs qui suivaient Front-de-Boeuf étaient dépouillés de leur
+brillant costume; ils portaient des gilets et des pantalons de grosse
+toile, et leurs manches étaient retroussées jusqu'au dessus du coude,
+comme celles des bouchers qui vont exercer leurs fonctions dans la
+tuerie. Chacun d'eux portait un petit pannier couvert, et quand ils
+furent entrés dans le cachot, ils s'arrêtèrent à la porte pendant que
+Front-de-Boeuf la ferma soigneusement et à double tour. Après avoir pris
+cette précaution, il s'avança lentement vers le juif, sur qui il fixait
+les yeux comme s'il eût voulu le paralyser par ses regards terribles, et
+exercer sur lui la meurtrière influence qu'on suppose à certains animaux
+pour fasciner leur proie. On aurait vraiment cru que l'oeil farouche et
+féroce de Front-de-Boeuf possédait une portion de ce même pouvoir sur
+son malheureux prisonnier. La bouche ouverte et les yeux attachés sur le
+sauvage baron, le juif fut saisi d'une telle épouvante, que tous ses
+membres semblaient se retirer sur eux-mêmes; et sa taille, se rapetisser
+par l'effet de son immobile et morne stupeur. Le malheureux Isaac se
+sentit non seulement privé de tout mouvement et de la force de se lever
+pour offrir une marque de son respect, mais il ne put pas même porter la
+main à son bonnet, ni proférer aucune parole de supplication, tant il
+était agité violemment par la conviction de devoir subir des tortures et
+une mort affreuse et prochaine.</p>
+
+<p>La haute et superbe stature du chevalier normand semblait, au contraire,
+grandir encore, comme l'aigle hérisse ses plumes quand il se précipite
+les serres ouvertes sur sa proie sans défense. Il s'arrêta à trois pas
+du lieu où le malheureux juif s'était blotti, de manière à occuper le
+moins d'espace possible, puis il fit signe à un des esclaves
+d'approcher. Le satellite noir avança, tira de son panier une paire de
+grandes balances et des poids, les déposa aux pieds de Réginald, se
+retira à une respectueuse distance, et alla rejoindre son camarade près
+de la porte.</p>
+
+<p>Tous les mouvemens de ces deux hommes étaient lents et solennels, comme
+s'ils eussent eu l'esprit préoccupé de quelque projet d'horreur et de
+cruauté. Front-de-Boeuf, rompant enfin lui-même le silence, ouvrit la
+scène en apostrophant ainsi l'infortuné captif: «Chien maudit, enfant
+d'une race en horreur aux humains, dit-il au juif d'une voix
+retentissante que les échos de la voûte rendaient encore plus terrible,
+vois-tu ces balances?» Le malheureux Israélite fit un léger signe
+affirmatif. «Dans ces balances, reprit le dur baron, tu me pèseras mille
+livres, d'argent au poids et au titre de la tour de Londres.»</p>
+
+<p>«Saint Abraham! répondit le juif en retrouvant un peu de voix dans ce
+péril extrême, jamais homme a-t-il entendu demande pareille? Qui même
+dans un conte de ménestrel a lu qu'un homme pouvait donner mille livres
+pesant d'argent? Quel oeil humain vit jamais un semblable trésor? Vous
+fouilleriez dans les maisons de tous les juifs d'York et dans toutes
+celles de ma tribu, que vous ne pourriez réunir la somme dont vous
+parlez.»</p>
+
+<p>«Je ne suis pas déraisonnable, répondit Front-de-Boeuf; et si l'argent
+est rare, je ne refuse pas de l'or, à raison d'un marc d'or pour chaque
+six livres d'argent: c'est le moyen d'éviter à ton infâme carcasse les
+tourmens que ton coeur n'a jamais pu concevoir.»--«Ayez pitié de moi,
+noble chevalier, dit Isaac; je suis vieux, pauvre et sans ressource; il
+serait indigne de vous de triompher de moi: quel mérite y a-t-il à
+écraser un vermisseau!»--«Il se peut que tu sois vieux, reprit le
+chevalier: c'est une honte de plus pour ceux qui t'ont laissé vieillir
+dans l'usure et la bassesse. Tu peux être faible, car depuis quand un
+juif eut-il un coeur et un bras? Mais riche, tout le monde sait bien que
+tu l'es.»</p>
+
+<p>«Je vous jure, noble chevalier, par tout ce que je crois et par tout ce
+que nous croyons en commun...»--«Ne te parjures point! dit le Normand en
+l'interrompant, et que ton obstination n'ajoute pas à ton sort avant
+d'avoir considéré les tortures qui te sont réservées. Ne crois pas que
+je te parle seulement pour t'effrayer et profiter de la lâcheté commune
+à ta tribu! Je te jure par ce que tu ne crois pas, par l'Évangile que
+notre Église enseigne, et par les clefs de saint Pierre qui ont été
+données pour lier et délier, que ma résolution est péremptoire. Ce
+cachot n'est pas un endroit propre à exciter à la plaisanterie: des
+prisonniers mille fois plus distingués que toi ont péri dans ces murs
+sans que jamais on ait su leur destin; mais leur trépas était une pure
+bagatelle en comparaison de celui qui t'attend, et qui sera accompagné
+des plus cruels tourmens.</p>
+
+<p>Il fit alors signe aux esclaves d'approcher, et leur parla dans une
+langue étrangère, car il avait été aussi en Palestine, où il avait pris
+ses leçons de cruauté. Les Sarrasins tirèrent de leurs paniers du
+charbon de terre, une paire de soufflets, un flacon d'huile. Tandis que
+l'un frappait le briquet, un autre disposait le charbon de terre dans le
+grand fourneau de fer dont nous ayons parlé, et il exerça les soufflets
+jusqu'à ce que le brasier fût rouge.</p>
+
+<p>«Vois-tu, Isaac, lui dit Front-de-Boeuf, ces barres de fer au dessus de
