summaryrefslogtreecommitdiff
diff options
context:
space:
mode:
authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-14 20:01:52 -0700
committerRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-14 20:01:52 -0700
commit165c65068cd2494ebee23e753e7e6ee2c19c9fe8 (patch)
treed16e3fcf117e2e5217c101d9d18497bdc4368328
initial commit of ebook 34559HEADmain
-rw-r--r--.gitattributes3
-rw-r--r--34559-8.txt6400
-rw-r--r--34559-8.zipbin0 -> 89073 bytes
-rw-r--r--34559-h.zipbin0 -> 122849 bytes
-rw-r--r--34559-h/34559-h.htm6723
-rw-r--r--34559-h/images/title.pngbin0 -> 26389 bytes
-rw-r--r--LICENSE.txt11
-rw-r--r--README.md2
8 files changed, 13139 insertions, 0 deletions
diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes
new file mode 100644
index 0000000..6833f05
--- /dev/null
+++ b/.gitattributes
@@ -0,0 +1,3 @@
+* text=auto
+*.txt text
+*.md text
diff --git a/34559-8.txt b/34559-8.txt
new file mode 100644
index 0000000..c7287c7
--- /dev/null
+++ b/34559-8.txt
@@ -0,0 +1,6400 @@
+The Project Gutenberg EBook of Le Bossu Volume 5, by Paul Féval
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Le Bossu Volume 5
+ Aventures de cape et d'épée
+
+Author: Paul Féval
+
+Release Date: December 4, 2010 [EBook #34559]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE BOSSU VOLUME 5 ***
+
+
+
+
+Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed
+Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
+produced from images generously made available by The
+Internet Archive/Canadian Libraries)
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+ Au lecteur
+
+ Cette version électronique reproduit dans son intégralité
+ la version originale.
+
+ La ponctuation n'a pas été modifiée hormis quelques corrections
+ mineures.
+
+ L'orthographe a été conservée. Seuls quelques mots ont été modifiés.
+ La liste des modifications se trouve à la fin du texte.
+
+
+
+
+ LE BOSSU.
+
+
+ Brucelles.--Imp. de E. GUYOT, succ. de STAPLEAUX,
+ rue de Schaerbeck, 12.
+
+
+ COLLECTION HETZEL.
+
+
+ LE BOSSU
+
+ AVENTURES DE CAPE ET D'ÉPÉE
+
+
+ PAR
+
+
+ PAUL FÉVAL.
+
+ 5
+
+ Édition autorisée pour la Belgique et l'Étranger,
+ interdite pour la France.
+
+
+ LEIPZIG,
+
+ ALPHONSE DÜRR, LIBRAIRE-ÉDITEUR.
+
+ 1857
+
+
+
+
+LE CONTRAT DE MARIAGE.
+
+(SUITE.)
+
+
+
+
+II
+
+--Un coup de bourse sous la régence.--
+
+
+Le bossu était entré l'un des premiers à l'hôtel de Gonzague, et dès
+l'ouverture des portes on l'avait vu arriver avec un petit
+commissionnaire qui portait une chaise, un coffre, un oreiller et un
+matelas.
+
+Le bossu meublait sa niche et voulait évidemment en faire son domicile,
+comme il en avait le droit par son bail.
+
+Il avait, en effet, succédé aux droits de Médor, et Médor couchait dans
+sa niche.
+
+Les locataires des cahutes du jardin de Gonzague eussent voulu des
+jours de vingt-quatre heures. Le temps manquait à leur appétit de
+négoce. En route pour aller chez eux ou en revenir, ils agiotaient; ils
+se réunissaient pour dîner afin d'agioter en mangeant. Les heures seules
+du sommeil étaient perdues.
+
+N'est-il pas humiliant de penser que l'homme, esclave d'un besoin
+matériel, ne peut agioter en dormant!
+
+La veine était à la hausse. La fête du Palais-Royal avait produit un
+immense effet. Bien entendu, personne, parmi ce petit peuple de
+spéculateurs, n'avait mis le pied à la fête; mais quelques-uns, perchés
+sur les terrasses des maisons voisines, avaient pu entrevoir le ballet.
+On ne parlait que du ballet. La fille du Mississipi, puisant à l'urne de
+son respectable père de l'eau qui se changeait en pièces d'or, voilà une
+fine et charmante allégorie, quelque chose de vraiment français et qui
+pouvait faire pressentir à quelle hauteur s'élèverait dans les siècles
+suivants le génie dramatique du peuple qui, né malin, créa le
+vaudeville!
+
+Au souper, entre la poire et le fromage, on avait accordé une nouvelle
+création d'actions. C'étaient les _petites-filles_. Elles avaient déjà
+dix pour cent de prime avant d'être gravées. Les _mères_ étaient
+blanches, les _filles_ jaunes; les _petites-filles_ devaient être
+bleues: couleur du ciel, du lointain, de l'espoir et des rêves!
+
+Il y a, quoi qu'on en dise, une large et profonde poésie dans un
+registre à souche!
+
+En général, les boutiques qui faisaient le coin des rues baraquées
+étaient des débits de boissons dont les maîtres vendaient le ratafia
+d'une main et jouaient de l'autre. On buvait beaucoup: cela met de
+l'entrain dans les transactions.--A chaque instant, on voyait les
+spéculateurs heureux porter rasade aux gardes-françaises, postés en
+sentinelles aux avenues principales.
+
+Ces tours de faction étaient très-recherchés. Cela valait une campagne
+aux Porcherons.
+
+Incessamment, des portefaix et voituriers à bras amenaient des masses de
+marchandises qu'on entassait dans les cases ou au dehors, au beau milieu
+de la voie. Les ports étaient payés un prix fou. Une seule chose, de nos
+jours, peut donner l'idée du tarif de la rue Quincampoix, c'est le tarif
+de San-Francisco, la ville du _golden-fever_, où les malades de cette
+_fièvre d'or_ payaient, dit-on, deux dollars pour faire cirer leurs
+bottes.
+
+La rue Quincampoix avait du reste d'étonnants rapports avec la
+Californie. Notre siècle n'a rien inventé en fait d'extravagances.
+
+Ce n'était ni l'or ni l'argent, ce n'étaient pas non plus les
+marchandises qu'on recherchait; la vogue était aux petits papiers. Les
+blanches, les jaunes, les _mères_, les _filles_, enfin ces chers anges
+qui allaient naître, les _petites-filles_, les bleues, ces tendres
+actions dont le berceau s'entourait déjà de tant de sollicitudes! voilà
+ce qu'on demandait de toutes parts, à grands cris, voilà ce qu'on
+voulait, voilà ce qui véritablement excitait le délire de tous!
+
+Veuillez réfléchir: un louis vaut vingt-quatre francs aujourd'hui,
+demain il vaudra encore vingt-quatre francs, tandis qu'une
+_petite-fille_ de mille livres qui, ce matin, ne vaut que cinq cents
+pistoles, peut valoir deux mille écus demain soir.
+
+A bas la monnaie, lourde, vieille, immobile! vive le papier léger comme
+l'air! le papier précieux, le papier magique qui accomplit, au fond même
+du portefeuille, je ne sais quel travail d'alchimiste! Une statue à ce
+bon M. Law! une statue haute comme le colosse de Rhodes!
+
+Ésope II, dit Jonas, est le bénéficiaire de cet engouement. Son dos, ce
+pupitre commode dont lui avait fait cadeau la nature, ne chômait pas un
+seul instant. Les pièces de six livres et les pistoles tombaient sans
+relâche dans sa sacoche de cuir.--Mais ce gain le laissait impassible.
+C'était déjà un financier endurci.
+
+Il n'était point gai, ce matin; il avait l'air malade. A ceux qui
+avaient la bonté de l'interroger à ce sujet, il répondait:
+
+--Je me suis un peu trop fatigué cette nuit.
+
+--Où cela, Jonas, mon ami?
+
+--Chez M. le régent qui m'avait invité à sa fête.
+
+On riait, on signait, on payait: c'était une bénédiction!
+
+Vers dix heures du matin, une acclamation immense, terrible,
+foudroyante, fit trembler les vitres de l'hôtel de Gonzague. Le canon
+qui annonce la naissance des fils du souverain ne fait pas à beaucoup
+près autant de bruit que cela. On battait des mains, on hurlait, les
+chapeaux volaient en l'air, la joie avait des éclats et des spasmes, des
+trépignements et des défaillances.
+
+Les actions bleues, les _petites-filles_, avaient vu le jour! Elles
+sortaient toutes fraîches, toutes vierges, toutes mignonnes, des presses
+de l'imprimerie royale.
+
+N'y avait-il pas de quoi faire crouler la rue Quincampoix? Les
+_petites-filles_! les actions bleues! les dernières-nées, portant la
+signature vénérable du sous-contrôleur Labastide!
+
+--A moi! dix de prime! quinze!
+
+--Vingt! à moi!... comptant, espèces!
+
+--Vingt-cinq payées en laine du Berry!...
+
+--En épices de l'Inde... en soie grége... en vins de Gascogne!
+
+--Ne foulez pas, mordieu, la mère!... Fi! à votre âge!...
+
+--Oh! le vilain qui malmène les femmes!... n'avez-vous pas de honte!
+
+--Gare! gare!... une partie de bouteilles de Rouen.
+
+--Gare! toiles de Quintin! plein la main... trente de prime!
+
+Cris de femmes bousculées, cris de petits hommes étouffés,--glapissement
+de ténors,--grands murmures de basses-tailles.
+
+Horions échangés de bonne foi!
+
+Ces actions bleues avaient là un succès tout à fait digne d'elles.
+
+Oriol et Montaubert descendirent les marches du perron de l'hôtel. Ils
+venaient d'avoir leur entrevue avec Gonzague qui les avait gourmandés
+d'importance. Ils étaient silencieux et tout penauds.
+
+--Ce n'est plus un protecteur, dit Montaubert en touchant le sol du
+jardin.
+
+--C'est un maître! grommela Oriol, et qui nous mène là où nous ne
+voulions point aller!... j'ai bien envie...
+
+--Et moi donc! interrompit Navailles.
+
+Un valet à la livrée du prince les aborda, et leur remit à chacun un
+paquet cacheté.
+
+Ils rompirent le sceau. Les paquets contenaient chacun une liasse
+d'actions bleues.
+
+Oriol et Montaubert se regardèrent.
+
+--Palsambleu! fit le gros petit financier déjà tout ragaillardi, en
+caressant son jabot de dentelles, j'appelle ceci une attention délicate!
+
+--Il a des façons d'agir, répliqua Montaubert attendri, qui
+n'appartiennent qu'à lui!
+
+On compta les _petites-filles_ qui étaient en nombre raisonnable.
+
+--Mêlons! dit Montaubert.
+
+--Mêlons! accepta Oriol.
+
+Les scrupules étaient déjà loin. La gaieté revenait.
+
+Il y eut comme un écho derrière eux:
+
+--Mêlons! Mêlons!
+
+Toute la bande folle descendait le perron: Navailles, Taranne, Nocé,
+Albret, Gironne et le reste. Chacun d'eux avait également trouvé, en
+arrivant, un chasse-remords et une consolation. Ils se formèrent en
+groupe.
+
+--Messieurs, dit Albret, voici des croquants de marchands qui ont des
+écus jusque dans leurs bottes... En nous associant, nous pouvons tenir
+le marché aujourd'hui et faire un coup de partie...
+
+Ce ne fut qu'une voix:
+
+--Associons-nous! Associons-nous!
+
+--En suis-je? demanda une petite voix aigrelette, qui semblait sortir de
+la poche du grand baron de Batz.
+
+On se retourna. Le bossu était là prêtant son dos à un marchand de
+faïence qui donnait le fond de son magasin pour une douzaine de
+chiffons, et qui était heureux.
+
+--Au diable! fit Navailles en reculant, je n'aime pas cette créature!
+
+--Va plus loin! ordonna brutalement Gironne.
+
+--Messieurs, je suis votre serviteur, repartit le bossu avec politesse;
+j'ai loué une place et le jardin est à moi comme à vous.
+
+--Quand je pense, dit Oriol, que ce démon qui nous a tant intrigués
+cette nuit, n'est qu'un méchant pupitre ambulant...
+
+--Pensant... écoutant... parlant..., prononça le bossu en piquant
+chacun de ces trois mots.
+
+Il salua, sourit et alla à ses affaires.
+
+Navailles le suivit du regard.
+
+--Hier, je n'avais pas peur de ce petit homme..., murmura-t-il.
+
+--C'est qu'hier, dit Montaubert à voix basse, nous pouvions encore
+choisir notre chemin!
+
+--Ton idée, Albret, ton idée! s'écrièrent plusieurs voix.
+
+On se serra autour d'Albret qui parla pendant quelques minutes avec
+vivacité.
+
+--C'est superbe! dit Gironne; je comprends.
+
+--C'est ziberpe! répéta le baron de Batz; ché gombrends... mais
+egsbliguez-moi engore!
+
+--Eh! fit Nocé, c'est inutile!... à l'oeuvre!... Il faut que dans une
+heure la rafle soit faite!
+
+Ils se dispersèrent aussitôt. La moitié environ sortit par la cour et la
+rue Saint-Magloire, pour se rendre rue Quincampoix par le grand tour.
+Les autres allèrent seuls ou par petits groupes, causant çà et là
+bonnement des affaires du temps.
+
+Au bout d'un quart d'heure, environ, Taranne et Choisy rentrèrent par la
+porte qui donnait rue Quincampoix. Ils firent une percée à grands coups
+de coude, et interpellant Oriol qui causait avec Gironne:
+
+--Une fureur! s'écrièrent-ils,--une folie!... Elles font trente et
+trente-cinq au cabaret de Venise... quarante et jusqu'à cinquante chez
+Foulon... Dans une heure, elles feront cent... Achetez! achetez!
+
+Le bossu riait dans son coin.
+
+--On te donnera un os à ronger, petit, lui dit Nocé à l'oreille, sois
+sage.
+
+--Merci, mon digne monsieur, répondit Ésope II humblement, c'est tout ce
+qu'il me faut.
+
+Le bruit s'était cependant répandu en un clin d'oeil que les bleues
+allaient faire cent avant la fin de la journée. Les acheteurs se
+présentaient en foule. Albret, qui avait toutes les actions de
+l'association dans son portefeuille, vendit en masse à cinquante, au
+comptant; il se fit fort en outre pour une quantité considérable à
+livrer au même taux sur le coup de deux heures.
+
+Alors, débouchèrent, par la même porte donnant sur la rue Quincampoix,
+Oriol et Montaubert, avec des visages de deux aunes.
+
+--Messieurs, dit Oriol à ceux qui lui demandaient pourquoi cet air
+consterné, je ne crois pas qu'il faille volontiers répéter ces fatales
+nouvelles... cela ferait baisser les fonds...
+
+--Et quoi que nous en ayons, ajouta Montaubert avec un profond soupir,
+la chose se fera toujours assez vite!
+
+--Manoeuvre! manoeuvre! cria un gros marchand qui avait ses poches
+gonflées de _petites filles_.
+
+--La paix, Oriol! fit Montaubert, vous voyez à quoi vous nous exposez!
+
+Mais le cercle avide et compact de curieux se massait déjà autour
+d'eux.
+
+--Parlez, messieurs, dites ce que vous savez! s'écria-t-on; c'est un
+devoir d'honnête homme!
+
+Oriol et Montaubert restèrent muets comme des poissons.
+
+--Ché fais fus le tire, moi, dit le baron de Batz qui arrivait, tépâcle!
+tépâcle! tépâcle!
+
+--Débâcle? pourquoi?
+
+--Manoeuvre, vous dit-on!
+
+--Silence, vous, le gros homme!... Pourquoi débâcle?
+
+--Ché sais bas! répondit gravement le baron; Zinguande bur zen te
+paisse!
+
+--Cinquante pour cent de baisse!
+
+--En tix minides!
+
+--En dix minutes! mais c'est une dégringolade!
+
+--Ia! c'est eine técrincolate!... ein tésasdre!.. eine banigue!...
+
+--Messieurs! messieurs! dit Montaubert, tout beau!... n'exagérons
+rien!...
+
+--Vingt bleues, quinze de prime! criait-on déjà aux alentours.
+
+--Quinze bleues, quinze!... à dix de prime et du temps...
+
+--Vingt-cinq au pair!...
+
+--Messieurs, messieurs! c'est de la folie!... l'enlèvement du jeune roi
+n'est pas encore un fait officiel...
+
+--Rien ne prouve, ajouta Oriol, que M. Law ait pris la fuite...
+
+--Et que M. le régent soit prisonnier au palais royal! acheva Montaubert
+d'un air profondément désolé.
+
+Il y eut un silence de stupeur, puis une grande clameur, composée de
+mille cris.
+
+--Le jeune roi enlevé! M. Law en fuite! Le régent prisonnier!
+
+--Trente actions à cinquante de perte!
+
+--Quatre-vingts bleues à soixante!
+
+--A cent!... à cent cinquante...
+
+--Messieurs! messieurs! faisait Oriol, ne vous pressez pas.
+
+--Moi, je vends toutes les miennes à trois cents de perte! s'écria
+Navailles qui n'en avait plus une seule, les prenez-vous?
+
+Oriol fit un geste d'énergique refus.
+
+Les bleues firent aussitôt quatre cents de perte.
+
+Montaubert continuait:
+
+--On ne surveillait pas assez les du Maine... ils avaient des
+partisans... M. le chancelier d'Aguesseau était du coup, M. le cardinal
+de Bissy, M. de Villeroy et le maréchal de Villars... ils ont eu de
+l'argent par M. le prince de Cellamare... Judicaël de Malestroit,
+marquis de Pontcallec, le plus riche gentilhomme de Bretagne, a pris le
+jeune roi sur la route de Versailles et l'a emmené à Nantes... le roi
+d'Espagne passe en ce moment les Pyrénées avec une armée de trois cent
+mille hommes: c'est là un fait malheureusement avéré!
+
+Soixante bleues à cinq cents de perte! cria-t-on dans la foule toujours
+croissante.
+
+--Messieurs, messieurs, ne vous pressez pas... il faut du temps pour
+amener une armée des monts Pyrénéens jusqu'à Paris!... D'ailleurs, ce
+sont des on dit... rien que des on dit!...
+
+--Tes on tit!... tes on tit!... répéta le baron de Batz; ch'ai engore
+eine action... ché la tonne pur zing zents vrancs!... foilà!
+
+Personne ne voulut de l'action du baron de Batz, et les offres
+recommencèrent à grands cris.
+
+--Au pis aller, reprit Oriol, si M. Law n'était pas en fuite...
+
+--Mais, demanda-t-on, qui détient le régent prisonnier?
+
+--Bon Dieu! répondit Montaubert, vous m'en demandez plus que je n'en
+sais, mes bonnes gens! moi je n'achète ni ne vends, Dieu merci!... M. le
+duc de Bourbon était mécontent, à ce qu'il paraît... on parle aussi du
+clergé pour l'affaire de la constitution... il y en a qui prétendent que
+le czar est mêlé à tout cela et veut se faire proclamer roi de France.
+
+Ce fut un cri d'horreur. Le baron de Batz proposa son action pour cent
+écus.
+
+A ce moment de panique universelle, Albret, Taranne, Gironne et Nocé qui
+avaient les fonds sociaux firent un petit achat et furent signalés
+aussitôt. On se les montrait au doigt comme une partie carrée d'idiots.
+Ils achetaient! En un clin-d'oeil, la foule les entoura, les assiégea,
+les étouffa.
+
+--Ne leur dites pas vos nouvelles! fit-on à l'oreille d'Oriol et de
+Montaubert.
+
+Le gros petit traitant avait grand'peine à s'empêcher de rire.
+
+--Les pauvres innocents! murmura-t-il.
+
+Puis il ajouta en s'adressant à la foule:
+
+--Je suis gentilhomme, mes amis; je vous ai dit mes nouvelles _gratis et
+pro Deo_... faites-en ce que vous voudrez, je m'en lave les mains.
+
+Montaubert, poussant encore plus loin la complaisance, criait aux
+innocents:
+
+--Achetez, mes amis, achetez; si ce sont de faux bruits, vous allez
+faire une magnifique affaire.
+
+On signait deux à la fois sur le dos du bossu. Il recevait des deux
+mains et ne voulait plus que de l'or. «Réaliser! réaliser!» c'était le
+cri général.
+
+Ce qu'on appelait le pair pour les actions bleues ou _petites-filles_,
+c'était 5,000 livres, taux de leur émission, bien que leur valeur
+nominale ne fût que de mille livres. En vingt minutes, elles tombèrent à
+quelques centaines de francs.
+
+Taranne et ses lieutenants firent rafle. Leurs portefeuilles se
+gonflèrent comme le sac de cuir d'Ésope II, dit Jonas, lequel riait tout
+tranquillement en prêtant son dos à ces fiévreuses transactions.
+
+Le tour était fait. Oriol et Montaubert disparurent.
+
+Bientôt, de toutes parts, des gens arrivèrent essoufflés:
+
+--M. Law est en son hôtel!
+
+--Le jeune roi est aux Tuileries!
+
+--Et M. le régent assiste présentement à son déjeuner!
+
+--Manoeuvre! manoeuvre! manoeuvre!
+
+--Manèfre! manèfre! manèfre! répéta le baron de Batz indigné; ché fus
+tisais pien qué z'édaient tes manèfres...
+
+Il y eut des gens qui se pendirent.
+
+Sur le coup de deux heures, Albret se présenta pour livrer ses actions
+vendues au taux de cinq mille cinquante francs. Malgré les gens pendus
+et ceux qui firent banqueroute en se bornant à s'arracher les cheveux,
+Albret réalisa encore un fabuleux bénéfice.
+
+En signant le dossier transfert sur le dos du bossu, Albret lui glissa
+une bourse dans la main. Le bossu cria:
+
+--Viens ça, la Baleine!
+
+L'ancien soldat aux gardes vint, parce qu'il avait vu la bourse. Le
+bossu la lui jeta au nez.
+
+Ceux de nos lecteurs qui trouveront le stratagème d'Oriol, Montaubert et
+compagnie par trop élémentaire, n'ont qu'à lire les notes de Cl. Berger
+sur les mémoires secrets de l'abbé de Choisy. Ils y verront des
+manoeuvres bien plus grossières, couronnées d'un plein succès.
+
+Le récit de ces coquineries amusait les ruelles. On faisait sa
+réputation d'homme d'esprit en même temps que sa fortune en montant ces
+audacieuses escroqueries.
+
+C'étaient de bons tours qui faisaient rire tout le monde, excepté les
+pendus.
+
+Pendant que nos habiles étaient à partager le butin quelque part, M. le
+prince de Gonzague et son fidèle Peyrolles descendirent le perron de
+l'hôtel. Le suzerain venait rendre visite à ses vassaux. L'agio avait
+repris avec fureur. On jouait sur nouveaux frais. D'autres nouvelles,
+plus ou moins controuvées, circulaient. La maison d'or, un instant
+étourdie par un spasme, avait pris le dessus et se portait bien.
+
+M. de Gonzague tenait à la main une large enveloppe à laquelle pendaient
+trois sceaux, retenus par les lacets de soie. Quand le bossu aperçut cet
+objet, ses yeux s'ouvrirent tout grands, tandis que le sang montait
+violemment à son visage pâle.
+
+Il ne bougea point et continua son office. Mais son regard était cloué,
+désormais sur Peyrolles et Gonzague.
+
+--Que fait la princesse? demanda celui-ci.
+
+La princesse n'a pu fermer l'oeil de cette nuit, répondit le factotum;
+sa camériste l'a entendue qui répétait: Si c'était pourtant la fille de
+Nevers!
+
+--Vive Dieu! murmura Gonzague, en est-elle là déjà?... Si jamais elle
+voyait cette belle fille, tout serait dit!
+
+--Il y a ressemblance? demanda Peyrolles.
+
+--Tu verras cela!... deux gouttes d'eau!... Te souviens-tu de Nevers?
+
+--Oui, répliqua Peyrolles; c'était un beau jeune homme!
+
+--Sa fille est belle comme un ange... le même regard... le même
+sourire...
+
+--Est-ce qu'elle sourit déjà?
+
+--Elle est avec dona Cruz... elles se connaissent... Dona Cruz la
+console... Cela m'a fait quelque chose de voir cette enfant-là!... Si
+j'avais une fille comme elle, ami Peyrolles, je crois... Mais ce sont
+des folies! s'interrompit-il; de quoi me repentirais-je? ai-je fait le
+mal pour le mal?... J'ai mon but, j'y marche... S'il y a des
+obstacles...
+
+--Tant pis pour les obstacles! murmura Peyrolles en riant.
+
+Gonzague passa le revers de sa main sur son front.
+
+Peyrolles toucha l'enveloppe scellée.
+
+--Monseigneur pense-t-il que nous ayons rencontré juste?
+
+--Il n'y a pas à en douter, répondit le prince; le cachet de Nevers et
+le grand sceau de la chapelle paroissiale de Caylus-Tarrides.
+
+--Vous croyez que ce sont les pages arrachées au registre?
+
+--J'en suis sûr.
+
+--Monseigneur pourrait, du reste, vérifier le fait en ouvrant
+l'enveloppe.
+
+--Y penses-tu! s'écria Gonzague, briser des cachets! de beaux cachets
+intacts! Vive Dieu! chacun de ceux-ci vaut une douzaine de témoins...
+nous briserons les sceaux, ami Peyrolles, quand il en sera temps, quand
+nous représenterons au conseil de famille assemblé la véritable
+héritière de Nevers...
+
+--La véritable?... répéta involontairement Peyrolles.
+
+--Celle qui doit être pour nous la véritable... et l'évidence sortira de
+là tout d'une pièce!
+
+Peyrolles s'inclina. Le bossu regardait.
+
+--Mais, reprit le factotum; que ferons-nous de l'autre jeune fille,
+monseigneur?
+
+--Damné bossu! s'écria l'agioteur qui signait en ce moment sur le dos
+de Jonas; pourquoi remues-tu comme cela?
+
+Le bossu, en effet, avait fait un mouvement involontaire pour se
+rapprocher de Gonzague.
+
+Celui-ci réfléchissait.
+
+--J'ai songé à tout cela, dit-il en se parlant à lui-même; que ferais-tu
+de cette jeune fille, toi, ami Peyrolles, si tu étais à ma place?
+
+Le factotum eut son équivoque et bas sourire.
+
+--Non... non..., murmura Gonzague; dis-moi quel est le plus perdu... le
+plus ruiné de tous nos satellites?...
+
+--Chaverny, répondit Peyrolles sans hésiter.
+
+--Tiens-toi donc tranquille, bossu! fit un nouvel endosseur.
+
+--Chaverny! répéta Gonzague dont le visage s'éclaira; je l'aime, ce
+garçon-là!... mais il me gêne... cela me débarrasserait de lui!
+
+
+
+
+III
+
+--Caprice de bossu.--
+
+
+Nos heureux spéculateurs, Taranne, Albret et compagnie ayant fini leurs
+partages, commençaient à se remontrer dans la foule. Ils avaient grandi
+de deux ou trois coudées. On les regardait avec respect.
+
+--Où donc est-il, ce cher Chaverny? demanda Gonzague.
+
+Au moment où M. de Peyrolles allait répondre, un tumulte affreux se fit
+dans la cohue. Tout le monde se précipita vers le perron où des
+gardes-françaises entraînaient un pauvre diable qu'ils avaient saisi aux
+cheveux.
+
+--Fausse! disait-on, elle est fausse!
+
+--Et c'est une infamie!... falsifier le signe du crédit!
+
+--Profaner le symbole de la fortune publique!
+
+--Entraver les transactions! ruiner le commerce!
+
+--A l'eau! le faussaire! à l'eau! le misérable!
+
+Le gros petit traitant Oriol, Montaubert, Taranne et les autres criaient
+comme des aigles. Avoir besoin d'être sans péché pour jeter la première
+pierre, c'était bon du temps de Notre-Seigneur!
+
+On amena le pauvre malheureux terrifié, à demi mort, devant Gonzague.
+Son crime était d'avoir passé au bleu une action blanche pour bénéficier
+de la petite prime affectée temporairement aux titres à la mode.
+
+--Pitié! pitié! criait-il; je n'avais pas compris toute l'énormité de
+mon crime!
+
+--Monseigneur! dit Peyrolles, on ne voit ici que des faussaires.
+
+--Monseigneur, ajouta Montaubert, il faut un exemple!
+
+Et la foule:
+
+--Horreur! Infamie! Un faux! Ah! le scélérat! point de pardon!
+
+--Qu'on le jette dehors! décida Gonzague en détournant les yeux.
+
+La foule s'empara aussitôt du pauvre diable, en criant:
+
+--A la rivière! à la rivière!
+
+Il était cinq heures du soir. Le premier son de la cloche de fermeture
+tinta dans la rue Quincampoix. Les terribles accidents qui chaque jour
+se renouvelaient avaient déterminé l'autorité à défendre les
+négociations des actions après la brume tombée. C'était toujours
+à ce dernier moment que le délire du jeu arrivait à son comble. Vous
+eussiez dit une mêlée. On se prenait au collet, les clameurs se
+croisaient si drues qu'on n'entendait plus qu'un seul et même hurlement.
+
+Dieu sait si le bossu avait de la besogne! mais son regard ne quittait
+point M. de Gonzague.
+
+Il avait entendu ce nom de Chaverny.
+
+--On va fermer!... on ferme! criait la cohue. Dépêchons! dépêchons!
+
+Si Ésope II, dit Jonas, avait eu plusieurs douzaines de bosses, quelle
+fortune!
+
+--Que vouliez-vous me dire du marquis de Chaverny, monseigneur? demanda
+Peyrolles.
+
+Gonzague était en train de rendre un signe de tête protecteur et hautain
+au salut de ses affidés.
+
+Il avait réellement grandi depuis la veille, par rapport à ceux qui
+s'étaient rapetissés.
+
+--Chaverny, répéta-t-il d'un air distrait; ah oui... Chaverny...
+Fais-moi penser tout à l'heure qu'il faut que je parle à ce bossu.
+
+--Et la jeune fille? n'est-il pas dangereux de la laisser au pavillon?
+
+--Très-dangereux... Elle n'y restera pas longtemps... Pendant que j'y
+songe, ami Peyrolles, nous soupons chez dona Cruz... une réunion
+d'intimes... que tout soit prêt...
+
+Il ajouta quelques mots à son oreille. Peyrolles s'inclina et dit:
+
+--Monseigneur, il suffit.
+
+--Bossu! s'écria un endosseur mécontent, tu trépignes comme un petit
+fou!... tu ne sais plus ton métier... Messieurs, il nous faudra
+reprendre la Baleine!
+
+Peyrolles s'éloignait; M. de Gonzague le rappela.
+
+--Et trouvez-moi Chaverny! dit-il, mort ou vif, je veux Chaverny.
+
+Le bossu secoua son dos sur lequel on était en train de signer.
+
+--Je suis las, dit-il, voici la cloche, j'ai besoin de repos.
+
+La cloche tintait en effet et les concierges passaient en faisant sonner
+leurs grosses clefs.
+
+Quelques minutes après, on n'entendait plus d'autre bruit que celui des
+cadenas que l'on fermait. Chaque locataire avait sa serrure, et les
+marchandises non vendues ou échangées restaient dans les loges. Les
+gardiens pressaient vivement les retardataires.
+
+Nos spéculateurs associés, Navailles, Taranne, Oriol, etc., s'étaient
+approchés de Gonzague qu'ils entouraient chapeau bas.
+
+Gonzague avait les yeux fixés sur le bossu qui, assis sur un pavé à la
+porte de sa niche, n'avait point l'air de se disposer à sortir. Il
+comptait paisiblement le contenu de son grand sac de cuir et avait, en
+apparence du moins, beaucoup de plaisir à cette besogne.
+
+--Nous sommes venus ce matin savoir des nouvelles de votre santé,
+monsieur mon cousin, dit Navailles.
+
+--Et nous avons été heureux, ajouta Nocé, d'apprendre que vous ne vous
+étiez point trop ressenti des fatigues de la fête d'hier.
+
+--Il y a quelque chose qui fatigue plus que le plaisir, messieurs,
+répondit Gonzague, c'est l'inquiétude.
+
+--Le fait est, dit Oriol qui voulait à tout prix placer son mot; le fait
+est que l'inquiétude... moi, je suis comme cela... quand on est
+inquiet...
+
+Ordinairement, Gonzague était bon prince et venait au secours de ses
+courtisans qui se noyaient, mais cette fois, il laissa Oriol perdre
+plante.
+
+Le bossu riait sur son pavé.
+
+Quand il eut achevé de compter son argent, il tordit le cou à son sac de
+cuir et l'attacha soigneusement avec une corde.--Puis, il se disposa à
+rentrer dans sa cabane.
+
+--Allons, Jonas! lui dit un gardien; est-ce que tu comptes coucher ici?
+
+--Oui, mon ami, répondit le bossu; j'ai apporté ce qu'il me faut pour
+cela.
+
+Le gardien éclata de rire. Ces messieurs l'imitèrent, sauf le prince de
+Gonzague qui garda son grand sérieux.
+
+--Voyons! voyons! fit le gardien; pas de plaisanteries, mon petit homme!
+Déguerpissons... et vite!
+
+Le bossu lui ferma la porte au nez.
+
+Comme le gardien frappait à grands coups de pied dans la niche, le bossu
+montra sa tête pâlotte au petit oeil de boeuf qui était sous le
+toit.
+
+--Justice! monseigneur! s'écria-t-il.
+
+--Justice! répétèrent joyeusement ces messieurs.
+
+--C'est dommage que Chaverny ne soit pas ici, ajouta Navailles; on
+l'aurait chargé de rendre cette importante et grave sentence.
+
+Gonzague réclama le silence d'un geste:
+
+--Chacun doit sortir au son de cloche, dit-il, c'est le règlement.
+
+--Monseigneur, répliqua Ésope II dit Jonas du ton bref et précis d'un
+avocat qui pose ses conclusions; je vous prie de vouloir bien considérer
+que je ne suis pas dans la position de tout le monde... tout le monde
+n'a pas loué la loge de votre chien...
+
+--Bien trouvé! crièrent les uns.
+
+Les autres dirent:
+
+--Que prouve cela?
+
+--Médor, répondit le bossu, avait-il coutume, oui ou non, de coucher
+dans sa niche?
+
+--Bien trouvé! bien trouvé!
+
+--Si Médor avait, comme je puis le prouver, l'habitude de coucher dans
+sa niche, moi qui suis substitué, moyennant trente mille livres, aux
+droits et priviléges de Médor, je prétends faire comme lui et je ne
+sortirai d'ici que si on m'expulse par la violence.
+
+Gonzague sourit cette fois. Il exprima son approbation par un signe de
+tête. Le gardien se retira.
+
+--Viens ça, dit le prince.
+
+Jonas sortit aussitôt de sa niche.
+
+Il s'approcha et salua en homme de bonne compagnie.
+
+--Pourquoi veux-tu demeurer là dedans? lui demanda Gonzague.
+
+--Parce que la place est sûre et que j'ai de l'argent.
+
+--Penses-tu avoir fait une bonne affaire avec ta niche?
+
+--Une affaire d'or, monseigneur... je le savais d'avance.
+
+Gonzague lui mit la main sur l'épaule.--Le bossu poussa un petit cri de
+douleur.
+
+Cela lui était arrivé déjà cette nuit dans le vestibule des appartements
+du régent.
+
+--Qu'as-tu donc? demanda le prince étonné.
+
+--Un souvenir de bal, monseigneur... une courbature.
+
+--Il a trop dansé, firent ces messieurs.
+
+Gonzague tourna vers eux son regard où il y avait du dédain.
+
+--Vous êtes disposés à vous moquer, messieurs, dit-il; moi aussi
+peut-être... mais que nous aurions grand tort et que celui-ci pourrait
+bien plutôt se moquer de nous...
+
+--Ah!... monseigneur!... fit Jonas modestement.
+
+--Je vous le dis comme je le pense, messieurs, reprit Gonzague, voici
+votre maître...
+
+On avait bonne envie de se récrier.
+
+--Voici votre maître! répéta le prince. Il m'a été plus utile à lui tout
+seul que vous tous ensemble... il nous avait promis M. de Lagardère au
+bal du régent... nous avons eu M. de Lagardère!...
+
+--Si monseigneur eût bien voulu nous charger..., commença Oriol.
+
+--Messieurs, reprit Gonzague sans lui répondre, on ne fait pas marcher
+comme on veut M. de Lagardère... je souhaite que nous n'ayons pas
+bientôt à nous en convaincre de nouveau.
+
+Tous les regards interrogèrent.
+
+--Nous pouvons parler ici la bouche ouverte, dit Gonzague; je compte
+m'attacher ce garçon-là... j'ai confiance en lui...
+
+Le bossu se rengorgea fièrement à ce mot.--Le prince poursuivit:
+
+--J'ai confiance et je dirai devant lui, comme je le dirais devant vous,
+messieurs: Si Lagardère n'est pas mort, nous sommes tous en danger de
+périr!
+
+Il y eut un silence. Le bossu avait l'air le plus étonné de tous.
+
+--L'avez-vous donc laissé échapper? murmura-t-il.
+
+--Je ne sais... nos hommes tardent bien!... je suis inquiet... je
+donnerais beaucoup pour savoir à quoi m'en tenir.
+
+Autour de lui, financiers et gentilshommes tâchaient de faire bonne
+contenance. Il y en avait de braves: Navailles, Choisy, Nocé, Gironne,
+Montaubert avaient fait leurs preuves.--Mais les trois traitants et
+surtout Oriol étaient tout pâles.
+
+--Nous sommes, Dieu merci, assez nombreux et assez forts..., commença
+Navailles.
+
+--Vous parlez sans savoir! interrompit Gonzague; je souhaite que
+personne ici ne tremble plus que moi s'il nous faut enfin frapper un
+grand coup.
+
+--De par Dieu! monseigneur! s'écria-t-on de toutes parts, nous sommes
+tout à vous.
+
+--Messieurs, je le sais bien, répliqua le prince sèchement; je me suis
+arrangé pour cela.
+
+S'il y eut des mécontents, on ne le vit point.
+
+--En attendant, reprit Gonzague, réglons le passé... L'ami, vous nous
+avez rendu un grand service.
+
+--Qu'est-ce que cela, monseigneur?
+
+--Pas de modestie, je vous prie!... vous avez bien travaillé... demandez
+votre salaire.
+
+Le bossu avait encore à la main son sac de cuir; il se prit à le
+tortiller.
+
+--En vérité, balbutia-t-il, cela ne vaut pas la peine...
+
+--Tête-bleu! s'écria Gonzague. Tu veux donc nous demander une bien forte
+récompense?
+
+Le bossu le regarda en face et ne répondit point.
+
+--Je te l'ai dit, continua le prince avec un commencement d'impatience;
+je n'accepte rien pour rien, l'ami... Pour moi, tout service gratuit est
+trop cher, car il cache une trahison... fais-toi payer, je le veux!
+
+--Allons, Jonas, mon ami! cria la bande; fais un souhait! Voici le roi
+des génies!...
+
+--Puisque monseigneur l'exige, dit le bossu avec un embarras croissant;
+mais comment faire cette demande à monseigneur...?
+
+Il baissa les yeux, tortilla son sac et balbutia:
+
+--Monseigneur va se moquer, j'en suis sûr!...
+
+--Cent louis que notre ami Jonas est amoureux! s'écria Navailles.
+
+Il y eut un long éclat de rire, Gonzague et le bossu furent les seuls
+qui ne prirent point part à cette gaieté.
+
+Gonzague était convaincu qu'il aurait encore besoin du bossu.
+
+Gonzague était avide, mais non pas avare. L'argent ne lui coûtait rien;
+à l'occasion, il savait le répandre à pleines mains.
+
+En ce moment, il voulait deux choses: acquérir ce mystérieux instrument
+et le connaître.--Or, il manoeuvrait pour atteindre ce double but.
+
+Loin de le gêner, ses courtisans lui servaient à rendre plus évidente la
+bienveillance qu'il montrait au petit homme.
+
+--Pourquoi ne serait-il pas amoureux? dit-il sérieusement; s'il est
+amoureux et que cela dépende de moi, je jure qu'il sera heureux... il y
+a des services qui ne se payent pas seulement avec de l'argent.
+
+--Monseigneur, prononça le bossu d'un ton pénétré; je vous remercie...
+Amoureux, ambitieux, curieux... sais-je quel nom donner à la passion
+qui me tourmente?... Ces gens rient... ils ont raison: moi je souffre.
+
+Gonzague lui tendit la main. Le bossu la baisa, mais ses lèvres
+frémirent:
+
+Il poursuivit d'un ton si étrange, que nos roués perdirent leur gaieté:
+
+--Curieux, ambitieux, amoureux... qu'importe le nom du mal... la mort
+est la mort, qu'elle vienne par la fièvre, par le poison, par l'épée.
+
+Il secoua tout à coup son épaisse chevelure, et son regard brilla.
+
+--L'homme est petit, dit-il, mais il remue le monde!... Avez-vous vu
+parfois la mer, la grande mer en fureur? Avez-vous vu les vagues hautes
+jeter follement leur écume à la face voilée du ciel?... Avez-vous
+entendu cette voix rauque et profonde, plus profonde et plus rauque que
+la voix du tonnerre lui-même... C'est immense, c'est immense!... Rien ne
+résiste à cela, pas même le granit du rivage qui s'affaisse de temps en
+temps, miné par la rude sape du flot... je vous le dis et vous le savez:
+c'est immense!... Eh bien, il y a une planche qui flotte sur un gouffre,
+une planche frêle qui tremble et gémit... sur la planche, qu'est-ce? Un
+être plus frêle encore qui paraît de loin plus chétif que l'oiseau noir
+du large... et l'oiseau a ses ailes... un être... un homme... il ne
+tremble pas... je ne sais quelle magique puissance est sous sa
+faiblesse... elle vient du ciel... ou de l'enfer... l'homme a dit, ce
+nain tout nu, sans serres, sans toison, sans ailes, l'homme a dit: Je
+veux; l'océan est vaincu!...
+
+On écoutait--le bossu, pour tous ceux qui l'entouraient, changeait de
+physionomie.
+
+--L'homme est petit, reprit-il, tout petit!... Avez-vous vu parfois la
+flamboyante chevelure de l'incendie? le ciel de cuivre où monte la fumée
+comme une coupole épaisse et lourde?... Il fait nuit, nuit noire... mais
+les édifices lointains sortent de l'ombre à cette autre et terrible
+aurore... les murs voisins regardent, tout pâles... La façade, avez-vous
+vu cela? C'est plein de grandeur et cela donne le frisson; la façade,
+ajourée comme une grille, montre ses fenêtres sans châssis, ses portes
+sans vantaux, tout ouvertes comme des trous derrière lesquels est
+l'enfer,--et qui semblent la double ou triple rangée de dents de ce
+monstre qu'on appelle le feu!... Tout cela est grand aussi, furieux
+comme la tempête, menaçant comme la mer. Il n'y a pas à lutter contre
+cela, non! Cela réduit le marbre en poussière, cela tord ou fond le
+fer, cela fait des cendres avec le tronc géant des vieux chênes... Eh
+bien! sur le mur incandescent qui fume et qui craque, parmi les flammes
+dont la langue ondule et fouette, couchée par le vent complice, voici
+une ombre, un objet noir, un insecte, un atome... c'est un homme... il
+n'a pas peur du feu... pas plus du feu que de l'eau... il est le roi...
+il dit: Je veux!... Le feu impuissant se dévore lui-même et meurt!
+
+Le bossu s'essuya le front. Il jeta un regard sournois autour de lui et
+eut tout à coup ce petit rire sec et crépitant que nous lui connaissons.
+
+--Eh! eh! eh! eh!... fit-il tandis que son auditoire tressaillait;
+jusqu'ici j'ai vécu une misérable vie... hé! hé! hé!... Je suis petit,
+mais je suis homme!... Pourquoi ne serais-je pas amoureux, mes bons
+maîtres? Pourquoi pas curieux? pourquoi pas ambitieux?... Je ne suis
+plus jeune... Je n'ai jamais été jeune... Vous me trouvez laid, n'est-ce
+pas?... J'étais plus laid encore autrefois... C'est le privilége de la
+laideur: l'âge l'use comme la beauté... Vous perdez, je gagne... dans le
+tombeau, nous serons tous pareils.
+
+Il ricana en regardant tour à tour chacun des affidés de Gonzague.
+
+--Quelque chose de pire que la laideur, reprit-il, c'est la pauvreté...
+J'étais pauvre... je n'avais point de parents... je pense que mon père
+et ma mère ont eu peur de moi le jour de ma naissance et qu'ils ont mis
+mon berceau dehors... Quand j'ai ouvert les yeux, j'ai vu le ciel gris
+sur ma tête, le ciel qui versait de l'eau froide sur mon pauvre petit
+corps tremblotant... Quelle femme me donna son lait?... Je l'eusse
+aimée... ne riez plus!... S'il est quelqu'un qui prie pour moi au ciel,
+c'est elle... La première sensation dont je me souvienne, c'est la
+douleur que donnent les coups... Ainsi appris-je que j'existais: par le
+fouet qui déchira ma chair... Mon lit, c'était le pavé... Mon repas,
+c'était ce que les chiens repus laissaient au coin de la borne... Bonne
+école, messieurs, bonne école!... Si vous saviez comme je suis dur au
+mal!... Le bien m'étonne et m'enivre comme la goutte de vin monte à la
+tête de celui qui n'a jamais bu que de l'eau!
+
+--Tu dois haïr beaucoup, l'ami! murmura Gonzague.
+
+--Eh! eh!... beaucoup... oui, monseigneur... J'ai entendu çà et là des
+heureux regretter leurs premières années... Moi, tout enfant, j'ai eu de
+la colère dans le coeur... Savez-vous ce qui me faisait jaloux?
+C'était la joie d'autrui... Les autres étaient beaux, les autres avaient
+des pères et des mères... Avaient-ils du moins pitié, les autres, de
+celui qui était seul et brisé? Non... tant mieux! ce qui a fait mon âme,
+ce qui l'a durcie, ce qui l'a trempée, c'est la raillerie et c'est le
+mépris... Cela tue quelquefois... cela ne m'a pas tué... la méchanceté
+m'a révélé ma force... une fois fort, ai-je été méchant?... Mes bons
+maîtres... ceux qui furent mes ennemis ne sont plus là pour le dire!
+
+Il y avait quelque chose de si étrange et de tellement inattendu dans
+ces paroles, que chacun faisait silence. Nos roués, saisis à
+l'improviste, avaient perdu leurs sourires moqueurs. Gonzague écoutait,
+attentif et surpris.
+
+L'effet produit ressemblait au froid que donne une vague menace.
+
+--Dès que j'ai été fort, poursuivit le bossu, une envie m'a pris: j'ai
+voulu être riche... Pendant dix ans, peut-être plus, j'ai travaillé au
+milieu des rires et des huées... le premier denier est difficile à
+gagner, le second moins, le troisième vient tout seul... Il faut douze
+deniers pour faire un sou tournois, vingt sous pour faire une livre...
+J'ai sué du sang pour conquérir mon premier louis d'or... je l'ai
+gardé... Quand je suis las et découragé, je le contemple... Sa vue
+ranime mon orgueil... c'est l'orgueil qui est la force de l'homme.
+
+Sou à sou, livre à livre, j'amassais. Je ne mangeais pas à ma faim; je
+buvais mon content parce qu'il y a de l'eau gratis aux fontaines...
+J'avais des haillons, je couchais sur la dure... Mon trésor
+augmentait... J'amassais, j'amassais toujours!
+
+--Tu es donc avare! interrompit Gonzague avec empressement, comme s'il
+eût eu intérêt ou plaisir à découvrir le côté faible de cet être
+bizarre.
+
+Le bossu haussa les épaules.
+
+--Plût à Dieu! monseigneur! répondit-il; si seulement le ciel m'eût fait
+avare! si seulement je pouvais aimer mes pauvres écus comme l'amant
+adore sa maîtresse... c'est une passion, cela!... j'emploierais mon
+existence à l'assouvir... Qu'est le bonheur, sinon un but dans la vie?
+Un prétexte de s'efforcer et de vivre?... Mais n'est pas avare qui
+veut... J'ai longtemps espéré que je deviendrais avare... je n'ai pas
+pu... je ne suis pas avare!...
+
+Il poussa un gros soupir et croisa ses bras sur sa poitrine.
+
+--J'eus un jour de joie, continua-t-il, rien qu'un jour... Je venais de
+compter mon trésor... Je passai un jour tout entier à me demander ce que
+j'en ferais... J'avais le double, le triple de ce que je croyais... Je
+répétais dans mon ivresse: Je suis riche! je suis riche... Je vais
+acheter le bonheur...
+
+Je regardai autour de moi... personne...
+
+Je pris un miroir. Des rides et des cheveux blancs déjà!
+
+Déjà!... N'était-ce pas hier qu'on me battait enfant?
+
+--Le miroir ment! me dis-je.
+
+Je brisai le miroir.--Une voix me dit:
+
+--Tu as bien fait! ainsi doit-on traiter les effrontés qui parlent franc
+ici-bas!
+
+Et la même voix encore:
+
+--L'or est beau! l'or est jeune! Sème l'or, bossu! Vieillard, sème l'or!
+Tu récolteras jeunesse et beauté.
+
+Qui parlait ainsi, monseigneur?... Je vis bien que j'étais fou.
+
+Je sortis. J'allai au hasard par les rues, cherchant un regard
+bienveillant, un visage pour me sourire.
+
+--Bossu! bossu! disaient les hommes à qui je tendais la main.
+
+--Bossu! bossu! répétaient les femmes vers qui s'élançait la pauvre
+virginité de mon coeur.
+
+--Bossu! bossu! bossu!
+
+Et ils riaient. Ils mentent donc ceux qui disent que l'or est le roi du
+monde!...
+
+--Il fallait le montrer, ton or! s'écria Navailles.
+
+Gonzague était tout pensif.
+
+--Je le montrai, reprit Ésope II dit Jonas; les mains se tendirent, non
+point pour serrer la mienne, mais pour fouiller dans mes poches... je
+voulais amener chez moi des amis, une maîtresse... je n'y attirai que
+des voleurs!...
+
+Vous souriez encore... moi, je pleurai... je pleurai des larmes
+sanglantes... mais je ne pleurai qu'une nuit. L'amitié, l'amour,
+extravagances! à moi le plaisir! à moi la débauche! à moi tout ce qui du
+moins se vend à tout le monde!...
+
+--L'ami, interrompit Gonzague avec froideur et fierté, saurai-je enfin
+ce que vous voulez de moi?
+
+--J'y arrive, monseigneur, répliqua le bossu qui changea encore une fois
+de ton; je sortis de nouveau de ma retraite, timide encore, mais
+ardent... la passion de jouir s'allumait en moi: je devenais
+philosophe... j'allai... j'errai... je me mis à la piste, flairant le
+vent des carrefours pour deviner d'où soufflait le vent de la volupté
+inconnue...
+
+--Eh bien? fit Gonzague.
+
+--Prince, répondit le bossu en s'inclinant, le vent venait de chez
+vous!
+
+
+
+
+IV
+
+--Gascon et Normand.
+
+
+Ceci fut dit d'un ton allègre et gai. Ce diable de bossu semblait avoir
+le privilége de régler le diapason de l'humeur générale. Les roués qui
+entouraient Gonzague et Gonzague lui-même, tout à l'heure si sérieux, se
+prirent incontinent à rire.
+
+--Ah! ah! fit le prince, le vent soufflait de chez nous?
+
+--Oui, monseigneur... j'accourus... dès le seuil j'ai senti que j'étais
+au bon endroit... je ne sais quel parfum a saisi mon cerveau... sans
+doute le parfum du noble et opulent plaisir... je me suis arrêté pour
+savourer cela... cela enivre, monseigneur: j'aime cela.
+
+--Il n'est pas dégoûté, le seigneur Ésope! s'écria Navailles.
+
+--Quel connaisseur! fit Oriol.
+
+Le bossu le regarda en face.
+
+--Vous qui portez des fardeaux, la nuit, dit-il à voix basse, vous
+comprendrez qu'on est capable de tout pour satisfaire un désir...
+
+Oriol pâlit. Montaubert s'écria:
+
+--Que veut-il dire?...
+
+--Expliquez-vous, l'ami! ordonna Gonzague.
+
+--Monseigneur, répliqua le bossu bonnement; l'explication ne sera pas
+longue. Vous savez que j'ai eu l'honneur de quitter le Palais-Royal hier
+en même temps que vous... J'ai vu deux gentilshommes attelés à une
+civière; ce n'est pas la coutume: j'ai pensé qu'ils étaient bien payés
+pour cela.
+
+--Et sait-il...? commença Oriol étourdiment:
+
+--Ce qu'il y avait dans la litière? interrompit le bossu, assurément...
+il y avait un vieux seigneur ivre à qui j'ai prêté plus tard le secours
+de mon bras pour regagner son hôtel.
+
+Gonzague baissa les yeux et changea de couleur. Une expression de
+stupeur profonde se répandit sur tous les visages.
+
+--Et savez-vous aussi ce qu'est devenu M. de Lagardère? demanda Gonzague
+à voix basse.
+
+--Gauthier Gendry a bonne lame et bonne poigne, répondit le bossu;
+j'étais tout près de lui quand il a frappé... le coup était bien donné,
+j'y engage ma parole... ceux que vous avez envoyés à la découverte vous
+apprendront le reste...
+
+--Ils tardent bien!...
+
+--Il faut le temps!... maître Cocardasse et frère Passepoil...
+
+--Vous les connaissez donc?... interrompit Gonzague abasourdi.
+
+--Monseigneur, je connais un peu tout le monde...
+
+--Palsambleu! l'ami!... Savez-vous que je n'aime pas beaucoup ceux qui
+connaissent tant de monde et tant de choses!
+
+--Cela peut être dangereux, monseigneur, j'en conviens, repartit
+paisiblement le bossu; mais cela peut servir aussi... Soyons juste... si
+je n'avais pas connu M. de Lagardère...
+
+--Du diable si je me servirais de cet homme-là! murmura Navailles
+derrière Gonzague.
+
+Il croyait n'avoir point été entendu, mais le bossu répondit:
+
+--Vous auriez tort!
+
+Tout le monde, du reste, partageait l'opinion de Navailles.
+
+Gonzague hésitait. Le bossu poursuivit, comme s'il eût voulu jouer avec
+son irrésolution:
+
+--Si l'on ne m'eût point interrompu, j'allais répondre d'avance à vos
+soupçons... Quand je m'arrêtai au seuil de votre maison, monseigneur,
+j'hésitais, moi aussi, je m'interrogeais, je doutais... C'était là le
+paradis... le paradis que je voulais... non point celui de l'Église,
+mais celui de Mahomet... toutes les délices réunies: les belles femmes
+et le bon vin: les nymphes auréolées de fleurs, le nectar couronné de
+mousse... Étais-je prêt à tout faire... tout... pour mériter l'entrée de
+cet éden voluptueux?... pour abriter mon néant sous le pan de votre
+manteau de prince?... Avant d'entrer, je me suis demandé cela. Et je
+suis entré, monseigneur.
+
+--Parce que tu te sentais prêt à tout? interrogea Gonzague.
+
+--A tout! répondit le bossu résolûment.
+
+--Vive Dieu! quel furieux appétit de plaisirs et de noblesse!
+
+--Voici quarante ans que je rêve!... mes désirs couvent sous des cheveux
+gris.
+
+--Écoute... la noblesse peut s'acheter... demande à Oriol.
+
+--Je ne veux point de la noblesse qui s'achète.
+
+--Demande à Oriol aussi ce que pèse un nom.
+
+Ésope II montra sa bosse d'un geste cynique:
+
+--Un nom pèse-t-il autant que cela?...
+
+Puis il reprit d'un accent plus sérieux:
+
+--Un nom... une bosse... deux fardeaux qui n'écrasent que les pauvres
+d'esprit... je suis un trop petit personnage pour être comparé à un
+financier d'importance comme M. Oriol... si son nom l'écrase, tant pis
+pour lui!... ma bosse ne me gêne pas... le maréchal de Luxembourg est
+bossu: l'ennemi a-t-il vu son dos à la bataille de Neerwinden? le héros
+des comédies napolitaines, l'homme invincible à qui personne ne résiste,
+Pulcinella est bossu par derrière et par devant... Tyrtée était boiteux
+et bossu... bossu et boiteux était Vulcain, le forgeron de la foudre...
+Ésope, dont vous me donnez le nom glorieux, avait sa bosse qui était la
+sagesse... La bosse du géant Atlas était le monde... Sans placer la
+mienne au même niveau que toutes ces illustres bosses, je dis qu'elle
+vaut, au cours du jour, cinquante mille écus de rente... Que serais-je
+sans elle? J'y tiens. Elle est d'or!
+
+--Il y a du moins de l'esprit dedans, l'ami, dit Gonzague; je te
+promets que tu seras gentilhomme.
+
+--Grand merci, monseigneur... quand cela?
+
+--Peste! fit-on, il est pressé!
+
+--Il faut le temps, dit Gonzague.
+
+--Ils ont dit vrai, répliqua le bossu; je suis pressé... Monseigneur,
+excusez-moi... vous venez de me dire que vous n'aimiez pas les services
+gratuits... cela me met à l'aise pour réclamer mon salaire tout de
+suite.
+
+--Tout de suite! se récria le prince, mais c'est impossible!
+
+--Permettez! il ne s'agit plus de gentilhommerie!
+
+Il se rapprocha, et d'un ton insinuant:
+
+--Pas n'est besoin d'être gentilhomme pour s'asseoir... auprès de M.
+Oriol par exemple... au petit souper de cette nuit.
+
+Tout le monde éclata de rire, excepté Oriol et le prince.
+
+--Tu sais aussi cela? dit ce dernier en fronçant le sourcil.
+
+--Deux mots entendus par hasard, monseigneur..., murmura le bossu avec
+humilité.
+
+Les autres criaient déjà:
+
+--On soupe donc? on soupe donc?
+
+--Ah! prince! fit le bossu d'un ton pénétré; c'est le supplice de
+Tantale que j'endure!... une petite maison! mais je la devine, avec ses
+issues dérobées, son jardin ombreux, ses boudoirs où le jour pénètre
+plus doux à travers les draperies discrètes... il y a des peintures aux
+plafonds: des nymphes et des Amours, des papillons et des roses... je
+vois le salon doré! Je le vois, le salon des fêtes voluptueuses, tout
+plein de baisers, tout plein de sourires... je vois les girandoles!
+Elles m'éblouissent!...
+
+Il mit sa main au devant de ses yeux:
+
+--Je vois des fleurs; je respire leurs parfums... et qu'est-ce que cela
+auprès du vin exquis débordant de la coupe, tandis qu'un essaim de
+femmes adorables...
+
+--Il est ivre déjà, dit Navailles, avant même d'être invité.
+
+--C'est vrai, fit le bossu qui avait le front rouge et les yeux
+flamboyants comme un satyre, je suis ivre.
+
+--Si monseigneur veut, glissa le gros Oriol à l'oreille de Gonzague, je
+préviendrai mademoiselle Nivelle.
+
+--Elle est prévenue, répliqua le prince.
+
+Et comme s'il eût voulu exalter encore l'extravagant caprice du bossu:
+
+--Messieurs, ce n'est pas ici un souper comme les autres.
+
+--Qu'y aura-t-il donc?... aurons-nous le czar?
+
+--Devinez ce que nous aurons.
+
+--La comédie?... M. Law?... les singes de la foire Saint-Germain?
+
+--Mieux que cela, messieurs!... renoncez-vous?
+
+--Nous renonçons, répondirent-ils tous à la fois.
+
+--Il y aura une noce, dit Gonzague.
+
+Le bossu tressaillit, mais on mit cela sur le compte de sa bonne envie.
+
+--Une noce! répéta-t-il en effet, les mains jointes et les yeux tournés;
+une noce à la fin d'un petit souper!
+
+--Une noce réelle, reprit Gonzague, un vrai mariage en grande cérémonie.
+
+--Et qui marie-t-on? fit l'assemblée d'une seule voix.
+
+Le bossu retenait son souffle. Au moment où Gonzague allait répondre,
+Peyrolles parut sur le perron et s'écria:
+
+--Vivat! vivat! voici enfin nos hommes!
+
+Cocardasse et Passepoil étaient derrière lui, portant sur leurs visages
+cette fierté calme qui va bien aux hommes utiles.
+
+--L'ami, dit Gonzague au bossu; nous n'avons pas fini tous deux... ne
+vous éloignez pas.
+
+--Je reste aux ordres de monseigneur, répondit Ésope II qui se dirigea
+vers sa niche.
+
+Il songeait. Sa tête travaillait. Quand il eut franchi le seuil de sa
+niche et fermé la porte, il se laissa choir sur son matelas.
+
+--Un mariage, murmura-t-il, un scandale... mais ce ne peut être une
+inutile parodie... cet homme ne fait rien sans but... qu'y a-t-il sous
+cette profanation?... Sa trame m'échappe... et le temps presse...
+
+Sa tête disparut entre ses mains crispées.
+
+--Oh! qu'il le veuille ou non, reprit-il avec une étrange énergie, je
+jure Dieu que je serai du souper!
+
+--Eh bien! eh bien! quelles nouvelles? criaient nos courtisans curieux.
+
+Les histoires de Lagardère commençaient à les intéresser
+personnellement.
+
+--Ces deux braves ne veulent parler qu'à monseigneur, répondit
+Peyrolles.
+
+Cocardasse et Passepoil, reposés par une bonne journée de sommeil sur la
+table du cabaret de Venise, étaient frais comme des roses. Ils passèrent
+fièrement à travers les rangs des roués de bas ordre et vinrent droit à
+Gonzague qu'ils saluèrent avec la dignité folâtre de véritables maîtres
+en fait d'armes.
+
+--Voyons, dit le prince, parlez vite.
+
+Cocardasse et Passepoil se tournèrent l'un vers l'autre.
+
+--A toi, mon noble ami, dit le Normand.
+
+--Je n'en ferai rien, mon bon, répliqua le Gascon, à toi.
+
+--Palsambleu, s'écria Gonzague, allez-vous nous tenir en suspens!
+
+Ils commencèrent alors tous deux à la fois, d'une voix haute et avec
+volubilité.
+
+--Monseigneur, pour mériter l'honorable confiance...
+
+--La paix! fit le prince étourdi, parlez chacun à votre tour!
+
+Nouveau combat de politesse. Enfin Passepoil reprit:
+
+--Comme étant le plus jeune et le moins élevé en grade, j'obéis à mon
+noble ami et je prends la parole... J'ai rempli ma mission avec bonheur,
+je commence par le dire... si j'ai été plus heureux que mon noble ami,
+cela ne dépend point de mon mérite...
+
+Cocardasse souriait d'un air fier et caressait son énorme moustache.
+
+Nous n'avons point oublié qu'il y avait défi de mensonge entre ces deux
+aimables coquins.
+
+Avant de les voir lutter d'éloquence comme les Arcadiens de Virgile,
+nous devons dire qu'ils n'étaient point sans inquiétude. En sortant du
+cabaret de Venise, ils s'étaient rendus pour la seconde fois à la maison
+de la rue du Chantre.
+
+Point de nouvelles de Lagardère.
+
+Qu'était-il devenu? Cocardasse et Passepoil étaient à ce sujet dans la
+plus complète ignorance.
+
+--Soyez bref! ordonna Gonzague.
+
+--Concis et précis! ajouta Navailles.
+
+--Voici la chose en deux mots, dit frère Passepoil; la vérité n'est
+jamais longue à exprimer... et ceux qui vont chercher midi à quatorze
+heures, c'est pour enjôler le monde... tel est mon avis... Si je pense
+ainsi, c'est que j'en ai sujet. L'expérience... mais ne nous
+embrouillons pas. Je suis donc sorti ce matin avec les ordres de
+monseigneur... mon noble ami et moi, nous nous sommes dit: Deux chances
+valent mieux qu'une, suivons chacun notre piste... En conséquence de
+quoi nous nous sommes séparés devant le marché des Innocents... Ce qu'a
+fait mon noble ami, je l'ignore... Moi, je me suis rendu au Palais Royal
+où les ouvriers enlevaient déjà les décors de la fête. On ne parlait là
+que d'une chose. On avait trouvé une mare de sang entre la tente
+indienne et la petite loge du jardinier-concierge, maître le Bréant...
+Voilà donc qui est bon: j'étais sûr qu'un coup d'épée avait été donné...
+Je suis allé inspecter la mare de sang qui m'a paru raisonnable... Puis
+j'ai suivi une trace... ah! ah! il faut des yeux pour cela!... depuis la
+tente indienne jusqu'à la rue Saint-Honoré, en passant par le vestibule
+du pavillon de M. le régent... les valets me demandaient: L'ami,
+qu'as-tu perdu?... Le portrait de ma maîtresse, répondais-je, et ils
+riaient comme de plats coquins qu'ils sont... si j'avais fait faire le
+portrait de toutes mes maîtresses, jarnicoton! je payerais un fier loyer
+pour avoir où les mettre.
+
+--Abrége! fit Gonzague.
+
+--Monseigneur, je fais de mon mieux... Voilà donc qui est bon... Dans la
+rue Saint-Honoré il passe tant de chevaux et de carrosses que la trace
+était effacée... je poussai droit à l'eau.
+
+--Par où? interrompit le prince.
+
+--Par la rue de l'Oratoire, répondit Passepoil.
+
+Gonzague et ses affidés échangèrent un regard. Si Passepoil eût parlé de
+la rue Pierre-Lescot, la folle aventure d'Oriol et de Montaubert étant
+désormais connue, il aurait perdu du coup toute créance.
+
+Mais Lagardère avait bien pu descendre par la rue de l'Oratoire.
+
+Frère Passepoil reprit ingénument:
+
+--Je vous parle comme à mon confesseur, illustre prince... Les traces
+recommençaient rue de l'Oratoire, et je les ai pu suivre jusqu'à la rive
+du fleuve... Là, plus rien... cependant, il y avait des mariniers qui
+causaient... je me suis approché... l'un deux qui avait l'accent picard
+disait: Ils étaient trois; le gentilhomme était blessé; après lui avoir
+coupé sa bourse, ils l'ont jeté du haut de la berge du Louvre. Mes
+maîtres, ai-je demandé, s'il vous plaît, l'avez-vous vu ce
+gentilhomme?... à quoi ils n'ont voulu répondre, pensant d'abord que
+j'étais une mouche de M. le lieutenant. Mais j'ai ajouté: Je suis de la
+maison de ce gentilhomme, qui se nomme de Saint-Saurin, natif de Brie,
+et bon chrétien. Dieu ait son âme! ont-ils fait alors: nous l'avons
+vu...--Comment était-il costumé, mes vrais amis?--Il avait un masque
+noir sur la figure, et sur le corps un pourpoint de satin blanc.
+
+Il y eut un murmure. On échangea des signes. Gonzague secoua la tête
+d'un air approbatif.
+
+Maître Cocardasse junior conservait seul son sourire sceptique.
+
+Il se disait:
+
+--La caillou est un fin normand, sandiéou!... mais apapur! apapur! notre
+tour va venir!
+
+--Voilà donc qui est bon! poursuivit Passepoil, encouragé par le succès
+de son conte; si je ne m'exprime pas comme un homme de plume: mon métier
+est de tenir l'épée... et puis la présence de monseigneur m'intimide: je
+suis trop franc pour le cacher... mais enfin, la vérité est la vérité...
+fais ton devoir et moque-toi du qu'en dira-t-on!... Je descends le long
+du Louvre, je passe entre la rivière et les Tuileries jusqu'à la porte
+de la Conférence... Je suis le cours la Reine, la route de Billy, le
+halage de Passy; je passe devant le Point-du-Jour et devant Sèvres...
+j'avais mon idée, vous allez voir... J'arrivai au pont de Saint-Cloud...
+
+--Les filets!... murmura Oriol.
+
+--Les filets! répéta Passepoil en clignant de l'oeil; monsieur a mis
+le doigt dessus.
+
+--Pas mal! pas mal! se disait maître Cocardasse; nous finirons par faire
+quelque chose de c'ta couquin de Passepoil!
+
+--Et qu'as-tu trouvé dans les filets? demanda Gonzague qui fronça le
+sourcil d'un air de doute.
+
+Frère Passepoil déboutonna son justaucorps.--Cocardasse ouvrait de
+grands yeux.--Il ne s'attendait pas à cela.
+
+Ce que Passepoil tira de son justaucorps, ce n'était pas dans les filets
+de Saint-Cloud qu'il l'avait trouvé. Il n'avait jamais vu les filets de
+Saint-Cloud. Alors, comme aujourd'hui, les filets de Saint-Cloud étaient
+peut-être une erreur populaire.
+
+Ce que Passepoil tira de son pourpoint, il l'avait trouvé dans
+l'appartement particulier de Lagardère, lors de sa première visite, le
+matin de ce jour. Il avait pris cela sans aucun dessein arrêté,
+uniquement par la bonne habitude qu'il avait de ne rien laisser traîner.
+
+Cocardasse ne s'en était seulement pas aperçu.
+
+Ce n'était rien moins que le pourpoint de satin blanc, porté par
+Lagardère au bal du régent.
+
+Passepoil l'avait trempé dans un seau d'eau, au cabaret de Venise.
+
+Il le tendit au prince de Gonzague, qui recula avec un mouvement
+d'horreur.
+
+Chacun éprouva quelque chose de ce sentiment, car on reconnaissait
+parfaitement la dépouille de Lagardère.
+
+--Monseigneur, dit Passepoil avec modestie,--le cadavre était trop
+lourd;--je n'ai rapporté que cela!...
