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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-14 20:03:14 -0700 |
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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Vue générale de l'histoire politique de l'Europe + +Author: Ernest Lavisse + +Release Date: February 7, 2011 [EBook #35200] + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK VUE GÉNÉRALE DE L'HISTOIRE *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin and the Online Distributed +Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was +produced from images generously made available by the +Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + + + + +VUE GÉNÉRALE DE L'HISTOIRE POLITIQUE DE L'EUROPE + +par + +Ernest LAVISSE + +Professeur à la Sorbonne + +PARIS + +Armand COLIN & Cie, Éditeurs + +1890 + +[Illustration manuscrite: + +À Monsieur Ernest Renan, +de l'Académie +française. +Respectueux hommage, +E. Lavisse. + +] + + + + +TABLE DES MATIÈRES + +AVANT-PROPOS. + +L'ANTIQUITÉ + +Caractères généraux.--La Grèce.--La domination romaine.--Les deux +empires.--Les causes de ruine. + +DE L'ANTIQUITÉ AU MOYEN ÂGE + +Caractères généraux.--L'empire d'Orient.--Les barbares en Occident et +l'Église.--Les Francs.--La restauration de l'Empire.--Le monde +historique en l'an 800.--Effets historiques de la restauration de +l'Empire d'Occident. + +LE MOYEN ÂGE + +Caractères généraux.--L'Empire d'Orient.--L'empire d'Occident.--Empire +et Sacerdoce.--Conséquences pour l'Allemagne.--Conséquences pour +l'Italie.--Expansion de l'Italie.--Expansion de l'Allemagne au Nord et à +l'Est.--Les trois zones.--Progrès dans la première zone.--Progrès dans +la seconde zone.--Progrès dans la troisième zone.--Progrès dans la +vallée du Danube.--Résumé de l'expansion allemande.--Effets produits sur +l'histoire de l'Allemagne par cette expansion.--L'Autriche et la +Russie.--La région intermédiaire entre Allemagne et France.--La +formation de la France.--L'expansion de la France.--La politique royale. +La patrie française.--Progrès de la France dans la région +intermédiaire.--La maison de Bourgogne.--La formation de l'Espagne.--Le +royaume d'Angleterre.--Réflexions générales sur l'histoire du moyen âge +et conclusions. + +LES TEMPS MODERNES + +Caractères généraux.--Italie et Allemagne.--Le champ de bataille +italien. Le roi de Sardaigne.--Le champ de bataille allemand. Prusse et +Autriche.--La région intermédiaire.--Les provinces laissées sous la +domination des Habsbourg.--La séparation des Pays-Bas.--Les +Provinces-Unies.--Les Cantons Suisses.--La +France.--L'Espagne.--L'Angleterre.--L'Orient. La +Prusse.--L'Autriche.--Différence essentielle entre la Prusse et +l'Autriche.--La Russie. Retour sur le moyen âge.--La Russie +moderne.--L'originalité russe.--Conclusion sur l'histoire moderne. Les +trois régions. L'Europe occidentale.--L'Europe orientale.--Les mœurs et +les idées nouvelles. + +NOTRE SIÈCLE + +La destruction de l'Europe.--La Restauration de l'Europe.--Le +patriotisme révolutionnaire.--Le principe des nationalités.--Les nations +nouvelles.--Imperfection de l'œuvre. Incertitude de +définition.--Conséquences de l'application du principe en +Italie.--Conséquences de l'application du principe en Allemagne.--La +question d'Alsace.--Les guerres de conquêtes.--L'expansion de +l'Europe.--La politique d'autrefois et celle d'aujourd'hui.--Les causes +de paix.--Les causes de guerre.--L'individualisme national.--Le total. + + + + +AVANT-PROPOS + + +_Présenter au public une Vue générale de l'histoire politique de +l'Europe [L'idée de ce volume m'a été donnée par une préface, que j'ai +écrite en 1886 pour la traduction d'un livre de M. FREEMAN, (Histoire +générale de l'Europe par la géographie politique, par M. Edward A. +FREEMAN, traduit par M. Gustave LEFÈVRE; Paris, Armand Colin et Cie.) Il +m'a semblé qu'il y aurait quelque utilité à développer ce premier essai, +et à en faire un livre.], c'est encourir le reproche d'avoir trop +entrepris. On sait aujourd'hui la peine et les soins qu'il faut pour +établir la vérité d'un seul fait: comment prétendre, dès lors, raisonner +sur cette quantité considérable de faits dont se compose l'histoire +politique de l'Europe? + +Les historiens, qui osent encore traiter de pareils sujets, peuvent +dire, pour leur défense, que, si les détails sont douteux souvent, les +grands faits ne le sont point. Nous ne savons pas, avec une pleine +sécurité, les mobiles intimes de la révolte de Luther, et il y a des +obscurités dans l'histoire de la bataille de Waterloo, mais il est +certain que Luther s'est révolté, certain que la bataille de Waterloo a +été perdue par Napoléon. Or ces deux faits ont eu des conséquences très +claires et très graves. + +Les événements décisifs, ceux qu'on peut appeler d'histoire universelle, +sont rares. Il n'est impossible ni de les discerner, ni de les +connaître, ni d'en voir les suites. C'est pourquoi, si paradoxale que +cette opinion puisse paraître, le général, en histoire, est plus certain +que le particulier. Il est plus facile de ne pas se tromper sur tout un +pays que sur un personnage. La vue, qui se perd dans les broussailles, +embrasse les ensembles: les horizons les plus vastes sont les plus nets. + +Cependant, une tentative comme celle qui est faite ici, pour résumer en +quelques pages une si longue histoire, n'est point sans quelque péril. +Certaines opinions et des jugements brièvement exprimés étonneront, +peut-être même offenseront le lecteur. Qu'il me permette de le prier de +bien placer son point de vue dans cet espace de trois mille ans. + +Nous sommes exposés à grossir certains faits, parce qu'ils nous +intéressent plus que d'autres, pour des raisons à nous. Nous connaissons +l'antiquité et les siècles de la Renaissance, de Louis XIV et de +Voltaire, mieux que le moyen âge et notre siècle: c'est un des effets de +notre éducation. Pourtant le moyen âge a ébauché les nations, qui se +sont achevées au cours de notre siècle. Ces deux époques sont donc les +plus importantes dans l histoire de l'Europe, j'entends l'histoire +politique proprement dite. + +Ce volume présente la succession des grands phénomènes historiques, et +il essaie de donner le comment des choses. Il faudrait ajouter le +pourquoi, mais l'audace serait par trop grande. + +La nature a écrit sur la carte de l'Europe des destinées de régions. +Elle détermine des aptitudes, et, par conséquent, des destinées de +peuples. Le jeu même de l'histoire crée des nécessités inéluctables: +telle chose sera, parce que telles autres ont été. + +D'autre part, sur la carte de notre continent, la nature a laissé le +champ libre à l'incertitude de possibilités diverses. L'histoire est +pleine d'accidents, dont la nécessité n'est point démontrable. Il existe +enfin une libre puissance d'action, qu'ont exercée des individus et des +peuples. + +Le hasard et la liberté contrarient la fatalité naturelle et cette +fatalité des suites, qui naît de l'histoire. Dans quelle mesure? Tout +est là, mais ce tout est sans doute inaccessible à notre esprit. + +Il serait intéressant, du moins, d'en trouver quelques parties. Le +lecteur y est convié par ce petit volume. + +Un mot encore. Je me suis défendu de mon mieux contre les préjugés du +patriotisme, et je crois n'avoir pas exagéré la place de la France dans +le monde. Mais le lecteur verra bien que, dans la lutte entre les +facteurs opposés de l'histoire, la France est la plus redoutable +adversaire de la fatalité des suites. Elle s'est mise en travers du +cours des choses européennes, il y a un siècle, et l'a précipité dans +une direction nouvelle. Aujourd'hui, nous sentons peser sur le continent +une fatalité redoutable; aussi ce livre se termine-t-il par des +prévisions pessimistes. Mais il laisse entendre, dans ses dernières +pages, que, si les conflits, qui arment l'Europe et menacent de la +ruiner peuvent être apaisés, ce sera par l'esprit de la France._ + +ERNEST LAVISSE. + + + + +VUE GÉNÉRALE DE L'HISTOIRE POLITIQUE DE L'EUROPE + + + + +L'ANTIQUITÉ + +_Caractères généraux._ + + +Un peuple n'a pas une histoire par le fait seul de son existence; il +faut que sa vie soit active et féconde. + +Le peuple historique est celui qui trouve les règles d'un état politique +et social, et qui met un certain ordre dans le gouvernement, une +certaine justice dans la société. Il professe une religion et une +morale. Il pratique avec habileté le travail des mains et celui de +l'esprit: il a une industrie, un art, des lettres. Il agit sur d'autres +peuples pour employer sa force, pour s'enrichir et pour satisfaire son +orgueil; il est commerçant ou conquérant, ou les deux à la fois. + +Aujourd'hui, plusieurs peuples méritent le nom d'êtres historiques; les +efforts de chacun d'eux et leurs relations constituent l'histoire. Mais, +plus on s'éloigne des temps modernes, plus rares sont ces êtres: il n'y +en eut d'abord en Europe qu'un seul, les Grecs; un seul, après les +Grecs, a occupé la scène, qu'il a élargie; c'est le peuple romain. + +L'histoire de la Grèce et de Rome forme une première période, qui se +termine vers le quatrième siècle de l'ère chrétienne, au moment où de +nouveaux acteurs, les Germains et les Slaves, apparaissent et +compliquent l'histoire, jusque-là très simple. + + +_La Grèce._ + +Il était naturel que l'histoire de l'Europe commençât au sud-est, tout +près du berceau des premières civilisations. + +La Grèce recueillit le bénéfice de l'expérience acquise par les peuples +qui habitaient les vallées de l'Euphrate et du Tigre, la côte du Liban +et les bords du Nil; mais la civilisation grecque se distingua de celles +qui l'avaient précédée par une vertu qu'on peut nommer européenne, +l'activité libre. + +Il était naturel aussi que la Grèce trouvât tout de suite le caractère +de la civilisation de l'Europe. Ce pays, qui reçoit la mer dans les plis +et replis de son rivage et pousse dans la mer ses promontoires, cette +péninsule entourée d'îles et découpée en vallées que dominent des +plateaux, est comme une réduction de notre continent péninsulaire, au +littoral développé, aux articulations nettes. + +La Grèce, c'est l'Europe réfléchie et condensée dans un miroir. + +Son histoire annonce celle de l'Europe. La Grèce est divisée en +populations parentes, mais différentes les unes des autres. Ses cités +sont de petits États souverains, qui emploient dans leurs rapports +toutes les combinaisons de la politique. Deux ou trois d'entre elles +exercèrent une hégémonie, mais qui ne fut jamais ni étendue ni durable. + +Elle sut organiser dans l'enceinte sacrée de ses villes un gouvernement +et une société. Elle excellait dans tous les genres du travail humain: +poésie, philosophie, science, art, industrie et commerce; elle acquit +ainsi des forces qu'elle répandit au dehors. Elle fonda sur toutes les +côtes méditerranéennes, de l'Euxin aux Colonnes d'Hercule, des cités, +filles des siennes; mais de même qu'elle ne s'est jamais groupée en un +État, elle ne réunit point ses colonies en un empire. Lorsqu'elle eut +épuisé sa faculté d'agir et qu'elle tomba sous la domination d'un peuple +militaire, les Macédoniens, des États grecs furent fondés, mais les plus +importants étaient en Asie ou en Égypte. + +La Grèce aura, du moins, une longue survivance en Europe, où +l'hellénisme exercera, sous des formes diverses, une action très forte. +Il modifiera les mœurs et les idées de Rome républicaine. Après la +fondation de Constantinople, il créera une civilisation religieuse et +politique, le byzantinisme. Il rompra l'unité romaine dans les derniers +temps de l'Empire. Il sera en opposition, pendant le moyen âge, avec les +idées et les systèmes essayés par l'Occident et brisera l'unité +ecclésiastique du monde chrétien. Plus tard, répandu partout, à l'époque +de la Renaissance, il renouvellera les esprits, et produira, pour sa +part, la civilisation intellectuelle des temps modernes. + + +_La domination romaine._ + +La péninsule italienne ne ressemble pas à la péninsule hellénique: elle +est plus rigide; les îles ne foisonnent point autour d'elle; ses +ouvertures ne sont point, comme celles de la Grèce, vers l'Orient. Mais +l'Italie est située au centre de la Méditerranée, et la Sicile la +prolonge jusqu'en vue de l'Afrique. Beaucoup plus que la Grèce, elle est +continentale, _terrienne_, comme disent les marins. Ses populations +indigènes ont été visitées sur les côtes par des navigateurs étrangers, +mais c'est une cité de laboureurs qui les a réunies sous ses lois. + +Rome a employé ses premiers siècles à grossir son territoire, ainsi +qu'un paysan arrondit son domaine. Comme tous les conquérants, elle a +continué de conquérir, parce qu'elle avait commencé. Ses premières +guerres ont amené d'autres guerres; ses premiers succès ont rendu les +autres à la fois nécessaires et faciles. Elle finit par croire qu'elle +avait mission de soumettre les peuples. La conquête devint pour elle une +profession: + + _Tu regere imperio populos, Romane, memento._ + +Elle a considérablement étendu le champ de l'histoire, où elle a fait +entrer l'Espagne, la Gaule, la Bretagne, le pays situé entre les Alpes +et le Danube, et une partie de la Germanie. Pour exploiter les +territoires soumis, elle a inventé la _province_. + +Son administration a détruit les peuples anciens et fondu les vieilles +divisions historiques ou naturelles, dans l'unité de l'_orbis romanus_. +Elle appelait ainsi la belle région méditerranéenne, au centre de +laquelle s'élevait «l'immobile rocher du Capitole». Les cités +helléniques, chacune pour son compte, avaient semé des colonies; la +Grèce s'était éparpillée: Rome a concentré l'univers; _fiebat orbis +urbs_, a dit Varron. + +Il y avait eu un monde grec, mais point d'empire grec: il y eut un monde +et un empire romains. + +L'action de Rome a été intense et profonde: elle a transformé des +peuples, mis l'ordre à la place de l'anarchie, enseigné aux vaincus sa +langue, ses mœurs, sa religion. Elle s'est élevée jusqu'à la conception +du _genus humanum_, et elle a écrit la raison humaine dans ses lois. On +ne peut qu'admirer une puissance si extraordinaire, mais il est douteux +que tous les effets en aient été bienfaisants. + +Toute éducation uniforme est dangereuse, car la variété des individus +est nécessaire au progrès de l'activité humaine. Plus il y a d'individus +concurrents, plus fécond est le travail universel. Rome a détruit, +autant qu'elle pouvait le faire, les génies particuliers des peuples, +qu'elle semble avoir rendus inhabiles à la vie nationale. Quand la vie +publique de l'empire a cessé, l'Italie, la Gaule, l'Espagne ne savent +pas devenir des nations: la grande existence historique ne commencera +pour elles qu'après l'arrivée des Barbares et plusieurs siècles de +tâtonnements dans les calamités et les violences. + +Les pays que Rome a civilisés ne lui doivent point uniquement de la +reconnaissance. Nous aimons à opposer au tableau de la Gaule gauloise +celui de la Gaule romaine. Les villages sont transformés en villes, les +cabanes en palais, les sentiers en routes dallées, les orateurs incultes +en rhéteurs diserts, les guerriers barbares en généraux ou en empereurs. +Nous admirons ce miracle, et la vie heureuse que l'on menait dans les +cités gallo-romaines. + +Mais comment se fait-il que les pays que Rome n'a point conquis et +longuement possédés tiennent aujourd'hui une si grande place dans le +monde, qu'ils aient une originalité si forte, et cette pleine confiance +en l'avenir? Est-ce seulement parce qu'ayant moins vécu, ils ont droit à +un plus long avenir? Ou bien Rome a-t-elle laissé après elle des +habitudes d'esprit, des façons d'être intellectuelles et morales qui +gênent et limitent l'activité? Questions insolubles, comme toutes celles +dont il importerait de connaître la solution. Ne soyons donc pas, du +moins, si prompts à juger: il n'est pas certain que ce soit un bonheur +pour nous que César ait vaincu Vercingétorix. + + +_Les deux empires_. + +Si fortement organisée qu'elle fût, cette vaste domination recouvrait +maintes oppositions qu'elle ne dompta point. + +Le plus souvent, c'est entre l'esprit du Nord et celui du Midi qu'il y a +contradiction, et, par conséquent, lutte permanente. Mais, au temps +romain, le Nord n'était qu'un ennemi extérieur et que l'on contenait; le +contraste existait entre l'Occident et l'Orient: l'Occident que Rome +avait soumis et s'était assimilé, parce qu'elle l'avait civilisé, +l'Orient qui gardait sa civilisation hellénique. + +Dans l'Europe occidentale, Rome a porté son esprit et sa langue; mais +sur l'hellénisme, elle a gagné à grand'peine l'Italie méridionale et la +Sicile: la langue et la civilisation de la Grèce ont persisté de +l'Adriatique au Taurus. Ici le nom romain a remplacé le nom grec, mais +l'apparence seule est romaine. Le jour où Constantin a fondé la seconde +Rome, un empire a commencé, que la chancellerie byzantine appellera +l'empire romain, mais qui, pour l'histoire, est l'empire grec. + +La séparation de l'Occident et de l'Orient était inévitable; elle se +trouva consommée, lorsqu'en 395 les deux fils de Théodose commencèrent à +régner, l'un à Ravenne et l'autre à Constantinople. Dès lors +coexistèrent deux États, ayant chacun sa tâche et ses ennemis propres, +ennemis nombreux et puissants, dont la cohue essaye de se faire place +sur la scène. + + +_Les causes de ruine_. + +Ce n'est pas la division en deux empires qui a ruiné la domination +romaine; ce n'est pas seulement la force des ennemis extérieurs. Rome +républicaine avait abouti à la monarchie par la décadence de ses +institutions et de ses mœurs, par l'effet même de ses victoires et de +ses conquêtes, par la nécessité de donner à cette immense domination un +_dominus_; mais, après qu'elle avait commencé à subir la réalité +monarchique, elle garda le culte des formes républicaines. L'empire fut +longtemps une hypocrisie; il n'osa pas se donner la condition première +de la stabilité, une loi de succession. Chaque mort fut suivie de +troubles, et le choix du maître du monde souvent abandonné au hasard. Il +fallut bien pourtant organiser la monarchie, mais alors elle fut sans +contradiction, sans contrôle, absolue. Elle se proposa pour fin +l'exploitation du monde qui fut, dans la pratique, menée à outrance. +Elle épuisa l'_orbis romanus_. + +Mettons encore parmi les causes de ruine la durée même, et l'usure. Le +monde se sentait vieillir. Il cherchait, il attendait du nouveau. Il ne +pouvait l'obtenir ni d'une révolution politique, car personne ne +concevait d'autre forme de gouvernement que l'empire; ni d'une +révolution sociale, car l'esprit était fait au régime des castes qui +s'était lentement établi. Une révolution religieuse se fit, mais contre +l'empire. Dire: «_Mon royaume n'est pas de ce monde_», c'était jeter le +mépris divin sur le monde païen qui se voulait suffire à lui-même, et ne +connaissait pas l'au-delà. Dire: «_Rendez à Dieu ce qui appartient à +Dieu, et à César ce qui appartient à César_», c'était distinguer Dieu de +César, en qui se confondaient l'humain et le divin. La distinction +faite, comment la dette envers Dieu n'eût-elle pas été plus grande que +l'obligation envers César? Dire: «_Les cieux et la terre passeront_», +c'était démentir la prédiction de l'éternité de l'empire: _Imperium sine +fine dedi_. C'était ébranler la roche immobile. + + + + +DE L'ANTIQUITÉ AU MOYEN ÂGE + +_Caractères généraux_. + + +De l'Est, région des origines, s'achemine vers l'Occident en tumulte, la +procession des peuples: Germains et Slaves, Huns et Avares, Arabes. Ils +sont très différents les uns des autres: l'humanité, avec les contrastes +de ses variétés congénitales ou lentement acquises, entre en lutte +contre l'œuvre romaine de l'assimilation des hommes par la force et par +l'esprit. + +Les Arabes ont une originalité puissante; ils représenteront en face de +la grande race aryenne la grande race sémitique; ils fonderont une +religion et un empire. Avec le passé impérial, ils ne transigeront +point; ils auront dans l'histoire leur domicile à part et bien à eux. + +Les Huns et les Avares, de race touranienne, moins bien doués que les +Sémites, sans éducation antérieure, demeurés à l'état primitif de la +horde, et attardés dans le fétichisme, n'apporteront avec eux que la +brutalité. Destructeurs, incapables de fonder, ils seront détruits. + +Les Germains et les Slaves sont de même race que les Grecs et les +Romains. Postés aux frontières de l'_orbis romanus_, où habitaient +l'ordre, la joie et la richesse, il semblait qu'ils attendissent l'heure +d'entrer en partage du patrimoine. Ce sont des branches cadettes de la +famille aryenne qui succéderont aux aînées, épuisées et desséchées. + +Tous ces peuples, de provenances, de mœurs et de religions diverses, +seront en relations avec l'empire romain. En Orient, l'empire sera +entamé, sans être détruit; en Occident, les Germains, après l'avoir +étouffé sans le vouloir, le rétabliront. L'an 800, quand Charlemagne +aura été couronné dans la basilique de Saint-Pierre, l'Europe paraîtra +bien ordonnée de nouveau, comme au temps de Théodose, avec ses deux +capitales, Rome et Constantinople. Ce ne sera qu'une apparence; mais les +apparences sont des faits, et les illusions, des puissances qui +produisent des actions réelles et considérables. + +L'an 800 marquera donc la fin d'une seconde période. Conduisons à +présent jusqu'à cette date l'histoire de l'Europe. + + +_L'Empire d'Orient._ + +Le principal effort des Barbares porta sur l'Occident. Quelques années +après la mort de Théodose, la Bretagne était évacuée par les légions. +Francs, Wisigoths, Burgondes, occupèrent la Gaule et l'Espagne. Presque +tous les Barbares visitèrent l'Italie et la pillèrent. Dans la +Péninsule, des groupes de mercenaires prirent leurs quartiers, mais +aucun peuple ne s'y établit en vertu d'un titre régulier, comme avaient +fait, en Gaule, ceux qui viennent d'être nommés. L'Italie inspirait du +respect. Elle était protégée, toute désarmée qu'elle fût, par la +grandeur des souvenirs de sa gloire, comme Sylla l'avait été jadis par +la garde que montaient autour de lui les ombres de ses proscrits. Aucun +roi n'eut l'idée de régner sur Rome. Des empereurs continuaient à se +succéder, vaillants ou lâches, intelligents ou stupides, impuissants +toujours. + +Cependant, en l'année 476, le chef des mercenaires d'Italie, qui se +nommait Odoacre, jugea qu'il n'était plus nécessaire que l'Occident eût +un empereur particulier. Il fit porter à Constantinople les insignes +impériaux par une députation chargée de représenter à l'empereur Zénon +qu'un seul maître suffisait au monde. + +Dès lors, l'unité sembla rétablie, comme au temps des Césars et des +Antonins. Constantinople s'imagine désormais conduire seule l'histoire. +Les hommages des rois de l'Occident y vont trouver l'empereur. Jusqu'aux +limites de l'_orbis romanus_, celui-ci envoie des ordres et des grâces. +Il décore des insignes proconsulaires Clovis, le roi des Francs. + +Il envoie en Italie, contre Odoacre, les Ostrogoths, commandés par +Théodoric, qui, bon gré, mal gré, reste son lieutenant. Un moment même, +on put croire qu'il allait reprendre effectivement possession du monde: +Justinien conquit l'Italie, l'Afrique, une partie de l'Espagne, des îles +et des côtes de la Méditerranée occidentale. + +Ce retour offensif de l'ancienne puissance fut de courte durée. Les +Lombards, descendus en Italie au sixième siècle, n'y laissent à l'Empire +que des îlots de territoire, battus et rongés par les flots de leur +invasion. Les Arabes, par leurs conquêtes en Asie, en Afrique, en +Espagne, tracent un immense demi-cercle, qui enveloppe par le sud +l'ancien _orbis romanus_. + +Relégué à l'Est, l'Empire, qui se dit toujours universel, commence à +prendre le caractère déterminé d'un État oriental. Les immigrations des +Barbares compliquent l'ethnographie de la péninsule des Balkans. Les +Slaves se répandent au Nord et au Nord-Ouest: alors naissent la Servie +et la Croatie. L'Istrie et la Dalmatie sont tout imprégnées de Slaves: +les Slaves encore pénètrent par infiltration dans la Macédoine et dans +la Grèce. Un peuple touranien, mais bientôt assimilé aux Slaves, les +Bulgares, passe le Danube et s'étend bien au delà de l'Hémus. Ainsi +s'agglomèrent les éléments de la future question d'Orient. + +Dès lors, tout espoir est perdu de restaurer l'empire universel. Il ne +reste à l'Empire byzantin qu'une tâche modeste: il doit s'efforcer de +vivre. C'est merveille qu'il ait si longtemps vécu. + + +_Les barbares en Occident et l'Église._ + +Pendant que l'Orient gardait ainsi les formes du passé, de curieux +essais de nouveautés étaient faits en Occident. + +Ces nouveautés n'étaient point révolutionnaires. La première fois que +les Germains étaient entrés en relations avec Rome, ils s'étaient +présentés dans l'attitude de mendiants armés, demandant des terres, et +offrant en échange le service de leurs armes. Marius avait détruit ce +premier ban d'envahisseurs, mais d'autres étaient venus, répétant +toujours les mêmes prières. Les frontières du Rhin et du Danube, +longtemps défendues, avaient fléchi. Des individus en foule, des groupes +de plus en plus considérables, enfin des peuples entiers étaient venus +s'établir sur les terres romaines. + +Au cours du cinquième siècle, les Wisigoths, les Burgondes et les Francs +se partagent la Gaule; les Ostrogoths occupent l'Italie. Ni les uns ni +les autres ne sont des destructeurs. Chacun de ces peuples, répandu sur +de vastes provinces, en minorité au milieu d'une population toute +romaine, cherche une façon de s'accorder et de vivre avec elle. Il y met +quelque intelligence et beaucoup de bonne volonté, mais il ne peut +dépouiller ses mœurs anciennes. + +Le gouvernement des rois barbares est une monarchie étrange, moitié +romaine et moitié germanique, absolue en principe, mais tempérée par des +révoltes, par des assassinats et surtout par l'impossibilité de +comprendre l'esprit du gouvernement impérial. Le respect persistant de +l'Empire trouble les Ostrogoths, établis sur la terre romaine par +excellence, et les Burgondes, à qui leur chancellerie fait parler, quand +ils s'adressent au _princeps_, un langage de serviteurs très humbles. +Pourtant, ce sentiment que les Occidentaux professent pour l'Empire, est +une superstition. C'est à une puissance nouvelle qu'il appartenait de +donner aux Barbares droit de cité dans l'histoire. + +L'Église chrétienne, après avoir vécu cachée dans l'Empire, après avoir +bravé ses lois et souffert ses persécutions, avait reçu de lui des +honneurs, des privilèges, la richesse, et le modèle d'un gouvernement. +La hiérarchie impériale fut en effet reproduite dans les cités par les +évêques, dans les provinces par les métropolitains. L'évêque de Rome, +successeur de saint Pierre, patriarche unique de l'Occident, salué déjà +du titre d'évêque universel, était au spirituel ce qu'était au temporel +le successeur d Auguste. + +L'Église a donc refait ou plutôt perpétué l'universalité. Elle offre à +l'humanité civilisée, au moment où la patrie romaine, déchirée en +lambeaux, va laisser la place aux pays petits et multiples, la grande +pairie ecclésiastique et chrétienne. Elle ménage, du passé à l'avenir, +une transition douce. N'est-elle pas romaine en effet? Son chef siège à +Rome; sa langue est celle de Rome; son culte est devenu le culte +officiel de Rome. Les mots _chrétien_ et _romain_ s'étaient d'abord +opposés l'un à l'autre. Les martyrs, lorsqu'ils refusaient l'encens à la +statue de l'empereur disaient, pour raison de leur désobéissance: «Je +suis chrétien, _Sum christianus_»; mais, au quatrième siècle, les mots +se rapprochent et se confondent: _christianus_ devient synonyme de +_romanus_. + +Comme l'ancienne Rome, l'Église a conquis et assimilé les esprits. La +sève intellectuelle de l'antiquité ne produisait plus que de petites +fleurs misérables, sans couleur ni