+ces charbons ardens? c'est sur ce lit embrasé que tu vas reposer,
+dépouillé de tes habits, comme si tu allais te mettre naturellement au
+lit chez toi. Un de ces esclaves entretiendra le feu sous toi, tandis
+que l'autre te frottera les membres avec de l'huile, pour empêcher le
+rôti de brûler. Choisis donc entre une couche dévorante et mille livres
+d'argent; car, par la tête de mon père, voilà ta seule option.»--«Il est
+impossible, dit l'infortuné juif, que vous soyez véritablement dans
+l'intention d'exécuter ce projet. Le Dieu clément de la nature n'a
+jamais fait un coeur capable d'exercer une pareille cruauté.»</p>
+
+<p>«Ne t'y fies pas, Isaac, lui répondit Front-de-Boeuf, cette erreur te
+serait fatale. Penses-tu que moi, qui ai vu le sac d'une ville, où des
+milliers de chrétiens périrent par le glaive, l'onde et la flamme, je
+renoncerai à mon dessein, quand tu feras ouïr tes cris et tes
+gémissemens? ou bien crois-tu que ces esclaves basanés, qui n'ont ni
+pays, ni lois, ni conscience, que la seule volonté de leur maître, qui,
+à son moindre signe, emploient indifféremment le poison ou le poteau, le
+poignard ou la corde, crois-tu qu'ils puissent avoir de la compassion,
+eux qui n'entendent pas la langue dans laquelle tu l'invoquerais? Sois
+sage, vieillard! débarrasse-toi d'une partie de tes richesses
+superflues, verse dans les mains d'un chrétien une portion de ce que tu
+as acquis par l'usure. Ta bourse pourra bientôt s'enfler de nouveau;
+mais si tu te laisses une fois étendre sur ces barres, aucun remède ne
+ressuscitera ta peau brûlée et son cuir lacéré. Paie ta rançon, te
+dis-je, et, réjouis-toi de sortir à ce prix d'un cachot dont bien peu de
+gens ont pu redire les secrets. Je ne te dirai plus rien; choisis entre
+ton vil pécule et ta chienne de peau.»--«Qu'Abraham et tous les saints
+patriarches de ma nation me soient en aide! s'écria le juif: le choix
+m'est impossible; car je n'ai pas de quoi satisfaire à une demande aussi
+exorbitante.»--«Esclaves, saisissez-le, et mettez-le nu comme la main,
+dit Front-de-Boeuf; qu'alors ses patriarches viennent le secourir s'ils
+le peuvent.»</p>
+
+<p>Les deux esclaves, prenant leur direction beaucoup plus d'après le geste
+et le regard du baron que d'après ses paroles, se jetèrent sur le juif,
+le saisirent, le renversèrent par terre, le reprirent de nouveau, le
+relevèrent ensuite, et, le tenant debout entre eux, n'attendaient plus
+que le dernier signal de l'impitoyable baron pour commencer le supplice.
+L'Israélite infortuné suivait des yeux avec inquiétude à la fois leur
+contenance et celle de Front-de-Boeuf, dans l'espoir de découvrir sur
+eux quelques symptômes de compassion; mais le baron avait toujours le
+regard sombre et farouche, et sur les lèvres un sourire sardonique,
+comme prélude de sa cruauté, pendant que les yeux sauvages des
+Sarrasins, roulant sous leurs épais sourcils avec une expression de plus
+en plus sinistre, annonçaient la féroce impatience de rôtir la victime.
+Celle-ci, à l'aspect de la fournaise ardente sur laquelle on allait
+l'étendre, perdant tout espoir de fléchir le tyran, sentit ses forces
+l'abandonner.</p>
+
+<p>«Je paierai, dit-il, les dix mille livres d'argent; c'est-à-dire,
+ajouta-t-il après une légère pause, je les paierai avec l'aide de mes
+frères; car il faudra que je mendie à la porte de notre synagogue avant
+que de pouvoir me procurer une somme aussi effrayante. Quand et où me
+faudra-t-il la verser?»--«Ici même, répondit Front-de-Boeuf; c'est dans
+ce cachot même qu'elle doit être comptée et pesée. Penses-tu que je te
+rendrai ta liberté avant que d'avoir reçu ta rançon?»</p>
+
+<p>«Et quelle doit-être ma sûreté, dit le juif après que j'aurai payé ma
+rançon?»--«La parole d'un noble normand, misérable usurier, répondit
+Front-de-Boeuf; elle est mille fois plus pure que l'or de ta
+tribu.»--«Je vous demande pardon, noble milord, dit le juif du ton le
+plus humble; mais pourquoi me fierais-je entièrement à la foi d'un homme
+qui ne veut point de la mienne?»--«Parce que tu ne peux faire autrement,
+exécrable vermisseau, dit le chevalier d'une voix de tonnerre. Si tu
+étais maintenant auprès de ton coffre-fort, dans ta maison d'York, et
+que je vinsse te conjurer de me prêter quelques uns de tes shekels, ce
+serait ton tour alors de me dicter des conditions, de me prescrire le
+terme du paiement et les sécurités qu'il te plairait d'exiger de moi. Je
+suis ici maintenant comme sur mon coffre-fort; j'ai l'avantage sur toi,
+et je ne daignerai pas même te répéter mes conditions.»</p>
+
+<p>Le juif, poussant un profond soupir: «Accordez-moi au moins, avec ma
+liberté, celle de mes compagnons de voyage. Ils me méprisaient comme
+juif, cependant ils ont eu pitié de moi, et c'est parce qu'ils m'ont
+aidé dans la route qu'une partie de ma disgrâce est retombée sur eux;
+d'ailleurs, ils pourront contribuer de quelque chose au paiement de ma
+rançon.»</p>
+
+<p>«S'il est question dans ta demande de ces rustauds de Saxons, leur
+rançon dépendra d'autres conditions que des tiennes. Mêle-toi seulement
+de tes affaires, misérable, et non de celles des autres.»--«Je ne serai
+donc élargi qu'avec le jeune homme blessé que j'ai recueilli.»--«Je le
+répète, vil usurier, dit Front-de-Boeuf, ne songe qu'à tes affaires.
