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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-14 20:01:52 -0700 |
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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Le Bossu Volume 5 + Aventures de cape et d'épée + +Author: Paul Féval + +Release Date: December 4, 2010 [EBook #34559] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE BOSSU VOLUME 5 *** + + + + +Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by The +Internet Archive/Canadian Libraries) + + + + + + + + + + Au lecteur + + Cette version électronique reproduit dans son intégralité + la version originale. + + La ponctuation n'a pas été modifiée hormis quelques corrections + mineures. + + L'orthographe a été conservée. Seuls quelques mots ont été modifiés. + La liste des modifications se trouve à la fin du texte. + + + + + LE BOSSU. + + + Brucelles.--Imp. de E. GUYOT, succ. de STAPLEAUX, + rue de Schaerbeck, 12. + + + COLLECTION HETZEL. + + + LE BOSSU + + AVENTURES DE CAPE ET D'ÉPÉE + + + PAR + + + PAUL FÉVAL. + + 5 + + Édition autorisée pour la Belgique et l'Étranger, + interdite pour la France. + + + LEIPZIG, + + ALPHONSE DÜRR, LIBRAIRE-ÉDITEUR. + + 1857 + + + + +LE CONTRAT DE MARIAGE. + +(SUITE.) + + + + +II + +--Un coup de bourse sous la régence.-- + + +Le bossu était entré l'un des premiers à l'hôtel de Gonzague, et dès +l'ouverture des portes on l'avait vu arriver avec un petit +commissionnaire qui portait une chaise, un coffre, un oreiller et un +matelas. + +Le bossu meublait sa niche et voulait évidemment en faire son domicile, +comme il en avait le droit par son bail. + +Il avait, en effet, succédé aux droits de Médor, et Médor couchait dans +sa niche. + +Les locataires des cahutes du jardin de Gonzague eussent voulu des +jours de vingt-quatre heures. Le temps manquait à leur appétit de +négoce. En route pour aller chez eux ou en revenir, ils agiotaient; ils +se réunissaient pour dîner afin d'agioter en mangeant. Les heures seules +du sommeil étaient perdues. + +N'est-il pas humiliant de penser que l'homme, esclave d'un besoin +matériel, ne peut agioter en dormant! + +La veine était à la hausse. La fête du Palais-Royal avait produit un +immense effet. Bien entendu, personne, parmi ce petit peuple de +spéculateurs, n'avait mis le pied à la fête; mais quelques-uns, perchés +sur les terrasses des maisons voisines, avaient pu entrevoir le ballet. +On ne parlait que du ballet. La fille du Mississipi, puisant à l'urne de +son respectable père de l'eau qui se changeait en pièces d'or, voilà une +fine et charmante allégorie, quelque chose de vraiment français et qui +pouvait faire pressentir à quelle hauteur s'élèverait dans les siècles +suivants le génie dramatique du peuple qui, né malin, créa le +vaudeville! + +Au souper, entre la poire et le fromage, on avait accordé une nouvelle +création d'actions. C'étaient les _petites-filles_. Elles avaient déjà +dix pour cent de prime avant d'être gravées. Les _mères_ étaient +blanches, les _filles_ jaunes; les _petites-filles_ devaient être +bleues: couleur du ciel, du lointain, de l'espoir et des rêves! + +Il y a, quoi qu'on en dise, une large et profonde poésie dans un +registre à souche! + +En général, les boutiques qui faisaient le coin des rues baraquées +étaient des débits de boissons dont les maîtres vendaient le ratafia +d'une main et jouaient de l'autre. On buvait beaucoup: cela met de +l'entrain dans les transactions.--A chaque instant, on voyait les +spéculateurs heureux porter rasade aux gardes-françaises, postés en +sentinelles aux avenues principales. + +Ces tours de faction étaient très-recherchés. Cela valait une campagne +aux Porcherons. + +Incessamment, des portefaix et voituriers à bras amenaient des masses de +marchandises qu'on entassait dans les cases ou au dehors, au beau milieu +de la voie. Les ports étaient payés un prix fou. Une seule chose, de nos +jours, peut donner l'idée du tarif de la rue Quincampoix, c'est le tarif +de San-Francisco, la ville du _golden-fever_, où les malades de cette +_fièvre d'or_ payaient, dit-on, deux dollars pour faire cirer leurs +bottes. + +La rue Quincampoix avait du reste d'étonnants rapports avec la +Californie. Notre siècle n'a rien inventé en fait d'extravagances. + +Ce n'était ni l'or ni l'argent, ce n'étaient pas non plus les +marchandises qu'on recherchait; la vogue était aux petits papiers. Les +blanches, les jaunes, les _mères_, les _filles_, enfin ces chers anges +qui allaient naître, les _petites-filles_, les bleues, ces tendres +actions dont le berceau s'entourait déjà de tant de sollicitudes! voilà +ce qu'on demandait de toutes parts, à grands cris, voilà ce qu'on +voulait, voilà ce qui véritablement excitait le délire de tous! + +Veuillez réfléchir: un louis vaut vingt-quatre francs aujourd'hui, +demain il vaudra encore vingt-quatre francs, tandis qu'une +_petite-fille_ de mille livres qui, ce matin, ne vaut que cinq cents +pistoles, peut valoir deux mille écus demain soir. + +A bas la monnaie, lourde, vieille, immobile! vive le papier léger comme +l'air! le papier précieux, le papier magique qui accomplit, au fond même +du portefeuille, je ne sais quel travail d'alchimiste! Une statue à ce +bon M. Law! une statue haute comme le colosse de Rhodes! + +Ésope II, dit Jonas, est le bénéficiaire de cet engouement. Son dos, ce +pupitre commode dont lui avait fait cadeau la nature, ne chômait pas un +seul instant. Les pièces de six livres et les pistoles tombaient sans +relâche dans sa sacoche de cuir.--Mais ce gain le laissait impassible. +C'était déjà un financier endurci. + +Il n'était point gai, ce matin; il avait l'air malade. A ceux qui +avaient la bonté de l'interroger à ce sujet, il répondait: + +--Je me suis un peu trop fatigué cette nuit. + +--Où cela, Jonas, mon ami? + +--Chez M. le régent qui m'avait invité à sa fête. + +On riait, on signait, on payait: c'était une bénédiction! + +Vers dix heures du matin, une acclamation immense, terrible, +foudroyante, fit trembler les vitres de l'hôtel de Gonzague. Le canon +qui annonce la naissance des fils du souverain ne fait pas à beaucoup +près autant de bruit que cela. On battait des mains, on hurlait, les +chapeaux volaient en l'air, la joie avait des éclats et des spasmes, des +trépignements et des défaillances. + +Les actions bleues, les _petites-filles_, avaient vu le jour! Elles +sortaient toutes fraîches, toutes vierges, toutes mignonnes, des presses +de l'imprimerie royale. + +N'y avait-il pas de quoi faire crouler la rue Quincampoix? Les +_petites-filles_! les actions bleues! les dernières-nées, portant la +signature vénérable du sous-contrôleur Labastide! + +--A moi! dix de prime! quinze! + +--Vingt! à moi!... comptant, espèces! + +--Vingt-cinq payées en laine du Berry!... + +--En épices de l'Inde... en soie grége... en vins de Gascogne! + +--Ne foulez pas, mordieu, la mère!... Fi! à votre âge!... + +--Oh! le vilain qui malmène les femmes!... n'avez-vous pas de honte! + +--Gare! gare!... une partie de bouteilles de Rouen. + +--Gare! toiles de Quintin! plein la main... trente de prime! + +Cris de femmes bousculées, cris de petits hommes étouffés,--glapissement +de ténors,--grands murmures de basses-tailles. + +Horions échangés de bonne foi! + +Ces actions bleues avaient là un succès tout à fait digne d'elles. + +Oriol et Montaubert descendirent les marches du perron de l'hôtel. Ils +venaient d'avoir leur entrevue avec Gonzague qui les avait gourmandés +d'importance. Ils étaient silencieux et tout penauds. + +--Ce n'est plus un protecteur, dit Montaubert en touchant le sol du +jardin. + +--C'est un maître! grommela Oriol, et qui nous mène là où nous ne +voulions point aller!... j'ai bien envie... + +--Et moi donc! interrompit Navailles. + +Un valet à la livrée du prince les aborda, et leur remit à chacun un +paquet cacheté. + +Ils rompirent le sceau. Les paquets contenaient chacun une liasse +d'actions bleues. + +Oriol et Montaubert se regardèrent. + +--Palsambleu! fit le gros petit financier déjà tout ragaillardi, en +caressant son jabot de dentelles, j'appelle ceci une attention délicate! + +--Il a des façons d'agir, répliqua Montaubert attendri, qui +n'appartiennent qu'à lui! + +On compta les _petites-filles_ qui étaient en nombre raisonnable. + +--Mêlons! dit Montaubert. + +--Mêlons! accepta Oriol. + +Les scrupules étaient déjà loin. La gaieté revenait. + +Il y eut comme un écho derrière eux: + +--Mêlons! Mêlons! + +Toute la bande folle descendait le perron: Navailles, Taranne, Nocé, +Albret, Gironne et le reste. Chacun d'eux avait également trouvé, en +arrivant, un chasse-remords et une consolation. Ils se formèrent en +groupe. + +--Messieurs, dit Albret, voici des croquants de marchands qui ont des +écus jusque dans leurs bottes... En nous associant, nous pouvons tenir +le marché aujourd'hui et faire un coup de partie... + +Ce ne fut qu'une voix: + +--Associons-nous! Associons-nous! + +--En suis-je? demanda une petite voix aigrelette, qui semblait sortir de +la poche du grand baron de Batz. + +On se retourna. Le bossu était là prêtant son dos à un marchand de +faïence qui donnait le fond de son magasin pour une douzaine de +chiffons, et qui était heureux. + +--Au diable! fit Navailles en reculant, je n'aime pas cette créature! + +--Va plus loin! ordonna brutalement Gironne. + +--Messieurs, je suis votre serviteur, repartit le bossu avec politesse; +j'ai loué une place et le jardin est à moi comme à vous. + +--Quand je pense, dit Oriol, que ce démon qui nous a tant intrigués +cette nuit, n'est qu'un méchant pupitre ambulant... + +--Pensant... écoutant... parlant..., prononça le bossu en piquant +chacun de ces trois mots. + +Il salua, sourit et alla à ses affaires. + +Navailles le suivit du regard. + +--Hier, je n'avais pas peur de ce petit homme..., murmura-t-il. + +--C'est qu'hier, dit Montaubert à voix basse, nous pouvions encore +choisir notre chemin! + +--Ton idée, Albret, ton idée! s'écrièrent plusieurs voix. + +On se serra autour d'Albret qui parla pendant quelques minutes avec +vivacité. + +--C'est superbe! dit Gironne; je comprends. + +--C'est ziberpe! répéta le baron de Batz; ché gombrends... mais +egsbliguez-moi engore! + +--Eh! fit Nocé, c'est inutile!... à l'oeuvre!... Il faut que dans une +heure la rafle soit faite! + +Ils se dispersèrent aussitôt. La moitié environ sortit par la cour et la +rue Saint-Magloire, pour se rendre rue Quincampoix par le grand tour. +Les autres allèrent seuls ou par petits groupes, causant çà et là +bonnement des affaires du temps. + +Au bout d'un quart d'heure, environ, Taranne et Choisy rentrèrent par la +porte qui donnait rue Quincampoix. Ils firent une percée à grands coups +de coude, et interpellant Oriol qui causait avec Gironne: + +--Une fureur! s'écrièrent-ils,--une folie!... Elles font trente et +trente-cinq au cabaret de Venise... quarante et jusqu'à cinquante chez +Foulon... Dans une heure, elles feront cent... Achetez! achetez! + +Le bossu riait dans son coin. + +--On te donnera un os à ronger, petit, lui dit Nocé à l'oreille, sois +sage. + +--Merci, mon digne monsieur, répondit Ésope II humblement, c'est tout ce +qu'il me faut. + +Le bruit s'était cependant répandu en un clin d'oeil que les bleues +allaient faire cent avant la fin de la journée. Les acheteurs se +présentaient en foule. Albret, qui avait toutes les actions de +l'association dans son portefeuille, vendit en masse à cinquante, au +comptant; il se fit fort en outre pour une quantité considérable à +livrer au même taux sur le coup de deux heures. + +Alors, débouchèrent, par la même porte donnant sur la rue Quincampoix, +Oriol et Montaubert, avec des visages de deux aunes. + +--Messieurs, dit Oriol à ceux qui lui demandaient pourquoi cet air +consterné, je ne crois pas qu'il faille volontiers répéter ces fatales +nouvelles... cela ferait baisser les fonds... + +--Et quoi que nous en ayons, ajouta Montaubert avec un profond soupir, +la chose se fera toujours assez vite! + +--Manoeuvre! manoeuvre! cria un gros marchand qui avait ses poches +gonflées de _petites filles_. + +--La paix, Oriol! fit Montaubert, vous voyez à quoi vous nous exposez! + +Mais le cercle avide et compact de curieux se massait déjà autour +d'eux. + +--Parlez, messieurs, dites ce que vous savez! s'écria-t-on; c'est un +devoir d'honnête homme! + +Oriol et Montaubert restèrent muets comme des poissons. + +--Ché fais fus le tire, moi, dit le baron de Batz qui arrivait, tépâcle! +tépâcle! tépâcle! + +--Débâcle? pourquoi? + +--Manoeuvre, vous dit-on! + +--Silence, vous, le gros homme!... Pourquoi débâcle? + +--Ché sais bas! répondit gravement le baron; Zinguande bur zen te +paisse! + +--Cinquante pour cent de baisse! + +--En tix minides! + +--En dix minutes! mais c'est une dégringolade! + +--Ia! c'est eine técrincolate!... ein tésasdre!.. eine banigue!... + +--Messieurs! messieurs! dit Montaubert, tout beau!... n'exagérons +rien!... + +--Vingt bleues, quinze de prime! criait-on déjà aux alentours. + +--Quinze bleues, quinze!... à dix de prime et du temps... + +--Vingt-cinq au pair!... + +--Messieurs, messieurs! c'est de la folie!... l'enlèvement du jeune roi +n'est pas encore un fait officiel... + +--Rien ne prouve, ajouta Oriol, que M. Law ait pris la fuite... + +--Et que M. le régent soit prisonnier au palais royal! acheva Montaubert +d'un air profondément désolé. + +Il y eut un silence de stupeur, puis une grande clameur, composée de +mille cris. + +--Le jeune roi enlevé! M. Law en fuite! Le régent prisonnier! + +--Trente actions à cinquante de perte! + +--Quatre-vingts bleues à soixante! + +--A cent!... à cent cinquante... + +--Messieurs! messieurs! faisait Oriol, ne vous pressez pas. + +--Moi, je vends toutes les miennes à trois cents de perte! s'écria +Navailles qui n'en avait plus une seule, les prenez-vous? + +Oriol fit un geste d'énergique refus. + +Les bleues firent aussitôt quatre cents de perte. + +Montaubert continuait: + +--On ne surveillait pas assez les du Maine... ils avaient des +partisans... M. le chancelier d'Aguesseau était du coup, M. le cardinal +de Bissy, M. de Villeroy et le maréchal de Villars... ils ont eu de +l'argent par M. le prince de Cellamare... Judicaël de Malestroit, +marquis de Pontcallec, le plus riche gentilhomme de Bretagne, a pris le +jeune roi sur la route de Versailles et l'a emmené à Nantes... le roi +d'Espagne passe en ce moment les Pyrénées avec une armée de trois cent +mille hommes: c'est là un fait malheureusement avéré! + +Soixante bleues à cinq cents de perte! cria-t-on dans la foule toujours +croissante. + +--Messieurs, messieurs, ne vous pressez pas... il faut du temps pour +amener une armée des monts Pyrénéens jusqu'à Paris!... D'ailleurs, ce +sont des on dit... rien que des on dit!... + +--Tes on tit!... tes on tit!... répéta le baron de Batz; ch'ai engore +eine action... ché la tonne pur zing zents vrancs!... foilà! + +Personne ne voulut de l'action du baron de Batz, et les offres +recommencèrent à grands cris. + +--Au pis aller, reprit Oriol, si M. Law n'était pas en fuite... + +--Mais, demanda-t-on, qui détient le régent prisonnier? + +--Bon Dieu! répondit Montaubert, vous m'en demandez plus que je n'en +sais, mes bonnes gens! moi je n'achète ni ne vends, Dieu merci!... M. le +duc de Bourbon était mécontent, à ce qu'il paraît... on parle aussi du +clergé pour l'affaire de la constitution... il y en a qui prétendent que +le czar est mêlé à tout cela et veut se faire proclamer roi de France. + +Ce fut un cri d'horreur. Le baron de Batz proposa son action pour cent +écus. + +A ce moment de panique universelle, Albret, Taranne, Gironne et Nocé qui +avaient les fonds sociaux firent un petit achat et furent signalés +aussitôt. On se les montrait au doigt comme une partie carrée d'idiots. +Ils achetaient! En un clin-d'oeil, la foule les entoura, les assiégea, +les étouffa. + +--Ne leur dites pas vos nouvelles! fit-on à l'oreille d'Oriol et de +Montaubert. + +Le gros petit traitant avait grand'peine à s'empêcher de rire. + +--Les pauvres innocents! murmura-t-il. + +Puis il ajouta en s'adressant à la foule: + +--Je suis gentilhomme, mes amis; je vous ai dit mes nouvelles _gratis et +pro Deo_... faites-en ce que vous voudrez, je m'en lave les mains. + +Montaubert, poussant encore plus loin la complaisance, criait aux +innocents: + +--Achetez, mes amis, achetez; si ce sont de faux bruits, vous allez +faire une magnifique affaire. + +On signait deux à la fois sur le dos du bossu. Il recevait des deux +mains et ne voulait plus que de l'or. «Réaliser! réaliser!» c'était le +cri général. + +Ce qu'on appelait le pair pour les actions bleues ou _petites-filles_, +c'était 5,000 livres, taux de leur émission, bien que leur valeur +nominale ne fût que de mille livres. En vingt minutes, elles tombèrent à +quelques centaines de francs. + +Taranne et ses lieutenants firent rafle. Leurs portefeuilles se +gonflèrent comme le sac de cuir d'Ésope II, dit Jonas, lequel riait tout +tranquillement en prêtant son dos à ces fiévreuses transactions. + +Le tour était fait. Oriol et Montaubert disparurent. + +Bientôt, de toutes parts, des gens arrivèrent essoufflés: + +--M. Law est en son hôtel! + +--Le jeune roi est aux Tuileries! + +--Et M. le régent assiste présentement à son déjeuner! + +--Manoeuvre! manoeuvre! manoeuvre! + +--Manèfre! manèfre! manèfre! répéta le baron de Batz indigné; ché fus +tisais pien qué z'édaient tes manèfres... + +Il y eut des gens qui se pendirent. + +Sur le coup de deux heures, Albret se présenta pour livrer ses actions +vendues au taux de cinq mille cinquante francs. Malgré les gens pendus +et ceux qui firent banqueroute en se bornant à s'arracher les cheveux, +Albret réalisa encore un fabuleux bénéfice. + +En signant le dossier transfert sur le dos du bossu, Albret lui glissa +une bourse dans la main. Le bossu cria: + +--Viens ça, la Baleine! + +L'ancien soldat aux gardes vint, parce qu'il avait vu la bourse. Le +bossu la lui jeta au nez. + +Ceux de nos lecteurs qui trouveront le stratagème d'Oriol, Montaubert et +compagnie par trop élémentaire, n'ont qu'à lire les notes de Cl. Berger +sur les mémoires secrets de l'abbé de Choisy. Ils y verront des +manoeuvres bien plus grossières, couronnées d'un plein succès. + +Le récit de ces coquineries amusait les ruelles. On faisait sa +réputation d'homme d'esprit en même temps que sa fortune en montant ces +audacieuses escroqueries. + +C'étaient de bons tours qui faisaient rire tout le monde, excepté les +pendus. + +Pendant que nos habiles étaient à partager le butin quelque part, M. le +prince de Gonzague et son fidèle Peyrolles descendirent le perron de +l'hôtel. Le suzerain venait rendre visite à ses vassaux. L'agio avait +repris avec fureur. On jouait sur nouveaux frais. D'autres nouvelles, +plus ou moins controuvées, circulaient. La maison d'or, un instant +étourdie par un spasme, avait pris le dessus et se portait bien. + +M. de Gonzague tenait à la main une large enveloppe à laquelle pendaient +trois sceaux, retenus par les lacets de soie. Quand le bossu aperçut cet +objet, ses yeux s'ouvrirent tout grands, tandis que le sang montait +violemment à son visage pâle. + +Il ne bougea point et continua son office. Mais son regard était cloué, +désormais sur Peyrolles et Gonzague. + +--Que fait la princesse? demanda celui-ci. + +La princesse n'a pu fermer l'oeil de cette nuit, répondit le factotum; +sa camériste l'a entendue qui répétait: Si c'était pourtant la fille de +Nevers! + +--Vive Dieu! murmura Gonzague, en est-elle là déjà?... Si jamais elle +voyait cette belle fille, tout serait dit! + +--Il y a ressemblance? demanda Peyrolles. + +--Tu verras cela!... deux gouttes d'eau!... Te souviens-tu de Nevers? + +--Oui, répliqua Peyrolles; c'était un beau jeune homme! + +--Sa fille est belle comme un ange... le même regard... le même +sourire... + +--Est-ce qu'elle sourit déjà? + +--Elle est avec dona Cruz... elles se connaissent... Dona Cruz la +console... Cela m'a fait quelque chose de voir cette enfant-là!... Si +j'avais une fille comme elle, ami Peyrolles, je crois... Mais ce sont +des folies! s'interrompit-il; de quoi me repentirais-je? ai-je fait le +mal pour le mal?... J'ai mon but, j'y marche... S'il y a des +obstacles... + +--Tant pis pour les obstacles! murmura Peyrolles en riant. + +Gonzague passa le revers de sa main sur son front. + +Peyrolles toucha l'enveloppe scellée. + +--Monseigneur pense-t-il que nous ayons rencontré juste? + +--Il n'y a pas à en douter, répondit le prince; le cachet de Nevers et +le grand sceau de la chapelle paroissiale de Caylus-Tarrides. + +--Vous croyez que ce sont les pages arrachées au registre? + +--J'en suis sûr. + +--Monseigneur pourrait, du reste, vérifier le fait en ouvrant +l'enveloppe. + +--Y penses-tu! s'écria Gonzague, briser des cachets! de beaux cachets +intacts! Vive Dieu! chacun de ceux-ci vaut une douzaine de témoins... +nous briserons les sceaux, ami Peyrolles, quand il en sera temps, quand +nous représenterons au conseil de famille assemblé la véritable +héritière de Nevers... + +--La véritable?... répéta involontairement Peyrolles. + +--Celle qui doit être pour nous la véritable... et l'évidence sortira de +là tout d'une pièce! + +Peyrolles s'inclina. Le bossu regardait. + +--Mais, reprit le factotum; que ferons-nous de l'autre jeune fille, +monseigneur? + +--Damné bossu! s'écria l'agioteur qui signait en ce moment sur le dos +de Jonas; pourquoi remues-tu comme cela? + +Le bossu, en effet, avait fait un mouvement involontaire pour se +rapprocher de Gonzague. + +Celui-ci réfléchissait. + +--J'ai songé à tout cela, dit-il en se parlant à lui-même; que ferais-tu +de cette jeune fille, toi, ami Peyrolles, si tu étais à ma place? + +Le factotum eut son équivoque et bas sourire. + +--Non... non..., murmura Gonzague; dis-moi quel est le plus perdu... le +plus ruiné de tous nos satellites?... + +--Chaverny, répondit Peyrolles sans hésiter. + +--Tiens-toi donc tranquille, bossu! fit un nouvel endosseur. + +--Chaverny! répéta Gonzague dont le visage s'éclaira; je l'aime, ce +garçon-là!... mais il me gêne... cela me débarrasserait de lui! + + + + +III + +--Caprice de bossu.-- + + +Nos heureux spéculateurs, Taranne, Albret et compagnie ayant fini leurs +partages, commençaient à se remontrer dans la foule. Ils avaient grandi +de deux ou trois coudées. On les regardait avec respect. + +--Où donc est-il, ce cher Chaverny? demanda Gonzague. + +Au moment où M. de Peyrolles allait répondre, un tumulte affreux se fit +dans la cohue. Tout le monde se précipita vers le perron où des +gardes-françaises entraînaient un pauvre diable qu'ils avaient saisi aux +cheveux. + +--Fausse! disait-on, elle est fausse! + +--Et c'est une infamie!... falsifier le signe du crédit! + +--Profaner le symbole de la fortune publique! + +--Entraver les transactions! ruiner le commerce! + +--A l'eau! le faussaire! à l'eau! le misérable! + +Le gros petit traitant Oriol, Montaubert, Taranne et les autres criaient +comme des aigles. Avoir besoin d'être sans péché pour jeter la première +pierre, c'était bon du temps de Notre-Seigneur! + +On amena le pauvre malheureux terrifié, à demi mort, devant Gonzague. +Son crime était d'avoir passé au bleu une action blanche pour bénéficier +de la petite prime affectée temporairement aux titres à la mode. + +--Pitié! pitié! criait-il; je n'avais pas compris toute l'énormité de +mon crime! + +--Monseigneur! dit Peyrolles, on ne voit ici que des faussaires. + +--Monseigneur, ajouta Montaubert, il faut un exemple! + +Et la foule: + +--Horreur! Infamie! Un faux! Ah! le scélérat! point de pardon! + +--Qu'on le jette dehors! décida Gonzague en détournant les yeux. + +La foule s'empara aussitôt du pauvre diable, en criant: + +--A la rivière! à la rivière! + +Il était cinq heures du soir. Le premier son de la cloche de fermeture +tinta dans la rue Quincampoix. Les terribles accidents qui chaque jour +se renouvelaient avaient déterminé l'autorité à défendre les +négociations des actions après la brume tombée. C'était toujours +à ce dernier moment que le délire du jeu arrivait à son comble. Vous +eussiez dit une mêlée. On se prenait au collet, les clameurs se +croisaient si drues qu'on n'entendait plus qu'un seul et même hurlement. + +Dieu sait si le bossu avait de la besogne! mais son regard ne quittait +point M. de Gonzague. + +Il avait entendu ce nom de Chaverny. + +--On va fermer!... on ferme! criait la cohue. Dépêchons! dépêchons! + +Si Ésope II, dit Jonas, avait eu plusieurs douzaines de bosses, quelle +fortune! + +--Que vouliez-vous me dire du marquis de Chaverny, monseigneur? demanda +Peyrolles. + +Gonzague était en train de rendre un signe de tête protecteur et hautain +au salut de ses affidés. + +Il avait réellement grandi depuis la veille, par rapport à ceux qui +s'étaient rapetissés. + +--Chaverny, répéta-t-il d'un air distrait; ah oui... Chaverny... +Fais-moi penser tout à l'heure qu'il faut que je parle à ce bossu. + +--Et la jeune fille? n'est-il pas dangereux de la laisser au pavillon? + +--Très-dangereux... Elle n'y restera pas longtemps... Pendant que j'y +songe, ami Peyrolles, nous soupons chez dona Cruz... une réunion +d'intimes... que tout soit prêt... + +Il ajouta quelques mots à son oreille. Peyrolles s'inclina et dit: + +--Monseigneur, il suffit. + +--Bossu! s'écria un endosseur mécontent, tu trépignes comme un petit +fou!... tu ne sais plus ton métier... Messieurs, il nous faudra +reprendre la Baleine! + +Peyrolles s'éloignait; M. de Gonzague le rappela. + +--Et trouvez-moi Chaverny! dit-il, mort ou vif, je veux Chaverny. + +Le bossu secoua son dos sur lequel on était en train de signer. + +--Je suis las, dit-il, voici la cloche, j'ai besoin de repos. + +La cloche tintait en effet et les concierges passaient en faisant sonner +leurs grosses clefs. + +Quelques minutes après, on n'entendait plus d'autre bruit que celui des +cadenas que l'on fermait. Chaque locataire avait sa serrure, et les +marchandises non vendues ou échangées restaient dans les loges. Les +gardiens pressaient vivement les retardataires. + +Nos spéculateurs associés, Navailles, Taranne, Oriol, etc., s'étaient +approchés de Gonzague qu'ils entouraient chapeau bas. + +Gonzague avait les yeux fixés sur le bossu qui, assis sur un pavé à la +porte de sa niche, n'avait point l'air de se disposer à sortir. Il +comptait paisiblement le contenu de son grand sac de cuir et avait, en +apparence du moins, beaucoup de plaisir à cette besogne. + +--Nous sommes venus ce matin savoir des nouvelles de votre santé, +monsieur mon cousin, dit Navailles. + +--Et nous avons été heureux, ajouta Nocé, d'apprendre que vous ne vous +étiez point trop ressenti des fatigues de la fête d'hier. + +--Il y a quelque chose qui fatigue plus que le plaisir, messieurs, +répondit Gonzague, c'est l'inquiétude. + +--Le fait est, dit Oriol qui voulait à tout prix placer son mot; le fait +est que l'inquiétude... moi, je suis comme cela... quand on est +inquiet... + +Ordinairement, Gonzague était bon prince et venait au secours de ses +courtisans qui se noyaient, mais cette fois, il laissa Oriol perdre +plante. + +Le bossu riait sur son pavé. + +Quand il eut achevé de compter son argent, il tordit le cou à son sac de +cuir et l'attacha soigneusement avec une corde.--Puis, il se disposa à +rentrer dans sa cabane. + +--Allons, Jonas! lui dit un gardien; est-ce que tu comptes coucher ici? + +--Oui, mon ami, répondit le bossu; j'ai apporté ce qu'il me faut pour +cela. + +Le gardien éclata de rire. Ces messieurs l'imitèrent, sauf le prince de +Gonzague qui garda son grand sérieux. + +--Voyons! voyons! fit le gardien; pas de plaisanteries, mon petit homme! +Déguerpissons... et vite! + +Le bossu lui ferma la porte au nez. + +Comme le gardien frappait à grands coups de pied dans la niche, le bossu +montra sa tête pâlotte au petit oeil de boeuf qui était sous le +toit. + +--Justice! monseigneur! s'écria-t-il. + +--Justice! répétèrent joyeusement ces messieurs. + +--C'est dommage que Chaverny ne soit pas ici, ajouta Navailles; on +l'aurait chargé de rendre cette importante et grave sentence. + +Gonzague réclama le silence d'un geste: + +--Chacun doit sortir au son de cloche, dit-il, c'est le règlement. + +--Monseigneur, répliqua Ésope II dit Jonas du ton bref et précis d'un +avocat qui pose ses conclusions; je vous prie de vouloir bien considérer +que je ne suis pas dans la position de tout le monde... tout le monde +n'a pas loué la loge de votre chien... + +--Bien trouvé! crièrent les uns. + +Les autres dirent: + +--Que prouve cela? + +--Médor, répondit le bossu, avait-il coutume, oui ou non, de coucher +dans sa niche? + +--Bien trouvé! bien trouvé! + +--Si Médor avait, comme je puis le prouver, l'habitude de coucher dans +sa niche, moi qui suis substitué, moyennant trente mille livres, aux +droits et priviléges de Médor, je prétends faire comme lui et je ne +sortirai d'ici que si on m'expulse par la violence. + +Gonzague sourit cette fois. Il exprima son approbation par un signe de +tête. Le gardien se retira. + +--Viens ça, dit le prince. + +Jonas sortit aussitôt de sa niche. + +Il s'approcha et salua en homme de bonne compagnie. + +--Pourquoi veux-tu demeurer là dedans? lui demanda Gonzague. + +--Parce que la place est sûre et que j'ai de l'argent. + +--Penses-tu avoir fait une bonne affaire avec ta niche? + +--Une affaire d'or, monseigneur... je le savais d'avance. + +Gonzague lui mit la main sur l'épaule.--Le bossu poussa un petit cri de +douleur. + +Cela lui était arrivé déjà cette nuit dans le vestibule des appartements +du régent. + +--Qu'as-tu donc? demanda le prince étonné. + +--Un souvenir de bal, monseigneur... une courbature. + +--Il a trop dansé, firent ces messieurs. + +Gonzague tourna vers eux son regard où il y avait du dédain. + +--Vous êtes disposés à vous moquer, messieurs, dit-il; moi aussi +peut-être... mais que nous aurions grand tort et que celui-ci pourrait +bien plutôt se moquer de nous... + +--Ah!... monseigneur!... fit Jonas modestement. + +--Je vous le dis comme je le pense, messieurs, reprit Gonzague, voici +votre maître... + +On avait bonne envie de se récrier. + +--Voici votre maître! répéta le prince. Il m'a été plus utile à lui tout +seul que vous tous ensemble... il nous avait promis M. de Lagardère au +bal du régent... nous avons eu M. de Lagardère!... + +--Si monseigneur eût bien voulu nous charger..., commença Oriol. + +--Messieurs, reprit Gonzague sans lui répondre, on ne fait pas marcher +comme on veut M. de Lagardère... je souhaite que nous n'ayons pas +bientôt à nous en convaincre de nouveau. + +Tous les regards interrogèrent. + +--Nous pouvons parler ici la bouche ouverte, dit Gonzague; je compte +m'attacher ce garçon-là... j'ai confiance en lui... + +Le bossu se rengorgea fièrement à ce mot.--Le prince poursuivit: + +--J'ai confiance et je dirai devant lui, comme je le dirais devant vous, +messieurs: Si Lagardère n'est pas mort, nous sommes tous en danger de +périr! + +Il y eut un silence. Le bossu avait l'air le plus étonné de tous. + +--L'avez-vous donc laissé échapper? murmura-t-il. + +--Je ne sais... nos hommes tardent bien!... je suis inquiet... je +donnerais beaucoup pour savoir à quoi m'en tenir. + +Autour de lui, financiers et gentilshommes tâchaient de faire bonne +contenance. Il y en avait de braves: Navailles, Choisy, Nocé, Gironne, +Montaubert avaient fait leurs preuves.--Mais les trois traitants et +surtout Oriol étaient tout pâles. + +--Nous sommes, Dieu merci, assez nombreux et assez forts..., commença +Navailles. + +--Vous parlez sans savoir! interrompit Gonzague; je souhaite que +personne ici ne tremble plus que moi s'il nous faut enfin frapper un +grand coup. + +--De par Dieu! monseigneur! s'écria-t-on de toutes parts, nous sommes +tout à vous. + +--Messieurs, je le sais bien, répliqua le prince sèchement; je me suis +arrangé pour cela. + +S'il y eut des mécontents, on ne le vit point. + +--En attendant, reprit Gonzague, réglons le passé... L'ami, vous nous +avez rendu un grand service. + +--Qu'est-ce que cela, monseigneur? + +--Pas de modestie, je vous prie!... vous avez bien travaillé... demandez +votre salaire. + +Le bossu avait encore à la main son sac de cuir; il se prit à le +tortiller. + +--En vérité, balbutia-t-il, cela ne vaut pas la peine... + +--Tête-bleu! s'écria Gonzague. Tu veux donc nous demander une bien forte +récompense? + +Le bossu le regarda en face et ne répondit point. + +--Je te l'ai dit, continua le prince avec un commencement d'impatience; +je n'accepte rien pour rien, l'ami... Pour moi, tout service gratuit est +trop cher, car il cache une trahison... fais-toi payer, je le veux! + +--Allons, Jonas, mon ami! cria la bande; fais un souhait! Voici le roi +des génies!... + +--Puisque monseigneur l'exige, dit le bossu avec un embarras croissant; +mais comment faire cette demande à monseigneur...? + +Il baissa les yeux, tortilla son sac et balbutia: + +--Monseigneur va se moquer, j'en suis sûr!... + +--Cent louis que notre ami Jonas est amoureux! s'écria Navailles. + +Il y eut un long éclat de rire, Gonzague et le bossu furent les seuls +qui ne prirent point part à cette gaieté. + +Gonzague était convaincu qu'il aurait encore besoin du bossu. + +Gonzague était avide, mais non pas avare. L'argent ne lui coûtait rien; +à l'occasion, il savait le répandre à pleines mains. + +En ce moment, il voulait deux choses: acquérir ce mystérieux instrument +et le connaître.--Or, il manoeuvrait pour atteindre ce double but. + +Loin de le gêner, ses courtisans lui servaient à rendre plus évidente la +bienveillance qu'il montrait au petit homme. + +--Pourquoi ne serait-il pas amoureux? dit-il sérieusement; s'il est +amoureux et que cela dépende de moi, je jure qu'il sera heureux... il y +a des services qui ne se payent pas seulement avec de l'argent. + +--Monseigneur, prononça le bossu d'un ton pénétré; je vous remercie... +Amoureux, ambitieux, curieux... sais-je quel nom donner à la passion +qui me tourmente?... Ces gens rient... ils ont raison: moi je souffre. + +Gonzague lui tendit la main. Le bossu la baisa, mais ses lèvres +frémirent: + +Il poursuivit d'un ton si étrange, que nos roués perdirent leur gaieté: + +--Curieux, ambitieux, amoureux... qu'importe le nom du mal... la mort +est la mort, qu'elle vienne par la fièvre, par le poison, par l'épée. + +Il secoua tout à coup son épaisse chevelure, et son regard brilla. + +--L'homme est petit, dit-il, mais il remue le monde!... Avez-vous vu +parfois la mer, la grande mer en fureur? Avez-vous vu les vagues hautes +jeter follement leur écume à la face voilée du ciel?... Avez-vous +entendu cette voix rauque et profonde, plus profonde et plus rauque que +la voix du tonnerre lui-même... C'est immense, c'est immense!... Rien ne +résiste à cela, pas même le granit du rivage qui s'affaisse de temps en +temps, miné par la rude sape du flot... je vous le dis et vous le savez: +c'est immense!... Eh bien, il y a une planche qui flotte sur un gouffre, +une planche frêle qui tremble et gémit... sur la planche, qu'est-ce? Un +être plus frêle encore qui paraît de loin plus chétif que l'oiseau noir +du large... et l'oiseau a ses ailes... un être... un homme... il ne +tremble pas... je ne sais quelle magique puissance est sous sa +faiblesse... elle vient du ciel... ou de l'enfer... l'homme a dit, ce +nain tout nu, sans serres, sans toison, sans ailes, l'homme a dit: Je +veux; l'océan est vaincu!... + +On écoutait--le bossu, pour tous ceux qui l'entouraient, changeait de +physionomie. + +--L'homme est petit, reprit-il, tout petit!... Avez-vous vu parfois la +flamboyante chevelure de l'incendie? le ciel de cuivre où monte la fumée +comme une coupole épaisse et lourde?... Il fait nuit, nuit noire... mais +les édifices lointains sortent de l'ombre à cette autre et terrible +aurore... les murs voisins regardent, tout pâles... La façade, avez-vous +vu cela? C'est plein de grandeur et cela donne le frisson; la façade, +ajourée comme une grille, montre ses fenêtres sans châssis, ses portes +sans vantaux, tout ouvertes comme des trous derrière lesquels est +l'enfer,--et qui semblent la double ou triple rangée de dents de ce +monstre qu'on appelle le feu!... Tout cela est grand aussi, furieux +comme la tempête, menaçant comme la mer. Il n'y a pas à lutter contre +cela, non! Cela réduit le marbre en poussière, cela tord ou fond le +fer, cela fait des cendres avec le tronc géant des vieux chênes... Eh +bien! sur le mur incandescent qui fume et qui craque, parmi les flammes +dont la langue ondule et fouette, couchée par le vent complice, voici +une ombre, un objet noir, un insecte, un atome... c'est un homme... il +n'a pas peur du feu... pas plus du feu que de l'eau... il est le roi... +il dit: Je veux!... Le feu impuissant se dévore lui-même et meurt! + +Le bossu s'essuya le front. Il jeta un regard sournois autour de lui et +eut tout à coup ce petit rire sec et crépitant que nous lui connaissons. + +--Eh! eh! eh! eh!... fit-il tandis que son auditoire tressaillait; +jusqu'ici j'ai vécu une misérable vie... hé! hé! hé!... Je suis petit, +mais je suis homme!... Pourquoi ne serais-je pas amoureux, mes bons +maîtres? Pourquoi pas curieux? pourquoi pas ambitieux?... Je ne suis +plus jeune... Je n'ai jamais été jeune... Vous me trouvez laid, n'est-ce +pas?... J'étais plus laid encore autrefois... C'est le privilége de la +laideur: l'âge l'use comme la beauté... Vous perdez, je gagne... dans le +tombeau, nous serons tous pareils. + +Il ricana en regardant tour à tour chacun des affidés de Gonzague. + +--Quelque chose de pire que la laideur, reprit-il, c'est la pauvreté... +J'étais pauvre... je n'avais point de parents... je pense que mon père +et ma mère ont eu peur de moi le jour de ma naissance et qu'ils ont mis +mon berceau dehors... Quand j'ai ouvert les yeux, j'ai vu le ciel gris +sur ma tête, le ciel qui versait de l'eau froide sur mon pauvre petit +corps tremblotant... Quelle femme me donna son lait?... Je l'eusse +aimée... ne riez plus!... S'il est quelqu'un qui prie pour moi au ciel, +c'est elle... La première sensation dont je me souvienne, c'est la +douleur que donnent les coups... Ainsi appris-je que j'existais: par le +fouet qui déchira ma chair... Mon lit, c'était le pavé... Mon repas, +c'était ce que les chiens repus laissaient au coin de la borne... Bonne +école, messieurs, bonne école!... Si vous saviez comme je suis dur au +mal!... Le bien m'étonne et m'enivre comme la goutte de vin monte à la +tête de celui qui n'a jamais bu que de l'eau! + +--Tu dois haïr beaucoup, l'ami! murmura Gonzague. + +--Eh! eh!... beaucoup... oui, monseigneur... J'ai entendu çà et là des +heureux regretter leurs premières années... Moi, tout enfant, j'ai eu de +la colère dans le coeur... Savez-vous ce qui me faisait jaloux? +C'était la joie d'autrui... Les autres étaient beaux, les autres avaient +des pères et des mères... Avaient-ils du moins pitié, les autres, de +celui qui était seul et brisé? Non... tant mieux! ce qui a fait mon âme, +ce qui l'a durcie, ce qui l'a trempée, c'est la raillerie et c'est le +mépris... Cela tue quelquefois... cela ne m'a pas tué... la méchanceté +m'a révélé ma force... une fois fort, ai-je été méchant?... Mes bons +maîtres... ceux qui furent mes ennemis ne sont plus là pour le dire! + +Il y avait quelque chose de si étrange et de tellement inattendu dans +ces paroles, que chacun faisait silence. Nos roués, saisis à +l'improviste, avaient perdu leurs sourires moqueurs. Gonzague écoutait, +attentif et surpris. + +L'effet produit ressemblait au froid que donne une vague menace. + +--Dès que j'ai été fort, poursuivit le bossu, une envie m'a pris: j'ai +voulu être riche... Pendant dix ans, peut-être plus, j'ai travaillé au +milieu des rires et des huées... le premier denier est difficile à +gagner, le second moins, le troisième vient tout seul... Il faut douze +deniers pour faire un sou tournois, vingt sous pour faire une livre... +J'ai sué du sang pour conquérir mon premier louis d'or... je l'ai +gardé... Quand je suis las et découragé, je le contemple... Sa vue +ranime mon orgueil... c'est l'orgueil qui est la force de l'homme. + +Sou à sou, livre à livre, j'amassais. Je ne mangeais pas à ma faim; je +buvais mon content parce qu'il y a de l'eau gratis aux fontaines... +J'avais des haillons, je couchais sur la dure... Mon trésor +augmentait... J'amassais, j'amassais toujours! + +--Tu es donc avare! interrompit Gonzague avec empressement, comme s'il +eût eu intérêt ou plaisir à découvrir le côté faible de cet être +bizarre. + +Le bossu haussa les épaules. + +--Plût à Dieu! monseigneur! répondit-il; si seulement le ciel m'eût fait +avare! si seulement je pouvais aimer mes pauvres écus comme l'amant +adore sa maîtresse... c'est une passion, cela!... j'emploierais mon +existence à l'assouvir... Qu'est le bonheur, sinon un but dans la vie? +Un prétexte de s'efforcer et de vivre?... Mais n'est pas avare qui +veut... J'ai longtemps espéré que je deviendrais avare... je n'ai pas +pu... je ne suis pas avare!... + +Il poussa un gros soupir et croisa ses bras sur sa poitrine. + +--J'eus un jour de joie, continua-t-il, rien qu'un jour... Je venais de +compter mon trésor... Je passai un jour tout entier à me demander ce que +j'en ferais... J'avais le double, le triple de ce que je croyais... Je +répétais dans mon ivresse: Je suis riche! je suis riche... Je vais +acheter le bonheur... + +Je regardai autour de moi... personne... + +Je pris un miroir. Des rides et des cheveux blancs déjà! + +Déjà!... N'était-ce pas hier qu'on me battait enfant? + +--Le miroir ment! me dis-je. + +Je brisai le miroir.--Une voix me dit: + +--Tu as bien fait! ainsi doit-on traiter les effrontés qui parlent franc +ici-bas! + +Et la même voix encore: + +--L'or est beau! l'or est jeune! Sème l'or, bossu! Vieillard, sème l'or! +Tu récolteras jeunesse et beauté. + +Qui parlait ainsi, monseigneur?... Je vis bien que j'étais fou. + +Je sortis. J'allai au hasard par les rues, cherchant un regard +bienveillant, un visage pour me sourire. + +--Bossu! bossu! disaient les hommes à qui je tendais la main. + +--Bossu! bossu! répétaient les femmes vers qui s'élançait la pauvre +virginité de mon coeur. + +--Bossu! bossu! bossu! + +Et ils riaient. Ils mentent donc ceux qui disent que l'or est le roi du +monde!... + +--Il fallait le montrer, ton or! s'écria Navailles. + +Gonzague était tout pensif. + +--Je le montrai, reprit Ésope II dit Jonas; les mains se tendirent, non +point pour serrer la mienne, mais pour fouiller dans mes poches... je +voulais amener chez moi des amis, une maîtresse... je n'y attirai que +des voleurs!... + +Vous souriez encore... moi, je pleurai... je pleurai des larmes +sanglantes... mais je ne pleurai qu'une nuit. L'amitié, l'amour, +extravagances! à moi le plaisir! à moi la débauche! à moi tout ce qui du +moins se vend à tout le monde!... + +--L'ami, interrompit Gonzague avec froideur et fierté, saurai-je enfin +ce que vous voulez de moi? + +--J'y arrive, monseigneur, répliqua le bossu qui changea encore une fois +de ton; je sortis de nouveau de ma retraite, timide encore, mais +ardent... la passion de jouir s'allumait en moi: je devenais +philosophe... j'allai... j'errai... je me mis à la piste, flairant le +vent des carrefours pour deviner d'où soufflait le vent de la volupté +inconnue... + +--Eh bien? fit Gonzague. + +--Prince, répondit le bossu en s'inclinant, le vent venait de chez +vous! + + + + +IV + +--Gascon et Normand. + + +Ceci fut dit d'un ton allègre et gai. Ce diable de bossu semblait avoir +le privilége de régler le diapason de l'humeur générale. Les roués qui +entouraient Gonzague et Gonzague lui-même, tout à l'heure si sérieux, se +prirent incontinent à rire. + +--Ah! ah! fit le prince, le vent soufflait de chez nous? + +--Oui, monseigneur... j'accourus... dès le seuil j'ai senti que j'étais +au bon endroit... je ne sais quel parfum a saisi mon cerveau... sans +doute le parfum du noble et opulent plaisir... je me suis arrêté pour +savourer cela... cela enivre, monseigneur: j'aime cela. + +--Il n'est pas dégoûté, le seigneur Ésope! s'écria Navailles. + +--Quel connaisseur! fit Oriol. + +Le bossu le regarda en face. + +--Vous qui portez des fardeaux, la nuit, dit-il à voix basse, vous +comprendrez qu'on est capable de tout pour satisfaire un désir... + +Oriol pâlit. Montaubert s'écria: + +--Que veut-il dire?... + +--Expliquez-vous, l'ami! ordonna Gonzague. + +--Monseigneur, répliqua le bossu bonnement; l'explication ne sera pas +longue. Vous savez que j'ai eu l'honneur de quitter le Palais-Royal hier +en même temps que vous... J'ai vu deux gentilshommes attelés à une +civière; ce n'est pas la coutume: j'ai pensé qu'ils étaient bien payés +pour cela. + +--Et sait-il...? commença Oriol étourdiment: + +--Ce qu'il y avait dans la litière? interrompit le bossu, assurément... +il y avait un vieux seigneur ivre à qui j'ai prêté plus tard le secours +de mon bras pour regagner son hôtel. + +Gonzague baissa les yeux et changea de couleur. Une expression de +stupeur profonde se répandit sur tous les visages. + +--Et savez-vous aussi ce qu'est devenu M. de Lagardère? demanda Gonzague +à voix basse. + +--Gauthier Gendry a bonne lame et bonne poigne, répondit le bossu; +j'étais tout près de lui quand il a frappé... le coup était bien donné, +j'y engage ma parole... ceux que vous avez envoyés à la découverte vous +apprendront le reste... + +--Ils tardent bien!... + +--Il faut le temps!... maître Cocardasse et frère Passepoil... + +--Vous les connaissez donc?... interrompit Gonzague abasourdi. + +--Monseigneur, je connais un peu tout le monde... + +--Palsambleu! l'ami!... Savez-vous que je n'aime pas beaucoup ceux qui +connaissent tant de monde et tant de choses! + +--Cela peut être dangereux, monseigneur, j'en conviens, repartit +paisiblement le bossu; mais cela peut servir aussi... Soyons juste... si +je n'avais pas connu M. de Lagardère... + +--Du diable si je me servirais de cet homme-là! murmura Navailles +derrière Gonzague. + +Il croyait n'avoir point été entendu, mais le bossu répondit: + +--Vous auriez tort! + +Tout le monde, du reste, partageait l'opinion de Navailles. + +Gonzague hésitait. Le bossu poursuivit, comme s'il eût voulu jouer avec +son irrésolution: + +--Si l'on ne m'eût point interrompu, j'allais répondre d'avance à vos +soupçons... Quand je m'arrêtai au seuil de votre maison, monseigneur, +j'hésitais, moi aussi, je m'interrogeais, je doutais... C'était là le +paradis... le paradis que je voulais... non point celui de l'Église, +mais celui de Mahomet... toutes les délices réunies: les belles femmes +et le bon vin: les nymphes auréolées de fleurs, le nectar couronné de +mousse... Étais-je prêt à tout faire... tout... pour mériter l'entrée de +cet éden voluptueux?... pour abriter mon néant sous le pan de votre +manteau de prince?... Avant d'entrer, je me suis demandé cela. Et je +suis entré, monseigneur. + +--Parce que tu te sentais prêt à tout? interrogea Gonzague. + +--A tout! répondit le bossu résolûment. + +--Vive Dieu! quel furieux appétit de plaisirs et de noblesse! + +--Voici quarante ans que je rêve!... mes désirs couvent sous des cheveux +gris. + +--Écoute... la noblesse peut s'acheter... demande à Oriol. + +--Je ne veux point de la noblesse qui s'achète. + +--Demande à Oriol aussi ce que pèse un nom. + +Ésope II montra sa bosse d'un geste cynique: + +--Un nom pèse-t-il autant que cela?... + +Puis il reprit d'un accent plus sérieux: + +--Un nom... une bosse... deux fardeaux qui n'écrasent que les pauvres +d'esprit... je suis un trop petit personnage pour être comparé à un +financier d'importance comme M. Oriol... si son nom l'écrase, tant pis +pour lui!... ma bosse ne me gêne pas... le maréchal de Luxembourg est +bossu: l'ennemi a-t-il vu son dos à la bataille de Neerwinden? le héros +des comédies napolitaines, l'homme invincible à qui personne ne résiste, +Pulcinella est bossu par derrière et par devant... Tyrtée était boiteux +et bossu... bossu et boiteux était Vulcain, le forgeron de la foudre... +Ésope, dont vous me donnez le nom glorieux, avait sa bosse qui était la +sagesse... La bosse du géant Atlas était le monde... Sans placer la +mienne au même niveau que toutes ces illustres bosses, je dis qu'elle +vaut, au cours du jour, cinquante mille écus de rente... Que serais-je +sans elle? J'y tiens. Elle est d'or! + +--Il y a du moins de l'esprit dedans, l'ami, dit Gonzague; je te +promets que tu seras gentilhomme. + +--Grand merci, monseigneur... quand cela? + +--Peste! fit-on, il est pressé! + +--Il faut le temps, dit Gonzague. + +--Ils ont dit vrai, répliqua le bossu; je suis pressé... Monseigneur, +excusez-moi... vous venez de me dire que vous n'aimiez pas les services +gratuits... cela me met à l'aise pour réclamer mon salaire tout de +suite. + +--Tout de suite! se récria le prince, mais c'est impossible! + +--Permettez! il ne s'agit plus de gentilhommerie! + +Il se rapprocha, et d'un ton insinuant: + +--Pas n'est besoin d'être gentilhomme pour s'asseoir... auprès de M. +Oriol par exemple... au petit souper de cette nuit. + +Tout le monde éclata de rire, excepté Oriol et le prince. + +--Tu sais aussi cela? dit ce dernier en fronçant le sourcil. + +--Deux mots entendus par hasard, monseigneur..., murmura le bossu avec +humilité. + +Les autres criaient déjà: + +--On soupe donc? on soupe donc? + +--Ah! prince! fit le bossu d'un ton pénétré; c'est le supplice de +Tantale que j'endure!... une petite maison! mais je la devine, avec ses +issues dérobées, son jardin ombreux, ses boudoirs où le jour pénètre +plus doux à travers les draperies discrètes... il y a des peintures aux +plafonds: des nymphes et des Amours, des papillons et des roses... je +vois le salon doré! Je le vois, le salon des fêtes voluptueuses, tout +plein de baisers, tout plein de sourires... je vois les girandoles! +Elles m'éblouissent!... + +Il mit sa main au devant de ses yeux: + +--Je vois des fleurs; je respire leurs parfums... et qu'est-ce que cela +auprès du vin exquis débordant de la coupe, tandis qu'un essaim de +femmes adorables... + +--Il est ivre déjà, dit Navailles, avant même d'être invité. + +--C'est vrai, fit le bossu qui avait le front rouge et les yeux +flamboyants comme un satyre, je suis ivre. + +--Si monseigneur veut, glissa le gros Oriol à l'oreille de Gonzague, je +préviendrai mademoiselle Nivelle. + +--Elle est prévenue, répliqua le prince. + +Et comme s'il eût voulu exalter encore l'extravagant caprice du bossu: + +--Messieurs, ce n'est pas ici un souper comme les autres. + +--Qu'y aura-t-il donc?... aurons-nous le czar? + +--Devinez ce que nous aurons. + +--La comédie?... M. Law?... les singes de la foire Saint-Germain? + +--Mieux que cela, messieurs!... renoncez-vous? + +--Nous renonçons, répondirent-ils tous à la fois. + +--Il y aura une noce, dit Gonzague. + +Le bossu tressaillit, mais on mit cela sur le compte de sa bonne envie. + +--Une noce! répéta-t-il en effet, les mains jointes et les yeux tournés; +une noce à la fin d'un petit souper! + +--Une noce réelle, reprit Gonzague, un vrai mariage en grande cérémonie. + +--Et qui marie-t-on? fit l'assemblée d'une seule voix. + +Le bossu retenait son souffle. Au moment où Gonzague allait répondre, +Peyrolles parut sur le perron et s'écria: + +--Vivat! vivat! voici enfin nos hommes! + +Cocardasse et Passepoil étaient derrière lui, portant sur leurs visages +cette fierté calme qui va bien aux hommes utiles. + +--L'ami, dit Gonzague au bossu; nous n'avons pas fini tous deux... ne +vous éloignez pas. + +--Je reste aux ordres de monseigneur, répondit Ésope II qui se dirigea +vers sa niche. + +Il songeait. Sa tête travaillait. Quand il eut franchi le seuil de sa +niche et fermé la porte, il se laissa choir sur son matelas. + +--Un mariage, murmura-t-il, un scandale... mais ce ne peut être une +inutile parodie... cet homme ne fait rien sans but... qu'y a-t-il sous +cette profanation?... Sa trame m'échappe... et le temps presse... + +Sa tête disparut entre ses mains crispées. + +--Oh! qu'il le veuille ou non, reprit-il avec une étrange énergie, je +jure Dieu que je serai du souper! + +--Eh bien! eh bien! quelles nouvelles? criaient nos courtisans curieux. + +Les histoires de Lagardère commençaient à les intéresser +personnellement. + +--Ces deux braves ne veulent parler qu'à monseigneur, répondit +Peyrolles. + +Cocardasse et Passepoil, reposés par une bonne journée de sommeil sur la +table du cabaret de Venise, étaient frais comme des roses. Ils passèrent +fièrement à travers les rangs des roués de bas ordre et vinrent droit à +Gonzague qu'ils saluèrent avec la dignité folâtre de véritables maîtres +en fait d'armes. + +--Voyons, dit le prince, parlez vite. + +Cocardasse et Passepoil se tournèrent l'un vers l'autre. + +--A toi, mon noble ami, dit le Normand. + +--Je n'en ferai rien, mon bon, répliqua le Gascon, à toi. + +--Palsambleu, s'écria Gonzague, allez-vous nous tenir en suspens! + +Ils commencèrent alors tous deux à la fois, d'une voix haute et avec +volubilité. + +--Monseigneur, pour mériter l'honorable confiance... + +--La paix! fit le prince étourdi, parlez chacun à votre tour! + +Nouveau combat de politesse. Enfin Passepoil reprit: + +--Comme étant le plus jeune et le moins élevé en grade, j'obéis à mon +noble ami et je prends la parole... J'ai rempli ma mission avec bonheur, +je commence par le dire... si j'ai été plus heureux que mon noble ami, +cela ne dépend point de mon mérite... + +Cocardasse souriait d'un air fier et caressait son énorme moustache. + +Nous n'avons point oublié qu'il y avait défi de mensonge entre ces deux +aimables coquins. + +Avant de les voir lutter d'éloquence comme les Arcadiens de Virgile, +nous devons dire qu'ils n'étaient point sans inquiétude. En sortant du +cabaret de Venise, ils s'étaient rendus pour la seconde fois à la maison +de la rue du Chantre. + +Point de nouvelles de Lagardère. + +Qu'était-il devenu? Cocardasse et Passepoil étaient à ce sujet dans la +plus complète ignorance. + +--Soyez bref! ordonna Gonzague. + +--Concis et précis! ajouta Navailles. + +--Voici la chose en deux mots, dit frère Passepoil; la vérité n'est +jamais longue à exprimer... et ceux qui vont chercher midi à quatorze +heures, c'est pour enjôler le monde... tel est mon avis... Si je pense +ainsi, c'est que j'en ai sujet. L'expérience... mais ne nous +embrouillons pas. Je suis donc sorti ce matin avec les ordres de +monseigneur... mon noble ami et moi, nous nous sommes dit: Deux chances +valent mieux qu'une, suivons chacun notre piste... En conséquence de +quoi nous nous sommes séparés devant le marché des Innocents... Ce qu'a +fait mon noble ami, je l'ignore... Moi, je me suis rendu au Palais Royal +où les ouvriers enlevaient déjà les décors de la fête. On ne parlait là +que d'une chose. On avait trouvé une mare de sang entre la tente +indienne et la petite loge du jardinier-concierge, maître le Bréant... +Voilà donc qui est bon: j'étais sûr qu'un coup d'épée avait été donné... +Je suis allé inspecter la mare de sang qui m'a paru raisonnable... Puis +j'ai suivi une trace... ah! ah! il faut des yeux pour cela!... depuis la +tente indienne jusqu'à la rue Saint-Honoré, en passant par le vestibule +du pavillon de M. le régent... les valets me demandaient: L'ami, +qu'as-tu perdu?... Le portrait de ma maîtresse, répondais-je, et ils +riaient comme de plats coquins qu'ils sont... si j'avais fait faire le +portrait de toutes mes maîtresses, jarnicoton! je payerais un fier loyer +pour avoir où les mettre. + +--Abrége! fit Gonzague. + +--Monseigneur, je fais de mon mieux... Voilà donc qui est bon... Dans la +rue Saint-Honoré il passe tant de chevaux et de carrosses que la trace +était effacée... je poussai droit à l'eau. + +--Par où? interrompit le prince. + +--Par la rue de l'Oratoire, répondit Passepoil. + +Gonzague et ses affidés échangèrent un regard. Si Passepoil eût parlé de +la rue Pierre-Lescot, la folle aventure d'Oriol et de Montaubert étant +désormais connue, il aurait perdu du coup toute créance. + +Mais Lagardère avait bien pu descendre par la rue de l'Oratoire. + +Frère Passepoil reprit ingénument: + +--Je vous parle comme à mon confesseur, illustre prince... Les traces +recommençaient rue de l'Oratoire, et je les ai pu suivre jusqu'à la rive +du fleuve... Là, plus rien... cependant, il y avait des mariniers qui +causaient... je me suis approché... l'un deux qui avait l'accent picard +disait: Ils étaient trois; le gentilhomme était blessé; après lui avoir +coupé sa bourse, ils l'ont jeté du haut de la berge du Louvre. Mes +maîtres, ai-je demandé, s'il vous plaît, l'avez-vous vu ce +gentilhomme?... à quoi ils n'ont voulu répondre, pensant d'abord que +j'étais une mouche de M. le lieutenant. Mais j'ai ajouté: Je suis de la +maison de ce gentilhomme, qui se nomme de Saint-Saurin, natif de Brie, +et bon chrétien. Dieu ait son âme! ont-ils fait alors: nous l'avons +vu...--Comment était-il costumé, mes vrais amis?--Il avait un masque +noir sur la figure, et sur le corps un pourpoint de satin blanc. + +Il y eut un murmure. On échangea des signes. Gonzague secoua la tête +d'un air approbatif. + +Maître Cocardasse junior conservait seul son sourire sceptique. + +Il se disait: + +--La caillou est un fin normand, sandiéou!... mais apapur! apapur! notre +tour va venir! + +--Voilà donc qui est bon! poursuivit Passepoil, encouragé par le succès +de son conte; si je ne m'exprime pas comme un homme de plume: mon métier +est de tenir l'épée... et puis la présence de monseigneur m'intimide: je +suis trop franc pour le cacher... mais enfin, la vérité est la vérité... +fais ton devoir et moque-toi du qu'en dira-t-on!... Je descends le long +du Louvre, je passe entre la rivière et les Tuileries jusqu'à la porte +de la Conférence... Je suis le cours la Reine, la route de Billy, le +halage de Passy; je passe devant le Point-du-Jour et devant Sèvres... +j'avais mon idée, vous allez voir... J'arrivai au pont de Saint-Cloud... + +--Les filets!... murmura Oriol. + +--Les filets! répéta Passepoil en clignant de l'oeil; monsieur a mis +le doigt dessus. + +--Pas mal! pas mal! se disait maître Cocardasse; nous finirons par faire +quelque chose de c'ta couquin de Passepoil! + +--Et qu'as-tu trouvé dans les filets? demanda Gonzague qui fronça le +sourcil d'un air de doute. + +Frère Passepoil déboutonna son justaucorps.--Cocardasse ouvrait de +grands yeux.