parfum. L'Église offre aux +intelligences une littérature, une histoire, une dialectique, la +philosophie de son dogme et ses paroles de vie éternelle. + +Puisque les Barbares ne veulent point détruire Rome; puisqu'ils sont +entrés dans l'empire comme des hôtes; puisqu'ils ne sont d'ailleurs ni +assez nombreux, ni assez forts pour exterminer l'ancienne population ou +la réduire à l'obéissance, ils n'avaient d'autre politique à suivre que +de se faire accepter par celle-ci; mais la condition nécessaire et +primordiale était qu'ils fussent agréés par l'Église. Or, les Wisigoths, +les Burgondes, les Vandales, les Ostrogoths ont voulu être des +chrétiens, mais à leur façon. Ils n'ont point accepté tout le dogme +catholique. Aussi n'ont ils fait que passer sur la scène. L'Église et +les populations romaines ne les ont point chassés: elles n'en avaient +pas la force, mais elles ont laissé Justinien reprendre l'Italie; elles +ont aidé les Francs à conquérir la Gaule, puis l'Occident. + + +_Les Francs._ + +Les Francs connaissaient Rome depuis longtemps et la servaient, mais ils +n'étaient point romanisés comme les Wisigoths et les Burgondes. Ils +n'étaient plus tout à fait, mais ils étaient encore des barbares. +Établis sur la frontière septentrionale, ils occupaient partie des +terres d'empire, partie des pays germaniques. À cheval sur le Rhin, qui +séparait le monde classique du monde barbare, ils devaient être les +intermédiaires entre le passé qu'avaient rempli les Romains, et l'avenir +qu'allaient occuper les nations germaniques. + +Comme l'Église, les Francs étaient donc capables de ménager une +transition; aussi l'accord de la puissance ecclésiastique et de la force +franque est-il un des plus grands faits de l'histoire universelle. La +vigueur des Francs eût suffi à elle seule pour triompher des Wisigoths +et des Burgondes, fatigués et amollis, mais le baptême de Clovis et sa +politique envers l'Église achevèrent leur fortune. Saint Remi leur donna +le droit de cité parmi les populations romaines, au milieu desquelles +les autres barbares demeuraient des étrangers, parce qu'ils étaient des +hérétiques. + +Tout de suite, l'Église ouvrit à leur ambition une perspective immense. +Elle cherchait un nouveau peuple de Dieu, qu'elle pût charger de l'œuvre +de Dieu. Au lendemain du baptême de Clovis, les voix ecclésiastiques +prêchent au nouveau David ses devoirs: il ne s'agit de rien moins que de +réunir sous une même loi et dans une même foi les peuples de la terre. + +Au delà des anciennes limites de l'Empire, les Francs conquièrent +l'Alamannie et la Thuringe; ils réduisent la Bavière à la dépendance; le +christianisme commence à être prêché dans ces contrées nouvelles. Mais +la race des Francs ne réussit pas du premier coup à faire sa rude +besogne. La dynastie mérovingienne gouverna mal et même n'arriva jamais +à comprendre ce qu'est un gouvernement. Elle s'usa dans les jouissances, +dans les discordes, dans l'imbécillité. Son empire se démembra: +Neustrie, Aquitaine, Burgondie, Austrasie, Alamannie, Bavière, +s'organisèrent pour l'existence séparée. Dans chacune de ces provinces, +qui étaient comme des royaumes, de petits groupes de seigneurs et de +sujets se mirent à vivre de la vie locale. + +Parmi ces seigneurs étaient les évêques. Devenus grands propriétaires et +membres considérables de l'État, ils s'engageaient et se perdaient dans +la hiérarchie temporelle. Il semblait que le monde allât à la division +et dût se morceler à l'infini; mais l'idée de l'unité survécut, par la +vertu des grands souvenirs païens, par la puissance indestructible de +l'imagination, par la foi de l'évêque, successeur de l'apôtre à qui le +Christ avait confié le soin de paître l'universel troupeau des fidèles. + +À la fin du sixième siècle, la papauté devient conquérante. Par delà la +Gaule, à l'extrémité même de l'ancien empire, elle envoie des +missionnaires qui convertissent les Anglo-Saxons, récemment établis en +Bretagne. Elle y organise une _provincia_ ecclésiastique, aussi soumise +à l'évêque de Rome que l'ancienne province politique l'avait été à +l'empereur romain. D'Angleterre partent des missionnaires qui vont +prêcher en Germanie la foi chrétienne et, parmi les dogmes, l'obéissance +au siège de Rome. + +Ainsi la Rome de saint Pierre commence ses conquêtes où la Rome +d'Auguste a fini les siennes, par la Bretagne et par la Germanie. +Bretagne et Germanie sont les premières provinces d'un empire de +l'Église; par l'Église elles entrent dans l'histoire. C'est donc la +papauté qui, la première, a élargi l'Europe. + + +_La restauration de l'Empire._ + +Cependant l'Italie était disputée, depuis le sixième siècle, par les +Lombards et par les Grecs. Rome, menacée par ceux-là, appartenait +toujours à l'empereur. L'évêque de la Ville était donc le sujet du +βασιλεύς byzantin. De Constantinople ne lui venaient guère que des +affronts, des humiliations, même des dangers pour la foi. Des Lombards, +il n'attendait rien de bon. Entre ces deux ennemis, il se soutient avec +peine. Secrètement, il veut Rome pour lui, et peu à peu il s'en empare +par les services mêmes qu'il lui rend, en rebâtissant ses murs et en +nourrissant son peuple. Il rêve même une domination en Italie; mais il +est faible parmi des violents. + +Attentif aux événements, il suit les progrès d'une nouvelle puissance +franque qui s'élève; car lui aussi, comme les évêques gallo-romains du +cinquième siècle, il est en quête d'un peuple qui se fasse l'ouvrier de +Dieu. + +En ce temps-là, dans le pays d'Austrasie, une famille, qui devait porter +plus tard le nom de carolingienne, avait acquis de grands biens entre +Moselle et Rhin. Les honneurs publics étaient chez elle héréditaires. +Ses chefs servaient la royauté mérovingienne en qualité de maires du +palais, mais ils étaient de véritables ducs d'Austrasie, comme les +Agilolfing étaient ducs de Bavière. Leur pays était riche en hommes de +guerre, bien placé pour agir à la fois sur les duchés germaniques, d'une +part, et, d'autre part, sur la Neustrie et la Bourgogne. + +Décidément, ce pays du Rhin était le lieu principal de l'histoire. +C'était là, aux confins de l'ancien monde et du nouveau qu'il fallait +habiter, pour être l'agent de l'avenir. Les Francs mérovingiens s'en +étaient éloignés trop vite. Paris et Orléans avaient été leurs capitales +de prédilection. Ils s'étaient enlisés dans la population gallo-romaine, +et leur énergie avait été prématurément étouffée sous la cendre du +passé. Les Francs d'Austrasie, les Ripuaires rhénans, avaient gardé la +force primitive, l'habitude de partir en campagne, chaque printemps, le +goût et la joie de la guerre. + +Aux premiers pas que les Francs mérovingiens avaient faits sur la scène, +l'évêque de Reims avait été au-devant d'eux. Au-devant des Francs +austrasiens alla l'évêque de Rome. Plus grand personnage que saint Remi, +l'évêque universel avait à proposer une tâche plus haute: il demanda aux +Francs, avec des prières et des larmes, de se faire les protecteurs de +l'apôtre saint Pierre. + +Les Francs ne comprirent pas tout de suite, et longtemps ils hésitèrent. +Charles Martel, tout à son œuvre de guerre, ne se souciait pas de mettre +ses armes au service d'un prêtre; mais le prêtre insista. Pépin et +Carloman, fils de Charles, sont déjà des hommes d'église: celui-ci +mourra sous une robe de moine; l'autre préside des conciles, et +s'emploie avec zèle à la réforme des Églises de Gaule et de Germanie. +Quand il est élu roi par les Francs, le pape vient en Gaule lui donner +l'onction que Samuel avait donnée à David. L'alliance pourtant n'est pas +définitive. Charlemagne, fils de Pépin, ne s'entend pas tout d'abord +avec le pape; il s'accorde un moment avec les Lombards, et prend femme +chez «cette gent très honteuse de lépreux», comme disait le Saint-Père. + +Cependant, le charme agit toujours; il devient irrésistible. +Charlemagne, s'il eût été réduit à lui-même, n'aurait eu que la force et +quelques idées de roi primitif, c'est-à-dire de chef de guerre et de +justicier. L'Église le nourrit de sa science: elle lui apprend la +dogmatique, l'histoire, les lettres, la grammaire et l'astronomie. Elle +propose à son activité politique et militaire un idéal, à sa puissance +un emploi: «défendre au-dedans la foi contre l'hérétique, et la propager +au dehors sur les terres des païens.» + +La chrétienté apparaissait alors aux esprits capables de réflexion comme +une société de soldats et de prêtres, gouvernée par un soldat et par un +prêtre. Si elle avait pu oublier l'antiquité profane, elle se serait +crue retournée au temps biblique, alors qu'Aaron combattait dans la +plaine et que Moïse priait sur la montagne. Charlemagne lui-même a +évoqué un jour cette image. Mais les souvenirs de l'antiquité profane +s'imposent à l'évêque de Rome et à Charles, qui s'entendent pour +restaurer, non pas le gouvernement du peuple de Dieu, mais l'empire +romain. En l'an 800, dans la basilique de Saint-Pierre, Moïse couronne +Aaron, que le peuple romain salue du titre d'Auguste. + + +_Le monde historique en l'an 800._ + +Le pape avait prétendu instituer un empereur unique et universel. Depuis +qu'Odoacre avait renvoyé à Constantinople les insignes impériaux, le +βασιλεύς byzantin avait été «le seul maître qui suffisait au monde»; +mais en l'an 800, la vieille Rome avait repris son droit de faire +l'empereur. Charlemagne était donc, en théorie, le maître du monde; mais +Constantinople maintint contre la théorie sa possession de fait, dont +Charlemagne lui-même reconnut la légitimité. + +Les deux empires contiendraient toute la chrétienté, si, dans l'île de +Bretagne, le peuple anglo-saxon, chrétien et indépendant, ne préludait +déjà à sa fortune particulière. Empire d'Occident, empire d'Orient, +Angleterre, voilà, au début du neuvième siècle, trois êtres politiques: +voilà l'Europe. + +En dehors, sont les infidèles et les païens. Le pays de l'Islam, séparé +lui aussi en empire d'Occident, le khalifat de Cordoue, et en empire +d'Orient, le khalifat de Bagdad, s'étend toujours comme un croissant +gigantesque, au sud des deux empires dont il est le commun ennemi. Les +païens, c'est tout le Nord et tout l'Est: la Scandinavie, la profonde et +immense Slavie, l'Avarie. + +Charlemagne a détruit le royaume danubien des Avares. Il a vaincu les +Scandinaves et les Slaves de l'Elbe; s'il ne les a pas soumis, il a +organisé sur ses frontières des comtés militaires, les marches, qui sont +les têtes de colonne de la chrétienté. Il montrait ainsi la voie à ses +successeurs, auxquels il léguait le devoir de la guerre contre les +païens et contre l'infidèle. + + +_Effets historiques de la restauration de l'Empire d'Occident._ + +L'empire de Charlemagne comprenait d'anciens pays chrétiens qui avaient +obéi à Rome: la Gaule; le nord de l'Espagne, des Pyrénées à l'Èbre, +enlevé aux Arabes; l'Italie, jusqu'au Garigliano, enlevée aux Lombards +et sur laquelle Pépin avait prélevé, pour le donner au Pape, le +patrimoine de saint Pierre; hors de l'_orbis romanus_, la Germanie. + +Avant les Carolingiens, Gaule, Italie, Germanie, avaient leur existence +séparée. Les Carolingiens ont fondu tous ces pays dans l'unité de +l'empire restauré. + +Cette restauration est le grand fait de cette époque, qui se distingue +de celle qui précède et de celles qui suivent par ce phénomène étrange +que deux puissances idéales, le souvenir de Rome païenne et l'autorité +de Rome chrétienne, dirigent seules la force matérielle. + +À l'ancienne Rome, qui conquiert pour dominer et pour exploiter, +l'historien préfère la nouvelle, qui soumet des âmes après les avoir +éclairées. La conquête de la Bretagne par quelques missionnaires +romains, armés seulement de la croix, de leurs chants et de leurs +prières, est plus belle assurément, plus glorieuse et plus humaine que +la conquête par Agricola. + +Nous nous plaisons aussi à considérer l'hommage rendu par le Franc +Charlemagne à la puissance du passé. Ce Germain descend des vieux +ennemis de Rome; il résume et personnifie, pour ainsi dire, l'invasion +des Barbares, qui a détruit l'empire; et, pour couronner ses victoires, +il restaure l'empire. Mais l'historien ne doit rien admirer sans +réserve, à moins qu'il ne croie, par une sorte d'optimisme fataliste, +que tout ait été toujours pour le mieux dans le meilleur des mondes. + +On dit: l'empire carolingien a eu cet effet bienfaisant de préparer aux +nations futures une civilisation commune, chrétienne, militaire et +politique. De lui procèdent le type de l'homme d'armes chrétien et la +poésie de la lutte des fidèles de tous pays contre l'infidèle. +Voudriez-vous retrancher de l'histoire des sentiments et des idées, la +chevalerie, la croisade et la chanson de geste? + +Non. Mais les peuples d'Europe, au sortir du commun berceau, seront des +frères ennemis. Après que la force carolingienne sera épuisée, +l'Occident se divisera de nouveau. Il sera dépensé autant de misères et +de sang, pour détruire l'œuvre, qu'il en a fallu pour la bâtir. Cette +hégémonie temporelle et cette hégémonie spirituelle, que le pape et +Charlemagne ont rivées l'une à l'autre, seront ennemies l'une de +l'autre. Chacune d'elles, à son heure, sera une tyrannie. À votre tour, +tenez-vous tant à garder dans l'histoire la querelle du sacerdoce et de +l'empire, l'oppression de l'Italie par l'Allemagne, la longue contrainte +exercée sur les consciences? De la liste des croisades, +n'effaceriez-vous pas volontiers celle des Albigeois? Quand le pape a +sacré Pépin, quand Charlemagne et le pape ont restauré l'empire, ils ont +légué aux temps futurs la coalition du trône et de l'autel: ne +voyez-vous point la suite, toute la suite? + +Il n'est pas certain que, sans l'alliance des Carolingiens et de la +papauté, les Austrasiens, les Aquitains, les Lombards, les Bavarois, les +Saxons n'auraient pas trouvé la façon de vivre qui leur convenait, +qu'ils ne se seraient pas tout aussi bien pénétrés de l'esprit chrétien, +en appropriant la religion, comme ils devaient le faire plus tard, à +leurs génies particuliers? + +Qui sait? C'est le mot qu'il faut répéter souvent. Une chose paraît +certaine: si le passé est bienfaisant, parce qu'il initie les +générations nouvelles à l'expérience des générations mortes, il abuse de +sa puissance. Il a, pour les vivants, des malices de spectre. Une de ces +malices a été le rétablissement de l'empire en l'an 800 par un prêtre et +par un guerrier, qui ne savaient au juste, ni l'un ni l'autre, ce +qu'avait été l'ancien empire, ce que serait le nouveau. + + + + +LE MOYEN ÂGE + +_Caractères généraux._ + + +Où trouver un temps d'arrêt dans les siècles qui suivent? + +L'empire d'Orient vit comme une flamme agitée, avec de grandes lueurs, +des éclipses et de nouveaux éclats. Pendant plus de six siècles, il se +défendra contre la nuit, qui, à la fin, le recouvrira. + +L'Occident commencera par défaire l'œuvre des Carolingiens; il brisera +l'empire en royaumes et les royaumes en seigneuries. Une végétation +confuse et très violente étouffera les idées générales. Le pouvoir +impérial, perdant de son honneur à chaque transmission et disputé par de +petits princes italiens, sera réduit au néant; le pouvoir pontifical, +disputé par des factions romaines, s'avilira. + +Puis, au milieu du dixième siècle, un pape rendra tout à coup à l'empire +son lustre et sa force, en couronnant empereur Otton, le roi +d'Allemagne. + +Les deux pouvoirs deviendront alors en Occident les agents principaux de +la politique. À l'ombre de l'empire, la papauté se refera, se purifiera +et ressaisira l'Église, qui se perdait encore une fois dans les soins et +les devoirs de la matière. Devenue la tête de l'immense milice +spirituelle, elle obligera l'empire d'abord à respecter son indépendance +et bientôt à reconnaître sa primauté d'honneur. + +Si ces deux puissances s'étaient accordées, elles auraient été les +maîtresses de l'Occident, où elles auraient longtemps empêché les +nations de prendre corps. La papauté, en effet, ne veut point entendre +parler d'affaires de nations. Une seule guerre est, à ses yeux, légitime +et perpétuellement obligatoire, la guerre contre l'infidèle, avec +l'intermède de la guerre contre l'hérétique ou contre l'excommunié. Pour +que la chrétienté puisse accomplir le devoir de la guerre de Dieu, le +pape essaye de lui imposer la paix de Dieu. Quiconque la trouble, que ce +soit un petit baron ou un Henri d'Angleterre, un Philippe de France ou +un empereur Frédéric, est un factieux. + +La croisade sera donc le principal phénomène de l'histoire politique aux +douzième et treizième siècles, mais, très vite, elle tournera mal, et, à +la fin, échouera lamentablement. Les rois se détourneront de cette œuvre +ruineuse. D'autres intérêts apparaîtront, et des besognes plus +prochaines et plus lucratives. Des territoires nationaux commenceront à +se dessiner, et les peuples à percevoir la sensation de la frontière. +Les pouvoirs généraux se détruiront eux-mêmes. La papauté ruinera +l'empire au treizième siècle, mais aussitôt elle se heurtera aux +résistances des rois, devenus des chefs de peuples, et elle tombera dans +les scandales du grand schisme. + +Du naufrage des pouvoirs universels émergeront alors les nations. Comme +la chrétienté avait succédé à l'empire romain, l'Europe succède à la +chrétienté; mais combien confuse encore et chaotique! Aussi faut-il +chercher plus loin une date de démarcation dans l'histoire politique du +continent. Au quatorzième siècle, le vrai moyen âge est fini, mais il y +a toujours un empire d'Orient, et même il semble renaître; toujours un +saint empire, et même il s'acquitte de son mieux, pendant les désordres +du grand schisme, de son office d'avoué de l'église; toujours l'illusion +de la croisade, et même des aventures héroïques de croisés. Au quinzième +siècle encore, le schisme et le musulman préoccupent Jeanne d'Arc et la +troublent. Les chevaliers d'Occident, entre deux batailles, jurent sur +le faisan l'extermination de l'Infidèle. + +Cependant, l'Infidèle prendra Constantinople. L’Europe, qui avait été le +chercher et le combattre chez lui, permettra au Turc de transformer en +mosquée l'église patriarcale de Sainte-Sophie. Elle laissera aux petits +peuples des Balkans le soin d'arrêter l'Asiatique sur la route qui mène +au cœur du continent. Le roi très chrétien de France et le roi +catholique des Espagnes, le pape lui-même pèseront en politiques le prix +de l'alliance ottomane, et la feront entrer comme un élément dans leurs +calculs: signe certain qu'une période de l'histoire de l'Europe est +close. + +C'est donc jusque vers la fin du quinzième siècle qu'il faudra mener +l'histoire des divers pays d'Occident et d'Orient. + + +_L'empire d'Orient._ + +Pendant cette longue période, le contraste va se marquant de plus en +plus entre l'Occident et l'Orient. + +L'empire en Occident est un pouvoir à peu près idéal, sans territoire +déterminé, sans nom même, car ce n'est pas un nom que cette périphrase +par laquelle il est désigné de «saint empire romain de la nation +germanique». L'empire en Orient est une domination réelle, qui s'exerce +sur une région précise, et qui porte un nom national, _Romania_. + +L'empire en Occident est partagé en deux pouvoirs: spirituel et +temporel. En Orient, il n'a pas toléré à côté de lui une monarchie +sacerdotale, indépendante du pouvoir civil. Le βασιλεύς a été une sorte +de pape-roi. Au moment où la papauté, devenue toute-puissante, régit les +rois de l'Occident, Constantinople se sépare de Rome par le schisme. + +L'empire byzantin était donc plus cohérent et plus fort que son rival, +mais il avait trois sortes d'ennemis. D'abord un ennemi intérieur: des +groupes ethnographiques, établis sur le territoire de la _Romania_, et +qu'il n'avait point assimilés; puis, deux ennemis extérieurs, l'Occident +catholique et l'Orient musulman. + +Une triple question se posait à propos de la destinée de l'empire: les +nations établies sur son territoire en demeureraient-elles maîtresses, +et la péninsule des Balkans serait-elle partagée dès le moyen âge en +petits États indépendants? L'Occident ressaisirait-il Constantinople et +la Péninsule? Ou bien Constantinople et la Péninsule deviendraient-elles +la proie de l'Asie? + +Les nations des Balkans ont eu leurs heures: au neuvième siècle, la +Bulgarie devient un État redoutable et des principautés slaves +s'établissent; au quatorzième siècle, la Serbie est un empire. + +L'Occident s'est cru un moment maître de l'Orient. L'Europe pontificale +et chevaleresque avait entrepris les croisades pour reprendre aux +infidèles les lieux saints conquis par eux sur le βασιλεύς. Elle avait +envoyé en Asie des milliers et des milliers d'hommes. L'empereur, très +supérieur en politique à ces barbares, les avait joués. À la faveur des +premières croisades, il avait recouvré des parties perdues de l'Asie +Mineure. Mais les marchands de Venise étaient aussi des politiques: les +circonstances leur donnèrent la direction de la quatrième croisade, et +les barons chrétiens, aussi _convoiteux_ que la République des lagunes, +se partagèrent l'Empire, au début du treizième siècle. Alors règnent, à +Constantinople, un empereur flamand; à Thessalonique, un roi italien; en +Achaïe, à Naxos et dans Athènes, de petits dynastes, pendant que Venise +s'établit en Crète et dans le Péloponnèse. + +Quant à l'Asiatique, le troisième des successeurs possibles, il a livré +au Byzantin un assaut continuel. Après que l'empire arabe, qui avait +couvert l'Asie, l'Afrique, l'Espagne et la Sicile, s'est écroulé, l'émir +ottoman, établi en Asie Mineure, est devenu un redoutable voisin. + +Contre tous ces ennemis le βασιλεύς s'est défendu avec une constance et +une habileté qui forcent l'admiration. Telle était la vitalité de +«l'homme malade» de ce temps-là, qu'il se remit de l'étrange accident de +la quatrième croisade. À la fin du treizième siècle, il a reconquis +Constantinople; l'empire restauré recommence la conquête de la +Péninsule; il reprend ses trois mers et pousse sa domination jusqu'au +Péloponnèse. Il semble de force à prévaloir et sur les Slaves, et sur +les Bulgares, et sur les principautés d'Épire, d'Achaïe, d'Athènes, et +sur Venise; mais la puissance des Turcs s'amasse de plus en plus dense +en Asie. + +Il y a là une grande réserve d'hommes et de soldats, conduits par une +dynastie de chefs absolus qui, tous, veulent la même chose. La grande +lutte emplit le quatorzième et le quinzième siècle. À la fin, +Constantinople devient la capitale de l'État ottoman, qui comprend toute +la péninsule, depuis la Save jusqu'au cap Matapan, à l'exception de +quelques points demeurés vénitiens et de l'héroïque Monténégro. + +L'Asie a pris sur l'Europe la revanche des guerres médiques, des +conquêtes d'Alexandre et des Romains, de celles du βασιλεύς et des +croisés. Elle va prolonger son empire dans la Méditerranée par la +conquête des îles et de l'Afrique, vers l'Europe centrale par les +progrès des Turcs sur le Danube. Voilà pour un long temps la question +d'Orient réglée: Slaves, Bulgares, Albanais, Roumains, Hellènes, +s'endorment sous la domination du cimeterre et du croissant, mais ils ne +font que dormir. + + +_L'empire d'Occident._ + +Après la mort de Charlemagne, un parti ecclésiastique et impérialiste +avait essayé en vain de maintenir l'unité de l'empire. La force des +choses, permanente sous les accidents de la politique et du hasard, +avait séparé l'Allemagne, la France et l'Italie: mais la séparation, +commencée au traité de Verdun en 843, ne fut pas complète. Les trois +pays ne sont pas des États: un État est un être politique organisé, et +il n'y aura d'États à proprement parler (de grands États au moins), qu'à +la fin du moyen âge. Ils ne sont pas des nations: une nation est une +personne formée, consciente et responsable; il n'y aura, pas de +véritables nations sur le continent avant notre temps. + +Au neuvième siècle, la France et l'Allemagne n'ont pas encore trouvé +leur nom. Charles le Chauve est roi des Francs; Louis le Germanique est +roi des Francs. Ils se distinguaient l'un de l'autre d'après les points +cardinaux: Charles commandait aux «Francs occidentaux», et Louis aux +«Francs orientaux». Peu à peu, avec une grande lenteur, chacun des deux +pays se fera sa destinée particulière. + +Quant à l'Allemagne et à l'Italie, elles furent liées l'une à l'autre +par la restauration de l'empire au dixième siècle. Un même personnage +fut dès lors roi en Allemagne, roi en Italie et Empereur. L'Allemagne et +l'Italie furent le domicile du sacerdoce et de l'empire, honneur de +longue et grande conséquence pour l'avenir de l'une et de l'autre. + + +_Empire et sacerdoce. Conséquences pour l'Allemagne._ + +Ce fut, au moyen âge, l'homme le plus occupé du monde et le personnage +politique le plus singulier que l'empereur-roi. Il ne parvint pas à se +faire reconnaître pour un monarque universel, et il ne devint point le +monarque d'une nation particulière. Ne sachant trop comment s'appeler, +il se nomma tout court _imperator_. Sa capitale légale était Rome, mais +il n'y résidait point. Il n'eut pas de capitale en Allemagne. Il ne se +fixa nulle part. + +Dans la période de la décadence carolingienne, l'usage de l'élection des +rois s'était régulièrement établi. Pour devenir roi en Allemagne, il +fallait donc être élu. D'autre part, pour devenir empereur, l'élu devait +aller se faire couronner par le pape à Rome. Si le roi allemand avait +été un simple roi, il aurait sans doute pu s'affranchir de l'élection, +comme ont fait les Capétiens en France, dès la cinquième génération; +mais il était en même temps empereur, et le pape n'admit jamais que la +dignité impériale fût héréditaire, ni que le couronnement fût réputé une +formalité vaine. Il s'entendit avec les princes germaniques pour +perpétuer la coutume de l'élection, qui mettait l'élu à la discrétion +des électeurs, comme le couronnement l'obligeait à compter avec le pape. +Il n'y eut donc pas en Allemagne cette continuité dans l'action +monarchique, par laquelle d'autres pays furent constitués en États, qui +devinrent ensuite des nations. + +L'office le plus clair de l'empereur étant d'être l'_avoué_ de l'Église, +il dut se charger des destinées de la papauté, la relever de +l'abaissement où elle était tombée au dixième siècle, puis, après lui +avoir donné la force de lutter contre lui, lutter contre elle. Comme +avoué de l'Église, et comme roi en Italie, il fut impliqué dans toutes +les affaires de la Péninsule, où il trouva des alliés, mais aussi des +adversaires. + +Quant à l'Allemagne, elle fut un des théâtres de la lutte entre +l'empereur et le pape. Non seulement les princes ecclésiastiques, mais +aussi des princes laïques, intéressés au désordre où croissait leur +indépendance, tinrent pour le pape contre l'empereur. + +Dès le milieu du treizième siècle, l'Allemagne n'est plus qu'une +fédération anarchique de principautés et de républiques. Plus de vie +collective, point d'armée, point de finances, point de justice. La +guerre est partout et il n'y a plus d'autre droit que le droit du poing +(_Faustrecht_). Pour se protéger, princes et villes font des ligues pour +la paix: ces ligues elles-mêmes sont belliqueuses, car elles font la +guerre à la guerre. + +À ce désordre préside un monarque: il s'appelle toujours l'empereur; +mais à la fin du treizième siècle, il n'est plus, sous la parure de ce +titre, qu'un petit prince allemand, exploitant sa dignité pour faire la +fortune de sa maison. Les Luxembourg, hobereaux du pays d'Ardenne, et +les Habsbourg, minces seigneurs du pays d'Argovie, se composent un +domaine patrimonial. «Chacun pour soi»: telle est la devise de +l'Allemagne dans ce temps-là. Ce pays, qui semblait, au dixième siècle, +de tous les pays carolingiens le plus proche de l'unité, s'installe dans +l'anarchie. + + +_Conséquences pour L'Italie._ + +Pas plus que l'Allemagne, l'Italie n'était prédestinée à la