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authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-14 20:03:14 -0700
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+The Project Gutenberg EBook of Vue générale de l'histoire politique de
+l'Europe, by Ernest Lavisse
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Vue générale de l'histoire politique de l'Europe
+
+Author: Ernest Lavisse
+
+Release Date: February 7, 2011 [EBook #35200]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: UTF-8
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK VUE GÉNÉRALE DE L'HISTOIRE ***
+
+
+
+
+Produced by Mireille Harmelin and the Online Distributed
+Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was
+produced from images generously made available by the
+Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
+
+
+
+
+
+VUE GÉNÉRALE DE L'HISTOIRE POLITIQUE DE L'EUROPE
+
+par
+
+Ernest LAVISSE
+
+Professeur à la Sorbonne
+
+PARIS
+
+Armand COLIN & Cie, Éditeurs
+
+1890
+
+[Illustration manuscrite:
+
+À Monsieur Ernest Renan,
+de l'Académie
+française.
+Respectueux hommage,
+E. Lavisse.
+
+]
+
+
+
+
+TABLE DES MATIÈRES
+
+AVANT-PROPOS.
+
+L'ANTIQUITÉ
+
+Caractères généraux.--La Grèce.--La domination romaine.--Les deux
+empires.--Les causes de ruine.
+
+DE L'ANTIQUITÉ AU MOYEN ÂGE
+
+Caractères généraux.--L'empire d'Orient.--Les barbares en Occident et
+l'Église.--Les Francs.--La restauration de l'Empire.--Le monde
+historique en l'an 800.--Effets historiques de la restauration de
+l'Empire d'Occident.
+
+LE MOYEN ÂGE
+
+Caractères généraux.--L'Empire d'Orient.--L'empire d'Occident.--Empire
+et Sacerdoce.--Conséquences pour l'Allemagne.--Conséquences pour
+l'Italie.--Expansion de l'Italie.--Expansion de l'Allemagne au Nord et à
+l'Est.--Les trois zones.--Progrès dans la première zone.--Progrès dans
+la seconde zone.--Progrès dans la troisième zone.--Progrès dans la
+vallée du Danube.--Résumé de l'expansion allemande.--Effets produits sur
+l'histoire de l'Allemagne par cette expansion.--L'Autriche et la
+Russie.--La région intermédiaire entre Allemagne et France.--La
+formation de la France.--L'expansion de la France.--La politique royale.
+La patrie française.--Progrès de la France dans la région
+intermédiaire.--La maison de Bourgogne.--La formation de l'Espagne.--Le
+royaume d'Angleterre.--Réflexions générales sur l'histoire du moyen âge
+et conclusions.
+
+LES TEMPS MODERNES
+
+Caractères généraux.--Italie et Allemagne.--Le champ de bataille
+italien. Le roi de Sardaigne.--Le champ de bataille allemand. Prusse et
+Autriche.--La région intermédiaire.--Les provinces laissées sous la
+domination des Habsbourg.--La séparation des Pays-Bas.--Les
+Provinces-Unies.--Les Cantons Suisses.--La
+France.--L'Espagne.--L'Angleterre.--L'Orient. La
+Prusse.--L'Autriche.--Différence essentielle entre la Prusse et
+l'Autriche.--La Russie. Retour sur le moyen âge.--La Russie
+moderne.--L'originalité russe.--Conclusion sur l'histoire moderne. Les
+trois régions. L'Europe occidentale.--L'Europe orientale.--Les mœurs et
+les idées nouvelles.
+
+NOTRE SIÈCLE
+
+La destruction de l'Europe.--La Restauration de l'Europe.--Le
+patriotisme révolutionnaire.--Le principe des nationalités.--Les nations
+nouvelles.--Imperfection de l'œuvre. Incertitude de
+définition.--Conséquences de l'application du principe en
+Italie.--Conséquences de l'application du principe en Allemagne.--La
+question d'Alsace.--Les guerres de conquêtes.--L'expansion de
+l'Europe.--La politique d'autrefois et celle d'aujourd'hui.--Les causes
+de paix.--Les causes de guerre.--L'individualisme national.--Le total.
+
+
+
+
+AVANT-PROPOS
+
+
+_Présenter au public une Vue générale de l'histoire politique de
+l'Europe [L'idée de ce volume m'a été donnée par une préface, que j'ai
+écrite en 1886 pour la traduction d'un livre de M. FREEMAN, (Histoire
+générale de l'Europe par la géographie politique, par M. Edward A.
+FREEMAN, traduit par M. Gustave LEFÈVRE; Paris, Armand Colin et Cie.) Il
+m'a semblé qu'il y aurait quelque utilité à développer ce premier essai,
+et à en faire un livre.], c'est encourir le reproche d'avoir trop
+entrepris. On sait aujourd'hui la peine et les soins qu'il faut pour
+établir la vérité d'un seul fait: comment prétendre, dès lors, raisonner
+sur cette quantité considérable de faits dont se compose l'histoire
+politique de l'Europe?
+
+Les historiens, qui osent encore traiter de pareils sujets, peuvent
+dire, pour leur défense, que, si les détails sont douteux souvent, les
+grands faits ne le sont point. Nous ne savons pas, avec une pleine
+sécurité, les mobiles intimes de la révolte de Luther, et il y a des
+obscurités dans l'histoire de la bataille de Waterloo, mais il est
+certain que Luther s'est révolté, certain que la bataille de Waterloo a
+été perdue par Napoléon. Or ces deux faits ont eu des conséquences très
+claires et très graves.
+
+Les événements décisifs, ceux qu'on peut appeler d'histoire universelle,
+sont rares. Il n'est impossible ni de les discerner, ni de les
+connaître, ni d'en voir les suites. C'est pourquoi, si paradoxale que
+cette opinion puisse paraître, le général, en histoire, est plus certain
+que le particulier. Il est plus facile de ne pas se tromper sur tout un
+pays que sur un personnage. La vue, qui se perd dans les broussailles,
+embrasse les ensembles: les horizons les plus vastes sont les plus nets.
+
+Cependant, une tentative comme celle qui est faite ici, pour résumer en
+quelques pages une si longue histoire, n'est point sans quelque péril.
+Certaines opinions et des jugements brièvement exprimés étonneront,
+peut-être même offenseront le lecteur. Qu'il me permette de le prier de
+bien placer son point de vue dans cet espace de trois mille ans.
+
+Nous sommes exposés à grossir certains faits, parce qu'ils nous
+intéressent plus que d'autres, pour des raisons à nous. Nous connaissons
+l'antiquité et les siècles de la Renaissance, de Louis XIV et de
+Voltaire, mieux que le moyen âge et notre siècle: c'est un des effets de
+notre éducation. Pourtant le moyen âge a ébauché les nations, qui se
+sont achevées au cours de notre siècle. Ces deux époques sont donc les
+plus importantes dans l histoire de l'Europe, j'entends l'histoire
+politique proprement dite.
+
+Ce volume présente la succession des grands phénomènes historiques, et
+il essaie de donner le comment des choses. Il faudrait ajouter le
+pourquoi, mais l'audace serait par trop grande.
+
+La nature a écrit sur la carte de l'Europe des destinées de régions.
+Elle détermine des aptitudes, et, par conséquent, des destinées de
+peuples. Le jeu même de l'histoire crée des nécessités inéluctables:
+telle chose sera, parce que telles autres ont été.
+
+D'autre part, sur la carte de notre continent, la nature a laissé le
+champ libre à l'incertitude de possibilités diverses. L'histoire est
+pleine d'accidents, dont la nécessité n'est point démontrable. Il existe
+enfin une libre puissance d'action, qu'ont exercée des individus et des
+peuples.
+
+Le hasard et la liberté contrarient la fatalité naturelle et cette
+fatalité des suites, qui naît de l'histoire. Dans quelle mesure? Tout
+est là, mais ce tout est sans doute inaccessible à notre esprit.
+
+Il serait intéressant, du moins, d'en trouver quelques parties. Le
+lecteur y est convié par ce petit volume.
+
+Un mot encore. Je me suis défendu de mon mieux contre les préjugés du
+patriotisme, et je crois n'avoir pas exagéré la place de la France dans
+le monde. Mais le lecteur verra bien que, dans la lutte entre les
+facteurs opposés de l'histoire, la France est la plus redoutable
+adversaire de la fatalité des suites. Elle s'est mise en travers du
+cours des choses européennes, il y a un siècle, et l'a précipité dans
+une direction nouvelle. Aujourd'hui, nous sentons peser sur le continent
+une fatalité redoutable; aussi ce livre se termine-t-il par des
+prévisions pessimistes. Mais il laisse entendre, dans ses dernières
+pages, que, si les conflits, qui arment l'Europe et menacent de la
+ruiner peuvent être apaisés, ce sera par l'esprit de la France._
+
+ERNEST LAVISSE.
+
+
+
+
+VUE GÉNÉRALE DE L'HISTOIRE POLITIQUE DE L'EUROPE
+
+
+
+
+L'ANTIQUITÉ
+
+_Caractères généraux._
+
+
+Un peuple n'a pas une histoire par le fait seul de son existence; il
+faut que sa vie soit active et féconde.
+
+Le peuple historique est celui qui trouve les règles d'un état politique
+et social, et qui met un certain ordre dans le gouvernement, une
+certaine justice dans la société. Il professe une religion et une
+morale. Il pratique avec habileté le travail des mains et celui de
+l'esprit: il a une industrie, un art, des lettres. Il agit sur d'autres
+peuples pour employer sa force, pour s'enrichir et pour satisfaire son
+orgueil; il est commerçant ou conquérant, ou les deux à la fois.
+
+Aujourd'hui, plusieurs peuples méritent le nom d'êtres historiques; les
+efforts de chacun d'eux et leurs relations constituent l'histoire. Mais,
+plus on s'éloigne des temps modernes, plus rares sont ces êtres: il n'y
+en eut d'abord en Europe qu'un seul, les Grecs; un seul, après les
+Grecs, a occupé la scène, qu'il a élargie; c'est le peuple romain.
+
+L'histoire de la Grèce et de Rome forme une première période, qui se
+termine vers le quatrième siècle de l'ère chrétienne, au moment où de
+nouveaux acteurs, les Germains et les Slaves, apparaissent et
+compliquent l'histoire, jusque-là très simple.
+
+
+_La Grèce._
+
+Il était naturel que l'histoire de l'Europe commençât au sud-est, tout
+près du berceau des premières civilisations.
+
+La Grèce recueillit le bénéfice de l'expérience acquise par les peuples
+qui habitaient les vallées de l'Euphrate et du Tigre, la côte du Liban
+et les bords du Nil; mais la civilisation grecque se distingua de celles
+qui l'avaient précédée par une vertu qu'on peut nommer européenne,
+l'activité libre.
+
+Il était naturel aussi que la Grèce trouvât tout de suite le caractère
+de la civilisation de l'Europe. Ce pays, qui reçoit la mer dans les plis
+et replis de son rivage et pousse dans la mer ses promontoires, cette
+péninsule entourée d'îles et découpée en vallées que dominent des
+plateaux, est comme une réduction de notre continent péninsulaire, au
+littoral développé, aux articulations nettes.
+
+La Grèce, c'est l'Europe réfléchie et condensée dans un miroir.
+
+Son histoire annonce celle de l'Europe. La Grèce est divisée en
+populations parentes, mais différentes les unes des autres. Ses cités
+sont de petits États souverains, qui emploient dans leurs rapports
+toutes les combinaisons de la politique. Deux ou trois d'entre elles
+exercèrent une hégémonie, mais qui ne fut jamais ni étendue ni durable.
+
+Elle sut organiser dans l'enceinte sacrée de ses villes un gouvernement
+et une société. Elle excellait dans tous les genres du travail humain:
+poésie, philosophie, science, art, industrie et commerce; elle acquit
+ainsi des forces qu'elle répandit au dehors. Elle fonda sur toutes les
+côtes méditerranéennes, de l'Euxin aux Colonnes d'Hercule, des cités,
+filles des siennes; mais de même qu'elle ne s'est jamais groupée en un
+État, elle ne réunit point ses colonies en un empire. Lorsqu'elle eut
+épuisé sa faculté d'agir et qu'elle tomba sous la domination d'un peuple
+militaire, les Macédoniens, des États grecs furent fondés, mais les plus
+importants étaient en Asie ou en Égypte.
+
+La Grèce aura, du moins, une longue survivance en Europe, où
+l'hellénisme exercera, sous des formes diverses, une action très forte.
+Il modifiera les mœurs et les idées de Rome républicaine. Après la
+fondation de Constantinople, il créera une civilisation religieuse et
+politique, le byzantinisme. Il rompra l'unité romaine dans les derniers
+temps de l'Empire. Il sera en opposition, pendant le moyen âge, avec les
+idées et les systèmes essayés par l'Occident et brisera l'unité
+ecclésiastique du monde chrétien. Plus tard, répandu partout, à l'époque
+de la Renaissance, il renouvellera les esprits, et produira, pour sa
+part, la civilisation intellectuelle des temps modernes.
+
+
+_La domination romaine._
+
+La péninsule italienne ne ressemble pas à la péninsule hellénique: elle
+est plus rigide; les îles ne foisonnent point autour d'elle; ses
+ouvertures ne sont point, comme celles de la Grèce, vers l'Orient. Mais
+l'Italie est située au centre de la Méditerranée, et la Sicile la
+prolonge jusqu'en vue de l'Afrique. Beaucoup plus que la Grèce, elle est
+continentale, _terrienne_, comme disent les marins. Ses populations
+indigènes ont été visitées sur les côtes par des navigateurs étrangers,
+mais c'est une cité de laboureurs qui les a réunies sous ses lois.
+
+Rome a employé ses premiers siècles à grossir son territoire, ainsi
+qu'un paysan arrondit son domaine. Comme tous les conquérants, elle a
+continué de conquérir, parce qu'elle avait commencé. Ses premières
+guerres ont amené d'autres guerres; ses premiers succès ont rendu les
+autres à la fois nécessaires et faciles. Elle finit par croire qu'elle
+avait mission de soumettre les peuples. La conquête devint pour elle une
+profession:
+
+ _Tu regere imperio populos, Romane, memento._
+
+Elle a considérablement étendu le champ de l'histoire, où elle a fait
+entrer l'Espagne, la Gaule, la Bretagne, le pays situé entre les Alpes
+et le Danube, et une partie de la Germanie. Pour exploiter les
+territoires soumis, elle a inventé la _province_.
+
+Son administration a détruit les peuples anciens et fondu les vieilles
+divisions historiques ou naturelles, dans l'unité de l'_orbis romanus_.
+Elle appelait ainsi la belle région méditerranéenne, au centre de
+laquelle s'élevait «l'immobile rocher du Capitole». Les cités
+helléniques, chacune pour son compte, avaient semé des colonies; la
+Grèce s'était éparpillée: Rome a concentré l'univers; _fiebat orbis
+urbs_, a dit Varron.
+
+Il y avait eu un monde grec, mais point d'empire grec: il y eut un monde
+et un empire romains.
+
+L'action de Rome a été intense et profonde: elle a transformé des
+peuples, mis l'ordre à la place de l'anarchie, enseigné aux vaincus sa
+langue, ses mœurs, sa religion. Elle s'est élevée jusqu'à la conception
+du _genus humanum_, et elle a écrit la raison humaine dans ses lois. On
+ne peut qu'admirer une puissance si extraordinaire, mais il est douteux
+que tous les effets en aient été bienfaisants.