+
+--Ah! Capédébiou! pensa Cocardasse, je n'ai qu'à bien me tenir!
+
+--Et tu as vu le cadavre? demanda M. de Peyrolles.
+
+--Je vous prie, répondit frère Passepoil en se redressant, quels
+troupeaux avons-nous gardés ensemble?... Je ne vous tutoie point...
+mettez de côté cette familiarité malséante... sauf le bon plaisir de
+monseigneur.
+
+--Réponds à la question, dit Gonzague.
+
+--L'eau est trouble et profonde, répliqua Passepoil; à Dieu ne plaise
+que j'affirme un fait quand je n'ai point une complète certitude.
+
+--Eh donc! s'écria Cocardasse, je t'attendais là!... Si mon cousin avait
+menti, sandiéou! je ne l'aurais revu de ma vie.
+
+Il s'approcha du Normand et lui donna l'accolade chevaleresque en
+ajoutant:
+
+--Mais tu n'as pas menti, ma Caillou!... Dieuva!... comment le cadavre
+serait-il aux filets de Saint-Cloud, puisque je viens de le voir à deux
+bonnes lieues de là, en terre ferme!
+
+Passepoil baissa les yeux.--Tous les regards se tournèrent vers
+Cocardasse.
+
+--Mon bon, reprit ce dernier en s'adressant toujours à son compagnon,
+monseigneur va me permettre de rendre un éclatant hommage à ta
+sincérité... les hommes tels que toi sont rares... et je suis fier de
+t'avoir pour frère d'armes...
+
+--Laissez! dit Gonzague en l'interrompant, je veux adresser une question
+à cet homme.
+
+Il montrait Passepoil qui était debout devant lui, l'innocence et la
+candeur peintes sur le visage.
+
+--Et ces deux hommes? demanda le prince;--les défenseurs de la jeune
+femme en domino rose?...
+
+--J'avoue, monseigneur, repartit Passepoil, que j'ai donné tout mon
+temps à l'autre affaire.
+
+--Apapur! fit Cocardasse junior en haussant légèrement les épaules, ne
+demandez pas à un bon garçon plus qu'il ne peut vous donner!... mon
+camarade Passepoil a fait ce qu'il a pu, eh donc, entends-tu,
+Passepoil?... Je t'approuve hautement!... je suis content de toi, ma
+caillou!... mais je ne prétends pas dire que tu sois à ma hauteur!
+
+--Vous avez fait mieux? demanda Gonzague d'un air de défiance.
+
+--_Oun'per poc_! monseigneur, comme disent ceux de Florence!... quand
+Cocardasse se mêle de chercher, sandiéou! il trouve autre chose que des
+guenilles au fond de l'eau!...
+
+--Voyons ce que tu as fait...
+
+--D'abord, primo, j'ai causé avec les deux couquins, comme j'ai
+l'avantage de causer avec vous en ce moment... Secondo, deuxièmement,
+j'ai vu le corps...
+
+--Tu en es sûr? ne put s'empêcher de dire Gonzague.
+
+--En vérité! parlez!--Parlez! ajoutèrent les autres.
+
+Cocardasse mit le poing sur la hanche.
+
+--Procédons par ordre, dit-il; j'ai l'amour de mon état... et ceux qui
+croient que le premier venu peut réussir dans notre partie, sont des
+écervelés... on peut être dans les bons comme le cousin Passepoil sans
+atteindre à mon niveau... il faut des dispositions naturelles, en plus
+de l'acquis et des connaissances spéciales! de l'instinct, morbioux!...
+du coup d'oeil!... du flair et l'oreille fine... bon pied, bon bras,
+coeur solide! apapur! nous avons tout cela, Dieu merci!... En quittant
+mon cher camarade, au marché des Innocents, je me suis dit: Eh donc!
+Cocardasse, mon trésor, réfléchis un peu, je te prie... où trouve-t-on
+les traîneurs de brette?... A la taverne... Bien!... Je cherchais deux
+traîneurs de brette; j'ai été de porte en porte... j'ai mis le nez
+partout... Connaissez-vous la Tête Noire, là-bas, rue Saint-Thomas?...
+C'est toujours plein de ferraille... Vers deux heures, mes deux couquins
+sont sortis de la Tête Noire... Adieu, pays, j'ai dit... Eh! bonjour,
+Cocardasse!... je les connais tous comme père et mère... Va bien!... je
+les ai menés sur la berge, de l'autre côté de Saint-Germain-l'Auxerrois,
+dans l'ancien fossé de l'abbaye... Nous avons causé oun'per poc en
+tierce et en quarte... Diou bon! Ceux-là ne défendront plus personne, ni
+la nuit ni le jour!...
+
+--Vous les avez mis hors de combat? dit Gonzague qui ne comprenait
+point.
+
+Cocardasse se fendit deux fois, faisant mine de détacher deux bottes à
+fond coup sur coup.
+
+Puis il reprit sa posture grave et fière.
+
+--Voilà! dit-il effrontément; ils n'étaient que deux... j'en ai,
+capédébiou! avalé bien d'autres.
+
+
+
+
+V
+
+--L'invitation.--
+
+
+Passepoil regardait son noble ami avec une admiration mêlée
+d'attendrissement.
+
+A peine Cocardasse était-il au début de sa menterie que cet honnête
+Passepoil s'avouait déjà vaincu dans la sincérité de son coeur.
+
+Douce et bonne nature, âme modeste, sans fiel! Presque aussi
+recommandable par ses humbles vertus que Cocardasse junior lui-même avec
+toutes ses brillantes qualités.
+
+Les courtisans de Gonzague échangèrent des regards étonnés. Il y eut un
+silence, coupé de longs chuchotements.
+
+Cocardasse redressait superbement les crocs gigantesques de sa
+moustache.
+
+--Monseigneur m'avait donné deux commissions, reprit-il, et d'une!...
+j'arrive à l'autre... Je m'étais dit en quittant Passepoil: Cocardasse,
+ma caillou, réponds avec franchise: où trouve-t-on les cadavres?... Le
+long de l'eau... Va bien!... Avant de chercher mes deux bagassas, j'ai
+fait un petit tour de promenade le long de la Seine... il faut être
+matinal: le soleil était déjà sur le Châtelet; rien au bord de la
+Seine... Eh donc! la rivière ne charriait que des bouchons!... Pécaïre!
+nous avions manqué le coche!... Ce n'était pas tout à fait de ma faute,
+mais c'est égal, capédébiou! Je me suis dit comme cela: Cocardasse, ma
+fille, tu périrais de honte si tu revenais vers ton illustre maître
+comme oun'pigeoun, sans avoir rempli ses petites instructions... Va
+bien! quand on a le fil, les ressources ne manquent pas, non!... j'ai
+passé le Pont-Neuf, tout en me promenant les mains derrière le dos... et
+je dis: Tron de l'air! que la statue d'Henri IV y fait bien là où elle
+est... j'ai monté le faubourg Saint-Jacques... Hé! Passepoil!
+
+--Cocardasse?
+
+--Te souviens-tu, mon bon, de ce petit couquin de Provençal? le rousseau
+Massabiou de la Cannebière, qui tirait les manteaux au tournant
+Notre-Dame?
+
+--Il a été pendu!
+
+--Non pas, vivadiou!... Joli garçon!... bon vivant!... Massabiou gagne
+sa vie à vendre aux chirurgiens de la chair fraîche...
+
+--Passez! dit Gonzague.
+
+--Eh! donc! monseigneur!... il n'y a pas de sot métier... mais si
+j'abuse des instants de monseigneur, sandiéou! me voilà muet comme un
+brochet!...
+
+--Arrivez au fait! ordonna Gonzague.
+
+--Le fait, c'est que j'ai rencontré le petit Massabiou qui descendait le
+faubourg vers la rue des Mathurins... Adieu, Massabiou, petit, que j'ai
+dit.--Adieu, Cocardasse, qu'il a fait.--La santé, clampin?--Tout
+doucement... Et toi?--Tout doucement... et d'où viens, petit?--De
+l'hôpital là-bas porter de la marchandise...
+
+Cocardasse fit une pause. Gonzague s'était retourné vers lui.
+
+Chacun écoutait avidement.
+
+Passepoil avait l'envie de fléchir les genoux pour adorer un petit peu
+son noble ami.
+
+--Vous entendez, reprit Cocardasse, sûr désormais de son effet; la
+caillou revenait de l'hôpital... et il avait encore son grand sac sur
+l'épaule... Va bien, mon bon, j'ai dit... et pendant que Massabiou
+descendait, moi j'ai continué de monter jusqu'au Val-de-Grâce.
+
+--Et là?... interrompit Gonzague; qu'as-tu trouvé?
+
+--J'ai trouvé maître Jean Petit, le chirurgien du roi, qui disséquait,
+pour l'instruction de ses élèves, le cadavre vendu par l'ami
+Massabiou...
+
+--Et tu l'as vu?
+
+--De mes deux yeux, sandiéou!
+
+--Lagardère?...
+
+--Oui bien! apapur!... en propre original... ses cheveux blonds... sa
+taille...
+
+--Sa figure...
+
+--Le scalpel était dedans...--Mais le coup de couteau! reprit-il en
+montrant son épaule d'un geste terrible de cynisme, parce qu'il voyait
+le doute assombrir les visages; le coup!... Pour nous autres, les
+blessures sont aussi reconnaissables que les visages.
+
+--C'est vrai, cela, dit Gonzague.
+
+On n'attendait que cela. Un long murmure de joie s'éleva parmi les
+courtisans.
+
+--Il est mort! bien mort!
+
+Gonzague lui-même poussa un long soupir de soulagement, et répéta:
+
+--Bien mort!
+
+Il jeta sa bourse à Cocardasse qui fut entouré, interrogé, félicité.
+
+--Voilà qui va donner du montant au champagne! s'écria Oriol; tiens,
+brave, prends ceci!
+
+Et chacun voulut faire quelque largesse au héros Cocardasse. Celui-ci,
+malgré sa fierté, prenait de toute main...
+
+Un valet descendit les degrés du perron. Le jour était déjà bas. Le
+valet tenait un flambeau d'une main, de l'autre un plat d'argent sur
+lequel il y avait une lettre.
+
+--Pour monseigneur! dit le valet.
+
+Les courtisans s'écartèrent. Gonzague prit la lettre et l'ouvrit.
+
+On vit son visage changer, puis se remettre aussitôt.
+
+Il jeta sur Cocardasse un regard perçant. Frère Passepoil eut la chair
+de poule.
+
+--Viens ça! dit Gonzague au spadassin.
+
+Cocardasse s'avança aussitôt.
+
+--Sais-tu lire? demanda le prince qui avait aux lèvres un sourire amer.
+
+Et pendant que Cocardasse épelait:
+
+--Messieurs, reprit Gonzague, voici des nouvelles toutes fraîches!
+
+--Des nouvelles du mort! s'écria Navailles; abondance de biens ne nuit
+pas.
+
+--Que dit le défunt? demanda Oriol transformé en esprit fort.
+
+--Écoutez, vous allez le savoir... Lis tout haut, toi, prévôt!
+
+On fit cercle. Cocardasse n'était pas un homme très-lettré, mais il
+savait lire en y mettant le temps. Néanmoins, en cette circonstance, il
+lui fallut l'aide de frère Passepoil qui n'était pas beaucoup plus
+savant que lui.
+
+--Accousta, mon bon! dit-il, j'ai la vue trouble!
+
+Passepoil s'approcha et jeta les yeux sur la lettre à son tour. Il
+rougit, mais en vérité, on eût dit que c'était de plaisir.
+
+On eût dit également que Cocardasse junior avait grande peine à
+s'empêcher de rire.
+
+Ce fut l'affaire d'un instant. Leurs coudes se rencontrèrent. Ils
+s'étaient compris.
+
+--Voilà une histoire! s'écria le candide Passepoil.
+
+--Apapur! il faut le voir pour le croire! répondit le Gascon qui prit un
+air consterné.
+
+--Qu'est-ce donc? qu'est-ce donc? cria-t-on de toutes parts.
+
+--Lis, Passepoil, la voix me manque!... Eh! donc! j'appelle cela un
+miracle.
+
+--Lis, Cocardasse, j'en ai la chair de poule!
+
+Gonzague frappa du pied. Cocardasse se redressa et dit au domestique:
+
+--Éclaire!
+
+Quand il eut le flambeau à portée, il lut d'une voix haute et distincte:
+
+ «Monsieur le prince, pour régler d'une fois nos comptes divers, je
+ m'invite à votre souper de ce soir... Je serai chez vous à neuf
+ heures...»
+
+--La signature! s'écrièrent dix voix en même temps.
+
+Cocardasse acheva sa lecture:
+
+ «Chevalier Henri de Lagardère.»
+
+Chacun répéta ce nom qui désormais était un épouvantail.
+
+Un grand silence se fit.
+
+Dans l'enveloppe qui avait contenu la lettre, un objet se trouvait.
+Gonzague l'avait pris. Personne n'en avait pu reconnaître la nature.
+C'était un gant.
+
+C'était le gant que Lagardère avait arraché à Gonzague chez M. le
+régent.
+
+Gonzague le serra. Il reprit la lettre des mains de Cocardasse.
+
+Peyrolles voulut lui parler, il le repoussa.
+
+--Eh bien! fit-il en s'adressant aux deux braves, que dites-vous de
+cela?
+
+--Je dis, répliqua doucement Passepoil, que l'homme est sujet à faire
+erreur... j'ai rapporté fidèlement la vérité... d'ailleurs ce pourpoint
+est un témoignage irrécusable.
+
+--Et cette lettre, la récusez vous?...
+
+--Apapur! s'écria Cocardasse, moi je dis que lou coquin de Massabiou
+peut certifier si je l'ai rencontré dans la rue Saint-Jacques!... qu'on
+le fasse venir!... Maître Jean Petit est-il chirurgien du roi, oui ou
+non? J'ai vu le corps!... j'ai reconnu la blessure...
+
+--Mais cette lettre!... fit Gonzague dont les sourcils se froncèrent.
+
+--Il y a longtemps que ces drôles vous trompent! murmura Peyrolles à son
+oreille.
+
+Les courtisans de Gonzague s'agitaient et chuchotaient.
+
+--Ceci passe les bornes! disait le gros petit traitant Oriol; cet homme
+est un sorcier!
+
+--C'est le diable! s'écria Navailles.
+
+Cocardasse dit tout bas, contenant la fièvre qui lui faisait battre le
+coeur:
+
+--C'est un homme, capédébiou! pas vrai, mon bon!
+
+Passepoil lui serra la main à la dérobée et murmura:
+
+--C'est Lagardère!
+
+--Messieurs, reprit Gonzague d'une voix légèrement altérée, il y a
+là-dessous quelque chose d'incompréhensible... nous sommes trahis... par
+ces hommes sans doute...
+
+--Ah! monseigneur! protestèrent à la fois Cocardasse et Passepoil.
+
+--Silence! le défi qu'on m'envoie, je l'accepte.
+
+--Bravo! fit Navailles faiblement.
+
+--Bravo! bravo! répétèrent les autres à contre-coeur.
+
+--Si monseigneur me permet un conseil, dit Peyrolles, au lieu du souper
+projeté...
+
+--On soupera, de par le ciel! interrompit Gonzague qui releva la tête.
+
+--Alors, insista Peyrolles, portes closes, à tout le moins.
+
+--Portes ouvertes... portes grandes ouvertes!...
+
+--A la bonne heure! dit encore Navailles.
+
+Il y avait là de vigoureuses lames: Navailles lui-même, Nocé, Choisy,
+Gironne, Montaubert et d'autres. Les financiers étaient l'exception.
+
+--Vous portez tous l'épée, messieurs, reprit Gonzague.
+
+--Nous aussi! murmura Cocardasse en clignant de l'oeil à l'adresse de
+Passepoil.
+
+--Saurez-vous vous en servir à l'occasion? demanda le prince.
+
+--Si cet homme vient seul..., commença Navailles sans prendre souci de
+cacher sa répugnance.
+
+--Monseigneur! monseigneur! dit Peyrolles; ceci, croyez-moi, est affaire
+à Gautier-Gendry et à ses cousins!
+
+Gonzague regardait ses affidés, les sourcils froncés et la lèvre
+tremblante.
+
+--Sur ma vie! s'écria-t-il au dedans de lui-même; ils y viendront!... Je
+les veux esclaves!... ou la Sainte-Barbe sautera!
+
+--Fais comme moi, dit tout bas Cocardasse junior à Passepoil; c'est le
+moment!
+
+Ils s'avancèrent tous deux, solennellement drapés dans leurs manteaux de
+bravaches et vinrent se camper au devant de Gonzague.
+
+--Monseigneur, dit Cocardasse, trente ans d'une conduite honorable, je
+dirai même chevaleresque, militent en faveur de deux braves que les
+apparences décevantes semblent accuser... ce n'est pas en un seul jour
+que l'on ternit ainsi le lustre de toute une existence!... Regardez-nous
+et regardez M. de Peyrolles, notre accusateur...
+
+Il était superbe, ce Cocardasse junior en disant cela. Son accent
+ultra-gascon prêtait je ne sais quelle saveur à ces paroles choisies.
+Quant à frère Passepoil, il était toujours bien beau de modestie et de
+candeur.
+
+Ce malheureux Peyrolles semblait fait tout exprès pour servir de point
+de comparaison. Depuis vingt-quatre heures sa pâleur chronique tournait
+au vert-de-gris. C'était le type parfait de ces audacieux poltrons qui
+frappent en tremblant, qui assassinent avec la colique.
+
+Gonzague songeait. Cocardasse reprit:
+
+--Monseigneur, vous qui êtes grand, vous qui êtes puissant, vous pouvez
+juger de haut. Ce n'est pas d'aujourd'hui que vous connaissez vos
+dévoués serviteurs... souvenez-vous des fossés de Caylus où nous étions
+ensemble...
+
+--La paix! s'écria Peyrolles épouvanté.
+
+Gonzague, sans s'émouvoir, dit en regardant ses amis:
+
+--Ces messieurs ont déjà tout deviné... s'ils ignorent quelque chose,
+on le leur apprendra... Ces messieurs comptent sur nous comme nous
+comptons sur eux. Il y a entre nous réciprocité d'indulgence... Nous
+nous connaissons les uns les autres.
+
+M. de Gonzague appuya sur ces derniers mots. Y avait-il un seul de ces
+roués qui n'eût quelque péché sur la conscience... Quelques-uns d'entre
+eux avaient eu déjà besoin de Gonzague dans leurs démêlés avec les lois;
+en outre, leur conduite de cette nuit les faisait complices. Oriol se
+sentait défaillir... Navailles, Choisy et les autres gentilshommes
+tenaient les yeux baissés.
+
+Si l'un d'eux eût protesté, tout était dit, les autres eussent suivi.
+Mais nul ne protesta.
+
+Gonzague dut remercier le hasard qui avait éloigné le petit marquis de
+Chaverny.
+
+Chaverny, malgré ses défauts, n'était point de ceux qu'on fait taire.
+Gonzague pensait bien se débarrasser de lui cette nuit et pour
+longtemps.
+
+--Je voulais seulement dire à monseigneur, reprit Cocardasse, que de
+vieux serviteurs comme nous ne doivent point être condamnés
+légèrement... Nous avons, Passepoil et moi, de nombreux ennemis, comme
+tous les gens de mérite... Voici mon opinion que je soumets à
+monseigneur avec ma franchise ordinaire; de deux choses l'une: ou le
+chevalier de Lagardère est ressuscité, ce qui me paraît invraisemblable,
+ou cette lettre est un faux, fabriqué par quelque coquin pour nuire à
+deux honnêtes gens... J'ai dit.
+
+--Je craindrais d'ajouter un seul mot, dit frère Passepoil, tant mon
+noble ami a rendu éloquemment ma pensée.
+
+--Vous ne serez pas punis, prononça Gonzague d'un air distrait;
+éloignez-vous!
+
+Ils n'eurent garde de bouger.
+
+--Monseigneur ne nous a pas compris! fit Cocardasse avec dignité.
+
+Le Normand ajouta, la main sur son coeur:
+
+--Nous n'avons pas mérité d'être ainsi méconnus!
+
+--Vous serez payés!... fit Gonzague impatienté, que voulez-vous de
+plus?...
+
+--Ce que nous voulons, monseigneur!... c'était Cocardasse qui parlait et
+il avait dans la voix ce tremblement qui vient du coeur, ce que nous
+voulons, c'est la preuve pleine et entière de notre innocence!...
+Apapur! je vois que vous ne savez pas à qui vous avez affaire!
+
+--Non! dit Passepoil qui avait les larmes aux yeux tout naturellement et
+par infirmité, non!... oh! non!... vous ne le savez pas!
+
+--Ce que nous voulons, c'est une justification éclatante... et pour y
+arriver, voici ce que je vous propose: cette lettre dit que M. de
+Lagardère ira vous trouver cette nuit jusque chez vous... nous
+prétendons, nous, que M. de Lagardère est mort... Que l'événement soit
+juge! nous nous rendons prisonniers... si nous avons menti et que
+Lagardère vienne, nous consentons à mourir... n'est-il pas vrai,
+Passepoil?
+
+--Avec joie! répondit le Normand, qui, pour le coup, fondit en larmes.
+
+--Si au contraire, reprit le Gascon, M. de Lagardère ne vient pas,
+réparation d'honneur!... monseigneur ne refusera pas de permettre à deux
+bons garçons de continuer à lui dévouer leurs existences...
+
+--Soit, dit Gonzague, vous nous suivrez au pavillon... l'événement
+jugera.
+
+Les deux braves se précipitèrent sur ses mains et les baisèrent avec
+effusion.
+
+--La justice de Dieu! prononcèrent-ils ensemble en se redressant comme
+de vrais Romains.
+
+Mais ce n'était pas à eux que Gonzague faisait attention en ce moment.
+Il contemplait avec dépit la piteuse mine de ses fidèles.
+
+--J'avais ordonné qu'on fît venir Chaverny, dit-il en se tournant vers
+Peyrolles.
+
+Celui-ci sortit aussitôt.
+
+--Eh bien! messieurs, reprit le prince,--qu'avez-vous donc?... Dieu me
+pardonne, vous voilà pâles et muets comme des fantômes!...
+
+--Le fait est, murmura Cocardasse, qu'ils ne sont pas d'une gaieté
+folle... Eh donc!
+
+--Avez-vous peur? continua Gonzague.
+
+Les gentilshommes tressaillirent et Navailles dit:
+
+--Prenez garde, monseigneur!
+
+--Si vous n'avez pas peur, reprit le prince,--c'est donc que vous
+répugnez à me suivre.
+
+Et comme on gardait le silence:
+
+--Prenez garde vous-mêmes, messieurs mes amis! s'écria-t-il;
+souvenez-vous de ce que je vous disais hier dans la grand'salle de mon
+hôtel... Obéissance passive!... je suis la tête, vous êtes le bras... Il
+y a pacte entre nous...
+
+--Personne ne songe à rompre le pacte, dit Taranne, mais...
+
+--Point de mais!... je n'en veux pas!.. songez bien à ce que je vous ai
+dit et à ce que je vais vous dire... hier, vous auriez pu vous séparer
+de moi, aujourd'hui, non! vous avez mon secret... aujourd'hui, celui qui
+n'est pas avec moi est contre moi... si quelqu'un de vous manquait à
+l'appel, cette nuit...
+
+--Eh! fit Navailles, personne n'y manquera!
+
+--Tant mieux!... nous sommes tout prêts du but... Vous me croyez entamé;
+depuis hier, j'ai grandi de moitié!... votre part a doublé... vous êtes
+riches déjà sans le savoir autant que des ducs et pairs... Je veux que
+ma fête soit complète; j'en ai besoin.
+
+--Elle le sera monseigneur, dit Montaubert qui était parmi les âmes
+damnées.
+
+La promesse contenue dans les dernières paroles de Gonzague ranimait les
+chancelants.
+
+--Je veux qu'elle soit joyeuse! ajouta-t-il.
+
+--Elle le sera, pardieu! elle le sera!
+
+--Moi, d'abord, dit le petit Oriol qui avait froid jusque dans la moelle
+des os,--je me sens déjà tout guilleret... nous allons rire!
+
+--Nous allons rire! nous allons rire! répétèrent les autres prenant leur
+parti en braves.
+
+Ce fut à ce moment que Peyrolles ramena Chaverny.
+
+--Pas un mot de ce qui vient de se passer, messieurs, dit Gonzague.
+
+--Chaverny! Chaverny! s'écria-t-on de toutes parts en affectant la plus
+aimable gaieté,--arrive donc! on t'attend!
+
+A ce nom, le bossu qui était immobile comme une pierre au fond de sa
+niche sembla s'éveiller. Sa tête s'encadra dans l'oeil-de-boeuf et
+il regarda.
+
+Cocardasse et Passepoil l'aperçurent à la fois.
+
+--Attention! fit le Gascon.
+
+--On est à son affaire, répondit le Normand.
+
+--Voilà! voilà! fit Chaverny.
+
+--D'où viens-tu donc? demanda Navailles.
+
+--D'ici près... de l'autre côté de l'église... Ah! cousin! il vous faut
+deux odalisques à la fois?...
+
+Gonzague pâlit. A l'oeil-de-boeuf, la figure du bossu s'éclaira,
+puis disparut.
+
+Le bossu était derrière sa porte et contenait les battements de son
+coeur à deux mains.
+
+Ce seul mot venait de le frapper comme un trait de lumière.
+
+--Fou! incorrigible fou! s'écria Gonzague presque gaiement.
+
+Sa pâleur avait fait place au sourire.
+
+--Mon Dieu! reprit Chaverny, l'indiscrétion n'est pas grande!... j'ai
+tout simplement escaladé le mur pour faire un petit tour de promenade
+dans le jardin d'Armide... Armide est double... il y a deux Armides...
+manquant toutes les deux de Renaud!
+
+On s'étonnait de voir le prince si calme en face de cette insolente
+escapade.
+
+--Et te plaisent-elles? demanda-t-il en riant.
+
+--Je les adore toutes deux!... Mais qu'y a-t-il, cousin? se reprit-il,
+pourquoi m'avez-vous fait appeler?
+
+--Parce que tu es de noce, répliqua Gonzague.
+
+--Ah! bah! fit Chaverny, vraiment!... on se marie donc encore?... Et qui
+se marie?
+
+--Une dot de cinquante mille écus.
+
+--Comptant?...
+
+--Comptant.
+
+--De beaux yeux, la cassette... avec qui?
+
+Son regard faisait le tour du cercle.
+
+--Devine! répliqua Gonzague qui riait toujours.
+
+--Voilà bien des mines de mariés, repartit Chaverny; je ne devine pas:
+il y en a trop... Ah! si fait!... c'est peut-être moi?
+
+--Juste! fit Gonzague.
+
+Tout le monde éclata de rire.
+
+Le bossu ouvrit doucement la porte de sa niche et resta debout sur le
+seuil.
+
+Sa figure avait changé d'expression: ce n'était plus cette tête pensive,
+ce regard avide et profond: c'était Ésope II dit Jonas, le ricanement
+vivant.
+
+--Et la dot? demanda Chaverny.
+
+--La voici, répondit Gonzague qui tira une liasse d'actions de son
+pourpoint; elle est prête.
+
+Chaverny hésita un instant. Les autres le félicitaient en riant.
+
+Le bossu s'avança lentement et vint présenter son dos à Gonzague, après
+lui avoir donné la plume trempée dans l'encre et la planchette.
+
+--Tu acceptes?... demanda Gonzague avant de signer les endos.
+
+--Ma foi oui, répondit le petit marquis; il faut bien se ranger.
+
+Gonzague signa. En signant, il dit au bossu:
+
+--Eh bien! l'ami, tiens-tu toujours à ta fantaisie?
+
+--Plus que jamais, monseigneur!
+
+Cocardasse et Passepoil regardaient cela bouche béante.
+
+--Pourquoi plus que jamais? demanda Gonzague.
+
+--Parce que je sais le nom du mari, monseigneur.
+
+--Et que t'importe ce nom?
+
+--Je ne saurais pas vous dire cela... Il est des choses qui ne
+s'expliquent point... comment vous expliquer par exemple la conviction
+où je suis que, sans moi, M. de Lagardère n'accomplira point sa promesse
+fanfaronne?...
+
+--Tu as donc entendu?
+
+--Ma niche est là tout près... Monseigneur, je vous ai servi une fois.
+
+--Sers-moi deux fois et tu ne souhaiteras plus rien...
+
+--Cela dépend de vous, monseigneur!
+
+--Tiens, Chaverny, dit Gonzague en lui tendant les actions signées.
+
+Et, se tournant vers le bossu, il ajouta:
+
+--Tu seras de la noce, je t'invite!
+
+Tout le monde battit des mains, tandis que Cocardasse échangeait un
+regard rapide avec Passepoil, en murmurant:
+
+--Le loup dans la bergerie! Capédébiou! ils ont raison: nous allons
+rire!
+
+Tous les courtisans de Gonzague avaient entouré le bossu. Il partageait
+les félicitations avec le marié.
+
+--Monseigneur, dit-il en s'inclinant pour remercier, je ferai de mon
+mieux pour me rendre digne de cette haute faveur... Quant à ces
+messieurs, nous avons déjà jouté de paroles... ils ont de l'esprit, mais
+pas tant que moi... hé! hé! sans manquer au respect que je dois à
+monseigneur, j'aurai le mot pour rire, je vous le promets... vous
+verrez le bossu à table; il passe pour bon vivant... vous verrez! vous
+verrez!...
+
+
+
+
+VI
+
+--Le salon et le boudoir.--
+
+
+Il existait encore sous le règne de Louis-Philippe, dans la rue
+Folie-Méricourt, à Paris, un échantillon parfait de cette petite et
+précieuse architecture des premières années de la régence. Il y avait là
+dedans un peu de fantaisie, un peu de grec, un peu de chinois. Les
+ordonnances faisaient ce qu'elles pouvaient pour se rattacher à
+quelqu'un des quatre styles helléniques, mais l'ensemble tenait du
+kiosque et les lignes fuyaient tout autrement qu'au Parthénon.
+
+C'étaient des bonbonnières dans toute l'acception du mot. Au Fidèle
+Berger on fabrique encore quantité de ces boîtes en carton à renflures
+turques ou siamoises, hexagones pour la plupart, et dont la forme
+heureuse fait le ravissement des acheteurs de bon goût.
+
+La petite maison de Gonzague avait la figure d'un kiosque, déguisé en
+temple. La Vénus poudrée du XVIIIe siècle y eût choisi ses autels.
+
+Un petit péristyle blanc, flanqué de deux petites galeries blanches,
+dont les colonnes corinthiennes supportaient un premier étage caché
+derrière une terrasse. Le second étage, sortant tout à coup des
+proportions carrées du bâtiment, s'élevait en belvédère à six pans
+surmonté d'une toiture en chapeau chinois.
+
+C'était hardi, selon l'opinion des amateurs d'alors.
+
+Les possesseurs de certaines villas _délicieuses_, répandues autour de
+Paris, pensent avoir inventé ce style macaron. Ils sont dans l'erreur:
+le chapeau chinois et le belvédère datent de l'enfance de Louis XV.
+Seulement, l'or jeté à profusion donnait aux excentricités d'alors un
+aspect que nos villas économiques, quoique _délicieuses_, ne peuvent
+point avoir.
+
+L'extérieur de ces cages à jolis oiseaux pouvait être blâmé par un goût
+sévère; mais il était mignon, coquet, élégant. Quant à l'intérieur,
+personne n'ignore les sommes extravagantes qu'un grand seigneur aimait à
+enfouir dans sa petite maison.
+
+M. le prince de Gonzague, plus riche, lui tout seul, qu'une
+demi-douzaine de très-grands seigneurs ensemble, n'avait pu manquer de
+sacrifier à cette mode fastueuse. Sa Folie passait pour une merveille.
+
+C'était un grand salon hexagone, dont les six pans formaient les
+fondations du belvédère. Quatre portes s'ouvraient sur quatre chambres
+ou boudoirs qui eussent été de formes trapézoïdes sans les
+serres-enclaves qui les régularisaient. Les deux autres portes, qui
+étaient en même temps des fenêtres, donnaient sur des terrasses ouvertes
+et chargées de fleurs.
+
+Nous avons peur de nous exprimer mal. Cette forme était un raffinement
+exquis dont le Paris de la régence offrait tout au plus trois ou quatre
+exemples. Pour être mieux compris, nous prierons le lecteur de se
+figurer un premier étage qui serait un parterre, et de tailler dans ce
+parterre, sans s'occuper des rognures, une pièce centrale à six pans,
+escortés de quatre boudoirs carrés, placés comme les ailes d'un moulin à
+vent: les deux pans principaux s'ouvraient sur des terrasses. Les
+rognures, telles quelles ou modifiées par l'adjonction de cabinets,
+formaient un parterre intérieur, communiquant avec les deux terrasses en
+laissant pénétrer, dès qu'on le voulait, l'air avec le jour.
+
+Le duc d'Antin avait dessiné lui-même cette mignarde croix de
+Saint-André pour la folie supplémentaire qu'il avait au hameau de
+Miromesnil.
+
+Dans le salon de la Folie-Gonzague, le plafond et les frises étaient de
+Vanloo l'aîné et de son fils Jean-Baptiste qui tenait alors le sceptre
+de la peinture française. Deux jeunes gens, dont l'un n'avait encore que
+quinze ans, Carle Vanloo, frère cadet de Jean-Baptiste, et Jacques
+Boucher avaient eu les panneaux. Ce dernier, élève du vieux maître
+Lemoine, fut célèbre du coup, tant il mit de charme et de voluptueux
+abandon dans ses deux compositions: les _Filets de Vulcain_ et la
+_Naissance de Vénus_. L'ornement des quatre boudoirs consistait en
+copies de l'Albane et de Primatice, confiées au pinceau de Louis Vanloo,
+le père.
+
+C'était princier dans toute la force du terme. Les deux terrasses en
+marbre blanc avaient des sculptures antiques: on n'en voulait point
+d'autre, et l'escalier, aussi de marbre, était cité comme le
+chef-d'oeuvre d'Oppenort.
+
+Il était huit heures du soir, environ. Le souper promis avait lieu. Le
+salon était plein de lumières et de fleurs. La table resplendissait sous
+le lustre, et le désordre des mets prouvait que l'action était déjà
+depuis longtemps engagée.
+
+Les convives étaient nos roués à la suite, parmi lesquels le petit
+marquis de Chaverny se distinguait par une ivresse prématurée. On
+n'était encore qu'au second service, et déjà il avait perdu à peu près
+complétement la raison.
+
+Choisy, Navailles, Montaubert, Taranne et Albret avaient meilleure tête,
+car ils se tenaient droit encore et gardaient conscience des folies
+qu'ils pouvaient dire.
+
+Il y avait des dames, bien entendu, et bien entendu, ces dames
+appartenaient en majeure partie à l'Opéra: noble institution qui, depuis
+tantôt deux cents ans, n'a jamais failli à fournir en abondance tout ce
+qui concerne son état.
+
+C'était d'abord mademoiselle Fleury, reine de la fête, pour qui M. de
+Gonzague avait des bontés; c'étaient ensuite mademoiselle Nivelle, la
+fille du Mississipi, la grosse et ronde Cidalise, bonne fille, nature
+d'éponge, qui absorbait madrigaux et mots spirituels pour les rendre en
+sottises, pour peu qu'on la pressât; mademoiselle Desbois, mademoiselle
+Dorbigny et cinq ou six autres demoiselles, également ennemies de la
+gêne et des préjugés.
+
+Elles étaient toutes belles, jeunes, gaies, folles et prêtes à rire,
+même quand elles avaient envie de pleurer; telle est la qualité de
+l'emploi: on ne prend pas un avocat pour qu'il ne plaide point. Une
+danseuse triste est un pernicieux produit qu'il faut laisser pour
+compte.
+
+Certaines gens pensent que le plus lugubre point de ces existences
+navrantes et parfois navrées qui frétillent dans la gaze rose comme le
+poisson dans la poêle, c'est de n'avoir point le droit de pleurer.
+
+Gonzague était absent. On venait de le mander au Palais-Royal.
+
+Outre le siége qui l'attendait, il y avait trois autres siéges vides.
+
+D'abord celui de dona Cruz qui s'était sauvée lors du départ de
+Gonzague.
+
+Nous disions tout à l'heure que mademoiselle Fleury était la reine de la
+fête: ceci doit être entendu en l'absence de dona Cruz.
+
+Dona Cruz avait ensorcelé tout le monde autour de la table, bien qu'elle
+eût empêché l'entretien d'arriver à ce haut diapason qu'atteignait,
+dit-on, dès le premier service, une orgie de la régence.
+
+On ne savait pas bien au juste si le prince de Gonzague avait forcé dona
+Cruz à venir, ou si la charmante fille avait forcé le prince à lui faire
+place. La chose certaine, c'est qu'elle avait été éblouissante, et que
+tout le monde l'adorait, sauf le bon petit Oriol qui restait fidèlement
+l'esclave de mademoiselle Nivelle.
+
+Le second siége vide n'avait point encore été occupé.
+
+Le troisième appartenait au bossu Ésope II, dit Jonas, que Chaverny
+venait de vaincre en combat singulier, à coup de verres de champagne.
+
+Au moment où nous entrons, Chaverny, abusant de sa victoire, entassait
+des manteaux et des douillettes, des mantes de femme, sur le corps de ce
+malheureux bossu, enseveli dans une immense bergère.
+
+Le bossu, ivre-mort, ne se plaignait point. Il était complétement caché
+sous ce monceau de dépouilles, et Dieu sait qu'il courait grand risque
+d'étouffer.
+
+Au reste, c'était bien fait! Le bossu n'avait point tenu ce qu'il avait
+promis. Il s'était montré taciturne, maussade, inquiet, préoccupé. A
+quoi pouvait penser ce pupitre?
+
+Ces dames l'avaient lutiné vainement. Dona Cruz elle-même ayant voulu
+lui parler de trop près, le bossu avait reculé son siége comme un
+malotru qu'il était.
+
+A bas le bossu! C'était bien la dernière fois qu'il assistait à
+semblable fête!
+
+Une question que l'on s'était adressée plusieurs fois avant d'être ivre,
+c'était à savoir pourquoi dona Cruz elle-même y assistait.
+
+Gonzague avait l'habitude de ne rien faire au hasard. Jusqu'alors il
+avait caché cette dona Cruz aussi soigneusement que s'il eût été son
+tuteur espagnol. Et maintenant, il la faisait souper avec une douzaine
+de vauriens... C'était pour le moins fort étrange.
+
+Chaverny avait demandé si c'était là sa femme; Gonzague avait secoué la
+tête négativement. Chaverny avait voulu savoir où était sa fiancée; on
+lui avait répondu: Patience.
+
+Quel avantage Gonzague pouvait-il avoir à traiter ainsi une jeune fille
+qu'il voulait produire à la cour sous le nom de mademoiselle de Nevers?
+
+C'était son secret. Gonzague disait ce qu'il lui plaisait de dire, rien
+de plus.
+
+On avait bu en conscience. Ces dames étaient fort animées, excepté la
+Nivelle qui avait le vin mélancolique. Cidalise et Desbois chantaient
+la gaudriole; la Fleury s'égosillait à demander les violons.
+
+Oriol, rond comme une boule, racontait des prouesses d'amour auxquelles
+personne ne voulait croire. Les autres buvaient, riaient, chantaient; le
+vin était exquis, la chère délicieuse: nul ne gardait souvenir des
+menaces qui planaient sur ce festin de Balthazar.
+
+M. de Peyrolles seul conservait sa figure de carême-prenant. La gaieté
+générale, qu'elle fût ou non de bon aloi, ne le gagnait pas.
+
+--Est-ce que personne n'aura la charité de faire taire monsieur Oriol?
+demanda la Nivelle d'un ton triste et ennuyé.
+
+Sur dix femmes galantes, il y en a cinq pour le moins qui ont cette
+manière de se divertir.
+
+--La paix! Oriol, fit-on.
+
+--Je ne parle pas si haut que Chaverny, répondit le gros petit traitant;
+Nivelle est jalouse... Je ne lui dirai plus mes fredaines.
+
+--Innocent!... murmura la Nivelle qui se gargarisait avec un verre de
+champagne.
+
+--Des bleues? demanda Cidalise à Fleury.
+
+--Deux bleues et une blanche.
+
+--Et tu le reverras?...
+
+--Jamais... Il n'en a plus.
+
+--Mesdames, dit la Desbois, je vous dénonce le petit Mailly qui veut
+être aimé pour lui-même.
+
+--Quelle horreur! fit tout d'une voix la partie féminine de l'assemblée.
+
+En face de cette prétention blasphématoire, volontiers eussent-elles
+répété comme M. le baron de Barbanchois:
+
+--Où allons-nous! où allons-nous!
+
+Chaverny était revenu s'asseoir.
+
+--Si ce coquin d'Ésope s'éveille, dit-il, je le noie!...
+
+Son regard alourdi fit le tour de la table.
+
+--Je ne vois plus la divinité de notre Olympe, s'écria-t-il; j'ai besoin
+de sa présence pour vous expliquer ma position.
+
+--Pas d'explications, au nom du ciel! fit Cidalise.
+
+--J'en ai besoin, reprit Chaverny qui chancelait sur son fauteuil; c'est
+une affaire de délicatesse... Cinquante mille écus! ne voilà-t-il pas le
+Pérou!... Si je n'étais pas amoureux...
+
+--Amoureux de qui? interrompit Navailles; tu ne connais pas ta
+fiancée!...
+
+--Voilà l'erreur!... Je vais vous expliquer ma position.
+
+--Non, non!... si, si!... gronda le choeur.
+
+--Une petite blonde ravissante, contait Oriol à Choisy, qui dormait;
+elle me suivait comme un bichon. Impossible de me débarrasser
+d'elle!... Vous sentez, j'avais peur que Nivelle ne nous rencontrât
+ensemble... Au fond, il n'y a pas de tigresse pour être jalouse comme
+cette Nivelle... Enfin, vers trois heures du matin...
+
+--Alors, cria Chaverny, si vous ne voulez pas me laisser, dites-moi où
+est dona Cruz... Je veux dona Cruz.
+
+--Dona Cruz! dona Cruz! répéta-t-on de toutes parts; Chaverny a raison!
+Il nous faut dona Cruz.
+
+--Vous pourriez bien dire mademoiselle de Nevers! prononça sèchement
+Peyrolles.
+
+Un long éclat de rire couvrit sa voix, et chacun répéta:
+
+--Mademoiselle de Nevers! c'est juste! mademoiselle de Nevers.
+
+On se leva en tumulte.
+
+--Ma position..., commença Chaverny.
+
+Tout le monde se sauva de lui et courut à la porte par où dona Cruz
+était sortie.
+
+--Oriol!... fit la Nivelle; ici, tout de suite!
+
+Le gros petit traitant ne se fit point prier; il eût voulu seulement que
+cette familiarité n'échappât à personne.
+
+--Asseyez-vous près de moi, ordonna Nivelle en bâillant à se fendre la
+mâchoire, et contez-moi l'histoire de Peau-d'Ane: j'ai sommeil.
+
+--Il était une fois..., commença le docile Oriol.
+
+--As-tu joué aujourd'hui? demanda Cidalise à Desbois.
+
+--Ne m'en parle pas!... Sans Lafleur, mon laquais, j'aurais été obligé
+de vendre mes diamants!
+
+--Lafleur!... comment?...
+
+--Lafleur est millionnaire depuis hier et me protége depuis ce matin.
+
+--Je l'ai vu! s'écria la Fleury; il a, ma foi, fort bon air!...
+
+--Il a la maison du vicomte de Villedieu qui s'est pendu.
+
+--Il a acheté les équipages du marquis de Bellegarde qui est en fuite.
+
+--On parle de lui!
+
+--Je crois bien! Il a fait une chose adorable... une distraction à la
+Brancas!... Aujourd'hui, comme il sortait de la Maison d'Or, son
+carrosse l'attendait dans la rue... l'habitude l'a emporté... il est
+monté derrière...
+
+--Dona Cruz! dona Cruz! criaient ces messieurs.
+
+Chaverny frappa à la porte du boudoir où l'on supposait que la charmante
+Espagnole s'était retirée.
+
+--Si vous ne venez pas, menaça Chaverny, nous faisons le siége.
+
+--Oui, oui!... un siége!
+
+--Messieurs, messieurs!... disait Peyrolles.
+
+Chaverny le saisit au collet.
+
+--Si tu ne te tais pas, toi, hibou! s'écria-t-il,--nous nous servons de
+toi comme d'un bélier pour enfoncer la porte!
+
+Dona Cruz n'était point dans le boudoir, dont elle avait fermé la porte
+à clef en se retirant. Le boudoir communiquait avec le rez-de-chaussée
+par un escalier dérobé.--Dona Cruz était descendue au rez-de-chaussée où
+se trouvait sa chambre à coucher.
+
+Sur le sofa, la pauvre Aurore était là toute tremblante et les yeux
+fatigués de larmes.
+
+Il y avait quinze heures qu'Aurore était dans cette maison. Sans dona
+Cruz, elle fût morte de chagrin et de peur.
+
+Dona Cruz était déjà venue la voir deux fois depuis le commencement du
+souper.
+
+--Quelles nouvelles? demanda Aurore d'une voix faible.
+
+--M. de Gonzague vient d'être mandé au palais, répondit dona Cruz. Tu
+as tort d'avoir peur, va, pauvre petite soeur: là-haut ce n'est pas
+bien terrible... et si je ne te savais pas ici, inquiète, triste,
+accablée, je m'amuserais de tout mon coeur.
+
+--Que fait-on dans ce salon?... le bruit vient jusqu'ici...
+
+--Des folies... on rit à gorge déployée... le champagne coule... ces
+gentilshommes sont gais, spirituels, charmants... un surtout que l'on
+nomme Chaverny...
+
+Aurore passa le revers de sa main sur son front comme pour rappeler un
+souvenir.
+
+--Chaverny! répéta-t-elle.
+
+--Tout jeune... tout brillant... ne craignant ni Dieu ni
+diable!...--Mais il m'est défendu de m'occuper trop de lui,
+s'interrompit-elle;--il est fiancé!
+
+--Ah! fit Aurore d'un ton distrait.
+
+--Devine avec qui, petite soeur.
+
+--Je ne sais... que m'importe cela?
+
+--Il t'importe assurément... c'est avec toi que le jeune marquis de
+Chaverny est fiancé!
+
+Aurore releva lentement sa tête pâle et sourit tristement.
+
+--Je ne plaisante pas! insista dona Cruz.
+
+--De ses nouvelles, à lui, murmura Aurore--ma soeur! ma petite Flor!
+ne m'apportes-tu point de ses nouvelles?
+
+--Je ne sais rien... absolument rien.
+
+La belle tête d'Aurore retomba sur sa poitrine, tandis qu'elle
+poursuivait en pleurant:
+
+--Hier, ces hommes ont dit, lorsqu'ils nous attaquèrent: Il est mort...
+Lagardère est mort!
+
+--Quant à cela, fit dona Cruz, moi je suis sûre qu'il n'est pas mort!
+
+--Qui te donne cette certitude? demanda vivement Aurore.
+
+--Deux choses: la première, c'est qu'ils ont encore peur de lui
+là-haut... la seconde, c'est cette femme qu'ils ont voulu me donner pour
+mère...
+
+--Son ennemie?... Celle que j'ai vue la nuit dernière au Palais-Royal?
+
+--Oui, son ennemie... d'après ta description, je l'ai bien reconnue...
+La seconde raison, disais-je, c'est que cette femme le poursuit
+toujours: son acharnement n'a point diminué... Quand j'ai été me
+plaindre aujourd'hui à M. de Gonzague du singulier traitement qu'on
+m'avait fait subir chez toi, je l'ai vue, cette femme, et je l'ai
+entendue: elle disait à un seigneur en cheveux blancs qui sortait de
+chez elle: Cela me regarde; c'est mon devoir et c'est mon droit; j'ai
+les yeux ouverts; il ne m'échappera pas!... et quand la vingt-quatrième
+heure sonnera, il sera arrêté, fallût-il pour cela ma propre main!
+
+--Oh! dit Aurore,--ce ne peut être que la même femme!... je la reconnais
+à sa haine... et voilà plus d'une fois que l'idée me vient...
+
+--Quelle idée? demanda dona Cruz.
+
+--Rien... je ne sais... je suis folle!
+
+--Il me reste une chose à te dire, reprit dona Cruz avec
+hésitation;--c'est presque un message que je t'apporte... M. de Gonzague
+a été bon pour moi, mais je n'ai plus de confiance en M. de Gonzague....
+Toi, je t'aime de plus en plus, ma pauvre petite Aurore.
+
+Elle s'assit sur le sofa auprès de sa compagne et poursuivit:
+
+--M. de Gonzague m'a certainement dit cela pour que je te le répète...
+
+--Que t'a-t-il dit? interrogea Aurore.
+
+--Tout à l'heure, répondit dona Cruz, quand tu m'as interrompue pour me
+parler de ton beau chevalier, Henri de Lagardère, j'en étais à
+t'apprendre qu'on voulait te marier avec le jeune marquis de Chaverny.
+
+--Mais de quel droit me marier?
+
+--Je l'ignore... mais on ne semble pas se préoccuper beaucoup de la
+question de savoir si l'on a droit ou non... Gonzague a lié conversation
+avec moi... Dans le cours de l'entretien, il a glissé ces paroles: «Si
+elle se montre obéissante, elle sauvera d'un mortel danger tout ce
+qu'elle a de plus cher au monde.»
+
+--Lagardère!... s'écria Aurore.
+
+--Je crois, répondit l'ancienne gitanita, qu'il voulait parler de
+Lagardère.
+
+Aurore cacha sa tête entre ses mains.
+
+--Il y a comme un brouillard sur ma pensée! murmura-t-elle;--Dieu
+n'aura-t-il point pitié de moi?
+
+Dona Cruz l'attira contre son coeur.
+
+--N'est-ce pas Dieu qui m'a mise là près de toi! fit-elle doucement;--je
+ne suis qu'une femme, mais je suis forte et n'ai pas peur de mourir...
+s'ils t'attaquaient, Aurore, tu aurais quelqu'un pour te défendre.
+
+--Aurore lui rendit son étreinte.--On commençait à entendre les voix
+tumultueuses de ceux qui appelaient dona Cruz.
+
+--Il faut que je m'en aille, dit celle-ci!
+
+Puis, sentant qu'Aurore tremblait tout à coup dans ses bras:
+
+--Pauvre chère enfant! reprit-elle,--comme la voilà pâle...
+
+--J'ai peur, ici, quand je suis toute seule, balbutia Aurore;--ces
+valets, ces servantes... tout me fait peur...
+
+--Tu n'as rien à craindre, répondit dona Cruz;--ces valets, ces
+servantes savent que je t'aime... ils croient que mon pouvoir est grand
+sur l'esprit de Gonzague...
+
+Elle s'interrompit et parut réfléchir.
+
+--Il y a des instants où je le crois moi-même, poursuivit-elle;--l'idée
+me vient parfois que Gonzague a besoin de moi...
+
+A l'étage supérieur le bruit redoublait.
+
+Dona Cruz se leva et reprit le verre de champagne qu'elle avait déposé
+sur la table.
+
+--Conseille-moi... Guide-moi! dit Aurore.
+
+--Rien n'est perdu s'il a vraiment besoin de moi! s'écria dona Cruz. Il
+faut gagner du temps...
+
+--Mais ce mariage... je préférerais mille fois la mort!
+
+--Il est toujours temps de mourir, chère petite soeur!
+
+Comme elle faisait un mouvement pour se retirer, Aurore la retint par sa
+robe.
+
+--Vas-tu donc m'abandonner tout de suite? dit-elle.
+
+--Ne les entends-tu pas?... ils m'appellent!... Mais, fit-elle en se
+ravisant tout à coup, t'ai-je parlé du bossu?
+
+--Non, répondit Aurore,--quel bossu?
+
+--Celui qui me fit sortir d'ici hier au soir par des chemins que je ne
+connaissais pas moi-même... celui qui me conduisit jusqu'à la porte de
+ta maison... il est ici!
+
+--Au souper?
+
+--Au souper... Comme je me suis souvenue de ce que tu m'as dit... de cet
+étrange personnage qui seul est admis dans la retraite de ton beau
+Lagardère...
+
+--Ce doit être le même! fit Aurore.
+
+--J'en jurerais!... je me suis rapprochée de lui pour lui dire que, le
+cas échéant, il pouvait compter sur moi.
+
+--Eh bien?...
+
+--C'est le bossu le plus bizarre qui ait abusé jamais du droit de
+caprice!... il a fait semblant de ne me point reconnaître: impossible de
+tirer de lui une parole! il était tout entier à ces dames qui
+s'amusaient de lui et le faisaient boire furieusement... si bien qu'il
+est tombé sous la table.
+
+--Il y a donc des femmes en haut? demanda Aurore.
+
+--Je crois bien! répondit dona Cruz.
+
+--Quelles femmes?
+
+--De grandes dames, répliqua la gitanita de bonne foi;--va! ce sont bien
+là les Parisiennes que j'avais rêvées dans notre Madrid!... Point de
+voiles jaloux! point de dentelles prudes!... les dames de la cour, ici,
+chantent, rient, boivent, jurent comme des mousquetaires... c'est
+charmant!...
+
+--Es-tu bien sûre que ce soient des dames de la cour?
+
+Dona Cruz fut presque offensée.
+
+--Je voudrais bien les voir, dit encore Aurore. Sans être vue,
+ajouta-t-elle en rougissant.
+
+--Et ne voudrais-tu point voir aussi ce joli petit marquis de Chaverny?
+demanda dona Cruz avec un peu de moquerie.
+
+--Si fait, répondit Aurore simplement;--je voudrais bien le voir.
+
+La gitanita, sans lui donner le temps de la réflexion, la saisit par le
+bras en riant et l'entraîna vers l'escalier dérobé.
+
+Les clameurs de l'orgie s'engouffraient dans l'étroit couloir. Aurore
+faillit tomber dix fois avant d'arriver au boudoir du premier étage.
+
+Là, les deux jeunes filles n'étaient plus séparées de la fête que par
+l'épaisseur d'une porte.
+
+On entendait vingt voix qui criaient, parmi le choc des verres et les
+éclats de rire.
+
+--Faisons le siége du boudoir! à l'assaut! à l'assaut!
+
+
+
+
+VII
+
+--Une place vide.--
+
+
+M. de Peyrolles, représentant peu accrédité du maître de céans, voyait
+son autorité complétement méconnue. Chaverny et deux ou trois autres lui
+avaient déjà demandé des nouvelles de son oreille. Il était désormais
+impuissant à réprimer le tumulte.
+
+De l'autre côté de la porte, Aurore, plus morte que vive, regrettait
+amèrement d'avoir quitté sa retraite.
+
+Dona Cruz riait, l'espiègle et l'intrépide,--il eût fallu, pour
+l'effrayer, bien autre chose que cela!
+
+Elle souffla les bougies qui éclairaient le boudoir, non point pour
+elle, mais pour que, du salon, personne ne pût voir sa compagne.
+
+--Regarde, dit-elle en montrant le trou de la serrure.
+
+Mais l'humeur curieuse d'Aurore était passée.
+
+--Allez-vous nous laisser longtemps pour cette demoiselle? demanda
+Cidalise.
+
+--Voilà qui en vaut la peine! ajouta la Desbois.
+
+--Elles sont jalouses, les marquises! pensa tout haut dona Cruz.
+
+Aurore avait l'oeil à la serrure.
+
+--Cela, des marquises! fit-elle avec doute.
+
+Dona Cruz haussa les épaules d'un air capable et dit:
+
+--Tu ne connais pas la cour!
+
+--Dona Cruz! dona Cruz! nous voulons dona Cruz! criait-on dans le salon.
+
+La gitanita eut un naïf et orgueilleux sourire.
+
+--Ils me veulent!... murmura-t-elle.
+
+On secoua la porte. Aurore se recula vivement. Dona Cruz mit l'oeil à
+la serrure à son tour.
+
+--Oh! oh! oh! s'écria-t-elle en éclatant de rire, quelle bonne figure a
+ce pauvre Peyrolles.
+
+--La porte résiste, dit Navailles.
+
+--J'ai entendu parler, ajouta Nocé.
+
+--Un levier!... une pince!...
+
+--Pourquoi pas du canon?... demanda la Nivelle en s'éveillant à demi.
+
+Oriol se pâma.
+
+--J'ai mieux que cela! s'écria Chaverny, une sérénade!...
+
+--Avec les verres, les couteaux, les bouteilles et les assiettes,
+enchérit Oriol en regardant sa Nivelle.
+
+Celle-ci sommeillait de nouveau.
+
+--Il est charmant, le petit marquis! murmura dona Cruz.
+
+--Lequel est-ce? demanda Aurore en se rapprochant de la porte.
+
+--Mais je ne vois plus le bossu, dit la gitanita au lieu de répondre...
+
+--Y êtes-vous? criait en ce moment Chaverny.
+
+Aurore, qui avait maintenant l'oeil à la serrure, faisait tous ses
+efforts pour reconnaître son galant de la calle Major à Madrid. La
+confusion était si grande dans le salon qu'elle n'y pouvait point
+parvenir.
+
+--Lequel est-ce? répéta-t-elle.
+
+--Le plus ivre de tous, répliqua cette fois dona Cruz.
+
+--Nous y sommes! nous y sommes! gronda le choeur des exécutants.
+
+Ils s'étaient levés presque tous, les dames aussi, chacun tenait à la
+main son instrument d'accompagnement. Cidalise avait un réchaud, sur
+lequel la Desbois frappait. C'était, avant même qu'eût commencé le
+chant, un charivari épouvantable.
+
+Peyrolles ayant essayé une observation timide, fut saisi par Navailles
+et Gironne, et provisoirement accroché à un portemanteau.
+
+--Qui est-ce qui chante?
+
+--Chaverny! Chaverny! c'est Chaverny qui chante!
+
+Et le petit marquis, poussé de main en main, fut jeté contre la porte.
+
+Aurore le reconnut en ce moment et se rejeta violemment en arrière.
+
+--Bah! fit dona Cruz; parce qu'il est un peu gris?... C'est la mode de
+la cour... il est charmant!
+
+Chaverny réclama le silence d'un geste aviné. On se tut.
+
+--Mesdames et messieurs, dit-il, je tiens avant tout à vous expliquer ma
+position.
+
+Il y eut une tempête de huées.
+
+--Pas de discours!... Chante ou tais-toi!
+
+--Ma position est simple, bien qu'au premier abord elle puisse
+sembler...
+
+--A bas Chaverny!... un gage!... accrochons Chaverny auprès de
+Peyrolles.
+
+--Pourquoi veux-je vous expliquer ma position? reprenait le petit
+marquis avec l'imperturbable ténacité de l'ivresse. C'est que la
+morale...
+
+--A bas la morale!...
+
+--C'est que les circonstances...
+
+--A bas les circonstances!...
+
+Cidalise, la Desbois et la Fleury étaient comme trois louves autour de
+lui. Nivelle dormait.
+
+--Si tu chantes, reprit Nocé, on te laissera expliquer ta position.
+
+--Le jurez-vous? demanda Chaverny sérieusement.
+
+Chacun prit la pose d'un Horace à la scène du serment.
+
+--Nous le jurons! nous le jurons!...
+
+--Alors, dit Chaverny, laissez-moi expliquer ma position auparavant.
+
+Dona Cruz se tenait les côtes.
+
+Mais les gens du salon se fâchaient. On parlait de pendre Chaverny par
+les pieds, en dehors de la fenêtre.
+
+Le XVIIIe siècle aussi avait de bien agréables plaisanteries.
+
+--Ce ne sera pas long, continuait le petit marquis; au fond ma position
+est bien claire. Je ne connais pas ma femme, ainsi je ne peux pas la
+détester... j'aime les femmes en général... c'est donc un mariage
+d'inclination.
+
+Vingt voix éclatant comme un tonnerre, se mirent à hurler:
+
+--Chante! chante! chante!
+
+Chaverny prit une assiette et un couteau des mains de Taranne.
+
+--Ce sont de petits vers, dit-il, composés par un jeune homme...
+
+--Chante! chante! chante!
+
+--Ce sont de simples couplets... attention au refrain!
+
+Il chanta en s'accompagnant sobrement sur son assiette:
+
+ Qu'une femme
+ Ait deux maris,
+ On la blâme
+ Et moi j'en ris.
+
+ Mais un mâle bigame
+ A mon sens est infâme,
+ Car aujourd'hui la femme
+ Est hors de prix
+ A Paris!
+
+--Pas trop mal! pas trop mal! fit la censure.
+
+--Oriol connaît le cours du jour!
+
+--Au refrain! au refrain!
+
+ Mais un mâle bigame
+ A mon sens est infâme
+ Car aujourd'hui la femme
+ Est hors de prix
+ A Paris!
+
+--Qui est ce qui me donne à boire? dit Nivelle en sursaut.
+
+--Comment trouvez-vous cela, charmante? demanda Oriol.
+
+--C'est bête comme tout!... bravo! bravo!
+
+--Mais n'aie donc pas peur! disait à la pauvre Aurore dona Cruz qui la
+tenait embrassée.
+
+--Le second couplet!... Courage, Chaverny!
+
+Il continua:
+
+ A la banque
+ Du bon régent
+ Rien ne manque
+ Sinon l'argent...
+
+A cet irrévérencieux début, Peyrolles fit un haut-le-corps si désespéré
+qu'il se décrocha lui-même et tomba à plat ventre.
+
+--Messieurs! messieurs! au nom de M. le prince de Gonzague!... fit-il en
+se relevant.
+
+Mais on ne l'entendait pas.
+
+--C'est faux! criaient les uns.
+
+--Calomnie! calomnie!
+
+--M. Law a tous les trésors du Pérou dans sa cave!
+
+--Pas de politique!
+
+--Si fait!... Non pas!
+
+--Vive Chaverny!... A bas Chaverny!
+
+--Bâillonnez-le!... Laissez-le continuer!...
+
+Et ces dames qui cassaient fanatiquement les assiettes et les verres!
+
+--Chaverny, viens m'embrasser! cria Nivelle.
+
+--Par exemple! protesta le gros petit traitant.
+
+--Il fait la hausse pour nous! grommela Nivelle en refermant les yeux;
+il est gentil, ce petit marquis!... il a dit que la femme est hors de
+prix à Paris... ce n'est pas encore assez cher... Les hommes sont des
+pot-au-feu! Tant que je vois un homme garder une pistole au fond de son
+sac, moi, ça m'énerve!
+
+Dans le boudoir, Aurore, le visage caché derrière ses deux mains,
+disait d'une voix altérée:
+
+--J'ai froid... j'ai froid jusqu'au fond de l'âme... l'idée qu'on veut
+me livrer à un pareil homme!...
+
+--Va! dit dona Cruz! Il ne te mangerait pas!... je me chargerais bien,
+moi, de le rendre doux comme un agneau... Tu ne le trouves donc pas bien
+gentil?
+
+--Viens! emmène-moi!... Je veux passer le reste de la nuit en prières...
+
+Elle chancelait. Dona Cruz la soutint dans ses bras.
+
+La gitanita était bien le meilleur petit coeur qui fût au monde, mais
+elle ne partageait point du tout les répulsions de sa compagne.
+
+C'était bien là le Paris qu'elle avait rêvé.
+
+--Viens donc, dit-elle, pendant que Chaverny, profitant d'une courte
+échappée de silence, demandait avec larmes qu'on lui permît d'expliquer
+sa position.
+
+En descendant l'escalier, dona Cruz dit:
+
+--Petite soeur, gagnons du temps... fais semblant d'obéir,
+crois-moi... plutôt que de te laisser dans l'embarras je l'épouserais,
+moi, le Chaverny.
+
+--Tu ferais cela pour moi!... s'écria Aurore dans un élan de naïve
+gratitude.
+
+--Mon Dieu oui... Allons... prie, puisque cela te console... dès que je
+pourrai m'échapper, je viendrai te revoir.
+
+Elle remonta l'escalier, le pied leste, le coeur léger, en brandissant
+déjà son verre de champagne.
+
+--Certes..., murmurait-elle, pour l'obliger... Avec ce Chaverny on
+passerait sa vie à rire... quoi de mieux!
+
+En arrivant à la porte du boudoir, elle s'arrêta pour écouter.
+
+Chaverny disait d'un accent indigné:
+
+--M'avez-vous promis, oui ou non, que je pourrais expliquer ma
+position?...
+
+--Jamais!... Chaverny abuse de sa position!... à la porte!...
+
+--Décidément, messieurs, fit Navailles en ce moment, il faut donner
+l'assaut!... la petite se moque de nous.
+
+Dona Cruz saisit ce moment pour ouvrir la porte.
+
+Elle parut sur le seuil, souriante et gaie, levant son verre au-dessus
+de sa tête.
+
+Il y eut un long et bruyant applaudissement.
+
+--Allons donc! messieurs! dit-elle en tendant son verre vide; un peu
+d'entrain!... est-ce que vous croyez que vous faites du bruit?...
+
+--Nous tâchons, fit Oriol.
+
+--Vous êtes de pauvres tapageurs, reprit dona Cruz qui vida son verre
+d'un trait; on ne vous entend pas seulement derrière cette porte!
+
+--Est-ce vrai? s'écrièrent nos roués humiliés.
+
+Ils se croyaient de taille à empêcher Paris de dormir.
+
+Chaverny contemplait dona Cruz avec admiration.
+
+--Délicieuse! murmurait-il, adorable!
+
+Oriol voulut répéter ces mots qui lui semblaient jolis, mais Nivelle se
+réveilla pour le pincer jusqu'au sang.
+
+--Voulez-vous bien vous taire! dit-elle.
+
+--Oui, ma charmante! répondit le docile Oriol.
+
+Il essaya de s'esquiver, mais la fille du Mississipi le retint par la
+manche.
+
+--A l'amende! fit-elle; une bleue!
+
+Oriol tira son portefeuille et donna une action toute neuve, tandis que
+Nivelle chantonnait:
+
+ Car aujourd'hui, la femme
+ Est hors de prix,
+ A Paris!
+
+Dona Cruz cependant cherchait des yeux le bossu. Son instinct lui disait
+que, malgré ses rebuffades, cet homme était un secret allié.
+
+Mais elle n'avait là personne à qui adresser une question.
+
+Elle dit seulement, pour savoir si le bossu avait accompagné Gonzague:
+
+--Où donc est monseigneur?
+
+--Son carrosse est de retour, répondit Peyrolles qui rentrait;
+monseigneur donne des ordres.
+
+--Pour les violons, sans doute, ajouta Cidalise.
+
+--Allons nous vraiment danser? s'écria la gitanita déjà rouge de
+plaisir.
+
+La Desbois et la Fleury lui jetèrent un dédaigneux regard.
+
+--J'ai vu un temps, dit sentencieusement Nivelle, où nous trouvions
+toujours quelque chose sous nos assiettes quand nous venions ici.
+
+Elle releva son assiette et reprit:
+
+--Néant! pas le moindre grain de mil!... Ah! mes belles, la régence
+baisse!...
+
+--La régence vieillit!... appuya Cidalise.
+
+--La régence se fane!... Quand nous aurions eu chacune deux ou trois
+bleues au dessert, Gonzague aurait-il été plus pauvre?
+
+--Qu'est-ce que c'est que des bleues? demanda dona Cruz.
+
+Que dire pour peindre la stupéfaction générale? Figurez-vous, de nos
+jours, un souper à la Maison dorée, un souper composé de rats et de
+Tortoniens, et figurez-vous une de ces dames ignorant ce que c'est que
+le crédit mobilier!
+
+C'est impossible. Eh bien, la candeur de dona Cruz était tout aussi
+invraisemblable.
+
+Chaverny fouilla précipitamment dans sa poche où était la dot. Il prit
+une douzaine d'actions qu'il mit dans la main de la gitanita.
+
+--Merci, fit-elle, M. de Gonzague vous les rendra.
+
+Puis, éparpillant les actions devant Nivelle et les autres, elle ajouta
+avec une grâce charmante:
+
+--Mesdames, voilà votre dessert!
+
+Ces dames prirent les actions et déclarèrent que cette petite était
+détestable.
+
+--Voyons! voyons! poursuivit dona Cruz, il ne faut pas que monseigneur
+nous trouve endormis!... à la santé de M. le marquis de Chaverny!...
+votre verre, marquis!
+
+Celui-ci tendit son verre et poussa un profond soupir.
+
+--Si vous saviez!... murmura-t-il; si je pouvais vous dire...
+
+Il but, et pendant cela, Navailles s'écria:
+
+--Prenez garde! il va vous expliquer sa position.
+
+--Pas à vous! répliqua Chaverny; je ne veux pour auditeur que la
+charmante dona Cruz!... vous n'êtes pas dignes de comprendre...
+
+--C'est pourtant bien simple, interrompit Nivelle, votre position est
+celle d'un homme gris!
+
+Tout le monde éclata de rire. On crut que le gros petit Oriol allait
+étouffer.
+
+--Morbleu! fit le marquis en brisant son verre sur la table, y a-t-il
+ici quelqu'un d'assez hardi pour se moquer de moi!... Dona Cruz! je ne
+plaisante pas!... vous êtes ici comme une étoile du ciel, égarée parmi
+des lampions!...
+
+Bruyante protestation de ces dames!
+
+--C'est trop fort!... trop fort, dit Oriol.