+Puisque tu as choisi, il ne te reste plus qu'à payer ta rançon, et dans
+le plus court délai.»</p>
+
+<p>«Écoutez-moi pourtant, dit le juif, au nom de l'or que vous voulez
+obtenir aux dépens de...» Ici, le juif s'arrêta court, dans la crainte
+d'irriter le sauvage Normand; mais Front-de-Boeuf ne fit qu'en rire, et
+achevant la phrase interrompue: «Aux dépens de ma conscience, veux-tu
+dire, misérable créature; explique-toi librement: je te répète que je
+suis raisonnable. Je puis supporter les reproches du perdant, fût-il
+même un juif. Tu ne fus pas aussi patient, lorsque tu attaquas en
+justice Jacques Fitz-Dotterel pour t'avoir appelé une sangsue, un
+usurier abominable, après que tes nombreuses exactions eurent dévoré son
+patrimoine.»--«Je jure par le Talmud, répondit le juif, que votre valeur
+a été mal informée sur ce sujet. Fitz-Dotterel tira son poignard contre
+moi dans ma propre maison, parce que je réclamais de lui ce qu'il me
+devait légitimement; le terme du paiement était fixé à Pâques.»</p>
+
+<p>«Mais je m'inquiète fort peu de cela, dit Front-de-Boeuf, il s'agit de
+savoir quand j'aurai mon argent; dis-moi, Isaac, quand me donneras-tu
+les shekels?»--«Il n'y a qu'à envoyer ma fille à York, avec votre
+sauf-conduit, noble chevalier, répondit le juif, et aussi vite qu'un
+cheval et qu'un homme peuvent aller et venir, l'argent...» Il
+s'interrompit pour laisser échapper un profond soupir, «L'argent vous
+sera versé ici même.»--«Ta fille! s'écria Front-de-Boeuf d'un air de
+surprise, par le ciel, Isaac, je regrette de ne l'avoir pas su plus tôt.
+Je croyais que cette fille aux yeux noirs avait été ta concubine, et je
+l'ai donnée pour femme de chambre au templier Brian de Bois-Guilbert,
+suivant l'usage des patriarches et des héros de l'âge d'or, qui sur ce
+point nous donnent un excellent exemple.»</p>
+
+<p>Le cri d'horreur qu'Isaac poussa en apprenant cette nouvelle fut si
+violent, que les voûtes du caveau en tremblèrent, et les Sarrasins en
+furent tellement surpris, qu'ils laissèrent un moment le juif en
+liberté; il en profita pour se jeter aux pieds de Front-de-Boeuf, et
+embrasser ses genoux.</p>
+
+<p>«Prenez tout ce que vous m'avez demandé, noble chevalier; exigez dix
+fois davantage, réduisez-moi à la mendicité, percez-moi de votre lance,
+grillez-moi sur la braise, mais épargnez ma fille et sauvez son honneur;
+si vous êtes né d'une femme, sauvez une vierge sans défense; elle est
+l'image de ma défunte Rachel, le dernier des six gages que j'ai reçus de
+son amour. Voulez-vous priver un vieillard de la seule consolation qui
+lui reste? Voulez-vous réduire un père à désirer que son seul enfant
+rejoigne sa mère dans le tombeau de ses ancêtres?»</p>
+
+<p>«Je voudrais avoir su cela plus tôt, dit le Normand; je croyais que
+votre race n'aimait que son argent.»--«Ne pensez pas si mal de nous, dit
+Isaac, jaloux de saisir le moment d'une apparente sympathie; le renard
+que l'on chasse, le chat sauvage que l'on torture, aiment leurs petits,
+et la race méprisée et persécutée du grand Abraham aime ses
+enfans.»--«Soit, dit Front-de-Boeuf, je le croirai à l'avenir, à cause
+de toi, Isaac; mais cela ne nous sert à rien présentement. Ce qui est
+fait est fait; je ne puis pas éviter que ce qui est arrivé n'ait pas eu
+lieu. J'ai donné ma parole à mon compagnon d'armes, et je ne la violerai
+pas pour dix juifs et dix juives par dessus le marché. D'ailleurs, quel
+grand mal pour ta fille de devenir la proie de Bois-Guilbert?»--«Quel
+mal! s'écria le juif en se tordant les mains; depuis quand les templiers
+ont-ils respiré autre chose que cruautés envers les hommes et déshonneur
+envers les femmes!»</p>
+
+<p>«Chien d'infidèle, dit Front-de-Boeuf avec des yeux étincelans de
+colère, et intérieurement bien aise de saisir un prétexte pour
+s'abandonner lui-même à cette passion, «ne blasphème pas le saint ordre
+du temple de Sion; songe plutôt à me payer la rançon que tu as promise,
+ou gare ta gorge de juif.»</p>
+
+<p>«Voleur! scélérat! s'écria le juif à Front-de-Boeuf, en rétorquant ses
+injures, dans une indignation qu'il lui devenait impossible de réprimer,
+je ne te paierai rien, pas même une obole<a id="footnotetag46" name="footnotetag46"></a><a href="#footnote46"><sup class="sml">46</sup></a>, à moins que ma fille ne
+me soit rendue.»--«As-tu perdu le sens, misérable juif, dit le Normand
+courroucé, ta chair et ton sang ont-ils un talisman contre le fer rouge
+et l'huile bouillante?»--«Peu m'importe, dit Isaac poussé au désespoir
+et blessé au dernier point dans ses affections paternelles; fais tout ce
+que tu voudras, ma fille est ma chair et mon sang; elle m'est plus
+précieuse mille fois que les membres sur lesquels ta rage veut
+s'exercer: je ne te donnerai aucun argent, à moins que je ne le fonde
+dans ton avare gosier; je ne te donnerai pas un denier, fut-ce même pour
+te sauver de l'éternelle damnation, que toute ta vie a méritée.