--Il ne s'attendait pas à cela. + +Ce que Passepoil tira de son justaucorps, ce n'était pas dans les filets +de Saint-Cloud qu'il l'avait trouvé. Il n'avait jamais vu les filets de +Saint-Cloud. Alors, comme aujourd'hui, les filets de Saint-Cloud étaient +peut-être une erreur populaire. + +Ce que Passepoil tira de son pourpoint, il l'avait trouvé dans +l'appartement particulier de Lagardère, lors de sa première visite, le +matin de ce jour. Il avait pris cela sans aucun dessein arrêté, +uniquement par la bonne habitude qu'il avait de ne rien laisser traîner. + +Cocardasse ne s'en était seulement pas aperçu. + +Ce n'était rien moins que le pourpoint de satin blanc, porté par +Lagardère au bal du régent. + +Passepoil l'avait trempé dans un seau d'eau, au cabaret de Venise. + +Il le tendit au prince de Gonzague, qui recula avec un mouvement +d'horreur. + +Chacun éprouva quelque chose de ce sentiment, car on reconnaissait +parfaitement la dépouille de Lagardère. + +--Monseigneur, dit Passepoil avec modestie,--le cadavre était trop +lourd;--je n'ai rapporté que cela!... + +--Ah! Capédébiou! pensa Cocardasse, je n'ai qu'à bien me tenir! + +--Et tu as vu le cadavre? demanda M. de Peyrolles. + +--Je vous prie, répondit frère Passepoil en se redressant, quels +troupeaux avons-nous gardés ensemble?... Je ne vous tutoie point... +mettez de côté cette familiarité malséante... sauf le bon plaisir de +monseigneur. + +--Réponds à la question, dit Gonzague. + +--L'eau est trouble et profonde, répliqua Passepoil; à Dieu ne plaise +que j'affirme un fait quand je n'ai point une complète certitude. + +--Eh donc! s'écria Cocardasse, je t'attendais là!... Si mon cousin avait +menti, sandiéou! je ne l'aurais revu de ma vie. + +Il s'approcha du Normand et lui donna l'accolade chevaleresque en +ajoutant: + +--Mais tu n'as pas menti, ma Caillou!... Dieuva!... comment le cadavre +serait-il aux filets de Saint-Cloud, puisque je viens de le voir à deux +bonnes lieues de là, en terre ferme! + +Passepoil baissa les yeux.--Tous les regards se tournèrent vers +Cocardasse. + +--Mon bon, reprit ce dernier en s'adressant toujours à son compagnon, +monseigneur va me permettre de rendre un éclatant hommage à ta +sincérité... les hommes tels que toi sont rares... et je suis fier de +t'avoir pour frère d'armes... + +--Laissez! dit Gonzague en l'interrompant, je veux adresser une question +à cet homme. + +Il montrait Passepoil qui était debout devant lui, l'innocence et la +candeur peintes sur le visage. + +--Et ces deux hommes? demanda le prince;--les défenseurs de la jeune +femme en domino rose?... + +--J'avoue, monseigneur, repartit Passepoil, que j'ai donné tout mon +temps à l'autre affaire. + +--Apapur! fit Cocardasse junior en haussant légèrement les épaules, ne +demandez pas à un bon garçon plus qu'il ne peut vous donner!... mon +camarade Passepoil a fait ce qu'il a pu, eh donc, entends-tu, +Passepoil?... Je t'approuve hautement!... je suis content de toi, ma +caillou!... mais je ne prétends pas dire que tu sois à ma hauteur! + +--Vous avez fait mieux? demanda Gonzague d'un air de défiance. + +--_Oun'per poc_! monseigneur, comme disent ceux de Florence!... quand +Cocardasse se mêle de chercher, sandiéou! il trouve autre chose que des +guenilles au fond de l'eau!... + +--Voyons ce que tu as fait... + +--D'abord, primo, j'ai causé avec les deux couquins, comme j'ai +l'avantage de causer avec vous en ce moment... Secondo, deuxièmement, +j'ai vu le corps... + +--Tu en es sûr? ne put s'empêcher de dire Gonzague. + +--En vérité! parlez!--Parlez! ajoutèrent les autres. + +Cocardasse mit le poing sur la hanche. + +--Procédons par ordre, dit-il; j'ai l'amour de mon état... et ceux qui +croient que le premier venu peut réussir dans notre partie, sont des +écervelés... on peut être dans les bons comme le cousin Passepoil sans +atteindre à mon niveau... il faut des dispositions naturelles, en plus +de l'acquis et des connaissances spéciales! de l'instinct, morbioux!... +du coup d'oeil!... du flair et l'oreille fine... bon pied, bon bras, +coeur solide! apapur! nous avons tout cela, Dieu merci!... En quittant +mon cher camarade, au marché des Innocents, je me suis dit: Eh donc! +Cocardasse, mon trésor, réfléchis un peu, je te prie... où trouve-t-on +les traîneurs de brette?... A la taverne... Bien!... Je cherchais deux +traîneurs de brette; j'ai été de porte en porte... j'ai mis le nez +partout... Connaissez-vous la Tête Noire, là-bas, rue Saint-Thomas?... +C'est toujours plein de ferraille... Vers deux heures, mes deux couquins +sont sortis de la Tête Noire... Adieu, pays, j'ai dit... Eh! bonjour, +Cocardasse!... je les connais tous comme père et mère... Va bien!... je +les ai menés sur la berge, de l'autre côté de Saint-Germain-l'Auxerrois, +dans l'ancien fossé de l'abbaye... Nous avons causé oun'per poc en +tierce et en quarte... Diou bon! Ceux-là ne défendront plus personne, ni +la nuit ni le jour!... + +--Vous les avez mis hors de combat? dit Gonzague qui ne comprenait +point. + +Cocardasse se fendit deux fois, faisant mine de détacher deux bottes à +fond coup sur coup. + +Puis il reprit sa posture grave et fière. + +--Voilà! dit-il effrontément; ils n'étaient que deux... j'en ai, +capédébiou! avalé bien d'autres. + + + + +V + +--L'invitation.-- + + +Passepoil regardait son noble ami avec une admiration mêlée +d'attendrissement. + +A peine Cocardasse était-il au début de sa menterie que cet honnête +Passepoil s'avouait déjà vaincu dans la sincérité de son coeur. + +Douce et bonne nature, âme modeste, sans fiel! Presque aussi +recommandable par ses humbles vertus que Cocardasse junior lui-même avec +toutes ses brillantes qualités. + +Les courtisans de Gonzague échangèrent des regards étonnés. Il y eut un +silence, coupé de longs chuchotements. + +Cocardasse redressait superbement les crocs gigantesques de sa +moustache. + +--Monseigneur m'avait donné deux commissions, reprit-il, et d'une!... +j'arrive à l'autre... Je m'étais dit en quittant Passepoil: Cocardasse, +ma caillou, réponds avec franchise: où trouve-t-on les cadavres?... Le +long de l'eau... Va bien!... Avant de chercher mes deux bagassas, j'ai +fait un petit tour de promenade le long de la Seine... il faut être +matinal: le soleil était déjà sur le Châtelet; rien au bord de la +Seine... Eh donc! la rivière ne charriait que des bouchons!... Pécaïre! +nous avions manqué le coche!... Ce n'était pas tout à fait de ma faute, +mais c'est égal, capédébiou! Je me suis dit comme cela: Cocardasse, ma +fille, tu périrais de honte si tu revenais vers ton illustre maître +comme oun'pigeoun, sans avoir rempli ses petites instructions... Va +bien! quand on a le fil, les ressources ne manquent pas, non!... j'ai +passé le Pont-Neuf, tout en me promenant les mains derrière le dos... et +je dis: Tron de l'air! que la statue d'Henri IV y fait bien là où elle +est... j'ai monté le faubourg Saint-Jacques... Hé! Passepoil! + +--Cocardasse? + +--Te souviens-tu, mon bon, de ce petit couquin de Provençal? le rousseau +Massabiou de la Cannebière, qui tirait les manteaux au tournant +Notre-Dame? + +--Il a été pendu! + +--Non pas, vivadiou!... Joli garçon!... bon vivant!... Massabiou gagne +sa vie à vendre aux chirurgiens de la chair fraîche... + +--Passez! dit Gonzague. + +--Eh! donc! monseigneur!... il n'y a pas de sot métier... mais si +j'abuse des instants de monseigneur, sandiéou! me voilà muet comme un +brochet!... + +--Arrivez au fait! ordonna Gonzague. + +--Le fait, c'est que j'ai rencontré le petit Massabiou qui descendait le +faubourg vers la rue des Mathurins... Adieu, Massabiou, petit, que j'ai +dit.--Adieu, Cocardasse, qu'il a fait.--La santé, clampin?--Tout +doucement... Et toi?--Tout doucement... et d'où viens, petit?--De +l'hôpital là-bas porter de la marchandise... + +Cocardasse fit une pause. Gonzague s'était retourné vers lui. + +Chacun écoutait avidement. + +Passepoil avait l'envie de fléchir les genoux pour adorer un petit peu +son noble ami. + +--Vous entendez, reprit Cocardasse, sûr désormais de son effet; la +caillou revenait de l'hôpital... et il avait encore son grand sac sur +l'épaule... Va bien, mon bon, j'ai dit... et pendant que Massabiou +descendait, moi j'ai continué de monter jusqu'au Val-de-Grâce. + +--Et là?... interrompit Gonzague; qu'as-tu trouvé? + +--J'ai trouvé maître Jean Petit, le chirurgien du roi, qui disséquait, +pour l'instruction de ses élèves, le cadavre vendu par l'ami +Massabiou... + +--Et tu l'as vu? + +--De mes deux yeux, sandiéou! + +--Lagardère?... + +--Oui bien! apapur!... en propre original... ses cheveux blonds... sa +taille... + +--Sa figure... + +--Le scalpel était dedans...--Mais le coup de couteau! reprit-il en +montrant son épaule d'un geste terrible de cynisme, parce qu'il voyait +le doute assombrir les visages; le coup!... Pour nous autres, les +blessures sont aussi reconnaissables que les visages. + +--C'est vrai, cela, dit Gonzague. + +On n'attendait que cela. Un long murmure de joie s'éleva parmi les +courtisans. + +--Il est mort! bien mort! + +Gonzague lui-même poussa un long soupir de soulagement, et répéta: + +--Bien mort! + +Il jeta sa bourse à Cocardasse qui fut entouré, interrogé, félicité. + +--Voilà qui va donner du montant au champagne! s'écria Oriol; tiens, +brave, prends ceci! + +Et chacun voulut faire quelque largesse au héros Cocardasse. Celui-ci, +malgré sa fierté, prenait de toute main... + +Un valet descendit les degrés du perron. Le jour était déjà bas. Le +valet tenait un flambeau d'une main, de l'autre un plat d'argent sur +lequel il y avait une lettre. + +--Pour monseigneur! dit le valet. + +Les courtisans s'écartèrent. Gonzague prit la lettre et l'ouvrit. + +On vit son visage changer, puis se remettre aussitôt. + +Il jeta sur Cocardasse un regard perçant. Frère Passepoil eut la chair +de poule. + +--Viens ça! dit Gonzague au spadassin. + +Cocardasse s'avança aussitôt. + +--Sais-tu lire? demanda le prince qui avait aux lèvres un sourire amer. + +Et pendant que Cocardasse épelait: + +--Messieurs, reprit Gonzague, voici des nouvelles toutes fraîches! + +--Des nouvelles du mort! s'écria Navailles; abondance de biens ne nuit +pas. + +--Que dit le défunt? demanda Oriol transformé en esprit fort. + +--Écoutez, vous allez le savoir... Lis tout haut, toi, prévôt! + +On fit cercle. Cocardasse n'était pas un homme très-lettré, mais il +savait lire en y mettant le temps. Néanmoins, en cette circonstance, il +lui fallut l'aide de frère Passepoil qui n'était pas beaucoup plus +savant que lui. + +--Accousta, mon bon! dit-il, j'ai la vue trouble! + +Passepoil s'approcha et jeta les yeux sur la lettre à son tour. Il +rougit, mais en vérité, on eût dit que c'était de plaisir. + +On eût dit également que Cocardasse junior avait grande peine à +s'empêcher de rire. + +Ce fut l'affaire d'un instant. Leurs coudes se rencontrèrent. Ils +s'étaient compris. + +--Voilà une histoire! s'écria le candide Passepoil. + +--Apapur! il faut le voir pour le croire! répondit le Gascon qui prit un +air consterné. + +--Qu'est-ce donc? qu'est-ce donc? cria-t-on de toutes parts. + +--Lis, Passepoil, la voix me manque!... Eh! donc! j'appelle cela un +miracle. + +--Lis, Cocardasse, j'en ai la chair de poule! + +Gonzague frappa du pied. Cocardasse se redressa et dit au domestique: + +--Éclaire! + +Quand il eut le flambeau à portée, il lut d'une voix haute et distincte: + + «Monsieur le prince, pour régler d'une fois nos comptes divers, je + m'invite à votre souper de ce soir... Je serai chez vous à neuf + heures...» + +--La signature! s'écrièrent dix voix en même temps. + +Cocardasse acheva sa lecture: + + «Chevalier Henri de Lagardère.» + +Chacun répéta ce nom qui désormais était un épouvantail. + +Un grand silence se fit. + +Dans l'enveloppe qui avait contenu la lettre, un objet se trouvait. +Gonzague l'avait pris. Personne n'en avait pu reconnaître la nature. +C'était un gant. + +C'était le gant que Lagardère avait arraché à Gonzague chez M. le +régent. + +Gonzague le serra. Il reprit la lettre des mains de Cocardasse. + +Peyrolles voulut lui parler, il le repoussa. + +--Eh bien! fit-il en s'adressant aux deux braves, que dites-vous de +cela? + +--Je dis, répliqua doucement Passepoil, que l'homme est sujet à faire +erreur... j'ai rapporté fidèlement la vérité... d'ailleurs ce pourpoint +est un témoignage irrécusable. + +--Et cette lettre, la récusez vous?... + +--Apapur! s'écria Cocardasse, moi je dis que lou coquin de Massabiou +peut certifier si je l'ai rencontré dans la rue Saint-Jacques!... qu'on +le fasse venir!... Maître Jean Petit est-il chirurgien du roi, oui ou +non? J'ai vu le corps!... j'ai reconnu la blessure... + +--Mais cette lettre!... fit Gonzague dont les sourcils se froncèrent. + +--Il y a longtemps que ces drôles vous trompent! murmura Peyrolles à son +oreille. + +Les courtisans de Gonzague s'agitaient et chuchotaient. + +--Ceci passe les bornes! disait le gros petit traitant Oriol; cet homme +est un sorcier! + +--C'est le diable! s'écria Navailles. + +Cocardasse dit tout bas, contenant la fièvre qui lui faisait battre le +coeur: + +--C'est un homme, capédébiou! pas vrai, mon bon! + +Passepoil lui serra la main à la dérobée et murmura: + +--C'est Lagardère! + +--Messieurs, reprit Gonzague d'une voix légèrement altérée, il y a +là-dessous quelque chose d'incompréhensible... nous sommes trahis... par +ces hommes sans doute... + +--Ah! monseigneur! protestèrent à la fois Cocardasse et Passepoil. + +--Silence! le défi qu'on m'envoie, je l'accepte. + +--Bravo! fit Navailles faiblement. + +--Bravo! bravo! répétèrent les autres à contre-coeur. + +--Si monseigneur me permet un conseil, dit Peyrolles, au lieu du souper +projeté... + +--On soupera, de par le ciel! interrompit Gonzague qui releva la tête. + +--Alors, insista Peyrolles, portes closes, à tout le moins. + +--Portes ouvertes... portes grandes ouvertes!... + +--A la bonne heure! dit encore Navailles. + +Il y avait là de vigoureuses lames: Navailles lui-même, Nocé, Choisy, +Gironne, Montaubert et d'autres. Les financiers étaient l'exception. + +--Vous portez tous l'épée, messieurs, reprit Gonzague. + +--Nous aussi! murmura Cocardasse en clignant de l'oeil à l'adresse de +Passepoil. + +--Saurez-vous vous en servir à l'occasion? demanda le prince. + +--Si cet homme vient seul..., commença Navailles sans prendre souci de +cacher sa répugnance. + +--Monseigneur! monseigneur! dit Peyrolles; ceci, croyez-moi, est affaire +à Gautier-Gendry et à ses cousins! + +Gonzague regardait ses affidés, les sourcils froncés et la lèvre +tremblante. + +--Sur ma vie! s'écria-t-il au dedans de lui-même; ils y viendront!... Je +les veux esclaves!... ou la Sainte-Barbe sautera! + +--Fais comme moi, dit tout bas Cocardasse junior à Passepoil; c'est le +moment! + +Ils s'avancèrent tous deux, solennellement drapés dans leurs manteaux de +bravaches et vinrent se camper au devant de Gonzague. + +--Monseigneur, dit Cocardasse, trente ans d'une conduite honorable, je +dirai même chevaleresque, militent en faveur de deux braves que les +apparences décevantes semblent accuser... ce n'est pas en un seul jour +que l'on ternit ainsi le lustre de toute une existence!... Regardez-nous +et regardez M. de Peyrolles, notre accusateur... + +Il était superbe, ce Cocardasse junior en disant cela. Son accent +ultra-gascon prêtait je ne sais quelle saveur à ces paroles choisies. +Quant à frère Passepoil, il était toujours bien beau de modestie et de +candeur. + +Ce malheureux Peyrolles semblait fait tout exprès pour servir de point +de comparaison. Depuis vingt-quatre heures sa pâleur chronique tournait +au vert-de-gris. C'était le type parfait de ces audacieux poltrons qui +frappent en tremblant, qui assassinent avec la colique. + +Gonzague songeait. Cocardasse reprit: + +--Monseigneur, vous qui êtes grand, vous qui êtes puissant, vous pouvez +juger de haut. Ce n'est pas d'aujourd'hui que vous connaissez vos +dévoués serviteurs... souvenez-vous des fossés de Caylus où nous étions +ensemble... + +--La paix! s'écria Peyrolles épouvanté. + +Gonzague, sans s'émouvoir, dit en regardant ses amis: + +--Ces messieurs ont déjà tout deviné... s'ils ignorent quelque chose, +on le leur apprendra... Ces messieurs comptent sur nous comme nous +comptons sur eux. Il y a entre nous réciprocité d'indulgence... Nous +nous connaissons les uns les autres. + +M. de Gonzague appuya sur ces derniers mots. Y avait-il un seul de ces +roués qui n'eût quelque péché sur la conscience... Quelques-uns d'entre +eux avaient eu déjà besoin de Gonzague dans leurs démêlés avec les lois; +en outre, leur conduite de cette nuit les faisait complices. Oriol se +sentait défaillir... Navailles, Choisy et les autres gentilshommes +tenaient les yeux baissés. + +Si l'un d'eux eût protesté, tout était dit, les autres eussent suivi. +Mais nul ne protesta. + +Gonzague dut remercier le hasard qui avait éloigné le petit marquis de +Chaverny. + +Chaverny, malgré ses défauts, n'était point de ceux qu'on fait taire. +Gonzague pensait bien se débarrasser de lui cette nuit et pour +longtemps. + +--Je voulais seulement dire à monseigneur, reprit Cocardasse, que de +vieux serviteurs comme nous ne doivent point être condamnés +légèrement... Nous avons, Passepoil et moi, de nombreux ennemis, comme +tous les gens de mérite... Voici mon opinion que je soumets à +monseigneur avec ma franchise ordinaire; de deux choses l'une: ou le +chevalier de Lagardère est ressuscité, ce qui me paraît invraisemblable, +ou cette lettre est un faux, fabriqué par quelque coquin pour nuire à +deux honnêtes gens... J'ai dit. + +--Je craindrais d'ajouter un seul mot, dit frère Passepoil, tant mon +noble ami a rendu éloquemment ma pensée. + +--Vous ne serez pas punis, prononça Gonzague d'un air distrait; +éloignez-vous! + +Ils n'eurent garde de bouger. + +--Monseigneur ne nous a pas compris! fit Cocardasse avec dignité. + +Le Normand ajouta, la main sur son coeur: + +--Nous n'avons pas mérité d'être ainsi méconnus! + +--Vous serez payés!... fit Gonzague impatienté, que voulez-vous de +plus?... + +--Ce que nous voulons, monseigneur!... c'était Cocardasse qui parlait et +il avait dans la voix ce tremblement qui vient du coeur, ce que nous +voulons, c'est la preuve pleine et entière de notre innocence!... +Apapur! je vois que vous ne savez pas à qui vous avez affaire! + +--Non! dit Passepoil qui avait les larmes aux yeux tout naturellement et +par infirmité, non!... oh! non!... vous ne le savez pas! + +--Ce que nous voulons, c'est une justification éclatante... et pour y +arriver, voici ce que je vous propose: cette lettre dit que M. de +Lagardère ira vous trouver cette nuit jusque chez vous... nous +prétendons, nous, que M. de Lagardère est mort... Que l'événement soit +juge! nous nous rendons prisonniers... si nous avons menti et que +Lagardère vienne, nous consentons à mourir... n'est-il pas vrai, +Passepoil? + +--Avec joie! répondit le Normand, qui, pour le coup, fondit en larmes. + +--Si au contraire, reprit le Gascon, M. de Lagardère ne vient pas, +réparation d'honneur!... monseigneur ne refusera pas de permettre à deux +bons garçons de continuer à lui dévouer leurs existences... + +--Soit, dit Gonzague, vous nous suivrez au pavillon... l'événement +jugera. + +Les deux braves se précipitèrent sur ses mains et les baisèrent avec +effusion. + +--La justice de Dieu! prononcèrent-ils ensemble en se redressant comme +de vrais Romains. + +Mais ce n'était pas à eux que Gonzague faisait attention en ce moment. +Il contemplait avec dépit la piteuse mine de ses fidèles. + +--J'avais ordonné qu'on fît venir Chaverny, dit-il en se tournant vers +Peyrolles. + +Celui-ci sortit aussitôt. + +--Eh bien! messieurs, reprit le prince,--qu'avez-vous donc?... Dieu me +pardonne, vous voilà pâles et muets comme des fantômes!... + +--Le fait est, murmura Cocardasse, qu'ils ne sont pas d'une gaieté +folle... Eh donc! + +--Avez-vous peur? continua Gonzague. + +Les gentilshommes tressaillirent et Navailles dit: + +--Prenez garde, monseigneur! + +--Si vous n'avez pas peur, reprit le prince,--c'est donc que vous +répugnez à me suivre. + +Et comme on gardait le silence: + +--Prenez garde vous-mêmes, messieurs mes amis! s'écria-t-il; +souvenez-vous de ce que je vous disais hier dans la grand'salle de mon +hôtel... Obéissance passive!... je suis la tête, vous êtes le bras... Il +y a pacte entre nous... + +--Personne ne songe à rompre le pacte, dit Taranne, mais... + +--Point de mais!... je n'en veux pas!.. songez bien à ce que je vous ai +dit et à ce que je vais vous dire... hier, vous auriez pu vous séparer +de moi, aujourd'hui, non! vous avez mon secret... aujourd'hui, celui qui +n'est pas avec moi est contre moi... si quelqu'un de vous manquait à +l'appel, cette nuit... + +--Eh! fit Navailles, personne n'y manquera! + +--Tant mieux!... nous sommes tout prêts du but... Vous me croyez entamé; +depuis hier, j'ai grandi de moitié!... votre part a doublé... vous êtes +riches déjà sans le savoir autant que des ducs et pairs... Je veux que +ma fête soit complète; j'en ai besoin. + +--Elle le sera monseigneur, dit Montaubert qui était parmi les âmes +damnées. + +La promesse contenue dans les dernières paroles de Gonzague ranimait les +chancelants. + +--Je veux qu'elle soit joyeuse! ajouta-t-il. + +--Elle le sera, pardieu! elle le sera! + +--Moi, d'abord, dit le petit Oriol qui avait froid jusque dans la moelle +des os,--je me sens déjà tout guilleret... nous allons rire! + +--Nous allons rire! nous allons rire! répétèrent les autres prenant leur +parti en braves. + +Ce fut à ce moment que Peyrolles ramena Chaverny. + +--Pas un mot de ce qui vient de se passer, messieurs, dit Gonzague. + +--Chaverny! Chaverny! s'écria-t-on de toutes parts en affectant la plus +aimable gaieté,--arrive donc! on t'attend! + +A ce nom, le bossu qui était immobile comme une pierre au fond de sa +niche sembla s'éveiller. Sa tête s'encadra dans l'oeil-de-boeuf et +il regarda. + +Cocardasse et Passepoil l'aperçurent à la fois. + +--Attention! fit le Gascon. + +--On est à son affaire, répondit le Normand. + +--Voilà! voilà! fit Chaverny. + +--D'où viens-tu donc? demanda Navailles. + +--D'ici près... de l'autre côté de l'église... Ah! cousin! il vous faut +deux odalisques à la fois?... + +Gonzague pâlit. A l'oeil-de-boeuf, la figure du bossu s'éclaira, +puis disparut. + +Le bossu était derrière sa porte et contenait les battements de son +coeur à deux mains. + +Ce seul mot venait de le frapper comme un trait de lumière. + +--Fou! incorrigible fou! s'écria Gonzague presque gaiement. + +Sa pâleur avait fait place au sourire. + +--Mon Dieu! reprit Chaverny, l'indiscrétion n'est pas grande!... j'ai +tout simplement escaladé le mur pour faire un petit tour de promenade +dans le jardin d'Armide... Armide est double... il y a deux Armides... +manquant toutes les deux de Renaud! + +On s'étonnait de voir le prince si calme en face de cette insolente +escapade. + +--Et te plaisent-elles? demanda-t-il en riant. + +--Je les adore toutes deux!... Mais qu'y a-t-il, cousin? se reprit-il, +pourquoi m'avez-vous fait appeler? + +--Parce que tu es de noce, répliqua Gonzague. + +--Ah! bah! fit Chaverny, vraiment!... on se marie donc encore?... Et qui +se marie? + +--Une dot de cinquante mille écus. + +--Comptant?... + +--Comptant. + +--De beaux yeux, la cassette... avec qui? + +Son regard faisait le tour du cercle. + +--Devine! répliqua Gonzague qui riait toujours. + +--Voilà bien des mines de mariés, repartit Chaverny; je ne devine pas: +il y en a trop... Ah! si fait!... c'est peut-être moi? + +--Juste! fit Gonzague. + +Tout le monde éclata de rire. + +Le bossu ouvrit doucement la porte de sa niche et resta debout sur le +seuil. + +Sa figure avait changé d'expression: ce n'était plus cette tête pensive, +ce regard avide et profond: c'était Ésope II dit Jonas, le ricanement +vivant. + +--Et la dot? demanda Chaverny. + +--La voici, répondit Gonzague qui tira une liasse d'actions de son +pourpoint; elle est prête. + +Chaverny hésita un instant. Les autres le félicitaient en riant. + +Le bossu s'avança lentement et vint présenter son dos à Gonzague, après +lui avoir donné la plume trempée dans l'encre et la planchette. + +--Tu acceptes?... demanda Gonzague avant de signer les endos. + +--Ma foi oui, répondit le petit marquis; il faut bien se ranger. + +Gonzague signa. En signant, il dit au bossu: + +--Eh bien! l'ami, tiens-tu toujours à ta fantaisie? + +--Plus que jamais, monseigneur! + +Cocardasse et Passepoil regardaient cela bouche béante. + +--Pourquoi plus que jamais? demanda Gonzague. + +--Parce que je sais le nom du mari, monseigneur. + +--Et que t'importe ce nom? + +--Je ne saurais pas vous dire cela... Il est des choses qui ne +s'expliquent point... comment vous expliquer par exemple la conviction +où je suis que, sans moi, M. de Lagardère n'accomplira point sa promesse +fanfaronne?... + +--Tu as donc entendu? + +--Ma niche est là tout près... Monseigneur, je vous ai servi une fois. + +--Sers-moi deux fois et tu ne souhaiteras plus rien... + +--Cela dépend de vous, monseigneur! + +--Tiens, Chaverny, dit Gonzague en lui tendant les actions signées. + +Et, se tournant vers le bossu, il ajouta: + +--Tu seras de la noce, je t'invite! + +Tout le monde battit des mains, tandis que Cocardasse échangeait un +regard rapide avec Passepoil, en murmurant: + +--Le loup dans la bergerie! Capédébiou! ils ont raison: nous allons +rire! + +Tous les courtisans de Gonzague avaient entouré le bossu. Il partageait +les félicitations avec le marié. + +--Monseigneur, dit-il en s'inclinant pour remercier, je ferai de mon +mieux pour me rendre digne de cette haute faveur... Quant à ces +messieurs, nous avons déjà jouté de paroles... ils ont de l'esprit, mais +pas tant que moi... hé! hé! sans manquer au respect que je dois à +monseigneur, j'aurai le mot pour rire, je vous le promets... vous +verrez le bossu à table; il passe pour bon vivant... vous verrez! vous +verrez!... + + + + +VI + +--Le salon et le boudoir.-- + + +Il existait encore sous le règne de Louis-Philippe, dans la rue +Folie-Méricourt, à Paris, un échantillon parfait de cette petite et +précieuse architecture des premières années de la régence. Il y avait là +dedans un peu de fantaisie, un peu de grec, un peu de chinois. Les +ordonnances faisaient ce qu'elles pouvaient pour se rattacher à +quelqu'un des quatre styles helléniques, mais l'ensemble tenait du +kiosque et les lignes fuyaient tout autrement qu'au Parthénon. + +C'étaient des bonbonnières dans toute l'acception du mot. Au Fidèle +Berger on fabrique encore quantité de ces boîtes en carton à renflures +turques ou siamoises, hexagones pour la plupart, et dont la forme +heureuse fait le ravissement des acheteurs de bon goût. + +La petite maison de Gonzague avait la figure d'un kiosque, déguisé en +temple. La Vénus poudrée du XVIIIe siècle y eût choisi ses autels. + +Un petit péristyle blanc, flanqué de deux petites galeries blanches, +dont les colonnes corinthiennes supportaient un premier étage caché +derrière une terrasse. Le second étage, sortant tout à coup des +proportions carrées du bâtiment, s'élevait en belvédère à six pans +surmonté d'une toiture en chapeau chinois. + +C'était hardi, selon l'opinion des amateurs d'alors. + +Les possesseurs de certaines villas _délicieuses_, répandues autour de +Paris, pensent avoir inventé ce style macaron. Ils sont dans l'erreur: +le chapeau chinois et le belvédère datent de l'enfance de Louis XV. +Seulement, l'or jeté à profusion donnait aux excentricités d'alors un +aspect que nos villas économiques, quoique _délicieuses_, ne peuvent +point avoir. + +L'extérieur de ces cages à jolis oiseaux pouvait être blâmé par un goût +sévère; mais il était mignon, coquet, élégant. Quant à l'intérieur, +personne n'ignore les sommes extravagantes qu'un grand seigneur aimait à +enfouir dans sa petite maison. + +M. le prince de Gonzague, plus riche, lui tout seul, qu'une +demi-douzaine de très-grands seigneurs ensemble, n'avait pu manquer de +sacrifier à cette mode fastueuse. Sa Folie passait pour une merveille. + +C'était un grand salon hexagone, dont les six pans formaient les +fondations du belvédère. Quatre portes s'ouvraient sur quatre chambres +ou boudoirs qui eussent été de formes trapézoïdes sans les +serres-enclaves qui les régularisaient. Les deux autres portes, qui +étaient en même temps des fenêtres, donnaient sur des terrasses ouvertes +et chargées de fleurs. + +Nous avons peur de nous exprimer mal. Cette forme était un raffinement +exquis dont le Paris de la régence offrait tout au plus trois ou quatre +exemples. Pour être mieux compris, nous prierons le lecteur de se +figurer un premier étage qui serait un parterre, et de tailler dans ce +parterre, sans s'occuper des rognures, une pièce centrale à six pans, +escortés de quatre boudoirs carrés, placés comme les ailes d'un moulin à +vent: les deux pans principaux s'ouvraient sur des terrasses. Les +rognures, telles quelles ou modifiées par l'adjonction de cabinets, +formaient un parterre intérieur, communiquant avec les deux terrasses en +laissant pénétrer, dès qu'on le voulait, l'air avec le jour. + +Le duc d'Antin avait dessiné lui-même cette mignarde croix de +Saint-André pour la folie supplémentaire qu'il avait au hameau de +Miromesnil. + +Dans le salon de la Folie-Gonzague, le plafond et les frises étaient de +Vanloo l'aîné et de son fils Jean-Baptiste qui tenait alors le sceptre +de la peinture française. Deux jeunes gens, dont l'un n'avait encore que +quinze ans, Carle Vanloo, frère cadet de Jean-Baptiste, et Jacques +Boucher avaient eu les panneaux. Ce dernier, élève du vieux maître +Lemoine, fut célèbre du coup, tant il mit de charme et de voluptueux +abandon dans ses deux compositions: les _Filets de Vulcain_ et la +_Naissance de Vénus_. L'ornement des quatre boudoirs consistait en +copies de l'Albane et de Primatice, confiées au pinceau de Louis Vanloo, +le père. + +C'était princier dans toute la force du terme. Les deux terrasses en +marbre blanc avaient des sculptures antiques: on n'en voulait point +d'autre, et l'escalier, aussi de marbre, était cité comme le +chef-d'oeuvre d'Oppenort. + +Il était huit heures du soir, environ. Le souper promis avait lieu. Le +salon était plein de lumières et de fleurs. La table resplendissait sous +le lustre, et le désordre des mets prouvait que l'action était déjà +depuis longtemps engagée. + +Les convives étaient nos roués à la suite, parmi lesquels le petit +marquis de Chaverny se distinguait par une ivresse prématurée. On +n'était encore qu'au second service, et déjà il avait perdu à peu près +complétement la raison. + +Choisy, Navailles, Montaubert, Taranne et Albret avaient meilleure tête, +car ils se tenaient droit encore et gardaient conscience des folies +qu'ils pouvaient dire. + +Il y avait des dames, bien entendu, et bien entendu, ces dames +appartenaient en majeure partie à l'Opéra: noble institution qui, depuis +tantôt deux cents ans, n'a jamais failli à fournir en abondance tout ce +qui concerne son état. + +C'était d'abord mademoiselle Fleury, reine de la fête, pour qui M. de +Gonzague avait des bontés; c'étaient ensuite mademoiselle Nivelle, la +fille du Mississipi, la grosse et ronde Cidalise, bonne fille, nature +d'éponge, qui absorbait madrigaux et mots spirituels pour les rendre en +sottises, pour peu qu'on la pressât; mademoiselle Desbois, mademoiselle +Dorbigny et cinq ou six autres demoiselles, également ennemies de la +gêne et des préjugés. + +Elles étaient toutes belles, jeunes, gaies, folles et prêtes à rire, +même quand elles avaient envie de pleurer; telle est la qualité de +l'emploi: on ne prend pas un avocat pour qu'il ne plaide point. Une +danseuse triste est un pernicieux produit qu'il faut laisser pour +compte. + +Certaines gens pensent que le plus lugubre point de ces existences +navrantes et parfois navrées qui frétillent dans la gaze rose comme le +poisson dans la poêle, c'est de n'avoir point le droit de pleurer. + +Gonzague était absent. On venait de le mander au Palais-Royal. + +Outre le siége qui l'attendait, il y avait trois autres siéges vides. + +D'abord celui de dona Cruz qui s'était sauvée lors du départ de +Gonzague. + +Nous disions tout à l'heure que mademoiselle Fleury était la reine de la +fête: ceci doit être entendu en l'absence de dona Cruz. + +Dona Cruz avait ensorcelé tout le monde autour de la table, bien qu'elle +eût empêché l'entretien d'arriver à ce haut diapason qu'atteignait, +dit-on, dès le premier service, une orgie de la régence. + +On ne savait pas bien au juste si le prince de Gonzague avait forcé dona +Cruz à venir, ou si la charmante fille avait forcé le prince à lui faire +place. La chose certaine, c'est qu'elle avait été éblouissante, et que +tout le monde l'adorait, sauf le bon petit Oriol qui restait fidèlement +l'esclave de mademoiselle Nivelle. + +Le second siége vide n'avait point encore été occupé. + +Le troisième appartenait au bossu Ésope II, dit Jonas, que Chaverny +venait de vaincre en combat singulier, à coup de verres de champagne. + +Au moment où nous entrons, Chaverny, abusant de sa victoire, entassait +des manteaux et des douillettes, des mantes de femme, sur le corps de ce +malheureux bossu, enseveli dans une immense bergère. + +Le bossu, ivre-mort, ne se plaignait point. Il était complétement caché +sous ce monceau de dépouilles, et Dieu sait qu'il courait grand risque +d'étouffer. + +Au reste, c'était bien fait! Le bossu n'avait point tenu ce qu'il avait +promis. Il s'était montré taciturne, maussade, inquiet, préoccupé. A +quoi pouvait penser ce pupitre? + +Ces dames l'avaient lutiné vainement. Dona Cruz elle-même ayant voulu +lui parler de trop près, le bossu avait reculé son siége comme un +malotru qu'il était. + +A bas le bossu! C'était bien la dernière fois qu'il assistait à +semblable fête! + +Une question que l'on s'était adressée plusieurs fois avant d'être ivre, +c'était à savoir pourquoi dona Cruz elle-même y assistait. + +Gonzague avait l'habitude de ne rien faire au hasard. Jusqu'alors il +avait caché cette dona Cruz aussi soigneusement que s'il eût été son +tuteur espagnol. Et maintenant, il la faisait souper avec une douzaine +de vauriens... C'était pour le moins fort étrange. + +Chaverny avait demandé si c'était là sa femme; Gonzague avait secoué la +tête négativement. Chaverny avait voulu savoir où était sa fiancée; on +lui avait répondu: Patience. + +Quel avantage Gonzague pouvait-il avoir à traiter ainsi une jeune fille +qu'il voulait produire à la cour sous le nom de mademoiselle de Nevers? + +C'était son secret. Gonzague disait ce qu'il lui plaisait de dire, rien +de plus. + +On avait bu en conscience. Ces dames étaient fort animées, excepté la +Nivelle qui avait le vin mélancolique. Cidalise et Desbois chantaient +la gaudriole; la Fleury s'égosillait à demander les violons. + +Oriol, rond comme une boule, racontait des prouesses d'amour auxquelles +personne ne voulait croire. Les autres buvaient, riaient, chantaient; le +vin était exquis, la chère délicieuse: nul ne gardait souvenir des +menaces qui planaient sur ce festin de Balthazar. + +M. de Peyrolles seul conservait sa figure de carême-prenant. La gaieté +générale, qu'elle fût ou non de bon aloi, ne le gagnait pas. + +--Est-ce que personne n'aura la charité de faire taire monsieur Oriol? +demanda la Nivelle d'un ton triste et ennuyé. + +Sur dix femmes galantes, il y en a cinq pour le moins qui ont cette +manière de se divertir. + +--La paix! Oriol, fit-on. + +--Je ne parle pas si haut que Chaverny, répondit le gros petit traitant; +Nivelle est jalouse... Je ne lui dirai plus mes fredaines. + +--Innocent!... murmura la Nivelle qui se gargarisait avec un verre de +champagne. + +--Des bleues? demanda Cidalise à Fleury. + +--Deux bleues et une blanche. + +--Et tu le reverras?... + +--Jamais... Il n'en a plus. + +--Mesdames, dit la Desbois, je vous dénonce le petit Mailly qui veut +être aimé pour lui-même. + +--Quelle horreur! fit tout d'une voix la partie féminine de l'assemblée. + +En face de cette prétention blasphématoire, volontiers eussent-elles +répété comme M. le baron de Barbanchois: + +--Où allons-nous! où allons-nous! + +Chaverny était revenu s'asseoir. + +--Si ce coquin d'Ésope s'éveille, dit-il, je le noie!... + +Son regard alourdi fit le tour de la table. + +--Je ne vois plus la divinité de notre Olympe, s'écria-t-il; j'ai besoin +de sa présence pour vous expliquer ma position. + +--Pas d'explications, au nom du ciel! fit Cidalise. + +--J'en ai besoin, reprit Chaverny qui chancelait sur son fauteuil; c'est +une affaire de délicatesse... Cinquante mille écus! ne voilà-t-il pas le +Pérou!... Si je n'étais pas amoureux... + +--Amoureux de qui? interrompit Navailles; tu ne connais pas ta +fiancée!... + +--Voilà l'erreur!... Je vais vous expliquer ma position. + +--Non, non!... si, si!... gronda le choeur. + +--Une petite blonde ravissante, contait Oriol à Choisy, qui dormait; +elle me suivait comme un bichon. Impossible de me débarrasser +d'elle!... Vous sentez, j'avais peur que Nivelle ne nous rencontrât +ensemble... Au fond, il n'y a pas de tigresse pour être jalouse comme +cette Nivelle... Enfin, vers trois heures du matin... + +--Alors, cria Chaverny, si vous ne voulez pas me laisser, dites-moi où +est dona Cruz... Je veux dona Cruz. + +--Dona Cruz! dona Cruz! répéta-t-on de toutes parts; Chaverny a raison! +Il nous faut dona Cruz. + +--Vous pourriez bien dire mademoiselle de Nevers! prononça sèchement +Peyrolles. + +Un long éclat de rire couvrit sa voix, et chacun répéta: + +--Mademoiselle de Nevers! c'est juste! mademoiselle de Nevers. + +On se leva en tumulte. + +--Ma position..., commença Chaverny. + +Tout le monde se sauva de lui et courut à la porte par où dona Cruz +était sortie. + +--Oriol!... fit la Nivelle; ici, tout de suite! + +Le gros petit traitant ne se fit point prier; il eût voulu seulement que +cette familiarité n'échappât à personne. + +--Asseyez-vous près de moi, ordonna Nivelle en bâillant à se fendre la +mâchoire, et contez-moi l'histoire de Peau-d'Ane: j'ai sommeil. + +--Il était une fois..., commença le docile Oriol. + +--As-tu joué aujourd'hui? demanda Cidalise à Desbois. + +--Ne m'en parle pas!... Sans Lafleur, mon laquais, j'aurais été obligé +de vendre mes diamants! + +--Lafleur!... comment?... + +--Lafleur est millionnaire depuis hier et me protége depuis ce matin. + +--Je l'ai vu! s'écria la Fleury; il a, ma foi, fort bon air!... + +--Il a la maison du vicomte de Villedieu qui s'est pendu. + +--Il a acheté les équipages du marquis de Bellegarde qui est en fuite. + +--On parle de lui! + +--Je crois bien! Il a fait une chose adorable... une distraction à la +Brancas!... Aujourd'hui, comme il sortait de la Maison d'Or, son +carrosse l'attendait dans la rue... l'habitude l'a emporté... il est +monté derrière... + +--Dona Cruz! dona Cruz! criaient ces messieurs. + +Chaverny frappa à la porte du boudoir où l'on supposait que la charmante +Espagnole s'était retirée. + +--Si vous ne venez pas, menaça Chaverny, nous faisons le siége. + +--Oui, oui!... un siége! + +--Messieurs, messieurs!... disait Peyrolles. + +Chaverny le saisit au collet. + +--Si tu ne te tais pas, toi, hibou! s'écria-t-il,--nous nous servons de +toi comme d'un bélier pour enfoncer la porte! + +Dona Cruz n'était point dans le boudoir, dont elle avait fermé la porte +à clef en se retirant. Le boudoir communiquait avec le rez-de-chaussée +par un escalier dérobé.--Dona Cruz était descendue au rez-de-chaussée où +se trouvait sa chambre à coucher. + +Sur le sofa, la pauvre Aurore était là toute tremblante et les yeux +fatigués de larmes. + +Il y avait quinze heures qu'Aurore était dans cette maison. Sans dona +Cruz, elle fût morte de chagrin et de peur. + +Dona Cruz était déjà venue la voir deux fois depuis le commencement du +souper. + +--Quelles nouvelles? demanda Aurore d'une voix faible. + +--M. de Gonzague vient d'être mandé au palais, répondit dona Cruz. Tu +as tort d'avoir peur, va, pauvre petite soeur: là-haut ce n'est pas +bien terrible... et si je ne te savais pas ici, inquiète, triste, +accablée, je m'amuserais de tout mon coeur. + +--Que fait-on dans ce salon?... le bruit vient jusqu'ici... + +--Des folies... on rit à gorge déployée... le champagne coule... ces +gentilshommes sont gais, spirituels, charmants... un surtout que l'on +nomme Chaverny... + +Aurore passa le revers de sa main sur son front comme pour rappeler un +souvenir. + +--Chaverny! répéta-t-elle. + +--Tout jeune... tout brillant... ne craignant ni Dieu ni +diable!...--Mais il m'est défendu de m'occuper trop de lui, +s'interrompit-elle;--il est fiancé! + +--Ah! fit Aurore d'un ton distrait. + +--Devine avec qui, petite soeur. + +--Je ne sais... que m'importe cela? + +--Il t'importe assurément... c'est avec toi que le jeune marquis de +Chaverny est fiancé! + +Aurore releva lentement sa tête pâle et sourit tristement. + +--Je ne plaisante pas! insista dona Cruz. + +--De ses nouvelles, à lui, murmura Aurore--ma soeur! ma petite Flor! +ne m'apportes-tu point de ses nouvelles? + +--Je ne sais rien... absolument rien. + +La belle tête d'Aurore retomba sur sa poitrine, tandis qu'elle +poursuivait en pleurant: + +--Hier, ces hommes ont dit, lorsqu'ils nous attaquèrent: Il est mort... +Lagardère est mort! + +--Quant à cela, fit dona Cruz, moi je suis sûre qu'il n'est pas mort! + +--Qui te donne cette certitude? demanda vivement Aurore. + +--Deux choses: la première, c'est qu'ils ont encore peur de lui +là-haut... la seconde, c'est cette femme qu'ils ont voulu me donner pour +mère... + +--Son ennemie?... Celle que j'ai vue la nuit dernière au Palais-Royal? + +--Oui, son ennemie... d'après ta description, je l'ai bien reconnue... +La seconde raison, disais-je, c'est que cette femme le poursuit +toujours: son acharnement n'a point diminué... Quand j'ai été me +plaindre aujourd'hui à M. de Gonzague du singulier traitement qu'on +m'avait fait subir chez toi, je l'ai vue, cette femme, et je l'ai +entendue: elle disait à un seigneur en cheveux blancs qui sortait de +chez elle: Cela me regarde; c'est mon devoir et c'est mon droit; j'ai +les yeux ouverts; il ne m'échappera pas!... et quand la vingt-quatrième +heure sonnera, il sera arrêté, fallût-il pour cela ma propre main! + +--Oh! dit Aurore,--ce ne peut être que la même femme!... je la reconnais +à sa haine... et voilà plus d'une fois que l'idée me vient... + +--Quelle idée? demanda dona Cruz. + +--Rien... je ne sais... je suis folle! + +--Il me reste une chose à te dire, reprit dona Cruz avec +hésitation;--c'est presque un message que je t'apporte... M. de Gonzague +a été bon pour moi, mais je n'ai plus de confiance en M. de Gonzague.... +Toi, je t'aime de plus en plus, ma pauvre petite Aurore. + +Elle s'assit sur le sofa auprès de sa compagne et poursuivit: + +--M. de Gonzague m'a certainement dit cela pour que je te le répète... + +--Que t'a-t-il dit? interrogea Aurore. + +--Tout à l'heure, répondit dona Cruz, quand tu m'as interrompue pour me +parler de ton beau chevalier, Henri de Lagardère, j'en étais à +t'apprendre qu'on voulait te marier avec le jeune marquis de Chaverny. + +--Mais de quel droit me marier? + +--Je l'ignore... mais on ne semble pas se préoccuper beaucoup de la +question de savoir si l'on a droit ou non... Gonzague a lié conversation +avec moi... Dans le cours de l'entretien, il a glissé ces paroles: «Si +elle se montre obéissante, elle sauvera d'un mortel danger tout ce +qu'elle a de plus cher au monde.» + +--Lagardère!... s'écria Aurore. + +--Je crois, répondit l'ancienne gitanita, qu'il voulait parler de +Lagardère. + +Aurore cacha sa tête entre ses mains. + +--Il y a comme un brouillard sur ma pensée! murmura-t-elle;--Dieu +n'aura-t-il point pitié de moi? + +Dona Cruz l'attira contre son coeur. + +--N'est-ce pas Dieu qui m'a mise là près de toi! fit-elle doucement;--je +ne suis qu'une femme, mais je suis forte et n'ai pas peur de mourir... +s'ils t'attaquaient, Aurore, tu aurais quelqu'un pour te défendre. + +--Aurore lui rendit son étreinte.--On commençait à entendre les voix +tumultueuses de ceux qui appelaient dona Cruz. + +--Il faut que je m'en aille, dit celle-ci! + +Puis, sentant qu'Aurore tremblait tout à coup dans ses bras: + +--Pauvre chère enfant! reprit-elle,--comme la voilà pâle... + +--J'ai peur, ici, quand je suis toute seule, balbutia Aurore;--ces +valets, ces servantes... tout me fait peur... + +--Tu n'as rien à craindre, répondit dona Cruz;--ces valets, ces +servantes savent que je t'aime... ils croient que mon pouvoir est grand +sur l'esprit de Gonzague... + +Elle s'interrompit et parut réfléchir. + +--Il y a des instants où je le crois moi-même, poursuivit-elle;--l'idée +me vient parfois que Gonzague a besoin de moi... + +A l'étage supérieur le bruit redoublait. + +Dona Cruz se leva et reprit le verre de champagne qu'elle avait déposé +sur la table. + +--Conseille-moi... Guide-moi! dit Aurore. + +--Rien n'est perdu s'il a vraiment besoin de moi! s'écria dona Cruz. Il +faut gagner du temps... + +--Mais ce mariage... je préférerais mille fois la mort! + +--Il est toujours temps de mourir, chère petite soeur! + +Comme elle faisait un mouvement pour se retirer, Aurore la retint par sa +robe. + +--Vas-tu donc m'abandonner tout de suite? dit-elle. + +--Ne les entends-tu pas?... ils m'appellent!... Mais, fit-elle en se +ravisant tout à coup, t'ai-je parlé du bossu? + +--Non, répondit Aurore,--quel bossu? + +--Celui qui me fit sortir d'ici hier au soir par des chemins que je ne +connaissais pas moi-même... celui qui me conduisit jusqu'à la porte de +ta maison... il est ici! + +--Au souper? + +--Au souper... Comme je me suis souvenue de ce que tu m'as dit... de cet +étrange personnage qui seul est admis dans la retraite de ton beau +Lagardère... + +--Ce doit être le même! fit Aurore. + +--J'en jurerais!... je me suis rapprochée de lui pour lui dire que, le +cas échéant, il pouvait compter sur moi. + +--Eh bien?... + +--C'est le bossu le plus bizarre qui ait abusé jamais du droit de +caprice!... il a fait semblant de ne me point reconnaître: impossible de +tirer de lui une parole! il était tout entier à ces dames qui +s'amusaient de lui et le faisaient boire furieusement... si bien qu'il +est tombé sous la table. + +--Il y a donc des femmes en haut? demanda Aurore. + +--Je crois bien! répondit dona Cruz. + +--Quelles femmes? + +--De grandes dames, répliqua la gitanita de bonne foi;--va! ce sont bien +là les Parisiennes que j'avais rêvées dans notre Madrid!... Point de +voiles jaloux! point de dentelles prudes!... les dames de la cour, ici, +chantent, rient, boivent, jurent comme des mousquetaires... c'est +charmant!... + +--Es-tu bien sûre que ce soient des dames de la cour? + +Dona Cruz fut presque offensée. + +--Je voudrais bien les voir, dit encore Aurore. Sans être vue, +ajouta-t-elle en rougissant. + +--Et ne voudrais-tu point voir aussi ce joli petit marquis de Chaverny? +demanda dona Cruz avec un peu de moquerie. + +--Si fait, répondit Aurore simplement;--je voudrais bien le voir. + +La gitanita, sans lui donner le temps de la réflexion, la saisit par le +bras en riant et l'entraîna vers l'escalier dérobé. + +Les clameurs de l'orgie s'engouffraient dans l'étroit couloir. Aurore +faillit tomber dix fois avant d'arriver au boudoir du premier étage. + +Là, les deux jeunes filles n'étaient plus séparées de la fête que par +l'épaisseur d'une porte. + +On entendait vingt voix qui criaient, parmi le choc des verres et les +éclats de rire. + +--Faisons le siége du boudoir! à l'assaut! à l'assaut! + + + + +VII + +--Une place vide.-- + + +M. de Peyrolles, représentant peu accrédité du maître de céans, voyait +son autorité complétement méconnue. Chaverny et deux ou trois autres lui +avaient déjà demandé des nouvelles de son oreille. Il était désormais +impuissant à réprimer le tumulte. + +De l'autre côté de la porte, Aurore, plus morte que vive, regrettait +amèrement d'avoir quitté sa retraite. + +Dona Cruz riait, l'espiègle et l'intrépide,--il eût fallu, pour +l'effrayer, bien autre chose que cela! + +Elle souffla les bougies qui éclairaient le boudoir, non point pour +elle, mais pour que, du salon, personne ne pût voir sa compagne. + +--Regarde, dit-elle en montrant le trou de la serrure. + +Mais l'humeur curieuse d'Aurore était passée. + +--Allez-vous nous laisser longtemps pour cette demoiselle? demanda +Cidalise. + +--Voilà qui en vaut la peine! ajouta la Desbois. + +--Elles sont jalouses, les marquises! pensa tout haut dona Cruz. + +Aurore avait l'oeil à la serrure. + +--Cela, des marquises! fit-elle avec doute. + +Dona Cruz haussa les épaules d'un air capable et dit: + +--Tu ne connais pas la cour! + +--Dona Cruz! dona Cruz! nous voulons dona Cruz! criait-on dans le salon. + +La gitanita eut un naïf et orgueilleux sourire. + +--Ils me veulent!... murmura-t-elle. + +On secoua la porte. Aurore se recula vivement. Dona Cruz mit l'oeil à +la serrure à son tour. + +--Oh! oh! oh! s'écria-t-elle en éclatant de rire, quelle bonne figure a +ce pauvre Peyrolles. + +--La porte résiste, dit Navailles. + +--J'ai entendu parler, ajouta Nocé. + +--Un levier!... une pince!... + +--Pourquoi pas du canon?... demanda la Nivelle en s'éveillant à demi. + +Oriol se pâma. + +--J'ai mieux que cela! s'écria Chaverny, une sérénade!... + +--Avec les verres, les couteaux, les bouteilles et les assiettes, +enchérit Oriol en regardant sa Nivelle. + +Celle-ci sommeillait de nouveau. + +--Il est charmant, le petit marquis! murmura dona Cruz. + +--Lequel est-ce? demanda Aurore en se rapprochant de la porte. + +--Mais je ne vois plus le bossu, dit la gitanita au lieu de répondre... + +--Y êtes-vous? criait en ce moment Chaverny. + +Aurore, qui avait maintenant l'oeil à la serrure, faisait tous ses +efforts pour reconnaître son galant de la calle Major à Madrid. La +confusion était si grande dans le salon qu'elle n'y pouvait point +parvenir. + +--Lequel est-ce? répéta-t-elle. + +--Le plus ivre de tous, répliqua cette fois dona Cruz. + +--Nous y sommes! nous y sommes! gronda le choeur des exécutants. + +Ils s'étaient levés presque tous, les dames aussi, chacun tenait à la +main son instrument d'accompagnement. Cidalise avait un réchaud, sur +lequel la Desbois frappait. C'était, avant même qu'eût commencé le +chant, un charivari épouvantable. + +Peyrolles ayant essayé une observation timide, fut saisi par Navailles +et Gironne, et provisoirement accroché à un portemanteau. + +--Qui est-ce qui chante? + +--Chaverny! Chaverny! c'est Chaverny qui chante! + +Et le petit marquis, poussé de main en main, fut jeté contre la porte. + +Aurore le reconnut en ce moment et se rejeta violemment en arrière. + +--Bah! fit dona Cruz; parce qu'il est un peu gris?... C'est la mode de +la cour... il est charmant! + +Chaverny réclama le silence d'un geste aviné. On se tut. + +--Mesdames et messieurs, dit-il, je tiens avant tout à vous expliquer ma +position. + +Il y eut une tempête de huées. + +--Pas de discours!... Chante ou tais-toi! + +--Ma position est simple, bien qu'au premier abord elle puisse +sembler... + +--A bas Chaverny!... un gage!... accrochons Chaverny auprès de +Peyrolles. + +--Pourquoi veux-je vous expliquer ma position? reprenait le petit +marquis avec l'imperturbable ténacité de l'ivresse. C'est que la +morale... + +--A bas la morale!... + +--C'est que les circonstances... + +--A bas les circonstances!... + +Cidalise, la Desbois et la Fleury étaient comme trois louves autour de +lui. Nivelle dormait. + +--Si tu chantes, reprit Nocé, on te laissera expliquer ta position. + +--Le jurez-vous? demanda Chaverny sérieusement. + +Chacun prit la pose d'un Horace à la scène du serment. + +--Nous le jurons! nous le jurons!... + +--Alors, dit Chaverny, laissez-moi expliquer ma position auparavant. + +Dona Cruz se tenait les côtes. + +Mais les gens du salon se fâchaient. On parlait de pendre Chaverny par +les pieds, en dehors de la fenêtre. + +Le XVIIIe siècle aussi avait de bien agréables plaisanteries. + +--Ce ne sera pas long, continuait le petit marquis; au fond ma position +est bien claire. Je ne connais pas ma femme, ainsi je ne peux pas la +détester... j'aime les femmes en général... c'est donc un mariage +d'inclination. + +Vingt voix éclatant comme un tonnerre, se mirent à hurler: + +--Chante! chante! chante! + +Chaverny prit une assiette et un couteau des mains de Taranne. + +--Ce sont de petits vers, dit-il, composés par un jeune homme... + +--Chante! chante! chante! + +--Ce sont de simples couplets... attention au refrain! + +Il chanta en s'accompagnant sobrement sur son assiette: + + Qu'une femme + Ait deux maris, + On la blâme + Et moi j'en ris. + + Mais un mâle bigame + A mon sens est infâme, + Car aujourd'hui la femme + Est hors de prix + A Paris! + +--Pas trop mal! pas trop mal! fit la censure. + +--Oriol connaît le cours du jour! + +--Au refrain! au refrain! + + Mais un mâle bigame + A mon sens est infâme + Car aujourd'hui la femme + Est hors de prix + A Paris! + +--Qui est ce qui me donne à boire? dit Nivelle en sursaut. + +--Comment trouvez-vous cela, charmante? demanda Oriol. + +--C'est bête comme tout!... bravo! bravo! + +--Mais n'aie donc pas peur! disait à la pauvre Aurore dona Cruz qui la +tenait embrassée. + +--Le second couplet!... Courage, Chaverny! + +Il continua: + + A la banque + Du bon régent + Rien ne manque + Sinon l'argent... + +A cet irrévérencieux début, Peyrolles fit un haut-le-corps si désespéré +qu'il se décrocha lui-même et tomba à plat ventre. + +--Messieurs! messieurs! au nom de M. le prince de Gonzague!... fit-il en +se relevant. + +Mais on ne l'entendait pas. + +--C'est faux! criaient les uns. + +--Calomnie! calomnie! + +--M. Law a tous les trésors du Pérou dans sa cave! + +--Pas de politique! + +--Si fait!... Non pas! + +--Vive Chaverny!... A bas Chaverny! + +--Bâillonnez-le!... Laissez-le continuer!... + +Et ces dames qui cassaient fanatiquement les assiettes et les verres! + +--Chaverny, viens m'embrasser! cria Nivelle. + +--Par exemple! protesta le gros petit traitant. + +--Il fait la hausse pour nous! grommela Nivelle en refermant les yeux; +il est gentil, ce petit marquis!... il a dit que la femme est hors de +prix à Paris... ce n'est pas encore assez cher... Les hommes sont des +pot-au-feu! Tant que je vois un homme garder une pistole au fond de son +sac, moi, ça m'énerve! + +Dans le boudoir, Aurore, le visage caché derrière ses deux mains, +disait d'une voix altérée: + +--J'ai froid... j'ai froid jusqu'au fond de l'âme... l'idée qu'on veut +me livrer à un pareil homme!... + +--Va! dit dona Cruz! Il ne te mangerait pas!... je me chargerais bien, +moi, de le rendre doux comme un agneau... Tu ne le trouves donc pas bien +gentil? + +--Viens! emmène-moi!... Je veux passer le reste de la nuit en prières... + +Elle chancelait. Dona Cruz la soutint dans ses bras. + +La gitanita était bien le meilleur petit coeur qui fût au monde, mais +elle ne partageait point du tout les répulsions de sa compagne. + +C'était bien là le Paris qu'elle avait rêvé. + +--Viens donc, dit-elle, pendant que Chaverny, profitant d'une courte +échappée de silence, demandait avec larmes qu'on lui permît d'expliquer +sa position. + +En descendant l'escalier, dona Cruz dit: + +--Petite soeur, gagnons du temps... fais semblant d'obéir, +crois-moi... plutôt que de te laisser dans l'embarras je l'épouserais, +moi, le Chaverny. + +--Tu ferais cela pour moi!... s'écria Aurore dans un élan de naïve +gratitude. + +--Mon Dieu oui... Allons... prie, puisque cela te console... dès que je +pourrai m'échapper, je viendrai te revoir. + +Elle remonta l'escalier, le pied leste, le coeur léger, en brandissant +déjà son verre de champagne. + +--Certes..., murmurait-elle, pour l'obliger... Avec ce Chaverny on +passerait sa vie à rire... quoi de mieux! + +En arrivant à la porte du boudoir, elle s'arrêta pour écouter. + +Chaverny disait d'un accent indigné: + +--M'avez-vous promis, oui ou non, que je pourrais expliquer ma +position?... + +--Jamais!... Chaverny abuse de sa position!... à la porte!... + +--Décidément, messieurs, fit Navailles en ce moment, il faut donner +l'assaut!... la petite se moque de nous. + +Dona Cruz saisit ce moment pour ouvrir la porte. + +Elle parut sur le seuil, souriante et gaie, levant son verre au-dessus +de sa tête. + +Il y eut un long et bruyant applaudissement. + +--Allons donc! messieurs! dit-elle en tendant son verre vide; un peu +d'entrain!... est-ce que vous croyez que vous faites du bruit?... + +--Nous tâchons, fit Oriol. + +--Vous êtes de pauvres tapageurs, reprit dona Cruz qui vida son verre +d'un trait; on ne vous entend pas seulement derrière cette porte! + +--Est-ce vrai? s'écrièrent nos roués humiliés. + +Ils se croyaient de taille à empêcher Paris de dormir. + +Chaverny contemplait dona Cruz avec admiration. + +--Délicieuse! murmurait-il, adorable! + +Oriol voulut répéter ces mots qui lui semblaient jolis, mais Nivelle se +réveilla pour le pincer jusqu'au sang. + +--Voulez-vous bien vous taire! dit-elle. + +--Oui, ma charmante! répondit le docile Oriol. + +Il essaya de s'esquiver, mais la fille du Mississipi le retint par la +manche. + +--A l'amende! fit-elle; une bleue! + +Oriol tira son portefeuille et donna une action toute neuve, tandis que +Nivelle chantonnait: + + Car aujourd'hui, la femme + Est hors de prix, + A Paris! + +Dona Cruz cependant cherchait des yeux le bossu. Son instinct lui disait +que, malgré ses rebuffades, cet homme était un secret allié. + +Mais elle n'avait là personne à qui adresser une question. + +Elle dit seulement, pour savoir si le bossu avait accompagné Gonzague: + +--Où donc est monseigneur? + +--Son carrosse est de retour, répondit Peyrolles qui rentrait; +monseigneur donne des ordres. + +--Pour les violons, sans doute, ajouta Cidalise. + +--Allons nous vraiment danser? s'écria la gitanita déjà rouge de +plaisir. + +La Desbois et la Fleury lui jetèrent un dédaigneux regard. + +--J'ai vu un temps, dit sentencieusement Nivelle, où nous trouvions +toujours quelque chose sous nos assiettes quand nous venions ici. + +Elle releva son assiette et reprit: + +--Néant! pas le moindre grain de mil!... Ah! mes belles, la régence +baisse!... + +--La régence vieillit!... appuya Cidalise. + +--La régence se fane!... Quand nous aurions eu chacune deux ou trois +bleues au dessert, Gonzague aurait-il été plus pauvre? + +--Qu'est-ce que c'est que des bleues? demanda dona Cruz. + +Que dire pour peindre la stupéfaction générale? Figurez-vous, de nos +jours, un souper à la Maison dorée, un souper composé de rats et de +Tortoniens, et figurez-vous une de ces dames ignorant ce que c'est que +le crédit mobilier! + +C'est impossible. Eh bien, la candeur de dona Cruz était tout aussi +invraisemblable. + +Chaverny fouilla précipitamment dans sa poche où était la dot. Il prit +une douzaine d'actions qu'il mit dans la main de la gitanita. + +--Merci, fit-elle, M. de Gonzague vous les rendra. + +Puis, éparpillant les actions devant Nivelle et les autres, elle ajouta +avec une grâce charmante: + +--Mesdames, voilà votre dessert! + +Ces dames prirent les actions et déclarèrent que cette petite était +détestable. + +--Voyons! voyons! poursuivit dona Cruz, il ne faut pas que monseigneur +nous trouve endormis!... à la santé de M. le marquis de Chaverny!... +votre verre, marquis! + +Celui-ci tendit son verre et poussa un profond soupir. + +--Si vous saviez!... murmura-t-il; si je pouvais vous dire... + +Il but, et pendant cela, Navailles s'écria: + +--Prenez garde! il va vous expliquer sa position. + +--Pas à vous! répliqua Chaverny; je ne veux pour auditeur que la +charmante dona Cruz!... vous n'êtes pas dignes de comprendre... + +--C'est pourtant bien simple, interrompit Nivelle, votre position est +celle d'un homme gris! + +Tout le monde éclata de rire. On crut que le gros petit Oriol allait +étouffer. + +--Morbleu! fit le marquis en brisant son verre sur la table, y a-t-il +ici quelqu'un d'assez hardi pour se moquer de moi!... Dona Cruz! je ne +plaisante pas!... vous êtes ici comme une étoile du ciel, égarée parmi +des lampions!... + +Bruyante protestation de ces dames! + +--C'est trop fort!... trop fort, dit Oriol. + +--Tais-toi, fit Chaverny; la comparaison ne peut blesser que les +lampions... d'ailleurs, je ne vous parle pas à vous autres... je somme +M. de Peyrolles d'arrêter vos indécentes vociférations... et j'ajoute +qu'il ne m'a jamais plu qu'un instant dans sa vie... c'est quand il +était accroché au portemanteau... il était bien!.. + +Il eut un attendrissement involontaire et ajouta les larmes aux yeux: + +--Ah!.. il était très-bien!... Mais pour en revenir à ma position, +s'interrompit-il en prenant les deux mains de dona Cruz. + +--Je la sais sur le bout des doigts. M. le marquis, fit la gitanita; +vous épousez cette nuit une femme charmante... + +--Charmante?... interrogea le choeur. + +--Charmante! répéta dona Cruz; jeune, spirituelle, bonne, et n'ayant pas +la moindre idée des bleues... + +--Une épigramme! fit Nivelle, cela se forme! + +--Vous montez en chaise de poste, continua dona Cruz en s'adressant +toujours à Chaverny, vous enlevez votre femme... + +--Ah!... interrompit le petit marquis; si c'était vous, adorable +enfant!... + +Dona Cruz lui emplit son verre jusqu'aux bords. + +--Messieurs, dit Chaverny avant de boire, dona Cruz vient d'éclairer ma +position... je ne l'aurais pas mieux fait moi-même... cette position est +romanesque... + +--Buvez donc? fit la gitanita en riant. + +--Permettez... depuis longtemps déjà je nourris une pensée!... + +--Voyons! voyons la pensée de Chaverny! + +Il se leva et prit une pose d'orateur. + +--Messieurs, dit-il; voici plusieurs siéges vides... Celui-ci +appartient à mon cousin de Gonzague... celui-ci au bossu... ils ont été +occupés tous deux... mais celui-là... + +Il montrait un fauteuil placé juste en face de celui de Gonzague, et +dans lequel en effet, depuis le commencement du souper personne ne +s'était assis. + +--Voici la pensée que j'ai, poursuivit Chaverny; je veux que ce siége +soit occupé!... je veux qu'on y mette la mariée! + +--C'est juste! c'est juste! cria-t-on de toutes part; l'idée de Chaverny +est raisonnable!... La mariée! la mariée!... + +Dona Cruz voulut saisir le bras du petit marquis, mais rien n'était +capable de le distraire. + +--Que diable! grommela-t-il en se tenant à la table et la figure inondée +de ses cheveux, je ne suis pas ivre, peut-être! + +--Buvez et taisez-vous! lui glissa dona Cruz à l'oreille. + +--Je veux bien boire, astre divin... oui... Dieu m'est témoin que je +veux bien boire... mais je ne veux pas me taire!... mon idée est +juste... elle découle ma position... je demande la mariée... car... +écoutez donc vous autres! + +--Écoutez! Écoutez!... Il est beau comme le dieu de l'Éloquence! + +Ce fut Nivelle qui s'éveilla tout à fait pour dire cela. + +Chaverny frappa du poing la table et continua en criant plus fort: + +--Je dis qu'il est absurde... absurde!... + +--Bravo, Chaverny!... superbe, Chaverny! + +--Absurde!... de laisser une place vide... + +--Magnifique!... magnifique!... Bravo, Chaverny. + +L'assistance entière applaudissait. Le petit marquis faisait des efforts +extravagants pour suivre sa pensée. + +--De laisser une place vide, acheva-t-il en se cramponnant à la nappe, +si l'on n'attend pas quelqu'un! + +Au moment où une salve de bravos allait accueillir cette laborieuse +conclusion, Gonzague parut à la porte de la galerie et dit: + +--Aussi attend-on quelqu'un! + + + + +VIII + +--Une pêche et un bouquet.