+
+--Tais-toi, fit Chaverny; la comparaison ne peut blesser que les
+lampions... d'ailleurs, je ne vous parle pas à vous autres... je somme
+M. de Peyrolles d'arrêter vos indécentes vociférations... et j'ajoute
+qu'il ne m'a jamais plu qu'un instant dans sa vie... c'est quand il
+était accroché au portemanteau... il était bien!..
+
+Il eut un attendrissement involontaire et ajouta les larmes aux yeux:
+
+--Ah!.. il était très-bien!... Mais pour en revenir à ma position,
+s'interrompit-il en prenant les deux mains de dona Cruz.
+
+--Je la sais sur le bout des doigts. M. le marquis, fit la gitanita;
+vous épousez cette nuit une femme charmante...
+
+--Charmante?... interrogea le choeur.
+
+--Charmante! répéta dona Cruz; jeune, spirituelle, bonne, et n'ayant pas
+la moindre idée des bleues...
+
+--Une épigramme! fit Nivelle, cela se forme!
+
+--Vous montez en chaise de poste, continua dona Cruz en s'adressant
+toujours à Chaverny, vous enlevez votre femme...
+
+--Ah!... interrompit le petit marquis; si c'était vous, adorable
+enfant!...
+
+Dona Cruz lui emplit son verre jusqu'aux bords.
+
+--Messieurs, dit Chaverny avant de boire, dona Cruz vient d'éclairer ma
+position... je ne l'aurais pas mieux fait moi-même... cette position est
+romanesque...
+
+--Buvez donc? fit la gitanita en riant.
+
+--Permettez... depuis longtemps déjà je nourris une pensée!...
+
+--Voyons! voyons la pensée de Chaverny!
+
+Il se leva et prit une pose d'orateur.
+
+--Messieurs, dit-il; voici plusieurs siéges vides... Celui-ci
+appartient à mon cousin de Gonzague... celui-ci au bossu... ils ont été
+occupés tous deux... mais celui-là...
+
+Il montrait un fauteuil placé juste en face de celui de Gonzague, et
+dans lequel en effet, depuis le commencement du souper personne ne
+s'était assis.
+
+--Voici la pensée que j'ai, poursuivit Chaverny; je veux que ce siége
+soit occupé!... je veux qu'on y mette la mariée!
+
+--C'est juste! c'est juste! cria-t-on de toutes part; l'idée de Chaverny
+est raisonnable!... La mariée! la mariée!...
+
+Dona Cruz voulut saisir le bras du petit marquis, mais rien n'était
+capable de le distraire.
+
+--Que diable! grommela-t-il en se tenant à la table et la figure inondée
+de ses cheveux, je ne suis pas ivre, peut-être!
+
+--Buvez et taisez-vous! lui glissa dona Cruz à l'oreille.
+
+--Je veux bien boire, astre divin... oui... Dieu m'est témoin que je
+veux bien boire... mais je ne veux pas me taire!... mon idée est
+juste... elle découle ma position... je demande la mariée... car...
+écoutez donc vous autres!
+
+--Écoutez! Écoutez!... Il est beau comme le dieu de l'Éloquence!
+
+Ce fut Nivelle qui s'éveilla tout à fait pour dire cela.
+
+Chaverny frappa du poing la table et continua en criant plus fort:
+
+--Je dis qu'il est absurde... absurde!...
+
+--Bravo, Chaverny!... superbe, Chaverny!
+
+--Absurde!... de laisser une place vide...
+
+--Magnifique!... magnifique!... Bravo, Chaverny.
+
+L'assistance entière applaudissait. Le petit marquis faisait des efforts
+extravagants pour suivre sa pensée.
+
+--De laisser une place vide, acheva-t-il en se cramponnant à la nappe,
+si l'on n'attend pas quelqu'un!
+
+Au moment où une salve de bravos allait accueillir cette laborieuse
+conclusion, Gonzague parut à la porte de la galerie et dit:
+
+--Aussi attend-on quelqu'un!
+
+
+
+
+VIII
+
+--Une pêche et un bouquet.--
+
+
+La figure de M. le prince de Gonzague parut à chacun sévère et même
+soucieuse. On posa ses verres sur la table et le sourire s'évanouit.
+
+--Cousin, dit Chaverny, retombé au fond de son fauteuil; je vous
+attendais pour vous parler un peu de ma position...
+
+Gonzague vint jusqu'à la table et lui prit le verre qu'il était en train
+de porter à ses lèvres.
+
+--Ne bois plus! dit-il d'un ton sec.
+
+--Par exemple! protesta Chaverny.
+
+Gonzague jeta le verre par la fenêtre et répéta:
+
+--Ne bois plus.
+
+Chaverny le regardait avec de gros yeux étonnés.
+
+Les convives se rassirent. La pâleur avait déjà remplacé sur plus d'un
+visage les vives couleurs et l'ivresse naissante.
+
+Il y avait une pensée qu'on avait tenue à l'écart depuis le commencement
+de cette fête, mais qui planait dans l'air.
+
+L'aspect soucieux de M. de Gonzague la ramenait.
+
+Peyrolles essaya de se glisser vers son maître, mais dona Cruz le
+prévint.
+
+--Un mot, s'il vous plaît, monseigneur, dit-elle.
+
+Gonzague lui baisa la main et la suivit à l'écart.
+
+--Que veut dire cela? murmura Nivelle.
+
+--Je crois, ajouta Cidalise, que nous n'aurons point les violons.
+
+--Ce ne peut être une banqueroute, insinua la Desbois; Gonzague est trop
+riche!
+
+--On voit des choses si étranges!... répliqua Nivelle.
+
+Ces messieurs ne se mêlaient point à l'entretien. La plupart avaient
+les yeux sur la nappe et semblaient réfléchir.
+
+Chaverny seul chantait je ne sais quel pont-neuf égrillard et ne prenait
+point garde à cette sombre inquiétude qui venait d'envahir tout à coup
+le salon.
+
+Oriol grommela à l'oreille de Peyrolles:
+
+--Est-ce que nous aurions de mauvaises nouvelles?
+
+Le factotum lui tourna le dos.
+
+--Oriol!... appela Nivelle.
+
+Le gros petit traitant se rendit à l'ordre aussitôt, et la fille du
+Mississipi lui dit:
+
+--Quand le prince en aura fini avec cette petite, vous irez lui dire que
+nous demandons les violons...
+
+--Mais..., voulut objecter Oriol.
+
+--La paix! vous irez! Je le veux!
+
+Le prince n'en avait pas fini, et à mesure que le silence durait,
+l'impression de gêne et de tristesse devenait plus évidente.
+
+Ce n'était pas une franche gaieté que celle qui avait régné dans cet
+essai d'orgie. Si le lecteur a pu croire que nos gens se divertissaient
+de bon coeur, c'est que nous n'avons point réussi dans notre peinture.
+
+Ils avaient fait ce qu'ils avaient pu. Le vin avait monté le diapason
+des voix et rougi les visages, mais l'inquiétude n'avait pas cessé
+d'exister un seul instant derrière les éclats de cette joie mensongère.
+
+Et pour la faire tomber à plat, toute cette allégresse factice, il avait
+suffi du sourcil froncé de Gonzague.
+
+Ce que le gros Oriol avait dit, tout le monde le pensait.
+
+--Il y avait de mauvaises nouvelles!
+
+Gonzague baisa pour la seconde fois la main de dona Cruz.
+
+--Avez-vous confiance en moi? lui dit-il d'un ton paternel.
+
+--Certes, monseigneur, répondit la gitanita dont le regard était
+suppliant, mais c'est ma seule amie... ma soeur!...
+
+--Je ne sais rien vous refuser, chère enfant... Dans une heure, quoi
+qu'il arrive, elle aura sa liberté.
+
+--Est-ce vrai, cela, monseigneur? s'écria dona Cruz toute joyeuse;
+laissez-moi lui annoncer ce grand bonheur!...
+
+--Non... pas maintenant... restez!... Lui avez-vous dit mon désir?...
+
+--Ce mariage?... oui, sans doute... mais elle a de vives répugnances...
+
+--Monseigneur..., balbutia Oriol qu'un signe impérieux de la Nivelle
+avait mis en mouvement; pardon si je vous dérange... mais ces dames
+réclament les violons.
+
+--Laissez! dit Gonzague qui l'écarta de la main.
+
+--Il y a quelque chose! murmura Nivelle.
+
+Gonzague reprit en serrant les deux mains de dona Cruz:
+
+--Je ne vous dis qu'une chose, j'aurais voulu sauver celui qu'elle
+aime...
+
+--Mais, monseigneur!... s'écria dona Cruz; si vous vouliez m'expliquer
+en quoi ce mariage est utile à M. de Lagardère, je rapporterais vos
+paroles à ma pauvre Aurore...
+
+--C'est un fait, interrompit Gonzague; je ne puis rien ajouter à mon
+affirmation... Pensez-vous que je sois le maître des événements?... En
+tout cas je vous promets qu'il n'y aura point de contrainte.
+
+Il voulut s'éloigner; dona Cruz le retint.
+
+--Je vous en prie, dit-elle, donnez-moi la permission de retourner près
+d'elle... vos réticences me font peur!
+
+En ce moment, répondit Gonzague, j'ai besoin de vous.
+
+--De moi!... répéta la gitanita étonnée.
+
+--Il va se dire ici des paroles que ces dames ne doivent point entendre.
+
+--Et moi?... les entendrai-je?
+
+--Non... ces paroles n'ont point trait à votre amie... Vous êtes ici
+chez vous; faites votre devoir de maîtresse de maison... emmenez ces
+dames dans le salon de Mars...
+
+--Je suis prête à vous obéir, monseigneur.
+
+Gonzague la remercia et regagna la table. Chacun cherchait à lire sur
+son visage.
+
+Il fit signe à Nivelle qui s'approcha de lui.
+
+--Vous voyez bien cette enfant, dit-il en montrant dona Cruz qui restait
+toute pensive à l'autre bout du salon, tâchez de la distraire et faites
+qu'elle ne prenne point attention à ce qui va se passer ici.
+
+--Vous nous chassez, monseigneur?
+
+--Tout à l'heure on vous rappellera... il y a dans le petit salon une
+corbeille de mariage.
+
+--J'ai compris, monseigneur... Nous donnez-vous Oriol?
+
+--Non; pas même Oriol... allez!...
+
+--Mes belles petites, dit la Nivelle, voici dona Cruz qui veut nous
+emmener voir la toilette de la mariée.
+
+Ces dames se levèrent toutes à la fois et entrèrent précédées par la
+gitanita dans le petit salon de Mars qui faisait face au boudoir où
+nous avons vu naguère les deux amies.
+
+Il y avait en effet, dans le petit salon, une corbeille de mariage. Ces
+dames l'entourèrent.
+
+Gonzague donna un coup d'oeil à Peyrolles qui alla fermer les portes
+derrière elles.
+
+A peine la porte fut-elle fermée que dona Cruz s'en rapprocha, mais la
+Nivelle courut à elle et la ramena par la main.
+
+--C'est à vous de nous montrer tout cela, bel ange, dit-elle; nous ne
+vous tenons pas quitte!
+
+Dans le salon il n'y avait plus que des hommes.
+
+Gonzague vint prendre place au milieu d'un silence profond. Ce silence
+même éveilla le petit marquis de Chaverny.
+
+--Eh bien! Eh bien! fit-il, où sont ces dames?
+
+Et comme personne ne répondait:
+
+--Je me souviens bien, murmura-t-il en se parlant à lui-même, que j'ai
+vu deux ravissantes créatures dans le jardin... mais dois-je vraiment
+épouser l'une d'elles? ou n'est-ce qu'un rêve?... ma foi, je n'en sais
+rien!... Cousin! s'interrompit-il brusquement, il fait lugubre ici!...
+je vais avec les dames...
+
+--Reste! ordonna Gonzague.
+
+Puis promenant son regard sur l'assemblée:
+
+--Avons-nous notre sang-froid, messieurs? demanda-t-il.
+
+--Tout notre sang-froid, lui fut-il répondu.
+
+--Pardieu! s'écria Chaverny, c'est toi, cousin, qui as voulu nous faire
+boire!
+
+Il avait raison. Le mot sang-froid avait ici pour Gonzague une
+signification purement relative: il lui fallait des têtes échauffées et
+des bras sains.
+
+Excepté Chaverny, tout le monde était à point.
+
+Gonzague avait déjà regardé le petit marquis en secouant la tête d'un
+air mécontent. Il consulta la pendule et reprit:
+
+--Nous avons juste une demi-heure pour causer... Trêve de folies... je
+parle pour vous, marquis!
+
+Celui-ci, au moment où Gonzague lui avait ordonné de rester, s'était
+rassis, non sur son siége, mais sur la nappe.
+
+--Ne vous inquiétez pas de moi, cousin, dit-il en prenant la gravité des
+ivrognes; souhaitez seulement que personne ne soit plus gris que moi!...
+je suis préoccupé de ma position: c'est tout simple...
+
+--Messieurs, interrompit Gonzague, nous nous passerons de lui, s'il le
+faut. Voici le fait: En ce moment, une jeune fille nous gêne... nous
+gêne, entendez-vous?... nous gêne tous... car nos intérêts sont
+désormais unis bien plus étroitement que vous ne pensez... On peut dire
+que votre fortune est la mienne... et j'ai pris mes mesures pour que le
+lien qui nous unit fût une véritable chaîne.
+
+--Nous ne saurions tenir de trop près à monseigneur, dit Montaubert.
+
+--Certes, certes, fit-on.
+
+Mais il n'y avait pas d'élan.
+
+--Cette jeune fille,... reprit Gonzague.
+
+--Puisque les circonstances semblent s'aggraver, dit Navailles, nous
+avons le droit de chercher la lumière... cette jeune fille enlevée hier
+par vos hommes est-elle la même que celle dont on parlait chez M. le
+régent?...
+
+--Celle que M. de Lagardère avait promis de conduire au Palais? ajouta
+Choisy.
+
+--Mademoiselle de Nevers, enfin! conclut Nocé.
+
+On vit Chaverny changer de visage. On l'entendit répéter tout bas d'un
+accent étrange:
+
+--Mademoiselle de Nevers!
+
+Gonzague fronça le sourcil.
+
+--Que vous importe son nom? dit-il avec un mouvement de colère; elle
+nous gêne... elle doit être écartée de notre chemin.
+
+On fit silence. Chaverny prit son verre, mais il le déposa sans avoir
+bu.
+
+Gonzague reprit avec lenteur:
+
+--J'ai horreur du sang, messieurs mes amis, autant et plus que vous...
+l'épée ne m'a jamais réussi... En conséquence je ne veux plus de
+l'épée... je suis pour la douceur... Chaverny, je dépense cinquante
+mille écus et les frais de ton voyage pour garder la paix de ma
+conscience!
+
+--C'est cher, grommela Peyrolles.
+
+--Je ne comprends pas, dit Chaverny.
+
+--Tu vas comprendre... Je laisse une chance à cette belle enfant.
+
+--Est-ce mademoiselle de Nevers? demanda le petit marquis, reprenant
+machinalement son verre.
+
+--Si tu lui plais..., commença Gonzague au lieu de répondre.
+
+--Quant à cela, interrompit Chaverny en buvant, on lui plaira!
+
+--Tant mieux!... en ce cas elle t'épouse de son plein gré...
+
+--Je ne le veux pas autrement! dit Chaverny.
+
+--Ni moi non plus! fit Gonzague qui avait aux lèvres un sourire
+équivoque; une fois mariés, tu emmènes ta femme au fond de quelque
+province... tu fais durer la lune de miel éternellement... à moins que
+tu ne préfères revenir seul... dans un temps moral...
+
+--Et si elle refuse? demanda le petit marquis.
+
+--Si elle refuse?... ma conscience ne me reprochera rien... elle sera
+libre...
+
+Gonzague baissa les yeux malgré lui en prononçant ce dernier mot.
+
+--Vous disiez, murmura Chaverny, qu'elle n'avait qu'une chance... si
+elle accepte ma main, elle vit... si elle refuse, elle est libre... je
+ne comprends pas!
+
+--C'est que tu es ivre! répliqua sèchement Gonzague.
+
+Les autres gardaient un silence profond.
+
+Sous ces lustres étincelants qui éclairaient les riantes peintures du
+plafond et des murailles, parmi ces flacons vides et ces fleurs fanées,
+je ne sais quelle sinistre impression planait.
+
+De temps en temps, on entendait le rire des femmes dans le salon voisin.
+
+Ce rire faisait mal.
+
+Gonzague seul avait le front haut et la gaieté aux lèvres.
+
+--Vous, messieurs, reprit-il, je suis sûr que vous me comprenez?
+
+Personne ne répondit, pas même ce coquin endurci, M. de Peyrolles.
+
+--Il faut donc une explication, continua Gonzague en souriant; elle sera
+courte, car nous n'avons pas le temps... Posons d'abord l'axiome de la
+situation: l'existence de cette enfant nous ruine de fond en comble...
+Ne prenez pas ces airs sceptiques... cela est... Si demain, je perdais
+l'héritage de Nevers, après-demain nous serions en fuite.
+
+--Nous!... se récria-t-on de toutes parts.
+
+--Vous, mes maîtres! repartit Gonzague qui se redressa; vous tous sans
+exception... Il ne s'agit plus de vos anciennes peccadilles... le prince
+de Gonzague a suivi la mode: il a des livres comme le moindre
+marchand... vous êtes tous sur les livres du prince de Gonzague...
+Peyrolles sait arranger admirablement ces choses-là! ma banqueroute
+entraînerait votre perte complète...
+
+Tous les regards se tournèrent vers Peyrolles qui ne broncha pas.
+
+--En outre, poursuivit le prince, après ce qui s'est passé hier...--Mais
+point de menaces! s'interrompit-il, vous êtes liés solidement, voilà
+tout!... et vous me suivrez dans l'adversité comme des compagnons
+fidèles... il s'agit donc de savoir si vous êtes bien pressés de me
+donner cette marque de dévouement?
+
+On ne répondit point encore.
+
+Le sourire de Gonzague devint plus ouvertement railleur.
+
+--Vous voyez bien que vous me comprenez, dit-il; avais-je tort de
+compter sur votre intelligence?... La jeune fille sera libre... je l'ai
+dit et je le maintiens... libre de sortir d'ici... d'aller où bon lui
+semblera... oui, messieurs... cela vous étonne!...
+
+Tous les yeux stupéfaits l'interrogeaient.
+
+Chaverny buvait lentement et d'un air sombre.
+
+Il y eut un long silence.
+
+Gonzague emplit pour la première fois son verre et ceux de ses voisins.
+
+--Je vous l'ai dit souvent, messieurs mes amis, reprit-il d'un ton
+léger, les bonnes coutumes, les belles manières, la poésie splendide,
+les parfums exquis, tout cela nous vient d'Italie... On n'étudie pas
+assez l'Italie!... Écoutez et tâchez de profiter.
+
+Il but une gorgée de champagne et continua:
+
+--Voici une anecdote de ma jeunesse... douces années qui ne reviennent
+plus... Le comte Annibal Canozza, des princes Amalfi, était mon
+cousin... un joyeux vivant, ma foi, et qui fit avec moi plus d'une
+équipée... Il était riche, très-riche... jugez-en: il avait, mon cousin
+Annibal, quatre châteaux sur le Tibre, vingt fermes en Lombardie, deux
+palais à Florence, deux à Milan, deux à Rome et toute la célèbre
+vaisselle d'or des cardinaux Allaria, nos oncles vénérés... J'étais
+l'héritier unique et direct de mon cousin Canozza... mais il n'avait que
+vingt-sept ans et promettait de vivre un siècle... je ne vis jamais plus
+belle santé que la sienne... Vous prenez froid, messieurs mes amis:
+buvez, je vous prie, une rasade pour vous remettre le coeur.
+
+On obéit, on avait besoin de cela.
+
+--Un soir, poursuivit M. de Gonzague, j'invitai mon cousin Canozza à ma
+vigne à Spolète... un site enchanteur! et des treilles!... nous passâmes
+la soirée sur la terrasse, humant la brise parfumée et causant, je
+crois, de l'immortalité de l'âme... Canozza était un stoïcien, sauf le
+vin et les femmes... Il me quitta frais et dispos, par un beau clair de
+lune... il me semble le voir encore monter dans son carrosse...
+assurément, il était libre, n'est-ce pas? bien libre d'aller, lui aussi,
+où bon lui semblerait... à un bal... à un souper... il y a de tout cela
+en Italie, à un rendez-vous d'amour... mais libre aussi d'y rester.
+
+Il acheva son verre. Et comme tous les yeux l'interrogeaient, il acheva:
+
+--Le comte Canozza, mon cousin, usa de cette dernière liberté, il y
+resta!
+
+Un mouvement se fit parmi les convives. Chaverny serrait son verre
+convulsivement.
+
+--Il y resta!... répéta-t-il.
+
+Gonzague prit une pêche dans une corbeille de fruits et la lui jeta. La
+pêche resta sur les genoux du petit marquis.
+
+--Étudie l'Italie, cousin! reprit Gonzague.
+
+Puis se ravisant:
+
+--Chaverny, continua-t-il,--est trop ivre pour me comprendre... et c'est
+peut-être tant mieux... Étudiez l'Italie, messieurs...
+
+En parlant, il roulait des pêches à la ronde. Chaque convive en avait
+une.
+
+Puis il dit, d'un ton bref et sec:
+
+--J'avais oublié de mentionner cette circonstance frivole: avant de me
+quitter, le comte Annibal Canozza, mon cousin, avait partagé une pêche
+avec moi...
+
+Chaque convive déposa précipitamment le fruit qu'il tenait à la main.
+
+Gonzague emplit de nouveau son verre.--Chaverny fit de même.
+
+--Étudiez l'Italie! répéta pour la troisième fois le prince;--Là
+seulement, on sait vivre... Il y a cent ans qu'on ne s'y sert plus du
+stylet idiot... à quoi bon la violence?... En Italie, par exemple, vous
+désirez écarter une jeune fille qui fait obstacle sur votre route...
+c'est notre cas... vous faites choix d'un galant homme qui consent à
+l'épouser et à l'emmener je ne sais où... très-loin... c'est encore
+notre cas... Accepte-t-elle? tout est dit... Refuse-t-elle?... c'est son
+droit, en Italie comme ici... alors, vous vous inclinez jusqu'à terre,
+demandant pardon de la liberté grande... vous la reconduisez avec
+respect... Tout en la reconduisant, par galanterie pure, vous lui faites
+accepter un bouquet...
+
+Ce disant, M. de Gonzague prit un bouquet de fleurs naturelles au
+surtout qui ornait la table.
+
+--Peut-on refuser un bouquet? poursuivit-il en arrangeant les
+fleurs;--elle s'éloigne... libre, assurément, tout comme mon cousin
+Annibal, d'aller où bon lui semblera... chez son amant, chez son amie,
+chez elle... mais libre aussi d'y rester...
+
+Il tendit le bouquet...--Tous les convives reculèrent en frémissant.
+
+--Elle y reste!... fit Chaverny entre ses dents serrées.
+
+--Elle y reste, prononça froidement Gonzague qui le regardait en face.
+
+Chaverny se leva.
+
+--Ces fleurs sont empoisonnées!... s'écria-t-il.
+
+--Assieds-toi, fit Gonzague en éclatant de rire;--tu es ivre.
+
+Chaverny passa sa main sur son front qui dégouttait de sueur.
+
+--Oui, murmura-t-il;--je dois être ivre!... s'il en était autrement...
+
+Il chancela. Sa tête tournait.
+
+
+
+
+IX
+
+--Le neuvième coup.--
+
+
+Gonzague promena sur les convives un regard de maître.
+
+--Il n'a pas la tête à lui, murmura-t-il; je l'excuse... mais s'il en
+était un parmi vous...
+
+--Elle acceptera!... balbutia Navailles pour l'acquit de sa conscience.
+
+C'était peu; les autres n'en firent pas autant.
+
+La menace de ruine avait porté; depuis Oriol, abruti par la terreur,
+jusqu'à Nocé, Gironne, Choisy et autres qui étaient gentilshommes, on ne
+voyait là que misérables esclaves.
+
+La honte est comme les morts de Burger qui vont vite.
+
+Et c'est surtout en ces siècles trafiquants que la chute est rapide et
+profonde.
+
+Gonzague savait qu'il lui était permis désormais de tout oser. Ces gens
+étaient tous ses complices. Il avait une armée.
+
+Gonzague remit le bouquet à sa place.
+
+--Assez sur ce sujet, dit-il, nous sommes d'accord. Il est quelque chose
+de plus grave... neuf heures ne sont point sonnées...
+
+--Monseigneur a-t-il appris du nouveau? demanda Peyrolles.
+
+--Rien!... J'ai seulement pris mes mesures... Tous les abords du
+pavillon sont gardés... Gauthier Gendry, avec cinq hommes, garde le bout
+de la ruelle... La Baleine et deux autres sont en dehors de la porte du
+jardin... Lavergne et cinq hommes font sentinelle dans le jardin... Au
+vestibule, nous avons nos domestiques en armes...
+
+--Et ces deux drôles?... demanda Navailles.
+
+--Cocardasse et Passepoil?... Je ne leur ai point donné de poste... ils
+attendent comme nous... Ils sont là!
+
+Il montrait l'entrée de la galerie où l'on avait éteint les lustres lors
+de son arrivée; la porte de la galerie était grande ouverte depuis ce
+même instant.
+
+--Qui attendent-ils et qui attendons-nous? demanda tout à coup Chaverny
+dont l'oeil morne eut un éclair d'intelligence.
+
+--Tu n'étais pas là, hier, quand j'ai reçu cette lettre, cousin, dit
+Gonzague.
+
+--Non... qui attendez-vous?
+
+--Quelqu'un pour remplir ce siége, répliqua le prince en montrant le
+fauteuil resté vide depuis le commencement du souper.
+
+--La ruelle, les jardins, le vestibule, l'escalier, tout cela plein
+d'estafiers! prononça Chaverny avec un geste de mépris; tout cela pour
+un seul homme.
+
+--Cet homme s'appelle Lagardère, dit Gonzague avec une emphase
+involontaire.
+
+--Lagardère! répéta Chaverny.
+
+Puis, se parlant à lui-même:
+
+--Je le hais!... ajouta-t-il; mais il m'a tenu sous lui... renversé...
+et il a eu pitié de moi!
+
+Gonzague se pencha pour l'écouter mieux, et secoua de nouveau la tête.
+
+Puis il se redressa.
+
+--Messieurs, dit-il, pensez-vous que les précautions prises soient
+suffisantes?
+
+Chaverny haussa les épaules et se mit à rire.
+
+--Vingt contre un! murmura Navailles, c'est honnête.
+
+--Parbleu! s'écria Oriol rassuré par le compte de cette formidable
+garnison, nous n'avions pas peur!
+
+--Pensez-vous, reprit Gonzague, que vingt hommes pour l'attendre, le
+surprendre, le saisir vivant ou mort, ce soit assez?
+
+--Trop! monseigneur, c'est trop! s'écriait-on de toutes parts.
+
+--Alors, vous me répondrez d'avance que nul ne me reprochera d'avoir
+manqué de prudence?...
+
+--Je me porte caution pour tous! s'écria Chaverny; ce qui manque, ce
+n'est pas la prudence!
+
+--J'avais besoin de ce témoignage, dit Gonzague; et maintenant,
+voulez-vous que je vous dise mon avis à moi?...
+
+--Dites, monseigneur, dites!
+
+Ils s'étaient remis à boire.
+
+M. le prince de Gonzague se leva.
+
+--Mon avis, prononça-t-il d'une voix haute et grave, c'est que rien n'y
+fera... Rien!... je connais l'homme!... Lagardère a dit: A neuf heures,
+je serai parmi vous... à neuf heures, nous verrons Lagardère face à
+face... Je le sais... j'en jurerais!... il n'y a pas d'armée qui puisse
+empêcher Lagardère de venir au rendez-vous assigné... Descendra-t-il par
+la cheminée, sautera-t-il par la fenêtre, surgira-t-il du plancher, je
+ne sais... mais à l'heure dite... ni avant ni après... nous le verrons
+s'asseoir à cette table.
+
+--Pardieu! s'écria Chaverny, qu'on me le donne!... mais homme contre
+homme...
+
+--Tais-toi! interrompit Gonzague durement, je n'aime les combats de nain
+contre géant qu'à la foire. Cette conviction est chez moi si profonde,
+messieurs, ajouta-t-il en se tournant vers les autres convives, que tout
+à l'heure j'éprouvais la trempe de ma rapière...
+
+Il dégaina, et fit plier sa lame d'acier souple et brillante.
+
+--L'heure vient, acheva-t-il en regardant la pendule du coin de
+l'oeil; faites comme moi... Je vous engage fort à ne compter que sur
+vos épées!
+
+Tous les regards suivirent le sien et interrogèrent le cadran de la
+magnifique pendule à poids qui grondait dans sa caisse de bois de rose.
+
+L'aiguille allait marquer neuf heures.
+
+Les convives coururent prendre leurs épées déposées çà et là sur les
+meubles.
+
+--Qu'on me le donne! répétait Chaverny; seul à seul.
+
+--Où vas-tu? demanda Gonzague à Peyrolles qui se dirigeait vers la
+galerie.
+
+--Fermer cette porte, répondit le prudent factotum.
+
+--Laisse cette porte!... J'ai dit qu'elle resterait grande ouverte...
+grande ouverte elle restera. C'est un signal, messieurs, continua-t-il
+en s'adressant aux convives en armes... si les deux battants se
+referment, réjouissez-vous: cela voudra dire: L'ennemi a succombé!...
+mais tant qu'ils restent ouverts, veillez!
+
+Peyrolles se mit au dernier rang avec Oriol, Taranne et les financiers.
+Auprès de Gonzague se tenaient Choisy, Navailles, Nocé, Gironne, tous
+les gentilshommes. Chaverny était de l'autre côté de la salle et le plus
+près de la porte.
+
+Ils avaient tous l'épée à la main. Tous les regards étaient ardemment
+fixés sur la galerie sombre.
+
+Certes, cette attente inquiète et solennelle donnait une grande idée de
+l'homme qui allait venir.
+
+La pendule eut ce grondement sourd que rendent les rouages à l'instant
+où l'heure va sonner.
+
+--Vous y êtes, messieurs? dit-il l'oeil sur la porte.
+
+--Nous y sommes! fut-il répondu tout d'une voix.
+
+Ils venaient de se compter. Le nombre fait souvent le courage.
+
+Gonzague, qui avait la pointe de sa rapière fichée dans le parquet, prit
+son verre sur la table, et dit d'un air fanfaron, au moment même où
+sonnait le premier coup de neuf heures:
+
+--A la santé de M. de Lagardère... le verre d'une main, l'épée de
+l'autre!
+
+Il leva son verre.
+
+--Le verre d'une main!... l'épée de l'autre! répéta le choeur sourd.
+
+Puis ils restèrent muets; la tasse emplie jusqu'aux bords, la brette au
+poing.
+
+Ils attendaient, l'oeil au guet, l'oreille attentive.
+
+Pendant ce grand silence, un bruit de fer se fit au dehors.
+
+L'horloge sonnait lentement. Elle fut un siècle à tinter ses neuf coups.
+
+Au huitième, ce bruit de fer qui avait lieu au dehors cessa. Au
+neuvième, les deux battants de la porte se refermèrent brusquement.
+
+Il y eut un hourra prolongé. Les épées s'abaissèrent.
+
+--A Lagardère, mort! cria Gonzague.
+
+--A Lagardère, mort! répétèrent les convives en vidant leurs verres d'un
+trait.
+
+Chaverny seul ne bougea point et garda le silence.
+
+Mais on vit tout à coup Gonzague tressaillir au moment où il portait son
+verre à ses lèvres.
+
+Au milieu de la chambre, les capes et les manteaux entassés sur le bossu
+oscillèrent et se soulevèrent.
+
+Gonzague ne songeait plus au bossu. Il ignorait d'ailleurs la fin de sa
+folle équipée.
+
+Gonzague avait dit: Je ne sais pas s'il sautera par la fenêtre, s'il
+tombera par la cheminée, s'il surgira du sol; mais à l'heure dite, il
+sera parmi nous.
+
+A la vue de cette masse qui remuait, il s'arrêta de boire et tomba en
+garde.
+
+Un éclat de rire sec et strident sortit de dessous les manteaux.
+
+--Je suis des vôtres! fit une voix grêle, me voici! me voici!
+
+Ce n'était pas Lagardère.
+
+Gonzague se prit à rire et murmura:
+
+--C'est notre ami, le bossu.
+
+Celui-ci sautilla sur ses pieds, saisit un verre et se mêlant aux
+buveurs qui trinquaient:
+
+--A Lagardère! dit-il; le poltron aura su que j'étais ici!... il n'aura
+pas osé venir!...
+
+--Au bossu! au bossu! cria le choeur en riant; vive le bossu!
+
+--Eh! eh! messieurs, fit celui-ci avec simplicité, quelqu'un qui ne
+connaîtrait pas comme moi votre vaillance, et qui vous verrait si
+joyeux, croirait que vous avez eu une belle peur!... Mais que veulent
+ces deux braves?
+
+Il montrait devant la porte de la galerie, Cocardasse et Passepoil
+immobiles comme deux statues. Ils avaient l'air triomphant.
+
+--Nous venons apporter nos têtes, dit le Gascon hypocritement.
+
+--Frappez! ajouta le Normand; envoyez deux âmes de plus au ciel!
+
+--Réparation d'honneur! s'écria gaiement Gonzague; qu'on donne un verre
+de vin à ces braves; ils trinqueront avec nous!
+
+Chaverny les regardait avec ce dégoût qu'on a en avisant le bourreau. Il
+s'éloigna de la table quand ils s'en approchèrent.
+
+--Sur ma parole! dit-il à Choisy, qui se trouvait près de lui, je crois
+que si Lagardère fût venu, je me serais mis avec lui!
+
+--Chut! fit Choisy.
+
+Le bossu, qui avait entendu, montra du doigt Chaverny à Gonzague et lui
+demanda:
+
+--Monseigneur est-il bien sûr de cet homme-là?
+
+--Non, répondit le prince.
+
+Cocardasse et Passepoil trinquaient avec ces messieurs. Chaverny,
+dégrisé, les écoutait.
+
+Passepoil parlait de pourpoint blanc ensanglanté; Cocardasse racontait
+de nouveau l'histoire de l'amphithéâtre du Val-de-Grâce.
+
+--Mais tout cela est infâme! dit Chaverny en poussant droit à Gonzague;
+mais il est évident qu'on parle ici d'un homme assassiné!
+
+--Hein!... fit le bossu en feignant un étonnement profond; d'où vient
+celui-ci?...
+
+Cocardasse, insolent et moqueur, présentait en ce moment son verre à
+Chaverny, qui se détourna avec horreur!
+
+--Palsambleu! fit encore Ésope II, ce gentilhomme me paraît avoir de
+singulières répugnances!
+
+Les autres convives étaient muets. Gonzague mit sa main sur l'épaule de
+Chaverny.
+
+--Prends garde, cousin!... murmura-t-il; tu as trop bu!...
+
+--Au contraire, monseigneur, fit Ésope II à son oreille, je trouve, moi,
+que le cousin n'a pas bu assez... croyez-moi... je m'y connais!...
+
+Gonzague fixa sur lui son oeil soupçonneux.
+
+Le bossu riait et secouait la tête doucement, comme un homme sûr de son
+fait.
+
+--C'est bien, dit Gonzague; tu as peut-être raison... Je te le livre.
+
+--Merci, monseigneur, répondit Ésope II.
+
+Puis s'approchant du petit marquis, le verre à la main, il ajouta:
+
+--Dédaignerez-vous aussi de trinquer avec moi?... C'est une revanche!
+
+Chaverny se mit à rire et tendit son verre.
+
+--A vos noces, beau fiancé! s'écria le bossu.
+
+Ils s'assirent en face l'un de l'autre, entourés déjà de leurs parrains
+et juges du camp. Le duel bachique recommençait entre eux.
+
+Dans ce salon, où l'orgie avait fait long feu jusqu'alors, chacun avait
+un poids de moins sur le coeur: un poids énorme! Lagardère était mort
+puisqu'il avait manqué à sa parole fanfaronne. Lagardère vivant et
+désertant le rendez-vous assigné, c'était l'impossible!
+
+Gonzague lui-même, ne doutait plus. Et s'il ordonna à Peyrolles de faire
+une ronde au dehors et d'inspecter les sentinelles, c'était excès de
+prudence italienne.
+
+Précaution ne nuit jamais. Les estafiers échelonnés au dehors étaient
+payés pour la nuit entière. Il n'en coûtait rien de les laisser à leur
+poste.
+
+Plus on avait eu peur, plus on était joyeux. C'était le vrai
+commencement de la fête. L'appétit naissait; la soif aussi. La gaieté
+refoulée faisait invasion de toutes parts.
+
+Tubleu! nos gentilshommes ne se souvenaient plus d'avoir tremblé; nos
+financiers étaient braves comme César.
+
+Cependant à tout ridicule comme à toute faute, il faut un bouc
+émissaire. Le pauvre gros Oriol avait été choisi pour victime: il
+expiait la poltronnerie générale. On le harcelait, on le pillait: tous
+les frissons, toutes les pâleurs, toutes les défaillances étaient
+accumulés sur sa tête.
+
+Oriol seul avait tremblé: ceci fut bien convenu entre ces messieurs.
+
+Il se débattait comme un beau diable et proposait des duels à tout le
+monde.
+
+--Ces dames! ces dames! cria-t-on, pourquoi ne fait-on pas revenir ces
+dames?
+
+Sur un signe de Gonzague, Nocé alla ouvrir la porte du boudoir.
+
+Ce fut comme une nuée d'oiseaux s'élançant hors de la volière. Elles
+entrèrent parlant toutes à la fois, se plaignant de la longue attente,
+riant, criant, minaudant.
+
+Nivelle dit à Gonzague en montrant dona Cruz:
+
+--Voici une petite curieuse!... Je l'ai bien arrachée dix fois au trou
+de la serrure.
+
+--Mon Dieu! répondit le prince innocemment, qu'aurait-elle pu voir?...
+Nous vous avons éloignées, charmantes, dans votre propre intérêt... Vous
+n'aimez pas les discussions d'affaires.
+
+--Nous a-t-on rappelées pour quelque chose? s'écria la Desbois.
+
+--Est-ce enfin la noce? demanda la Fleury.
+
+Et Cidalise, prenant d'une main le menton brun de Cocardasse junior, de
+l'autre la joue rougissante d'Amable Passepoil, fit cette question
+hardie:
+
+--Est-ce vous qui êtes les violons?
+
+--Capédébiou! répliqua Cocardasse, roide comme un piquet, nous sommes
+des gentilshommes, la belle!
+
+Frère Passepoil tressaillit de la tête aux pieds au contact de cette
+main douce qui avait bonne odeur.
+
+Il voulut parler, la voix lui manqua.
+
+--Mesdames, disait cependant Gonzague qui baisait les bouts des doigts
+de dona Cruz, nous ne voulons point avoir de secrets pour vous... si
+nous nous sommes privés un instant de votre présence, c'était pour
+régler les préliminaires de ce mariage qui doit avoir lieu cette nuit.
+
+--C'est donc vrai! s'écrièrent d'une voix toutes ces folles, nous allons
+avoir la comédie.
+
+Gonzague protesta d'un geste.
+
+--Il s'agit d'une union sérieuse, prononça-t-il gravement.
+
+Comme si le lieu même et l'entourage ne lui donnaient pas d'avance un
+suffisant démenti, il se pencha vers dona Cruz et ajouta:
+
+--Il est temps d'aller prévenir votre amie.
+
+Dona Cruz le regarda d'un air inquiet.
+
+--Vous m'avez fait une promesse, monseigneur, murmura-t-elle.
+
+--Tout ce que j'ai promis, je le tiendrai, répondit Gonzague.
+
+Puis en reconduisant dona Cruz vers la porte, il ajouta:
+
+--Elle peut refuser... Je ne m'en dédis point... mais, pour elle-même...
+et pour un autre que je ne veux pas nommer, souhaitez qu'elle accepte!
+
+Dona Cruz ignorait le sort de Lagardère et Gonzague comptait là-dessus.
+Dona Cruz ne pouvait pas mesurer la profonde hypocrisie de ce tartufe
+païen. Cependant elle s'arrêta avant de passer le seuil.
+
+--Monseigneur, dit-elle avec un accent de prière; je ne doute point que
+vous n'ayez pour agir des motifs nobles et dignes de vous... mais ce
+sont de bien étranges choses qui se passent depuis hier... Nous sommes
+là deux pauvres jeunes filles et nous n'avons point l'expérience qu'il
+faut pour deviner ces énigmes... Par amitié pour moi, monseigneur, par
+compassion pour cette pauvre enfant que j'aime et qui se désole,
+dites-moi un mot... un mot qui explique... un seul mot qui puisse
+m'éclairer et servir d'argument contre ses résistances... Je serais bien
+forte, si je pouvais lui dire en quoi ce mariage peut sauvegarder la vie
+de celui qu'elle aime...
+
+Gonzague l'interrompit:
+
+--N'avez-vous pas confiance en moi, dona Cruz? dit-il d'un ton de
+reproche; et n'a-t-elle point confiance en vous?... J'affirme, vous
+croyez: affirmez, elle croira. Et faites vite! acheva-t-il en donnant à
+ses paroles un accent plus impérieux; je vous attends.
+
+Il salua et dona Cruz se retira.
+
+En ce moment, un grand tumulte se faisait dans le salon. Ce n'étaient
+que clameurs joyeuses et retentissants éclats de rire.
+
+--Bravo! Chaverny! disaient les uns.
+
+--Hardi! le bossu! criaient les autres.
+
+--Le verre de Chaverny était plus plein!
+
+--Ne trichons pas!.. C'est un combat à mort!
+
+Et les femmes:
+
+--Ils vont se tuer!.. Ils sont fous!...
+
+--Ce petit bossu est un diable!
+
+--S'il a autant d'actions bleues qu'on le dit, murmura la Nivelle; moi,
+d'abord, j'ai toujours eu un faible pour les bossus!
+
+--Mais voyez donc ce qu'ils absorbent!
+
+--Deux entonnoirs!... deux madrépores!...
+
+--Deux gouffres!.. Bravo! Chaverny.
+
+--Hardi, le bossu!.. deux abîmes!
+
+Ils étaient là en face l'un de l'autre, Ésope II dit Jonas et le petit
+marquis, entourés d'un cercle qui allait toujours s'épaississant.
+C'était la seconde fois qu'ils en venaient aux mains.
+
+L'invasion des moeurs anglaises, qui date de cette époque, avait mis à
+la mode ces tournois de la bouteille.
+
+Auprès d'eux, une douzaine de flacons vides témoignait des vaillants
+coups portés, ou plutôt avalés de part et d'autre.
+
+Chaverny était livide; ses yeux déjà injectés de sang semblaient vouloir
+s'échapper de leurs orbites, mais il avait l'habitude de ces joutes.
+C'était, malgré l'élégance de sa taille et le peu de capacité apparente
+de son estomac, un buveur redoutable. On ne comptait plus ses exploits.
+
+Le bossu, au contraire, montrait un teint animé. Ses yeux brillaient
+d'un éclat extraordinaire. Il s'agitait; il parlait, ce qui est, comme
+chacun sait, une condition mauvaise.
+
+Le bavardage enivre presque autant que le vin.
+
+Tout champion de la bouteille doit être muet, dans une rencontre
+sérieuse; voyez les poissons.
+
+Les chances semblaient être du côté du petit marquis.
+
+--Cent pistoles pour Chaverny! cria Navailles; le bossu va retourner
+sous les manteaux.
+
+--Je tiens, riposta le bossu qui chancela sur son fauteuil.
+
+--Mon portefeuille pour le marquis, fit la Nivelle qui vit cela.
+
+--Combien dans le portefeuille? demanda Ésope II entre deux lampées.
+
+--Cinq actions bleues... toute ma fortune, hélas!
+
+--Je les tiens contre dix! s'écria le bossu; passez du vin!
+
+--Laquelle aimerais-tu le mieux? demanda Passepoil à l'oreille de son
+noble ami.
+
+Il regardait tour à tour Cidalise, Nivelle, Fleury, Desbois et les
+autres.
+
+--Le pécaïre va se noyer, vivadious! répondit Cocardasse junior qui ne
+quittait pas des yeux le bossu. Je n'ai jamais vu qu'un seul homme boire
+comme cela!
+
+Ésope II quitta son siége et s'assit sur la nappe.
+
+--N'avez vous pas de plus grands verres? s'écria-t-il en jetant le sien
+au loin; avec ces coquilles de noisettes, nous pourrions rester là
+jusqu'à demain!
+
+
+
+
+X
+
+--Triomphe du bossu.--
+
+
+C'était encore cette chambre du rez-de-chaussée, où nous avons vu Aurore
+et dona Cruz aux premières heures du petit souper. Aurore était seule,
+agenouillée sur le tapis; mais elle ne priait pas.
+
+Le bruit qui venait du premier étage avait redoublé depuis quelques
+instants. C'était le combat singulier entre Chaverny et le bossu. Aurore
+n'y prenait point garde.
+
+Elle songeait. Ses beaux yeux, fatigués par les larmes, s'égaraient dans
+le vide. Elle ne donna point attention, tant était profonde sa rêverie,
+au bruit léger que fit dona Cruz en entrant dans la chambre.
+
+Celle-ci s'approcha sur la pointe des pieds et vint baiser ses cheveux
+par derrière.
+
+Aurore tourna la tête lentement; le coeur de la gitanita se serra en
+voyant ces pauvres joues pâles et ces yeux éteints déjà par les pleurs.
+
+--Je viens te chercher, dit-elle.
+
+--Je suis prête, répondit Aurore.
+
+Dona Cruz ne s'attendait point à cela.
+
+--Tu as réfléchi, depuis tantôt?
+
+--J'ai prié... Quand on prie, les choses obscures deviennent claires...
+
+Dona Cruz se rapprocha vivement.
+
+--Dis-moi ce que tu as deviné? fit-elle.
+
+Il y avait là encore plus d'intérêt affectueux que de curiosité.
+
+--Je suis prête, répéta Aurore; prête à mourir.
+
+--Mais il ne s'agit pas de mourir, pauvre petite soeur...
+
+--Il y a longtemps, interrompit Aurore d'un ton de morne découragement,
+que j'ai eu cette idée pour la première fois... C'est moi qui suis son
+malheur, c'est moi qui suis le danger dont il est menacé sans cesse...
+C'est moi qui suis son mauvais ange... Sans moi, il serait libre, il
+serait tranquille, il serait heureux!
+
+Dona Cruz l'écoutait et ne la comprenait pas.
+
+--Pourquoi, reprit Aurore en essuyant une larme, pourquoi n'ai-je pas
+fait hier ce que je médite aujourd'hui?... Pourquoi ne me suis-je pas
+enfuie de la maison?... Pourquoi ne suis-je pas morte?...
+
+--Que dis-tu là!... s'écria la gitanita.
+
+--Tu ne peux savoir, Flor ma soeur chérie, la différence qu'il y a
+entre hier et aujourd'hui... J'ai fait un rêve, depuis hier... J'ai vu
+s'entr'ouvrir pour moi le paradis... Une vie tout entière de belles
+joies et de saintes délices m'est apparue... Il m'aimait, Flor!...
+
+--Ne le sais-tu donc que depuis hier? demanda dona Cruz.
+
+--Si je l'avais su plus tôt, Dieu seul peut dire si nous eussions
+affronté les inutiles dangers de ce voyage... Je doutais... J'avais
+peur... Oh! folles que nous sommes, ma soeur!... Il faudrait frémir,
+et non s'extasier, quand s'offrent à nous ces grandes allégresses qui
+feraient descendre sur terre les félicités... Cela est impossible,
+vois-tu... Le bonheur n'est point ici-bas.
+
+--Mais qu'as-tu résolu? interrompit la gitanita dont la vocation
+n'allait point dans le sens du mysticisme.
+
+--Obéir, répondit Aurore, afin de le sauver.
+
+Dona Cruz se leva enchantée.
+
+--Partons! s'écria-t-elle; partons... le prince nous attend.
+
+Puis, s'interrompant tout à coup, tandis qu'un nuage voilait son
+sourire:
+
+--Sais-tu, dit-elle, que je passe ma vie à faire de l'héroïsme avec
+toi!... Je n'aime pas comme toi, certes, mais j'aime à ma manière, et je
+te trouve toujours sur mon chemin.
+
+Le regard étonné d'Aurore l'interrogeait.
+
+--Ne t'inquiète pas trop, reprit dona Cruz en souriant; moi, je n'en
+mourrai pas, je te le promets... Je compte aimer ainsi plus d'une fois
+avant de mourir... mais il est certain que, sans toi, je n'eusse pas
+renoncé ainsi au roi des chevaliers errants... au beau Lagardère!... Il
+est certain encore qu'après le beau Lagardère, le seul homme qui m'ait
+fait battre le coeur, c'est cet étourdi de Chaverny...
+
+--Quoi? voulut dire Aurore.
+
+--Je sais! je sais!... Sa conduite peut paraître légère... mais que
+veux-tu?... Sauf Lagardère, moi, je déteste les saints... Ce monstre de
+petit marquis me trotte dans la cervelle...
+
+Aurore lui prit la main en souriant.
+
+--Petite soeur, dit-elle, ton coeur vaut mieux que tes paroles...
+Et pourquoi, d'ailleurs, aurais-tu ces délicatesses altières des grandes
+races?...
+
+Dona Cruz se pinça les lèvres.
+
+--Il paraît, murmura-t-elle, que tu ne crois pas à ma haute naissance?
+
+--C'est moi qui suis mademoiselle de Nevers, répondit Aurore avec calme.
+
+La gitanita ouvrit de grands yeux.
+
+--Lagardère te l'a dit? murmura-t-elle sans même songer à faire des
+objections.
+
+Celle-là n'était pas ambitieuse!
+
+--Non, répondit Aurore; et c'est là le seul tort que je puisse lui
+reprocher en sa vie... S'il me l'eût dit?...
+
+--Mais alors, fit dona Cruz, qui donc?
+
+--Personne... Je le sais, voilà tout... Depuis hier, les divers
+événements qui se sont passés depuis mon enfance ont pris pour moi une
+nouvelle signification. Je me suis souvenue; j'ai comparé; la
+conséquence s'est dégagée d'elle-même... L'enfant qui dormait dans les
+fossés de Caylus pendant qu'on assassinait son père, c'était moi... Je
+vois encore le regard de mon ami, quand nous visitâmes ce lieu funeste:
+c'était moi... Mon ami ne me fit-il pas baiser le visage de marbre de
+Nevers au cimetière Saint-Magloire?... Et ce Gonzague dont le nom me
+poursuivit depuis mon enfance, ce Gonzague qui aujourd'hui va me porter
+le dernier coup, n'est-il pas le mari de la veuve de Nevers?...
+
+--Puisque c'est lui, interrompit la gitanita, qui voulait me rendre à ma
+mère...
+
+--Ma pauvre Flor, nous n'expliquerons pas tout, je le sais bien. Nous
+sommes des enfants, et Dieu nous a gardé notre bon coeur: comment
+sonder l'abîme des perversités, et à quoi bon? Ce que Gonzague voulait
+faire de toi, je l'ignore; mais tu étais un instrument dans ses mains...
+Depuis hier, j'ai vu cela... Et depuis que je te parle, tu le vois
+toi-même.
+
+--C'est vrai, murmura dona Cruz qui avait les paupières demi-closes et
+les sourcils froncés.
+
+--Hier seulement, reprit Aurore, Henri m'a avoué qu'il m'aimait...
+
+--Hier seulement?... interrompit la gitanita au comble de la surprise.
+
+--Pourquoi cela?... Il y avait donc un obstacle entre nous?... Et quel
+pouvait être cet obstacle, sinon l'honneur ombrageux et scrupuleux de
+l'homme le plus loyal qui soit au monde: c'était la grandeur de ma
+naissance; c'était l'opulence de mon héritage qui l'éloignait de moi!
+
+Dona Cruz sourit. Aurore la regarda en face, et l'expression de son
+charmant visage fut une fierté sévère.
+
+--Faut-il me repentir de t'avoir parlé comme je l'ai fait?
+murmura-t-elle.
+
+--Ne me gronde pas, fit la gitanita qui lui jeta les deux bras autour du
+cou; je souriais en songeant que je n'aurais point deviné cet
+obstacle-là, moi qui ne suis pas princesse.
+
+--Plût à Dieu qu'il en fût ainsi de moi! s'écria Aurore les larmes aux
+yeux; la grandeur a ses joies et ses souffrances... Moi qui vais mourir
+à vingt ans, de la grandeur je n'aurai connu que les larmes!
+
+Elle ferma d'un geste caressant la bouche de sa compagne qui allait
+protester encore, et reprit:
+
+--Je suis calme. J'ai foi en la bonté de Dieu qui ne nous éprouve pas au
+delà des limites de ce monde... Si je parle de mourir, ne crains pas que
+je puisse hâter ma dernière heure... Le suicide est un crime: un crime
+qu'on ne peut expier et qui ferme la porte du ciel... Si je n'allais pas
+au ciel, où l'attendrais-je?... Non... d'autres se chargeront de ma
+délivrance; ceci, je ne le devine point: je le sais.
+
+Dona Cruz était toute pâle.
+
+--Que sais-tu? interrogea-t-elle d'une voix altérée.
+
+--J'étais ici, toute seule, répondit lentement Aurore; je réfléchissais
+à tout ce que je viens de dire... et à d'autres choses encore... Les
+preuves abondaient.... C'est parce que je suis mademoiselle de Nevers
+qu'on m'a enlevée hier; c'est parce que je suis mademoiselle de Nevers
+que la princesse de Gonzague poursuit de sa haine Henri, mon ami... Et
+sais-tu, Flor, c'est cette dernière pensée qui m'a pris tout mon
+courage... L'idée de me trouver entre ma mère et lui, tous deux ennemis,
+m'a traversé le coeur comme un coup de poignard... L'heure viendrait
+où il faudrait choisir... que sais-je? Depuis que je connais le nom de
+mon père, j'ai l'âme de mon père. Le devoir m'apparaît pour la première
+fois, et sa voix, la voix du devoir, est déjà en moi aussi impérieuse
+que la voix du bonheur lui-même... Je ne sais rien ici-bas qui fût
+capable, hier, de me séparer d'Henri... aujourd'hui...
+
+--Aujourd'hui?... répéta dona Cruz voyant qu'elle s'arrêtait.
+
+Aurore détourna la tête pour essuyer une larme.
+
+Dona Cruz la regardait tout émue.
+
+Dona Cruz abandonnait ces brillantes illusions que Gonzague avait fait
+naître en elle, sans efforts et sans regrets. Elle était comme l'enfant
+qui sourit au réveil aux chimères dorées d'un beau songe.
+
+--Ma petite soeur, reprit-elle, tu es Aurore de Nevers; je le crois...
+Et il n'y a pas beaucoup de duchesses pour avoir des filles comme toi...
+Mais tu as prononcé tout à l'heure des paroles qui m'inquiètent et qui
+me font peur.
+
+--Quelles paroles? demanda Aurore.
+
+--Tu as dit, répliqua dona Cruz:--D'autres se chargeront de ma
+délivrance!...
+
+--J'oubliais..., fit Aurore; j'étais donc ici toute seule, la tête
+pleine et brûlante... C'est la fièvre sans doute qui m'a donné ce
+courage... Je suis sortie de cette chambre... J'ai pris le chemin que tu
+m'avais montré... l'escalier dérobé, le couloir... et je me suis
+retrouvé dans ce boudoir où nous étions toutes deux naguère... Je me
+suis approchée de la porte derrière laquelle ces hommes t'appelaient, le
+bruit avait cessé. J'ai mis mon oeil à la serrure. Il n'y avait plus
+aucune femme autour de la table.
+
+--On nous avait éloignées..., dit dona Cruz.
+
+--Sais-tu pourquoi, ma petite Flor?
+
+--Gonzague nous a dit..., commença la gitanita.
+
+--Ah! fit Aurore en frissonnant, cet homme qui semblait commander aux
+autres, c'était donc Gonzague?
+
+--C'était le prince de Gonzague.
+
+--Je ne sais pas ce qu'il vous a dit, reprit Aurore; mais il a dû
+mentir.
+
+--Pourquoi supposes-tu cela, petite soeur?
+
+--Parce que, s'il avait dit vrai, tu ne viendrais pas me chercher, ma
+Flor chérie!
+
+--Quelle est donc la vérité?... Tu me rendras folle!
+
+Il y eut un silence, pendant lequel Aurore sembla rêver, le front appuyé
+contre le sein de sa compagne.
+
+--As-tu remarqué, dit-elle, ces bouquets de fleurs qui ornent la table?
+
+--Oui... de belles fleurs.
+
+--Et Gonzague ne t'a-t-il pas répété:--Si elle refuse, elle sera libre!
+
+--Ce sont ses propres paroles.
+
+--Eh bien, poursuivit Aurore en posant sa main sur celle de dona Cruz,
+c'était ce Gonzague qui parlait quand j'ai regardé par le trou de la
+serrure... Les convives l'écoutaient immobiles, muets, tous la pâleur au
+front. J'ai mis mon oreille à la place de mon oeil... J'ai entendu...
+
+Un bruit se fit du côté de la porte.
+
+--Tu as entendu?... répéta dona Cruz.
+
+Aurore ne répondit point. La figure blême et doucereuse de M. de
+Peyrolles se montrait sur le seuil.
+
+--Eh bien! mesdames, dit-il, on vous attend!
+
+Aurore se leva aussitôt.
+
+--Je suis prête, dit-elle.
+
+En montant l'escalier, dona Cruz se rapprocha d'elle et dit tout bas:
+
+--Achève!... Que parlais-tu de ces fleurs?
+
+Aurore lui serra la main doucement et répondit avec un calme sourire:
+
+--De belles fleurs! Tu l'as dit... M. de Gonzague a des galanteries de
+grand seigneur... En refusant, non-seulement je serai libre... mais
+j'aurai un bouquet de ces belles fleurs...
+
+Dona Cruz la regarda fixement. Elle sentait qu'il y avait derrière ces
+paroles quelque chose de menaçant et de tragique. Mais elle ne devinait
+point.
+
+--Bravo! bossu!... On te nommera roi des tanches!
+
+--Tiens bon, Chaverny! ferme! ferme!
+
+--Chaverny vient de verser un demi-verre sur ses dentelles!... C'est
+triché!
+
+--Au moins Ésope II boit rubis sur l'ongle!
+
+On apportait les grands verres demandés par le bossu. Il y eut un long
+cri de joie: c'étaient deux _vidrecomes_ de Bohème dont on se servait
+l'été pour les boissons à la glace. Chacun d'eux tenait bien une pinte.
+
+Le bossu versa dans le sien une bouteille de champagne. Chaverny voulut
+l'imiter; mais sa main tremblait.
+
+--Vas-tu me faire perdre mes cinq petites filles! s'écria la Nivelle.
+
+--Comme elle aurait bien prononcé le _qu'il mourût_, cette Nivelle! dit
+Navailles.
+
+--Dame! riposta la fille du Mississipi, on a assez de peine à gagner son
+argent!
+
+Il y avait foule de paris engagés dans le cercle, et chacun était un peu
+de l'avis de la Nivelle. La Fleury qui n'était point joueuse, ayant
+risqué l'avis qu'il était temps de mettre le holà, il y eut un cri
+général de réprobation.
+
+--Nous ne sommes qu'au commencement, dit le bossu en riant; aidez M. le
+marquis à remplir son verre.
+
+Nocé, Choisy, Gironne et Oriol étaient autour de Chaverny. On remplit
+son vidrecome jusqu'aux bords.
+
+--Eh! donc! soupira Cocardasse junior, c'est perdre le vin du bon Dieu!
+
+Passepoil se tenait à quatre pour résister à ses passions. Ses yeux
+blancs caressaient tour à tour la Nivelle, la Fleury, la Desbois. Il
+murmurait à vide des paroles enflammées, il se trémoussait, il suait
+sang et eau.
+
+Certes, cette organisation riche et tendre est faite pour inspirer
+beaucoup d'intérêt.
+
+--A votre santé! messieurs! dit le bossu qui leva son énorme verre.
+
+--A votre santé, balbutia Chaverny.
+
+Gironne et Nocé soutenaient son bras tremblotant.
+
+Le bossu reprit en saluant à la ronde:
+
+--Cette rasade doit être bue d'un trait et sans reprendre haleine.
+
+--C'est un bijou que ce pécaïre! pensa Cocardasse.
+
+--Vous aller le tuer?... dirent quelques voix de femmes.
+
+--Ferme, marquis! ferme, ferme! cria Nivelle pour ses actions.
+
+Le bossu approcha le verre de ses lèvres et but sans se presser, mais
+d'une seule lampée.
+
+On battit des mains avec fureur.
+
+Chaverny, déjà soutenu par ses parrains, absorba aussi son vidrecome,
+mais chacun put augurer que c'était son dernier effort.
+
+--Encore un! proposa le bossu dispos et gai en tendant son verre vide.
+
+--Encore dix! répondit Chaverny chancelant.
+
+--Tiens bon, marquis! s'écrièrent les joueurs; ne regarde pas le
+lustre.
+
+Il eut un rire idiot.
+
+--Restez tranquilles, balbutia-t-il; arrêtez la balançoire... et
+empêchez la table de tourner.
+
+Nivelle prit aussitôt son parti. Elle était brave.
+
+Elle mit un retentissant baiser sur la joue du bossu,--un baiser qui
+retentit jusqu'au fond du coeur sensible de Passepoil et faillit le
+faire tomber en syncope.
+
+--Petit trésor, dit-elle, c'était pour rire... On m'étranglerait plutôt
+que de me faire parier contre toi!
+
+Elle fourra son portefeuille dans sa poche et passa, accablant Chaverny
+d'un dédaigneux regard.
+
+--Allons! allons! fit le bossu; à boire! j'ai soif.
+
+--A boire! répéta le petit marquis; je boirais la mer!... Arrêtez la
+balançoire!
+
+Les verres s'emplirent. Le bossu prit le sien d'une main ferme.
+
+--A la santé de ces dames! s'écria-t-il.
+
+--A la santé de ces dames! murmura Passepoil à l'oreille de Nivelle.
+
+La fille du Mississipi le regarda du haut en bas. Passepoil laissa
+échapper un roucoulement, ses pistoles chantèrent d'elles-mêmes dans son
+gousset.--Nivelle sourit et dit:
+
+--Pourquoi pas, mon brave?
+
+Cette Nivelle, affable et pleine d'aménité, ne repoussait jamais les
+gens du commun quand ils avaient la poche garnie.
+
+Chaverny fit un suprême effort pour lever son verre. Le vidrecome plein
+s'échappa de sa main tremblante, à la grande indignation de Cocardasse.
+
+--Apapur! grommela-t-il, on devrait mettre en prison ceux qui perdent le
+vin.
+
+--A recommencer! dirent les tenants de Chaverny.
+
+Le bossu offrit galamment son vidrecome qu'on remplit.
+
+Mais les paupières de Chaverny se prirent à battre comme les ailes de
+ces papillons martyrs que les enfants clouent à la tapisserie avec une
+épingle. C'est la fin.
+
+--Tu faiblis, Chaverny! s'écria Oriol.
+
+--Chaverny, tu pâlis! ajouta Navailles.
+
+--Chaverny! tu chancelles! Chaverny, tu t'en vas!
+
+--Hourra! le petit homme!... vive Ésope II!
+
+--Portons le bossu en triomphe!
+
+Ce fut un tumulte général, puis un grand silence.
+
+On avait cessé de soutenir Chaverny.
+
+Son corps se prit à vaciller sur le fauteuil, tandis que ses mains
+amollies essayaient en vain de saisir un point d'appui.
+
+--On n'avait pas dit que la maison tomberait..., murmura-t-il; la maison
+avait l'air solide... Ce n'est pas de jeu!
+
+--Chaverny bat la campagne...
+
+--Chaverny menace ruine..., Chaverny perd plante...
+
+--Submergé, Chaverny... Chaverny disparu!
+
+Chaverny venait de glisser sous la table.--Un second hourra retentit.
+
+Le bossu triomphant leva le verre qu'on venait d'emplir pour le vaincu
+et l'avala, debout sur la nappe.--Il était ferme comme un roc.
+
+La salle faillit crouler sous les applaudissements.
+
+--Qu'est-ce que cela? demanda le prince de Gonzague qui s'approcha.
+
+Ésope II sauta lestement à bas de la table.
+
+--Vous me l'avez donné, monseigneur, dit-il.
+
+--Où est Chaverny? fit encore Gonzague.
+
+Le bossu poussa du pied les jambes du petit marquis qui passaient.
+
+--Le voici! répondit-il.
+
+Gonzague fronça le sourcil et murmura:
+
+--Ivre mort!... c'est trop... Nous avions besoin de lui.
+
+--Pour les fiançailles, monseigneur? repartit le bossu qui chiffonna, ma
+foi, son jabot en grand seigneur et salua en jetant son feutre sous
+l'aisselle.
+
+--Oui, pour les fiançailles, répondit Gonzague.
+
+--Palsambleu! fit Ésope II d'un ton dégagé, un de perdu, un de
+retrouvé... Tel que vous me voyez, monseigneur, je ne serais pas fâché
+de m'établir et je m'offre à faire votre affaire.
+
+Un grand éclat de rire accueillit cette proposition inattendue. Gonzague
+regardait attentivement le bossu qui s'était campé devant lui, tenant
+toujours un vidrecome à la main.
+
+--Sais-tu ce qu'il faudrait faire pour remplacer celui qui est là?
+demanda tout bas Gonzague en montrant Chaverny.
+
+--Oui, répondit le bossu; je sais ce qu'il faudrait faire.
+
+Et, te sens-tu de force...? commença le prince.
+
+Ésope II eut un sourire à la fois orgueilleux et cruel.
+
+--Vous ne me connaissez pas, monseigneur, dit-il; j'ai fait mieux que
+cela!
+
+
+
+
+XI
+
+--Fleurs d'Italie.--
+
+
+On entourait de nouveau la table. On avait recommencé à boire.
+
+--Bonne idée! disait-on à la ronde, marions le bossu au lieu de
+Chaverny.
+
+--C'est bien plus amusant!... Le bossu fera un mari superbe!
+
+--Et la figure de Chaverny quand il va se réveiller veuf!
+
+Oriol fraternisait avec Amable Passepoil, sur l'ordre de mademoiselle
+Nivelle qui avait pris ce débutant timide sous sa haute protection. On
+n'avait plus de ces ridicules délicatesses: Cocardasse junior trinquait
+avec tout le monde.
+
+Il trouvait cela tout simple et n'en était pas plus fier. Ici, comme
+partout, Cocardasse junior se comportait avec une dignité au-dessus de
+tout éloge.
+
+Apapur! le gros petit Oriol, ayant voulu le tutoyer, fut remis
+sévèrement à sa place.
+
+Le prince de Gonzague et le bossu étaient un peu à l'écart. Le prince
+considérait toujours le petit homme avec attention et semblait scruter
+sa pensée secrète à travers le masque moqueur qui couvrait son visage.
+
+--Monseigneur, dit le bossu, quelles garanties vous faut-il?
+
+--Je veux savoir d'abord, répondit Gonzague, ce que tu as deviné.
+
+--Je n'ai rien deviné... J'étais là... J'ai entendu la parabole de la
+pêche, l'histoire des fleurs et le panégyrique de l'Italie!
+
+Gonzague suivit de l'oeil son doigt pointu qui montrait la bergère où
+les manteaux étaient encore amoncelés.
+
+--C'est juste, murmura-t-il, tu étais là... Pourquoi cette comédie?
+
+--Je voulais savoir... et je voulais réfléchir... Ce Chaverny n'était
+point votre fait.
+
+--C'est vrai... J'avais un faible pour lui.
+
+--La faiblesse est toujours un tort, parce qu'elle fait naître toujours
+un danger... Ce Chaverny dort maintenant... mais il s'éveillera...
+
+--Savoir!... murmura Gonzague. Mais laissons-là ce Chaverny... Que
+dis-tu de la parabole de la pêche?
+
+--C'est joli... mais trop fort pour vos poltrons.
+
+--Et de l'histoire des fleurs?
+
+--Gracieux... mais toujours trop fort... ils ont eu peur!
+
+--Je ne te parle pas de ces messieurs, dit Gonzague; je les connais
+mieux que toi...
+
+--Savoir! interrompit à son tour le bossu.
+
+Gonzague se prit à sourire en le regardant.
+
+--Réponds pour toi-même, continua-t-il.
+
+--Tout ce qui vient d'Italie me plaît, fit Ésope II; je n'ai jamais ouï
+conter d'anecdote plus réjouissante que celle du comte Canozza à la
+vigne de Spolète... mais je ne l'aurais pas dite à ces messieurs.
+
+--Tu te crois donc beaucoup plus fort que ces messieurs? demanda
+Gonzague.
+
+Ésope II eut un sourire suffisant et ne daigna même pas répondre.
+
+--Eh bien! demanda de loin Navailles, est-ce arrangé le mariage?
+
+Un geste de Gonzague lui imposa silence. La Nivelle dit:
+
+--Ça doit avoir gros comme soi de bleues, cette petite espèce... Moi, je
+l'épouserais!
+
+--Vous seriez madame Ésope II! fit Oriol piqué au vif.
+
+--Madame Jonas!... ajouta Nocé.
+
+--Bah! fit Nivelle qui montra du doigt Cocardasse junior, Plutus est le
+roi des dieux... Voyez-vous bien ce bon garçon?... avec un peu de poudre
+du Mississipi, je me chargerais d'en faire un courtisan!