division. La +longue habitude de voir ces deux pays morcelés induit à croire qu'ils +ont suivi une vocation naturelle, mais rien ne prouve que l'unité fût +plus difficile à établir en Allemagne et en Italie que dans d'autres +régions. Sans doute la géographie y dresse des obstacles à l'unité, mais +ne s'en trouve-t-il pas aussi en Espagne, même en France? + +La grande différence entre les destinées de la France et de l'Allemagne, +de l'Espagne et de l'Italie, a donc été faite par l'histoire. + +Chez nous, un peuple germanique, les Francs, établi sur terre +gallo-romaine, mêlant son sang, son esprit et ses lois au sang, à +l'esprit et aux lois de l'ancienne population, a été l'artisan d'une +nationalité. En Italie, les Ostrogoths d'abord, les Lombards ensuite, +auraient pu accomplir la même œuvre. La papauté les a considérés comme +des étrangers et des ennemis. Au moment où les Lombards allaient occuper +Rome, elle a appelé les Francs. Charlemagne s'est substitué, dans +l'Italie du Nord, au roi qu'il avait vaincu, mais il a laissé subsister, +au sud, des duchés lombards et des pays de domination byzantine. Pépin +et lui ont fondé un état pontifical. Ces duchés méridionaux, cet État de +saint Pierre, ce royaume du nord, c'est le commencement de la polyarchie +italienne. + +Dans le naufrage de la famille carolingienne, l'empire semblait avoir +sombré. Des essais furent tentés de monarchie italienne. Le pape y coupa +court en rétablissant l'empire, et il plaça la Péninsule sous le joug +tudesque, qui lui a été si odieux et qui s'est perpétué sous des formes +diverses, jusqu'à nos jours. + +La papauté inaugura un jeu redoutable en opposant barbares à barbares. +Pour chasser les Staufen allemands du royaume des Deux-Siciles, un pape +y appela, dans la seconde moitié du treizième siècle, les Angevins de +France. + +Ce serait faire preuve d'inintelligence que de reprocher à la papauté du +moyen âge un crime contre la nationalité italienne, qui n'existait pas. +Le pape ne pouvait être ni l'homme d'une cité, ni l'homme d'un pays, +sans déchoir de sa dignité, la plus haute qui fût sous le ciel. Par +définition et d'office, il faisait de la politique universelle, et il +cherchait, par cette politique, à garantir l'indépendance et la +puissance du siège des apôtres. À la fin du moyen âge, il deviendra +prince italien et fera de la politique italienne, mais alors il +compromettra la papauté et même l'Église. + +Il n'en est pas moins vrai que Machiavel, se plaçant au point de vue +italien, a raison d'attribuer à la papauté le désordre de l'Italie. Elle +y a contribué pour une large part. + +Comme en Allemagne, on vit d'abord se former, du dixième au treizième +siècle, des principautés féodales et des républiques; ensuite, du milieu +du treizième siècle à la fin du moyen âge, la plupart des républiques se +transformer en principautés. Au quinzième siècle, Milan, Florence, +l'État de l'Église, l'oligarchique république de Venise et le royaume de +Naples forment une pentarchie, dont chaque membre a ses intérêts, et +dont aucun ne connaît le sentiment d'un patriotisme italien. + + +_L'expansion de l'Italie._ + +Anarchie en Allemagne, polyarchie en Italie ne signifie pas inertie de +l'Allemagne, ni de l'Italie. Pour ne pas avoir de commun maître, ni de +vie commune, ni de patriotisme collectif, ces pays souffriront les maux +de la guerre civile continue; par surcroît, ils deviendront, dans les +temps modernes, les champs de bataille de la politique européenne. Mais +ce n'est pas un mal sans compensation, que de n'avoir pas un +gouvernement qui emploie toutes les forces à des fins déterminées. +L'Italie est en fragments, mais qui vivent d'une vie d'autant plus +intense qu'elle est plus conforme aux aptitudes naturelles de chacun +d'eux. Qu'une monarchie italienne siège dans Rome capitale: Rome perd +son incomparable originalité de ville sacerdotale et de ville +universelle; l'histoire ne connaît ni l'énergie florentine, ni l'énergie +vénitienne. + +Déjà la Renaissance a commencé. Elle est un produit naturel de la terre +classique italienne, mais la polyarchie en a favorisé la croissance et +permis la libre variété. En attendant que l'esprit italien se répande +sur l'Europe, les grandes villes d'Italie règnent sur la Méditerranée. +Elles sont les intermédiaires rapidement enrichis entre l'Orient et +l'Occident. Elles inventent et perfectionnent les institutions +commerciales: les consulats, le change, la banque. Les banquiers en +France s'appelaient des Lombards, et la monnaie italienne courait dans +toute l'Europe occidentale, où l'on comptait par ducats, qui étaient les +monnaies de Gènes et de Venise, les deux villes dogales, et par florins, +qui portaient la fleur de Florence. + +Il y avait comme un empire méditerranéen de l'Italie: Gènes possédait la +Corse et la Sardaigne; Venise, une grande partie de la côte de +l'Adriatique et des îles de l'Archipel. Elle était, avant l'arrivée du +Turc, le seigneur d'un quart et demi de l'Empire grec. + + +_Expansion de l'Allemagne au nord et à l'est. Les trois zones._ + +Très énergique et très féconde a été, pendant le moyen âge, l'anarchie +allemande. + +L'Allemagne carolingienne était à peu près comprise entre le Rhin et +l'Elbe, mais elle pouvait s'étendre dans trois directions: au sud, des +voies naturelles, abaissant la montagne, l'appelaient en Italie; à +l'ouest, entre elle et la France, entre Rhin et Meuse, Rhône et Alpes, +une région, de destinée politique incertaine, s'ouvrait à la concurrence +des deux peuples; au nord et à l'est, un immense terrain vague s'offrait +à la colonisation germanique. + +C'est l'Allemagne officielle, l'Allemagne impériale qui est intervenue +en Italie, où elle n'a fait, de rares moments exceptés, que de méchante +besogne. À l'ouest, l'action germanique a été de bonne heure contrariée, +puis arrêtée par la France. Sur la troisième région, l'Allemagne s'est +largement épandue. + +De ce côté, la frontière d'Allemagne était, au temps carolingien, +frontière de chrétienté. Reculer cette frontière, la reculer toujours, +jusqu'à ce que le dernier païen, soumis et converti, devînt à la fois le +fidèle du seigneur pape et le fidèle du seigneur empereur, c'était +l'office extérieur, la politique nécessaire de l'empire, restauré une +première fois en l'an 800, une seconde fois en l'an 962. + +Au temps de Charlemagne, une foule de peuples païens et barbares +s'échelonnaient le long de la frontière chrétienne, et se prolongeaient +dans la région inconnue du _Far-East_ européen et dans la péninsule du +nord. + +C'étaient, aux bouches de l'Elbe, les Scandinaves; tout le long de +l'Elbe et de la Saale, des rives de la Baltique aux monts de Bohême, les +tribus slaves des Polabes; en Bohême, les tribus slaves des Tchèques; +sur le Danube, les hordes touraniennes des Avares, que remplaceront plus +tard les Magyars; au sud-est, jusqu'à l'Adriatique, encore des tribus +slaves. Derrière cette première zone de peuples, avec la plupart +desquels Charlemagne avait pris contact, une seconde, entièrement slave, +comprenait, du nord au sud, la Poméranie, la Pologne, la Silésie. + +Au delà encore, le long de la Baltique orientale, vivaient des tribus +finnoises et lithuaniennes; dans la grande plaine, les Russes. + +La tâche de faire entrer ces peuples dans la civilisation chrétienne +aurait dû être partagée entre les deux empires de l'Occident et de +l'Orient; mais l'empire d'Orient n'avait pas trop de toutes ses forces +pour défendre son existence, et l'autre ne réunit que pendant un temps +très court les forces de l'Allemagne sous son commandement: si bien que +l'œuvre chrétienne et civilisatrice fut faite presque entièrement par +des entreprises particulières. + + +_Progrès dans la première zone._ + +Sur les Scandinaves, l'Allemagne ne gagna rien. Les trois royaumes, +Danemark, Suède, Norwège, sont formés au dixième siècle: ils deviennent +chrétiens. Or devenir chrétien, c'était acquérir le droit de vivre. +Chaque fois qu'un peuple entrait dans l'Église, la future Europe +s'enrichissait d'une recrue nouvelle. Le Danemark, voisin de l'Empire, +est en relations avec lui, et, par moments, son roi est une sorte de +vassal de l'empereur; mais sa condition habituelle est l'indépendance. +Les rois scandinaves sont bientôt en état de disputer aux Allemands la +Baltique, cette Méditerranée sombre, sur laquelle ont été livrés tant de +combats, obscurs et violents, entre les peuples concurrents. + +L'Allemagne s'étendit au contraire très vite, et pour y demeurer +maîtresse à toujours, dans la région des Slaves de l'Elbe. À la fin du +douzième siècle, les Slaves du pays entre la Saale et l'Elbe sont +germanisés et convertis: ce fut l'œuvre des margraves de Lusace et de +Misnie. Les Slaves du pays entre l'Elbe et l'Oder sont en grande partie +exterminés: ce fut l'œuvre des ducs de Saxe et des «margraves du nord», +qui prirent au douzième siècle le nom, destiné à devenir célèbre, de +margraves de Brandebourg. + +Les Slaves des rives de la Baltique reçoivent des colons en foule; leurs +princes se germanisent; leur pays, le Mecklembourg, devient une +prolongation transalpine de la basse Allemagne. Ainsi, toute la partie +septentrionale de la première zone est acquise à l'Allemagne. + +Les Tchèques se défendirent mieux en Bohême; leurs ducs devinrent des +rois et des chrétiens, ce qui les sauva. Il est vrai qu'ils furent +vassaux de l'Empire, et la couronne de Bohême, qui était élective, +finira par se fixer sur la tête de princes allemands, les Habsbourg; +mais la destinée des Tchèques fut très différente de celle des Slaves du +Nord. Ils ont gardé leur race, leur langue, leur esprit particulier. +C'est pour cela qu'il existe aujourd'hui pour l'Autriche une question +tchèque. Il n'y a point de question polabe, parce que les Polabes sont +morts. + + +_Progrès dans la seconde zone._ + +Les progrès de la race allemande furent moins considérables +naturellement dans la zone de l'Oder. La Poméranie, la Pologne, la +Silésie, reçurent en foule des colons allemands, laboureurs, marchands, +artisans, soldats. Mais le duché de Poméranie gardera une dynastie +indigène jusqu'au dix-septième siècle, et les Allemands, dans ce pays, +rencontreront la concurrence des Scandinaves. La Silésie, qui s'émiette +en duchés et en principautés, n'appartient à personne. + +La Pologne, dès le moyen âge, prépare les désastres de son avenir. Elle +laisse échapper la Poméranie, qui lui aurait donné la mer, et la +Silésie, qui l'eût appuyée à la montagne. Elle demeure un royaume de +plaine ouvert à tous les vents. Elle ne réussit pas à se tasser ni à +s'organiser. Sa cavalerie féodale fait en un temps de galop des +conquêtes qu'elle ne garde pas. Elle ne sait pas produire une race +royale, et elle offre sa couronne élective aux compétitions des maisons +étrangères. La Pologne n'en est pas moins un royaume slave, chrétien, +plus indépendant que la Bohême. La Germanie, qui a rencontré au nord une +Scandinavie, se heurte, à l'est, à une Slavie. La future Europe se +complique, à mesure qu'elle s'étend. + + +_Progrès dans la troisième zone._ + +Jusqu'à la troisième zone a pénétré l'Allemand. Ici la race des Finnois +peuplait la Finlande et s'avançait sur les côtes de la Livonie et de +l'Esthonie; des peuples indo-européens, Lithuaniens, Lettes, Prussiens, +se succédaient, depuis l'intérieur de la Livonie jusqu'à l'embouchure de +la Vistule. Ennemis les uns des autres, païens, stationnant dans +l'impuissance de la barbarie primitive, ces peuples de la Baltique +orientale, en attendant l'éveil, encore lointain, de la Russie, furent +la proie de peuples de l'Occident: la Suède prit la Finlande et la +Carélie; le Danemark, l'Esthonie. Mais les grandes conquêtes furent +faites par des Allemands. + +La Hanse, ligue de marchands allemands, (de marchands qui étaient à leur +façon, des soldats et des croisés) couvrit le littoral baltique de ses +comptoirs fédéraux. Un ordre chevaleresque allemand, celui des +Porte-Glaives, fut fondé à Riga même. Un autre, celui des Teutoniques, +né en Palestine, où il avait fourni une brillante carrière, alla +s'établir en Prusse après qu'il eut été exilé de la Terre sainte; +conquérant et administrateur, il fonda un État qui est une des +curiosités de l'histoire. Les deux ordres réunis sous un même +grand-maître, dans la seconde moitié du treizième siècle, gouvernèrent +un vaste et riche pays, dont les deux provinces principales, la Livonie +et la Prusse, toutes pleines de colons allemands, étaient comme une +Allemagne extérieure, une avant-garde germanique dans le _Far-East_ +européen. Au nord, cette domination s'étendait jusqu'à Narva; au sud, +une série d'acquisitions, faites aux dépens de la Poméranie et de la +Pologne, mettait les chevaliers allemands en communication avec les +margraves allemands de Brandebourg. + + +_Progrès dans la vallée du Danube._ + +Au sud-est de l'Allemagne, dans la vallée du Danube, la voie d'expansion +était moins large qu'au nord et moins commode. La vallée du fleuve +s'étrangle entre les contreforts des monts de Bohême et ceux des Alpes. +La Bavière, d'ailleurs, ne pouvait fournir un contingent aussi +considérable d'émigrants que l'Allemagne du Nord avec sa grande plaine +et son immense littoral. + +Enfin, au point où s'élargit la route danubienne, les Hongrois ont donné +à leur horde le campement définitif. Comme les Danois, les Bohémiens et +les Polonais, ils sont entrés dans l'histoire de l'Europe le jour on ils +se sont convertis. Ils ont été en relations avec l'empire, mais ils n'en +ont supporté la suzeraineté que temporairement. Leur couronne élective +s'arrêtera, comme celle des Bohémiens, sur la tête habsbourgeoise; mais +plus encore que le Tchèque n'est resté tchèque, le Hongrois restera +hongrois. Aussi y a-t-il aujourd'hui une question hongroise comme une +question tchèque. Le Habsbourg qui s'est chargé de résoudre l'une et +l'autre, ne résoudra ni l'une ni l'autre. + + +_Résumé de l'expansion allemande._ + +L'Allemagne a donc versé au dehors le trop-plein des forces qui étaient +en elle. Toutes les classes de sa population ont concouru à la conquête, +à la colonisation et à la mise en valeur d'un immense terrain. Les +princes de la frontière ont conquis les cantons limitrophes; les +chevaliers ont recruté les deux ordres des Teutoniques et des +Porte-Glaives, et les ont soutenus dans leurs luttes contre les +populations indigènes par des croisades, sans cesse renouvelées. Le +clergé régulier et séculier a envoyé des missionnaires, des moines, des +prêtres, des évêques. Les marchands ont bâti des villes neuves, ou +transformé en villes des bourgades du littoral baltique et des rives de +fleuves. L'outil de l'ouvrier et la charrue du paysan d'Allemagne ont +porté la richesse où végétait la barbarie. L'appât des aventures, +l'esprit de prosélytisme religieux, l'espérance du gain ou celle du +martyre, l'amour de l'indépendance, la recherche de la liberté et de la +propriété, ont poussé toutes ces catégories d'émigrants dans cette +Amérique. Et l'Allemagne, qui s'arrêtait à l'Elbe au temps carolingien, +touchait au Niémen. Elle avait ou détruit ou soumis quantité d'ennemis +du monde chrétien, ceux que Charlemagne avait connus et combattus, et +d'autres, dont il n'avait pas même su le nom. + +Au quinzième siècle, il est vrai, la fortune germanique recula. Deux +ennemis redoutables se déclarent au même moment: les Turcs vont +conquérir presque toute la Hongrie et menacer l'Allemagne danubienne; la +Pologne, après s'être unie à la Lithuanie, la grande ennemie invaincue +des chevaliers teutoniques, prend l'offensive contre les Allemands. Elle +démembre l'État des chevaliers, leur enlève les bouches de la Vistule, +fait de Dantzig une ville royale polonaise, et coupe ainsi la +communication entre l'Allemagne et l'Ordre, entre le corps de bataille +et l'avant-garde, qui se trouve fort aventurée. Mais la puissance turque +devait demeurer barbare et asiatique, et la Pologne était incapable +d'acquérir la solidité d'un état bien ordonné. Les siècles suivants +verront la revanche de l'Allemagne sur le Slave et sur le Turc. + + +_Effets produits sur l'histoire de l'Allemagne par cette expansion. +L'Autriche et la Prusse._ + +Ce développement de la force germanique n'est pas seulement un fait +considérable dans l'histoire de l'Europe; il eut pour l'Allemagne les +plus graves conséquences. Sur cette frontière disputée, dans la zone de +la lutte perpétuelle, se forment et grandissent les deux États qui, l'un +après l'autre, domineront l'Allemagne, c'est-à-dire l'Autriche et la +Prusse. Tous les deux sont nés à l'ennemi. + +Le berceau de l'Autriche est la marche orientale, établie par +Charlemagne sur le Danube, en avant de la Bavière, à la porte même par +où ont passé tant d'envahisseurs venus de l'Orient. C'était un vrai +poste de combat de la race germanique, entre la Bohême et la Carinthie +slaves, en face de l'Avare, puis du Hongrois. Depuis la fin du treizième +siècle, les Habsbourg la possédaient. Les acquisitions successives +qu'ils firent de l'ancienne marche de Carinthie, du comté de Tyrol, et +de Trieste, constituèrent, avec la marche d'Autriche, un groupe de +provinces, moitié germanique et moitié slave, ayant jour sur +l'Adriatique et l'Italie, en relations nécessaires avec deux royaumes de +la zone de l'est, la Bohême et la Hongrie. Déjà, au quinzième siècle, un +Habsbourg d'Autriche est roi des deux pays: c'est un indice et un +présage pour l'avenir. Deux siècles auparavant, un Habsbourg avait porté +la couronne impériale; depuis le quinzième siècle cette couronne, qui +reste élective en principe, est, en fait, héréditaire dans la maison +autrichienne. C'est là encore un des éléments de la fortune future des +Habsbourg. Ils ne sont, à la fin du moyen âge, que de pauvres princes: +ils sont tout près de devenir les premiers princes du monde. + +Le berceau de la Prusse, c'est la marche de Brandebourg, entre l'Elbe et +l'Oder, dans la région des Slaves exterminés, pauvre pays tout plat et +balayé par des vents qui amoncellent son sable en collines chauves. La +Marche a conquis par l'effort continu le droit de vivre. Elle avait déjà +survécu à bien des catastrophes, quand elle devint, au commencement du +quinzième siècle, la propriété des Hohenzollern. Le Brandebourg était +dans l'alternative de s'accroître (car on ne fait pas une patrie avec un +morceau de plaine) ou de mourir: il s'accrut dans la direction de la +mer, au détriment du Mecklembourg et de la Poméranie; dans la direction +de la montagne, à travers la Lusace et la Silésie. Il était le grand +champion allemand du Nord-Est, le collaborateur des Teutoniques, avec +lesquels il voulut un jour--c'était à la fin du quatorzième +siècle--partager la Pologne. + +Cet accord des margraves et des chevaliers, et cette similitude de +vocation étaient des indices pour l'avenir. Le temps est proche où la +Prusse des Teutoniques sera unie à la marche de Brandebourg par un lien +indissoluble. Alors l'État brandebourgeois prussien s'annoncera comme +l'héritier de ces chevaliers, de ces prêtres, de ces marchands et de ces +paysans, qui ont été, au delà de l'Elbe, les pionniers du germanisme. + + +_La région intermédiaire entre Allemagne et France._ + +À ce progrès énorme de l'Allemagne du côté de l'Orient s'oppose, comme +un contraste absolu, le recul à l'Occident. + +L'histoire de la région entre l'Allemagne et la France est très +singulière. Quand les trois fils de Louis le Débonnaire se partagèrent +l'empire au neuvième siècle, ils trouvèrent tout naturel (car les hommes +de ce temps n'avaient pas le sentiment de la réalité des choses, et ils +suivaient aveuglément les idées qui possédaient leur esprit) de donner à +l'empereur Lothaire Rome et Aix-la-Chapelle, les deux capitales +impériales. Lothaire eut donc l'Italie, et une longue bande de +territoire entre l'Escaut, la Meuse et le Rhône, d'une part, le Rhin et +les Alpes, de l'autre. Ainsi fut placé entre la future France et la +future Allemagne un champ clos, qui a vu déjà, qui, sans doute, verra +encore bien des batailles. + +Cette bande étroite et longue fut partagée de bonne heure en deux +régions: Bourgogne, entre les Alpes, la Saône, le Rhône et la +Méditerranée; Lorraine, au nord de Bourgogne. Comme l'Allemagne fut +d'abord beaucoup plus forte que la France, elle domina l'une et l'autre. +La Lorraine et la Bourgogne devinrent pays d'empire. Mais la puissance +impériale s'affaiblit, au moment où le royaume de France se fortifiait. +Au reste, l'Allemagne était mal armée sur la frontière occidentale. Ici, +elle n'avait pas affaire, comme à l'Est, à des païens. La frontière +n'était pas marquée nettement par une différence de langue, de race et +de civilisation. Aussi ne s'y trouvait-il pas d'États allemands +organisés pour la guerre. Pendant que des margraves gardent le cours de +l'Elbe, le Rhin est devenu «la rue des prêtres». Dans ces principautés +d'archevêques, d'évêques et d'abbés, s'alanguit la force allemande, si +énergique à l'Orient. À la fin du quinzième siècle, l'Empire a perdu +presque toute son annexe occidentale où la France fait des progrès. + + +_La formation de la France._ + +Lorsque la France se détacha de l'Empire au neuvième siècle, elle était, +des trois régions impériales, celle qui semblait le moins près de former +une nation. Il n'y avait aucune unité dans le pays à l'ouest de +l'Escaut, de la Meuse et du Rhône. Quelques principautés, duchés ou +comtés, s'y formaient, mais chacune d'elles était décomposée en fiefs +laïques et en terres d'église. Sur ces fiefs et ces terres, l'autorité +du duc ou du comte, qui était censée représenter celle du roi, ne +s'exerçait qu'à condition que le seigneur tirât de ses propriétés +personnelles une force suffisante. + +Le roi, sans domaines, mourant de faim, demandait dans des actes +officiels quels moyens il pourrait bien trouver de vivre avec quelque +décence. Il agitait de temps à autre, au-dessus de ce chaos, la théorie +de son autorité. Il était un maigre fantôme solennel, égaré au milieu de +vivants très grossiers et très énergiques. Le fantôme alla s'amincissant +toujours, mais la royauté ne disparut pas. On était habitué à son +existence, et les gens de ce temps-là n'avaient pas assez d'idées pour +imaginer une révolution. Par l'élection de Hugues Capet en 987, la +royauté redevint une réalité, parce que le roi, qui était duc de la +_Francia_, eut des terres, de l'argent et des fidèles. + +Il ne faut pas chercher à se représenter un plan de conduite et une +politique raisonnée des Capétiens: ils employèrent toute sorte de moyens +à la fois. + +Pendant plus de trois siècles ils eurent des enfants mâles: le premier +mérite de la dynastie fut qu'elle dura. Comme il arrive toujours, du +fait sortit le droit, et ce hasard heureux produisit la légitimité +héréditaire, qui fut une grande force. + +Le roi avait d'ailleurs tout un arsenal de droits: vieux droits de la +royauté carolingienne où persistait le souvenir du pouvoir impérial, que +l'étude des lois romaines allait bientôt ranimer, au point de faire de +ces revenants des contemporains redoutables; vieux droits conférés par +le sacre, impossibles à définir et, par conséquent, incontestables; +droits de suzeraineté plus nouveaux et plus réels, qui allaient être +précisés et codifiés à mesure que la féodalité s'organiserait: joints +aux autres, ils faisaient du roi le propriétaire de la France. + +Voilà ce qu'apportait la royauté capétienne au jeu des circonstances. + +Tout lui profita: les misères de l'Église, qui, désarmée, au milieu +d'une société violente, réclamait, d'une extrémité à l'autre du royaume, +la protection royale; les efforts que fit le tiers ordre pour être admis +avec des droits réglés dans la société féodale: le roi, chef de cette +société, fut le protecteur naturel des nouveaux venus, les bourgeois des +villes de France. Son autorité s'exerça ainsi, hors des limites de son +domaine particulier, dans tout le royaume. Il fit mieux: il réunit peu à +peu la France à son domaine. Il acquit de petites principautés comme les +comtés d'Amiens, de Vermandois, de Valois. Il prit, par autorité de +justice et par force, la Normandie, l'Anjou, le Maine, la Touraine, le +Poitou: cette conquête, que rendit facile la méchante imbécillité de +Jean d'Angleterre, assurait la fortune de la royauté capétienne. Dès +lors, de toutes parts, arrive l'eau à la grande rivière. Quand l'Église +et la chevalerie du Nord détruisent dans la guerre des Albigeois une +dynastie féodale et une civilisation particulière, la royauté acquiert +le Languedoc. Quand Philippe le Bel, par mariage, a gagné la Champagne, +le domaine du roi de France touche à la frontière impériale, comme à la +Méditerranée, comme à l'Océan. + + +_L'expansion de la France._ + +Aux onzième et douzième siècles, pendant que la royauté était encore +très faible et le royaume en anarchie, la France, comme l'Italie et +l'Allemagne, a répandu au dehors ses forces vives. Malheureusement, elle +n'avait pas à sa portée, comme l'Allemagne, une région vague, habitée +par des barbares et par des païens, c'est-à-dire réputée sans +propriétaire et de bonne prise pour l'occupant chrétien. La France +s'est, pour ainsi dire, jetée sur la croisade; elle s'est chargée des +«actions de Dieu» contre l'Infidèle. Elle a donné des rois à Jérusalem +et à Chypre, des ducs à Athènes et des empereurs à Constantinople. Elle +a bâti sur la sainte chimère de la Chrétienté, non sans profit pour sa +gloire, pour cette gloire qu'elle a, de bonne heure, aimée comme un +patrimoine. + +Des chevaliers de France ont fondé un royaume chrétien en Portugal, sur +une terre alors musulmane; d'autres ont conquis, sur les Sarrasins et +les Grecs, l'Italie du Sud, mais, ni le royaume de Portugal, ni le +royaume des Deux-Siciles ne deviendra chose française. + +L'expansion de la France en Europe au moyen âge a été surtout +intellectuelle. Notre esprit a exprimé toute la civilisation de ce +temps, religieuse, féodale et chevaleresque. Il a écrit des poèmes +héroïques, construit des châteaux et des cathédrales, raisonné les +textes d'Aristote et de l'Écriture. Dans ses chansons, ses monuments et +sa scolastique, il a rencontré la perfection. Libre déjà, déjà mobile, +déjà gai, il s'est affranchi de la tradition et de l'autorité. Il a +trouvé l'élan et la grâce de l'art ogival. Il a parodié lui-même ses +chansons de geste et sculpté des caricatures sur les murailles de ses +œuvres de foi. Il a donné pour compagnon à «Monsieur saint Louis», qui +vivait dans le ciel, le sire de Joinville, qui aimait la terre, sa terre +surtout et son beau castel de Champagne, dont il évita la vue, quand il +partit pour la croisade, afin d'éviter des larmes à ses yeux, qui +n'aimaient point à pleurer. Notre esprit a fait de la prose, de la prose +française, aussi bien qu'il faisait des vers. Parmi les théologiens, il +a suscité presque des philosophes. + +L'Europe chrétienne a imité nos cathédrales, récité nos chansons +héroïques et comiques. Elle a ainsi appris notre langue. Des étrangers +ont écrit en français «pour ce que la parlure de France était plus +délectable et commune à toutes gens». Parmi les maîtres ès arts de la +chrétienté, les plus savants étaient ceux qui avaient soutenu, combattu +leur thèse à l'Université de Paris. Presque toutes les universités de +l'Europe étaient des essaims envolés de la montagne Sainte-Geneviève. Un +proverbe disait que le monde était régi par trois pouvoirs: la papauté, +l'empire, la science; que le premier résidait à Rome, le second en +Allemagne, le troisième à Paris. + +L'histoire politique ne doit pas négliger ces faits de l'intelligence. +Dans d'autres pays, d'autres génies ont eu leur puissance et leur +beauté. Aucun n'a rayonné comme celui de la France. Cette lumière +répandue sur la chrétienté a contribué à faire l'Europe, puisqu'elle a +rendu semblables les uns aux autres des peuples très différents les uns +des autres. C'était, au moyen âge, notre façon de travailler pour +autrui. + + +_La politique royale. La patrie française._ + +De bonne heure est close pour notre pays l'ère des aventures, et les +forces françaises sont employées par la politique royale. Dès que la +royauté a commencé à prendre possession du royaume, elle a eu une +politique. Des intérêts de famille l'ont impliquée dans les affaires de +l'Italie, et, par contre-coup, de l'Aragon; mais ce n'étaient là que des +accidents. Au contraire, elle a été obligée à une conduite attentive et +suivie à l'égard de l'Angleterre. + +En 1066, un vassal du Roi, Guillaume, duc de Normandie, a conquis +l'Angleterre; il est devenu plus puissant que son suzerain. Ses +successeurs, par d'heureuses alliances, ont grossi considérablement leur +domaine français: un moment, tout notre littoral océanique leur +appartient. D'où, la nécessité de la guerre. + +Ce fut, au début, une guerre féodale, entre vassal et suzerain, hommes +du même pays, et qui parlaient la même langue. Au commencement du +quatorzième siècle, la lignée directe des capétiens s'étant éteinte, il +y eut compétition pour la couronne de France entre deux princes +français, dont l'un était le roi Édouard d'Angleterre, et l'autre, +Philippe de Valois. La guerre, quand elle s'engage, n'est pas d'une +nation contre une nation, d'une âme de peuple contre une âme de peuple; +mais elle dure, elle est longue, elle est atroce. D'année en année, +croît la haine de l'Anglais. Au contact de l'étranger, la France se +prend à se connaître, comme le moi au contact du non moi. Vaincue, elle +sent la honte de la défaite. Des actes de patriotisme municipal et local +précèdent et annoncent le patriotisme français, qui, à la fin, +s'épanouit dans Jeanne d'Arc, et se sanctifie d'un parfum de miracle. +Hors de France, les _Goddam!