-- + + +La figure de M. le prince de Gonzague parut à chacun sévère et même +soucieuse. On posa ses verres sur la table et le sourire s'évanouit. + +--Cousin, dit Chaverny, retombé au fond de son fauteuil; je vous +attendais pour vous parler un peu de ma position... + +Gonzague vint jusqu'à la table et lui prit le verre qu'il était en train +de porter à ses lèvres. + +--Ne bois plus! dit-il d'un ton sec. + +--Par exemple! protesta Chaverny. + +Gonzague jeta le verre par la fenêtre et répéta: + +--Ne bois plus. + +Chaverny le regardait avec de gros yeux étonnés. + +Les convives se rassirent. La pâleur avait déjà remplacé sur plus d'un +visage les vives couleurs et l'ivresse naissante. + +Il y avait une pensée qu'on avait tenue à l'écart depuis le commencement +de cette fête, mais qui planait dans l'air. + +L'aspect soucieux de M. de Gonzague la ramenait. + +Peyrolles essaya de se glisser vers son maître, mais dona Cruz le +prévint. + +--Un mot, s'il vous plaît, monseigneur, dit-elle. + +Gonzague lui baisa la main et la suivit à l'écart. + +--Que veut dire cela? murmura Nivelle. + +--Je crois, ajouta Cidalise, que nous n'aurons point les violons. + +--Ce ne peut être une banqueroute, insinua la Desbois; Gonzague est trop +riche! + +--On voit des choses si étranges!... répliqua Nivelle. + +Ces messieurs ne se mêlaient point à l'entretien. La plupart avaient +les yeux sur la nappe et semblaient réfléchir. + +Chaverny seul chantait je ne sais quel pont-neuf égrillard et ne prenait +point garde à cette sombre inquiétude qui venait d'envahir tout à coup +le salon. + +Oriol grommela à l'oreille de Peyrolles: + +--Est-ce que nous aurions de mauvaises nouvelles? + +Le factotum lui tourna le dos. + +--Oriol!... appela Nivelle. + +Le gros petit traitant se rendit à l'ordre aussitôt, et la fille du +Mississipi lui dit: + +--Quand le prince en aura fini avec cette petite, vous irez lui dire que +nous demandons les violons... + +--Mais..., voulut objecter Oriol. + +--La paix! vous irez! Je le veux! + +Le prince n'en avait pas fini, et à mesure que le silence durait, +l'impression de gêne et de tristesse devenait plus évidente. + +Ce n'était pas une franche gaieté que celle qui avait régné dans cet +essai d'orgie. Si le lecteur a pu croire que nos gens se divertissaient +de bon coeur, c'est que nous n'avons point réussi dans notre peinture. + +Ils avaient fait ce qu'ils avaient pu. Le vin avait monté le diapason +des voix et rougi les visages, mais l'inquiétude n'avait pas cessé +d'exister un seul instant derrière les éclats de cette joie mensongère. + +Et pour la faire tomber à plat, toute cette allégresse factice, il avait +suffi du sourcil froncé de Gonzague. + +Ce que le gros Oriol avait dit, tout le monde le pensait. + +--Il y avait de mauvaises nouvelles! + +Gonzague baisa pour la seconde fois la main de dona Cruz. + +--Avez-vous confiance en moi? lui dit-il d'un ton paternel. + +--Certes, monseigneur, répondit la gitanita dont le regard était +suppliant, mais c'est ma seule amie... ma soeur!... + +--Je ne sais rien vous refuser, chère enfant... Dans une heure, quoi +qu'il arrive, elle aura sa liberté. + +--Est-ce vrai, cela, monseigneur? s'écria dona Cruz toute joyeuse; +laissez-moi lui annoncer ce grand bonheur!... + +--Non... pas maintenant... restez!... Lui avez-vous dit mon désir?... + +--Ce mariage?... oui, sans doute... mais elle a de vives répugnances... + +--Monseigneur..., balbutia Oriol qu'un signe impérieux de la Nivelle +avait mis en mouvement; pardon si je vous dérange... mais ces dames +réclament les violons. + +--Laissez! dit Gonzague qui l'écarta de la main. + +--Il y a quelque chose! murmura Nivelle. + +Gonzague reprit en serrant les deux mains de dona Cruz: + +--Je ne vous dis qu'une chose, j'aurais voulu sauver celui qu'elle +aime... + +--Mais, monseigneur!... s'écria dona Cruz; si vous vouliez m'expliquer +en quoi ce mariage est utile à M. de Lagardère, je rapporterais vos +paroles à ma pauvre Aurore... + +--C'est un fait, interrompit Gonzague; je ne puis rien ajouter à mon +affirmation... Pensez-vous que je sois le maître des événements?... En +tout cas je vous promets qu'il n'y aura point de contrainte. + +Il voulut s'éloigner; dona Cruz le retint. + +--Je vous en prie, dit-elle, donnez-moi la permission de retourner près +d'elle... vos réticences me font peur! + +En ce moment, répondit Gonzague, j'ai besoin de vous. + +--De moi!... répéta la gitanita étonnée. + +--Il va se dire ici des paroles que ces dames ne doivent point entendre. + +--Et moi?... les entendrai-je? + +--Non... ces paroles n'ont point trait à votre amie... Vous êtes ici +chez vous; faites votre devoir de maîtresse de maison... emmenez ces +dames dans le salon de Mars... + +--Je suis prête à vous obéir, monseigneur. + +Gonzague la remercia et regagna la table. Chacun cherchait à lire sur +son visage. + +Il fit signe à Nivelle qui s'approcha de lui. + +--Vous voyez bien cette enfant, dit-il en montrant dona Cruz qui restait +toute pensive à l'autre bout du salon, tâchez de la distraire et faites +qu'elle ne prenne point attention à ce qui va se passer ici. + +--Vous nous chassez, monseigneur? + +--Tout à l'heure on vous rappellera... il y a dans le petit salon une +corbeille de mariage. + +--J'ai compris, monseigneur... Nous donnez-vous Oriol? + +--Non; pas même Oriol... allez!... + +--Mes belles petites, dit la Nivelle, voici dona Cruz qui veut nous +emmener voir la toilette de la mariée. + +Ces dames se levèrent toutes à la fois et entrèrent précédées par la +gitanita dans le petit salon de Mars qui faisait face au boudoir où +nous avons vu naguère les deux amies. + +Il y avait en effet, dans le petit salon, une corbeille de mariage. Ces +dames l'entourèrent. + +Gonzague donna un coup d'oeil à Peyrolles qui alla fermer les portes +derrière elles. + +A peine la porte fut-elle fermée que dona Cruz s'en rapprocha, mais la +Nivelle courut à elle et la ramena par la main. + +--C'est à vous de nous montrer tout cela, bel ange, dit-elle; nous ne +vous tenons pas quitte! + +Dans le salon il n'y avait plus que des hommes. + +Gonzague vint prendre place au milieu d'un silence profond. Ce silence +même éveilla le petit marquis de Chaverny. + +--Eh bien! Eh bien! fit-il, où sont ces dames? + +Et comme personne ne répondait: + +--Je me souviens bien, murmura-t-il en se parlant à lui-même, que j'ai +vu deux ravissantes créatures dans le jardin... mais dois-je vraiment +épouser l'une d'elles? ou n'est-ce qu'un rêve?... ma foi, je n'en sais +rien!... Cousin! s'interrompit-il brusquement, il fait lugubre ici!... +je vais avec les dames... + +--Reste! ordonna Gonzague. + +Puis promenant son regard sur l'assemblée: + +--Avons-nous notre sang-froid, messieurs? demanda-t-il. + +--Tout notre sang-froid, lui fut-il répondu. + +--Pardieu! s'écria Chaverny, c'est toi, cousin, qui as voulu nous faire +boire! + +Il avait raison. Le mot sang-froid avait ici pour Gonzague une +signification purement relative: il lui fallait des têtes échauffées et +des bras sains. + +Excepté Chaverny, tout le monde était à point. + +Gonzague avait déjà regardé le petit marquis en secouant la tête d'un +air mécontent. Il consulta la pendule et reprit: + +--Nous avons juste une demi-heure pour causer... Trêve de folies... je +parle pour vous, marquis! + +Celui-ci, au moment où Gonzague lui avait ordonné de rester, s'était +rassis, non sur son siége, mais sur la nappe. + +--Ne vous inquiétez pas de moi, cousin, dit-il en prenant la gravité des +ivrognes; souhaitez seulement que personne ne soit plus gris que moi!... +je suis préoccupé de ma position: c'est tout simple... + +--Messieurs, interrompit Gonzague, nous nous passerons de lui, s'il le +faut. Voici le fait: En ce moment, une jeune fille nous gêne... nous +gêne, entendez-vous?... nous gêne tous... car nos intérêts sont +désormais unis bien plus étroitement que vous ne pensez... On peut dire +que votre fortune est la mienne... et j'ai pris mes mesures pour que le +lien qui nous unit fût une véritable chaîne. + +--Nous ne saurions tenir de trop près à monseigneur, dit Montaubert. + +--Certes, certes, fit-on. + +Mais il n'y avait pas d'élan. + +--Cette jeune fille,... reprit Gonzague. + +--Puisque les circonstances semblent s'aggraver, dit Navailles, nous +avons le droit de chercher la lumière... cette jeune fille enlevée hier +par vos hommes est-elle la même que celle dont on parlait chez M. le +régent?... + +--Celle que M. de Lagardère avait promis de conduire au Palais? ajouta +Choisy. + +--Mademoiselle de Nevers, enfin! conclut Nocé. + +On vit Chaverny changer de visage. On l'entendit répéter tout bas d'un +accent étrange: + +--Mademoiselle de Nevers! + +Gonzague fronça le sourcil. + +--Que vous importe son nom? dit-il avec un mouvement de colère; elle +nous gêne... elle doit être écartée de notre chemin. + +On fit silence. Chaverny prit son verre, mais il le déposa sans avoir +bu. + +Gonzague reprit avec lenteur: + +--J'ai horreur du sang, messieurs mes amis, autant et plus que vous... +l'épée ne m'a jamais réussi... En conséquence je ne veux plus de +l'épée... je suis pour la douceur... Chaverny, je dépense cinquante +mille écus et les frais de ton voyage pour garder la paix de ma +conscience! + +--C'est cher, grommela Peyrolles. + +--Je ne comprends pas, dit Chaverny. + +--Tu vas comprendre... Je laisse une chance à cette belle enfant. + +--Est-ce mademoiselle de Nevers? demanda le petit marquis, reprenant +machinalement son verre. + +--Si tu lui plais..., commença Gonzague au lieu de répondre. + +--Quant à cela, interrompit Chaverny en buvant, on lui plaira! + +--Tant mieux!... en ce cas elle t'épouse de son plein gré... + +--Je ne le veux pas autrement! dit Chaverny. + +--Ni moi non plus! fit Gonzague qui avait aux lèvres un sourire +équivoque; une fois mariés, tu emmènes ta femme au fond de quelque +province... tu fais durer la lune de miel éternellement... à moins que +tu ne préfères revenir seul... dans un temps moral... + +--Et si elle refuse? demanda le petit marquis. + +--Si elle refuse?... ma conscience ne me reprochera rien... elle sera +libre... + +Gonzague baissa les yeux malgré lui en prononçant ce dernier mot. + +--Vous disiez, murmura Chaverny, qu'elle n'avait qu'une chance... si +elle accepte ma main, elle vit... si elle refuse, elle est libre... je +ne comprends pas! + +--C'est que tu es ivre! répliqua sèchement Gonzague. + +Les autres gardaient un silence profond. + +Sous ces lustres étincelants qui éclairaient les riantes peintures du +plafond et des murailles, parmi ces flacons vides et ces fleurs fanées, +je ne sais quelle sinistre impression planait. + +De temps en temps, on entendait le rire des femmes dans le salon voisin. + +Ce rire faisait mal. + +Gonzague seul avait le front haut et la gaieté aux lèvres. + +--Vous, messieurs, reprit-il, je suis sûr que vous me comprenez? + +Personne ne répondit, pas même ce coquin endurci, M. de Peyrolles. + +--Il faut donc une explication, continua Gonzague en souriant; elle sera +courte, car nous n'avons pas le temps... Posons d'abord l'axiome de la +situation: l'existence de cette enfant nous ruine de fond en comble... +Ne prenez pas ces airs sceptiques... cela est... Si demain, je perdais +l'héritage de Nevers, après-demain nous serions en fuite. + +--Nous!... se récria-t-on de toutes parts. + +--Vous, mes maîtres! repartit Gonzague qui se redressa; vous tous sans +exception... Il ne s'agit plus de vos anciennes peccadilles... le prince +de Gonzague a suivi la mode: il a des livres comme le moindre +marchand... vous êtes tous sur les livres du prince de Gonzague... +Peyrolles sait arranger admirablement ces choses-là! ma banqueroute +entraînerait votre perte complète... + +Tous les regards se tournèrent vers Peyrolles qui ne broncha pas. + +--En outre, poursuivit le prince, après ce qui s'est passé hier...--Mais +point de menaces! s'interrompit-il, vous êtes liés solidement, voilà +tout!... et vous me suivrez dans l'adversité comme des compagnons +fidèles... il s'agit donc de savoir si vous êtes bien pressés de me +donner cette marque de dévouement? + +On ne répondit point encore. + +Le sourire de Gonzague devint plus ouvertement railleur. + +--Vous voyez bien que vous me comprenez, dit-il; avais-je tort de +compter sur votre intelligence?... La jeune fille sera libre... je l'ai +dit et je le maintiens... libre de sortir d'ici... d'aller où bon lui +semblera... oui, messieurs... cela vous étonne!... + +Tous les yeux stupéfaits l'interrogeaient. + +Chaverny buvait lentement et d'un air sombre. + +Il y eut un long silence. + +Gonzague emplit pour la première fois son verre et ceux de ses voisins. + +--Je vous l'ai dit souvent, messieurs mes amis, reprit-il d'un ton +léger, les bonnes coutumes, les belles manières, la poésie splendide, +les parfums exquis, tout cela nous vient d'Italie... On n'étudie pas +assez l'Italie!... Écoutez et tâchez de profiter. + +Il but une gorgée de champagne et continua: + +--Voici une anecdote de ma jeunesse... douces années qui ne reviennent +plus... Le comte Annibal Canozza, des princes Amalfi, était mon +cousin... un joyeux vivant, ma foi, et qui fit avec moi plus d'une +équipée... Il était riche, très-riche... jugez-en: il avait, mon cousin +Annibal, quatre châteaux sur le Tibre, vingt fermes en Lombardie, deux +palais à Florence, deux à Milan, deux à Rome et toute la célèbre +vaisselle d'or des cardinaux Allaria, nos oncles vénérés... J'étais +l'héritier unique et direct de mon cousin Canozza... mais il n'avait que +vingt-sept ans et promettait de vivre un siècle... je ne vis jamais plus +belle santé que la sienne... Vous prenez froid, messieurs mes amis: +buvez, je vous prie, une rasade pour vous remettre le coeur. + +On obéit, on avait besoin de cela. + +--Un soir, poursuivit M. de Gonzague, j'invitai mon cousin Canozza à ma +vigne à Spolète... un site enchanteur! et des treilles!... nous passâmes +la soirée sur la terrasse, humant la brise parfumée et causant, je +crois, de l'immortalité de l'âme... Canozza était un stoïcien, sauf le +vin et les femmes... Il me quitta frais et dispos, par un beau clair de +lune... il me semble le voir encore monter dans son carrosse... +assurément, il était libre, n'est-ce pas? bien libre d'aller, lui aussi, +où bon lui semblerait... à un bal... à un souper... il y a de tout cela +en Italie, à un rendez-vous d'amour... mais libre aussi d'y rester. + +Il acheva son verre. Et comme tous les yeux l'interrogeaient, il acheva: + +--Le comte Canozza, mon cousin, usa de cette dernière liberté, il y +resta! + +Un mouvement se fit parmi les convives. Chaverny serrait son verre +convulsivement. + +--Il y resta!... répéta-t-il. + +Gonzague prit une pêche dans une corbeille de fruits et la lui jeta. La +pêche resta sur les genoux du petit marquis. + +--Étudie l'Italie, cousin! reprit Gonzague. + +Puis se ravisant: + +--Chaverny, continua-t-il,--est trop ivre pour me comprendre... et c'est +peut-être tant mieux... Étudiez l'Italie, messieurs... + +En parlant, il roulait des pêches à la ronde. Chaque convive en avait +une. + +Puis il dit, d'un ton bref et sec: + +--J'avais oublié de mentionner cette circonstance frivole: avant de me +quitter, le comte Annibal Canozza, mon cousin, avait partagé une pêche +avec moi... + +Chaque convive déposa précipitamment le fruit qu'il tenait à la main. + +Gonzague emplit de nouveau son verre.--Chaverny fit de même. + +--Étudiez l'Italie! répéta pour la troisième fois le prince;--Là +seulement, on sait vivre... Il y a cent ans qu'on ne s'y sert plus du +stylet idiot... à quoi bon la violence?... En Italie, par exemple, vous +désirez écarter une jeune fille qui fait obstacle sur votre route... +c'est notre cas... vous faites choix d'un galant homme qui consent à +l'épouser et à l'emmener je ne sais où... très-loin... c'est encore +notre cas... Accepte-t-elle? tout est dit... Refuse-t-elle?... c'est son +droit, en Italie comme ici... alors, vous vous inclinez jusqu'à terre, +demandant pardon de la liberté grande... vous la reconduisez avec +respect... Tout en la reconduisant, par galanterie pure, vous lui faites +accepter un bouquet... + +Ce disant, M. de Gonzague prit un bouquet de fleurs naturelles au +surtout qui ornait la table. + +--Peut-on refuser un bouquet? poursuivit-il en arrangeant les +fleurs;--elle s'éloigne... libre, assurément, tout comme mon cousin +Annibal, d'aller où bon lui semblera... chez son amant, chez son amie, +chez elle... mais libre aussi d'y rester... + +Il tendit le bouquet...--Tous les convives reculèrent en frémissant. + +--Elle y reste!... fit Chaverny entre ses dents serrées. + +--Elle y reste, prononça froidement Gonzague qui le regardait en face. + +Chaverny se leva. + +--Ces fleurs sont empoisonnées!... s'écria-t-il. + +--Assieds-toi, fit Gonzague en éclatant de rire;--tu es ivre. + +Chaverny passa sa main sur son front qui dégouttait de sueur. + +--Oui, murmura-t-il;--je dois être ivre!... s'il en était autrement... + +Il chancela. Sa tête tournait. + + + + +IX + +--Le neuvième coup.-- + + +Gonzague promena sur les convives un regard de maître. + +--Il n'a pas la tête à lui, murmura-t-il; je l'excuse... mais s'il en +était un parmi vous... + +--Elle acceptera!... balbutia Navailles pour l'acquit de sa conscience. + +C'était peu; les autres n'en firent pas autant. + +La menace de ruine avait porté; depuis Oriol, abruti par la terreur, +jusqu'à Nocé, Gironne, Choisy et autres qui étaient gentilshommes, on ne +voyait là que misérables esclaves. + +La honte est comme les morts de Burger qui vont vite. + +Et c'est surtout en ces siècles trafiquants que la chute est rapide et +profonde. + +Gonzague savait qu'il lui était permis désormais de tout oser. Ces gens +étaient tous ses complices. Il avait une armée. + +Gonzague remit le bouquet à sa place. + +--Assez sur ce sujet, dit-il, nous sommes d'accord. Il est quelque chose +de plus grave... neuf heures ne sont point sonnées... + +--Monseigneur a-t-il appris du nouveau? demanda Peyrolles. + +--Rien!... J'ai seulement pris mes mesures... Tous les abords du +pavillon sont gardés... Gauthier Gendry, avec cinq hommes, garde le bout +de la ruelle... La Baleine et deux autres sont en dehors de la porte du +jardin... Lavergne et cinq hommes font sentinelle dans le jardin... Au +vestibule, nous avons nos domestiques en armes... + +--Et ces deux drôles?... demanda Navailles. + +--Cocardasse et Passepoil?... Je ne leur ai point donné de poste... ils +attendent comme nous... Ils sont là! + +Il montrait l'entrée de la galerie où l'on avait éteint les lustres lors +de son arrivée; la porte de la galerie était grande ouverte depuis ce +même instant. + +--Qui attendent-ils et qui attendons-nous? demanda tout à coup Chaverny +dont l'oeil morne eut un éclair d'intelligence. + +--Tu n'étais pas là, hier, quand j'ai reçu cette lettre, cousin, dit +Gonzague. + +--Non... qui attendez-vous? + +--Quelqu'un pour remplir ce siége, répliqua le prince en montrant le +fauteuil resté vide depuis le commencement du souper. + +--La ruelle, les jardins, le vestibule, l'escalier, tout cela plein +d'estafiers! prononça Chaverny avec un geste de mépris; tout cela pour +un seul homme. + +--Cet homme s'appelle Lagardère, dit Gonzague avec une emphase +involontaire. + +--Lagardère! répéta Chaverny. + +Puis, se parlant à lui-même: + +--Je le hais!... ajouta-t-il; mais il m'a tenu sous lui... renversé... +et il a eu pitié de moi! + +Gonzague se pencha pour l'écouter mieux, et secoua de nouveau la tête. + +Puis il se redressa. + +--Messieurs, dit-il, pensez-vous que les précautions prises soient +suffisantes? + +Chaverny haussa les épaules et se mit à rire. + +--Vingt contre un! murmura Navailles, c'est honnête. + +--Parbleu! s'écria Oriol rassuré par le compte de cette formidable +garnison, nous n'avions pas peur! + +--Pensez-vous, reprit Gonzague, que vingt hommes pour l'attendre, le +surprendre, le saisir vivant ou mort, ce soit assez? + +--Trop! monseigneur, c'est trop! s'écriait-on de toutes parts. + +--Alors, vous me répondrez d'avance que nul ne me reprochera d'avoir +manqué de prudence?... + +--Je me porte caution pour tous! s'écria Chaverny; ce qui manque, ce +n'est pas la prudence! + +--J'avais besoin de ce témoignage, dit Gonzague; et maintenant, +voulez-vous que je vous dise mon avis à moi?... + +--Dites, monseigneur, dites! + +Ils s'étaient remis à boire. + +M. le prince de Gonzague se leva. + +--Mon avis, prononça-t-il d'une voix haute et grave, c'est que rien n'y +fera... Rien!... je connais l'homme!... Lagardère a dit: A neuf heures, +je serai parmi vous... à neuf heures, nous verrons Lagardère face à +face... Je le sais... j'en jurerais!... il n'y a pas d'armée qui puisse +empêcher Lagardère de venir au rendez-vous assigné... Descendra-t-il par +la cheminée, sautera-t-il par la fenêtre, surgira-t-il du plancher, je +ne sais... mais à l'heure dite... ni avant ni après... nous le verrons +s'asseoir à cette table. + +--Pardieu! s'écria Chaverny, qu'on me le donne!... mais homme contre +homme... + +--Tais-toi! interrompit Gonzague durement, je n'aime les combats de nain +contre géant qu'à la foire. Cette conviction est chez moi si profonde, +messieurs, ajouta-t-il en se tournant vers les autres convives, que tout +à l'heure j'éprouvais la trempe de ma rapière... + +Il dégaina, et fit plier sa lame d'acier souple et brillante. + +--L'heure vient, acheva-t-il en regardant la pendule du coin de +l'oeil; faites comme moi... Je vous engage fort à ne compter que sur +vos épées! + +Tous les regards suivirent le sien et interrogèrent le cadran de la +magnifique pendule à poids qui grondait dans sa caisse de bois de rose. + +L'aiguille allait marquer neuf heures. + +Les convives coururent prendre leurs épées déposées çà et là sur les +meubles. + +--Qu'on me le donne! répétait Chaverny; seul à seul. + +--Où vas-tu? demanda Gonzague à Peyrolles qui se dirigeait vers la +galerie. + +--Fermer cette porte, répondit le prudent factotum. + +--Laisse cette porte!... J'ai dit qu'elle resterait grande ouverte... +grande ouverte elle restera. C'est un signal, messieurs, continua-t-il +en s'adressant aux convives en armes... si les deux battants se +referment, réjouissez-vous: cela voudra dire: L'ennemi a succombé!... +mais tant qu'ils restent ouverts, veillez! + +Peyrolles se mit au dernier rang avec Oriol, Taranne et les financiers. +Auprès de Gonzague se tenaient Choisy, Navailles, Nocé, Gironne, tous +les gentilshommes. Chaverny était de l'autre côté de la salle et le plus +près de la porte. + +Ils avaient tous l'épée à la main. Tous les regards étaient ardemment +fixés sur la galerie sombre. + +Certes, cette attente inquiète et solennelle donnait une grande idée de +l'homme qui allait venir. + +La pendule eut ce grondement sourd que rendent les rouages à l'instant +où l'heure va sonner. + +--Vous y êtes, messieurs? dit-il l'oeil sur la porte. + +--Nous y sommes! fut-il répondu tout d'une voix. + +Ils venaient de se compter. Le nombre fait souvent le courage. + +Gonzague, qui avait la pointe de sa rapière fichée dans le parquet, prit +son verre sur la table, et dit d'un air fanfaron, au moment même où +sonnait le premier coup de neuf heures: + +--A la santé de M. de Lagardère... le verre d'une main, l'épée de +l'autre! + +Il leva son verre. + +--Le verre d'une main!... l'épée de l'autre! répéta le choeur sourd. + +Puis ils restèrent muets; la tasse emplie jusqu'aux bords, la brette au +poing. + +Ils attendaient, l'oeil au guet, l'oreille attentive. + +Pendant ce grand silence, un bruit de fer se fit au dehors. + +L'horloge sonnait lentement. Elle fut un siècle à tinter ses neuf coups. + +Au huitième, ce bruit de fer qui avait lieu au dehors cessa. Au +neuvième, les deux battants de la porte se refermèrent brusquement. + +Il y eut un hourra prolongé. Les épées s'abaissèrent. + +--A Lagardère, mort! cria Gonzague. + +--A Lagardère, mort! répétèrent les convives en vidant leurs verres d'un +trait. + +Chaverny seul ne bougea point et garda le silence. + +Mais on vit tout à coup Gonzague tressaillir au moment où il portait son +verre à ses lèvres. + +Au milieu de la chambre, les capes et les manteaux entassés sur le bossu +oscillèrent et se soulevèrent. + +Gonzague ne songeait plus au bossu. Il ignorait d'ailleurs la fin de sa +folle équipée. + +Gonzague avait dit: Je ne sais pas s'il sautera par la fenêtre, s'il +tombera par la cheminée, s'il surgira du sol; mais à l'heure dite, il +sera parmi nous. + +A la vue de cette masse qui remuait, il s'arrêta de boire et tomba en +garde. + +Un éclat de rire sec et strident sortit de dessous les manteaux. + +--Je suis des vôtres! fit une voix grêle, me voici! me voici! + +Ce n'était pas Lagardère. + +Gonzague se prit à rire et murmura: + +--C'est notre ami, le bossu. + +Celui-ci sautilla sur ses pieds, saisit un verre et se mêlant aux +buveurs qui trinquaient: + +--A Lagardère! dit-il; le poltron aura su que j'étais ici!... il n'aura +pas osé venir!... + +--Au bossu! au bossu! cria le choeur en riant; vive le bossu! + +--Eh! eh! messieurs, fit celui-ci avec simplicité, quelqu'un qui ne +connaîtrait pas comme moi votre vaillance, et qui vous verrait si +joyeux, croirait que vous avez eu une belle peur!... Mais que veulent +ces deux braves? + +Il montrait devant la porte de la galerie, Cocardasse et Passepoil +immobiles comme deux statues. Ils avaient l'air triomphant. + +--Nous venons apporter nos têtes, dit le Gascon hypocritement. + +--Frappez! ajouta le Normand; envoyez deux âmes de plus au ciel! + +--Réparation d'honneur! s'écria gaiement Gonzague; qu'on donne un verre +de vin à ces braves; ils trinqueront avec nous! + +Chaverny les regardait avec ce dégoût qu'on a en avisant le bourreau. Il +s'éloigna de la table quand ils s'en approchèrent. + +--Sur ma parole! dit-il à Choisy, qui se trouvait près de lui, je crois +que si Lagardère fût venu, je me serais mis avec lui! + +--Chut! fit Choisy. + +Le bossu, qui avait entendu, montra du doigt Chaverny à Gonzague et lui +demanda: + +--Monseigneur est-il bien sûr de cet homme-là? + +--Non, répondit le prince. + +Cocardasse et Passepoil trinquaient avec ces messieurs. Chaverny, +dégrisé, les écoutait. + +Passepoil parlait de pourpoint blanc ensanglanté; Cocardasse racontait +de nouveau l'histoire de l'amphithéâtre du Val-de-Grâce. + +--Mais tout cela est infâme! dit Chaverny en poussant droit à Gonzague; +mais il est évident qu'on parle ici d'un homme assassiné! + +--Hein!... fit le bossu en feignant un étonnement profond; d'où vient +celui-ci?... + +Cocardasse, insolent et moqueur, présentait en ce moment son verre à +Chaverny, qui se détourna avec horreur! + +--Palsambleu! fit encore Ésope II, ce gentilhomme me paraît avoir de +singulières répugnances! + +Les autres convives étaient muets. Gonzague mit sa main sur l'épaule de +Chaverny. + +--Prends garde, cousin!... murmura-t-il; tu as trop bu!... + +--Au contraire, monseigneur, fit Ésope II à son oreille, je trouve, moi, +que le cousin n'a pas bu assez... croyez-moi... je m'y connais!... + +Gonzague fixa sur lui son oeil soupçonneux. + +Le bossu riait et secouait la tête doucement, comme un homme sûr de son +fait. + +--C'est bien, dit Gonzague; tu as peut-être raison... Je te le livre. + +--Merci, monseigneur, répondit Ésope II. + +Puis s'approchant du petit marquis, le verre à la main, il ajouta: + +--Dédaignerez-vous aussi de trinquer avec moi?... C'est une revanche! + +Chaverny se mit à rire et tendit son verre. + +--A vos noces, beau fiancé! s'écria le bossu. + +Ils s'assirent en face l'un de l'autre, entourés déjà de leurs parrains +et juges du camp. Le duel bachique recommençait entre eux. + +Dans ce salon, où l'orgie avait fait long feu jusqu'alors, chacun avait +un poids de moins sur le coeur: un poids énorme! Lagardère était mort +puisqu'il avait manqué à sa parole fanfaronne. Lagardère vivant et +désertant le rendez-vous assigné, c'était l'impossible! + +Gonzague lui-même, ne doutait plus. Et s'il ordonna à Peyrolles de faire +une ronde au dehors et d'inspecter les sentinelles, c'était excès de +prudence italienne. + +Précaution ne nuit jamais. Les estafiers échelonnés au dehors étaient +payés pour la nuit entière. Il n'en coûtait rien de les laisser à leur +poste. + +Plus on avait eu peur, plus on était joyeux. C'était le vrai +commencement de la fête. L'appétit naissait; la soif aussi. La gaieté +refoulée faisait invasion de toutes parts. + +Tubleu! nos gentilshommes ne se souvenaient plus d'avoir tremblé; nos +financiers étaient braves comme César. + +Cependant à tout ridicule comme à toute faute, il faut un bouc +émissaire. Le pauvre gros Oriol avait été choisi pour victime: il +expiait la poltronnerie générale. On le harcelait, on le pillait: tous +les frissons, toutes les pâleurs, toutes les défaillances étaient +accumulés sur sa tête. + +Oriol seul avait tremblé: ceci fut bien convenu entre ces messieurs. + +Il se débattait comme un beau diable et proposait des duels à tout le +monde. + +--Ces dames! ces dames! cria-t-on, pourquoi ne fait-on pas revenir ces +dames? + +Sur un signe de Gonzague, Nocé alla ouvrir la porte du boudoir. + +Ce fut comme une nuée d'oiseaux s'élançant hors de la volière. Elles +entrèrent parlant toutes à la fois, se plaignant de la longue attente, +riant, criant, minaudant. + +Nivelle dit à Gonzague en montrant dona Cruz: + +--Voici une petite curieuse!... Je l'ai bien arrachée dix fois au trou +de la serrure. + +--Mon Dieu! répondit le prince innocemment, qu'aurait-elle pu voir?... +Nous vous avons éloignées, charmantes, dans votre propre intérêt... Vous +n'aimez pas les discussions d'affaires. + +--Nous a-t-on rappelées pour quelque chose? s'écria la Desbois. + +--Est-ce enfin la noce? demanda la Fleury. + +Et Cidalise, prenant d'une main le menton brun de Cocardasse junior, de +l'autre la joue rougissante d'Amable Passepoil, fit cette question +hardie: + +--Est-ce vous qui êtes les violons? + +--Capédébiou! répliqua Cocardasse, roide comme un piquet, nous sommes +des gentilshommes, la belle! + +Frère Passepoil tressaillit de la tête aux pieds au contact de cette +main douce qui avait bonne odeur. + +Il voulut parler, la voix lui manqua. + +--Mesdames, disait cependant Gonzague qui baisait les bouts des doigts +de dona Cruz, nous ne voulons point avoir de secrets pour vous... si +nous nous sommes privés un instant de votre présence, c'était pour +régler les préliminaires de ce mariage qui doit avoir lieu cette nuit. + +--C'est donc vrai! s'écrièrent d'une voix toutes ces folles, nous allons +avoir la comédie. + +Gonzague protesta d'un geste. + +--Il s'agit d'une union sérieuse, prononça-t-il gravement. + +Comme si le lieu même et l'entourage ne lui donnaient pas d'avance un +suffisant démenti, il se pencha vers dona Cruz et ajouta: + +--Il est temps d'aller prévenir votre amie. + +Dona Cruz le regarda d'un air inquiet. + +--Vous m'avez fait une promesse, monseigneur, murmura-t-elle. + +--Tout ce que j'ai promis, je le tiendrai, répondit Gonzague. + +Puis en reconduisant dona Cruz vers la porte, il ajouta: + +--Elle peut refuser... Je ne m'en dédis point... mais, pour elle-même... +et pour un autre que je ne veux pas nommer, souhaitez qu'elle accepte! + +Dona Cruz ignorait le sort de Lagardère et Gonzague comptait là-dessus. +Dona Cruz ne pouvait pas mesurer la profonde hypocrisie de ce tartufe +païen. Cependant elle s'arrêta avant de passer le seuil. + +--Monseigneur, dit-elle avec un accent de prière; je ne doute point que +vous n'ayez pour agir des motifs nobles et dignes de vous... mais ce +sont de bien étranges choses qui se passent depuis hier... Nous sommes +là deux pauvres jeunes filles et nous n'avons point l'expérience qu'il +faut pour deviner ces énigmes... Par amitié pour moi, monseigneur, par +compassion pour cette pauvre enfant que j'aime et qui se désole, +dites-moi un mot... un mot qui explique... un seul mot qui puisse +m'éclairer et servir d'argument contre ses résistances... Je serais bien +forte, si je pouvais lui dire en quoi ce mariage peut sauvegarder la vie +de celui qu'elle aime... + +Gonzague l'interrompit: + +--N'avez-vous pas confiance en moi, dona Cruz? dit-il d'un ton de +reproche; et n'a-t-elle point confiance en vous?... J'affirme, vous +croyez: affirmez, elle croira. Et faites vite! acheva-t-il en donnant à +ses paroles un accent plus impérieux; je vous attends. + +Il salua et dona Cruz se retira. + +En ce moment, un grand tumulte se faisait dans le salon. Ce n'étaient +que clameurs joyeuses et retentissants éclats de rire. + +--Bravo! Chaverny! disaient les uns. + +--Hardi! le bossu! criaient les autres. + +--Le verre de Chaverny était plus plein! + +--Ne trichons pas!.. C'est un combat à mort! + +Et les femmes: + +--Ils vont se tuer!.. Ils sont fous!... + +--Ce petit bossu est un diable! + +--S'il a autant d'actions bleues qu'on le dit, murmura la Nivelle; moi, +d'abord, j'ai toujours eu un faible pour les bossus! + +--Mais voyez donc ce qu'ils absorbent! + +--Deux entonnoirs!... deux madrépores!... + +--Deux gouffres!.. Bravo! Chaverny. + +--Hardi, le bossu!.. deux abîmes! + +Ils étaient là en face l'un de l'autre, Ésope II dit Jonas et le petit +marquis, entourés d'un cercle qui allait toujours s'épaississant. +C'était la seconde fois qu'ils en venaient aux mains. + +L'invasion des moeurs anglaises, qui date de cette époque, avait mis à +la mode ces tournois de la bouteille. + +Auprès d'eux, une douzaine de flacons vides témoignait des vaillants +coups portés, ou plutôt avalés de part et d'autre. + +Chaverny était livide; ses yeux déjà injectés de sang semblaient vouloir +s'échapper de leurs orbites, mais il avait l'habitude de ces joutes. +C'était, malgré l'élégance de sa taille et le peu de capacité apparente +de son estomac, un buveur redoutable. On ne comptait plus ses exploits. + +Le bossu, au contraire, montrait un teint animé. Ses yeux brillaient +d'un éclat extraordinaire. Il s'agitait; il parlait, ce qui est, comme +chacun sait, une condition mauvaise. + +Le bavardage enivre presque autant que le vin. + +Tout champion de la bouteille doit être muet, dans une rencontre +sérieuse; voyez les poissons. + +Les chances semblaient être du côté du petit marquis. + +--Cent pistoles pour Chaverny! cria Navailles; le bossu va retourner +sous les manteaux. + +--Je tiens, riposta le bossu qui chancela sur son fauteuil. + +--Mon portefeuille pour le marquis, fit la Nivelle qui vit cela. + +--Combien dans le portefeuille? demanda Ésope II entre deux lampées. + +--Cinq actions bleues... toute ma fortune, hélas! + +--Je les tiens contre dix! s'écria le bossu; passez du vin! + +--Laquelle aimerais-tu le mieux? demanda Passepoil à l'oreille de son +noble ami. + +Il regardait tour à tour Cidalise, Nivelle, Fleury, Desbois et les +autres. + +--Le pécaïre va se noyer, vivadious! répondit Cocardasse junior qui ne +quittait pas des yeux le bossu. Je n'ai jamais vu qu'un seul homme boire +comme cela! + +Ésope II quitta son siége et s'assit sur la nappe. + +--N'avez vous pas de plus grands verres? s'écria-t-il en jetant le sien +au loin; avec ces coquilles de noisettes, nous pourrions rester là +jusqu'à demain! + + + + +X + +--Triomphe du bossu.-- + + +C'était encore cette chambre du rez-de-chaussée, où nous avons vu Aurore +et dona Cruz aux premières heures du petit souper. Aurore était seule, +agenouillée sur le tapis; mais elle ne priait pas. + +Le bruit qui venait du premier étage avait redoublé depuis quelques +instants. C'était le combat singulier entre Chaverny et le bossu. Aurore +n'y prenait point garde. + +Elle songeait. Ses beaux yeux, fatigués par les larmes, s'égaraient dans +le vide. Elle ne donna point attention, tant était profonde sa rêverie, +au bruit léger que fit dona Cruz en entrant dans la chambre. + +Celle-ci s'approcha sur la pointe des pieds et vint baiser ses cheveux +par derrière. + +Aurore tourna la tête lentement; le coeur de la gitanita se serra en +voyant ces pauvres joues pâles et ces yeux éteints déjà par les pleurs. + +--Je viens te chercher, dit-elle. + +--Je suis prête, répondit Aurore. + +Dona Cruz ne s'attendait point à cela. + +--Tu as réfléchi, depuis tantôt? + +--J'ai prié... Quand on prie, les choses obscures deviennent claires... + +Dona Cruz se rapprocha vivement. + +--Dis-moi ce que tu as deviné? fit-elle. + +Il y avait là encore plus d'intérêt affectueux que de curiosité. + +--Je suis prête, répéta Aurore; prête à mourir. + +--Mais il ne s'agit pas de mourir, pauvre petite soeur... + +--Il y a longtemps, interrompit Aurore d'un ton de morne découragement, +que j'ai eu cette idée pour la première fois... C'est moi qui suis son +malheur, c'est moi qui suis le danger dont il est menacé sans cesse... +C'est moi qui suis son mauvais ange... Sans moi, il serait libre, il +serait tranquille, il serait heureux! + +Dona Cruz l'écoutait et ne la comprenait pas. + +--Pourquoi, reprit Aurore en essuyant une larme, pourquoi n'ai-je pas +fait hier ce que je médite aujourd'hui?... Pourquoi ne me suis-je pas +enfuie de la maison?... Pourquoi ne suis-je pas morte?... + +--Que dis-tu là!... s'écria la gitanita. + +--Tu ne peux savoir, Flor ma soeur chérie, la différence qu'il y a +entre hier et aujourd'hui... J'ai fait un rêve, depuis hier... J'ai vu +s'entr'ouvrir pour moi le paradis... Une vie tout entière de belles +joies et de saintes délices m'est apparue... Il m'aimait, Flor!... + +--Ne le sais-tu donc que depuis hier? demanda dona Cruz. + +--Si je l'avais su plus tôt, Dieu seul peut dire si nous eussions +affronté les inutiles dangers de ce voyage... Je doutais... J'avais +peur... Oh! folles que nous sommes, ma soeur!... Il faudrait frémir, +et non s'extasier, quand s'offrent à nous ces grandes allégresses qui +feraient descendre sur terre les félicités... Cela est impossible, +vois-tu... Le bonheur n'est point ici-bas. + +--Mais qu'as-tu résolu? interrompit la gitanita dont la vocation +n'allait point dans le sens du mysticisme. + +--Obéir, répondit Aurore, afin de le sauver. + +Dona Cruz se leva enchantée. + +--Partons! s'écria-t-elle; partons... le prince nous attend. + +Puis, s'interrompant tout à coup, tandis qu'un nuage voilait son +sourire: + +--Sais-tu, dit-elle, que je passe ma vie à faire de l'héroïsme avec +toi!... Je n'aime pas comme toi, certes, mais j'aime à ma manière, et je +te trouve toujours sur mon chemin. + +Le regard étonné d'Aurore l'interrogeait. + +--Ne t'inquiète pas trop, reprit dona Cruz en souriant; moi, je n'en +mourrai pas, je te le promets... Je compte aimer ainsi plus d'une fois +avant de mourir... mais il est certain que, sans toi, je n'eusse pas +renoncé ainsi au roi des chevaliers errants... au beau Lagardère!... Il +est certain encore qu'après le beau Lagardère, le seul homme qui m'ait +fait battre le coeur, c'est cet étourdi de Chaverny... + +--Quoi? voulut dire Aurore. + +--Je sais! je sais!... Sa conduite peut paraître légère... mais que +veux-tu?... Sauf Lagardère, moi, je déteste les saints... Ce monstre de +petit marquis me trotte dans la cervelle... + +Aurore lui prit la main en souriant. + +--Petite soeur, dit-elle, ton coeur vaut mieux que tes paroles... +Et pourquoi, d'ailleurs, aurais-tu ces délicatesses altières des grandes +races?... + +Dona Cruz se pinça les lèvres. + +--Il paraît, murmura-t-elle, que tu ne crois pas à ma haute naissance? + +--C'est moi qui suis mademoiselle de Nevers, répondit Aurore avec calme. + +La gitanita ouvrit de grands yeux. + +--Lagardère te l'a dit? murmura-t-elle sans même songer à faire des +objections. + +Celle-là n'était pas ambitieuse! + +--Non, répondit Aurore; et c'est là le seul tort que je puisse lui +reprocher en sa vie... S'il me l'eût dit?... + +--Mais alors, fit dona Cruz, qui donc? + +--Personne... Je le sais, voilà tout... Depuis hier, les divers +événements qui se sont passés depuis mon enfance ont pris pour moi une +nouvelle signification. Je me suis souvenue; j'ai comparé; la +conséquence s'est dégagée d'elle-même... L'enfant qui dormait dans les +fossés de Caylus pendant qu'on assassinait son père, c'était moi... Je +vois encore le regard de mon ami, quand nous visitâmes ce lieu funeste: +c'était moi... Mon ami ne me fit-il pas baiser le visage de marbre de +Nevers au cimetière Saint-Magloire?... Et ce Gonzague dont le nom me +poursuivit depuis mon enfance, ce Gonzague qui aujourd'hui va me porter +le dernier coup, n'est-il pas le mari de la veuve de Nevers?... + +--Puisque c'est lui, interrompit la gitanita, qui voulait me rendre à ma +mère... + +--Ma pauvre Flor, nous n'expliquerons pas tout, je le sais bien. Nous +sommes des enfants, et Dieu nous a gardé notre bon coeur: comment +sonder l'abîme des perversités, et à quoi bon? Ce que Gonzague voulait +faire de toi, je l'ignore; mais tu étais un instrument dans ses mains... +Depuis hier, j'ai vu cela... Et depuis que je te parle, tu le vois +toi-même. + +--C'est vrai, murmura dona Cruz qui avait les paupières demi-closes et +les sourcils froncés. + +--Hier seulement, reprit Aurore, Henri m'a avoué qu'il m'aimait... + +--Hier seulement?... interrompit la gitanita au comble de la surprise. + +--Pourquoi cela?... Il y avait donc un obstacle entre nous?... Et quel +pouvait être cet obstacle, sinon l'honneur ombrageux et scrupuleux de +l'homme le plus loyal qui soit au monde: c'était la grandeur de ma +naissance; c'était l'opulence de mon héritage qui l'éloignait de moi! + +Dona Cruz sourit. Aurore la regarda en face, et l'expression de son +charmant visage fut une fierté sévère. + +--Faut-il me repentir de t'avoir parlé comme je l'ai fait? +murmura-t-elle. + +--Ne me gronde pas, fit la gitanita qui lui jeta les deux bras autour du +cou; je souriais en songeant que je n'aurais point deviné cet +obstacle-là, moi qui ne suis pas princesse. + +--Plût à Dieu qu'il en fût ainsi de moi! s'écria Aurore les larmes aux +yeux; la grandeur a ses joies et ses souffrances... Moi qui vais mourir +à vingt ans, de la grandeur je n'aurai connu que les larmes! + +Elle ferma d'un geste caressant la bouche de sa compagne qui allait +protester encore, et reprit: + +--Je suis calme. J'ai foi en la bonté de Dieu qui ne nous éprouve pas au +delà des limites de ce monde... Si je parle de mourir, ne crains pas que +je puisse hâter ma dernière heure... Le suicide est un crime: un crime +qu'on ne peut expier et qui ferme la porte du ciel... Si je n'allais pas +au ciel, où l'attendrais-je?... Non... d'autres se chargeront de ma +délivrance; ceci, je ne le devine point: je le sais. + +Dona Cruz était toute pâle. + +--Que sais-tu? interrogea-t-elle d'une voix altérée. + +--J'étais ici, toute seule, répondit lentement Aurore; je réfléchissais +à tout ce que je viens de dire... et à d'autres choses encore... Les +preuves abondaient.... C'est parce que je suis mademoiselle de Nevers +qu'on m'a enlevée hier; c'est parce que je suis mademoiselle de Nevers +que la princesse de Gonzague poursuit de sa haine Henri, mon ami... Et +sais-tu, Flor, c'est cette dernière pensée qui m'a pris tout mon +courage... L'idée de me trouver entre ma mère et lui, tous deux ennemis, +m'a traversé le coeur comme un coup de poignard... L'heure viendrait +où il faudrait choisir... que sais-je? Depuis que je connais le nom de +mon père, j'ai l'âme de mon père. Le devoir m'apparaît pour la première +fois, et sa voix, la voix du devoir, est déjà en moi aussi impérieuse +que la voix du bonheur lui-même... Je ne sais rien ici-bas qui fût +capable, hier, de me séparer d'Henri... aujourd'hui... + +--Aujourd'hui?... répéta dona Cruz voyant qu'elle s'arrêtait. + +Aurore détourna la tête pour essuyer une larme. + +Dona Cruz la regardait tout émue. + +Dona Cruz abandonnait ces brillantes illusions que Gonzague avait fait +naître en elle, sans efforts et sans regrets. Elle était comme l'enfant +qui sourit au réveil aux chimères dorées d'un beau songe. + +--Ma petite soeur, reprit-elle, tu es Aurore de Nevers; je le crois... +Et il n'y a pas beaucoup de duchesses pour avoir des filles comme toi... +Mais tu as prononcé tout à l'heure des paroles qui m'inquiètent et qui +me font peur. + +--Quelles paroles? demanda Aurore. + +--Tu as dit, répliqua dona Cruz:--D'autres se chargeront de ma +délivrance!... + +--J'oubliais..., fit Aurore; j'étais donc ici toute seule, la tête +pleine et brûlante... C'est la fièvre sans doute qui m'a donné ce +courage... Je suis sortie de cette chambre... J'ai pris le chemin que tu +m'avais montré... l'escalier dérobé, le couloir... et je me suis +retrouvé dans ce boudoir où nous étions toutes deux naguère... Je me +suis approchée de la porte derrière laquelle ces hommes t'appelaient, le +bruit avait cessé. J'ai mis mon oeil à la serrure. Il n'y avait plus +aucune femme autour de la table. + +--On nous avait éloignées..., dit dona Cruz. + +--Sais-tu pourquoi, ma petite Flor? + +--Gonzague nous a dit..., commença la gitanita. + +--Ah! fit Aurore en frissonnant, cet homme qui semblait commander aux +autres, c'était donc Gonzague? + +--C'était le prince de Gonzague. + +--Je ne sais pas ce qu'il vous a dit, reprit Aurore; mais il a dû +mentir. + +--Pourquoi supposes-tu cela, petite soeur? + +--Parce que, s'il avait dit vrai, tu ne viendrais pas me chercher, ma +Flor chérie! + +--Quelle est donc la vérité?... Tu me rendras folle! + +Il y eut un silence, pendant lequel Aurore sembla rêver, le front appuyé +contre le sein de sa compagne. + +--As-tu remarqué, dit-elle, ces bouquets de fleurs qui ornent la table? + +--Oui... de belles fleurs. + +--Et Gonzague ne t'a-t-il pas répété:--Si elle refuse, elle sera libre! + +--Ce sont ses propres paroles. + +--Eh bien, poursuivit Aurore en posant sa main sur celle de dona Cruz, +c'était ce Gonzague qui parlait quand j'ai regardé par le trou de la +serrure... Les convives l'écoutaient immobiles, muets, tous la pâleur au +front. J'ai mis mon oreille à la place de mon oeil... J'ai entendu... + +Un bruit se fit du côté de la porte. + +--Tu as entendu?... répéta dona Cruz. + +Aurore ne répondit point. La figure blême et doucereuse de M. de +Peyrolles se montrait sur le seuil. + +--Eh bien! mesdames, dit-il, on vous attend! + +Aurore se leva aussitôt. + +--Je suis prête, dit-elle. + +En montant l'escalier, dona Cruz se rapprocha d'elle et dit tout bas: + +--Achève!... Que parlais-tu de ces fleurs? + +Aurore lui serra la main doucement et répondit avec un calme sourire: + +--De belles fleurs! Tu l'as dit... M. de Gonzague a des galanteries de +grand seigneur... En refusant, non-seulement je serai libre... mais +j'aurai un bouquet de ces belles fleurs... + +Dona Cruz la regarda fixement. Elle sentait qu'il y avait derrière ces +paroles quelque chose de menaçant et de tragique. Mais elle ne devinait +point. + +--Bravo! bossu!... On te nommera roi des tanches! + +--Tiens bon, Chaverny! ferme! ferme! + +--Chaverny vient de verser un demi-verre sur ses dentelles!... C'est +triché! + +--Au moins Ésope II boit rubis sur l'ongle! + +On apportait les grands verres demandés par le bossu. Il y eut un long +cri de joie: c'étaient deux _vidrecomes_ de Bohème dont on se servait +l'été pour les boissons à la glace. Chacun d'eux tenait bien une pinte. + +Le bossu versa dans le sien une bouteille de champagne. Chaverny voulut +l'imiter; mais sa main tremblait. + +--Vas-tu me faire perdre mes cinq petites filles! s'écria la Nivelle. + +--Comme elle aurait bien prononcé le _qu'il mourût_, cette Nivelle! dit +Navailles. + +--Dame! riposta la fille du Mississipi, on a assez de peine à gagner son +argent! + +Il y avait foule de paris engagés dans le cercle, et chacun était un peu +de l'avis de la Nivelle. La Fleury qui n'était point joueuse, ayant +risqué l'avis qu'il était temps de mettre le holà, il y eut un cri +général de réprobation. + +--Nous ne sommes qu'au commencement, dit le bossu en riant; aidez M. le +marquis à remplir son verre. + +Nocé, Choisy, Gironne et Oriol étaient autour de Chaverny. On remplit +son vidrecome jusqu'aux bords. + +--Eh! donc! soupira Cocardasse junior, c'est perdre le vin du bon Dieu! + +Passepoil se tenait à quatre pour résister à ses passions. Ses yeux +blancs caressaient tour à tour la Nivelle, la Fleury, la Desbois. Il +murmurait à vide des paroles enflammées, il se trémoussait, il suait +sang et eau. + +Certes, cette organisation riche et tendre est faite pour inspirer +beaucoup d'intérêt. + +--A votre santé! messieurs! dit le bossu qui leva son énorme verre. + +--A votre santé, balbutia Chaverny. + +Gironne et Nocé soutenaient son bras tremblotant. + +Le bossu reprit en saluant à la ronde: + +--Cette rasade doit être bue d'un trait et sans reprendre haleine. + +--C'est un bijou que ce pécaïre! pensa Cocardasse. + +--Vous aller le tuer?... dirent quelques voix de femmes. + +--Ferme, marquis! ferme, ferme! cria Nivelle pour ses actions. + +Le bossu approcha le verre de ses lèvres et but sans se presser, mais +d'une seule lampée. + +On battit des mains avec fureur. + +Chaverny, déjà soutenu par ses parrains, absorba aussi son vidrecome, +mais chacun put augurer que c'était son dernier effort. + +--Encore un! proposa le bossu dispos et gai en tendant son verre vide. + +--Encore dix! répondit Chaverny chancelant. + +--Tiens bon, marquis! s'écrièrent les joueurs; ne regarde pas le +lustre. + +Il eut un rire idiot. + +--Restez tranquilles, balbutia-t-il; arrêtez la balançoire... et +empêchez la table de tourner. + +Nivelle prit aussitôt son parti. Elle était brave. + +Elle mit un retentissant baiser sur la joue du bossu,--un baiser qui +retentit jusqu'au fond du coeur sensible de Passepoil et faillit le +faire tomber en syncope. + +--Petit trésor, dit-elle, c'était pour rire... On m'étranglerait plutôt +que de me faire parier contre toi! + +Elle fourra son portefeuille dans sa poche et passa, accablant Chaverny +d'un dédaigneux regard. + +--Allons! allons! fit le bossu; à boire! j'ai soif. + +--A boire! répéta le petit marquis; je boirais la mer!... Arrêtez la +balançoire! + +Les verres s'emplirent. Le bossu prit le sien d'une main ferme. + +--A la santé de ces dames! s'écria-t-il. + +--A la santé de ces dames! murmura Passepoil à l'oreille de Nivelle. + +La fille du Mississipi le regarda du haut en bas. Passepoil laissa +échapper un roucoulement, ses pistoles chantèrent d'elles-mêmes dans son +gousset.--Nivelle sourit et dit: + +--Pourquoi pas, mon brave? + +Cette Nivelle, affable et pleine d'aménité, ne repoussait jamais les +gens du commun quand ils avaient la poche garnie. + +Chaverny fit un suprême effort pour lever son verre. Le vidrecome plein +s'échappa de sa main tremblante, à la grande indignation de Cocardasse. + +--Apapur! grommela-t-il, on devrait mettre en prison ceux qui perdent le +vin. + +--A recommencer! dirent les tenants de Chaverny. + +Le bossu offrit galamment son vidrecome qu'on remplit. + +Mais les paupières de Chaverny se prirent à battre comme les ailes de +ces papillons martyrs que les enfants clouent à la tapisserie avec une +épingle. C'est la fin. + +--Tu faiblis, Chaverny! s'écria Oriol. + +--Chaverny, tu pâlis! ajouta Navailles. + +--Chaverny! tu chancelles! Chaverny, tu t'en vas! + +--Hourra! le petit homme!... vive Ésope II! + +--Portons le bossu en triomphe! + +Ce fut un tumulte général, puis un grand silence. + +On avait cessé de soutenir Chaverny. + +Son corps se prit à vaciller sur le fauteuil, tandis que ses mains +amollies essayaient en vain de saisir un point d'appui. + +--On n'avait pas dit que la maison tomberait..., murmura-t-il; la maison +avait l'air solide... Ce n'est pas de jeu! + +--Chaverny bat la campagne... + +--Chaverny menace ruine..., Chaverny perd plante... + +--Submergé, Chaverny... Chaverny disparu! + +Chaverny venait de glisser sous la table.--Un second hourra retentit. + +Le bossu triomphant leva le verre qu'on venait d'emplir pour le vaincu +et l'avala, debout sur la nappe.--Il était ferme comme un roc. + +La salle faillit crouler sous les applaudissements. + +--Qu'est-ce que cela? demanda le prince de Gonzague qui s'approcha. + +Ésope II sauta lestement à bas de la table. + +--Vous me l'avez donné, monseigneur, dit-il. + +--Où est Chaverny? fit encore Gonzague. + +Le bossu poussa du pied les jambes du petit marquis qui passaient. + +--Le voici! répondit-il. + +Gonzague fronça le sourcil et murmura: + +--Ivre mort!... c'est trop... Nous avions besoin de lui. + +--Pour les fiançailles, monseigneur? repartit le bossu qui chiffonna, ma +foi, son jabot en grand seigneur et salua en jetant son feutre sous +l'aisselle. + +--Oui, pour les fiançailles, répondit Gonzague. + +--Palsambleu! fit Ésope II d'un ton dégagé, un de perdu, un de +retrouvé... Tel que vous me voyez, monseigneur, je ne serais pas fâché +de m'établir et je m'offre à faire votre affaire. + +Un grand éclat de rire accueillit cette proposition inattendue. Gonzague +regardait attentivement le bossu qui s'était campé devant lui, tenant +toujours un vidrecome à la main. + +--Sais-tu ce qu'il faudrait faire pour remplacer celui qui est là? +demanda tout bas Gonzague en montrant Chaverny. + +--Oui, répondit le bossu; je sais ce qu'il faudrait faire. + +Et, te sens-tu de force...? commença le prince. + +Ésope II eut un sourire à la fois orgueilleux et cruel. + +--Vous ne me connaissez pas, monseigneur, dit-il; j'ai fait mieux que +cela! + + + + +XI + +--Fleurs d'Italie.