+
+Toute éducation uniforme est dangereuse, car la variété des individus
+est nécessaire au progrès de l'activité humaine. Plus il y a d'individus
+concurrents, plus fécond est le travail universel. Rome a détruit,
+autant qu'elle pouvait le faire, les génies particuliers des peuples,
+qu'elle semble avoir rendus inhabiles à la vie nationale. Quand la vie
+publique de l'empire a cessé, l'Italie, la Gaule, l'Espagne ne savent
+pas devenir des nations: la grande existence historique ne commencera
+pour elles qu'après l'arrivée des Barbares et plusieurs siècles de
+tâtonnements dans les calamités et les violences.
+
+Les pays que Rome a civilisés ne lui doivent point uniquement de la
+reconnaissance. Nous aimons à opposer au tableau de la Gaule gauloise
+celui de la Gaule romaine. Les villages sont transformés en villes, les
+cabanes en palais, les sentiers en routes dallées, les orateurs incultes
+en rhéteurs diserts, les guerriers barbares en généraux ou en empereurs.
+Nous admirons ce miracle, et la vie heureuse que l'on menait dans les
+cités gallo-romaines.
+
+Mais comment se fait-il que les pays que Rome n'a point conquis et
+longuement possédés tiennent aujourd'hui une si grande place dans le
+monde, qu'ils aient une originalité si forte, et cette pleine confiance
+en l'avenir? Est-ce seulement parce qu'ayant moins vécu, ils ont droit à
+un plus long avenir? Ou bien Rome a-t-elle laissé après elle des
+habitudes d'esprit, des façons d'être intellectuelles et morales qui
+gênent et limitent l'activité? Questions insolubles, comme toutes celles
+dont il importerait de connaître la solution. Ne soyons donc pas, du
+moins, si prompts à juger: il n'est pas certain que ce soit un bonheur
+pour nous que César ait vaincu Vercingétorix.
+
+
+_Les deux empires_.
+
+Si fortement organisée qu'elle fût, cette vaste domination recouvrait
+maintes oppositions qu'elle ne dompta point.
+
+Le plus souvent, c'est entre l'esprit du Nord et celui du Midi qu'il y a
+contradiction, et, par conséquent, lutte permanente. Mais, au temps
+romain, le Nord n'était qu'un ennemi extérieur et que l'on contenait; le
+contraste existait entre l'Occident et l'Orient: l'Occident que Rome
+avait soumis et s'était assimilé, parce qu'elle l'avait civilisé,
+l'Orient qui gardait sa civilisation hellénique.
+
+Dans l'Europe occidentale, Rome a porté son esprit et sa langue; mais
+sur l'hellénisme, elle a gagné à grand'peine l'Italie méridionale et la
+Sicile: la langue et la civilisation de la Grèce ont persisté de
+l'Adriatique au Taurus. Ici le nom romain a remplacé le nom grec, mais
+l'apparence seule est romaine. Le jour où Constantin a fondé la seconde
+Rome, un empire a commencé, que la chancellerie byzantine appellera
+l'empire romain, mais qui, pour l'histoire, est l'empire grec.
+
+La séparation de l'Occident et de l'Orient était inévitable; elle se
+trouva consommée, lorsqu'en 395 les deux fils de Théodose commencèrent à
+régner, l'un à Ravenne et l'autre à Constantinople. Dès lors
+coexistèrent deux États, ayant chacun sa tâche et ses ennemis propres,
+ennemis nombreux et puissants, dont la cohue essaye de se faire place
+sur la scène.
+
+
+_Les causes de ruine_.
+
+Ce n'est pas la division en deux empires qui a ruiné la domination
+romaine; ce n'est pas seulement la force des ennemis extérieurs. Rome
+républicaine avait abouti à la monarchie par la décadence de ses
+institutions et de ses mœurs, par l'effet même de ses victoires et de
+ses conquêtes, par la nécessité de donner à cette immense domination un
+_dominus_; mais, après qu'elle avait commencé à subir la réalité
+monarchique, elle garda le culte des formes républicaines. L'empire fut
+longtemps une hypocrisie; il n'osa pas se donner la condition première
+de la stabilité, une loi de succession. Chaque mort fut suivie de
+troubles, et le choix du maître du monde souvent abandonné au hasard. Il
+fallut bien pourtant organiser la monarchie, mais alors elle fut sans
+contradiction, sans contrôle, absolue. Elle se proposa pour fin
+l'exploitation du monde qui fut, dans la pratique, menée à outrance.
+Elle épuisa l'_orbis romanus_.
+
+Mettons encore parmi les causes de ruine la durée même, et l'usure. Le
+monde se sentait vieillir. Il cherchait, il attendait du nouveau. Il ne
+pouvait l'obtenir ni d'une révolution politique, car personne ne
+concevait d'autre forme de gouvernement que l'empire; ni d'une
+révolution sociale, car l'esprit était fait au régime des castes qui
+s'était lentement établi. Une révolution religieuse se fit, mais contre
+l'empire. Dire: «_Mon royaume n'est pas de ce monde_», c'était jeter le
+mépris divin sur le monde païen qui se voulait suffire à lui-même, et ne
+connaissait pas l'au-delà. Dire: «_Rendez à Dieu ce qui appartient à
+Dieu, et à César ce qui appartient à César_», c'était distinguer Dieu de
+César, en qui se confondaient l'humain et le divin. La distinction
+faite, comment la dette envers Dieu n'eût-elle pas été plus grande que
+l'obligation envers César? Dire: «_Les cieux et la terre passeront_»,
+c'était démentir la prédiction de l'éternité de l'empire: _Imperium sine
+fine dedi_. C'était ébranler la roche immobile.
+
+
+
+
+DE L'ANTIQUITÉ AU MOYEN ÂGE
+
+_Caractères généraux_.
+
+
+De l'Est, région des origines, s'achemine vers l'Occident en tumulte, la
+procession des peuples: Germains et Slaves, Huns et Avares, Arabes. Ils
+sont très différents les uns des autres: l'humanité, avec les contrastes
+de ses variétés congénitales ou lentement acquises, entre en lutte
+contre l'œuvre romaine de l'assimilation des hommes par la force et par
+l'esprit.
+
+Les Arabes ont une originalité puissante; ils représenteront en face de
+la grande race aryenne la grande race sémitique; ils fonderont une
+religion et un empire. Avec le passé impérial, ils ne transigeront
+point; ils auront dans l'histoire leur domicile à part et bien à eux.
+
+Les Huns et les Avares, de race touranienne, moins bien doués que les
+Sémites, sans éducation antérieure, demeurés à l'état primitif de la
+horde, et attardés dans le fétichisme, n'apporteront avec eux que la
+brutalité. Destructeurs, incapables de fonder, ils seront détruits.
+
+Les Germains et les Slaves sont de même race que les Grecs et les
+Romains. Postés aux frontières de l'_orbis romanus_, où habitaient
+l'ordre, la joie et la richesse, il semblait qu'ils attendissent l'heure
+d'entrer en partage du patrimoine. Ce sont des branches cadettes de la
+famille aryenne qui succéderont aux aînées, épuisées et desséchées.
+
+Tous ces peuples, de provenances, de mœurs et de religions diverses,
+seront en relations avec l'empire romain. En Orient, l'empire sera
+entamé, sans être détruit; en Occident, les Germains, après l'avoir
+étouffé sans le vouloir, le rétabliront. L'an 800, quand Charlemagne
+aura été couronné dans la basilique de Saint-Pierre, l'Europe paraîtra
+bien ordonnée de nouveau, comme au temps de Théodose, avec ses deux
+capitales, Rome et Constantinople. Ce ne sera qu'une apparence; mais les
+apparences sont des faits, et les illusions, des puissances qui
+produisent des actions réelles et considérables.
+
+L'an 800 marquera donc la fin d'une seconde période. Conduisons à
+présent jusqu'à cette date l'histoire de l'Europe.
+
+
+_L'Empire d'Orient._
+
+Le principal effort des Barbares porta sur l'Occident. Quelques années
+après la mort de Théodose, la Bretagne était évacuée par les légions.
+Francs, Wisigoths, Burgondes, occupèrent la Gaule et l'Espagne. Presque
+tous les Barbares visitèrent l'Italie et la pillèrent. Dans la
+Péninsule, des groupes de mercenaires prirent leurs quartiers, mais
+aucun peuple ne s'y établit en vertu d'un titre régulier, comme avaient
+fait, en Gaule, ceux qui viennent d'être nommés. L'Italie inspirait du
+respect. Elle était protégée, toute désarmée qu'elle fût, par la
+grandeur des souvenirs de sa gloire, comme Sylla l'avait été jadis par
+la garde que montaient autour de lui les ombres de ses proscrits. Aucun
+roi n'eut l'idée de régner sur Rome. Des empereurs continuaient à se
+succéder, vaillants ou lâches, intelligents ou stupides, impuissants
+toujours.
+
+Cependant, en l'année 476, le chef des mercenaires d'Italie, qui se
+nommait Odoacre, jugea qu'il n'était plus nécessaire que l'Occident eût
+un empereur particulier. Il fit porter à Constantinople les insignes
+impériaux par une députation chargée de représenter à l'empereur Zénon
+qu'un seul maître suffisait au monde.
+
+Dès lors, l'unité sembla rétablie, comme au temps des Césars et des
+Antonins. Constantinople s'imagine désormais conduire seule l'histoire.
+Les hommages des rois de l'Occident y vont trouver l'empereur. Jusqu'aux
+limites de l'_orbis romanus_, celui-ci envoie des ordres et des grâces.
+Il décore des insignes proconsulaires Clovis, le roi des Francs.
+
+Il envoie en Italie, contre Odoacre, les Ostrogoths, commandés par
+Théodoric, qui, bon gré, mal gré, reste son lieutenant. Un moment même,
+on put croire qu'il allait reprendre effectivement possession du monde:
+Justinien conquit l'Italie, l'Afrique, une partie de l'Espagne, des îles
+et des côtes de la Méditerranée occidentale.
+
+Ce retour offensif de l'ancienne puissance fut de courte durée. Les
+Lombards, descendus en Italie au sixième siècle, n'y laissent à l'Empire
+que des îlots de territoire, battus et rongés par les flots de leur
+invasion. Les Arabes, par leurs conquêtes en Asie, en Afrique, en
+Espagne, tracent un immense demi-cercle, qui enveloppe par le sud
+l'ancien _orbis romanus_.
+
+Relégué à l'Est, l'Empire, qui se dit toujours universel, commence à
+prendre le caractère déterminé d'un État oriental. Les immigrations des
+Barbares compliquent l'ethnographie de la péninsule des Balkans. Les
+Slaves se répandent au Nord et au Nord-Ouest: alors naissent la Servie
+et la Croatie. L'Istrie et la Dalmatie sont tout imprégnées de Slaves:
+les Slaves encore pénètrent par infiltration dans la Macédoine et dans
+la Grèce. Un peuple touranien, mais bientôt assimilé aux Slaves, les
+Bulgares, passe le Danube et s'étend bien au delà de l'Hémus. Ainsi
+s'agglomèrent les éléments de la future question d'Orient.
+
+Dès lors, tout espoir est perdu de restaurer l'empire universel. Il ne
+reste à l'Empire byzantin qu'une tâche modeste: il doit s'efforcer de
+vivre. C'est merveille qu'il ait si longtemps vécu.
+
+
+_Les barbares en Occident et l'Église._
+
+Pendant que l'Orient gardait ainsi les formes du passé, de curieux
+essais de nouveautés étaient faits en Occident.
+
+Ces nouveautés n'étaient point révolutionnaires. La première fois que
+les Germains étaient entrés en relations avec Rome, ils s'étaient
+présentés dans l'attitude de mendiants armés, demandant des terres, et
+offrant en échange le service de leurs armes. Marius avait détruit ce
+premier ban d'envahisseurs, mais d'autres étaient venus, répétant
+toujours les mêmes prières. Les frontières du Rhin et du Danube,
+longtemps défendues, avaient fléchi. Des individus en foule, des groupes
+de plus en plus considérables, enfin des peuples entiers étaient venus
+s'établir sur les terres romaines.
+
+Au cours du cinquième siècle, les Wisigoths, les Burgondes et les Francs
+se partagent la Gaule; les Ostrogoths occupent l'Italie. Ni les uns ni
+les autres ne sont des destructeurs. Chacun de ces peuples, répandu sur
+de vastes provinces, en minorité au milieu d'une population toute
+romaine, cherche une façon de s'accorder et de vivre avec elle. Il y met
+quelque intelligence et beaucoup de bonne volonté, mais il ne peut
+dépouiller ses mœurs anciennes.
+
+Le gouvernement des rois barbares est une monarchie étrange, moitié
+romaine et moitié germanique, absolue en principe, mais tempérée par des
+révoltes, par des assassinats et surtout par l'impossibilité de
+comprendre l'esprit du gouvernement impérial. Le respect persistant de
+l'Empire trouble les Ostrogoths, établis sur la terre romaine par
+excellence, et les Burgondes, à qui leur chancellerie fait parler, quand
+ils s'adressent au _princeps_, un langage de serviteurs très humbles.
+Pourtant, ce sentiment que les Occidentaux professent pour l'Empire, est
+une superstition. C'est à une puissance nouvelle qu'il appartenait de
+donner aux Barbares droit de cité dans l'histoire.
+
+L'Église chrétienne, après avoir vécu cachée dans l'Empire, après avoir
+bravé ses lois et souffert ses persécutions, avait reçu de lui des
+honneurs, des privilèges, la richesse, et le modèle d'un gouvernement.
+La hiérarchie impériale fut en effet reproduite dans les cités par les
+évêques, dans les provinces par les métropolitains. L'évêque de Rome,
+successeur de saint Pierre, patriarche unique de l'Occident, salué déjà
+du titre d'évêque universel, était au spirituel ce qu'était au temporel
+le successeur d Auguste.
+
+L'Église a donc refait ou plutôt perpétué l'universalité. Elle offre à
+l'humanité civilisée, au moment où la patrie romaine, déchirée en
+lambeaux, va laisser la place aux pays petits et multiples, la grande
+pairie ecclésiastique et chrétienne. Elle ménage, du passé à l'avenir,
+une transition douce. N'est-elle pas romaine en effet? Son chef siège à
+Rome; sa langue est celle de Rome; son culte est devenu le culte
+officiel de Rome. Les mots _chrétien_ et _romain_ s'étaient d'abord
+opposés l'un à l'autre. Les martyrs, lorsqu'ils refusaient l'encens à la
+statue de l'empereur disaient, pour raison de leur désobéissance: «Je
+suis chrétien, _Sum christianus_»; mais, au quatrième siècle, les mots
+se rapprochent et se confondent: _christianus_ devient synonyme de
+_romanus_.
+
+Comme l'ancienne Rome, l'Église a conquis et assimilé les esprits. La
+sève intellectuelle de l'antiquité ne produisait plus que de petites
+fleurs misérables, sans couleur ni parfum. L'Église offre aux
+intelligences une littérature, une histoire, une dialectique, la
+philosophie de son dogme et ses paroles de vie éternelle.
+
+Puisque les Barbares ne veulent point détruire Rome; puisqu'ils sont
+entrés dans l'empire comme des hôtes; puisqu'ils ne sont d'ailleurs ni
+assez nombreux, ni assez forts pour exterminer l'ancienne population ou
+la réduire à l'obéissance, ils n'avaient d'autre politique à suivre que
+de se faire accepter par celle-ci; mais la condition nécessaire et
+primordiale était qu'ils fussent agréés par l'Église. Or, les Wisigoths,
+les Burgondes, les Vandales, les Ostrogoths ont voulu être des
+chrétiens, mais à leur façon. Ils n'ont point accepté tout le dogme
+catholique. Aussi n'ont ils fait que passer sur la scène. L'Église et
+les populations romaines ne les ont point chassés: elles n'en avaient
+pas la force, mais elles ont laissé Justinien reprendre l'Italie; elles
+ont aidé les Francs à conquérir la Gaule, puis l'Occident.