_ Ils sortirent de France, et la France fut. + +Elle fut d'abord dans le roi et par le roi, qui personnifiait dans sa +chair vivante et son sang privilégié l'idée trop abstraite encore de la +patrie. La guerre même, avec son cortège de misères et de ruines, l'a +fait tout-puissant. Elle a fauché la noblesse, mis les communes en +faillite, énervé toutes les forces de résistance. Elle a permis au +prince, défenseur du royaume, d'édicter des mesures générales, de faire +des lois, de se donner une armée royale, des finances royales, une +administration royale. Elle a, en un mot, achevé la monarchie française, +qui est, à la fin du quinzième siècle, une des grandes puissances de +l'Europe, la plus grande. + + +_Progrès de la France dans la région intermédiaire._ + +Retournons à présent à la région intermédiaire entre Allemagne et +France. Pendant que l'Allemagne fait face à l'est et la France à +l'ouest, la région bourguignonne et la région lorraine, n'ayant point en +elles-mêmes une raison d'être suffisante, et ne sachant que devenir, +sont tombées dans un désordre inextricable. + +La Bourgogne commençait à se décomposer, au temps même où les empereurs +allemands portaient la couronne d'Arles. Au treizième siècle, il n'y a +plus de roi d'Arles; aucun titulaire royal ne représente devant +l'étranger le royaume bourguignon. À ce moment même, la croisade des +Albigeois ouvrait le Midi aux armes et à la politique des Capétiens. Une +des conséquences de cet événement fut qu'un prince capétien acquit le +marquisat de Provence. Au quatorzième siècle, Lyon et le Dauphiné +entrent dans le domaine royal; au quinzième siècle, la Provence devient +possession directe de la couronne. Ainsi Lyon, la grande ville romaine, +qui avait été le sanctuaire du culte d'Auguste et qui était devenue le +siège du primat des Gaules; Arles, ville romaine aussi, puis capitale du +royaume de Bourgogne; Marseille, la plus vieille cité de la Gaule, sont, +à la fin du moyen âge, villes françaises. + +Un accident, la conquête de l'Angleterre par les Normands, avait retenu +à l'ouest l'effort de la royauté capétienne; un autre accident, la +croisade albigeoise, l'avait attirée, très loin de sa sphère d'action, +au midi de la région bourguignonne. Il se faisait ici un travail confus, +des essais singuliers: la confédération suisse et la Savoie commençaient +à poindre. + +La confédération suisse est née à l'extrémité sud-ouest de l'Allemagne, +en Souabe. Elle a trouvé en Souabe, puis en Italie, ses premiers +accroissements, mais elle commençait, vers la fin du quinzième siècle, à +s'étendre dans la haute vallée du Rhône. Elle perdait son caractère +germanique, pour devenir une chose très particulière, une ligue de +paysans et de villes groupés en cantons, s'étendant peu à peu malgré les +obstacles de nature et les différences de races. + +L'État de Savoie est né à la frontière de Bourgogne et d'Italie. Il +sembla d'abord devoir se développer en terrain bourguignon. Les comtes +de Maurienne, devenus comtes, puis ducs de Savoie, furent, de ce côté de +la montagne, d'importants personnages; mais les progrès de la France et +des ligues suisses les continrent bientôt et les rejetèrent vers +l'Italie. Le premier duc de Savoie fut aussi prince de Piémont; la +formation d'un État à la fois cisalpin et transalpin était une +indication de l'avenir. + + +_La maison de Bourgogne._ + +Incertaine aussi est la destinée de la région lorraine. Là, pousse une +végétation confuse: des pays sans chef comme l'Alsace; des principautés, +comme le duché qui a gardé et perpétué le nom de Lorraine, et comme les +duchés et comtés des Pays-Bas; des seigneuries ecclésiastiques, comme +l'évêché de Liège. Parmi cette féodalité sans suzerain effectif, des +villes, entourées de nobles qui vivent de la guerre, sont des foyers +d'industrie et les plus grands centres commerciaux de l'Europe. + +Une tentative fut faite par des princes de la maison de France, les ducs +de Bourgogne, pour réunir sous une domination les régions bourguignonne +et lorraine. + +Le duché de Bourgogne était tout à fait en dehors de l'ancien royaume de +Bourgogne. C'était un fief français, qui n'eut jamais rien de commun +avec l'Empire. Un des premiers Capétiens le donna à son frère au onzième +siècle, et un des premiers Valois à son fils, au quatorzième siècle. Des +mariages, des héritages, des conquêtes formèrent rapidement un domaine +considérable, qui comprit le duché de Bourgogne, les comtés de Flandre, +d'Artois, de Rethel, de Nevers, fiefs de la France; la Franche-Comté, le +comté de Namur, le Brabant, le Hainaut, la Zélande, la Hollande, le +Luxembourg, etc., terres d'Empire. Menaçant l'Alsace, le duché de +Lorraine et les confédérés suisses, cet État représentait assez +exactement l'ancienne Lotharingie pour que Charles le Téméraire ait +essayé d'y refaire un royaume. + +Louis XI réussit à briser cette puissance, qui interdisait à la France +tout progrès du côté de l'Est, et même lui enlevait des positions +acquises, puisque la limite de l'État bourguignon, au nord de la France, +fut portée un moment jusqu'à la Somme. La France rentra dans son bien en +reprenant le duché de Bourgogne et les villes de la Somme. + +À la fin du moyen âge, affranchi des Anglais, débarrassé de l'ancienne +féodalité, uni, fort, il semble que notre pays doive se tourner vers le +Nord et vers l'Est. Une ambition, qui n'avait fait que sommeiller, se +réveille un moment: reprendre pour le royaume les frontières de la +Gaule. Mais nos rois sont saisis de la folie, à jamais déplorable pour +la France et l'Italie, des guerres italiennes, qui deviendront bientôt +européennes. Ils laissent passer l'heure opportune. La Confédération +suisse et la Savoie se fortifient. Les Pays-Bas sont portés par la fille +de Charles le Téméraire dans la maison d'Autriche, pour passer ensuite à +l'Espagne. Chaque entreprise de la France sur ces contrées provoquera +des guerres générales. + +Tout ce pays sans maître d'entre Allemagne et France avait été un lieu +d'incohérence, d'accidents et de hasards, propre à des formations +d'espèces particulières, qui n'ont pas eu leurs pareilles dans le reste +de l'Europe, comme les Ligues suisses, ou à des groupements comme ceux +du domaine bourguignon, nullement nécessaires à l'origine, mais qui, en +durant, ont modifié l'histoire. + + +_La formation de l'Espagne._ + +En même temps que la France, deux États nouveaux s'organisaient: +l'Espagne et l'Angleterre. + +Depuis le jour où elle avait été conquise par les Sarrasins, l'Espagne +avait été séparée de l'Europe. Pour comprendre l'indifférence que les +peuples européens ont manifestée à l'égard de la Péninsule, alors qu'ils +envoyaient tant de milliers d'hommes en Terre sainte, il faut bien se +représenter que personne alors n'avait l'idée d'une communauté +européenne. Le moyen âge, qui était capable de trouver des règles +précises pour la vie quotidienne, et d'organiser mille petits +gouvernements autour de ses donjons, de ses clochers et de ses beffrois, +se laissait conduire par des sentiments et des idées tout en dehors du +monde réel. L'homme de ce temps regardait à ses pieds, mais, quand il +relevait la tête, son regard se perdait dans le vaste ciel. + +Nous sommes portés à dire que le pape et les rois auraient mieux fait +d'attaquer l'islamisme en Europe que d'aller le chercher en Asie: les +papes et les rois n'y ont pas même songé. Ils ont obéi à ce sentiment +qu'il n'y avait pas de lieu dont la délivrance fût plus nécessaire et +plus méritoire que celui où le Sauveur avait vécu et où il était demeuré +pendant trois jours enseveli. Ils n'envoyèrent au delà des Pyrénées que +des chevaliers isolés, et laissèrent à l'Espagne le soin de se délivrer +elle-même. + +Le combat dura plus de sept siècles. Il ne fut point mené par un peuple +contre un peuple, par un chef contre un chef: plusieurs royaumes +chrétiens successivement formés luttèrent contre plusieurs petits États +arabes. Au quinzième siècle, l'aspect de la Péninsule s'est simplifié. +Il n'y a plus qu'un seul État arabe, celui de Grenade, et quatre +royaumes chrétiens: Navarre, Portugal, Aragon, Castille. La Navarre, +après avoir été le plus puissant, n'est plus qu'un petit État pyrénéen. +Le Portugal, orienté vers l'Océan, y cherche sa fortune. L'Aragon, +orienté vers la Méditerranée, a déjà étendu sa convoitise vers les îles +et la péninsule italiennes. La Castille, le cœur de l'Espagne, est le +combattant de la dernière heure contre le musulman; elle va conquérir +Grenade. Bientôt l'union de la Castille, de l'Aragon, de la Navarre et +de Grenade constituera la puissance de l'Espagne, à la fois +méditerranéenne et océanique. + + +_Le royaume d'Angleterre._ + +Comme la grande péninsule du Sud-Ouest, les îles du Nord-Ouest sont +restées longtemps isolées de l'Europe. Le continent leur envoie des +colons armés, qui se superposent en couches plus ou moins épaisses sur +le fond celtique de la population: Romains, dont la Grande-Bretagne est +la dernière conquête et la moins durable; Anglo-Saxons et Scandinaves, +arrivés en grand nombre par une série d'émigrations; Normands enfin, +c'est-à-dire une armée venue de la Normandie française, qui se +transforma en une colonie perpétuelle, et se fondit à la longue dans le +reste de la population. + +La conversion au christianisme des rois anglo-saxons a rattaché leur île +à l'Europe chrétienne. Une église d'Angleterre naquit alors, fille de +l'Église de Rome, et qui se montra d'abord respectueuse et obéissante. +La conquête de l'Angleterre par le duc de Normandie, vassal du roi de +France, a introduit le royaume insulaire dans l'histoire de France, et, +par contre-coup, dans les affaires du continent. Mais cette histoire +extérieure n'a pour l'Angleterre qu'une importance secondaire. + +Les guerres féodales des rois contre leur suzerain, le roi de France; la +guerre de Cent ans elle-même, avec ses dramatiques revers de fortune, ne +comptent dans l'histoire générale du pays que par les effets qu'elles +ont produits sur le développement constitutionnel du royaume. + +C'est un petit pays que l'Angleterre de ce temps-là. Il ne comprend pas +toutes les îles britanniques: le pays de Galles, conquis par les rois +normands, resta le pays de Galles; l'Irlande, également conquise, resta +l'Irlande; l'Écosse demeura un royaume séparé. Au moyen âge, +l'Angleterre proprement dite a la taille d'un grand fief français. + +Elle est gouvernée par les premiers rois normands, comme aucun autre +pays ne l'a été au moyen âge. Les Normands avaient pris des habitudes de +discipline et d'ordre dans la piraterie, au temps où ils obéissaient aux +rois de mer et partageaient entre eux le butin. Ils les avaient gardées +en Normandie qui fut, grâce à eux, la seule terre française où il y eut +une justice forte et la paix intérieure. Ils les portèrent en +Angleterre. Ils se distribuèrent le pays, comme leurs ancêtres s'étaient +partagé jadis l'or, l'argent, les effets, les bestiaux et les captifs. +Ils se rendirent un compte exact de la valeur de la prise, en procédant +au recensement méthodique des terres et des hommes. Les rois +anglo-normands surent ainsi très exactement ce qu'ils avaient et ce +qu'ils pouvaient, choses qu'ignorait tout à fait l'empereur allemand, et +que ne savait pas bien le roi de France. + +Ils tinrent sous la discipline tous leurs sujets, nobles ou non; ils +gardèrent pour eux et pour leurs officiers la haute justice et le +service direct de tous les hommes libres. Ils eurent des vassaux très +riches, mais qui ne possédaient point de principautés d'un seul tenant, +qui étaient des propriétaires, non des seigneurs. Le peu d'étendue du +pays et l'isolement insulaire étaient favorables au maintien du bon +ordre royal. Dans ce fragment d'île, entre la mer et des territoires +habités par une race ennemie, comme le pays de Galles et l'Écosse, un +Anglais est anglais et n'est qu'anglais. Point de frontière flottante, +ni de zone vague; point de grand seigneur dont l'hommage hésite entre +deux maîtres ennemis l'un de l'autre, et qui puisse se dire, selon +l'occasion, français ou allemand, comme le comte de Flandre, français ou +aragonais, comme tel seigneur du midi, vassal du roi de France ou de +l'empereur, comme le comte de Toulouse, marquis de Provence. + +Cet ordre d'une monarchie bien réglée et la puissance du monarque +produisirent un effet inattendu: la liberté politique. Précisément parce +que le roi avait tout le monde sous la main, parce que les droits et les +devoirs de tous étaient marqués avec précision, parce que chacun était +aisément en contact avec tous, parce qu'on se voyait, se connaissait et +se coudoyait, la résistance à un pouvoir trop fort s'organisa aisément +et, du premier coup, atteignit le but. Deux articles de la Charte de +Jean sans Terre, l'un qui dispose qu'aucun homme libre ne sera «atteint» +en quelque façon que ce soit, «sinon par le jugement régulier de ses +égaux», l'autre qu'aucune levée d'argent ne sera faite «sinon par le +commun conseil du royaume», ont donné à l'Angleterre les deux grandes +garanties de la liberté, le jury et le Parlement. + +La société anglaise ne se brisa point en castes séparées les unes des +autres par des habitudes et par des préjugés. Elle eut ses degrés, mais +point de barrières. Enfin, les Saxons et les Normands se confondirent et +composèrent ensemble une langue nationale. Dès lors, l'Angleterre du +quinzième siècle est plus qu'un État; elle est presque une nation. + +La mer, sur laquelle elle doit régner plus tard, ne lui rend encore +d'autre service que de l'isoler, de lui permettre l'originalité, de lui +inspirer un sentiment national étroit, mais haut et superbe. Elle n'a ni +grande marine, ni grand commerce. Ses villes sont toutes petites. Elle +vit (très grassement) de labourage et de pâturage; elle ne tisse même +pas la laine de ses moutons; elle la vend à la Flandre, qui est son +atelier. Aussi est-elle en relations étroites avec ce pays, qu'elle +défend déjà contre les rois de France. Sa vocation extérieure ne lui est +pas encore révélée; mais elle a en réserve des forces: la force d'un +tempérament sanguin, vigoureux, violent, et celle que donnent la liberté +et l'esprit d'indépendance. Elle les prodiguera d'abord dans ses guerres +civiles et religieuses; à la fin, elle les emploiera à fonder un empire, +le plus vaste et le plus florissant que l'histoire ait connu. + + +_Réflexions générales sur l'histoire du moyen âge et conclusion._ + +Au début du neuvième siècle, l'Europe est partagée en deux régions +historiques très distinctes: l'une est la Péninsule des Balkans, où dure +le vieil empire; l'autre est complexe: c'est le pays rhénan, où s'est +produite la force carolingienne, et Rome, où la papauté a gardé, en la +transformant, la tradition d'un pouvoir universel. La Gaule, la Germanie +et l'Italie ne sont alors que des annexes de la _Francia_ rhénane, +gouvernées au temporel par l'empereur, au spirituel par le pape. +L'Angleterre, sous ses rois saxons ou danois, l'Espagne, en grande +partie musulmane, ne comptent pas ou comptent peu dans la chrétienté. + +Trois grands personnages font l'histoire: le pape, l'empereur +d'Occident, l'empereur d'Orient. Le monde a trois capitales: Rome, +Aix-la-Chapelle, Constantinople. + +Au quinzième siècle, l'empire d'Orient a disparu. La ville de Constantin +et la ville de Périclès sont turques; la Péninsule des Balkans est une +annexe de l'Asie. + +L'empereur d'Occident n'est plus qu'un petit prince, occupé des affaires +de sa maison, impuissant même en Allemagne, même dans ses pays +héréditaires. Ce _dominus mundi_ est un objet de risée. Le pape est +sorti de la crise du grand schisme, amoindri, affaibli, menacé. Le +vicaire du Christ est tombé au rang d'un prince italien; il a une +famille à pourvoir, et, comme l'empereur, ses affaires à soigner, qui +sont petites. Contre sa domination spirituelle ont parlé Wicklef et Jean +Huss, dont les paroles ne seront pas perdues. + +Le passé ecclésiastique et impérial s'écroule en une ruine sur les pays +qui l'ont porté. Le pays du Rhin est déchu; Aix-la-Chapelle n'est qu'un +souvenir. L'Allemagne et l'Italie, qui ont refait l'empire au dixième +siècle, et sur qui l'empire a vécu, ne sont plus guère que des +expressions géographiques. + +Par contre, à l'Ouest et à l'Est, de grandes nouveautés se sont +produites. À l'Ouest, la France, l'Angleterre, l'Espagne, trois êtres +formés, sont prêts pour la vie moderne; à l'Est, hors de l'ancien +empire, dans des régions inconnues des anciens et réputées horribles, +sont apparus le Danemark, la Suède, la Pologne, la Bohême, la Hongrie, +les Teutoniques et les Porte-Glaives. + +De ce côté un immense terrain qui était en friche a été mis en valeur. +Il porte des châteaux, des palais, des cathédrales, des hôtels de ville. +Il a des saints, des rois, des seigneurs, des évêques, des bourgeois, +des artisans, des marchands. Il a des docteurs. On parle un beau latin +solennel en Bohême, en Pologne, en Hongrie. Prague a son université sur +le modèle de l'Étude de Paris. + +Sur tout le continent et dans l'île anglaise, règne une activité +confuse, mais singulièrement puissante. Il y a plus d'ouvriers, plus +d'artistes, plus de politiques, plus de soldats, plus de raisonneurs, +que n'en a jamais connu le monde ancien. L'esprit, bien qu'il n'ait +point trouvé les vraies méthodes de travail, travaille plus qu'il n'a +jamais fait. C'est une joie pour qui aime la vie, de voir ainsi la vie +bouillonner. + +De la tumultueuse officine du moyen âge va sortir enfin un personnage +historique, plus large et plus puissant que la Grèce et Rome, grandies +dans nos imaginations par un préjugé d'éducation. Ce personnage, c'est +l'Europe. + + + + +LES TEMPS MODERNES + +_Caractères généraux._ + + +La formation d'États distincts les uns des autres, ayant chacun son +caractère, ses passions et ses intérêts, devait produire, comme une +conséquence nécessaire, le conflit entre les caractères, les passions et +les intérêts. La coexistence d'individus, dont chacun est son maître et +considère comme le souverain bien l'absolue possession de soi-même, +cette juxtaposition sans hiérarchie, ces ambitions sans modérateur, ces +prétentions sans commun juge sont autant de causes de guerres. + +Il était certain que la France chercherait à s'étendre vers le Nord et +vers l'Est, à présent qu'elle s'appuyait des deux autres côtés sur ses +frontières naturelles; certain que la France et l'Espagne unifiées +auraient, aux Pyrénées, des querelles de voisinage; certain que la lutte +continuerait en Orient entre les Allemands et les Turcs, entre les +Allemands et les Slaves; certain que la concurrence entre les peuples +maritimes n'irait pas sans coups de canon tirés sur toutes les mers, mer +du Nord, Baltique, Méditerranée, Océans. Mais à ces causes, d'autres +s'ajoutèrent pour faire de la guerre l'état quasi normal de l'Europe +pendant les temps modernes. + +La découverte du Nouveau Monde et l'établissement de relations actives +avec l'Asie orientale pouvaient être des dérivatifs au mal européen de +la guerre; ils offraient aux États des emplois de leurs forces. Mais les +gouvernements commencèrent par considérer les colonies uniquement comme +des pays à exploiter. Pour se réserver les bénéfices de l'exploitation, +ils créèrent des monopoles qu'ils confièrent à des compagnies armées. +Comme, d'autre part, la centralisation politique avait eu pour effet de +transformer le commerce et l'industrie, qui appartenaient jadis à des +corporations, en choses d'État, il y eut désormais des intérêts +économiques nationaux, qui devinrent des motifs de guerre. Les +Européens, Portugais, Hollandais, Espagnols, Anglais, Français, ne se +combattirent pas seulement dans les deux Indes pour se prendre des +territoires ou des droits; ils n'étendirent pas seulement à l'Europe des +conflits nés aux colonies: il arriva qu'ils cherchèrent sur le continent +la guerre, pour la pouvoir étendre aux colonies. + +La Réforme ne demeura pas longtemps un acte de foi: comme l'État et +l'Église étaient liés étroitement l'un à l'autre, réformer l'église +était une affaire d'État. Là où elle réussit, elle fortifia l'autorité +du prince, auquel elle donna un fragment de l'unique et universelle +autorité du Saint-Siège. Le roi d'un pays protestant est l'évêque +suprême de ce pays, un pape localisé. Le premier effet politique de la +Réforme (il sera corrigé plus tard) a donc été d'accroître d'une force +nouvelle les monarchies, et de distinguer plus nettement les unes des +autres les principautés européennes. Même, si elle avait partout réussi, +elle aurait stimulé les rivalités entre les États, par cela même qu'elle +mettait chacun d'eux dans les mains de son chef, et qu'elle coupait le +seul lien qui les unît encore. Mais elle ne remporta sur le catholicisme +que des victoires partielles. + +Elle commença par créer dans tous les pays deux partis. Là où ils +étaient de force à peu près égale, ils se mesurèrent dans la guerre +civile. Il se forma en outre un parti catholique et un parti protestant, +tous les deux internationaux: les Espagnols catholiques combattirent en +France, à côté de Français catholiques, contre des Français, des +Allemands et des Anglais protestants. + +La vie de la France, celle de l'Angleterre, plus encore celle de +l'Allemagne, furent ainsi troublées profondément par des chevauchées de +haines religieuses au-dessus des frontières. Sans doute, la politique ne +suivit pas aveuglément la religion. La raison d'État fit taire les +scrupules confessionnels. Le roi très chrétien de France, qui n'hésitait +pas à allier, comme on disait, les lys au croissant, se servit des +protestants contre l'Autriche; les trois puissances catholiques, +Espagne, France et Autriche, se traitèrent presque toujours en ennemies +irréconciliables. Il n'en est pas moins vrai que la Réforme, d'une part, +et la réaction catholique, d'autre part, furent des occasions de +guerres, et qu'elles envenimèrent celles qu'elles n'avaient pas +provoquées. + +Pas plus que la Réforme n'a été un simple phénomène religieux, la +Renaissance n'a été un simple phénomène intellectuel. Elle aussi, elle a +fortifié l'autorité du prince, en restaurant le culte de l'État antique, +qui se suffisait à lui-même et dont la _lex suprema_ était l'intérêt. +Elle a versé sur l'Europe les mœurs politiques de l'Italie. Ici les +principaux États s'observaient, s'espionnaient, se faisaient échec, pour +maintenir l'équilibre de leurs forces. Comme la péninsule était ouverte +aux nations étrangères, l'observation s'étendait au dehors. L'Italie est +la terre natale de l'ambassadeur, ce faux agent de concorde et de paix. +L'Europe assurément aurait trouvé sans maître la rouerie politique, mais +elle profita des leçons qui lui furent données. Avec ferveur, elle +médita l'évangile selon Machiavel. + +Découverte du Nouveau Monde, Réforme, Renaissance, ont donc fait payer +au monde moderne leurs bienvenues. + +Voici une cause de guerre plus précise et plus directe. La souveraineté +n'était pas une magistrature: c'était une propriété. Elle s'acquérait +par mariage ou par héritage. Il arriva donc que des princes acquirent +des pays et même des États entiers hors de leur lieu d'origine. La +maison d'Autriche composa un empire singulier où elle fit entrer, à côté +de ses domaines allemands, des pays bourguignons, des pays slaves et +hongrois, l'Espagne et une grande partie de l'Italie. Les rois de France +se portèrent héritiers du duché de Milan et du royaume de Naples. Plus +tard, Louis XIV fit valoir ses droits à la succession d'Espagne et +perçut des avancements d'hoirie avant de mettre la main sur l'héritage. +Des groupes naturels très différents les uns des autres furent ainsi +enveloppés dans des monarchies factices. Comme il était resté du passé +le souvenir d'une monarchie universelle, dont le fantôme hantait +l'esprit des princes et des politiques, Charles-Quint, Philippe II, +Louis XIV furent accusés d'aspirer à la «monarchie de l'Europe». + +Des mariages royaux ont disposé de l'avenir du continent. Si jamais +noces ont été sanglantes, ce furent celles de Maximilien d'Autriche avec +Marie de Bourgogne et de leur fils Philippe avec Jeanne d'Espagne; +celles de Louis XIV avec Marie-Thérèse d'Autriche. Derrière le cortège +des épousés suivent des millions d'ombres de soldats, tombés sur des +centaines de champs de bataille, ou de malheureux, morts des maux de la +guerre. + +La guerre presque perpétuelle acheva, dans les différents pays, la +concentration politique. Les rois furent obligés de se procurer des +ressources considérables; ils les cherchèrent dans une administration +mieux ordonnée. Par nécessité, leurs occupations principales furent la +politique et la guerre. + +Chaque prince entretient un monde d'agents politiques, les uns auprès de +lui, les autres répandus dans les cours de l'Europe. Bien mener une +intrigue et une guerre, c'est jeu de princes, où l'on gagne «la gloire». +Dans la diplomatie, les agents mercenaires étrangers sont nombreux; +nombreux, les mercenaires étrangers dans les armées. Il y a, par toute +l'Europe, un condottierisme diplomatique et militaire. Quelques-uns des +condottieri civils arrivent aux plus hautes fonctions: Mazarin et +Alberoni. Des condottieri militaires deviennent les héros de la +monarchie qui paye leurs services: le prince Eugène de Savoie et le +maréchal de Saxe. Il y a donc un métier politique et un métier +militaire; politiques et soldats mènent le monde et le troublent. On ne +fait pas seulement de la politique, on ne combat pas seulement pour +assurer son existence et sa sécurité: les princes intriguent parce +qu'ils ont une diplomatie et font la guerre parce qu'ils ont des +soldats. Dans ces querelles des rois, les peuples n'engagent pas leurs +forces vives: ils n'y ont part qu'en souffrant les maux de la guerre, en +payant ce qu'elle coûte, en s'enorgueillissant de la gloire du maître, +quand le maître a été vainqueur. + +Des philosophes et des savants essayèrent d'établir au-dessus de ces +conflits, pour les prévenir