+
+Cocardasse se rengorgea et dit à Passepoil qui fut jaloux:
+
+--La Pécaïre a le goût fin!... Elle en tient pour moi, capédébiou!
+
+--Qu'as-tu de plus que Chaverny? demandait en ce moment Gonzague.
+
+--Des précédents, répondit le bossu; j'ai déjà été marié.
+
+--Ah!... fit Gonzague dont le regard devint plus perçant.
+
+Ésope II se caressa le menton et ne baissa point les yeux.
+
+--J'ai été marié, répéta-t-il, et je suis veuf.
+
+--Ah!... fit encore Gonzague, en quoi cela te donne-t-il un avantage sur
+Chaverny?
+
+La figure du bossu se rembrunit légèrement.
+
+--Ma femme était belle, prononça-t-il en baissant la voix; très-belle!
+
+--Et jeune? demanda Gonzague.
+
+--Toute jeune... son père était pauvre.
+
+--Je comprends... l'aimais-tu?
+
+--A la rage!... mais notre union fut courte.
+
+La figure du bossu devenait de plus en plus sombre.
+
+--Combien de temps dura votre ménage? interrompit Gonzague.
+
+--Deux nuits et un jour, répondit Ésope II.
+
+--Voilà qui est étrange!... explique-toi.
+
+Le petit homme eut un rire forcé.
+
+--Pourquoi m'expliquer, si vous me comprenez?... murmura-t-il.
+
+--Je ne te comprends pas, fit le prince.
+
+Le bossu baissa les yeux et sembla hésiter.
+
+--Après tout, dit-il, je me suis peut-être trompé... Vous n'aviez
+peut-être besoin que d'un Chaverny!
+
+--Explique-toi, te dis-je! répéta impérieusement Gonzague.
+
+--Avez-vous expliqué l'histoire du comte Canozza?...
+
+Le prince lui mit la main sur l'épaule.
+
+--Après la première nuit, poursuivit le bossu, je lui donnai un jour
+pour réfléchir et s'habituer à ma tournure... Elle ne put pas.
+
+--Et alors?... fit Gonzague, qui le considérait avidement.
+
+Le bossu saisit un verre sur un guéridon et se prit à regarder le prince
+en face. Leurs yeux se choquèrent. Ceux du bossu exprimèrent tout à coup
+une cruauté si implacable, que le prince murmura:
+
+--Si jeune... si belle... tu n'eus pas pitié?
+
+Le bossu, d'un mouvement convulsif, écrasa le verre sur un guéridon.
+
+--Je veux qu'on m'aime! dit-il avec un accent de véritable férocité;
+tant pis pour celles qui ne peuvent pas!
+
+Gonzague resta un instant silencieux. Le bossu avait repris sa mine
+froide et railleuse.
+
+--Holà! messieurs, s'écria tout à coup le prince qui poussa du pied
+Chaverny endormi, qu'on emporte cet homme!
+
+La poitrine d'Ésope II se souleva. Il fit effort pour cacher son
+triomphe.
+
+Navailles, Nocé, Choisy, tous les amis du petit marquis voulurent tenter
+un dernier effort en sa faveur. Ils le secouèrent; ils l'appelèrent.
+Taranne lui donna le fouet, Oriol lui jeta une carafe d'eau au
+visage.--Ces dames eurent la charité de le pincer jusqu'au sang.
+
+Et tous criaient, ardents à la besogne:
+
+--Éveille-toi! Chaverny, éveille-toi! on te prend ta femme.
+
+--Et tu seras obligé de restituer la dot! ajouta Nivelle, toujours
+occupée de pensées solides.
+
+--Chaverny! Chaverny! éveille-toi!
+
+Vains efforts! Cocardasse junior et Amable Passepoil, chargeant le
+vaincu sur leurs épaules, l'emportèrent dans les ténèbres extérieures.
+
+Gonzague leur avait fait un signe.--Quand ils passèrent près d'Ésope II,
+celui-ci dit tout bas:
+
+--Pas un cheveu de sa tête... sur votre vie! et la lettre à son adresse!
+
+Cocardasse et Passepoil sortirent avec leur fardeau.
+
+--Nous avons fait ce que nous avons pu, dit Navailles.
+
+--Nous avons été fidèles à l'amitié jusqu'au bout, ajouta Oriol.
+
+--Mais, en définitive, le mariage du bossu est bien plus drôle! décida
+Nocé.
+
+--Marions le bossu! Marions le bossu! criaient ces dames.
+
+Ésope II sauta d'un bond sur la table.
+
+--Silence! fit-on de toutes parts, voici Jonas qui va prononcer un
+discours.
+
+--Mesdames et messieurs, dit le bossu en gesticulant comme un avocat en
+la grand'chambre; je suis touché jusqu'au fond de l'âme de l'intérêt
+flatteur que vous daignez me témoigner... Certes, la conscience de mon
+peu de mérite devrait me rendre muet...
+
+--Très-bien! fit Navailles;--il parle comme un livre!
+
+--Jonas, dit Nivelle, votre modestie fait encore mieux ressortir vos
+talents.
+
+--Bravo, Ésope II! bravo! bravo!
+
+--Merci, mesdames! merci, messieurs! votre indulgence me donne du
+courage. Je veux tâcher de m'en rendre digne, ainsi que des bontés de
+l'illustre prince à qui je devrai ma compagne...
+
+--Très-bien!... Bravo, Ésope!... un peu plus de voix!
+
+--Quelques gestes de la main gauche! demanda Navailles.
+
+--Un couplet de circonstance! cria la Desbois.
+
+--Un pas de menuet!... une gigue sur la nappe!
+
+--Si tu n'es pas un ingrat, Jonas, dit Nocé d'un ton
+pénétré,--déclame-nous la scène d'Achille et d'Agamemnon!
+
+--Mesdames et messieurs, répondit gravement Ésope II,--ce sont là des
+vieilleries... je compte vous témoigner ma reconnaissance par quelque
+chose de mieux... Je compte vous donner la comédie nouvelle... une
+première représentation!
+
+--Les oeuvres de Jonas!... bravissimo!... Il a fait une comédie!
+
+--Mesdames et messieurs, je vais du moins la faire... Ce sera un
+impromptu... Je prétends vous montrer comment l'art de la séduction,
+plus fort que la nature elle-même...
+
+Pour le coup, les vitres du salon grincèrent. Une immense acclamation
+s'éleva.
+
+--Il va nous donner une leçon! criait-on.
+
+--_L'art de plaire_, par Ésope II, dit Jonas!
+
+--Il a dans sa poche la ceinture de Vénus!
+
+--Les jeux, les ris, les grâces et le dard du jeune Cupidon!
+
+--Bravo! bossu!... Bossu, tu es superbe!
+
+Il salua à la ronde et acheva en souriant:
+
+--Qu'on m'amène ma jeune épouse et je ferai de mon mieux pour divertir
+la société!
+
+--Je te fais engager à l'Opéra, si tu veux! s'écria Nivelle
+enthousiasmée;--on manque de queues rouges!
+
+--La femme du bossu! vociféraient ces messieurs;--servez la femme du
+bossu!
+
+En ce moment, la porte du boudoir s'ouvrit.--Gonzague réclama le
+silence.
+
+Dona Cruz entra, soutenant Aurore chancelante et plus pâle qu'une
+morte.--M. de Peyrolles suivait.
+
+Il y eut un long murmure d'admiration à la vue d'Aurore. Au premier
+abord, ces messieurs oublièrent toute cette gaieté folle qu'ils venaient
+de se promettre.
+
+Le bossu lui-même ne trouva point d'écho, lorsqu'il dit, le binocle à
+l'oeil et d'un accent cynique:
+
+--Corbleu! ma femme est belle!
+
+Au fond de tous ces coeurs, plutôt engourdis que perdus, un sentiment
+de compassion s'éveillait.
+
+Un instant, les femmes elles-mêmes eurent pitié, tant il y avait de
+douleur profonde et de douce résignation sur cet adorable visage de
+vierge!
+
+Gonzague fronça le sourcil en regardant son armée. Taranne, Montaubert,
+Albret, les âmes damnées, eurent honte de leur émotion et dirent:
+
+--Est-il heureux, ce diable de bossu!
+
+C'était l'avis de frère Passepoil qui rentrait en compagnie de
+Cocardasse, son noble ami. Mais ce premier mouvement de convoitise fit
+place à l'étonnement quand il reconnut, ainsi que Cocardasse, les deux
+jeunes filles de la rue du Chantre.
+
+La jeune fille que le Gascon avait vue au bras de Lagardère à Barcelone,
+la jeune fille que frère Passepoil avait vue au bras de Lagardère à
+Bruxelles.
+
+Ils n'étaient ni l'un ni l'autre dans le secret de la comédie: ce qui
+allait se passer restait pour eux un mystère.--Mais ils savaient qu'il
+allait se passer quelque chose d'étrange.
+
+Ils se touchèrent le coude. Le regard qu'ils échangèrent voulait dire:
+Attention!
+
+Ils n'avaient pas besoin d'éprouver leurs rapières pour savoir qu'elles
+ne tenaient point au fourreau.
+
+A un coup d'oeil que le bossu lui lança, Cocardasse répondit par un
+léger signe de tête.
+
+--Eh donc! grommela t-il en s'adressant à Passepoil,--il veut savoir si
+sa lettre est remise;--nous n'avions pas loin à courir.
+
+Dona Cruz cherchait des yeux Chaverny.
+
+--Peut-être que le prince a changé d'avis..., murmura-t-elle à
+l'oreille de sa compagne;--je ne vois point M. le marquis.
+
+Aurore ne releva point ses paupières baissées. On la vit seulement
+secouer la tête avec tristesse.
+
+Évidemment, elle n'espérait point de merci.
+
+Quand Gonzague se tourna vers elle, dona Cruz la prit par la main et la
+fit avancer.
+
+Ce Gonzague était très-pâle bien qu'il affectât de sourire.
+
+Le bossu se tenait à ses côtés, faisant ce qu'il pouvait pour prendre
+une pose galante et tortillant son jabot d'un air vainqueur.
+
+Les yeux de dona Cruz rencontrèrent les siens. Elle voulut mettre une
+interrogation dans son regard. Le bossu demeura impassible.
+
+--Ma chère enfant, dit Gonzague dont la voix parut à tous légèrement
+altérée,--mademoiselle de Nevers vous a-t-elle dit ce que nous attendons
+de vous?
+
+Aurore répondit sans relever les yeux,--mais la tête haute et la voix
+ferme:
+
+--C'est moi qui suis mademoiselle de Nevers.
+
+Le bossu tressaillit si violemment, que son émotion fut remarquée, au
+milieu même de la surprise générale.
+
+--Palsambleu! s'écria-t-il en dominant aussitôt son trouble;--ma femme
+est de bonne maison!
+
+--Sa femme! répéta dona Cruz.
+
+On chuchotait d'un bout à l'autre du salon.
+
+Les femmes n'avaient point pour cette nouvelle venue l'animadversion
+jalouse qu'elles témoignaient naguère à la gitanita. Sur cette tête
+candide et charmante dans sa fierté le nom de Nevers leur semblait à sa
+place.
+
+Gonzague se tourna vers dona Cruz et lui dit avec colère:
+
+--Est-ce vous qui avez mis ce mensonge dans l'esprit de cette pauvre
+enfant?
+
+--Ah! fit le bossu désappointé;--c'est donc un mensonge?... Tant pis!...
+j'aurais aimé à m'allier avec la maison de Nevers.
+
+Quelques rires éclatèrent.--Mais il y avait un froid.
+
+Peyrolles était sombre comme un bedeau en deuil.
+
+--Ce n'est pas moi, répliqua dona Cruz que le courroux du prince
+effrayait peu;--mais s'il était vrai?...
+
+Gonzague haussa les épaules avec dédain.
+
+--Où est M. le marquis de Chaverny? reprit la gitanita,--et que
+signifient les paroles de cet homme?
+
+Elle montrait le bossu qui faisait bonne contenance au milieu du groupe
+des courtisans.
+
+--Mademoiselle de Nevers, répondit Gonzague,--votre rôle en tout ceci
+est fini... si vous êtes en humeur de déserter vos droits, je suis là,
+Dieu, merci, pour les sauvegarder... Je suis votre tuteur... Ceux qui
+nous entourent appartiennent tous au tribunal de famille qui s'est
+rassemblé hier en mon hôtel... C'en est presque la majorité... Si
+j'eusse écouté l'avis général, peut-être me serais-je montré moins
+clément envers une imposture hardie, effrontée... mais j'ai jugé suivant
+la bonté de mon coeur et les tranquilles habitudes de ma vie... Je
+n'ai point voulu donner une portée tragique à des choses qui sont du
+domaine de la comédie.
+
+Il s'arrêta.--Dona Cruz ne comprenait point: ces paroles étaient pour
+elle de vains sons.
+
+Peut-être Aurore comprenait-elle mieux, car un sourire triste et amer
+vint autour de ses lèvres.
+
+Gonzague promena son regard sur l'assemblée. Tous les yeux étaient
+baissés, sauf ceux des femmes qui écoutaient curieusement et ceux du
+bossu qui semblait attendre impatiemment la fin de cette homélie.
+
+--Je parle ainsi pour vous seule, mademoiselle de Nevers, reprit
+Gonzague s'adressant toujours à dona Cruz,--car vous seule ici avez
+besoin d'être persuadée... Mes honorables amis et conseils partagent mon
+opinion; ma bouche exprime toute leur pensée.
+
+Nul ne protesta. Gonzague poursuivit:
+
+--Ce que j'ai dit précédemment sur mon dessein d'éloigner tout châtiment
+trop sévère, vous explique la présence de nos belles amies... S'il
+s'agissait d'une punition proportionnée à sa faute, elles ne seraient
+point ici...
+
+--Mais quelle faute?... demanda Nivelle,--nous sommes sur le gril,
+monseigneur!
+
+--Quelle faute? répéta Gonzague faisant mine de réprouver un mouvement
+d'indignation;--c'est assurément une faute grave... la loi la qualifie
+crime... que de s'introduire dans une famille illustre pour combler
+frauduleusement le vide causé par l'absence ou par la mort...
+
+--Mais la pauvre Aurore n'a rien fait..., voulut s'écrier dona Cruz.
+
+--Silence! interrompit Gonzague;--il faut un maître et un frein à cette
+belle coureuse d'aventures... Dieu m'est témoin que je ne lui veux point
+de mal... Je dépense une notable somme pour dénouer gaiement son
+Odyssée... je la marie...
+
+--A la bonne heure! fit Ésope II, voici la conclusion.
+
+--Et je lui dis, continua Gonzague en prenant la main du bossu: Voici un
+honnête homme qui vous aime et qui aspire à l'honneur d'être votre
+époux.
+
+--Mais vous m'avez trompée, monsieur! s'écria la gitanita rouge de
+colère; mais ce n'est pas celui-là... Est-ce qu'il est possible de se
+donner à un être pareil?
+
+--S'il a beaucoup de bleues..., pensa Nivelle entre haut et bas.
+
+--Pas flatteur!... pas flatteur du tout! murmura Ésope II; mais j'espère
+que la jeune personne changera bientôt d'avis.
+
+--Vous! fit dona Cruz, je vous devine!... C'est vous qui emmêlez tous
+les fils de cette intrigue... C'est vous, je le devine bien maintenant,
+qui avez dénoncé la retraite d'Aurore...
+
+--Eh! eh!... fit le bossu d'un air content de lui-même; eh! eh! eh!...
+j'en suis pardieu bien capable!... Monseigneur, cette jeune fille a le
+défaut du bavardage... Elle a empêché ma femme de répondre...
+
+--Si c'était encore le marquis de Chaverny..., commença dona Cruz.
+
+--Laisse, petite soeur, dit Aurore de ce ton ferme et glacé qu'elle
+avait pris dès l'abord; si c'était M. de Chaverny, je le refuserais
+comme je refuse celui-ci.
+
+Le bossu ne parut point déconcerté le moins du monde.
+
+--Bel ange, dit-il, ce n'est pas votre dernier mot.
+
+La gitanita se mit entre lui et Aurore. Elle ne demandait pas mieux que
+de se battre avec quelqu'un.
+
+M. de Gonzague avait repris son air insoucieux et hautain.
+
+--Point de réponse? fit le bossu en avançant d'un pas, le chapeau sous
+le bras, la main au jabot. C'est que vous ne me connaissez pas, ma toute
+belle!... Je suis capable de passer ma vie entière à vos genoux!
+
+--Quant à cela, c'est trop, fit la Nivelle.
+
+Les autres femmes écoutaient et attendaient. Il y a chez les femmes un
+sens supérieur qui ressemble à la seconde vue; elles sentaient je ne
+sais quel drame lugubre sous cette farce qui, malgré l'effort du bouffon
+principal, se déroulait si péniblement.
+
+Ces messieurs, qui savaient à quoi s'en tenir, grimaçaient la gaieté.
+
+Mais la gaieté ne vient pas à bille nommée.--La gaieté rebelle tenait
+rigueur.
+
+Quand le bossu parlait, sa voix aigre et grinçante agaçait les nerfs de
+tous,--quand le bossu se taisait, le silence était sinistre.
+
+--Eh bien, messieurs! dit tout à coup Gonzague, pourquoi ne boit-on
+plus?
+
+Les verres s'emplirent à bas bruit. Personne n'avait soif.
+
+--Écoutez-moi, belle enfant! disait cependant le bossu; je serai votre
+petit mari... votre amant... votre esclave!
+
+--C'est un rêve affreux! fit dona Cruz; quant à moi, j'aimerais mieux
+mourir!
+
+Gonzague frappa du pied; son regard menaça sa protégée.
+
+--Monseigneur, dit Aurore avec le calme du désespoir; ne prolongez point
+ceci;--je sais que le chevalier Henri de Lagardère est mort...
+
+Pour la seconde fois, le bossu tressaillit comme s'il eût reçu un choc
+soudain.--Il ne parla plus.
+
+Un silence profond régna dans le salon.
+
+--Mais qui donc vous a si bien instruite, mademoiselle? demanda Gonzague
+avec une grave courtoisie.
+
+--Ne m'interrogez pas, monseigneur... Arrivons au dénoûment de ceci qui
+est marqué d'avance. Je l'accepte... Je le désire.
+
+Gonzague sembla hésiter. Il ne s'attendait pas à ce qu'on lui demandât
+le bouquet d'Italie.--La main d'Aurore avait fait un visible mouvement
+vers les fleurs.
+
+Gonzague regardait cette fille toute jeune et si belle.
+
+--Préférez-vous un autre époux?... murmura-t-il en se penchant à son
+oreille.
+
+--Vous m'avez fait dire, monseigneur, répondit Aurore, que si je
+refusais, je serais libre. Je réclame l'accomplissement de votre parole.
+
+--Et vous savez...? commença Gonzague toujours à voix basse.
+
+--Je sais, interrompit Aurore qui releva enfin sur lui son regard de
+sainte, et j'attends que vous m'offriez ces fleurs!
+
+
+
+
+XII
+
+--La fascination.--
+
+
+Pour ne point comprendre ce que la situation avait de terrible, il n'y
+avait là que dona Cruz et ces dames.
+
+Toute la partie mâle de l'assemblée, financiers et gentilshommes,
+avaient le frisson dans les veines.
+
+Cocardasse et Passepoil avaient les yeux fixés sur le bossu comme deux
+chiens tombés en arrêt.
+
+En présence de ces femmes étonnées, inquiètes, curieuses, en présence de
+ces hommes, énervés par le dégoût, mais qui n'avaient point ce qu'il
+fallait de force pour rompre leur chaîne, Aurore seule était calme.
+
+Aurore avait cette douce et radieuse beauté, cette tristesse profonde,
+mais résignée, de la sainte qui subit son épreuve suprême sur cette
+terre de deuil et qui déjà regarde le ciel.
+
+La main de Gonzague s'était tendue vers les fleurs, mais la main de
+Gonzague retomba.
+
+Cette situation le prenait à l'improviste. Il s'était attendu à une
+lutte quelconque, à la suite de laquelle ces fleurs données
+ostensiblement à la jeune fille eussent scellé la complicité de ses
+adhérents.
+
+Mais en face de cette belle et douce créature, la perversité de Gonzague
+s'étonna. Ce qui restait de coeur au fond de sa poitrine se
+souleva.--Le comte Canozza était un homme.
+
+Le bossu fixait sur lui son regard étincelant.
+
+Trois heures de nuit sonnèrent à la pendule.
+
+Au milieu du profond silence, une voix s'éleva derrière Gonzague.
+
+Il y avait là un coquin dont le coeur desséché ne pouvait plus battre.
+M. de Peyrolles dit à son maître:
+
+--Le tribunal de famille se rassemble demain...
+
+Gonzague détourna la tête et murmura:
+
+--Fais ce que tu voudras.
+
+Peyrolles prit aussitôt le bouquet de fleurs dont Gonzague lui-même
+avait révélé la destination.
+
+Dona Cruz, saisie d'une vague crainte, dit à l'oreille d'Aurore:
+
+--Que me parlais-tu de ces fleurs?....
+
+--Mademoiselle, prononçait en ce moment Peyrolles, vous êtes libre...
+Toutes ces dames ont un bouquet... Permettez que je vous offre...
+
+Il fit cela gauchement--son visage, à cette heure, suait l'infamie.
+
+Aurore, cependant, avança la main pour prendre les fleurs...
+
+--Capédébiou! fit Cocardasse qui s'essuya le front; il y a là quelque
+diablerie.
+
+Dona Cruz, qui regardait Peyrolles avidement, s'élança d'instinct, mais
+une autre main l'avait prévenue.
+
+Peyrolles, repoussé rudement, recula jusqu'à la cloison. Le bouquet
+s'échappa de ses mains, et le bossu le foula aux pieds froidement.
+
+Toutes les poitrines furent déchargées d'un fardeau.
+
+--Qu'est-ce à dire? s'écria Peyrolles qui mit l'épée à la main.
+
+Gonzague regarda le bossu avec défiance.
+
+--Pas de fleurs! dit celui-ci; moi seul ai désormais le droit de faire
+de ces cadeaux à ma fiancée... Que diable! vous voilà tous consternés
+comme des gens qui ont vu tomber la foudre... Rien n'est tombé qu'un
+bouquet de fleurs fanées... J'ai laissé aller les choses pour avoir tout
+le mérite de la victoire... Rengainez, l'ami,... et vite!
+
+Il s'adressait à Peyrolles.
+
+--Monseigneur, reprit-il, ordonnez à ce chevalier de la triste figure de
+ne point troubler nos plaisirs... Bonté du ciel! je vous admire!... vous
+jetez comme cela le manche après la cognée... vous rompez les
+négociations... Permettez-moi de ne pas renoncer si vite!
+
+--Il a raison! il a raison! s'écria-t-on de toutes parts.
+
+Chacun se raccrochait à ce moyen de sortir du noir.--La gaieté n'avait
+pu prendre dans le salon de Gonzague cette nuit.
+
+Il va sans dire que Gonzague lui-même n'espérait rien de la tentative du
+bossu.
+
+Cela lui donnait seulement quelques minutes pour réfléchir. C'était
+précieux.
+
+--J'ai raison, pardieu! je le sais bien, poursuivit Ésope II; que vous
+ai-je promis? Une leçon d'escrime amoureuse... Et vous agissez sans moi!
+Et vous ne me laissez même pas dire un mot!... Cette jeune fille me
+plaît; je la veux; je l'aurai!
+
+--A la bonne heure! fit Navailles; voilà qui est parler!
+
+--Voyons, dit le gros petit traitant, arrondissant avec soin sa phrase,
+voyons si tu es aussi fort aux tournois d'amour qu'aux luttes bachiques!
+
+--Nous serons juges, ajouta Nocé; entame la bataille.
+
+Le bossu regarda Aurore, puis le cercle qui les entourait.
+
+Aurore, épuisée par le suprême effort qu'elle venait de faire,
+s'affaissait entre les bras de dona Cruz. Cocardasse roula vers elle un
+fauteuil. Aurore s'y laissa tomber.
+
+--Les apparences ne sont pas pour ce pauvre Ésope II! murmura Nocé.
+
+Comme Gonzague ne riait pas, on restait sérieux.
+
+Les femmes ne s'occupaient que d'Aurore, excepté Nivelle qui pensait:
+
+--J'ai idée que ce petit homme est un Crésus!
+
+--Monseigneur, dit le bossu, permettez-moi de vous adresser une
+requête... Vous êtes trop haut placé assurément pour avoir voulu vous
+jouer de moi... Si l'on dit à un homme: Courez! Il ne faut pas
+commencer par lui lier les deux jambes... la première condition du
+succès dans un assaut galant, c'est la solitude... Où vîtes-vous une
+femme se rendre quand elle se voit entourée de regards curieux? Soyez
+juste: c'est là l'impossible!
+
+--Il a raison! fit encore le choeur des convives.
+
+--Tout ce monde l'effraye, reprit Ésope II; moi-même, je perds une
+partie de mes moyens, car, en amour, le tendre, le passionné,
+l'entraînant est toujours tout près du ridicule... Comment trouver de
+ces accents qui enivrent les faibles femmes en présence d'un auditoire
+moqueur?
+
+Il était vraiment drôle, ce petit homme, prononçant son discours d'un
+air avantageux et fat, le poing sur la hanche et la main au jabot.
+
+Sans le sinistre vent qui soufflait cette nuit dans la petite maison de
+Gonzague, on aurait bien ri!
+
+On rit un peu. Navailles dit à Gonzague:
+
+--Accordez-lui sa requête, monseigneur.
+
+--Que demande-t-il? fit Gonzague toujours distrait et soucieux.
+
+--Qu'on nous laisse seuls, ma fiancée et moi; répondit le bossu; j'ai
+quelques petits talents... je ne vous demande que cinq minutes pour
+faire taire les répugnances de cette charmante enfant!
+
+--Cinq minutes! se récria-t-on; comme il y va!... On ne peut pas lui
+refuser cela, monseigneur!
+
+Gonzague gardait le silence.--Le bossu s'approcha de lui tout à coup et
+lui dit à l'oreille:
+
+--Monseigneur, on vous observe!... vous puniriez de mort celui qui vous
+trahirait comme vous vous trahissez vous-même!
+
+--Merci, l'ami, répondit le prince qui changea de visage; l'avis est
+bon... nous aurons décidément un gros compte à régler ensemble... et je
+crois que tu seras grand seigneur avant de mourir!--Messieurs,
+reprit-il, je songeais à vous... Nous avons gagné cette nuit une
+terrible partie... Demain, suivant toute apparence, nous serons au bout
+de nos peines... mais il ne faut pas échouer en entrant dans le port...
+Pardonnez ma distraction et suivez-moi.
+
+Il s'était fait un visage riant. Toutes les physionomies s'éclairèrent.
+
+--N'allons pas trop loin, dirent ces dames; il faut jouir du coup
+d'oeil!
+
+--Dans la galerie! opina Nocé; nous laisserons la porte entre-bâillée.
+
+--En besogne, Jonas!... Tu as le champ libre!
+
+--Surpasse-toi, bossu! Nous te donnons dix minutes au lieu de cinq!...
+montre à la main!
+
+--Messieurs, dit Oriol, les paris sont ouverts.
+
+On jouait sur tout et à propos de tout.--Le cours des gageures fut coté
+à un contre cent pour Ésope II, dit Jonas.
+
+En passant auprès de Cocardasse et de Passepoil, Gonzague leur dit:
+
+--Pour une bonne somme, retourneriez-vous bien en Espagne?
+
+--Nous ferions tout pour obéir à monseigneur, répliquèrent nos deux
+braves.
+
+--Ne vous éloignez donc pas! fit le prince en se mêlant à la foule de
+ses affidés.
+
+Cocardasse et Passepoil n'avaient garde.
+
+Quand tout le monde eut quitté le salon, le bossu se tourna vers la
+porte de la galerie derrière laquelle on voyait une triple rangée de
+têtes curieuses.
+
+--Bien! fit-il d'un air guilleret, très-bien!... comme cela vous ne me
+gênez pas du tout... Ne pariez pas trop contre moi... et consultez vos
+montres! J'oubliais une chose, s'interrompit-il en traversant le salon
+pour se rapprocher de la galerie; où est monseigneur?
+
+--Ici, répondit Gonzague; qu'y a-t-il?
+
+--Avez-vous un notaire tout prêt? demanda le bossu avec un magnifique
+sérieux.
+
+Pour le coup, personne n'y put tenir. Il y eut un franc éclat de gaieté
+dans la galerie.
+
+--Rira bien qui rira le dernier! murmura Ésope II.
+
+Gonzague répliqua, non sans un mouvement d'impatience:
+
+--Fais vite, l'ami, et ne t'inquiète point... Il y a un notaire royal
+dans ma chambre.
+
+Le bossu salua et revint vers les deux femmes groupées.
+
+Dona Cruz le regardait venir avec une sorte d'effroi. Aurore avait
+toujours les yeux baissés.
+
+Le bossu vint se mettre à genoux devant le fauteuil d'Aurore.
+
+Gonzague, au lieu de regarder ce spectacle qui avait tant de succès
+auprès de ses affidés, se promenait à l'écart au bras de Peyrolles.
+
+Ils allèrent s'accouder tout au bout de la galerie.
+
+--D'Espagne, disait Peyrolles, on peut revenir.
+
+--On meurt en Espagne comme à Paris, murmura Gonzague.
+
+Il reprit après un court silence:
+
+--Ici, l'occasion est manquée... Ces femmes devineraient... Dona Cruz
+parlerait...
+
+--Chaverny?... commença M. de Peyrolles.
+
+--Celui-là sera muet, interrompit Gonzague.
+
+Ils échangèrent un regard dans l'ombre et Peyrolles ne demanda point
+d'autre explication.
+
+--Il faut, poursuivit Gonzague,--qu'au sortir d'ici, elle soit libre...
+absolument libre... jusqu'au détour de la rue...
+
+Peyrolles se pencha tout à coup en avant et prêta l'oreille.
+
+--C'est le guet qui passe, dit Gonzague.
+
+Un bruit d'armes se faisait au dehors.
+
+Mais ce bruit s'étouffa sous le grand murmure qui s'éleva tout à coup
+dans la galerie.
+
+--C'est étonnant! s'écriait-on;--c'est prodigieux!
+
+--Avons-nous la berlue?... que diable lui dit-il?
+
+--Parbleu! fit Nivelle,--ce n'est pas difficile à deviner!... Il lui
+fait le compte des actions qu'il a!
+
+--Mais voyez donc!... dit Navailles;--qui a parié cent contre un?
+
+--Personne, répondit Oriol;--Je ne gagerais seulement pas à cinquante...
+fais-tu vingt-cinq.
+
+--Pas, s'il vous plaît!... Voyez donc!
+
+Le bossu était à genoux auprès du fauteuil d'Aurore.
+
+Dona Cruz voulut se mettre entre deux.--Le bossu l'écarta en disant:
+
+--Laissez... je ne lui ferai pas de mal.
+
+Il avait parlé bas. Sa voix était si étrangement changée que dona Cruz
+s'écarta comme malgré elle et ouvrit de grands yeux.
+
+Au lieu des accents stridents et discords qu'on était accoutumé à
+entendre sortir de cette bouche, c'était une voix mâle et douce,
+harmonieuse et profonde.
+
+Cette voix prononça le nom d'Aurore.
+
+Dona Cruz sentit sa jeune compagne tressaillir faiblement entre ses
+bras.
+
+Puis elle l'entendit murmurer:
+
+--Je rêve!...
+
+--Aurore!... répéta le bossu toujours à genoux.
+
+La jeune fille se couvrit la tête de ses mains.
+
+De grosses larmes coulèrent entre ses doigts qui tremblaient.
+
+Ceux qui regardaient dona Cruz par la porte entr'ouverte croyaient
+assister à une sorte de fascination.
+
+Dona Cruz était debout, la tête rejetée en arrière, la bouche béante,
+les yeux fixes.
+
+--Par le ciel! s'écria Navailles,--voilà qui tient du miracle.
+
+--Chut!... regardez!... l'autre semble attirée comme par un irrésistible
+pouvoir.
+
+--Le bossu a un talisman... un charme...
+
+Nivelle seule donnait un nom au charme et au talisman... Cette jolie
+fille, immuable en ses opinions, croyait au surnaturel pouvoir des
+actions bleues.
+
+C'était vrai, ce que l'on disait derrière la porte,--Aurore se penchait,
+comme malgré elle, vers la voix qui l'appelait.
+
+--Je rêve!... Je rêve!... balbutiait-elle parmi ses sanglots;--c'est
+affreux... je sais qu'il n'est plus!
+
+--Aurore! répéta le bossu pour la troisième fois.
+
+Et comme dona Cruz allait ouvrir la bouche, il lui imposa silence d'un
+geste impérieux.
+
+--Ne tournez pas la tête, reprit-il doucement en s'adressant à
+mademoiselle de Nevers;--nous sommes ici au bord même de l'abîme... un
+mouvement... un geste... tout est perdu!
+
+Dona Cruz fut obligée de s'asseoir auprès d'Aurore. Ses jambes
+chancelaient.
+
+--Je donnerais vingt louis pour savoir ce qu'il leur dit! s'écria
+Navailles.
+
+--Palsambleu! fit Oriol,--je commence à croire... Et cependant, il ne
+lui a rien donné à boire.
+
+--Cent pistoles pour le bossu, au pair! proposa Nocé.
+
+Ésope II, dit Jonas, poursuivait:
+
+--Vous ne rêvez point, Aurore... votre coeur ne vous a point
+trompée... C'est moi.
+
+--Vous!... murmura la jeune fille;--je n'ose ouvrir les yeux... Flor, ma
+soeur... regarde!
+
+Dona Cruz la baisa au front pour lui dire plus bas et de plus près:
+
+--C'est lui!
+
+Aurore entr'ouvrit ses doigts et glissa un regard. Son coeur sauta
+dans sa poitrine, mais elle parvint à étouffer son premier cri.--Elle
+demeura immobile.
+
+--Les hommes qui ne croient pas au ciel, dit le bossu après avoir lancé
+un coup d'oeil rapide vers la porte,--croient à l'enfer... Ils sont
+faciles à tromper... pourvu qu'on feigne le mal... Obéissez, non pas à
+votre coeur, Aurore, ma bien-aimée, mais à je ne sais quelle bizarre
+attraction qui est, suivant eux, l'oeuvre du démon... Soyez comme
+fascinée par cette main qui vous conjure...
+
+Il fit quelques passes au-dessus du front d'Aurore, laquelle se pencha
+vers lui obéissante.
+
+--Elle y vient! s'écria Navailles stupéfait.
+
+--Elle y vient! répétèrent tous les convives.
+
+Et le gros Oriol s'élançant tout essoufflé, vers la balustrade:
+
+--Vous perdez le plus beau, monseigneur! s'écria-t-il;--du diable si
+cela ne vaut pas la peine d'être vu!
+
+Gonzague se laissa entraîner vers la porte.
+
+--Chut!... chut!... ne les troublons pas! disait-on au moment où le
+prince arrivait.
+
+On lui fit place.--Il demeura muet d'étonnement.
+
+Le bossu continuait ses passes. Aurore, entraînée et charmée,
+s'inclinait de plus en plus vers lui.
+
+Le bossu avait eu raison. Ces hommes qui ne croyaient point en Dieu
+avaient grande foi en ces billevesées qui venaient d'Italie: les
+philtres, les charmes, les pouvoirs occultes, la magie.
+
+Gonzague murmura, Gonzague, l'esprit fort:
+
+--Cet homme possède un maléfice!
+
+Passepoil, qui était auprès de lui, se signa ostensiblement et
+Cocardasse junior grommela:
+
+--Lou couquin a de la graisse de pendu!... apapur, cela se voit!
+
+--Ta main..., disait cependant le bossu;--lentement... bien lentement...
+comme si une invincible puissance te forçait à me la donner malgré
+toi...
+
+La main d'Aurore se détacha de son visage et descendit par un mouvement
+automatique.
+
+Si les gens de la galerie avaient pu voir son adorable sourire!
+
+Ce qu'ils voyaient, c'était son sein agité, sa jolie tête renversée dans
+les masses de ses cheveux.
+
+Ils regardaient maintenant le bossu avec une sorte d'épouvante.
+
+--Capédébiou! fit Cocardasse,--elle donne sa main, la pécaïre!
+
+Et tous répétèrent avec un ébahissement profond:
+
+--Il fait d'elle tout ce qu'il veut!... quel démon!
+
+--Apapur! ajouta Cocardasse en adressant un coup d'oeil à
+Passepoil,--ces choses-là, il faut les voir pour y croire!
+
+--Quand je les vois, moi, dit M. de Peyrolles derrière Gonzague,--je n'y
+crois point.
+
+--Eh! pardieu! protesta-t-on de toutes parts,--on ne peut pas nier
+l'évidence pourtant!
+
+Peyrolles secoua la tête d'un air chagrin.
+
+--Ne négligeons rien, continuait le bossu, qui avait ses raisons sans
+doute pour compter sur la simplicité de dona Cruz;--Gonzague et son âme
+damnée sont là maintenant... Il s'agit de les tromper aussi... Quand ta
+main va toucher la mienne, Aurore, il faut tressaillir et jeter autour
+de toi un regard stupéfait... Bien!
+
+--J'ai joué cela dans _la Belle et la Bête_ à l'Opéra, dit Nivelle qui
+haussa les épaules;--j'étais plus étonnée que cette petite... n'est-ce
+pas, Oriol?
+
+--Vous étiez charmante, comme toujours, répondit le gros petit
+financier;--mais quel choc la pauvre enfant a éprouvé quand leurs mains
+se sont rencontrées!
+
+--Preuve qu'il y a antipathie et domination diabolique! prononça
+gravement Taranne.
+
+Le baron de Batz, qui n'était pas un ignorant, dit:
+
+--Ia! andibadie! Ia! Ia!... Tôminazion tiapolique!... sacramente!
+
+--Maintenant, reprenait le bossu,--tourne-toi vers moi... tout d'une
+pièce... lentement... lentement...
+
+Il se leva et la domina du regard.
+
+--Lève-toi, poursuivit-il,--comme un automate... Bien!... regarde-moi...
+Fais un pas... et laisse toi tomber dans mes bras.
+
+Aurore obéit encore,--dona Cruz restait immobile comme une statue.
+
+Il y eut derrière la porte, qui s'ouvrit toute grande, un tonnerre
+d'applaudissements.
+
+La charmante tête d'Aurore s'appuyait contre la poitrine d'Ésope II, dit
+Jonas.
+
+--Juste cinq minutes! s'écria Navailles;--montre à la main!
+
+--Est ce qu'il a changé la jolie senorita en statue de sel? demanda
+Nocé.
+
+Le flot des spectateurs envahissait le salon en tumulte.
+
+On entendit le petit rire sec du bossu qui disait en s'adressant à
+Gonzague:
+
+--Monseigneur, ce n'est pas plus difficile que cela!
+
+--Monseigneur, disait de son côté Peyrolles,--il y a ici quelque chose
+d'incompréhensible... ce drôle doit être un adroit jongleur.
+
+--As-tu peur qu'il ne t'escamote ta tête? demanda Gonzague.
+
+Puis se tournant vers Ésope II, dit Jonas, il ajouta:
+
+--Bravo! l'ami... nous donneras-tu ta recette?
+
+--Elle est à vendre, monseigneur, répliqua le bossu.
+
+--Et cela tiendra-t-il jusqu'au mariage?
+
+--Jusqu'au mariage, oui... mais pas au delà.
+
+--Combien le vends-tu, ton talisman, bossu? s'écria Oriol.
+
+--Presque rien... mais il faut pour s'en servir une denrée qui coûte
+cher.
+
+--Quelle denrée? demanda encore le gros petit financier.
+
+--De l'esprit, répondit Ésope II.--Allez donc d'abord au marché, mon
+gentilhomme.
+
+Oriol fit le plongeon dans la foule. On battit des mains. Choisy, Nocé,
+Navailles entourèrent dona Cruz et l'interrogèrent avidement.
+
+--Qu'a-t-il dit?... Parlait-il latin?... Avait-il à la main quelque
+fiole?
+
+--Il parlait hébreu! répondit la gitanita qui se remettait par degrés.
+
+--Et cette jolie fille le comprenait?...
+
+--Couramment... il a fourré sa main gauche dans son sein et en a tiré
+quelque chose qui ressemblait... comment dirais-je?
+
+--A une corne de bouc? à un miroir magique? à un grimoire?
+
+--A une liasse d'actions plutôt? demanda Nivelle.
+
+--Cela ressemblait à un mouchoir de poche, repartit la gitanita qui
+tourna le dos.
+
+--Pardieu! tu fais un homme précieux, l'ami, dit Gonzague qui lui mit la
+main sur l'épaule;--je t'admire!
+
+--Pour un débutant, n'est-ce pas, monseigneur?... fit Ésope II avec un
+sourire modeste. Mais, s'interrompit-il,--priez ces messieurs de se
+reculer un peu... à distance!... à distance!... Qu'on n'aille pas me
+l'effaroucher... j'ai eu assez de peine... Où est le notaire?
+
+--Qu'on fasse venir le notaire royal! ordonna M. de Gonzague.
+
+
+ FIN DU TOME CINQUIÈME.
+
+
+
+
+TABLE DES CHAPITRES
+
+DU CINQUIÈME VOLUME.
+
+
+ Pages.
+ LE CONTRAT DE MARIAGE.
+
+ (Suite.)
+
+ II. Un coup de bourse sous la régence 5
+
+ III. Caprice de bossu 25
+
+ IV. Gascon et Normand 47
+
+ V. L'invitation 67
+
+ VI. Le salon et le boudoir 89
+
+ VII. Une place vide 111
+
+ VIII. Une pêche et un bouquet 129
+
+ IX. Le neuvième coup 147
+
+ X. Triomphe du bossu 165
+
+ XI. Fleurs d'Italie 183
+
+ XII. La fascination 203
+
+
+FIN DE LA TABLE.
+
+
+ * * * * *
+
+
+ Liste des modifications:
+
+ page 10: «Ces actions bleues-là avaient» remplacé par «Ces actions
+ bleues avaient là»
+ page 15: «compacte» remplacé par «compact» (Mais le cercle avide
+ et compact)
+ page 21: «lacs» par «lacets» (retenus par les lacets de soie)
+ page 27: «brune» par «brume» (après la brume tombée.)
+ page 30: «soignement» par «soigneusement» (l'attacha soigneusement)
+ page 41: «un» par «une» (vingt sous pour faire une livre...)
+ page 68: «Tron de l'aër!» par «Tron de l'air!»
+ page 89: «quatres» par «quatre» (un des quatre styles helléniques)
+ page 90: «siamoisies» par «siamoises» (à renflures turques ou
+ siamoises)
+ page 103: «sûr» par «sûre» (je suis sûre qu'il n'est pas mort!)
+ page 112: «le trou de de la serrure» par «le trou de la serrure»
+ page 114: «coeur» par «choeur» (gronda le choeur des exécutants)
+ page 121: «Il» par «Ils» (Ils se croyaient)
+ page 125: «lontemps» par «longtemps» (depuis longtemps déjà je
+ nourris une pensée)
+ page 127: «vite» par« vide» (De laisser une place vide)
+ page 133: «tous» par «tout» (En tout cas je vous promets)
+ page 141: «suivriez» par «suivrez» (et vous me suivrez dans
+ l'adversité)
+ page 162: «mumura» par« murmura» (murmura la Nivelle)
+ : «Il» par «Ils» (Ils étaient là en face)
+ page 221: «amenda» par «demanda» (demanda Nivelle.)
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Le Bossu Volume 5, by Paul Féval
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE BOSSU VOLUME 5 ***
+
+***** This file should be named 34559-8.txt or 34559-8.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ http://www.gutenberg.org/3/4/5/5/34559/
+
+Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed
+Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
+produced from images generously made available by The
+Internet Archive/Canadian Libraries)
+
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
+
+
+*** START: FULL LICENSE ***
+
+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
+PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
+
+To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
+distribution of electronic works, by using or distributing this work
+(or any other work associated in any way with the phrase "Project
+Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
+Gutenberg-tm License (available with this file or online at
+http://gutenberg.org/license).
+
+
+Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
+electronic works
+
+1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
+electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
+and accept all the terms of this license and intellectual property
+(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
+the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
+all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
+If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
+
+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
+a constant state of change. If you are outside the United States, check
+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
+before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
+creating derivative works based on this work or any other Project
+Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
+the copyright status of any work in any country outside the United
+States.
+
+1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
+
+1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
+access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
+whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
+phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
+Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
+copied or distributed:
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
+from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
+posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
+and distributed to anyone in the United States without paying any fees
+or charges. If you are redistributing or providing access to a work
+with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
+work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
+Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
+1.E.9.
+
+1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
+terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
+1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
+License terms from this work, or any files containing a part of this
+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
+
+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
+prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
+active links or immediate access to the full terms of the Project
+Gutenberg-tm License.
+
+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
+word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
+distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
+"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
+posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
+you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
+copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
+request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
+performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
+
+1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
+access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
+that
+
+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
+"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
+corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
+property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
+computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
+your equipment.
+
+1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
+Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
+Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
+liability to you for damages, costs and expenses, including legal
+fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
+LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
+PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
+TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
+DAMAGE.
+
+1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
+defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
+receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
+written explanation to the person you received the work from. If you
+received the work on a physical medium, you must return the medium with
+your written explanation. The person or entity that provided you with
+the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
+refund. If you received the work electronically, the person or entity
+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
diff --git a/34559-8.zip b/34559-8.zip
new file mode 100644
index 0000000..c6beaa7
--- /dev/null
+++ b/34559-8.zip
Binary files differ
diff --git a/34559-h.zip b/34559-h.zip
new file mode 100644
index 0000000..6bc2bd3
--- /dev/null
+++ b/34559-h.zip
Binary files differ
diff --git a/34559-h/34559-h.htm b/34559-h/34559-h.htm
new file mode 100644
index 0000000..c3a60b9
--- /dev/null
+++ b/34559-h/34559-h.htm
@@ -0,0 +1,6723 @@
+<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN"
+ "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd">
+
+<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" xml:lang="fr" lang="fr">
+ <head>
+ <meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=iso-8859-1" />
+ <meta http-equiv="Content-Style-Type" content="text/css" />
+ <title>The Project Gutenberg's eBook of Le Bossu, Aventures de cape et d'épée, by Paul Féval,</title>
+
+<style type="text/css">
+
+body {margin-left: 15%; margin-right: 15%;}
+
+p {margin-top: 0.75em; text-align: justify; margin-bottom: 0.75em; text-indent: 1.5em;}
+
+h1, h2, h3, h5, h6 {text-align: center; clear: both;}
+h1 {margin-top: 2em;}
+h2 {margin-top: 2em;}
+
+hr.small {width: 30%; border-color: #C0C0C0; border-style: solid;
+margin: 2em auto 2em auto; clear: both;}
+
+hr.tiny {width: 10%; border-color: #C0C0C0; border-style: solid;
+margin: 2em auto 2em auto; clear: both;}
+
+hr.full {width: 100%; margin: 5em auto 5em auto; height: 4px;
+border-width: 4px 0 0 0; border-style: solid; border-color: #000000;
+clear: both;}
+
+sup {font-size: 70%; vertical-align: 40%;}
+
+.center {text-align: center; text-indent: 0em;}
+.left {text-align: left;}
+.smcap {font-variant: small-caps;}
+
+.blockquote {margin: 2em 10% 2em 10%; font-size: 100%;}
+
+.poem {margin-left: 10%; margin-right: 10%; text-align : left;}
+.poem .stanza {margin : 1em 0 1em 0;}
+.poem span.i0 {display: block; margin-left: 0; padding-left: 3em; text-indent: -3em;}
+.poem span.i2 {display: block; margin-left: 1em; padding-left: 3em; text-indent: -3em;}
+.poem span.i4 {display: block; margin-left: 2em; padding-left: 3em; text-indent: -3em;}
+
+img {margin-left: auto; margin-right:auto;}
+.figcenter {margin: 0.5em auto 0.5em auto; padding: 0px 0px 0px 0px; text-align: center;}
+
+/* table of contents */
+.block {margin: 2em auto 0 auto; width: 400px;}
+table {margin-left: auto; margin-right: auto; border-collapse: collapse;}
+.tda {text-align: right; padding-right: 2em; vertical-align: top;
+padding-bottom: 1em;}
+.tdb {text-align: left; vertical-align: top; padding-bottom: 1em;}
+.tdc {text-align: right; vertical-align: top; padding-bottom: 1em;}
+.tcenter {text-align: center; padding-top: 1em; padding-bottom: 1em;}
+
+/* page numbers */
+.pagenum {position: absolute; left: 5%; font-size: 90%;
+font-weight: normal; font-style: normal; text-align: right;
+color: #C0C0C0; background-color: inherit; text-indent: 0em;}
+
+a{text-decoration: none;}
+a:hover {text-decoration: underline;}
+.link {font-size: small; text-align: center; margin-top: 0em; font-weight: 400;}
+
+/* note au lecteur */
+.tnote {border: dashed 1px; margin-left: 20%; margin-right: 20%;
+margin-top: 50px; margin-bottom: 50px; padding: 10px 10px 10px 10px;
+font-family: sans-serif; font-size: 80%;}
+
+/* correction popup */
+ins.correction {text-decoration: none; border-bottom: thin dotted silver;}
+
+-->
+ </style>
+ </head>
+<body>
+
+
+<pre>
+
+The Project Gutenberg EBook of Le Bossu Volume 5, by Paul Féval
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Le Bossu Volume 5
+ Aventures de cape et d'épée
+
+Author: Paul Féval
+
+Release Date: December 4, 2010 [EBook #34559]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE BOSSU VOLUME 5 ***
+
+
+
+
+Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed
+Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
+produced from images generously made available by The
+Internet Archive/Canadian Libraries)
+
+
+
+
+
+
+</pre>
+
+
+<hr class="full" />
+
+<p class="left"><a href="#note">Au lecteur</a></p>
+
+<h1>LE BOSSU.</h1>
+
+<hr class="tiny" />
+
+<p class="center">Bruxelles.&mdash;Imp. de <span class="smcap">E. Guyot</span>, succ. de <span class="smcap">Stapleaux</span>,<br />
+rue de Schaerbeek, 12.</p>
+
+<hr class="tiny" />
+
+<p class="center">COLLECTION HETZEL.</p>
+
+<hr class="tiny" />
+
+<h1>LE BOSSU</h1>
+
+<h3>AVENTURES DE CAPE ET D'ÉPÉE</h3>
+
+<p class="center"><small>PAR</small></p>
+
+<h2>PAUL FÉVAL.</h2>
+
+<h2>5</h2>
+
+<hr class="tiny" />
+
+<p class="center">Édition autorisée pour la Belgique et l'Étranger,<br />
+interdite pour la France.</p>
+
+<hr class="tiny" />
+
+<div class="figcenter">
+<img src="images/title.png" alt="" title="" width="150" height="142" /></div>
+
+<p class="center"><b>LEIPZIG,</b></p>
+
+<p class="center"><b>ALPHONSE DÜRR, LIBRAIRE-ÉDITEUR.</b></p>
+
+<hr class="tiny" />
+
+<p class="center"><b>1857</b></p>
+
+<hr class="small" />
+
+<h6><a href="#table_des_chapitres">TABLE DES CHAPITRES <br />DU CINQUIÈME VOLUME</a></h6>
+
+<hr class="small" />
+
+<h2>LE CONTRAT DE MARIAGE.</h2>
+
+<h2>(SUITE.)</h2>
+
+<h2><a name="ch1" id="ch1"></a>II</h2>
+
+<h3>&mdash;Un coup de bourse sous la régence.&mdash;</h3><p><span class="pagenum"><a name="Page_5" id="Page_5">5</a></span></p>
+
+<p>Le bossu était entré l'un des premiers à l'hôtel de Gonzague, et dès
+l'ouverture des portes on l'avait vu arriver avec un petit
+commissionnaire qui portait une chaise, un coffre, un oreiller et un
+matelas.</p>
+
+<p>Le bossu meublait sa niche et voulait évidemment en faire son domicile,
+comme il en avait le droit par son bail.</p>
+
+<p>Il avait, en effet, succédé aux droits de Médor, et Médor couchait dans
+sa niche.</p>
+
+<p>Les locataires des cahutes du jardin de <span class="pagenum"><a name="Page_6" id="Page_6">6</a></span> Gonzague eussent voulu des
+jours de vingt-quatre heures. Le temps manquait à leur appétit de
+négoce. En route pour aller chez eux ou en revenir, ils agiotaient; ils
+se réunissaient pour dîner afin d'agioter en mangeant. Les heures seules
+du sommeil étaient perdues.</p>
+
+<p>N'est-il pas humiliant de penser que l'homme, esclave d'un besoin
+matériel, ne peut agioter en dormant!</p>
+
+<p>La veine était à la hausse. La fête du Palais-Royal avait produit un
+immense effet. Bien entendu, personne, parmi ce petit peuple de
+spéculateurs, n'avait mis le pied à la fête; mais quelques-uns, perchés
+sur les terrasses des maisons voisines, avaient pu entrevoir le ballet.
+On ne parlait que du ballet. La fille du Mississipi, puisant à l'urne de
+son respectable père de l'eau qui se changeait en pièces d'or, voilà une
+fine et charmante allégorie, quelque chose de vraiment français et qui
+pouvait faire pressentir à quelle hauteur s'élèverait dans les siècles
+suivants le génie dramatique du peuple qui, né malin, créa le
+vaudeville!</p>
+
+<p>Au souper, entre la poire et le fromage, on avait accordé une nouvelle
+création d'actions. C'étaient les <i>petites-filles</i>. Elles avaient déjà
+dix pour cent de prime avant d'être gravées. <span class="pagenum"><a name="Page_7" id="Page_7">7</a></span> Les <i>mères</i> étaient
+blanches, les <i>filles</i> jaunes; les <i>petites-filles</i> devaient être
+bleues: couleur du ciel, du lointain, de l'espoir et des rêves!</p>
+
+<p>Il y a, quoi qu'on en dise, une large et profonde poésie dans un
+registre à souche!</p>
+
+<p>En général, les boutiques qui faisaient le coin des rues baraquées
+étaient des débits de boissons dont les maîtres vendaient le ratafia
+d'une main et jouaient de l'autre. On buvait beaucoup: cela met de
+l'entrain dans les transactions.&mdash;A chaque instant, on voyait les
+spéculateurs heureux porter rasade aux gardes-françaises, postés en
+sentinelles aux avenues principales.</p>
+
+<p>Ces tours de faction étaient très-recherchés. Cela valait une campagne
+aux Porcherons.</p>
+
+<p>Incessamment, des portefaix et voituriers à bras amenaient des masses de
+marchandises qu'on entassait dans les cases ou au dehors, au beau milieu
+de la voie. Les ports étaient payés un prix fou. Une seule chose, de nos
+jours, peut donner l'idée du tarif de la rue Quincampoix, c'est le tarif
+de San-Francisco, la ville du <i>golden-fever</i>, où les malades de cette
+<i>fièvre d'or</i> payaient, dit-on, deux dollars pour faire cirer leurs
+bottes.</p>
+
+<p>La rue Quincampoix avait du reste d'étonnants <span class="pagenum"><a name="Page_8" id="Page_8">8</a></span> rapports avec la
+Californie. Notre siècle n'a rien inventé en fait d'extravagances.</p>
+
+<p>Ce n'était ni l'or ni l'argent, ce n'étaient pas non plus les
+marchandises qu'on recherchait; la vogue était aux petits papiers. Les
+blanches, les jaunes, les <i>mères</i>, les <i>filles</i>, enfin ces chers anges
+qui allaient naître, les <i>petites-filles</i>, les bleues, ces tendres
+actions dont le berceau s'entourait déjà de tant de sollicitudes! voilà
+ce qu'on demandait de toutes parts, à grands cris, voilà ce qu'on
+voulait, voilà ce qui véritablement excitait le délire de tous!</p>
+
+<p>Veuillez réfléchir: un louis vaut vingt-quatre francs aujourd'hui,
+demain il vaudra encore vingt-quatre francs, tandis qu'une
+<i>petite-fille</i> de mille livres qui, ce matin, ne vaut que cinq cents
+pistoles, peut valoir deux mille écus demain soir.</p>
+
+<p>A bas la monnaie, lourde, vieille, immobile! vive le papier léger comme
+l'air! le papier précieux, le papier magique qui accomplit, au fond même
+du portefeuille, je ne sais quel travail d'alchimiste! Une statue à ce
+bon M. Law! une statue haute comme le colosse de Rhodes!</p>
+
+<p>Ésope II, dit Jonas, est le bénéficiaire de cet engouement. Son dos, ce
+pupitre commode dont lui avait fait cadeau la nature, ne chômait pas
+<span class="pagenum"><a name="Page_9" id="Page_9">9</a></span> un seul instant. Les pièces de six livres et les pistoles tombaient
+sans relâche dans sa sacoche de cuir.&mdash;Mais ce gain le laissait
+impassible. C'était déjà un financier endurci.</p>
+
+<p>Il n'était point gai, ce matin; il avait l'air malade. A ceux qui
+avaient la bonté de l'interroger à ce sujet, il répondait:</p>
+
+<p>&mdash;Je me suis un peu trop fatigué cette nuit.</p>
+
+<p>&mdash;Où cela, Jonas, mon ami?</p>
+
+<p>&mdash;Chez M. le régent qui m'avait invité à sa fête.</p>
+
+<p>On riait, on signait, on payait: c'était une bénédiction!</p>
+
+<p>Vers dix heures du matin, une acclamation immense, terrible,
+foudroyante, fit trembler les vitres de l'hôtel de Gonzague. Le canon
+qui annonce la naissance des fils du souverain ne fait pas à beaucoup
+près autant de bruit que cela. On battait des mains, on hurlait, les
+chapeaux volaient en l'air, la joie avait des éclats et des spasmes, des
+trépignements et des défaillances.</p>
+
+<p>Les actions bleues, les <i>petites-filles</i>, avaient vu le jour! Elles
+sortaient toutes fraîches, toutes vierges, toutes mignonnes, des presses
+de l'imprimerie royale.</p>
+
+<p>N'y avait-il pas de quoi faire crouler la rue <span class="pagenum"><a name="Page_10" id="Page_10">10</a></span> Quincampoix? Les
+<i>petites-filles</i>! les actions bleues! les dernières-nées, portant la
+signature vénérable du sous-contrôleur Labastide!</p>
+
+<p>&mdash;A moi! dix de prime! quinze!</p>
+
+<p>&mdash;Vingt! à moi!... comptant, espèces!</p>
+
+<p>&mdash;Vingt-cinq payées en laine du Berry!...</p>
+
+<p>&mdash;En épices de l'Inde... en soie grége... en vins de Gascogne!</p>
+
+<p>&mdash;Ne foulez pas, mordieu, la mère!... Fi! à votre âge!...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! le vilain qui malmène les femmes!... n'avez-vous pas de honte!</p>
+
+<p>&mdash;Gare! gare!... une partie de bouteilles de Rouen.</p>
+
+<p>&mdash;Gare! toiles de Quintin! plein la main... trente de prime!</p>
+
+<p>Cris de femmes bousculées, cris de petits hommes étouffés,&mdash;glapissement
+de ténors,&mdash;grands murmures de basses-tailles.</p>
+
+<p>Horions échangés de bonne foi!</p>
+
+<p>Ces actions <ins class="correction" title="bleues-là avaient">bleues avaient là</ins> un succès tout à fait digne d'elles.</p>
+
+<p>Oriol et Montaubert descendirent les marches du perron de l'hôtel. Ils
+venaient d'avoir leur entrevue avec Gonzague qui les avait gourmandés
+d'importance. Ils étaient silencieux et tout penauds.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_11" id="Page_11">11</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est plus un protecteur, dit Montaubert en touchant le sol du
+jardin.</p>
+
+<p>&mdash;C'est un maître! grommela Oriol, et qui nous mène là où nous ne
+voulions point aller!... j'ai bien envie...</p>
+
+<p>&mdash;Et moi donc! interrompit Navailles.</p>
+
+<p>Un valet à la livrée du prince les aborda, et leur remit à chacun un
+paquet cacheté.</p>
+
+<p>Ils rompirent le sceau. Les paquets contenaient chacun une liasse
+d'actions bleues.</p>
+
+<p>Oriol et Montaubert se regardèrent.</p>
+
+<p>&mdash;Palsambleu! fit le gros petit financier déjà tout ragaillardi, en
+caressant son jabot de dentelles, j'appelle ceci une attention délicate!</p>
+
+<p>&mdash;Il a des façons d'agir, répliqua Montaubert attendri, qui
+n'appartiennent qu'à lui!</p>
+
+<p>On compta les <i>petites-filles</i> qui étaient en nombre raisonnable.</p>
+
+<p>&mdash;Mêlons! dit Montaubert.</p>
+
+<p>&mdash;Mêlons! accepta Oriol.</p>
+
+<p>Les scrupules étaient déjà loin. La gaieté revenait.</p>
+
+<p>Il y eut comme un écho derrière eux:</p>
+
+<p>&mdash;Mêlons! Mêlons!</p>
+
+<p>Toute la bande folle descendait le perron: Navailles, Taranne, Nocé,
+Albret, Gironne et le reste. Chacun d'eux avait également trouvé, en
+<span class="pagenum"><a name="Page_12" id="Page_12">12</a></span> arrivant, un chasse-remords et une consolation. Ils se formèrent en
+groupe.</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, dit Albret, voici des croquants de marchands qui ont des
+écus jusque dans leurs bottes... En nous associant, nous pouvons tenir
+le marché aujourd'hui et faire un coup de partie...</p>
+
+<p>Ce ne fut qu'une voix:</p>
+
+<p>&mdash;Associons-nous! Associons-nous!</p>
+
+<p>&mdash;En suis-je? demanda une petite voix aigrelette, qui semblait sortir de
+la poche du grand baron de Batz.</p>
+
+<p>On se retourna. Le bossu était là prêtant son dos à un marchand de
+faïence qui donnait le fond de son magasin pour une douzaine de
+chiffons, et qui était heureux.</p>
+
+<p>&mdash;Au diable! fit Navailles en reculant, je n'aime pas cette créature!</p>
+
+<p>&mdash;Va plus loin! ordonna brutalement Gironne.</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, je suis votre serviteur, repartit le bossu avec politesse;
+j'ai loué une place et le jardin est à moi comme à vous.</p>
+
+<p>&mdash;Quand je pense, dit Oriol, que ce démon qui nous a tant intrigués
+cette nuit, n'est qu'un méchant pupitre ambulant...</p>
+
+<p>&mdash;Pensant... écoutant... parlant..., prononça <span class="pagenum"><a name="Page_13" id="Page_13">13</a></span> le bossu en piquant
+chacun de ces trois mots.</p>
+
+<p>Il salua, sourit et alla à ses affaires.</p>
+
+<p>Navailles le suivit du regard.</p>
+
+<p>&mdash;Hier, je n'avais pas peur de ce petit homme..., murmura-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;C'est qu'hier, dit Montaubert à voix basse, nous pouvions encore
+choisir notre chemin!</p>
+
+<p>&mdash;Ton idée, Albret, ton idée! s'écrièrent plusieurs voix.</p>
+
+<p>On se serra autour d'Albret qui parla pendant quelques minutes avec
+vivacité.</p>
+
+<p>&mdash;C'est superbe! dit Gironne; je comprends.</p>
+
+<p>&mdash;C'est ziberpe! répéta le baron de Batz; ché gombrends... mais
+egsbliguez-moi engore!</p>
+
+<p>&mdash;Eh! fit Nocé, c'est inutile!... à l'&oelig;uvre!... Il faut que dans une
+heure la rafle soit faite!</p>
+
+<p>Ils se dispersèrent aussitôt. La moitié environ sortit par la cour et la
+rue Saint-Magloire, pour se rendre rue Quincampoix par le grand tour.
+Les autres allèrent seuls ou par petits groupes, causant çà et là
+bonnement des affaires du temps.</p>
+
+<p>Au bout d'un quart d'heure, environ, Taranne et Choisy rentrèrent par la
+porte qui donnait rue Quincampoix. Ils firent une percée à grands coups
+de coude, et interpellant Oriol qui causait avec Gironne:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_14" id="Page_14">14</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Une fureur! s'écrièrent-ils,&mdash;une folie!... Elles font trente et
+trente-cinq au cabaret de Venise... quarante et jusqu'à cinquante chez
+Foulon... Dans une heure, elles feront cent... Achetez! achetez!</p>
+
+<p>Le bossu riait dans son coin.</p>
+
+<p>&mdash;On te donnera un os à ronger, petit, lui dit Nocé à l'oreille, sois
+sage.</p>
+
+<p>&mdash;Merci, mon digne monsieur, répondit Ésope II humblement, c'est tout ce
+qu'il me faut.</p>
+
+<p>Le bruit s'était cependant répandu en un clin d'&oelig;il que les bleues
+allaient faire cent avant la fin de la journée. Les acheteurs se
+présentaient en foule. Albret, qui avait toutes les actions de
+l'association dans son portefeuille, vendit en masse à cinquante, au
+comptant; il se fit fort en outre pour une quantité considérable à
+livrer au même taux sur le coup de deux heures.</p>
+
+<p>Alors, débouchèrent, par la même porte donnant sur la rue Quincampoix,
+Oriol et Montaubert, avec des visages de deux aunes.</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, dit Oriol à ceux qui lui demandaient pourquoi cet air
+consterné, je ne crois pas qu'il faille volontiers répéter ces fatales
+nouvelles... cela ferait baisser les fonds...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_15" id="Page_15">15</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Et quoi que nous en ayons, ajouta Montaubert avec un profond soupir,
+la chose se fera toujours assez vite!</p>
+
+<p>&mdash;Man&oelig;uvre! man&oelig;uvre! cria un gros marchand qui avait ses poches
+gonflées de <i>petites filles</i>.</p>
+
+<p>&mdash;La paix, Oriol! fit Montaubert, vous voyez à quoi vous nous exposez!</p>
+
+<p>Mais le cercle avide et <ins class="correction" title="compacte">compact</ins> de curieux se massait déjà autour d'eux.</p>
+
+<p>&mdash;Parlez, messieurs, dites ce que vous savez! s'écria-t-on; c'est un
+devoir d'honnête homme!</p>
+
+<p>Oriol et Montaubert restèrent muets comme des poissons.</p>
+
+<p>&mdash;Ché fais fus le tire, moi, dit le baron de Batz qui arrivait, tépâcle!
+tépâcle! tépâcle!</p>
+
+<p>&mdash;Débâcle? pourquoi?</p>
+
+<p>&mdash;Man&oelig;uvre, vous dit-on!</p>
+
+<p>&mdash;Silence, vous, le gros homme!... Pourquoi débâcle?</p>
+
+<p>&mdash;Ché sais bas! répondit gravement le baron; Zinguande bur zen te
+paisse!</p>
+
+<p>&mdash;Cinquante pour cent de baisse!</p>
+
+<p>&mdash;En tix minides!</p>
+
+<p>&mdash;En dix minutes! mais c'est une dégringolade!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_16" id="Page_16">16</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Ia! c'est eine técrincolate!... ein tésasdre!.. eine banigue!...</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs! messieurs! dit Montaubert, tout beau!... n'exagérons
+rien!...</p>
+
+<p>&mdash;Vingt bleues, quinze de prime! criait-on déjà aux alentours.</p>
+
+<p>&mdash;Quinze bleues, quinze!... à dix de prime et du temps...</p>
+
+<p>&mdash;Vingt-cinq au pair!...</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, messieurs! c'est de la folie!... l'enlèvement du jeune roi
+n'est pas encore un fait officiel...</p>
+
+<p>&mdash;Rien ne prouve, ajouta Oriol, que M. Law ait pris la fuite...</p>
+
+<p>&mdash;Et que M. le régent soit prisonnier au palais royal! acheva Montaubert
+d'un air profondément désolé.</p>
+
+<p>Il y eut un silence de stupeur, puis une grande clameur, composée de
+mille cris.</p>
+
+<p>&mdash;Le jeune roi enlevé! M. Law en fuite! Le régent prisonnier!</p>
+
+<p>&mdash;Trente actions à cinquante de perte!</p>
+
+<p>&mdash;Quatre-vingts bleues à soixante!</p>
+
+<p>&mdash;A cent!... à cent cinquante...</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs! messieurs! faisait Oriol, ne vous pressez pas.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, je vends toutes les miennes à trois <span class="pagenum"><a name="Page_17" id="Page_17">17</a></span> cents de perte! s'écria
+Navailles qui n'en avait plus une seule, les prenez-vous?</p>
+
+<p>Oriol fit un geste d'énergique refus.</p>
+
+<p>Les bleues firent aussitôt quatre cents de perte.</p>
+
+<p>Montaubert continuait:</p>
+
+<p>&mdash;On ne surveillait pas assez les du Maine... ils avaient des
+partisans... M. le chancelier d'Aguesseau était du coup, M. le cardinal
+de Bissy, M. de Villeroy et le maréchal de Villars... ils ont eu de
+l'argent par M. le prince de Cellamare... Judicaël de Malestroit,
+marquis de Pontcallec, le plus riche gentilhomme de Bretagne, a pris le
+jeune roi sur la route de Versailles et l'a emmené à Nantes... le roi
+d'Espagne passe en ce moment les Pyrénées avec une armée de trois cent
+mille hommes: c'est là un fait malheureusement avéré!</p>
+
+<p>Soixante bleues à cinq cents de perte! cria-t-on dans la foule toujours
+croissante.</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, messieurs, ne vous pressez pas... il faut du temps pour
+amener une armée des monts Pyrénéens jusqu'à Paris!... D'ailleurs, ce
+sont des on dit... rien que des on dit!...</p>
+
+<p>&mdash;Tes on tit!... tes on tit!... répéta le baron de Batz; ch'ai engore
+eine action... ché la tonne pur zing zents vrancs!... foilà!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_18" id="Page_18">18</a></span></p>
+
+<p>Personne ne voulut de l'action du baron de Batz, et les offres
+recommencèrent à grands cris.</p>
+
+<p>&mdash;Au pis aller, reprit Oriol, si M. Law n'était pas en fuite...</p>
+
+<p>&mdash;Mais, demanda-t-on, qui détient le régent prisonnier?</p>
+
+<p>&mdash;Bon Dieu! répondit Montaubert, vous m'en demandez plus que je n'en
+sais, mes bonnes gens! moi je n'achète ni ne vends, Dieu merci!... M. le
+duc de Bourbon était mécontent, à ce qu'il paraît... on parle aussi du
+clergé pour l'affaire de la constitution... il y en a qui prétendent que
+le czar est mêlé à tout cela et veut se faire proclamer roi de France.</p>
+
+<p>Ce fut un cri d'horreur. Le baron de Batz proposa son action pour cent
+écus.</p>
+
+<p>A ce moment de panique universelle, Albret, Taranne, Gironne et Nocé qui
+avaient les fonds sociaux firent un petit achat et furent signalés
+aussitôt. On se les montrait au doigt comme une partie carrée d'idiots.