+
+
+_Les Francs._
+
+Les Francs connaissaient Rome depuis longtemps et la servaient, mais ils
+n'étaient point romanisés comme les Wisigoths et les Burgondes. Ils
+n'étaient plus tout à fait, mais ils étaient encore des barbares.
+Établis sur la frontière septentrionale, ils occupaient partie des
+terres d'empire, partie des pays germaniques. À cheval sur le Rhin, qui
+séparait le monde classique du monde barbare, ils devaient être les
+intermédiaires entre le passé qu'avaient rempli les Romains, et l'avenir
+qu'allaient occuper les nations germaniques.
+
+Comme l'Église, les Francs étaient donc capables de ménager une
+transition; aussi l'accord de la puissance ecclésiastique et de la force
+franque est-il un des plus grands faits de l'histoire universelle. La
+vigueur des Francs eût suffi à elle seule pour triompher des Wisigoths
+et des Burgondes, fatigués et amollis, mais le baptême de Clovis et sa
+politique envers l'Église achevèrent leur fortune. Saint Remi leur donna
+le droit de cité parmi les populations romaines, au milieu desquelles
+les autres barbares demeuraient des étrangers, parce qu'ils étaient des
+hérétiques.
+
+Tout de suite, l'Église ouvrit à leur ambition une perspective immense.
+Elle cherchait un nouveau peuple de Dieu, qu'elle pût charger de l'œuvre
+de Dieu. Au lendemain du baptême de Clovis, les voix ecclésiastiques
+prêchent au nouveau David ses devoirs: il ne s'agit de rien moins que de
+réunir sous une même loi et dans une même foi les peuples de la terre.
+
+Au delà des anciennes limites de l'Empire, les Francs conquièrent
+l'Alamannie et la Thuringe; ils réduisent la Bavière à la dépendance; le
+christianisme commence à être prêché dans ces contrées nouvelles. Mais
+la race des Francs ne réussit pas du premier coup à faire sa rude
+besogne. La dynastie mérovingienne gouverna mal et même n'arriva jamais
+à comprendre ce qu'est un gouvernement. Elle s'usa dans les jouissances,
+dans les discordes, dans l'imbécillité. Son empire se démembra:
+Neustrie, Aquitaine, Burgondie, Austrasie, Alamannie, Bavière,
+s'organisèrent pour l'existence séparée. Dans chacune de ces provinces,
+qui étaient comme des royaumes, de petits groupes de seigneurs et de
+sujets se mirent à vivre de la vie locale.
+
+Parmi ces seigneurs étaient les évêques. Devenus grands propriétaires et
+membres considérables de l'État, ils s'engageaient et se perdaient dans
+la hiérarchie temporelle. Il semblait que le monde allât à la division
+et dût se morceler à l'infini; mais l'idée de l'unité survécut, par la
+vertu des grands souvenirs païens, par la puissance indestructible de
+l'imagination, par la foi de l'évêque, successeur de l'apôtre à qui le
+Christ avait confié le soin de paître l'universel troupeau des fidèles.
+
+À la fin du sixième siècle, la papauté devient conquérante. Par delà la
+Gaule, à l'extrémité même de l'ancien empire, elle envoie des
+missionnaires qui convertissent les Anglo-Saxons, récemment établis en
+Bretagne. Elle y organise une _provincia_ ecclésiastique, aussi soumise
+à l'évêque de Rome que l'ancienne province politique l'avait été à
+l'empereur romain. D'Angleterre partent des missionnaires qui vont
+prêcher en Germanie la foi chrétienne et, parmi les dogmes, l'obéissance
+au siège de Rome.
+
+Ainsi la Rome de saint Pierre commence ses conquêtes où la Rome
+d'Auguste a fini les siennes, par la Bretagne et par la Germanie.
+Bretagne et Germanie sont les premières provinces d'un empire de
+l'Église; par l'Église elles entrent dans l'histoire. C'est donc la
+papauté qui, la première, a élargi l'Europe.
+
+
+_La restauration de l'Empire._
+
+Cependant l'Italie était disputée, depuis le sixième siècle, par les
+Lombards et par les Grecs. Rome, menacée par ceux-là, appartenait
+toujours à l'empereur. L'évêque de la Ville était donc le sujet du
+βασιλεύς byzantin. De Constantinople ne lui venaient guère que des
+affronts, des humiliations, même des dangers pour la foi. Des Lombards,
+il n'attendait rien de bon. Entre ces deux ennemis, il se soutient avec
+peine. Secrètement, il veut Rome pour lui, et peu à peu il s'en empare
+par les services mêmes qu'il lui rend, en rebâtissant ses murs et en
+nourrissant son peuple. Il rêve même une domination en Italie; mais il
+est faible parmi des violents.
+
+Attentif aux événements, il suit les progrès d'une nouvelle puissance
+franque qui s'élève; car lui aussi, comme les évêques gallo-romains du
+cinquième siècle, il est en quête d'un peuple qui se fasse l'ouvrier de
+Dieu.
+
+En ce temps-là, dans le pays d'Austrasie, une famille, qui devait porter
+plus tard le nom de carolingienne, avait acquis de grands biens entre
+Moselle et Rhin. Les honneurs publics étaient chez elle héréditaires.
+Ses chefs servaient la royauté mérovingienne en qualité de maires du
+palais, mais ils étaient de véritables ducs d'Austrasie, comme les
+Agilolfing étaient ducs de Bavière. Leur pays était riche en hommes de
+guerre, bien placé pour agir à la fois sur les duchés germaniques, d'une
+part, et, d'autre part, sur la Neustrie et la Bourgogne.
+
+Décidément, ce pays du Rhin était le lieu principal de l'histoire.
+C'était là, aux confins de l'ancien monde et du nouveau qu'il fallait
+habiter, pour être l'agent de l'avenir. Les Francs mérovingiens s'en
+étaient éloignés trop vite. Paris et Orléans avaient été leurs capitales
+de prédilection. Ils s'étaient enlisés dans la population gallo-romaine,
+et leur énergie avait été prématurément étouffée sous la cendre du
+passé. Les Francs d'Austrasie, les Ripuaires rhénans, avaient gardé la
+force primitive, l'habitude de partir en campagne, chaque printemps, le
+goût et la joie de la guerre.
+
+Aux premiers pas que les Francs mérovingiens avaient faits sur la scène,
+l'évêque de Reims avait été au-devant d'eux. Au-devant des Francs
+austrasiens alla l'évêque de Rome. Plus grand personnage que saint Remi,
+l'évêque universel avait à proposer une tâche plus haute: il demanda aux
+Francs, avec des prières et des larmes, de se faire les protecteurs de
+l'apôtre saint Pierre.
+
+Les Francs ne comprirent pas tout de suite, et longtemps ils hésitèrent.
+Charles Martel, tout à son œuvre de guerre, ne se souciait pas de mettre
+ses armes au service d'un prêtre; mais le prêtre insista. Pépin et
+Carloman, fils de Charles, sont déjà des hommes d'église: celui-ci
+mourra sous une robe de moine; l'autre préside des conciles, et
+s'emploie avec zèle à la réforme des Églises de Gaule et de Germanie.
+Quand il est élu roi par les Francs, le pape vient en Gaule lui donner
+l'onction que Samuel avait donnée à David. L'alliance pourtant n'est pas
+définitive. Charlemagne, fils de Pépin, ne s'entend pas tout d'abord
+avec le pape; il s'accorde un moment avec les Lombards, et prend femme
+chez «cette gent très honteuse de lépreux», comme disait le Saint-Père.
+
+Cependant, le charme agit toujours; il devient irrésistible.
+Charlemagne, s'il eût été réduit à lui-même, n'aurait eu que la force et
+quelques idées de roi primitif, c'est-à-dire de chef de guerre et de
+justicier. L'Église le nourrit de sa science: elle lui apprend la
+dogmatique, l'histoire, les lettres, la grammaire et l'astronomie. Elle
+propose à son activité politique et militaire un idéal, à sa puissance
+un emploi: «défendre au-dedans la foi contre l'hérétique, et la propager
+au dehors sur les terres des païens.»
+
+La chrétienté apparaissait alors aux esprits capables de réflexion comme
+une société de soldats et de prêtres, gouvernée par un soldat et par un
+prêtre. Si elle avait pu oublier l'antiquité profane, elle se serait
+crue retournée au temps biblique, alors qu'Aaron combattait dans la
+plaine et que Moïse priait sur la montagne. Charlemagne lui-même a
+évoqué un jour cette image. Mais les souvenirs de l'antiquité profane
+s'imposent à l'évêque de Rome et à Charles, qui s'entendent pour
+restaurer, non pas le gouvernement du peuple de Dieu, mais l'empire
+romain. En l'an 800, dans la basilique de Saint-Pierre, Moïse couronne
+Aaron, que le peuple romain salue du titre d'Auguste.
+
+
+_Le monde historique en l'an 800._
+
+Le pape avait prétendu instituer un empereur unique et universel. Depuis
+qu'Odoacre avait renvoyé à Constantinople les insignes impériaux, le
+βασιλεύς byzantin avait été «le seul maître qui suffisait au monde»;
+mais en l'an 800, la vieille Rome avait repris son droit de faire
+l'empereur. Charlemagne était donc, en théorie, le maître du monde; mais
+Constantinople maintint contre la théorie sa possession de fait, dont
+Charlemagne lui-même reconnut la légitimité.
+
+Les deux empires contiendraient toute la chrétienté, si, dans l'île de
+Bretagne, le peuple anglo-saxon, chrétien et indépendant, ne préludait
+déjà à sa fortune particulière. Empire d'Occident, empire d'Orient,
+Angleterre, voilà, au début du neuvième siècle, trois êtres politiques:
+voilà l'Europe.
+
+En dehors, sont les infidèles et les païens. Le pays de l'Islam, séparé
+lui aussi en empire d'Occident, le khalifat de Cordoue, et en empire
+d'Orient, le khalifat de Bagdad, s'étend toujours comme un croissant
+gigantesque, au sud des deux empires dont il est le commun ennemi. Les
+païens, c'est tout le Nord et tout l'Est: la Scandinavie, la profonde et
+immense Slavie, l'Avarie.
+
+Charlemagne a détruit le royaume danubien des Avares. Il a vaincu les
+Scandinaves et les Slaves de l'Elbe; s'il ne les a pas soumis, il a
+organisé sur ses frontières des comtés militaires, les marches, qui sont
+les têtes de colonne de la chrétienté. Il montrait ainsi la voie à ses
+successeurs, auxquels il léguait le devoir de la guerre contre les
+païens et contre l'infidèle.
+
+
+_Effets historiques de la restauration de l'Empire d'Occident._
+
+L'empire de Charlemagne comprenait d'anciens pays chrétiens qui avaient
+obéi à Rome: la Gaule; le nord de l'Espagne, des Pyrénées à l'Èbre,
+enlevé aux Arabes; l'Italie, jusqu'au Garigliano, enlevée aux Lombards
+et sur laquelle Pépin avait prélevé, pour le donner au Pape, le
+patrimoine de saint Pierre; hors de l'_orbis romanus_, la Germanie.
+
+Avant les Carolingiens, Gaule, Italie, Germanie, avaient leur existence
+séparée. Les Carolingiens ont fondu tous ces pays dans l'unité de
+l'empire restauré.
+
+Cette restauration est le grand fait de cette époque, qui se distingue
+de celle qui précède et de celles qui suivent par ce phénomène étrange
+que deux puissances idéales, le souvenir de Rome païenne et l'autorité
+de Rome chrétienne, dirigent seules la force matérielle.
+
+À l'ancienne Rome, qui conquiert pour dominer et pour exploiter,
+l'historien préfère la nouvelle, qui soumet des âmes après les avoir
+éclairées. La conquête de la Bretagne par quelques missionnaires
+romains, armés seulement de la croix, de leurs chants et de leurs
+prières, est plus belle assurément, plus glorieuse et plus humaine que
+la conquête par Agricola.
+
+Nous nous plaisons aussi à considérer l'hommage rendu par le Franc
+Charlemagne à la puissance du passé. Ce Germain descend des vieux
+ennemis de Rome; il résume et personnifie, pour ainsi dire, l'invasion
+des Barbares, qui a détruit l'empire; et, pour couronner ses victoires,
+il restaure l'empire. Mais l'historien ne doit rien admirer sans
+réserve, à moins qu'il ne croie, par une sorte d'optimisme fataliste,
+que tout ait été toujours pour le mieux dans le meilleur des mondes.
+
+On dit: l'empire carolingien a eu cet effet bienfaisant de préparer aux
+nations futures une civilisation commune, chrétienne, militaire et
+politique. De lui procèdent le type de l'homme d'armes chrétien et la
+poésie de la lutte des fidèles de tous pays contre l'infidèle.
+Voudriez-vous retrancher de l'histoire des sentiments et des idées, la
+chevalerie, la croisade et la chanson de geste?
+
+Non. Mais les peuples d'Europe, au sortir du commun berceau, seront des
+frères ennemis. Après que la force carolingienne sera épuisée,
+l'Occident se divisera de nouveau. Il sera dépensé autant de misères et
+de sang, pour détruire l'œuvre, qu'il en a fallu pour la bâtir. Cette
+hégémonie temporelle et cette hégémonie spirituelle, que le pape et
+Charlemagne ont rivées l'une à l'autre, seront ennemies l'une de
+l'autre. Chacune d'elles, à son heure, sera une tyrannie. À votre tour,
+tenez-vous tant à garder dans l'histoire la querelle du sacerdoce et de
+l'empire, l'oppression de l'Italie par l'Allemagne, la longue contrainte
+exercée sur les consciences? De la liste des croisades,
+n'effaceriez-vous pas volontiers celle des Albigeois? Quand le pape a
+sacré Pépin, quand Charlemagne et le pape ont restauré l'empire, ils ont
+légué aux temps futurs la coalition du trône et de l'autel: ne
+voyez-vous point la suite, toute la suite?
+
+Il n'est pas certain que, sans l'alliance des Carolingiens et de la
+papauté, les Austrasiens, les Aquitains, les Lombards, les Bavarois, les
+Saxons n'auraient pas trouvé la façon de vivre qui leur convenait,
+qu'ils ne se seraient pas tout aussi bien pénétrés de l'esprit chrétien,
+en appropriant la religion, comme ils devaient le faire plus tard, à
+leurs génies particuliers?
+
+Qui sait? C'est le mot qu'il faut répéter souvent. Une chose paraît
+certaine: si le passé est bienfaisant, parce qu'il initie les
+générations nouvelles à l'expérience des générations mortes, il abuse de
+sa puissance. Il a, pour les vivants, des malices de spectre. Une de ces
+malices a été le rétablissement de l'empire en l'an 800 par un prêtre et
+par un guerrier, qui ne savaient au juste, ni l'un ni l'autre, ce
+qu'avait été l'ancien empire, ce que serait le nouveau.
+
+
+
+
+LE MOYEN ÂGE
+
+_Caractères généraux._
+
+
+Où trouver un temps d'arrêt dans les siècles qui suivent?
+
+L'empire d'Orient vit comme une flamme agitée, avec de grandes lueurs,
+des éclipses et de nouveaux éclats. Pendant plus de six siècles, il se
+défendra contre la nuit, qui, à la fin, le recouvrira.