+Arrache-moi l'âme, si tu veux, Nazaréen; fais inventer de nouvelles
+tortures pour un juif, et va dire aux chrétiens que j'ai su les braver.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote46" name="footnote46"><b>Note 46: </b></a><a href="#footnotetag46">(retour) </a>Le texte dit: <i>Not one silver penny</i>, pas même un
+ penny. Cette pièce d'argent la plus petite qui ait existé en
+ Angleterre, équivalait à dix centimes de notre monnaie.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote>
+
+<p>«Nous allons voir cela, dit Front-de-Boeuf; car, par le saint
+sacrement<a id="footnotetag47" name="footnotetag47"></a><a href="#footnote47"><sup class="sml">47</sup></a>, qui est en abomination dans ta tribu maudite, tu
+éprouveras les dernières douleurs de la flamme et du fer; qu'on le
+saisisse, dit-il aux esclaves, qu'on le dépouille et qu'on l'enchaîne
+sur ces barreaux.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote47" name="footnote47"><b>Note 47: </b></a><a href="#footnotetag47">(retour) </a>M. Defauconpret a traduit l'expression <i>the
+ holyrood</i>, par celle de <i>sainte croix</i>; tandis que c'est la
+ sainte hostie.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote>
+
+<p>En dépit des faibles efforts du juif, les Sarrasins l'avaient déjà
+dépouillé de son manteau, et ils allaient lui ôter ses derniers
+vêtemens, lorsque le son d'un cor de chasse se fit entendre deux fois
+hors du château, et pénétra jusqu'au fond du caveau, et immédiatement
+après des voix appelèrent Front-de-Boeuf. Celui-ci ne voulant pas être
+surpris dans cet acte infernal, fit signe aux esclaves de le suivre,
+après avoir rendu son manteau à Isaac; et, quittant le cachot avec ses
+esclaves, il laissa le juif remercier Dieu du répit qu'il lui donnait,
+ou se plaindre de la captivité et de l'avanie de sa fille, suivant que
+ses affections pouvaient le dominer.</p>
+<br><br>
+
+<h3>CHAPITRE XXIII.</h3>
+
+<div class="droite">
+<p class="rig"><span class="sml"> «Eh bien! si la douceur de mes paroles ne peut vous émouvoir
+ et vous engager à être plus tendre à mon égard, je vous ferai
+ la cour en soldat, qui use de toute la vigueur de son bras;
+ et sans les charmes de l'amour je vous aimerai malgré vous.»</span><br>
+ <span class="rig">SHAKSPEARE. <i>Les deux Gentilshommes de Vérone</i>.</span></p><br><br><br><br><br><br>
+</div>
+
+
+<p>L'appartement dans lequel lady Rowena avait été introduite, faisait voir
+dans son arrangement des essais grossiers de décorations et de
+magnificence, et on aurait pu penser qu'en lui destinant cette partie du
+château, on avait voulu lui donner une preuve de respect que l'on ne
+témoignait point aux autres prisonniers. Mais l'épouse de
+Front-de-Boeuf, pour qui cet appartement avait été disposé dans le
+principe, était morte depuis plusieurs années, en sorte que le temps et
+le défaut de soin avaient contribué à dégrader le peu d'ornemens dont le
+goût de l'époque essaya de l'embellir. La tapisserie pendait en lambeaux
+à divers endroits de la muraille, tandis qu'ailleurs elle était ternie
+et décolorée par les rayons du soleil, ou bien déchirée et détériorée
+par le temps. Tout ravagé qu'il était, cet appartement avait été regardé
+comme celui de tous ceux du château qui fût le plus propre à recevoir
+l'héritière saxonne; et ce fut là qu'on la laissa méditer sur son sort,
+jusqu'à ce que les acteurs de ce drame épouvantable se fussent distribué
+les divers rôles qu'ils devaient jouer. Tout cela avait été décidé en
+conseil tenu entre Front-de-Boeuf, de Bracy et le templier, et où, à la
+suite d'une vive et longue discussion sur les divers avantages que
+chacun prétendait retirer de la part qu'il prenait dans cette entreprise
+audacieuse, ils avaient enfin prononcé sur le sort de leurs malheureux
+prisonniers.</p>
+
+<p>Il était près de midi lorsque de Bracy, au profit de qui l'expédition
+avait d'abord été concertée, se présenta pour donner suite à ses projets
+sur la main et les terres de lady Rowena.</p>
+
+<p>L'intervalle n'avait pas été entièrement consacré à tenir conseil avec
+ses confédérés, car de Bracy avait trouvé le temps de parer sa personne
+avec toute la fatuité de l'époque. Il avait quitté son pourpoint vert et
+son masque. Sa longue et abondante chevelure avait été divisée en