-- + + +On entourait de nouveau la table. On avait recommencé à boire. + +--Bonne idée! disait-on à la ronde, marions le bossu au lieu de +Chaverny. + +--C'est bien plus amusant!... Le bossu fera un mari superbe! + +--Et la figure de Chaverny quand il va se réveiller veuf! + +Oriol fraternisait avec Amable Passepoil, sur l'ordre de mademoiselle +Nivelle qui avait pris ce débutant timide sous sa haute protection. On +n'avait plus de ces ridicules délicatesses: Cocardasse junior trinquait +avec tout le monde. + +Il trouvait cela tout simple et n'en était pas plus fier. Ici, comme +partout, Cocardasse junior se comportait avec une dignité au-dessus de +tout éloge. + +Apapur! le gros petit Oriol, ayant voulu le tutoyer, fut remis +sévèrement à sa place. + +Le prince de Gonzague et le bossu étaient un peu à l'écart. Le prince +considérait toujours le petit homme avec attention et semblait scruter +sa pensée secrète à travers le masque moqueur qui couvrait son visage. + +--Monseigneur, dit le bossu, quelles garanties vous faut-il? + +--Je veux savoir d'abord, répondit Gonzague, ce que tu as deviné. + +--Je n'ai rien deviné... J'étais là... J'ai entendu la parabole de la +pêche, l'histoire des fleurs et le panégyrique de l'Italie! + +Gonzague suivit de l'oeil son doigt pointu qui montrait la bergère où +les manteaux étaient encore amoncelés. + +--C'est juste, murmura-t-il, tu étais là... Pourquoi cette comédie? + +--Je voulais savoir... et je voulais réfléchir... Ce Chaverny n'était +point votre fait. + +--C'est vrai... J'avais un faible pour lui. + +--La faiblesse est toujours un tort, parce qu'elle fait naître toujours +un danger... Ce Chaverny dort maintenant... mais il s'éveillera... + +--Savoir!... murmura Gonzague. Mais laissons-là ce Chaverny... Que +dis-tu de la parabole de la pêche? + +--C'est joli... mais trop fort pour vos poltrons. + +--Et de l'histoire des fleurs? + +--Gracieux... mais toujours trop fort... ils ont eu peur! + +--Je ne te parle pas de ces messieurs, dit Gonzague; je les connais +mieux que toi... + +--Savoir! interrompit à son tour le bossu. + +Gonzague se prit à sourire en le regardant. + +--Réponds pour toi-même, continua-t-il. + +--Tout ce qui vient d'Italie me plaît, fit Ésope II; je n'ai jamais ouï +conter d'anecdote plus réjouissante que celle du comte Canozza à la +vigne de Spolète... mais je ne l'aurais pas dite à ces messieurs. + +--Tu te crois donc beaucoup plus fort que ces messieurs? demanda +Gonzague. + +Ésope II eut un sourire suffisant et ne daigna même pas répondre. + +--Eh bien! demanda de loin Navailles, est-ce arrangé le mariage? + +Un geste de Gonzague lui imposa silence. La Nivelle dit: + +--Ça doit avoir gros comme soi de bleues, cette petite espèce... Moi, je +l'épouserais! + +--Vous seriez madame Ésope II! fit Oriol piqué au vif. + +--Madame Jonas!... ajouta Nocé. + +--Bah! fit Nivelle qui montra du doigt Cocardasse junior, Plutus est le +roi des dieux... Voyez-vous bien ce bon garçon?... avec un peu de poudre +du Mississipi, je me chargerais d'en faire un courtisan! + +Cocardasse se rengorgea et dit à Passepoil qui fut jaloux: + +--La Pécaïre a le goût fin!... Elle en tient pour moi, capédébiou! + +--Qu'as-tu de plus que Chaverny? demandait en ce moment Gonzague. + +--Des précédents, répondit le bossu; j'ai déjà été marié. + +--Ah!... fit Gonzague dont le regard devint plus perçant. + +Ésope II se caressa le menton et ne baissa point les yeux. + +--J'ai été marié, répéta-t-il, et je suis veuf. + +--Ah!... fit encore Gonzague, en quoi cela te donne-t-il un avantage sur +Chaverny? + +La figure du bossu se rembrunit légèrement. + +--Ma femme était belle, prononça-t-il en baissant la voix; très-belle! + +--Et jeune? demanda Gonzague. + +--Toute jeune... son père était pauvre. + +--Je comprends... l'aimais-tu? + +--A la rage!... mais notre union fut courte. + +La figure du bossu devenait de plus en plus sombre. + +--Combien de temps dura votre ménage? interrompit Gonzague. + +--Deux nuits et un jour, répondit Ésope II. + +--Voilà qui est étrange!... explique-toi. + +Le petit homme eut un rire forcé. + +--Pourquoi m'expliquer, si vous me comprenez?... murmura-t-il. + +--Je ne te comprends pas, fit le prince. + +Le bossu baissa les yeux et sembla hésiter. + +--Après tout, dit-il, je me suis peut-être trompé... Vous n'aviez +peut-être besoin que d'un Chaverny! + +--Explique-toi, te dis-je! répéta impérieusement Gonzague. + +--Avez-vous expliqué l'histoire du comte Canozza?... + +Le prince lui mit la main sur l'épaule. + +--Après la première nuit, poursuivit le bossu, je lui donnai un jour +pour réfléchir et s'habituer à ma tournure... Elle ne put pas. + +--Et alors?... fit Gonzague, qui le considérait avidement. + +Le bossu saisit un verre sur un guéridon et se prit à regarder le prince +en face. Leurs yeux se choquèrent. Ceux du bossu exprimèrent tout à coup +une cruauté si implacable, que le prince murmura: + +--Si jeune... si belle... tu n'eus pas pitié? + +Le bossu, d'un mouvement convulsif, écrasa le verre sur un guéridon. + +--Je veux qu'on m'aime! dit-il avec un accent de véritable férocité; +tant pis pour celles qui ne peuvent pas! + +Gonzague resta un instant silencieux. Le bossu avait repris sa mine +froide et railleuse. + +--Holà! messieurs, s'écria tout à coup le prince qui poussa du pied +Chaverny endormi, qu'on emporte cet homme! + +La poitrine d'Ésope II se souleva. Il fit effort pour cacher son +triomphe. + +Navailles, Nocé, Choisy, tous les amis du petit marquis voulurent tenter +un dernier effort en sa faveur. Ils le secouèrent; ils l'appelèrent. +Taranne lui donna le fouet, Oriol lui jeta une carafe d'eau au +visage.--Ces dames eurent la charité de le pincer jusqu'au sang. + +Et tous criaient, ardents à la besogne: + +--Éveille-toi! Chaverny, éveille-toi! on te prend ta femme. + +--Et tu seras obligé de restituer la dot! ajouta Nivelle, toujours +occupée de pensées solides. + +--Chaverny! Chaverny! éveille-toi! + +Vains efforts! Cocardasse junior et Amable Passepoil, chargeant le +vaincu sur leurs épaules, l'emportèrent dans les ténèbres extérieures. + +Gonzague leur avait fait un signe.--Quand ils passèrent près d'Ésope II, +celui-ci dit tout bas: + +--Pas un cheveu de sa tête... sur votre vie! et la lettre à son adresse! + +Cocardasse et Passepoil sortirent avec leur fardeau. + +--Nous avons fait ce que nous avons pu, dit Navailles. + +--Nous avons été fidèles à l'amitié jusqu'au bout, ajouta Oriol. + +--Mais, en définitive, le mariage du bossu est bien plus drôle! décida +Nocé. + +--Marions le bossu! Marions le bossu! criaient ces dames. + +Ésope II sauta d'un bond sur la table. + +--Silence! fit-on de toutes parts, voici Jonas qui va prononcer un +discours. + +--Mesdames et messieurs, dit le bossu en gesticulant comme un avocat en +la grand'chambre; je suis touché jusqu'au fond de l'âme de l'intérêt +flatteur que vous daignez me témoigner... Certes, la conscience de mon +peu de mérite devrait me rendre muet... + +--Très-bien! fit Navailles;--il parle comme un livre! + +--Jonas, dit Nivelle, votre modestie fait encore mieux ressortir vos +talents. + +--Bravo, Ésope II! bravo! bravo! + +--Merci, mesdames! merci, messieurs! votre indulgence me donne du +courage. Je veux tâcher de m'en rendre digne, ainsi que des bontés de +l'illustre prince à qui je devrai ma compagne... + +--Très-bien!... Bravo, Ésope!... un peu plus de voix! + +--Quelques gestes de la main gauche! demanda Navailles. + +--Un couplet de circonstance! cria la Desbois. + +--Un pas de menuet!... une gigue sur la nappe! + +--Si tu n'es pas un ingrat, Jonas, dit Nocé d'un ton +pénétré,--déclame-nous la scène d'Achille et d'Agamemnon! + +--Mesdames et messieurs, répondit gravement Ésope II,--ce sont là des +vieilleries... je compte vous témoigner ma reconnaissance par quelque +chose de mieux... Je compte vous donner la comédie nouvelle... une +première représentation! + +--Les oeuvres de Jonas!... bravissimo!... Il a fait une comédie! + +--Mesdames et messieurs, je vais du moins la faire... Ce sera un +impromptu... Je prétends vous montrer comment l'art de la séduction, +plus fort que la nature elle-même... + +Pour le coup, les vitres du salon grincèrent. Une immense acclamation +s'éleva. + +--Il va nous donner une leçon! criait-on. + +--_L'art de plaire_, par Ésope II, dit Jonas! + +--Il a dans sa poche la ceinture de Vénus! + +--Les jeux, les ris, les grâces et le dard du jeune Cupidon! + +--Bravo! bossu!... Bossu, tu es superbe! + +Il salua à la ronde et acheva en souriant: + +--Qu'on m'amène ma jeune épouse et je ferai de mon mieux pour divertir +la société! + +--Je te fais engager à l'Opéra, si tu veux! s'écria Nivelle +enthousiasmée;--on manque de queues rouges! + +--La femme du bossu! vociféraient ces messieurs;--servez la femme du +bossu! + +En ce moment, la porte du boudoir s'ouvrit.--Gonzague réclama le +silence. + +Dona Cruz entra, soutenant Aurore chancelante et plus pâle qu'une +morte.--M. de Peyrolles suivait. + +Il y eut un long murmure d'admiration à la vue d'Aurore. Au premier +abord, ces messieurs oublièrent toute cette gaieté folle qu'ils venaient +de se promettre. + +Le bossu lui-même ne trouva point d'écho, lorsqu'il dit, le binocle à +l'oeil et d'un accent cynique: + +--Corbleu! ma femme est belle! + +Au fond de tous ces coeurs, plutôt engourdis que perdus, un sentiment +de compassion s'éveillait. + +Un instant, les femmes elles-mêmes eurent pitié, tant il y avait de +douleur profonde et de douce résignation sur cet adorable visage de +vierge! + +Gonzague fronça le sourcil en regardant son armée. Taranne, Montaubert, +Albret, les âmes damnées, eurent honte de leur émotion et dirent: + +--Est-il heureux, ce diable de bossu! + +C'était l'avis de frère Passepoil qui rentrait en compagnie de +Cocardasse, son noble ami. Mais ce premier mouvement de convoitise fit +place à l'étonnement quand il reconnut, ainsi que Cocardasse, les deux +jeunes filles de la rue du Chantre. + +La jeune fille que le Gascon avait vue au bras de Lagardère à Barcelone, +la jeune fille que frère Passepoil avait vue au bras de Lagardère à +Bruxelles. + +Ils n'étaient ni l'un ni l'autre dans le secret de la comédie: ce qui +allait se passer restait pour eux un mystère.--Mais ils savaient qu'il +allait se passer quelque chose d'étrange. + +Ils se touchèrent le coude. Le regard qu'ils échangèrent voulait dire: +Attention! + +Ils n'avaient pas besoin d'éprouver leurs rapières pour savoir qu'elles +ne tenaient point au fourreau. + +A un coup d'oeil que le bossu lui lança, Cocardasse répondit par un +léger signe de tête. + +--Eh donc! grommela t-il en s'adressant à Passepoil,--il veut savoir si +sa lettre est remise;--nous n'avions pas loin à courir. + +Dona Cruz cherchait des yeux Chaverny. + +--Peut-être que le prince a changé d'avis..., murmura-t-elle à +l'oreille de sa compagne;--je ne vois point M. le marquis. + +Aurore ne releva point ses paupières baissées. On la vit seulement +secouer la tête avec tristesse. + +Évidemment, elle n'espérait point de merci. + +Quand Gonzague se tourna vers elle, dona Cruz la prit par la main et la +fit avancer. + +Ce Gonzague était très-pâle bien qu'il affectât de sourire. + +Le bossu se tenait à ses côtés, faisant ce qu'il pouvait pour prendre +une pose galante et tortillant son jabot d'un air vainqueur. + +Les yeux de dona Cruz rencontrèrent les siens. Elle voulut mettre une +interrogation dans son regard. Le bossu demeura impassible. + +--Ma chère enfant, dit Gonzague dont la voix parut à tous légèrement +altérée,--mademoiselle de Nevers vous a-t-elle dit ce que nous attendons +de vous? + +Aurore répondit sans relever les yeux,--mais la tête haute et la voix +ferme: + +--C'est moi qui suis mademoiselle de Nevers. + +Le bossu tressaillit si violemment, que son émotion fut remarquée, au +milieu même de la surprise générale. + +--Palsambleu! s'écria-t-il en dominant aussitôt son trouble;--ma femme +est de bonne maison! + +--Sa femme! répéta dona Cruz. + +On chuchotait d'un bout à l'autre du salon. + +Les femmes n'avaient point pour cette nouvelle venue l'animadversion +jalouse qu'elles témoignaient naguère à la gitanita. Sur cette tête +candide et charmante dans sa fierté le nom de Nevers leur semblait à sa +place. + +Gonzague se tourna vers dona Cruz et lui dit avec colère: + +--Est-ce vous qui avez mis ce mensonge dans l'esprit de cette pauvre +enfant? + +--Ah! fit le bossu désappointé;--c'est donc un mensonge?... Tant pis!... +j'aurais aimé à m'allier avec la maison de Nevers. + +Quelques rires éclatèrent.--Mais il y avait un froid. + +Peyrolles était sombre comme un bedeau en deuil. + +--Ce n'est pas moi, répliqua dona Cruz que le courroux du prince +effrayait peu;--mais s'il était vrai?... + +Gonzague haussa les épaules avec dédain. + +--Où est M. le marquis de Chaverny? reprit la gitanita,--et que +signifient les paroles de cet homme? + +Elle montrait le bossu qui faisait bonne contenance au milieu du groupe +des courtisans. + +--Mademoiselle de Nevers, répondit Gonzague,--votre rôle en tout ceci +est fini... si vous êtes en humeur de déserter vos droits, je suis là, +Dieu, merci, pour les sauvegarder... Je suis votre tuteur... Ceux qui +nous entourent appartiennent tous au tribunal de famille qui s'est +rassemblé hier en mon hôtel... C'en est presque la majorité... Si +j'eusse écouté l'avis général, peut-être me serais-je montré moins +clément envers une imposture hardie, effrontée... mais j'ai jugé suivant +la bonté de mon coeur et les tranquilles habitudes de ma vie... Je +n'ai point voulu donner une portée tragique à des choses qui sont du +domaine de la comédie. + +Il s'arrêta.--Dona Cruz ne comprenait point: ces paroles étaient pour +elle de vains sons. + +Peut-être Aurore comprenait-elle mieux, car un sourire triste et amer +vint autour de ses lèvres. + +Gonzague promena son regard sur l'assemblée. Tous les yeux étaient +baissés, sauf ceux des femmes qui écoutaient curieusement et ceux du +bossu qui semblait attendre impatiemment la fin de cette homélie. + +--Je parle ainsi pour vous seule, mademoiselle de Nevers, reprit +Gonzague s'adressant toujours à dona Cruz,--car vous seule ici avez +besoin d'être persuadée... Mes honorables amis et conseils partagent mon +opinion; ma bouche exprime toute leur pensée. + +Nul ne protesta. Gonzague poursuivit: + +--Ce que j'ai dit précédemment sur mon dessein d'éloigner tout châtiment +trop sévère, vous explique la présence de nos belles amies... S'il +s'agissait d'une punition proportionnée à sa faute, elles ne seraient +point ici... + +--Mais quelle faute?... demanda Nivelle,--nous sommes sur le gril, +monseigneur! + +--Quelle faute? répéta Gonzague faisant mine de réprouver un mouvement +d'indignation;--c'est assurément une faute grave... la loi la qualifie +crime... que de s'introduire dans une famille illustre pour combler +frauduleusement le vide causé par l'absence ou par la mort... + +--Mais la pauvre Aurore n'a rien fait..., voulut s'écrier dona Cruz. + +--Silence! interrompit Gonzague;--il faut un maître et un frein à cette +belle coureuse d'aventures... Dieu m'est témoin que je ne lui veux point +de mal... Je dépense une notable somme pour dénouer gaiement son +Odyssée... je la marie... + +--A la bonne heure! fit Ésope II, voici la conclusion. + +--Et je lui dis, continua Gonzague en prenant la main du bossu: Voici un +honnête homme qui vous aime et qui aspire à l'honneur d'être votre +époux. + +--Mais vous m'avez trompée, monsieur! s'écria la gitanita rouge de +colère; mais ce n'est pas celui-là... Est-ce qu'il est possible de se +donner à un être pareil? + +--S'il a beaucoup de bleues..., pensa Nivelle entre haut et bas. + +--Pas flatteur!... pas flatteur du tout! murmura Ésope II; mais j'espère +que la jeune personne changera bientôt d'avis. + +--Vous! fit dona Cruz, je vous devine!... C'est vous qui emmêlez tous +les fils de cette intrigue... C'est vous, je le devine bien maintenant, +qui avez dénoncé la retraite d'Aurore... + +--Eh! eh!... fit le bossu d'un air content de lui-même; eh! eh! eh!... +j'en suis pardieu bien capable!... Monseigneur, cette jeune fille a le +défaut du bavardage... Elle a empêché ma femme de répondre... + +--Si c'était encore le marquis de Chaverny..., commença dona Cruz. + +--Laisse, petite soeur, dit Aurore de ce ton ferme et glacé qu'elle +avait pris dès l'abord; si c'était M. de Chaverny, je le refuserais +comme je refuse celui-ci. + +Le bossu ne parut point déconcerté le moins du monde. + +--Bel ange, dit-il, ce n'est pas votre dernier mot. + +La gitanita se mit entre lui et Aurore. Elle ne demandait pas mieux que +de se battre avec quelqu'un. + +M. de Gonzague avait repris son air insoucieux et hautain. + +--Point de réponse? fit le bossu en avançant d'un pas, le chapeau sous +le bras, la main au jabot. C'est que vous ne me connaissez pas, ma toute +belle!... Je suis capable de passer ma vie entière à vos genoux! + +--Quant à cela, c'est trop, fit la Nivelle. + +Les autres femmes écoutaient et attendaient. Il y a chez les femmes un +sens supérieur qui ressemble à la seconde vue; elles sentaient je ne +sais quel drame lugubre sous cette farce qui, malgré l'effort du bouffon +principal, se déroulait si péniblement. + +Ces messieurs, qui savaient à quoi s'en tenir, grimaçaient la gaieté. + +Mais la gaieté ne vient pas à bille nommée.--La gaieté rebelle tenait +rigueur. + +Quand le bossu parlait, sa voix aigre et grinçante agaçait les nerfs de +tous,--quand le bossu se taisait, le silence était sinistre. + +--Eh bien, messieurs! dit tout à coup Gonzague, pourquoi ne boit-on +plus? + +Les verres s'emplirent à bas bruit. Personne n'avait soif. + +--Écoutez-moi, belle enfant! disait cependant le bossu; je serai votre +petit mari... votre amant... votre esclave! + +--C'est un rêve affreux! fit dona Cruz; quant à moi, j'aimerais mieux +mourir! + +Gonzague frappa du pied; son regard menaça sa protégée. + +--Monseigneur, dit Aurore avec le calme du désespoir; ne prolongez point +ceci;--je sais que le chevalier Henri de Lagardère est mort... + +Pour la seconde fois, le bossu tressaillit comme s'il eût reçu un choc +soudain.--Il ne parla plus. + +Un silence profond régna dans le salon. + +--Mais qui donc vous a si bien instruite, mademoiselle? demanda Gonzague +avec une grave courtoisie. + +--Ne m'interrogez pas, monseigneur... Arrivons au dénoûment de ceci qui +est marqué d'avance. Je l'accepte... Je le désire. + +Gonzague sembla hésiter. Il ne s'attendait pas à ce qu'on lui demandât +le bouquet d'Italie.--La main d'Aurore avait fait un visible mouvement +vers les fleurs. + +Gonzague regardait cette fille toute jeune et si belle. + +--Préférez-vous un autre époux?... murmura-t-il en se penchant à son +oreille. + +--Vous m'avez fait dire, monseigneur, répondit Aurore, que si je +refusais, je serais libre. Je réclame l'accomplissement de votre parole. + +--Et vous savez...? commença Gonzague toujours à voix basse. + +--Je sais, interrompit Aurore qui releva enfin sur lui son regard de +sainte, et j'attends que vous m'offriez ces fleurs! + + + + +XII + +--La fascination.-- + + +Pour ne point comprendre ce que la situation avait de terrible, il n'y +avait là que dona Cruz et ces dames. + +Toute la partie mâle de l'assemblée, financiers et gentilshommes, +avaient le frisson dans les veines. + +Cocardasse et Passepoil avaient les yeux fixés sur le bossu comme deux +chiens tombés en arrêt. + +En présence de ces femmes étonnées, inquiètes, curieuses, en présence de +ces hommes, énervés par le dégoût, mais qui n'avaient point ce qu'il +fallait de force pour rompre leur chaîne, Aurore seule était calme. + +Aurore avait cette douce et radieuse beauté, cette tristesse profonde, +mais résignée, de la sainte qui subit son épreuve suprême sur cette +terre de deuil et qui déjà regarde le ciel. + +La main de Gonzague s'était tendue vers les fleurs, mais la main de +Gonzague retomba. + +Cette situation le prenait à l'improviste. Il s'était attendu à une +lutte quelconque, à la suite de laquelle ces fleurs données +ostensiblement à la jeune fille eussent scellé la complicité de ses +adhérents. + +Mais en face de cette belle et douce créature, la perversité de Gonzague +s'étonna. Ce qui restait de coeur au fond de sa poitrine se +souleva.--Le comte Canozza était un homme. + +Le bossu fixait sur lui son regard étincelant. + +Trois heures de nuit sonnèrent à la pendule. + +Au milieu du profond silence, une voix s'éleva derrière Gonzague. + +Il y avait là un coquin dont le coeur desséché ne pouvait plus battre. +M. de Peyrolles dit à son maître: + +--Le tribunal de famille se rassemble demain... + +Gonzague détourna la tête et murmura: + +--Fais ce que tu voudras. + +Peyrolles prit aussitôt le bouquet de fleurs dont Gonzague lui-même +avait révélé la destination. + +Dona Cruz, saisie d'une vague crainte, dit à l'oreille d'Aurore: + +--Que me parlais-tu de ces fleurs?.... + +--Mademoiselle, prononçait en ce moment Peyrolles, vous êtes libre... +Toutes ces dames ont un bouquet... Permettez que je vous offre... + +Il fit cela gauchement--son visage, à cette heure, suait l'infamie. + +Aurore, cependant, avança la main pour prendre les fleurs... + +--Capédébiou! fit Cocardasse qui s'essuya le front; il y a là quelque +diablerie. + +Dona Cruz, qui regardait Peyrolles avidement, s'élança d'instinct, mais +une autre main l'avait prévenue. + +Peyrolles, repoussé rudement, recula jusqu'à la cloison. Le bouquet +s'échappa de ses mains, et le bossu le foula aux pieds froidement. + +Toutes les poitrines furent déchargées d'un fardeau. + +--Qu'est-ce à dire? s'écria Peyrolles qui mit l'épée à la main. + +Gonzague regarda le bossu avec défiance. + +--Pas de fleurs! dit celui-ci; moi seul ai désormais le droit de faire +de ces cadeaux à ma fiancée... Que diable! vous voilà tous consternés +comme des gens qui ont vu tomber la foudre... Rien n'est tombé qu'un +bouquet de fleurs fanées... J'ai laissé aller les choses pour avoir tout +le mérite de la victoire... Rengainez, l'ami,... et vite! + +Il s'adressait à Peyrolles. + +--Monseigneur, reprit-il, ordonnez à ce chevalier de la triste figure de +ne point troubler nos plaisirs... Bonté du ciel! je vous admire!... vous +jetez comme cela le manche après la cognée... vous rompez les +négociations... Permettez-moi de ne pas renoncer si vite! + +--Il a raison! il a raison! s'écria-t-on de toutes parts. + +Chacun se raccrochait à ce moyen de sortir du noir.--La gaieté n'avait +pu prendre dans le salon de Gonzague cette nuit. + +Il va sans dire que Gonzague lui-même n'espérait rien de la tentative du +bossu. + +Cela lui donnait seulement quelques minutes pour réfléchir. C'était +précieux. + +--J'ai raison, pardieu! je le sais bien, poursuivit Ésope II; que vous +ai-je promis? Une leçon d'escrime amoureuse... Et vous agissez sans moi! +Et vous ne me laissez même pas dire un mot!... Cette jeune fille me +plaît; je la veux; je l'aurai! + +--A la bonne heure! fit Navailles; voilà qui est parler! + +--Voyons, dit le gros petit traitant, arrondissant avec soin sa phrase, +voyons si tu es aussi fort aux tournois d'amour qu'aux luttes bachiques! + +--Nous serons juges, ajouta Nocé; entame la bataille. + +Le bossu regarda Aurore, puis le cercle qui les entourait. + +Aurore, épuisée par le suprême effort qu'elle venait de faire, +s'affaissait entre les bras de dona Cruz. Cocardasse roula vers elle un +fauteuil. Aurore s'y laissa tomber. + +--Les apparences ne sont pas pour ce pauvre Ésope II! murmura Nocé. + +Comme Gonzague ne riait pas, on restait sérieux. + +Les femmes ne s'occupaient que d'Aurore, excepté Nivelle qui pensait: + +--J'ai idée que ce petit homme est un Crésus! + +--Monseigneur, dit le bossu, permettez-moi de vous adresser une +requête... Vous êtes trop haut placé assurément pour avoir voulu vous +jouer de moi... Si l'on dit à un homme: Courez! Il ne faut pas +commencer par lui lier les deux jambes... la première condition du +succès dans un assaut galant, c'est la solitude... Où vîtes-vous une +femme se rendre quand elle se voit entourée de regards curieux? Soyez +juste: c'est là l'impossible! + +--Il a raison! fit encore le choeur des convives. + +--Tout ce monde l'effraye, reprit Ésope II; moi-même, je perds une +partie de mes moyens, car, en amour, le tendre, le passionné, +l'entraînant est toujours tout près du ridicule... Comment trouver de +ces accents qui enivrent les faibles femmes en présence d'un auditoire +moqueur? + +Il était vraiment drôle, ce petit homme, prononçant son discours d'un +air avantageux et fat, le poing sur la hanche et la main au jabot. + +Sans le sinistre vent qui soufflait cette nuit dans la petite maison de +Gonzague, on aurait bien ri! + +On rit un peu. Navailles dit à Gonzague: + +--Accordez-lui sa requête, monseigneur. + +--Que demande-t-il? fit Gonzague toujours distrait et soucieux. + +--Qu'on nous laisse seuls, ma fiancée et moi; répondit le bossu; j'ai +quelques petits talents... je ne vous demande que cinq minutes pour +faire taire les répugnances de cette charmante enfant! + +--Cinq minutes! se récria-t-on; comme il y va!... On ne peut pas lui +refuser cela, monseigneur! + +Gonzague gardait le silence.--Le bossu s'approcha de lui tout à coup et +lui dit à l'oreille: + +--Monseigneur, on vous observe!... vous puniriez de mort celui qui vous +trahirait comme vous vous trahissez vous-même! + +--Merci, l'ami, répondit le prince qui changea de visage; l'avis est +bon... nous aurons décidément un gros compte à régler ensemble... et je +crois que tu seras grand seigneur avant de mourir!--Messieurs, +reprit-il, je songeais à vous... Nous avons gagné cette nuit une +terrible partie... Demain, suivant toute apparence, nous serons au bout +de nos peines... mais il ne faut pas échouer en entrant dans le port... +Pardonnez ma distraction et suivez-moi. + +Il s'était fait un visage riant. Toutes les physionomies s'éclairèrent. + +--N'allons pas trop loin, dirent ces dames; il faut jouir du coup +d'oeil! + +--Dans la galerie! opina Nocé; nous laisserons la porte entre-bâillée. + +--En besogne, Jonas!... Tu as le champ libre! + +--Surpasse-toi, bossu! Nous te donnons dix minutes au lieu de cinq!... +montre à la main! + +--Messieurs, dit Oriol, les paris sont ouverts. + +On jouait sur tout et à propos de tout.--Le cours des gageures fut coté +à un contre cent pour Ésope II, dit Jonas. + +En passant auprès de Cocardasse et de Passepoil, Gonzague leur dit: + +--Pour une bonne somme, retourneriez-vous bien en Espagne? + +--Nous ferions tout pour obéir à monseigneur, répliquèrent nos deux +braves. + +--Ne vous éloignez donc pas! fit le prince en se mêlant à la foule de +ses affidés. + +Cocardasse et Passepoil n'avaient garde. + +Quand tout le monde eut quitté le salon, le bossu se tourna vers la +porte de la galerie derrière laquelle on voyait une triple rangée de +têtes curieuses. + +--Bien! fit-il d'un air guilleret, très-bien!... comme cela vous ne me +gênez pas du tout... Ne pariez pas trop contre moi... et consultez vos +montres! J'oubliais une chose, s'interrompit-il en traversant le salon +pour se rapprocher de la galerie; où est monseigneur? + +--Ici, répondit Gonzague; qu'y a-t-il? + +--Avez-vous un notaire tout prêt? demanda le bossu avec un magnifique +sérieux. + +Pour le coup, personne n'y put tenir. Il y eut un franc éclat de gaieté +dans la galerie. + +--Rira bien qui rira le dernier! murmura Ésope II. + +Gonzague répliqua, non sans un mouvement d'impatience: + +--Fais vite, l'ami, et ne t'inquiète point... Il y a un notaire royal +dans ma chambre. + +Le bossu salua et revint vers les deux femmes groupées. + +Dona Cruz le regardait venir avec une sorte d'effroi. Aurore avait +toujours les yeux baissés. + +Le bossu vint se mettre à genoux devant le fauteuil d'Aurore. + +Gonzague, au lieu de regarder ce spectacle qui avait tant de succès +auprès de ses affidés, se promenait à l'écart au bras de Peyrolles. + +Ils allèrent s'accouder tout au bout de la galerie. + +--D'Espagne, disait Peyrolles, on peut revenir. + +--On meurt en Espagne comme à Paris, murmura Gonzague. + +Il reprit après un court silence: + +--Ici, l'occasion est manquée... Ces femmes devineraient... Dona Cruz +parlerait... + +--Chaverny?... commença M. de Peyrolles. + +--Celui-là sera muet, interrompit Gonzague. + +Ils échangèrent un regard dans l'ombre et Peyrolles ne demanda point +d'autre explication. + +--Il faut, poursuivit Gonzague,--qu'au sortir d'ici, elle soit libre... +absolument libre... jusqu'au détour de la rue... + +Peyrolles se pencha tout à coup en avant et prêta l'oreille. + +--C'est le guet qui passe, dit Gonzague. + +Un bruit d'armes se faisait au dehors. + +Mais ce bruit s'étouffa sous le grand murmure qui s'éleva tout à coup +dans la galerie. + +--C'est étonnant! s'écriait-on;--c'est prodigieux! + +--Avons-nous la berlue?... que diable lui dit-il? + +--Parbleu! fit Nivelle,--ce n'est pas difficile à deviner!... Il lui +fait le compte des actions qu'il a! + +--Mais voyez donc!... dit Navailles;--qui a parié cent contre un? + +--Personne, répondit Oriol;--Je ne gagerais seulement pas à cinquante... +fais-tu vingt-cinq. + +--Pas, s'il vous plaît!... Voyez donc! + +Le bossu était à genoux auprès du fauteuil d'Aurore. + +Dona Cruz voulut se mettre entre deux.--Le bossu l'écarta en disant: + +--Laissez... je ne lui ferai pas de mal. + +Il avait parlé bas. Sa voix était si étrangement changée que dona Cruz +s'écarta comme malgré elle et ouvrit de grands yeux. + +Au lieu des accents stridents et discords qu'on était accoutumé à +entendre sortir de cette bouche, c'était une voix mâle et douce, +harmonieuse et profonde. + +Cette voix prononça le nom d'Aurore. + +Dona Cruz sentit sa jeune compagne tressaillir faiblement entre ses +bras. + +Puis elle l'entendit murmurer: + +--Je rêve!... + +--Aurore!... répéta le bossu toujours à genoux. + +La jeune fille se couvrit la tête de ses mains. + +De grosses larmes coulèrent entre ses doigts qui tremblaient. + +Ceux qui regardaient dona Cruz par la porte entr'ouverte croyaient +assister à une sorte de fascination. + +Dona Cruz était debout, la tête rejetée en arrière, la bouche béante, +les yeux fixes. + +--Par le ciel! s'écria Navailles,--voilà qui tient du miracle. + +--Chut!... regardez!... l'autre semble attirée comme par un irrésistible +pouvoir. + +--Le bossu a un talisman... un charme... + +Nivelle seule donnait un nom au charme et au talisman... Cette jolie +fille, immuable en ses opinions, croyait au surnaturel pouvoir des +actions bleues. + +C'était vrai, ce que l'on disait derrière la porte,--Aurore se penchait, +comme malgré elle, vers la voix qui l'appelait. + +--Je rêve!... Je rêve!... balbutiait-elle parmi ses sanglots;--c'est +affreux... je sais qu'il n'est plus! + +--Aurore! répéta le bossu pour la troisième fois. + +Et comme dona Cruz allait ouvrir la bouche, il lui imposa silence d'un +geste impérieux. + +--Ne tournez pas la tête, reprit-il doucement en s'adressant à +mademoiselle de Nevers;--nous sommes ici au bord même de l'abîme... un +mouvement... un geste... tout est perdu! + +Dona Cruz fut obligée de s'asseoir auprès d'Aurore. Ses jambes +chancelaient. + +--Je donnerais vingt louis pour savoir ce qu'il leur dit! s'écria +Navailles. + +--Palsambleu! fit Oriol,--je commence à croire... Et cependant, il ne +lui a rien donné à boire. + +--Cent pistoles pour le bossu, au pair! proposa Nocé. + +Ésope II, dit Jonas, poursuivait: + +--Vous ne rêvez point, Aurore... votre coeur ne vous a point +trompée... C'est moi. + +--Vous!... murmura la jeune fille;--je n'ose ouvrir les yeux... Flor, ma +soeur... regarde! + +Dona Cruz la baisa au front pour lui dire plus bas et de plus près: + +--C'est lui! + +Aurore entr'ouvrit ses doigts et glissa un regard. Son coeur sauta +dans sa poitrine, mais elle parvint à étouffer son premier cri.--Elle +demeura immobile. + +--Les hommes qui ne croient pas au ciel, dit le bossu après avoir lancé +un coup d'oeil rapide vers la porte,--croient à l'enfer... Ils sont +faciles à tromper... pourvu qu'on feigne le mal... Obéissez, non pas à +votre coeur, Aurore, ma bien-aimée, mais à je ne sais quelle bizarre +attraction qui est, suivant eux, l'oeuvre du démon... Soyez comme +fascinée par cette main qui vous conjure... + +Il fit quelques passes au-dessus du front d'Aurore, laquelle se pencha +vers lui obéissante. + +--Elle y vient! s'écria Navailles stupéfait. + +--Elle y vient! répétèrent tous les convives. + +Et le gros Oriol s'élançant tout essoufflé, vers la balustrade: + +--Vous perdez le plus beau, monseigneur! s'écria-t-il;--du diable si +cela ne vaut pas la peine d'être vu! + +Gonzague se laissa entraîner vers la porte. + +--Chut!... chut!... ne les troublons pas! disait-on au moment où le +prince arrivait. + +On lui fit place.--Il demeura muet d'étonnement. + +Le bossu continuait ses passes. Aurore, entraînée et charmée, +s'inclinait de plus en plus vers lui. + +Le bossu avait eu raison. Ces hommes qui ne croyaient point en Dieu +avaient grande foi en ces billevesées qui venaient d'Italie: les +philtres, les charmes, les pouvoirs occultes, la magie. + +Gonzague murmura, Gonzague, l'esprit fort: + +--Cet homme possède un maléfice! + +Passepoil, qui était auprès de lui, se signa ostensiblement et +Cocardasse junior grommela: + +--Lou couquin a de la graisse de pendu!... apapur, cela se voit! + +--Ta main..., disait cependant le bossu;--lentement... bien lentement... +comme si une invincible puissance te forçait à me la donner malgré +toi... + +La main d'Aurore se détacha de son visage et descendit par un mouvement +automatique. + +Si les gens de la galerie avaient pu voir son adorable sourire! + +Ce qu'ils voyaient, c'était son sein agité, sa jolie tête renversée dans +les masses de ses cheveux. + +Ils regardaient maintenant le bossu avec une sorte d'épouvante. + +--Capédébiou! fit Cocardasse,--elle donne sa main, la pécaïre! + +Et tous répétèrent avec un ébahissement profond: + +--Il fait d'elle tout ce qu'il veut!... quel démon! + +--Apapur! ajouta Cocardasse en adressant un coup d'oeil à +Passepoil,--ces choses-là, il faut les voir pour y croire! + +--Quand je les vois, moi, dit M. de Peyrolles derrière Gonzague,--je n'y +crois point. + +--Eh! pardieu! protesta-t-on de toutes parts,--on ne peut pas nier +l'évidence pourtant! + +Peyrolles secoua la tête d'un air chagrin. + +--Ne négligeons rien, continuait le bossu, qui avait ses raisons sans +doute pour compter sur la simplicité de dona Cruz;--Gonzague et son âme +damnée sont là maintenant... Il s'agit de les tromper aussi... Quand ta +main va toucher la mienne, Aurore, il faut tressaillir et jeter autour +de toi un regard stupéfait... Bien! + +--J'ai joué cela dans _la Belle et la Bête_ à l'Opéra, dit Nivelle qui +haussa les épaules;--j'étais plus étonnée que cette petite... n'est-ce +pas, Oriol? + +--Vous étiez charmante, comme toujours, répondit le gros petit +financier;--mais quel choc la pauvre enfant a éprouvé quand leurs mains +se sont rencontrées! + +--Preuve qu'il y a antipathie et domination diabolique! prononça +gravement Taranne. + +Le baron de Batz, qui n'était pas un ignorant, dit: + +--Ia! andibadie! Ia! Ia!... Tôminazion tiapolique!... sacramente! + +--Maintenant, reprenait le bossu,--tourne-toi vers moi... tout d'une +pièce... lentement... lentement... + +Il se leva et la domina du regard. + +--Lève-toi, poursuivit-il,--comme un automate... Bien!... regarde-moi... +Fais un pas... et laisse toi tomber dans mes bras. + +Aurore obéit encore,--dona Cruz restait immobile comme une statue. + +Il y eut derrière la porte, qui s'ouvrit toute grande, un tonnerre +d'applaudissements. + +La charmante tête d'Aurore s'appuyait contre la poitrine d'Ésope II, dit +Jonas. + +--Juste cinq minutes! s'écria Navailles;--montre à la main! + +--Est ce qu'il a changé la jolie senorita en statue de sel? demanda +Nocé. + +Le flot des spectateurs envahissait le salon en tumulte. + +On entendit le petit rire sec du bossu qui disait en s'adressant à +Gonzague: + +--Monseigneur, ce n'est pas plus difficile que cela! + +--Monseigneur, disait de son côté Peyrolles,--il y a ici quelque chose +d'incompréhensible... ce drôle doit être un adroit jongleur. + +--As-tu peur qu'il ne t'escamote ta tête? demanda Gonzague. + +Puis se tournant vers Ésope II, dit Jonas, il ajouta: + +--Bravo! l'ami... nous donneras-tu ta recette? + +--Elle est à vendre, monseigneur, répliqua le bossu. + +--Et cela tiendra-t-il jusqu'au mariage? + +--Jusqu'au mariage, oui... mais pas au delà. + +--Combien le vends-tu, ton talisman, bossu? s'écria Oriol. + +--Presque rien... mais il faut pour s'en servir une denrée qui coûte +cher. + +--Quelle denrée? demanda encore le gros petit financier. + +--De l'esprit, répondit Ésope II.--Allez donc d'abord au marché, mon +gentilhomme. + +Oriol fit le plongeon dans la foule. On battit des mains. Choisy, Nocé, +Navailles entourèrent dona Cruz et l'interrogèrent avidement. + +--Qu'a-t-il dit?... Parlait-il latin?... Avait-il à la main quelque +fiole? + +--Il parlait hébreu! répondit la gitanita qui se remettait par degrés. + +--Et cette jolie fille le comprenait?... + +--Couramment... il a fourré sa main gauche dans son sein et en a tiré +quelque chose qui ressemblait... comment dirais-je? + +--A une corne de bouc? à un miroir magique? à un grimoire? + +--A une liasse d'actions plutôt? demanda Nivelle. + +--Cela ressemblait à un mouchoir de poche, repartit la gitanita qui +tourna le dos. + +--Pardieu! tu fais un homme précieux, l'ami, dit Gonzague qui lui mit la +main sur l'épaule;--je t'admire! + +--Pour un débutant, n'est-ce pas, monseigneur?... fit Ésope II avec un +sourire modeste. Mais, s'interrompit-il,--priez ces messieurs de se +reculer un peu... à distance!... à distance!... Qu'on n'aille pas me +l'effaroucher... j'ai eu assez de peine... Où est le notaire? + +--Qu'on fasse venir le notaire royal! ordonna M. de Gonzague. + + + FIN DU TOME CINQUIÈME. + + + + +TABLE DES CHAPITRES + +DU CINQUIÈME VOLUME. + + + Pages. + LE CONTRAT DE MARIAGE. + + (Suite.) + + II. Un coup de bourse sous la régence 5 + + III. Caprice de bossu 25 + + IV. Gascon et Normand 47 + + V. L'invitation 67 + + VI. Le salon et le boudoir 89 + + VII. Une place vide 111 + + VIII. Une pêche et un bouquet 129 + + IX. Le neuvième coup 147 + + X. Triomphe du bossu 165 + + XI. Fleurs d'Italie 183 + + XII. La fascination 203 + + +FIN DE LA TABLE. + + + * * * * * + + + Liste des modifications: + + page 10: «Ces actions bleues-là avaient» remplacé par «Ces actions + bleues avaient là» + page 15: «compacte» remplacé par «compact» (Mais le cercle avide + et compact) + page 21: «lacs» par «lacets» (retenus par les lacets de soie) + page 27: «brune» par «brume» (après la brume tombée.) + page 30: «soignement» par «soigneusement» (l'attacha soigneusement) + page 41: «un» par «une» (vingt sous pour faire une livre...) + page 68: «Tron de l'aër!» par «Tron de l'air!» + page 89: «quatres» par «quatre» (un des quatre styles helléniques) + page 90: «siamoisies» par «siamoises» (à renflures turques ou + siamoises) + page 103: «sûr» par «sûre» (je suis sûre qu'il n'est pas mort!) + page 112: «le trou de de la serrure» par «le trou de la serrure» + page 114: «coeur» par «choeur» (gronda le choeur des exécutants) + page 121: «Il» par «Ils» (Ils se croyaient) + page 125: «lontemps» par «longtemps» (depuis longtemps déjà je + nourris une pensée) + page 127: «vite» par« vide» (De laisser une place vide) + page 133: «tous» par «tout» (En tout cas je vous promets) + page 141: «suivriez» par «suivrez» (et vous me suivrez dans + l'adversité) + page 162: «mumura» par« murmura» (murmura la Nivelle) + : «Il» par «Ils» (Ils étaient là en face) + page 221: «amenda» par «demanda» (demanda Nivelle.) + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Le Bossu Volume 5, by Paul Féval + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE BOSSU VOLUME 5 *** + +***** This file should be named 34559-8.txt or 34559-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/4/5/5/34559/ + +Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by The +Internet Archive/Canadian Libraries) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Le Bossu Volume 5 + Aventures de cape et d'épée + +Author: Paul Féval + +Release Date: December 4, 2010 [EBook #34559] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE BOSSU VOLUME 5 *** + + + + +Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by The +Internet Archive/Canadian Libraries) + + + + + + +</pre> + + +<hr class="full" /> + +<p class="left"><a href="#note">Au lecteur</a></p> + +<h1>LE BOSSU.</h1> + +<hr class="tiny" /> + +<p class="center">Bruxelles.—Imp. de <span class="smcap">E. Guyot</span>, succ. de <span class="smcap">Stapleaux</span>,<br /> +rue de Schaerbeek, 12.</p> + +<hr class="tiny" /> + +<p class="center">COLLECTION HETZEL.</p> + +<hr class="tiny" /> + +<h1>LE BOSSU</h1> + +<h3>AVENTURES DE CAPE ET D'ÉPÉE</h3> + +<p class="center"><small>PAR</small></p> + +<h2>PAUL FÉVAL.</h2> + +<h2>5</h2> + +<hr class="tiny" /> + +<p class="center">Édition autorisée pour la Belgique et l'Étranger,<br /> +interdite pour la France.</p> + +<hr class="tiny" /> + +<div class="figcenter"> +<img src="images/title.png" alt="" title="" width="150" height="142" /></div> + +<p class="center"><b>LEIPZIG,</b></p> + +<p class="center"><b>ALPHONSE DÜRR, LIBRAIRE-ÉDITEUR.</b></p> + +<hr class="tiny" /> + +<p class="center"><b>1857</b></p> + +<hr class="small" /> + +<h6><a href="#table_des_chapitres">TABLE DES CHAPITRES <br />DU CINQUIÈME VOLUME</a></h6> + +<hr class="small" /> + +<h2>LE CONTRAT DE MARIAGE.</h2> + +<h2>(SUITE.)</h2> + +<h2><a name="ch1" id="ch1"></a>II</h2> + +<h3>—Un coup de bourse sous la régence.—</h3><p><span class="pagenum"><a name="Page_5" id="Page_5">5</a></span></p> + +<p>Le bossu était entré l'un des premiers à l'hôtel de Gonzague, et dès +l'ouverture des portes on l'avait vu arriver avec un petit +commissionnaire qui portait une chaise, un coffre, un oreiller et un +matelas.</p> + +<p>Le bossu meublait sa niche et voulait évidemment en faire son domicile, +comme il en avait le droit par son bail.</p> + +<p>Il avait, en effet, succédé aux droits de Médor, et Médor couchait dans +sa niche.</p> + +<p>Les locataires des cahutes du jardin de <span class="pagenum"><a name="Page_6" id="Page_6">6</a></span> Gonzague eussent voulu des +jours de vingt-quatre heures. Le temps manquait à leur appétit de +négoce. En route pour aller chez eux ou en revenir, ils agiotaient; ils +se réunissaient pour dîner afin d'agioter en mangeant. Les heures seules +du sommeil étaient perdues.</p> + +<p>N'est-il pas humiliant de penser que l'homme, esclave d'un besoin +matériel, ne peut agioter en dormant!</p> + +<p>La veine était à la hausse. La fête du Palais-Royal avait produit un +immense effet. Bien entendu, personne, parmi ce petit peuple de +spéculateurs, n'avait mis le pied à la fête; mais quelques-uns, perchés +sur les terrasses des maisons voisines, avaient pu entrevoir le ballet. +On ne parlait que du ballet. La fille du Mississipi, puisant à l'urne de +son respectable père de l'eau qui se changeait en pièces d'or, voilà une +fine et charmante allégorie, quelque chose de vraiment français et qui +pouvait faire pressentir à quelle hauteur s'élèverait dans les siècles +suivants le génie dramatique du peuple qui, né malin, créa le +vaudeville!</p> + +<p>Au souper, entre la poire et le fromage, on avait accordé une nouvelle +création d'actions. C'étaient les <i>petites-filles</i>. Elles avaient déjà +dix pour cent de prime avant d'être gravées. <span class="pagenum"><a name="Page_7" id="Page_7">7</a></span> Les <i>mères</i> étaient +blanches, les <i>filles</i> jaunes; les <i>petites-filles</i> devaient être +bleues: couleur du ciel, du lointain, de l'espoir et des rêves!</p> + +<p>Il y a, quoi qu'on en dise, une large et profonde poésie dans un +registre à souche!</p> + +<p>En général, les boutiques qui faisaient le coin des rues baraquées +étaient des débits de boissons dont les maîtres vendaient le ratafia +d'une main et jouaient de l'autre. On buvait beaucoup: cela met de +l'entrain dans les transactions.—A chaque instant, on voyait les +spéculateurs heureux porter rasade aux gardes-françaises, postés en +sentinelles aux avenues principales.</p> + +<p>Ces tours de faction étaient très-recherchés. Cela valait une campagne +aux Porcherons.</p> + +<p>Incessamment, des portefaix et voituriers à bras amenaient des masses de +marchandises qu'on entassait dans les cases ou au dehors, au beau milieu +de la voie. Les ports étaient payés un prix fou. Une seule chose, de nos +jours, peut donner l'idée du tarif de la rue Quincampoix, c'est le tarif +de San-Francisco, la ville du <i>golden-fever</i>, où les malades de cette +<i>fièvre d'or</i> payaient, dit-on, deux dollars pour faire cirer leurs +bottes.</p> + +<p>La rue Quincampoix avait du reste d'étonnants <span class="pagenum"><a name="Page_8" id="Page_8">8</a></span> rapports avec la +Californie. Notre siècle n'a rien inventé en fait d'extravagances.</p> + +<p>Ce n'était ni l'or ni l'argent, ce n'étaient pas non plus les +marchandises qu'on recherchait; la vogue était aux petits papiers. Les +blanches, les jaunes, les <i>mères</i>, les <i>filles</i>, enfin ces chers anges +qui allaient naître, les <i>petites-filles</i>, les bleues, ces tendres +actions dont le berceau s'entourait déjà de tant de sollicitudes! voilà +ce qu'on demandait de toutes parts, à grands cris, voilà ce qu'on +voulait, voilà ce qui véritablement excitait le délire de tous!</p> + +<p>Veuillez réfléchir: un louis vaut vingt-quatre francs aujourd'hui, +demain il vaudra encore vingt-quatre francs, tandis qu'une +<i>petite-fille</i> de mille livres qui, ce matin, ne vaut que cinq cents +pistoles, peut valoir deux mille écus demain soir.</p> + +<p>A bas la monnaie, lourde, vieille, immobile! vive le papier léger comme +l'air! le papier précieux, le papier magique qui accomplit, au fond même +du portefeuille, je ne sais quel travail d'alchimiste! Une statue à ce +bon M. Law! une statue haute comme le colosse de Rhodes!</p> + +<p>Ésope II, dit Jonas, est le bénéficiaire de cet engouement. Son dos, ce +pupitre commode dont lui avait fait cadeau la nature, ne chômait pas +<span class="pagenum"><a name="Page_9" id="Page_9">9</a></span> un seul instant. Les pièces de six livres et les pistoles tombaient +sans relâche dans sa sacoche de cuir.—Mais ce gain le laissait +impassible. C'était déjà un financier endurci.</p> + +<p>Il n'était point gai, ce matin; il avait l'air malade. A ceux qui +avaient la bonté de l'interroger à ce sujet, il répondait:</p> + +<p>—Je me suis un peu trop fatigué cette nuit.</p> + +<p>—Où cela, Jonas, mon ami?</p> + +<p>—Chez M. le régent qui m'avait invité à sa fête.</p> + +<p>On riait, on signait, on payait: c'était une bénédiction!</p> + +<p>Vers dix heures du matin, une acclamation immense, terrible, +foudroyante, fit trembler les vitres de l'hôtel de Gonzague. Le canon +qui annonce la naissance des fils du souverain ne fait pas à beaucoup +près autant de bruit que cela. On battait des mains, on hurlait, les +chapeaux volaient en l'air, la joie avait des éclats et des spasmes, des +trépignements et des défaillances.</p> + +<p>Les actions bleues, les <i>petites-filles</i>, avaient vu le jour! Elles +sortaient toutes fraîches, toutes vierges, toutes mignonnes, des presses +de l'imprimerie royale.</p> + +<p>N'y avait-il pas de quoi faire crouler la rue <span class="pagenum"><a name="Page_10" id="Page_10">10</a></span> Quincampoix? Les +<i>petites-filles</i>! les actions bleues! les dernières-nées, portant la +signature vénérable du sous-contrôleur Labastide!</p> + +<p>—A moi! dix de prime! quinze!</p> + +<p>—Vingt! à moi!... comptant, espèces!</p> + +<p>—Vingt-cinq payées en laine du Berry!...</p> + +<p>—En épices de l'Inde... en soie grége... en vins de Gascogne!</p> + +<p>—Ne foulez pas, mordieu, la mère!... Fi! à votre âge!...</p> + +<p>—Oh! le vilain qui malmène les femmes!... n'avez-vous pas de honte!</p> + +<p>—Gare! gare!... une partie de bouteilles de Rouen.</p> + +<p>—Gare! toiles de Quintin! plein la main... trente de prime!</p> + +<p>Cris de femmes bousculées, cris de petits hommes étouffés,—glapissement +de ténors,—grands murmures de basses-tailles.</p> + +<p>Horions échangés de bonne foi!</p> + +<p>Ces actions <ins class="correction" title="bleues-là avaient">bleues avaient là</ins> un succès tout à fait digne d'elles.</p> + +<p>Oriol et Montaubert descendirent les marches du perron de l'hôtel. Ils +venaient d'avoir leur entrevue avec Gonzague qui les avait gourmandés +d'importance. Ils étaient silencieux et tout penauds.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_11" id="Page_11">11</a></span></p> + +<p>—Ce n'est plus un protecteur, dit Montaubert en touchant le sol du +jardin.</p> + +<p>—C'est un maître! grommela Oriol, et qui nous mène là où nous ne +voulions point aller!... j'ai bien envie...</p> + +<p>—Et moi donc! interrompit Navailles.</p> + +<p>Un valet à la livrée du prince les aborda, et leur remit à chacun un +paquet cacheté.</p> + +<p>Ils rompirent le sceau. Les paquets contenaient chacun une liasse +d'actions bleues.</p> + +<p>Oriol et Montaubert se regardèrent.</p> + +<p>—Palsambleu! fit le gros petit financier déjà tout ragaillardi, en +caressant son jabot de dentelles, j'appelle ceci une attention délicate!</p> + +<p>—Il a des façons d'agir, répliqua Montaubert attendri, qui +n'appartiennent qu'à lui!</p> + +<p>On compta les <i>petites-filles</i> qui étaient en nombre raisonnable.</p> + +<p>—Mêlons! dit Montaubert.</p> + +<p>—Mêlons! accepta Oriol.</p> + +<p>Les scrupules étaient déjà loin. La gaieté revenait.</p> + +<p>Il y eut comme un écho derrière eux:</p> + +<p>—Mêlons! Mêlons!</p> + +<p>Toute la bande folle descendait le perron: Navailles, Taranne, Nocé, +Albret, Gironne et le reste. Chacun d'eux avait également trouvé, en +<span class="pagenum"><a name="Page_12" id="Page_12">12</a></span> arrivant, un chasse-remords et une consolation. Ils se formèrent en +groupe.</p> + +<p>—Messieurs, dit Albret, voici des croquants de marchands qui ont des +écus jusque dans leurs bottes... En nous associant, nous pouvons tenir +le marché aujourd'hui et faire un coup de partie...</p> + +<p>Ce ne fut qu'une voix:</p> + +<p>—Associons-nous! Associons-nous!</p> + +<p>—En suis-je? demanda une petite voix aigrelette, qui semblait sortir de +la poche du grand baron de Batz.</p> + +<p>On se retourna. Le bossu était là prêtant son dos à un marchand de +faïence qui donnait le fond de son magasin pour une douzaine de +chiffons, et qui était heureux.</p> + +<p>—Au diable! fit Navailles en reculant, je n'aime pas cette créature!</p> + +<p>—Va plus loin! ordonna brutalement Gironne.</p> + +<p>—Messieurs, je suis votre serviteur, repartit le bossu avec politesse; +j'ai loué une place et le jardin est à moi comme à vous.</p> + +<p>—Quand je pense, dit Oriol, que ce démon qui nous a tant intrigués +cette nuit, n'est qu'un méchant pupitre ambulant...</p> + +<p>—Pensant... écoutant... parlant..., prononça <span class="pagenum"><a name="Page_13" id="Page_13">13</a></span> le bossu en piquant +chacun de ces trois mots.</p> + +<p>Il salua, sourit et alla à ses affaires.</p> + +<p>Navailles le suivit du regard.</p> + +<p>—Hier, je n'avais pas peur de ce petit homme..., murmura-t-il.</p> + +<p>—C'est qu'hier, dit Montaubert à voix basse, nous pouvions encore +choisir notre chemin!</p> + +<p>—Ton idée, Albret, ton idée! s'écrièrent plusieurs voix.</p> + +<p>On se serra autour d'Albret qui parla pendant quelques minutes avec +vivacité.</p> + +<p>—C'est superbe! dit Gironne; je comprends.</p> + +<p>—C'est ziberpe! répéta le baron de Batz; ché gombrends... mais +egsbliguez-moi engore!</p> + +<p>—Eh! fit Nocé, c'est inutile!... à l'œuvre!... Il faut que dans une +heure la rafle soit faite!</p> + +<p>Ils se dispersèrent aussitôt. La moitié environ sortit par la cour et la +rue Saint-Magloire, pour se rendre rue Quincampoix par le grand tour. +Les autres allèrent seuls ou par petits groupes, causant çà et là +bonnement des affaires du temps.</p> + +<p>Au bout d'un quart d'heure, environ, Taranne et Choisy rentrèrent par la +porte qui donnait rue Quincampoix. Ils firent une percée à grands coups +de coude, et interpellant Oriol qui causait avec Gironne:</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_14" id="Page_14">14</a></span></p> + +<p>—Une fureur! s'écrièrent-ils,—une folie!... Elles font trente et +trente-cinq au cabaret de Venise... quarante et jusqu'à cinquante chez +Foulon... Dans une heure, elles feront cent... Achetez! achetez!</p> + +<p>Le bossu riait dans son coin.</p> + +<p>—On te donnera un os à ronger, petit, lui dit Nocé à l'oreille, sois +sage.</p> + +<p>—Merci, mon digne monsieur, répondit Ésope II humblement, c'est tout ce +qu'il me faut.</p> + +<p>Le bruit s'était cependant répandu en un clin d'œil que les bleues +allaient faire cent avant la fin de la journée. Les acheteurs se +présentaient en foule. Albret, qui avait toutes les actions de +l'association dans son portefeuille, vendit en masse à cinquante, au +comptant; il se fit fort en outre pour une quantité considérable à +livrer au même taux sur le coup de deux heures.</p> + +<p>Alors, débouchèrent, par la même porte donnant sur la rue Quincampoix, +Oriol et Montaubert, avec des visages de deux aunes.</p> + +<p>—Messieurs, dit Oriol à ceux qui lui demandaient pourquoi cet air +consterné, je ne crois pas qu'il faille volontiers répéter ces fatales +nouvelles... cela ferait baisser les fonds...</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_15" id="Page_15">15</a></span></p> + +<p>—Et quoi que nous en ayons, ajouta Montaubert avec un profond soupir, +la chose se fera toujours assez vite!</p> + +<p>—Manœuvre! manœuvre! cria un gros marchand qui avait ses poches +gonflées de <i>petites filles</i>.</p> + +<p>—La paix, Oriol! fit Montaubert, vous voyez à quoi vous nous exposez!</p> + +<p>Mais le cercle avide et <ins class="correction" title="compacte">compact</ins> de curieux se massait déjà autour d'eux.</p> + +<p>—Parlez, messieurs, dites ce que vous savez! s'écria-t-on; c'est un +devoir d'honnête homme!</p> + +<p>Oriol et Montaubert restèrent muets comme des poissons.</p> + +<p>—Ché fais fus le tire, moi, dit le baron de Batz qui arrivait, tépâcle! +tépâcle! tépâcle!</p> + +<p>—Débâcle? pourquoi?</p> + +<p>—Manœuvre, vous dit-on!</p> + +<p>—Silence, vous, le gros homme!... Pourquoi débâcle?</p> + +<p>—Ché sais bas! répondit gravement le baron; Zinguande bur zen te +paisse!</p> + +<p>—Cinquante pour cent de baisse!</p> + +<p>—En tix minides!</p> + +<p>—En dix minutes! mais c'est une dégringolade!</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_16" id="Page_16">16</a></span></p> + +<p>—Ia! c'est eine técrincolate!... ein tésasdre!.. eine banigue!...</p> + +<p>—Messieurs! messieurs! dit Montaubert, tout beau!... n'exagérons +rien!...</p> + +<p>—Vingt bleues, quinze de prime! criait-on déjà aux alentours.</p> + +<p>—Quinze bleues, quinze!... à dix de prime et du temps...</p> + +<p>—Vingt-cinq au pair!...</p> + +<p>—Messieurs, messieurs! c'est de la folie!... l'enlèvement du jeune roi +n'est pas encore un fait officiel...</p> + +<p>—Rien ne prouve, ajouta Oriol, que M. Law ait pris la fuite...</p> + +<p>—Et que M. le régent soit prisonnier au palais royal! acheva Montaubert +d'un air profondément désolé.</p> + +<p>Il y eut un silence de stupeur, puis une grande clameur, composée de +mille cris.</p> + +<p>—Le jeune roi enlevé! M. Law en fuite! Le régent prisonnier!</p> + +<p>—Trente actions à cinquante de perte!</p> + +<p>—Quatre-vingts bleues à soixante!</p> + +<p>—A cent!... à cent cinquante...</p> + +<p>—Messieurs! messieurs! faisait Oriol, ne vous pressez pas.</p> + +<p>—Moi, je vends toutes les miennes à trois <span class="pagenum"><a name="Page_17" id="Page_17">17</a></span> cents de perte! s'écria +Navailles qui n'en avait plus une seule, les prenez-vous?</p> + +<p>Oriol fit un geste d'énergique refus.</p> + +<p>Les bleues firent aussitôt quatre cents de perte.</p> + +<p>Montaubert continuait:</p> + +<p>—On ne surveillait pas assez les du Maine... ils avaient des +partisans... M. le chancelier d'Aguesseau était du coup, M. le cardinal +de Bissy, M. de Villeroy et le maréchal de Villars... ils ont eu de +l'argent par M. le prince de Cellamare... Judicaël de Malestroit, +marquis de Pontcallec, le plus riche gentilhomme de Bretagne, a pris le +jeune roi sur la route de Versailles et l'a emmené à Nantes... le roi +d'Espagne passe en ce moment les Pyrénées avec une armée de trois cent +mille hommes: c'est là un fait malheureusement avéré!</p> + +<p>Soixante bleues à cinq cents de perte! cria-t-on dans la foule toujours +croissante.</p> + +<p>—Messieurs, messieurs, ne vous pressez pas... il faut du temps pour +amener une armée des monts Pyrénéens jusqu'à Paris!... D'ailleurs, ce +sont des on dit... rien que des on dit!...</p> + +<p>—Tes on tit!... tes on tit!... répéta le baron de Batz; ch'ai engore +eine action... ché la tonne pur zing zents vrancs!... foilà!</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_18" id="Page_18">18</a></span></p> + +<p>Personne ne voulut de l'action du baron de Batz, et les offres +recommencèrent à grands cris.</p> + +<p>—Au pis aller, reprit Oriol, si M. Law n'était pas en fuite...</p> + +<p>—Mais, demanda-t-on, qui détient le régent prisonnier?</p> + +<p>—Bon Dieu! répondit Montaubert, vous m'en demandez plus que je n'en +sais, mes bonnes gens! moi je n'achète ni ne vends, Dieu merci!... M. le +duc de Bourbon était mécontent, à ce qu'il paraît... on parle aussi du +clergé pour l'affaire de la constitution... il y en a qui prétendent que +le czar est mêlé à tout cela et veut se faire proclamer roi de France.</p> + +<p>Ce fut un cri d'horreur. Le baron de Batz proposa son action pour cent +écus.</p> + +<p>A ce moment de panique universelle, Albret, Taranne, Gironne et Nocé qui +avaient les fonds sociaux firent un petit achat et furent signalés +aussitôt. On se les montrait au doigt comme une partie carrée d'idiots. +Ils achetaient! En un clin-d'œil, la foule les entoura, les assiégea, +les étouffa.</p> + +<p>—Ne leur dites pas vos nouvelles! fit-on à l'oreille d'Oriol et de +Montaubert.</p> + +<p>Le gros petit traitant avait grand'peine à s'empêcher de rire.