+
+L'Occident commencera par défaire l'œuvre des Carolingiens; il brisera
+l'empire en royaumes et les royaumes en seigneuries. Une végétation
+confuse et très violente étouffera les idées générales. Le pouvoir
+impérial, perdant de son honneur à chaque transmission et disputé par de
+petits princes italiens, sera réduit au néant; le pouvoir pontifical,
+disputé par des factions romaines, s'avilira.
+
+Puis, au milieu du dixième siècle, un pape rendra tout à coup à l'empire
+son lustre et sa force, en couronnant empereur Otton, le roi
+d'Allemagne.
+
+Les deux pouvoirs deviendront alors en Occident les agents principaux de
+la politique. À l'ombre de l'empire, la papauté se refera, se purifiera
+et ressaisira l'Église, qui se perdait encore une fois dans les soins et
+les devoirs de la matière. Devenue la tête de l'immense milice
+spirituelle, elle obligera l'empire d'abord à respecter son indépendance
+et bientôt à reconnaître sa primauté d'honneur.
+
+Si ces deux puissances s'étaient accordées, elles auraient été les
+maîtresses de l'Occident, où elles auraient longtemps empêché les
+nations de prendre corps. La papauté, en effet, ne veut point entendre
+parler d'affaires de nations. Une seule guerre est, à ses yeux, légitime
+et perpétuellement obligatoire, la guerre contre l'infidèle, avec
+l'intermède de la guerre contre l'hérétique ou contre l'excommunié. Pour
+que la chrétienté puisse accomplir le devoir de la guerre de Dieu, le
+pape essaye de lui imposer la paix de Dieu. Quiconque la trouble, que ce
+soit un petit baron ou un Henri d'Angleterre, un Philippe de France ou
+un empereur Frédéric, est un factieux.
+
+La croisade sera donc le principal phénomène de l'histoire politique aux
+douzième et treizième siècles, mais, très vite, elle tournera mal, et, à
+la fin, échouera lamentablement. Les rois se détourneront de cette œuvre
+ruineuse. D'autres intérêts apparaîtront, et des besognes plus
+prochaines et plus lucratives. Des territoires nationaux commenceront à
+se dessiner, et les peuples à percevoir la sensation de la frontière.
+Les pouvoirs généraux se détruiront eux-mêmes. La papauté ruinera
+l'empire au treizième siècle, mais aussitôt elle se heurtera aux
+résistances des rois, devenus des chefs de peuples, et elle tombera dans
+les scandales du grand schisme.
+
+Du naufrage des pouvoirs universels émergeront alors les nations. Comme
+la chrétienté avait succédé à l'empire romain, l'Europe succède à la
+chrétienté; mais combien confuse encore et chaotique! Aussi faut-il
+chercher plus loin une date de démarcation dans l'histoire politique du
+continent. Au quatorzième siècle, le vrai moyen âge est fini, mais il y
+a toujours un empire d'Orient, et même il semble renaître; toujours un
+saint empire, et même il s'acquitte de son mieux, pendant les désordres
+du grand schisme, de son office d'avoué de l'église; toujours l'illusion
+de la croisade, et même des aventures héroïques de croisés. Au quinzième
+siècle encore, le schisme et le musulman préoccupent Jeanne d'Arc et la
+troublent. Les chevaliers d'Occident, entre deux batailles, jurent sur
+le faisan l'extermination de l'Infidèle.
+
+Cependant, l'Infidèle prendra Constantinople. L’Europe, qui avait été le
+chercher et le combattre chez lui, permettra au Turc de transformer en
+mosquée l'église patriarcale de Sainte-Sophie. Elle laissera aux petits
+peuples des Balkans le soin d'arrêter l'Asiatique sur la route qui mène
+au cœur du continent. Le roi très chrétien de France et le roi
+catholique des Espagnes, le pape lui-même pèseront en politiques le prix
+de l'alliance ottomane, et la feront entrer comme un élément dans leurs
+calculs: signe certain qu'une période de l'histoire de l'Europe est
+close.
+
+C'est donc jusque vers la fin du quinzième siècle qu'il faudra mener
+l'histoire des divers pays d'Occident et d'Orient.
+
+
+_L'empire d'Orient._
+
+Pendant cette longue période, le contraste va se marquant de plus en
+plus entre l'Occident et l'Orient.
+
+L'empire en Occident est un pouvoir à peu près idéal, sans territoire
+déterminé, sans nom même, car ce n'est pas un nom que cette périphrase
+par laquelle il est désigné de «saint empire romain de la nation
+germanique». L'empire en Orient est une domination réelle, qui s'exerce
+sur une région précise, et qui porte un nom national, _Romania_.
+
+L'empire en Occident est partagé en deux pouvoirs: spirituel et
+temporel. En Orient, il n'a pas toléré à côté de lui une monarchie
+sacerdotale, indépendante du pouvoir civil. Le βασιλεύς a été une sorte
+de pape-roi. Au moment où la papauté, devenue toute-puissante, régit les
+rois de l'Occident, Constantinople se sépare de Rome par le schisme.
+
+L'empire byzantin était donc plus cohérent et plus fort que son rival,
+mais il avait trois sortes d'ennemis. D'abord un ennemi intérieur: des
+groupes ethnographiques, établis sur le territoire de la _Romania_, et
+qu'il n'avait point assimilés; puis, deux ennemis extérieurs, l'Occident
+catholique et l'Orient musulman.
+
+Une triple question se posait à propos de la destinée de l'empire: les
+nations établies sur son territoire en demeureraient-elles maîtresses,
+et la péninsule des Balkans serait-elle partagée dès le moyen âge en
+petits États indépendants? L'Occident ressaisirait-il Constantinople et
+la Péninsule? Ou bien Constantinople et la Péninsule deviendraient-elles
+la proie de l'Asie?
+
+Les nations des Balkans ont eu leurs heures: au neuvième siècle, la
+Bulgarie devient un État redoutable et des principautés slaves
+s'établissent; au quatorzième siècle, la Serbie est un empire.
+
+L'Occident s'est cru un moment maître de l'Orient. L'Europe pontificale
+et chevaleresque avait entrepris les croisades pour reprendre aux
+infidèles les lieux saints conquis par eux sur le βασιλεύς. Elle avait
+envoyé en Asie des milliers et des milliers d'hommes. L'empereur, très
+supérieur en politique à ces barbares, les avait joués. À la faveur des
+premières croisades, il avait recouvré des parties perdues de l'Asie
+Mineure. Mais les marchands de Venise étaient aussi des politiques: les
+circonstances leur donnèrent la direction de la quatrième croisade, et
+les barons chrétiens, aussi _convoiteux_ que la République des lagunes,
+se partagèrent l'Empire, au début du treizième siècle. Alors règnent, à
+Constantinople, un empereur flamand; à Thessalonique, un roi italien; en
+Achaïe, à Naxos et dans Athènes, de petits dynastes, pendant que Venise
+s'établit en Crète et dans le Péloponnèse.
+
+Quant à l'Asiatique, le troisième des successeurs possibles, il a livré
+au Byzantin un assaut continuel. Après que l'empire arabe, qui avait
+couvert l'Asie, l'Afrique, l'Espagne et la Sicile, s'est écroulé, l'émir
+ottoman, établi en Asie Mineure, est devenu un redoutable voisin.
+
+Contre tous ces ennemis le βασιλεύς s'est défendu avec une constance et
+une habileté qui forcent l'admiration. Telle était la vitalité de
+«l'homme malade» de ce temps-là, qu'il se remit de l'étrange accident de
+la quatrième croisade. À la fin du treizième siècle, il a reconquis
+Constantinople; l'empire restauré recommence la conquête de la
+Péninsule; il reprend ses trois mers et pousse sa domination jusqu'au
+Péloponnèse. Il semble de force à prévaloir et sur les Slaves, et sur
+les Bulgares, et sur les principautés d'Épire, d'Achaïe, d'Athènes, et
+sur Venise; mais la puissance des Turcs s'amasse de plus en plus dense
+en Asie.
+
+Il y a là une grande réserve d'hommes et de soldats, conduits par une
+dynastie de chefs absolus qui, tous, veulent la même chose. La grande
+lutte emplit le quatorzième et le quinzième siècle. À la fin,
+Constantinople devient la capitale de l'État ottoman, qui comprend toute
+la péninsule, depuis la Save jusqu'au cap Matapan, à l'exception de
+quelques points demeurés vénitiens et de l'héroïque Monténégro.
+
+L'Asie a pris sur l'Europe la revanche des guerres médiques, des
+conquêtes d'Alexandre et des Romains, de celles du βασιλεύς et des
+croisés. Elle va prolonger son empire dans la Méditerranée par la
+conquête des îles et de l'Afrique, vers l'Europe centrale par les
+progrès des Turcs sur le Danube. Voilà pour un long temps la question
+d'Orient réglée: Slaves, Bulgares, Albanais, Roumains, Hellènes,
+s'endorment sous la domination du cimeterre et du croissant, mais ils ne
+font que dormir.
+
+
+_L'empire d'Occident._
+
+Après la mort de Charlemagne, un parti ecclésiastique et impérialiste
+avait essayé en vain de maintenir l'unité de l'empire. La force des
+choses, permanente sous les accidents de la politique et du hasard,
+avait séparé l'Allemagne, la France et l'Italie: mais la séparation,
+commencée au traité de Verdun en 843, ne fut pas complète. Les trois
+pays ne sont pas des États: un État est un être politique organisé, et
+il n'y aura d'États à proprement parler (de grands États au moins), qu'à
+la fin du moyen âge. Ils ne sont pas des nations: une nation est une
+personne formée, consciente et responsable; il n'y aura, pas de
+véritables nations sur le continent avant notre temps.
+
+Au neuvième siècle, la France et l'Allemagne n'ont pas encore trouvé
+leur nom. Charles le Chauve est roi des Francs; Louis le Germanique est
+roi des Francs. Ils se distinguaient l'un de l'autre d'après les points
+cardinaux: Charles commandait aux «Francs occidentaux», et Louis aux
+«Francs orientaux». Peu à peu, avec une grande lenteur, chacun des deux
+pays se fera sa destinée particulière.
+
+Quant à l'Allemagne et à l'Italie, elles furent liées l'une à l'autre
+par la restauration de l'empire au dixième siècle. Un même personnage
+fut dès lors roi en Allemagne, roi en Italie et Empereur. L'Allemagne et
+l'Italie furent le domicile du sacerdoce et de l'empire, honneur de
+longue et grande conséquence pour l'avenir de l'une et de l'autre.
+
+
+_Empire et sacerdoce. Conséquences pour l'Allemagne._
+
+Ce fut, au moyen âge, l'homme le plus occupé du monde et le personnage
+politique le plus singulier que l'empereur-roi. Il ne parvint pas à se
+faire reconnaître pour un monarque universel, et il ne devint point le
+monarque d'une nation particulière. Ne sachant trop comment s'appeler,
+il se nomma tout court _imperator_. Sa capitale légale était Rome, mais
+il n'y résidait point. Il n'eut pas de capitale en Allemagne. Il ne se
+fixa nulle part.
+
+Dans la période de la décadence carolingienne, l'usage de l'élection des
+rois s'était régulièrement établi. Pour devenir roi en Allemagne, il
+fallait donc être élu. D'autre part, pour devenir empereur, l'élu devait
+aller se faire couronner par le pape à Rome. Si le roi allemand avait
+été un simple roi, il aurait sans doute pu s'affranchir de l'élection,
+comme ont fait les Capétiens en France, dès la cinquième génération;
+mais il était en même temps empereur, et le pape n'admit jamais que la
+dignité impériale fût héréditaire, ni que le couronnement fût réputé une
+formalité vaine. Il s'entendit avec les princes germaniques pour
+perpétuer la coutume de l'élection, qui mettait l'élu à la discrétion
+des électeurs, comme le couronnement l'obligeait à compter avec le pape.
+Il n'y eut donc pas en Allemagne cette continuité dans l'action
+monarchique, par laquelle d'autres pays furent constitués en États, qui
+devinrent ensuite des nations.
+
+L'office le plus clair de l'empereur étant d'être l'_avoué_ de l'Église,
+il dut se charger des destinées de la papauté, la relever de
+l'abaissement où elle était tombée au dixième siècle, puis, après lui
+avoir donné la force de lutter contre lui, lutter contre elle. Comme
+avoué de l'Église, et comme roi en Italie, il fut impliqué dans toutes
+les affaires de la Péninsule, où il trouva des alliés, mais aussi des
+adversaires.
+
+Quant à l'Allemagne, elle fut un des théâtres de la lutte entre
+l'empereur et le pape. Non seulement les princes ecclésiastiques, mais
+aussi des princes laïques, intéressés au désordre où croissait leur
+indépendance, tinrent pour le pape contre l'empereur.
+
+Dès le milieu du treizième siècle, l'Allemagne n'est plus qu'une
+fédération anarchique de principautés et de républiques. Plus de vie
+collective, point d'armée, point de finances, point de justice. La
+guerre est partout et il n'y a plus d'autre droit que le droit du poing
+(_Faustrecht_). Pour se protéger, princes et villes font des ligues pour
+la paix: ces ligues elles-mêmes sont belliqueuses, car elles font la
+guerre à la guerre.
+
+À ce désordre préside un monarque: il s'appelle toujours l'empereur;
+mais à la fin du treizième siècle, il n'est plus, sous la parure de ce
+titre, qu'un petit prince allemand, exploitant sa dignité pour faire la
+fortune de sa maison. Les Luxembourg, hobereaux du pays d'Ardenne, et
+les Habsbourg, minces seigneurs du pays d'Argovie, se composent un
+domaine patrimonial. «Chacun pour soi»: telle est la devise de
+l'Allemagne dans ce temps-là. Ce pays, qui semblait, au dixième siècle,
+de tous les pays carolingiens le plus proche de l'unité, s'installe dans
+l'anarchie.
+
+
+_Conséquences pour L'Italie._
+
+Pas plus que l'Allemagne, l'Italie n'était prédestinée à la division. La
+longue habitude de voir ces deux pays morcelés induit à croire qu'ils
+ont suivi une vocation naturelle, mais rien ne prouve que l'unité fût
+plus difficile à établir en Allemagne et en Italie que dans d'autres
+régions. Sans doute la géographie y dresse des obstacles à l'unité, mais
+ne s'en trouve-t-il pas aussi en Espagne, même en France?
+
+La grande différence entre les destinées de la France et de l'Allemagne,
+de l'Espagne et de l'Italie, a donc été faite par l'histoire.
+
+Chez nous, un peuple germanique, les Francs, établi sur terre
+gallo-romaine, mêlant son sang, son esprit et ses lois au sang, à
+l'esprit et aux lois de l'ancienne population, a été l'artisan d'une
+nationalité. En Italie, les Ostrogoths d'abord, les Lombards ensuite,
+auraient pu accomplir la même œuvre. La papauté les a considérés comme
+des étrangers et des ennemis. Au moment où les Lombards allaient occuper
+Rome, elle a appelé les Francs. Charlemagne s'est substitué, dans
+l'Italie du Nord, au roi qu'il avait vaincu, mais il a laissé subsister,
+au sud, des duchés lombards et des pays de domination byzantine. Pépin
+et lui ont fondé un état pontifical. Ces duchés méridionaux, cet État de
+saint Pierre, ce royaume du nord, c'est le commencement de la polyarchie
+italienne.
+
+Dans le naufrage de la famille carolingienne, l'empire semblait avoir
+sombré. Des essais furent tentés de monarchie italienne. Le pape y coupa
+court en rétablissant l'empire, et il plaça la Péninsule sous le joug
+tudesque, qui lui a été si odieux et qui s'est perpétué sous des formes
+diverses, jusqu'à nos jours.