et pour en diminuer les violences, des +principes et des règles de justice. Ils composèrent le droit des gens, +ce qui veut dire le droit des nations. Ils condamnèrent toute guerre qui +n'avait pas pour motif la réparation d'une offense faite à un droit; ils +limitèrent la puissance du vainqueur sur le vaincu; ils enseignèrent que +les traités entre États sont inviolables, comme les contrats entre +particuliers. Mais il manquait à ce code une sanction aux crimes contre +le droit des gens, le juge et l'exécuteur. Toutes ces belles maximes, +sans en excepter une seule, furent violées, et avec éclat, par les +gouvernements, sans en excepter un seul. Des guerres furent faites sans +raison de droit; les vaincus furent traités atrocement; des contrats +furent violés sans scrupule. + +Une seule maxime générale régla la politique. Il était entendu entre +diplomates, qu'il est de l'intérêt de tous qu'aucun État ne devienne +assez puissant pour opprimer les autres. C'est la règle de l'équilibre +européen: elle est excellente, mais l'application en a été singulière. +Si un État s'agrandit et détruit ainsi l'équilibre, ses voisins ne +réclament pas qu'il renonce au bien nouvellement acquis: ils exigent une +compensation. La Pologne a été victime du principe de la compensation. +Elle a été dépecée, et ses morceaux pesés dans une balance. +Marie-Thérèse trouvait l'acte mauvais en lui-même, mais elle se plaignit +que la Prusse et la Russie se fussent fait la part trop belle. + +Il n'y a donc point de contrepoids à toutes les causes qui ont eu pour +effet commun l'état de guerre continu. Il est rare que plusieurs années +s'écoulent sans guerre pendant ces trois cents ans: une paix de quatre +ou cinq ans étonne comme une anomalie. Les rois s'en vantent comme d'un +sacrifice qu'ils font au «repos de leurs peuples». + +Il reste à voir quels ont été les résultats de toutes ces luttes? Qui a +grandi, qui a été abaissé? + + +_Italie et Allemagne._ + +Il était dans la logique des choses que l'ère moderne fût dure à +l'Allemagne et à l'Italie. Au moyen âge, ni la polyarchie italienne, ni +l'anarchie allemande n'était hors de saison; mais, après la constitution +d'États centralisés, elles devinrent des anomalies, et elles éprouvèrent +qu'il n'est pas toujours bon de ne pas ressembler aux autres. + +Elles ont donné au monde la Renaissance et la Réforme, acquérant ainsi +la gloire d'exercer sur l'Europe une action intellectuelle, morale et +religieuse très forte, et de compter pour beaucoup dans l'histoire +générale de la civilisation. Cette gloire, elles la doivent en partie à +leur génie, en partie aux causes mêmes de leurs misères politiques. La +Renaissance a eu plus d'énergie et de variété parce que l'Italie était +vivace et diverse. La Réforme s'est répandue en Allemagne, parce qu'il +ne se trouvait point, dans ce désordre, une autorité assez forte pour la +contenir, comme en France, ou pour l'étouffer, comme en Espagne; puis +aussi parce que l'Allemagne était, de tous les pays chrétiens, celui où +l'Église commettait, avec le moins de précautions, les plus intolérables +abus. + +C'est ainsi que de grands maux ont produit pour les deux pays des +compensations éclatantes, mais, à leur tour, celles-ci ont aggravé les +maux. La Renaissance rendit incurables les vices du système italien: +elle fut presque partout la servante des tyrannies, dont elle développa +l'égoïsme. La Réforme jeta dans l'anarchie allemande la discorde +religieuse. + +La décadence de l'Allemagne et de l'Italie fut profonde. + +L'expansion allemande a cessé. Le Nord-Est européen est colonisé: il n'y +a plus d'appât pour les chercheurs de fortune et d'aventures. Le temps +est mauvais pour les Teutoniques et pour la Hanse, qui avaient été, à +l'âge précédent, les deux grandes agences d'émigration. + +Les ordres chevaleresques étaient atteints dans leur principe même par +l'affaiblissement de l'idée chrétienne, car ils étaient une +manifestation de cette idée. Les Teutoniques survivants de la croisade +étaient isolés dans un temps qui ne la comprenait plus. Ils portaient +toujours la croix, mais: «Qu'est-ce donc, dit un jour Luther, que des +croisés qui ne font pas de croisades?» À cette question, il n'y avait +rien à répondre. Or il est dangereux de ne plus servir à rien. Les +Teutoniques, devenus inutiles, disparurent: un Hohenzollern, leur +dernier grand maître, sécularisa l'ordre et se fit duc de Prusse. + +La Hanse, corporation internationale, fut atteinte grièvement par la +formation des États du Nord, dont chacun eut sa marine, et la découverte +du Nouveau Monde l'acheva. La Baltique n'est plus rien en comparaison +des grands océans: le silence se fait dans les rues de Lübeck et de +Brême. D'ailleurs, la Pologne a son regain de forces au seizième siècle; +au dix-septième, la Suède devient un État militaire puissant, et la +Russie entre en scène. L'Allemagne reprend la marche en avant au +dix-huitième siècle; mais c'est la Prusse qui est conquérante pour son +compte propre, et il lui faut compter avec le copartageant russe. + +L'expansion italienne est aussi arrêtée. Les Turcs, Christophe Colomb et +Vasco de Gama ont tué Venise. Plus encore que la Baltique, l'Adriatique +est déchue. + +L'Italie et l'Allemagne, ramenées sur elles-mêmes, n'étaient pas +capables de se défendre contre l'étranger. Leur faiblesse fut un danger, +non seulement pour elles, mais pour l'Europe. Après tout, et malgré +toutes ces guerres, il y avait une sorte d'organisme continental. Il fut +mauvais pour tout le monde qu'il s'y trouvât des parties malades, où +vécût et prospérât le germe de la guerre. La vieille région du sacerdoce +et de l'empire offrait aux entreprises des politiques modernes des gains +trop faciles. L'Italie et l'Allemagne n'avaient ni une tête ni un cœur +qui ressentît les injures: elles reçurent des injures de toutes parts. +Elles firent profession d'être des champs de bataille pour l'Europe. + + +_Le champ de bataille italien. Le roi de Sardaigne._ + +_Italia fara da se_, disent les patriotes italiens d'aujourd'hui. Que +ferons-nous en Italie, disaient les potentats de l'Europe moderne? +L'Espagne, la France et l'Autriche y ont joué aux échecs pendant trois +cents ans passés. + +Aux quinzième et seizième siècles, les rois de France revendiquent la +succession des Visconti de Milan et des Angevins de Naples; mais il y a +eu jadis des Aragonnais à Naples, et l'Empire a des droits sur Milan: +Espagne et Autriche jouent contre France et gagnent la partie. Au +dix-septième siècle, Habsbourg d'Espagne et d'Autriche, Bourbons de +France, se cherchent partout pour se combattre: ils se rencontrent sur +le sol et dans les mers d'Italie. Puis viennent les combinaisons +préparatoires de la succession d'Espagne, et la succession elle-même. À +qui Milan? À qui Naples? Le sort de la guerre, d'une guerre atroce, +décide pour l'Autriche, en 1715. Pendant le reste du dix-huitième +siècle, l'Italie est à la disposition de l'Europe. Elle est un lieu de +placement pour les princes disponibles. Élisabeth Farnèse, femme du +Bourbon Philippe V d'Espagne, y pourvoit ses fils d'un royaume et d'un +duché. Après la guerre de la succession de Pologne, Stanislas Leczinski, +beau-père de Louis XV, est sans asile: la France le pourvoit du duché de +Lorraine, et le duc de Lorraine, François, gendre de l'empereur, va +régner en Toscane. La politesse faite au beau-père de Louis XV est +rendue au gendre de Charles VI. Les _membra mortua_ de ce _caput +mortuum_ sont distribués à tout venant: en vingt et un ans, la Sicile +change de maître quatre fois; Parme, trois fois en dix-sept ans. + +Cette misère et cette indignité semblent le lot définitif de la +Péninsule. Pourtant une nouveauté, que la suite devait faire très +considérable, s'est produite au nord-ouest de la péninsule italienne. +Dans le perpétuel conflit entre les Habsbourg et les Bourbons, l'État +des ducs de Savoie, placé sur les deux revers des Alpes, a joué le rôle +double que lui imposait sa situation géographique: il n'y avait point de +prince à qui l'on pût moins se fier que le duc «portier des Alpes». +Plusieurs fois, il perdit la Savoie conquise par la France, et il dut +céder à Henri IV: la Bresse, le Bugey, le Valromey et le pays de Gex. +D'autre part, Genève maintint contre lui son indépendance, et la +Confédération suisse se consolida. La maison de Savoie chercha fortune +en Italie. + +Au Piémont elle ajoute le Montferrat et une partie du Milanais. Dans +toute grande convention européenne, le duc gagne quelque chose en se +faisant payer ses alliances, qu'il excelle à porter d'un camp à l'autre. +Pendant qu'il est occupé à manger les premières feuilles de «l'artichaut +italien», il laisse voir un appétit étrange pour un prince si médiocre: +il réclame sa part des successions d'Espagne et d'Autriche. La guerre de +la succession d'Espagne lui vaut la Sicile; il l'échange bientôt contre +la Sardaigne, mais il a gardé, de cette courte possession de la Sicile, +le titre de roi. Le voilà donc entré dans la confrérie des souverains; +il est roi de Sardaigne, même roi de Jérusalem. Il porte vêtement trop +long et trop ample pour sa taille, mais il grandira jusqu'à remplir le +vêtement. Il ne partage en Italie l'honneur du titre royal qu'avec le +roi de Naples, mais la vraie Italie est au nord. Là est le champ de +bataille entre la France et l'Autriche; là sont les lauriers à cueillir, +les provinces à gagner, et Monza, le sanctuaire où la couronne de fer +attend sa tête royale. + + +_Le champ de bataille allemand. Prusse et Autriche._ + +C'est en Allemagne que se livrent les grands combats entre Bourbons et +Habsbourg. La politique française a beau jeu dans le corps désorganisé +de l'Empire. Elle paye les Électeurs et se flatte parfois d'acheter la +couronne impériale. Elle paye les princes protestants, ennemis naturels +de la catholique Autriche. Elle paye les princes catholiques, ennemis, +en leur qualité de princes, de la puissance impériale. On sait tout au +juste en France le prix d'un prince de tel ou tel rang, d'un ministre, +d'un conseiller ou d'une maîtresse: Versailles a le tarif des +consciences allemandes. + +Au dix-septième siècle, les armées de l'Europe se donnent carrière entre +le Rhin et la Vistule, les Alpes et les mers du Nord. Pendant la guerre +de Trente ans, des armées françaises y vont vider la vieille querelle +entre les deux maisons et ruiner les prétentions des Habsbourg à la +monarchie de l'Europe. Des armées espagnoles y soutiennent la fortune de +l'orthodoxie catholique. Des armées danoises et suédoises y défendent la +cause de la Réforme, mais en même temps elles continuent le combat pour +la Baltique, commencé au moyen âge; car toutes ces mains pieuses de +catholiques et de protestants étaient des mains avides et prenantes. +Enfin l'Allemagne, divisée entre les deux partis, compliquait d'une +guerre civile les horreurs de la guerre étrangère. Les maux que ce pays +a soufferts ne se peuvent décrire: la guerre pendant trente années y a +nourri la guerre. Amis et ennemis ont vécu sur le sol et sur l'habitant, +menant bombance après les jours de disette, se payant de l'abstinence +par la débauche, de la faim par l'orgie, faisant le mal pour le mal, par +habitude, et parce que l'homme, dans les grandes crises, retourne bien +vite à ses instincts d'origine, qui sont ceux d'une bête méchante. +L'Allemagne se couvrit de ruines de villages et de villes. En plus d'une +province, où l'on avait abattu jusqu'aux arbres, reparurent la +broussaille, le fauve et l'anthropophage. + +Quand les diplomates de l'Europe, après cinq années de cérémonies, +eurent enfanté la paix de Westphalie, il se trouva que l'Allemagne fut +officiellement ouverte à l'étranger. Le roi de Suède entra en qualité de +prince allemand dans la Diète, où siégeait déjà le roi de Danemark. Le +roi de France devint membre de la Ligue du Rhin organisée par lui. La +souveraineté des princes et des villes de l'Empire fut reconnue, et +l'autorité impériale réduite à rien. Les hautes puissances contractantes +eurent le droit de maintenir cette anarchie, car elles étaient garantes +de la paix de Westphalie. Aussi l'Allemagne ne respira-t-elle pas +longtemps après cette terrible guerre. Bourbons et Habsbourg s'y +rencontrent au dix-septième et au dix-huitième siècle, chaque fois qu'un +conflit éclate en Europe. L'Angleterre y vient conquérir l'Amérique et +l'Inde. + +D'où viendrait le remède? Car ici, comme en Italie, il y a trop grande +misère, indignité trop grande. Les deux États de la frontière de l'Est +étaient capables de prendre l'hégémonie; aussi se la disputaient-ils, et +leur rivalité aggravait le désordre de l'Allemagne. D'ailleurs, au +dix-huitième siècle, la Prusse et l'Autriche sont des puissances +européennes bien plutôt qu'allemandes. + +Nous les retrouverons tout à l'heure. Dans la période du moyen âge, nous +avons, au sortir de l'Allemagne, tourné nos regards vers l'Est pour +passer ensuite en Occident et nous y arrêter, parce que l'Occident, où +naissaient la France, l'Espagne et l'Angleterre, était le principal +théâtre de l'histoire européenne. Dans la période moderne, les plus +graves événements se passent en Orient. Il convient donc de suivre un +autre ordre et de commencer par l'Occident. + + +_La région intermédiaire._ + +Dans la région intermédiaire, la France a poussé sa fortune. Au Midi, +elle s'est agrandie, sous le règne de Henri IV, de petits pays gagnés +sur le duc de Savoie. Au centre et au Nord, elle a prélevé le prix de +ses victoires sur les Habsbourg des deux branches. + +Ici elle eut à combattre, au seizième siècle, Charles-Quint, en sa +double qualité d'héritier des ducs de Bourgogne et d'empereur. Empereur, +il défendait les droits de l'Empire en Alsace et en Lorraine; héritier +des Bourguignons, il était le propriétaire des Pays-Bas et de la +Franche-Comté, et revendiquait la Bourgogne, saisie par Louis XI. Il ne +réussit pas à reprendre la Bourgogne, quelque obstination qu'il y ait +mise, car il fut aussi entêté Bourguignon que son rival François Ier fut +Visconti obstiné: ces premiers héros de la politique moderne avaient +l'esprit occupé des idées et des habitudes de l'âge précédent. + +Lorsque Charles-Quint eut abdiqué, les provinces bourguignonnes, +Pays-Bas et Franche-Comté, passèrent au roi d'Espagne Philippe II, +pendant que Ferdinand, le frère de Charles, continuait sur le trône +impérial la série des empereurs Habsbourg. L'histoire des acquisitions +de la France dans la région intermédiaire se confond alors avec +l'histoire de la longue lutte contre les branches espagnole et allemande +de la maison des Habsbourg. + +Sur l'Espagne, Louis XIV conquit la Franche-Comté; mais il ne put +détacher des Pays-Bas que l'Artois et quelques villes de Flandre. Sur +l'Empire, la France gagna d'abord les trois évêchés de Metz, Toul et +Verdun, puis l'Alsace sans Strasbourg, puis Strasbourg. Ce n'est point +par pure violence qu'elle a fait ces acquisitions: celle de Metz, Toul +et Verdun a été consentie par des princes allemands, qu'Henri II avait +soutenus dans leurs révoltes contre Charles-Quint; l'Alsace a été +acquise par Richelieu avec l'armée qui s'en était, pour ainsi dire, +rendue propriétaire. Il serait malhonnête de justifier tous les procédés +de la politique française, mais il est juste de dire que les Français du +dix-septième siècle, en prenant l'Alsace, n'ont pas arraché des hommes à +une patrie. + +Il n'y avait pas alors de patrie française, au sens que nous donnons à +ce mot aujourd'hui; encore moins y avait-il une patrie allemande. La +politique et les armes de la France n'ont point taillé dans la chair +vive. + +La prise de possession des trois évêchés et de l'Alsace rendait +inévitable l'acquisition de la Lorraine. Ce pays français fut, au temps +des guerres entre les Bourbons et les Habsbourg, bien souvent occupé par +nos armes avant de devenir une province française. + + +_Les provinces restées sous la domination des Habsbourg._ + +Franche-Comté, Alsace, Lorraine, Artois, Flandre française, telle fut, +pendant la période moderne, la part de la France dans la région +intermédiaire: le reste lui échappa. Mais l'Espagne ne garda point les +Pays-Bas, et ceux-ci ne demeurèrent pas unis. Malgré la contiguïté +géographique, il y avait de grandes différences, entre ces dix-sept +provinces, les unes maritimes et les autres continentales, les unes +riches et les autres pauvres, les unes bourgeoises et les autres +féodales, les unes germaniques et les autres wallonnes. Dans chacune +d'elles et dans chacun des fragments dont elle se composait, fiefs, +communes, corporations, la vie était trop intense pour que toutes ces +âmes particulières s'accommodassent longtemps du système de la monarchie +espagnole. + +Elles le supportèrent du vivant de l'empereur Charles-Quint. Plus vaste +et plus hétérogène était la monarchie, moins était à redouter +l'oppression d'une volonté absolue. Charles-Quint eut d'ailleurs le +grand mérite de réfléchir en lui les variétés de son empire. Il parlait +toutes les langues et savait être, selon l'occurrence, empereur, roi, +comte, gentilhomme ou bourgeois. Mais lorsqu'il détacha les Pays-Bas de +l'Empire, pour les donner à son fils, le roi d'Espagne, apparurent les +funestes conséquences de la politique des mariages. + +L'union de Maximilien d'Autriche avec la fille du Bourguignon Charles le +Téméraire se comprenait: les États de Bourgogne étaient limitrophes de +l'Empire, et même, pour une bonne part, pays d'Empire. Charles-Quint, +propriétaire des Pays-Bas par le droit héréditaire, en était aussi le +souverain en sa qualité d'empereur. Mais lorsqu'en vertu du seul droit +de propriété, les Pays-Bas furent attribués à un roi espagnol et +italien, violence fut faite aux choses, qui se défendirent. + + +_La séparation des Pays-Bas._ + +La résistance politique opposée par les Pays-Bas au despotisme de +Philippe II, qui violait leurs antiques privilèges, se fortifia de +passions religieuses. Les provinces du Nord s'étaient converties à la +Réforme avec passion et une sorte d'enthousiasme sombre: leur souverain +était le champion, enthousiaste et sombre du catholicisme. Elles se +rapprochèrent les unes des autres, pendant la lutte. Elles essayèrent +d'abord de se conformer aux traditions européennes en se donnant un +prince; puis elles se résignèrent à n'être que «leurs Hautes Puissances +les États des Provinces-Unies». Quant aux provinces du Sud, après bien +des révoltes, elles demeurèrent sujettes du roi d'Espagne. À la fin du +seizième siècle, la séparation était accomplie. + +Dès lors la future Hollande et la future Belgique suivirent leurs +destinées distinctes: celle-ci, émiettée au sud par la France, fut +séparée de la monarchie espagnole et attribuée à l'Autriche par les +traités qui réglèrent la succession d'Espagne. Elle passa donc de la +branche aînée à la branche cadette des Habsbourg, qui la possédait +encore lorsque la Révolution française éclata. + + +_Les Provinces-Unies._ + +Les Provinces-Unies devinrent une puissance européenne. Elles eurent des +colonies, une marine admirable, un grand commerce, une industrie +prospère et par conséquent de l'argent, c'est-à-dire--le mot est vrai +surtout au dix-septième siècle--le nerf de la politique et de la guerre. +Leur politique était conduite par des hommes qui s'exerçaient à toutes +les finesses de la diplomatie dans le gouvernement difficile d'une +fédération de provinces, dont chacune avait ses privilèges, et n'était +elle-même qu'un agrégat d'êtres privilégiés. Ce péril, auquel était +exposé un petit État riche et républicain parmi des monarchies superbes +et faméliques, y tenait perpétuellement en éveil l'esprit politique. +Pour la guerre, elles avaient une aristocratie militaire, à laquelle la +maison d'Orange donnait des chefs. Les princes d'Orange, apparentés aux +familles souveraines de l'Europe, pouvaient, aux heures de danger, +lorsqu'il fallait surexciter et réunir les forces nationales, +transformer la république en une monarchie sous la forme du +stathoudérat. + +Pour toutes ces raisons, et parce qu'elles étaient jeunes, parce +qu'elles avaient la vitalité des êtres multiples qu'elles laissaient +vivre en elles, parce que leur énergie était entretenue par des passions +provinciales, féodales, municipales, corporatives, par des passions +politiques et des passions religieuses, les Provinces-Unies arrachèrent +au roi d'Espagne l'aveu de leur indépendance. Elles la défendirent +contre Louis XIV, nouèrent contre la France une coalition formidable, +aidèrent leur stathouder Guillaume d'Orange à monter sur le trône +d'Angleterre et, à la fin, humilièrent le grand roi. Ce fut leur période +héroïque: mais un tel effort ne se pouvait soutenir longtemps. + +Si par un concours extraordinaire de circonstances, un État prend dans +le monde une place mal proportionnée à ses forces réelles, il est ramené +aux limites qu'il a dépassées. La Hollande, puissant vaisseau de +haut-bord au dix-septième siècle, n'est plus, au dix-huitième, qu'une +«chaloupe à la remorque de l'Angleterre». + + +_Les Cantons suisses._ + +Un autre État républicain se développa dans la région intermédiaire, +pendant la même période: la ligue des Cantons suisses; mais ce corps +singulier ne pouvait avoir une politique européenne comme les +Provinces-Unies. Il n'avait ni la mer, ni le grand commerce, ni la +grande industrie, ni l'argent. En attendant que la Suisse, formée de +fragments de nations, devînt neutre entre les nations, elle vendait des +soldats à qui les payait. Le roi de France finit par obtenir la +préférence. Les Suisses seront les derniers défenseurs du drapeau +fleurdelisé, en août 1792 et en juillet 1830. + +Provinces-Unies et Cantons ligués ont obtenu l'un et l'autre la +reconnaissance de leur indépendance en 1648: les premières, par un +traité séparé conclu avec l'Espagne; les seconds, par l'acte même de la +paix de Westphalie. Ils ont donc retiré un grand profit des victoires de +la France sur les Habsbourg. La France avait, d'ailleurs, aidé les +Provinces-Unies dans leur révolte contre l'Espagne. Certes, ce n'était +point là une politique désintéressée. Quand nos rois se faisaient les +défenseurs des petits et des faibles, ils n'obéissaient pas à un +sentiment chevaleresque. Il est honorable pour nous cependant que nos +victoires aient eu la conséquence indirecte de donner au monde politique +deux États nouveaux et libres. + + +_La France._ + +La France a suivi, pendant la période moderne, la pente où ses destinées +étaient engagées dès le moyen âge. Nos rois ont achevé de constituer le +territoire national en acquérant la Bretagne par mariage, le Roussillon +par conquête, le Béarn et la Navarre à l'avènement de Henri IV. Nous +avons vu leurs progrès dans la région intermédiaire. L'acquisition de la +Corse, faite en même temps que celle de la Lorraine, compléta la France +d'avant 1789. + +Au sein de cette monarchie, les différences provinciales, sans jamais +disparaître, s'effacèrent peu à peu. Les privilèges des pays, là où ils +n'avaient pas été abolis, devinrent lettres mortes; de même ceux des +féodaux et des communes. Mais ces formes vides, provinces, +municipalités, seigneuries, encombraient la France et gênaient la vie. +Le pouvoir qui en avait fait des ruines, n'avait point voulu ou point su +les déblayer: d'où un grave désordre dans la constitution. Contre la +résistance du passé, se sont heurtés les grands ministres, ceux du temps +de la pleine gloire et ceux de la dernière heure, Colbert et Turgot. +L'ancienne monarchie a brillé en Europe d'un vif éclat. Dans le compte +total de la grandeur de la France, elle a mis la majesté de Louis XIV, +qui fut une majesté vraie. Mais elle n'a pas trouvé un système de +gouvernement et d'administration qui convînt à un pays unifié. Elle ne +s'est point pourvue de bonnes finances, ni d'un bon système militaire; +elle n'a donné au pays ni bonne justice, ni bon système économique. Pour +dire la vérité toute nue, elle a su se faire obéir; elle n'a pas su +gouverner. + +Dans sa politique extérieure, la royauté française a eu de grands succès +et elle a commis de grandes fautes. La lutte contre la maison d'Autriche +lui a été imposée. L'effort pour briser le cercle qui l'enserrait était +légitime: François Ier, Henri II, Henri IV, Richelieu, Mazarin ont fait +bonne politique et bonne guerre, et ils ont eu cette fortune qu'en +travaillant à la grandeur de notre pays, ils ont sauvé l'indépendance de +l'Europe. Mais la monarchie, victorieuse au milieu du dix-septième +siècle, a tout de suite abusé de sa victoire. La revendication de la +succession d'Espagne, qui nous paraît aujourd'hui une chimère, était +dans l'esprit de l'ancienne politique, mais elle commandait une prudence +et des tempéraments qui ne furent pas observés. L'un après l'autre, ou +tous à la fois, les étrangers sont provoqués à la haine de la France. +L'Europe ainsi coalisée par nous-mêmes contre nous, surveille chacun des +pas et chacune des intentions du roi de France. Le progrès lent et +continu qu'il faisait depuis un siècle sur les frontières du Nord et de +l'Est est arrêté. La France cesse d'être la puissance directrice qui +groupe autour d'elle les forces les plus diverses, mène les événements +et les fait naître au besoin. Le dix-septième siècle est aux Bourbons +combattant les Habsbourg, le dix-huitième est à des puissances +nouvelles. + +Il est à jamais regrettable que cette politique se soit enfermée dans +les affaires du continent au point de négliger le reste du monde, car le +monde était entré dans l'histoire de l'Europe. La France, puissance +océanique et méditerranéenne, devait occuper une très grande place en +Afrique, en Asie et en Amérique. Elle avait fait les croisades; elle +avait eu de bonne heure de hardis explorateurs; elle avait Marseille, +Bordeaux, Nantes, le Havre; de belles populations maritimes, Normands, +Bretons, Basques, Provençaux. On la calomnie quand on l'accuse d'être +incapable de coloniser: notre histoire coloniale est glorieuse. Nous +avons eu de très beaux commencements d'un empire français au delà des +mers. François Ier, Henri IV, Richelieu, Colbert ont vu ce que nous +pouvions et devions faire; mais la politique continentale absorbait +toutes les forces et toutes les pensées. + +Abaisser la maison d'Autriche, cela fut d'abord une nécessité; cela +devint ensuite un mot d'ordre machinalement transmis. Les grands succès +de nos diplomates et de nos généraux des seizième et dix-septième +siècles excitèrent l'émulation de leurs successeurs, alors même que +l'Autrichien n'était plus l'ennemi. L'habitude était prise de combattre +aux Pays-Bas, en Allemagne, en Italie. Il semblait que la gloire ne pût +se rencontrer sur d'autres champs de bataille: on la voulait gagner sur +ce théâtre classique de la guerre, d'où la nouvelle de la victoire était +portée à Versailles par un courrier galopant à franc étrier. Ajoutez que +le tiers ordre ne comptait presque point dans l'État; les marchands ne +pouvaient faire entendre leur voix, comme en Angleterre. + +La noblesse française avait cessé d'être la féodalité pour devenir une +brillante société militaire; mais elle avait gardé, de son origine +féodale, un caractère _terrien_. Ses chefs ne servaient qu'aux armées. +«L'amiral», tant qu'il y en eut un, fut le plus souvent un marin de +cour. Versailles enfin, où s'endormit la monarchie, n'était pas même +baigné par une rivière. Il a fallu des travaux d'Hercule pour y amener +de l'eau potable. + + +_L'Espagne._ + +Au début des temps modernes s'achève la formation de l'Espagne: la +monarchie unique et absolue s'y substitue aux monarchies féodales. Puis, +tout à coup, ce pays, sortant du champ clos où il a si longtemps +combattu l'Infidèle, conquiert les plus belles parties du Nouveau Monde; +en même temps il est jeté dans toutes les affaires du continent par +l'alliance de famille conclue entre la Castille et