+tresses fantastiques, lesquelles flottaient le long de son manteau garni
+de riches fourrures. Sa barbe était complétement rasée; son nouveau
+pourpoint descendait jusqu'au milieu de sa jambe, et la ceinture qui
+l'entourait, et qui en même temps soutenait sa pesante épée, était
+enrichie de diverses broderies et ornemens relevés en bosse. Nous avons
+déjà parlé de la mode bizarre qui régnait alors pour les souliers
+façonnés en pointe; les pointes de ceux de de Bracy auraient pu
+rivaliser pour l'extravagance avec toutes celles que l'on pouvait voir
+aux pieds des petits-maîtres les plus achevés, étant allongées et
+contournées comme les cornes d'un bélier. Tel était à cette époque le
+costume d'un homme à bonnes fortunes, et dans de Bracy, l'effet que
+produisait cet ajustement était rehaussé par un extérieur agréable et
+par des manières qui annonçaient également la grâce du courtisan et la
+franchise du guerrier.</p>
+
+<p>Il salua lady Rowena en ôtant sa toque de velours garni d'une broderie
+en or, représentant l'archange Michel foulant à ses pieds le génie du
+mal. Il fit un geste pour inviter la dame à prendre un siége, et voyant
+qu'elle continuait à rester debout, il ôta son gant et lui offrit la
+main pour l'y conduire. Mais faisant un geste expressif de refus: «Sire
+chevalier, dit-elle, si je suis en présence de mon geôlier, et ce qui se
+passe autour de moi ne me permet pas de penser autrement, il est plus
+convenable que sa prisonnière se tienne debout devant lui, jusqu'à ce
+qu'elle soit instruite de son sort.»</p>
+
+<p>«Hélas! belle Rowena, répondit de Bracy, vous êtes devant votre captif,
+non devant votre geôlier, et c'est de vos beaux yeux que de Bracy doit
+recevoir l'arrêt que vous attendez inutilement de lui.»</p>
+
+<p>«Je ne vous connais point, sire chevalier, dit lady Rowena avec ce
+sentiment d'indignation qu'inspirait un outrage fait au rang et à la
+beauté, je ne vous connais point; j'ignore qui vous êtes, et l'insolente
+familiarité avec laquelle vous m'adressez le jargon d'un troubadour ne
+saurait servir d'excuse à la violence d'un brigand.»--«C'est à toi,
+charmante fille, répondit de Bracy, continuant sur le même ton, c'est à
+toi et à tes charmes qu'il faut attribuer tout ce que j'ai fait de
+contraire au respect dû à celle que j'ai choisie pour la souveraine de
+mon coeur, et à l'étoile directrice de mes yeux.»</p>
+
+<p>«Je vous répète, sire chevalier, dit lady Rowena, que je ne vous connais
+point, et que pas un homme portant chaîne et éperon ne doit se présenter
+ainsi devant une dame sans protection.»</p>
+
+<p>«Que vous ne me connaissiez point, dit de Bracy, c'est assurément un
+malheur pour moi; cependant permettez-moi de me flatter que le nom de de
+Bracy n'a pas toujours été ignoré, puisque des ménestrels et des hérauts
+ont proclamé ses hauts faits de chevalerie, dans les tournois comme sur
+les champs de bataille.»--«Laisse donc, dit lady Rowena, aux ménestrels
+et aux hérauts le soin de célébrer tes louanges; elles seront mieux
+placées dans leur bouche que dans la tienne. Mais, dis-moi, quel est
+celui d'entre eux qui consignera dans ses chants, ou dans les archives
+des tournois, la victoire mémorable de cette nuit, victoire remportée
+sur un vieillard, suivi de quelques serfs timides, et qui vous a donné
+pour butin une fille infortunée, transportée contre son gré dans le
+château d'un brigand?»</p>
+
+<p>«Vous êtes injuste, dit de Bracy en se mordant les lèvres d'un air de
+confusion et en prenant un ton qui lui était plus naturel que celui
+d'une galanterie affectée qu'il avait adopté, c'est parce que vous êtes
+exempte de passions que vous ne voulez admettre aucune excuse pour la
+violence d'un autre amour, bien qu'il ait été causé par vos charmes.»</p>
+
+<p>«Je vous prie, sire chevalier, dit lady Rowena, de discontinuer un
+langage si commun dans la bouche des ménestrels vagabonds qu'il est
+devenu tout-à-fait inconvenant dans celle d'un noble chevalier. Certes,
+vous me contraignez à m'asseoir, puisque vous faites usage de ces lieux
+communs dont chaque misérable chanteur de ballades a un recueil capable
+de durer d'ici à Noël.»--«Ton orgueil, dit de Bracy piqué de voir que
+son style galant ne lui valait que du mépris, ton orgueil aura à lutter
+contre un orgueil qui n'est pas moins grand que le tien. Sache donc que