+Ils achetaient! En un clin-d'&oelig;il, la foule les entoura, les assiégea,
+les étouffa.</p>
+
+<p>&mdash;Ne leur dites pas vos nouvelles! fit-on à l'oreille d'Oriol et de
+Montaubert.</p>
+
+<p>Le gros petit traitant avait grand'peine à s'empêcher de rire.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_19" id="Page_19">19</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Les pauvres innocents! murmura-t-il.</p>
+
+<p>Puis il ajouta en s'adressant à la foule:</p>
+
+<p>&mdash;Je suis gentilhomme, mes amis; je vous ai dit mes nouvelles <i>gratis et
+pro Deo</i>... faites-en ce que vous voudrez, je m'en lave les mains.</p>
+
+<p>Montaubert, poussant encore plus loin la complaisance, criait aux
+innocents:</p>
+
+<p>&mdash;Achetez, mes amis, achetez; si ce sont de faux bruits, vous allez
+faire une magnifique affaire.</p>
+
+<p>On signait deux à la fois sur le dos du bossu. Il recevait des deux
+mains et ne voulait plus que de l'or. «Réaliser! réaliser!» c'était le
+cri général.</p>
+
+<p>Ce qu'on appelait le pair pour les actions bleues ou <i>petites-filles</i>,
+c'était 5,000 livres, taux de leur émission, bien que leur valeur
+nominale ne fût que de mille livres. En vingt minutes, elles tombèrent à
+quelques centaines de francs.</p>
+
+<p>Taranne et ses lieutenants firent rafle. Leurs portefeuilles se
+gonflèrent comme le sac de cuir d'Ésope II, dit Jonas, lequel riait tout
+tranquillement en prêtant son dos à ces fiévreuses transactions.</p>
+
+<p>Le tour était fait. Oriol et Montaubert disparurent.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_20" id="Page_20">20</a></span></p>
+
+<p>Bientôt, de toutes parts, des gens arrivèrent essoufflés:</p>
+
+<p>&mdash;M. Law est en son hôtel!</p>
+
+<p>&mdash;Le jeune roi est aux Tuileries!</p>
+
+<p>&mdash;Et M. le régent assiste présentement à son déjeuner!</p>
+
+<p>&mdash;Man&oelig;uvre! man&oelig;uvre! man&oelig;uvre!</p>
+
+<p>&mdash;Manèfre! manèfre! manèfre! répéta le baron de Batz indigné; ché fus
+tisais pien qué z'édaient tes manèfres...</p>
+
+<p>Il y eut des gens qui se pendirent.</p>
+
+<p>Sur le coup de deux heures, Albret se présenta pour livrer ses actions
+vendues au taux de cinq mille cinquante francs. Malgré les gens pendus
+et ceux qui firent banqueroute en se bornant à s'arracher les cheveux,
+Albret réalisa encore un fabuleux bénéfice.</p>
+
+<p>En signant le dossier transfert sur le dos du bossu, Albret lui glissa
+une bourse dans la main. Le bossu cria:</p>
+
+<p>&mdash;Viens ça, la Baleine!</p>
+
+<p>L'ancien soldat aux gardes vint, parce qu'il avait vu la bourse. Le
+bossu la lui jeta au nez.</p>
+
+<p>Ceux de nos lecteurs qui trouveront le stratagème d'Oriol, Montaubert et
+compagnie par trop élémentaire, n'ont qu'à lire les notes de Cl. Berger
+sur les mémoires secrets de l'abbé <span class="pagenum"><a name="Page_21" id="Page_21">21</a></span> de Choisy. Ils y verront des
+man&oelig;uvres bien plus grossières, couronnées d'un plein succès.</p>
+
+<p>Le récit de ces coquineries amusait les ruelles. On faisait sa
+réputation d'homme d'esprit en même temps que sa fortune en montant ces
+audacieuses escroqueries.</p>
+
+<p>C'étaient de bons tours qui faisaient rire tout le monde, excepté les
+pendus.</p>
+
+<p>Pendant que nos habiles étaient à partager le butin quelque part, M. le
+prince de Gonzague et son fidèle Peyrolles descendirent le perron de
+l'hôtel. Le suzerain venait rendre visite à ses vassaux. L'agio avait
+repris avec fureur. On jouait sur nouveaux frais. D'autres nouvelles,
+plus ou moins controuvées, circulaient. La maison d'or, un instant
+étourdie par un spasme, avait pris le dessus et se portait bien.</p>
+
+<p>M. de Gonzague tenait à la main une large enveloppe à laquelle pendaient
+trois sceaux, retenus par les <ins class="correction" title="lacs">lacets</ins> de soie. Quand le bossu aperçut cet
+objet, ses yeux s'ouvrirent tout grands, tandis que le sang montait
+violemment à son visage pâle.</p>
+
+<p>Il ne bougea point et continua son office. Mais son regard était cloué,
+désormais sur Peyrolles et Gonzague.</p>
+
+<p>&mdash;Que fait la princesse? demanda celui-ci.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_22" id="Page_22">22</a></span></p>
+
+<p>La princesse n'a pu fermer l'&oelig;il de cette nuit, répondit le factotum;
+sa camériste l'a entendue qui répétait: Si c'était pourtant la fille de
+Nevers!</p>
+
+<p>&mdash;Vive Dieu! murmura Gonzague, en est-elle là déjà?... Si jamais elle
+voyait cette belle fille, tout serait dit!</p>
+
+<p>&mdash;Il y a ressemblance? demanda Peyrolles.</p>
+
+<p>&mdash;Tu verras cela!... deux gouttes d'eau!... Te souviens-tu de Nevers?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, répliqua Peyrolles; c'était un beau jeune homme!</p>
+
+<p>&mdash;Sa fille est belle comme un ange... le même regard... le même
+sourire...</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce qu'elle sourit déjà?</p>
+
+<p>&mdash;Elle est avec dona Cruz... elles se connaissent... Dona Cruz la
+console... Cela m'a fait quelque chose de voir cette enfant-là!... Si
+j'avais une fille comme elle, ami Peyrolles, je crois... Mais ce sont
+des folies! s'interrompit-il; de quoi me repentirais-je? ai-je fait le
+mal pour le mal?... J'ai mon but, j'y marche... S'il y a des
+obstacles...</p>
+
+<p>&mdash;Tant pis pour les obstacles! murmura Peyrolles en riant.</p>
+
+<p>Gonzague passa le revers de sa main sur son front.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_23" id="Page_23">23</a></span></p>
+
+<p>Peyrolles toucha l'enveloppe scellée.</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur pense-t-il que nous ayons rencontré juste?</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a pas à en douter, répondit le prince; le cachet de Nevers et
+le grand sceau de la chapelle paroissiale de Caylus-Tarrides.</p>
+
+<p>&mdash;Vous croyez que ce sont les pages arrachées au registre?</p>
+
+<p>&mdash;J'en suis sûr.</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur pourrait, du reste, vérifier le fait en ouvrant
+l'enveloppe.</p>
+
+<p>&mdash;Y penses-tu! s'écria Gonzague, briser des cachets! de beaux cachets
+intacts! Vive Dieu! chacun de ceux-ci vaut une douzaine de témoins...
+nous briserons les sceaux, ami Peyrolles, quand il en sera temps, quand
+nous représenterons au conseil de famille assemblé la véritable
+héritière de Nevers...</p>
+
+<p>&mdash;La véritable?... répéta involontairement Peyrolles.</p>
+
+<p>&mdash;Celle qui doit être pour nous la véritable... et l'évidence sortira de
+là tout d'une pièce!</p>
+
+<p>Peyrolles s'inclina. Le bossu regardait.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, reprit le factotum; que ferons-nous de l'autre jeune fille,
+monseigneur?</p>
+
+<p>&mdash;Damné bossu! s'écria l'agioteur qui signait <span class="pagenum"><a name="Page_24" id="Page_24">24</a></span> en ce moment sur le
+dos de Jonas; pourquoi remues-tu comme cela?</p>
+
+<p>Le bossu, en effet, avait fait un mouvement involontaire pour se
+rapprocher de Gonzague.</p>
+
+<p>Celui-ci réfléchissait.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai songé à tout cela, dit-il en se parlant à lui-même; que ferais-tu
+de cette jeune fille, toi, ami Peyrolles, si tu étais à ma place?</p>
+
+<p>Le factotum eut son équivoque et bas sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Non... non..., murmura Gonzague; dis-moi quel est le plus perdu... le
+plus ruiné de tous nos satellites?...</p>
+
+<p>&mdash;Chaverny, répondit Peyrolles sans hésiter.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens-toi donc tranquille, bossu! fit un nouvel endosseur.</p>
+
+<p>&mdash;Chaverny! répéta Gonzague dont le visage s'éclaira; je l'aime, ce
+garçon-là!... mais il me gêne... cela me débarrasserait de lui!</p>
+
+<hr class="tiny" />
+
+<h2><a name="ch2" id="ch2"></a>III</h2>
+
+<h3>&mdash;Caprice de bossu.&mdash;</h3><p><span class="pagenum"><a name="Page_25" id="Page_25">25</a></span></p>
+
+<p>Nos heureux spéculateurs, Taranne, Albret et compagnie ayant fini leurs
+partages, commençaient à se remontrer dans la foule. Ils avaient grandi
+de deux ou trois coudées. On les regardait avec respect.</p>
+
+<p>&mdash;Où donc est-il, ce cher Chaverny? demanda Gonzague.</p>
+
+<p>Au moment où M. de Peyrolles allait répondre, un tumulte affreux se fit
+dans la cohue. Tout le monde se précipita vers le perron où <span class="pagenum"><a name="Page_26" id="Page_26">26</a></span> des
+gardes-françaises entraînaient un pauvre diable qu'ils avaient saisi aux
+cheveux.</p>
+
+<p>&mdash;Fausse! disait-on, elle est fausse!</p>
+
+<p>&mdash;Et c'est une infamie!... falsifier le signe du crédit!</p>
+
+<p>&mdash;Profaner le symbole de la fortune publique!</p>
+
+<p>&mdash;Entraver les transactions! ruiner le commerce!</p>
+
+<p>&mdash;A l'eau! le faussaire! à l'eau! le misérable!</p>
+
+<p>Le gros petit traitant Oriol, Montaubert, Taranne et les autres criaient
+comme des aigles. Avoir besoin d'être sans péché pour jeter la première
+pierre, c'était bon du temps de Notre-Seigneur!</p>
+
+<p>On amena le pauvre malheureux terrifié, à demi mort, devant Gonzague.
+Son crime était d'avoir passé au bleu une action blanche pour bénéficier
+de la petite prime affectée temporairement aux titres à la mode.</p>
+
+<p>&mdash;Pitié! pitié! criait-il; je n'avais pas compris toute l'énormité de
+mon crime!</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur! dit Peyrolles, on ne voit ici que des faussaires.</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur, ajouta Montaubert, il faut un exemple!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_27" id="Page_27">27</a></span></p>
+
+<p>Et la foule:</p>
+
+<p>&mdash;Horreur! Infamie! Un faux! Ah! le scélérat! point de pardon!</p>
+
+<p>&mdash;Qu'on le jette dehors! décida Gonzague en détournant les yeux.</p>
+
+<p>La foule s'empara aussitôt du pauvre diable, en criant:</p>
+
+<p>&mdash;A la rivière! à la rivière!</p>
+
+<p>Il était cinq heures du soir. Le premier son de la cloche de fermeture
+tinta dans la rue Quincampoix. Les terribles accidents qui chaque jour
+se renouvelaient avaient déterminé l'autorité à défendre les
+négociations des actions après la <ins class="correction" title="brune">brume</ins> tombée. C'était toujours à ce
+dernier moment que le délire du jeu arrivait à son comble. Vous eussiez
+dit une mêlée. On se prenait au collet, les clameurs se croisaient si
+drues qu'on n'entendait plus qu'un seul et même hurlement.</p>
+
+<p>Dieu sait si le bossu avait de la besogne! mais son regard ne quittait
+point M. de Gonzague.</p>
+
+<p>Il avait entendu ce nom de Chaverny.</p>
+
+<p>&mdash;On va fermer!... on ferme! criait la cohue. Dépêchons! dépêchons!</p>
+
+<p>Si Ésope II, dit Jonas, avait eu plusieurs douzaines de bosses, quelle
+fortune!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_28" id="Page_28">28</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Que vouliez-vous me dire du marquis de Chaverny, monseigneur? demanda
+Peyrolles.</p>
+
+<p>Gonzague était en train de rendre un signe de tête protecteur et hautain
+au salut de ses affidés.</p>
+
+<p>Il avait réellement grandi depuis la veille, par rapport à ceux qui
+s'étaient rapetissés.</p>
+
+<p>&mdash;Chaverny, répéta-t-il d'un air distrait; ah oui... Chaverny...
+Fais-moi penser tout à l'heure qu'il faut que je parle à ce bossu.</p>
+
+<p>&mdash;Et la jeune fille? n'est-il pas dangereux de la laisser au pavillon?</p>
+
+<p>&mdash;Très-dangereux... Elle n'y restera pas longtemps... Pendant que j'y
+songe, ami Peyrolles, nous soupons chez dona Cruz... une réunion
+d'intimes... que tout soit prêt...</p>
+
+<p>Il ajouta quelques mots à son oreille. Peyrolles s'inclina et dit:</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur, il suffit.</p>
+
+<p>&mdash;Bossu! s'écria un endosseur mécontent, tu trépignes comme un petit
+fou!... tu ne sais plus ton métier... Messieurs, il nous faudra
+reprendre la Baleine!</p>
+
+<p>Peyrolles s'éloignait; M. de Gonzague le rappela.</p>
+
+<p>&mdash;Et trouvez-moi Chaverny! dit-il, mort ou vif, je veux Chaverny.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_29" id="Page_29">29</a></span></p>
+
+<p>Le bossu secoua son dos sur lequel on était en train de signer.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis las, dit-il, voici la cloche, j'ai besoin de repos.</p>
+
+<p>La cloche tintait en effet et les concierges passaient en faisant sonner
+leurs grosses clefs.</p>
+
+<p>Quelques minutes après, on n'entendait plus d'autre bruit que celui des
+cadenas que l'on fermait. Chaque locataire avait sa serrure, et les
+marchandises non vendues ou échangées restaient dans les loges. Les
+gardiens pressaient vivement les retardataires.</p>
+
+<p>Nos spéculateurs associés, Navailles, Taranne, Oriol, etc., s'étaient
+approchés de Gonzague qu'ils entouraient chapeau bas.</p>
+
+<p>Gonzague avait les yeux fixés sur le bossu qui, assis sur un pavé à la
+porte de sa niche, n'avait point l'air de se disposer à sortir. Il
+comptait paisiblement le contenu de son grand sac de cuir et avait, en
+apparence du moins, beaucoup de plaisir à cette besogne.</p>
+
+<p>&mdash;Nous sommes venus ce matin savoir des nouvelles de votre santé,
+monsieur mon cousin, dit Navailles.</p>
+
+<p>&mdash;Et nous avons été heureux, ajouta Nocé, d'apprendre que vous ne vous
+étiez point trop ressenti des fatigues de la fête d'hier.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_30" id="Page_30">30</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Il y a quelque chose qui fatigue plus que le plaisir, messieurs,
+répondit Gonzague, c'est l'inquiétude.</p>
+
+<p>&mdash;Le fait est, dit Oriol qui voulait à tout prix placer son mot; le fait
+est que l'inquiétude... moi, je suis comme cela... quand on est
+inquiet...</p>
+
+<p>Ordinairement, Gonzague était bon prince et venait au secours de ses
+courtisans qui se noyaient, mais cette fois, il laissa Oriol perdre
+plante.</p>
+
+<p>Le bossu riait sur son pavé.</p>
+
+<p>Quand il eut achevé de compter son argent, il tordit le cou à son sac de
+cuir et l'attacha <ins class="correction" title="soignement">soigneusement</ins> avec une corde.&mdash;Puis, il se disposa à
+rentrer dans sa cabane.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, Jonas! lui dit un gardien; est-ce que tu comptes coucher ici?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mon ami, répondit le bossu; j'ai apporté ce qu'il me faut pour
+cela.</p>
+
+<p>Le gardien éclata de rire. Ces messieurs l'imitèrent, sauf le prince de
+Gonzague qui garda son grand sérieux.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons! voyons! fit le gardien; pas de plaisanteries, mon petit homme!
+Déguerpissons... et vite!</p>
+
+<p>Le bossu lui ferma la porte au nez.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_31" id="Page_31">31</a></span></p>
+
+<p>Comme le gardien frappait à grands coups de pied dans la niche, le bossu
+montra sa tête pâlotte au petit &oelig;il de b&oelig;uf qui était sous le
+toit.</p>
+
+<p>&mdash;Justice! monseigneur! s'écria-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Justice! répétèrent joyeusement ces messieurs.</p>
+
+<p>&mdash;C'est dommage que Chaverny ne soit pas ici, ajouta Navailles; on
+l'aurait chargé de rendre cette importante et grave sentence.</p>
+
+<p>Gonzague réclama le silence d'un geste:</p>
+
+<p>&mdash;Chacun doit sortir au son de cloche, dit-il, c'est le règlement.</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur, répliqua Ésope II dit Jonas du ton bref et précis d'un
+avocat qui pose ses conclusions; je vous prie de vouloir bien considérer
+que je ne suis pas dans la position de tout le monde... tout le monde
+n'a pas loué la loge de votre chien...</p>
+
+<p>&mdash;Bien trouvé! crièrent les uns.</p>
+
+<p>Les autres dirent:</p>
+
+<p>&mdash;Que prouve cela?</p>
+
+<p>&mdash;Médor, répondit le bossu, avait-il coutume, oui ou non, de coucher
+dans sa niche?</p>
+
+<p>&mdash;Bien trouvé! bien trouvé!</p>
+
+<p>&mdash;Si Médor avait, comme je puis le prouver, l'habitude de coucher dans
+sa niche, moi qui <span class="pagenum"><a name="Page_32" id="Page_32">32</a></span> suis substitué, moyennant trente mille livres,
+aux droits et priviléges de Médor, je prétends faire comme lui et je ne
+sortirai d'ici que si on m'expulse par la violence.</p>
+
+<p>Gonzague sourit cette fois. Il exprima son approbation par un signe de
+tête. Le gardien se retira.</p>
+
+<p>&mdash;Viens ça, dit le prince.</p>
+
+<p>Jonas sortit aussitôt de sa niche.</p>
+
+<p>Il s'approcha et salua en homme de bonne compagnie.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi veux-tu demeurer là dedans? lui demanda Gonzague.</p>
+
+<p>&mdash;Parce que la place est sûre et que j'ai de l'argent.</p>
+
+<p>&mdash;Penses-tu avoir fait une bonne affaire avec ta niche?</p>
+
+<p>&mdash;Une affaire d'or, monseigneur... je le savais d'avance.</p>
+
+<p>Gonzague lui mit la main sur l'épaule.&mdash;Le bossu poussa un petit cri de
+douleur.</p>
+
+<p>Cela lui était arrivé déjà cette nuit dans le vestibule des appartements
+du régent.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'as-tu donc? demanda le prince étonné.</p>
+
+<p>&mdash;Un souvenir de bal, monseigneur... une courbature.</p>
+
+<p>&mdash;Il a trop dansé, firent ces messieurs.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_33" id="Page_33">33</a></span></p>
+
+<p>Gonzague tourna vers eux son regard où il y avait du dédain.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes disposés à vous moquer, messieurs, dit-il; moi aussi
+peut-être... mais que nous aurions grand tort et que celui-ci pourrait
+bien plutôt se moquer de nous...</p>
+
+<p>&mdash;Ah!... monseigneur!... fit Jonas modestement.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous le dis comme je le pense, messieurs, reprit Gonzague, voici
+votre maître...</p>
+
+<p>On avait bonne envie de se récrier.</p>
+
+<p>&mdash;Voici votre maître! répéta le prince. Il m'a été plus utile à lui tout
+seul que vous tous ensemble... il nous avait promis M. de Lagardère au
+bal du régent... nous avons eu M. de Lagardère!...</p>
+
+<p>&mdash;Si monseigneur eût bien voulu nous charger..., commença Oriol.</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, reprit Gonzague sans lui répondre, on ne fait pas marcher
+comme on veut M. de Lagardère... je souhaite que nous n'ayons pas
+bientôt à nous en convaincre de nouveau.</p>
+
+<p>Tous les regards interrogèrent.</p>
+
+<p>&mdash;Nous pouvons parler ici la bouche ouverte, dit Gonzague; je compte
+m'attacher ce garçon-là... j'ai confiance en lui...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_34" id="Page_34">34</a></span></p>
+
+<p>Le bossu se rengorgea fièrement à ce mot.&mdash;Le prince poursuivit:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai confiance et je dirai devant lui, comme je le dirais devant vous,
+messieurs: Si Lagardère n'est pas mort, nous sommes tous en danger de
+périr!</p>
+
+<p>Il y eut un silence. Le bossu avait l'air le plus étonné de tous.</p>
+
+<p>&mdash;L'avez-vous donc laissé échapper? murmura-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais... nos hommes tardent bien!... je suis inquiet... je
+donnerais beaucoup pour savoir à quoi m'en tenir.</p>
+
+<p>Autour de lui, financiers et gentilshommes tâchaient de faire bonne
+contenance. Il y en avait de braves: Navailles, Choisy, Nocé, Gironne,
+Montaubert avaient fait leurs preuves.&mdash;Mais les trois traitants et
+surtout Oriol étaient tout pâles.</p>
+
+<p>&mdash;Nous sommes, Dieu merci, assez nombreux et assez forts..., commença
+Navailles.</p>
+
+<p>&mdash;Vous parlez sans savoir! interrompit Gonzague; je souhaite que
+personne ici ne tremble plus que moi s'il nous faut enfin frapper un
+grand coup.</p>
+
+<p>&mdash;De par Dieu! monseigneur! s'écria-t-on de toutes parts, nous sommes
+tout à vous.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_35" id="Page_35">35</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, je le sais bien, répliqua le prince sèchement; je me suis
+arrangé pour cela.</p>
+
+<p>S'il y eut des mécontents, on ne le vit point.</p>
+
+<p>&mdash;En attendant, reprit Gonzague, réglons le passé... L'ami, vous nous
+avez rendu un grand service.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que cela, monseigneur?</p>
+
+<p>&mdash;Pas de modestie, je vous prie!... vous avez bien travaillé... demandez
+votre salaire.</p>
+
+<p>Le bossu avait encore à la main son sac de cuir; il se prit à le
+tortiller.</p>
+
+<p>&mdash;En vérité, balbutia-t-il, cela ne vaut pas la peine...</p>
+
+<p>&mdash;Tête-bleu! s'écria Gonzague. Tu veux donc nous demander une bien forte
+récompense?</p>
+
+<p>Le bossu le regarda en face et ne répondit point.</p>
+
+<p>&mdash;Je te l'ai dit, continua le prince avec un commencement d'impatience;
+je n'accepte rien pour rien, l'ami... Pour moi, tout service gratuit est
+trop cher, car il cache une trahison... fais-toi payer, je le veux!</p>
+
+<p>&mdash;Allons, Jonas, mon ami! cria la bande; fais un souhait! Voici le roi
+des génies!...</p>
+
+<p>&mdash;Puisque monseigneur l'exige, dit le bossu avec un embarras croissant;
+mais comment faire cette demande à monseigneur...?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_36" id="Page_36">36</a></span></p>
+
+<p>Il baissa les yeux, tortilla son sac et balbutia:</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur va se moquer, j'en suis sûr!...</p>
+
+<p>&mdash;Cent louis que notre ami Jonas est amoureux! s'écria Navailles.</p>
+
+<p>Il y eut un long éclat de rire, Gonzague et le bossu furent les seuls
+qui ne prirent point part à cette gaieté.</p>
+
+<p>Gonzague était convaincu qu'il aurait encore besoin du bossu.</p>
+
+<p>Gonzague était avide, mais non pas avare. L'argent ne lui coûtait rien;
+à l'occasion, il savait le répandre à pleines mains.</p>
+
+<p>En ce moment, il voulait deux choses: acquérir ce mystérieux instrument
+et le connaître.&mdash;Or, il man&oelig;uvrait pour atteindre ce double but.</p>
+
+<p>Loin de le gêner, ses courtisans lui servaient à rendre plus évidente la
+bienveillance qu'il montrait au petit homme.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi ne serait-il pas amoureux? dit-il sérieusement; s'il est
+amoureux et que cela dépende de moi, je jure qu'il sera heureux... il y
+a des services qui ne se payent pas seulement avec de l'argent.</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur, prononça le bossu d'un ton pénétré; je vous remercie...
+Amoureux, ambitieux, <span class="pagenum"><a name="Page_37" id="Page_37">37</a></span> curieux... sais-je quel nom donner à la
+passion qui me tourmente?... Ces gens rient... ils ont raison: moi je
+souffre.</p>
+
+<p>Gonzague lui tendit la main. Le bossu la baisa, mais ses lèvres
+frémirent:</p>
+
+<p>Il poursuivit d'un ton si étrange, que nos roués perdirent leur gaieté:</p>
+
+<p>&mdash;Curieux, ambitieux, amoureux... qu'importe le nom du mal... la mort
+est la mort, qu'elle vienne par la fièvre, par le poison, par l'épée.</p>
+
+<p>Il secoua tout à coup son épaisse chevelure, et son regard brilla.</p>
+
+<p>&mdash;L'homme est petit, dit-il, mais il remue le monde!... Avez-vous vu
+parfois la mer, la grande mer en fureur? Avez-vous vu les vagues hautes
+jeter follement leur écume à la face voilée du ciel?... Avez-vous
+entendu cette voix rauque et profonde, plus profonde et plus rauque que
+la voix du tonnerre lui-même... C'est immense, c'est immense!... Rien ne
+résiste à cela, pas même le granit du rivage qui s'affaisse de temps en
+temps, miné par la rude sape du flot... je vous le dis et vous le savez:
+c'est immense!... Eh bien, il y a une planche qui flotte sur un gouffre,
+une planche frêle qui tremble et gémit... sur la planche, qu'est-ce? Un
+être plus frêle <span class="pagenum"><a name="Page_38" id="Page_38">38</a></span> encore qui paraît de loin plus chétif que l'oiseau
+noir du large... et l'oiseau a ses ailes... un être... un homme... il ne
+tremble pas... je ne sais quelle magique puissance est sous sa
+faiblesse... elle vient du ciel... ou de l'enfer... l'homme a dit, ce
+nain tout nu, sans serres, sans toison, sans ailes, l'homme a dit: Je
+veux; l'océan est vaincu!...</p>
+
+<p>On écoutait&mdash;le bossu, pour tous ceux qui l'entouraient, changeait de
+physionomie.</p>
+
+<p>&mdash;L'homme est petit, reprit-il, tout petit!... Avez-vous vu parfois la
+flamboyante chevelure de l'incendie? le ciel de cuivre où monte la fumée
+comme une coupole épaisse et lourde?... Il fait nuit, nuit noire... mais
+les édifices lointains sortent de l'ombre à cette autre et terrible
+aurore... les murs voisins regardent, tout pâles... La façade, avez-vous
+vu cela? C'est plein de grandeur et cela donne le frisson; la façade,
+ajourée comme une grille, montre ses fenêtres sans châssis, ses portes
+sans vantaux, tout ouvertes comme des trous derrière lesquels est
+l'enfer,&mdash;et qui semblent la double ou triple rangée de dents de ce
+monstre qu'on appelle le feu!... Tout cela est grand aussi, furieux
+comme la tempête, menaçant comme la mer. Il n'y a pas à lutter contre
+cela, non! Cela réduit le marbre <span class="pagenum"><a name="Page_39" id="Page_39">39</a></span> en poussière, cela tord ou fond le
+fer, cela fait des cendres avec le tronc géant des vieux chênes... Eh
+bien! sur le mur incandescent qui fume et qui craque, parmi les flammes
+dont la langue ondule et fouette, couchée par le vent complice, voici
+une ombre, un objet noir, un insecte, un atome... c'est un homme... il
+n'a pas peur du feu... pas plus du feu que de l'eau... il est le roi...
+il dit: Je veux!... Le feu impuissant se dévore lui-même et meurt!</p>
+
+<p>Le bossu s'essuya le front. Il jeta un regard sournois autour de lui et
+eut tout à coup ce petit rire sec et crépitant que nous lui connaissons.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! eh! eh! eh!... fit-il tandis que son auditoire tressaillait;
+jusqu'ici j'ai vécu une misérable vie... hé! hé! hé!... Je suis petit,
+mais je suis homme!... Pourquoi ne serais-je pas amoureux, mes bons
+maîtres? Pourquoi pas curieux? pourquoi pas ambitieux?... Je ne suis
+plus jeune... Je n'ai jamais été jeune... Vous me trouvez laid, n'est-ce
+pas?... J'étais plus laid encore autrefois... C'est le privilége de la
+laideur: l'âge l'use comme la beauté... Vous perdez, je gagne... dans le
+tombeau, nous serons tous pareils.</p>
+
+<p>Il ricana en regardant tour à tour chacun des affidés de Gonzague.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_40" id="Page_40">40</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Quelque chose de pire que la laideur, reprit-il, c'est la pauvreté...
+J'étais pauvre... je n'avais point de parents... je pense que mon père
+et ma mère ont eu peur de moi le jour de ma naissance et qu'ils ont mis
+mon berceau dehors... Quand j'ai ouvert les yeux, j'ai vu le ciel gris
+sur ma tête, le ciel qui versait de l'eau froide sur mon pauvre petit
+corps tremblotant... Quelle femme me donna son lait?... Je l'eusse
+aimée... ne riez plus!... S'il est quelqu'un qui prie pour moi au ciel,
+c'est elle... La première sensation dont je me souvienne, c'est la
+douleur que donnent les coups... Ainsi appris-je que j'existais: par le
+fouet qui déchira ma chair... Mon lit, c'était le pavé... Mon repas,
+c'était ce que les chiens repus laissaient au coin de la borne... Bonne
+école, messieurs, bonne école!... Si vous saviez comme je suis dur au
+mal!... Le bien m'étonne et m'enivre comme la goutte de vin monte à la
+tête de celui qui n'a jamais bu que de l'eau!</p>
+
+<p>&mdash;Tu dois haïr beaucoup, l'ami! murmura Gonzague.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! eh!... beaucoup... oui, monseigneur... J'ai entendu çà et là des
+heureux regretter leurs premières années... Moi, tout enfant, j'ai eu de
+la colère dans le c&oelig;ur... Savez-vous ce qui me <span class="pagenum"><a name="Page_41" id="Page_41">41</a></span> faisait jaloux?
+C'était la joie d'autrui... Les autres étaient beaux, les autres avaient
+des pères et des mères... Avaient-ils du moins pitié, les autres, de
+celui qui était seul et brisé? Non... tant mieux! ce qui a fait mon âme,
+ce qui l'a durcie, ce qui l'a trempée, c'est la raillerie et c'est le
+mépris... Cela tue quelquefois... cela ne m'a pas tué... la méchanceté
+m'a révélé ma force... une fois fort, ai-je été méchant?... Mes bons
+maîtres... ceux qui furent mes ennemis ne sont plus là pour le dire!</p>
+
+<p>Il y avait quelque chose de si étrange et de tellement inattendu dans
+ces paroles, que chacun faisait silence. Nos roués, saisis à
+l'improviste, avaient perdu leurs sourires moqueurs. Gonzague écoutait,
+attentif et surpris.</p>
+
+<p>L'effet produit ressemblait au froid que donne une vague menace.</p>
+
+<p>&mdash;Dès que j'ai été fort, poursuivit le bossu, une envie m'a pris: j'ai
+voulu être riche... Pendant dix ans, peut-être plus, j'ai travaillé au
+milieu des rires et des huées... le premier denier est difficile à
+gagner, le second moins, le troisième vient tout seul... Il faut douze
+deniers pour faire un sou tournois, vingt sous pour faire <ins class="correction" title="un">une</ins> livre...
+J'ai sué du sang pour conquérir mon premier louis d'or... je l'ai
+gardé... <span class="pagenum"><a name="Page_42" id="Page_42">42</a></span> Quand je suis las et découragé, je le contemple... Sa vue
+ranime mon orgueil... c'est l'orgueil qui est la force de l'homme.</p>
+
+<p>Sou à sou, livre à livre, j'amassais. Je ne mangeais pas à ma faim; je
+buvais mon content parce qu'il y a de l'eau gratis aux fontaines...
+J'avais des haillons, je couchais sur la dure... Mon trésor
+augmentait... J'amassais, j'amassais toujours!</p>
+
+<p>&mdash;Tu es donc avare! interrompit Gonzague avec empressement, comme s'il
+eût eu intérêt ou plaisir à découvrir le côté faible de cet être
+bizarre.</p>
+
+<p>Le bossu haussa les épaules.</p>
+
+<p>&mdash;Plût à Dieu! monseigneur! répondit-il; si seulement le ciel m'eût fait
+avare! si seulement je pouvais aimer mes pauvres écus comme l'amant
+adore sa maîtresse... c'est une passion, cela!... j'emploierais mon
+existence à l'assouvir... Qu'est le bonheur, sinon un but dans la vie?
+Un prétexte de s'efforcer et de vivre?... Mais n'est pas avare qui
+veut... J'ai longtemps espéré que je deviendrais avare... je n'ai pas
+pu... je ne suis pas avare!...</p>
+
+<p>Il poussa un gros soupir et croisa ses bras sur sa poitrine.</p>
+
+<p>&mdash;J'eus un jour de joie, continua-t-il, rien <span class="pagenum"><a name="Page_43" id="Page_43">43</a></span> qu'un jour... Je
+venais de compter mon trésor... Je passai un jour tout entier à me
+demander ce que j'en ferais... J'avais le double, le triple de ce que je
+croyais... Je répétais dans mon ivresse: Je suis riche! je suis riche...
+Je vais acheter le bonheur...</p>
+
+<p>Je regardai autour de moi... personne...</p>
+
+<p>Je pris un miroir. Des rides et des cheveux blancs déjà!</p>
+
+<p>Déjà!... N'était-ce pas hier qu'on me battait enfant?</p>
+
+<p>&mdash;Le miroir ment! me dis-je.</p>
+
+<p>Je brisai le miroir.&mdash;Une voix me dit:</p>
+
+<p>&mdash;Tu as bien fait! ainsi doit-on traiter les effrontés qui parlent franc
+ici-bas!</p>
+
+<p>Et la même voix encore:</p>
+
+<p>&mdash;L'or est beau! l'or est jeune! Sème l'or, bossu! Vieillard, sème l'or!
+Tu récolteras jeunesse et beauté.</p>
+
+<p>Qui parlait ainsi, monseigneur?... Je vis bien que j'étais fou.</p>
+
+<p>Je sortis. J'allai au hasard par les rues, cherchant un regard
+bienveillant, un visage pour me sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Bossu! bossu! disaient les hommes à qui je tendais la main.</p>
+
+<p>&mdash;Bossu! bossu! répétaient les femmes <span class="pagenum"><a name="Page_44" id="Page_44">44</a></span> vers qui s'élançait la pauvre
+virginité de mon c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Bossu! bossu! bossu!</p>
+
+<p>Et ils riaient. Ils mentent donc ceux qui disent que l'or est le roi du
+monde!...</p>
+
+<p>&mdash;Il fallait le montrer, ton or! s'écria Navailles.</p>
+
+<p>Gonzague était tout pensif.</p>
+
+<p>&mdash;Je le montrai, reprit Ésope II dit Jonas; les mains se tendirent, non
+point pour serrer la mienne, mais pour fouiller dans mes poches... je
+voulais amener chez moi des amis, une maîtresse... je n'y attirai que
+des voleurs!...</p>
+
+<p>Vous souriez encore... moi, je pleurai... je pleurai des larmes
+sanglantes... mais je ne pleurai qu'une nuit. L'amitié, l'amour,
+extravagances! à moi le plaisir! à moi la débauche! à moi tout ce qui du
+moins se vend à tout le monde!...</p>
+
+<p>&mdash;L'ami, interrompit Gonzague avec froideur et fierté, saurai-je enfin
+ce que vous voulez de moi?</p>
+
+<p>&mdash;J'y arrive, monseigneur, répliqua le bossu qui changea encore une fois
+de ton; je sortis de nouveau de ma retraite, timide encore, mais
+ardent... la passion de jouir s'allumait en moi: je devenais
+philosophe... j'allai... j'errai... je me mis à la piste, flairant le
+vent des carrefours <span class="pagenum"><a name="Page_45" id="Page_45">45</a></span> pour deviner d'où soufflait le vent de la
+volupté inconnue...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien? fit Gonzague.</p>
+
+<p>&mdash;Prince, répondit le bossu en s'inclinant, le vent venait de chez vous!</p>
+
+<hr class="tiny" />
+
+<h2><a name="ch3" id="ch3"></a>IV</h2>
+
+<h3>&mdash;Gascon et Normand.</h3><p><span class="pagenum"><a name="Page_47" id="Page_47">47</a></span></p>
+
+<p>Ceci fut dit d'un ton allègre et gai. Ce diable de bossu semblait avoir
+le privilége de régler le diapason de l'humeur générale. Les roués qui
+entouraient Gonzague et Gonzague lui-même, tout à l'heure si sérieux, se
+prirent incontinent à rire.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! fit le prince, le vent soufflait de chez nous?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monseigneur... j'accourus... dès le seuil j'ai senti que j'étais
+au bon endroit... je ne sais quel parfum a saisi mon cerveau... sans
+<span class="pagenum"><a name="Page_48" id="Page_48">48</a></span> doute le parfum du noble et opulent plaisir... je me suis arrêté
+pour savourer cela... cela enivre, monseigneur: j'aime cela.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'est pas dégoûté, le seigneur Ésope! s'écria Navailles.</p>
+
+<p>&mdash;Quel connaisseur! fit Oriol.</p>
+
+<p>Le bossu le regarda en face.</p>
+
+<p>&mdash;Vous qui portez des fardeaux, la nuit, dit-il à voix basse, vous
+comprendrez qu'on est capable de tout pour satisfaire un désir...</p>
+
+<p>Oriol pâlit. Montaubert s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Que veut-il dire?...</p>
+
+<p>&mdash;Expliquez-vous, l'ami! ordonna Gonzague.</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur, répliqua le bossu bonnement; l'explication ne sera pas
+longue. Vous savez que j'ai eu l'honneur de quitter le Palais-Royal hier
+en même temps que vous... J'ai vu deux gentilshommes attelés à une
+civière; ce n'est pas la coutume: j'ai pensé qu'ils étaient bien payés
+pour cela.</p>
+
+<p>&mdash;Et sait-il...? commença Oriol étourdiment:</p>
+
+<p>&mdash;Ce qu'il y avait dans la litière? interrompit le bossu, assurément...
+il y avait un vieux seigneur ivre à qui j'ai prêté plus tard le secours
+de mon bras pour regagner son hôtel.</p>
+
+<p>Gonzague baissa les yeux et changea de couleur. <span class="pagenum"><a name="Page_49" id="Page_49">49</a></span> Une expression de
+stupeur profonde se répandit sur tous les visages.</p>
+
+<p>&mdash;Et savez-vous aussi ce qu'est devenu M. de Lagardère? demanda Gonzague
+à voix basse.</p>
+
+<p>&mdash;Gauthier Gendry a bonne lame et bonne poigne, répondit le bossu;
+j'étais tout près de lui quand il a frappé... le coup était bien donné,
+j'y engage ma parole... ceux que vous avez envoyés à la découverte vous
+apprendront le reste...</p>
+
+<p>&mdash;Ils tardent bien!...</p>
+
+<p>&mdash;Il faut le temps!... maître Cocardasse et frère Passepoil...</p>
+
+<p>&mdash;Vous les connaissez donc?... interrompit Gonzague abasourdi.</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur, je connais un peu tout le monde...</p>
+
+<p>&mdash;Palsambleu! l'ami!... Savez-vous que je n'aime pas beaucoup ceux qui
+connaissent tant de monde et tant de choses!</p>
+
+<p>&mdash;Cela peut être dangereux, monseigneur, j'en conviens, repartit
+paisiblement le bossu; mais cela peut servir aussi... Soyons juste... si
+je n'avais pas connu M. de Lagardère...</p>
+
+<p>&mdash;Du diable si je me servirais de cet homme-là! murmura Navailles
+derrière Gonzague.</p>
+
+<p>Il croyait n'avoir point été entendu, mais le bossu répondit:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_50" id="Page_50">50</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Vous auriez tort!</p>
+
+<p>Tout le monde, du reste, partageait l'opinion de Navailles.</p>
+
+<p>Gonzague hésitait. Le bossu poursuivit, comme s'il eût voulu jouer avec
+son irrésolution:</p>
+
+<p>&mdash;Si l'on ne m'eût point interrompu, j'allais répondre d'avance à vos
+soupçons... Quand je m'arrêtai au seuil de votre maison, monseigneur,
+j'hésitais, moi aussi, je m'interrogeais, je doutais... C'était là le
+paradis... le paradis que je voulais... non point celui de l'Église,
+mais celui de Mahomet... toutes les délices réunies: les belles femmes
+et le bon vin: les nymphes auréolées de fleurs, le nectar couronné de
+mousse... Étais-je prêt à tout faire... tout... pour mériter l'entrée de
+cet éden voluptueux?... pour abriter mon néant sous le pan de votre
+manteau de prince?... Avant d'entrer, je me suis demandé cela. Et je
+suis entré, monseigneur.</p>
+
+<p>&mdash;Parce que tu te sentais prêt à tout? interrogea Gonzague.</p>
+
+<p>&mdash;A tout! répondit le bossu résolûment.</p>
+
+<p>&mdash;Vive Dieu! quel furieux appétit de plaisirs et de noblesse!</p>
+
+<p>&mdash;Voici quarante ans que je rêve!... mes désirs couvent sous des cheveux
+gris.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_51" id="Page_51">51</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Écoute... la noblesse peut s'acheter... demande à Oriol.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne veux point de la noblesse qui s'achète.</p>
+
+<p>&mdash;Demande à Oriol aussi ce que pèse un nom.</p>
+
+<p>Ésope II montra sa bosse d'un geste cynique:</p>
+
+<p>&mdash;Un nom pèse-t-il autant que cela?...</p>
+
+<p>Puis il reprit d'un accent plus sérieux:</p>
+
+<p>&mdash;Un nom... une bosse... deux fardeaux qui n'écrasent que les pauvres
+d'esprit... je suis un trop petit personnage pour être comparé à un
+financier d'importance comme M. Oriol... si son nom l'écrase, tant pis
+pour lui!... ma bosse ne me gêne pas... le maréchal de Luxembourg est
+bossu: l'ennemi a-t-il vu son dos à la bataille de Neerwinden? le héros
+des comédies napolitaines, l'homme invincible à qui personne ne résiste,
+Pulcinella est bossu par derrière et par devant... Tyrtée était boiteux
+et bossu... bossu et boiteux était Vulcain, le forgeron de la foudre...
+Ésope, dont vous me donnez le nom glorieux, avait sa bosse qui était la
+sagesse... La bosse du géant Atlas était le monde... Sans placer la
+mienne au même niveau que toutes ces illustres bosses, je dis qu'elle
+vaut, au cours du jour, cinquante mille écus de rente... Que serais-je
+sans elle? J'y tiens. Elle est d'or!</p>
+
+<p>&mdash;Il y a du moins de l'esprit dedans, l'ami, dit <span class="pagenum"><a name="Page_52" id="Page_52">52</a></span> Gonzague; je te
+promets que tu seras gentilhomme.</p>
+
+<p>&mdash;Grand merci, monseigneur... quand cela?</p>
+
+<p>&mdash;Peste! fit-on, il est pressé!</p>
+
+<p>&mdash;Il faut le temps, dit Gonzague.</p>
+
+<p>&mdash;Ils ont dit vrai, répliqua le bossu; je suis pressé... Monseigneur,
+excusez-moi... vous venez de me dire que vous n'aimiez pas les services
+gratuits... cela me met à l'aise pour réclamer mon salaire tout de
+suite.</p>
+
+<p>&mdash;Tout de suite! se récria le prince, mais c'est impossible!</p>
+
+<p>&mdash;Permettez! il ne s'agit plus de gentilhommerie!</p>
+
+<p>Il se rapprocha, et d'un ton insinuant:</p>
+
+<p>&mdash;Pas n'est besoin d'être gentilhomme pour s'asseoir... auprès de M.
+Oriol par exemple... au petit souper de cette nuit.</p>
+
+<p>Tout le monde éclata de rire, excepté Oriol et le prince.</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais aussi cela? dit ce dernier en fronçant le sourcil.</p>
+
+<p>&mdash;Deux mots entendus par hasard, monseigneur..., murmura le bossu avec
+humilité.</p>
+
+<p>Les autres criaient déjà:</p>
+
+<p>&mdash;On soupe donc? on soupe donc?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! prince! fit le bossu d'un ton pénétré; c'est le supplice de
+Tantale que j'endure!... une <span class="pagenum"><a name="Page_53" id="Page_53">53</a></span> petite maison! mais je la devine, avec
+ses issues dérobées, son jardin ombreux, ses boudoirs où le jour pénètre
+plus doux à travers les draperies discrètes... il y a des peintures aux
+plafonds: des nymphes et des Amours, des papillons et des roses... je
+vois le salon doré! Je le vois, le salon des fêtes voluptueuses, tout
+plein de baisers, tout plein de sourires... je vois les girandoles!
+Elles m'éblouissent!...</p>
+
+<p>Il mit sa main au devant de ses yeux:</p>
+
+<p>&mdash;Je vois des fleurs; je respire leurs parfums... et qu'est-ce que cela
+auprès du vin exquis débordant de la coupe, tandis qu'un essaim de
+femmes adorables...</p>
+
+<p>&mdash;Il est ivre déjà, dit Navailles, avant même d'être invité.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, fit le bossu qui avait le front rouge et les yeux
+flamboyants comme un satyre, je suis ivre.</p>
+
+<p>&mdash;Si monseigneur veut, glissa le gros Oriol à l'oreille de Gonzague, je
+préviendrai mademoiselle Nivelle.</p>
+
+<p>&mdash;Elle est prévenue, répliqua le prince.</p>
+
+<p>Et comme s'il eût voulu exalter encore l'extravagant caprice du bossu:</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, ce n'est pas ici un souper comme les autres.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_54" id="Page_54">54</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Qu'y aura-t-il donc?... aurons-nous le czar?</p>
+
+<p>&mdash;Devinez ce que nous aurons.</p>
+
+<p>&mdash;La comédie?... M. Law?... les singes de la foire Saint-Germain?</p>
+
+<p>&mdash;Mieux que cela, messieurs!... renoncez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Nous renonçons, répondirent-ils tous à la fois.</p>
+
+<p>&mdash;Il y aura une noce, dit Gonzague.</p>
+
+<p>Le bossu tressaillit, mais on mit cela sur le compte de sa bonne envie.</p>
+
+<p>&mdash;Une noce! répéta-t-il en effet, les mains jointes et les yeux tournés;
+une noce à la fin d'un petit souper!</p>
+
+<p>&mdash;Une noce réelle, reprit Gonzague, un vrai mariage en grande cérémonie.</p>
+
+<p>&mdash;Et qui marie-t-on? fit l'assemblée d'une seule voix.</p>
+
+<p>Le bossu retenait son souffle. Au moment où Gonzague allait répondre,
+Peyrolles parut sur le perron et s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Vivat! vivat! voici enfin nos hommes!</p>
+
+<p>Cocardasse et Passepoil étaient derrière lui, portant sur leurs visages
+cette fierté calme qui va bien aux hommes utiles.</p>
+
+<p>&mdash;L'ami, dit Gonzague au bossu; nous n'avons pas fini tous deux... ne
+vous éloignez pas.</p>
+
+<p>&mdash;Je reste aux ordres de monseigneur, répondit <span class="pagenum"><a name="Page_55" id="Page_55">55</a></span> Ésope II qui se
+dirigea vers sa niche.</p>
+
+<p>Il songeait. Sa tête travaillait. Quand il eut franchi le seuil de sa
+niche et fermé la porte, il se laissa choir sur son matelas.</p>
+
+<p>&mdash;Un mariage, murmura-t-il, un scandale... mais ce ne peut être une
+inutile parodie... cet homme ne fait rien sans but... qu'y a-t-il sous
+cette profanation?... Sa trame m'échappe... et le temps presse...</p>
+
+<p>Sa tête disparut entre ses mains crispées.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! qu'il le veuille ou non, reprit-il avec une étrange énergie, je
+jure Dieu que je serai du souper!</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! eh bien! quelles nouvelles? criaient nos courtisans curieux.</p>
+
+<p>Les histoires de Lagardère commençaient à les intéresser
+personnellement.</p>
+
+<p>&mdash;Ces deux braves ne veulent parler qu'à monseigneur, répondit
+Peyrolles.</p>
+
+<p>Cocardasse et Passepoil, reposés par une bonne journée de sommeil sur la
+table du cabaret de Venise, étaient frais comme des roses. Ils passèrent
+fièrement à travers les rangs des roués de bas ordre et vinrent droit à
+Gonzague qu'ils saluèrent avec la dignité folâtre de véritables maîtres
+en fait d'armes.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, dit le prince, parlez vite.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_56" id="Page_56">56</a></span></p>
+
+<p>Cocardasse et Passepoil se tournèrent l'un vers l'autre.</p>
+
+<p>&mdash;A toi, mon noble ami, dit le Normand.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en ferai rien, mon bon, répliqua le Gascon, à toi.</p>
+
+<p>&mdash;Palsambleu, s'écria Gonzague, allez-vous nous tenir en suspens!</p>
+
+<p>Ils commencèrent alors tous deux à la fois, d'une voix haute et avec
+volubilité.</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur, pour mériter l'honorable confiance...</p>
+
+<p>&mdash;La paix! fit le prince étourdi, parlez chacun à votre tour!</p>
+
+<p>Nouveau combat de politesse. Enfin Passepoil reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Comme étant le plus jeune et le moins élevé en grade, j'obéis à mon
+noble ami et je prends la parole... J'ai rempli ma mission avec bonheur,
+je commence par le dire... si j'ai été plus heureux que mon noble ami,
+cela ne dépend point de mon mérite...</p>
+
+<p>Cocardasse souriait d'un air fier et caressait son énorme moustache.</p>
+
+<p>Nous n'avons point oublié qu'il y avait défi de mensonge entre ces deux
+aimables coquins.</p>
+
+<p>Avant de les voir lutter d'éloquence comme les Arcadiens de Virgile,
+nous devons dire qu'ils <span class="pagenum"><a name="Page_57" id="Page_57">57</a></span> n'étaient point sans inquiétude. En sortant
+du cabaret de Venise, ils s'étaient rendus pour la seconde fois à la
+maison de la rue du Chantre.</p>
+
+<p>Point de nouvelles de Lagardère.</p>
+
+<p>Qu'était-il devenu? Cocardasse et Passepoil étaient à ce sujet dans la
+plus complète ignorance.</p>
+
+<p>&mdash;Soyez bref! ordonna Gonzague.</p>
+
+<p>&mdash;Concis et précis! ajouta Navailles.</p>
+
+<p>&mdash;Voici la chose en deux mots, dit frère Passepoil; la vérité n'est
+jamais longue à exprimer... et ceux qui vont chercher midi à quatorze
+heures, c'est pour enjôler le monde... tel est mon avis... Si je pense
+ainsi, c'est que j'en ai sujet. L'expérience... mais ne nous
+embrouillons pas. Je suis donc sorti ce matin avec les ordres de
+monseigneur... mon noble ami et moi, nous nous sommes dit: Deux chances
+valent mieux qu'une, suivons chacun notre piste... En conséquence de
+quoi nous nous sommes séparés devant le marché des Innocents... Ce qu'a
+fait mon noble ami, je l'ignore... Moi, je me suis rendu au Palais Royal
+où les ouvriers enlevaient déjà les décors de la fête. On ne parlait là
+que d'une chose. On avait trouvé une mare de sang entre la tente
+indienne et la petite loge du jardinier-concierge, maître le Bréant...
+Voilà donc qui est bon: j'étais sûr qu'un coup d'épée avait été donné...
+Je suis allé <span class="pagenum"><a name="Page_58" id="Page_58">58</a></span> inspecter la mare de sang qui m'a paru raisonnable...
+Puis j'ai suivi une trace... ah! ah! il faut des yeux pour cela!...
+depuis la tente indienne jusqu'à la rue Saint-Honoré, en passant par le
+vestibule du pavillon de M. le régent... les valets me demandaient:
+L'ami, qu'as-tu perdu?... Le portrait de ma maîtresse, répondais-je, et
+ils riaient comme de plats coquins qu'ils sont... si j'avais fait faire
+le portrait de toutes mes maîtresses, jarnicoton! je payerais un fier
+loyer pour avoir où les mettre.</p>
+
+<p>&mdash;Abrége! fit Gonzague.</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur, je fais de mon mieux... Voilà donc qui est bon... Dans la
+rue Saint-Honoré il passe tant de chevaux et de carrosses que la trace
+était effacée... je poussai droit à l'eau.</p>
+
+<p>&mdash;Par où? interrompit le prince.</p>
+
+<p>&mdash;Par la rue de l'Oratoire, répondit Passepoil.</p>
+
+<p>Gonzague et ses affidés échangèrent un regard. Si Passepoil eût parlé de
+la rue Pierre-Lescot, la folle aventure d'Oriol et de Montaubert étant
+désormais connue, il aurait perdu du coup toute créance.</p>
+
+<p>Mais Lagardère avait bien pu descendre par la rue de l'Oratoire.</p>
+
+<p>Frère Passepoil reprit ingénument:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous parle comme à mon confesseur, <span class="pagenum"><a name="Page_59" id="Page_59">59</a></span> illustre prince... Les
+traces recommençaient rue de l'Oratoire, et je les ai pu suivre jusqu'à
+la rive du fleuve... Là, plus rien... cependant, il y avait des
+mariniers qui causaient... je me suis approché... l'un deux qui avait
+l'accent picard disait: Ils étaient trois; le gentilhomme était blessé;
+après lui avoir coupé sa bourse, ils l'ont jeté du haut de la berge du
+Louvre. Mes maîtres, ai-je demandé, s'il vous plaît, l'avez-vous vu ce
+gentilhomme?... à quoi ils n'ont voulu répondre, pensant d'abord que
+j'étais une mouche de M. le lieutenant. Mais j'ai ajouté: Je suis de la
+maison de ce gentilhomme, qui se nomme de Saint-Saurin, natif de Brie,
+et bon chrétien. Dieu ait son âme! ont-ils fait alors: nous l'avons
+vu...&mdash;Comment était-il costumé, mes vrais amis?&mdash;Il avait un masque
+noir sur la figure, et sur le corps un pourpoint de satin blanc.</p>
+
+<p>Il y eut un murmure. On échangea des signes. Gonzague secoua la tête
+d'un air approbatif.</p>
+
+<p>Maître Cocardasse junior conservait seul son sourire sceptique.</p>
+
+<p>Il se disait:</p>
+
+<p>&mdash;La caillou est un fin normand, sandiéou!... mais apapur! apapur! notre
+tour va venir!</p>
+
+<p>&mdash;Voilà donc qui est bon! poursuivit Passepoil, <span class="pagenum"><a name="Page_60" id="Page_60">60</a></span> encouragé par le
+succès de son conte; si je ne m'exprime pas comme un homme de plume: mon
+métier est de tenir l'épée... et puis la présence de monseigneur
+m'intimide: je suis trop franc pour le cacher... mais enfin, la vérité
+est la vérité... fais ton devoir et moque-toi du qu'en dira-t-on!... Je
+descends le long du Louvre, je passe entre la rivière et les Tuileries
+jusqu'à la porte de la Conférence... Je suis le cours la Reine, la route
+de Billy, le halage de Passy; je passe devant le Point-du-Jour et devant
+Sèvres... j'avais mon idée, vous allez voir... J'arrivai au pont de
+Saint-Cloud...</p>
+
+<p>&mdash;Les filets!... murmura Oriol.</p>
+
+<p>&mdash;Les filets! répéta Passepoil en clignant de l'&oelig;il; monsieur a mis
+le doigt dessus.</p>
+
+<p>&mdash;Pas mal! pas mal! se disait maître Cocardasse; nous finirons par faire
+quelque chose de c'ta couquin de Passepoil!</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'as-tu trouvé dans les filets? demanda Gonzague qui fronça le
+sourcil d'un air de doute.</p>
+
+<p>Frère Passepoil déboutonna son justaucorps.&mdash;Cocardasse ouvrait de
+grands yeux.&mdash;Il ne s'attendait pas à cela.</p>
+
+<p>Ce que Passepoil tira de son justaucorps, ce n'était pas dans les filets
+de Saint-Cloud qu'il <span class="pagenum"><a name="Page_61" id="Page_61">61</a></span> l'avait trouvé. Il n'avait jamais vu les
+filets de Saint-Cloud. Alors, comme aujourd'hui, les filets de
+Saint-Cloud étaient peut-être une erreur populaire.</p>
+
+<p>Ce que Passepoil tira de son pourpoint, il l'avait trouvé dans
+l'appartement particulier de Lagardère, lors de sa première visite, le
+matin de ce jour. Il avait pris cela sans aucun dessein arrêté,
+uniquement par la bonne habitude qu'il avait de ne rien laisser traîner.</p>
+
+<p>Cocardasse ne s'en était seulement pas aperçu.</p>
+
+<p>Ce n'était rien moins que le pourpoint de satin blanc, porté par
+Lagardère au bal du régent.</p>
+
+<p>Passepoil l'avait trempé dans un seau d'eau, au cabaret de Venise.</p>
+
+<p>Il le tendit au prince de Gonzague, qui recula avec un mouvement
+d'horreur.</p>
+
+<p>Chacun éprouva quelque chose de ce sentiment, car on reconnaissait
+parfaitement la dépouille de Lagardère.</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur, dit Passepoil avec modestie,&mdash;le cadavre était trop
+lourd;&mdash;je n'ai rapporté que cela!...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! Capédébiou! pensa Cocardasse, je n'ai qu'à bien me tenir!</p>
+
+<p>&mdash;Et tu as vu le cadavre? demanda M. de Peyrolles.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_62" id="Page_62">62</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Je vous prie, répondit frère Passepoil en se redressant, quels
+troupeaux avons-nous gardés ensemble?... Je ne vous tutoie point...
+mettez de côté cette familiarité malséante... sauf le bon plaisir de
+monseigneur.</p>
+
+<p>&mdash;Réponds à la question, dit Gonzague.</p>
+
+<p>&mdash;L'eau est trouble et profonde, répliqua Passepoil; à Dieu ne plaise
+que j'affirme un fait quand je n'ai point une complète certitude.</p>
+
+<p>&mdash;Eh donc! s'écria Cocardasse, je t'attendais là!... Si mon cousin avait
+menti, sandiéou! je ne l'aurais revu de ma vie.</p>
+
+<p>Il s'approcha du Normand et lui donna l'accolade chevaleresque en
+ajoutant:</p>
+
+<p>&mdash;Mais tu n'as pas menti, ma Caillou!... Dieuva!... comment le cadavre
+serait-il aux filets de Saint-Cloud, puisque je viens de le voir à deux
+bonnes lieues de là, en terre ferme!</p>
+
+<p>Passepoil baissa les yeux.&mdash;Tous les regards se tournèrent vers
+Cocardasse.</p>
+
+<p>&mdash;Mon bon, reprit ce dernier en s'adressant toujours à son compagnon,
+monseigneur va me permettre de rendre un éclatant hommage à ta
+sincérité... les hommes tels que toi sont rares... et je suis fier de
+t'avoir pour frère d'armes...</p>
+
+<p>&mdash;Laissez! dit Gonzague en l'interrompant, je veux adresser une question
+à cet homme.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_63" id="Page_63">63</a></span></p>
+
+<p>Il montrait Passepoil qui était debout devant lui, l'innocence et la
+candeur peintes sur le visage.</p>
+
+<p>&mdash;Et ces deux hommes? demanda le prince;&mdash;les défenseurs de la jeune
+femme en domino rose?...</p>
+
+<p>&mdash;J'avoue, monseigneur, repartit Passepoil, que j'ai donné tout mon
+temps à l'autre affaire.</p>
+
+<p>&mdash;Apapur! fit Cocardasse junior en haussant légèrement les épaules, ne
+demandez pas à un bon garçon plus qu'il ne peut vous donner!... mon
+camarade Passepoil a fait ce qu'il a pu, eh donc, entends-tu,
+Passepoil?... Je t'approuve hautement!... je suis content de toi, ma
+caillou!... mais je ne prétends pas dire que tu sois à ma hauteur!</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez fait mieux? demanda Gonzague d'un air de défiance.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Oun'per poc</i>! monseigneur, comme disent ceux de Florence!... quand
+Cocardasse se mêle de chercher, sandiéou! il trouve autre chose que des
+guenilles au fond de l'eau!...</p>
+
+<p>&mdash;Voyons ce que tu as fait...</p>
+
+<p>&mdash;D'abord, primo, j'ai causé avec les deux couquins, comme j'ai
+l'avantage de causer avec vous en ce moment... Secondo, deuxièmement,
+j'ai vu le corps...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_64" id="Page_64">64</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Tu en es sûr? ne put s'empêcher de dire Gonzague.</p>
+
+<p>&mdash;En vérité! parlez!&mdash;Parlez! ajoutèrent les autres.</p>
+
+<p>Cocardasse mit le poing sur la hanche.</p>
+
+<p>&mdash;Procédons par ordre, dit-il; j'ai l'amour de mon état... et ceux qui
+croient que le premier venu peut réussir dans notre partie, sont des
+écervelés... on peut être dans les bons comme le cousin Passepoil sans
+atteindre à mon niveau... il faut des dispositions naturelles, en plus
+de l'acquis et des connaissances spéciales! de l'instinct, morbioux!...
+du coup d'&oelig;il!... du flair et l'oreille fine... bon pied, bon bras,
+c&oelig;ur solide! apapur! nous avons tout cela, Dieu merci!... En quittant
+mon cher camarade, au marché des Innocents, je me suis dit: Eh donc!
+Cocardasse, mon trésor, réfléchis un peu, je te prie... où trouve-t-on
+les traîneurs de brette?... A la taverne... Bien!... Je cherchais deux
+traîneurs de brette; j'ai été de porte en porte... j'ai mis le nez
+partout... Connaissez-vous la Tête Noire, là-bas, rue Saint-Thomas?...
+C'est toujours plein de ferraille... Vers deux heures, mes deux couquins
+sont sortis de la Tête Noire... Adieu, pays, j'ai dit... Eh! bonjour,
+Cocardasse!... je les connais tous comme père et mère... Va <span class="pagenum"><a name="Page_65" id="Page_65">65</a></span>
+bien!... je les ai menés sur la berge, de l'autre côté de
+Saint-Germain-l'Auxerrois, dans l'ancien fossé de l'abbaye... Nous avons
+causé oun'per poc en tierce et en quarte... Diou bon! Ceux-là ne
+défendront plus personne, ni la nuit ni le jour!...</p>
+
+<p>&mdash;Vous les avez mis hors de combat? dit Gonzague qui ne comprenait
+point.</p>
+
+<p>Cocardasse se fendit deux fois, faisant mine de détacher deux bottes à
+fond coup sur coup.</p>
+
+<p>Puis il reprit sa posture grave et fière.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà! dit-il effrontément; ils n'étaient que deux... j'en ai,
+capédébiou! avalé bien d'autres.</p>
+
+<hr class="tiny" />
+
+<h2><a name="ch4" id="ch4"></a>V</h2><p><span class="pagenum"><a name="Page_67" id="Page_67">67</a></span></p>
+
+<h3>&mdash;L'invitation.&mdash;</h3>
+
+<p>Passepoil regardait son noble ami avec une admiration mêlée
+d'attendrissement.</p>
+
+<p>A peine Cocardasse était-il au début de sa menterie que cet honnête
+Passepoil s'avouait déjà vaincu dans la sincérité de son c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Douce et bonne nature, âme modeste, sans fiel! Presque aussi
+recommandable par ses humbles vertus que Cocardasse junior lui-même avec
+toutes ses brillantes qualités.</p>
+
+<p>Les courtisans de Gonzague échangèrent des <span class="pagenum"><a name="Page_68" id="Page_68">68</a></span> regards étonnés. Il y
+eut un silence, coupé de longs chuchotements.</p>
+
+<p>Cocardasse redressait superbement les crocs gigantesques de sa
+moustache.</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur m'avait donné deux commissions, reprit-il, et d'une!...
+j'arrive à l'autre... Je m'étais dit en quittant Passepoil: Cocardasse,
+ma caillou, réponds avec franchise: où trouve-t-on les cadavres?... Le
+long de l'eau... Va bien!... Avant de chercher mes deux bagassas, j'ai
+fait un petit tour de promenade le long de la Seine... il faut être
+matinal: le soleil était déjà sur le Châtelet; rien au bord de la
+Seine... Eh donc! la rivière ne charriait que des bouchons!... Pécaïre!