+
+La papauté inaugura un jeu redoutable en opposant barbares à barbares.
+Pour chasser les Staufen allemands du royaume des Deux-Siciles, un pape
+y appela, dans la seconde moitié du treizième siècle, les Angevins de
+France.
+
+Ce serait faire preuve d'inintelligence que de reprocher à la papauté du
+moyen âge un crime contre la nationalité italienne, qui n'existait pas.
+Le pape ne pouvait être ni l'homme d'une cité, ni l'homme d'un pays,
+sans déchoir de sa dignité, la plus haute qui fût sous le ciel. Par
+définition et d'office, il faisait de la politique universelle, et il
+cherchait, par cette politique, à garantir l'indépendance et la
+puissance du siège des apôtres. À la fin du moyen âge, il deviendra
+prince italien et fera de la politique italienne, mais alors il
+compromettra la papauté et même l'Église.
+
+Il n'en est pas moins vrai que Machiavel, se plaçant au point de vue
+italien, a raison d'attribuer à la papauté le désordre de l'Italie. Elle
+y a contribué pour une large part.
+
+Comme en Allemagne, on vit d'abord se former, du dixième au treizième
+siècle, des principautés féodales et des républiques; ensuite, du milieu
+du treizième siècle à la fin du moyen âge, la plupart des républiques se
+transformer en principautés. Au quinzième siècle, Milan, Florence,
+l'État de l'Église, l'oligarchique république de Venise et le royaume de
+Naples forment une pentarchie, dont chaque membre a ses intérêts, et
+dont aucun ne connaît le sentiment d'un patriotisme italien.
+
+
+_L'expansion de l'Italie._
+
+Anarchie en Allemagne, polyarchie en Italie ne signifie pas inertie de
+l'Allemagne, ni de l'Italie. Pour ne pas avoir de commun maître, ni de
+vie commune, ni de patriotisme collectif, ces pays souffriront les maux
+de la guerre civile continue; par surcroît, ils deviendront, dans les
+temps modernes, les champs de bataille de la politique européenne. Mais
+ce n'est pas un mal sans compensation, que de n'avoir pas un
+gouvernement qui emploie toutes les forces à des fins déterminées.
+L'Italie est en fragments, mais qui vivent d'une vie d'autant plus
+intense qu'elle est plus conforme aux aptitudes naturelles de chacun
+d'eux. Qu'une monarchie italienne siège dans Rome capitale: Rome perd
+son incomparable originalité de ville sacerdotale et de ville
+universelle; l'histoire ne connaît ni l'énergie florentine, ni l'énergie
+vénitienne.
+
+Déjà la Renaissance a commencé. Elle est un produit naturel de la terre
+classique italienne, mais la polyarchie en a favorisé la croissance et
+permis la libre variété. En attendant que l'esprit italien se répande
+sur l'Europe, les grandes villes d'Italie règnent sur la Méditerranée.
+Elles sont les intermédiaires rapidement enrichis entre l'Orient et
+l'Occident. Elles inventent et perfectionnent les institutions
+commerciales: les consulats, le change, la banque. Les banquiers en
+France s'appelaient des Lombards, et la monnaie italienne courait dans
+toute l'Europe occidentale, où l'on comptait par ducats, qui étaient les
+monnaies de Gènes et de Venise, les deux villes dogales, et par florins,
+qui portaient la fleur de Florence.
+
+Il y avait comme un empire méditerranéen de l'Italie: Gènes possédait la
+Corse et la Sardaigne; Venise, une grande partie de la côte de
+l'Adriatique et des îles de l'Archipel. Elle était, avant l'arrivée du
+Turc, le seigneur d'un quart et demi de l'Empire grec.
+
+
+_Expansion de l'Allemagne au nord et à l'est. Les trois zones._
+
+Très énergique et très féconde a été, pendant le moyen âge, l'anarchie
+allemande.
+
+L'Allemagne carolingienne était à peu près comprise entre le Rhin et
+l'Elbe, mais elle pouvait s'étendre dans trois directions: au sud, des
+voies naturelles, abaissant la montagne, l'appelaient en Italie; à
+l'ouest, entre elle et la France, entre Rhin et Meuse, Rhône et Alpes,
+une région, de destinée politique incertaine, s'ouvrait à la concurrence
+des deux peuples; au nord et à l'est, un immense terrain vague s'offrait
+à la colonisation germanique.
+
+C'est l'Allemagne officielle, l'Allemagne impériale qui est intervenue
+en Italie, où elle n'a fait, de rares moments exceptés, que de méchante
+besogne. À l'ouest, l'action germanique a été de bonne heure contrariée,
+puis arrêtée par la France. Sur la troisième région, l'Allemagne s'est
+largement épandue.
+
+De ce côté, la frontière d'Allemagne était, au temps carolingien,
+frontière de chrétienté. Reculer cette frontière, la reculer toujours,
+jusqu'à ce que le dernier païen, soumis et converti, devînt à la fois le
+fidèle du seigneur pape et le fidèle du seigneur empereur, c'était
+l'office extérieur, la politique nécessaire de l'empire, restauré une
+première fois en l'an 800, une seconde fois en l'an 962.
+
+Au temps de Charlemagne, une foule de peuples païens et barbares
+s'échelonnaient le long de la frontière chrétienne, et se prolongeaient
+dans la région inconnue du _Far-East_ européen et dans la péninsule du
+nord.
+
+C'étaient, aux bouches de l'Elbe, les Scandinaves; tout le long de
+l'Elbe et de la Saale, des rives de la Baltique aux monts de Bohême, les
+tribus slaves des Polabes; en Bohême, les tribus slaves des Tchèques;
+sur le Danube, les hordes touraniennes des Avares, que remplaceront plus
+tard les Magyars; au sud-est, jusqu'à l'Adriatique, encore des tribus
+slaves. Derrière cette première zone de peuples, avec la plupart
+desquels Charlemagne avait pris contact, une seconde, entièrement slave,
+comprenait, du nord au sud, la Poméranie, la Pologne, la Silésie.
+
+Au delà encore, le long de la Baltique orientale, vivaient des tribus
+finnoises et lithuaniennes; dans la grande plaine, les Russes.
+
+La tâche de faire entrer ces peuples dans la civilisation chrétienne
+aurait dû être partagée entre les deux empires de l'Occident et de
+l'Orient; mais l'empire d'Orient n'avait pas trop de toutes ses forces
+pour défendre son existence, et l'autre ne réunit que pendant un temps
+très court les forces de l'Allemagne sous son commandement: si bien que
+l'œuvre chrétienne et civilisatrice fut faite presque entièrement par
+des entreprises particulières.
+
+
+_Progrès dans la première zone._
+
+Sur les Scandinaves, l'Allemagne ne gagna rien. Les trois royaumes,
+Danemark, Suède, Norwège, sont formés au dixième siècle: ils deviennent
+chrétiens. Or devenir chrétien, c'était acquérir le droit de vivre.
+Chaque fois qu'un peuple entrait dans l'Église, la future Europe
+s'enrichissait d'une recrue nouvelle. Le Danemark, voisin de l'Empire,
+est en relations avec lui, et, par moments, son roi est une sorte de
+vassal de l'empereur; mais sa condition habituelle est l'indépendance.
+Les rois scandinaves sont bientôt en état de disputer aux Allemands la
+Baltique, cette Méditerranée sombre, sur laquelle ont été livrés tant de
+combats, obscurs et violents, entre les peuples concurrents.
+
+L'Allemagne s'étendit au contraire très vite, et pour y demeurer
+maîtresse à toujours, dans la région des Slaves de l'Elbe. À la fin du
+douzième siècle, les Slaves du pays entre la Saale et l'Elbe sont
+germanisés et convertis: ce fut l'œuvre des margraves de Lusace et de
+Misnie. Les Slaves du pays entre l'Elbe et l'Oder sont en grande partie
+exterminés: ce fut l'œuvre des ducs de Saxe et des «margraves du nord»,
+qui prirent au douzième siècle le nom, destiné à devenir célèbre, de
+margraves de Brandebourg.
+
+Les Slaves des rives de la Baltique reçoivent des colons en foule; leurs
+princes se germanisent; leur pays, le Mecklembourg, devient une
+prolongation transalpine de la basse Allemagne. Ainsi, toute la partie
+septentrionale de la première zone est acquise à l'Allemagne.
+
+Les Tchèques se défendirent mieux en Bohême; leurs ducs devinrent des
+rois et des chrétiens, ce qui les sauva. Il est vrai qu'ils furent
+vassaux de l'Empire, et la couronne de Bohême, qui était élective,
+finira par se fixer sur la tête de princes allemands, les Habsbourg;
+mais la destinée des Tchèques fut très différente de celle des Slaves du
+Nord. Ils ont gardé leur race, leur langue, leur esprit particulier.
+C'est pour cela qu'il existe aujourd'hui pour l'Autriche une question
+tchèque. Il n'y a point de question polabe, parce que les Polabes sont
+morts.
+
+
+_Progrès dans la seconde zone._
+
+Les progrès de la race allemande furent moins considérables
+naturellement dans la zone de l'Oder. La Poméranie, la Pologne, la
+Silésie, reçurent en foule des colons allemands, laboureurs, marchands,
+artisans, soldats. Mais le duché de Poméranie gardera une dynastie
+indigène jusqu'au dix-septième siècle, et les Allemands, dans ce pays,
+rencontreront la concurrence des Scandinaves. La Silésie, qui s'émiette
+en duchés et en principautés, n'appartient à personne.
+
+La Pologne, dès le moyen âge, prépare les désastres de son avenir. Elle
+laisse échapper la Poméranie, qui lui aurait donné la mer, et la
+Silésie, qui l'eût appuyée à la montagne. Elle demeure un royaume de
+plaine ouvert à tous les vents. Elle ne réussit pas à se tasser ni à
+s'organiser. Sa cavalerie féodale fait en un temps de galop des
+conquêtes qu'elle ne garde pas. Elle ne sait pas produire une race
+royale, et elle offre sa couronne élective aux compétitions des maisons
+étrangères. La Pologne n'en est pas moins un royaume slave, chrétien,
+plus indépendant que la Bohême. La Germanie, qui a rencontré au nord une
+Scandinavie, se heurte, à l'est, à une Slavie. La future Europe se
+complique, à mesure qu'elle s'étend.
+
+
+_Progrès dans la troisième zone._
+
+Jusqu'à la troisième zone a pénétré l'Allemand. Ici la race des Finnois
+peuplait la Finlande et s'avançait sur les côtes de la Livonie et de
+l'Esthonie; des peuples indo-européens, Lithuaniens, Lettes, Prussiens,
+se succédaient, depuis l'intérieur de la Livonie jusqu'à l'embouchure de
+la Vistule. Ennemis les uns des autres, païens, stationnant dans
+l'impuissance de la barbarie primitive, ces peuples de la Baltique
+orientale, en attendant l'éveil, encore lointain, de la Russie, furent
+la proie de peuples de l'Occident: la Suède prit la Finlande et la
+Carélie; le Danemark, l'Esthonie. Mais les grandes conquêtes furent
+faites par des Allemands.
+
+La Hanse, ligue de marchands allemands, (de marchands qui étaient à leur
+façon, des soldats et des croisés) couvrit le littoral baltique de ses
+comptoirs fédéraux. Un ordre chevaleresque allemand, celui des
+Porte-Glaives, fut fondé à Riga même. Un autre, celui des Teutoniques,
+né en Palestine, où il avait fourni une brillante carrière, alla
+s'établir en Prusse après qu'il eut été exilé de la Terre sainte;
+conquérant et administrateur, il fonda un État qui est une des
+curiosités de l'histoire. Les deux ordres réunis sous un même
+grand-maître, dans la seconde moitié du treizième siècle, gouvernèrent
+un vaste et riche pays, dont les deux provinces principales, la Livonie
+et la Prusse, toutes pleines de colons allemands, étaient comme une
+Allemagne extérieure, une avant-garde germanique dans le _Far-East_
+européen. Au nord, cette domination s'étendait jusqu'à Narva; au sud,
+une série d'acquisitions, faites aux dépens de la Poméranie et de la
+Pologne, mettait les chevaliers allemands en communication avec les
+margraves allemands de Brandebourg.
+
+
+_Progrès dans la vallée du Danube._
+
+Au sud-est de l'Allemagne, dans la vallée du Danube, la voie d'expansion
+était moins large qu'au nord et moins commode. La vallée du fleuve
+s'étrangle entre les contreforts des monts de Bohême et ceux des Alpes.
+La Bavière, d'ailleurs, ne pouvait fournir un contingent aussi
+considérable d'émigrants que l'Allemagne du Nord avec sa grande plaine
+et son immense littoral.
+
+Enfin, au point où s'élargit la route danubienne, les Hongrois ont donné
+à leur horde le campement définitif. Comme les Danois, les Bohémiens et
+les Polonais, ils sont entrés dans l'histoire de l'Europe le jour on ils
+se sont convertis. Ils ont été en relations avec l'empire, mais ils n'en
+ont supporté la suzeraineté que temporairement. Leur couronne élective
+s'arrêtera, comme celle des Bohémiens, sur la tête habsbourgeoise; mais
+plus encore que le Tchèque n'est resté tchèque, le Hongrois restera
+hongrois. Aussi y a-t-il aujourd'hui une question hongroise comme une
+question tchèque. Le Habsbourg qui s'est chargé de résoudre l'une et
+l'autre, ne résoudra ni l'une ni l'autre.
+
+
+_Résumé de l'expansion allemande._
+
+L'Allemagne a donc versé au dehors le trop-plein des forces qui étaient
+en elle. Toutes les classes de sa population ont concouru à la conquête,
+à la colonisation et à la mise en valeur d'un immense terrain. Les
+princes de la frontière ont conquis les cantons limitrophes; les
+chevaliers ont recruté les deux ordres des Teutoniques et des
+Porte-Glaives, et les ont soutenus dans leurs luttes contre les
+populations indigènes par des croisades, sans cesse renouvelées. Le
+clergé régulier et séculier a envoyé des missionnaires, des moines, des
+prêtres, des évêques. Les marchands ont bâti des villes neuves, ou
+transformé en villes des bourgades du littoral baltique et des rives de
+fleuves. L'outil de l'ouvrier et la charrue du paysan d'Allemagne ont
+porté la richesse où végétait la barbarie. L'appât des aventures,
+l'esprit de prosélytisme religieux, l'espérance du gain ou celle du
+martyre, l'amour de l'indépendance, la recherche de la liberté et de la
+propriété, ont poussé toutes ces catégories d'émigrants dans cette
+Amérique. Et l'Allemagne, qui s'arrêtait à l'Elbe au temps carolingien,
+touchait au Niémen. Elle avait ou détruit ou soumis quantité d'ennemis
+du monde chrétien, ceux que Charlemagne avait connus et combattus, et
+d'autres, dont il n'avait pas même su le nom.
+
+Au quinzième siècle, il est vrai, la fortune germanique recula. Deux
+ennemis redoutables se déclarent au même moment: les Turcs vont
+conquérir presque toute la Hongrie et menacer l'Allemagne danubienne; la
+Pologne, après s'être unie à la Lithuanie, la grande ennemie invaincue
+des chevaliers teutoniques, prend l'offensive contre les Allemands. Elle
+démembre l'État des chevaliers, leur enlève les bouches de la Vistule,
+fait de Dantzig une ville royale polonaise, et coupe ainsi la
+communication entre l'Allemagne et l'Ordre, entre le corps de bataille
+et l'avant-garde, qui se trouve fort aventurée. Mais la puissance turque
+devait demeurer barbare et asiatique, et la Pologne était incapable
+d'acquérir la solidité d'un état bien ordonné. Les siècles suivants
+verront la revanche de l'Allemagne sur le Slave et sur le Turc.