+j'ai soutenu mes prétentions à ta main de la manière qui convenait le
+mieux à mon caractère; il paraît, d'après le tien, qu'il faut t'adorer
+l'arc sur l'épaule et la lance au poing, plutôt qu'avec des phrases
+mesurées et un langage de cour.»</p>
+
+<p>«La courtoisie du langage, dit lady Rowena, lorsqu'elle ne sert qu'à
+voiler la bassesse des actions, est comme la ceinture d'un chevalier
+autour du corps d'un vil paysan. Je ne suis pas surprise que cette
+contrainte paraisse te piquer; il aurait été plus honorable pour toi
+d'avoir conservé le costume et le langage d'un proscrit, que de dévoiler
+les actions d'un fugitif sous l'affectation de manières polies et d'un
+langage courtois.»</p>
+
+<p>«C'est un excellent conseil que tu me donnes, lady, répliqua de Bracy,
+et avec une hardiesse de discours qui suit ordinairement la hardiesse
+des actions, je te dis que tu ne sortiras jamais de ce château qu'en
+qualité d'épouse de Maurice de Bracy. Je ne suis pas accoutumé à échouer
+dans mes entreprises, et un noble normand n'a pas besoin de justifier
+scrupuleusement sa conduite envers une fille saxonne, qu'il honore par
+l'offre de sa main. Tu es fière, Rowena, et tu n'en es que plus digne
+d'être ma femme. Par quel autre moyen pourrais-tu être élevée à un rang
+distingué et aux honneurs qui y sont attachés, que par mon alliance? Par
+quel autre moyen pourrais-tu sortir de l'enceinte d'une vile grange de
+campagne, dans laquelle les Saxons habitent avec les pourceaux, qui
+forment toute leur richesse, pour prendre place, honorée, comme tu le
+serais, parmi tout ce que l'Angleterre a de plus distingué par la beauté
+et de respectable par la puissance?»--«Sire chevalier, répliqua Rowena,
+la grange que vous méprisez a été ma demeure depuis mon enfance, et
+soyez bien sûr que lorsque je la quitterai, si jamais je la quitte, ce
+sera avec quelqu'un qui ne méprisera pas l'habitation et les moeurs dans
+lesquelles j'ai été élevée.»</p>
+
+<p>«Je vous entends, lady, dit de Bracy, quoique vous pensiez peut-être que
+vos expressions sont trop obscures pour mon intelligence. Mais ne vous
+flattez pas de l'espoir que Richard Coeur-de-Lion remonte jamais sur son
+trône, et encore moins que Wilfrid d'Ivanhoe, son favori, vous conduise
+jamais à ses pieds, pour être accueillie comme l'épouse de son intime.
+Tout autre prétendant pourrait éprouver de la jalousie en touchant cette
+corde; ma ferme résolution ne saurait être changée par une passion sans
+espoir, et qui n'est qu'un enfantillage. Sachez, lady, que ce rival est
+en mon pouvoir, et qu'il ne tient qu'à moi de découvrir le secret de sa
+présence dans le château de Front-de-Boeuf, dont la jalousie serait plus
+funeste que la mienne.»--«Wilfrid ici? dit Rowena avec dédain; cela est
+aussi vrai qu'il l'est que Front-de-Boeuf est son rival.»</p>
+
+<p>De Bracy fixa un instant ses regards sur elle. «Ignoriez-vous réellement
+cela? dit-il. Ne saviez-vous pas qu'il voyageait dans la litière du
+juif? voiture très convenable en vérité pour un croisé dont le bras
+vaillant devait reconquérir le saint Sépulcre!» et il se mit à rire d'un
+air de mépris.</p>
+
+<p>«Et s'il est ici, dit Rowena s'efforçant de prendre un ton
+d'indifférence, sans toutefois pouvoir s'empêcher de trembler de
+frayeur, en quoi est-il le rival de Front-de-Boeuf? ou qu'a-t-il à
+craindre, si ce n'est un emprisonnement de peu de durée et le paiement
+d'une rançon honorable, suivant les formes de la chevalerie?»</p>
+
+<p>«Es-tu donc, Rowena, dit de Bracy, es-tu donc aussi abusée par l'erreur
+commune à tout ton sexe, qui pense qu'il ne peut exister d'autre
+rivalité que celle qui a ses charmes pour objet? Ne sais-tu donc pas
+qu'il y a une jalousie d'ambition et de richesse aussi bien que d'amour?
+Notre hôte, Front-de-Boeuf, poussera hors de son chemin celui qui met
+obstacle à ses prétentions, à la superbe baronnie d'Ivanhoe, avec autant
+d'empressement et d'ardeur, et avec aussi peu de scrupule que s'il était
+son rival préféré auprès de la plus belle lady, aux yeux bleus. Mais
+daigne sourire à mon amour, lady Rowena; et le champion blessé n'aura
+rien à craindre de Front-de-Boeuf; sans quoi, tu peux le pleurer dès à
+présent, comme étant entre les mains d'un homme qui n'a jamais éprouvé
+le moindre sentiment de compassion.»--«Sauvez-le, pour l'amour du ciel!»