+nous avions manqué le coche!... Ce n'était pas tout à fait de ma faute,
+mais c'est égal, capédébiou! Je me suis dit comme cela: Cocardasse, ma
+fille, tu périrais de honte si tu revenais vers ton illustre maître
+comme oun'pigeoun, sans avoir rempli ses petites instructions... Va
+bien! quand on a le fil, les ressources ne manquent pas, non!... j'ai
+passé le Pont-Neuf, tout en me promenant les mains derrière le dos... et
+je dis: Tron de l'air! que la statue d'Henri IV y fait bien là où elle
+est... j'ai monté le faubourg Saint-Jacques... Hé! Passepoil!</p>
+
+<p>&mdash;Cocardasse?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_69" id="Page_69">69</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Te souviens-tu, mon bon, de ce petit couquin de Provençal? le rousseau
+Massabiou de la Cannebière, qui tirait les manteaux au tournant
+Notre-Dame?</p>
+
+<p>&mdash;Il a été pendu!</p>
+
+<p>&mdash;Non pas, vivadiou!... Joli garçon!... bon vivant!... Massabiou gagne
+sa vie à vendre aux chirurgiens de la chair fraîche...</p>
+
+<p>&mdash;Passez! dit Gonzague.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! donc! monseigneur!... il n'y a pas de sot métier... mais si
+j'abuse des instants de monseigneur, sandiéou! me voilà muet comme un
+brochet!...</p>
+
+<p>&mdash;Arrivez au fait! ordonna Gonzague.</p>
+
+<p>&mdash;Le fait, c'est que j'ai rencontré le petit Massabiou qui descendait le
+faubourg vers la rue des Mathurins... Adieu, Massabiou, petit, que j'ai
+dit.&mdash;Adieu, Cocardasse, qu'il a fait.&mdash;La santé, clampin?&mdash;Tout
+doucement... Et toi?&mdash;Tout doucement... et d'où viens, petit?&mdash;De
+l'hôpital là-bas porter de la marchandise...</p>
+
+<p>Cocardasse fit une pause. Gonzague s'était retourné vers lui.</p>
+
+<p>Chacun écoutait avidement.</p>
+
+<p>Passepoil avait l'envie de fléchir les genoux pour adorer un petit peu
+son noble ami.</p>
+
+<p>&mdash;Vous entendez, reprit Cocardasse, sûr <span class="pagenum"><a name="Page_70" id="Page_70">70</a></span> désormais de son effet; la
+caillou revenait de l'hôpital... et il avait encore son grand sac sur
+l'épaule... Va bien, mon bon, j'ai dit... et pendant que Massabiou
+descendait, moi j'ai continué de monter jusqu'au Val-de-Grâce.</p>
+
+<p>&mdash;Et là?... interrompit Gonzague; qu'as-tu trouvé?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai trouvé maître Jean Petit, le chirurgien du roi, qui disséquait,
+pour l'instruction de ses élèves, le cadavre vendu par l'ami
+Massabiou...</p>
+
+<p>&mdash;Et tu l'as vu?</p>
+
+<p>&mdash;De mes deux yeux, sandiéou!</p>
+
+<p>&mdash;Lagardère?...</p>
+
+<p>&mdash;Oui bien! apapur!... en propre original... ses cheveux blonds... sa
+taille...</p>
+
+<p>&mdash;Sa figure...</p>
+
+<p>&mdash;Le scalpel était dedans...&mdash;Mais le coup de couteau! reprit-il en
+montrant son épaule d'un geste terrible de cynisme, parce qu'il voyait
+le doute assombrir les visages; le coup!... Pour nous autres, les
+blessures sont aussi reconnaissables que les visages.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, cela, dit Gonzague.</p>
+
+<p>On n'attendait que cela. Un long murmure de joie s'éleva parmi les
+courtisans.</p>
+
+<p>&mdash;Il est mort! bien mort!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_71" id="Page_71">71</a></span></p>
+
+<p>Gonzague lui-même poussa un long soupir de soulagement, et répéta:</p>
+
+<p>&mdash;Bien mort!</p>
+
+<p>Il jeta sa bourse à Cocardasse qui fut entouré, interrogé, félicité.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà qui va donner du montant au champagne! s'écria Oriol; tiens,
+brave, prends ceci!</p>
+
+<p>Et chacun voulut faire quelque largesse au héros Cocardasse. Celui-ci,
+malgré sa fierté, prenait de toute main...</p>
+
+<p>Un valet descendit les degrés du perron. Le jour était déjà bas. Le
+valet tenait un flambeau d'une main, de l'autre un plat d'argent sur
+lequel il y avait une lettre.</p>
+
+<p>&mdash;Pour monseigneur! dit le valet.</p>
+
+<p>Les courtisans s'écartèrent. Gonzague prit la lettre et l'ouvrit.</p>
+
+<p>On vit son visage changer, puis se remettre aussitôt.</p>
+
+<p>Il jeta sur Cocardasse un regard perçant. Frère Passepoil eut la chair
+de poule.</p>
+
+<p>&mdash;Viens ça! dit Gonzague au spadassin.</p>
+
+<p>Cocardasse s'avança aussitôt.</p>
+
+<p>&mdash;Sais-tu lire? demanda le prince qui avait aux lèvres un sourire amer.</p>
+
+<p>Et pendant que Cocardasse épelait:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_72" id="Page_72">72</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, reprit Gonzague, voici des nouvelles toutes fraîches!</p>
+
+<p>&mdash;Des nouvelles du mort! s'écria Navailles; abondance de biens ne nuit
+pas.</p>
+
+<p>&mdash;Que dit le défunt? demanda Oriol transformé en esprit fort.</p>
+
+<p>&mdash;Écoutez, vous allez le savoir... Lis tout haut, toi, prévôt!</p>
+
+<p>On fit cercle. Cocardasse n'était pas un homme très-lettré, mais il
+savait lire en y mettant le temps. Néanmoins, en cette circonstance, il
+lui fallut l'aide de frère Passepoil qui n'était pas beaucoup plus
+savant que lui.</p>
+
+<p>&mdash;Accousta, mon bon! dit-il, j'ai la vue trouble!</p>
+
+<p>Passepoil s'approcha et jeta les yeux sur la lettre à son tour. Il
+rougit, mais en vérité, on eût dit que c'était de plaisir.</p>
+
+<p>On eût dit également que Cocardasse junior avait grande peine à
+s'empêcher de rire.</p>
+
+<p>Ce fut l'affaire d'un instant. Leurs coudes se rencontrèrent. Ils
+s'étaient compris.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà une histoire! s'écria le candide Passepoil.</p>
+
+<p>&mdash;Apapur! il faut le voir pour le croire! répondit le Gascon qui prit un
+air consterné.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_73" id="Page_73">73</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce donc? qu'est-ce donc? cria-t-on de toutes parts.</p>
+
+<p>&mdash;Lis, Passepoil, la voix me manque!... Eh! donc! j'appelle cela un
+miracle.</p>
+
+<p>&mdash;Lis, Cocardasse, j'en ai la chair de poule!</p>
+
+<p>Gonzague frappa du pied. Cocardasse se redressa et dit au domestique:</p>
+
+<p>&mdash;Éclaire!</p>
+
+<p>Quand il eut le flambeau à portée, il lut d'une voix haute et distincte:</p>
+
+<div class="blockquote">
+<p>«Monsieur le prince, pour régler d'une fois nos comptes divers, je
+m'invite à votre souper de ce soir... Je serai chez vous à neuf
+heures...»</p></div>
+
+<p>&mdash;La signature! s'écrièrent dix voix en même temps.</p>
+
+<p>Cocardasse acheva sa lecture:</p>
+
+<div class="blockquote">
+<p>«Chevalier Henri de Lagardère.»</p></div>
+
+<p>Chacun répéta ce nom qui désormais était un épouvantail.</p>
+
+<p>Un grand silence se fit.</p>
+
+<p>Dans l'enveloppe qui avait contenu la lettre, un objet se trouvait.
+Gonzague l'avait pris. Personne n'en avait pu reconnaître la nature.
+C'était un gant.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_74" id="Page_74">74</a></span></p>
+
+<p>C'était le gant que Lagardère avait arraché à Gonzague chez M. le
+régent.</p>
+
+<p>Gonzague le serra. Il reprit la lettre des mains de Cocardasse.</p>
+
+<p>Peyrolles voulut lui parler, il le repoussa.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! fit-il en s'adressant aux deux braves, que dites-vous de
+cela?</p>
+
+<p>&mdash;Je dis, répliqua doucement Passepoil, que l'homme est sujet à faire
+erreur... j'ai rapporté fidèlement la vérité... d'ailleurs ce pourpoint
+est un témoignage irrécusable.</p>
+
+<p>&mdash;Et cette lettre, la récusez vous?...</p>
+
+<p>&mdash;Apapur! s'écria Cocardasse, moi je dis que lou coquin de Massabiou
+peut certifier si je l'ai rencontré dans la rue Saint-Jacques!... qu'on
+le fasse venir!... Maître Jean Petit est-il chirurgien du roi, oui ou
+non? J'ai vu le corps!... j'ai reconnu la blessure...</p>
+
+<p>&mdash;Mais cette lettre!... fit Gonzague dont les sourcils se froncèrent.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a longtemps que ces drôles vous trompent! murmura Peyrolles à son
+oreille.</p>
+
+<p>Les courtisans de Gonzague s'agitaient et chuchotaient.</p>
+
+<p>&mdash;Ceci passe les bornes! disait le gros petit traitant Oriol; cet homme
+est un sorcier!</p>
+
+<p>&mdash;C'est le diable! s'écria Navailles.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_75" id="Page_75">75</a></span></p>
+
+<p>Cocardasse dit tout bas, contenant la fièvre qui lui faisait battre le
+c&oelig;ur:</p>
+
+<p>&mdash;C'est un homme, capédébiou! pas vrai, mon bon!</p>
+
+<p>Passepoil lui serra la main à la dérobée et murmura:</p>
+
+<p>&mdash;C'est Lagardère!</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, reprit Gonzague d'une voix légèrement altérée, il y a
+là-dessous quelque chose d'incompréhensible... nous sommes trahis... par
+ces hommes sans doute...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! monseigneur! protestèrent à la fois Cocardasse et Passepoil.</p>
+
+<p>&mdash;Silence! le défi qu'on m'envoie, je l'accepte.</p>
+
+<p>&mdash;Bravo! fit Navailles faiblement.</p>
+
+<p>&mdash;Bravo! bravo! répétèrent les autres à contre-c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Si monseigneur me permet un conseil, dit Peyrolles, au lieu du souper
+projeté...</p>
+
+<p>&mdash;On soupera, de par le ciel! interrompit Gonzague qui releva la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, insista Peyrolles, portes closes, à tout le moins.</p>
+
+<p>&mdash;Portes ouvertes... portes grandes ouvertes!...</p>
+
+<p>&mdash;A la bonne heure! dit encore Navailles.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_76" id="Page_76">76</a></span></p>
+
+<p>Il y avait là de vigoureuses lames: Navailles lui-même, Nocé, Choisy,
+Gironne, Montaubert et d'autres. Les financiers étaient l'exception.</p>
+
+<p>&mdash;Vous portez tous l'épée, messieurs, reprit Gonzague.</p>
+
+<p>&mdash;Nous aussi! murmura Cocardasse en clignant de l'&oelig;il à l'adresse de
+Passepoil.</p>
+
+<p>&mdash;Saurez-vous vous en servir à l'occasion? demanda le prince.</p>
+
+<p>&mdash;Si cet homme vient seul..., commença Navailles sans prendre souci de
+cacher sa répugnance.</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur! monseigneur! dit Peyrolles; ceci, croyez-moi, est affaire
+à Gautier-Gendry et à ses cousins!</p>
+
+<p>Gonzague regardait ses affidés, les sourcils froncés et la lèvre
+tremblante.</p>
+
+<p>&mdash;Sur ma vie! s'écria-t-il au dedans de lui-même; ils y viendront!... Je
+les veux esclaves!... ou la Sainte-Barbe sautera!</p>
+
+<p>&mdash;Fais comme moi, dit tout bas Cocardasse junior à Passepoil; c'est le
+moment!</p>
+
+<p>Ils s'avancèrent tous deux, solennellement drapés dans leurs manteaux de
+bravaches et vinrent se camper au devant de Gonzague.</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur, dit Cocardasse, trente ans d'une conduite honorable, je
+dirai même chevaleresque, <span class="pagenum"><a name="Page_77" id="Page_77">77</a></span> militent en faveur de deux braves que les
+apparences décevantes semblent accuser... ce n'est pas en un seul jour
+que l'on ternit ainsi le lustre de toute une existence!... Regardez-nous
+et regardez M. de Peyrolles, notre accusateur...</p>
+
+<p>Il était superbe, ce Cocardasse junior en disant cela. Son accent
+ultra-gascon prêtait je ne sais quelle saveur à ces paroles choisies.
+Quant à frère Passepoil, il était toujours bien beau de modestie et de
+candeur.</p>
+
+<p>Ce malheureux Peyrolles semblait fait tout exprès pour servir de point
+de comparaison. Depuis vingt-quatre heures sa pâleur chronique tournait
+au vert-de-gris. C'était le type parfait de ces audacieux poltrons qui
+frappent en tremblant, qui assassinent avec la colique.</p>
+
+<p>Gonzague songeait. Cocardasse reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur, vous qui êtes grand, vous qui êtes puissant, vous pouvez
+juger de haut. Ce n'est pas d'aujourd'hui que vous connaissez vos
+dévoués serviteurs... souvenez-vous des fossés de Caylus où nous étions
+ensemble...</p>
+
+<p>&mdash;La paix! s'écria Peyrolles épouvanté.</p>
+
+<p>Gonzague, sans s'émouvoir, dit en regardant ses amis:</p>
+
+<p>&mdash;Ces messieurs ont déjà tout deviné... s'ils <span class="pagenum"><a name="Page_78" id="Page_78">78</a></span> ignorent quelque
+chose, on le leur apprendra... Ces messieurs comptent sur nous comme
+nous comptons sur eux. Il y a entre nous réciprocité d'indulgence...
+Nous nous connaissons les uns les autres.</p>
+
+<p>M. de Gonzague appuya sur ces derniers mots. Y avait-il un seul de ces
+roués qui n'eût quelque péché sur la conscience... Quelques-uns d'entre
+eux avaient eu déjà besoin de Gonzague dans leurs démêlés avec les lois;
+en outre, leur conduite de cette nuit les faisait complices. Oriol se
+sentait défaillir... Navailles, Choisy et les autres gentilshommes
+tenaient les yeux baissés.</p>
+
+<p>Si l'un d'eux eût protesté, tout était dit, les autres eussent suivi.
+Mais nul ne protesta.</p>
+
+<p>Gonzague dut remercier le hasard qui avait éloigné le petit marquis de
+Chaverny.</p>
+
+<p>Chaverny, malgré ses défauts, n'était point de ceux qu'on fait taire.
+Gonzague pensait bien se débarrasser de lui cette nuit et pour
+longtemps.</p>
+
+<p>&mdash;Je voulais seulement dire à monseigneur, reprit Cocardasse, que de
+vieux serviteurs comme nous ne doivent point être condamnés
+légèrement... Nous avons, Passepoil et moi, de nombreux ennemis, comme
+tous les gens de mérite... Voici mon opinion que je soumets à
+monseigneur avec ma franchise ordinaire; de <span class="pagenum"><a name="Page_79" id="Page_79">79</a></span> deux choses l'une: ou
+le chevalier de Lagardère est ressuscité, ce qui me paraît
+invraisemblable, ou cette lettre est un faux, fabriqué par quelque
+coquin pour nuire à deux honnêtes gens... J'ai dit.</p>
+
+<p>&mdash;Je craindrais d'ajouter un seul mot, dit frère Passepoil, tant mon
+noble ami a rendu éloquemment ma pensée.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne serez pas punis, prononça Gonzague d'un air distrait;
+éloignez-vous!</p>
+
+<p>Ils n'eurent garde de bouger.</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur ne nous a pas compris! fit Cocardasse avec dignité.</p>
+
+<p>Le Normand ajouta, la main sur son c&oelig;ur:</p>
+
+<p>&mdash;Nous n'avons pas mérité d'être ainsi méconnus!</p>
+
+<p>&mdash;Vous serez payés!... fit Gonzague impatienté, que voulez-vous de
+plus?...</p>
+
+<p>&mdash;Ce que nous voulons, monseigneur!... c'était Cocardasse qui parlait et
+il avait dans la voix ce tremblement qui vient du c&oelig;ur, ce que nous
+voulons, c'est la preuve pleine et entière de notre innocence!...
+Apapur! je vois que vous ne savez pas à qui vous avez affaire!</p>
+
+<p>&mdash;Non! dit Passepoil qui avait les larmes aux yeux tout naturellement et
+par infirmité, non!... oh! non!... vous ne le savez pas!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_80" id="Page_80">80</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Ce que nous voulons, c'est une justification éclatante... et pour y
+arriver, voici ce que je vous propose: cette lettre dit que M. de
+Lagardère ira vous trouver cette nuit jusque chez vous... nous
+prétendons, nous, que M. de Lagardère est mort... Que l'événement soit
+juge! nous nous rendons prisonniers... si nous avons menti et que
+Lagardère vienne, nous consentons à mourir... n'est-il pas vrai,
+Passepoil?</p>
+
+<p>&mdash;Avec joie! répondit le Normand, qui, pour le coup, fondit en larmes.</p>
+
+<p>&mdash;Si au contraire, reprit le Gascon, M. de Lagardère ne vient pas,
+réparation d'honneur!... monseigneur ne refusera pas de permettre à deux
+bons garçons de continuer à lui dévouer leurs existences...</p>
+
+<p>&mdash;Soit, dit Gonzague, vous nous suivrez au pavillon... l'événement
+jugera.</p>
+
+<p>Les deux braves se précipitèrent sur ses mains et les baisèrent avec
+effusion.</p>
+
+<p>&mdash;La justice de Dieu! prononcèrent-ils ensemble en se redressant comme
+de vrais Romains.</p>
+
+<p>Mais ce n'était pas à eux que Gonzague faisait attention en ce moment.
+Il contemplait avec dépit la piteuse mine de ses fidèles.</p>
+
+<p>&mdash;J'avais ordonné qu'on fît venir Chaverny, dit-il en se tournant vers
+Peyrolles.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_81" id="Page_81">81</a></span></p>
+
+<p>Celui-ci sortit aussitôt.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! messieurs, reprit le prince,&mdash;qu'avez-vous donc?... Dieu me
+pardonne, vous voilà pâles et muets comme des fantômes!...</p>
+
+<p>&mdash;Le fait est, murmura Cocardasse, qu'ils ne sont pas d'une gaieté
+folle... Eh donc!</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous peur? continua Gonzague.</p>
+
+<p>Les gentilshommes tressaillirent et Navailles dit:</p>
+
+<p>&mdash;Prenez garde, monseigneur!</p>
+
+<p>&mdash;Si vous n'avez pas peur, reprit le prince,&mdash;c'est donc que vous
+répugnez à me suivre.</p>
+
+<p>Et comme on gardait le silence:</p>
+
+<p>&mdash;Prenez garde vous-mêmes, messieurs mes amis! s'écria-t-il;
+souvenez-vous de ce que je vous disais hier dans la grand'salle de mon
+hôtel... Obéissance passive!... je suis la tête, vous êtes le bras... Il
+y a pacte entre nous...</p>
+
+<p>&mdash;Personne ne songe à rompre le pacte, dit Taranne, mais...</p>
+
+<p>&mdash;Point de mais!... je n'en veux pas!.. songez bien à ce que je vous ai
+dit et à ce que je vais vous dire... hier, vous auriez pu vous séparer
+de moi, aujourd'hui, non! vous avez mon secret... aujourd'hui, celui qui
+n'est pas avec moi est contre moi... si quelqu'un de vous manquait à
+l'appel, cette nuit...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_82" id="Page_82">82</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Eh! fit Navailles, personne n'y manquera!</p>
+
+<p>&mdash;Tant mieux!... nous sommes tout prêts du but... Vous me croyez entamé;
+depuis hier, j'ai grandi de moitié!... votre part a doublé... vous êtes
+riches déjà sans le savoir autant que des ducs et pairs... Je veux que
+ma fête soit complète; j'en ai besoin.</p>
+
+<p>&mdash;Elle le sera monseigneur, dit Montaubert qui était parmi les âmes
+damnées.</p>
+
+<p>La promesse contenue dans les dernières paroles de Gonzague ranimait les
+chancelants.</p>
+
+<p>&mdash;Je veux qu'elle soit joyeuse! ajouta-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Elle le sera, pardieu! elle le sera!</p>
+
+<p>&mdash;Moi, d'abord, dit le petit Oriol qui avait froid jusque dans la moelle
+des os,&mdash;je me sens déjà tout guilleret... nous allons rire!</p>
+
+<p>&mdash;Nous allons rire! nous allons rire! répétèrent les autres prenant leur
+parti en braves.</p>
+
+<p>Ce fut à ce moment que Peyrolles ramena Chaverny.</p>
+
+<p>&mdash;Pas un mot de ce qui vient de se passer, messieurs, dit Gonzague.</p>
+
+<p>&mdash;Chaverny! Chaverny! s'écria-t-on de toutes parts en affectant la plus
+aimable gaieté,&mdash;arrive donc! on t'attend!</p>
+
+<p>A ce nom, le bossu qui était immobile comme <span class="pagenum"><a name="Page_83" id="Page_83">83</a></span> une pierre au fond de
+sa niche sembla s'éveiller. Sa tête s'encadra dans l'&oelig;il-de-b&oelig;uf
+et il regarda.</p>
+
+<p>Cocardasse et Passepoil l'aperçurent à la fois.</p>
+
+<p>&mdash;Attention! fit le Gascon.</p>
+
+<p>&mdash;On est à son affaire, répondit le Normand.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà! voilà! fit Chaverny.</p>
+
+<p>&mdash;D'où viens-tu donc? demanda Navailles.</p>
+
+<p>&mdash;D'ici près... de l'autre côté de l'église... Ah! cousin! il vous faut
+deux odalisques à la fois?...</p>
+
+<p>Gonzague pâlit. A l'&oelig;il-de-b&oelig;uf, la figure du bossu s'éclaira,
+puis disparut.</p>
+
+<p>Le bossu était derrière sa porte et contenait les battements de son
+c&oelig;ur à deux mains.</p>
+
+<p>Ce seul mot venait de le frapper comme un trait de lumière.</p>
+
+<p>&mdash;Fou! incorrigible fou! s'écria Gonzague presque gaiement.</p>
+
+<p>Sa pâleur avait fait place au sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! reprit Chaverny, l'indiscrétion n'est pas grande!... j'ai
+tout simplement escaladé le mur pour faire un petit tour de promenade
+dans le jardin d'Armide... Armide est double... il y a deux Armides...
+manquant toutes les deux de Renaud!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_84" id="Page_84">84</a></span></p>
+
+<p>On s'étonnait de voir le prince si calme en face de cette insolente
+escapade.</p>
+
+<p>&mdash;Et te plaisent-elles? demanda-t-il en riant.</p>
+
+<p>&mdash;Je les adore toutes deux!... Mais qu'y a-t-il, cousin? se reprit-il,
+pourquoi m'avez-vous fait appeler?</p>
+
+<p>&mdash;Parce que tu es de noce, répliqua Gonzague.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! bah! fit Chaverny, vraiment!... on se marie donc encore?... Et qui
+se marie?</p>
+
+<p>&mdash;Une dot de cinquante mille écus.</p>
+
+<p>&mdash;Comptant?...</p>
+
+<p>&mdash;Comptant.</p>
+
+<p>&mdash;De beaux yeux, la cassette... avec qui?</p>
+
+<p>Son regard faisait le tour du cercle.</p>
+
+<p>&mdash;Devine! répliqua Gonzague qui riait toujours.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà bien des mines de mariés, repartit Chaverny; je ne devine pas:
+il y en a trop... Ah! si fait!... c'est peut-être moi?</p>
+
+<p>&mdash;Juste! fit Gonzague.</p>
+
+<p>Tout le monde éclata de rire.</p>
+
+<p>Le bossu ouvrit doucement la porte de sa niche et resta debout sur le
+seuil.</p>
+
+<p>Sa figure avait changé d'expression: ce n'était plus cette tête pensive,
+ce regard avide et profond: c'était Ésope II dit Jonas, le ricanement
+vivant.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_85" id="Page_85">85</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Et la dot? demanda Chaverny.</p>
+
+<p>&mdash;La voici, répondit Gonzague qui tira une liasse d'actions de son
+pourpoint; elle est prête.</p>
+
+<p>Chaverny hésita un instant. Les autres le félicitaient en riant.</p>
+
+<p>Le bossu s'avança lentement et vint présenter son dos à Gonzague, après
+lui avoir donné la plume trempée dans l'encre et la planchette.</p>
+
+<p>&mdash;Tu acceptes?... demanda Gonzague avant de signer les endos.</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi oui, répondit le petit marquis; il faut bien se ranger.</p>
+
+<p>Gonzague signa. En signant, il dit au bossu:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! l'ami, tiens-tu toujours à ta fantaisie?</p>
+
+<p>&mdash;Plus que jamais, monseigneur!</p>
+
+<p>Cocardasse et Passepoil regardaient cela bouche béante.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi plus que jamais? demanda Gonzague.</p>
+
+<p>&mdash;Parce que je sais le nom du mari, monseigneur.</p>
+
+<p>&mdash;Et que t'importe ce nom?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne saurais pas vous dire cela... Il est des choses qui ne
+s'expliquent point... comment <span class="pagenum"><a name="Page_86" id="Page_86">86</a></span> vous expliquer par exemple la
+conviction où je suis que, sans moi, M. de Lagardère n'accomplira point
+sa promesse fanfaronne?...</p>
+
+<p>&mdash;Tu as donc entendu?</p>
+
+<p>&mdash;Ma niche est là tout près... Monseigneur, je vous ai servi une fois.</p>
+
+<p>&mdash;Sers-moi deux fois et tu ne souhaiteras plus rien...</p>
+
+<p>&mdash;Cela dépend de vous, monseigneur!</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, Chaverny, dit Gonzague en lui tendant les actions signées.</p>
+
+<p>Et, se tournant vers le bossu, il ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Tu seras de la noce, je t'invite!</p>
+
+<p>Tout le monde battit des mains, tandis que Cocardasse échangeait un
+regard rapide avec Passepoil, en murmurant:</p>
+
+<p>&mdash;Le loup dans la bergerie! Capédébiou! ils ont raison: nous allons
+rire!</p>
+
+<p>Tous les courtisans de Gonzague avaient entouré le bossu. Il partageait
+les félicitations avec le marié.</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur, dit-il en s'inclinant pour remercier, je ferai de mon
+mieux pour me rendre digne de cette haute faveur... Quant à ces
+messieurs, nous avons déjà jouté de paroles... ils ont de l'esprit, mais
+pas tant que moi... hé! hé! sans manquer au respect que je dois à
+monseigneur, <span class="pagenum"><a name="Page_87" id="Page_87">87</a></span> j'aurai le mot pour rire, je vous le promets... vous
+verrez le bossu à table; il passe pour bon vivant... vous verrez! vous
+verrez!...</p>
+
+<hr class="tiny" />
+
+<h2><a name="ch5" id="ch5"></a>VI</h2><p><span class="pagenum"><a name="Page_89" id="Page_89">89</a></span></p>
+
+<h3>&mdash;Le salon et le boudoir.&mdash;</h3>
+
+<p>Il existait encore sous le règne de Louis-Philippe, dans la rue
+Folie-Méricourt, à Paris, un échantillon parfait de cette petite et
+précieuse architecture des premières années de la régence. Il y avait là
+dedans un peu de fantaisie, un peu de grec, un peu de chinois. Les
+ordonnances faisaient ce qu'elles pouvaient pour se rattacher à
+quelqu'un des <ins class="correction" title="quatres">quatre</ins> styles helléniques, mais l'ensemble tenait du
+kiosque et les lignes fuyaient tout autrement qu'au Parthénon.</p>
+
+<p>C'étaient des bonbonnières dans toute l'acception <span class="pagenum"><a name="Page_90" id="Page_90">90</a></span> du mot. Au Fidèle
+Berger on fabrique encore quantité de ces boîtes en carton à renflures
+turques ou <ins class="correction" title="siamoisies">siamoises</ins>, hexagones pour la plupart, et dont la forme
+heureuse fait le ravissement des acheteurs de bon goût.</p>
+
+<p>La petite maison de Gonzague avait la figure d'un kiosque, déguisé en
+temple. La Vénus poudrée du <span class="smcap">xviii</span><sup>e</sup> siècle y eût choisi ses autels.</p>
+
+<p>Un petit péristyle blanc, flanqué de deux petites galeries blanches,
+dont les colonnes corinthiennes supportaient un premier étage caché
+derrière une terrasse. Le second étage, sortant tout à coup des
+proportions carrées du bâtiment, s'élevait en belvédère à six pans
+surmonté d'une toiture en chapeau chinois.</p>
+
+<p>C'était hardi, selon l'opinion des amateurs d'alors.</p>
+
+<p>Les possesseurs de certaines villas <i>délicieuses</i>, répandues autour de
+Paris, pensent avoir inventé ce style macaron. Ils sont dans l'erreur:
+le chapeau chinois et le belvédère datent de l'enfance de Louis XV.
+Seulement, l'or jeté à profusion donnait aux excentricités d'alors un
+aspect que nos villas économiques, quoique <i>délicieuses</i>, ne peuvent
+point avoir.</p>
+
+<p>L'extérieur de ces cages à jolis oiseaux pouvait être blâmé par un goût
+sévère; mais il était mignon, <span class="pagenum"><a name="Page_91" id="Page_91">91</a></span> coquet, élégant. Quant à l'intérieur,
+personne n'ignore les sommes extravagantes qu'un grand seigneur aimait à
+enfouir dans sa petite maison.</p>
+
+<p>M. le prince de Gonzague, plus riche, lui tout seul, qu'une
+demi-douzaine de très-grands seigneurs ensemble, n'avait pu manquer de
+sacrifier à cette mode fastueuse. Sa Folie passait pour une merveille.</p>
+
+<p>C'était un grand salon hexagone, dont les six pans formaient les
+fondations du belvédère. Quatre portes s'ouvraient sur quatre chambres
+ou boudoirs qui eussent été de formes trapézoïdes sans les
+serres-enclaves qui les régularisaient. Les deux autres portes, qui
+étaient en même temps des fenêtres, donnaient sur des terrasses ouvertes
+et chargées de fleurs.</p>
+
+<p>Nous avons peur de nous exprimer mal. Cette forme était un raffinement
+exquis dont le Paris de la régence offrait tout au plus trois ou quatre
+exemples. Pour être mieux compris, nous prierons le lecteur de se
+figurer un premier étage qui serait un parterre, et de tailler dans ce
+parterre, sans s'occuper des rognures, une pièce centrale à six pans,
+escortés de quatre boudoirs carrés, placés comme les ailes d'un moulin à
+vent: les deux pans principaux s'ouvraient sur des terrasses. <span class="pagenum"><a name="Page_92" id="Page_92">92</a></span> Les
+rognures, telles quelles ou modifiées par l'adjonction de cabinets,
+formaient un parterre intérieur, communiquant avec les deux terrasses en
+laissant pénétrer, dès qu'on le voulait, l'air avec le jour.</p>
+
+<p>Le duc d'Antin avait dessiné lui-même cette mignarde croix de
+Saint-André pour la folie supplémentaire qu'il avait au hameau de
+Miromesnil.</p>
+
+<p>Dans le salon de la Folie-Gonzague, le plafond et les frises étaient de
+Vanloo l'aîné et de son fils Jean-Baptiste qui tenait alors le sceptre
+de la peinture française. Deux jeunes gens, dont l'un n'avait encore que
+quinze ans, Carle Vanloo, frère cadet de Jean-Baptiste, et Jacques
+Boucher avaient eu les panneaux. Ce dernier, élève du vieux maître
+Lemoine, fut célèbre du coup, tant il mit de charme et de voluptueux
+abandon dans ses deux compositions: les <i>Filets de Vulcain</i> et la
+<i>Naissance de Vénus</i>. L'ornement des quatre boudoirs consistait en
+copies de l'Albane et de Primatice, confiées au pinceau de Louis Vanloo,
+le père.</p>
+
+<p>C'était princier dans toute la force du terme. Les deux terrasses en
+marbre blanc avaient des sculptures antiques: on n'en voulait point
+d'autre, et l'escalier, aussi de marbre, était cité comme le
+chef-d'&oelig;uvre d'Oppenort.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_93" id="Page_93">93</a></span></p>
+
+<p>Il était huit heures du soir, environ. Le souper promis avait lieu. Le
+salon était plein de lumières et de fleurs. La table resplendissait sous
+le lustre, et le désordre des mets prouvait que l'action était déjà
+depuis longtemps engagée.</p>
+
+<p>Les convives étaient nos roués à la suite, parmi lesquels le petit
+marquis de Chaverny se distinguait par une ivresse prématurée. On
+n'était encore qu'au second service, et déjà il avait perdu à peu près
+complétement la raison.</p>
+
+<p>Choisy, Navailles, Montaubert, Taranne et Albret avaient meilleure tête,
+car ils se tenaient droit encore et gardaient conscience des folies
+qu'ils pouvaient dire.</p>
+
+<p>Il y avait des dames, bien entendu, et bien entendu, ces dames
+appartenaient en majeure partie à l'Opéra: noble institution qui, depuis
+tantôt deux cents ans, n'a jamais failli à fournir en abondance tout ce
+qui concerne son état.</p>
+
+<p>C'était d'abord mademoiselle Fleury, reine de la fête, pour qui M. de
+Gonzague avait des bontés; c'étaient ensuite mademoiselle Nivelle, la
+fille du Mississipi, la grosse et ronde Cidalise, bonne fille, nature
+d'éponge, qui absorbait madrigaux et mots spirituels pour les rendre en
+sottises, pour peu qu'on la pressât; mademoiselle Desbois, mademoiselle
+Dorbigny et cinq ou <span class="pagenum"><a name="Page_94" id="Page_94">94</a></span> six autres demoiselles, également ennemies de
+la gêne et des préjugés.</p>
+
+<p>Elles étaient toutes belles, jeunes, gaies, folles et prêtes à rire,
+même quand elles avaient envie de pleurer; telle est la qualité de
+l'emploi: on ne prend pas un avocat pour qu'il ne plaide point. Une
+danseuse triste est un pernicieux produit qu'il faut laisser pour
+compte.</p>
+
+<p>Certaines gens pensent que le plus lugubre point de ces existences
+navrantes et parfois navrées qui frétillent dans la gaze rose comme le
+poisson dans la poêle, c'est de n'avoir point le droit de pleurer.</p>
+
+<p>Gonzague était absent. On venait de le mander au Palais-Royal.</p>
+
+<p>Outre le siége qui l'attendait, il y avait trois autres siéges vides.</p>
+
+<p>D'abord celui de dona Cruz qui s'était sauvée lors du départ de
+Gonzague.</p>
+
+<p>Nous disions tout à l'heure que mademoiselle Fleury était la reine de la
+fête: ceci doit être entendu en l'absence de dona Cruz.</p>
+
+<p>Dona Cruz avait ensorcelé tout le monde autour de la table, bien qu'elle
+eût empêché l'entretien d'arriver à ce haut diapason qu'atteignait,
+dit-on, dès le premier service, une orgie de la régence.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_95" id="Page_95">95</a></span></p>
+
+<p>On ne savait pas bien au juste si le prince de Gonzague avait forcé dona
+Cruz à venir, ou si la charmante fille avait forcé le prince à lui faire
+place. La chose certaine, c'est qu'elle avait été éblouissante, et que
+tout le monde l'adorait, sauf le bon petit Oriol qui restait fidèlement
+l'esclave de mademoiselle Nivelle.</p>
+
+<p>Le second siége vide n'avait point encore été occupé.</p>
+
+<p>Le troisième appartenait au bossu Ésope II, dit Jonas, que Chaverny
+venait de vaincre en combat singulier, à coup de verres de champagne.</p>
+
+<p>Au moment où nous entrons, Chaverny, abusant de sa victoire, entassait
+des manteaux et des douillettes, des mantes de femme, sur le corps de ce
+malheureux bossu, enseveli dans une immense bergère.</p>
+
+<p>Le bossu, ivre-mort, ne se plaignait point. Il était complétement caché
+sous ce monceau de dépouilles, et Dieu sait qu'il courait grand risque
+d'étouffer.</p>
+
+<p>Au reste, c'était bien fait! Le bossu n'avait point tenu ce qu'il avait
+promis. Il s'était montré taciturne, maussade, inquiet, préoccupé. A
+quoi pouvait penser ce pupitre?</p>
+
+<p>Ces dames l'avaient lutiné vainement. Dona <span class="pagenum"><a name="Page_96" id="Page_96">96</a></span> Cruz elle-même ayant
+voulu lui parler de trop près, le bossu avait reculé son siége comme un
+malotru qu'il était.</p>
+
+<p>A bas le bossu! C'était bien la dernière fois qu'il assistait à
+semblable fête!</p>
+
+<p>Une question que l'on s'était adressée plusieurs fois avant d'être ivre,
+c'était à savoir pourquoi dona Cruz elle-même y assistait.</p>
+
+<p>Gonzague avait l'habitude de ne rien faire au hasard. Jusqu'alors il
+avait caché cette dona Cruz aussi soigneusement que s'il eût été son
+tuteur espagnol. Et maintenant, il la faisait souper avec une douzaine
+de vauriens... C'était pour le moins fort étrange.</p>
+
+<p>Chaverny avait demandé si c'était là sa femme; Gonzague avait secoué la
+tête négativement. Chaverny avait voulu savoir où était sa fiancée; on
+lui avait répondu: Patience.</p>
+
+<p>Quel avantage Gonzague pouvait-il avoir à traiter ainsi une jeune fille
+qu'il voulait produire à la cour sous le nom de mademoiselle de Nevers?</p>
+
+<p>C'était son secret. Gonzague disait ce qu'il lui plaisait de dire, rien
+de plus.</p>
+
+<p>On avait bu en conscience. Ces dames étaient fort animées, excepté la
+Nivelle qui avait le vin mélancolique. Cidalise et Desbois chantaient la
+<span class="pagenum"><a name="Page_97" id="Page_97">97</a></span> gaudriole; la Fleury s'égosillait à demander les violons.</p>
+
+<p>Oriol, rond comme une boule, racontait des prouesses d'amour auxquelles
+personne ne voulait croire. Les autres buvaient, riaient, chantaient; le
+vin était exquis, la chère délicieuse: nul ne gardait souvenir des
+menaces qui planaient sur ce festin de Balthazar.</p>
+
+<p>M. de Peyrolles seul conservait sa figure de carême-prenant. La gaieté
+générale, qu'elle fût ou non de bon aloi, ne le gagnait pas.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que personne n'aura la charité de faire taire monsieur Oriol?
+demanda la Nivelle d'un ton triste et ennuyé.</p>
+
+<p>Sur dix femmes galantes, il y en a cinq pour le moins qui ont cette
+manière de se divertir.</p>
+
+<p>&mdash;La paix! Oriol, fit-on.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne parle pas si haut que Chaverny, répondit le gros petit traitant;
+Nivelle est jalouse... Je ne lui dirai plus mes fredaines.</p>
+
+<p>&mdash;Innocent!... murmura la Nivelle qui se gargarisait avec un verre de
+champagne.</p>
+
+<p>&mdash;Des bleues? demanda Cidalise à Fleury.</p>
+
+<p>&mdash;Deux bleues et une blanche.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu le reverras?...</p>
+
+<p>&mdash;Jamais... Il n'en a plus.</p>
+
+<p>&mdash;Mesdames, dit la Desbois, je vous dénonce <span class="pagenum"><a name="Page_98" id="Page_98">98</a></span> le petit Mailly qui
+veut être aimé pour lui-même.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle horreur! fit tout d'une voix la partie féminine de l'assemblée.</p>
+
+<p>En face de cette prétention blasphématoire, volontiers eussent-elles
+répété comme M. le baron de Barbanchois:</p>
+
+<p>&mdash;Où allons-nous! où allons-nous!</p>
+
+<p>Chaverny était revenu s'asseoir.</p>
+
+<p>&mdash;Si ce coquin d'Ésope s'éveille, dit-il, je le noie!...</p>
+
+<p>Son regard alourdi fit le tour de la table.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vois plus la divinité de notre Olympe, s'écria-t-il; j'ai besoin
+de sa présence pour vous expliquer ma position.</p>
+
+<p>&mdash;Pas d'explications, au nom du ciel! fit Cidalise.</p>
+
+<p>&mdash;J'en ai besoin, reprit Chaverny qui chancelait sur son fauteuil; c'est
+une affaire de délicatesse... Cinquante mille écus! ne voilà-t-il pas le
+Pérou!... Si je n'étais pas amoureux...</p>
+
+<p>&mdash;Amoureux de qui? interrompit Navailles; tu ne connais pas ta
+fiancée!...</p>
+
+<p>&mdash;Voilà l'erreur!... Je vais vous expliquer ma position.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non!... si, si!... gronda le ch&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Une petite blonde ravissante, contait Oriol à Choisy, qui dormait;
+elle me suivait comme <span class="pagenum"><a name="Page_99" id="Page_99">99</a></span> un bichon. Impossible de me débarrasser
+d'elle!... Vous sentez, j'avais peur que Nivelle ne nous rencontrât
+ensemble... Au fond, il n'y a pas de tigresse pour être jalouse comme
+cette Nivelle... Enfin, vers trois heures du matin...</p>
+
+<p>&mdash;Alors, cria Chaverny, si vous ne voulez pas me laisser, dites-moi où
+est dona Cruz... Je veux dona Cruz.</p>
+
+<p>&mdash;Dona Cruz! dona Cruz! répéta-t-on de toutes parts; Chaverny a raison!
+Il nous faut dona Cruz.</p>
+
+<p>&mdash;Vous pourriez bien dire mademoiselle de Nevers! prononça sèchement
+Peyrolles.</p>
+
+<p>Un long éclat de rire couvrit sa voix, et chacun répéta:</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle de Nevers! c'est juste! mademoiselle de Nevers.</p>
+
+<p>On se leva en tumulte.</p>
+
+<p>&mdash;Ma position..., commença Chaverny.</p>
+
+<p>Tout le monde se sauva de lui et courut à la porte par où dona Cruz
+était sortie.</p>
+
+<p>&mdash;Oriol!... fit la Nivelle; ici, tout de suite!</p>
+
+<p>Le gros petit traitant ne se fit point prier; il eût voulu seulement que
+cette familiarité n'échappât à personne.</p>
+
+<p>&mdash;Asseyez-vous près de moi, ordonna Nivelle <span class="pagenum"><a name="Page_100" id="Page_100">100</a></span> en bâillant à se fendre
+la mâchoire, et contez-moi l'histoire de Peau-d'Ane: j'ai sommeil.</p>
+
+<p>&mdash;Il était une fois..., commença le docile Oriol.</p>
+
+<p>&mdash;As-tu joué aujourd'hui? demanda Cidalise à Desbois.</p>
+
+<p>&mdash;Ne m'en parle pas!... Sans Lafleur, mon laquais, j'aurais été obligé
+de vendre mes diamants!</p>
+
+<p>&mdash;Lafleur!... comment?...</p>
+
+<p>&mdash;Lafleur est millionnaire depuis hier et me protége depuis ce matin.</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ai vu! s'écria la Fleury; il a, ma foi, fort bon air!...</p>
+
+<p>&mdash;Il a la maison du vicomte de Villedieu qui s'est pendu.</p>
+
+<p>&mdash;Il a acheté les équipages du marquis de Bellegarde qui est en fuite.</p>
+
+<p>&mdash;On parle de lui!</p>
+
+<p>&mdash;Je crois bien! Il a fait une chose adorable... une distraction à la
+Brancas!... Aujourd'hui, comme il sortait de la Maison d'Or, son
+carrosse l'attendait dans la rue... l'habitude l'a emporté... il est
+monté derrière...</p>
+
+<p>&mdash;Dona Cruz! dona Cruz! criaient ces messieurs.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_101" id="Page_101">101</a></span></p>
+
+<p>Chaverny frappa à la porte du boudoir où l'on supposait que la charmante
+Espagnole s'était retirée.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous ne venez pas, menaça Chaverny, nous faisons le siége.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui!... un siége!</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, messieurs!... disait Peyrolles.</p>
+
+<p>Chaverny le saisit au collet.</p>
+
+<p>&mdash;Si tu ne te tais pas, toi, hibou! s'écria-t-il,&mdash;nous nous servons de
+toi comme d'un bélier pour enfoncer la porte!</p>
+
+<p>Dona Cruz n'était point dans le boudoir, dont elle avait fermé la porte
+à clef en se retirant. Le boudoir communiquait avec le rez-de-chaussée
+par un escalier dérobé.&mdash;Dona Cruz était descendue au rez-de-chaussée où
+se trouvait sa chambre à coucher.</p>
+
+<p>Sur le sofa, la pauvre Aurore était là toute tremblante et les yeux
+fatigués de larmes.</p>
+
+<p>Il y avait quinze heures qu'Aurore était dans cette maison. Sans dona
+Cruz, elle fût morte de chagrin et de peur.</p>
+
+<p>Dona Cruz était déjà venue la voir deux fois depuis le commencement du
+souper.</p>
+
+<p>&mdash;Quelles nouvelles? demanda Aurore d'une voix faible.</p>
+
+<p>&mdash;M. de Gonzague vient d'être mandé au <span class="pagenum"><a name="Page_102" id="Page_102">102</a></span> palais, répondit dona Cruz.
+Tu as tort d'avoir peur, va, pauvre petite s&oelig;ur: là-haut ce n'est pas
+bien terrible... et si je ne te savais pas ici, inquiète, triste,
+accablée, je m'amuserais de tout mon c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Que fait-on dans ce salon?... le bruit vient jusqu'ici...</p>
+
+<p>&mdash;Des folies... on rit à gorge déployée... le champagne coule... ces
+gentilshommes sont gais, spirituels, charmants... un surtout que l'on
+nomme Chaverny...</p>
+
+<p>Aurore passa le revers de sa main sur son front comme pour rappeler un
+souvenir.</p>
+
+<p>&mdash;Chaverny! répéta-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Tout jeune... tout brillant... ne craignant ni Dieu ni
+diable!...&mdash;Mais il m'est défendu de m'occuper trop de lui,
+s'interrompit-elle;&mdash;il est fiancé!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! fit Aurore d'un ton distrait.</p>
+
+<p>&mdash;Devine avec qui, petite s&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais... que m'importe cela?</p>
+
+<p>&mdash;Il t'importe assurément... c'est avec toi que le jeune marquis de
+Chaverny est fiancé!</p>
+
+<p>Aurore releva lentement sa tête pâle et sourit tristement.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne plaisante pas! insista dona Cruz.</p>
+
+<p>&mdash;De ses nouvelles, à lui, murmura Aurore&mdash;ma s&oelig;ur! <span class="pagenum"><a name="Page_103" id="Page_103">103</a></span> ma petite
+Flor! ne m'apportes-tu point de ses nouvelles?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais rien... absolument rien.</p>
+
+<p>La belle tête d'Aurore retomba sur sa poitrine, tandis qu'elle
+poursuivait en pleurant:</p>
+
+<p>&mdash;Hier, ces hommes ont dit, lorsqu'ils nous attaquèrent: Il est mort...
+Lagardère est mort!</p>
+
+<p>&mdash;Quant à cela, fit dona Cruz, moi je suis <ins class="correction" title="sûr">sûre</ins> qu'il n'est pas mort!</p>
+
+<p>&mdash;Qui te donne cette certitude? demanda vivement Aurore.</p>
+
+<p>&mdash;Deux choses: la première, c'est qu'ils ont encore peur de lui
+là-haut... la seconde, c'est cette femme qu'ils ont voulu me donner pour
+mère...</p>
+
+<p>&mdash;Son ennemie?... Celle que j'ai vue la nuit dernière au Palais-Royal?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, son ennemie... d'après ta description, je l'ai bien reconnue...
+La seconde raison, disais-je, c'est que cette femme le poursuit
+toujours: son acharnement n'a point diminué... Quand j'ai été me
+plaindre aujourd'hui à M. de Gonzague du singulier traitement qu'on
+m'avait fait subir chez toi, je l'ai vue, cette femme, et je l'ai
+entendue: elle disait à un seigneur en cheveux blancs qui sortait de
+chez elle: Cela me regarde; c'est mon devoir et c'est mon droit; j'ai
+les yeux <span class="pagenum"><a name="Page_104" id="Page_104">104</a></span> ouverts; il ne m'échappera pas!... et quand la
+vingt-quatrième heure sonnera, il sera arrêté, fallût-il pour cela ma
+propre main!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! dit Aurore,&mdash;ce ne peut être que la même femme!... je la reconnais
+à sa haine... et voilà plus d'une fois que l'idée me vient...</p>
+
+<p>&mdash;Quelle idée? demanda dona Cruz.</p>
+
+<p>&mdash;Rien... je ne sais... je suis folle!</p>
+
+<p>&mdash;Il me reste une chose à te dire, reprit dona Cruz avec
+hésitation;&mdash;c'est presque un message que je t'apporte... M. de Gonzague
+a été bon pour moi, mais je n'ai plus de confiance en M. de Gonzague....
+Toi, je t'aime de plus en plus, ma pauvre petite Aurore.</p>
+
+<p>Elle s'assit sur le sofa auprès de sa compagne et poursuivit:</p>
+
+<p>&mdash;M. de Gonzague m'a certainement dit cela pour que je te le répète...</p>
+
+<p>&mdash;Que t'a-t-il dit? interrogea Aurore.</p>
+
+<p>&mdash;Tout à l'heure, répondit dona Cruz, quand tu m'as interrompue pour me
+parler de ton beau chevalier, Henri de Lagardère, j'en étais à
+t'apprendre qu'on voulait te marier avec le jeune marquis de Chaverny.</p>
+
+<p>&mdash;Mais de quel droit me marier?</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ignore... mais on ne semble pas se préoccuper <span class="pagenum"><a name="Page_105" id="Page_105">105</a></span> beaucoup de la
+question de savoir si l'on a droit ou non... Gonzague a lié conversation
+avec moi... Dans le cours de l'entretien, il a glissé ces paroles: «Si
+elle se montre obéissante, elle sauvera d'un mortel danger tout ce
+qu'elle a de plus cher au monde.»</p>
+
+<p>&mdash;Lagardère!... s'écria Aurore.</p>
+
+<p>&mdash;Je crois, répondit l'ancienne gitanita, qu'il voulait parler de
+Lagardère.</p>
+
+<p>Aurore cacha sa tête entre ses mains.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a comme un brouillard sur ma pensée! murmura-t-elle;&mdash;Dieu
+n'aura-t-il point pitié de moi?</p>
+
+<p>Dona Cruz l'attira contre son c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas Dieu qui m'a mise là près de toi! fit-elle doucement;&mdash;je
+ne suis qu'une femme, mais je suis forte et n'ai pas peur de mourir...
+s'ils t'attaquaient, Aurore, tu aurais quelqu'un pour te défendre.</p>
+
+<p>&mdash;Aurore lui rendit son étreinte.&mdash;On commençait à entendre les voix
+tumultueuses de ceux qui appelaient dona Cruz.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut que je m'en aille, dit celle-ci!</p>
+
+<p>Puis, sentant qu'Aurore tremblait tout à coup dans ses bras:</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre chère enfant! reprit-elle,&mdash;comme la voilà pâle...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_106" id="Page_106">106</a></span></p>
+
+<p>&mdash;J'ai peur, ici, quand je suis toute seule, balbutia Aurore;&mdash;ces
+valets, ces servantes... tout me fait peur...</p>
+
+<p>&mdash;Tu n'as rien à craindre, répondit dona Cruz;&mdash;ces valets, ces
+servantes savent que je t'aime... ils croient que mon pouvoir est grand
+sur l'esprit de Gonzague...</p>
+
+<p>Elle s'interrompit et parut réfléchir.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a des instants où je le crois moi-même, poursuivit-elle;&mdash;l'idée
+me vient parfois que Gonzague a besoin de moi...</p>
+
+<p>A l'étage supérieur le bruit redoublait.</p>
+
+<p>Dona Cruz se leva et reprit le verre de champagne qu'elle avait déposé
+sur la table.</p>
+
+<p>&mdash;Conseille-moi... Guide-moi! dit Aurore.</p>
+
+<p>&mdash;Rien n'est perdu s'il a vraiment besoin de moi! s'écria dona Cruz. Il
+faut gagner du temps...</p>
+
+<p>&mdash;Mais ce mariage... je préférerais mille fois la mort!</p>
+
+<p>&mdash;Il est toujours temps de mourir, chère petite s&oelig;ur!</p>
+
+<p>Comme elle faisait un mouvement pour se retirer, Aurore la retint par sa
+robe.</p>
+
+<p>&mdash;Vas-tu donc m'abandonner tout de suite? dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Ne les entends-tu pas?... ils m'appellent!... <span class="pagenum"><a name="Page_107" id="Page_107">107</a></span> Mais, fit-elle en
+se ravisant tout à coup, t'ai-je parlé du bossu?</p>
+
+<p>&mdash;Non, répondit Aurore,&mdash;quel bossu?</p>
+
+<p>&mdash;Celui qui me fit sortir d'ici hier au soir par des chemins que je ne
+connaissais pas moi-même... celui qui me conduisit jusqu'à la porte de
+ta maison... il est ici!</p>
+
+<p>&mdash;Au souper?</p>
+
+<p>&mdash;Au souper... Comme je me suis souvenue de ce que tu m'as dit... de cet
+étrange personnage qui seul est admis dans la retraite de ton beau
+Lagardère...</p>
+
+<p>&mdash;Ce doit être le même! fit Aurore.</p>
+
+<p>&mdash;J'en jurerais!... je me suis rapprochée de lui pour lui dire que, le
+cas échéant, il pouvait compter sur moi.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien?...</p>
+
+<p>&mdash;C'est le bossu le plus bizarre qui ait abusé jamais du droit de
+caprice!... il a fait semblant de ne me point reconnaître: impossible de
+tirer de lui une parole! il était tout entier à ces dames qui
+s'amusaient de lui et le faisaient boire furieusement... si bien qu'il
+est tombé sous la table.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a donc des femmes en haut? demanda Aurore.</p>
+
+<p>&mdash;Je crois bien! répondit dona Cruz.</p>
+
+<p>&mdash;Quelles femmes?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_108" id="Page_108">108</a></span></p>
+
+<p>&mdash;De grandes dames, répliqua la gitanita de bonne foi;&mdash;va! ce sont bien
+là les Parisiennes que j'avais rêvées dans notre Madrid!... Point de
+voiles jaloux! point de dentelles prudes!... les dames de la cour, ici,
+chantent, rient, boivent, jurent comme des mousquetaires... c'est
+charmant!...</p>
+
+<p>&mdash;Es-tu bien sûre que ce soient des dames de la cour?</p>
+
+<p>Dona Cruz fut presque offensée.</p>
+
+<p>&mdash;Je voudrais bien les voir, dit encore Aurore. Sans être vue,
+ajouta-t-elle en rougissant.</p>
+
+<p>&mdash;Et ne voudrais-tu point voir aussi ce joli petit marquis de Chaverny?
+demanda dona Cruz avec un peu de moquerie.</p>
+
+<p>&mdash;Si fait, répondit Aurore simplement;&mdash;je voudrais bien le voir.</p>
+
+<p>La gitanita, sans lui donner le temps de la réflexion, la saisit par le
+bras en riant et l'entraîna vers l'escalier dérobé.</p>
+
+<p>Les clameurs de l'orgie s'engouffraient dans l'étroit couloir. Aurore
+faillit tomber dix fois avant d'arriver au boudoir du premier étage.</p>
+
+<p>Là, les deux jeunes filles n'étaient plus séparées de la fête que par
+l'épaisseur d'une porte.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_109" id="Page_109">109</a></span></p>
+
+<p>On entendait vingt voix qui criaient, parmi le choc des verres et les
+éclats de rire.</p>
+
+<p>&mdash;Faisons le siége du boudoir! à l'assaut! à l'assaut!</p>
+
+<hr class="tiny" />
+
+<h2><a name="ch6" id="ch6"></a>VII</h2><p><span class="pagenum"><a name="Page_111" id="Page_111">111</a></span></p>
+
+<h3>&mdash;Une place vide.&mdash;</h3>
+
+<p>M. de Peyrolles, représentant peu accrédité du maître de céans, voyait
+son autorité complétement méconnue. Chaverny et deux ou trois autres lui
+avaient déjà demandé des nouvelles de son oreille. Il était désormais
+impuissant à réprimer le tumulte.</p>
+
+<p>De l'autre côté de la porte, Aurore, plus morte que vive, regrettait
+amèrement d'avoir quitté sa retraite.</p>
+
+<p>Dona Cruz riait, l'espiègle et l'intrépide,&mdash;il <span class="pagenum"><a name="Page_112" id="Page_112">112</a></span> eût fallu, pour
+l'effrayer, bien autre chose que cela!</p>
+
+<p>Elle souffla les bougies qui éclairaient le boudoir, non point pour
+elle, mais pour que, du salon, personne ne pût voir sa compagne.</p>
+
+<p>&mdash;Regarde, dit-elle en montrant le trou <ins class="correction" title="de de">de</ins> la serrure.</p>
+
+<p>Mais l'humeur curieuse d'Aurore était passée.</p>
+
+<p>&mdash;Allez-vous nous laisser longtemps pour cette demoiselle? demanda
+Cidalise.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà qui en vaut la peine! ajouta la Desbois.</p>
+
+<p>&mdash;Elles sont jalouses, les marquises! pensa tout haut dona Cruz.</p>
+
+<p>Aurore avait l'&oelig;il à la serrure.</p>
+
+<p>&mdash;Cela, des marquises! fit-elle avec doute.</p>
+
+<p>Dona Cruz haussa les épaules d'un air capable et dit:</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne connais pas la cour!</p>
+
+<p>&mdash;Dona Cruz! dona Cruz! nous voulons dona Cruz! criait-on dans le salon.</p>
+
+<p>La gitanita eut un naïf et orgueilleux sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Ils me veulent!... murmura-t-elle.</p>
+
+<p>On secoua la porte. Aurore se recula vivement. Dona Cruz mit l'&oelig;il à
+la serrure à son tour.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_113" id="Page_113">113</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! oh! s'écria-t-elle en éclatant de rire, quelle bonne figure a
+ce pauvre Peyrolles.</p>
+
+<p>&mdash;La porte résiste, dit Navailles.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai entendu parler, ajouta Nocé.</p>
+
+<p>&mdash;Un levier!... une pince!...</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi pas du canon?... demanda la Nivelle en s'éveillant à demi.</p>
+
+<p>Oriol se pâma.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai mieux que cela! s'écria Chaverny, une sérénade!...</p>
+
+<p>&mdash;Avec les verres, les couteaux, les bouteilles et les assiettes,
+enchérit Oriol en regardant sa Nivelle.</p>
+
+<p>Celle-ci sommeillait de nouveau.</p>
+
+<p>&mdash;Il est charmant, le petit marquis! murmura dona Cruz.</p>
+
+<p>&mdash;Lequel est-ce? demanda Aurore en se rapprochant de la porte.</p>
+
+<p>&mdash;Mais je ne vois plus le bossu, dit la gitanita au lieu de répondre...</p>
+
+<p>&mdash;Y êtes-vous? criait en ce moment Chaverny.</p>
+
+<p>Aurore, qui avait maintenant l'&oelig;il à la serrure, faisait tous ses
+efforts pour reconnaître son galant de la calle Major à Madrid. La
+confusion était si grande dans le salon qu'elle n'y pouvait point
+parvenir.</p>
+
+<p>&mdash;Lequel est-ce? répéta-t-elle.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_114" id="Page_114">114</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Le plus ivre de tous, répliqua cette fois dona Cruz.</p>
+
+<p>&mdash;Nous y sommes! nous y sommes! gronda le <ins class="correction" title="c&oelig;ur">ch&oelig;ur</ins> des exécutants.</p>
+
+<p>Ils s'étaient levés presque tous, les dames aussi, chacun tenait à la
+main son instrument d'accompagnement. Cidalise avait un réchaud, sur
+lequel la Desbois frappait. C'était, avant même qu'eût commencé le
+chant, un charivari épouvantable.</p>
+
+<p>Peyrolles ayant essayé une observation timide, fut saisi par Navailles
+et Gironne, et provisoirement accroché à un portemanteau.</p>
+
+<p>&mdash;Qui est-ce qui chante?</p>
+
+<p>&mdash;Chaverny! Chaverny! c'est Chaverny qui chante!</p>
+
+<p>Et le petit marquis, poussé de main en main, fut jeté contre la porte.</p>
+
+<p>Aurore le reconnut en ce moment et se rejeta violemment en arrière.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! fit dona Cruz; parce qu'il est un peu gris?... C'est la mode de
+la cour... il est charmant!</p>
+
+<p>Chaverny réclama le silence d'un geste aviné. On se tut.</p>
+
+<p>&mdash;Mesdames et messieurs, dit-il, je tiens avant tout à vous expliquer ma
+position.</p>
+
+<p>Il y eut une tempête de huées.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_115" id="Page_115">115</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Pas de discours!... Chante ou tais-toi!</p>
+
+<p>&mdash;Ma position est simple, bien qu'au premier abord elle puisse
+sembler...</p>
+
+<p>&mdash;A bas Chaverny!... un gage!... accrochons Chaverny auprès de
+Peyrolles.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi veux-je vous expliquer ma position? reprenait le petit
+marquis avec l'imperturbable ténacité de l'ivresse. C'est que la
+morale...</p>
+
+<p>&mdash;A bas la morale!...</p>
+
+<p>&mdash;C'est que les circonstances...</p>
+
+<p>&mdash;A bas les circonstances!...</p>
+
+<p>Cidalise, la Desbois et la Fleury étaient comme trois louves autour de
+lui. Nivelle dormait.</p>
+
+<p>&mdash;Si tu chantes, reprit Nocé, on te laissera expliquer ta position.</p>
+
+<p>&mdash;Le jurez-vous? demanda Chaverny sérieusement.</p>
+
+<p>Chacun prit la pose d'un Horace à la scène du serment.</p>
+
+<p>&mdash;Nous le jurons! nous le jurons!...</p>
+
+<p>&mdash;Alors, dit Chaverny, laissez-moi expliquer ma position auparavant.</p>
+
+<p>Dona Cruz se tenait les côtes.</p>
+
+<p>Mais les gens du salon se fâchaient. On parlait de pendre Chaverny par
+les pieds, en dehors de la fenêtre.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_116" id="Page_116">116</a></span></p>
+
+<p>Le <span class="smcap">xviii</span><sup>e</sup> siècle aussi avait de bien agréables plaisanteries.</p>
+
+<p>&mdash;Ce ne sera pas long, continuait le petit marquis; au fond ma position
+est bien claire. Je ne connais pas ma femme, ainsi je ne peux pas la
+détester... j'aime les femmes en général... c'est donc un mariage
+d'inclination.</p>
+
+<p>Vingt voix éclatant comme un tonnerre, se mirent à hurler:</p>
+
+<p>&mdash;Chante! chante! chante!</p>
+
+<p>Chaverny prit une assiette et un couteau des mains de Taranne.</p>
+
+<p>&mdash;Ce sont de petits vers, dit-il, composés par un jeune homme...</p>
+
+<p>&mdash;Chante! chante! chante!</p>
+
+<p>&mdash;Ce sont de simples couplets... attention au refrain!</p>
+
+<p>Il chanta en s'accompagnant sobrement sur son assiette:</p>
+
+<div class="poem">
+ <div class="stanza">
+ <span class="i2">Qu'une femme<br /></span>
+ <span class="i0">Ait deux maris,<br /></span>
+ <span class="i2">On la blâme<br /></span>
+ <span class="i0">Et moi j'en ris.<br /><br /></span>
+ <span class="i0">Mais un mâle bigame<br /></span>
+ <span class="i0">A mon sens est infâme,<br /></span>
+ <span class="i0">Car aujourd'hui la femme<br /></span><span class="pagenum"><a name="Page_117" id="Page_117">117</a></span>
+ <span class="i2">Est hors de prix<br /></span>
+ <span class="i4"> A Paris!<br /></span>
+ </div>
+</div>
+
+<p>&mdash;Pas trop mal! pas trop mal! fit la censure.</p>
+
+<p>&mdash;Oriol connaît le cours du jour!</p>
+
+<p>&mdash;Au refrain! au refrain!</p>
+
+<div class="poem">
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">Mais un mâle bigame<br /></span>
+ <span class="i0">A mon sens est infâme<br /></span>
+ <span class="i0">Car aujourd'hui la femme<br /></span>
+ <span class="i2">Est hors de prix<br /></span>
+ <span class="i4"> A Paris!<br /></span>
+ </div>
+</div>
+
+<p>&mdash;Qui est ce qui me donne à boire? dit Nivelle en sursaut.</p>
+
+<p>&mdash;Comment trouvez-vous cela, charmante? demanda Oriol.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bête comme tout!... bravo! bravo!</p>
+
+<p>&mdash;Mais n'aie donc pas peur! disait à la pauvre Aurore dona Cruz qui la
+tenait embrassée.</p>
+
+<p>&mdash;Le second couplet!... Courage, Chaverny!</p>
+
+<p>Il continua:</p>
+
+<div class="poem">
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">A la banque<br /></span>
+ <span class="i0">Du bon régent<br /></span>
+ <span class="i0">Rien ne manque<br /></span>
+ <span class="i0">Sinon l'argent...<br /></span>
+ </div>
+</div>
+
+<p>A cet irrévérencieux début, Peyrolles fit un <span class="pagenum"><a name="Page_118" id="Page_118">118</a></span> haut-le-corps si
+désespéré qu'il se décrocha lui-même et tomba à plat ventre.</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs! messieurs! au nom de M. le prince de Gonzague!... fit-il en
+se relevant.</p>
+
+<p>Mais on ne l'entendait pas.</p>
+
+<p>&mdash;C'est faux! criaient les uns.</p>
+
+<p>&mdash;Calomnie! calomnie!</p>
+
+<p>&mdash;M. Law a tous les trésors du Pérou dans sa cave!</p>
+
+<p>&mdash;Pas de politique!</p>
+
+<p>&mdash;Si fait!... Non pas!</p>
+
+<p>&mdash;Vive Chaverny!... A bas Chaverny!</p>
+
+<p>&mdash;Bâillonnez-le!... Laissez-le continuer!...</p>
+
+<p>Et ces dames qui cassaient fanatiquement les assiettes et les verres!</p>
+
+<p>&mdash;Chaverny, viens m'embrasser! cria Nivelle.</p>
+
+<p>&mdash;Par exemple! protesta le gros petit traitant.</p>
+
+<p>&mdash;Il fait la hausse pour nous! grommela Nivelle en refermant les yeux;
+il est gentil, ce petit marquis!... il a dit que la femme est hors de
+prix à Paris... ce n'est pas encore assez cher... Les hommes sont des
+pot-au-feu! Tant que je vois un homme garder une pistole au fond de son
+sac, moi, ça m'énerve!</p>
+
+<p>Dans le boudoir, Aurore, le visage caché derrière <span class="pagenum"><a name="Page_119" id="Page_119">119</a></span> ses deux mains,
+disait d'une voix altérée:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai froid... j'ai froid jusqu'au fond de l'âme... l'idée qu'on veut
+me livrer à un pareil homme!...</p>
+
+<p>&mdash;Va! dit dona Cruz! Il ne te mangerait pas!... je me chargerais bien,
+moi, de le rendre doux comme un agneau... Tu ne le trouves donc pas bien
+gentil?</p>
+
+<p>&mdash;Viens! emmène-moi!... Je veux passer le reste de la nuit en prières...</p>
+
+<p>Elle chancelait. Dona Cruz la soutint dans ses bras.</p>
+
+<p>La gitanita était bien le meilleur petit c&oelig;ur qui fût au monde, mais
+elle ne partageait point du tout les répulsions de sa compagne.</p>
+
+<p>C'était bien là le Paris qu'elle avait rêvé.</p>
+
+<p>&mdash;Viens donc, dit-elle, pendant que Chaverny, profitant d'une courte
+échappée de silence, demandait avec larmes qu'on lui permît d'expliquer
+sa position.</p>
+
+<p>En descendant l'escalier, dona Cruz dit:</p>
+
+<p>&mdash;Petite s&oelig;ur, gagnons du temps... fais semblant d'obéir,
+crois-moi... plutôt que de te laisser dans l'embarras je l'épouserais,
+moi, le Chaverny.</p>
+
+<p>&mdash;Tu ferais cela pour moi!... s'écria Aurore dans un élan de naïve
+gratitude.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_120" id="Page_120">120</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu oui... Allons... prie, puisque cela te console... dès que je
+pourrai m'échapper, je viendrai te revoir.</p>
+
+<p>Elle remonta l'escalier, le pied leste, le c&oelig;ur léger, en brandissant
+déjà son verre de champagne.</p>
+
+<p>&mdash;Certes..., murmurait-elle, pour l'obliger... Avec ce Chaverny on
+passerait sa vie à rire... quoi de mieux!</p>
+
+<p>En arrivant à la porte du boudoir, elle s'arrêta pour écouter.</p>
+
+<p>Chaverny disait d'un accent indigné:</p>
+
+<p>&mdash;M'avez-vous promis, oui ou non, que je pourrais expliquer ma
+position?...</p>
+
+<p>&mdash;Jamais!... Chaverny abuse de sa position!... à la porte!...</p>
+
+<p>&mdash;Décidément, messieurs, fit Navailles en ce moment, il faut donner
+l'assaut!... la petite se moque de nous.</p>
+
+<p>Dona Cruz saisit ce moment pour ouvrir la porte.</p>
+
+<p>Elle parut sur le seuil, souriante et gaie, levant son verre au-dessus
+de sa tête.</p>
+
+<p>Il y eut un long et bruyant applaudissement.</p>
+
+<p>&mdash;Allons donc! messieurs! dit-elle en tendant son verre vide; un peu
+d'entrain!... est-ce que vous croyez que vous faites du bruit?...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_121" id="Page_121">121</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Nous tâchons, fit Oriol.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes de pauvres tapageurs, reprit dona Cruz qui vida son verre
+d'un trait; on ne vous entend pas seulement derrière cette porte!</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce vrai? s'écrièrent nos roués humiliés.</p>
+
+<p><ins class="correction" title="Il">Ils</ins> se croyaient de taille à empêcher Paris de dormir.</p>
+
+<p>Chaverny contemplait dona Cruz avec admiration.</p>
+
+<p>&mdash;Délicieuse! murmurait-il, adorable!</p>
+
+<p>Oriol voulut répéter ces mots qui lui semblaient jolis, mais Nivelle se
+réveilla pour le pincer jusqu'au sang.</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous bien vous taire! dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, ma charmante! répondit le docile Oriol.</p>
+
+<p>Il essaya de s'esquiver, mais la fille du Mississipi le retint par la
+manche.</p>
+
+<p>&mdash;A l'amende! fit-elle; une bleue!</p>
+
+<p>Oriol tira son portefeuille et donna une action toute neuve, tandis que
+Nivelle chantonnait:</p>
+
+<div class="poem">
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">Car aujourd'hui, la femme<br /></span>
+ <span class="i2">Est hors de prix,<br /></span>
+ <span class="i4"> A Paris!<br /></span>
+ </div>
+</div>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_122" id="Page_122">122</a></span></p>
+
+<p>Dona Cruz cependant cherchait des yeux le bossu. Son instinct lui disait
+que, malgré ses rebuffades, cet homme était un secret allié.</p>
+
+<p>Mais elle n'avait là personne à qui adresser une question.</p>
+
+<p>Elle dit seulement, pour savoir si le bossu avait accompagné Gonzague:</p>
+
+<p>&mdash;Où donc est monseigneur?</p>
+
+<p>&mdash;Son carrosse est de retour, répondit Peyrolles qui rentrait;
+monseigneur donne des ordres.</p>
+
+<p>&mdash;Pour les violons, sans doute, ajouta Cidalise.</p>
+
+<p>&mdash;Allons nous vraiment danser? s'écria la gitanita déjà rouge de
+plaisir.</p>
+
+<p>La Desbois et la Fleury lui jetèrent un dédaigneux regard.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai vu un temps, dit sentencieusement Nivelle, où nous trouvions
+toujours quelque chose sous nos assiettes quand nous venions ici.</p>
+
+<p>Elle releva son assiette et reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Néant! pas le moindre grain de mil!... Ah! mes belles, la régence
+baisse!...</p>
+
+<p>&mdash;La régence vieillit!... appuya Cidalise.</p>
+
+<p>&mdash;La régence se fane!... Quand nous aurions eu chacune deux ou trois
+bleues au dessert, Gonzague aurait-il été plus pauvre?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_123" id="Page_123">123</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que c'est que des bleues? demanda dona Cruz.</p>
+
+<p>Que dire pour peindre la stupéfaction générale? Figurez-vous, de nos
+jours, un souper à la Maison dorée, un souper composé de rats et de
+Tortoniens, et figurez-vous une de ces dames ignorant ce que c'est que
+le crédit mobilier!</p>
+
+<p>C'est impossible. Eh bien, la candeur de dona Cruz était tout aussi
+invraisemblable.</p>
+
+<p>Chaverny fouilla précipitamment dans sa poche où était la dot. Il prit
+une douzaine d'actions qu'il mit dans la main de la gitanita.</p>
+
+<p>&mdash;Merci, fit-elle, M. de Gonzague vous les rendra.</p>
+
+<p>Puis, éparpillant les actions devant Nivelle et les autres, elle ajouta
+avec une grâce charmante:</p>
+
+<p>&mdash;Mesdames, voilà votre dessert!</p>
+
+<p>Ces dames prirent les actions et déclarèrent que cette petite était
+détestable.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons! voyons! poursuivit dona Cruz, il ne faut pas que monseigneur
+nous trouve endormis!... à la santé de M. le marquis de Chaverny!...