+
+
+_Effets produits sur l'histoire de l'Allemagne par cette expansion.
+L'Autriche et la Prusse._
+
+Ce développement de la force germanique n'est pas seulement un fait
+considérable dans l'histoire de l'Europe; il eut pour l'Allemagne les
+plus graves conséquences. Sur cette frontière disputée, dans la zone de
+la lutte perpétuelle, se forment et grandissent les deux États qui, l'un
+après l'autre, domineront l'Allemagne, c'est-à-dire l'Autriche et la
+Prusse. Tous les deux sont nés à l'ennemi.
+
+Le berceau de l'Autriche est la marche orientale, établie par
+Charlemagne sur le Danube, en avant de la Bavière, à la porte même par
+où ont passé tant d'envahisseurs venus de l'Orient. C'était un vrai
+poste de combat de la race germanique, entre la Bohême et la Carinthie
+slaves, en face de l'Avare, puis du Hongrois. Depuis la fin du treizième
+siècle, les Habsbourg la possédaient. Les acquisitions successives
+qu'ils firent de l'ancienne marche de Carinthie, du comté de Tyrol, et
+de Trieste, constituèrent, avec la marche d'Autriche, un groupe de
+provinces, moitié germanique et moitié slave, ayant jour sur
+l'Adriatique et l'Italie, en relations nécessaires avec deux royaumes de
+la zone de l'est, la Bohême et la Hongrie. Déjà, au quinzième siècle, un
+Habsbourg d'Autriche est roi des deux pays: c'est un indice et un
+présage pour l'avenir. Deux siècles auparavant, un Habsbourg avait porté
+la couronne impériale; depuis le quinzième siècle cette couronne, qui
+reste élective en principe, est, en fait, héréditaire dans la maison
+autrichienne. C'est là encore un des éléments de la fortune future des
+Habsbourg. Ils ne sont, à la fin du moyen âge, que de pauvres princes:
+ils sont tout près de devenir les premiers princes du monde.
+
+Le berceau de la Prusse, c'est la marche de Brandebourg, entre l'Elbe et
+l'Oder, dans la région des Slaves exterminés, pauvre pays tout plat et
+balayé par des vents qui amoncellent son sable en collines chauves. La
+Marche a conquis par l'effort continu le droit de vivre. Elle avait déjà
+survécu à bien des catastrophes, quand elle devint, au commencement du
+quinzième siècle, la propriété des Hohenzollern. Le Brandebourg était
+dans l'alternative de s'accroître (car on ne fait pas une patrie avec un
+morceau de plaine) ou de mourir: il s'accrut dans la direction de la
+mer, au détriment du Mecklembourg et de la Poméranie; dans la direction
+de la montagne, à travers la Lusace et la Silésie. Il était le grand
+champion allemand du Nord-Est, le collaborateur des Teutoniques, avec
+lesquels il voulut un jour--c'était à la fin du quatorzième
+siècle--partager la Pologne.
+
+Cet accord des margraves et des chevaliers, et cette similitude de
+vocation étaient des indices pour l'avenir. Le temps est proche où la
+Prusse des Teutoniques sera unie à la marche de Brandebourg par un lien
+indissoluble. Alors l'État brandebourgeois prussien s'annoncera comme
+l'héritier de ces chevaliers, de ces prêtres, de ces marchands et de ces
+paysans, qui ont été, au delà de l'Elbe, les pionniers du germanisme.
+
+
+_La région intermédiaire entre Allemagne et France._
+
+À ce progrès énorme de l'Allemagne du côté de l'Orient s'oppose, comme
+un contraste absolu, le recul à l'Occident.
+
+L'histoire de la région entre l'Allemagne et la France est très
+singulière. Quand les trois fils de Louis le Débonnaire se partagèrent
+l'empire au neuvième siècle, ils trouvèrent tout naturel (car les hommes
+de ce temps n'avaient pas le sentiment de la réalité des choses, et ils
+suivaient aveuglément les idées qui possédaient leur esprit) de donner à
+l'empereur Lothaire Rome et Aix-la-Chapelle, les deux capitales
+impériales. Lothaire eut donc l'Italie, et une longue bande de
+territoire entre l'Escaut, la Meuse et le Rhône, d'une part, le Rhin et
+les Alpes, de l'autre. Ainsi fut placé entre la future France et la
+future Allemagne un champ clos, qui a vu déjà, qui, sans doute, verra
+encore bien des batailles.
+
+Cette bande étroite et longue fut partagée de bonne heure en deux
+régions: Bourgogne, entre les Alpes, la Saône, le Rhône et la
+Méditerranée; Lorraine, au nord de Bourgogne. Comme l'Allemagne fut
+d'abord beaucoup plus forte que la France, elle domina l'une et l'autre.
+La Lorraine et la Bourgogne devinrent pays d'empire. Mais la puissance
+impériale s'affaiblit, au moment où le royaume de France se fortifiait.
+Au reste, l'Allemagne était mal armée sur la frontière occidentale. Ici,
+elle n'avait pas affaire, comme à l'Est, à des païens. La frontière
+n'était pas marquée nettement par une différence de langue, de race et
+de civilisation. Aussi ne s'y trouvait-il pas d'États allemands
+organisés pour la guerre. Pendant que des margraves gardent le cours de
+l'Elbe, le Rhin est devenu «la rue des prêtres». Dans ces principautés
+d'archevêques, d'évêques et d'abbés, s'alanguit la force allemande, si
+énergique à l'Orient. À la fin du quinzième siècle, l'Empire a perdu
+presque toute son annexe occidentale où la France fait des progrès.
+
+
+_La formation de la France._
+
+Lorsque la France se détacha de l'Empire au neuvième siècle, elle était,
+des trois régions impériales, celle qui semblait le moins près de former
+une nation. Il n'y avait aucune unité dans le pays à l'ouest de
+l'Escaut, de la Meuse et du Rhône. Quelques principautés, duchés ou
+comtés, s'y formaient, mais chacune d'elles était décomposée en fiefs
+laïques et en terres d'église. Sur ces fiefs et ces terres, l'autorité
+du duc ou du comte, qui était censée représenter celle du roi, ne
+s'exerçait qu'à condition que le seigneur tirât de ses propriétés
+personnelles une force suffisante.
+
+Le roi, sans domaines, mourant de faim, demandait dans des actes
+officiels quels moyens il pourrait bien trouver de vivre avec quelque
+décence. Il agitait de temps à autre, au-dessus de ce chaos, la théorie
+de son autorité. Il était un maigre fantôme solennel, égaré au milieu de
+vivants très grossiers et très énergiques. Le fantôme alla s'amincissant
+toujours, mais la royauté ne disparut pas. On était habitué à son
+existence, et les gens de ce temps-là n'avaient pas assez d'idées pour
+imaginer une révolution. Par l'élection de Hugues Capet en 987, la
+royauté redevint une réalité, parce que le roi, qui était duc de la
+_Francia_, eut des terres, de l'argent et des fidèles.
+
+Il ne faut pas chercher à se représenter un plan de conduite et une
+politique raisonnée des Capétiens: ils employèrent toute sorte de moyens
+à la fois.
+
+Pendant plus de trois siècles ils eurent des enfants mâles: le premier
+mérite de la dynastie fut qu'elle dura. Comme il arrive toujours, du
+fait sortit le droit, et ce hasard heureux produisit la légitimité
+héréditaire, qui fut une grande force.
+
+Le roi avait d'ailleurs tout un arsenal de droits: vieux droits de la
+royauté carolingienne où persistait le souvenir du pouvoir impérial, que
+l'étude des lois romaines allait bientôt ranimer, au point de faire de
+ces revenants des contemporains redoutables; vieux droits conférés par
+le sacre, impossibles à définir et, par conséquent, incontestables;
+droits de suzeraineté plus nouveaux et plus réels, qui allaient être
+précisés et codifiés à mesure que la féodalité s'organiserait: joints
+aux autres, ils faisaient du roi le propriétaire de la France.
+
+Voilà ce qu'apportait la royauté capétienne au jeu des circonstances.
+
+Tout lui profita: les misères de l'Église, qui, désarmée, au milieu
+d'une société violente, réclamait, d'une extrémité à l'autre du royaume,
+la protection royale; les efforts que fit le tiers ordre pour être admis
+avec des droits réglés dans la société féodale: le roi, chef de cette
+société, fut le protecteur naturel des nouveaux venus, les bourgeois des
+villes de France. Son autorité s'exerça ainsi, hors des limites de son
+domaine particulier, dans tout le royaume. Il fit mieux: il réunit peu à
+peu la France à son domaine. Il acquit de petites principautés comme les
+comtés d'Amiens, de Vermandois, de Valois. Il prit, par autorité de
+justice et par force, la Normandie, l'Anjou, le Maine, la Touraine, le
+Poitou: cette conquête, que rendit facile la méchante imbécillité de
+Jean d'Angleterre, assurait la fortune de la royauté capétienne. Dès
+lors, de toutes parts, arrive l'eau à la grande rivière. Quand l'Église
+et la chevalerie du Nord détruisent dans la guerre des Albigeois une
+dynastie féodale et une civilisation particulière, la royauté acquiert
+le Languedoc. Quand Philippe le Bel, par mariage, a gagné la Champagne,
+le domaine du roi de France touche à la frontière impériale, comme à la
+Méditerranée, comme à l'Océan.
+
+
+_L'expansion de la France._
+
+Aux onzième et douzième siècles, pendant que la royauté était encore
+très faible et le royaume en anarchie, la France, comme l'Italie et
+l'Allemagne, a répandu au dehors ses forces vives. Malheureusement, elle
+n'avait pas à sa portée, comme l'Allemagne, une région vague, habitée
+par des barbares et par des païens, c'est-à-dire réputée sans
+propriétaire et de bonne prise pour l'occupant chrétien. La France
+s'est, pour ainsi dire, jetée sur la croisade; elle s'est chargée des
+«actions de Dieu» contre l'Infidèle. Elle a donné des rois à Jérusalem
+et à Chypre, des ducs à Athènes et des empereurs à Constantinople. Elle
+a bâti sur la sainte chimère de la Chrétienté, non sans profit pour sa
+gloire, pour cette gloire qu'elle a, de bonne heure, aimée comme un
+patrimoine.
+
+Des chevaliers de France ont fondé un royaume chrétien en Portugal, sur
+une terre alors musulmane; d'autres ont conquis, sur les Sarrasins et
+les Grecs, l'Italie du Sud, mais, ni le royaume de Portugal, ni le
+royaume des Deux-Siciles ne deviendra chose française.
+
+L'expansion de la France en Europe au moyen âge a été surtout
+intellectuelle. Notre esprit a exprimé toute la civilisation de ce
+temps, religieuse, féodale et chevaleresque. Il a écrit des poèmes
+héroïques, construit des châteaux et des cathédrales, raisonné les
+textes d'Aristote et de l'Écriture. Dans ses chansons, ses monuments et
+sa scolastique, il a rencontré la perfection. Libre déjà, déjà mobile,
+déjà gai, il s'est affranchi de la tradition et de l'autorité. Il a
+trouvé l'élan et la grâce de l'art ogival. Il a parodié lui-même ses
+chansons de geste et sculpté des caricatures sur les murailles de ses
+œuvres de foi. Il a donné pour compagnon à «Monsieur saint Louis», qui
+vivait dans le ciel, le sire de Joinville, qui aimait la terre, sa terre
+surtout et son beau castel de Champagne, dont il évita la vue, quand il
+partit pour la croisade, afin d'éviter des larmes à ses yeux, qui
+n'aimaient point à pleurer. Notre esprit a fait de la prose, de la prose
+française, aussi bien qu'il faisait des vers. Parmi les théologiens, il
+a suscité presque des philosophes.
+
+L'Europe chrétienne a imité nos cathédrales, récité nos chansons
+héroïques et comiques. Elle a ainsi appris notre langue. Des étrangers
+ont écrit en français «pour ce que la parlure de France était plus
+délectable et commune à toutes gens». Parmi les maîtres ès arts de la
+chrétienté, les plus savants étaient ceux qui avaient soutenu, combattu
+leur thèse à l'Université de Paris. Presque toutes les universités de
+l'Europe étaient des essaims envolés de la montagne Sainte-Geneviève. Un
+proverbe disait que le monde était régi par trois pouvoirs: la papauté,
+l'empire, la science; que le premier résidait à Rome, le second en
+Allemagne, le troisième à Paris.
+
+L'histoire politique ne doit pas négliger ces faits de l'intelligence.
+Dans d'autres pays, d'autres génies ont eu leur puissance et leur
+beauté. Aucun n'a rayonné comme celui de la France. Cette lumière
+répandue sur la chrétienté a contribué à faire l'Europe, puisqu'elle a
+rendu semblables les uns aux autres des peuples très différents les uns
+des autres. C'était, au moyen âge, notre façon de travailler pour
+autrui.
+
+
+_La politique royale. La patrie française._
+
+De bonne heure est close pour notre pays l'ère des aventures, et les
+forces françaises sont employées par la politique royale. Dès que la
+royauté a commencé à prendre possession du royaume, elle a eu une
+politique. Des intérêts de famille l'ont impliquée dans les affaires de
+l'Italie, et, par contre-coup, de l'Aragon; mais ce n'étaient là que des
+accidents. Au contraire, elle a été obligée à une conduite attentive et
+suivie à l'égard de l'Angleterre.
+
+En 1066, un vassal du Roi, Guillaume, duc de Normandie, a conquis
+l'Angleterre; il est devenu plus puissant que son suzerain. Ses
+successeurs, par d'heureuses alliances, ont grossi considérablement leur
+domaine français: un moment, tout notre littoral océanique leur
+appartient. D'où, la nécessité de la guerre.
+
+Ce fut, au début, une guerre féodale, entre vassal et suzerain, hommes
+du même pays, et qui parlaient la même langue. Au commencement du
+quatorzième siècle, la lignée directe des capétiens s'étant éteinte, il
+y eut compétition pour la couronne de France entre deux princes
+français, dont l'un était le roi Édouard d'Angleterre, et l'autre,
+Philippe de Valois. La guerre, quand elle s'engage, n'est pas d'une
+nation contre une nation, d'une âme de peuple contre une âme de peuple;
+mais elle dure, elle est longue, elle est atroce. D'année en année,
+croît la haine de l'Anglais. Au contact de l'étranger, la France se
+prend à se connaître, comme le moi au contact du non moi. Vaincue, elle
+sent la honte de la défaite. Des actes de patriotisme municipal et local
+précèdent et annoncent le patriotisme français, qui, à la fin,
+s'épanouit dans Jeanne d'Arc, et se sanctifie d'un parfum de miracle.
+Hors de France, les _Goddam!_ Ils sortirent de France, et la France fut.
+
+Elle fut d'abord dans le roi et par le roi, qui personnifiait dans sa
+chair vivante et son sang privilégié l'idée trop abstraite encore de la
+patrie. La guerre même, avec son cortège de misères et de ruines, l'a
+fait tout-puissant. Elle a fauché la noblesse, mis les communes en
+faillite, énervé toutes les forces de résistance. Elle a permis au
+prince, défenseur du royaume, d'édicter des mesures générales, de faire
+des lois, de se donner une armée royale, des finances royales, une
+administration royale. Elle a, en un mot, achevé la monarchie française,
+qui est, à la fin du quinzième siècle, une des grandes puissances de
+l'Europe, la plus grande.