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_19" id="Page_19">19</a></span></p> + +<p>—Les pauvres innocents! murmura-t-il.</p> + +<p>Puis il ajouta en s'adressant à la foule:</p> + +<p>—Je suis gentilhomme, mes amis; je vous ai dit mes nouvelles <i>gratis et +pro Deo</i>... faites-en ce que vous voudrez, je m'en lave les mains.</p> + +<p>Montaubert, poussant encore plus loin la complaisance, criait aux +innocents:</p> + +<p>—Achetez, mes amis, achetez; si ce sont de faux bruits, vous allez +faire une magnifique affaire.</p> + +<p>On signait deux à la fois sur le dos du bossu. Il recevait des deux +mains et ne voulait plus que de l'or. «Réaliser! réaliser!» c'était le +cri général.</p> + +<p>Ce qu'on appelait le pair pour les actions bleues ou <i>petites-filles</i>, +c'était 5,000 livres, taux de leur émission, bien que leur valeur +nominale ne fût que de mille livres. En vingt minutes, elles tombèrent à +quelques centaines de francs.</p> + +<p>Taranne et ses lieutenants firent rafle. Leurs portefeuilles se +gonflèrent comme le sac de cuir d'Ésope II, dit Jonas, lequel riait tout +tranquillement en prêtant son dos à ces fiévreuses transactions.</p> + +<p>Le tour était fait. Oriol et Montaubert disparurent.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_20" id="Page_20">20</a></span></p> + +<p>Bientôt, de toutes parts, des gens arrivèrent essoufflés:</p> + +<p>—M. Law est en son hôtel!</p> + +<p>—Le jeune roi est aux Tuileries!</p> + +<p>—Et M. le régent assiste présentement à son déjeuner!</p> + +<p>—Manœuvre! manœuvre! manœuvre!</p> + +<p>—Manèfre! manèfre! manèfre! répéta le baron de Batz indigné; ché fus +tisais pien qué z'édaient tes manèfres...</p> + +<p>Il y eut des gens qui se pendirent.</p> + +<p>Sur le coup de deux heures, Albret se présenta pour livrer ses actions +vendues au taux de cinq mille cinquante francs. Malgré les gens pendus +et ceux qui firent banqueroute en se bornant à s'arracher les cheveux, +Albret réalisa encore un fabuleux bénéfice.</p> + +<p>En signant le dossier transfert sur le dos du bossu, Albret lui glissa +une bourse dans la main. Le bossu cria:</p> + +<p>—Viens ça, la Baleine!</p> + +<p>L'ancien soldat aux gardes vint, parce qu'il avait vu la bourse. Le +bossu la lui jeta au nez.</p> + +<p>Ceux de nos lecteurs qui trouveront le stratagème d'Oriol, Montaubert et +compagnie par trop élémentaire, n'ont qu'à lire les notes de Cl. Berger +sur les mémoires secrets de l'abbé <span class="pagenum"><a name="Page_21" id="Page_21">21</a></span> de Choisy. Ils y verront des +manœuvres bien plus grossières, couronnées d'un plein succès.</p> + +<p>Le récit de ces coquineries amusait les ruelles. On faisait sa +réputation d'homme d'esprit en même temps que sa fortune en montant ces +audacieuses escroqueries.</p> + +<p>C'étaient de bons tours qui faisaient rire tout le monde, excepté les +pendus.</p> + +<p>Pendant que nos habiles étaient à partager le butin quelque part, M. le +prince de Gonzague et son fidèle Peyrolles descendirent le perron de +l'hôtel. Le suzerain venait rendre visite à ses vassaux. L'agio avait +repris avec fureur. On jouait sur nouveaux frais. D'autres nouvelles, +plus ou moins controuvées, circulaient. La maison d'or, un instant +étourdie par un spasme, avait pris le dessus et se portait bien.</p> + +<p>M. de Gonzague tenait à la main une large enveloppe à laquelle pendaient +trois sceaux, retenus par les <ins class="correction" title="lacs">lacets</ins> de soie. Quand le bossu aperçut cet +objet, ses yeux s'ouvrirent tout grands, tandis que le sang montait +violemment à son visage pâle.</p> + +<p>Il ne bougea point et continua son office. Mais son regard était cloué, +désormais sur Peyrolles et Gonzague.</p> + +<p>—Que fait la princesse? demanda celui-ci.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_22" id="Page_22">22</a></span></p> + +<p>La princesse n'a pu fermer l'œil de cette nuit, répondit le factotum; +sa camériste l'a entendue qui répétait: Si c'était pourtant la fille de +Nevers!</p> + +<p>—Vive Dieu! murmura Gonzague, en est-elle là déjà?... Si jamais elle +voyait cette belle fille, tout serait dit!</p> + +<p>—Il y a ressemblance? demanda Peyrolles.</p> + +<p>—Tu verras cela!... deux gouttes d'eau!... Te souviens-tu de Nevers?</p> + +<p>—Oui, répliqua Peyrolles; c'était un beau jeune homme!</p> + +<p>—Sa fille est belle comme un ange... le même regard... le même +sourire...</p> + +<p>—Est-ce qu'elle sourit déjà?</p> + +<p>—Elle est avec dona Cruz... elles se connaissent... Dona Cruz la +console... Cela m'a fait quelque chose de voir cette enfant-là!... Si +j'avais une fille comme elle, ami Peyrolles, je crois... Mais ce sont +des folies! s'interrompit-il; de quoi me repentirais-je? ai-je fait le +mal pour le mal?... J'ai mon but, j'y marche... S'il y a des +obstacles...</p> + +<p>—Tant pis pour les obstacles! murmura Peyrolles en riant.</p> + +<p>Gonzague passa le revers de sa main sur son front.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_23" id="Page_23">23</a></span></p> + +<p>Peyrolles toucha l'enveloppe scellée.</p> + +<p>—Monseigneur pense-t-il que nous ayons rencontré juste?</p> + +<p>—Il n'y a pas à en douter, répondit le prince; le cachet de Nevers et +le grand sceau de la chapelle paroissiale de Caylus-Tarrides.</p> + +<p>—Vous croyez que ce sont les pages arrachées au registre?</p> + +<p>—J'en suis sûr.</p> + +<p>—Monseigneur pourrait, du reste, vérifier le fait en ouvrant +l'enveloppe.</p> + +<p>—Y penses-tu! s'écria Gonzague, briser des cachets! de beaux cachets +intacts! Vive Dieu! chacun de ceux-ci vaut une douzaine de témoins... +nous briserons les sceaux, ami Peyrolles, quand il en sera temps, quand +nous représenterons au conseil de famille assemblé la véritable +héritière de Nevers...</p> + +<p>—La véritable?... répéta involontairement Peyrolles.</p> + +<p>—Celle qui doit être pour nous la véritable... et l'évidence sortira de +là tout d'une pièce!</p> + +<p>Peyrolles s'inclina. Le bossu regardait.</p> + +<p>—Mais, reprit le factotum; que ferons-nous de l'autre jeune fille, +monseigneur?</p> + +<p>—Damné bossu! s'écria l'agioteur qui signait <span class="pagenum"><a name="Page_24" id="Page_24">24</a></span> en ce moment sur le +dos de Jonas; pourquoi remues-tu comme cela?</p> + +<p>Le bossu, en effet, avait fait un mouvement involontaire pour se +rapprocher de Gonzague.</p> + +<p>Celui-ci réfléchissait.</p> + +<p>—J'ai songé à tout cela, dit-il en se parlant à lui-même; que ferais-tu +de cette jeune fille, toi, ami Peyrolles, si tu étais à ma place?</p> + +<p>Le factotum eut son équivoque et bas sourire.</p> + +<p>—Non... non..., murmura Gonzague; dis-moi quel est le plus perdu... le +plus ruiné de tous nos satellites?...</p> + +<p>—Chaverny, répondit Peyrolles sans hésiter.</p> + +<p>—Tiens-toi donc tranquille, bossu! fit un nouvel endosseur.</p> + +<p>—Chaverny! répéta Gonzague dont le visage s'éclaira; je l'aime, ce +garçon-là!... mais il me gêne... cela me débarrasserait de lui!</p> + +<hr class="tiny" /> + +<h2><a name="ch2" id="ch2"></a>III</h2> + +<h3>—Caprice de bossu.—</h3><p><span class="pagenum"><a name="Page_25" id="Page_25">25</a></span></p> + +<p>Nos heureux spéculateurs, Taranne, Albret et compagnie ayant fini leurs +partages, commençaient à se remontrer dans la foule. Ils avaient grandi +de deux ou trois coudées. On les regardait avec respect.</p> + +<p>—Où donc est-il, ce cher Chaverny? demanda Gonzague.</p> + +<p>Au moment où M. de Peyrolles allait répondre, un tumulte affreux se fit +dans la cohue. Tout le monde se précipita vers le perron où <span class="pagenum"><a name="Page_26" id="Page_26">26</a></span> des +gardes-françaises entraînaient un pauvre diable qu'ils avaient saisi aux +cheveux.</p> + +<p>—Fausse! disait-on, elle est fausse!</p> + +<p>—Et c'est une infamie!... falsifier le signe du crédit!</p> + +<p>—Profaner le symbole de la fortune publique!</p> + +<p>—Entraver les transactions! ruiner le commerce!</p> + +<p>—A l'eau! le faussaire! à l'eau! le misérable!</p> + +<p>Le gros petit traitant Oriol, Montaubert, Taranne et les autres criaient +comme des aigles. Avoir besoin d'être sans péché pour jeter la première +pierre, c'était bon du temps de Notre-Seigneur!</p> + +<p>On amena le pauvre malheureux terrifié, à demi mort, devant Gonzague. +Son crime était d'avoir passé au bleu une action blanche pour bénéficier +de la petite prime affectée temporairement aux titres à la mode.</p> + +<p>—Pitié! pitié! criait-il; je n'avais pas compris toute l'énormité de +mon crime!</p> + +<p>—Monseigneur! dit Peyrolles, on ne voit ici que des faussaires.</p> + +<p>—Monseigneur, ajouta Montaubert, il faut un exemple!</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_27" id="Page_27">27</a></span></p> + +<p>Et la foule:</p> + +<p>—Horreur! Infamie! Un faux! Ah! le scélérat! point de pardon!</p> + +<p>—Qu'on le jette dehors! décida Gonzague en détournant les yeux.</p> + +<p>La foule s'empara aussitôt du pauvre diable, en criant:</p> + +<p>—A la rivière! à la rivière!</p> + +<p>Il était cinq heures du soir. Le premier son de la cloche de fermeture +tinta dans la rue Quincampoix. Les terribles accidents qui chaque jour +se renouvelaient avaient déterminé l'autorité à défendre les +négociations des actions après la <ins class="correction" title="brune">brume</ins> tombée. C'était toujours à ce +dernier moment que le délire du jeu arrivait à son comble. Vous eussiez +dit une mêlée. On se prenait au collet, les clameurs se croisaient si +drues qu'on n'entendait plus qu'un seul et même hurlement.</p> + +<p>Dieu sait si le bossu avait de la besogne! mais son regard ne quittait +point M. de Gonzague.</p> + +<p>Il avait entendu ce nom de Chaverny.</p> + +<p>—On va fermer!... on ferme! criait la cohue. Dépêchons! dépêchons!</p> + +<p>Si Ésope II, dit Jonas, avait eu plusieurs douzaines de bosses, quelle +fortune!</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_28" id="Page_28">28</a></span></p> + +<p>—Que vouliez-vous me dire du marquis de Chaverny, monseigneur? demanda +Peyrolles.</p> + +<p>Gonzague était en train de rendre un signe de tête protecteur et hautain +au salut de ses affidés.</p> + +<p>Il avait réellement grandi depuis la veille, par rapport à ceux qui +s'étaient rapetissés.</p> + +<p>—Chaverny, répéta-t-il d'un air distrait; ah oui... Chaverny... +Fais-moi penser tout à l'heure qu'il faut que je parle à ce bossu.</p> + +<p>—Et la jeune fille? n'est-il pas dangereux de la laisser au pavillon?</p> + +<p>—Très-dangereux... Elle n'y restera pas longtemps... Pendant que j'y +songe, ami Peyrolles, nous soupons chez dona Cruz... une réunion +d'intimes... que tout soit prêt...</p> + +<p>Il ajouta quelques mots à son oreille. Peyrolles s'inclina et dit:</p> + +<p>—Monseigneur, il suffit.</p> + +<p>—Bossu! s'écria un endosseur mécontent, tu trépignes comme un petit +fou!... tu ne sais plus ton métier... Messieurs, il nous faudra +reprendre la Baleine!</p> + +<p>Peyrolles s'éloignait; M. de Gonzague le rappela.</p> + +<p>—Et trouvez-moi Chaverny! dit-il, mort ou vif, je veux Chaverny.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_29" id="Page_29">29</a></span></p> + +<p>Le bossu secoua son dos sur lequel on était en train de signer.</p> + +<p>—Je suis las, dit-il, voici la cloche, j'ai besoin de repos.</p> + +<p>La cloche tintait en effet et les concierges passaient en faisant sonner +leurs grosses clefs.</p> + +<p>Quelques minutes après, on n'entendait plus d'autre bruit que celui des +cadenas que l'on fermait. Chaque locataire avait sa serrure, et les +marchandises non vendues ou échangées restaient dans les loges. Les +gardiens pressaient vivement les retardataires.</p> + +<p>Nos spéculateurs associés, Navailles, Taranne, Oriol, etc., s'étaient +approchés de Gonzague qu'ils entouraient chapeau bas.</p> + +<p>Gonzague avait les yeux fixés sur le bossu qui, assis sur un pavé à la +porte de sa niche, n'avait point l'air de se disposer à sortir. Il +comptait paisiblement le contenu de son grand sac de cuir et avait, en +apparence du moins, beaucoup de plaisir à cette besogne.</p> + +<p>—Nous sommes venus ce matin savoir des nouvelles de votre santé, +monsieur mon cousin, dit Navailles.</p> + +<p>—Et nous avons été heureux, ajouta Nocé, d'apprendre que vous ne vous +étiez point trop ressenti des fatigues de la fête d'hier.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_30" id="Page_30">30</a></span></p> + +<p>—Il y a quelque chose qui fatigue plus que le plaisir, messieurs, +répondit Gonzague, c'est l'inquiétude.</p> + +<p>—Le fait est, dit Oriol qui voulait à tout prix placer son mot; le fait +est que l'inquiétude... moi, je suis comme cela... quand on est +inquiet...</p> + +<p>Ordinairement, Gonzague était bon prince et venait au secours de ses +courtisans qui se noyaient, mais cette fois, il laissa Oriol perdre +plante.</p> + +<p>Le bossu riait sur son pavé.</p> + +<p>Quand il eut achevé de compter son argent, il tordit le cou à son sac de +cuir et l'attacha <ins class="correction" title="soignement">soigneusement</ins> avec une corde.—Puis, il se disposa à +rentrer dans sa cabane.</p> + +<p>—Allons, Jonas! lui dit un gardien; est-ce que tu comptes coucher ici?</p> + +<p>—Oui, mon ami, répondit le bossu; j'ai apporté ce qu'il me faut pour +cela.</p> + +<p>Le gardien éclata de rire. Ces messieurs l'imitèrent, sauf le prince de +Gonzague qui garda son grand sérieux.</p> + +<p>—Voyons! voyons! fit le gardien; pas de plaisanteries, mon petit homme! +Déguerpissons... et vite!</p> + +<p>Le bossu lui ferma la porte au nez.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_31" id="Page_31">31</a></span></p> + +<p>Comme le gardien frappait à grands coups de pied dans la niche, le bossu +montra sa tête pâlotte au petit œil de bœuf qui était sous le +toit.</p> + +<p>—Justice! monseigneur! s'écria-t-il.</p> + +<p>—Justice! répétèrent joyeusement ces messieurs.</p> + +<p>—C'est dommage que Chaverny ne soit pas ici, ajouta Navailles; on +l'aurait chargé de rendre cette importante et grave sentence.</p> + +<p>Gonzague réclama le silence d'un geste:</p> + +<p>—Chacun doit sortir au son de cloche, dit-il, c'est le règlement.</p> + +<p>—Monseigneur, répliqua Ésope II dit Jonas du ton bref et précis d'un +avocat qui pose ses conclusions; je vous prie de vouloir bien considérer +que je ne suis pas dans la position de tout le monde... tout le monde +n'a pas loué la loge de votre chien...</p> + +<p>—Bien trouvé! crièrent les uns.</p> + +<p>Les autres dirent:</p> + +<p>—Que prouve cela?</p> + +<p>—Médor, répondit le bossu, avait-il coutume, oui ou non, de coucher +dans sa niche?</p> + +<p>—Bien trouvé! bien trouvé!</p> + +<p>—Si Médor avait, comme je puis le prouver, l'habitude de coucher dans +sa niche, moi qui <span class="pagenum"><a name="Page_32" id="Page_32">32</a></span> suis substitué, moyennant trente mille livres, +aux droits et priviléges de Médor, je prétends faire comme lui et je ne +sortirai d'ici que si on m'expulse par la violence.</p> + +<p>Gonzague sourit cette fois. Il exprima son approbation par un signe de +tête. Le gardien se retira.</p> + +<p>—Viens ça, dit le prince.</p> + +<p>Jonas sortit aussitôt de sa niche.</p> + +<p>Il s'approcha et salua en homme de bonne compagnie.</p> + +<p>—Pourquoi veux-tu demeurer là dedans? lui demanda Gonzague.</p> + +<p>—Parce que la place est sûre et que j'ai de l'argent.</p> + +<p>—Penses-tu avoir fait une bonne affaire avec ta niche?</p> + +<p>—Une affaire d'or, monseigneur... je le savais d'avance.</p> + +<p>Gonzague lui mit la main sur l'épaule.—Le bossu poussa un petit cri de +douleur.</p> + +<p>Cela lui était arrivé déjà cette nuit dans le vestibule des appartements +du régent.</p> + +<p>—Qu'as-tu donc? demanda le prince étonné.</p> + +<p>—Un souvenir de bal, monseigneur... une courbature.</p> + +<p>—Il a trop dansé, firent ces messieurs.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_33" id="Page_33">33</a></span></p> + +<p>Gonzague tourna vers eux son regard où il y avait du dédain.</p> + +<p>—Vous êtes disposés à vous moquer, messieurs, dit-il; moi aussi +peut-être... mais que nous aurions grand tort et que celui-ci pourrait +bien plutôt se moquer de nous...</p> + +<p>—Ah!... monseigneur!... fit Jonas modestement.</p> + +<p>—Je vous le dis comme je le pense, messieurs, reprit Gonzague, voici +votre maître...</p> + +<p>On avait bonne envie de se récrier.</p> + +<p>—Voici votre maître! répéta le prince. Il m'a été plus utile à lui tout +seul que vous tous ensemble... il nous avait promis M. de Lagardère au +bal du régent... nous avons eu M. de Lagardère!...</p> + +<p>—Si monseigneur eût bien voulu nous charger..., commença Oriol.</p> + +<p>—Messieurs, reprit Gonzague sans lui répondre, on ne fait pas marcher +comme on veut M. de Lagardère... je souhaite que nous n'ayons pas +bientôt à nous en convaincre de nouveau.</p> + +<p>Tous les regards interrogèrent.</p> + +<p>—Nous pouvons parler ici la bouche ouverte, dit Gonzague; je compte +m'attacher ce garçon-là... j'ai confiance en lui...</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_34" id="Page_34">34</a></span></p> + +<p>Le bossu se rengorgea fièrement à ce mot.—Le prince poursuivit:</p> + +<p>—J'ai confiance et je dirai devant lui, comme je le dirais devant vous, +messieurs: Si Lagardère n'est pas mort, nous sommes tous en danger de +périr!</p> + +<p>Il y eut un silence. Le bossu avait l'air le plus étonné de tous.</p> + +<p>—L'avez-vous donc laissé échapper? murmura-t-il.</p> + +<p>—Je ne sais... nos hommes tardent bien!... je suis inquiet... je +donnerais beaucoup pour savoir à quoi m'en tenir.</p> + +<p>Autour de lui, financiers et gentilshommes tâchaient de faire bonne +contenance. Il y en avait de braves: Navailles, Choisy, Nocé, Gironne, +Montaubert avaient fait leurs preuves.—Mais les trois traitants et +surtout Oriol étaient tout pâles.</p> + +<p>—Nous sommes, Dieu merci, assez nombreux et assez forts..., commença +Navailles.</p> + +<p>—Vous parlez sans savoir! interrompit Gonzague; je souhaite que +personne ici ne tremble plus que moi s'il nous faut enfin frapper un +grand coup.</p> + +<p>—De par Dieu! monseigneur! s'écria-t-on de toutes parts, nous sommes +tout à vous.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_35" id="Page_35">35</a></span></p> + +<p>—Messieurs, je le sais bien, répliqua le prince sèchement; je me suis +arrangé pour cela.</p> + +<p>S'il y eut des mécontents, on ne le vit point.</p> + +<p>—En attendant, reprit Gonzague, réglons le passé... L'ami, vous nous +avez rendu un grand service.</p> + +<p>—Qu'est-ce que cela, monseigneur?</p> + +<p>—Pas de modestie, je vous prie!... vous avez bien travaillé... demandez +votre salaire.</p> + +<p>Le bossu avait encore à la main son sac de cuir; il se prit à le +tortiller.</p> + +<p>—En vérité, balbutia-t-il, cela ne vaut pas la peine...</p> + +<p>—Tête-bleu! s'écria Gonzague. Tu veux donc nous demander une bien forte +récompense?</p> + +<p>Le bossu le regarda en face et ne répondit point.</p> + +<p>—Je te l'ai dit, continua le prince avec un commencement d'impatience; +je n'accepte rien pour rien, l'ami... Pour moi, tout service gratuit est +trop cher, car il cache une trahison... fais-toi payer, je le veux!</p> + +<p>—Allons, Jonas, mon ami! cria la bande; fais un souhait! Voici le roi +des génies!...</p> + +<p>—Puisque monseigneur l'exige, dit le bossu avec un embarras croissant; +mais comment faire cette demande à monseigneur...?</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_36" id="Page_36">36</a></span></p> + +<p>Il baissa les yeux, tortilla son sac et balbutia:</p> + +<p>—Monseigneur va se moquer, j'en suis sûr!...</p> + +<p>—Cent louis que notre ami Jonas est amoureux! s'écria Navailles.</p> + +<p>Il y eut un long éclat de rire, Gonzague et le bossu furent les seuls +qui ne prirent point part à cette gaieté.</p> + +<p>Gonzague était convaincu qu'il aurait encore besoin du bossu.</p> + +<p>Gonzague était avide, mais non pas avare. L'argent ne lui coûtait rien; +à l'occasion, il savait le répandre à pleines mains.</p> + +<p>En ce moment, il voulait deux choses: acquérir ce mystérieux instrument +et le connaître.—Or, il manœuvrait pour atteindre ce double but.</p> + +<p>Loin de le gêner, ses courtisans lui servaient à rendre plus évidente la +bienveillance qu'il montrait au petit homme.</p> + +<p>—Pourquoi ne serait-il pas amoureux? dit-il sérieusement; s'il est +amoureux et que cela dépende de moi, je jure qu'il sera heureux... il y +a des services qui ne se payent pas seulement avec de l'argent.</p> + +<p>—Monseigneur, prononça le bossu d'un ton pénétré; je vous remercie... +Amoureux, ambitieux, <span class="pagenum"><a name="Page_37" id="Page_37">37</a></span> curieux... sais-je quel nom donner à la +passion qui me tourmente?... Ces gens rient... ils ont raison: moi je +souffre.</p> + +<p>Gonzague lui tendit la main. Le bossu la baisa, mais ses lèvres +frémirent:</p> + +<p>Il poursuivit d'un ton si étrange, que nos roués perdirent leur gaieté:</p> + +<p>—Curieux, ambitieux, amoureux... qu'importe le nom du mal... la mort +est la mort, qu'elle vienne par la fièvre, par le poison, par l'épée.</p> + +<p>Il secoua tout à coup son épaisse chevelure, et son regard brilla.</p> + +<p>—L'homme est petit, dit-il, mais il remue le monde!... Avez-vous vu +parfois la mer, la grande mer en fureur? Avez-vous vu les vagues hautes +jeter follement leur écume à la face voilée du ciel?... Avez-vous +entendu cette voix rauque et profonde, plus profonde et plus rauque que +la voix du tonnerre lui-même... C'est immense, c'est immense!... Rien ne +résiste à cela, pas même le granit du rivage qui s'affaisse de temps en +temps, miné par la rude sape du flot... je vous le dis et vous le savez: +c'est immense!... Eh bien, il y a une planche qui flotte sur un gouffre, +une planche frêle qui tremble et gémit... sur la planche, qu'est-ce? Un +être plus frêle <span class="pagenum"><a name="Page_38" id="Page_38">38</a></span> encore qui paraît de loin plus chétif que l'oiseau +noir du large... et l'oiseau a ses ailes... un être... un homme... il ne +tremble pas... je ne sais quelle magique puissance est sous sa +faiblesse... elle vient du ciel... ou de l'enfer... l'homme a dit, ce +nain tout nu, sans serres, sans toison, sans ailes, l'homme a dit: Je +veux; l'océan est vaincu!...</p> + +<p>On écoutait—le bossu, pour tous ceux qui l'entouraient, changeait de +physionomie.</p> + +<p>—L'homme est petit, reprit-il, tout petit!... Avez-vous vu parfois la +flamboyante chevelure de l'incendie? le ciel de cuivre où monte la fumée +comme une coupole épaisse et lourde?... Il fait nuit, nuit noire... mais +les édifices lointains sortent de l'ombre à cette autre et terrible +aurore... les murs voisins regardent, tout pâles... La façade, avez-vous +vu cela? C'est plein de grandeur et cela donne le frisson; la façade, +ajourée comme une grille, montre ses fenêtres sans châssis, ses portes +sans vantaux, tout ouvertes comme des trous derrière lesquels est +l'enfer,—et qui semblent la double ou triple rangée de dents de ce +monstre qu'on appelle le feu!... Tout cela est grand aussi, furieux +comme la tempête, menaçant comme la mer. Il n'y a pas à lutter contre +cela, non! Cela réduit le marbre <span class="pagenum"><a name="Page_39" id="Page_39">39</a></span> en poussière, cela tord ou fond le +fer, cela fait des cendres avec le tronc géant des vieux chênes... Eh +bien! sur le mur incandescent qui fume et qui craque, parmi les flammes +dont la langue ondule et fouette, couchée par le vent complice, voici +une ombre, un objet noir, un insecte, un atome... c'est un homme... il +n'a pas peur du feu... pas plus du feu que de l'eau... il est le roi... +il dit: Je veux!... Le feu impuissant se dévore lui-même et meurt!</p> + +<p>Le bossu s'essuya le front. Il jeta un regard sournois autour de lui et +eut tout à coup ce petit rire sec et crépitant que nous lui connaissons.</p> + +<p>—Eh! eh! eh! eh!... fit-il tandis que son auditoire tressaillait; +jusqu'ici j'ai vécu une misérable vie... hé! hé! hé!... Je suis petit, +mais je suis homme!... Pourquoi ne serais-je pas amoureux, mes bons +maîtres? Pourquoi pas curieux? pourquoi pas ambitieux?... Je ne suis +plus jeune... Je n'ai jamais été jeune... Vous me trouvez laid, n'est-ce +pas?... J'étais plus laid encore autrefois... C'est le privilége de la +laideur: l'âge l'use comme la beauté... Vous perdez, je gagne... dans le +tombeau, nous serons tous pareils.</p> + +<p>Il ricana en regardant tour à tour chacun des affidés de Gonzague.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_40" id="Page_40">40</a></span></p> + +<p>—Quelque chose de pire que la laideur, reprit-il, c'est la pauvreté... +J'étais pauvre... je n'avais point de parents... je pense que mon père +et ma mère ont eu peur de moi le jour de ma naissance et qu'ils ont mis +mon berceau dehors... Quand j'ai ouvert les yeux, j'ai vu le ciel gris +sur ma tête, le ciel qui versait de l'eau froide sur mon pauvre petit +corps tremblotant... Quelle femme me donna son lait?... Je l'eusse +aimée... ne riez plus!... S'il est quelqu'un qui prie pour moi au ciel, +c'est elle... La première sensation dont je me souvienne, c'est la +douleur que donnent les coups... Ainsi appris-je que j'existais: par le +fouet qui déchira ma chair... Mon lit, c'était le pavé... Mon repas, +c'était ce que les chiens repus laissaient au coin de la borne... Bonne +école, messieurs, bonne école!... Si vous saviez comme je suis dur au +mal!... Le bien m'étonne et m'enivre comme la goutte de vin monte à la +tête de celui qui n'a jamais bu que de l'eau!</p> + +<p>—Tu dois haïr beaucoup, l'ami! murmura Gonzague.</p> + +<p>—Eh! eh!... beaucoup... oui, monseigneur... J'ai entendu çà et là des +heureux regretter leurs premières années... Moi, tout enfant, j'ai eu de +la colère dans le cœur... Savez-vous ce qui me <span class="pagenum"><a name="Page_41" id="Page_41">41</a></span> faisait jaloux? +C'était la joie d'autrui... Les autres étaient beaux, les autres avaient +des pères et des mères... Avaient-ils du moins pitié, les autres, de +celui qui était seul et brisé? Non... tant mieux! ce qui a fait mon âme, +ce qui l'a durcie, ce qui l'a trempée, c'est la raillerie et c'est le +mépris... Cela tue quelquefois... cela ne m'a pas tué... la méchanceté +m'a révélé ma force... une fois fort, ai-je été méchant?... Mes bons +maîtres... ceux qui furent mes ennemis ne sont plus là pour le dire!</p> + +<p>Il y avait quelque chose de si étrange et de tellement inattendu dans +ces paroles, que chacun faisait silence. Nos roués, saisis à +l'improviste, avaient perdu leurs sourires moqueurs. Gonzague écoutait, +attentif et surpris.</p> + +<p>L'effet produit ressemblait au froid que donne une vague menace.</p> + +<p>—Dès que j'ai été fort, poursuivit le bossu, une envie m'a pris: j'ai +voulu être riche... Pendant dix ans, peut-être plus, j'ai travaillé au +milieu des rires et des huées... le premier denier est difficile à +gagner, le second moins, le troisième vient tout seul... Il faut douze +deniers pour faire un sou tournois, vingt sous pour faire <ins class="correction" title="un">une</ins> livre... +J'ai sué du sang pour conquérir mon premier louis d'or... je l'ai +gardé... <span class="pagenum"><a name="Page_42" id="Page_42">42</a></span> Quand je suis las et découragé, je le contemple... Sa vue +ranime mon orgueil... c'est l'orgueil qui est la force de l'homme.</p> + +<p>Sou à sou, livre à livre, j'amassais. Je ne mangeais pas à ma faim; je +buvais mon content parce qu'il y a de l'eau gratis aux fontaines... +J'avais des haillons, je couchais sur la dure... Mon trésor +augmentait... J'amassais, j'amassais toujours!</p> + +<p>—Tu es donc avare! interrompit Gonzague avec empressement, comme s'il +eût eu intérêt ou plaisir à découvrir le côté faible de cet être +bizarre.</p> + +<p>Le bossu haussa les épaules.</p> + +<p>—Plût à Dieu! monseigneur! répondit-il; si seulement le ciel m'eût fait +avare! si seulement je pouvais aimer mes pauvres écus comme l'amant +adore sa maîtresse... c'est une passion, cela!... j'emploierais mon +existence à l'assouvir... Qu'est le bonheur, sinon un but dans la vie? +Un prétexte de s'efforcer et de vivre?... Mais n'est pas avare qui +veut... J'ai longtemps espéré que je deviendrais avare... je n'ai pas +pu... je ne suis pas avare!...</p> + +<p>Il poussa un gros soupir et croisa ses bras sur sa poitrine.</p> + +<p>—J'eus un jour de joie, continua-t-il, rien <span class="pagenum"><a name="Page_43" id="Page_43">43</a></span> qu'un jour... Je +venais de compter mon trésor... Je passai un jour tout entier à me +demander ce que j'en ferais... J'avais le double, le triple de ce que je +croyais... Je répétais dans mon ivresse: Je suis riche! je suis riche... +Je vais acheter le bonheur...</p> + +<p>Je regardai autour de moi... personne...</p> + +<p>Je pris un miroir. Des rides et des cheveux blancs déjà!</p> + +<p>Déjà!... N'était-ce pas hier qu'on me battait enfant?</p> + +<p>—Le miroir ment! me dis-je.</p> + +<p>Je brisai le miroir.—Une voix me dit:</p> + +<p>—Tu as bien fait! ainsi doit-on traiter les effrontés qui parlent franc +ici-bas!</p> + +<p>Et la même voix encore:</p> + +<p>—L'or est beau! l'or est jeune! Sème l'or, bossu! Vieillard, sème l'or! +Tu récolteras jeunesse et beauté.</p> + +<p>Qui parlait ainsi, monseigneur?... Je vis bien que j'étais fou.</p> + +<p>Je sortis. J'allai au hasard par les rues, cherchant un regard +bienveillant, un visage pour me sourire.</p> + +<p>—Bossu! bossu! disaient les hommes à qui je tendais la main.</p> + +<p>—Bossu! bossu! répétaient les femmes <span class="pagenum"><a name="Page_44" id="Page_44">44</a></span> vers qui s'élançait la pauvre +virginité de mon cœur.</p> + +<p>—Bossu! bossu! bossu!</p> + +<p>Et ils riaient. Ils mentent donc ceux qui disent que l'or est le roi du +monde!...</p> + +<p>—Il fallait le montrer, ton or! s'écria Navailles.</p> + +<p>Gonzague était tout pensif.</p> + +<p>—Je le montrai, reprit Ésope II dit Jonas; les mains se tendirent, non +point pour serrer la mienne, mais pour fouiller dans mes poches... je +voulais amener chez moi des amis, une maîtresse... je n'y attirai que +des voleurs!...</p> + +<p>Vous souriez encore... moi, je pleurai... je pleurai des larmes +sanglantes... mais je ne pleurai qu'une nuit. L'amitié, l'amour, +extravagances! à moi le plaisir! à moi la débauche! à moi tout ce qui du +moins se vend à tout le monde!...</p> + +<p>—L'ami, interrompit Gonzague avec froideur et fierté, saurai-je enfin +ce que vous voulez de moi?</p> + +<p>—J'y arrive, monseigneur, répliqua le bossu qui changea encore une fois +de ton; je sortis de nouveau de ma retraite, timide encore, mais +ardent... la passion de jouir s'allumait en moi: je devenais +philosophe... j'allai... j'errai... je me mis à la piste, flairant le +vent des carrefours <span class="pagenum"><a name="Page_45" id="Page_45">45</a></span> pour deviner d'où soufflait le vent de la +volupté inconnue...</p> + +<p>—Eh bien? fit Gonzague.</p> + +<p>—Prince, répondit le bossu en s'inclinant, le vent venait de chez vous!</p> + +<hr class="tiny" /> + +<h2><a name="ch3" id="ch3"></a>IV</h2> + +<h3>—Gascon et Normand.</h3><p><span class="pagenum"><a name="Page_47" id="Page_47">47</a></span></p> + +<p>Ceci fut dit d'un ton allègre et gai. Ce diable de bossu semblait avoir +le privilége de régler le diapason de l'humeur générale. Les roués qui +entouraient Gonzague et Gonzague lui-même, tout à l'heure si sérieux, se +prirent incontinent à rire.</p> + +<p>—Ah! ah! fit le prince, le vent soufflait de chez nous?</p> + +<p>—Oui, monseigneur... j'accourus... dès le seuil j'ai senti que j'étais +au bon endroit... je ne sais quel parfum a saisi mon cerveau... sans +<span class="pagenum"><a name="Page_48" id="Page_48">48</a></span> doute le parfum du noble et opulent plaisir... je me suis arrêté +pour savourer cela... cela enivre, monseigneur: j'aime cela.</p> + +<p>—Il n'est pas dégoûté, le seigneur Ésope! s'écria Navailles.</p> + +<p>—Quel connaisseur! fit Oriol.</p> + +<p>Le bossu le regarda en face.</p> + +<p>—Vous qui portez des fardeaux, la nuit, dit-il à voix basse, vous +comprendrez qu'on est capable de tout pour satisfaire un désir...</p> + +<p>Oriol pâlit. Montaubert s'écria:</p> + +<p>—Que veut-il dire?...</p> + +<p>—Expliquez-vous, l'ami! ordonna Gonzague.</p> + +<p>—Monseigneur, répliqua le bossu bonnement; l'explication ne sera pas +longue. Vous savez que j'ai eu l'honneur de quitter le Palais-Royal hier +en même temps que vous... J'ai vu deux gentilshommes attelés à une +civière; ce n'est pas la coutume: j'ai pensé qu'ils étaient bien payés +pour cela.</p> + +<p>—Et sait-il...? commença Oriol étourdiment:</p> + +<p>—Ce qu'il y avait dans la litière? interrompit le bossu, assurément... +il y avait un vieux seigneur ivre à qui j'ai prêté plus tard le secours +de mon bras pour regagner son hôtel.</p> + +<p>Gonzague baissa les yeux et changea de couleur. <span class="pagenum"><a name="Page_49" id="Page_49">49</a></span> Une expression de +stupeur profonde se répandit sur tous les visages.</p> + +<p>—Et savez-vous aussi ce qu'est devenu M. de Lagardère? demanda Gonzague +à voix basse.</p> + +<p>—Gauthier Gendry a bonne lame et bonne poigne, répondit le bossu; +j'étais tout près de lui quand il a frappé... le coup était bien donné, +j'y engage ma parole... ceux que vous avez envoyés à la découverte vous +apprendront le reste...</p> + +<p>—Ils tardent bien!...</p> + +<p>—Il faut le temps!... maître Cocardasse et frère Passepoil...</p> + +<p>—Vous les connaissez donc?... interrompit Gonzague abasourdi.</p> + +<p>—Monseigneur, je connais un peu tout le monde...</p> + +<p>—Palsambleu! l'ami!... Savez-vous que je n'aime pas beaucoup ceux qui +connaissent tant de monde et tant de choses!</p> + +<p>—Cela peut être dangereux, monseigneur, j'en conviens, repartit +paisiblement le bossu; mais cela peut servir aussi... Soyons juste... si +je n'avais pas connu M. de Lagardère...</p> + +<p>—Du diable si je me servirais de cet homme-là! murmura Navailles +derrière Gonzague.</p> + +<p>Il croyait n'avoir point été entendu, mais le bossu répondit:</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_50" id="Page_50">50</a></span></p> + +<p>—Vous auriez tort!</p> + +<p>Tout le monde, du reste, partageait l'opinion de Navailles.</p> + +<p>Gonzague hésitait. Le bossu poursuivit, comme s'il eût voulu jouer avec +son irrésolution:</p> + +<p>—Si l'on ne m'eût point interrompu, j'allais répondre d'avance à vos +soupçons... Quand je m'arrêtai au seuil de votre maison, monseigneur, +j'hésitais, moi aussi, je m'interrogeais, je doutais... C'était là le +paradis... le paradis que je voulais... non point celui de l'Église, +mais celui de Mahomet... toutes les délices réunies: les belles femmes +et le bon vin: les nymphes auréolées de fleurs, le nectar couronné de +mousse... Étais-je prêt à tout faire... tout... pour mériter l'entrée de +cet éden voluptueux?... pour abriter mon néant sous le pan de votre +manteau de prince?... Avant d'entrer, je me suis demandé cela. Et je +suis entré, monseigneur.</p> + +<p>—Parce que tu te sentais prêt à tout? interrogea Gonzague.</p> + +<p>—A tout! répondit le bossu résolûment.</p> + +<p>—Vive Dieu! quel furieux appétit de plaisirs et de noblesse!</p> + +<p>—Voici quarante ans que je rêve!... mes désirs couvent sous des cheveux +gris.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_51" id="Page_51">51</a></span></p> + +<p>—Écoute... la noblesse peut s'acheter... demande à Oriol.</p> + +<p>—Je ne veux point de la noblesse qui s'achète.</p> + +<p>—Demande à Oriol aussi ce que pèse un nom.</p> + +<p>Ésope II montra sa bosse d'un geste cynique:</p> + +<p>—Un nom pèse-t-il autant que cela?...</p> + +<p>Puis il reprit d'un accent plus sérieux:</p> + +<p>—Un nom... une bosse... deux fardeaux qui n'écrasent que les pauvres +d'esprit... je suis un trop petit personnage pour être comparé à un +financier d'importance comme M. Oriol... si son nom l'écrase, tant pis +pour lui!... ma bosse ne me gêne pas... le maréchal de Luxembourg est +bossu: l'ennemi a-t-il vu son dos à la bataille de Neerwinden? le héros +des comédies napolitaines, l'homme invincible à qui personne ne résiste, +Pulcinella est bossu par derrière et par devant... Tyrtée était boiteux +et bossu... bossu et boiteux était Vulcain, le forgeron de la foudre... +Ésope, dont vous me donnez le nom glorieux, avait sa bosse qui était la +sagesse... La bosse du géant Atlas était le monde... Sans placer la +mienne au même niveau que toutes ces illustres bosses, je dis qu'elle +vaut, au cours du jour, cinquante mille écus de rente... Que serais-je +sans elle? J'y tiens. Elle est d'or!</p> + +<p>—Il y a du moins de l'esprit dedans, l'ami, dit <span class="pagenum"><a name="Page_52" id="Page_52">52</a></span> Gonzague; je te +promets que tu seras gentilhomme.</p> + +<p>—Grand merci, monseigneur... quand cela?</p> + +<p>—Peste! fit-on, il est pressé!</p> + +<p>—Il faut le temps, dit Gonzague.</p> + +<p>—Ils ont dit vrai, répliqua le bossu; je suis pressé... Monseigneur, +excusez-moi... vous venez de me dire que vous n'aimiez pas les services +gratuits... cela me met à l'aise pour réclamer mon salaire tout de +suite.</p> + +<p>—Tout de suite! se récria le prince, mais c'est impossible!</p> + +<p>—Permettez! il ne s'agit plus de gentilhommerie!</p> + +<p>Il se rapprocha, et d'un ton insinuant:</p> + +<p>—Pas n'est besoin d'être gentilhomme pour s'asseoir... auprès de M. +Oriol par exemple... au petit souper de cette nuit.</p> + +<p>Tout le monde éclata de rire, excepté Oriol et le prince.</p> + +<p>—Tu sais aussi cela? dit ce dernier en fronçant le sourcil.</p> + +<p>—Deux mots entendus par hasard, monseigneur..., murmura le bossu avec +humilité.</p> + +<p>Les autres criaient déjà:</p> + +<p>—On soupe donc? on soupe donc?</p> + +<p>—Ah! prince! fit le bossu d'un ton pénétré; c'est le supplice de +Tantale que j'endure!... une <span class="pagenum"><a name="Page_53" id="Page_53">53</a></span> petite maison! mais je la devine, avec +ses issues dérobées, son jardin ombreux, ses boudoirs où le jour pénètre +plus doux à travers les draperies discrètes... il y a des peintures aux +plafonds: des nymphes et des Amours, des papillons et des roses... je +vois le salon doré! Je le vois, le salon des fêtes voluptueuses, tout +plein de baisers, tout plein de sourires... je vois les girandoles! +Elles m'éblouissent!...</p> + +<p>Il mit sa main au devant de ses yeux:</p> + +<p>—Je vois des fleurs; je respire leurs parfums... et qu'est-ce que cela +auprès du vin exquis débordant de la coupe, tandis qu'un essaim de +femmes adorables...</p> + +<p>—Il est ivre déjà, dit Navailles, avant même d'être invité.</p> + +<p>—C'est vrai, fit le bossu qui avait le front rouge et les yeux +flamboyants comme un satyre, je suis ivre.</p> + +<p>—Si monseigneur veut, glissa le gros Oriol à l'oreille de Gonzague, je +préviendrai mademoiselle Nivelle.</p> + +<p>—Elle est prévenue, répliqua le prince.</p> + +<p>Et comme s'il eût voulu exalter encore l'extravagant caprice du bossu:</p> + +<p>—Messieurs, ce n'est pas ici un souper comme les autres.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_54" id="Page_54">54</a></span></p> + +<p>—Qu'y aura-t-il donc?... aurons-nous le czar?</p> + +<p>—Devinez ce que nous aurons.</p> + +<p>—La comédie?... M. Law?... les singes de la foire Saint-Germain?</p> + +<p>—Mieux que cela, messieurs!... renoncez-vous?</p> + +<p>—Nous renonçons, répondirent-ils tous à la fois.</p> + +<p>—Il y aura une noce, dit Gonzague.</p> + +<p>Le bossu tressaillit, mais on mit cela sur le compte de sa bonne envie.</p> + +<p>—Une noce! répéta-t-il en effet, les mains jointes et les yeux tournés; +une noce à la fin d'un petit souper!</p> + +<p>—Une noce réelle, reprit Gonzague, un vrai mariage en grande cérémonie.</p> + +<p>—Et qui marie-t-on? fit l'assemblée d'une seule voix.</p> + +<p>Le bossu retenait son souffle. Au moment où Gonzague allait répondre, +Peyrolles parut sur le perron et s'écria:</p> + +<p>—Vivat! vivat! voici enfin nos hommes!</p> + +<p>Cocardasse et Passepoil étaient derrière lui, portant sur leurs visages +cette fierté calme qui va bien aux hommes utiles.</p> + +<p>—L'ami, dit Gonzague au bossu; nous n'avons pas fini tous deux... ne +vous éloignez pas.</p> + +<p>—Je reste aux ordres de monseigneur, répondit <span class="pagenum"><a name="Page_55" id="Page_55">55</a></span> Ésope II qui se +dirigea vers sa niche.</p> + +<p>Il songeait. Sa tête travaillait. Quand il eut franchi le seuil de sa +niche et fermé la porte, il se laissa choir sur son matelas.</p> + +<p>—Un mariage, murmura-t-il, un scandale... mais ce ne peut être une +inutile parodie... cet homme ne fait rien sans but... qu'y a-t-il sous +cette profanation?... Sa trame m'échappe... et le temps presse...</p> + +<p>Sa tête disparut entre ses mains crispées.</p> + +<p>—Oh! qu'il le veuille ou non, reprit-il avec une étrange énergie, je +jure Dieu que je serai du souper!</p> + +<p>—Eh bien! eh bien! quelles nouvelles? criaient nos courtisans curieux.</p> + +<p>Les histoires de Lagardère commençaient à les intéresser +personnellement.</p> + +<p>—Ces deux braves ne veulent parler qu'à monseigneur, répondit +Peyrolles.</p> + +<p>Cocardasse et Passepoil, reposés par une bonne journée de sommeil sur la +table du cabaret de Venise, étaient frais comme des roses. Ils passèrent +fièrement à travers les rangs des roués de bas ordre et vinrent droit à +Gonzague qu'ils saluèrent avec la dignité folâtre de véritables maîtres +en fait d'armes.</p> + +<p>—Voyons, dit le prince, parlez vite.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_56" id="Page_56">56</a></span></p> + +<p>Cocardasse et Passepoil se tournèrent l'un vers l'autre.</p> + +<p>—A toi, mon noble ami, dit le Normand.</p> + +<p>—Je n'en ferai rien, mon bon, répliqua le Gascon, à toi.</p> + +<p>—Palsambleu, s'écria Gonzague, allez-vous nous tenir en suspens!</p> + +<p>Ils commencèrent alors tous deux à la fois, d'une voix haute et avec +volubilité.</p> + +<p>—Monseigneur, pour mériter l'honorable confiance...</p> + +<p>—La paix! fit le prince étourdi, parlez chacun à votre tour!</p> + +<p>Nouveau combat de politesse. Enfin Passepoil reprit:</p> + +<p>—Comme étant le plus jeune et le moins élevé en grade, j'obéis à mon +noble ami et je prends la parole... J'ai rempli ma mission avec bonheur, +je commence par le dire... si j'ai été plus heureux que mon noble ami, +cela ne dépend point de mon mérite...</p> + +<p>Cocardasse souriait d'un air fier et caressait son énorme moustache.</p> + +<p>Nous n'avons point oublié qu'il y avait défi de mensonge entre ces deux +aimables coquins.</p> + +<p>Avant de les voir lutter d'éloquence comme les Arcadiens de Virgile, +nous devons dire qu'ils <span class="pagenum"><a name="Page_57" id="Page_57">57</a></span> n'étaient point sans inquiétude. En sortant +du cabaret de Venise, ils s'étaient rendus pour la seconde fois à la +maison de la rue du Chantre.</p> + +<p>Point de nouvelles de Lagardère.</p> + +<p>Qu'était-il devenu? Cocardasse et Passepoil étaient à ce sujet dans la +plus complète ignorance.</p> + +<p>—Soyez bref! ordonna Gonzague.</p> + +<p>—Concis et précis! ajouta Navailles.</p> + +<p>—Voici la chose en deux mots, dit frère Passepoil; la vérité n'est +jamais longue à exprimer... et ceux qui vont chercher midi à quatorze +heures, c'est pour enjôler le monde... tel est mon avis... Si je pense +ainsi, c'est que j'en ai sujet. L'expérience... mais ne nous +embrouillons pas. Je suis donc sorti ce matin avec les ordres de +monseigneur... mon noble ami et moi, nous nous sommes dit: Deux chances +valent mieux qu'une, suivons chacun notre piste... En conséquence de +quoi nous nous sommes séparés devant le marché des Innocents... Ce qu'a +fait mon noble ami, je l'ignore... Moi, je me suis rendu au Palais Royal +où les ouvriers enlevaient déjà les décors de la fête. On ne parlait là +que d'une chose. On avait trouvé une mare de sang entre la tente +indienne et la petite loge du jardinier-concierge, maître le Bréant... +Voilà donc qui est bon: j'étais sûr qu'un coup d'épée avait été donné... +Je suis allé <span class="pagenum"><a name="Page_58" id="Page_58">58</a></span> inspecter la mare de sang qui m'a paru raisonnable... +Puis j'ai suivi une trace... ah! ah! il faut des yeux pour cela!... +depuis la tente indienne jusqu'à la rue Saint-Honoré, en passant par le +vestibule du pavillon de M. le régent... les valets me demandaient: +L'ami, qu'as-tu perdu?... Le portrait de ma maîtresse, répondais-je, et +ils riaient comme de plats coquins qu'ils sont... si j'avais fait faire +le portrait de toutes mes maîtresses, jarnicoton! je payerais un fier +loyer pour avoir où les mettre.</p> + +<p>—Abrége! fit Gonzague.</p> + +<p>—Monseigneur, je fais de mon mieux... Voilà donc qui est bon... Dans la +rue Saint-Honoré il passe tant de chevaux et de carrosses que la trace +était effacée... je poussai droit à l'eau.</p> + +<p>—Par où? interrompit le prince.</p> + +<p>—Par la rue de l'Oratoire, répondit Passepoil.</p> + +<p>Gonzague et ses affidés échangèrent un regard. Si Passepoil eût parlé de +la rue Pierre-Lescot, la folle aventure d'Oriol et de Montaubert étant +désormais connue, il aurait perdu du coup toute créance.</p> + +<p>Mais Lagardère avait bien pu descendre par la rue de l'Oratoire.</p> + +<p>Frère Passepoil reprit ingénument:</p> + +<p>—Je vous parle comme à mon confesseur, <span class="pagenum"><a name="Page_59" id="Page_59">59</a></span> illustre prince... Les +traces recommençaient rue de l'Oratoire, et je les ai pu suivre jusqu'à +la rive du fleuve... Là, plus rien... cependant, il y avait des +mariniers qui causaient... je me suis approché... l'un deux qui avait +l'accent picard disait: Ils étaient trois; le gentilhomme était blessé; +après lui avoir coupé sa bourse, ils l'ont jeté du haut de la berge du +Louvre. Mes maîtres, ai-je demandé, s'il vous plaît, l'avez-vous vu ce +gentilhomme?... à quoi ils n'ont voulu répondre, pensant d'abord que +j'étais une mouche de M. le lieutenant. Mais j'ai ajouté: Je suis de la +maison de ce gentilhomme, qui se nomme de Saint-Saurin, natif de Brie, +et bon chrétien. Dieu ait son âme! ont-ils fait alors: nous l'avons +vu...—Comment était-il costumé, mes vrais amis?—Il avait un masque +noir sur la figure, et sur le corps un pourpoint de satin blanc.</p> + +<p>Il y eut un murmure. On échangea des signes. Gonzague secoua la tête +d'un air approbatif.</p> + +<p>Maître Cocardasse junior conservait seul son sourire sceptique.</p> + +<p>Il se disait:</p> + +<p>—La caillou est un fin normand, sandiéou!... mais apapur! apapur! notre +tour va venir!</p> + +<p>—Voilà donc qui est bon! poursuivit Passepoil, <span class="pagenum"><a name="Page_60" id="Page_60">60</a></span> encouragé par le +succès de son conte; si je ne m'exprime pas comme un homme de plume: mon +métier est de tenir l'épée... et puis la présence de monseigneur +m'intimide: je suis trop franc pour le cacher... mais enfin, la vérité +est la vérité... fais ton devoir et moque-toi du qu'en dira-t-on!... Je +descends le long du Louvre, je passe entre la rivière et les Tuileries +jusqu'à la porte de la Conférence... Je suis le cours la Reine, la route +de Billy, le halage de Passy; je passe devant le Point-du-Jour et devant +Sèvres... j'avais mon idée, vous allez voir... J'arrivai au pont de +Saint-Cloud...</p> + +<p>—Les filets!... murmura Oriol.</p> + +<p>—Les filets! répéta Passepoil en clignant de l'œil; monsieur a mis +le doigt dessus.</p> + +<p>—Pas mal! pas mal! se disait maître Cocardasse; nous finirons par faire +quelque chose de c'ta couquin de Passepoil!</p> + +<p>—Et qu'as-tu trouvé dans les filets? demanda Gonzague qui fronça le +sourcil d'un air de doute.</p> + +<p>Frère Passepoil déboutonna son justaucorps.—Cocardasse ouvrait de +grands yeux.—Il ne s'attendait pas à cela.</p> + +<p>Ce que Passepoil tira de son justaucorps, ce n'était pas dans les filets +de Saint-Cloud qu'il <span class="pagenum"><a name="Page_61" id="Page_61">61</a></span> l'avait trouvé. Il n'avait jamais vu les +filets de Saint-Cloud. Alors, comme aujourd'hui, les filets de +Saint-Cloud étaient peut-être une erreur populaire.</p> + +<p>Ce que Passepoil tira de son pourpoint, il l'avait trouvé dans +l'appartement particulier de Lagardère, lors de sa première visite, le +matin de ce jour. Il avait pris cela sans aucun dessein arrêté, +uniquement par la bonne habitude qu'il avait de ne rien laisser traîner.</p> + +<p>Cocardasse ne s'en était seulement pas aperçu.</p> + +<p>Ce n'était rien moins que le pourpoint de satin blanc, porté par +Lagardère au bal du régent.</p> + +<p>Passepoil l'avait trempé dans un seau d'eau, au cabaret de Venise.</p> + +<p>Il le tendit au prince de Gonzague, qui recula avec un mouvement +d'horreur.</p> + +<p>Chacun éprouva quelque chose de ce sentiment, car on reconnaissait +parfaitement la dépouille de Lagardère.</p> + +<p>—Monseigneur, dit Passepoil avec modestie,—le cadavre était trop +lourd;—je n'ai rapporté que cela!...</p> + +<p>—Ah! Capédébiou! pensa Cocardasse, je n'ai qu'à bien me tenir!</p> + +<p>—Et tu as vu le cadavre? demanda M. de Peyrolles.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_62" id="Page_62">62</a></span></p> + +<p>—Je vous prie, répondit frère Passepoil en se redressant, quels +troupeaux avons-nous gardés ensemble?... Je ne vous tutoie point... +mettez de côté cette familiarité malséante... sauf le bon plaisir de +monseigneur.</p> + +<p>—Réponds à la question, dit Gonzague.</p> + +<p>—L'eau est trouble et profonde, répliqua Passepoil; à Dieu ne plaise +que j'affirme un fait quand je n'ai point une complète certitude.</p> + +<p>—Eh donc! s'écria Cocardasse, je t'attendais là!... Si mon cousin avait +menti, sandiéou! je ne l'aurais revu de ma vie.</p> + +<p>Il s'approcha du Normand et lui donna l'accolade chevaleresque en +ajoutant:</p> + +<p>—Mais tu n'as pas menti, ma Caillou!... Dieuva!... comment le cadavre +serait-il aux filets de Saint-Cloud, puisque je viens de le voir à deux +bonnes lieues de là, en terre ferme!</p> + +<p>Passepoil baissa les yeux.—Tous les regards se tournèrent vers +Cocardasse.</p> + +<p>—Mon bon, reprit ce dernier en s'adressant toujours à son compagnon, +monseigneur va me permettre de rendre un éclatant hommage à ta +sincérité... les hommes tels que toi sont rares... et je suis fier de +t'avoir pour frère d'armes...</p> + +<p>—Laissez! dit Gonzague en l'interrompant, je veux adresser une question +à cet homme.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_63" id="Page_63">63</a></span></p> + +<p>Il montrait Passepoil qui était debout devant lui, l'innocence et la +candeur peintes sur le visage.</p> + +<p>—Et ces deux hommes? demanda le prince;—les défenseurs de la jeune +femme en domino rose?...</p> + +<p>—J'avoue, monseigneur, repartit Passepoil, que j'ai donné tout mon +temps à l'autre affaire.</p> + +<p>—Apapur! fit Cocardasse junior en haussant légèrement les épaules, ne +demandez pas à un bon garçon plus qu'il ne peut vous donner!... mon +camarade Passepoil a fait ce qu'il a pu, eh donc, entends-tu, +Passepoil?... Je t'approuve hautement!... je suis content de toi, ma +caillou!... mais je ne prétends pas dire que tu sois à ma hauteur!</p> + +<p>—Vous avez fait mieux? demanda Gonzague d'un air de défiance.</p> + +<p>—<i>Oun'per poc</i>! monseigneur, comme disent ceux de Florence!... quand +Cocardasse se mêle de chercher, sandiéou! il trouve autre chose que des +guenilles au fond de l'eau!...</p> + +<p>—Voyons ce que tu as fait...</p> + +<p>—D'abord, primo, j'ai causé avec les deux couquins, comme j'ai +l'avantage de causer avec vous en ce moment... Secondo, deuxièmement, +j'ai vu le corps...</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_64" id="Page_64">64</a></span></p> + +<p>—Tu en es sûr? ne put s'empêcher de dire Gonzague.</p> + +<p>—En vérité! parlez!—Parlez! ajoutèrent les autres.</p> + +<p>Cocardasse mit le poing sur la hanche.</p> + +<p>—Procédons par ordre, dit-il; j'ai l'amour de mon état... et ceux qui +croient que le premier venu peut réussir dans notre partie, sont des +écervelés... on peut être dans les bons comme le cousin Passepoil sans +atteindre à mon niveau... il faut des dispositions naturelles, en plus +de l'acquis et des connaissances spéciales! de l'instinct, morbioux!... +du coup d'œil!... du flair et l'oreille fine... bon pied, bon bras, +cœur solide! apapur! nous avons tout cela, Dieu merci!... En quittant +mon cher camarade, au marché des Innocents, je me suis dit: Eh donc! +Cocardasse, mon trésor, réfléchis un peu, je te prie... où trouve-t-on +les traîneurs de brette?... A la taverne... Bien!... Je cherchais deux +traîneurs de brette; j'ai été de porte en porte... j'ai mis le nez +partout... Connaissez-vous la Tête Noire, là-bas, rue Saint-Thomas?... +C'est toujours plein de ferraille... Vers deux heures, mes deux couquins +sont sortis de la Tête Noire... Adieu, pays, j'ai dit... Eh! bonjour, +Cocardasse!... je les connais tous comme père et mère... Va <span class="pagenum"><a name="Page_65" id="Page_65">65</a></span> +bien!... je les ai menés sur la berge, de l'autre côté de +Saint-Germain-l'Auxerrois, dans l'ancien fossé de l'abbaye... Nous avons +causé oun'per poc en tierce et en quarte... Diou bon! Ceux-là ne +défendront plus personne, ni la nuit ni le jour!...</p> + +<p>—Vous les avez mis hors de combat? dit Gonzague qui ne comprenait +point.</p> + +<p>Cocardasse se fendit deux fois, faisant mine de détacher deux bottes à +fond coup sur coup.</p> + +<p>Puis il reprit sa posture grave et fière.</p> + +<p>—Voilà! dit-il effrontément; ils n'étaient que deux... j'en ai, +capédébiou! avalé bien d'autres.</p> + +<hr class="tiny" /> + +<h2><a name="ch4" id="ch4"></a>V</h2><p><span class="pagenum"><a name="Page_67" id="Page_67">67</a></span></p> + +<h3>—L'invitation.—</h3> + +<p>Passepoil regardait son noble ami avec une admiration mêlée +d'attendrissement.</p> + +<p>A peine Cocardasse était-il au début de sa menterie que cet honnête +Passepoil s'avouait déjà vaincu dans la sincérité de son cœur.</p> + +<p>Douce et bonne nature, âme modeste, sans fiel! Presque aussi +recommandable par ses humbles vertus que Cocardasse junior lui-même avec +toutes ses brillantes qualités.</p> + +<p>Les courtisans de Gonzague échangèrent des <span class="pagenum"><a name="Page_68" id="Page_68">68</a></span> regards étonnés. Il y +eut un silence, coupé de longs chuchotements.</p> + +<p>Cocardasse redressait superbement les crocs gigantesques de sa +moustache.</p> + +<p>—Monseigneur m'avait donné deux commissions, reprit-il, et d'une!... +j'arrive à l'autre... Je m'étais dit en quittant Passepoil: Cocardasse, +ma caillou, réponds avec franchise: où trouve-t-on les cadavres?... Le +long de l'eau... Va bien!... Avant de chercher mes deux bagassas, j'ai +fait un petit tour de promenade le long de la Seine... il faut être +matinal: le soleil était déjà sur le Châtelet; rien au bord de la +Seine... Eh donc! la rivière ne charriait que des bouchons!... Pécaïre! +nous avions manqué le coche!... Ce n'était pas tout à fait de ma faute, +mais c'est égal, capédébiou! Je me suis dit comme cela: Cocardasse, ma +fille, tu périrais de honte si tu revenais vers ton illustre maître +comme oun'pigeoun, sans avoir rempli ses petites instructions... Va +bien! quand on a le fil, les ressources ne manquent pas, non!... j'ai +passé le Pont-Neuf, tout en me promenant les mains derrière le dos... et +je dis: Tron de l'air! que la statue d'Henri IV y fait bien là où elle +est... j'ai monté le faubourg Saint-Jacques... Hé! Passepoil!</p> + +<p>—Cocardasse?</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_69" id="Page_69">69</a></span></p> + +<p>—Te souviens-tu, mon bon, de ce petit couquin de Provençal? le rousseau +Massabiou de la Cannebière, qui tirait les manteaux au tournant +Notre-Dame?</p> + +<p>—Il a été pendu!</p> + +<p>—Non pas, vivadiou!... Joli garçon!... bon vivant!... Massabiou gagne +sa vie à vendre aux chirurgiens de la chair fraîche...</p> + +<p>—Passez! dit Gonzague.</p> + +<p>—Eh! donc! monseigneur!... il n'y a pas de sot métier... mais si +j'abuse des instants de monseigneur, sandiéou! me voilà muet comme un +brochet!...</p> + +<p>—Arrivez au fait! ordonna Gonzague.</p> + +<p>—Le fait, c'est que j'ai rencontré le petit Massabiou qui descendait le +faubourg vers la rue des Mathurins... Adieu, Massabiou, petit, que j'ai +dit.—Adieu, Cocardasse, qu'il a fait.—La santé, clampin?—Tout +doucement... Et toi?—Tout doucement... et d'où viens, petit?—De +l'hôpital là-bas porter de la marchandise...</p> + +<p>Cocardasse fit une pause. Gonzague s'était retourné vers lui.</p> + +<p>Chacun écoutait avidement.</p> + +<p>Passepoil avait l'envie de fléchir les genoux pour adorer un petit peu +son noble ami.</p> + +<p>—Vous entendez, reprit Cocardasse, sûr <span class="pagenum"><a name="Page_70" id="Page_70">70</a></span> désormais de son effet; la +caillou revenait de l'hôpital... et il avait encore son grand sac sur +l'épaule... Va bien, mon bon, j'ai dit... et pendant que Massabiou +descendait, moi j'ai continué de monter jusqu'au Val-de-Grâce.</p> + +<p>—Et là?... interrompit Gonzague; qu'as-tu trouvé?</p> + +<p>—J'ai trouvé maître Jean Petit, le chirurgien du roi, qui disséquait, +pour l'instruction de ses élèves, le cadavre vendu par l'ami +Massabiou...</p> + +<p>—Et tu l'as vu?</p> + +<p>—De mes deux yeux, sandiéou!</p> + +<p>—Lagardère?...</p> + +<p>—Oui bien! apapur!... en propre original... ses cheveux blonds... sa +taille...</p> + +<p>—Sa figure...</p> + +<p>—Le scalpel était dedans...—Mais le coup de couteau! reprit-il en +montrant son épaule d'un geste terrible de cynisme, parce qu'il voyait +le doute assombrir les visages; le coup!... Pour nous autres, les +blessures sont aussi reconnaissables que les visages.</p> + +<p>—C'est vrai, cela, dit Gonzague.</p> + +<p>On n'attendait que cela. Un long murmure de joie s'éleva parmi les +courtisans.</p> + +<p>—Il est mort! bien mort!</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_71" id="Page_71">71</a></span></p> + +<p>Gonzague lui-même poussa un long soupir de soulagement, et répéta:</p> + +<p>—Bien mort!</p> + +<p>Il jeta sa bourse à Cocardasse qui fut entouré, interrogé, félicité.</p> + +<p>—Voilà qui va donner du montant au champagne! s'écria Oriol; tiens, +brave, prends ceci!