+votre verre, marquis!</p>
+
+<p>Celui-ci tendit son verre et poussa un profond soupir.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous saviez!... murmura-t-il; si je pouvais vous dire...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_124" id="Page_124">124</a></span></p>
+
+<p>Il but, et pendant cela, Navailles s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Prenez garde! il va vous expliquer sa position.</p>
+
+<p>&mdash;Pas à vous! répliqua Chaverny; je ne veux pour auditeur que la
+charmante dona Cruz!... vous n'êtes pas dignes de comprendre...</p>
+
+<p>&mdash;C'est pourtant bien simple, interrompit Nivelle, votre position est
+celle d'un homme gris!</p>
+
+<p>Tout le monde éclata de rire. On crut que le gros petit Oriol allait
+étouffer.</p>
+
+<p>&mdash;Morbleu! fit le marquis en brisant son verre sur la table, y a-t-il
+ici quelqu'un d'assez hardi pour se moquer de moi!... Dona Cruz! je ne
+plaisante pas!... vous êtes ici comme une étoile du ciel, égarée parmi
+des lampions!...</p>
+
+<p>Bruyante protestation de ces dames!</p>
+
+<p>&mdash;C'est trop fort!... trop fort, dit Oriol.</p>
+
+<p>&mdash;Tais-toi, fit Chaverny; la comparaison ne peut blesser que les
+lampions... d'ailleurs, je ne vous parle pas à vous autres... je somme
+M. de Peyrolles d'arrêter vos indécentes vociférations... et j'ajoute
+qu'il ne m'a jamais plu qu'un instant dans sa vie... c'est quand il
+était accroché au portemanteau... il était bien!..</p>
+
+<p>Il eut un attendrissement involontaire et ajouta les larmes aux yeux:</p>
+
+<p>&mdash;Ah!.. il était très-bien!... Mais pour en <span class="pagenum"><a name="Page_125" id="Page_125">125</a></span> revenir à ma position,
+s'interrompit-il en prenant les deux mains de dona Cruz.</p>
+
+<p>&mdash;Je la sais sur le bout des doigts. M. le marquis, fit la gitanita;
+vous épousez cette nuit une femme charmante...</p>
+
+<p>&mdash;Charmante?... interrogea le ch&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Charmante! répéta dona Cruz; jeune, spirituelle, bonne, et n'ayant pas
+la moindre idée des bleues...</p>
+
+<p>&mdash;Une épigramme! fit Nivelle, cela se forme!</p>
+
+<p>&mdash;Vous montez en chaise de poste, continua dona Cruz en s'adressant
+toujours à Chaverny, vous enlevez votre femme...</p>
+
+<p>&mdash;Ah!... interrompit le petit marquis; si c'était vous, adorable
+enfant!...</p>
+
+<p>Dona Cruz lui emplit son verre jusqu'aux bords.</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, dit Chaverny avant de boire, dona Cruz vient d'éclairer ma
+position... je ne l'aurais pas mieux fait moi-même... cette position est
+romanesque...</p>
+
+<p>&mdash;Buvez donc? fit la gitanita en riant.</p>
+
+<p>&mdash;Permettez... depuis <ins class="correction" title="lontemps">longtemps</ins> déjà je nourris une pensée!...</p>
+
+<p>&mdash;Voyons! voyons la pensée de Chaverny!</p>
+
+<p>Il se leva et prit une pose d'orateur.</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, dit-il; voici plusieurs siéges <span class="pagenum"><a name="Page_126" id="Page_126">126</a></span> vides... Celui-ci
+appartient à mon cousin de Gonzague... celui-ci au bossu... ils ont été
+occupés tous deux... mais celui-là...</p>
+
+<p>Il montrait un fauteuil placé juste en face de celui de Gonzague, et
+dans lequel en effet, depuis le commencement du souper personne ne
+s'était assis.</p>
+
+<p>&mdash;Voici la pensée que j'ai, poursuivit Chaverny; je veux que ce siége
+soit occupé!... je veux qu'on y mette la mariée!</p>
+
+<p>&mdash;C'est juste! c'est juste! cria-t-on de toutes part; l'idée de Chaverny
+est raisonnable!... La mariée! la mariée!...</p>
+
+<p>Dona Cruz voulut saisir le bras du petit marquis, mais rien n'était
+capable de le distraire.</p>
+
+<p>&mdash;Que diable! grommela-t-il en se tenant à la table et la figure inondée
+de ses cheveux, je ne suis pas ivre, peut-être!</p>
+
+<p>&mdash;Buvez et taisez-vous! lui glissa dona Cruz à l'oreille.</p>
+
+<p>&mdash;Je veux bien boire, astre divin... oui... Dieu m'est témoin que je
+veux bien boire... mais je ne veux pas me taire!... mon idée est
+juste... elle découle ma position... je demande la mariée... car...
+écoutez donc vous autres!</p>
+
+<p>&mdash;Écoutez! Écoutez!... Il est beau comme le dieu de l'Éloquence!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_127" id="Page_127">127</a></span></p>
+
+<p>Ce fut Nivelle qui s'éveilla tout à fait pour dire cela.</p>
+
+<p>Chaverny frappa du poing la table et continua en criant plus fort:</p>
+
+<p>&mdash;Je dis qu'il est absurde... absurde!...</p>
+
+<p>&mdash;Bravo, Chaverny!... superbe, Chaverny!</p>
+
+<p>&mdash;Absurde!... de laisser une place vide...</p>
+
+<p>&mdash;Magnifique!... magnifique!... Bravo, Chaverny.</p>
+
+<p>L'assistance entière applaudissait. Le petit marquis faisait des efforts
+extravagants pour suivre sa pensée.</p>
+
+<p>&mdash;De laisser une place <ins class="correction" title="vite">vide</ins>, acheva-t-il en se cramponnant à la nappe,
+si l'on n'attend pas quelqu'un!</p>
+
+<p>Au moment où une salve de bravos allait accueillir cette laborieuse
+conclusion, Gonzague parut à la porte de la galerie et dit:</p>
+
+<p>&mdash;Aussi attend-on quelqu'un!</p>
+
+<hr class="tiny" />
+
+<h2><a name="ch7" id="ch7"></a>VIII</h2><p><span class="pagenum"><a name="Page_129" id="Page_129">129</a></span></p>
+
+<h3>&mdash;Une pêche et un bouquet.&mdash;</h3>
+
+<p>La figure de M. le prince de Gonzague parut à chacun sévère et même
+soucieuse. On posa ses verres sur la table et le sourire s'évanouit.</p>
+
+<p>&mdash;Cousin, dit Chaverny, retombé au fond de son fauteuil; je vous
+attendais pour vous parler un peu de ma position...</p>
+
+<p>Gonzague vint jusqu'à la table et lui prit le verre qu'il était en train
+de porter à ses lèvres.</p>
+
+<p>&mdash;Ne bois plus! dit-il d'un ton sec.</p>
+
+<p>&mdash;Par exemple! protesta Chaverny.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_130" id="Page_130">130</a></span></p>
+
+<p>Gonzague jeta le verre par la fenêtre et répéta:</p>
+
+<p>&mdash;Ne bois plus.</p>
+
+<p>Chaverny le regardait avec de gros yeux étonnés.</p>
+
+<p>Les convives se rassirent. La pâleur avait déjà remplacé sur plus d'un
+visage les vives couleurs et l'ivresse naissante.</p>
+
+<p>Il y avait une pensée qu'on avait tenue à l'écart depuis le commencement
+de cette fête, mais qui planait dans l'air.</p>
+
+<p>L'aspect soucieux de M. de Gonzague la ramenait.</p>
+
+<p>Peyrolles essaya de se glisser vers son maître, mais dona Cruz le
+prévint.</p>
+
+<p>&mdash;Un mot, s'il vous plaît, monseigneur, dit-elle.</p>
+
+<p>Gonzague lui baisa la main et la suivit à l'écart.</p>
+
+<p>&mdash;Que veut dire cela? murmura Nivelle.</p>
+
+<p>&mdash;Je crois, ajouta Cidalise, que nous n'aurons point les violons.</p>
+
+<p>&mdash;Ce ne peut être une banqueroute, insinua la Desbois; Gonzague est trop
+riche!</p>
+
+<p>&mdash;On voit des choses si étranges!... répliqua Nivelle.</p>
+
+<p>Ces messieurs ne se mêlaient point à l'entretien. <span class="pagenum"><a name="Page_131" id="Page_131">131</a></span> La plupart
+avaient les yeux sur la nappe et semblaient réfléchir.</p>
+
+<p>Chaverny seul chantait je ne sais quel pont-neuf égrillard et ne prenait
+point garde à cette sombre inquiétude qui venait d'envahir tout à coup
+le salon.</p>
+
+<p>Oriol grommela à l'oreille de Peyrolles:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que nous aurions de mauvaises nouvelles?</p>
+
+<p>Le factotum lui tourna le dos.</p>
+
+<p>&mdash;Oriol!... appela Nivelle.</p>
+
+<p>Le gros petit traitant se rendit à l'ordre aussitôt, et la fille du
+Mississipi lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Quand le prince en aura fini avec cette petite, vous irez lui dire que
+nous demandons les violons...</p>
+
+<p>&mdash;Mais..., voulut objecter Oriol.</p>
+
+<p>&mdash;La paix! vous irez! Je le veux!</p>
+
+<p>Le prince n'en avait pas fini, et à mesure que le silence durait,
+l'impression de gêne et de tristesse devenait plus évidente.</p>
+
+<p>Ce n'était pas une franche gaieté que celle qui avait régné dans cet
+essai d'orgie. Si le lecteur a pu croire que nos gens se divertissaient
+de bon c&oelig;ur, c'est que nous n'avons point réussi dans notre peinture.</p>
+
+<p>Ils avaient fait ce qu'ils avaient pu. Le vin <span class="pagenum"><a name="Page_132" id="Page_132">132</a></span> avait monté le
+diapason des voix et rougi les visages, mais l'inquiétude n'avait pas
+cessé d'exister un seul instant derrière les éclats de cette joie
+mensongère.</p>
+
+<p>Et pour la faire tomber à plat, toute cette allégresse factice, il avait
+suffi du sourcil froncé de Gonzague.</p>
+
+<p>Ce que le gros Oriol avait dit, tout le monde le pensait.</p>
+
+<p>&mdash;Il y avait de mauvaises nouvelles!</p>
+
+<p>Gonzague baisa pour la seconde fois la main de dona Cruz.</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous confiance en moi? lui dit-il d'un ton paternel.</p>
+
+<p>&mdash;Certes, monseigneur, répondit la gitanita dont le regard était
+suppliant, mais c'est ma seule amie... ma s&oelig;ur!...</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais rien vous refuser, chère enfant... Dans une heure, quoi
+qu'il arrive, elle aura sa liberté.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce vrai, cela, monseigneur? s'écria dona Cruz toute joyeuse;
+laissez-moi lui annoncer ce grand bonheur!...</p>
+
+<p>&mdash;Non... pas maintenant... restez!... Lui avez-vous dit mon désir?...</p>
+
+<p>&mdash;Ce mariage?... oui, sans doute... mais elle a de vives répugnances...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_133" id="Page_133">133</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur..., balbutia Oriol qu'un signe impérieux de la Nivelle
+avait mis en mouvement; pardon si je vous dérange... mais ces dames
+réclament les violons.</p>
+
+<p>&mdash;Laissez! dit Gonzague qui l'écarta de la main.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a quelque chose! murmura Nivelle.</p>
+
+<p>Gonzague reprit en serrant les deux mains de dona Cruz:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vous dis qu'une chose, j'aurais voulu sauver celui qu'elle
+aime...</p>
+
+<p>&mdash;Mais, monseigneur!... s'écria dona Cruz; si vous vouliez m'expliquer
+en quoi ce mariage est utile à M. de Lagardère, je rapporterais vos
+paroles à ma pauvre Aurore...</p>
+
+<p>&mdash;C'est un fait, interrompit Gonzague; je ne puis rien ajouter à mon
+affirmation... Pensez-vous que je sois le maître des événements?... En
+<ins class="correction" title="tous">tout</ins> cas je vous promets qu'il n'y aura point de contrainte.</p>
+
+<p>Il voulut s'éloigner; dona Cruz le retint.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous en prie, dit-elle, donnez-moi la permission de retourner près
+d'elle... vos réticences me font peur!</p>
+
+<p>En ce moment, répondit Gonzague, j'ai besoin de vous.</p>
+
+<p>&mdash;De moi!... répéta la gitanita étonnée.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_134" id="Page_134">134</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Il va se dire ici des paroles que ces dames ne doivent point entendre.</p>
+
+<p>&mdash;Et moi?... les entendrai-je?</p>
+
+<p>&mdash;Non... ces paroles n'ont point trait à votre amie... Vous êtes ici
+chez vous; faites votre devoir de maîtresse de maison... emmenez ces
+dames dans le salon de Mars...</p>
+
+<p>&mdash;Je suis prête à vous obéir, monseigneur.</p>
+
+<p>Gonzague la remercia et regagna la table. Chacun cherchait à lire sur
+son visage.</p>
+
+<p>Il fit signe à Nivelle qui s'approcha de lui.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez bien cette enfant, dit-il en montrant dona Cruz qui restait
+toute pensive à l'autre bout du salon, tâchez de la distraire et faites
+qu'elle ne prenne point attention à ce qui va se passer ici.</p>
+
+<p>&mdash;Vous nous chassez, monseigneur?</p>
+
+<p>&mdash;Tout à l'heure on vous rappellera... il y a dans le petit salon une
+corbeille de mariage.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai compris, monseigneur... Nous donnez-vous Oriol?</p>
+
+<p>&mdash;Non; pas même Oriol... allez!...</p>
+
+<p>&mdash;Mes belles petites, dit la Nivelle, voici dona Cruz qui veut nous
+emmener voir la toilette de la mariée.</p>
+
+<p>Ces dames se levèrent toutes à la fois et entrèrent précédées par la
+gitanita dans le petit <span class="pagenum"><a name="Page_135" id="Page_135">135</a></span> salon de Mars qui faisait face au boudoir où
+nous avons vu naguère les deux amies.</p>
+
+<p>Il y avait en effet, dans le petit salon, une corbeille de mariage. Ces
+dames l'entourèrent.</p>
+
+<p>Gonzague donna un coup d'&oelig;il à Peyrolles qui alla fermer les portes
+derrière elles.</p>
+
+<p>A peine la porte fut-elle fermée que dona Cruz s'en rapprocha, mais la
+Nivelle courut à elle et la ramena par la main.</p>
+
+<p>&mdash;C'est à vous de nous montrer tout cela, bel ange, dit-elle; nous ne
+vous tenons pas quitte!</p>
+
+<p>Dans le salon il n'y avait plus que des hommes.</p>
+
+<p>Gonzague vint prendre place au milieu d'un silence profond. Ce silence
+même éveilla le petit marquis de Chaverny.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! Eh bien! fit-il, où sont ces dames?</p>
+
+<p>Et comme personne ne répondait:</p>
+
+<p>&mdash;Je me souviens bien, murmura-t-il en se parlant à lui-même, que j'ai
+vu deux ravissantes créatures dans le jardin... mais dois-je vraiment
+épouser l'une d'elles? ou n'est-ce qu'un rêve?... ma foi, je n'en sais
+rien!... Cousin! s'interrompit-il brusquement, il fait lugubre ici!...
+je vais avec les dames...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_136" id="Page_136">136</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Reste! ordonna Gonzague.</p>
+
+<p>Puis promenant son regard sur l'assemblée:</p>
+
+<p>&mdash;Avons-nous notre sang-froid, messieurs? demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Tout notre sang-froid, lui fut-il répondu.</p>
+
+<p>&mdash;Pardieu! s'écria Chaverny, c'est toi, cousin, qui as voulu nous faire
+boire!</p>
+
+<p>Il avait raison. Le mot sang-froid avait ici pour Gonzague une
+signification purement relative: il lui fallait des têtes échauffées et
+des bras sains.</p>
+
+<p>Excepté Chaverny, tout le monde était à point.</p>
+
+<p>Gonzague avait déjà regardé le petit marquis en secouant la tête d'un
+air mécontent. Il consulta la pendule et reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Nous avons juste une demi-heure pour causer... Trêve de folies... je
+parle pour vous, marquis!</p>
+
+<p>Celui-ci, au moment où Gonzague lui avait ordonné de rester, s'était
+rassis, non sur son siége, mais sur la nappe.</p>
+
+<p>&mdash;Ne vous inquiétez pas de moi, cousin, dit-il en prenant la gravité des
+ivrognes; souhaitez seulement que personne ne soit plus gris que moi!...
+je suis préoccupé de ma position: c'est tout simple...</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, interrompit Gonzague, nous <span class="pagenum"><a name="Page_137" id="Page_137">137</a></span> nous passerons de lui, s'il
+le faut. Voici le fait: En ce moment, une jeune fille nous gêne... nous
+gêne, entendez-vous?... nous gêne tous... car nos intérêts sont
+désormais unis bien plus étroitement que vous ne pensez... On peut dire
+que votre fortune est la mienne... et j'ai pris mes mesures pour que le
+lien qui nous unit fût une véritable chaîne.</p>
+
+<p>&mdash;Nous ne saurions tenir de trop près à monseigneur, dit Montaubert.</p>
+
+<p>&mdash;Certes, certes, fit-on.</p>
+
+<p>Mais il n'y avait pas d'élan.</p>
+
+<p>&mdash;Cette jeune fille,... reprit Gonzague.</p>
+
+<p>&mdash;Puisque les circonstances semblent s'aggraver, dit Navailles, nous
+avons le droit de chercher la lumière... cette jeune fille enlevée hier
+par vos hommes est-elle la même que celle dont on parlait chez M. le
+régent?...</p>
+
+<p>&mdash;Celle que M. de Lagardère avait promis de conduire au Palais? ajouta
+Choisy.</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle de Nevers, enfin! conclut Nocé.</p>
+
+<p>On vit Chaverny changer de visage. On l'entendit répéter tout bas d'un
+accent étrange:</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle de Nevers!</p>
+
+<p>Gonzague fronça le sourcil.</p>
+
+<p>&mdash;Que vous importe son nom? dit-il avec un <span class="pagenum"><a name="Page_138" id="Page_138">138</a></span> mouvement de colère;
+elle nous gêne... elle doit être écartée de notre chemin.</p>
+
+<p>On fit silence. Chaverny prit son verre, mais il le déposa sans avoir
+bu.</p>
+
+<p>Gonzague reprit avec lenteur:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai horreur du sang, messieurs mes amis, autant et plus que vous...
+l'épée ne m'a jamais réussi... En conséquence je ne veux plus de
+l'épée... je suis pour la douceur... Chaverny, je dépense cinquante
+mille écus et les frais de ton voyage pour garder la paix de ma
+conscience!</p>
+
+<p>&mdash;C'est cher, grommela Peyrolles.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne comprends pas, dit Chaverny.</p>
+
+<p>&mdash;Tu vas comprendre... Je laisse une chance à cette belle enfant.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce mademoiselle de Nevers? demanda le petit marquis, reprenant
+machinalement son verre.</p>
+
+<p>&mdash;Si tu lui plais..., commença Gonzague au lieu de répondre.</p>
+
+<p>&mdash;Quant à cela, interrompit Chaverny en buvant, on lui plaira!</p>
+
+<p>&mdash;Tant mieux!... en ce cas elle t'épouse de son plein gré...</p>
+
+<p>&mdash;Je ne le veux pas autrement! dit Chaverny.</p>
+
+<p>&mdash;Ni moi non plus! fit Gonzague qui avait <span class="pagenum"><a name="Page_139" id="Page_139">139</a></span> aux lèvres un sourire
+équivoque; une fois mariés, tu emmènes ta femme au fond de quelque
+province... tu fais durer la lune de miel éternellement... à moins que
+tu ne préfères revenir seul... dans un temps moral...</p>
+
+<p>&mdash;Et si elle refuse? demanda le petit marquis.</p>
+
+<p>&mdash;Si elle refuse?... ma conscience ne me reprochera rien... elle sera
+libre...</p>
+
+<p>Gonzague baissa les yeux malgré lui en prononçant ce dernier mot.</p>
+
+<p>&mdash;Vous disiez, murmura Chaverny, qu'elle n'avait qu'une chance... si
+elle accepte ma main, elle vit... si elle refuse, elle est libre... je
+ne comprends pas!</p>
+
+<p>&mdash;C'est que tu es ivre! répliqua sèchement Gonzague.</p>
+
+<p>Les autres gardaient un silence profond.</p>
+
+<p>Sous ces lustres étincelants qui éclairaient les riantes peintures du
+plafond et des murailles, parmi ces flacons vides et ces fleurs fanées,
+je ne sais quelle sinistre impression planait.</p>
+
+<p>De temps en temps, on entendait le rire des femmes dans le salon voisin.</p>
+
+<p>Ce rire faisait mal.</p>
+
+<p>Gonzague seul avait le front haut et la gaieté aux lèvres.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_140" id="Page_140">140</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Vous, messieurs, reprit-il, je suis sûr que vous me comprenez?</p>
+
+<p>Personne ne répondit, pas même ce coquin endurci, M. de Peyrolles.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut donc une explication, continua Gonzague en souriant; elle sera
+courte, car nous n'avons pas le temps... Posons d'abord l'axiome de la
+situation: l'existence de cette enfant nous ruine de fond en comble...
+Ne prenez pas ces airs sceptiques... cela est... Si demain, je perdais
+l'héritage de Nevers, après-demain nous serions en fuite.</p>
+
+<p>&mdash;Nous!... se récria-t-on de toutes parts.</p>
+
+<p>&mdash;Vous, mes maîtres! repartit Gonzague qui se redressa; vous tous sans
+exception... Il ne s'agit plus de vos anciennes peccadilles... le prince
+de Gonzague a suivi la mode: il a des livres comme le moindre
+marchand... vous êtes tous sur les livres du prince de Gonzague...
+Peyrolles sait arranger admirablement ces choses-là! ma banqueroute
+entraînerait votre perte complète...</p>
+
+<p>Tous les regards se tournèrent vers Peyrolles qui ne broncha pas.</p>
+
+<p>&mdash;En outre, poursuivit le prince, après ce qui s'est passé hier...&mdash;Mais
+point de menaces! s'interrompit-il, vous êtes liés solidement, <span class="pagenum"><a name="Page_141" id="Page_141">141</a></span>
+voilà tout!... et vous me <ins class="correction" title="suivriez">suivrez</ins> dans l'adversité comme des compagnons
+fidèles... il s'agit donc de savoir si vous êtes bien pressés de me
+donner cette marque de dévouement?</p>
+
+<p>On ne répondit point encore.</p>
+
+<p>Le sourire de Gonzague devint plus ouvertement railleur.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez bien que vous me comprenez, dit-il; avais-je tort de
+compter sur votre intelligence?... La jeune fille sera libre... je l'ai
+dit et je le maintiens... libre de sortir d'ici... d'aller où bon lui
+semblera... oui, messieurs... cela vous étonne!...</p>
+
+<p>Tous les yeux stupéfaits l'interrogeaient.</p>
+
+<p>Chaverny buvait lentement et d'un air sombre.</p>
+
+<p>Il y eut un long silence.</p>
+
+<p>Gonzague emplit pour la première fois son verre et ceux de ses voisins.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous l'ai dit souvent, messieurs mes amis, reprit-il d'un ton
+léger, les bonnes coutumes, les belles manières, la poésie splendide,
+les parfums exquis, tout cela nous vient d'Italie... On n'étudie pas
+assez l'Italie!... Écoutez et tâchez de profiter.</p>
+
+<p>Il but une gorgée de champagne et continua:</p>
+
+<p>&mdash;Voici une anecdote de ma jeunesse... <span class="pagenum"><a name="Page_142" id="Page_142">142</a></span> douces années qui ne
+reviennent plus... Le comte Annibal Canozza, des princes Amalfi, était
+mon cousin... un joyeux vivant, ma foi, et qui fit avec moi plus d'une
+équipée... Il était riche, très-riche... jugez-en: il avait, mon cousin
+Annibal, quatre châteaux sur le Tibre, vingt fermes en Lombardie, deux
+palais à Florence, deux à Milan, deux à Rome et toute la célèbre
+vaisselle d'or des cardinaux Allaria, nos oncles vénérés... J'étais
+l'héritier unique et direct de mon cousin Canozza... mais il n'avait que
+vingt-sept ans et promettait de vivre un siècle... je ne vis jamais plus
+belle santé que la sienne... Vous prenez froid, messieurs mes amis:
+buvez, je vous prie, une rasade pour vous remettre le c&oelig;ur.</p>
+
+<p>On obéit, on avait besoin de cela.</p>
+
+<p>&mdash;Un soir, poursuivit M. de Gonzague, j'invitai mon cousin Canozza à ma
+vigne à Spolète... un site enchanteur! et des treilles!... nous passâmes
+la soirée sur la terrasse, humant la brise parfumée et causant, je
+crois, de l'immortalité de l'âme... Canozza était un stoïcien, sauf le
+vin et les femmes... Il me quitta frais et dispos, par un beau clair de
+lune... il me semble le voir encore monter dans son carrosse...
+assurément, il était libre, n'est-ce pas? bien libre d'aller, lui aussi,
+où bon lui semblerait... à un <span class="pagenum"><a name="Page_143" id="Page_143">143</a></span> bal... à un souper... il y a de tout
+cela en Italie, à un rendez-vous d'amour... mais libre aussi d'y rester.</p>
+
+<p>Il acheva son verre. Et comme tous les yeux l'interrogeaient, il acheva:</p>
+
+<p>&mdash;Le comte Canozza, mon cousin, usa de cette dernière liberté, il y
+resta!</p>
+
+<p>Un mouvement se fit parmi les convives. Chaverny serrait son verre
+convulsivement.</p>
+
+<p>&mdash;Il y resta!... répéta-t-il.</p>
+
+<p>Gonzague prit une pêche dans une corbeille de fruits et la lui jeta. La
+pêche resta sur les genoux du petit marquis.</p>
+
+<p>&mdash;Étudie l'Italie, cousin! reprit Gonzague.</p>
+
+<p>Puis se ravisant:</p>
+
+<p>&mdash;Chaverny, continua-t-il,&mdash;est trop ivre pour me comprendre... et c'est
+peut-être tant mieux... Étudiez l'Italie, messieurs...</p>
+
+<p>En parlant, il roulait des pêches à la ronde. Chaque convive en avait
+une.</p>
+
+<p>Puis il dit, d'un ton bref et sec:</p>
+
+<p>&mdash;J'avais oublié de mentionner cette circonstance frivole: avant de me
+quitter, le comte Annibal Canozza, mon cousin, avait partagé une pêche
+avec moi...</p>
+
+<p>Chaque convive déposa précipitamment le fruit qu'il tenait à la main.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_144" id="Page_144">144</a></span></p>
+
+<p>Gonzague emplit de nouveau son verre.&mdash;Chaverny fit de même.</p>
+
+<p>&mdash;Étudiez l'Italie! répéta pour la troisième fois le prince;&mdash;Là
+seulement, on sait vivre... Il y a cent ans qu'on ne s'y sert plus du
+stylet idiot... à quoi bon la violence?... En Italie, par exemple, vous
+désirez écarter une jeune fille qui fait obstacle sur votre route...
+c'est notre cas... vous faites choix d'un galant homme qui consent à
+l'épouser et à l'emmener je ne sais où... très-loin... c'est encore
+notre cas... Accepte-t-elle? tout est dit... Refuse-t-elle?... c'est son
+droit, en Italie comme ici... alors, vous vous inclinez jusqu'à terre,
+demandant pardon de la liberté grande... vous la reconduisez avec
+respect... Tout en la reconduisant, par galanterie pure, vous lui faites
+accepter un bouquet...</p>
+
+<p>Ce disant, M. de Gonzague prit un bouquet de fleurs naturelles au
+surtout qui ornait la table.</p>
+
+<p>&mdash;Peut-on refuser un bouquet? poursuivit-il en arrangeant les
+fleurs;&mdash;elle s'éloigne... libre, assurément, tout comme mon cousin
+Annibal, d'aller où bon lui semblera... chez son amant, chez son amie,
+chez elle... mais libre aussi d'y rester...</p>
+
+<p>Il tendit le bouquet...&mdash;Tous les convives reculèrent en frémissant.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_145" id="Page_145">145</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Elle y reste!... fit Chaverny entre ses dents serrées.</p>
+
+<p>&mdash;Elle y reste, prononça froidement Gonzague qui le regardait en face.</p>
+
+<p>Chaverny se leva.</p>
+
+<p>&mdash;Ces fleurs sont empoisonnées!... s'écria-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Assieds-toi, fit Gonzague en éclatant de rire;&mdash;tu es ivre.</p>
+
+<p>Chaverny passa sa main sur son front qui dégouttait de sueur.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, murmura-t-il;&mdash;je dois être ivre!... s'il en était autrement...</p>
+
+<p>Il chancela. Sa tête tournait.</p>
+
+<hr class="tiny" />
+
+<h2><a name="ch8" id="ch8"></a>IX</h2><p><span class="pagenum"><a name="Page_147" id="Page_147">147</a></span></p>
+
+<h3>&mdash;Le neuvième coup.&mdash;</h3>
+
+<p>Gonzague promena sur les convives un regard de maître.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'a pas la tête à lui, murmura-t-il; je l'excuse... mais s'il en
+était un parmi vous...</p>
+
+<p>&mdash;Elle acceptera!... balbutia Navailles pour l'acquit de sa conscience.</p>
+
+<p>C'était peu; les autres n'en firent pas autant.</p>
+
+<p>La menace de ruine avait porté; depuis Oriol, abruti par la terreur,
+jusqu'à Nocé, Gironne, Choisy et autres qui étaient gentilshommes, on ne
+voyait là que misérables esclaves.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_148" id="Page_148">148</a></span></p>
+
+<p>La honte est comme les morts de Burger qui vont vite.</p>
+
+<p>Et c'est surtout en ces siècles trafiquants que la chute est rapide et
+profonde.</p>
+
+<p>Gonzague savait qu'il lui était permis désormais de tout oser. Ces gens
+étaient tous ses complices. Il avait une armée.</p>
+
+<p>Gonzague remit le bouquet à sa place.</p>
+
+<p>&mdash;Assez sur ce sujet, dit-il, nous sommes d'accord. Il est quelque chose
+de plus grave... neuf heures ne sont point sonnées...</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur a-t-il appris du nouveau? demanda Peyrolles.</p>
+
+<p>&mdash;Rien!... J'ai seulement pris mes mesures... Tous les abords du
+pavillon sont gardés... Gauthier Gendry, avec cinq hommes, garde le bout
+de la ruelle... La Baleine et deux autres sont en dehors de la porte du
+jardin... Lavergne et cinq hommes font sentinelle dans le jardin... Au
+vestibule, nous avons nos domestiques en armes...</p>
+
+<p>&mdash;Et ces deux drôles?... demanda Navailles.</p>
+
+<p>&mdash;Cocardasse et Passepoil?... Je ne leur ai point donné de poste... ils
+attendent comme nous... Ils sont là!</p>
+
+<p>Il montrait l'entrée de la galerie où l'on avait éteint les lustres lors
+de son arrivée; la porte de <span class="pagenum"><a name="Page_149" id="Page_149">149</a></span> la galerie était grande ouverte depuis
+ce même instant.</p>
+
+<p>&mdash;Qui attendent-ils et qui attendons-nous? demanda tout à coup Chaverny
+dont l'&oelig;il morne eut un éclair d'intelligence.</p>
+
+<p>&mdash;Tu n'étais pas là, hier, quand j'ai reçu cette lettre, cousin, dit
+Gonzague.</p>
+
+<p>&mdash;Non... qui attendez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Quelqu'un pour remplir ce siége, répliqua le prince en montrant le
+fauteuil resté vide depuis le commencement du souper.</p>
+
+<p>&mdash;La ruelle, les jardins, le vestibule, l'escalier, tout cela plein
+d'estafiers! prononça Chaverny avec un geste de mépris; tout cela pour
+un seul homme.</p>
+
+<p>&mdash;Cet homme s'appelle Lagardère, dit Gonzague avec une emphase
+involontaire.</p>
+
+<p>&mdash;Lagardère! répéta Chaverny.</p>
+
+<p>Puis, se parlant à lui-même:</p>
+
+<p>&mdash;Je le hais!... ajouta-t-il; mais il m'a tenu sous lui... renversé...
+et il a eu pitié de moi!</p>
+
+<p>Gonzague se pencha pour l'écouter mieux, et secoua de nouveau la tête.</p>
+
+<p>Puis il se redressa.</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, dit-il, pensez-vous que les précautions prises soient
+suffisantes?</p>
+
+<p>Chaverny haussa les épaules et se mit à rire.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_150" id="Page_150">150</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Vingt contre un! murmura Navailles, c'est honnête.</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu! s'écria Oriol rassuré par le compte de cette formidable
+garnison, nous n'avions pas peur!</p>
+
+<p>&mdash;Pensez-vous, reprit Gonzague, que vingt hommes pour l'attendre, le
+surprendre, le saisir vivant ou mort, ce soit assez?</p>
+
+<p>&mdash;Trop! monseigneur, c'est trop! s'écriait-on de toutes parts.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, vous me répondrez d'avance que nul ne me reprochera d'avoir
+manqué de prudence?...</p>
+
+<p>&mdash;Je me porte caution pour tous! s'écria Chaverny; ce qui manque, ce
+n'est pas la prudence!</p>
+
+<p>&mdash;J'avais besoin de ce témoignage, dit Gonzague; et maintenant,
+voulez-vous que je vous dise mon avis à moi?...</p>
+
+<p>&mdash;Dites, monseigneur, dites!</p>
+
+<p>Ils s'étaient remis à boire.</p>
+
+<p>M. le prince de Gonzague se leva.</p>
+
+<p>&mdash;Mon avis, prononça-t-il d'une voix haute et grave, c'est que rien n'y
+fera... Rien!... je connais l'homme!... Lagardère a dit: A neuf heures,
+je serai parmi vous... à neuf heures, nous verrons Lagardère face à
+face... Je le <span class="pagenum"><a name="Page_151" id="Page_151">151</a></span> sais... j'en jurerais!... il n'y a pas d'armée qui
+puisse empêcher Lagardère de venir au rendez-vous assigné...
+Descendra-t-il par la cheminée, sautera-t-il par la fenêtre,
+surgira-t-il du plancher, je ne sais... mais à l'heure dite... ni avant
+ni après... nous le verrons s'asseoir à cette table.</p>
+
+<p>&mdash;Pardieu! s'écria Chaverny, qu'on me le donne!... mais homme contre
+homme...</p>
+
+<p>&mdash;Tais-toi! interrompit Gonzague durement, je n'aime les combats de nain
+contre géant qu'à la foire. Cette conviction est chez moi si profonde,
+messieurs, ajouta-t-il en se tournant vers les autres convives, que tout
+à l'heure j'éprouvais la trempe de ma rapière...</p>
+
+<p>Il dégaina, et fit plier sa lame d'acier souple et brillante.</p>
+
+<p>&mdash;L'heure vient, acheva-t-il en regardant la pendule du coin de
+l'&oelig;il; faites comme moi... Je vous engage fort à ne compter que sur
+vos épées!</p>
+
+<p>Tous les regards suivirent le sien et interrogèrent le cadran de la
+magnifique pendule à poids qui grondait dans sa caisse de bois de rose.</p>
+
+<p>L'aiguille allait marquer neuf heures.</p>
+
+<p>Les convives coururent prendre leurs épées déposées çà et là sur les
+meubles.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_152" id="Page_152">152</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Qu'on me le donne! répétait Chaverny; seul à seul.</p>
+
+<p>&mdash;Où vas-tu? demanda Gonzague à Peyrolles qui se dirigeait vers la
+galerie.</p>
+
+<p>&mdash;Fermer cette porte, répondit le prudent factotum.</p>
+
+<p>&mdash;Laisse cette porte!... J'ai dit qu'elle resterait grande ouverte...
+grande ouverte elle restera. C'est un signal, messieurs, continua-t-il
+en s'adressant aux convives en armes... si les deux battants se
+referment, réjouissez-vous: cela voudra dire: L'ennemi a succombé!...
+mais tant qu'ils restent ouverts, veillez!</p>
+
+<p>Peyrolles se mit au dernier rang avec Oriol, Taranne et les financiers.
+Auprès de Gonzague se tenaient Choisy, Navailles, Nocé, Gironne, tous
+les gentilshommes. Chaverny était de l'autre côté de la salle et le plus
+près de la porte.</p>
+
+<p>Ils avaient tous l'épée à la main. Tous les regards étaient ardemment
+fixés sur la galerie sombre.</p>
+
+<p>Certes, cette attente inquiète et solennelle donnait une grande idée de
+l'homme qui allait venir.</p>
+
+<p>La pendule eut ce grondement sourd que rendent les rouages à l'instant
+où l'heure va sonner.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_153" id="Page_153">153</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Vous y êtes, messieurs? dit-il l'&oelig;il sur la porte.</p>
+
+<p>&mdash;Nous y sommes! fut-il répondu tout d'une voix.</p>
+
+<p>Ils venaient de se compter. Le nombre fait souvent le courage.</p>
+
+<p>Gonzague, qui avait la pointe de sa rapière fichée dans le parquet, prit
+son verre sur la table, et dit d'un air fanfaron, au moment même où
+sonnait le premier coup de neuf heures:</p>
+
+<p>&mdash;A la santé de M. de Lagardère... le verre d'une main, l'épée de
+l'autre!</p>
+
+<p>Il leva son verre.</p>
+
+<p>&mdash;Le verre d'une main!... l'épée de l'autre! répéta le ch&oelig;ur sourd.</p>
+
+<p>Puis ils restèrent muets; la tasse emplie jusqu'aux bords, la brette au
+poing.</p>
+
+<p>Ils attendaient, l'&oelig;il au guet, l'oreille attentive.</p>
+
+<p>Pendant ce grand silence, un bruit de fer se fit au dehors.</p>
+
+<p>L'horloge sonnait lentement. Elle fut un siècle à tinter ses neuf coups.</p>
+
+<p>Au huitième, ce bruit de fer qui avait lieu au dehors cessa. Au
+neuvième, les deux battants de la porte se refermèrent brusquement.</p>
+
+<p>Il y eut un hourra prolongé. Les épées s'abaissèrent.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_154" id="Page_154">154</a></span></p>
+
+<p>&mdash;A Lagardère, mort! cria Gonzague.</p>
+
+<p>&mdash;A Lagardère, mort! répétèrent les convives en vidant leurs verres d'un
+trait.</p>
+
+<p>Chaverny seul ne bougea point et garda le silence.</p>
+
+<p>Mais on vit tout à coup Gonzague tressaillir au moment où il portait son
+verre à ses lèvres.</p>
+
+<p>Au milieu de la chambre, les capes et les manteaux entassés sur le bossu
+oscillèrent et se soulevèrent.</p>
+
+<p>Gonzague ne songeait plus au bossu. Il ignorait d'ailleurs la fin de sa
+folle équipée.</p>
+
+<p>Gonzague avait dit: Je ne sais pas s'il sautera par la fenêtre, s'il
+tombera par la cheminée, s'il surgira du sol; mais à l'heure dite, il
+sera parmi nous.</p>
+
+<p>A la vue de cette masse qui remuait, il s'arrêta de boire et tomba en
+garde.</p>
+
+<p>Un éclat de rire sec et strident sortit de dessous les manteaux.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis des vôtres! fit une voix grêle, me voici! me voici!</p>
+
+<p>Ce n'était pas Lagardère.</p>
+
+<p>Gonzague se prit à rire et murmura:</p>
+
+<p>&mdash;C'est notre ami, le bossu.</p>
+
+<p>Celui-ci sautilla sur ses pieds, saisit un verre et se mêlant aux
+buveurs qui trinquaient:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_155" id="Page_155">155</a></span></p>
+
+<p>&mdash;A Lagardère! dit-il; le poltron aura su que j'étais ici!... il n'aura
+pas osé venir!...</p>
+
+<p>&mdash;Au bossu! au bossu! cria le ch&oelig;ur en riant; vive le bossu!</p>
+
+<p>&mdash;Eh! eh! messieurs, fit celui-ci avec simplicité, quelqu'un qui ne
+connaîtrait pas comme moi votre vaillance, et qui vous verrait si
+joyeux, croirait que vous avez eu une belle peur!... Mais que veulent
+ces deux braves?</p>
+
+<p>Il montrait devant la porte de la galerie, Cocardasse et Passepoil
+immobiles comme deux statues. Ils avaient l'air triomphant.</p>
+
+<p>&mdash;Nous venons apporter nos têtes, dit le Gascon hypocritement.</p>
+
+<p>&mdash;Frappez! ajouta le Normand; envoyez deux âmes de plus au ciel!</p>
+
+<p>&mdash;Réparation d'honneur! s'écria gaiement Gonzague; qu'on donne un verre
+de vin à ces braves; ils trinqueront avec nous!</p>
+
+<p>Chaverny les regardait avec ce dégoût qu'on a en avisant le bourreau. Il
+s'éloigna de la table quand ils s'en approchèrent.</p>
+
+<p>&mdash;Sur ma parole! dit-il à Choisy, qui se trouvait près de lui, je crois
+que si Lagardère fût venu, je me serais mis avec lui!</p>
+
+<p>&mdash;Chut! fit Choisy.</p>
+
+<p>Le bossu, qui avait entendu, montra du <span class="pagenum"><a name="Page_156" id="Page_156">156</a></span> doigt Chaverny à Gonzague et
+lui demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur est-il bien sûr de cet homme-là?</p>
+
+<p>&mdash;Non, répondit le prince.</p>
+
+<p>Cocardasse et Passepoil trinquaient avec ces messieurs. Chaverny,
+dégrisé, les écoutait.</p>
+
+<p>Passepoil parlait de pourpoint blanc ensanglanté; Cocardasse racontait
+de nouveau l'histoire de l'amphithéâtre du Val-de-Grâce.</p>
+
+<p>&mdash;Mais tout cela est infâme! dit Chaverny en poussant droit à Gonzague;
+mais il est évident qu'on parle ici d'un homme assassiné!</p>
+
+<p>&mdash;Hein!... fit le bossu en feignant un étonnement profond; d'où vient
+celui-ci?...</p>
+
+<p>Cocardasse, insolent et moqueur, présentait en ce moment son verre à
+Chaverny, qui se détourna avec horreur!</p>
+
+<p>&mdash;Palsambleu! fit encore Ésope II, ce gentilhomme me paraît avoir de
+singulières répugnances!</p>
+
+<p>Les autres convives étaient muets. Gonzague mit sa main sur l'épaule de
+Chaverny.</p>
+
+<p>&mdash;Prends garde, cousin!... murmura-t-il; tu as trop bu!...</p>
+
+<p>&mdash;Au contraire, monseigneur, fit Ésope II à son oreille, je trouve, moi,
+que le cousin n'a pas bu assez... croyez-moi... je m'y connais!...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_157" id="Page_157">157</a></span></p>
+
+<p>Gonzague fixa sur lui son &oelig;il soupçonneux.</p>
+
+<p>Le bossu riait et secouait la tête doucement, comme un homme sûr de son
+fait.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien, dit Gonzague; tu as peut-être raison... Je te le livre.</p>
+
+<p>&mdash;Merci, monseigneur, répondit Ésope II.</p>
+
+<p>Puis s'approchant du petit marquis, le verre à la main, il ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Dédaignerez-vous aussi de trinquer avec moi?... C'est une revanche!</p>
+
+<p>Chaverny se mit à rire et tendit son verre.</p>
+
+<p>&mdash;A vos noces, beau fiancé! s'écria le bossu.</p>
+
+<p>Ils s'assirent en face l'un de l'autre, entourés déjà de leurs parrains
+et juges du camp. Le duel bachique recommençait entre eux.</p>
+
+<p>Dans ce salon, où l'orgie avait fait long feu jusqu'alors, chacun avait
+un poids de moins sur le c&oelig;ur: un poids énorme! Lagardère était mort
+puisqu'il avait manqué à sa parole fanfaronne. Lagardère vivant et
+désertant le rendez-vous assigné, c'était l'impossible!</p>
+
+<p>Gonzague lui-même, ne doutait plus. Et s'il ordonna à Peyrolles de faire
+une ronde au dehors et d'inspecter les sentinelles, c'était excès de
+prudence italienne.</p>
+
+<p>Précaution ne nuit jamais. Les estafiers échelonnés au dehors étaient
+payés pour la nuit entière. <span class="pagenum"><a name="Page_158" id="Page_158">158</a></span> Il n'en coûtait rien de les laisser à
+leur poste.</p>
+
+<p>Plus on avait eu peur, plus on était joyeux. C'était le vrai
+commencement de la fête. L'appétit naissait; la soif aussi. La gaieté
+refoulée faisait invasion de toutes parts.</p>
+
+<p>Tubleu! nos gentilshommes ne se souvenaient plus d'avoir tremblé; nos
+financiers étaient braves comme César.</p>
+
+<p>Cependant à tout ridicule comme à toute faute, il faut un bouc
+émissaire. Le pauvre gros Oriol avait été choisi pour victime: il
+expiait la poltronnerie générale. On le harcelait, on le pillait: tous
+les frissons, toutes les pâleurs, toutes les défaillances étaient
+accumulés sur sa tête.</p>
+
+<p>Oriol seul avait tremblé: ceci fut bien convenu entre ces messieurs.</p>
+
+<p>Il se débattait comme un beau diable et proposait des duels à tout le
+monde.</p>
+
+<p>&mdash;Ces dames! ces dames! cria-t-on, pourquoi ne fait-on pas revenir ces
+dames?</p>
+
+<p>Sur un signe de Gonzague, Nocé alla ouvrir la porte du boudoir.</p>
+
+<p>Ce fut comme une nuée d'oiseaux s'élançant hors de la volière. Elles
+entrèrent parlant toutes à la fois, se plaignant de la longue attente,
+riant, criant, minaudant.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_159" id="Page_159">159</a></span></p>
+
+<p>Nivelle dit à Gonzague en montrant dona Cruz:</p>
+
+<p>&mdash;Voici une petite curieuse!... Je l'ai bien arrachée dix fois au trou
+de la serrure.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! répondit le prince innocemment, qu'aurait-elle pu voir?...
+Nous vous avons éloignées, charmantes, dans votre propre intérêt... Vous
+n'aimez pas les discussions d'affaires.</p>
+
+<p>&mdash;Nous a-t-on rappelées pour quelque chose? s'écria la Desbois.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce enfin la noce? demanda la Fleury.</p>
+
+<p>Et Cidalise, prenant d'une main le menton brun de Cocardasse junior, de
+l'autre la joue rougissante d'Amable Passepoil, fit cette question
+hardie:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce vous qui êtes les violons?</p>
+
+<p>&mdash;Capédébiou! répliqua Cocardasse, roide comme un piquet, nous sommes
+des gentilshommes, la belle!</p>
+
+<p>Frère Passepoil tressaillit de la tête aux pieds au contact de cette
+main douce qui avait bonne odeur.</p>
+
+<p>Il voulut parler, la voix lui manqua.</p>
+
+<p>&mdash;Mesdames, disait cependant Gonzague qui baisait les bouts des doigts
+de dona Cruz, nous ne voulons point avoir de secrets pour vous... si
+nous nous sommes privés un instant de votre <span class="pagenum"><a name="Page_160" id="Page_160">160</a></span> présence, c'était pour
+régler les préliminaires de ce mariage qui doit avoir lieu cette nuit.</p>
+
+<p>&mdash;C'est donc vrai! s'écrièrent d'une voix toutes ces folles, nous allons
+avoir la comédie.</p>
+
+<p>Gonzague protesta d'un geste.</p>
+
+<p>&mdash;Il s'agit d'une union sérieuse, prononça-t-il gravement.</p>
+
+<p>Comme si le lieu même et l'entourage ne lui donnaient pas d'avance un
+suffisant démenti, il se pencha vers dona Cruz et ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Il est temps d'aller prévenir votre amie.</p>
+
+<p>Dona Cruz le regarda d'un air inquiet.</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'avez fait une promesse, monseigneur, murmura-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Tout ce que j'ai promis, je le tiendrai, répondit Gonzague.</p>
+
+<p>Puis en reconduisant dona Cruz vers la porte, il ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Elle peut refuser... Je ne m'en dédis point... mais, pour elle-même...
+et pour un autre que je ne veux pas nommer, souhaitez qu'elle accepte!</p>
+
+<p>Dona Cruz ignorait le sort de Lagardère et Gonzague comptait là-dessus.
+Dona Cruz ne pouvait pas mesurer la profonde hypocrisie de ce tartufe
+païen. Cependant elle s'arrêta avant de passer le seuil.</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur, dit-elle avec un accent de <span class="pagenum"><a name="Page_161" id="Page_161">161</a></span> prière; je ne doute point
+que vous n'ayez pour agir des motifs nobles et dignes de vous... mais ce
+sont de bien étranges choses qui se passent depuis hier... Nous sommes
+là deux pauvres jeunes filles et nous n'avons point l'expérience qu'il
+faut pour deviner ces énigmes... Par amitié pour moi, monseigneur, par
+compassion pour cette pauvre enfant que j'aime et qui se désole,
+dites-moi un mot... un mot qui explique... un seul mot qui puisse
+m'éclairer et servir d'argument contre ses résistances... Je serais bien
+forte, si je pouvais lui dire en quoi ce mariage peut sauvegarder la vie
+de celui qu'elle aime...</p>
+
+<p>Gonzague l'interrompit:</p>
+
+<p>&mdash;N'avez-vous pas confiance en moi, dona Cruz? dit-il d'un ton de
+reproche; et n'a-t-elle point confiance en vous?... J'affirme, vous
+croyez: affirmez, elle croira. Et faites vite! acheva-t-il en donnant à
+ses paroles un accent plus impérieux; je vous attends.</p>
+
+<p>Il salua et dona Cruz se retira.</p>
+
+<p>En ce moment, un grand tumulte se faisait dans le salon. Ce n'étaient
+que clameurs joyeuses et retentissants éclats de rire.</p>
+
+<p>&mdash;Bravo! Chaverny! disaient les uns.</p>
+
+<p>&mdash;Hardi! le bossu! criaient les autres.</p>
+
+<p>&mdash;Le verre de Chaverny était plus plein!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_162" id="Page_162">162</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Ne trichons pas!.. C'est un combat à mort!</p>
+
+<p>Et les femmes:</p>
+
+<p>&mdash;Ils vont se tuer!.. Ils sont fous!...</p>
+
+<p>&mdash;Ce petit bossu est un diable!</p>
+
+<p>&mdash;S'il a autant d'actions bleues qu'on le dit, <ins class="correction" title="mumura">murmura</ins> la Nivelle; moi,
+d'abord, j'ai toujours eu un faible pour les bossus!</p>
+
+<p>&mdash;Mais voyez donc ce qu'ils absorbent!</p>
+
+<p>&mdash;Deux entonnoirs!... deux madrépores!...</p>
+
+<p>&mdash;Deux gouffres!.. Bravo! Chaverny.</p>
+
+<p>&mdash;Hardi, le bossu!.. deux abîmes!</p>
+
+<p><ins class="correction" title="Il">Ils</ins> étaient là en face l'un de l'autre, Ésope II dit Jonas et le petit
+marquis, entourés d'un cercle qui allait toujours s'épaississant.
+C'était la seconde fois qu'ils en venaient aux mains.</p>
+
+<p>L'invasion des m&oelig;urs anglaises, qui date de cette époque, avait mis à
+la mode ces tournois de la bouteille.</p>
+
+<p>Auprès d'eux, une douzaine de flacons vides témoignait des vaillants
+coups portés, ou plutôt avalés de part et d'autre.</p>
+
+<p>Chaverny était livide; ses yeux déjà injectés de sang semblaient vouloir
+s'échapper de leurs orbites, mais il avait l'habitude de ces joutes.
+C'était, malgré l'élégance de sa taille et le peu de capacité apparente
+de son estomac, un buveur redoutable. <span class="pagenum"><a name="Page_163" id="Page_163">163</a></span> On ne comptait plus ses
+exploits.</p>
+
+<p>Le bossu, au contraire, montrait un teint animé. Ses yeux brillaient
+d'un éclat extraordinaire. Il s'agitait; il parlait, ce qui est, comme
+chacun sait, une condition mauvaise.</p>
+
+<p>Le bavardage enivre presque autant que le vin.</p>
+
+<p>Tout champion de la bouteille doit être muet, dans une rencontre
+sérieuse; voyez les poissons.</p>
+
+<p>Les chances semblaient être du côté du petit marquis.</p>
+
+<p>&mdash;Cent pistoles pour Chaverny! cria Navailles; le bossu va retourner
+sous les manteaux.</p>
+
+<p>&mdash;Je tiens, riposta le bossu qui chancela sur son fauteuil.</p>
+
+<p>&mdash;Mon portefeuille pour le marquis, fit la Nivelle qui vit cela.</p>
+
+<p>&mdash;Combien dans le portefeuille? demanda Ésope II entre deux lampées.</p>
+
+<p>&mdash;Cinq actions bleues... toute ma fortune, hélas!</p>
+
+<p>&mdash;Je les tiens contre dix! s'écria le bossu; passez du vin!</p>
+
+<p>&mdash;Laquelle aimerais-tu le mieux? demanda Passepoil à l'oreille de son
+noble ami.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_164" id="Page_164">164</a></span></p>
+
+<p>Il regardait tour à tour Cidalise, Nivelle, Fleury, Desbois et les
+autres.</p>
+
+<p>&mdash;Le pécaïre va se noyer, vivadious! répondit Cocardasse junior qui ne
+quittait pas des yeux le bossu. Je n'ai jamais vu qu'un seul homme boire
+comme cela!</p>
+
+<p>Ésope II quitta son siége et s'assit sur la nappe.</p>
+
+<p>&mdash;N'avez vous pas de plus grands verres? s'écria-t-il en jetant le sien
+au loin; avec ces coquilles de noisettes, nous pourrions rester là
+jusqu'à demain!</p>
+
+<hr class="tiny" />
+
+<h2><a name="ch9" id="ch9"></a>X</h2><p><span class="pagenum"><a name="Page_165" id="Page_165">165</a></span></p>
+
+<h3>&mdash;Triomphe du bossu.&mdash;</h3>
+
+<p>C'était encore cette chambre du rez-de-chaussée, où nous avons vu Aurore
+et dona Cruz aux premières heures du petit souper. Aurore était seule,
+agenouillée sur le tapis; mais elle ne priait pas.</p>
+
+<p>Le bruit qui venait du premier étage avait redoublé depuis quelques
+instants. C'était le combat singulier entre Chaverny et le bossu. Aurore
+n'y prenait point garde.</p>
+
+<p>Elle songeait. Ses beaux yeux, fatigués par les larmes, s'égaraient dans
+le vide. Elle ne donna <span class="pagenum"><a name="Page_166" id="Page_166">166</a></span> point attention, tant était profonde sa
+rêverie, au bruit léger que fit dona Cruz en entrant dans la chambre.</p>
+
+<p>Celle-ci s'approcha sur la pointe des pieds et vint baiser ses cheveux
+par derrière.</p>
+
+<p>Aurore tourna la tête lentement; le c&oelig;ur de la gitanita se serra en
+voyant ces pauvres joues pâles et ces yeux éteints déjà par les pleurs.</p>
+
+<p>&mdash;Je viens te chercher, dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis prête, répondit Aurore.</p>
+
+<p>Dona Cruz ne s'attendait point à cela.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as réfléchi, depuis tantôt?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai prié... Quand on prie, les choses obscures deviennent claires...</p>
+
+<p>Dona Cruz se rapprocha vivement.</p>
+
+<p>&mdash;Dis-moi ce que tu as deviné? fit-elle.</p>
+
+<p>Il y avait là encore plus d'intérêt affectueux que de curiosité.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis prête, répéta Aurore; prête à mourir.</p>
+
+<p>&mdash;Mais il ne s'agit pas de mourir, pauvre petite s&oelig;ur...</p>
+
+<p>&mdash;Il y a longtemps, interrompit Aurore d'un ton de morne découragement,
+que j'ai eu cette idée pour la première fois... C'est moi qui suis son
+malheur, c'est moi qui suis le danger dont il est menacé sans cesse...
+C'est moi qui suis son mauvais ange... Sans moi, il <span class="pagenum"><a name="Page_167" id="Page_167">167</a></span> serait libre,
+il serait tranquille, il serait heureux!</p>
+
+<p>Dona Cruz l'écoutait et ne la comprenait pas.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi, reprit Aurore en essuyant une larme, pourquoi n'ai-je pas
+fait hier ce que je médite aujourd'hui?... Pourquoi ne me suis-je pas
+enfuie de la maison?... Pourquoi ne suis-je pas morte?...</p>
+
+<p>&mdash;Que dis-tu là!... s'écria la gitanita.</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne peux savoir, Flor ma s&oelig;ur chérie, la différence qu'il y a
+entre hier et aujourd'hui... J'ai fait un rêve, depuis hier... J'ai vu
+s'entr'ouvrir pour moi le paradis... Une vie tout entière de belles
+joies et de saintes délices m'est apparue... Il m'aimait, Flor!...</p>
+
+<p>&mdash;Ne le sais-tu donc que depuis hier? demanda dona Cruz.</p>
+
+<p>&mdash;Si je l'avais su plus tôt, Dieu seul peut dire si nous eussions
+affronté les inutiles dangers de ce voyage... Je doutais... J'avais
+peur... Oh! folles que nous sommes, ma s&oelig;ur!... Il faudrait frémir,
+et non s'extasier, quand s'offrent à nous ces grandes allégresses qui
+feraient descendre sur terre les félicités... Cela est impossible,
+vois-tu... Le bonheur n'est point ici-bas.</p>
+
+<p>&mdash;Mais qu'as-tu résolu? interrompit la gitanita dont la vocation
+n'allait point dans le sens du mysticisme.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_168" id="Page_168">168</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Obéir, répondit Aurore, afin de le sauver.</p>
+
+<p>Dona Cruz se leva enchantée.</p>
+
+<p>&mdash;Partons! s'écria-t-elle; partons... le prince nous attend.</p>
+
+<p>Puis, s'interrompant tout à coup, tandis qu'un nuage voilait son
+sourire:</p>
+
+<p>&mdash;Sais-tu, dit-elle, que je passe ma vie à faire de l'héroïsme avec
+toi!... Je n'aime pas comme toi, certes, mais j'aime à ma manière, et je
+te trouve toujours sur mon chemin.</p>
+
+<p>Le regard étonné d'Aurore l'interrogeait.</p>
+
+<p>&mdash;Ne t'inquiète pas trop, reprit dona Cruz en souriant; moi, je n'en
+mourrai pas, je te le promets... Je compte aimer ainsi plus d'une fois
+avant de mourir... mais il est certain que, sans toi, je n'eusse pas
+renoncé ainsi au roi des chevaliers errants... au beau Lagardère!... Il
+est certain encore qu'après le beau Lagardère, le seul homme qui m'ait
+fait battre le c&oelig;ur, c'est cet étourdi de Chaverny...</p>
+
+<p>&mdash;Quoi? voulut dire Aurore.</p>
+
+<p>&mdash;Je sais! je sais!... Sa conduite peut paraître légère... mais que
+veux-tu?... Sauf Lagardère, moi, je déteste les saints... Ce monstre de
+petit marquis me trotte dans la cervelle...</p>
+
+<p>Aurore lui prit la main en souriant.</p>
+
+<p>&mdash;Petite s&oelig;ur, dit-elle, ton c&oelig;ur vaut mieux <span class="pagenum"><a name="Page_169" id="Page_169">169</a></span> que tes
+paroles... Et pourquoi, d'ailleurs, aurais-tu ces délicatesses altières
+des grandes races?...</p>
+
+<p>Dona Cruz se pinça les lèvres.</p>
+
+<p>&mdash;Il paraît, murmura-t-elle, que tu ne crois pas à ma haute naissance?</p>
+
+<p>&mdash;C'est moi qui suis mademoiselle de Nevers, répondit Aurore avec calme.</p>
+
+<p>La gitanita ouvrit de grands yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Lagardère te l'a dit? murmura-t-elle sans même songer à faire des
+objections.</p>
+
+<p>Celle-là n'était pas ambitieuse!</p>
+
+<p>&mdash;Non, répondit Aurore; et c'est là le seul tort que je puisse lui
+reprocher en sa vie... S'il me l'eût dit?...</p>
+
+<p>&mdash;Mais alors, fit dona Cruz, qui donc?</p>
+
+<p>&mdash;Personne... Je le sais, voilà tout... Depuis hier, les divers
+événements qui se sont passés depuis mon enfance ont pris pour moi une
+nouvelle signification. Je me suis souvenue; j'ai comparé; la
+conséquence s'est dégagée d'elle-même... L'enfant qui dormait dans les
+fossés de Caylus pendant qu'on assassinait son père, c'était moi... Je
+vois encore le regard de mon ami, quand nous visitâmes ce lieu funeste:
+c'était moi... Mon ami ne me fit-il pas baiser le visage de marbre de
+Nevers au cimetière Saint-Magloire?... Et ce Gonzague dont le nom me
+poursuivit <span class="pagenum"><a name="Page_170" id="Page_170">170</a></span> depuis mon enfance, ce Gonzague qui aujourd'hui va me
+porter le dernier coup, n'est-il pas le mari de la veuve de Nevers?...</p>
+
+<p>&mdash;Puisque c'est lui, interrompit la gitanita, qui voulait me rendre à ma
+mère...</p>
+
+<p>&mdash;Ma pauvre Flor, nous n'expliquerons pas tout, je le sais bien. Nous
+sommes des enfants, et Dieu nous a gardé notre bon c&oelig;ur: comment
+sonder l'abîme des perversités, et à quoi bon? Ce que Gonzague voulait
+faire de toi, je l'ignore; mais tu étais un instrument dans ses mains...
+Depuis hier, j'ai vu cela... Et depuis que je te parle, tu le vois
+toi-même.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, murmura dona Cruz qui avait les paupières demi-closes et
+les sourcils froncés.</p>
+
+<p>&mdash;Hier seulement, reprit Aurore, Henri m'a avoué qu'il m'aimait...</p>
+
+<p>&mdash;Hier seulement?... interrompit la gitanita au comble de la surprise.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi cela?... Il y avait donc un obstacle entre nous?... Et quel
+pouvait être cet obstacle, sinon l'honneur ombrageux et scrupuleux de
+l'homme le plus loyal qui soit au monde: c'était la grandeur de ma
+naissance; c'était l'opulence de mon héritage qui l'éloignait de moi!</p>
+
+<p>Dona Cruz sourit. Aurore la regarda en face, <span class="pagenum"><a name="Page_171" id="Page_171">171</a></span> et l'expression de son
+charmant visage fut une fierté sévère.</p>
+
+<p>&mdash;Faut-il me repentir de t'avoir parlé comme je l'ai fait?
+murmura-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Ne me gronde pas, fit la gitanita qui lui jeta les deux bras autour du
+cou; je souriais en songeant que je n'aurais point deviné cet
+obstacle-là, moi qui ne suis pas princesse.</p>
+
+<p>&mdash;Plût à Dieu qu'il en fût ainsi de moi! s'écria Aurore les larmes aux
+yeux; la grandeur a ses joies et ses souffrances... Moi qui vais mourir
+à vingt ans, de la grandeur je n'aurai connu que les larmes!</p>
+
+<p>Elle ferma d'un geste caressant la bouche de sa compagne qui allait
+protester encore, et reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Je suis calme. J'ai foi en la bonté de Dieu qui ne nous éprouve pas au
+delà des limites de ce monde... Si je parle de mourir, ne crains pas que
+je puisse hâter ma dernière heure... Le suicide est un crime: un crime
+qu'on ne peut expier et qui ferme la porte du ciel... Si je n'allais pas
+au ciel, où l'attendrais-je?... Non... d'autres se chargeront de ma
+délivrance; ceci, je ne le devine point: je le sais.</p>
+
+<p>Dona Cruz était toute pâle.</p>
+
+<p>&mdash;Que sais-tu? interrogea-t-elle d'une voix altérée.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_172" id="Page_172">172</a></span></p>
+
+<p>&mdash;J'étais ici, toute seule, répondit lentement Aurore; je réfléchissais
+à tout ce que je viens de dire... et à d'autres choses encore... Les
+preuves abondaient.... C'est parce que je suis mademoiselle de Nevers
+qu'on m'a enlevée hier; c'est parce que je suis mademoiselle de Nevers
+que la princesse de Gonzague poursuit de sa haine Henri, mon ami... Et
+sais-tu, Flor, c'est cette dernière pensée qui m'a pris tout mon
+courage... L'idée de me trouver entre ma mère et lui, tous deux ennemis,
+m'a traversé le c&oelig;ur comme un coup de poignard... L'heure viendrait
+où il faudrait choisir... que sais-je? Depuis que je connais le nom de
+mon père, j'ai l'âme de mon père. Le devoir m'apparaît pour la première
+fois, et sa voix, la voix du devoir, est déjà en moi aussi impérieuse
+que la voix du bonheur lui-même... Je ne sais rien ici-bas qui fût
+capable, hier, de me séparer d'Henri... aujourd'hui...</p>
+
+<p>&mdash;Aujourd'hui?... répéta dona Cruz voyant qu'elle s'arrêtait.</p>
+
+<p>Aurore détourna la tête pour essuyer une larme.</p>
+
+<p>Dona Cruz la regardait tout émue.</p>
+
+<p>Dona Cruz abandonnait ces brillantes illusions que Gonzague avait fait
+naître en elle, sans efforts et sans regrets. Elle était comme l'enfant
+qui sourit <span class="pagenum"><a name="Page_173" id="Page_173">173</a></span> au réveil aux chimères dorées d'un beau songe.</p>
+
+<p>&mdash;Ma petite s&oelig;ur, reprit-elle, tu es Aurore de Nevers; je le crois...
+Et il n'y a pas beaucoup de duchesses pour avoir des filles comme toi...