+
+
+_Progrès de la France dans la région intermédiaire._
+
+Retournons à présent à la région intermédiaire entre Allemagne et
+France. Pendant que l'Allemagne fait face à l'est et la France à
+l'ouest, la région bourguignonne et la région lorraine, n'ayant point en
+elles-mêmes une raison d'être suffisante, et ne sachant que devenir,
+sont tombées dans un désordre inextricable.
+
+La Bourgogne commençait à se décomposer, au temps même où les empereurs
+allemands portaient la couronne d'Arles. Au treizième siècle, il n'y a
+plus de roi d'Arles; aucun titulaire royal ne représente devant
+l'étranger le royaume bourguignon. À ce moment même, la croisade des
+Albigeois ouvrait le Midi aux armes et à la politique des Capétiens. Une
+des conséquences de cet événement fut qu'un prince capétien acquit le
+marquisat de Provence. Au quatorzième siècle, Lyon et le Dauphiné
+entrent dans le domaine royal; au quinzième siècle, la Provence devient
+possession directe de la couronne. Ainsi Lyon, la grande ville romaine,
+qui avait été le sanctuaire du culte d'Auguste et qui était devenue le
+siège du primat des Gaules; Arles, ville romaine aussi, puis capitale du
+royaume de Bourgogne; Marseille, la plus vieille cité de la Gaule, sont,
+à la fin du moyen âge, villes françaises.
+
+Un accident, la conquête de l'Angleterre par les Normands, avait retenu
+à l'ouest l'effort de la royauté capétienne; un autre accident, la
+croisade albigeoise, l'avait attirée, très loin de sa sphère d'action,
+au midi de la région bourguignonne. Il se faisait ici un travail confus,
+des essais singuliers: la confédération suisse et la Savoie commençaient
+à poindre.
+
+La confédération suisse est née à l'extrémité sud-ouest de l'Allemagne,
+en Souabe. Elle a trouvé en Souabe, puis en Italie, ses premiers
+accroissements, mais elle commençait, vers la fin du quinzième siècle, à
+s'étendre dans la haute vallée du Rhône. Elle perdait son caractère
+germanique, pour devenir une chose très particulière, une ligue de
+paysans et de villes groupés en cantons, s'étendant peu à peu malgré les
+obstacles de nature et les différences de races.
+
+L'État de Savoie est né à la frontière de Bourgogne et d'Italie. Il
+sembla d'abord devoir se développer en terrain bourguignon. Les comtes
+de Maurienne, devenus comtes, puis ducs de Savoie, furent, de ce côté de
+la montagne, d'importants personnages; mais les progrès de la France et
+des ligues suisses les continrent bientôt et les rejetèrent vers
+l'Italie. Le premier duc de Savoie fut aussi prince de Piémont; la
+formation d'un État à la fois cisalpin et transalpin était une
+indication de l'avenir.
+
+
+_La maison de Bourgogne._
+
+Incertaine aussi est la destinée de la région lorraine. Là, pousse une
+végétation confuse: des pays sans chef comme l'Alsace; des principautés,
+comme le duché qui a gardé et perpétué le nom de Lorraine, et comme les
+duchés et comtés des Pays-Bas; des seigneuries ecclésiastiques, comme
+l'évêché de Liège. Parmi cette féodalité sans suzerain effectif, des
+villes, entourées de nobles qui vivent de la guerre, sont des foyers
+d'industrie et les plus grands centres commerciaux de l'Europe.
+
+Une tentative fut faite par des princes de la maison de France, les ducs
+de Bourgogne, pour réunir sous une domination les régions bourguignonne
+et lorraine.
+
+Le duché de Bourgogne était tout à fait en dehors de l'ancien royaume de
+Bourgogne. C'était un fief français, qui n'eut jamais rien de commun
+avec l'Empire. Un des premiers Capétiens le donna à son frère au onzième
+siècle, et un des premiers Valois à son fils, au quatorzième siècle. Des
+mariages, des héritages, des conquêtes formèrent rapidement un domaine
+considérable, qui comprit le duché de Bourgogne, les comtés de Flandre,
+d'Artois, de Rethel, de Nevers, fiefs de la France; la Franche-Comté, le
+comté de Namur, le Brabant, le Hainaut, la Zélande, la Hollande, le
+Luxembourg, etc., terres d'Empire. Menaçant l'Alsace, le duché de
+Lorraine et les confédérés suisses, cet État représentait assez
+exactement l'ancienne Lotharingie pour que Charles le Téméraire ait
+essayé d'y refaire un royaume.
+
+Louis XI réussit à briser cette puissance, qui interdisait à la France
+tout progrès du côté de l'Est, et même lui enlevait des positions
+acquises, puisque la limite de l'État bourguignon, au nord de la France,
+fut portée un moment jusqu'à la Somme. La France rentra dans son bien en
+reprenant le duché de Bourgogne et les villes de la Somme.
+
+À la fin du moyen âge, affranchi des Anglais, débarrassé de l'ancienne
+féodalité, uni, fort, il semble que notre pays doive se tourner vers le
+Nord et vers l'Est. Une ambition, qui n'avait fait que sommeiller, se
+réveille un moment: reprendre pour le royaume les frontières de la
+Gaule. Mais nos rois sont saisis de la folie, à jamais déplorable pour
+la France et l'Italie, des guerres italiennes, qui deviendront bientôt
+européennes. Ils laissent passer l'heure opportune. La Confédération
+suisse et la Savoie se fortifient. Les Pays-Bas sont portés par la fille
+de Charles le Téméraire dans la maison d'Autriche, pour passer ensuite à
+l'Espagne. Chaque entreprise de la France sur ces contrées provoquera
+des guerres générales.
+
+Tout ce pays sans maître d'entre Allemagne et France avait été un lieu
+d'incohérence, d'accidents et de hasards, propre à des formations
+d'espèces particulières, qui n'ont pas eu leurs pareilles dans le reste
+de l'Europe, comme les Ligues suisses, ou à des groupements comme ceux
+du domaine bourguignon, nullement nécessaires à l'origine, mais qui, en
+durant, ont modifié l'histoire.
+
+
+_La formation de l'Espagne._
+
+En même temps que la France, deux États nouveaux s'organisaient:
+l'Espagne et l'Angleterre.
+
+Depuis le jour où elle avait été conquise par les Sarrasins, l'Espagne
+avait été séparée de l'Europe. Pour comprendre l'indifférence que les
+peuples européens ont manifestée à l'égard de la Péninsule, alors qu'ils
+envoyaient tant de milliers d'hommes en Terre sainte, il faut bien se
+représenter que personne alors n'avait l'idée d'une communauté
+européenne. Le moyen âge, qui était capable de trouver des règles
+précises pour la vie quotidienne, et d'organiser mille petits
+gouvernements autour de ses donjons, de ses clochers et de ses beffrois,
+se laissait conduire par des sentiments et des idées tout en dehors du
+monde réel. L'homme de ce temps regardait à ses pieds, mais, quand il
+relevait la tête, son regard se perdait dans le vaste ciel.
+
+Nous sommes portés à dire que le pape et les rois auraient mieux fait
+d'attaquer l'islamisme en Europe que d'aller le chercher en Asie: les
+papes et les rois n'y ont pas même songé. Ils ont obéi à ce sentiment
+qu'il n'y avait pas de lieu dont la délivrance fût plus nécessaire et
+plus méritoire que celui où le Sauveur avait vécu et où il était demeuré
+pendant trois jours enseveli. Ils n'envoyèrent au delà des Pyrénées que
+des chevaliers isolés, et laissèrent à l'Espagne le soin de se délivrer
+elle-même.
+
+Le combat dura plus de sept siècles. Il ne fut point mené par un peuple
+contre un peuple, par un chef contre un chef: plusieurs royaumes
+chrétiens successivement formés luttèrent contre plusieurs petits États
+arabes. Au quinzième siècle, l'aspect de la Péninsule s'est simplifié.
+Il n'y a plus qu'un seul État arabe, celui de Grenade, et quatre
+royaumes chrétiens: Navarre, Portugal, Aragon, Castille. La Navarre,
+après avoir été le plus puissant, n'est plus qu'un petit État pyrénéen.
+Le Portugal, orienté vers l'Océan, y cherche sa fortune. L'Aragon,
+orienté vers la Méditerranée, a déjà étendu sa convoitise vers les îles
+et la péninsule italiennes. La Castille, le cœur de l'Espagne, est le
+combattant de la dernière heure contre le musulman; elle va conquérir
+Grenade. Bientôt l'union de la Castille, de l'Aragon, de la Navarre et
+de Grenade constituera la puissance de l'Espagne, à la fois
+méditerranéenne et océanique.
+
+
+_Le royaume d'Angleterre._
+
+Comme la grande péninsule du Sud-Ouest, les îles du Nord-Ouest sont
+restées longtemps isolées de l'Europe. Le continent leur envoie des
+colons armés, qui se superposent en couches plus ou moins épaisses sur
+le fond celtique de la population: Romains, dont la Grande-Bretagne est
+la dernière conquête et la moins durable; Anglo-Saxons et Scandinaves,
+arrivés en grand nombre par une série d'émigrations; Normands enfin,
+c'est-à-dire une armée venue de la Normandie française, qui se
+transforma en une colonie perpétuelle, et se fondit à la longue dans le
+reste de la population.
+
+La conversion au christianisme des rois anglo-saxons a rattaché leur île
+à l'Europe chrétienne. Une église d'Angleterre naquit alors, fille de
+l'Église de Rome, et qui se montra d'abord respectueuse et obéissante.
+La conquête de l'Angleterre par le duc de Normandie, vassal du roi de
+France, a introduit le royaume insulaire dans l'histoire de France, et,
+par contre-coup, dans les affaires du continent. Mais cette histoire
+extérieure n'a pour l'Angleterre qu'une importance secondaire.
+
+Les guerres féodales des rois contre leur suzerain, le roi de France; la
+guerre de Cent ans elle-même, avec ses dramatiques revers de fortune, ne
+comptent dans l'histoire générale du pays que par les effets qu'elles
+ont produits sur le développement constitutionnel du royaume.
+
+C'est un petit pays que l'Angleterre de ce temps-là. Il ne comprend pas
+toutes les îles britanniques: le pays de Galles, conquis par les rois
+normands, resta le pays de Galles; l'Irlande, également conquise, resta
+l'Irlande; l'Écosse demeura un royaume séparé. Au moyen âge,
+l'Angleterre proprement dite a la taille d'un grand fief français.
+
+Elle est gouvernée par les premiers rois normands, comme aucun autre
+pays ne l'a été au moyen âge. Les Normands avaient pris des habitudes de
+discipline et d'ordre dans la piraterie, au temps où ils obéissaient aux
+rois de mer et partageaient entre eux le butin. Ils les avaient gardées
+en Normandie qui fut, grâce à eux, la seule terre française où il y eut
+une justice forte et la paix intérieure. Ils les portèrent en
+Angleterre. Ils se distribuèrent le pays, comme leurs ancêtres s'étaient
+partagé jadis l'or, l'argent, les effets, les bestiaux et les captifs.
+Ils se rendirent un compte exact de la valeur de la prise, en procédant
+au recensement méthodique des terres et des hommes. Les rois
+anglo-normands surent ainsi très exactement ce qu'ils avaient et ce
+qu'ils pouvaient, choses qu'ignorait tout à fait l'empereur allemand, et
+que ne savait pas bien le roi de France.
+
+Ils tinrent sous la discipline tous leurs sujets, nobles ou non; ils
+gardèrent pour eux et pour leurs officiers la haute justice et le
+service direct de tous les hommes libres. Ils eurent des vassaux très
+riches, mais qui ne possédaient point de principautés d'un seul tenant,
+qui étaient des propriétaires, non des seigneurs. Le peu d'étendue du
+pays et l'isolement insulaire étaient favorables au maintien du bon
+ordre royal. Dans ce fragment d'île, entre la mer et des territoires
+habités par une race ennemie, comme le pays de Galles et l'Écosse, un
+Anglais est anglais et n'est qu'anglais. Point de frontière flottante,
+ni de zone vague; point de grand seigneur dont l'hommage hésite entre
+deux maîtres ennemis l'un de l'autre, et qui puisse se dire, selon
+l'occasion, français ou allemand, comme le comte de Flandre, français ou
+aragonais, comme tel seigneur du midi, vassal du roi de France ou de
+l'empereur, comme le comte de Toulouse, marquis de Provence.
+
+Cet ordre d'une monarchie bien réglée et la puissance du monarque
+produisirent un effet inattendu: la liberté politique. Précisément parce
+que le roi avait tout le monde sous la main, parce que les droits et les
+devoirs de tous étaient marqués avec précision, parce que chacun était
+aisément en contact avec tous, parce qu'on se voyait, se connaissait et
+se coudoyait, la résistance à un pouvoir trop fort s'organisa aisément
+et, du premier coup, atteignit le but. Deux articles de la Charte de
+Jean sans Terre, l'un qui dispose qu'aucun homme libre ne sera «atteint»
+en quelque façon que ce soit, «sinon par le jugement régulier de ses
+égaux», l'autre qu'aucune levée d'argent ne sera faite «sinon par le
+commun conseil du royaume», ont donné à l'Angleterre les deux grandes
+garanties de la liberté, le jury et le Parlement.
+
+La société anglaise ne se brisa point en castes séparées les unes des
+autres par des habitudes et par des préjugés. Elle eut ses degrés, mais
+point de barrières. Enfin, les Saxons et les Normands se confondirent et
+composèrent ensemble une langue nationale. Dès lors, l'Angleterre du
+quinzième siècle est plus qu'un État; elle est presque une nation.
+
+La mer, sur laquelle elle doit régner plus tard, ne lui rend encore
+d'autre service que de l'isoler, de lui permettre l'originalité, de lui
+inspirer un sentiment national étroit, mais haut et superbe. Elle n'a ni
+grande marine, ni grand commerce. Ses villes sont toutes petites. Elle
+vit (très grassement) de labourage et de pâturage; elle ne tisse même
+pas la laine de ses moutons; elle la vend à la Flandre, qui est son
+atelier. Aussi est-elle en relations étroites avec ce pays, qu'elle
+défend déjà contre les rois de France. Sa vocation extérieure ne lui est
+pas encore révélée; mais elle a en réserve des forces: la force d'un
+tempérament sanguin, vigoureux, violent, et celle que donnent la liberté
+et l'esprit d'indépendance. Elle les prodiguera d'abord dans ses guerres
+civiles et religieuses; à la fin, elle les emploiera à fonder un empire,
+le plus vaste et le plus florissant que l'histoire ait connu.
+
+
+_Réflexions générales sur l'histoire du moyen âge et conclusion._
+
+Au début du neuvième siècle, l'Europe est partagée en deux régions
+historiques très distinctes: l'une est la Péninsule des Balkans, où dure
+le vieil empire; l'autre est complexe: c'est le pays rhénan, où s'est
+produite la force carolingienne, et Rome, où la papauté a gardé, en la
+transformant, la tradition d'un pouvoir universel. La Gaule, la Germanie
+et l'Italie ne sont alors que des annexes de la _Francia_ rhénane,
+gouvernées au temporel par l'empereur, au spirituel par le pape.
+L'Angleterre, sous ses rois saxons ou danois, l'Espagne, en grande
+partie musulmane, ne comptent pas ou comptent peu dans la chrétienté.
+
+Trois grands personnages font l'histoire: le pape, l'empereur
+d'Occident, l'empereur d'Orient. Le monde a trois capitales: Rome,
+Aix-la-Chapelle, Constantinople.
+
+Au quinzième siècle, l'empire d'Orient a disparu. La ville de Constantin
+et la ville de Périclès sont turques; la Péninsule des Balkans est une
+annexe de l'Asie.