</p> + +<p>Et chacun voulut faire quelque largesse au héros Cocardasse. Celui-ci, +malgré sa fierté, prenait de toute main...</p> + +<p>Un valet descendit les degrés du perron. Le jour était déjà bas. Le +valet tenait un flambeau d'une main, de l'autre un plat d'argent sur +lequel il y avait une lettre.</p> + +<p>—Pour monseigneur! dit le valet.</p> + +<p>Les courtisans s'écartèrent. Gonzague prit la lettre et l'ouvrit.</p> + +<p>On vit son visage changer, puis se remettre aussitôt.</p> + +<p>Il jeta sur Cocardasse un regard perçant. Frère Passepoil eut la chair +de poule.</p> + +<p>—Viens ça! dit Gonzague au spadassin.</p> + +<p>Cocardasse s'avança aussitôt.</p> + +<p>—Sais-tu lire? demanda le prince qui avait aux lèvres un sourire amer.</p> + +<p>Et pendant que Cocardasse épelait:</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_72" id="Page_72">72</a></span></p> + +<p>—Messieurs, reprit Gonzague, voici des nouvelles toutes fraîches!</p> + +<p>—Des nouvelles du mort! s'écria Navailles; abondance de biens ne nuit +pas.</p> + +<p>—Que dit le défunt? demanda Oriol transformé en esprit fort.</p> + +<p>—Écoutez, vous allez le savoir... Lis tout haut, toi, prévôt!</p> + +<p>On fit cercle. Cocardasse n'était pas un homme très-lettré, mais il +savait lire en y mettant le temps. Néanmoins, en cette circonstance, il +lui fallut l'aide de frère Passepoil qui n'était pas beaucoup plus +savant que lui.</p> + +<p>—Accousta, mon bon! dit-il, j'ai la vue trouble!</p> + +<p>Passepoil s'approcha et jeta les yeux sur la lettre à son tour. Il +rougit, mais en vérité, on eût dit que c'était de plaisir.</p> + +<p>On eût dit également que Cocardasse junior avait grande peine à +s'empêcher de rire.</p> + +<p>Ce fut l'affaire d'un instant. Leurs coudes se rencontrèrent. Ils +s'étaient compris.</p> + +<p>—Voilà une histoire! s'écria le candide Passepoil.</p> + +<p>—Apapur! il faut le voir pour le croire! répondit le Gascon qui prit un +air consterné.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_73" id="Page_73">73</a></span></p> + +<p>—Qu'est-ce donc? qu'est-ce donc? cria-t-on de toutes parts.</p> + +<p>—Lis, Passepoil, la voix me manque!... Eh! donc! j'appelle cela un +miracle.</p> + +<p>—Lis, Cocardasse, j'en ai la chair de poule!</p> + +<p>Gonzague frappa du pied. Cocardasse se redressa et dit au domestique:</p> + +<p>—Éclaire!</p> + +<p>Quand il eut le flambeau à portée, il lut d'une voix haute et distincte:</p> + +<div class="blockquote"> +<p>«Monsieur le prince, pour régler d'une fois nos comptes divers, je +m'invite à votre souper de ce soir... Je serai chez vous à neuf +heures...»</p></div> + +<p>—La signature! s'écrièrent dix voix en même temps.</p> + +<p>Cocardasse acheva sa lecture:</p> + +<div class="blockquote"> +<p>«Chevalier Henri de Lagardère.»</p></div> + +<p>Chacun répéta ce nom qui désormais était un épouvantail.</p> + +<p>Un grand silence se fit.</p> + +<p>Dans l'enveloppe qui avait contenu la lettre, un objet se trouvait. +Gonzague l'avait pris. Personne n'en avait pu reconnaître la nature. +C'était un gant.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_74" id="Page_74">74</a></span></p> + +<p>C'était le gant que Lagardère avait arraché à Gonzague chez M. le +régent.</p> + +<p>Gonzague le serra. Il reprit la lettre des mains de Cocardasse.</p> + +<p>Peyrolles voulut lui parler, il le repoussa.</p> + +<p>—Eh bien! fit-il en s'adressant aux deux braves, que dites-vous de +cela?</p> + +<p>—Je dis, répliqua doucement Passepoil, que l'homme est sujet à faire +erreur... j'ai rapporté fidèlement la vérité... d'ailleurs ce pourpoint +est un témoignage irrécusable.</p> + +<p>—Et cette lettre, la récusez vous?...</p> + +<p>—Apapur! s'écria Cocardasse, moi je dis que lou coquin de Massabiou +peut certifier si je l'ai rencontré dans la rue Saint-Jacques!... qu'on +le fasse venir!... Maître Jean Petit est-il chirurgien du roi, oui ou +non? J'ai vu le corps!... j'ai reconnu la blessure...</p> + +<p>—Mais cette lettre!... fit Gonzague dont les sourcils se froncèrent.</p> + +<p>—Il y a longtemps que ces drôles vous trompent! murmura Peyrolles à son +oreille.</p> + +<p>Les courtisans de Gonzague s'agitaient et chuchotaient.</p> + +<p>—Ceci passe les bornes! disait le gros petit traitant Oriol; cet homme +est un sorcier!</p> + +<p>—C'est le diable! s'écria Navailles.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_75" id="Page_75">75</a></span></p> + +<p>Cocardasse dit tout bas, contenant la fièvre qui lui faisait battre le +cœur:</p> + +<p>—C'est un homme, capédébiou! pas vrai, mon bon!</p> + +<p>Passepoil lui serra la main à la dérobée et murmura:</p> + +<p>—C'est Lagardère!</p> + +<p>—Messieurs, reprit Gonzague d'une voix légèrement altérée, il y a +là-dessous quelque chose d'incompréhensible... nous sommes trahis... par +ces hommes sans doute...</p> + +<p>—Ah! monseigneur! protestèrent à la fois Cocardasse et Passepoil.</p> + +<p>—Silence! le défi qu'on m'envoie, je l'accepte.</p> + +<p>—Bravo! fit Navailles faiblement.</p> + +<p>—Bravo! bravo! répétèrent les autres à contre-cœur.</p> + +<p>—Si monseigneur me permet un conseil, dit Peyrolles, au lieu du souper +projeté...</p> + +<p>—On soupera, de par le ciel! interrompit Gonzague qui releva la tête.</p> + +<p>—Alors, insista Peyrolles, portes closes, à tout le moins.</p> + +<p>—Portes ouvertes... portes grandes ouvertes!...</p> + +<p>—A la bonne heure! dit encore Navailles.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_76" id="Page_76">76</a></span></p> + +<p>Il y avait là de vigoureuses lames: Navailles lui-même, Nocé, Choisy, +Gironne, Montaubert et d'autres. Les financiers étaient l'exception.</p> + +<p>—Vous portez tous l'épée, messieurs, reprit Gonzague.</p> + +<p>—Nous aussi! murmura Cocardasse en clignant de l'œil à l'adresse de +Passepoil.</p> + +<p>—Saurez-vous vous en servir à l'occasion? demanda le prince.</p> + +<p>—Si cet homme vient seul..., commença Navailles sans prendre souci de +cacher sa répugnance.</p> + +<p>—Monseigneur! monseigneur! dit Peyrolles; ceci, croyez-moi, est affaire +à Gautier-Gendry et à ses cousins!</p> + +<p>Gonzague regardait ses affidés, les sourcils froncés et la lèvre +tremblante.</p> + +<p>—Sur ma vie! s'écria-t-il au dedans de lui-même; ils y viendront!... Je +les veux esclaves!... ou la Sainte-Barbe sautera!</p> + +<p>—Fais comme moi, dit tout bas Cocardasse junior à Passepoil; c'est le +moment!</p> + +<p>Ils s'avancèrent tous deux, solennellement drapés dans leurs manteaux de +bravaches et vinrent se camper au devant de Gonzague.</p> + +<p>—Monseigneur, dit Cocardasse, trente ans d'une conduite honorable, je +dirai même chevaleresque, <span class="pagenum"><a name="Page_77" id="Page_77">77</a></span> militent en faveur de deux braves que les +apparences décevantes semblent accuser... ce n'est pas en un seul jour +que l'on ternit ainsi le lustre de toute une existence!... Regardez-nous +et regardez M. de Peyrolles, notre accusateur...</p> + +<p>Il était superbe, ce Cocardasse junior en disant cela. Son accent +ultra-gascon prêtait je ne sais quelle saveur à ces paroles choisies. +Quant à frère Passepoil, il était toujours bien beau de modestie et de +candeur.</p> + +<p>Ce malheureux Peyrolles semblait fait tout exprès pour servir de point +de comparaison. Depuis vingt-quatre heures sa pâleur chronique tournait +au vert-de-gris. C'était le type parfait de ces audacieux poltrons qui +frappent en tremblant, qui assassinent avec la colique.</p> + +<p>Gonzague songeait. Cocardasse reprit:</p> + +<p>—Monseigneur, vous qui êtes grand, vous qui êtes puissant, vous pouvez +juger de haut. Ce n'est pas d'aujourd'hui que vous connaissez vos +dévoués serviteurs... souvenez-vous des fossés de Caylus où nous étions +ensemble...</p> + +<p>—La paix! s'écria Peyrolles épouvanté.</p> + +<p>Gonzague, sans s'émouvoir, dit en regardant ses amis:</p> + +<p>—Ces messieurs ont déjà tout deviné... s'ils <span class="pagenum"><a name="Page_78" id="Page_78">78</a></span> ignorent quelque +chose, on le leur apprendra... Ces messieurs comptent sur nous comme +nous comptons sur eux. Il y a entre nous réciprocité d'indulgence... +Nous nous connaissons les uns les autres.</p> + +<p>M. de Gonzague appuya sur ces derniers mots. Y avait-il un seul de ces +roués qui n'eût quelque péché sur la conscience... Quelques-uns d'entre +eux avaient eu déjà besoin de Gonzague dans leurs démêlés avec les lois; +en outre, leur conduite de cette nuit les faisait complices. Oriol se +sentait défaillir... Navailles, Choisy et les autres gentilshommes +tenaient les yeux baissés.</p> + +<p>Si l'un d'eux eût protesté, tout était dit, les autres eussent suivi. +Mais nul ne protesta.</p> + +<p>Gonzague dut remercier le hasard qui avait éloigné le petit marquis de +Chaverny.</p> + +<p>Chaverny, malgré ses défauts, n'était point de ceux qu'on fait taire. +Gonzague pensait bien se débarrasser de lui cette nuit et pour +longtemps.</p> + +<p>—Je voulais seulement dire à monseigneur, reprit Cocardasse, que de +vieux serviteurs comme nous ne doivent point être condamnés +légèrement... Nous avons, Passepoil et moi, de nombreux ennemis, comme +tous les gens de mérite... Voici mon opinion que je soumets à +monseigneur avec ma franchise ordinaire; de <span class="pagenum"><a name="Page_79" id="Page_79">79</a></span> deux choses l'une: ou +le chevalier de Lagardère est ressuscité, ce qui me paraît +invraisemblable, ou cette lettre est un faux, fabriqué par quelque +coquin pour nuire à deux honnêtes gens... J'ai dit.</p> + +<p>—Je craindrais d'ajouter un seul mot, dit frère Passepoil, tant mon +noble ami a rendu éloquemment ma pensée.</p> + +<p>—Vous ne serez pas punis, prononça Gonzague d'un air distrait; +éloignez-vous!</p> + +<p>Ils n'eurent garde de bouger.</p> + +<p>—Monseigneur ne nous a pas compris! fit Cocardasse avec dignité.</p> + +<p>Le Normand ajouta, la main sur son cœur:</p> + +<p>—Nous n'avons pas mérité d'être ainsi méconnus!</p> + +<p>—Vous serez payés!... fit Gonzague impatienté, que voulez-vous de +plus?...</p> + +<p>—Ce que nous voulons, monseigneur!... c'était Cocardasse qui parlait et +il avait dans la voix ce tremblement qui vient du cœur, ce que nous +voulons, c'est la preuve pleine et entière de notre innocence!... +Apapur! je vois que vous ne savez pas à qui vous avez affaire!</p> + +<p>—Non! dit Passepoil qui avait les larmes aux yeux tout naturellement et +par infirmité, non!... oh! non!... vous ne le savez pas!</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_80" id="Page_80">80</a></span></p> + +<p>—Ce que nous voulons, c'est une justification éclatante... et pour y +arriver, voici ce que je vous propose: cette lettre dit que M. de +Lagardère ira vous trouver cette nuit jusque chez vous... nous +prétendons, nous, que M. de Lagardère est mort... Que l'événement soit +juge! nous nous rendons prisonniers... si nous avons menti et que +Lagardère vienne, nous consentons à mourir... n'est-il pas vrai, +Passepoil?</p> + +<p>—Avec joie! répondit le Normand, qui, pour le coup, fondit en larmes.</p> + +<p>—Si au contraire, reprit le Gascon, M. de Lagardère ne vient pas, +réparation d'honneur!... monseigneur ne refusera pas de permettre à deux +bons garçons de continuer à lui dévouer leurs existences...</p> + +<p>—Soit, dit Gonzague, vous nous suivrez au pavillon... l'événement +jugera.</p> + +<p>Les deux braves se précipitèrent sur ses mains et les baisèrent avec +effusion.</p> + +<p>—La justice de Dieu! prononcèrent-ils ensemble en se redressant comme +de vrais Romains.</p> + +<p>Mais ce n'était pas à eux que Gonzague faisait attention en ce moment. +Il contemplait avec dépit la piteuse mine de ses fidèles.</p> + +<p>—J'avais ordonné qu'on fît venir Chaverny, dit-il en se tournant vers +Peyrolles.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_81" id="Page_81">81</a></span></p> + +<p>Celui-ci sortit aussitôt.</p> + +<p>—Eh bien! messieurs, reprit le prince,—qu'avez-vous donc?... Dieu me +pardonne, vous voilà pâles et muets comme des fantômes!...</p> + +<p>—Le fait est, murmura Cocardasse, qu'ils ne sont pas d'une gaieté +folle... Eh donc!</p> + +<p>—Avez-vous peur? continua Gonzague.</p> + +<p>Les gentilshommes tressaillirent et Navailles dit:</p> + +<p>—Prenez garde, monseigneur!</p> + +<p>—Si vous n'avez pas peur, reprit le prince,—c'est donc que vous +répugnez à me suivre.</p> + +<p>Et comme on gardait le silence:</p> + +<p>—Prenez garde vous-mêmes, messieurs mes amis! s'écria-t-il; +souvenez-vous de ce que je vous disais hier dans la grand'salle de mon +hôtel... Obéissance passive!... je suis la tête, vous êtes le bras... Il +y a pacte entre nous...</p> + +<p>—Personne ne songe à rompre le pacte, dit Taranne, mais...</p> + +<p>—Point de mais!... je n'en veux pas!.. songez bien à ce que je vous ai +dit et à ce que je vais vous dire... hier, vous auriez pu vous séparer +de moi, aujourd'hui, non! vous avez mon secret... aujourd'hui, celui qui +n'est pas avec moi est contre moi... si quelqu'un de vous manquait à +l'appel, cette nuit...</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_82" id="Page_82">82</a></span></p> + +<p>—Eh! fit Navailles, personne n'y manquera!</p> + +<p>—Tant mieux!... nous sommes tout prêts du but... Vous me croyez entamé; +depuis hier, j'ai grandi de moitié!... votre part a doublé... vous êtes +riches déjà sans le savoir autant que des ducs et pairs... Je veux que +ma fête soit complète; j'en ai besoin.</p> + +<p>—Elle le sera monseigneur, dit Montaubert qui était parmi les âmes +damnées.</p> + +<p>La promesse contenue dans les dernières paroles de Gonzague ranimait les +chancelants.</p> + +<p>—Je veux qu'elle soit joyeuse! ajouta-t-il.</p> + +<p>—Elle le sera, pardieu! elle le sera!</p> + +<p>—Moi, d'abord, dit le petit Oriol qui avait froid jusque dans la moelle +des os,—je me sens déjà tout guilleret... nous allons rire!</p> + +<p>—Nous allons rire! nous allons rire! répétèrent les autres prenant leur +parti en braves.</p> + +<p>Ce fut à ce moment que Peyrolles ramena Chaverny.</p> + +<p>—Pas un mot de ce qui vient de se passer, messieurs, dit Gonzague.</p> + +<p>—Chaverny! Chaverny! s'écria-t-on de toutes parts en affectant la plus +aimable gaieté,—arrive donc! on t'attend!</p> + +<p>A ce nom, le bossu qui était immobile comme <span class="pagenum"><a name="Page_83" id="Page_83">83</a></span> une pierre au fond de +sa niche sembla s'éveiller. Sa tête s'encadra dans l'œil-de-bœuf +et il regarda.</p> + +<p>Cocardasse et Passepoil l'aperçurent à la fois.</p> + +<p>—Attention! fit le Gascon.</p> + +<p>—On est à son affaire, répondit le Normand.</p> + +<p>—Voilà! voilà! fit Chaverny.</p> + +<p>—D'où viens-tu donc? demanda Navailles.</p> + +<p>—D'ici près... de l'autre côté de l'église... Ah! cousin! il vous faut +deux odalisques à la fois?...</p> + +<p>Gonzague pâlit. A l'œil-de-bœuf, la figure du bossu s'éclaira, +puis disparut.</p> + +<p>Le bossu était derrière sa porte et contenait les battements de son +cœur à deux mains.</p> + +<p>Ce seul mot venait de le frapper comme un trait de lumière.</p> + +<p>—Fou! incorrigible fou! s'écria Gonzague presque gaiement.</p> + +<p>Sa pâleur avait fait place au sourire.</p> + +<p>—Mon Dieu! reprit Chaverny, l'indiscrétion n'est pas grande!... j'ai +tout simplement escaladé le mur pour faire un petit tour de promenade +dans le jardin d'Armide... Armide est double... il y a deux Armides... +manquant toutes les deux de Renaud!</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_84" id="Page_84">84</a></span></p> + +<p>On s'étonnait de voir le prince si calme en face de cette insolente +escapade.</p> + +<p>—Et te plaisent-elles? demanda-t-il en riant.</p> + +<p>—Je les adore toutes deux!... Mais qu'y a-t-il, cousin? se reprit-il, +pourquoi m'avez-vous fait appeler?</p> + +<p>—Parce que tu es de noce, répliqua Gonzague.</p> + +<p>—Ah! bah! fit Chaverny, vraiment!... on se marie donc encore?... Et qui +se marie?</p> + +<p>—Une dot de cinquante mille écus.</p> + +<p>—Comptant?...</p> + +<p>—Comptant.</p> + +<p>—De beaux yeux, la cassette... avec qui?</p> + +<p>Son regard faisait le tour du cercle.</p> + +<p>—Devine! répliqua Gonzague qui riait toujours.</p> + +<p>—Voilà bien des mines de mariés, repartit Chaverny; je ne devine pas: +il y en a trop... Ah! si fait!... c'est peut-être moi?</p> + +<p>—Juste! fit Gonzague.</p> + +<p>Tout le monde éclata de rire.</p> + +<p>Le bossu ouvrit doucement la porte de sa niche et resta debout sur le +seuil.</p> + +<p>Sa figure avait changé d'expression: ce n'était plus cette tête pensive, +ce regard avide et profond: c'était Ésope II dit Jonas, le ricanement +vivant.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_85" id="Page_85">85</a></span></p> + +<p>—Et la dot? demanda Chaverny.</p> + +<p>—La voici, répondit Gonzague qui tira une liasse d'actions de son +pourpoint; elle est prête.</p> + +<p>Chaverny hésita un instant. Les autres le félicitaient en riant.</p> + +<p>Le bossu s'avança lentement et vint présenter son dos à Gonzague, après +lui avoir donné la plume trempée dans l'encre et la planchette.</p> + +<p>—Tu acceptes?... demanda Gonzague avant de signer les endos.</p> + +<p>—Ma foi oui, répondit le petit marquis; il faut bien se ranger.</p> + +<p>Gonzague signa. En signant, il dit au bossu:</p> + +<p>—Eh bien! l'ami, tiens-tu toujours à ta fantaisie?</p> + +<p>—Plus que jamais, monseigneur!</p> + +<p>Cocardasse et Passepoil regardaient cela bouche béante.</p> + +<p>—Pourquoi plus que jamais? demanda Gonzague.</p> + +<p>—Parce que je sais le nom du mari, monseigneur.</p> + +<p>—Et que t'importe ce nom?</p> + +<p>—Je ne saurais pas vous dire cela... Il est des choses qui ne +s'expliquent point... comment <span class="pagenum"><a name="Page_86" id="Page_86">86</a></span> vous expliquer par exemple la +conviction où je suis que, sans moi, M. de Lagardère n'accomplira point +sa promesse fanfaronne?...</p> + +<p>—Tu as donc entendu?</p> + +<p>—Ma niche est là tout près... Monseigneur, je vous ai servi une fois.</p> + +<p>—Sers-moi deux fois et tu ne souhaiteras plus rien...</p> + +<p>—Cela dépend de vous, monseigneur!</p> + +<p>—Tiens, Chaverny, dit Gonzague en lui tendant les actions signées.</p> + +<p>Et, se tournant vers le bossu, il ajouta:</p> + +<p>—Tu seras de la noce, je t'invite!</p> + +<p>Tout le monde battit des mains, tandis que Cocardasse échangeait un +regard rapide avec Passepoil, en murmurant:</p> + +<p>—Le loup dans la bergerie! Capédébiou! ils ont raison: nous allons +rire!</p> + +<p>Tous les courtisans de Gonzague avaient entouré le bossu. Il partageait +les félicitations avec le marié.</p> + +<p>—Monseigneur, dit-il en s'inclinant pour remercier, je ferai de mon +mieux pour me rendre digne de cette haute faveur... Quant à ces +messieurs, nous avons déjà jouté de paroles... ils ont de l'esprit, mais +pas tant que moi... hé! hé! sans manquer au respect que je dois à +monseigneur, <span class="pagenum"><a name="Page_87" id="Page_87">87</a></span> j'aurai le mot pour rire, je vous le promets... vous +verrez le bossu à table; il passe pour bon vivant... vous verrez! vous +verrez!...</p> + +<hr class="tiny" /> + +<h2><a name="ch5" id="ch5"></a>VI</h2><p><span class="pagenum"><a name="Page_89" id="Page_89">89</a></span></p> + +<h3>—Le salon et le boudoir.—</h3> + +<p>Il existait encore sous le règne de Louis-Philippe, dans la rue +Folie-Méricourt, à Paris, un échantillon parfait de cette petite et +précieuse architecture des premières années de la régence. Il y avait là +dedans un peu de fantaisie, un peu de grec, un peu de chinois. Les +ordonnances faisaient ce qu'elles pouvaient pour se rattacher à +quelqu'un des <ins class="correction" title="quatres">quatre</ins> styles helléniques, mais l'ensemble tenait du +kiosque et les lignes fuyaient tout autrement qu'au Parthénon.</p> + +<p>C'étaient des bonbonnières dans toute l'acception <span class="pagenum"><a name="Page_90" id="Page_90">90</a></span> du mot. Au Fidèle +Berger on fabrique encore quantité de ces boîtes en carton à renflures +turques ou <ins class="correction" title="siamoisies">siamoises</ins>, hexagones pour la plupart, et dont la forme +heureuse fait le ravissement des acheteurs de bon goût.</p> + +<p>La petite maison de Gonzague avait la figure d'un kiosque, déguisé en +temple. La Vénus poudrée du <span class="smcap">xviii</span><sup>e</sup> siècle y eût choisi ses autels.</p> + +<p>Un petit péristyle blanc, flanqué de deux petites galeries blanches, +dont les colonnes corinthiennes supportaient un premier étage caché +derrière une terrasse. Le second étage, sortant tout à coup des +proportions carrées du bâtiment, s'élevait en belvédère à six pans +surmonté d'une toiture en chapeau chinois.</p> + +<p>C'était hardi, selon l'opinion des amateurs d'alors.</p> + +<p>Les possesseurs de certaines villas <i>délicieuses</i>, répandues autour de +Paris, pensent avoir inventé ce style macaron. Ils sont dans l'erreur: +le chapeau chinois et le belvédère datent de l'enfance de Louis XV. +Seulement, l'or jeté à profusion donnait aux excentricités d'alors un +aspect que nos villas économiques, quoique <i>délicieuses</i>, ne peuvent +point avoir.</p> + +<p>L'extérieur de ces cages à jolis oiseaux pouvait être blâmé par un goût +sévère; mais il était mignon, <span class="pagenum"><a name="Page_91" id="Page_91">91</a></span> coquet, élégant. Quant à l'intérieur, +personne n'ignore les sommes extravagantes qu'un grand seigneur aimait à +enfouir dans sa petite maison.</p> + +<p>M. le prince de Gonzague, plus riche, lui tout seul, qu'une +demi-douzaine de très-grands seigneurs ensemble, n'avait pu manquer de +sacrifier à cette mode fastueuse. Sa Folie passait pour une merveille.</p> + +<p>C'était un grand salon hexagone, dont les six pans formaient les +fondations du belvédère. Quatre portes s'ouvraient sur quatre chambres +ou boudoirs qui eussent été de formes trapézoïdes sans les +serres-enclaves qui les régularisaient. Les deux autres portes, qui +étaient en même temps des fenêtres, donnaient sur des terrasses ouvertes +et chargées de fleurs.</p> + +<p>Nous avons peur de nous exprimer mal. Cette forme était un raffinement +exquis dont le Paris de la régence offrait tout au plus trois ou quatre +exemples. Pour être mieux compris, nous prierons le lecteur de se +figurer un premier étage qui serait un parterre, et de tailler dans ce +parterre, sans s'occuper des rognures, une pièce centrale à six pans, +escortés de quatre boudoirs carrés, placés comme les ailes d'un moulin à +vent: les deux pans principaux s'ouvraient sur des terrasses. <span class="pagenum"><a name="Page_92" id="Page_92">92</a></span> Les +rognures, telles quelles ou modifiées par l'adjonction de cabinets, +formaient un parterre intérieur, communiquant avec les deux terrasses en +laissant pénétrer, dès qu'on le voulait, l'air avec le jour.</p> + +<p>Le duc d'Antin avait dessiné lui-même cette mignarde croix de +Saint-André pour la folie supplémentaire qu'il avait au hameau de +Miromesnil.</p> + +<p>Dans le salon de la Folie-Gonzague, le plafond et les frises étaient de +Vanloo l'aîné et de son fils Jean-Baptiste qui tenait alors le sceptre +de la peinture française. Deux jeunes gens, dont l'un n'avait encore que +quinze ans, Carle Vanloo, frère cadet de Jean-Baptiste, et Jacques +Boucher avaient eu les panneaux. Ce dernier, élève du vieux maître +Lemoine, fut célèbre du coup, tant il mit de charme et de voluptueux +abandon dans ses deux compositions: les <i>Filets de Vulcain</i> et la +<i>Naissance de Vénus</i>. L'ornement des quatre boudoirs consistait en +copies de l'Albane et de Primatice, confiées au pinceau de Louis Vanloo, +le père.</p> + +<p>C'était princier dans toute la force du terme. Les deux terrasses en +marbre blanc avaient des sculptures antiques: on n'en voulait point +d'autre, et l'escalier, aussi de marbre, était cité comme le +chef-d'œuvre d'Oppenort.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_93" id="Page_93">93</a></span></p> + +<p>Il était huit heures du soir, environ. Le souper promis avait lieu. Le +salon était plein de lumières et de fleurs. La table resplendissait sous +le lustre, et le désordre des mets prouvait que l'action était déjà +depuis longtemps engagée.</p> + +<p>Les convives étaient nos roués à la suite, parmi lesquels le petit +marquis de Chaverny se distinguait par une ivresse prématurée. On +n'était encore qu'au second service, et déjà il avait perdu à peu près +complétement la raison.</p> + +<p>Choisy, Navailles, Montaubert, Taranne et Albret avaient meilleure tête, +car ils se tenaient droit encore et gardaient conscience des folies +qu'ils pouvaient dire.</p> + +<p>Il y avait des dames, bien entendu, et bien entendu, ces dames +appartenaient en majeure partie à l'Opéra: noble institution qui, depuis +tantôt deux cents ans, n'a jamais failli à fournir en abondance tout ce +qui concerne son état.</p> + +<p>C'était d'abord mademoiselle Fleury, reine de la fête, pour qui M. de +Gonzague avait des bontés; c'étaient ensuite mademoiselle Nivelle, la +fille du Mississipi, la grosse et ronde Cidalise, bonne fille, nature +d'éponge, qui absorbait madrigaux et mots spirituels pour les rendre en +sottises, pour peu qu'on la pressât; mademoiselle Desbois, mademoiselle +Dorbigny et cinq ou <span class="pagenum"><a name="Page_94" id="Page_94">94</a></span> six autres demoiselles, également ennemies de +la gêne et des préjugés.</p> + +<p>Elles étaient toutes belles, jeunes, gaies, folles et prêtes à rire, +même quand elles avaient envie de pleurer; telle est la qualité de +l'emploi: on ne prend pas un avocat pour qu'il ne plaide point. Une +danseuse triste est un pernicieux produit qu'il faut laisser pour +compte.</p> + +<p>Certaines gens pensent que le plus lugubre point de ces existences +navrantes et parfois navrées qui frétillent dans la gaze rose comme le +poisson dans la poêle, c'est de n'avoir point le droit de pleurer.</p> + +<p>Gonzague était absent. On venait de le mander au Palais-Royal.</p> + +<p>Outre le siége qui l'attendait, il y avait trois autres siéges vides.</p> + +<p>D'abord celui de dona Cruz qui s'était sauvée lors du départ de +Gonzague.</p> + +<p>Nous disions tout à l'heure que mademoiselle Fleury était la reine de la +fête: ceci doit être entendu en l'absence de dona Cruz.</p> + +<p>Dona Cruz avait ensorcelé tout le monde autour de la table, bien qu'elle +eût empêché l'entretien d'arriver à ce haut diapason qu'atteignait, +dit-on, dès le premier service, une orgie de la régence.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_95" id="Page_95">95</a></span></p> + +<p>On ne savait pas bien au juste si le prince de Gonzague avait forcé dona +Cruz à venir, ou si la charmante fille avait forcé le prince à lui faire +place. La chose certaine, c'est qu'elle avait été éblouissante, et que +tout le monde l'adorait, sauf le bon petit Oriol qui restait fidèlement +l'esclave de mademoiselle Nivelle.</p> + +<p>Le second siége vide n'avait point encore été occupé.</p> + +<p>Le troisième appartenait au bossu Ésope II, dit Jonas, que Chaverny +venait de vaincre en combat singulier, à coup de verres de champagne.</p> + +<p>Au moment où nous entrons, Chaverny, abusant de sa victoire, entassait +des manteaux et des douillettes, des mantes de femme, sur le corps de ce +malheureux bossu, enseveli dans une immense bergère.</p> + +<p>Le bossu, ivre-mort, ne se plaignait point. Il était complétement caché +sous ce monceau de dépouilles, et Dieu sait qu'il courait grand risque +d'étouffer.</p> + +<p>Au reste, c'était bien fait! Le bossu n'avait point tenu ce qu'il avait +promis. Il s'était montré taciturne, maussade, inquiet, préoccupé. A +quoi pouvait penser ce pupitre?</p> + +<p>Ces dames l'avaient lutiné vainement. Dona <span class="pagenum"><a name="Page_96" id="Page_96">96</a></span> Cruz elle-même ayant +voulu lui parler de trop près, le bossu avait reculé son siége comme un +malotru qu'il était.</p> + +<p>A bas le bossu! C'était bien la dernière fois qu'il assistait à +semblable fête!</p> + +<p>Une question que l'on s'était adressée plusieurs fois avant d'être ivre, +c'était à savoir pourquoi dona Cruz elle-même y assistait.</p> + +<p>Gonzague avait l'habitude de ne rien faire au hasard. Jusqu'alors il +avait caché cette dona Cruz aussi soigneusement que s'il eût été son +tuteur espagnol. Et maintenant, il la faisait souper avec une douzaine +de vauriens... C'était pour le moins fort étrange.</p> + +<p>Chaverny avait demandé si c'était là sa femme; Gonzague avait secoué la +tête négativement. Chaverny avait voulu savoir où était sa fiancée; on +lui avait répondu: Patience.</p> + +<p>Quel avantage Gonzague pouvait-il avoir à traiter ainsi une jeune fille +qu'il voulait produire à la cour sous le nom de mademoiselle de Nevers?</p> + +<p>C'était son secret. Gonzague disait ce qu'il lui plaisait de dire, rien +de plus.</p> + +<p>On avait bu en conscience. Ces dames étaient fort animées, excepté la +Nivelle qui avait le vin mélancolique. Cidalise et Desbois chantaient la +<span class="pagenum"><a name="Page_97" id="Page_97">97</a></span> gaudriole; la Fleury s'égosillait à demander les violons.</p> + +<p>Oriol, rond comme une boule, racontait des prouesses d'amour auxquelles +personne ne voulait croire. Les autres buvaient, riaient, chantaient; le +vin était exquis, la chère délicieuse: nul ne gardait souvenir des +menaces qui planaient sur ce festin de Balthazar.</p> + +<p>M. de Peyrolles seul conservait sa figure de carême-prenant. La gaieté +générale, qu'elle fût ou non de bon aloi, ne le gagnait pas.</p> + +<p>—Est-ce que personne n'aura la charité de faire taire monsieur Oriol? +demanda la Nivelle d'un ton triste et ennuyé.</p> + +<p>Sur dix femmes galantes, il y en a cinq pour le moins qui ont cette +manière de se divertir.</p> + +<p>—La paix! Oriol, fit-on.</p> + +<p>—Je ne parle pas si haut que Chaverny, répondit le gros petit traitant; +Nivelle est jalouse... Je ne lui dirai plus mes fredaines.</p> + +<p>—Innocent!... murmura la Nivelle qui se gargarisait avec un verre de +champagne.</p> + +<p>—Des bleues? demanda Cidalise à Fleury.</p> + +<p>—Deux bleues et une blanche.</p> + +<p>—Et tu le reverras?...</p> + +<p>—Jamais... Il n'en a plus.</p> + +<p>—Mesdames, dit la Desbois, je vous dénonce <span class="pagenum"><a name="Page_98" id="Page_98">98</a></span> le petit Mailly qui +veut être aimé pour lui-même.</p> + +<p>—Quelle horreur! fit tout d'une voix la partie féminine de l'assemblée.</p> + +<p>En face de cette prétention blasphématoire, volontiers eussent-elles +répété comme M. le baron de Barbanchois:</p> + +<p>—Où allons-nous! où allons-nous!</p> + +<p>Chaverny était revenu s'asseoir.</p> + +<p>—Si ce coquin d'Ésope s'éveille, dit-il, je le noie!...</p> + +<p>Son regard alourdi fit le tour de la table.</p> + +<p>—Je ne vois plus la divinité de notre Olympe, s'écria-t-il; j'ai besoin +de sa présence pour vous expliquer ma position.</p> + +<p>—Pas d'explications, au nom du ciel! fit Cidalise.</p> + +<p>—J'en ai besoin, reprit Chaverny qui chancelait sur son fauteuil; c'est +une affaire de délicatesse... Cinquante mille écus! ne voilà-t-il pas le +Pérou!... Si je n'étais pas amoureux...</p> + +<p>—Amoureux de qui? interrompit Navailles; tu ne connais pas ta +fiancée!...</p> + +<p>—Voilà l'erreur!... Je vais vous expliquer ma position.</p> + +<p>—Non, non!... si, si!... gronda le chœur.</p> + +<p>—Une petite blonde ravissante, contait Oriol à Choisy, qui dormait; +elle me suivait comme <span class="pagenum"><a name="Page_99" id="Page_99">99</a></span> un bichon. Impossible de me débarrasser +d'elle!... Vous sentez, j'avais peur que Nivelle ne nous rencontrât +ensemble... Au fond, il n'y a pas de tigresse pour être jalouse comme +cette Nivelle... Enfin, vers trois heures du matin...</p> + +<p>—Alors, cria Chaverny, si vous ne voulez pas me laisser, dites-moi où +est dona Cruz... Je veux dona Cruz.</p> + +<p>—Dona Cruz! dona Cruz! répéta-t-on de toutes parts; Chaverny a raison! +Il nous faut dona Cruz.</p> + +<p>—Vous pourriez bien dire mademoiselle de Nevers! prononça sèchement +Peyrolles.</p> + +<p>Un long éclat de rire couvrit sa voix, et chacun répéta:</p> + +<p>—Mademoiselle de Nevers! c'est juste! mademoiselle de Nevers.</p> + +<p>On se leva en tumulte.</p> + +<p>—Ma position..., commença Chaverny.</p> + +<p>Tout le monde se sauva de lui et courut à la porte par où dona Cruz +était sortie.</p> + +<p>—Oriol!... fit la Nivelle; ici, tout de suite!</p> + +<p>Le gros petit traitant ne se fit point prier; il eût voulu seulement que +cette familiarité n'échappât à personne.</p> + +<p>—Asseyez-vous près de moi, ordonna Nivelle <span class="pagenum"><a name="Page_100" id="Page_100">100</a></span> en bâillant à se fendre +la mâchoire, et contez-moi l'histoire de Peau-d'Ane: j'ai sommeil.</p> + +<p>—Il était une fois..., commença le docile Oriol.</p> + +<p>—As-tu joué aujourd'hui? demanda Cidalise à Desbois.</p> + +<p>—Ne m'en parle pas!... Sans Lafleur, mon laquais, j'aurais été obligé +de vendre mes diamants!</p> + +<p>—Lafleur!... comment?...</p> + +<p>—Lafleur est millionnaire depuis hier et me protége depuis ce matin.</p> + +<p>—Je l'ai vu! s'écria la Fleury; il a, ma foi, fort bon air!...</p> + +<p>—Il a la maison du vicomte de Villedieu qui s'est pendu.</p> + +<p>—Il a acheté les équipages du marquis de Bellegarde qui est en fuite.</p> + +<p>—On parle de lui!</p> + +<p>—Je crois bien! Il a fait une chose adorable... une distraction à la +Brancas!... Aujourd'hui, comme il sortait de la Maison d'Or, son +carrosse l'attendait dans la rue... l'habitude l'a emporté... il est +monté derrière...</p> + +<p>—Dona Cruz! dona Cruz! criaient ces messieurs.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_101" id="Page_101">101</a></span></p> + +<p>Chaverny frappa à la porte du boudoir où l'on supposait que la charmante +Espagnole s'était retirée.</p> + +<p>—Si vous ne venez pas, menaça Chaverny, nous faisons le siége.</p> + +<p>—Oui, oui!... un siége!</p> + +<p>—Messieurs, messieurs!... disait Peyrolles.</p> + +<p>Chaverny le saisit au collet.</p> + +<p>—Si tu ne te tais pas, toi, hibou! s'écria-t-il,—nous nous servons de +toi comme d'un bélier pour enfoncer la porte!</p> + +<p>Dona Cruz n'était point dans le boudoir, dont elle avait fermé la porte +à clef en se retirant. Le boudoir communiquait avec le rez-de-chaussée +par un escalier dérobé.—Dona Cruz était descendue au rez-de-chaussée où +se trouvait sa chambre à coucher.</p> + +<p>Sur le sofa, la pauvre Aurore était là toute tremblante et les yeux +fatigués de larmes.</p> + +<p>Il y avait quinze heures qu'Aurore était dans cette maison. Sans dona +Cruz, elle fût morte de chagrin et de peur.</p> + +<p>Dona Cruz était déjà venue la voir deux fois depuis le commencement du +souper.</p> + +<p>—Quelles nouvelles? demanda Aurore d'une voix faible.</p> + +<p>—M. de Gonzague vient d'être mandé au <span class="pagenum"><a name="Page_102" id="Page_102">102</a></span> palais, répondit dona Cruz. +Tu as tort d'avoir peur, va, pauvre petite sœur: là-haut ce n'est pas +bien terrible... et si je ne te savais pas ici, inquiète, triste, +accablée, je m'amuserais de tout mon cœur.</p> + +<p>—Que fait-on dans ce salon?... le bruit vient jusqu'ici...</p> + +<p>—Des folies... on rit à gorge déployée... le champagne coule... ces +gentilshommes sont gais, spirituels, charmants... un surtout que l'on +nomme Chaverny...</p> + +<p>Aurore passa le revers de sa main sur son front comme pour rappeler un +souvenir.</p> + +<p>—Chaverny! répéta-t-elle.</p> + +<p>—Tout jeune... tout brillant... ne craignant ni Dieu ni +diable!...—Mais il m'est défendu de m'occuper trop de lui, +s'interrompit-elle;—il est fiancé!</p> + +<p>—Ah! fit Aurore d'un ton distrait.</p> + +<p>—Devine avec qui, petite sœur.</p> + +<p>—Je ne sais... que m'importe cela?</p> + +<p>—Il t'importe assurément... c'est avec toi que le jeune marquis de +Chaverny est fiancé!</p> + +<p>Aurore releva lentement sa tête pâle et sourit tristement.</p> + +<p>—Je ne plaisante pas! insista dona Cruz.</p> + +<p>—De ses nouvelles, à lui, murmura Aurore—ma sœur! <span class="pagenum"><a name="Page_103" id="Page_103">103</a></span> ma petite +Flor! ne m'apportes-tu point de ses nouvelles?</p> + +<p>—Je ne sais rien... absolument rien.</p> + +<p>La belle tête d'Aurore retomba sur sa poitrine, tandis qu'elle +poursuivait en pleurant:</p> + +<p>—Hier, ces hommes ont dit, lorsqu'ils nous attaquèrent: Il est mort... +Lagardère est mort!</p> + +<p>—Quant à cela, fit dona Cruz, moi je suis <ins class="correction" title="sûr">sûre</ins> qu'il n'est pas mort!</p> + +<p>—Qui te donne cette certitude? demanda vivement Aurore.</p> + +<p>—Deux choses: la première, c'est qu'ils ont encore peur de lui +là-haut... la seconde, c'est cette femme qu'ils ont voulu me donner pour +mère...</p> + +<p>—Son ennemie?... Celle que j'ai vue la nuit dernière au Palais-Royal?</p> + +<p>—Oui, son ennemie... d'après ta description, je l'ai bien reconnue... +La seconde raison, disais-je, c'est que cette femme le poursuit +toujours: son acharnement n'a point diminué... Quand j'ai été me +plaindre aujourd'hui à M. de Gonzague du singulier traitement qu'on +m'avait fait subir chez toi, je l'ai vue, cette femme, et je l'ai +entendue: elle disait à un seigneur en cheveux blancs qui sortait de +chez elle: Cela me regarde; c'est mon devoir et c'est mon droit; j'ai +les yeux <span class="pagenum"><a name="Page_104" id="Page_104">104</a></span> ouverts; il ne m'échappera pas!... et quand la +vingt-quatrième heure sonnera, il sera arrêté, fallût-il pour cela ma +propre main!</p> + +<p>—Oh! dit Aurore,—ce ne peut être que la même femme!... je la reconnais +à sa haine... et voilà plus d'une fois que l'idée me vient...</p> + +<p>—Quelle idée? demanda dona Cruz.</p> + +<p>—Rien... je ne sais... je suis folle!</p> + +<p>—Il me reste une chose à te dire, reprit dona Cruz avec +hésitation;—c'est presque un message que je t'apporte... M. de Gonzague +a été bon pour moi, mais je n'ai plus de confiance en M. de Gonzague.... +Toi, je t'aime de plus en plus, ma pauvre petite Aurore.</p> + +<p>Elle s'assit sur le sofa auprès de sa compagne et poursuivit:</p> + +<p>—M. de Gonzague m'a certainement dit cela pour que je te le répète...</p> + +<p>—Que t'a-t-il dit? interrogea Aurore.</p> + +<p>—Tout à l'heure, répondit dona Cruz, quand tu m'as interrompue pour me +parler de ton beau chevalier, Henri de Lagardère, j'en étais à +t'apprendre qu'on voulait te marier avec le jeune marquis de Chaverny.</p> + +<p>—Mais de quel droit me marier?</p> + +<p>—Je l'ignore... mais on ne semble pas se préoccuper <span class="pagenum"><a name="Page_105" id="Page_105">105</a></span> beaucoup de la +question de savoir si l'on a droit ou non... Gonzague a lié conversation +avec moi... Dans le cours de l'entretien, il a glissé ces paroles: «Si +elle se montre obéissante, elle sauvera d'un mortel danger tout ce +qu'elle a de plus cher au monde.»</p> + +<p>—Lagardère!... s'écria Aurore.</p> + +<p>—Je crois, répondit l'ancienne gitanita, qu'il voulait parler de +Lagardère.</p> + +<p>Aurore cacha sa tête entre ses mains.</p> + +<p>—Il y a comme un brouillard sur ma pensée! murmura-t-elle;—Dieu +n'aura-t-il point pitié de moi?</p> + +<p>Dona Cruz l'attira contre son cœur.</p> + +<p>—N'est-ce pas Dieu qui m'a mise là près de toi! fit-elle doucement;—je +ne suis qu'une femme, mais je suis forte et n'ai pas peur de mourir... +s'ils t'attaquaient, Aurore, tu aurais quelqu'un pour te défendre.</p> + +<p>—Aurore lui rendit son étreinte.—On commençait à entendre les voix +tumultueuses de ceux qui appelaient dona Cruz.</p> + +<p>—Il faut que je m'en aille, dit celle-ci!</p> + +<p>Puis, sentant qu'Aurore tremblait tout à coup dans ses bras:</p> + +<p>—Pauvre chère enfant! reprit-elle,—comme la voilà pâle...</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_106" id="Page_106">106</a></span></p> + +<p>—J'ai peur, ici, quand je suis toute seule, balbutia Aurore;—ces +valets, ces servantes... tout me fait peur...</p> + +<p>—Tu n'as rien à craindre, répondit dona Cruz;—ces valets, ces +servantes savent que je t'aime... ils croient que mon pouvoir est grand +sur l'esprit de Gonzague...</p> + +<p>Elle s'interrompit et parut réfléchir.</p> + +<p>—Il y a des instants où je le crois moi-même, poursuivit-elle;—l'idée +me vient parfois que Gonzague a besoin de moi...</p> + +<p>A l'étage supérieur le bruit redoublait.</p> + +<p>Dona Cruz se leva et reprit le verre de champagne qu'elle avait déposé +sur la table.</p> + +<p>—Conseille-moi... Guide-moi! dit Aurore.</p> + +<p>—Rien n'est perdu s'il a vraiment besoin de moi! s'écria dona Cruz. Il +faut gagner du temps...</p> + +<p>—Mais ce mariage... je préférerais mille fois la mort!</p> + +<p>—Il est toujours temps de mourir, chère petite sœur!</p> + +<p>Comme elle faisait un mouvement pour se retirer, Aurore la retint par sa +robe.</p> + +<p>—Vas-tu donc m'abandonner tout de suite? dit-elle.</p> + +<p>—Ne les entends-tu pas?... ils m'appellent!... <span class="pagenum"><a name="Page_107" id="Page_107">107</a></span> Mais, fit-elle en +se ravisant tout à coup, t'ai-je parlé du bossu?</p> + +<p>—Non, répondit Aurore,—quel bossu?</p> + +<p>—Celui qui me fit sortir d'ici hier au soir par des chemins que je ne +connaissais pas moi-même... celui qui me conduisit jusqu'à la porte de +ta maison... il est ici!</p> + +<p>—Au souper?</p> + +<p>—Au souper... Comme je me suis souvenue de ce que tu m'as dit... de cet +étrange personnage qui seul est admis dans la retraite de ton beau +Lagardère...</p> + +<p>—Ce doit être le même! fit Aurore.</p> + +<p>—J'en jurerais!... je me suis rapprochée de lui pour lui dire que, le +cas échéant, il pouvait compter sur moi.</p> + +<p>—Eh bien?...</p> + +<p>—C'est le bossu le plus bizarre qui ait abusé jamais du droit de +caprice!... il a fait semblant de ne me point reconnaître: impossible de +tirer de lui une parole! il était tout entier à ces dames qui +s'amusaient de lui et le faisaient boire furieusement... si bien qu'il +est tombé sous la table.</p> + +<p>—Il y a donc des femmes en haut? demanda Aurore.</p> + +<p>—Je crois bien! répondit dona Cruz.</p> + +<p>—Quelles femmes?</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_108" id="Page_108">108</a></span></p> + +<p>—De grandes dames, répliqua la gitanita de bonne foi;—va! ce sont bien +là les Parisiennes que j'avais rêvées dans notre Madrid!... Point de +voiles jaloux! point de dentelles prudes!... les dames de la cour, ici, +chantent, rient, boivent, jurent comme des mousquetaires... c'est +charmant!...</p> + +<p>—Es-tu bien sûre que ce soient des dames de la cour?</p> + +<p>Dona Cruz fut presque offensée.</p> + +<p>—Je voudrais bien les voir, dit encore Aurore. Sans être vue, +ajouta-t-elle en rougissant.</p> + +<p>—Et ne voudrais-tu point voir aussi ce joli petit marquis de Chaverny? +demanda dona Cruz avec un peu de moquerie.</p> + +<p>—Si fait, répondit Aurore simplement;—je voudrais bien le voir.</p> + +<p>La gitanita, sans lui donner le temps de la réflexion, la saisit par le +bras en riant et l'entraîna vers l'escalier dérobé.</p> + +<p>Les clameurs de l'orgie s'engouffraient dans l'étroit couloir. Aurore +faillit tomber dix fois avant d'arriver au boudoir du premier étage.</p> + +<p>Là, les deux jeunes filles n'étaient plus séparées de la fête que par +l'épaisseur d'une porte.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_109" id="Page_109">109</a></span></p> + +<p>On entendait vingt voix qui criaient, parmi le choc des verres et les +éclats de rire.</p> + +<p>—Faisons le siége du boudoir! à l'assaut! à l'assaut!</p> + +<hr class="tiny" /> + +<h2><a name="ch6" id="ch6"></a>VII</h2><p><span class="pagenum"><a name="Page_111" id="Page_111">111</a></span></p> + +<h3>—Une place vide.—</h3> + +<p>M. de Peyrolles, représentant peu accrédité du maître de céans, voyait +son autorité complétement méconnue. Chaverny et deux ou trois autres lui +avaient déjà demandé des nouvelles de son oreille. Il était désormais +impuissant à réprimer le tumulte.</p> + +<p>De l'autre côté de la porte, Aurore, plus morte que vive, regrettait +amèrement d'avoir quitté sa retraite.</p> + +<p>Dona Cruz riait, l'espiègle et l'intrépide,—il <span class="pagenum"><a name="Page_112" id="Page_112">112</a></span> eût fallu, pour +l'effrayer, bien autre chose que cela!</p> + +<p>Elle souffla les bougies qui éclairaient le boudoir, non point pour +elle, mais pour que, du salon, personne ne pût voir sa compagne.</p> + +<p>—Regarde, dit-elle en montrant le trou <ins class="correction" title="de de">de</ins> la serrure.</p> + +<p>Mais l'humeur curieuse d'Aurore était passée.</p> + +<p>—Allez-vous nous laisser longtemps pour cette demoiselle? demanda +Cidalise.</p> + +<p>—Voilà qui en vaut la peine! ajouta la Desbois.</p> + +<p>—Elles sont jalouses, les marquises! pensa tout haut dona Cruz.</p> + +<p>Aurore avait l'œil à la serrure.</p> + +<p>—Cela, des marquises! fit-elle avec doute.</p> + +<p>Dona Cruz haussa les épaules d'un air capable et dit:</p> + +<p>—Tu ne connais pas la cour!</p> + +<p>—Dona Cruz! dona Cruz! nous voulons dona Cruz! criait-on dans le salon.</p> + +<p>La gitanita eut un naïf et orgueilleux sourire.</p> + +<p>—Ils me veulent!... murmura-t-elle.</p> + +<p>On secoua la porte. Aurore se recula vivement. Dona Cruz mit l'œil à +la serrure à son tour.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_113" id="Page_113">113</a></span></p> + +<p>—Oh! oh! oh! s'écria-t-elle en éclatant de rire, quelle bonne figure a +ce pauvre Peyrolles.</p> + +<p>—La porte résiste, dit Navailles.</p> + +<p>—J'ai entendu parler, ajouta Nocé.</p> + +<p>—Un levier!... une pince!...</p> + +<p>—Pourquoi pas du canon?... demanda la Nivelle en s'éveillant à demi.</p> + +<p>Oriol se pâma.</p> + +<p>—J'ai mieux que cela! s'écria Chaverny, une sérénade!...</p> + +<p>—Avec les verres, les couteaux, les bouteilles et les assiettes, +enchérit Oriol en regardant sa Nivelle.</p> + +<p>Celle-ci sommeillait de nouveau.</p> + +<p>—Il est charmant, le petit marquis! murmura dona Cruz.</p> + +<p>—Lequel est-ce? demanda Aurore en se rapprochant de la porte.</p> + +<p>—Mais je ne vois plus le bossu, dit la gitanita au lieu de répondre...</p> + +<p>—Y êtes-vous? criait en ce moment Chaverny.</p> + +<p>Aurore, qui avait maintenant l'œil à la serrure, faisait tous ses +efforts pour reconnaître son galant de la calle Major à Madrid. La +confusion était si grande dans le salon qu'elle n'y pouvait point +parvenir.</p> + +<p>—Lequel est-ce? répéta-t-elle.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_114" id="Page_114">114</a></span></p> + +<p>—Le plus ivre de tous, répliqua cette fois dona Cruz.</p> + +<p>—Nous y sommes! nous y sommes! gronda le <ins class="correction" title="cœur">chœur</ins> des exécutants.</p> + +<p>Ils s'étaient levés presque tous, les dames aussi, chacun tenait à la +main son instrument d'accompagnement. Cidalise avait un réchaud, sur +lequel la Desbois frappait. C'était, avant même qu'eût commencé le +chant, un charivari épouvantable.</p> + +<p>Peyrolles ayant essayé une observation timide, fut saisi par Navailles +et Gironne, et provisoirement accroché à un portemanteau.</p> + +<p>—Qui est-ce qui chante?</p> + +<p>—Chaverny! Chaverny! c'est Chaverny qui chante!</p> + +<p>Et le petit marquis, poussé de main en main, fut jeté contre la porte.</p> + +<p>Aurore le reconnut en ce moment et se rejeta violemment en arrière.</p> + +<p>—Bah! fit dona Cruz; parce qu'il est un peu gris?... C'est la mode de +la cour... il est charmant!</p> + +<p>Chaverny réclama le silence d'un geste aviné. On se tut.</p> + +<p>—Mesdames et messieurs, dit-il, je tiens avant tout à vous expliquer ma +position.</p> + +<p>Il y eut une tempête de huées.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_115" id="Page_115">115</a></span></p> + +<p>—Pas de discours!... Chante ou tais-toi!</p> + +<p>—Ma position est simple, bien qu'au premier abord elle puisse +sembler...</p> + +<p>—A bas Chaverny!... un gage!... accrochons Chaverny auprès de +Peyrolles.</p> + +<p>—Pourquoi veux-je vous expliquer ma position? reprenait le petit +marquis avec l'imperturbable ténacité de l'ivresse. C'est que la +morale...</p> + +<p>—A bas la morale!...</p> + +<p>—C'est que les circonstances...</p> + +<p>—A bas les circonstances!...</p> + +<p>Cidalise, la Desbois et la Fleury étaient comme trois louves autour de +lui. Nivelle dormait.</p> + +<p>—Si tu chantes, reprit Nocé, on te laissera expliquer ta position.</p> + +<p>—Le jurez-vous? demanda Chaverny sérieusement.</p> + +<p>Chacun prit la pose d'un Horace à la scène du serment.</p> + +<p>—Nous le jurons! nous le jurons!...</p> + +<p>—Alors, dit Chaverny, laissez-moi expliquer ma position auparavant.</p> + +<p>Dona Cruz se tenait les côtes.</p> + +<p>Mais les gens du salon se fâchaient. On parlait de pendre Chaverny par +les pieds, en dehors de la fenêtre.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_116" id="Page_116">116</a></span></p> + +<p>Le <span class="smcap">xviii</span><sup>e</sup> siècle aussi avait de bien agréables plaisanteries.</p> + +<p>—Ce ne sera pas long, continuait le petit marquis; au fond ma position +est bien claire. Je ne connais pas ma femme, ainsi je ne peux pas la +détester... j'aime les femmes en général... c'est donc un mariage +d'inclination.</p> + +<p>Vingt voix éclatant comme un tonnerre, se mirent à hurler:</p> + +<p>—Chante! chante! chante!</p> + +<p>Chaverny prit une assiette et un couteau des mains de Taranne.</p> + +<p>—Ce sont de petits vers, dit-il, composés par un jeune homme...</p> + +<p>—Chante! chante! chante!</p> + +<p>—Ce sont de simples couplets... attention au refrain!</p> + +<p>Il chanta en s'accompagnant sobrement sur son assiette:</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i2">Qu'une femme<br /></span> + <span class="i0">Ait deux maris,<br /></span> + <span class="i2">On la blâme<br /></span> + <span class="i0">Et moi j'en ris.<br /><br /></span> + <span class="i0">Mais un mâle bigame<br /></span> + <span class="i0">A mon sens est infâme,<br /></span> + <span class="i0">Car aujourd'hui la femme<br /></span><span class="pagenum"><a name="Page_117" id="Page_117">117</a></span> + <span class="i2">Est hors de prix<br /></span> + <span class="i4"> A Paris!<br /></span> + </div> +</div> + +<p>—Pas trop mal! pas trop mal! fit la censure.</p> + +<p>—Oriol connaît le cours du jour!</p> + +<p>—Au refrain! au refrain!</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">Mais un mâle bigame<br /></span> + <span class="i0">A mon sens est infâme<br /></span> + <span class="i0">Car aujourd'hui la femme<br /></span> + <span class="i2">Est hors de prix<br /></span> + <span class="i4"> A Paris!<br /></span> + </div> +</div> + +<p>—Qui est ce qui me donne à boire? dit Nivelle en sursaut.</p> + +<p>—Comment trouvez-vous cela, charmante? demanda Oriol.</p> + +<p>—C'est bête comme tout!... bravo! bravo!</p> + +<p>—Mais n'aie donc pas peur! disait à la pauvre Aurore dona Cruz qui la +tenait embrassée.</p> + +<p>—Le second couplet!... Courage, Chaverny!</p> + +<p>Il continua:</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">A la banque<br /></span> + <span class="i0">Du bon régent<br /></span> + <span class="i0">Rien ne manque<br /></span> + <span class="i0">Sinon l'argent...<br /></span> + </div> +</div> + +<p>A cet irrévérencieux début, Peyrolles fit un <span class="pagenum"><a name="Page_118" id="Page_118">118</a></span> haut-le-corps si +désespéré qu'il se décrocha lui-même et tomba à plat ventre.</p> + +<p>—Messieurs! messieurs! au nom de M. le prince de Gonzague!... fit-il en +se relevant.</p> + +<p>Mais on ne l'entendait pas.</p> + +<p>—C'est faux! criaient les uns.</p> + +<p>—Calomnie! calomnie!</p> + +<p>—M. Law a tous les trésors du Pérou dans sa cave!</p> + +<p>—Pas de politique!</p> + +<p>—Si fait!... Non pas!</p> + +<p>—Vive Chaverny!... A bas Chaverny!</p> + +<p>—Bâillonnez-le!... Laissez-le continuer!...</p> + +<p>Et ces dames qui cassaient fanatiquement les assiettes et les verres!</p> + +<p>—Chaverny, viens m'embrasser! cria Nivelle.</p> + +<p>—Par exemple! protesta le gros petit traitant.</p> + +<p>—Il fait la hausse pour nous! grommela Nivelle en refermant les yeux; +il est gentil, ce petit marquis!... il a dit que la femme est hors de +prix à Paris... ce n'est pas encore assez cher... Les hommes sont des +pot-au-feu! Tant que je vois un homme garder une pistole au fond de son +sac, moi, ça m'énerve!</p> + +<p>Dans le boudoir, Aurore, le visage caché derrière <span class="pagenum"><a name="Page_119" id="Page_119">119</a></span> ses deux mains, +disait d'une voix altérée:</p> + +<p>—J'ai froid... j'ai froid jusqu'au fond de l'âme... l'idée qu'on veut +me livrer à un pareil homme!...</p> + +<p>—Va! dit dona Cruz! Il ne te mangerait pas!... je me chargerais bien, +moi, de le rendre doux comme un agneau... Tu ne le trouves donc pas bien +gentil?</p> + +<p>—Viens! emmène-moi!... Je veux passer le reste de la nuit en prières...</p> + +<p>Elle chancelait. Dona Cruz la soutint dans ses bras.</p> + +<p>La gitanita était bien le meilleur petit cœur qui fût au monde, mais +elle ne partageait point du tout les répulsions de sa compagne.</p> + +<p>C'était bien là le Paris qu'elle avait rêvé.</p> + +<p>—Viens donc, dit-elle, pendant que Chaverny, profitant d'une courte +échappée de silence, demandait avec larmes qu'on lui permît d'expliquer +sa position.</p> + +<p>En descendant l'escalier, dona Cruz dit:</p> + +<p>—Petite sœur, gagnons du temps... fais semblant d'obéir, +crois-moi... plutôt que de te laisser dans l'embarras je l'épouserais, +moi, le Chaverny.</p> + +<p>—Tu ferais cela pour moi!... s'écria Aurore dans un élan de naïve +gratitude.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_120" id="Page_120">120</a></span></p> + +<p>—Mon Dieu oui... Allons... prie, puisque cela te console... dès que je +pourrai m'échapper, je viendrai te revoir.</p> + +<p>Elle remonta l'escalier, le pied leste, le cœur léger, en brandissant +déjà son verre de champagne.</p> + +<p>—Certes..., murmurait-elle, pour l'obliger... Avec ce Chaverny on +passerait sa vie à rire... quoi de mieux!</p> + +<p>En arrivant à la porte du boudoir, elle s'arrêta pour écouter.</p> + +<p>Chaverny disait d'un accent indigné:</p> + +<p>—M'avez-vous promis, oui ou non, que je pourrais expliquer ma +position?...</p> + +<p>—Jamais!... Chaverny abuse de sa position!... à la porte!...</p> + +<p>—Décidément, messieurs, fit Navailles en ce moment, il faut donner +l'assaut!... la petite se moque de nous.</p> + +<p>Dona Cruz saisit ce moment pour ouvrir la porte.</p> + +<p>Elle parut sur le seuil, souriante et gaie, levant son verre au-dessus +de sa tête.</p> + +<p>Il y eut un long et bruyant applaudissement.</p> + +<p>—Allons donc! messieurs! dit-elle en tendant son verre vide; un peu +d'entrain!... est-ce que vous croyez que vous faites du bruit?...</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_121" id="Page_121">121</a></span></p> + +<p>—Nous tâchons, fit Oriol.</p> + +<p>—Vous êtes de pauvres tapageurs, reprit dona Cruz qui vida son verre +d'un trait; on ne vous entend pas seulement derrière cette porte!</p> + +<p>—Est-ce vrai? s'écrièrent nos roués humiliés.</p> + +<p><ins class="correction" title="Il">Ils</ins> se croyaient de taille à empêcher Paris de dormir.</p> + +<p>Chaverny contemplait dona Cruz avec admiration.</p> + +<p>—Délicieuse! murmurait-il, adorable!</p> + +<p>Oriol voulut répéter ces mots qui lui semblaient jolis, mais Nivelle se +réveilla pour le pincer jusqu'au sang.</p> + +<p>—Voulez-vous bien vous taire! dit-elle.</p> + +<p>—Oui, ma charmante! répondit le docile Oriol.</p> + +<p>Il essaya de s'esquiver, mais la fille du Mississipi le retint par la +manche.</p> + +<p>—A l'amende! fit-elle; une bleue!</p> + +<p>Oriol tira son portefeuille et donna une action toute neuve, tandis que +Nivelle chantonnait:</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">Car aujourd'hui, la femme<br /></span> + <span class="i2">Est hors de prix,<br /></span> + <span class="i4"> A Paris!<br /></span> + </div> +</div> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_122" id="Page_122">122</a></span></p> + +<p>Dona Cruz cependant cherchait des yeux le bossu. Son instinct lui disait +que, malgré ses rebuffades, cet homme était un secret allié.</p> + +<p>Mais elle n'avait là personne à qui adresser une question.</p> + +<p>Elle dit seulement, pour savoir si le bossu avait accompagné Gonzague:</p> + +<p>—Où donc est monseigneur?</p> + +<p>—Son carrosse est de retour, répondit Peyrolles qui rentrait; +monseigneur donne des ordres.</p> + +<p>—Pour les violons, sans doute, ajouta Cidalise.</p> + +<p>—Allons nous vraiment danser? s'écria la gitanita déjà rouge de +plaisir.</p> + +<p>La Desbois et la Fleury lui jetèrent un dédaigneux regard.</p> + +<p>—J'ai vu un temps, dit sentencieusement Nivelle, où nous trouvions +toujours quelque chose sous nos assiettes quand nous venions ici.</p> + +<p>Elle releva son assiette et reprit:</p> + +<p>—Néant! pas le moindre grain de mil!... Ah! mes belles, la régence +baisse!...</p> + +<p>—La régence vieillit!... appuya Cidalise.</p> + +<p>—La régence se fane!... Quand nous aurions eu chacune deux ou trois +bleues au dessert, Gonzague aurait-il été plus pauvre?</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_123" id="Page_123">123</a></span></p> + +<p>—Qu'est-ce que c'est que des bleues? demanda dona Cruz.</p> + +<p>Que dire pour peindre la stupéfaction générale? Figurez-vous, de nos +jours, un souper à la Maison dorée, un souper composé de rats et de +Tortoniens, et figurez-vous une de ces dames ignorant ce que c'est que +le crédit mobilier!</p> + +<p>C'est impossible. Eh bien, la candeur de dona Cruz était tout aussi +invraisemblable.</p> + +<p>Chaverny fouilla précipitamment dans sa poche où était la dot. Il prit +une douzaine d'actions qu'il mit dans la main de la gitanita.</p> + +<p>—Merci, fit-elle, M. de Gonzague vous les rendra.</p> + +<p>Puis, éparpillant les actions devant Nivelle et les autres, elle ajouta +avec une grâce charmante:</p> + +<p>—Mesdames, voilà votre dessert!</p> + +<p>Ces dames prirent les actions et déclarèrent que cette petite était +détestable.</p> + +<p>—Voyons! voyons! poursuivit dona Cruz, il ne faut pas que monseigneur +nous trouve endormis!... à la santé de M. le marquis de Chaverny!... +votre verre, marquis!