l'Autriche. + +Pour organiser et peupler ses colonies, pour conduire une politique qui +l'engageait dans les conflits européens, pour garder ses annexes +italienne, franc-comtoise, flamande, toutes les forces de l'Espagne, +entretenues et accrues n'auraient pas suffi. Son gouvernement la ruina +par la pratique d'un despotisme sombre, solennel, stupide, et par +l'entêtement d'un fanatisme religieux qui offrit à Dieu en _auto da fe_ +non seulement des individus par milliers, mais le commerce, mais +l'industrie, mais l'activité de l'Espagne. + +Des Orientaux avaient produit dans ce pays, pendant le moyen âge, des +merveilles de travail: l'Espagne moderne est envahie par une somnolence +orientale, qui finit en léthargie. La France, dont elle a été la +vaillante adversaire, au seizième et au commencement du dix-septième +siècle, lui fait payer les frais de toutes ses guerres et soutient +contre elle tous les révoltés. En 1700, quand la branche espagnole des +Habsbourg s'est desséchée, Louis XIV donne à l'Espagne un provin de sa +dynastie. Il fallut, pour le fixer dans le sol, douze années de guerre, +qui achevèrent la ruine. + +L'Europe, lorsqu'elle régla l'affaire de la succession, rendit à +l'Espagne le service de la débarrasser des pays belges et italiens. Une +politique de recueillement et de réparation aurait pu restaurer ce pays, +riche en dons de nature, mais le nouveau roi, venu de Versailles, était +une sorte de moine paresseux, tourmenté par des rêves d'érotisme et +d'ambition. Puis, l'habitude était prise à l'Escurial de se mêler de +politique européenne. Ici encore la tradition s'impose aux esprits et +les égare. L'Espagne n'eut pas le temps de se refaire. Des aventuriers +d'abord, puis des ministres nationaux essayèrent de la ranimer. Ils +voulurent diminuer le nombre des bouches de cour, qui mangeaient ce qui +demeurait de substance; chasser de l'administration les pillards; +réformer l'impôt; payer les juges; habiller, armer, nourrir les soldats; +construire des arsenaux; mettre des vaisseaux dans les ports, des canons +sur les remparts, des ouvriers dans les fabriques, des laboureurs dans +les champs. Les plus hardis entreprirent de reprendre sur l'Église +l'intelligence espagnole. Ils eurent des succès mais médiocres et +passagers; ils galvanisèrent le corps, qui retomba. + +L'Angleterre ébrèche l'empire colonial espagnol, singulier empire, que +la métropole ne colonise pas, qu'elle ne veut qu'exploiter, et qu'elle +ne sait pas exploiter. Elle y projette tous les vices de sa vie +politique, sociale et religieuse, son despotisme, qui prévient +soigneusement tout essor du commerce et de l'industrie, ses nobles +fainéants et superbes, ses fonctionnaires inintelligents, ses moines, sa +léthargie. + + +_L'Angleterre._ + +Point par point, l'histoire de l'Angleterre s'oppose à celle de +l'Espagne. + +L'Angleterre asseoit sa constitution de pays libre. Elle traverse des +crises d'une violence extrême: la guerre des Deux Roses, les révolutions +religieuses du seizième siècle, les révolutions religieuses et +politiques du dix-septième. Les sectes y pullulent et les partis. Sur le +continent, un petit pays ainsi troublé aurait payé ces désordres furieux +de la perte de l'indépendance et de la vie. La mer fit son office et +protégea l'île qui devait régner sur elle. + +Trois passions animaient l'Angleterre: le loyalisme, la haine du +papisme, l'attachement à quelques principes de liberté politique. Les +deux premières ont été les plus vives; elles ont déterminé l'histoire du +pays, dont elles expliquent les contradictions. Le loyalisme a fait +supporter aux Anglais, à plusieurs reprises, un despotisme que la France +monarchique n'a jamais connu; il a longtemps protégé Charles Ier; il a +rappelé Charles II de l'exil; il a permis à ce prince et à son frère les +plus grandes fautes; il a boudé Guillaume III et troublé la sécurité de +la maison de Hanovre. La haine du papisme a suscité Cromwell, tué +Charles Ier, exilé Jacques II. + +Du conflit de ces deux passions principales est sortie à la fin la +liberté anglaise. La nation, alors même qu'elle laissait faire ses +princes, gardait à la charte de Jean sans Terre un souvenir fidèle. Il +fut toujours périlleux pour des rois, excepté aux moments aigus des +crises, de soustraire un Anglais à ses juges légitimes, plus périlleux +encore de lever une taxe non consentie par le Parlement. Lorsque la +querelle eut été réglée entre le loyalisme et l'antipapisme, et que des +étrangers, un Hollandais et des Hanovriens, devinrent rois d'Angleterre, +la passion dominante fut celle de la liberté. + +Alors l'Angleterre commence à se gouverner elle-même. Le Parlement +fournit au roi un ministère, qui peut à peu près tout sans le roi, mais +rien sans le Parlement. Contre son propre gouvernement, le pays se +défend par ses droits et libertés. Libertés privées: la personne de +l'Anglais, son domicile, sa bourse sont inviolables à toute illégalité. +Libertés publiques: l'Anglais a le droit de plainte et de pétition, le +droit de réunion, le droit d'association, le droit de parler, le droit +d'écrire. Cette magnificence cache des misères et des laideurs: un +régime électoral déraisonnable, la corruption scandaleuse de l'électeur +par le candidat, de l'élu par le ministère; la persistance de +l'intolérance religieuse et de débris étranges du passé. N'importe! +L'Angleterre est libre; elle est, dans le monde, au dix-huitième siècle, +la seule nation libre. + +Depuis la mort d'Élisabeth, l'Écosse et l'Angleterre ont le même roi. +L'Irlande a été réduite à l'état de plaie toujours suppurante: elle est, +des laideurs anglaises, la plus laide. Mais l'union personnelle avec +l'Écosse, qui prépare la fusion des deux pays, délivre l'Angleterre du +voisinage d'un ennemi possible, et assure la liberté de son action à +l'étranger. + +Sa politique a été interrompue et troublée aux seizième et dix-septième +siècles, par les révolutions. Elle a été poussée par des mobiles divers, +par l'orgueilleux souvenir, gardé sur l'écusson royal, du temps où un +roi anglais régnait sur la France, par l'ambition de parader sur le +continent--«Qui je défends est maître,» disait Henri VIII;--par la +passion contre le catholicisme personnifié en Philippe II; par l'intérêt +commercial. Les Stuarts vendent à Louis XIV la politique de la couronne, +afin d'employer le prix du marché contre les libertés publiques et la +conscience religieuse de leurs sujets. Mais, dès que l'Angleterre +s'appartient, elle se dégage de tous les préjugés, de toutes les +fantaisies et de toutes les faiblesses. Elle fait sans scrupule de la +politique pratique. Elle se mêle aux affaires du continent, où elle joue +un grand rôle, sans générosité, puisqu'il est sans péril, et qu'elle n'y +engage point ses forces vives. Elle travaille au maintien de +l'équilibre, toujours contre la France à qui elle interdit de s'étendre +aux Pays-Bas, et qu'elle veut empêcher de se subordonner l'Espagne. Et +toujours elle fait naître ou saisit les occasions d'accroître son empire +colonial. + +Sa vocation en effet lui avait été révélée: la mer enfin avait séduit +l'Angleterre. Parmi les puissances coloniales, elle fut la dernière à se +mettre en mouvement. Elle eut cette bonne fortune que d'autres avaient +occupé les pays de l'or et des épices. Ses premiers colons s'établirent +sur les côtes de l'Amérique du Nord, sur un sol de labeur. Elle n'eut +pas de raison pour capter les produits de leur travail, et les laissa +travailler à leur guise. Parmi ces colons, beaucoup allaient chercher au +delà des mers, non le gain, ni l'aventure, mais la liberté d'adorer Dieu +selon leur conscience. Peu à peu se réunissaient là les éléments d'un +peuple. Il est vrai que ce peuple finit par réclamer son droit à +l'indépendance; mais ce n'est pas un petit honneur que d'avoir créé de +toutes pièces une nation comme les États-Unis. L'Angleterre, d'ailleurs, +accrut énormément son commerce avec les pays anglo-saxons, après qu'ils +se furent affranchis, et c'était de quoi la consoler. + +Puis, elle garda le Canada, conquis sur la France. Elle prit des îles, +et se donna des stations aux bons endroits, dans toutes les mers. Elle +nous enleva l'empire de l'Inde. Bref, à la veille de la Révolution, avec +sa flotte de guerre, sa flotte marchande, son immense commerce, +l'activité manufacturière qui s'éveille en elle, elle est la grande +nation maritime. Son isolement, la solidité de sa constitution, ses +mœurs la mettant à l'abri des tremblements du continent, elle sera la +plus redoutable ennemie de la France. + + +_L'Orient.--La Prusse_. + +Retournons maintenant au nord et à l'orient de l'Europe. Les plus graves +événements s'y sont passés. Parmi les puissances anciennes, les unes +sont déchues; d'autres, comme l'Autriche et la Prusse, ont grandi. Une +puissance nouvelle très considérable, la Russie, est entrée en scène. + +Les Hohenzollern ont achevé de fabriquer la Prusse. Électeurs de +Brandebourg, ils héritèrent dans les premières années du dix-septième +siècle de duchés rhénans et de la Prusse des Teutoniques, transformée en +duché. Un même prince régna dès lors sur la Vistule, sur l'Elbe et sur +le Rhin. Rien n'était moins nécessaire ni moins naturel, car ces trois +pays se connaissaient à peine; ils n'avaient aucun souvenir commun; ils +ne se ressemblaient pas. Mais tous trois ont été foulés par la guerre au +dix-septième siècle. Les duchés rhénans ont été un terrain de combat +pour la France et la Hollande contre l'Autriche et l'Espagne; le +Brandebourg, pour la Suède contre l'Autriche; en Prusse se sont +rencontrés Polonais, Suédois, Autrichiens et Russes. La nécessité d'être +prêts pour toutes les luttes, puisqu'ils avaient la certitude d'y être +impliqués, a commandé aux Hohenzollern l'effort perpétuel du combat pour +l'existence. + +Fondre en un État ces provinces dont l'histoire et les mœurs étaient si +différentes, employer leurs forces à des fins communes, relier les uns +aux autres les anneaux de cette chaîne coupée: ce plan, qui s'imposait, +fut suivi. Magdebourg, Halberstadt et Minden, acquis en 1648, marquèrent +des étapes sur la route de Berlin au Rhin. La Poméranie, acquise en deux +fois, donna un littoral au Brandebourg. Après la conquête de la Silésie, +il eut l'appui de la montagne. Après la spoliation de la Pologne, le +Brandebourg et la Prusse, ces deux parties essentielles de l'État, +furent soudés ensemble. + +Après ces annexions, l'État des Hohenzollern restait un édifice +singulier, composé d'un corps et de deux ailes, dont l'une s'allongeait, +rompue en fragments, jusqu'au Rhin, et l'autre jusqu'au Niémen; mais le +gouvernement rassemblait cette force éparse. Des princes, dont les +territoires étaient des champs de bataille, ne pouvaient pas ne pas être +des autocrates militaires, exigeant de leurs sujets l'obéissance +passive. _Nicht raisonniren_, ici on ne raisonne pas: telle était leur +devise. Il fallait bien qu'ils fussent économes, et qu'ils missent en +valeur toutes les forces productives. Et dans cette Allemagne, où les +moindres potentats mettaient leur honneur à enlaidir les splendeurs et +parodier les vices de Versailles, les patriotes regardaient avec orgueil +des princes toujours peinant et qui se vantaient d'être les premiers +serviteurs de leur État. + +D'ailleurs, les Hohenzollern se distinguaient, entre les princes +allemands, par une dignité supérieure. L'Ordre teutonique, après sa +défaite du quinzième siècle, avait dû se reconnaître vassal du roi de +Pologne. Le duc de Prusse, successeur de l'Ordre, faisait donc hommage à +cet étranger; mais les Électeurs de Brandebourg, dès qu'ils eurent +hérité du duché, voulurent s'affranchir de cet humiliant devoir. Une +guerre ayant éclaté entre les rois de Suède et de Pologne, au lendemain +de la paix de Westphalie, l'Électeur-duc promena sa fidélité de l'un à +l'autre, c'est-à-dire qu'il trahit l'un après l'autre, pour obtenir de +tous les deux la reconnaissance de sa souveraineté. La guerre finie, il +fut, en effet, un souverain. Il y eut un coin de la terre, où le +Hohenzollern n'eut au-dessus de sa tête personne, excepté Dieu. + +Dans l'Allemagne d'alors, il ne pouvait y avoir de roi, puisque +l'empereur était, en théorie, le seul souverain, mais un prince allemand +pouvait être roi d'un pays étranger. L'électeur de Saxe était roi de +Pologne; l'électeur de Brandebourg eut l'ambition d'être roi de Prusse; +il prit la couronne, en 1700, avec l'agrément de l'empereur. Quelques +années après, un Hanovrien héritait du trône d'Angleterre. C'était peu +de chose que la Prusse en comparaison de l'Angleterre ou même de la +Pologne: les rois de ces deux pays se considéraient comme de hauts +potentats à côté de leur frère de Prusse, mais ni l'un ni l'autre +n'était le maître dans son royaume et, chez tous les deux, la qualité de +roi étranger effaçait presque celle de prince de l'Empire. La Prusse, +bien que réputée terre étrangère, était allemande; le pouvoir royal y +était absolu; le royaume, précisément parce qu'il était petit et +modeste, n'absorba point les Hohenzollern. Ceux-ci devinrent princes +européens, mais demeurèrent princes d'Allemagne, et la dignité royale +leur donna plus d'autorité dans l'empire. Pour ces motifs, ils firent +une affaire moins brillante, mais meilleure que les électeurs de Hanovre +et de Saxe. + +Depuis longtemps, le Brandebourg était l'adversaire désigné de +l'Autriche, à laquelle il inspirait de l'inquiétude dès le seizième +siècle. Entre eux, la disproportion était grande, mais le Brandebourg +représentait l'opposition de l'Allemagne du Nord contre l'Allemagne du +Midi, et du protestantisme contre le catholicisme. Quand l'électeur fut +promu roi, le conflit des deux maisons devint inévitable. La Prusse, +d'ailleurs, compensait sa faiblesse par la supériorité de son +gouvernement. Le second roi de Prusse, Frédéric-Guillaume Ier, est tout +petit encore et très humble envers l'empereur, mais ce monarque de +2500000 sujets avait une armée presque égale en nombre à celle de +l'Autriche et meilleure, des finances en très bon ordre, point de +dettes, des économies accumulées en trésor. + +À cela, Frédéric II ajouta le génie. Frédéric II, roi de Prusse, c'est +une intelligence et une volonté qui manœuvrent une force. Il a professé +le plus large mépris des habitudes, des traditions et des droits; il a +battu l'empereur plus souvent et plus complètement qu'il ne convenait à +un membre de l'empire; il a vaincu, lui nouveau venu, de vieilles +monarchies. Il n'a pas seulement accru son territoire, de la Silésie et +des provinces polonaises: il a créé la Prusse moderne et forcé l'entrée +du collège des grandes puissances. Son œuvre a le caractère, la +promptitude, l'importance d'une révolution. Cet État, qu'il a poussé au +premier rang, ne ressemble à aucun autre. Il est allemand sans l'être. +Il est un parvenu, et pourtant il a de longs souvenirs: les Hohenzollern +sont antiques comme l'empire; le Brandebourg est un électorat depuis le +treizième siècle; la Prusse est le domaine héroïque des chevaliers +allemands du moyen âge. Cet État est vieux et jeune en même temps. Il a +le choix entre deux destinées, propre comme il est aux œuvres de +réaction ou aux œuvres de révolution. C'est une arme à deux tranchants, +qui frappera de l'un et de l'autre, selon l'heure et le lieu, une arme +redoutable. + + +_L'Autriche._ + +Au moment où nous avons laissé l'Autriche, le domaine de la maison se +composait de l'Autriche, de la Styrie, du Tyrol, de la Carinthie et de +Trieste. Partie allemand, partie slave, partie italien, il formait les +assises de la future tour de Babel, au pied de laquelle devait éclater +de nos jours la confusion des langues. + +Quatre causes déterminèrent la destinée moderne des Habsbourg: les +mariages qui firent de Charles-Quint l'héritier de la maison de +Bourgogne et des couronnes espagnoles; la fidélité de l'Autriche au +catholicisme; la coutume qui s'établit en Allemagne de toujours donner +l'Empire à un Autrichien; enfin l'acquisition de la Bohême, et de la +Hongrie au seizième siècle, et d'une partie de la Pologne, au +dix-huitième. + +C'est la réunion des héritages autrichien, bourguignon et espagnol qui a +mis aux prises les Habsbourg et les Bourbons. C'est parce que l'Autriche +a été le champion du catholicisme que la France a trouvé des alliés en +Allemagne, et qu'elle a pu, en y portant la guerre, aider les princes à +devenir de petits souverains. L'office impérial a donné quelque cohésion +au disparate ensemble de la monarchie. Enfin l'acquisition de la Bohême, +de la Hongrie et d'une partie de la Pologne a fait de l'Autriche un État +de transition entre l'Europe occidentale et l'Europe orientale. + + +_Différence essentielle entre la Prusse et l'Autriche._ + +En acquérant le royaume hongrois, un royaume slave et un fragment d'un +autre pays slave, le chef de la maison des Habsbourg semblait remplir +l'office de la vieille Marche d'Autriche, élevée jadis pour défendre les +frontières de la chrétienté contre les Slaves du Danube et contre les +Avares. Il avait fait une plus brillante fortune que le roi de Prusse, +successeur de ces margraves du Nord, institués jadis contre les Slaves +de l'Elbe; mais cette fortune était aussi moins solide. + +Le roi de Prusse règne sur plusieurs pays qui n'étaient pas allemands +d'origine: Brandebourg, Lusace, Silésie, Poméranie, Prusse, Pologne; +mais, à l'exception du dernier, tous sont devenus allemands. Les vieux +Prussiens sont morts jusqu'au dernier: de leur langue, il reste quelques +mots, objet de curiosité pour les philologues. Morts, les Slaves du +Brandebourg et de la Poméranie. Des Slaves survivent en Lusace et en +Silésie, mais noyés dans la population allemande, objet de curiosité +pour les ethnographes. Le roi de Prusse, électeur de Brandebourg, a pris +pour son titre électoral le nom de _Brannybor_, ville slave, et pour son +titre royal le nom de la Prusse, pays lithuanien; mais ces noms +étrangers sont comme des dépouilles opimes que porte un roi allemand, en +souvenir de la victoire de sa race sur des races ennemies. + +Il y a, au contraire, dans la monarchie autrichienne, une Bohême toute +peuplée de Tchèques, une Hongrie toute peuplée de Hongrois, une +Transylvanie toute peuplée de Roumains. Les Slaves sont vivants dans +toute l'Illyrie; vivants, les Italiens dans les annexes italiennes; +vivants, les Polonais en Pologne. Quand l'esprit national, à son éveil, +s'insurgera contre les conventions qui ont enfermé en un même corps tant +d'âmes diverses, l'Autriche sera singulièrement menacée. Mais, dans la +période où nous sommes, ce danger n'était pas sensible: les Habsbourg +règnent tranquillement au dix-huitième siècle. La monarchie souffrait +d'une certaine lenteur; elle était lourde, et point dans la main, mais +elle obéissait. + +Remarquons seulement deux faits. L'Autriche s'est laissé prendre la +Silésie par le roi de Prusse Frédéric II, et celui-ci a organisé contre +elle une coalition de princes allemands, quand elle a voulu revendiquer +la Bavière; il lui a interdit tout accroissement en Allemagne. D'autre +part, le chef de la maison d'Autriche, devenu roi de Hongrie, avait la +mission de refouler l'Infidèle et de lui reprendre le territoire +hongrois, que le Turc possédait en grande partie. Il le reprit en effet, +et la monarchie des Habsbourg devint alors une grande puissance +danubienne. Voilà des présages: route barrée au nord et à l'ouest, +ouverte à l'est. + +_La Russie. Retour sur le moyen âge._ + +Pendant que les deux États germaniques de l'Est s'avançaient ainsi en +terre slave, un nouvel État oriental achevait de se former: une grande +puissance slave s'organisait. + +Nous avons pu jusqu'ici négliger la Russie: elle n'avait presque rien de +commun avec l'Europe, qui finissait aux frontières de l'Allemagne et de +ses annexes. Pendant tout le moyen fige, son histoire est perdue dans la +confuse histoire de l'Orient européen. Au neuvième siècle, la Russie est +séparée de la Baltique par des populations de race finnoise et +lithuanienne. Entre elle et la Germanie carolingienne, se trouvent les +Slaves de l'Elbe, de l'Oder, de Bohême, de Moravie, de Lusace, de +Pologne. La communication avec l'Euxin et le Danube lui est interdite +par des tribus asiatiques qui se succèdent dans ces régions. + +Ainsi des remparts de peuples se dressent entre les Russes et l'Elbe et +le Danube, qui sont alors les frontières de l'histoire, entre les Russes +et la Baltique et l'Euxin, ces deux golfes des deux grandes mers +historiques. Il fallait percer ces masses avant d'arriver à l'Europe. + +Ce fut l'Europe qui s'avança d'abord vers la Russie. + +Des aventuriers venus de Suède, à la fin du neuvième siècle, établirent +leur domination sur les Slaves de Novgorod. Ils oublièrent vite leur +origine Scandinave. Un premier pays russe, dont Novgorod, puis Kief +furent les villes principales, se dessina sur la carte dans la grande +plaine du Nord-Est. + +Par terre s'avança l'Allemagne: les margraves de Brandebourg soumirent +les peuples entre l'Elbe et l'Oder. La culture occidentale et le +christianisme pénétrèrent en Bohême, en Pologne et en Hongrie. Mais la +Russie reçut des Grecs schismatiques son organisation religieuse. C'est +Constantinople, qui convertit le grand prince Wladimir, à la fin du +neuvième siècle. Dès lors, il fut décidé que la Russie n'entrerait +point, comme la Pologne et la Bohême, dans le système de l'Église +d'Occident. D'autre part, comme elle était séparée de Constantinople par +des masses barbares, elle ne se rangea point, à côté des Slaves des +Balkans, dans la clientèle de l'empire grec. Elle s'annonçait ainsi +comme chose nouvelle et originale. Mais ce n'était qu'une première lueur +incertaine. La Russie se décomposa en principautés et en républiques. Au +treizième siècle, elle tomba presque tout entière sous la domination des +Mogols. L'Asie, s'étendant sur l'Europe, lui prenait la Russie. + +L'Europe continue de s'avancer: Scandinaves, Allemands, Polonais +renversent la barrière que formaient les petits peuples de la Baltique. +Les Suédois prennent possession de la Finlande; les Allemands, de la +Livonie et de la Prusse. Voilà les Russes en contact direct avec +l'Occident. Un moment, toute la côte, depuis le golfe de Finlande +jusqu'à la Poméranie, appartient à l'Ordre teutonique, dont le grand +maître relève du pape et de l'empereur. Mais, au quinzième siècle, la +Pologne, unie à la Lithuanie, s'interpose entre l'Allemagne et la +Russie. Elle enlève à cette dernière de vastes territoires. Il semble +alors qu'à elle seule doive appartenir l'honneur de représenter en +Europe la race slave par un grand État indépendant. + +Cependant la Russie se dégageait de l'étreinte des Mogols. Au +quatorzième siècle, un État nouveau s'était formé autour de Moscou +redevenue indépendante. En même temps qu'il se subordonnait des +principautés russes, il entamait la Mongolie européenne, dont des +fragments devaient vivre longtemps encore au nord de l'Euxin. Enfin, +lorsque disparut l'empire grec, le tsar se trouva tout à la fois +l'héritier du schisme grec, et le représentant de la chrétienté +orientale en face des Infidèles; à ce double titre, le successeur du +César de Byzance. Un immense avenir s'ouvrait devant lui. + +_La Russie moderne._ + +Pendant les seizième et dix-septième siècles, le combat entre Allemands, +Scandinaves et Polonais dure toujours sur les rivages de la Baltique. +Les Russes y interviennent plusieurs fois avec une énergie où se révèle +leur volonté de se faire place, mais la Suède est dans toute sa force. +Elle fait de la Baltique un lac suédois. La Russie, trouvant la route +barrée de ce côté, commence à regagner sur la Lithuanie et sur la +Pologne une partie du terrain qu'elle a perdu; mais c'est à l'est et au +sud qu'elle fait les plus grands progrès. La conquête des khanats de +Khazan et d'Astrakan porte à la Caspienne sa frontière. Si les khans de +Crimée interceptent toujours la mer Noire, la suprématie du tsar s'étend +sur les Cosaques du Don, et la conquête de la Sibérie est commencée. + +Au dix-huitième siècle grandit le colosse russe sur les ruines de la +Suède, de la Pologne et de la Turquie. À la première il prend Livonie, +Esthonie, Ingrie et une partie de la Carélie et de la Finlande; à la +seconde, les anciennes provinces russes lithuaniennes et une grande +partie du territoire polonais; à la troisième, la Crimée et le pays +entre le Bug et le Dniester. En même temps il entame la Perse, acquiert +la Géorgie, puis le pays des Khirgiz. La Russie a désormais accès à la +Baltique et à la mer Noire; elle est rapprochée du cœur de l'Europe et +s'étend vers le cœur de l'Asie. Elle est le seul pays du continent qui +se puisse accroître indéfiniment dans des contrées barbares. Son empire +extra-européen est contigu à l'Europe et se forme par une agrégation +successive, aisée, pour ainsi dire fatale, de peuples et de territoires. + + +_L'originalité russe._ + +À la fin de la période du moyen âge, nous comptions les États dont +l'Europe s'était accrue. Dans la période moderne, deux États nouveaux +apparaissent: les Provinces-Unies, dont la puissance a été courte, et la +Russie pays d'immense avenir; mais la Russie appartient-elle bien à +l'Europe? + +Au neuvième siècle, au temps où l'Europe occidentale, régie par les +doctes Carolingiens, délibère dans les conciles et les assemblées sur de +hautes matières, les Slaves de la plaine russe, dans leurs villages +misérables, sont des barbares, presque des sauvages. Au treizième +siècle, alors que la France, dans la plénitude de la civilisation du +moyen âge, était gouvernée par le saint, dont la politique avait pour +devise qu'il ne faut «à nul tollir son droit», la Russie obéit à la +Horde d'Or, dont la capitale est, au bord du Volga, une ville en bois. + +À la fin du quinzième siècle, au temps de la Renaissance, Iwan le +Terrible fait couper, ou coupe, de sa propre main, les têtes de milliers +de victimes, qu'il recommande ensuite aux prières de l'Église. Au +dix-septième siècle encore, les Russes, ces hommes dont les vêtements et +la barbe sont longs et flottants, ces femmes cachées sous des voiles +dans des litières closes, sont-ils les contemporains de Louis XIV? Le +tsar Pierre a supprimé barbes et voiles, mais il n'a pas changé les +âmes; il n'a pas voulu les changer. Il a introduit dans son empire les +instruments d'exploitation administrative, et les moyens de guerre +employés en Europe, mais il reste le tsar, le seigneur sans limites, le +père que l'on tutoie comme Dieu, et à qui l'on obéit comme à Dieu. +Contre son pouvoir, aucun pouvoir; point de bourgeoisie qui sonne le +beffroi et tende des chaînes au coin des rues; point de corps de juges +qui, chargé d'appliquer la loi, la défende contre l'arbitraire; point de +noblesse à qui l'orgueil du sang monte parfois à la tête, et qui préfère +la guerre à l'indignité de l'obéissance servile. En Russie, on est +esclave ou noble, mais on est noble quand on sert et dans la proportion +où l'on sert. Et dans l'immense pays, un clergé ignorant chante des +offices dont il ne comprend pas le sens, et allume les cierges devant +les ikones, que la foule adore le front contre la terre. + +La Russie est entrée dans les affaires de l'Europe, mais elle n'est pas +Europe. Elle est autre chose: elle est la Russie. + + +_Conclusions sur l'histoire moderne. Les trois régions._ + +Au début des temps modernes, l'Angleterre est dans son île; la France et +l'Espagne commencent à se répandre au dehors; la Hollande naît et prend +place parmi les États qui comptent; l'Allemagne et l'Italie sont en +désordre; les États Scandinaves sont entraînés dans l'histoire générale +par le combat pour la Baltique et par la Réforme; la Pologne est forte; +la Bohême et la Hongrie gardent encore leur indépendance; la Turquie est +en pleine vigueur d'élan. La Russie n'est pas classée. + +Tous ces