+Mais tu as prononcé tout à l'heure des paroles qui m'inquiètent et qui
+me font peur.</p>
+
+<p>&mdash;Quelles paroles? demanda Aurore.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as dit, répliqua dona Cruz:&mdash;D'autres se chargeront de ma
+délivrance!...</p>
+
+<p>&mdash;J'oubliais..., fit Aurore; j'étais donc ici toute seule, la tête
+pleine et brûlante... C'est la fièvre sans doute qui m'a donné ce
+courage... Je suis sortie de cette chambre... J'ai pris le chemin que tu
+m'avais montré... l'escalier dérobé, le couloir... et je me suis
+retrouvé dans ce boudoir où nous étions toutes deux naguère... Je me
+suis approchée de la porte derrière laquelle ces hommes t'appelaient, le
+bruit avait cessé. J'ai mis mon &oelig;il à la serrure. Il n'y avait plus
+aucune femme autour de la table.</p>
+
+<p>&mdash;On nous avait éloignées..., dit dona Cruz.</p>
+
+<p>&mdash;Sais-tu pourquoi, ma petite Flor?</p>
+
+<p>&mdash;Gonzague nous a dit..., commença la gitanita.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! fit Aurore en frissonnant, cet homme qui semblait commander aux
+autres, c'était donc Gonzague?</p>
+
+<p>&mdash;C'était le prince de Gonzague.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_174" id="Page_174">174</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas ce qu'il vous a dit, reprit Aurore; mais il a dû
+mentir.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi supposes-tu cela, petite s&oelig;ur?</p>
+
+<p>&mdash;Parce que, s'il avait dit vrai, tu ne viendrais pas me chercher, ma
+Flor chérie!</p>
+
+<p>&mdash;Quelle est donc la vérité?... Tu me rendras folle!</p>
+
+<p>Il y eut un silence, pendant lequel Aurore sembla rêver, le front appuyé
+contre le sein de sa compagne.</p>
+
+<p>&mdash;As-tu remarqué, dit-elle, ces bouquets de fleurs qui ornent la table?</p>
+
+<p>&mdash;Oui... de belles fleurs.</p>
+
+<p>&mdash;Et Gonzague ne t'a-t-il pas répété:&mdash;Si elle refuse, elle sera libre!</p>
+
+<p>&mdash;Ce sont ses propres paroles.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, poursuivit Aurore en posant sa main sur celle de dona Cruz,
+c'était ce Gonzague qui parlait quand j'ai regardé par le trou de la
+serrure... Les convives l'écoutaient immobiles, muets, tous la pâleur au
+front. J'ai mis mon oreille à la place de mon &oelig;il... J'ai entendu...</p>
+
+<p>Un bruit se fit du côté de la porte.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as entendu?... répéta dona Cruz.</p>
+
+<p>Aurore ne répondit point. La figure blême et doucereuse de M. de
+Peyrolles se montrait sur le seuil.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_175" id="Page_175">175</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! mesdames, dit-il, on vous attend!</p>
+
+<p>Aurore se leva aussitôt.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis prête, dit-elle.</p>
+
+<p>En montant l'escalier, dona Cruz se rapprocha d'elle et dit tout bas:</p>
+
+<p>&mdash;Achève!... Que parlais-tu de ces fleurs?</p>
+
+<p>Aurore lui serra la main doucement et répondit avec un calme sourire:</p>
+
+<p>&mdash;De belles fleurs! Tu l'as dit... M. de Gonzague a des galanteries de
+grand seigneur... En refusant, non-seulement je serai libre... mais
+j'aurai un bouquet de ces belles fleurs...</p>
+
+<p>Dona Cruz la regarda fixement. Elle sentait qu'il y avait derrière ces
+paroles quelque chose de menaçant et de tragique. Mais elle ne devinait
+point.</p>
+
+<p>&mdash;Bravo! bossu!... On te nommera roi des tanches!</p>
+
+<p>&mdash;Tiens bon, Chaverny! ferme! ferme!</p>
+
+<p>&mdash;Chaverny vient de verser un demi-verre sur ses dentelles!... C'est
+triché!</p>
+
+<p>&mdash;Au moins Ésope II boit rubis sur l'ongle!</p>
+
+<p>On apportait les grands verres demandés par le bossu. Il y eut un long
+cri de joie: c'étaient deux <i>vidrecomes</i> de Bohème dont on se servait
+l'été pour les boissons à la glace. Chacun d'eux tenait bien une pinte.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_176" id="Page_176">176</a></span></p>
+
+<p>Le bossu versa dans le sien une bouteille de champagne. Chaverny voulut
+l'imiter; mais sa main tremblait.</p>
+
+<p>&mdash;Vas-tu me faire perdre mes cinq petites filles! s'écria la Nivelle.</p>
+
+<p>&mdash;Comme elle aurait bien prononcé le <i>qu'il mourût</i>, cette Nivelle! dit
+Navailles.</p>
+
+<p>&mdash;Dame! riposta la fille du Mississipi, on a assez de peine à gagner son
+argent!</p>
+
+<p>Il y avait foule de paris engagés dans le cercle, et chacun était un peu
+de l'avis de la Nivelle. La Fleury qui n'était point joueuse, ayant
+risqué l'avis qu'il était temps de mettre le holà, il y eut un cri
+général de réprobation.</p>
+
+<p>&mdash;Nous ne sommes qu'au commencement, dit le bossu en riant; aidez M. le
+marquis à remplir son verre.</p>
+
+<p>Nocé, Choisy, Gironne et Oriol étaient autour de Chaverny. On remplit
+son vidrecome jusqu'aux bords.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! donc! soupira Cocardasse junior, c'est perdre le vin du bon Dieu!</p>
+
+<p>Passepoil se tenait à quatre pour résister à ses passions. Ses yeux
+blancs caressaient tour à tour la Nivelle, la Fleury, la Desbois. Il
+murmurait à vide des paroles enflammées, il se trémoussait, il suait
+sang et eau.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_177" id="Page_177">177</a></span></p>
+
+<p>Certes, cette organisation riche et tendre est faite pour inspirer
+beaucoup d'intérêt.</p>
+
+<p>&mdash;A votre santé! messieurs! dit le bossu qui leva son énorme verre.</p>
+
+<p>&mdash;A votre santé, balbutia Chaverny.</p>
+
+<p>Gironne et Nocé soutenaient son bras tremblotant.</p>
+
+<p>Le bossu reprit en saluant à la ronde:</p>
+
+<p>&mdash;Cette rasade doit être bue d'un trait et sans reprendre haleine.</p>
+
+<p>&mdash;C'est un bijou que ce pécaïre! pensa Cocardasse.</p>
+
+<p>&mdash;Vous aller le tuer?... dirent quelques voix de femmes.</p>
+
+<p>&mdash;Ferme, marquis! ferme, ferme! cria Nivelle pour ses actions.</p>
+
+<p>Le bossu approcha le verre de ses lèvres et but sans se presser, mais
+d'une seule lampée.</p>
+
+<p>On battit des mains avec fureur.</p>
+
+<p>Chaverny, déjà soutenu par ses parrains, absorba aussi son vidrecome,
+mais chacun put augurer que c'était son dernier effort.</p>
+
+<p>&mdash;Encore un! proposa le bossu dispos et gai en tendant son verre vide.</p>
+
+<p>&mdash;Encore dix! répondit Chaverny chancelant.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens bon, marquis! s'écrièrent les joueurs; ne regarde pas le lustre.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_178" id="Page_178">178</a></span></p>
+
+<p>Il eut un rire idiot.</p>
+
+<p>&mdash;Restez tranquilles, balbutia-t-il; arrêtez la balançoire... et
+empêchez la table de tourner.</p>
+
+<p>Nivelle prit aussitôt son parti. Elle était brave.</p>
+
+<p>Elle mit un retentissant baiser sur la joue du bossu,&mdash;un baiser qui
+retentit jusqu'au fond du c&oelig;ur sensible de Passepoil et faillit le
+faire tomber en syncope.</p>
+
+<p>&mdash;Petit trésor, dit-elle, c'était pour rire... On m'étranglerait plutôt
+que de me faire parier contre toi!</p>
+
+<p>Elle fourra son portefeuille dans sa poche et passa, accablant Chaverny
+d'un dédaigneux regard.</p>
+
+<p>&mdash;Allons! allons! fit le bossu; à boire! j'ai soif.</p>
+
+<p>&mdash;A boire! répéta le petit marquis; je boirais la mer!... Arrêtez la
+balançoire!</p>
+
+<p>Les verres s'emplirent. Le bossu prit le sien d'une main ferme.</p>
+
+<p>&mdash;A la santé de ces dames! s'écria-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;A la santé de ces dames! murmura Passepoil à l'oreille de Nivelle.</p>
+
+<p>La fille du Mississipi le regarda du haut en bas. Passepoil laissa
+échapper un roucoulement, ses pistoles chantèrent d'elles-mêmes dans son
+gousset.&mdash;Nivelle sourit et dit:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_179" id="Page_179">179</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi pas, mon brave?</p>
+
+<p>Cette Nivelle, affable et pleine d'aménité, ne repoussait jamais les
+gens du commun quand ils avaient la poche garnie.</p>
+
+<p>Chaverny fit un suprême effort pour lever son verre. Le vidrecome plein
+s'échappa de sa main tremblante, à la grande indignation de Cocardasse.</p>
+
+<p>&mdash;Apapur! grommela-t-il, on devrait mettre en prison ceux qui perdent le
+vin.</p>
+
+<p>&mdash;A recommencer! dirent les tenants de Chaverny.</p>
+
+<p>Le bossu offrit galamment son vidrecome qu'on remplit.</p>
+
+<p>Mais les paupières de Chaverny se prirent à battre comme les ailes de
+ces papillons martyrs que les enfants clouent à la tapisserie avec une
+épingle. C'est la fin.</p>
+
+<p>&mdash;Tu faiblis, Chaverny! s'écria Oriol.</p>
+
+<p>&mdash;Chaverny, tu pâlis! ajouta Navailles.</p>
+
+<p>&mdash;Chaverny! tu chancelles! Chaverny, tu t'en vas!</p>
+
+<p>&mdash;Hourra! le petit homme!... vive Ésope II!</p>
+
+<p>&mdash;Portons le bossu en triomphe!</p>
+
+<p>Ce fut un tumulte général, puis un grand silence.</p>
+
+<p>On avait cessé de soutenir Chaverny.</p>
+
+<p>Son corps se prit à vaciller sur le fauteuil, <span class="pagenum"><a name="Page_180" id="Page_180">180</a></span> tandis que ses mains
+amollies essayaient en vain de saisir un point d'appui.</p>
+
+<p>&mdash;On n'avait pas dit que la maison tomberait..., murmura-t-il; la maison
+avait l'air solide... Ce n'est pas de jeu!</p>
+
+<p>&mdash;Chaverny bat la campagne...</p>
+
+<p>&mdash;Chaverny menace ruine..., Chaverny perd plante...</p>
+
+<p>&mdash;Submergé, Chaverny... Chaverny disparu!</p>
+
+<p>Chaverny venait de glisser sous la table.&mdash;Un second hourra retentit.</p>
+
+<p>Le bossu triomphant leva le verre qu'on venait d'emplir pour le vaincu
+et l'avala, debout sur la nappe.&mdash;Il était ferme comme un roc.</p>
+
+<p>La salle faillit crouler sous les applaudissements.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que cela? demanda le prince de Gonzague qui s'approcha.</p>
+
+<p>Ésope II sauta lestement à bas de la table.</p>
+
+<p>&mdash;Vous me l'avez donné, monseigneur, dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Où est Chaverny? fit encore Gonzague.</p>
+
+<p>Le bossu poussa du pied les jambes du petit marquis qui passaient.</p>
+
+<p>&mdash;Le voici! répondit-il.</p>
+
+<p>Gonzague fronça le sourcil et murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Ivre mort!... c'est trop... Nous avions besoin de lui.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_181" id="Page_181">181</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Pour les fiançailles, monseigneur? repartit le bossu qui chiffonna, ma
+foi, son jabot en grand seigneur et salua en jetant son feutre sous
+l'aisselle.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, pour les fiançailles, répondit Gonzague.</p>
+
+<p>&mdash;Palsambleu! fit Ésope II d'un ton dégagé, un de perdu, un de
+retrouvé... Tel que vous me voyez, monseigneur, je ne serais pas fâché
+de m'établir et je m'offre à faire votre affaire.</p>
+
+<p>Un grand éclat de rire accueillit cette proposition inattendue. Gonzague
+regardait attentivement le bossu qui s'était campé devant lui, tenant
+toujours un vidrecome à la main.</p>
+
+<p>&mdash;Sais-tu ce qu'il faudrait faire pour remplacer celui qui est là?
+demanda tout bas Gonzague en montrant Chaverny.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, répondit le bossu; je sais ce qu'il faudrait faire.</p>
+
+<p>Et, te sens-tu de force...? commença le prince.</p>
+
+<p>Ésope II eut un sourire à la fois orgueilleux et cruel.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne me connaissez pas, monseigneur, dit-il; j'ai fait mieux que
+cela!</p>
+
+<hr class="tiny" />
+
+<h2><a name="ch10" id="ch10"></a>XI</h2><p><span class="pagenum"><a name="Page_183" id="Page_183">183</a></span></p>
+
+<h3>&mdash;Fleurs d'Italie.&mdash;</h3>
+
+<p>On entourait de nouveau la table. On avait recommencé à boire.</p>
+
+<p>&mdash;Bonne idée! disait-on à la ronde, marions le bossu au lieu de
+Chaverny.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien plus amusant!... Le bossu fera un mari superbe!</p>
+
+<p>&mdash;Et la figure de Chaverny quand il va se réveiller veuf!</p>
+
+<p>Oriol fraternisait avec Amable Passepoil, sur l'ordre de mademoiselle
+Nivelle qui avait <span class="pagenum"><a name="Page_184" id="Page_184">184</a></span> pris ce débutant timide sous sa haute protection.
+On n'avait plus de ces ridicules délicatesses: Cocardasse junior
+trinquait avec tout le monde.</p>
+
+<p>Il trouvait cela tout simple et n'en était pas plus fier. Ici, comme
+partout, Cocardasse junior se comportait avec une dignité au-dessus de
+tout éloge.</p>
+
+<p>Apapur! le gros petit Oriol, ayant voulu le tutoyer, fut remis
+sévèrement à sa place.</p>
+
+<p>Le prince de Gonzague et le bossu étaient un peu à l'écart. Le prince
+considérait toujours le petit homme avec attention et semblait scruter
+sa pensée secrète à travers le masque moqueur qui couvrait son visage.</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur, dit le bossu, quelles garanties vous faut-il?</p>
+
+<p>&mdash;Je veux savoir d'abord, répondit Gonzague, ce que tu as deviné.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai rien deviné... J'étais là... J'ai entendu la parabole de la
+pêche, l'histoire des fleurs et le panégyrique de l'Italie!</p>
+
+<p>Gonzague suivit de l'&oelig;il son doigt pointu qui montrait la bergère où
+les manteaux étaient encore amoncelés.</p>
+
+<p>&mdash;C'est juste, murmura-t-il, tu étais là... Pourquoi cette comédie?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_185" id="Page_185">185</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Je voulais savoir... et je voulais réfléchir... Ce Chaverny n'était
+point votre fait.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai... J'avais un faible pour lui.</p>
+
+<p>&mdash;La faiblesse est toujours un tort, parce qu'elle fait naître toujours
+un danger... Ce Chaverny dort maintenant... mais il s'éveillera...</p>
+
+<p>&mdash;Savoir!... murmura Gonzague. Mais laissons-là ce Chaverny... Que
+dis-tu de la parabole de la pêche?</p>
+
+<p>&mdash;C'est joli... mais trop fort pour vos poltrons.</p>
+
+<p>&mdash;Et de l'histoire des fleurs?</p>
+
+<p>&mdash;Gracieux... mais toujours trop fort... ils ont eu peur!</p>
+
+<p>&mdash;Je ne te parle pas de ces messieurs, dit Gonzague; je les connais
+mieux que toi...</p>
+
+<p>&mdash;Savoir! interrompit à son tour le bossu.</p>
+
+<p>Gonzague se prit à sourire en le regardant.</p>
+
+<p>&mdash;Réponds pour toi-même, continua-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Tout ce qui vient d'Italie me plaît, fit Ésope II; je n'ai jamais ouï
+conter d'anecdote plus réjouissante que celle du comte Canozza à la
+vigne de Spolète... mais je ne l'aurais pas dite à ces messieurs.</p>
+
+<p>&mdash;Tu te crois donc beaucoup plus fort que ces messieurs? demanda
+Gonzague.</p>
+
+<p>Ésope II eut un sourire suffisant et ne daigna même pas répondre.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_186" id="Page_186">186</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! demanda de loin Navailles, est-ce arrangé le mariage?</p>
+
+<p>Un geste de Gonzague lui imposa silence. La Nivelle dit:</p>
+
+<p>&mdash;Ça doit avoir gros comme soi de bleues, cette petite espèce... Moi, je
+l'épouserais!</p>
+
+<p>&mdash;Vous seriez madame Ésope II! fit Oriol piqué au vif.</p>
+
+<p>&mdash;Madame Jonas!... ajouta Nocé.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! fit Nivelle qui montra du doigt Cocardasse junior, Plutus est le
+roi des dieux... Voyez-vous bien ce bon garçon?... avec un peu de poudre
+du Mississipi, je me chargerais d'en faire un courtisan!</p>
+
+<p>Cocardasse se rengorgea et dit à Passepoil qui fut jaloux:</p>
+
+<p>&mdash;La Pécaïre a le goût fin!... Elle en tient pour moi, capédébiou!</p>
+
+<p>&mdash;Qu'as-tu de plus que Chaverny? demandait en ce moment Gonzague.</p>
+
+<p>&mdash;Des précédents, répondit le bossu; j'ai déjà été marié.</p>
+
+<p>&mdash;Ah!... fit Gonzague dont le regard devint plus perçant.</p>
+
+<p>Ésope II se caressa le menton et ne baissa point les yeux.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai été marié, répéta-t-il, et je suis veuf.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_187" id="Page_187">187</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Ah!... fit encore Gonzague, en quoi cela te donne-t-il un avantage sur
+Chaverny?</p>
+
+<p>La figure du bossu se rembrunit légèrement.</p>
+
+<p>&mdash;Ma femme était belle, prononça-t-il en baissant la voix; très-belle!</p>
+
+<p>&mdash;Et jeune? demanda Gonzague.</p>
+
+<p>&mdash;Toute jeune... son père était pauvre.</p>
+
+<p>&mdash;Je comprends... l'aimais-tu?</p>
+
+<p>&mdash;A la rage!... mais notre union fut courte.</p>
+
+<p>La figure du bossu devenait de plus en plus sombre.</p>
+
+<p>&mdash;Combien de temps dura votre ménage? interrompit Gonzague.</p>
+
+<p>&mdash;Deux nuits et un jour, répondit Ésope II.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà qui est étrange!... explique-toi.</p>
+
+<p>Le petit homme eut un rire forcé.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi m'expliquer, si vous me comprenez?... murmura-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne te comprends pas, fit le prince.</p>
+
+<p>Le bossu baissa les yeux et sembla hésiter.</p>
+
+<p>&mdash;Après tout, dit-il, je me suis peut-être trompé... Vous n'aviez
+peut-être besoin que d'un Chaverny!</p>
+
+<p>&mdash;Explique-toi, te dis-je! répéta impérieusement Gonzague.</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous expliqué l'histoire du comte Canozza?...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_188" id="Page_188">188</a></span></p>
+
+<p>Le prince lui mit la main sur l'épaule.</p>
+
+<p>&mdash;Après la première nuit, poursuivit le bossu, je lui donnai un jour
+pour réfléchir et s'habituer à ma tournure... Elle ne put pas.</p>
+
+<p>&mdash;Et alors?... fit Gonzague, qui le considérait avidement.</p>
+
+<p>Le bossu saisit un verre sur un guéridon et se prit à regarder le prince
+en face. Leurs yeux se choquèrent. Ceux du bossu exprimèrent tout à coup
+une cruauté si implacable, que le prince murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Si jeune... si belle... tu n'eus pas pitié?</p>
+
+<p>Le bossu, d'un mouvement convulsif, écrasa le verre sur un guéridon.</p>
+
+<p>&mdash;Je veux qu'on m'aime! dit-il avec un accent de véritable férocité;
+tant pis pour celles qui ne peuvent pas!</p>
+
+<p>Gonzague resta un instant silencieux. Le bossu avait repris sa mine
+froide et railleuse.</p>
+
+<p>&mdash;Holà! messieurs, s'écria tout à coup le prince qui poussa du pied
+Chaverny endormi, qu'on emporte cet homme!</p>
+
+<p>La poitrine d'Ésope II se souleva. Il fit effort pour cacher son
+triomphe.</p>
+
+<p>Navailles, Nocé, Choisy, tous les amis du petit marquis voulurent tenter
+un dernier effort en sa faveur. Ils le secouèrent; ils l'appelèrent.
+<span class="pagenum"><a name="Page_189" id="Page_189">189</a></span> Taranne lui donna le fouet, Oriol lui jeta une carafe d'eau au
+visage.&mdash;Ces dames eurent la charité de le pincer jusqu'au sang.</p>
+
+<p>Et tous criaient, ardents à la besogne:</p>
+
+<p>&mdash;Éveille-toi! Chaverny, éveille-toi! on te prend ta femme.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu seras obligé de restituer la dot! ajouta Nivelle, toujours
+occupée de pensées solides.</p>
+
+<p>&mdash;Chaverny! Chaverny! éveille-toi!</p>
+
+<p>Vains efforts! Cocardasse junior et Amable Passepoil, chargeant le
+vaincu sur leurs épaules, l'emportèrent dans les ténèbres extérieures.</p>
+
+<p>Gonzague leur avait fait un signe.&mdash;Quand ils passèrent près d'Ésope II,
+celui-ci dit tout bas:</p>
+
+<p>&mdash;Pas un cheveu de sa tête... sur votre vie! et la lettre à son adresse!</p>
+
+<p>Cocardasse et Passepoil sortirent avec leur fardeau.</p>
+
+<p>&mdash;Nous avons fait ce que nous avons pu, dit Navailles.</p>
+
+<p>&mdash;Nous avons été fidèles à l'amitié jusqu'au bout, ajouta Oriol.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, en définitive, le mariage du bossu est bien plus drôle! décida
+Nocé.</p>
+
+<p>&mdash;Marions le bossu! Marions le bossu! criaient ces dames.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_190" id="Page_190">190</a></span></p>
+
+<p>Ésope II sauta d'un bond sur la table.</p>
+
+<p>&mdash;Silence! fit-on de toutes parts, voici Jonas qui va prononcer un
+discours.</p>
+
+<p>&mdash;Mesdames et messieurs, dit le bossu en gesticulant comme un avocat en
+la grand'chambre; je suis touché jusqu'au fond de l'âme de l'intérêt
+flatteur que vous daignez me témoigner... Certes, la conscience de mon
+peu de mérite devrait me rendre muet...</p>
+
+<p>&mdash;Très-bien! fit Navailles;&mdash;il parle comme un livre!</p>
+
+<p>&mdash;Jonas, dit Nivelle, votre modestie fait encore mieux ressortir vos
+talents.</p>
+
+<p>&mdash;Bravo, Ésope II! bravo! bravo!</p>
+
+<p>&mdash;Merci, mesdames! merci, messieurs! votre indulgence me donne du
+courage. Je veux tâcher de m'en rendre digne, ainsi que des bontés de
+l'illustre prince à qui je devrai ma compagne...</p>
+
+<p>&mdash;Très-bien!... Bravo, Ésope!... un peu plus de voix!</p>
+
+<p>&mdash;Quelques gestes de la main gauche! demanda Navailles.</p>
+
+<p>&mdash;Un couplet de circonstance! cria la Desbois.</p>
+
+<p>&mdash;Un pas de menuet!... une gigue sur la nappe!</p>
+
+<p>&mdash;Si tu n'es pas un ingrat, Jonas, dit Nocé <span class="pagenum"><a name="Page_191" id="Page_191">191</a></span> d'un ton
+pénétré,&mdash;déclame-nous la scène d'Achille et d'Agamemnon!</p>
+
+<p>&mdash;Mesdames et messieurs, répondit gravement Ésope II,&mdash;ce sont là des
+vieilleries... je compte vous témoigner ma reconnaissance par quelque
+chose de mieux... Je compte vous donner la comédie nouvelle... une
+première représentation!</p>
+
+<p>&mdash;Les &oelig;uvres de Jonas!... bravissimo!... Il a fait une comédie!</p>
+
+<p>&mdash;Mesdames et messieurs, je vais du moins la faire... Ce sera un
+impromptu... Je prétends vous montrer comment l'art de la séduction,
+plus fort que la nature elle-même...</p>
+
+<p>Pour le coup, les vitres du salon grincèrent. Une immense acclamation
+s'éleva.</p>
+
+<p>&mdash;Il va nous donner une leçon! criait-on.</p>
+
+<p>&mdash;<i>L'art de plaire</i>, par Ésope II, dit Jonas!</p>
+
+<p>&mdash;Il a dans sa poche la ceinture de Vénus!</p>
+
+<p>&mdash;Les jeux, les ris, les grâces et le dard du jeune Cupidon!</p>
+
+<p>&mdash;Bravo! bossu!... Bossu, tu es superbe!</p>
+
+<p>Il salua à la ronde et acheva en souriant:</p>
+
+<p>&mdash;Qu'on m'amène ma jeune épouse et je ferai de mon mieux pour divertir
+la société!</p>
+
+<p>&mdash;Je te fais engager à l'Opéra, si tu veux! <span class="pagenum"><a name="Page_192" id="Page_192">192</a></span> s'écria Nivelle
+enthousiasmée;&mdash;on manque de queues rouges!</p>
+
+<p>&mdash;La femme du bossu! vociféraient ces messieurs;&mdash;servez la femme du
+bossu!</p>
+
+<p>En ce moment, la porte du boudoir s'ouvrit.&mdash;Gonzague réclama le
+silence.</p>
+
+<p>Dona Cruz entra, soutenant Aurore chancelante et plus pâle qu'une
+morte.&mdash;M. de Peyrolles suivait.</p>
+
+<p>Il y eut un long murmure d'admiration à la vue d'Aurore. Au premier
+abord, ces messieurs oublièrent toute cette gaieté folle qu'ils venaient
+de se promettre.</p>
+
+<p>Le bossu lui-même ne trouva point d'écho, lorsqu'il dit, le binocle à
+l'&oelig;il et d'un accent cynique:</p>
+
+<p>&mdash;Corbleu! ma femme est belle!</p>
+
+<p>Au fond de tous ces c&oelig;urs, plutôt engourdis que perdus, un sentiment
+de compassion s'éveillait.</p>
+
+<p>Un instant, les femmes elles-mêmes eurent pitié, tant il y avait de
+douleur profonde et de douce résignation sur cet adorable visage de
+vierge!</p>
+
+<p>Gonzague fronça le sourcil en regardant son armée. Taranne, Montaubert,
+Albret, les âmes damnées, eurent honte de leur émotion et dirent:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_193" id="Page_193">193</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Est-il heureux, ce diable de bossu!</p>
+
+<p>C'était l'avis de frère Passepoil qui rentrait en compagnie de
+Cocardasse, son noble ami. Mais ce premier mouvement de convoitise fit
+place à l'étonnement quand il reconnut, ainsi que Cocardasse, les deux
+jeunes filles de la rue du Chantre.</p>
+
+<p>La jeune fille que le Gascon avait vue au bras de Lagardère à Barcelone,
+la jeune fille que frère Passepoil avait vue au bras de Lagardère à
+Bruxelles.</p>
+
+<p>Ils n'étaient ni l'un ni l'autre dans le secret de la comédie: ce qui
+allait se passer restait pour eux un mystère.&mdash;Mais ils savaient qu'il
+allait se passer quelque chose d'étrange.</p>
+
+<p>Ils se touchèrent le coude. Le regard qu'ils échangèrent voulait dire:
+Attention!</p>
+
+<p>Ils n'avaient pas besoin d'éprouver leurs rapières pour savoir qu'elles
+ne tenaient point au fourreau.</p>
+
+<p>A un coup d'&oelig;il que le bossu lui lança, Cocardasse répondit par un
+léger signe de tête.</p>
+
+<p>&mdash;Eh donc! grommela t-il en s'adressant à Passepoil,&mdash;il veut savoir si
+sa lettre est remise;&mdash;nous n'avions pas loin à courir.</p>
+
+<p>Dona Cruz cherchait des yeux Chaverny.</p>
+
+<p>&mdash;Peut-être que le prince a changé d'avis..., <span class="pagenum"><a name="Page_194" id="Page_194">194</a></span> murmura-t-elle à
+l'oreille de sa compagne;&mdash;je ne vois point M. le marquis.</p>
+
+<p>Aurore ne releva point ses paupières baissées. On la vit seulement
+secouer la tête avec tristesse.</p>
+
+<p>Évidemment, elle n'espérait point de merci.</p>
+
+<p>Quand Gonzague se tourna vers elle, dona Cruz la prit par la main et la
+fit avancer.</p>
+
+<p>Ce Gonzague était très-pâle bien qu'il affectât de sourire.</p>
+
+<p>Le bossu se tenait à ses côtés, faisant ce qu'il pouvait pour prendre
+une pose galante et tortillant son jabot d'un air vainqueur.</p>
+
+<p>Les yeux de dona Cruz rencontrèrent les siens. Elle voulut mettre une
+interrogation dans son regard. Le bossu demeura impassible.</p>
+
+<p>&mdash;Ma chère enfant, dit Gonzague dont la voix parut à tous légèrement
+altérée,&mdash;mademoiselle de Nevers vous a-t-elle dit ce que nous attendons
+de vous?</p>
+
+<p>Aurore répondit sans relever les yeux,&mdash;mais la tête haute et la voix
+ferme:</p>
+
+<p>&mdash;C'est moi qui suis mademoiselle de Nevers.</p>
+
+<p>Le bossu tressaillit si violemment, que son émotion fut remarquée, au
+milieu même de la surprise générale.</p>
+
+<p>&mdash;Palsambleu! s'écria-t-il en dominant aussitôt <span class="pagenum"><a name="Page_195" id="Page_195">195</a></span> son trouble;&mdash;ma
+femme est de bonne maison!</p>
+
+<p>&mdash;Sa femme! répéta dona Cruz.</p>
+
+<p>On chuchotait d'un bout à l'autre du salon.</p>
+
+<p>Les femmes n'avaient point pour cette nouvelle venue l'animadversion
+jalouse qu'elles témoignaient naguère à la gitanita. Sur cette tête
+candide et charmante dans sa fierté le nom de Nevers leur semblait à sa
+place.</p>
+
+<p>Gonzague se tourna vers dona Cruz et lui dit avec colère:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce vous qui avez mis ce mensonge dans l'esprit de cette pauvre
+enfant?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! fit le bossu désappointé;&mdash;c'est donc un mensonge?... Tant pis!...
+j'aurais aimé à m'allier avec la maison de Nevers.</p>
+
+<p>Quelques rires éclatèrent.&mdash;Mais il y avait un froid.</p>
+
+<p>Peyrolles était sombre comme un bedeau en deuil.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas moi, répliqua dona Cruz que le courroux du prince
+effrayait peu;&mdash;mais s'il était vrai?...</p>
+
+<p>Gonzague haussa les épaules avec dédain.</p>
+
+<p>&mdash;Où est M. le marquis de Chaverny? reprit la gitanita,&mdash;et que
+signifient les paroles de cet homme?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_196" id="Page_196">196</a></span></p>
+
+<p>Elle montrait le bossu qui faisait bonne contenance au milieu du groupe
+des courtisans.</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle de Nevers, répondit Gonzague,&mdash;votre rôle en tout ceci
+est fini... si vous êtes en humeur de déserter vos droits, je suis là,
+Dieu, merci, pour les sauvegarder... Je suis votre tuteur... Ceux qui
+nous entourent appartiennent tous au tribunal de famille qui s'est
+rassemblé hier en mon hôtel... C'en est presque la majorité... Si
+j'eusse écouté l'avis général, peut-être me serais-je montré moins
+clément envers une imposture hardie, effrontée... mais j'ai jugé suivant
+la bonté de mon c&oelig;ur et les tranquilles habitudes de ma vie... Je
+n'ai point voulu donner une portée tragique à des choses qui sont du
+domaine de la comédie.</p>
+
+<p>Il s'arrêta.&mdash;Dona Cruz ne comprenait point: ces paroles étaient pour
+elle de vains sons.</p>
+
+<p>Peut-être Aurore comprenait-elle mieux, car un sourire triste et amer
+vint autour de ses lèvres.</p>
+
+<p>Gonzague promena son regard sur l'assemblée. Tous les yeux étaient
+baissés, sauf ceux des femmes qui écoutaient curieusement et ceux du
+bossu qui semblait attendre impatiemment la fin de cette homélie.</p>
+
+<p>&mdash;Je parle ainsi pour vous seule, mademoiselle <span class="pagenum"><a name="Page_197" id="Page_197">197</a></span> de Nevers, reprit
+Gonzague s'adressant toujours à dona Cruz,&mdash;car vous seule ici avez
+besoin d'être persuadée... Mes honorables amis et conseils partagent mon
+opinion; ma bouche exprime toute leur pensée.</p>
+
+<p>Nul ne protesta. Gonzague poursuivit:</p>
+
+<p>&mdash;Ce que j'ai dit précédemment sur mon dessein d'éloigner tout châtiment
+trop sévère, vous explique la présence de nos belles amies... S'il
+s'agissait d'une punition proportionnée à sa faute, elles ne seraient
+point ici...</p>
+
+<p>&mdash;Mais quelle faute?... demanda Nivelle,&mdash;nous sommes sur le gril,
+monseigneur!</p>
+
+<p>&mdash;Quelle faute? répéta Gonzague faisant mine de réprouver un mouvement
+d'indignation;&mdash;c'est assurément une faute grave... la loi la qualifie
+crime... que de s'introduire dans une famille illustre pour combler
+frauduleusement le vide causé par l'absence ou par la mort...</p>
+
+<p>&mdash;Mais la pauvre Aurore n'a rien fait..., voulut s'écrier dona Cruz.</p>
+
+<p>&mdash;Silence! interrompit Gonzague;&mdash;il faut un maître et un frein à cette
+belle coureuse d'aventures... Dieu m'est témoin que je ne lui veux point
+de mal... Je dépense une notable somme pour dénouer gaiement son
+Odyssée... je la marie...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_198" id="Page_198">198</a></span></p>
+
+<p>&mdash;A la bonne heure! fit Ésope II, voici la conclusion.</p>
+
+<p>&mdash;Et je lui dis, continua Gonzague en prenant la main du bossu: Voici un
+honnête homme qui vous aime et qui aspire à l'honneur d'être votre
+époux.</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous m'avez trompée, monsieur! s'écria la gitanita rouge de
+colère; mais ce n'est pas celui-là... Est-ce qu'il est possible de se
+donner à un être pareil?</p>
+
+<p>&mdash;S'il a beaucoup de bleues..., pensa Nivelle entre haut et bas.</p>
+
+<p>&mdash;Pas flatteur!... pas flatteur du tout! murmura Ésope II; mais j'espère
+que la jeune personne changera bientôt d'avis.</p>
+
+<p>&mdash;Vous! fit dona Cruz, je vous devine!... C'est vous qui emmêlez tous
+les fils de cette intrigue... C'est vous, je le devine bien maintenant,
+qui avez dénoncé la retraite d'Aurore...</p>
+
+<p>&mdash;Eh! eh!... fit le bossu d'un air content de lui-même; eh! eh! eh!...
+j'en suis pardieu bien capable!... Monseigneur, cette jeune fille a le
+défaut du bavardage... Elle a empêché ma femme de répondre...</p>
+
+<p>&mdash;Si c'était encore le marquis de Chaverny..., commença dona Cruz.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_199" id="Page_199">199</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Laisse, petite s&oelig;ur, dit Aurore de ce ton ferme et glacé qu'elle
+avait pris dès l'abord; si c'était M. de Chaverny, je le refuserais
+comme je refuse celui-ci.</p>
+
+<p>Le bossu ne parut point déconcerté le moins du monde.</p>
+
+<p>&mdash;Bel ange, dit-il, ce n'est pas votre dernier mot.</p>
+
+<p>La gitanita se mit entre lui et Aurore. Elle ne demandait pas mieux que
+de se battre avec quelqu'un.</p>
+
+<p>M. de Gonzague avait repris son air insoucieux et hautain.</p>
+
+<p>&mdash;Point de réponse? fit le bossu en avançant d'un pas, le chapeau sous
+le bras, la main au jabot. C'est que vous ne me connaissez pas, ma toute
+belle!... Je suis capable de passer ma vie entière à vos genoux!</p>
+
+<p>&mdash;Quant à cela, c'est trop, fit la Nivelle.</p>
+
+<p>Les autres femmes écoutaient et attendaient. Il y a chez les femmes un
+sens supérieur qui ressemble à la seconde vue; elles sentaient je ne
+sais quel drame lugubre sous cette farce qui, malgré l'effort du bouffon
+principal, se déroulait si péniblement.</p>
+
+<p>Ces messieurs, qui savaient à quoi s'en tenir, grimaçaient la gaieté.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_200" id="Page_200">200</a></span></p>
+
+<p>Mais la gaieté ne vient pas à bille nommée.&mdash;La gaieté rebelle tenait
+rigueur.</p>
+
+<p>Quand le bossu parlait, sa voix aigre et grinçante agaçait les nerfs de
+tous,&mdash;quand le bossu se taisait, le silence était sinistre.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, messieurs! dit tout à coup Gonzague, pourquoi ne boit-on
+plus?</p>
+
+<p>Les verres s'emplirent à bas bruit. Personne n'avait soif.</p>
+
+<p>&mdash;Écoutez-moi, belle enfant! disait cependant le bossu; je serai votre
+petit mari... votre amant... votre esclave!</p>
+
+<p>&mdash;C'est un rêve affreux! fit dona Cruz; quant à moi, j'aimerais mieux
+mourir!</p>
+
+<p>Gonzague frappa du pied; son regard menaça sa protégée.</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur, dit Aurore avec le calme du désespoir; ne prolongez point
+ceci;&mdash;je sais que le chevalier Henri de Lagardère est mort...</p>
+
+<p>Pour la seconde fois, le bossu tressaillit comme s'il eût reçu un choc
+soudain.&mdash;Il ne parla plus.</p>
+
+<p>Un silence profond régna dans le salon.</p>
+
+<p>&mdash;Mais qui donc vous a si bien instruite, mademoiselle? demanda Gonzague
+avec une grave courtoisie.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_201" id="Page_201">201</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Ne m'interrogez pas, monseigneur... Arrivons au dénoûment de ceci qui
+est marqué d'avance. Je l'accepte... Je le désire.</p>
+
+<p>Gonzague sembla hésiter. Il ne s'attendait pas à ce qu'on lui demandât
+le bouquet d'Italie.&mdash;La main d'Aurore avait fait un visible mouvement
+vers les fleurs.</p>
+
+<p>Gonzague regardait cette fille toute jeune et si belle.</p>
+
+<p>&mdash;Préférez-vous un autre époux?... murmura-t-il en se penchant à son
+oreille.</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'avez fait dire, monseigneur, répondit Aurore, que si je
+refusais, je serais libre. Je réclame l'accomplissement de votre parole.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous savez...? commença Gonzague toujours à voix basse.</p>
+
+<p>&mdash;Je sais, interrompit Aurore qui releva enfin sur lui son regard de
+sainte, et j'attends que vous m'offriez ces fleurs!</p>
+
+<hr class="tiny" />
+
+<h2><a name="ch11" id="ch11"></a>XII</h2><p><span class="pagenum"><a name="Page_203" id="Page_203">203</a></span></p>
+
+<h3>&mdash;La fascination.&mdash;</h3>
+
+<p>Pour ne point comprendre ce que la situation avait de terrible, il n'y
+avait là que dona Cruz et ces dames.</p>
+
+<p>Toute la partie mâle de l'assemblée, financiers et gentilshommes,
+avaient le frisson dans les veines.</p>
+
+<p>Cocardasse et Passepoil avaient les yeux fixés sur le bossu comme deux
+chiens tombés en arrêt.</p>
+
+<p>En présence de ces femmes étonnées, inquiètes, curieuses, en présence de
+ces hommes, énervés par le dégoût, mais qui n'avaient point <span class="pagenum"><a name="Page_204" id="Page_204">204</a></span> ce
+qu'il fallait de force pour rompre leur chaîne, Aurore seule était
+calme.</p>
+
+<p>Aurore avait cette douce et radieuse beauté, cette tristesse profonde,
+mais résignée, de la sainte qui subit son épreuve suprême sur cette
+terre de deuil et qui déjà regarde le ciel.</p>
+
+<p>La main de Gonzague s'était tendue vers les fleurs, mais la main de
+Gonzague retomba.</p>
+
+<p>Cette situation le prenait à l'improviste. Il s'était attendu à une
+lutte quelconque, à la suite de laquelle ces fleurs données
+ostensiblement à la jeune fille eussent scellé la complicité de ses
+adhérents.</p>
+
+<p>Mais en face de cette belle et douce créature, la perversité de Gonzague
+s'étonna. Ce qui restait de c&oelig;ur au fond de sa poitrine se
+souleva.&mdash;Le comte Canozza était un homme.</p>
+
+<p>Le bossu fixait sur lui son regard étincelant.</p>
+
+<p>Trois heures de nuit sonnèrent à la pendule.</p>
+
+<p>Au milieu du profond silence, une voix s'éleva derrière Gonzague.</p>
+
+<p>Il y avait là un coquin dont le c&oelig;ur desséché ne pouvait plus battre.
+M. de Peyrolles dit à son maître:</p>
+
+<p>&mdash;Le tribunal de famille se rassemble demain...</p>
+
+<p>Gonzague détourna la tête et murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Fais ce que tu voudras.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_205" id="Page_205">205</a></span></p>
+
+<p>Peyrolles prit aussitôt le bouquet de fleurs dont Gonzague lui-même
+avait révélé la destination.</p>
+
+<p>Dona Cruz, saisie d'une vague crainte, dit à l'oreille d'Aurore:</p>
+
+<p>&mdash;Que me parlais-tu de ces fleurs?....</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle, prononçait en ce moment Peyrolles, vous êtes libre...
+Toutes ces dames ont un bouquet... Permettez que je vous offre...</p>
+
+<p>Il fit cela gauchement&mdash;son visage, à cette heure, suait l'infamie.</p>
+
+<p>Aurore, cependant, avança la main pour prendre les fleurs...</p>
+
+<p>&mdash;Capédébiou! fit Cocardasse qui s'essuya le front; il y a là quelque
+diablerie.</p>
+
+<p>Dona Cruz, qui regardait Peyrolles avidement, s'élança d'instinct, mais
+une autre main l'avait prévenue.</p>
+
+<p>Peyrolles, repoussé rudement, recula jusqu'à la cloison. Le bouquet
+s'échappa de ses mains, et le bossu le foula aux pieds froidement.</p>
+
+<p>Toutes les poitrines furent déchargées d'un fardeau.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce à dire? s'écria Peyrolles qui mit l'épée à la main.</p>
+
+<p>Gonzague regarda le bossu avec défiance.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_206" id="Page_206">206</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Pas de fleurs! dit celui-ci; moi seul ai désormais le droit de faire
+de ces cadeaux à ma fiancée... Que diable! vous voilà tous consternés
+comme des gens qui ont vu tomber la foudre... Rien n'est tombé qu'un
+bouquet de fleurs fanées... J'ai laissé aller les choses pour avoir tout
+le mérite de la victoire... Rengainez, l'ami,... et vite!</p>
+
+<p>Il s'adressait à Peyrolles.</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur, reprit-il, ordonnez à ce chevalier de la triste figure de
+ne point troubler nos plaisirs... Bonté du ciel! je vous admire!... vous
+jetez comme cela le manche après la cognée... vous rompez les
+négociations... Permettez-moi de ne pas renoncer si vite!</p>
+
+<p>&mdash;Il a raison! il a raison! s'écria-t-on de toutes parts.</p>
+
+<p>Chacun se raccrochait à ce moyen de sortir du noir.&mdash;La gaieté n'avait
+pu prendre dans le salon de Gonzague cette nuit.</p>
+
+<p>Il va sans dire que Gonzague lui-même n'espérait rien de la tentative du
+bossu.</p>
+
+<p>Cela lui donnait seulement quelques minutes pour réfléchir. C'était
+précieux.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai raison, pardieu! je le sais bien, poursuivit Ésope II; que vous
+ai-je promis? Une leçon d'escrime amoureuse... Et vous agissez sans moi!
+Et vous ne me laissez même pas <span class="pagenum"><a name="Page_207" id="Page_207">207</a></span> dire un mot!... Cette jeune fille me
+plaît; je la veux; je l'aurai!</p>
+
+<p>&mdash;A la bonne heure! fit Navailles; voilà qui est parler!</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, dit le gros petit traitant, arrondissant avec soin sa phrase,
+voyons si tu es aussi fort aux tournois d'amour qu'aux luttes bachiques!</p>
+
+<p>&mdash;Nous serons juges, ajouta Nocé; entame la bataille.</p>
+
+<p>Le bossu regarda Aurore, puis le cercle qui les entourait.</p>
+
+<p>Aurore, épuisée par le suprême effort qu'elle venait de faire,
+s'affaissait entre les bras de dona Cruz. Cocardasse roula vers elle un
+fauteuil. Aurore s'y laissa tomber.</p>
+
+<p>&mdash;Les apparences ne sont pas pour ce pauvre Ésope II! murmura Nocé.</p>
+
+<p>Comme Gonzague ne riait pas, on restait sérieux.</p>
+
+<p>Les femmes ne s'occupaient que d'Aurore, excepté Nivelle qui pensait:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai idée que ce petit homme est un Crésus!</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur, dit le bossu, permettez-moi de vous adresser une
+requête... Vous êtes trop haut placé assurément pour avoir voulu vous
+jouer de moi... Si l'on dit à un homme: Courez! <span class="pagenum"><a name="Page_208" id="Page_208">208</a></span> Il ne faut pas
+commencer par lui lier les deux jambes... la première condition du
+succès dans un assaut galant, c'est la solitude... Où vîtes-vous une
+femme se rendre quand elle se voit entourée de regards curieux? Soyez
+juste: c'est là l'impossible!</p>
+
+<p>&mdash;Il a raison! fit encore le ch&oelig;ur des convives.</p>
+
+<p>&mdash;Tout ce monde l'effraye, reprit Ésope II; moi-même, je perds une
+partie de mes moyens, car, en amour, le tendre, le passionné,
+l'entraînant est toujours tout près du ridicule... Comment trouver de
+ces accents qui enivrent les faibles femmes en présence d'un auditoire
+moqueur?</p>
+
+<p>Il était vraiment drôle, ce petit homme, prononçant son discours d'un
+air avantageux et fat, le poing sur la hanche et la main au jabot.</p>
+
+<p>Sans le sinistre vent qui soufflait cette nuit dans la petite maison de
+Gonzague, on aurait bien ri!</p>
+
+<p>On rit un peu. Navailles dit à Gonzague:</p>
+
+<p>&mdash;Accordez-lui sa requête, monseigneur.</p>
+
+<p>&mdash;Que demande-t-il? fit Gonzague toujours distrait et soucieux.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'on nous laisse seuls, ma fiancée et moi; répondit le bossu; j'ai
+quelques petits talents... je ne vous demande que cinq minutes <span class="pagenum"><a name="Page_209" id="Page_209">209</a></span> pour
+faire taire les répugnances de cette charmante enfant!</p>
+
+<p>&mdash;Cinq minutes! se récria-t-on; comme il y va!... On ne peut pas lui
+refuser cela, monseigneur!</p>
+
+<p>Gonzague gardait le silence.&mdash;Le bossu s'approcha de lui tout à coup et
+lui dit à l'oreille:</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur, on vous observe!... vous puniriez de mort celui qui vous
+trahirait comme vous vous trahissez vous-même!</p>
+
+<p>&mdash;Merci, l'ami, répondit le prince qui changea de visage; l'avis est
+bon... nous aurons décidément un gros compte à régler ensemble... et je
+crois que tu seras grand seigneur avant de mourir!&mdash;Messieurs,
+reprit-il, je songeais à vous... Nous avons gagné cette nuit une
+terrible partie... Demain, suivant toute apparence, nous serons au bout
+de nos peines... mais il ne faut pas échouer en entrant dans le port...
+Pardonnez ma distraction et suivez-moi.</p>
+
+<p>Il s'était fait un visage riant. Toutes les physionomies s'éclairèrent.</p>
+
+<p>&mdash;N'allons pas trop loin, dirent ces dames; il faut jouir du coup
+d'&oelig;il!</p>
+
+<p>&mdash;Dans la galerie! opina Nocé; nous laisserons la porte entre-bâillée.</p>
+
+<p>&mdash;En besogne, Jonas!... Tu as le champ libre!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_210" id="Page_210">210</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Surpasse-toi, bossu! Nous te donnons dix minutes au lieu de cinq!...
+montre à la main!</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, dit Oriol, les paris sont ouverts.</p>
+
+<p>On jouait sur tout et à propos de tout.&mdash;Le cours des gageures fut coté
+à un contre cent pour Ésope II, dit Jonas.</p>
+
+<p>En passant auprès de Cocardasse et de Passepoil, Gonzague leur dit:</p>
+
+<p>&mdash;Pour une bonne somme, retourneriez-vous bien en Espagne?</p>
+
+<p>&mdash;Nous ferions tout pour obéir à monseigneur, répliquèrent nos deux
+braves.</p>
+
+<p>&mdash;Ne vous éloignez donc pas! fit le prince en se mêlant à la foule de
+ses affidés.</p>
+
+<p>Cocardasse et Passepoil n'avaient garde.</p>
+
+<p>Quand tout le monde eut quitté le salon, le bossu se tourna vers la
+porte de la galerie derrière laquelle on voyait une triple rangée de
+têtes curieuses.</p>
+
+<p>&mdash;Bien! fit-il d'un air guilleret, très-bien!... comme cela vous ne me
+gênez pas du tout... Ne pariez pas trop contre moi... et consultez vos
+montres! J'oubliais une chose, s'interrompit-il en traversant le salon
+pour se rapprocher de la galerie; où est monseigneur?</p>
+
+<p>&mdash;Ici, répondit Gonzague; qu'y a-t-il?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_211" id="Page_211">211</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous un notaire tout prêt? demanda le bossu avec un magnifique
+sérieux.</p>
+
+<p>Pour le coup, personne n'y put tenir. Il y eut un franc éclat de gaieté
+dans la galerie.</p>
+
+<p>&mdash;Rira bien qui rira le dernier! murmura Ésope II.</p>
+
+<p>Gonzague répliqua, non sans un mouvement d'impatience:</p>
+
+<p>&mdash;Fais vite, l'ami, et ne t'inquiète point... Il y a un notaire royal
+dans ma chambre.</p>
+
+<p>Le bossu salua et revint vers les deux femmes groupées.</p>
+
+<p>Dona Cruz le regardait venir avec une sorte d'effroi. Aurore avait
+toujours les yeux baissés.</p>
+
+<p>Le bossu vint se mettre à genoux devant le fauteuil d'Aurore.</p>
+
+<p>Gonzague, au lieu de regarder ce spectacle qui avait tant de succès
+auprès de ses affidés, se promenait à l'écart au bras de Peyrolles.</p>
+
+<p>Ils allèrent s'accouder tout au bout de la galerie.</p>
+
+<p>&mdash;D'Espagne, disait Peyrolles, on peut revenir.</p>
+
+<p>&mdash;On meurt en Espagne comme à Paris, murmura Gonzague.</p>
+
+<p>Il reprit après un court silence:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_212" id="Page_212">212</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Ici, l'occasion est manquée... Ces femmes devineraient... Dona Cruz
+parlerait...</p>
+
+<p>&mdash;Chaverny?... commença M. de Peyrolles.</p>
+
+<p>&mdash;Celui-là sera muet, interrompit Gonzague.</p>
+
+<p>Ils échangèrent un regard dans l'ombre et Peyrolles ne demanda point
+d'autre explication.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut, poursuivit Gonzague,&mdash;qu'au sortir d'ici, elle soit libre...
+absolument libre... jusqu'au détour de la rue...</p>
+
+<p>Peyrolles se pencha tout à coup en avant et prêta l'oreille.</p>
+
+<p>&mdash;C'est le guet qui passe, dit Gonzague.</p>
+
+<p>Un bruit d'armes se faisait au dehors.</p>
+
+<p>Mais ce bruit s'étouffa sous le grand murmure qui s'éleva tout à coup
+dans la galerie.</p>
+
+<p>&mdash;C'est étonnant! s'écriait-on;&mdash;c'est prodigieux!</p>
+
+<p>&mdash;Avons-nous la berlue?... que diable lui dit-il?</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu! fit Nivelle,&mdash;ce n'est pas difficile à deviner!... Il lui
+fait le compte des actions qu'il a!</p>
+
+<p>&mdash;Mais voyez donc!... dit Navailles;&mdash;qui a parié cent contre un?</p>
+
+<p>&mdash;Personne, répondit Oriol;&mdash;Je ne gagerais seulement pas à cinquante...
+fais-tu vingt-cinq.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_213" id="Page_213">213</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Pas, s'il vous plaît!... Voyez donc!</p>
+
+<p>Le bossu était à genoux auprès du fauteuil d'Aurore.</p>
+
+<p>Dona Cruz voulut se mettre entre deux.&mdash;Le bossu l'écarta en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Laissez... je ne lui ferai pas de mal.</p>
+
+<p>Il avait parlé bas. Sa voix était si étrangement changée que dona Cruz
+s'écarta comme malgré elle et ouvrit de grands yeux.</p>
+
+<p>Au lieu des accents stridents et discords qu'on était accoutumé à
+entendre sortir de cette bouche, c'était une voix mâle et douce,
+harmonieuse et profonde.</p>
+
+<p>Cette voix prononça le nom d'Aurore.</p>
+
+<p>Dona Cruz sentit sa jeune compagne tressaillir faiblement entre ses
+bras.</p>
+
+<p>Puis elle l'entendit murmurer:</p>
+
+<p>&mdash;Je rêve!...</p>
+
+<p>&mdash;Aurore!... répéta le bossu toujours à genoux.</p>
+
+<p>La jeune fille se couvrit la tête de ses mains.</p>
+
+<p>De grosses larmes coulèrent entre ses doigts qui tremblaient.</p>
+
+<p>Ceux qui regardaient dona Cruz par la porte entr'ouverte croyaient
+assister à une sorte de fascination.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_214" id="Page_214">214</a></span></p>
+
+<p>Dona Cruz était debout, la tête rejetée en arrière, la bouche béante,
+les yeux fixes.</p>
+
+<p>&mdash;Par le ciel! s'écria Navailles,&mdash;voilà qui tient du miracle.</p>
+
+<p>&mdash;Chut!... regardez!... l'autre semble attirée comme par un irrésistible
+pouvoir.</p>
+
+<p>&mdash;Le bossu a un talisman... un charme...</p>
+
+<p>Nivelle seule donnait un nom au charme et au talisman... Cette jolie
+fille, immuable en ses opinions, croyait au surnaturel pouvoir des
+actions bleues.</p>
+
+<p>C'était vrai, ce que l'on disait derrière la porte,&mdash;Aurore se penchait,
+comme malgré elle, vers la voix qui l'appelait.</p>
+
+<p>&mdash;Je rêve!... Je rêve!... balbutiait-elle parmi ses sanglots;&mdash;c'est
+affreux... je sais qu'il n'est plus!</p>
+
+<p>&mdash;Aurore! répéta le bossu pour la troisième fois.</p>
+
+<p>Et comme dona Cruz allait ouvrir la bouche, il lui imposa silence d'un
+geste impérieux.</p>
+
+<p>&mdash;Ne tournez pas la tête, reprit-il doucement en s'adressant à
+mademoiselle de Nevers;&mdash;nous sommes ici au bord même de l'abîme... un
+mouvement... un geste... tout est perdu!</p>
+
+<p>Dona Cruz fut obligée de s'asseoir auprès d'Aurore. Ses jambes
+chancelaient.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_215" id="Page_215">215</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Je donnerais vingt louis pour savoir ce qu'il leur dit! s'écria
+Navailles.</p>
+
+<p>&mdash;Palsambleu! fit Oriol,&mdash;je commence à croire... Et cependant, il ne
+lui a rien donné à boire.</p>
+
+<p>&mdash;Cent pistoles pour le bossu, au pair! proposa Nocé.</p>
+
+<p>Ésope II, dit Jonas, poursuivait:</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne rêvez point, Aurore... votre c&oelig;ur ne vous a point
+trompée... C'est moi.</p>
+
+<p>&mdash;Vous!... murmura la jeune fille;&mdash;je n'ose ouvrir les yeux... Flor, ma
+s&oelig;ur... regarde!</p>
+
+<p>Dona Cruz la baisa au front pour lui dire plus bas et de plus près:</p>
+
+<p>&mdash;C'est lui!</p>
+
+<p>Aurore entr'ouvrit ses doigts et glissa un regard. Son c&oelig;ur sauta
+dans sa poitrine, mais elle parvint à étouffer son premier cri.&mdash;Elle
+demeura immobile.</p>
+
+<p>&mdash;Les hommes qui ne croient pas au ciel, dit le bossu après avoir lancé
+un coup d'&oelig;il rapide vers la porte,&mdash;croient à l'enfer... Ils sont
+faciles à tromper... pourvu qu'on feigne le mal... Obéissez, non pas à
+votre c&oelig;ur, Aurore, ma bien-aimée, mais à je ne sais quelle bizarre
+attraction qui est, suivant eux, l'&oelig;uvre du démon... <span class="pagenum"><a name="Page_216" id="Page_216">216</a></span> Soyez comme
+fascinée par cette main qui vous conjure...</p>
+
+<p>Il fit quelques passes au-dessus du front d'Aurore, laquelle se pencha
+vers lui obéissante.</p>
+
+<p>&mdash;Elle y vient! s'écria Navailles stupéfait.</p>
+
+<p>&mdash;Elle y vient! répétèrent tous les convives.</p>
+
+<p>Et le gros Oriol s'élançant tout essoufflé, vers la balustrade:</p>
+
+<p>&mdash;Vous perdez le plus beau, monseigneur! s'écria-t-il;&mdash;du diable si
+cela ne vaut pas la peine d'être vu!</p>
+
+<p>Gonzague se laissa entraîner vers la porte.</p>
+
+<p>&mdash;Chut!... chut!... ne les troublons pas! disait-on au moment où le
+prince arrivait.</p>
+
+<p>On lui fit place.&mdash;Il demeura muet d'étonnement.</p>
+
+<p>Le bossu continuait ses passes. Aurore, entraînée et charmée,
+s'inclinait de plus en plus vers lui.</p>
+
+<p>Le bossu avait eu raison. Ces hommes qui ne croyaient point en Dieu
+avaient grande foi en ces billevesées qui venaient d'Italie: les
+philtres, les charmes, les pouvoirs occultes, la magie.</p>
+
+<p>Gonzague murmura, Gonzague, l'esprit fort:</p>
+
+<p>&mdash;Cet homme possède un maléfice!</p>
+
+<p>Passepoil, qui était auprès de lui, se signa ostensiblement <span class="pagenum"><a name="Page_217" id="Page_217">217</a></span> et
+Cocardasse junior grommela:</p>
+
+<p>&mdash;Lou couquin a de la graisse de pendu!... apapur, cela se voit!</p>
+
+<p>&mdash;Ta main..., disait cependant le bossu;&mdash;lentement... bien lentement...
+comme si une invincible puissance te forçait à me la donner malgré
+toi...</p>
+
+<p>La main d'Aurore se détacha de son visage et descendit par un mouvement
+automatique.</p>
+
+<p>Si les gens de la galerie avaient pu voir son adorable sourire!</p>
+
+<p>Ce qu'ils voyaient, c'était son sein agité, sa jolie tête renversée dans
+les masses de ses cheveux.</p>
+
+<p>Ils regardaient maintenant le bossu avec une sorte d'épouvante.</p>
+
+<p>&mdash;Capédébiou! fit Cocardasse,&mdash;elle donne sa main, la pécaïre!</p>
+
+<p>Et tous répétèrent avec un ébahissement profond:</p>
+
+<p>&mdash;Il fait d'elle tout ce qu'il veut!... quel démon!</p>
+
+<p>&mdash;Apapur! ajouta Cocardasse en adressant un coup d'&oelig;il à
+Passepoil,&mdash;ces choses-là, il faut les voir pour y croire!</p>
+
+<p>&mdash;Quand je les vois, moi, dit M. de Peyrolles derrière Gonzague,&mdash;je n'y
+crois point.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_218" id="Page_218">218</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Eh! pardieu! protesta-t-on de toutes parts,&mdash;on ne peut pas nier
+l'évidence pourtant!</p>
+
+<p>Peyrolles secoua la tête d'un air chagrin.</p>
+
+<p>&mdash;Ne négligeons rien, continuait le bossu, qui avait ses raisons sans
+doute pour compter sur la simplicité de dona Cruz;&mdash;Gonzague et son âme
+damnée sont là maintenant... Il s'agit de les tromper aussi... Quand ta
+main va toucher la mienne, Aurore, il faut tressaillir et jeter autour
+de toi un regard stupéfait... Bien!</p>
+
+<p>&mdash;J'ai joué cela dans <i>la Belle et la Bête</i> à l'Opéra, dit Nivelle qui
+haussa les épaules;&mdash;j'étais plus étonnée que cette petite... n'est-ce
+pas, Oriol?</p>
+
+<p>&mdash;Vous étiez charmante, comme toujours, répondit le gros petit
+financier;&mdash;mais quel choc la pauvre enfant a éprouvé quand leurs mains
+se sont rencontrées!</p>
+
+<p>&mdash;Preuve qu'il y a antipathie et domination diabolique! prononça
+gravement Taranne.</p>
+
+<p>Le baron de Batz, qui n'était pas un ignorant, dit:</p>
+
+<p>&mdash;Ia! andibadie! Ia! Ia!... Tôminazion tiapolique!... sacramente!</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, reprenait le bossu,&mdash;tourne-toi vers moi... tout d'une
+pièce... lentement... lentement...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_219" id="Page_219">219</a></span></p>
+
+<p>Il se leva et la domina du regard.</p>
+
+<p>&mdash;Lève-toi, poursuivit-il,&mdash;comme un automate... Bien!... regarde-moi...
+Fais un pas... et laisse toi tomber dans mes bras.</p>
+
+<p>Aurore obéit encore,&mdash;dona Cruz restait immobile comme une statue.</p>
+
+<p>Il y eut derrière la porte, qui s'ouvrit toute grande, un tonnerre
+d'applaudissements.</p>
+
+<p>La charmante tête d'Aurore s'appuyait contre la poitrine d'Ésope II, dit
+Jonas.</p>
+
+<p>&mdash;Juste cinq minutes! s'écria Navailles;&mdash;montre à la main!</p>
+
+<p>&mdash;Est ce qu'il a changé la jolie senorita en statue de sel? demanda
+Nocé.</p>
+
+<p>Le flot des spectateurs envahissait le salon en tumulte.</p>
+
+<p>On entendit le petit rire sec du bossu qui disait en s'adressant à
+Gonzague:</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur, ce n'est pas plus difficile que cela!</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur, disait de son côté Peyrolles,&mdash;il y a ici quelque chose
+d'incompréhensible... ce drôle doit être un adroit jongleur.</p>
+
+<p>&mdash;As-tu peur qu'il ne t'escamote ta tête? demanda Gonzague.</p>
+
+<p>Puis se tournant vers Ésope II, dit Jonas, il ajouta:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_220" id="Page_220">220</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Bravo! l'ami... nous donneras-tu ta recette?</p>
+
+<p>&mdash;Elle est à vendre, monseigneur, répliqua le bossu.</p>
+
+<p>&mdash;Et cela tiendra-t-il jusqu'au mariage?</p>
+
+<p>&mdash;Jusqu'au mariage, oui... mais pas au delà.</p>
+
+<p>&mdash;Combien le vends-tu, ton talisman, bossu? s'écria Oriol.</p>
+
+<p>&mdash;Presque rien... mais il faut pour s'en servir une denrée qui coûte
+cher.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle denrée? demanda encore le gros petit financier.</p>
+
+<p>&mdash;De l'esprit, répondit Ésope II.&mdash;Allez donc d'abord au marché, mon
+gentilhomme.</p>
+
+<p>Oriol fit le plongeon dans la foule. On battit des mains. Choisy, Nocé,
+Navailles entourèrent dona Cruz et l'interrogèrent avidement.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'a-t-il dit?... Parlait-il latin?... Avait-il à la main quelque
+fiole?</p>
+
+<p>&mdash;Il parlait hébreu! répondit la gitanita qui se remettait par degrés.</p>
+
+<p>&mdash;Et cette jolie fille le comprenait?...</p>
+
+<p>&mdash;Couramment... il a fourré sa main gauche dans son sein et en a tiré
+quelque chose qui ressemblait... comment dirais-je?</p>
+
+<p>&mdash;A une corne de bouc? à un miroir magique? à un grimoire?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_221" id="Page_221">221</a></span></p>
+
+<p>&mdash;A une liasse d'actions plutôt? <ins class="correction" title="amenda">demanda</ins> Nivelle.</p>
+
+<p>&mdash;Cela ressemblait à un mouchoir de poche, repartit la gitanita qui
+tourna le dos.</p>
+
+<p>&mdash;Pardieu! tu fais un homme précieux, l'ami, dit Gonzague qui lui mit la
+main sur l'épaule;&mdash;je t'admire!</p>
+
+<p>&mdash;Pour un débutant, n'est-ce pas, monseigneur?... fit Ésope II avec un
+sourire modeste. Mais, s'interrompit-il,&mdash;priez ces messieurs de se
+reculer un peu... à distance!... à distance!... Qu'on n'aille pas me
+l'effaroucher... j'ai eu assez de peine... Où est le notaire?</p>
+
+<p>&mdash;Qu'on fasse venir le notaire royal! ordonna M. de Gonzague.<br /><br /></p>
+
+<p class="center">FIN DU TOME CINQUIÈME.</p>
+
+<hr class="small" />
+
+<h2><a name="table_des_chapitres" id="table_des_chapitres"></a>TABLE DES CHAPITRES</h2>
+
+<h5>DU CINQUIÈME VOLUME.</h5>
+
+<table summary="table_des_chapitres" class="block">
+ <colgroup span="3">
+ <col width="10" />
+ <col width="375" />
+ <col width="15" />
+ </colgroup>
+<tbody>
+ <tr>
+ <td>&nbsp;</td>
+ <td>&nbsp;</td>
+ <td class="tdc">Pages.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td colspan="3" class="tcenter">LE CONTRAT DE MARIAGE.<br />(Suite.)</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tda">II.</td>
+ <td class="tdb">Un coup de bourse sous la régence</td>
+ <td class="tdc"><a href="#ch1">5</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tda">III.</td>
+ <td class="tdb">Caprice de bossu</td>
+ <td class="tdc"><a href="#ch2">25</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tda">IV.</td>
+ <td class="tdb">Gascon et Normand</td>
+ <td class="tdc"><a href="#ch3">47</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tda">V.</td>
+ <td class="tdb">L'invitation</td>
+ <td class="tdc"><a href="#ch4">67</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tda">VI.</td>
+ <td class="tdb">Le salon et le boudoir</td>
+ <td class="tdc"><a href="#ch5">89</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tda">VII.</td>
+ <td class="tdb">Une place vide</td>
+ <td class="tdc"><a href="#ch6">111</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tda">VIII.</td>
+ <td class="tdb">Une pêche et un bouquet</td>
+ <td class="tdc"><a href="#ch7">129</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tda">IX.</td>
+ <td class="tdb">Le neuvième coup</td>
+ <td class="tdc"><a href="#ch8">147</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tda">X.</td>
+ <td class="tdb">Triomphe du bossu</td>
+ <td class="tdc"><a href="#ch9">165</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tda">XI.</td>
+ <td class="tdb">Fleurs d'Italie</td>
+ <td class="tdc"><a href="#ch10">183</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tda">XII.</td>
+ <td class="tdb">La fascination</td>
+ <td class="tdc"><a href="#ch11">203</a></td>
+ </tr>
+ </tbody>
+</table>
+
+<hr class="small" />
+
+<div class="tnote"><a name="note" id="note"></a><h3>Au lecteur</h3>
+
+<p>Cette version électronique reproduit dans son intégralité
+la version originale.</p>
+
+<p>La ponctuation n'a pas été modifiée hormis quelques corrections
+mineures.</p>
+
+<p>L'orthographe a été conservée. Seuls quelques mots ont été modifiés.
+Ils sont soulignés par des tirets. Passer la <ins class="correction" title="comme ceci" >souris</ins> sur
+le mot pour voir le texte original.</p></div>
+
+<hr class="full" />
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Le Bossu Volume 5, by Paul Féval
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE BOSSU VOLUME 5 ***
+
+***** This file should be named 34559-h.htm or 34559-h.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ http://www.gutenberg.org/3/4/5/5/34559/
+
+Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed
+Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
+produced from images generously made available by The
+Internet Archive/Canadian Libraries)
+
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
+
+
+*** START: FULL LICENSE ***
+
+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
+PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
+
+To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
+distribution of electronic works, by using or distributing this work
+(or any other work associated in any way with the phrase "Project
+Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
+Gutenberg-tm License (available with this file or online at
+http://gutenberg.org/license).
+
+
+Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
+electronic works
+
+1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
+electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
+and accept all the terms of this license and intellectual property
+(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
+the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
+all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
+If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
+
+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
+a constant state of change. If you are outside the United States, check
+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
+before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
+creating derivative works based on this work or any other Project
+Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
+the copyright status of any work in any country outside the United
+States.
+
+1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
+
+1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
+access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
+whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
+phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
+Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
+copied or distributed:
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
+from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
+posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
+and distributed to anyone in the United States without paying any fees
+or charges. If you are redistributing or providing access to a work
+with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
+work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
+Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
+1.E.9.
+
+1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
+terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
+1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
+License terms from this work, or any files containing a part of this
+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
+
+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
+prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
+active links or immediate access to the full terms of the Project
+Gutenberg-tm License.
+
+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
+word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
+distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
+"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
+posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
+you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
+copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
+request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
+performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
+
+1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
+access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
+that
+
+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
+"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
+corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
+property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
+computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
+your equipment.
+
+1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
+Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
+Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
+liability to you for damages, costs and expenses, including legal
+fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
+LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
+PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
+TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
+DAMAGE.
+
+1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
+defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
+receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
+written explanation to the person you received the work from. If you
+received the work on a physical medium, you must return the medium with
+your written explanation. The person or entity that provided you with
+the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
+refund. If you received the work electronically, the person or entity
+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
+
+</pre>
+
+ </body>
+</html>
+
diff --git a/34559-h/images/title.png b/34559-h/images/title.png
new file mode 100644
index 0000000..732284c
--- /dev/null
+++ b/34559-h/images/title.png
Binary files differ
diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt
new file mode 100644
index 0000000..6312041
--- /dev/null
+++ b/LICENSE.txt
@@ -0,0 +1,11 @@
+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
+
+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
+
+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
diff --git a/README.md b/README.md
new file mode 100644
index 0000000..bda9694
--- /dev/null
+++ b/README.md
@@ -0,0 +1,2 @@
+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
+eBook #34559 (https://www.gutenberg.org/ebooks/34559)