</p> + +<p>Celui-ci tendit son verre et poussa un profond soupir.</p> + +<p>—Si vous saviez!... murmura-t-il; si je pouvais vous dire...</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_124" id="Page_124">124</a></span></p> + +<p>Il but, et pendant cela, Navailles s'écria:</p> + +<p>—Prenez garde! il va vous expliquer sa position.</p> + +<p>—Pas à vous! répliqua Chaverny; je ne veux pour auditeur que la +charmante dona Cruz!... vous n'êtes pas dignes de comprendre...</p> + +<p>—C'est pourtant bien simple, interrompit Nivelle, votre position est +celle d'un homme gris!</p> + +<p>Tout le monde éclata de rire. On crut que le gros petit Oriol allait +étouffer.</p> + +<p>—Morbleu! fit le marquis en brisant son verre sur la table, y a-t-il +ici quelqu'un d'assez hardi pour se moquer de moi!... Dona Cruz! je ne +plaisante pas!... vous êtes ici comme une étoile du ciel, égarée parmi +des lampions!...</p> + +<p>Bruyante protestation de ces dames!</p> + +<p>—C'est trop fort!... trop fort, dit Oriol.</p> + +<p>—Tais-toi, fit Chaverny; la comparaison ne peut blesser que les +lampions... d'ailleurs, je ne vous parle pas à vous autres... je somme +M. de Peyrolles d'arrêter vos indécentes vociférations... et j'ajoute +qu'il ne m'a jamais plu qu'un instant dans sa vie... c'est quand il +était accroché au portemanteau... il était bien!..</p> + +<p>Il eut un attendrissement involontaire et ajouta les larmes aux yeux:</p> + +<p>—Ah!.. il était très-bien!... Mais pour en <span class="pagenum"><a name="Page_125" id="Page_125">125</a></span> revenir à ma position, +s'interrompit-il en prenant les deux mains de dona Cruz.</p> + +<p>—Je la sais sur le bout des doigts. M. le marquis, fit la gitanita; +vous épousez cette nuit une femme charmante...</p> + +<p>—Charmante?... interrogea le chœur.</p> + +<p>—Charmante! répéta dona Cruz; jeune, spirituelle, bonne, et n'ayant pas +la moindre idée des bleues...</p> + +<p>—Une épigramme! fit Nivelle, cela se forme!</p> + +<p>—Vous montez en chaise de poste, continua dona Cruz en s'adressant +toujours à Chaverny, vous enlevez votre femme...</p> + +<p>—Ah!... interrompit le petit marquis; si c'était vous, adorable +enfant!...</p> + +<p>Dona Cruz lui emplit son verre jusqu'aux bords.</p> + +<p>—Messieurs, dit Chaverny avant de boire, dona Cruz vient d'éclairer ma +position... je ne l'aurais pas mieux fait moi-même... cette position est +romanesque...</p> + +<p>—Buvez donc? fit la gitanita en riant.</p> + +<p>—Permettez... depuis <ins class="correction" title="lontemps">longtemps</ins> déjà je nourris une pensée!...</p> + +<p>—Voyons! voyons la pensée de Chaverny!</p> + +<p>Il se leva et prit une pose d'orateur.</p> + +<p>—Messieurs, dit-il; voici plusieurs siéges <span class="pagenum"><a name="Page_126" id="Page_126">126</a></span> vides... Celui-ci +appartient à mon cousin de Gonzague... celui-ci au bossu... ils ont été +occupés tous deux... mais celui-là...</p> + +<p>Il montrait un fauteuil placé juste en face de celui de Gonzague, et +dans lequel en effet, depuis le commencement du souper personne ne +s'était assis.</p> + +<p>—Voici la pensée que j'ai, poursuivit Chaverny; je veux que ce siége +soit occupé!... je veux qu'on y mette la mariée!</p> + +<p>—C'est juste! c'est juste! cria-t-on de toutes part; l'idée de Chaverny +est raisonnable!... La mariée! la mariée!...</p> + +<p>Dona Cruz voulut saisir le bras du petit marquis, mais rien n'était +capable de le distraire.</p> + +<p>—Que diable! grommela-t-il en se tenant à la table et la figure inondée +de ses cheveux, je ne suis pas ivre, peut-être!</p> + +<p>—Buvez et taisez-vous! lui glissa dona Cruz à l'oreille.</p> + +<p>—Je veux bien boire, astre divin... oui... Dieu m'est témoin que je +veux bien boire... mais je ne veux pas me taire!... mon idée est +juste... elle découle ma position... je demande la mariée... car... +écoutez donc vous autres!</p> + +<p>—Écoutez! Écoutez!... Il est beau comme le dieu de l'Éloquence!</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_127" id="Page_127">127</a></span></p> + +<p>Ce fut Nivelle qui s'éveilla tout à fait pour dire cela.</p> + +<p>Chaverny frappa du poing la table et continua en criant plus fort:</p> + +<p>—Je dis qu'il est absurde... absurde!...</p> + +<p>—Bravo, Chaverny!... superbe, Chaverny!</p> + +<p>—Absurde!... de laisser une place vide...</p> + +<p>—Magnifique!... magnifique!... Bravo, Chaverny.</p> + +<p>L'assistance entière applaudissait. Le petit marquis faisait des efforts +extravagants pour suivre sa pensée.</p> + +<p>—De laisser une place <ins class="correction" title="vite">vide</ins>, acheva-t-il en se cramponnant à la nappe, +si l'on n'attend pas quelqu'un!</p> + +<p>Au moment où une salve de bravos allait accueillir cette laborieuse +conclusion, Gonzague parut à la porte de la galerie et dit:</p> + +<p>—Aussi attend-on quelqu'un!</p> + +<hr class="tiny" /> + +<h2><a name="ch7" id="ch7"></a>VIII</h2><p><span class="pagenum"><a name="Page_129" id="Page_129">129</a></span></p> + +<h3>—Une pêche et un bouquet.—</h3> + +<p>La figure de M. le prince de Gonzague parut à chacun sévère et même +soucieuse. On posa ses verres sur la table et le sourire s'évanouit.</p> + +<p>—Cousin, dit Chaverny, retombé au fond de son fauteuil; je vous +attendais pour vous parler un peu de ma position...</p> + +<p>Gonzague vint jusqu'à la table et lui prit le verre qu'il était en train +de porter à ses lèvres.</p> + +<p>—Ne bois plus! dit-il d'un ton sec.</p> + +<p>—Par exemple! protesta Chaverny.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_130" id="Page_130">130</a></span></p> + +<p>Gonzague jeta le verre par la fenêtre et répéta:</p> + +<p>—Ne bois plus.</p> + +<p>Chaverny le regardait avec de gros yeux étonnés.</p> + +<p>Les convives se rassirent. La pâleur avait déjà remplacé sur plus d'un +visage les vives couleurs et l'ivresse naissante.</p> + +<p>Il y avait une pensée qu'on avait tenue à l'écart depuis le commencement +de cette fête, mais qui planait dans l'air.</p> + +<p>L'aspect soucieux de M. de Gonzague la ramenait.</p> + +<p>Peyrolles essaya de se glisser vers son maître, mais dona Cruz le +prévint.</p> + +<p>—Un mot, s'il vous plaît, monseigneur, dit-elle.</p> + +<p>Gonzague lui baisa la main et la suivit à l'écart.</p> + +<p>—Que veut dire cela? murmura Nivelle.</p> + +<p>—Je crois, ajouta Cidalise, que nous n'aurons point les violons.</p> + +<p>—Ce ne peut être une banqueroute, insinua la Desbois; Gonzague est trop +riche!</p> + +<p>—On voit des choses si étranges!... répliqua Nivelle.</p> + +<p>Ces messieurs ne se mêlaient point à l'entretien. <span class="pagenum"><a name="Page_131" id="Page_131">131</a></span> La plupart +avaient les yeux sur la nappe et semblaient réfléchir.</p> + +<p>Chaverny seul chantait je ne sais quel pont-neuf égrillard et ne prenait +point garde à cette sombre inquiétude qui venait d'envahir tout à coup +le salon.</p> + +<p>Oriol grommela à l'oreille de Peyrolles:</p> + +<p>—Est-ce que nous aurions de mauvaises nouvelles?</p> + +<p>Le factotum lui tourna le dos.</p> + +<p>—Oriol!... appela Nivelle.</p> + +<p>Le gros petit traitant se rendit à l'ordre aussitôt, et la fille du +Mississipi lui dit:</p> + +<p>—Quand le prince en aura fini avec cette petite, vous irez lui dire que +nous demandons les violons...</p> + +<p>—Mais..., voulut objecter Oriol.</p> + +<p>—La paix! vous irez! Je le veux!</p> + +<p>Le prince n'en avait pas fini, et à mesure que le silence durait, +l'impression de gêne et de tristesse devenait plus évidente.</p> + +<p>Ce n'était pas une franche gaieté que celle qui avait régné dans cet +essai d'orgie. Si le lecteur a pu croire que nos gens se divertissaient +de bon cœur, c'est que nous n'avons point réussi dans notre peinture.</p> + +<p>Ils avaient fait ce qu'ils avaient pu. Le vin <span class="pagenum"><a name="Page_132" id="Page_132">132</a></span> avait monté le +diapason des voix et rougi les visages, mais l'inquiétude n'avait pas +cessé d'exister un seul instant derrière les éclats de cette joie +mensongère.</p> + +<p>Et pour la faire tomber à plat, toute cette allégresse factice, il avait +suffi du sourcil froncé de Gonzague.</p> + +<p>Ce que le gros Oriol avait dit, tout le monde le pensait.</p> + +<p>—Il y avait de mauvaises nouvelles!</p> + +<p>Gonzague baisa pour la seconde fois la main de dona Cruz.</p> + +<p>—Avez-vous confiance en moi? lui dit-il d'un ton paternel.</p> + +<p>—Certes, monseigneur, répondit la gitanita dont le regard était +suppliant, mais c'est ma seule amie... ma sœur!...</p> + +<p>—Je ne sais rien vous refuser, chère enfant... Dans une heure, quoi +qu'il arrive, elle aura sa liberté.</p> + +<p>—Est-ce vrai, cela, monseigneur? s'écria dona Cruz toute joyeuse; +laissez-moi lui annoncer ce grand bonheur!...</p> + +<p>—Non... pas maintenant... restez!... Lui avez-vous dit mon désir?...</p> + +<p>—Ce mariage?... oui, sans doute... mais elle a de vives répugnances...</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_133" id="Page_133">133</a></span></p> + +<p>—Monseigneur..., balbutia Oriol qu'un signe impérieux de la Nivelle +avait mis en mouvement; pardon si je vous dérange... mais ces dames +réclament les violons.</p> + +<p>—Laissez! dit Gonzague qui l'écarta de la main.</p> + +<p>—Il y a quelque chose! murmura Nivelle.</p> + +<p>Gonzague reprit en serrant les deux mains de dona Cruz:</p> + +<p>—Je ne vous dis qu'une chose, j'aurais voulu sauver celui qu'elle +aime...</p> + +<p>—Mais, monseigneur!... s'écria dona Cruz; si vous vouliez m'expliquer +en quoi ce mariage est utile à M. de Lagardère, je rapporterais vos +paroles à ma pauvre Aurore...</p> + +<p>—C'est un fait, interrompit Gonzague; je ne puis rien ajouter à mon +affirmation... Pensez-vous que je sois le maître des événements?... En +<ins class="correction" title="tous">tout</ins> cas je vous promets qu'il n'y aura point de contrainte.</p> + +<p>Il voulut s'éloigner; dona Cruz le retint.</p> + +<p>—Je vous en prie, dit-elle, donnez-moi la permission de retourner près +d'elle... vos réticences me font peur!</p> + +<p>En ce moment, répondit Gonzague, j'ai besoin de vous.</p> + +<p>—De moi!... répéta la gitanita étonnée.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_134" id="Page_134">134</a></span></p> + +<p>—Il va se dire ici des paroles que ces dames ne doivent point entendre.</p> + +<p>—Et moi?... les entendrai-je?</p> + +<p>—Non... ces paroles n'ont point trait à votre amie... Vous êtes ici +chez vous; faites votre devoir de maîtresse de maison... emmenez ces +dames dans le salon de Mars...</p> + +<p>—Je suis prête à vous obéir, monseigneur.</p> + +<p>Gonzague la remercia et regagna la table. Chacun cherchait à lire sur +son visage.</p> + +<p>Il fit signe à Nivelle qui s'approcha de lui.</p> + +<p>—Vous voyez bien cette enfant, dit-il en montrant dona Cruz qui restait +toute pensive à l'autre bout du salon, tâchez de la distraire et faites +qu'elle ne prenne point attention à ce qui va se passer ici.</p> + +<p>—Vous nous chassez, monseigneur?</p> + +<p>—Tout à l'heure on vous rappellera... il y a dans le petit salon une +corbeille de mariage.</p> + +<p>—J'ai compris, monseigneur... Nous donnez-vous Oriol?</p> + +<p>—Non; pas même Oriol... allez!...</p> + +<p>—Mes belles petites, dit la Nivelle, voici dona Cruz qui veut nous +emmener voir la toilette de la mariée.</p> + +<p>Ces dames se levèrent toutes à la fois et entrèrent précédées par la +gitanita dans le petit <span class="pagenum"><a name="Page_135" id="Page_135">135</a></span> salon de Mars qui faisait face au boudoir où +nous avons vu naguère les deux amies.</p> + +<p>Il y avait en effet, dans le petit salon, une corbeille de mariage. Ces +dames l'entourèrent.</p> + +<p>Gonzague donna un coup d'œil à Peyrolles qui alla fermer les portes +derrière elles.</p> + +<p>A peine la porte fut-elle fermée que dona Cruz s'en rapprocha, mais la +Nivelle courut à elle et la ramena par la main.</p> + +<p>—C'est à vous de nous montrer tout cela, bel ange, dit-elle; nous ne +vous tenons pas quitte!</p> + +<p>Dans le salon il n'y avait plus que des hommes.</p> + +<p>Gonzague vint prendre place au milieu d'un silence profond. Ce silence +même éveilla le petit marquis de Chaverny.</p> + +<p>—Eh bien! Eh bien! fit-il, où sont ces dames?</p> + +<p>Et comme personne ne répondait:</p> + +<p>—Je me souviens bien, murmura-t-il en se parlant à lui-même, que j'ai +vu deux ravissantes créatures dans le jardin... mais dois-je vraiment +épouser l'une d'elles? ou n'est-ce qu'un rêve?... ma foi, je n'en sais +rien!... Cousin! s'interrompit-il brusquement, il fait lugubre ici!... +je vais avec les dames...</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_136" id="Page_136">136</a></span></p> + +<p>—Reste! ordonna Gonzague.</p> + +<p>Puis promenant son regard sur l'assemblée:</p> + +<p>—Avons-nous notre sang-froid, messieurs? demanda-t-il.</p> + +<p>—Tout notre sang-froid, lui fut-il répondu.</p> + +<p>—Pardieu! s'écria Chaverny, c'est toi, cousin, qui as voulu nous faire +boire!</p> + +<p>Il avait raison. Le mot sang-froid avait ici pour Gonzague une +signification purement relative: il lui fallait des têtes échauffées et +des bras sains.</p> + +<p>Excepté Chaverny, tout le monde était à point.</p> + +<p>Gonzague avait déjà regardé le petit marquis en secouant la tête d'un +air mécontent. Il consulta la pendule et reprit:</p> + +<p>—Nous avons juste une demi-heure pour causer... Trêve de folies... je +parle pour vous, marquis!</p> + +<p>Celui-ci, au moment où Gonzague lui avait ordonné de rester, s'était +rassis, non sur son siége, mais sur la nappe.</p> + +<p>—Ne vous inquiétez pas de moi, cousin, dit-il en prenant la gravité des +ivrognes; souhaitez seulement que personne ne soit plus gris que moi!... +je suis préoccupé de ma position: c'est tout simple...</p> + +<p>—Messieurs, interrompit Gonzague, nous <span class="pagenum"><a name="Page_137" id="Page_137">137</a></span> nous passerons de lui, s'il +le faut. Voici le fait: En ce moment, une jeune fille nous gêne... nous +gêne, entendez-vous?... nous gêne tous... car nos intérêts sont +désormais unis bien plus étroitement que vous ne pensez... On peut dire +que votre fortune est la mienne... et j'ai pris mes mesures pour que le +lien qui nous unit fût une véritable chaîne.</p> + +<p>—Nous ne saurions tenir de trop près à monseigneur, dit Montaubert.</p> + +<p>—Certes, certes, fit-on.</p> + +<p>Mais il n'y avait pas d'élan.</p> + +<p>—Cette jeune fille,... reprit Gonzague.</p> + +<p>—Puisque les circonstances semblent s'aggraver, dit Navailles, nous +avons le droit de chercher la lumière... cette jeune fille enlevée hier +par vos hommes est-elle la même que celle dont on parlait chez M. le +régent?...</p> + +<p>—Celle que M. de Lagardère avait promis de conduire au Palais? ajouta +Choisy.</p> + +<p>—Mademoiselle de Nevers, enfin! conclut Nocé.</p> + +<p>On vit Chaverny changer de visage. On l'entendit répéter tout bas d'un +accent étrange:</p> + +<p>—Mademoiselle de Nevers!</p> + +<p>Gonzague fronça le sourcil.</p> + +<p>—Que vous importe son nom? dit-il avec un <span class="pagenum"><a name="Page_138" id="Page_138">138</a></span> mouvement de colère; +elle nous gêne... elle doit être écartée de notre chemin.</p> + +<p>On fit silence. Chaverny prit son verre, mais il le déposa sans avoir +bu.</p> + +<p>Gonzague reprit avec lenteur:</p> + +<p>—J'ai horreur du sang, messieurs mes amis, autant et plus que vous... +l'épée ne m'a jamais réussi... En conséquence je ne veux plus de +l'épée... je suis pour la douceur... Chaverny, je dépense cinquante +mille écus et les frais de ton voyage pour garder la paix de ma +conscience!</p> + +<p>—C'est cher, grommela Peyrolles.</p> + +<p>—Je ne comprends pas, dit Chaverny.</p> + +<p>—Tu vas comprendre... Je laisse une chance à cette belle enfant.</p> + +<p>—Est-ce mademoiselle de Nevers? demanda le petit marquis, reprenant +machinalement son verre.</p> + +<p>—Si tu lui plais..., commença Gonzague au lieu de répondre.</p> + +<p>—Quant à cela, interrompit Chaverny en buvant, on lui plaira!</p> + +<p>—Tant mieux!... en ce cas elle t'épouse de son plein gré...</p> + +<p>—Je ne le veux pas autrement! dit Chaverny.</p> + +<p>—Ni moi non plus! fit Gonzague qui avait <span class="pagenum"><a name="Page_139" id="Page_139">139</a></span> aux lèvres un sourire +équivoque; une fois mariés, tu emmènes ta femme au fond de quelque +province... tu fais durer la lune de miel éternellement... à moins que +tu ne préfères revenir seul... dans un temps moral...</p> + +<p>—Et si elle refuse? demanda le petit marquis.</p> + +<p>—Si elle refuse?... ma conscience ne me reprochera rien... elle sera +libre...</p> + +<p>Gonzague baissa les yeux malgré lui en prononçant ce dernier mot.</p> + +<p>—Vous disiez, murmura Chaverny, qu'elle n'avait qu'une chance... si +elle accepte ma main, elle vit... si elle refuse, elle est libre... je +ne comprends pas!</p> + +<p>—C'est que tu es ivre! répliqua sèchement Gonzague.</p> + +<p>Les autres gardaient un silence profond.</p> + +<p>Sous ces lustres étincelants qui éclairaient les riantes peintures du +plafond et des murailles, parmi ces flacons vides et ces fleurs fanées, +je ne sais quelle sinistre impression planait.</p> + +<p>De temps en temps, on entendait le rire des femmes dans le salon voisin.</p> + +<p>Ce rire faisait mal.</p> + +<p>Gonzague seul avait le front haut et la gaieté aux lèvres.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_140" id="Page_140">140</a></span></p> + +<p>—Vous, messieurs, reprit-il, je suis sûr que vous me comprenez?</p> + +<p>Personne ne répondit, pas même ce coquin endurci, M. de Peyrolles.</p> + +<p>—Il faut donc une explication, continua Gonzague en souriant; elle sera +courte, car nous n'avons pas le temps... Posons d'abord l'axiome de la +situation: l'existence de cette enfant nous ruine de fond en comble... +Ne prenez pas ces airs sceptiques... cela est... Si demain, je perdais +l'héritage de Nevers, après-demain nous serions en fuite.</p> + +<p>—Nous!... se récria-t-on de toutes parts.</p> + +<p>—Vous, mes maîtres! repartit Gonzague qui se redressa; vous tous sans +exception... Il ne s'agit plus de vos anciennes peccadilles... le prince +de Gonzague a suivi la mode: il a des livres comme le moindre +marchand... vous êtes tous sur les livres du prince de Gonzague... +Peyrolles sait arranger admirablement ces choses-là! ma banqueroute +entraînerait votre perte complète...</p> + +<p>Tous les regards se tournèrent vers Peyrolles qui ne broncha pas.</p> + +<p>—En outre, poursuivit le prince, après ce qui s'est passé hier...—Mais +point de menaces! s'interrompit-il, vous êtes liés solidement, <span class="pagenum"><a name="Page_141" id="Page_141">141</a></span> +voilà tout!... et vous me <ins class="correction" title="suivriez">suivrez</ins> dans l'adversité comme des compagnons +fidèles... il s'agit donc de savoir si vous êtes bien pressés de me +donner cette marque de dévouement?</p> + +<p>On ne répondit point encore.</p> + +<p>Le sourire de Gonzague devint plus ouvertement railleur.</p> + +<p>—Vous voyez bien que vous me comprenez, dit-il; avais-je tort de +compter sur votre intelligence?... La jeune fille sera libre... je l'ai +dit et je le maintiens... libre de sortir d'ici... d'aller où bon lui +semblera... oui, messieurs... cela vous étonne!...</p> + +<p>Tous les yeux stupéfaits l'interrogeaient.</p> + +<p>Chaverny buvait lentement et d'un air sombre.</p> + +<p>Il y eut un long silence.</p> + +<p>Gonzague emplit pour la première fois son verre et ceux de ses voisins.</p> + +<p>—Je vous l'ai dit souvent, messieurs mes amis, reprit-il d'un ton +léger, les bonnes coutumes, les belles manières, la poésie splendide, +les parfums exquis, tout cela nous vient d'Italie... On n'étudie pas +assez l'Italie!... Écoutez et tâchez de profiter.</p> + +<p>Il but une gorgée de champagne et continua:</p> + +<p>—Voici une anecdote de ma jeunesse... <span class="pagenum"><a name="Page_142" id="Page_142">142</a></span> douces années qui ne +reviennent plus... Le comte Annibal Canozza, des princes Amalfi, était +mon cousin... un joyeux vivant, ma foi, et qui fit avec moi plus d'une +équipée... Il était riche, très-riche... jugez-en: il avait, mon cousin +Annibal, quatre châteaux sur le Tibre, vingt fermes en Lombardie, deux +palais à Florence, deux à Milan, deux à Rome et toute la célèbre +vaisselle d'or des cardinaux Allaria, nos oncles vénérés... J'étais +l'héritier unique et direct de mon cousin Canozza... mais il n'avait que +vingt-sept ans et promettait de vivre un siècle... je ne vis jamais plus +belle santé que la sienne... Vous prenez froid, messieurs mes amis: +buvez, je vous prie, une rasade pour vous remettre le cœur.</p> + +<p>On obéit, on avait besoin de cela.</p> + +<p>—Un soir, poursuivit M. de Gonzague, j'invitai mon cousin Canozza à ma +vigne à Spolète... un site enchanteur! et des treilles!... nous passâmes +la soirée sur la terrasse, humant la brise parfumée et causant, je +crois, de l'immortalité de l'âme... Canozza était un stoïcien, sauf le +vin et les femmes... Il me quitta frais et dispos, par un beau clair de +lune... il me semble le voir encore monter dans son carrosse... +assurément, il était libre, n'est-ce pas? bien libre d'aller, lui aussi, +où bon lui semblerait... à un <span class="pagenum"><a name="Page_143" id="Page_143">143</a></span> bal... à un souper... il y a de tout +cela en Italie, à un rendez-vous d'amour... mais libre aussi d'y rester.</p> + +<p>Il acheva son verre. Et comme tous les yeux l'interrogeaient, il acheva:</p> + +<p>—Le comte Canozza, mon cousin, usa de cette dernière liberté, il y +resta!</p> + +<p>Un mouvement se fit parmi les convives. Chaverny serrait son verre +convulsivement.</p> + +<p>—Il y resta!... répéta-t-il.</p> + +<p>Gonzague prit une pêche dans une corbeille de fruits et la lui jeta. La +pêche resta sur les genoux du petit marquis.</p> + +<p>—Étudie l'Italie, cousin! reprit Gonzague.</p> + +<p>Puis se ravisant:</p> + +<p>—Chaverny, continua-t-il,—est trop ivre pour me comprendre... et c'est +peut-être tant mieux... Étudiez l'Italie, messieurs...</p> + +<p>En parlant, il roulait des pêches à la ronde. Chaque convive en avait +une.</p> + +<p>Puis il dit, d'un ton bref et sec:</p> + +<p>—J'avais oublié de mentionner cette circonstance frivole: avant de me +quitter, le comte Annibal Canozza, mon cousin, avait partagé une pêche +avec moi...</p> + +<p>Chaque convive déposa précipitamment le fruit qu'il tenait à la main.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_144" id="Page_144">144</a></span></p> + +<p>Gonzague emplit de nouveau son verre.—Chaverny fit de même.</p> + +<p>—Étudiez l'Italie! répéta pour la troisième fois le prince;—Là +seulement, on sait vivre... Il y a cent ans qu'on ne s'y sert plus du +stylet idiot... à quoi bon la violence?... En Italie, par exemple, vous +désirez écarter une jeune fille qui fait obstacle sur votre route... +c'est notre cas... vous faites choix d'un galant homme qui consent à +l'épouser et à l'emmener je ne sais où... très-loin... c'est encore +notre cas... Accepte-t-elle? tout est dit... Refuse-t-elle?... c'est son +droit, en Italie comme ici... alors, vous vous inclinez jusqu'à terre, +demandant pardon de la liberté grande... vous la reconduisez avec +respect... Tout en la reconduisant, par galanterie pure, vous lui faites +accepter un bouquet...</p> + +<p>Ce disant, M. de Gonzague prit un bouquet de fleurs naturelles au +surtout qui ornait la table.</p> + +<p>—Peut-on refuser un bouquet? poursuivit-il en arrangeant les +fleurs;—elle s'éloigne... libre, assurément, tout comme mon cousin +Annibal, d'aller où bon lui semblera... chez son amant, chez son amie, +chez elle... mais libre aussi d'y rester...</p> + +<p>Il tendit le bouquet...—Tous les convives reculèrent en frémissant.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_145" id="Page_145">145</a></span></p> + +<p>—Elle y reste!... fit Chaverny entre ses dents serrées.</p> + +<p>—Elle y reste, prononça froidement Gonzague qui le regardait en face.</p> + +<p>Chaverny se leva.</p> + +<p>—Ces fleurs sont empoisonnées!... s'écria-t-il.</p> + +<p>—Assieds-toi, fit Gonzague en éclatant de rire;—tu es ivre.</p> + +<p>Chaverny passa sa main sur son front qui dégouttait de sueur.</p> + +<p>—Oui, murmura-t-il;—je dois être ivre!... s'il en était autrement...</p> + +<p>Il chancela. Sa tête tournait.</p> + +<hr class="tiny" /> + +<h2><a name="ch8" id="ch8"></a>IX</h2><p><span class="pagenum"><a name="Page_147" id="Page_147">147</a></span></p> + +<h3>—Le neuvième coup.—</h3> + +<p>Gonzague promena sur les convives un regard de maître.</p> + +<p>—Il n'a pas la tête à lui, murmura-t-il; je l'excuse... mais s'il en +était un parmi vous...</p> + +<p>—Elle acceptera!... balbutia Navailles pour l'acquit de sa conscience.</p> + +<p>C'était peu; les autres n'en firent pas autant.</p> + +<p>La menace de ruine avait porté; depuis Oriol, abruti par la terreur, +jusqu'à Nocé, Gironne, Choisy et autres qui étaient gentilshommes, on ne +voyait là que misérables esclaves.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_148" id="Page_148">148</a></span></p> + +<p>La honte est comme les morts de Burger qui vont vite.</p> + +<p>Et c'est surtout en ces siècles trafiquants que la chute est rapide et +profonde.</p> + +<p>Gonzague savait qu'il lui était permis désormais de tout oser. Ces gens +étaient tous ses complices. Il avait une armée.</p> + +<p>Gonzague remit le bouquet à sa place.</p> + +<p>—Assez sur ce sujet, dit-il, nous sommes d'accord. Il est quelque chose +de plus grave... neuf heures ne sont point sonnées...</p> + +<p>—Monseigneur a-t-il appris du nouveau? demanda Peyrolles.</p> + +<p>—Rien!... J'ai seulement pris mes mesures... Tous les abords du +pavillon sont gardés... Gauthier Gendry, avec cinq hommes, garde le bout +de la ruelle... La Baleine et deux autres sont en dehors de la porte du +jardin... Lavergne et cinq hommes font sentinelle dans le jardin... Au +vestibule, nous avons nos domestiques en armes...</p> + +<p>—Et ces deux drôles?... demanda Navailles.</p> + +<p>—Cocardasse et Passepoil?... Je ne leur ai point donné de poste... ils +attendent comme nous... Ils sont là!</p> + +<p>Il montrait l'entrée de la galerie où l'on avait éteint les lustres lors +de son arrivée; la porte de <span class="pagenum"><a name="Page_149" id="Page_149">149</a></span> la galerie était grande ouverte depuis +ce même instant.</p> + +<p>—Qui attendent-ils et qui attendons-nous? demanda tout à coup Chaverny +dont l'œil morne eut un éclair d'intelligence.</p> + +<p>—Tu n'étais pas là, hier, quand j'ai reçu cette lettre, cousin, dit +Gonzague.</p> + +<p>—Non... qui attendez-vous?</p> + +<p>—Quelqu'un pour remplir ce siége, répliqua le prince en montrant le +fauteuil resté vide depuis le commencement du souper.</p> + +<p>—La ruelle, les jardins, le vestibule, l'escalier, tout cela plein +d'estafiers! prononça Chaverny avec un geste de mépris; tout cela pour +un seul homme.</p> + +<p>—Cet homme s'appelle Lagardère, dit Gonzague avec une emphase +involontaire.</p> + +<p>—Lagardère! répéta Chaverny.</p> + +<p>Puis, se parlant à lui-même:</p> + +<p>—Je le hais!... ajouta-t-il; mais il m'a tenu sous lui... renversé... +et il a eu pitié de moi!</p> + +<p>Gonzague se pencha pour l'écouter mieux, et secoua de nouveau la tête.</p> + +<p>Puis il se redressa.</p> + +<p>—Messieurs, dit-il, pensez-vous que les précautions prises soient +suffisantes?</p> + +<p>Chaverny haussa les épaules et se mit à rire.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_150" id="Page_150">150</a></span></p> + +<p>—Vingt contre un! murmura Navailles, c'est honnête.</p> + +<p>—Parbleu! s'écria Oriol rassuré par le compte de cette formidable +garnison, nous n'avions pas peur!</p> + +<p>—Pensez-vous, reprit Gonzague, que vingt hommes pour l'attendre, le +surprendre, le saisir vivant ou mort, ce soit assez?</p> + +<p>—Trop! monseigneur, c'est trop! s'écriait-on de toutes parts.</p> + +<p>—Alors, vous me répondrez d'avance que nul ne me reprochera d'avoir +manqué de prudence?...</p> + +<p>—Je me porte caution pour tous! s'écria Chaverny; ce qui manque, ce +n'est pas la prudence!</p> + +<p>—J'avais besoin de ce témoignage, dit Gonzague; et maintenant, +voulez-vous que je vous dise mon avis à moi?...</p> + +<p>—Dites, monseigneur, dites!</p> + +<p>Ils s'étaient remis à boire.</p> + +<p>M. le prince de Gonzague se leva.</p> + +<p>—Mon avis, prononça-t-il d'une voix haute et grave, c'est que rien n'y +fera... Rien!... je connais l'homme!... Lagardère a dit: A neuf heures, +je serai parmi vous... à neuf heures, nous verrons Lagardère face à +face... Je le <span class="pagenum"><a name="Page_151" id="Page_151">151</a></span> sais... j'en jurerais!... il n'y a pas d'armée qui +puisse empêcher Lagardère de venir au rendez-vous assigné... +Descendra-t-il par la cheminée, sautera-t-il par la fenêtre, +surgira-t-il du plancher, je ne sais... mais à l'heure dite... ni avant +ni après... nous le verrons s'asseoir à cette table.</p> + +<p>—Pardieu! s'écria Chaverny, qu'on me le donne!... mais homme contre +homme...</p> + +<p>—Tais-toi! interrompit Gonzague durement, je n'aime les combats de nain +contre géant qu'à la foire. Cette conviction est chez moi si profonde, +messieurs, ajouta-t-il en se tournant vers les autres convives, que tout +à l'heure j'éprouvais la trempe de ma rapière...</p> + +<p>Il dégaina, et fit plier sa lame d'acier souple et brillante.</p> + +<p>—L'heure vient, acheva-t-il en regardant la pendule du coin de +l'œil; faites comme moi... Je vous engage fort à ne compter que sur +vos épées!</p> + +<p>Tous les regards suivirent le sien et interrogèrent le cadran de la +magnifique pendule à poids qui grondait dans sa caisse de bois de rose.</p> + +<p>L'aiguille allait marquer neuf heures.</p> + +<p>Les convives coururent prendre leurs épées déposées çà et là sur les +meubles.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_152" id="Page_152">152</a></span></p> + +<p>—Qu'on me le donne! répétait Chaverny; seul à seul.</p> + +<p>—Où vas-tu? demanda Gonzague à Peyrolles qui se dirigeait vers la +galerie.</p> + +<p>—Fermer cette porte, répondit le prudent factotum.</p> + +<p>—Laisse cette porte!... J'ai dit qu'elle resterait grande ouverte... +grande ouverte elle restera. C'est un signal, messieurs, continua-t-il +en s'adressant aux convives en armes... si les deux battants se +referment, réjouissez-vous: cela voudra dire: L'ennemi a succombé!... +mais tant qu'ils restent ouverts, veillez!</p> + +<p>Peyrolles se mit au dernier rang avec Oriol, Taranne et les financiers. +Auprès de Gonzague se tenaient Choisy, Navailles, Nocé, Gironne, tous +les gentilshommes. Chaverny était de l'autre côté de la salle et le plus +près de la porte.</p> + +<p>Ils avaient tous l'épée à la main. Tous les regards étaient ardemment +fixés sur la galerie sombre.</p> + +<p>Certes, cette attente inquiète et solennelle donnait une grande idée de +l'homme qui allait venir.</p> + +<p>La pendule eut ce grondement sourd que rendent les rouages à l'instant +où l'heure va sonner.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_153" id="Page_153">153</a></span></p> + +<p>—Vous y êtes, messieurs? dit-il l'œil sur la porte.</p> + +<p>—Nous y sommes! fut-il répondu tout d'une voix.</p> + +<p>Ils venaient de se compter. Le nombre fait souvent le courage.</p> + +<p>Gonzague, qui avait la pointe de sa rapière fichée dans le parquet, prit +son verre sur la table, et dit d'un air fanfaron, au moment même où +sonnait le premier coup de neuf heures:</p> + +<p>—A la santé de M. de Lagardère... le verre d'une main, l'épée de +l'autre!</p> + +<p>Il leva son verre.</p> + +<p>—Le verre d'une main!... l'épée de l'autre! répéta le chœur sourd.</p> + +<p>Puis ils restèrent muets; la tasse emplie jusqu'aux bords, la brette au +poing.</p> + +<p>Ils attendaient, l'œil au guet, l'oreille attentive.</p> + +<p>Pendant ce grand silence, un bruit de fer se fit au dehors.</p> + +<p>L'horloge sonnait lentement. Elle fut un siècle à tinter ses neuf coups.</p> + +<p>Au huitième, ce bruit de fer qui avait lieu au dehors cessa. Au +neuvième, les deux battants de la porte se refermèrent brusquement.</p> + +<p>Il y eut un hourra prolongé. Les épées s'abaissèrent.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_154" id="Page_154">154</a></span></p> + +<p>—A Lagardère, mort! cria Gonzague.</p> + +<p>—A Lagardère, mort! répétèrent les convives en vidant leurs verres d'un +trait.</p> + +<p>Chaverny seul ne bougea point et garda le silence.</p> + +<p>Mais on vit tout à coup Gonzague tressaillir au moment où il portait son +verre à ses lèvres.</p> + +<p>Au milieu de la chambre, les capes et les manteaux entassés sur le bossu +oscillèrent et se soulevèrent.</p> + +<p>Gonzague ne songeait plus au bossu. Il ignorait d'ailleurs la fin de sa +folle équipée.</p> + +<p>Gonzague avait dit: Je ne sais pas s'il sautera par la fenêtre, s'il +tombera par la cheminée, s'il surgira du sol; mais à l'heure dite, il +sera parmi nous.</p> + +<p>A la vue de cette masse qui remuait, il s'arrêta de boire et tomba en +garde.</p> + +<p>Un éclat de rire sec et strident sortit de dessous les manteaux.</p> + +<p>—Je suis des vôtres! fit une voix grêle, me voici! me voici!</p> + +<p>Ce n'était pas Lagardère.</p> + +<p>Gonzague se prit à rire et murmura:</p> + +<p>—C'est notre ami, le bossu.</p> + +<p>Celui-ci sautilla sur ses pieds, saisit un verre et se mêlant aux +buveurs qui trinquaient:</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_155" id="Page_155">155</a></span></p> + +<p>—A Lagardère! dit-il; le poltron aura su que j'étais ici!... il n'aura +pas osé venir!...</p> + +<p>—Au bossu! au bossu! cria le chœur en riant; vive le bossu!</p> + +<p>—Eh! eh! messieurs, fit celui-ci avec simplicité, quelqu'un qui ne +connaîtrait pas comme moi votre vaillance, et qui vous verrait si +joyeux, croirait que vous avez eu une belle peur!... Mais que veulent +ces deux braves?</p> + +<p>Il montrait devant la porte de la galerie, Cocardasse et Passepoil +immobiles comme deux statues. Ils avaient l'air triomphant.</p> + +<p>—Nous venons apporter nos têtes, dit le Gascon hypocritement.</p> + +<p>—Frappez! ajouta le Normand; envoyez deux âmes de plus au ciel!</p> + +<p>—Réparation d'honneur! s'écria gaiement Gonzague; qu'on donne un verre +de vin à ces braves; ils trinqueront avec nous!</p> + +<p>Chaverny les regardait avec ce dégoût qu'on a en avisant le bourreau. Il +s'éloigna de la table quand ils s'en approchèrent.</p> + +<p>—Sur ma parole! dit-il à Choisy, qui se trouvait près de lui, je crois +que si Lagardère fût venu, je me serais mis avec lui!</p> + +<p>—Chut! fit Choisy.</p> + +<p>Le bossu, qui avait entendu, montra du <span class="pagenum"><a name="Page_156" id="Page_156">156</a></span> doigt Chaverny à Gonzague et +lui demanda:</p> + +<p>—Monseigneur est-il bien sûr de cet homme-là?</p> + +<p>—Non, répondit le prince.</p> + +<p>Cocardasse et Passepoil trinquaient avec ces messieurs. Chaverny, +dégrisé, les écoutait.</p> + +<p>Passepoil parlait de pourpoint blanc ensanglanté; Cocardasse racontait +de nouveau l'histoire de l'amphithéâtre du Val-de-Grâce.</p> + +<p>—Mais tout cela est infâme! dit Chaverny en poussant droit à Gonzague; +mais il est évident qu'on parle ici d'un homme assassiné!</p> + +<p>—Hein!... fit le bossu en feignant un étonnement profond; d'où vient +celui-ci?...</p> + +<p>Cocardasse, insolent et moqueur, présentait en ce moment son verre à +Chaverny, qui se détourna avec horreur!</p> + +<p>—Palsambleu! fit encore Ésope II, ce gentilhomme me paraît avoir de +singulières répugnances!</p> + +<p>Les autres convives étaient muets. Gonzague mit sa main sur l'épaule de +Chaverny.</p> + +<p>—Prends garde, cousin!... murmura-t-il; tu as trop bu!...</p> + +<p>—Au contraire, monseigneur, fit Ésope II à son oreille, je trouve, moi, +que le cousin n'a pas bu assez... croyez-moi... je m'y connais!...</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_157" id="Page_157">157</a></span></p> + +<p>Gonzague fixa sur lui son œil soupçonneux.</p> + +<p>Le bossu riait et secouait la tête doucement, comme un homme sûr de son +fait.</p> + +<p>—C'est bien, dit Gonzague; tu as peut-être raison... Je te le livre.</p> + +<p>—Merci, monseigneur, répondit Ésope II.</p> + +<p>Puis s'approchant du petit marquis, le verre à la main, il ajouta:</p> + +<p>—Dédaignerez-vous aussi de trinquer avec moi?... C'est une revanche!</p> + +<p>Chaverny se mit à rire et tendit son verre.</p> + +<p>—A vos noces, beau fiancé! s'écria le bossu.</p> + +<p>Ils s'assirent en face l'un de l'autre, entourés déjà de leurs parrains +et juges du camp. Le duel bachique recommençait entre eux.</p> + +<p>Dans ce salon, où l'orgie avait fait long feu jusqu'alors, chacun avait +un poids de moins sur le cœur: un poids énorme! Lagardère était mort +puisqu'il avait manqué à sa parole fanfaronne. Lagardère vivant et +désertant le rendez-vous assigné, c'était l'impossible!</p> + +<p>Gonzague lui-même, ne doutait plus. Et s'il ordonna à Peyrolles de faire +une ronde au dehors et d'inspecter les sentinelles, c'était excès de +prudence italienne.</p> + +<p>Précaution ne nuit jamais. Les estafiers échelonnés au dehors étaient +payés pour la nuit entière. <span class="pagenum"><a name="Page_158" id="Page_158">158</a></span> Il n'en coûtait rien de les laisser à +leur poste.</p> + +<p>Plus on avait eu peur, plus on était joyeux. C'était le vrai +commencement de la fête. L'appétit naissait; la soif aussi. La gaieté +refoulée faisait invasion de toutes parts.</p> + +<p>Tubleu! nos gentilshommes ne se souvenaient plus d'avoir tremblé; nos +financiers étaient braves comme César.</p> + +<p>Cependant à tout ridicule comme à toute faute, il faut un bouc +émissaire. Le pauvre gros Oriol avait été choisi pour victime: il +expiait la poltronnerie générale. On le harcelait, on le pillait: tous +les frissons, toutes les pâleurs, toutes les défaillances étaient +accumulés sur sa tête.</p> + +<p>Oriol seul avait tremblé: ceci fut bien convenu entre ces messieurs.</p> + +<p>Il se débattait comme un beau diable et proposait des duels à tout le +monde.</p> + +<p>—Ces dames! ces dames! cria-t-on, pourquoi ne fait-on pas revenir ces +dames?</p> + +<p>Sur un signe de Gonzague, Nocé alla ouvrir la porte du boudoir.</p> + +<p>Ce fut comme une nuée d'oiseaux s'élançant hors de la volière. Elles +entrèrent parlant toutes à la fois, se plaignant de la longue attente, +riant, criant, minaudant.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_159" id="Page_159">159</a></span></p> + +<p>Nivelle dit à Gonzague en montrant dona Cruz:</p> + +<p>—Voici une petite curieuse!... Je l'ai bien arrachée dix fois au trou +de la serrure.</p> + +<p>—Mon Dieu! répondit le prince innocemment, qu'aurait-elle pu voir?... +Nous vous avons éloignées, charmantes, dans votre propre intérêt... Vous +n'aimez pas les discussions d'affaires.</p> + +<p>—Nous a-t-on rappelées pour quelque chose? s'écria la Desbois.</p> + +<p>—Est-ce enfin la noce? demanda la Fleury.</p> + +<p>Et Cidalise, prenant d'une main le menton brun de Cocardasse junior, de +l'autre la joue rougissante d'Amable Passepoil, fit cette question +hardie:</p> + +<p>—Est-ce vous qui êtes les violons?</p> + +<p>—Capédébiou! répliqua Cocardasse, roide comme un piquet, nous sommes +des gentilshommes, la belle!</p> + +<p>Frère Passepoil tressaillit de la tête aux pieds au contact de cette +main douce qui avait bonne odeur.</p> + +<p>Il voulut parler, la voix lui manqua.</p> + +<p>—Mesdames, disait cependant Gonzague qui baisait les bouts des doigts +de dona Cruz, nous ne voulons point avoir de secrets pour vous... si +nous nous sommes privés un instant de votre <span class="pagenum"><a name="Page_160" id="Page_160">160</a></span> présence, c'était pour +régler les préliminaires de ce mariage qui doit avoir lieu cette nuit.</p> + +<p>—C'est donc vrai! s'écrièrent d'une voix toutes ces folles, nous allons +avoir la comédie.</p> + +<p>Gonzague protesta d'un geste.</p> + +<p>—Il s'agit d'une union sérieuse, prononça-t-il gravement.</p> + +<p>Comme si le lieu même et l'entourage ne lui donnaient pas d'avance un +suffisant démenti, il se pencha vers dona Cruz et ajouta:</p> + +<p>—Il est temps d'aller prévenir votre amie.</p> + +<p>Dona Cruz le regarda d'un air inquiet.</p> + +<p>—Vous m'avez fait une promesse, monseigneur, murmura-t-elle.</p> + +<p>—Tout ce que j'ai promis, je le tiendrai, répondit Gonzague.</p> + +<p>Puis en reconduisant dona Cruz vers la porte, il ajouta:</p> + +<p>—Elle peut refuser... Je ne m'en dédis point... mais, pour elle-même... +et pour un autre que je ne veux pas nommer, souhaitez qu'elle accepte!</p> + +<p>Dona Cruz ignorait le sort de Lagardère et Gonzague comptait là-dessus. +Dona Cruz ne pouvait pas mesurer la profonde hypocrisie de ce tartufe +païen. Cependant elle s'arrêta avant de passer le seuil.</p> + +<p>—Monseigneur, dit-elle avec un accent de <span class="pagenum"><a name="Page_161" id="Page_161">161</a></span> prière; je ne doute point +que vous n'ayez pour agir des motifs nobles et dignes de vous... mais ce +sont de bien étranges choses qui se passent depuis hier... Nous sommes +là deux pauvres jeunes filles et nous n'avons point l'expérience qu'il +faut pour deviner ces énigmes... Par amitié pour moi, monseigneur, par +compassion pour cette pauvre enfant que j'aime et qui se désole, +dites-moi un mot... un mot qui explique... un seul mot qui puisse +m'éclairer et servir d'argument contre ses résistances... Je serais bien +forte, si je pouvais lui dire en quoi ce mariage peut sauvegarder la vie +de celui qu'elle aime...</p> + +<p>Gonzague l'interrompit:</p> + +<p>—N'avez-vous pas confiance en moi, dona Cruz? dit-il d'un ton de +reproche; et n'a-t-elle point confiance en vous?... J'affirme, vous +croyez: affirmez, elle croira. Et faites vite! acheva-t-il en donnant à +ses paroles un accent plus impérieux; je vous attends.</p> + +<p>Il salua et dona Cruz se retira.</p> + +<p>En ce moment, un grand tumulte se faisait dans le salon. Ce n'étaient +que clameurs joyeuses et retentissants éclats de rire.</p> + +<p>—Bravo! Chaverny! disaient les uns.</p> + +<p>—Hardi! le bossu! criaient les autres.</p> + +<p>—Le verre de Chaverny était plus plein!</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_162" id="Page_162">162</a></span></p> + +<p>—Ne trichons pas!.. C'est un combat à mort!</p> + +<p>Et les femmes:</p> + +<p>—Ils vont se tuer!.. Ils sont fous!...</p> + +<p>—Ce petit bossu est un diable!</p> + +<p>—S'il a autant d'actions bleues qu'on le dit, <ins class="correction" title="mumura">murmura</ins> la Nivelle; moi, +d'abord, j'ai toujours eu un faible pour les bossus!</p> + +<p>—Mais voyez donc ce qu'ils absorbent!</p> + +<p>—Deux entonnoirs!... deux madrépores!...</p> + +<p>—Deux gouffres!.. Bravo! Chaverny.</p> + +<p>—Hardi, le bossu!.. deux abîmes!</p> + +<p><ins class="correction" title="Il">Ils</ins> étaient là en face l'un de l'autre, Ésope II dit Jonas et le petit +marquis, entourés d'un cercle qui allait toujours s'épaississant. +C'était la seconde fois qu'ils en venaient aux mains.</p> + +<p>L'invasion des mœurs anglaises, qui date de cette époque, avait mis à +la mode ces tournois de la bouteille.</p> + +<p>Auprès d'eux, une douzaine de flacons vides témoignait des vaillants +coups portés, ou plutôt avalés de part et d'autre.</p> + +<p>Chaverny était livide; ses yeux déjà injectés de sang semblaient vouloir +s'échapper de leurs orbites, mais il avait l'habitude de ces joutes. +C'était, malgré l'élégance de sa taille et le peu de capacité apparente +de son estomac, un buveur redoutable. <span class="pagenum"><a name="Page_163" id="Page_163">163</a></span> On ne comptait plus ses +exploits.</p> + +<p>Le bossu, au contraire, montrait un teint animé. Ses yeux brillaient +d'un éclat extraordinaire. Il s'agitait; il parlait, ce qui est, comme +chacun sait, une condition mauvaise.</p> + +<p>Le bavardage enivre presque autant que le vin.</p> + +<p>Tout champion de la bouteille doit être muet, dans une rencontre +sérieuse; voyez les poissons.</p> + +<p>Les chances semblaient être du côté du petit marquis.</p> + +<p>—Cent pistoles pour Chaverny! cria Navailles; le bossu va retourner +sous les manteaux.</p> + +<p>—Je tiens, riposta le bossu qui chancela sur son fauteuil.</p> + +<p>—Mon portefeuille pour le marquis, fit la Nivelle qui vit cela.</p> + +<p>—Combien dans le portefeuille? demanda Ésope II entre deux lampées.</p> + +<p>—Cinq actions bleues... toute ma fortune, hélas!</p> + +<p>—Je les tiens contre dix! s'écria le bossu; passez du vin!</p> + +<p>—Laquelle aimerais-tu le mieux? demanda Passepoil à l'oreille de son +noble ami.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_164" id="Page_164">164</a></span></p> + +<p>Il regardait tour à tour Cidalise, Nivelle, Fleury, Desbois et les +autres.</p> + +<p>—Le pécaïre va se noyer, vivadious! répondit Cocardasse junior qui ne +quittait pas des yeux le bossu. Je n'ai jamais vu qu'un seul homme boire +comme cela!</p> + +<p>Ésope II quitta son siége et s'assit sur la nappe.</p> + +<p>—N'avez vous pas de plus grands verres? s'écria-t-il en jetant le sien +au loin; avec ces coquilles de noisettes, nous pourrions rester là +jusqu'à demain!</p> + +<hr class="tiny" /> + +<h2><a name="ch9" id="ch9"></a>X</h2><p><span class="pagenum"><a name="Page_165" id="Page_165">165</a></span></p> + +<h3>—Triomphe du bossu.—</h3> + +<p>C'était encore cette chambre du rez-de-chaussée, où nous avons vu Aurore +et dona Cruz aux premières heures du petit souper. Aurore était seule, +agenouillée sur le tapis; mais elle ne priait pas.</p> + +<p>Le bruit qui venait du premier étage avait redoublé depuis quelques +instants. C'était le combat singulier entre Chaverny et le bossu. Aurore +n'y prenait point garde.</p> + +<p>Elle songeait. Ses beaux yeux, fatigués par les larmes, s'égaraient dans +le vide. Elle ne donna <span class="pagenum"><a name="Page_166" id="Page_166">166</a></span> point attention, tant était profonde sa +rêverie, au bruit léger que fit dona Cruz en entrant dans la chambre.</p> + +<p>Celle-ci s'approcha sur la pointe des pieds et vint baiser ses cheveux +par derrière.</p> + +<p>Aurore tourna la tête lentement; le cœur de la gitanita se serra en +voyant ces pauvres joues pâles et ces yeux éteints déjà par les pleurs.</p> + +<p>—Je viens te chercher, dit-elle.</p> + +<p>—Je suis prête, répondit Aurore.</p> + +<p>Dona Cruz ne s'attendait point à cela.</p> + +<p>—Tu as réfléchi, depuis tantôt?</p> + +<p>—J'ai prié... Quand on prie, les choses obscures deviennent claires...</p> + +<p>Dona Cruz se rapprocha vivement.</p> + +<p>—Dis-moi ce que tu as deviné? fit-elle.</p> + +<p>Il y avait là encore plus d'intérêt affectueux que de curiosité.</p> + +<p>—Je suis prête, répéta Aurore; prête à mourir.</p> + +<p>—Mais il ne s'agit pas de mourir, pauvre petite sœur...</p> + +<p>—Il y a longtemps, interrompit Aurore d'un ton de morne découragement, +que j'ai eu cette idée pour la première fois... C'est moi qui suis son +malheur, c'est moi qui suis le danger dont il est menacé sans cesse... +C'est moi qui suis son mauvais ange... Sans moi, il <span class="pagenum"><a name="Page_167" id="Page_167">167</a></span> serait libre, +il serait tranquille, il serait heureux!</p> + +<p>Dona Cruz l'écoutait et ne la comprenait pas.</p> + +<p>—Pourquoi, reprit Aurore en essuyant une larme, pourquoi n'ai-je pas +fait hier ce que je médite aujourd'hui?... Pourquoi ne me suis-je pas +enfuie de la maison?... Pourquoi ne suis-je pas morte?...</p> + +<p>—Que dis-tu là!... s'écria la gitanita.</p> + +<p>—Tu ne peux savoir, Flor ma sœur chérie, la différence qu'il y a +entre hier et aujourd'hui... J'ai fait un rêve, depuis hier... J'ai vu +s'entr'ouvrir pour moi le paradis... Une vie tout entière de belles +joies et de saintes délices m'est apparue... Il m'aimait, Flor!...</p> + +<p>—Ne le sais-tu donc que depuis hier? demanda dona Cruz.</p> + +<p>—Si je l'avais su plus tôt, Dieu seul peut dire si nous eussions +affronté les inutiles dangers de ce voyage... Je doutais... J'avais +peur... Oh! folles que nous sommes, ma sœur!... Il faudrait frémir, +et non s'extasier, quand s'offrent à nous ces grandes allégresses qui +feraient descendre sur terre les félicités... Cela est impossible, +vois-tu... Le bonheur n'est point ici-bas.</p> + +<p>—Mais qu'as-tu résolu? interrompit la gitanita dont la vocation +n'allait point dans le sens du mysticisme.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_168" id="Page_168">168</a></span></p> + +<p>—Obéir, répondit Aurore, afin de le sauver.</p> + +<p>Dona Cruz se leva enchantée.</p> + +<p>—Partons! s'écria-t-elle; partons... le prince nous attend.</p> + +<p>Puis, s'interrompant tout à coup, tandis qu'un nuage voilait son +sourire:</p> + +<p>—Sais-tu, dit-elle, que je passe ma vie à faire de l'héroïsme avec +toi!... Je n'aime pas comme toi, certes, mais j'aime à ma manière, et je +te trouve toujours sur mon chemin.</p> + +<p>Le regard étonné d'Aurore l'interrogeait.</p> + +<p>—Ne t'inquiète pas trop, reprit dona Cruz en souriant; moi, je n'en +mourrai pas, je te le promets... Je compte aimer ainsi plus d'une fois +avant de mourir... mais il est certain que, sans toi, je n'eusse pas +renoncé ainsi au roi des chevaliers errants... au beau Lagardère!... Il +est certain encore qu'après le beau Lagardère, le seul homme qui m'ait +fait battre le cœur, c'est cet étourdi de Chaverny...</p> + +<p>—Quoi? voulut dire Aurore.</p> + +<p>—Je sais! je sais!... Sa conduite peut paraître légère... mais que +veux-tu?... Sauf Lagardère, moi, je déteste les saints... Ce monstre de +petit marquis me trotte dans la cervelle...</p> + +<p>Aurore lui prit la main en souriant.</p> + +<p>—Petite sœur, dit-elle, ton cœur vaut mieux <span class="pagenum"><a name="Page_169" id="Page_169">169</a></span> que tes +paroles... Et pourquoi, d'ailleurs, aurais-tu ces délicatesses altières +des grandes races?...</p> + +<p>Dona Cruz se pinça les lèvres.</p> + +<p>—Il paraît, murmura-t-elle, que tu ne crois pas à ma haute naissance?</p> + +<p>—C'est moi qui suis mademoiselle de Nevers, répondit Aurore avec calme.</p> + +<p>La gitanita ouvrit de grands yeux.</p> + +<p>—Lagardère te l'a dit? murmura-t-elle sans même songer à faire des +objections.</p> + +<p>Celle-là n'était pas ambitieuse!</p> + +<p>—Non, répondit Aurore; et c'est là le seul tort que je puisse lui +reprocher en sa vie... S'il me l'eût dit?...</p> + +<p>—Mais alors, fit dona Cruz, qui donc?</p> + +<p>—Personne... Je le sais, voilà tout... Depuis hier, les divers +événements qui se sont passés depuis mon enfance ont pris pour moi une +nouvelle signification. Je me suis souvenue; j'ai comparé; la +conséquence s'est dégagée d'elle-même... L'enfant qui dormait dans les +fossés de Caylus pendant qu'on assassinait son père, c'était moi... Je +vois encore le regard de mon ami, quand nous visitâmes ce lieu funeste: +c'était moi... Mon ami ne me fit-il pas baiser le visage de marbre de +Nevers au cimetière Saint-Magloire?... Et ce Gonzague dont le nom me +poursuivit <span class="pagenum"><a name="Page_170" id="Page_170">170</a></span> depuis mon enfance, ce Gonzague qui aujourd'hui va me +porter le dernier coup, n'est-il pas le mari de la veuve de Nevers?...</p> + +<p>—Puisque c'est lui, interrompit la gitanita, qui voulait me rendre à ma +mère...</p> + +<p>—Ma pauvre Flor, nous n'expliquerons pas tout, je le sais bien. Nous +sommes des enfants, et Dieu nous a gardé notre bon cœur: comment +sonder l'abîme des perversités, et à quoi bon? Ce que Gonzague voulait +faire de toi, je l'ignore; mais tu étais un instrument dans ses mains... +Depuis hier, j'ai vu cela... Et depuis que je te parle, tu le vois +toi-même.</p> + +<p>—C'est vrai, murmura dona Cruz qui avait les paupières demi-closes et +les sourcils froncés.</p> + +<p>—Hier seulement, reprit Aurore, Henri m'a avoué qu'il m'aimait...</p> + +<p>—Hier seulement?... interrompit la gitanita au comble de la surprise.</p> + +<p>—Pourquoi cela?... Il y avait donc un obstacle entre nous?... Et quel +pouvait être cet obstacle, sinon l'honneur ombrageux et scrupuleux de +l'homme le plus loyal qui soit au monde: c'était la grandeur de ma +naissance; c'était l'opulence de mon héritage qui l'éloignait de moi!</p> + +<p>Dona Cruz sourit. Aurore la regarda en face, <span class="pagenum"><a name="Page_171" id="Page_171">171</a></span> et l'expression de son +charmant visage fut une fierté sévère.</p> + +<p>—Faut-il me repentir de t'avoir parlé comme je l'ai fait? +murmura-t-elle.</p> + +<p>—Ne me gronde pas, fit la gitanita qui lui jeta les deux bras autour du +cou; je souriais en songeant que je n'aurais point deviné cet +obstacle-là, moi qui ne suis pas princesse.</p> + +<p>—Plût à Dieu qu'il en fût ainsi de moi! s'écria Aurore les larmes aux +yeux; la grandeur a ses joies et ses souffrances... Moi qui vais mourir +à vingt ans, de la grandeur je n'aurai connu que les larmes!</p> + +<p>Elle ferma d'un geste caressant la bouche de sa compagne qui allait +protester encore, et reprit:</p> + +<p>—Je suis calme. J'ai foi en la bonté de Dieu qui ne nous éprouve pas au +delà des limites de ce monde... Si je parle de mourir, ne crains pas que +je puisse hâter ma dernière heure... Le suicide est un crime: un crime +qu'on ne peut expier et qui ferme la porte du ciel... Si je n'allais pas +au ciel, où l'attendrais-je?... Non... d'autres se chargeront de ma +délivrance; ceci, je ne le devine point: je le sais.</p> + +<p>Dona Cruz était toute pâle.</p> + +<p>—Que sais-tu? interrogea-t-elle d'une voix altérée.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_172" id="Page_172">172</a></span></p> + +<p>—J'étais ici, toute seule, répondit lentement Aurore; je réfléchissais +à tout ce que je viens de dire... et à d'autres choses encore... Les +preuves abondaient.... C'est parce que je suis mademoiselle de Nevers +qu'on m'a enlevée hier; c'est parce que je suis mademoiselle de Nevers +que la princesse de Gonzague poursuit de sa haine Henri, mon ami... Et +sais-tu, Flor, c'est cette dernière pensée qui m'a pris tout mon +courage... L'idée de me trouver entre ma mère et lui, tous deux ennemis, +m'a traversé le cœur comme un coup de poignard... L'heure viendrait +où il faudrait choisir... que sais-je? Depuis que je connais le nom de +mon père, j'ai l'âme de mon père. Le devoir m'apparaît pour la première +fois, et sa voix, la voix du devoir, est déjà en moi aussi impérieuse +que la voix du bonheur lui-même... Je ne sais rien ici-bas qui fût +capable, hier, de me séparer d'Henri... aujourd'hui...</p> + +<p>—Aujourd'hui?... répéta dona Cruz voyant qu'elle s'arrêtait.</p> + +<p>Aurore détourna la tête pour essuyer une larme.</p> + +<p>Dona Cruz la regardait tout émue.</p> + +<p>Dona Cruz abandonnait ces brillantes illusions que Gonzague avait fait +naître en elle, sans efforts et sans regrets. Elle était comme l'enfant +qui sourit <span class="pagenum"><a name="Page_173" id="Page_173">173</a></span> au réveil aux chimères dorées d'un beau songe.</p> + +<p>—Ma petite sœur, reprit-elle, tu es Aurore de Nevers; je le crois... +Et il n'y a pas beaucoup de duchesses pour avoir des filles comme toi... +Mais tu as prononcé tout à l'heure des paroles qui m'inquiètent et qui +me font peur.</p> + +<p>—Quelles paroles? demanda Aurore.</p> + +<p>—Tu as dit, répliqua dona Cruz:—D'autres se chargeront de ma +délivrance!...</p> + +<p>—J'oubliais..., fit Aurore; j'étais donc ici toute seule, la tête +pleine et brûlante... C'est la fièvre sans doute qui m'a donné ce +courage... Je suis sortie de cette chambre... J'ai pris le chemin que tu +m'avais montré... l'escalier dérobé, le couloir... et je me suis +retrouvé dans ce boudoir où nous étions toutes deux naguère... Je me +suis approchée de la porte derrière laquelle ces hommes t'appelaient, le +bruit avait cessé. J'ai mis mon œil à la serrure. Il n'y avait plus +aucune femme autour de la table.</p> + +<p>—On nous avait éloignées..., dit dona Cruz.</p> + +<p>—Sais-tu pourquoi, ma petite Flor?</p> + +<p>—Gonzague nous a dit..., commença la gitanita.</p> + +<p>—Ah! fit Aurore en frissonnant, cet homme qui semblait commander aux +autres, c'était donc Gonzague?</p> + +<p>—C'était le prince de Gonzague.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_174" id="Page_174">174</a></span></p> + +<p>—Je ne sais pas ce qu'il vous a dit, reprit Aurore; mais il a dû +mentir.</p> + +<p>—Pourquoi supposes-tu cela, petite sœur?</p> + +<p>—Parce que, s'il avait dit vrai, tu ne viendrais pas me chercher, ma +Flor chérie!</p> + +<p>—Quelle est donc la vérité?... Tu me rendras folle!</p> + +<p>Il y eut un silence, pendant lequel Aurore sembla rêver, le front appuyé +contre le sein de sa compagne.</p> + +<p>—As-tu remarqué, dit-elle, ces bouquets de fleurs qui ornent la table?</p> + +<p>—Oui... de belles fleurs.</p> + +<p>—Et Gonzague ne t'a-t-il pas répété:—Si elle refuse, elle sera libre!</p> + +<p>—Ce sont ses propres paroles.</p> + +<p>—Eh bien, poursuivit Aurore en posant sa main sur celle de dona Cruz, +c'était ce Gonzague qui parlait quand j'ai regardé par le trou de la +serrure... Les convives l'écoutaient immobiles, muets, tous la pâleur au +front. J'ai mis mon oreille à la place de mon œil... J'ai entendu...</p> + +<p>Un bruit se fit du côté de la porte.</p> + +<p>—Tu as entendu?... répéta dona Cruz.</p> + +<p>Aurore ne répondit point. La figure blême et doucereuse de M. de +Peyrolles se montrait sur le seuil.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_175" id="Page_175">175</a></span></p> + +<p>—Eh bien! mesdames, dit-il, on vous attend!</p> + +<p>Aurore se leva aussitôt.</p> + +<p>—Je suis prête, dit-elle.</p> + +<p>En montant l'escalier, dona Cruz se rapprocha d'elle et dit tout bas:</p> + +<p>—Achève!... Que parlais-tu de ces fleurs?</p> + +<p>Aurore lui serra la main doucement et répondit avec un calme sourire:</p> + +<p>—De belles fleurs! Tu l'as dit... M. de Gonzague a des galanteries de +grand seigneur... En refusant, non-seulement je serai libre... mais +j'aurai un bouquet de ces belles fleurs...</p> + +<p>Dona Cruz la regarda fixement. Elle sentait qu'il y avait derrière ces +paroles quelque chose de menaçant et de tragique. Mais elle ne devinait +point.</p> + +<p>—Bravo! bossu!... On te nommera roi des tanches!</p> + +<p>—Tiens bon, Chaverny! ferme! ferme!</p> + +<p>—Chaverny vient de verser un demi-verre sur ses dentelles!... C'est +triché!