pays ont été mis en relations les uns avec les autres, pendant +la période moderne, par la politique et la guerre. Il y a désormais une +Europe, dont les individus se connaissent, savent mutuellement leurs +desseins, s'allient quand leurs intérêts sont communs, se combattent +quand ils s'opposent. + +Pourtant cette Europe est partagée en trois régions politiques, très +différentes: l'Angleterre, l'Europe occidentale, l'Europe orientale. + + +_L'Europe occidentale._ + +L'histoire de l'Europe occidentale a été dominée par les conséquences de +la politique des mariages. Cette région a été troublée pendant deux +siècles, parce que Maximilien, archiduc d'Autriche, ayant épousé la +fille de Charles le Téméraire, duc de Bourgogne, a marié son fils à +Jeanne la Folle, héritière des Espagnes. L'Espagne et la France se sont +épuisées à combattre, l'une pour garder les bénéfices de ces alliances, +l'autre pour conjurer les dangers qu'elles lui faisaient courir et +rompre les obstacles qu'elles opposaient à son accroissement. Tous ces +efforts, ces guerres et ces négociations, où s'illustrèrent de grands +princes, de grands ministres et de grands généraux, aboutirent, à peu de +chose près, au rétablissement du _statu quo ante bellum_. L'Espagne et +l'Autriche redevinrent des puissances distinctes; l'Espagne fut +renfermée chez elle; la France demeura ce qu'elle était, avec quelques +additions de territoire; les Pays-Bas, comme devant, n'appartinrent ni à +l'une ni à l'autre des deux rivales. Maigre résultat, à coup sûr! Aussi +ne faut-il pas tant admirer ce qu'on appelle dans les cours d'histoire +«la grande politique moderne». + +Cette politique s'est déroulée dans un temps rapproché du nôtre. Elle +est éclairée par la pleine lumière de l'histoire. Nous en connaissons +les acteurs intimement par des informations qu'ils nous ont données sur +eux-mêmes ou que d'autres ont écrites pour nous. Presque tous ces +personnages ont du charme, et quelques-uns sont grands. Les documents ne +sont pas seulement aisés à lire: beaucoup sont des monuments de notre +littérature. C'est pourquoi nous grossissons l'importance des épisodes +de cette période historique. Lorsque plusieurs centaines d'années se +seront écoulées, et que la perspective se sera faite sur ces belles +guerres et sur ces beaux traités, l'historien ne fera pas une grande +place dans l'histoire générale du monde à ces deux siècles que l'Europe +occidentale a si mal employés. + +Or, il se trouva qu'après qu'elle eut vidé ses querelles, l'intérêt de +l'histoire était ailleurs: à l'extrême Occident, où l'Angleterre +devenait la grande puissance coloniale; à l'Orient, où grandissaient des +puissances, anciennes et nouvelles. + + +_L'Europe orientale._ + +L'organisation de l'Orient est, en somme, le fait capital de la période +moderne. L'âge précédent y avait agi par efforts irréguliers et par +improvisations brillantes. Il est vrai, des royaumes étaient nés dans +cette région: Hongrie, Bohême, Pologne, qui, avec les États Scandinaves, +nécessairement mêlés aux choses d'Orient par la Baltique, composèrent +une série d'êtres nouveaux. Mais la colonisation des côtes avait été +désordonnée: les Scandinaves et les Allemands se l'étaient partagée; +ceux-ci avaient fondé deux États chevaleresques, qui subsistaient +encore, amoindris et caducs, au quinzième siècle. Au Sud-Est, la Turquie +complétait l'aspect incohérent et pittoresque de l'Orient à la fin du +moyen âge. + +À la fin des temps modernes, tous ces États sont en décadence, ou ne +sont plus. + +La Pologne est morte de son anarchie politique, cyniquement entretenue +par ses voisins. + +La Bohême et la Hongrie sont des pays de la monarchie autrichienne. + +La Suède avait été, au dix-septième siècle, avant la Prusse, un État +organisé pour produire une armée; mais les rois surmenèrent le pays et +dépensèrent ses forces dans des entreprises trop grandes. L'ambition +prussienne fut toujours à objet précis, limité, tangible immédiatement; +dès qu'un bénéfice était réalisable, elle le réalisait. Il y a toujours +eu de la chimère et de l'aventure, à la façon normande, dans l'ambition +suédoise. La Suède a essayé de dominer l'Allemagne, d'arrêter la Russie, +de faire de la Baltique un lac suédois; son roi a voulu devenir roi de +Pologne: c'était trop. Charles XII a perdu son armée dans les steppes +russes. Alors, suivant la prédiction faite à Vienne, au début de la +guerre de Trente ans, le roi de neige fondit. + +La Turquie avait débordé sur l'Europe au seizième siècle, dans la +ferveur première de sa fortune. Ensuite, elle s'était défendue et +maintenue, avec des retours offensifs heureux, grâce à une organisation +militaire barbare, mais très puissante. L'organisation dépérit peu à +peu. Quand les janissaires eurent pris femme et furent devenus pères de +famille, ils cessèrent d'être la milice terrible, et la Turquie +s'amollit. + +Sur ce fond de déchéances et de ruines ont grandi la Prusse, la Russie +et l'Autriche. Ces trois puissances militaires se partagent l'Orient; +elles ont mis de l'ordre, à leur façon, dans le chaos. Par là même, +leurs destinées sont associées dans une certaine mesure. Ensemble, elles +ont modifié l'histoire politique de l'Europe, en ruinant la +prépondérance de la France par la destruction et l'amoindrissement des +États que notre politique tenait au bout de ses fils: Suède, Pologne et +Turquie. + +Il y a donc une Europe orientale, qui fait masse contre l'occidentale, +mais elle est divisée contre elle-même. Les ambitions des cours de l'Est +sont contradictoires. Après la suppression des pays intermédiaires, la +Prusse et l'Autriche confinent à la Russie; l'Autriche et la Russie se +rapprochent sur le Danube. À qui seront les dépouilles de la Turquie? À +qui, l'honneur de réveiller les peuples endormis sous le joug ottoman? +Des trois copartageants de la Pologne, lequel prévaudra sur les deux +autres? Les rois de Prusse, successeurs des margraves du Nord, et les +empereurs Habsbourg, successeurs des margraves de l'Est, ont fait +affaire avec l'ennemi slave; ils ont reculé la frontière allemande, mais +rapproché la frontière russe. Qui a conclu le meilleur marché, de la +Prusse, de l'Autriche ou de la Russie? Les trois potentats qui avaient +commis cet épouvantable abus de la force étaient précisément occupés au +partage, quand l'ère de la Révolution française s'ouvrit dans le monde. + + +_Les mœurs et les idées nouvelles._ + +L'histoire politique de la période moderne est donc toute remplie par la +guerre. Elle a certainement de très belles pages. Elle nous émeut, +lorsqu'elle est animée par des passions religieuses, et que, dans la +foule des tués, se trouvent des martyrs. Elle nous intéresse, quand elle +nous montre soit le développement d'une nation, comme la France et +l'Angleterre, soit la création d'un État factice, comme la Prusse. Elle +est un emploi des dons naturels des différents pays, et une mise en +œuvre du génie, de la discipline et du courage. Mais elle est sans +principes, sans frein d'honnêteté ni d'honneur, sans générosité, sans +pitié. Les nations vivent entre elles comme les hommes à l'état de +nature. Le dernier grand acte de la politique en Europe avant la +Révolution est un assassinat, tranquillement prémédité, exécuté +froidement. + +La vie intellectuelle et morale des temps modernes préparait d'autres +conceptions à la politique. + +Depuis le quinzième siècle, les mœurs se sont adoucies et policées. Les +hommes et les châteaux se sont dévêtus de l'appareil de guerre: le +chevalier est devenu un cavalier, et le tournoi, un carrousel. Les +isolés d'autrefois, ceux des donjons et ceux des communes, ont pris le +goût de «la société» et de «la politesse». L'art, qui était jadis œuvre +de corporation; la philosophie, les lettres et les sciences, qui étaient +choses d'église et d'école, sont sortis des milieux privilégiés, pour se +répandre librement dans la société. + +La Renaissance a étudié l'homme et la nature, qu'elle a reconquis sur la +foi et sur le parti pris de ne pas observer. Dans le commun effort vers +la vérité, chaque pays a mis sa marque, mais partout, circule un esprit +commun, international par définition, l'humanisme. + +L'expression de l'esprit du moyen âge avait été la scolastique, +c'est-à-dire le raisonnement sur des textes; celle de l'humanisme fut la +raison, c'est-à-dire l'affirmation de la vérité, évidente ou démontrée. +La raison ne pouvait point ne pas être révolutionnaire, puisqu'elle +niait la tradition et bâtissait sur «table rase». Elle sembla d'abord +toute désintéressée, haute et sereine, mais elle s'abaissa bien vite à +regarder la vie, les mœurs et la politique; les trouvant déraisonnables, +elle entra en guerre contre la déraison, et devint la philosophie du +dix-huitième siècle. + +Cette puissance nouvelle est dangereuse. Tout en se faisant pratique, +elle est demeurée absolue; elle est ignorante, ne sachant point la +légitimité historique des états de choses; elle ne comprend plus les +cathédrales et elle enveloppe les origines, c'est-à-dire les causes, +dans un dédain, très léger, pour la «barbarie gothique». Elle ne voit +pas les nations et prétend imposer à l'humanité, comme à un être réel, +l'uniformité de ses principes et la banalité du sens commun. Ses erreurs +seront expiées cruellement, mais il ne faut pas oublier les bienfaits de +«la philosophie». + +L'esprit du dix-huitième siècle, en même temps qu'il agissait dans +chacun des pays de l'Europe, préparait par des voies diverses des +modifications profondes dans les rapports internationaux. Les théories +des économistes sur l'efficacité, sur la dignité et la liberté du +travail, leur «Laissez faire, laissez passer» étaient l'absolue +contradiction de l'ancienne politique commerciale. L'idée partout +exprimée et qui s'est imposée aux rois, que la souveraineté est, non pas +une propriété d'où l'on tire des jouissances, mais une magistrature qui +prescrit des devoirs, rejetait le prince au second plan, mettait le pays +au premier, et devait tôt ou tard substituer à la politique des +souverains celle des peuples. La philosophie, en prêchant la tolérance +et en rejetant la religion, sécularisait la politique. Enfin elle +préparait confusément un avenir de nouveautés par les idées générales et +généreuses d'humanité et de justice; par des utopies, comme celle de +l'abbé de Saint-Pierre; par les préjugés mêmes contre le passé; par la +haine irréfléchie de toutes les coutumes et la coalition des sarcasmes +contre «les traces de la barbarie»; par l'affirmation que «les choses ne +peuvent durer comme elles sont», et que les générations prochaines +«verront de belles choses»; par l'_Adveniat regnum tuum_ adressé à «la +lumière». + +À la fin du dix-huitième siècle, notre pays ne conduit plus la politique +générale. Les deux dernières grandes guerres, celle de la Succession +d'Autriche et celle de Sept ans, lui ont été funestes: la seconde a +porté atteinte à l'honneur de la monarchie. Sur terre et sur mer, la +France est diminuée; la revanche qu'elle prend sur l'Angleterre par la +guerre d'indépendance de l'Amérique ne compense pas les désastres +antérieurs. Mais cette guerre est autre chose qu'une entreprise de +représailles. C'est une œuvre de l'esprit nouveau, une très noble action +faite avec un enthousiasme sincère. La France est déchue dans l'ancien +monde politique, mais c'est elle qui, avec le plus d'énergie, le dénonce +et le renie. Elle tient et va sonner la trompette du jugement. + + + + +NOTRE SIÈCLE + +_La destruction de l'Europe._ + + +Jamais pays n'a autant agi sur l'Europe, que la France entre 1789 et +1815. À la poursuite de deux rêves, rêve d'une guerre contre les rois +pour les peuples, rêve de la fondation d'un empire à la façon césarienne +ou carolingienne, nos armes ont foulé le continent, couchant au passage +nombre de hautes herbes, qui depuis ne se sont pas relevées. + +Des sous-officiers promus généraux, ducs et rois, un officier devenu +empereur étaient des nouveautés, en présence des généraux lords, +archiducs ou princes. Ils sortaient tout armés, non d'une cour, mais des +entrailles mêmes d'un peuple. Généraux et empereur s'attaquent aux +antiquités. Ceux-là jettent dans le Rhin les mitres des archevêques +électeurs et couvrent de républiques l'Italie, terre classique des +tyrannies. L'empereur détruit à la journée d'Austerlitz le saint-empire +romain de la nation germanique. Quelques années après, «attendu» que le +pape use mal du pouvoir temporel que lui a conféré Charlemagne, son +«glorieux prédécesseur», Napoléon le lui reprend par un décret. + +L'empereur couvre la Révolution d'un manteau archéologique. Les +souvenirs de Rome hantent sa mémoire, plus encore ceux de Charlemagne, +dont il a souvent prononcé le nom. Jusqu'à lui se prolongent, pour se +mêler à sa gloire et pour égarer son esprit, les dernières lueurs du +passé; mais la Révolution est en lui. Il la sert, quand il débrouille le +chaos allemand, quand il fait de l'Italie du Nord un royaume, quand il +emprisonne le pape après s'être fait sacrer par lui à Notre-Dame, quand +il essaye d'arracher la Pologne aux aigles copartageantes. Il la sert +encore, malgré lui et contre lui, quand, opprimant l'Europe pour +satisfaire sa fantaisie, il éveille l'âme du peuple espagnol et celle du +peuple allemand. Il est si bien la Révolution et le destructeur de +l'ancien régime, que sa chute est suivie d'un retour offensif de la +vieille Europe. Le grand despote est salué dans sa captivité de +Sainte-Hélène, il est vénéré, après sa mort, comme un libérateur, parce +qu'il a fait trembler le pape, l'empereur et le tzar. + + +_La Restauration de l'Europe._ + +Les vieilles monarchies, victorieuses en 1815, raccommodèrent, aussi +bien qu'elles purent, l'Europe que la France avait brisée. L'Orient fut +rétabli à peu près en l'état où l'avait laissé le dix-huitième siècle. +Le grand-duché de Varsovie, essai de reconstitution de la Pologne, +disparut. La Russie et l'Autriche demeurèrent les avant-gardes de +l'Europe, devant la Turquie reculant toujours. L'Italie fut de nouveau +partagée entre des princes, dominés pur l'Autriche, qui sembla reprendre +les vieux droits impériaux sur la Péninsule. L'Espagne retrouva sa +pauvre dynastie. L'Angleterre, qui avait dirigé de haut une coalition +permanente contre la France, fut plus que jamais la souveraine +incontestée des mers. L'œuvre de la Révolution paraissait anéantie. + +Cependant la restauration n'avait pas été complète. L'Autriche n'avait +pas recouvré la Belgique: ce pays fut rattaché à la Hollande, afin que +le royaume des Pays-Bas pesât fortement sur la frontière de France. +L'Allemagne ne put être rendue à ses trois cents princes; le plus grand +nombre de ceux que la Révolution et l'Empire avaient écrasés demeurèrent +sous les ruines. Elle n'était avant la Révolution ni un État +monarchique, ni un État féodal, ni un État fédératif: elle devint une +confédération de trente-neuf membres. Cette confédération avait en elle +des germes de mort: les princes seuls y comptaient. Ils étaient fort +inégaux en puissance. La Prusse agrandie et chargée de la garde du Rhin +contre la France, était plus que jamais la rivale de l'Autriche, à qui +ses vieux titres de gloire et de prééminence avaient fait donner la +présidence de la diète siégeant à Francfort. Mais, si mal constituée +qu'elle fût, l'Allemagne était simplifiée. Elle se sentit rapprochée du +grand objet de l'ambition de ses patriotes: devenir une nation. + +Ainsi l'ancien régime n'avait pu reprendre possession de toute l'Europe. +Les traités de 1815 avaient accepté des faits accomplis. Quelle que fût +leur œuvre, les princes la trouvèrent bonne, _viderunt quod esset +bonum_. Comme le Créateur, ils voulurent se reposer après avoir +constitué gardienne de l'Europe reconstituée, la Sainte Alliance. Mais +des idées avaient été répandues dans le monde, qui engendrèrent des +révolutions nouvelles. + +_Le patriotisme révolutionnaire._ + +Si l'on excepte l'Angleterre, pays de transformations continues et +lentes, où le présent n'est point séparé du passé par des frontières +visibles, l'Europe s'est transformée depuis la Révolution. Avant 1789, +elle n'avait pas de vraies nations. Elle en est pleine aujourd'hui. + +En France, le loyalisme de la noblesse, sentiment très noble, l'amour du +peuple envers le roi, sentiment très touchant, tenaient lieu de +patriotisme. Quand notre pays se détacha de la royauté par la faute des +rois, ce fut pour s'élever tout d'un coup à l'idée de l'humanité; car +nos écrivains du dix-huitième siècle ont retrouvé l'humanité, perdue +depuis le temps de Platon, de Sénèque et de Marc-Aurèle, ou, du moins, +remplacée, au moyen âge, par l'idée ecclésiastique de la chrétienté, +plus tard par l'idée politique de l'Europe. + +La Révolution a créé la patrie, comme nous la sentons aujourd'hui. + +Les révolutionnaires avaient beau être les disciples des philosophes, se +guider par des principes généraux et faire des lois de raison pure: ils +ont été des patriotes français. Au royaume de France ils ont substitué +la nation française, c'est-à-dire, une personne morale à une expression +politique. + +Ils ont déclaré sacré et indivisible le sol national, traité +l'émigration comme un crime, l'invasion comme un sacrilège, proclamé, +avec un enthousiasme tragique et la déclamation du tocsin, le devoir de +tous envers la patrie en danger. + + +_Le principe des nationalités._ + +Cependant la nation française, en prenant conscience d'elle-même, ne put +se soustraire aux effets de son éducation philosophique. Dans ce code de +principes, qui est la _Déclaration des droits de l'homme_, elle n'a +point légiféré pour elle seule. «Le principe de toute souveraineté +réside dans la nation», dit _la Déclaration_. D'où il suit que les +nations, êtres collectifs composés d'hommes qui veulent vivre sous les +mêmes lois, ne doivent être ni gouvernés par des Étrangers, ni +incorporées en tout ou partie à des États étrangers: elles sont +indépendantes et indivisibles. De plus, elles sont libres: «La loi est +l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de +concourir personnellement ou par leurs mandataires à sa formation.» + +La nation ainsi définie fait un contraste absolu avec les États +d'autrefois, qui groupaient, sans les réunir, des nations ou des +fragments de nations diverses, dont aucune ne faisait sa loi. + +Ces deux maximes de la _Déclaration_ ont conduit en partie l'histoire de +notre siècle. + +Au seizième siècle, au dix-septième siècle encore, il y avait des partis +religieux internationaux; en ce siècle-ci, ce sont les partis +politiques, les passions politiques, qui chevauchent par-dessus les +frontières. La Sainte Alliances des souverains était une +«internationale». Elle se proposait de conserver l'œuvre de réaction +faite à Vienne contre le principe de la nationalité consentie et celui +de la liberté politique. Dans chacun des pays de l'Europe, elle a eu sa +clientèle, mais aussi ses adversaires, les «nationaux» et les +«libéraux». + +La lutte entre les deux camps a été dirigée par la France. + +La France a vécu, depuis la Révolution, dans l'incertitude politique. +Ses ennemis et nous-mêmes, nous lui reprochons le nombre de ses +constitutions et ses révolutions périodiques. Cependant, qu'elle mette +plus d'un siècle à s'établir dans le régime nouveau, ce n'est point +matière à si grand étonnement: la révolution d'Angleterre, à la bien +comprendre, a duré plus longtemps. Mais, à travers toutes ces +fluctuations, la France a eu des idées fixes. Infidèle une fois à la +cause de la liberté politique, dont les mœurs ne s'apprennent pas en +cinquante années, elle est en progression démocratique continue. D'autre +part, elle a défendu envers et contre tous, même contre ses propres +intérêts, le principe des nationalités. C'est pourquoi elle a été +pendant la plus grande partie de ce siècle un moteur. Ses libéraux ont +donné le ton aux libéraux d'Europe; ses révolutions ont troublé tout le +continent. 1830 et 1848 ont mis en audace libéraux et nationaux de tous +pays; 1851 n'a point découragé les seconds. Après 1870, la France +représente plus que jamais les principes de liberté et de nationalité. + + +_Les nations nouvelles._ + +Considérons maintenant combien le principe des nationalités avait +d'obstacles à vaincre en 1815. La Belgique avait été réunie contre son +gré à la Hollande. L'attribution du Holstein au roi de Danemark mettait +des Allemands sous le gouvernement d'un Danois. L'Allemagne et l'Italie +étaient partagées en États souverains adversaires de toute constitution +nationale; de plus, l'Italie avait une des plus belles parties de son +territoire sous le joug autrichien. La Pologne était découpée entre +trois États; la Bohême et la Hongrie demeuraient incorporées, sans +droits, à la monarchie autrichienne; sur le Danube et dans la péninsule +des Balkans, diverses nationalités étaient gouvernées par le sultan. +Contre le principe nouveau étaient donc coalisées les puissances les +plus redoutables. + +Cependant il a prévalu en beaucoup de points. L'Europe de 1890 ne +ressemble plus à celle de 1815. + +La Grèce, la première, a recouvré une vie nationale, et la Belgique a +été détachée de la Hollande. + +Les pays allemands ont été repris au roi de Danemark. + +La Hongrie s'est assuré dans la monarchie autrichienne une constitution +particulière. + +L'Allemagne et l'Italie, ces victimes du sacerdoce et de l'empire, se +sont faites nations, et, par un retour fatal des choses, l'une a enfermé +le pape dans le Vatican, l'autre a rejeté hors de son sein le successeur +des empereurs. + +Quelques satisfactions ont été données au sentiment national des pays +slaves de la monarchie autrichienne. + +Enfin, de la Turquie démembrée sont sortis, pour vivre à l'état de +nation, la Roumanie, la Serbie, le Monténégro. La Bulgarie et la +Roumélie ne reconnaissent plus que par un tribut la suzeraineté du +sultan; elles font aujourd'hui le stage de leur indépendance. + +Il y a de très belles pages dans l'histoire de ces révolutions. À la +révolution hellénique ont contribué des sentiments poétiques: +l'admiration pour les héros de la guerre d'indépendance, et la +reconnaissance des hommes envers un pays qui a tant honoré l'humanité. +La révolution belge est une double application du principe des +nationalités: les Belges ont commencé par se détacher d'un État sous les +lois duquel ils ne voulaient point vivre; ensuite, en dépit des +affinités de race et de langage qui les attiraient vers la France, ils +se sont donné une vie nationale particulière. + +Les nationalités slaves ont retrouvé leur âme avant de revendiquer leur +droit à l'existence. Les chants de leurs vieux poètes, les récits de +leurs historiens, les légendes de leur passé lointain les ont révélées à +elles-mêmes, si bien que leurs écrivains patriotes, grammairiens ou +historiens, peuvent être considérés, chose nouvelle en ce monde, comme +des fondateurs d'États. + +Voici donc la grande originalité de notre siècle. Un principe,--non plus +une convenance princière, un mariage, un testament, l'ambition de +vaincre et de conquérir,--a provoqué plusieurs guerres, dont la +conséquence a été, non pas des acquisitions territoriales ou des +destructions de peuples, mais la reconstitution de nations anciennes ou +la création de nations nouvelles. + +Le principe des nationalités a donc célébré des victoires, mais les plus +rudes combats restent à livrer. Des raisons diverses en empêcheront le +triomphe complet et définitif. + + +_Imperfection de l'œuvre.--Incertitude de définition._ + +D'abord, la cause est obscurcie par une incertitude de définition. Pour +nous, Français, une nationalité est une œuvre de l'histoire, ratifiée +par la volonté des hommes; les éléments dont elle se compose peuvent +être très différents par leurs origines: le point de départ importe peu; +le point d'arrivée, seul, est essentiel. + +La nationalité suisse est la plus accomplie de toutes: elle comprend +trois familles de peuples, dont chacune parle sa langue. Comme le +territoire suisse est, en outre, prélevé sur trois régions +géographiques, déterminées par de hautes montagnes, la Suisse, qui a +vaincu la fatalité de nature sous les deux espèces ethnographique et +géographique, est un phénomène unique et admirable. Mais elle est une +confédération, et, depuis longtemps, un pays neutre. Sa constitution n'a +pas été mise à la grande épreuve du fer et du feu. + +La France, avec des races diverses, celtique, germanique, romaine, +basque, a composé l'être politique qui ressemble le plus à une personne +morale. Les Bretons et les Alsaciens qui n'entendent pas tous la langue +de son gouvernement n'ont pas été, dans les jours d'épreuve, les moins +dévoués de ses enfants. Parmi les grandes nations, elle est, par +excellence, la nation. + +Ailleurs, la nationalité se confond ou tend à se confondre avec la race, +chose de nature, et, par conséquent, sans mérite. + +Tous les pays qui n'ont pas su faire avec les races une nation, sont +plus ou moins troublés dans leur existence. La Prusse n'a pas su +nationaliser (il faut bien employer ce mot) ses Polonais: elle a, pour +ne parler en ce moment que de celle-ci, une question polonaise. +L'Angleterre a une question irlandaise. La Turquie et l'Autriche ont un +choix de questions. Les peuples de l'empire autrichien demandent à +l'empereur d'être allemand, hongrois, tchèque, croate, voire même +italien. Ils ne s'insurgent pas contre lui: chacun d'eux lui offre, au +contraire, une couronne, mais le temps est passé où une seule tête +pouvait porter plusieurs couronnes: toute couronne aujourd'hui est +lourde. + +Ces revendications des races ne sont pas seulement une cause de troubles +intérieurs; les agitations qu'elles provoquent peuvent amener de grandes +guerres. Personne apparemment ne s'interposera jamais entre l'Irlande et +l'Angleterre, mais, dès qu'il s'agit de querelles d'Allemands et de +Slaves, interviennent les deux forces opposées du pangermanisme et du +panslavisme, produits redoutables et conséquences dernières du +patriotisme ethnographique. + +Pangermanisme et panslavisme ne sont point des forces officielles, +avouées et organisées. L'empereur d'Allemagne et le tsar peuvent se +défendre en conscience d'être, le premier, pangermaniste, et le second, +panslaviste. Allemands et Slaves d'Autriche, Slaves balkaniques, +peuvent, de leur côté, vouloir rester Autrichiens ou indépendants, comme +ils sont aujourd'hui. Il n'en est pas moins vrai qu'il y a, en Europe, +une vieille querelle entre deux grandes races, que chacune de celles-ci +est représentée par un empire puissant, et que ces empires ne pourront +se désintéresser toujours des querelles des deux races. + + +_Conséquences de l'application du principe en Italie._ + +La principale application du principe des nationalités a été la +formation des nations italienne et allemande. L'existence au centre du +continent de deux proies à toute convoitise avait été une cause +permanente de guerre, pendant les siècles derniers. La substitution de +deux États considérables à l'anarchie allemande et à la polyarchie +italienne est-elle une garantie de paix pour l'avenir? + +Distinguons entre l'Allemagne et l'Italie. La révolution nationale s'est +faite de façon très différente dans les deux pays. + +L'unité italienne est presque achevée, car le nombre des Italiens +demeurés en dehors n'est pas considérable. D'autre part, il n'y a dans +le nouveau royaume que des Italiens. L'unité a été faite au profit d'un +prince, le roi de Piémont, qui avait certainement des titres à cet +honneur; de plus, il n'était pas assez puissant pour que l'unification +ressemblât à une conquête de la Péninsule par les Piémontais. Après que +les habitants des principautés diverses eurent manifesté leur volonté de +s'unir, le Piémont disparut dans la nation: Victor-Emmanuel cessa d'être +un roi particulier en devenant roi