+s'écria Rowena, dont la fermeté céda aux terreurs qu'elle ressentait
+pour le danger de son amant.</p>
+
+<p>«Je le puis; je le veux; c'est mon intention, dit de Bracy; car lorsque
+lady Rowena consentira à être l'épouse de de Bracy, qui osera porter la
+main sur son parent, sur le fils de son tuteur, sur le compagnon de sa
+jeunesse? Mais c'est son amour qui doit acheter ma protection. Je ne
+suis pas assez fou ni assez romanesque pour contribuer au bonheur, ou
+empêcher le malheur de l'homme le plus propre à devenir un puissant
+obstacle à l'accomplissement de mes désirs. Emploie à son égard
+l'influence que tu as sur moi, et il n'a rien à craindre. Refuse de
+faire usage de ce moyen, et Ivanhoe périt sans que tu sois plus près
+d'obtenir ta liberté.»--«Il y a dans ton langage, répondit Rowena, un
+mélange de dureté et d'indifférence qui ne s'accorde pas avec les
+horreurs qu'il semble exprimer. Je ne crois pas que ton dessein soit si
+méchant, ou que ton pouvoir soit aussi grand.»</p>
+
+<p>«Ne te flatte pas de cette idée, répliqua de Bracy, jusqu'à ce que le
+temps fasse voir si elle est fondée ou non. Ton amant blessé est dans ce
+château; ton amant préféré. C'est un obstacle entre Front-de-Boeuf et ce
+que Front-de-Boeuf aime plus que l'ambition ou la beauté. Que lui en
+coûtera-t-il de plus qu'un coup de poignard ou de javeline pour se
+débarrasser à jamais de cet obstacle? Que dis-je! En supposant que
+Front-de-Boeuf craignît d'être obligé de justifier cet acte de violence,
+le médecin n'a qu'à lui donner une potion qu'il dira n'être pas celle
+qui lui était destinée, ou bien celui ou celle qui veille près de lui
+n'a qu'à retirer l'oreiller<a id="footnotetag48" name="footnotetag48"></a><a href="#footnote48"><sup class="sml">48</sup></a> de dessous sa tête, et voilà Wilfrid,
+dans la position où il se trouve en ce moment, expédié pour l'autre
+monde, sans qu'il y ait une goutte de sang répandue. Cedric
+lui-même.....»--«Cedric lui-même! répéta lady Rowena; mon noble, mon
+généreux tuteur! Ah! je mérite les maux qui me sont arrivés, pour avoir
+négligé de m'occuper de son sort, même en m'occupant de celui de son
+fils!»--«Le sort de Cedric dépend aussi de ta détermination, dit de
+Bracy, et je te laisse le soin d'en prendre une.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote48" name="footnote48"><b>Note 48: </b></a><a href="#footnotetag48">(retour) </a>L'auteur fait ici allusion à une coutume d'alors:
+ quand un malade était près d'expirer, on abrégeait sa
+ dernière heure en retirant l'oreiller qui lui soutenait la
+ tête.<span class="rig">A. M.</span><br><br></blockquote>
+
+<p>Rowena, jusqu'ici avait soutenu cette lutte vive et prolongée avec un
+courage admirable; mais c'était parce qu'elle n'avait pas regardé le
+danger comme sérieux; son caractère était naturellement ce que les
+physionomistes attribuent aux teints blonds, c'est-à-dire doux, timide
+et sensible; mais l'éducation et les circonstances lui avaient pour
+ainsi dire donné une trempe plus forte. Accoutumée à voir céder à ses
+désirs la volonté de tous, même de Cedric, quoique assez impérieux avec
+les autres, elle avait acquis cette sorte de courage et de confiance en
+elle-même qui naît de la déférence habituelle et constante de ceux qui
+composent le cercle dans lequel nous vivons. Elle concevait à peine la
+possibilité d'une opposition à sa volonté, et bien moins encore celle de
+se voir traitée sans les moindres égards.</p>
+
+<p>Sa hauteur, son air de domination, n'étaient qu'un caractère fictif,
+ajouté à celui qui lui était naturel, et qui l'abandonna dès que ses
+yeux furent ouverts sur son propre danger et sur celui de son amant et
+de son tuteur, et lorsqu'elle vit sa volonté, dont la plus légère
+expression commandait auparavant le respect, maintenant en opposition
+avec celle d'un homme fort, altier et résolu, qui avait l'avantage sur
+elle et qui était déterminé à s'en prévaloir.</p>
+
+<p>Après avoir jeté les yeux autour d'elle, comme pour chercher des secours
+qu'elle ne pouvait trouver nulle part, et après quelques exclamations
+entrecoupées, elle leva les mains au ciel, fondit en larmes et se livra
+au plus violent désespoir. Il était impossible de voir une si belle
+personne réduite à une pareille extrémité sans s'intéresser en sa
+faveur, quoique néanmoins de Bracy fût plus embarrassé que touché. Dans
+le fait, il était trop avancé pour reculer, et néanmoins, dans l'état où
+il voyait lady Rowena, ni les raisonnemens, ni les menaces ne pouvaient
+faire impression sur elle. Il se promenait en long et en large dans
+l'appartement, tantôt engageant lady Rowena à se cacher, tantôt
+embarrassé sur la conduite qu'il devait suivre à son égard.</p>
+
+<p>«Si je me laisse attendrir, disait-il en lui-même, par les larmes et la
+douleur de cette belle inconsolable, quel fruit recueillerai-je, si ce
+n'est la perte des brillantes espérances pour lesquelles j'ai couru tant
+de risques et essuyé tant de ridicules de la part du prince Jean et de
+mes camarades? Et cependant, se disait-il, je ne me sens nullement fait
+pour le rôle que je joue. Je ne puis voir de sang-froid ce beau visage
+défiguré par la douleur, ni ces beaux yeux inondés de larmes. Plût au
+ciel qu'elle eût conservé son caractère naturel de hauteur ou que
+j'eusse une plus grande portion de la triple dureté de coeur du
+chevalier Front-de-Boeuf.»</p>
+
+<p>Agité par ces pensées, il ne put qu'engager l'infortunée Rowena à se
+calmer, et à l'assurer que, du moins pour le moment, elle n'avait pas de
+raison de se livrer à un aussi grand désespoir. Mais, au milieu des
+consolations qu'il lui donnait, il fut interrompu par le son rauque et
+perçant du cor de chasse qui avait en même temps alarmé les autres
+habitans du château, et arrêté l'exécution de leurs plans rapaces et
+cupides. De tous ces habitans, de Bracy fut peut-être celui qui regretta
+le moins cette interruption, car sa conférence avec lady Rowena était
+parvenue à un point où il trouvait aussi difficile de poursuivre son
+entreprise que d'y renoncer.</p>
+
+<p>Ici nous ne pouvons nous empêcher de penser qu'il est nécessaire que
+nous donnions au lecteur des preuves plus concluantes que les incidens
+d'un roman, de la vérité du tableau que nous venons de tracer. Il est
+pénible que ces vaillans barons, qui, par leur résistance aux
+prétentions de la couronne, assurèrent la liberté de l'Angleterre, aient