</p> + +<p>—Au moins Ésope II boit rubis sur l'ongle!</p> + +<p>On apportait les grands verres demandés par le bossu. Il y eut un long +cri de joie: c'étaient deux <i>vidrecomes</i> de Bohème dont on se servait +l'été pour les boissons à la glace. Chacun d'eux tenait bien une pinte.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_176" id="Page_176">176</a></span></p> + +<p>Le bossu versa dans le sien une bouteille de champagne. Chaverny voulut +l'imiter; mais sa main tremblait.</p> + +<p>—Vas-tu me faire perdre mes cinq petites filles! s'écria la Nivelle.</p> + +<p>—Comme elle aurait bien prononcé le <i>qu'il mourût</i>, cette Nivelle! dit +Navailles.</p> + +<p>—Dame! riposta la fille du Mississipi, on a assez de peine à gagner son +argent!</p> + +<p>Il y avait foule de paris engagés dans le cercle, et chacun était un peu +de l'avis de la Nivelle. La Fleury qui n'était point joueuse, ayant +risqué l'avis qu'il était temps de mettre le holà, il y eut un cri +général de réprobation.</p> + +<p>—Nous ne sommes qu'au commencement, dit le bossu en riant; aidez M. le +marquis à remplir son verre.</p> + +<p>Nocé, Choisy, Gironne et Oriol étaient autour de Chaverny. On remplit +son vidrecome jusqu'aux bords.</p> + +<p>—Eh! donc! soupira Cocardasse junior, c'est perdre le vin du bon Dieu!</p> + +<p>Passepoil se tenait à quatre pour résister à ses passions. Ses yeux +blancs caressaient tour à tour la Nivelle, la Fleury, la Desbois. Il +murmurait à vide des paroles enflammées, il se trémoussait, il suait +sang et eau.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_177" id="Page_177">177</a></span></p> + +<p>Certes, cette organisation riche et tendre est faite pour inspirer +beaucoup d'intérêt.</p> + +<p>—A votre santé! messieurs! dit le bossu qui leva son énorme verre.</p> + +<p>—A votre santé, balbutia Chaverny.</p> + +<p>Gironne et Nocé soutenaient son bras tremblotant.</p> + +<p>Le bossu reprit en saluant à la ronde:</p> + +<p>—Cette rasade doit être bue d'un trait et sans reprendre haleine.</p> + +<p>—C'est un bijou que ce pécaïre! pensa Cocardasse.</p> + +<p>—Vous aller le tuer?... dirent quelques voix de femmes.</p> + +<p>—Ferme, marquis! ferme, ferme! cria Nivelle pour ses actions.</p> + +<p>Le bossu approcha le verre de ses lèvres et but sans se presser, mais +d'une seule lampée.</p> + +<p>On battit des mains avec fureur.</p> + +<p>Chaverny, déjà soutenu par ses parrains, absorba aussi son vidrecome, +mais chacun put augurer que c'était son dernier effort.</p> + +<p>—Encore un! proposa le bossu dispos et gai en tendant son verre vide.</p> + +<p>—Encore dix! répondit Chaverny chancelant.</p> + +<p>—Tiens bon, marquis! s'écrièrent les joueurs; ne regarde pas le lustre.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_178" id="Page_178">178</a></span></p> + +<p>Il eut un rire idiot.</p> + +<p>—Restez tranquilles, balbutia-t-il; arrêtez la balançoire... et +empêchez la table de tourner.</p> + +<p>Nivelle prit aussitôt son parti. Elle était brave.</p> + +<p>Elle mit un retentissant baiser sur la joue du bossu,—un baiser qui +retentit jusqu'au fond du cœur sensible de Passepoil et faillit le +faire tomber en syncope.</p> + +<p>—Petit trésor, dit-elle, c'était pour rire... On m'étranglerait plutôt +que de me faire parier contre toi!</p> + +<p>Elle fourra son portefeuille dans sa poche et passa, accablant Chaverny +d'un dédaigneux regard.</p> + +<p>—Allons! allons! fit le bossu; à boire! j'ai soif.</p> + +<p>—A boire! répéta le petit marquis; je boirais la mer!... Arrêtez la +balançoire!</p> + +<p>Les verres s'emplirent. Le bossu prit le sien d'une main ferme.</p> + +<p>—A la santé de ces dames! s'écria-t-il.</p> + +<p>—A la santé de ces dames! murmura Passepoil à l'oreille de Nivelle.</p> + +<p>La fille du Mississipi le regarda du haut en bas. Passepoil laissa +échapper un roucoulement, ses pistoles chantèrent d'elles-mêmes dans son +gousset.—Nivelle sourit et dit:</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_179" id="Page_179">179</a></span></p> + +<p>—Pourquoi pas, mon brave?</p> + +<p>Cette Nivelle, affable et pleine d'aménité, ne repoussait jamais les +gens du commun quand ils avaient la poche garnie.</p> + +<p>Chaverny fit un suprême effort pour lever son verre. Le vidrecome plein +s'échappa de sa main tremblante, à la grande indignation de Cocardasse.</p> + +<p>—Apapur! grommela-t-il, on devrait mettre en prison ceux qui perdent le +vin.</p> + +<p>—A recommencer! dirent les tenants de Chaverny.</p> + +<p>Le bossu offrit galamment son vidrecome qu'on remplit.</p> + +<p>Mais les paupières de Chaverny se prirent à battre comme les ailes de +ces papillons martyrs que les enfants clouent à la tapisserie avec une +épingle. C'est la fin.</p> + +<p>—Tu faiblis, Chaverny! s'écria Oriol.</p> + +<p>—Chaverny, tu pâlis! ajouta Navailles.</p> + +<p>—Chaverny! tu chancelles! Chaverny, tu t'en vas!</p> + +<p>—Hourra! le petit homme!... vive Ésope II!</p> + +<p>—Portons le bossu en triomphe!</p> + +<p>Ce fut un tumulte général, puis un grand silence.</p> + +<p>On avait cessé de soutenir Chaverny.</p> + +<p>Son corps se prit à vaciller sur le fauteuil, <span class="pagenum"><a name="Page_180" id="Page_180">180</a></span> tandis que ses mains +amollies essayaient en vain de saisir un point d'appui.</p> + +<p>—On n'avait pas dit que la maison tomberait..., murmura-t-il; la maison +avait l'air solide... Ce n'est pas de jeu!</p> + +<p>—Chaverny bat la campagne...</p> + +<p>—Chaverny menace ruine..., Chaverny perd plante...</p> + +<p>—Submergé, Chaverny... Chaverny disparu!</p> + +<p>Chaverny venait de glisser sous la table.—Un second hourra retentit.</p> + +<p>Le bossu triomphant leva le verre qu'on venait d'emplir pour le vaincu +et l'avala, debout sur la nappe.—Il était ferme comme un roc.</p> + +<p>La salle faillit crouler sous les applaudissements.</p> + +<p>—Qu'est-ce que cela? demanda le prince de Gonzague qui s'approcha.</p> + +<p>Ésope II sauta lestement à bas de la table.</p> + +<p>—Vous me l'avez donné, monseigneur, dit-il.</p> + +<p>—Où est Chaverny? fit encore Gonzague.</p> + +<p>Le bossu poussa du pied les jambes du petit marquis qui passaient.</p> + +<p>—Le voici! répondit-il.</p> + +<p>Gonzague fronça le sourcil et murmura:</p> + +<p>—Ivre mort!... c'est trop... Nous avions besoin de lui.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_181" id="Page_181">181</a></span></p> + +<p>—Pour les fiançailles, monseigneur? repartit le bossu qui chiffonna, ma +foi, son jabot en grand seigneur et salua en jetant son feutre sous +l'aisselle.</p> + +<p>—Oui, pour les fiançailles, répondit Gonzague.</p> + +<p>—Palsambleu! fit Ésope II d'un ton dégagé, un de perdu, un de +retrouvé... Tel que vous me voyez, monseigneur, je ne serais pas fâché +de m'établir et je m'offre à faire votre affaire.</p> + +<p>Un grand éclat de rire accueillit cette proposition inattendue. Gonzague +regardait attentivement le bossu qui s'était campé devant lui, tenant +toujours un vidrecome à la main.</p> + +<p>—Sais-tu ce qu'il faudrait faire pour remplacer celui qui est là? +demanda tout bas Gonzague en montrant Chaverny.</p> + +<p>—Oui, répondit le bossu; je sais ce qu'il faudrait faire.</p> + +<p>Et, te sens-tu de force...? commença le prince.</p> + +<p>Ésope II eut un sourire à la fois orgueilleux et cruel.</p> + +<p>—Vous ne me connaissez pas, monseigneur, dit-il; j'ai fait mieux que +cela!</p> + +<hr class="tiny" /> + +<h2><a name="ch10" id="ch10"></a>XI</h2><p><span class="pagenum"><a name="Page_183" id="Page_183">183</a></span></p> + +<h3>—Fleurs d'Italie.—</h3> + +<p>On entourait de nouveau la table. On avait recommencé à boire.</p> + +<p>—Bonne idée! disait-on à la ronde, marions le bossu au lieu de +Chaverny.</p> + +<p>—C'est bien plus amusant!... Le bossu fera un mari superbe!</p> + +<p>—Et la figure de Chaverny quand il va se réveiller veuf!</p> + +<p>Oriol fraternisait avec Amable Passepoil, sur l'ordre de mademoiselle +Nivelle qui avait <span class="pagenum"><a name="Page_184" id="Page_184">184</a></span> pris ce débutant timide sous sa haute protection. +On n'avait plus de ces ridicules délicatesses: Cocardasse junior +trinquait avec tout le monde.</p> + +<p>Il trouvait cela tout simple et n'en était pas plus fier. Ici, comme +partout, Cocardasse junior se comportait avec une dignité au-dessus de +tout éloge.</p> + +<p>Apapur! le gros petit Oriol, ayant voulu le tutoyer, fut remis +sévèrement à sa place.</p> + +<p>Le prince de Gonzague et le bossu étaient un peu à l'écart. Le prince +considérait toujours le petit homme avec attention et semblait scruter +sa pensée secrète à travers le masque moqueur qui couvrait son visage.</p> + +<p>—Monseigneur, dit le bossu, quelles garanties vous faut-il?</p> + +<p>—Je veux savoir d'abord, répondit Gonzague, ce que tu as deviné.</p> + +<p>—Je n'ai rien deviné... J'étais là... J'ai entendu la parabole de la +pêche, l'histoire des fleurs et le panégyrique de l'Italie!</p> + +<p>Gonzague suivit de l'œil son doigt pointu qui montrait la bergère où +les manteaux étaient encore amoncelés.</p> + +<p>—C'est juste, murmura-t-il, tu étais là... Pourquoi cette comédie?</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_185" id="Page_185">185</a></span></p> + +<p>—Je voulais savoir... et je voulais réfléchir... Ce Chaverny n'était +point votre fait.</p> + +<p>—C'est vrai... J'avais un faible pour lui.</p> + +<p>—La faiblesse est toujours un tort, parce qu'elle fait naître toujours +un danger... Ce Chaverny dort maintenant... mais il s'éveillera...</p> + +<p>—Savoir!... murmura Gonzague. Mais laissons-là ce Chaverny... Que +dis-tu de la parabole de la pêche?</p> + +<p>—C'est joli... mais trop fort pour vos poltrons.</p> + +<p>—Et de l'histoire des fleurs?</p> + +<p>—Gracieux... mais toujours trop fort... ils ont eu peur!</p> + +<p>—Je ne te parle pas de ces messieurs, dit Gonzague; je les connais +mieux que toi...</p> + +<p>—Savoir! interrompit à son tour le bossu.</p> + +<p>Gonzague se prit à sourire en le regardant.</p> + +<p>—Réponds pour toi-même, continua-t-il.</p> + +<p>—Tout ce qui vient d'Italie me plaît, fit Ésope II; je n'ai jamais ouï +conter d'anecdote plus réjouissante que celle du comte Canozza à la +vigne de Spolète... mais je ne l'aurais pas dite à ces messieurs.</p> + +<p>—Tu te crois donc beaucoup plus fort que ces messieurs? demanda +Gonzague.</p> + +<p>Ésope II eut un sourire suffisant et ne daigna même pas répondre.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_186" id="Page_186">186</a></span></p> + +<p>—Eh bien! demanda de loin Navailles, est-ce arrangé le mariage?</p> + +<p>Un geste de Gonzague lui imposa silence. La Nivelle dit:</p> + +<p>—Ça doit avoir gros comme soi de bleues, cette petite espèce... Moi, je +l'épouserais!</p> + +<p>—Vous seriez madame Ésope II! fit Oriol piqué au vif.</p> + +<p>—Madame Jonas!... ajouta Nocé.</p> + +<p>—Bah! fit Nivelle qui montra du doigt Cocardasse junior, Plutus est le +roi des dieux... Voyez-vous bien ce bon garçon?... avec un peu de poudre +du Mississipi, je me chargerais d'en faire un courtisan!</p> + +<p>Cocardasse se rengorgea et dit à Passepoil qui fut jaloux:</p> + +<p>—La Pécaïre a le goût fin!... Elle en tient pour moi, capédébiou!</p> + +<p>—Qu'as-tu de plus que Chaverny? demandait en ce moment Gonzague.</p> + +<p>—Des précédents, répondit le bossu; j'ai déjà été marié.</p> + +<p>—Ah!... fit Gonzague dont le regard devint plus perçant.</p> + +<p>Ésope II se caressa le menton et ne baissa point les yeux.</p> + +<p>—J'ai été marié, répéta-t-il, et je suis veuf.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_187" id="Page_187">187</a></span></p> + +<p>—Ah!... fit encore Gonzague, en quoi cela te donne-t-il un avantage sur +Chaverny?</p> + +<p>La figure du bossu se rembrunit légèrement.</p> + +<p>—Ma femme était belle, prononça-t-il en baissant la voix; très-belle!</p> + +<p>—Et jeune? demanda Gonzague.</p> + +<p>—Toute jeune... son père était pauvre.</p> + +<p>—Je comprends... l'aimais-tu?</p> + +<p>—A la rage!... mais notre union fut courte.</p> + +<p>La figure du bossu devenait de plus en plus sombre.</p> + +<p>—Combien de temps dura votre ménage? interrompit Gonzague.</p> + +<p>—Deux nuits et un jour, répondit Ésope II.</p> + +<p>—Voilà qui est étrange!... explique-toi.</p> + +<p>Le petit homme eut un rire forcé.</p> + +<p>—Pourquoi m'expliquer, si vous me comprenez?... murmura-t-il.</p> + +<p>—Je ne te comprends pas, fit le prince.</p> + +<p>Le bossu baissa les yeux et sembla hésiter.</p> + +<p>—Après tout, dit-il, je me suis peut-être trompé... Vous n'aviez +peut-être besoin que d'un Chaverny!</p> + +<p>—Explique-toi, te dis-je! répéta impérieusement Gonzague.</p> + +<p>—Avez-vous expliqué l'histoire du comte Canozza?...</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_188" id="Page_188">188</a></span></p> + +<p>Le prince lui mit la main sur l'épaule.</p> + +<p>—Après la première nuit, poursuivit le bossu, je lui donnai un jour +pour réfléchir et s'habituer à ma tournure... Elle ne put pas.</p> + +<p>—Et alors?... fit Gonzague, qui le considérait avidement.</p> + +<p>Le bossu saisit un verre sur un guéridon et se prit à regarder le prince +en face. Leurs yeux se choquèrent. Ceux du bossu exprimèrent tout à coup +une cruauté si implacable, que le prince murmura:</p> + +<p>—Si jeune... si belle... tu n'eus pas pitié?</p> + +<p>Le bossu, d'un mouvement convulsif, écrasa le verre sur un guéridon.</p> + +<p>—Je veux qu'on m'aime! dit-il avec un accent de véritable férocité; +tant pis pour celles qui ne peuvent pas!</p> + +<p>Gonzague resta un instant silencieux. Le bossu avait repris sa mine +froide et railleuse.</p> + +<p>—Holà! messieurs, s'écria tout à coup le prince qui poussa du pied +Chaverny endormi, qu'on emporte cet homme!</p> + +<p>La poitrine d'Ésope II se souleva. Il fit effort pour cacher son +triomphe.</p> + +<p>Navailles, Nocé, Choisy, tous les amis du petit marquis voulurent tenter +un dernier effort en sa faveur. Ils le secouèrent; ils l'appelèrent. +<span class="pagenum"><a name="Page_189" id="Page_189">189</a></span> Taranne lui donna le fouet, Oriol lui jeta une carafe d'eau au +visage.—Ces dames eurent la charité de le pincer jusqu'au sang.</p> + +<p>Et tous criaient, ardents à la besogne:</p> + +<p>—Éveille-toi! Chaverny, éveille-toi! on te prend ta femme.</p> + +<p>—Et tu seras obligé de restituer la dot! ajouta Nivelle, toujours +occupée de pensées solides.</p> + +<p>—Chaverny! Chaverny! éveille-toi!</p> + +<p>Vains efforts! Cocardasse junior et Amable Passepoil, chargeant le +vaincu sur leurs épaules, l'emportèrent dans les ténèbres extérieures.</p> + +<p>Gonzague leur avait fait un signe.—Quand ils passèrent près d'Ésope II, +celui-ci dit tout bas:</p> + +<p>—Pas un cheveu de sa tête... sur votre vie! et la lettre à son adresse!</p> + +<p>Cocardasse et Passepoil sortirent avec leur fardeau.</p> + +<p>—Nous avons fait ce que nous avons pu, dit Navailles.</p> + +<p>—Nous avons été fidèles à l'amitié jusqu'au bout, ajouta Oriol.</p> + +<p>—Mais, en définitive, le mariage du bossu est bien plus drôle! décida +Nocé.</p> + +<p>—Marions le bossu! Marions le bossu! criaient ces dames.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_190" id="Page_190">190</a></span></p> + +<p>Ésope II sauta d'un bond sur la table.</p> + +<p>—Silence! fit-on de toutes parts, voici Jonas qui va prononcer un +discours.</p> + +<p>—Mesdames et messieurs, dit le bossu en gesticulant comme un avocat en +la grand'chambre; je suis touché jusqu'au fond de l'âme de l'intérêt +flatteur que vous daignez me témoigner... Certes, la conscience de mon +peu de mérite devrait me rendre muet...</p> + +<p>—Très-bien! fit Navailles;—il parle comme un livre!</p> + +<p>—Jonas, dit Nivelle, votre modestie fait encore mieux ressortir vos +talents.</p> + +<p>—Bravo, Ésope II! bravo! bravo!</p> + +<p>—Merci, mesdames! merci, messieurs! votre indulgence me donne du +courage. Je veux tâcher de m'en rendre digne, ainsi que des bontés de +l'illustre prince à qui je devrai ma compagne...</p> + +<p>—Très-bien!... Bravo, Ésope!... un peu plus de voix!</p> + +<p>—Quelques gestes de la main gauche! demanda Navailles.</p> + +<p>—Un couplet de circonstance! cria la Desbois.</p> + +<p>—Un pas de menuet!... une gigue sur la nappe!</p> + +<p>—Si tu n'es pas un ingrat, Jonas, dit Nocé <span class="pagenum"><a name="Page_191" id="Page_191">191</a></span> d'un ton +pénétré,—déclame-nous la scène d'Achille et d'Agamemnon!</p> + +<p>—Mesdames et messieurs, répondit gravement Ésope II,—ce sont là des +vieilleries... je compte vous témoigner ma reconnaissance par quelque +chose de mieux... Je compte vous donner la comédie nouvelle... une +première représentation!</p> + +<p>—Les œuvres de Jonas!... bravissimo!... Il a fait une comédie!</p> + +<p>—Mesdames et messieurs, je vais du moins la faire... Ce sera un +impromptu... Je prétends vous montrer comment l'art de la séduction, +plus fort que la nature elle-même...</p> + +<p>Pour le coup, les vitres du salon grincèrent. Une immense acclamation +s'éleva.</p> + +<p>—Il va nous donner une leçon! criait-on.</p> + +<p>—<i>L'art de plaire</i>, par Ésope II, dit Jonas!</p> + +<p>—Il a dans sa poche la ceinture de Vénus!</p> + +<p>—Les jeux, les ris, les grâces et le dard du jeune Cupidon!</p> + +<p>—Bravo! bossu!... Bossu, tu es superbe!</p> + +<p>Il salua à la ronde et acheva en souriant:</p> + +<p>—Qu'on m'amène ma jeune épouse et je ferai de mon mieux pour divertir +la société!</p> + +<p>—Je te fais engager à l'Opéra, si tu veux! <span class="pagenum"><a name="Page_192" id="Page_192">192</a></span> s'écria Nivelle +enthousiasmée;—on manque de queues rouges!</p> + +<p>—La femme du bossu! vociféraient ces messieurs;—servez la femme du +bossu!</p> + +<p>En ce moment, la porte du boudoir s'ouvrit.—Gonzague réclama le +silence.</p> + +<p>Dona Cruz entra, soutenant Aurore chancelante et plus pâle qu'une +morte.—M. de Peyrolles suivait.</p> + +<p>Il y eut un long murmure d'admiration à la vue d'Aurore. Au premier +abord, ces messieurs oublièrent toute cette gaieté folle qu'ils venaient +de se promettre.</p> + +<p>Le bossu lui-même ne trouva point d'écho, lorsqu'il dit, le binocle à +l'œil et d'un accent cynique:</p> + +<p>—Corbleu! ma femme est belle!</p> + +<p>Au fond de tous ces cœurs, plutôt engourdis que perdus, un sentiment +de compassion s'éveillait.</p> + +<p>Un instant, les femmes elles-mêmes eurent pitié, tant il y avait de +douleur profonde et de douce résignation sur cet adorable visage de +vierge!</p> + +<p>Gonzague fronça le sourcil en regardant son armée. Taranne, Montaubert, +Albret, les âmes damnées, eurent honte de leur émotion et dirent:</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_193" id="Page_193">193</a></span></p> + +<p>—Est-il heureux, ce diable de bossu!</p> + +<p>C'était l'avis de frère Passepoil qui rentrait en compagnie de +Cocardasse, son noble ami. Mais ce premier mouvement de convoitise fit +place à l'étonnement quand il reconnut, ainsi que Cocardasse, les deux +jeunes filles de la rue du Chantre.</p> + +<p>La jeune fille que le Gascon avait vue au bras de Lagardère à Barcelone, +la jeune fille que frère Passepoil avait vue au bras de Lagardère à +Bruxelles.</p> + +<p>Ils n'étaient ni l'un ni l'autre dans le secret de la comédie: ce qui +allait se passer restait pour eux un mystère.—Mais ils savaient qu'il +allait se passer quelque chose d'étrange.</p> + +<p>Ils se touchèrent le coude. Le regard qu'ils échangèrent voulait dire: +Attention!</p> + +<p>Ils n'avaient pas besoin d'éprouver leurs rapières pour savoir qu'elles +ne tenaient point au fourreau.</p> + +<p>A un coup d'œil que le bossu lui lança, Cocardasse répondit par un +léger signe de tête.</p> + +<p>—Eh donc! grommela t-il en s'adressant à Passepoil,—il veut savoir si +sa lettre est remise;—nous n'avions pas loin à courir.</p> + +<p>Dona Cruz cherchait des yeux Chaverny.</p> + +<p>—Peut-être que le prince a changé d'avis..., <span class="pagenum"><a name="Page_194" id="Page_194">194</a></span> murmura-t-elle à +l'oreille de sa compagne;—je ne vois point M. le marquis.</p> + +<p>Aurore ne releva point ses paupières baissées. On la vit seulement +secouer la tête avec tristesse.</p> + +<p>Évidemment, elle n'espérait point de merci.</p> + +<p>Quand Gonzague se tourna vers elle, dona Cruz la prit par la main et la +fit avancer.</p> + +<p>Ce Gonzague était très-pâle bien qu'il affectât de sourire.</p> + +<p>Le bossu se tenait à ses côtés, faisant ce qu'il pouvait pour prendre +une pose galante et tortillant son jabot d'un air vainqueur.</p> + +<p>Les yeux de dona Cruz rencontrèrent les siens. Elle voulut mettre une +interrogation dans son regard. Le bossu demeura impassible.</p> + +<p>—Ma chère enfant, dit Gonzague dont la voix parut à tous légèrement +altérée,—mademoiselle de Nevers vous a-t-elle dit ce que nous attendons +de vous?</p> + +<p>Aurore répondit sans relever les yeux,—mais la tête haute et la voix +ferme:</p> + +<p>—C'est moi qui suis mademoiselle de Nevers.</p> + +<p>Le bossu tressaillit si violemment, que son émotion fut remarquée, au +milieu même de la surprise générale.</p> + +<p>—Palsambleu! s'écria-t-il en dominant aussitôt <span class="pagenum"><a name="Page_195" id="Page_195">195</a></span> son trouble;—ma +femme est de bonne maison!</p> + +<p>—Sa femme! répéta dona Cruz.</p> + +<p>On chuchotait d'un bout à l'autre du salon.</p> + +<p>Les femmes n'avaient point pour cette nouvelle venue l'animadversion +jalouse qu'elles témoignaient naguère à la gitanita. Sur cette tête +candide et charmante dans sa fierté le nom de Nevers leur semblait à sa +place.</p> + +<p>Gonzague se tourna vers dona Cruz et lui dit avec colère:</p> + +<p>—Est-ce vous qui avez mis ce mensonge dans l'esprit de cette pauvre +enfant?</p> + +<p>—Ah! fit le bossu désappointé;—c'est donc un mensonge?... Tant pis!... +j'aurais aimé à m'allier avec la maison de Nevers.</p> + +<p>Quelques rires éclatèrent.—Mais il y avait un froid.</p> + +<p>Peyrolles était sombre comme un bedeau en deuil.</p> + +<p>—Ce n'est pas moi, répliqua dona Cruz que le courroux du prince +effrayait peu;—mais s'il était vrai?...</p> + +<p>Gonzague haussa les épaules avec dédain.</p> + +<p>—Où est M. le marquis de Chaverny? reprit la gitanita,—et que +signifient les paroles de cet homme?</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_196" id="Page_196">196</a></span></p> + +<p>Elle montrait le bossu qui faisait bonne contenance au milieu du groupe +des courtisans.</p> + +<p>—Mademoiselle de Nevers, répondit Gonzague,—votre rôle en tout ceci +est fini... si vous êtes en humeur de déserter vos droits, je suis là, +Dieu, merci, pour les sauvegarder... Je suis votre tuteur... Ceux qui +nous entourent appartiennent tous au tribunal de famille qui s'est +rassemblé hier en mon hôtel... C'en est presque la majorité... Si +j'eusse écouté l'avis général, peut-être me serais-je montré moins +clément envers une imposture hardie, effrontée... mais j'ai jugé suivant +la bonté de mon cœur et les tranquilles habitudes de ma vie... Je +n'ai point voulu donner une portée tragique à des choses qui sont du +domaine de la comédie.</p> + +<p>Il s'arrêta.—Dona Cruz ne comprenait point: ces paroles étaient pour +elle de vains sons.</p> + +<p>Peut-être Aurore comprenait-elle mieux, car un sourire triste et amer +vint autour de ses lèvres.</p> + +<p>Gonzague promena son regard sur l'assemblée. Tous les yeux étaient +baissés, sauf ceux des femmes qui écoutaient curieusement et ceux du +bossu qui semblait attendre impatiemment la fin de cette homélie.</p> + +<p>—Je parle ainsi pour vous seule, mademoiselle <span class="pagenum"><a name="Page_197" id="Page_197">197</a></span> de Nevers, reprit +Gonzague s'adressant toujours à dona Cruz,—car vous seule ici avez +besoin d'être persuadée... Mes honorables amis et conseils partagent mon +opinion; ma bouche exprime toute leur pensée.</p> + +<p>Nul ne protesta. Gonzague poursuivit:</p> + +<p>—Ce que j'ai dit précédemment sur mon dessein d'éloigner tout châtiment +trop sévère, vous explique la présence de nos belles amies... S'il +s'agissait d'une punition proportionnée à sa faute, elles ne seraient +point ici...</p> + +<p>—Mais quelle faute?... demanda Nivelle,—nous sommes sur le gril, +monseigneur!</p> + +<p>—Quelle faute? répéta Gonzague faisant mine de réprouver un mouvement +d'indignation;—c'est assurément une faute grave... la loi la qualifie +crime... que de s'introduire dans une famille illustre pour combler +frauduleusement le vide causé par l'absence ou par la mort...</p> + +<p>—Mais la pauvre Aurore n'a rien fait..., voulut s'écrier dona Cruz.</p> + +<p>—Silence! interrompit Gonzague;—il faut un maître et un frein à cette +belle coureuse d'aventures... Dieu m'est témoin que je ne lui veux point +de mal... Je dépense une notable somme pour dénouer gaiement son +Odyssée... je la marie...</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_198" id="Page_198">198</a></span></p> + +<p>—A la bonne heure! fit Ésope II, voici la conclusion.</p> + +<p>—Et je lui dis, continua Gonzague en prenant la main du bossu: Voici un +honnête homme qui vous aime et qui aspire à l'honneur d'être votre +époux.</p> + +<p>—Mais vous m'avez trompée, monsieur! s'écria la gitanita rouge de +colère; mais ce n'est pas celui-là... Est-ce qu'il est possible de se +donner à un être pareil?</p> + +<p>—S'il a beaucoup de bleues..., pensa Nivelle entre haut et bas.</p> + +<p>—Pas flatteur!... pas flatteur du tout! murmura Ésope II; mais j'espère +que la jeune personne changera bientôt d'avis.</p> + +<p>—Vous! fit dona Cruz, je vous devine!... C'est vous qui emmêlez tous +les fils de cette intrigue... C'est vous, je le devine bien maintenant, +qui avez dénoncé la retraite d'Aurore...</p> + +<p>—Eh! eh!... fit le bossu d'un air content de lui-même; eh! eh! eh!... +j'en suis pardieu bien capable!... Monseigneur, cette jeune fille a le +défaut du bavardage... Elle a empêché ma femme de répondre...</p> + +<p>—Si c'était encore le marquis de Chaverny..., commença dona Cruz.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_199" id="Page_199">199</a></span></p> + +<p>—Laisse, petite sœur, dit Aurore de ce ton ferme et glacé qu'elle +avait pris dès l'abord; si c'était M. de Chaverny, je le refuserais +comme je refuse celui-ci.</p> + +<p>Le bossu ne parut point déconcerté le moins du monde.</p> + +<p>—Bel ange, dit-il, ce n'est pas votre dernier mot.</p> + +<p>La gitanita se mit entre lui et Aurore. Elle ne demandait pas mieux que +de se battre avec quelqu'un.</p> + +<p>M. de Gonzague avait repris son air insoucieux et hautain.</p> + +<p>—Point de réponse? fit le bossu en avançant d'un pas, le chapeau sous +le bras, la main au jabot. C'est que vous ne me connaissez pas, ma toute +belle!... Je suis capable de passer ma vie entière à vos genoux!</p> + +<p>—Quant à cela, c'est trop, fit la Nivelle.</p> + +<p>Les autres femmes écoutaient et attendaient. Il y a chez les femmes un +sens supérieur qui ressemble à la seconde vue; elles sentaient je ne +sais quel drame lugubre sous cette farce qui, malgré l'effort du bouffon +principal, se déroulait si péniblement.</p> + +<p>Ces messieurs, qui savaient à quoi s'en tenir, grimaçaient la gaieté.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_200" id="Page_200">200</a></span></p> + +<p>Mais la gaieté ne vient pas à bille nommée.—La gaieté rebelle tenait +rigueur.</p> + +<p>Quand le bossu parlait, sa voix aigre et grinçante agaçait les nerfs de +tous,—quand le bossu se taisait, le silence était sinistre.</p> + +<p>—Eh bien, messieurs! dit tout à coup Gonzague, pourquoi ne boit-on +plus?</p> + +<p>Les verres s'emplirent à bas bruit. Personne n'avait soif.</p> + +<p>—Écoutez-moi, belle enfant! disait cependant le bossu; je serai votre +petit mari... votre amant... votre esclave!</p> + +<p>—C'est un rêve affreux! fit dona Cruz; quant à moi, j'aimerais mieux +mourir!</p> + +<p>Gonzague frappa du pied; son regard menaça sa protégée.</p> + +<p>—Monseigneur, dit Aurore avec le calme du désespoir; ne prolongez point +ceci;—je sais que le chevalier Henri de Lagardère est mort...</p> + +<p>Pour la seconde fois, le bossu tressaillit comme s'il eût reçu un choc +soudain.—Il ne parla plus.</p> + +<p>Un silence profond régna dans le salon.</p> + +<p>—Mais qui donc vous a si bien instruite, mademoiselle? demanda Gonzague +avec une grave courtoisie.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_201" id="Page_201">201</a></span></p> + +<p>—Ne m'interrogez pas, monseigneur... Arrivons au dénoûment de ceci qui +est marqué d'avance. Je l'accepte... Je le désire.</p> + +<p>Gonzague sembla hésiter. Il ne s'attendait pas à ce qu'on lui demandât +le bouquet d'Italie.—La main d'Aurore avait fait un visible mouvement +vers les fleurs.</p> + +<p>Gonzague regardait cette fille toute jeune et si belle.</p> + +<p>—Préférez-vous un autre époux?... murmura-t-il en se penchant à son +oreille.</p> + +<p>—Vous m'avez fait dire, monseigneur, répondit Aurore, que si je +refusais, je serais libre. Je réclame l'accomplissement de votre parole.</p> + +<p>—Et vous savez...? commença Gonzague toujours à voix basse.</p> + +<p>—Je sais, interrompit Aurore qui releva enfin sur lui son regard de +sainte, et j'attends que vous m'offriez ces fleurs!</p> + +<hr class="tiny" /> + +<h2><a name="ch11" id="ch11"></a>XII</h2><p><span class="pagenum"><a name="Page_203" id="Page_203">203</a></span></p> + +<h3>—La fascination.—</h3> + +<p>Pour ne point comprendre ce que la situation avait de terrible, il n'y +avait là que dona Cruz et ces dames.</p> + +<p>Toute la partie mâle de l'assemblée, financiers et gentilshommes, +avaient le frisson dans les veines.</p> + +<p>Cocardasse et Passepoil avaient les yeux fixés sur le bossu comme deux +chiens tombés en arrêt.</p> + +<p>En présence de ces femmes étonnées, inquiètes, curieuses, en présence de +ces hommes, énervés par le dégoût, mais qui n'avaient point <span class="pagenum"><a name="Page_204" id="Page_204">204</a></span> ce +qu'il fallait de force pour rompre leur chaîne, Aurore seule était +calme.</p> + +<p>Aurore avait cette douce et radieuse beauté, cette tristesse profonde, +mais résignée, de la sainte qui subit son épreuve suprême sur cette +terre de deuil et qui déjà regarde le ciel.</p> + +<p>La main de Gonzague s'était tendue vers les fleurs, mais la main de +Gonzague retomba.</p> + +<p>Cette situation le prenait à l'improviste. Il s'était attendu à une +lutte quelconque, à la suite de laquelle ces fleurs données +ostensiblement à la jeune fille eussent scellé la complicité de ses +adhérents.</p> + +<p>Mais en face de cette belle et douce créature, la perversité de Gonzague +s'étonna. Ce qui restait de cœur au fond de sa poitrine se +souleva.—Le comte Canozza était un homme.</p> + +<p>Le bossu fixait sur lui son regard étincelant.</p> + +<p>Trois heures de nuit sonnèrent à la pendule.</p> + +<p>Au milieu du profond silence, une voix s'éleva derrière Gonzague.</p> + +<p>Il y avait là un coquin dont le cœur desséché ne pouvait plus battre. +M. de Peyrolles dit à son maître:</p> + +<p>—Le tribunal de famille se rassemble demain...</p> + +<p>Gonzague détourna la tête et murmura:</p> + +<p>—Fais ce que tu voudras.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_205" id="Page_205">205</a></span></p> + +<p>Peyrolles prit aussitôt le bouquet de fleurs dont Gonzague lui-même +avait révélé la destination.</p> + +<p>Dona Cruz, saisie d'une vague crainte, dit à l'oreille d'Aurore:</p> + +<p>—Que me parlais-tu de ces fleurs?....</p> + +<p>—Mademoiselle, prononçait en ce moment Peyrolles, vous êtes libre... +Toutes ces dames ont un bouquet... Permettez que je vous offre...</p> + +<p>Il fit cela gauchement—son visage, à cette heure, suait l'infamie.</p> + +<p>Aurore, cependant, avança la main pour prendre les fleurs...</p> + +<p>—Capédébiou! fit Cocardasse qui s'essuya le front; il y a là quelque +diablerie.</p> + +<p>Dona Cruz, qui regardait Peyrolles avidement, s'élança d'instinct, mais +une autre main l'avait prévenue.</p> + +<p>Peyrolles, repoussé rudement, recula jusqu'à la cloison. Le bouquet +s'échappa de ses mains, et le bossu le foula aux pieds froidement.</p> + +<p>Toutes les poitrines furent déchargées d'un fardeau.</p> + +<p>—Qu'est-ce à dire? s'écria Peyrolles qui mit l'épée à la main.</p> + +<p>Gonzague regarda le bossu avec défiance.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_206" id="Page_206">206</a></span></p> + +<p>—Pas de fleurs! dit celui-ci; moi seul ai désormais le droit de faire +de ces cadeaux à ma fiancée... Que diable! vous voilà tous consternés +comme des gens qui ont vu tomber la foudre... Rien n'est tombé qu'un +bouquet de fleurs fanées... J'ai laissé aller les choses pour avoir tout +le mérite de la victoire... Rengainez, l'ami,... et vite!</p> + +<p>Il s'adressait à Peyrolles.</p> + +<p>—Monseigneur, reprit-il, ordonnez à ce chevalier de la triste figure de +ne point troubler nos plaisirs... Bonté du ciel! je vous admire!... vous +jetez comme cela le manche après la cognée... vous rompez les +négociations... Permettez-moi de ne pas renoncer si vite!</p> + +<p>—Il a raison! il a raison! s'écria-t-on de toutes parts.</p> + +<p>Chacun se raccrochait à ce moyen de sortir du noir.—La gaieté n'avait +pu prendre dans le salon de Gonzague cette nuit.</p> + +<p>Il va sans dire que Gonzague lui-même n'espérait rien de la tentative du +bossu.</p> + +<p>Cela lui donnait seulement quelques minutes pour réfléchir. C'était +précieux.</p> + +<p>—J'ai raison, pardieu! je le sais bien, poursuivit Ésope II; que vous +ai-je promis? Une leçon d'escrime amoureuse... Et vous agissez sans moi! +Et vous ne me laissez même pas <span class="pagenum"><a name="Page_207" id="Page_207">207</a></span> dire un mot!... Cette jeune fille me +plaît; je la veux; je l'aurai!</p> + +<p>—A la bonne heure! fit Navailles; voilà qui est parler!</p> + +<p>—Voyons, dit le gros petit traitant, arrondissant avec soin sa phrase, +voyons si tu es aussi fort aux tournois d'amour qu'aux luttes bachiques!</p> + +<p>—Nous serons juges, ajouta Nocé; entame la bataille.</p> + +<p>Le bossu regarda Aurore, puis le cercle qui les entourait.</p> + +<p>Aurore, épuisée par le suprême effort qu'elle venait de faire, +s'affaissait entre les bras de dona Cruz. Cocardasse roula vers elle un +fauteuil. Aurore s'y laissa tomber.</p> + +<p>—Les apparences ne sont pas pour ce pauvre Ésope II! murmura Nocé.</p> + +<p>Comme Gonzague ne riait pas, on restait sérieux.</p> + +<p>Les femmes ne s'occupaient que d'Aurore, excepté Nivelle qui pensait:</p> + +<p>—J'ai idée que ce petit homme est un Crésus!</p> + +<p>—Monseigneur, dit le bossu, permettez-moi de vous adresser une +requête... Vous êtes trop haut placé assurément pour avoir voulu vous +jouer de moi... Si l'on dit à un homme: Courez! <span class="pagenum"><a name="Page_208" id="Page_208">208</a></span> Il ne faut pas +commencer par lui lier les deux jambes... la première condition du +succès dans un assaut galant, c'est la solitude... Où vîtes-vous une +femme se rendre quand elle se voit entourée de regards curieux? Soyez +juste: c'est là l'impossible!</p> + +<p>—Il a raison! fit encore le chœur des convives.</p> + +<p>—Tout ce monde l'effraye, reprit Ésope II; moi-même, je perds une +partie de mes moyens, car, en amour, le tendre, le passionné, +l'entraînant est toujours tout près du ridicule... Comment trouver de +ces accents qui enivrent les faibles femmes en présence d'un auditoire +moqueur?</p> + +<p>Il était vraiment drôle, ce petit homme, prononçant son discours d'un +air avantageux et fat, le poing sur la hanche et la main au jabot.</p> + +<p>Sans le sinistre vent qui soufflait cette nuit dans la petite maison de +Gonzague, on aurait bien ri!</p> + +<p>On rit un peu. Navailles dit à Gonzague:</p> + +<p>—Accordez-lui sa requête, monseigneur.</p> + +<p>—Que demande-t-il? fit Gonzague toujours distrait et soucieux.</p> + +<p>—Qu'on nous laisse seuls, ma fiancée et moi; répondit le bossu; j'ai +quelques petits talents... je ne vous demande que cinq minutes <span class="pagenum"><a name="Page_209" id="Page_209">209</a></span> pour +faire taire les répugnances de cette charmante enfant!</p> + +<p>—Cinq minutes! se récria-t-on; comme il y va!... On ne peut pas lui +refuser cela, monseigneur!</p> + +<p>Gonzague gardait le silence.—Le bossu s'approcha de lui tout à coup et +lui dit à l'oreille:</p> + +<p>—Monseigneur, on vous observe!... vous puniriez de mort celui qui vous +trahirait comme vous vous trahissez vous-même!</p> + +<p>—Merci, l'ami, répondit le prince qui changea de visage; l'avis est +bon... nous aurons décidément un gros compte à régler ensemble... et je +crois que tu seras grand seigneur avant de mourir!—Messieurs, +reprit-il, je songeais à vous... Nous avons gagné cette nuit une +terrible partie... Demain, suivant toute apparence, nous serons au bout +de nos peines... mais il ne faut pas échouer en entrant dans le port... +Pardonnez ma distraction et suivez-moi.</p> + +<p>Il s'était fait un visage riant. Toutes les physionomies s'éclairèrent.</p> + +<p>—N'allons pas trop loin, dirent ces dames; il faut jouir du coup +d'œil!</p> + +<p>—Dans la galerie! opina Nocé; nous laisserons la porte entre-bâillée.</p> + +<p>—En besogne, Jonas!... Tu as le champ libre!</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_210" id="Page_210">210</a></span></p> + +<p>—Surpasse-toi, bossu! Nous te donnons dix minutes au lieu de cinq!... +montre à la main!</p> + +<p>—Messieurs, dit Oriol, les paris sont ouverts.</p> + +<p>On jouait sur tout et à propos de tout.—Le cours des gageures fut coté +à un contre cent pour Ésope II, dit Jonas.</p> + +<p>En passant auprès de Cocardasse et de Passepoil, Gonzague leur dit:</p> + +<p>—Pour une bonne somme, retourneriez-vous bien en Espagne?</p> + +<p>—Nous ferions tout pour obéir à monseigneur, répliquèrent nos deux +braves.</p> + +<p>—Ne vous éloignez donc pas! fit le prince en se mêlant à la foule de +ses affidés.</p> + +<p>Cocardasse et Passepoil n'avaient garde.</p> + +<p>Quand tout le monde eut quitté le salon, le bossu se tourna vers la +porte de la galerie derrière laquelle on voyait une triple rangée de +têtes curieuses.</p> + +<p>—Bien! fit-il d'un air guilleret, très-bien!... comme cela vous ne me +gênez pas du tout... Ne pariez pas trop contre moi... et consultez vos +montres! J'oubliais une chose, s'interrompit-il en traversant le salon +pour se rapprocher de la galerie; où est monseigneur?</p> + +<p>—Ici, répondit Gonzague; qu'y a-t-il?</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_211" id="Page_211">211</a></span></p> + +<p>—Avez-vous un notaire tout prêt? demanda le bossu avec un magnifique +sérieux.</p> + +<p>Pour le coup, personne n'y put tenir. Il y eut un franc éclat de gaieté +dans la galerie.</p> + +<p>—Rira bien qui rira le dernier! murmura Ésope II.</p> + +<p>Gonzague répliqua, non sans un mouvement d'impatience:</p> + +<p>—Fais vite, l'ami, et ne t'inquiète point... Il y a un notaire royal +dans ma chambre.</p> + +<p>Le bossu salua et revint vers les deux femmes groupées.</p> + +<p>Dona Cruz le regardait venir avec une sorte d'effroi. Aurore avait +toujours les yeux baissés.</p> + +<p>Le bossu vint se mettre à genoux devant le fauteuil d'Aurore.</p> + +<p>Gonzague, au lieu de regarder ce spectacle qui avait tant de succès +auprès de ses affidés, se promenait à l'écart au bras de Peyrolles.</p> + +<p>Ils allèrent s'accouder tout au bout de la galerie.</p> + +<p>—D'Espagne, disait Peyrolles, on peut revenir.</p> + +<p>—On meurt en Espagne comme à Paris, murmura Gonzague.</p> + +<p>Il reprit après un court silence:</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_212" id="Page_212">212</a></span></p> + +<p>—Ici, l'occasion est manquée... Ces femmes devineraient... Dona Cruz +parlerait...</p> + +<p>—Chaverny?... commença M. de Peyrolles.</p> + +<p>—Celui-là sera muet, interrompit Gonzague.</p> + +<p>Ils échangèrent un regard dans l'ombre et Peyrolles ne demanda point +d'autre explication.</p> + +<p>—Il faut, poursuivit Gonzague,—qu'au sortir d'ici, elle soit libre... +absolument libre... jusqu'au détour de la rue...</p> + +<p>Peyrolles se pencha tout à coup en avant et prêta l'oreille.</p> + +<p>—C'est le guet qui passe, dit Gonzague.</p> + +<p>Un bruit d'armes se faisait au dehors.</p> + +<p>Mais ce bruit s'étouffa sous le grand murmure qui s'éleva tout à coup +dans la galerie.</p> + +<p>—C'est étonnant! s'écriait-on;—c'est prodigieux!</p> + +<p>—Avons-nous la berlue?... que diable lui dit-il?</p> + +<p>—Parbleu! fit Nivelle,—ce n'est pas difficile à deviner!... Il lui +fait le compte des actions qu'il a!</p> + +<p>—Mais voyez donc!... dit Navailles;—qui a parié cent contre un?</p> + +<p>—Personne, répondit Oriol;—Je ne gagerais seulement pas à cinquante... +fais-tu vingt-cinq.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_213" id="Page_213">213</a></span></p> + +<p>—Pas, s'il vous plaît!... Voyez donc!</p> + +<p>Le bossu était à genoux auprès du fauteuil d'Aurore.</p> + +<p>Dona Cruz voulut se mettre entre deux.—Le bossu l'écarta en disant:</p> + +<p>—Laissez... je ne lui ferai pas de mal.</p> + +<p>Il avait parlé bas. Sa voix était si étrangement changée que dona Cruz +s'écarta comme malgré elle et ouvrit de grands yeux.</p> + +<p>Au lieu des accents stridents et discords qu'on était accoutumé à +entendre sortir de cette bouche, c'était une voix mâle et douce, +harmonieuse et profonde.</p> + +<p>Cette voix prononça le nom d'Aurore.</p> + +<p>Dona Cruz sentit sa jeune compagne tressaillir faiblement entre ses +bras.</p> + +<p>Puis elle l'entendit murmurer:</p> + +<p>—Je rêve!...</p> + +<p>—Aurore!... répéta le bossu toujours à genoux.</p> + +<p>La jeune fille se couvrit la tête de ses mains.</p> + +<p>De grosses larmes coulèrent entre ses doigts qui tremblaient.</p> + +<p>Ceux qui regardaient dona Cruz par la porte entr'ouverte croyaient +assister à une sorte de fascination.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_214" id="Page_214">214</a></span></p> + +<p>Dona Cruz était debout, la tête rejetée en arrière, la bouche béante, +les yeux fixes.</p> + +<p>—Par le ciel! s'écria Navailles,—voilà qui tient du miracle.</p> + +<p>—Chut!... regardez!... l'autre semble attirée comme par un irrésistible +pouvoir.</p> + +<p>—Le bossu a un talisman... un charme...</p> + +<p>Nivelle seule donnait un nom au charme et au talisman... Cette jolie +fille, immuable en ses opinions, croyait au surnaturel pouvoir des +actions bleues.</p> + +<p>C'était vrai, ce que l'on disait derrière la porte,—Aurore se penchait, +comme malgré elle, vers la voix qui l'appelait.</p> + +<p>—Je rêve!... Je rêve!... balbutiait-elle parmi ses sanglots;—c'est +affreux... je sais qu'il n'est plus!</p> + +<p>—Aurore! répéta le bossu pour la troisième fois.</p> + +<p>Et comme dona Cruz allait ouvrir la bouche, il lui imposa silence d'un +geste impérieux.</p> + +<p>—Ne tournez pas la tête, reprit-il doucement en s'adressant à +mademoiselle de Nevers;—nous sommes ici au bord même de l'abîme... un +mouvement... un geste... tout est perdu!</p> + +<p>Dona Cruz fut obligée de s'asseoir auprès d'Aurore. Ses jambes +chancelaient.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_215" id="Page_215">215</a></span></p> + +<p>—Je donnerais vingt louis pour savoir ce qu'il leur dit! s'écria +Navailles.</p> + +<p>—Palsambleu! fit Oriol,—je commence à croire... Et cependant, il ne +lui a rien donné à boire.</p> + +<p>—Cent pistoles pour le bossu, au pair! proposa Nocé.</p> + +<p>Ésope II, dit Jonas, poursuivait:</p> + +<p>—Vous ne rêvez point, Aurore... votre cœur ne vous a point +trompée... C'est moi.</p> + +<p>—Vous!... murmura la jeune fille;—je n'ose ouvrir les yeux... Flor, ma +sœur... regarde!</p> + +<p>Dona Cruz la baisa au front pour lui dire plus bas et de plus près:</p> + +<p>—C'est lui!</p> + +<p>Aurore entr'ouvrit ses doigts et glissa un regard. Son cœur sauta +dans sa poitrine, mais elle parvint à étouffer son premier cri.—Elle +demeura immobile.</p> + +<p>—Les hommes qui ne croient pas au ciel, dit le bossu après avoir lancé +un coup d'œil rapide vers la porte,—croient à l'enfer... Ils sont +faciles à tromper... pourvu qu'on feigne le mal... Obéissez, non pas à +votre cœur, Aurore, ma bien-aimée, mais à je ne sais quelle bizarre +attraction qui est, suivant eux, l'œuvre du démon... <span class="pagenum"><a name="Page_216" id="Page_216">216</a></span> Soyez comme +fascinée par cette main qui vous conjure...</p> + +<p>Il fit quelques passes au-dessus du front d'Aurore, laquelle se pencha +vers lui obéissante.</p> + +<p>—Elle y vient! s'écria Navailles stupéfait.</p> + +<p>—Elle y vient! répétèrent tous les convives.</p> + +<p>Et le gros Oriol s'élançant tout essoufflé, vers la balustrade:</p> + +<p>—Vous perdez le plus beau, monseigneur! s'écria-t-il;—du diable si +cela ne vaut pas la peine d'être vu!</p> + +<p>Gonzague se laissa entraîner vers la porte.</p> + +<p>—Chut!... chut!... ne les troublons pas! disait-on au moment où le +prince arrivait.</p> + +<p>On lui fit place.—Il demeura muet d'étonnement.</p> + +<p>Le bossu continuait ses passes. Aurore, entraînée et charmée, +s'inclinait de plus en plus vers lui.</p> + +<p>Le bossu avait eu raison. Ces hommes qui ne croyaient point en Dieu +avaient grande foi en ces billevesées qui venaient d'Italie: les +philtres, les charmes, les pouvoirs occultes, la magie.</p> + +<p>Gonzague murmura, Gonzague, l'esprit fort:</p> + +<p>—Cet homme possède un maléfice!</p> + +<p>Passepoil, qui était auprès de lui, se signa ostensiblement <span class="pagenum"><a name="Page_217" id="Page_217">217</a></span> et +Cocardasse junior grommela:</p> + +<p>—Lou couquin a de la graisse de pendu!... apapur, cela se voit!</p> + +<p>—Ta main..., disait cependant le bossu;—lentement... bien lentement... +comme si une invincible puissance te forçait à me la donner malgré +toi...</p> + +<p>La main d'Aurore se détacha de son visage et descendit par un mouvement +automatique.</p> + +<p>Si les gens de la galerie avaient pu voir son adorable sourire!</p> + +<p>Ce qu'ils voyaient, c'était son sein agité, sa jolie tête renversée dans +les masses de ses cheveux.</p> + +<p>Ils regardaient maintenant le bossu avec une sorte d'épouvante.</p> + +<p>—Capédébiou! fit Cocardasse,—elle donne sa main, la pécaïre!</p> + +<p>Et tous répétèrent avec un ébahissement profond:</p> + +<p>—Il fait d'elle tout ce qu'il veut!... quel démon!</p> + +<p>—Apapur! ajouta Cocardasse en adressant un coup d'œil à +Passepoil,—ces choses-là, il faut les voir pour y croire!</p> + +<p>—Quand je les vois, moi, dit M. de Peyrolles derrière Gonzague,—je n'y +crois point.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_218" id="Page_218">218</a></span></p> + +<p>—Eh! pardieu! protesta-t-on de toutes parts,—on ne peut pas nier +l'évidence pourtant!</p> + +<p>Peyrolles secoua la tête d'un air chagrin.</p> + +<p>—Ne négligeons rien, continuait le bossu, qui avait ses raisons sans +doute pour compter sur la simplicité de dona Cruz;—Gonzague et son âme +damnée sont là maintenant... Il s'agit de les tromper aussi... Quand ta +main va toucher la mienne, Aurore, il faut tressaillir et jeter autour +de toi un regard stupéfait... Bien!</p> + +<p>—J'ai joué cela dans <i>la Belle et la Bête</i> à l'Opéra, dit Nivelle qui +haussa les épaules;—j'étais plus étonnée que cette petite... n'est-ce +pas, Oriol?</p> + +<p>—Vous étiez charmante, comme toujours, répondit le gros petit +financier;—mais quel choc la pauvre enfant a éprouvé quand leurs mains +se sont rencontrées!</p> + +<p>—Preuve qu'il y a antipathie et domination diabolique! prononça +gravement Taranne.</p> + +<p>Le baron de Batz, qui n'était pas un ignorant, dit:</p> + +<p>—Ia! andibadie! Ia! Ia!... Tôminazion tiapolique!... sacramente!</p> + +<p>—Maintenant, reprenait le bossu,—tourne-toi vers moi... tout d'une +pièce... lentement... lentement...</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_219" id="Page_219">219</a></span></p> + +<p>Il se leva et la domina du regard.</p> + +<p>—Lève-toi, poursuivit-il,—comme un automate... Bien!... regarde-moi... +Fais un pas... et laisse toi tomber dans mes bras.</p> + +<p>Aurore obéit encore,—dona Cruz restait immobile comme une statue.</p> + +<p>Il y eut derrière la porte, qui s'ouvrit toute grande, un tonnerre +d'applaudissements.</p> + +<p>La charmante tête d'Aurore s'appuyait contre la poitrine d'Ésope II, dit +Jonas.</p> + +<p>—Juste cinq minutes! s'écria Navailles;—montre à la main!</p> + +<p>—Est ce qu'il a changé la jolie senorita en statue de sel? demanda +Nocé.</p> + +<p>Le flot des spectateurs envahissait le salon en tumulte.</p> + +<p>On entendit le petit rire sec du bossu qui disait en s'adressant à +Gonzague:</p> + +<p>—Monseigneur, ce n'est pas plus difficile que cela!</p> + +<p>—Monseigneur, disait de son côté Peyrolles,—il y a ici quelque chose +d'incompréhensible... ce drôle doit être un adroit jongleur.</p> + +<p>—As-tu peur qu'il ne t'escamote ta tête? demanda Gonzague.</p> + +<p>Puis se tournant vers Ésope II, dit Jonas, il ajouta:</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_220" id="Page_220">220</a></span></p> + +<p>—Bravo! l'ami... nous donneras-tu ta recette?</p> + +<p>—Elle est à vendre, monseigneur, répliqua le bossu.</p> + +<p>—Et cela tiendra-t-il jusqu'au mariage?</p> + +<p>—Jusqu'au mariage, oui... mais pas au delà.</p> + +<p>—Combien le vends-tu, ton talisman, bossu? s'écria Oriol.</p> + +<p>—Presque rien... mais il faut pour s'en servir une denrée qui coûte +cher.</p> + +<p>—Quelle denrée? demanda encore le gros petit financier.</p> + +<p>—De l'esprit, répondit Ésope II.—Allez donc d'abord au marché, mon +gentilhomme.</p> + +<p>Oriol fit le plongeon dans la foule. On battit des mains. Choisy, Nocé, +Navailles entourèrent dona Cruz et l'interrogèrent avidement.</p> + +<p>—Qu'a-t-il dit?... Parlait-il latin?... Avait-il à la main quelque +fiole?</p> + +<p>—Il parlait hébreu! répondit la gitanita qui se remettait par degrés.</p> + +<p>—Et cette jolie fille le comprenait?...</p> + +<p>—Couramment... il a fourré sa main gauche dans son sein et en a tiré +quelque chose qui ressemblait... comment dirais-je?</p> + +<p>—A une corne de bouc? à un miroir magique? à un grimoire?</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_221" id="Page_221">221</a></span></p> + +<p>—A une liasse d'actions plutôt? <ins class="correction" title="amenda">demanda</ins> Nivelle.</p> + +<p>—Cela ressemblait à un mouchoir de poche, repartit la gitanita qui +tourna le dos.</p> + +<p>—Pardieu! tu fais un homme précieux, l'ami, dit Gonzague qui lui mit la +main sur l'épaule;—je t'admire!</p> + +<p>—Pour un débutant, n'est-ce pas, monseigneur?... fit Ésope II avec un +sourire modeste. Mais, s'interrompit-il,—priez ces messieurs de se +reculer un peu... à distance!... à distance!... Qu'on n'aille pas me +l'effaroucher... j'ai eu assez de peine... Où est le notaire?</p> + +<p>—Qu'on fasse venir le notaire royal! ordonna M. de Gonzague.<br /><br /></p> + +<p class="center">FIN DU TOME CINQUIÈME.</p> + +<hr class="small" /> + +<h2><a name="table_des_chapitres" id="table_des_chapitres"></a>TABLE DES CHAPITRES</h2> + +<h5>DU CINQUIÈME VOLUME.</h5> + +<table summary="table_des_chapitres" class="block"> + <colgroup span="3"> + <col width="10" /> + <col width="375" /> + <col width="15" /> + </colgroup> +<tbody> + <tr> + <td> </td> + <td> </td> + <td class="tdc">Pages.</td> + </tr> + <tr> + <td colspan="3" class="tcenter">LE CONTRAT DE MARIAGE.<br />(Suite.)</td> + </tr> + <tr> + <td class="tda">II.</td> + <td class="tdb">Un coup de bourse sous la régence</td> + <td class="tdc"><a href="#ch1">5</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tda">III.</td> + <td class="tdb">Caprice de bossu</td> + <td class="tdc"><a href="#ch2">25</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tda">IV.</td> + <td class="tdb">Gascon et Normand</td> + <td class="tdc"><a href="#ch3">47</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tda">V.</td> + <td class="tdb">L'invitation</td> + <td class="tdc"><a href="#ch4">67</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tda">VI.</td> + <td class="tdb">Le salon et le boudoir</td> + <td class="tdc"><a href="#ch5">89</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tda">VII.</td> + <td class="tdb">Une place vide</td> + <td class="tdc"><a href="#ch6">111</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tda">VIII.</td> + <td class="tdb">Une pêche et un bouquet</td> + <td class="tdc"><a href="#ch7">129</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tda">IX.</td> + <td class="tdb">Le neuvième coup</td> + <td class="tdc"><a href="#ch8">147</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tda">X.</td> + <td class="tdb">Triomphe du bossu</td> + <td class="tdc"><a href="#ch9">165</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tda">XI.</td> + <td class="tdb">Fleurs d'Italie</td> + <td class="tdc"><a href="#ch10">183</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tda">XII.</td> + <td class="tdb">La fascination</td> + <td class="tdc"><a href="#ch11">203</a></td> + </tr> + </tbody> +</table> + +<hr class="small" /> + +<div class="tnote"><a name="note" id="note"></a><h3>Au lecteur</h3> + +<p>Cette version électronique reproduit dans son intégralité +la version originale.</p> + +<p>La ponctuation n'a pas été modifiée hormis quelques corrections +mineures.</p> + +<p>L'orthographe a été conservée. Seuls quelques mots ont été modifiés. +Ils sont soulignés par des tirets. Passer la <ins class="correction" title="comme ceci" >souris</ins> sur +le mot pour voir le texte original.</p></div> + +<hr class="full" /> + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Le Bossu Volume 5, by Paul Féval + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE BOSSU VOLUME 5 *** + +***** This file should be named 34559-h.htm or 34559-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/4/5/5/34559/ + +Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by The +Internet Archive/Canadian Libraries) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +such as creation of derivative works, reports, performances and +research. They may be modified and printed and given away--you may do +practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +http://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all +the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy +all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. +If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project +Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the +terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or +entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. + +1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be +used on or associated in any way with an electronic work by people who +agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few +things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works +even without complying with the full terms of this agreement. See +paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project +Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement +and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic +works. See paragraph 1.E below. + +1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" +or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project +Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the +collection are in the public domain in the United States. If an +individual work is in the public domain in the United States and you are +located in the United States, we do not claim a right to prevent you from +copying, distributing, performing, displaying or creating derivative +works based on the work as long as all references to Project Gutenberg +are removed. 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Royalty payments should be clearly marked as such and + sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the + address specified in Section 4, "Information about donations to + the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." + +- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies + you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he + does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm + License. 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INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the +trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone +providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance +with this agreement, and any volunteers associated with the production, +promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, +harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, +that arise directly or indirectly from any of the following which you do +or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm +work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any +Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. + + +Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm + +Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of +electronic works in formats readable by the widest variety of computers +including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. To +SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any +particular state visit http://pglaf.org + +While we cannot and do not solicit contributions from states where we +have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition +against accepting unsolicited donations from donors in such states who +approach us with offers to donate. + +International donations are gratefully accepted, but we cannot make +any statements concerning tax treatment of donations received from +outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. + +Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation +methods and addresses. Donations are accepted in a number of other +ways including checks, online payments and credit card donations. +To donate, please visit: http://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + + +</pre> + + </body> +</html> + diff --git a/34559-h/images/title.png b/34559-h/images/title.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..732284c --- /dev/null +++ b/34559-h/images/title.png diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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