d'Italie. Enfin, la nationalité +italienne a pris place dans le monde sans que le principe des +nationalités fût violé. La France a obtenu, en compensation des +sacrifices qu'elle avait faits, la Savoie et le comté de Nice, mais le +souverain de ces pays, qui nous les a cédés, n'avait pas été vaincu par +nous: il avait été vainqueur avec nous et grâce à nous. Enfin les +habitants de la Savoie et du comté de Nice ont consenti formellement à +devenir des Français. Le droit nouveau a donc été appliqué ici dans +toute sa teneur; mais considérons les effets. + +L'Italie en devenant grande puissance, a voulu se donner l'armée, la +flotte et la politique d'une grande puissance. La sagesse commandait +peut-être à cette nation nouvelle de goûter tranquillement, après la +joie de se sentir née, la joie de se sentir croître. Mais elle n'avait +pas la complète possession d'elle-même. Elle n'était point tout à fait +chez elle comme les autres nations. Entre les Alpes et les pointes de +Sicile, tout le sol n'est pas italien. Au rentre est un palais entouré +d'un jardin: c'est le domaine de saint Pierre. + +Ici n'entre pas le roi d'Italie. + +L'apôtre Pierre est une victime du principe des nationalités, qu'il ne +reconnaît pas, car les nations ne sont pour lui que des provinces de +l'Église. Il réclame donc son bien, qu'il tient du roi Pépin, et que lui +a confirmé Charlemagne en déposant sur son tombeau «la page de +donation». Onze siècles se sont écoulés depuis, mais onze siècles ne +comptent pas dans l'immutabilité de l'Église. Au cours des âges, le +domaine de Pierre a été souvent assailli, mais jamais sans que +l'assaillant n'ait eu lieu de se repentir. Le connétable de Bourbon a +été tué au pied des murs. Personne, n'est tombé, en 1870, à l'assaut de +la Porta-Pia, mais le châtiment ne punit pas toujours «le crime» +immédiatement. Le roi des Lombards, au huitième siècle, et Napoléon Ier, +au dix-neuvième, l'ont attendu quelques années. + +Le pape, enfermé au Vatican, a conservé la large vue sur le monde; même, +depuis le moyen âge, son horizon s'est étendu. Sur le globe entier, il y +a des catholiques; dans plusieurs pays de l'Europe, ils forment un +parti, avec lequel les gouvernements, si forts qu'ils soient, sont +obligés de compter. L'empereur d'Allemagne est bien puissant, mais +c'était chose au-dessus de sa puissance que de refuser ses hommages au +pape, quand il est allé visiter le roi d'Italie. L'empereur d'Autriche +se dit le bon frère et spécial ami d'Humbert Ier, mais il ne va pas le +visiter à Rome, par crainte du sacrilège. + +Cependant l'apôtre ne cesse de récriminer et de se lamenter. La plainte +de l'immortel vieillard sonne comme un glas sans trêve au-dessus de Rome +capitale. Elle inquiète et elle irrite roi et ministres. À quoi sert-il +d'être à Rome, pour qu'il y ait encore une question romaine? De temps en +temps, on craint ou l'on feint de craindre que les Francs sont capables +de descendre des monts, une fois encore, pour chasser les Lombards. + +L'Italie a donc cherché, là où elle a cru la trouver, une assurance +contre toute intervention en faveur du Saint-Siège. Cette précaution, +elle avait le droit de la prendre, mais toute alliance coûte: celles que +l'Italie a contractées sont fort chères. Puis il paraît bien qu'après +avoir été guidée par le souci de sa défense, elle a été égarée part les +rêves. Il est bien difficile de ne pas rêver un peu du haut du Capitole. +Les vainqueurs qui montaient là en triomphe appelaient la Méditerranée +_mare nostrum_. Parmi les dépouilles qu'ils ont présentées à Jupiter, se +sont trouvées, un jour, celles de Carthage. + +À la question romaine, l'Italie a donc ajouté celle de la Méditerranée. +On n'a guère vu jusqu'à présent de questions de cette sorte qui se +soient résolues pacifiquement. + + +_Conséquences de l'application du principe en Allemagne._ + +L'unification de l'Allemagne diffère du tout au tout de celle de +l'Italie. Elle n'est pas achevée: plusieurs millions d'Allemands ont été +exclus de leur patrie par le traité de Prague, qui a mis l'Autriche hors +du nouvel État. L'Allemagne nouvelle ne contient point que des +Allemands: la Prusse y a fait entrer, en 1866, sa part de Pologne et un +pays danois; en 1870, des provinces françaises. L'unification a laissé +subsister la parodie d'une confédération. Elle a été faite par celui des +princes allemands qui avait le plus de titres à cet honneur; mais le roi +de Prusse avait acquis depuis un siècle et demi le rang et la puissance +d'un prince européen. Il était le successeur de politiques et de +conquérants qui, tous, avaient ajouté au domaine de la maison un certain +nombre de milles carrés. L'unification de l'Allemagne a donc pris le +caractère d'une conquête de l'Allemagne par la Prusse. De fait, c'est en +vertu du droit de conquête, officiellement invoqué, que le +Schleswig-Holstein, le Hanovre, Francfort et la Hesse-Cassel ont été +réunis à la Prusse. La constitution de 1866 a été rédigée par un +vainqueur pour des vaincus; elle a été complétée en 1870, mais le roi de +Prusse, proclamé empereur à Versailles, est demeuré roi de Prusse. Cette +Prusse agrandie pèse de tout son poids sur l'Allemagne, imposant au +_Reich_ entier son esprit particulier d'État militaire. + +Enfin, l'Allemagne victorieuse a fait à la France une blessure +inoubliable. + + +_La question d'Alsace._ + +Ce n'est pas au terme d'une histoire de trente siècles, après s'être +efforcé de discerner les plus grands faits de cette histoire, qu'on peut +être tenté de grossir un événement ou de le mal interpréter, parce qu'il +vous a touché au cœur. Certes nous savons les griefs que la politique +française a donnés depuis si longtemps à l'Allemagne. Un historien +français doit reconnaître que ce pays avait absolument le droit de se +donner les institutions les plus propres à le protéger contre nous. Mais +l'unification et la vengeance se sont accomplies ensemble de telle +sorte, que la paix du monde est pour longtemps menacée. + +Il est difficile de faire comprendre à des Étrangers pourquoi la France +ne peut se résigner à la perte de ses provinces: «C'est la loi de la +guerre», disent les Allemands. Ce langage n'aurait surpris personne au +siècle dernier; aujourd'hui encore, il semble naturel aux politiciens de +l'ancien régime. Mais la France, en ce siècle-ci, représente une autre +politique. + +Entre toutes les nations du monde, elle est rationaliste et sensible. +Elle professe qu'il n'est pas permis de traiter une population d'hommes +comme un troupeau de bêtes. Elle croit à l'existence des âmes de +peuples. Elle a compati douloureusement aux souffrances des victimes de +la force. Elle a pleuré sur Athènes, sur Varsovie et sur Venise, et n'a +point donné que ses larmes aux «opprimés». Si nous avons aidé les +Provinces-Unies à s'affranchir au dix-septième siècle, ce n'a été que +par un heureux effet de la politique de nos rois; mais c'est par un +effet voulu de nos sentiments nouveaux que nous avons délivré, en +donnant notre sang, les États-Unis, la Grèce, la Belgique et l'Italie. + +La paix de Francfort ne nous a pas laissé seulement l'humiliation de la +défaite. + +Elle n'a pas seulement ouvert notre frontière, et mis notre pays dans un +état d'insécurité intolérable. En nous prenant des âmes qui étaient et +voulaient rester nôtres, le vainqueur nous a blessés dans notre foi. Il +ne s'est pas même réclamé du patriotisme ethnographique. Il ne pouvait +réclamer l'Alsace comme allemande, puisqu'il prenait Metz, et qu'il +détient le Schleswig et les pays polonais. Il a simplement usé du vieux +droit de la force. Voilà qui détermine le caractère de la question +d'Alsace. Elle met en présence deux états de civilisation, et nous +avons, dans la défaite, un honneur singulier: le redressement du tort +qui nous a été fait serait une satisfaction donnée à la raison et aux +sentiments les plus généreux de notre temps. + + +_Les guerres de conquêtes._ + +L'avènement du principe des nationalités n'a donc pas eu pour effet de +détruire les mœurs politiques antérieures. Il y a eu encore dans notre +siècle des guerres de conquête et des recherches d'agrandissement +territorial. + +Comme la Prusse, l'Autriche et la Russie sont conquérantes. + +L'Autriche descend le Danube et tend vers Andrinople. C'est la direction +qui lui avait été indiquée, il y a plus de mille ans, par le fondateur +de la «Marche de l'Est». + +La maison des Habsbourg avait oublié cette mission primitive, après que +la politique des mariages l'eut égarée dans toutes les affaires de +l'Europe occidentale. L'Italie et l'Allemagne la lui ont rappelée, l'une +en la rejetant au delà des Alpes, l'autre en lui retirant la qualité +d'État allemand. L'Autriche est aujourd'hui, par excellence, un État +danubien. Elle a occupé la Bosnie et l'Herzégovine. Elle cherche à +étendre son autorité politique, son influence, comme on dit, sur les +petits États balkaniques. Mais elle rencontre ici un grand adversaire. + +La Russie a poursuivi, en ce siècle, ses progrès au détriment de +l'Empire turc. Elle emploie contre cet État tout à la fois la force et +le sentiment. C'est de Constantinople qu'elle a reçu jadis le +christianisme: il lui appartient donc de reprendre à l'Islam la coupole +de Sainte-Sophie. Elle est le grand frère slave, et elle doit son appui +aux petits frères, sujets du sultan. La religion et le patriotisme +ethnographique se mêlent ainsi à la politique, et donnent à la Russie +une puissance d'action sans égale dans le monde. Mais cette puissance +est contenue par des rivales: la route de Pétersbourg vers le Sud est +coupée par la route de Vienne vers l'Est. Enfin la question des +Dardanelles est européenne et même universelle. Elle intéresse +l'équilibre des forces des deux plus grandes dominations qu'il y ait +dans le monde, celle de l'Angleterre et celle de la Russie. + + +_L'expansion de l'Europe._ + +L'Europe dans la période contemporaine a continué de se répandre sur le +monde. Elle en achève aujourd'hui l'occupation. Elle n'a plus rien à +prendre sur l'Amérique, mais elle s'est rejetée sur le continent noir et +sur l'Asie. En Afrique, les puissances nouvelles, Allemagne et Italie, +cherchent cette place hors d'Europe, qui semble le complément naturel de +toute puissance comptée. Point de grand État, si les ministres et les +journaux ne peuvent dire «notre empire colonial.» Les vieilles +puissances, Angleterre et France, s'étendent au plus vite: celle-ci par +le nord et par l'ouest; celle-là par le sud et par l'est. En Asie, la +France a prélevé sa part, mais l'Asie est aujourd'hui chinoise, anglaise +et russe. Ici le glacier russe glisse toujours. + +Depuis 1815, les mers ni les continents lointains n'ont entendu de +canonnades entre Européens. En ce moment, la prise de possession du +monde semble s'achever en paix. Des commissions diplomatiques procèdent +à l'amiable à des démarcations. Elles tracent de grandes lignes sur le +papier docile. Même, un état international, chose nouvelle, a été créé. +D'un commun accord, les chrétiens s'entendent contre le marchand +d'esclaves comme autrefois contre l'infidèle. Tout à la paix; tout pour +la civilisation. Mais il y a quelques années, le monde a failli voir le +duel «de la baleine et de l'ours blanc», parce que les progrès de la +Russie vers la frontière indienne inquiétaient l'Angleterre. +L'occupation d'îlots sans importance a pensé mettre aux prises +l'Allemagne et l'Espagne. Il y a conflit, aujourd'hui même, entre +l'Angleterre et le Portugal, pour une baie de l'Afrique orientale. Ce +qui arrivera, lorsque tous les territoires disponibles seront occupés, +et que les États européens se retrouveront voisins les uns des autres +dans les diverses parties du monde, il n'est pas malaisé de le deviner, +quand on sait comment ils pratiquent depuis des siècles sur leur +continent les relations de voisinage. + + +Ici encore, comme partout, nous trouvons une réserve de guerres. + +Notre siècle a-t-il donc menti aux promesses qu'il avait paru donner? +Quelle a été au juste son œuvre politique, comparée avec celle des +siècles précédents? Quelles tâches lègue-t-il à l'avenir? Nous +essaierons de répondre à ces questions en manière de conclusion. + + +_La politique d'autrefois et celle d'aujourd'hui._ + +De l'ancienne politique, plusieurs traits se sont effacés ou atténués +dans la période contemporaine. + +Les familles royales s'allient encore par des mariages, mais dont les +effets politiques sont médiocres. Le Danemark et l'Allemagne excellent à +placer leurs princesses, mais il n'a servi de rien au Danemark, en 1864, +que les héritiers d'Angleterre et de Russie fussent les gendres de son +roi. La Grèce ne deviendra pas la vassale de l'empire allemand, parce +que le prince héritier a épousé la sœur de Guillaume II. + +Plusieurs peuples ont appelé des étrangers pour les gouverner; mais ces +princes, nés de la féconde Allemagne, doivent être belge à Bruxelles, +roumain à Bukarest, bulgare à Sofia. + +L'importance des familles et des personnes souveraines a donc diminué: +les peuples sont passés au premier plan. + +Les affinités ou aversions religieuses déterminent encore des courants +dans la politique. Il existe une question internationale de la papauté. +La question d'Orient se complique de passions religieuses qui sont +vives. Cependant la religion a perdu la place qu'elle occupait aux +seizième et dix-septième siècles dans les relations internationales. + +L'ambition de l'agrandissement territorial est tempérée par une certaine +pudeur. Aucun souverain n'oserait aujourd'hui procéder à une annexion +sur des prétextes comme ceux qu'ont donnés Louis XIV avant d'attaquer +l'Espagne en 1667, et Frédéric II en 1740, après avoir envahi la +Silésie. Si la Pologne avait prolongé de quelques dizaines d'années son +existence, même misérable, il eût peut-être été impossible de la tuer. + +La guerre n'est plus, comme dans la période précédente, l'état normal de +l'Europe; les années de paix ne sont plus l'exception. Il faut, pour se +battre, des motifs très graves. Les combats de notre siècle valaient la +peine d'être combattus. + +Ce n'est pas une raison pour croire que le temps approche où chaque +peuple, possédant l'ombre de son figuier, s'y pourra reposer, sans +soucis et sans armes. + + +_Les causes de paix._ + +Mettons dans un des plateaux d'une balance les causes de paix. + +C'est, d'abord, l'esprit de la Révolution française. En détruisant le +droit de propriété du souverain sur le peuple et sur le pays, en +produisant la théorie de la nation consentie par les nationaux, en +déclarant la dignité de l'être humain, il a rendu impossibles ou +difficiles certaines sortes de guerres. + +C'est encore l'universel progrès du travail; l'ardeur de l'usine et la +fièvre d'entreprise du comptoir; la circulation, entre tous les pays, +des personnes, des idées et des intérêts; une solidarité générale dans +l'effort pour acquérir la richesse; un accord dans la volonté de +paisiblement jouir. + +C'est un état d'esprit opposé à la guerre, où se rencontrent un certain +idéal nouveau d'ingénieurs et d'inventeurs, la crainte des incommodités +et des dangers de la vie militaire, des restes de nobles idées +anciennes, chrétiennes ou philosophiques, des sentiments d'humanité. + + +_Les causes de guerre._ + +Mettons dans l'autre plateau les causes de guerre. + +C'est encore l'esprit de la Révolution. Pour que le principe des +nationalités fût satisfait, il faudrait qu'il vainquît l'Angleterre, +l'Allemagne et la Russie, qu'il détruisît l'Autriche et la Turquie. Il +n'obtiendra point toutes ces satisfactions, mais il en cherchera +quelques-unes. Supposez qu'il ruine l'Autriche et la Turquie: quels +champs de bataille, que les décombres! + +C'est encore l'universel progrès du travail, et la concurrence dans la +poursuite de la richesse. Il n'est pas vrai que le développement des +intérêts matériels promette la paix. Le commerce, messager de paix, est +un personnage mythologique. Il a été, à l'origine, un brigandage: dans +l'antiquité, au moyen âge, dans les temps modernes, il a produit des +guerres. Les hommes se sont battus, sur la Baltique, pour des harengs, +sur toutes les mers pour des épices. De nos jours, l'accroissement des +industries crée la question des débouchés, où les intérêts des États +sont contradictoires. Les rivalités et les rancunes commerciales +renforcent les haines nationales. + +Les idées et les sentiments pacifiques sont incertains et fragiles. Les +ingénieurs et les inventeurs ne refusent pas leurs services à la guerre: +ils lui donnent un caractère nouveau, scientifique et monstrueux. Il +existe un dédain, une horreur du militarisme et de la caserne, mais la +guerre a gardé ses fidèles, et l'opinion générale tend à porter au +premier rang des devoirs celui qui implique le péril de mort. + +Enfin, les vieux traits d'union entre peuples s'effacent tous les jours. + + +_L'individualisme national._ + +L'immense développement du va-et-vient commercial, le centuplement des +voies et des moyens de communication, la promiscuité des intérêts +financiers dans les Bourses de Paris, de Londres et de Berlin, voilà un +des phénomènes de notre temps, mais l'individualisme national en est un +autre, tout opposé. À mesure que grandissaient les intérêts matériels +internationaux, les âmes des peuples se sont davantage séparées les unes +des autres. + +L'esprit chrétien a essayé jadis de discipliner les hommes par le +sentiment de la fraternité en Dieu: de l'esprit chrétien, la politique +d'aujourd'hui ne sent plus le moindre souffle. Les philosophes du siècle +dernier avaient mis à la mode le sentiment de la fraternité en +l'humanité: aujourd'hui la plus répandue des philosophies, celle qui a +pénétré les sciences, enseigne la nécessité du combat pour la vie, la +légitimité de la sélection qui se fait par œuvre de mort, l'illégitimité +de la faiblesse. + +Autrefois, il y avait en Europe des littératures dominantes; la nôtre a +été presque universelle. Elle est peut-être encore aujourd'hui la plus +répandue. Nous fournissons de drames et de comédies les scènes des +capitales, mais notre art dramatique, s'il a de la force, de la finesse +et de la grâce, est moins impersonnel qu'autrefois: il est plus varié, +plus français et plus parisien. Il y a, dans le monde, une grande +circulation de romans, mais le roman renonce aux thèses générales pour +observer l'immédiat et le réel. Nous nous délectons à trouver chez les +écrivains anglais, russes ou allemands, des mœurs différentes des +nôtres. Les différences, voilà ce qui apparaît toujours et partout. + +Autrefois les lettres classiques étaient dans tous les pays, le +principal moyen d'éducation. Les _humanités_ étaient naturellement +internationales: tous les hommes, qui comptaient dans la politique et +dans la société, avaient été les écoliers des mêmes maîtres. +Aujourd'hui, nous contestons aux humanités non seulement le droit +exclusif, mais tout droit à l'éducation. Ici encore, l'esprit moderne +procède à la destruction du général et de l'universel: il est +séparatiste. + +De nos jours, la longue évolution, commencée sur la ruine de l'empire +romain, contrariée et par moments arrêtée par des sentiments, des idées +et des habitudes, s'achève: l'individualisme national est un fait +accompli. + +Il y avait, aux siècles derniers, un vernis répandu à la surface de +l'Europe, des façons communes de gouvernement et de cour, une apparence +de similitude. Les révolutions ont fait craquer le vernis; la +substitution des peuples aux gouvernements a dissipé l'illusion de la +ressemblance. L'Europe apparaît comme elle est, avec ses inconciliables +contrastes nationaux, ethnographiques et chronologiques. Nous le voyons +aujourd'hui très nettement: de Paris, où siège le gouvernement de la +République française, à Berlin, où règne le général en chef héréditaire +de l'armée prussienne; de Berlin, au Kremlin, où est couronné le père de +la sainte Russie, la distance est marquée, non seulement par des +kilomètres, quantité négligeable, mais par des siècles. + +Là où l'individualisme est de substance ethnographique, il a des +naïvetés d'intransigeance. La Hongrie est mise en fureur parce qu'un +drapeau a été placé où il n'avait pas le droit d'être. Nulle part, le +Tchèque ne veut entendre la langue allemande, ni à l'école, ni à +l'église, ni au tribunal. Se replier sur soi-même, se contempler, +s'aimer, et, quand on est orgueilleux de naissance, s'admirer: voilà +l'état psychologique du peuple moderne. + + +_Le total._ + +Ainsi, même les nouveautés du siècle, l'esprit de la Révolution, le +progrès du travail humain ont mis un poids dans l'un et l'autre plateau. +Et, du passé, persiste la vieille cause de guerre, la politique +d'agrandissement et de conquêtes. Celle-ci est très claire et très +précise: elle agit en des endroits déterminés et visibles. Les Balkans +et la flèche de Strasbourg dominent aujourd'hui la politique de +l'Europe. + +C'est pourquoi l'attente de la guerre est un des phénomènes principaux +de la civilisation contemporaine. Il se manifeste dans le système de la +paix armée. Autrefois, la paix ne portait que demi-armure: aujourd'hui, +elle est armée de pied en cap. Sans efforts, sur un coup de télégraphe, +après quelques sifflements de locomotives, elle est la guerre, et quelle +guerre! Comme la politique des siècles derniers paraît chose presque +légère en comparaison de celle d'aujourd'hui, les armées de Turenne et +de Condé, auprès des nôtres, semblent des jouets. Nous notions tout à +l'heure que les guerres deviennent plus rares, mais elles emploient +mieux leur temps. Jadis, on se battait des années pour se prendre +quelques villes. Il a fallu six semaines à la France, trois à la Prusse +pour précipiter les révolutions italienne et allemande. Nous, la France, +nous nous faisons gloire d'avoir tenu six mois, pour sauver notre +honneur. Le sentiment que quelques levers de soleil suffiront peut-être +pour éclairer la lutte désespérée, et la mort d'une patrie pèse sur +l'Europe. Il y a des pays où l'inhumain cri: _Væ victis!_ attend sa +minute dans les poitrines. + +À la vérité, il n'est pas tout à fait impossible que l'appréhension de +la guerre ne retarde la guerre. Personne n'est assuré de vaincre, et +tout le monde sait que la défaite peut être mortelle. C'est de quoi +faire hésiter la main qui a le pouvoir de donner le coup de télégraphe. +Il se peut que la paix armée, en se prolongeant, paraisse à la fois par +trop lourde et par trop absurde et que la raison et l'humanité exercent +leurs droits. Peut-être encore faudra-t-il écouter les plaintes des +«déshérités» et réduire les budgets de guerre, pour permettre aux +mineurs de Flandre, de Westphalie et de Silésie de rester un peu plus +longtemps à table, et de dormir deux heures de plus. Mais voilà de bien +vagues espérances. + +C'est, du reste, une question de savoir si la paix universelle est un +objet désirable, si elle ne diminuerait pas l'énergie originale des +génies nationaux, si la meilleure façon de servir l'humanité serait de +créer une banalité humaine, si de nouvelles vertus surgiraient pour +remplacer les vertus de guerre. C'est une autre question de savoir si la +paix universelle et perpétuelle n'est pas radicalement, _naturellement_ +impossible. Questions très hautes, solubles seulement pour qui saurait +le principe et la fin des choses, insolubles par conséquent. Laissons +donc cette métaphysique, si poignante qu'elle soit; mais alors il faut +résolument considérer les possibilités de l'avenir. + +À la fin du siècle dernier, nous avons distingué en Europe trois +régions: Centre et Occident, Angleterre, Russie, pour montrer que les +guerres perpétuelles entre les États de la première avaient fait la +fortune des deux autres. L'Angleterre, au cours de la période +contemporaine, a étendu considérablement son domaine colonial; elle y +ajoute tous les jours, et elle parle, à l'heure présente, de l'organiser +en empire. La Russie, en même temps qu'elle s'agrandit, se fortifie. +Chaque année y voit un progrès nouveau: le champ de blé multiplie les +grains, et la vigne, les raisins; la fécondité de l'homme égale celle de +la terre; les industries s'acclimatent et prospèrent, le crédit de +l'État s'affermit, tout cela régulièrement, sans bruit, avec la +tranquillité que mettent dans leurs œuvres les forces calmes de la +nature. Or il n'est pas une discorde du continent qui ne serve +l'Angleterre et la Russie: le conflit franco-allemand et les malentendus +entre la France et l'Italie assurent à l'Angleterre la sécurité de sa +domination. La question d'Alsace équivaut pour la Russie au doublement +de son armée. Les puissances centrales travaillent donc au développement +des deux ailes de l'Europe. Ce doit être, à tout le moins, un sujet de +réflexions pour l'Allemagne, que le progrès continu de ses voisins de +l'Est. Si elle a encore des philosophes en politique, ceux-ci ont un +beau sujet à étudier dans «le devenir» russe. Le phénomène d'une si +grande nation, où la richesse et les forces modernes croissent, tandis +que l'état d'esprit demeure celui de l'Occident au temps des croisades, +mérite leur méditation. + +Considérons à présent la situation de l'Europe dans l'univers. Il y a un +siècle, elle était le seul personnage historique: il y en a un second +aujourd'hui. Les conséquences les plus graves des découvertes du +quinzième siècle commencent à apparaître. L'Amérique n'est plus une +annexe de l'ancien continent: une série de révolutions a transformé les +colonies en peuples. Comme l'Europe, l'Amérique est pleine de nations. +Nous disons «l'Europe» pour désigner une sorte de communauté politique; +l'Américain dit, avec la même intention «l'Amérique». L'Amérique a le +sentiment du contraste qu'elle fait avec l'Europe politique et +militaire; elle en a l'orgueil. Ce contraste même lui donne une sorte +d'unité. Il permet à des esprits aventureux de parler de +_panaméricanisme_. + +D'ancien à nouveau monde, les relations ne sont pas nécessairement +pacifiques. Jusqu'à présent, celui-ci n'a pas eu de politique +extérieure, mais la doctrine de Monroe, «l'Amérique aux Américains», est +une politique. Si jamais elle est appliquée aux continents, aux îles +(les signes précurseurs ne manquent point), elle mettra aux prises les +deux mondes. + +La civilisation américaine est pacifique: toutes ces nations nouvelles +croissent et multiplient dans la paix. La paix semble donc être leur +vocation; mais, comme si elle était contraire à l'ordre éternel des +choses, les États-Unis commencent à employer les excédents de leurs +recettes à construire des vaisseaux de guerre. Les armements ruinent +l'Europe, et la richesse américaine produit des armements. + +Il ne s'agit pas de chercher, en terminant, l'originalité facile du +paradoxe. Après avoir descendu le cours du temps, il est naturel de +vouloir le précéder du regard dans l'avenir. Après avoir pris son élan +si loin dans le passé, il est impossible de s'arrêter net au seuil des +temps futurs. Après qu'on a vu tant de changements, des États naître et +mourir; des empires crouler, qui s'étaient promis l'éternité, il faut +bien prévoir de nouvelles révolutions, des morts et des naissances. + +Toute force s'épuise; la faculté de conduire l'histoire, n'est point une +propriété perpétuelle. L'Europe, qui l'a héritée de l'Asie, il y a trois +mille ans, ne la gardera peut-être pas toujours. + +Janvier 1890. + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Vue générale de l'histoire politiq +e de l'Europe, by Ernest Lavisse + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK VUE GÉNÉRALE DE L'HISTOIRE *** + +***** This file should be named 35200-0.txt or 35200-0.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/5/2/0/35200/ + +Produced by Mireille Harmelin and the Online Distributed +Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. 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