+été eux-mêmes des oppresseurs aussi terribles, et se soient rendus
+coupables d'excès aussi contraires non seulement aux lois de
+l'Angleterre, mais encore à celles de la nature et de l'humanité. Mais,
+hélas! nous n'avons qu'à extraire de l'ouvrage du laborieux Henry un des
+nombreux fragmens qu'il a recueillis dans les oeuvres des historiens de
+l'époque, dans l'objet de prouver que même la fiction présente à peine
+la triste réalité des horreurs de ces temps.</p>
+
+<p>La description faite par l'auteur de la Chronique saxonne des cruautés
+exercées sous le règne du roi Étienne par les grands barons et les
+seigneurs de châteaux, qui étaient tous Normands, fournit une forte
+preuve des excès dont ils étaient capables lorsque leurs passions
+étaient enflammées. «Ils opprimaient horriblement le peuple, dit-il, en
+lui faisant construire des forteresses; et lorsqu'elles étaient
+construites ils les remplissaient d'hommes méchans qui s'emparaient des
+particuliers et des femmes de qui ils espéraient arracher une rançon,
+les jetaient dans des cachots, et leur infligeaient des tortures plus
+cruelles que jamais les martyrs n'en supportèrent. Ils étouffaient les
+uns dans la boue, ils suspendaient les autres par les pieds, ou par la
+tête, ou par les pouces, allumant du feu au dessous d'eux. À quelques
+uns ils serraient la tête avec des cordes pleines de noeuds, jusqu'à ce
+qu'elles pénétrassent dans la cervelle, tandis que d'autres étaient
+jetés dans des culs-de-basse-fosse remplis de serpens, de vipères et de
+crapauds.» Mais il y aurait trop de cruauté à vouloir forcer le lecteur
+à parcourir jusqu'à la fin une pareille description.</p>
+
+<p>Comme une autre preuve, et peut-être la plus forte que nous puissions
+donner de ces fruits amers de la conquête, nous pouvons faire remarquer
+que l'impératrice Mathilde, quoique fille du roi d'Écosse, et ensuite
+reine d'Angleterre et impératrice d'Allemagne, fille, épouse et mère de
+monarques, fut obligée, pendant le séjour qu'elle fit dans sa jeunesse
+en Angleterre, pour son éducation, de prendre le voile, comme le seul
+moyen d'échapper aux poursuites licencieuses des nobles normands. Ce fut
+là le motif qu'elle allégua devant le grand conseil du clergé
+britannique, comme sa seule excuse d'avoir pris le voile. Le clergé
+assemblé reconnut la validité de ce moyen de défense, et la notoriété
+des circonstances sur lesquelles il était fondé; rendant ainsi un
+témoignage frappant et incontestable de l'existence de cette lubricité
+honteuse qui fit l'opprobre de ce siècle. Il était publiquement reconnu,
+disait-on, qu'après la conquête du roi Guillaume, les Normands venus à
+sa suite, fiers d'une si grande victoire, n'obéirent à d'autres lois
+qu'à celles de leurs passions effrénées; et non seulement dépouillèrent
+de leurs propriétés les Saxons qu'ils avaient conquis, mais encore
+attaquèrent l'honneur de leurs femmes et de leurs filles avec la plus
+brutale licence, et de là vient qu'il était très ordinaire de voir les
+veuves et les filles des familles nobles se réfugier dans des couvens,
+non par l'effet d'une vocation, mais uniquement pour mettre leur honneur
+à l'abri des attaques de libertins puissans.</p>
+
+<p>Telle était la licence de l'époque, ainsi que le prouve la déclaration
+publique du clergé qui nous a été transmise par Eadmer. Nous n'avons
+plus rien à ajouter pour justifier la probabilité des scènes que nous
+venons de détailler et de celles que nous aurons encore à peindre sur
+l'autorité un peu plus apocryphe du manuscrit de Wardour.</p>
+
+<p class="mid">FIN DU TOME DEUXIÈME.</p>
+<br><br>
+
+<p class="mid"><span class="overl">IMPRIMERIE ET FONDERIE DE RIGNOUX,</span><br>
+<span class="sc">Rue des Francs-Bourgeois-S.-Michel, n° 8.</span></p>
+
+
+
+
+<br><br>
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Ivanhoe (2/4), by Walter Scott
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK IVANHOE (2/4) ***
+
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+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
+
+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
+a constant state of change. If you are outside the United States, check
+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
+before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
+creating derivative works based on this work or any other Project
+Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
+the copyright status of any work in any country outside the United
+States.
+
+1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
+
+1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
+access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
+whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
+phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
+Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
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+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
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+work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
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+1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
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+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
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+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
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+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
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+
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+ and discontinue all use of and all access to other copies of
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+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
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+1.F.
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+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
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+works, and the medium on which they may be stored, may contain
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+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
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+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
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+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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