+
+L'empereur d'Occident n'est plus qu'un petit prince, occupé des affaires
+de sa maison, impuissant même en Allemagne, même dans ses pays
+héréditaires. Ce _dominus mundi_ est un objet de risée. Le pape est
+sorti de la crise du grand schisme, amoindri, affaibli, menacé. Le
+vicaire du Christ est tombé au rang d'un prince italien; il a une
+famille à pourvoir, et, comme l'empereur, ses affaires à soigner, qui
+sont petites. Contre sa domination spirituelle ont parlé Wicklef et Jean
+Huss, dont les paroles ne seront pas perdues.
+
+Le passé ecclésiastique et impérial s'écroule en une ruine sur les pays
+qui l'ont porté. Le pays du Rhin est déchu; Aix-la-Chapelle n'est qu'un
+souvenir. L'Allemagne et l'Italie, qui ont refait l'empire au dixième
+siècle, et sur qui l'empire a vécu, ne sont plus guère que des
+expressions géographiques.
+
+Par contre, à l'Ouest et à l'Est, de grandes nouveautés se sont
+produites. À l'Ouest, la France, l'Angleterre, l'Espagne, trois êtres
+formés, sont prêts pour la vie moderne; à l'Est, hors de l'ancien
+empire, dans des régions inconnues des anciens et réputées horribles,
+sont apparus le Danemark, la Suède, la Pologne, la Bohême, la Hongrie,
+les Teutoniques et les Porte-Glaives.
+
+De ce côté un immense terrain qui était en friche a été mis en valeur.
+Il porte des châteaux, des palais, des cathédrales, des hôtels de ville.
+Il a des saints, des rois, des seigneurs, des évêques, des bourgeois,
+des artisans, des marchands. Il a des docteurs. On parle un beau latin
+solennel en Bohême, en Pologne, en Hongrie. Prague a son université sur
+le modèle de l'Étude de Paris.
+
+Sur tout le continent et dans l'île anglaise, règne une activité
+confuse, mais singulièrement puissante. Il y a plus d'ouvriers, plus
+d'artistes, plus de politiques, plus de soldats, plus de raisonneurs,
+que n'en a jamais connu le monde ancien. L'esprit, bien qu'il n'ait
+point trouvé les vraies méthodes de travail, travaille plus qu'il n'a
+jamais fait. C'est une joie pour qui aime la vie, de voir ainsi la vie
+bouillonner.
+
+De la tumultueuse officine du moyen âge va sortir enfin un personnage
+historique, plus large et plus puissant que la Grèce et Rome, grandies
+dans nos imaginations par un préjugé d'éducation. Ce personnage, c'est
+l'Europe.
+
+
+
+
+LES TEMPS MODERNES
+
+_Caractères généraux._
+
+
+La formation d'États distincts les uns des autres, ayant chacun son
+caractère, ses passions et ses intérêts, devait produire, comme une
+conséquence nécessaire, le conflit entre les caractères, les passions et
+les intérêts. La coexistence d'individus, dont chacun est son maître et
+considère comme le souverain bien l'absolue possession de soi-même,
+cette juxtaposition sans hiérarchie, ces ambitions sans modérateur, ces
+prétentions sans commun juge sont autant de causes de guerres.
+
+Il était certain que la France chercherait à s'étendre vers le Nord et
+vers l'Est, à présent qu'elle s'appuyait des deux autres côtés sur ses
+frontières naturelles; certain que la France et l'Espagne unifiées
+auraient, aux Pyrénées, des querelles de voisinage; certain que la lutte
+continuerait en Orient entre les Allemands et les Turcs, entre les
+Allemands et les Slaves; certain que la concurrence entre les peuples
+maritimes n'irait pas sans coups de canon tirés sur toutes les mers, mer
+du Nord, Baltique, Méditerranée, Océans. Mais à ces causes, d'autres
+s'ajoutèrent pour faire de la guerre l'état quasi normal de l'Europe
+pendant les temps modernes.
+
+La découverte du Nouveau Monde et l'établissement de relations actives
+avec l'Asie orientale pouvaient être des dérivatifs au mal européen de
+la guerre; ils offraient aux États des emplois de leurs forces. Mais les
+gouvernements commencèrent par considérer les colonies uniquement comme
+des pays à exploiter. Pour se réserver les bénéfices de l'exploitation,
+ils créèrent des monopoles qu'ils confièrent à des compagnies armées.
+Comme, d'autre part, la centralisation politique avait eu pour effet de
+transformer le commerce et l'industrie, qui appartenaient jadis à des
+corporations, en choses d'État, il y eut désormais des intérêts
+économiques nationaux, qui devinrent des motifs de guerre. Les
+Européens, Portugais, Hollandais, Espagnols, Anglais, Français, ne se
+combattirent pas seulement dans les deux Indes pour se prendre des
+territoires ou des droits; ils n'étendirent pas seulement à l'Europe des
+conflits nés aux colonies: il arriva qu'ils cherchèrent sur le continent
+la guerre, pour la pouvoir étendre aux colonies.
+
+La Réforme ne demeura pas longtemps un acte de foi: comme l'État et
+l'Église étaient liés étroitement l'un à l'autre, réformer l'église
+était une affaire d'État. Là où elle réussit, elle fortifia l'autorité
+du prince, auquel elle donna un fragment de l'unique et universelle
+autorité du Saint-Siège. Le roi d'un pays protestant est l'évêque
+suprême de ce pays, un pape localisé. Le premier effet politique de la
+Réforme (il sera corrigé plus tard) a donc été d'accroître d'une force
+nouvelle les monarchies, et de distinguer plus nettement les unes des
+autres les principautés européennes. Même, si elle avait partout réussi,
+elle aurait stimulé les rivalités entre les États, par cela même qu'elle
+mettait chacun d'eux dans les mains de son chef, et qu'elle coupait le
+seul lien qui les unît encore. Mais elle ne remporta sur le catholicisme
+que des victoires partielles.
+
+Elle commença par créer dans tous les pays deux partis. Là où ils
+étaient de force à peu près égale, ils se mesurèrent dans la guerre
+civile. Il se forma en outre un parti catholique et un parti protestant,
+tous les deux internationaux: les Espagnols catholiques combattirent en
+France, à côté de Français catholiques, contre des Français, des
+Allemands et des Anglais protestants.
+
+La vie de la France, celle de l'Angleterre, plus encore celle de
+l'Allemagne, furent ainsi troublées profondément par des chevauchées de
+haines religieuses au-dessus des frontières. Sans doute, la politique ne
+suivit pas aveuglément la religion. La raison d'État fit taire les
+scrupules confessionnels. Le roi très chrétien de France, qui n'hésitait
+pas à allier, comme on disait, les lys au croissant, se servit des
+protestants contre l'Autriche; les trois puissances catholiques,
+Espagne, France et Autriche, se traitèrent presque toujours en ennemies
+irréconciliables. Il n'en est pas moins vrai que la Réforme, d'une part,
+et la réaction catholique, d'autre part, furent des occasions de
+guerres, et qu'elles envenimèrent celles qu'elles n'avaient pas
+provoquées.
+
+Pas plus que la Réforme n'a été un simple phénomène religieux, la
+Renaissance n'a été un simple phénomène intellectuel. Elle aussi, elle a
+fortifié l'autorité du prince, en restaurant le culte de l'État antique,
+qui se suffisait à lui-même et dont la _lex suprema_ était l'intérêt.
+Elle a versé sur l'Europe les mœurs politiques de l'Italie. Ici les
+principaux États s'observaient, s'espionnaient, se faisaient échec, pour
+maintenir l'équilibre de leurs forces. Comme la péninsule était ouverte
+aux nations étrangères, l'observation s'étendait au dehors. L'Italie est
+la terre natale de l'ambassadeur, ce faux agent de concorde et de paix.
+L'Europe assurément aurait trouvé sans maître la rouerie politique, mais
+elle profita des leçons qui lui furent données. Avec ferveur, elle
+médita l'évangile selon Machiavel.
+
+Découverte du Nouveau Monde, Réforme, Renaissance, ont donc fait payer
+au monde moderne leurs bienvenues.
+
+Voici une cause de guerre plus précise et plus directe. La souveraineté
+n'était pas une magistrature: c'était une propriété. Elle s'acquérait
+par mariage ou par héritage. Il arriva donc que des princes acquirent
+des pays et même des États entiers hors de leur lieu d'origine. La
+maison d'Autriche composa un empire singulier où elle fit entrer, à côté
+de ses domaines allemands, des pays bourguignons, des pays slaves et
+hongrois, l'Espagne et une grande partie de l'Italie. Les rois de France
+se portèrent héritiers du duché de Milan et du royaume de Naples. Plus
+tard, Louis XIV fit valoir ses droits à la succession d'Espagne et
+perçut des avancements d'hoirie avant de mettre la main sur l'héritage.
+Des groupes naturels très différents les uns des autres furent ainsi
+enveloppés dans des monarchies factices. Comme il était resté du passé
+le souvenir d'une monarchie universelle, dont le fantôme hantait
+l'esprit des princes et des politiques, Charles-Quint, Philippe II,
+Louis XIV furent accusés d'aspirer à la «monarchie de l'Europe».
+
+Des mariages royaux ont disposé de l'avenir du continent. Si jamais
+noces ont été sanglantes, ce furent celles de Maximilien d'Autriche avec
+Marie de Bourgogne et de leur fils Philippe avec Jeanne d'Espagne;
+celles de Louis XIV avec Marie-Thérèse d'Autriche. Derrière le cortège
+des épousés suivent des millions d'ombres de soldats, tombés sur des
+centaines de champs de bataille, ou de malheureux, morts des maux de la
+guerre.
+
+La guerre presque perpétuelle acheva, dans les différents pays, la
+concentration politique. Les rois furent obligés de se procurer des
+ressources considérables; ils les cherchèrent dans une administration
+mieux ordonnée. Par nécessité, leurs occupations principales furent la
+politique et la guerre.
+
+Chaque prince entretient un monde d'agents politiques, les uns auprès de
+lui, les autres répandus dans les cours de l'Europe. Bien mener une
+intrigue et une guerre, c'est jeu de princes, où l'on gagne «la gloire».
+Dans la diplomatie, les agents mercenaires étrangers sont nombreux;
+nombreux, les mercenaires étrangers dans les armées. Il y a, par toute
+l'Europe, un condottierisme diplomatique et militaire. Quelques-uns des
+condottieri civils arrivent aux plus hautes fonctions: Mazarin et
+Alberoni. Des condottieri militaires deviennent les héros de la
+monarchie qui paye leurs services: le prince Eugène de Savoie et le
+maréchal de Saxe. Il y a donc un métier politique et un métier
+militaire; politiques et soldats mènent le monde et le troublent. On ne
+fait pas seulement de la politique, on ne combat pas seulement pour
+assurer son existence et sa sécurité: les princes intriguent parce
+qu'ils ont une diplomatie et font la guerre parce qu'ils ont des
+soldats. Dans ces querelles des rois, les peuples n'engagent pas leurs
+forces vives: ils n'y ont part qu'en souffrant les maux de la guerre, en
+payant ce qu'elle coûte, en s'enorgueillissant de la gloire du maître,
+quand le maître a été vainqueur.
+
+Des philosophes et des savants essayèrent d'établir au-dessus de ces
+conflits, pour les prévenir et pour en diminuer les violences, des
+principes et des règles de justice. Ils composèrent le droit des gens,
+ce qui veut dire le droit des nations. Ils condamnèrent toute guerre qui
+n'avait pas pour motif la réparation d'une offense faite à un droit; ils
+limitèrent la puissance du vainqueur sur le vaincu; ils enseignèrent que
+les traités entre États sont inviolables, comme les contrats entre
+particuliers. Mais il manquait à ce code une sanction aux crimes contre
+le droit des gens, le juge et l'exécuteur. Toutes ces belles maximes,
+sans en excepter une seule, furent violées, et avec éclat, par les
+gouvernements, sans en excepter un seul. Des guerres furent faites sans
+raison de droit; les vaincus furent traités atrocement; des contrats
+furent violés sans scrupule.
+
+Une seule maxime générale régla la politique. Il était entendu entre
+diplomates, qu'il est de l'intérêt de tous qu'aucun État ne devienne
+assez puissant pour opprimer les autres. C'est la règle de l'équilibre
+européen: elle est excellente, mais l'application en a été singulière.
+Si un État s'agrandit et détruit ainsi l'équilibre, ses voisins ne
+réclament pas qu'il renonce au bien nouvellement acquis: ils exigent une
+compensation. La Pologne a été victime du principe de la compensation.
+Elle a été dépecée, et ses morceaux pesés dans une balance.
+Marie-Thérèse trouvait l'acte mauvais en lui-même, mais elle se plaignit
+que la Prusse et la Russie se fussent fait la part trop belle.
+
+Il n'y a donc point de contrepoids à toutes les causes qui ont eu pour
+effet commun l'état de guerre continu. Il est rare que plusieurs années
+s'écoulent sans guerre pendant ces trois cents ans: une paix de quatre
+ou cinq ans étonne comme une anomalie. Les rois s'en vantent comme d'un
+sacrifice qu'ils font au «repos de leurs peuples».
+
+Il reste à voir quels ont été les résultats de toutes ces luttes? Qui a
+grandi, qui a été abaissé?
+
+
+_Italie et Allemagne._
+
+Il était dans la logique des choses que l'ère moderne fût dure à
+l'Allemagne et à l'Italie. Au moyen âge, ni la polyarchie italienne, ni
+l'anarchie allemande n'était hors de saison; mais, après la constitution
+d'États centralisés, elles devinrent des anomalies, et elles éprouvèrent
+qu'il n'est pas toujours bon de ne pas ressembler aux autres.
+
+Elles ont donné au monde la Renaissance et la Réforme, acquérant ainsi
+la gloire d'exercer sur l'Europe une action intellectuelle, morale et
+religieuse très forte, et de compter pour beaucoup dans l'histoire
+générale de la civilisation. Cette gloire, elles la doivent en partie à
+leur génie, en partie aux causes mêmes de leurs misères politiques. La
+Renaissance a eu plus d'énergie et de variété parce que l'Italie était
+vivace et diverse. La Réforme s'est répandue en Allemagne, parce qu'il
+ne se trouvait point, dans ce désordre, une autorité assez forte pour la
+contenir, comme en France, ou pour l'étouffer, comme en Espagne; puis
+aussi parce que l'Allemagne était, de tous les pays chrétiens, celui où
+l'Église commettait, avec le moins de précautions, les plus intolérables
+abus.
+
+C'est ainsi que de grands maux ont produit pour les deux pays des
+compensations éclatantes, mais, à leur tour, celles-ci ont aggravé les
+maux. La Renaissance rendit incurables les vices du système italien:
+elle fut presque partout la servante des tyrannies, dont elle développa
+l'égoïsme. La Réforme jeta dans l'anarchie allemande la discorde
+religieuse.
+
+La décadence de l'Allemagne et de l'Italie fut profonde.
+
+L'expansion allemande a cessé. Le Nord-Est européen est colonisé: il n'y
+a plus d'appât pour les chercheurs de fortune et d'aventures. Le temps
+est mauvais pour les Teutoniques et pour la Hanse, qui avaient été, à
+l'âge précédent, les deux grandes agences d'émigration.
+
+Les ordres chevaleresques étaient atteints dans leur principe même par
+l'affaiblissement de l'idée chrétienne, car ils étaient une
+manifestation de cette idée. Les Teutoniques survivants de la croisade
+étaient isolés dans un temps qui ne la comprenait plus. Ils portaient
+toujours la croix, mais: «Qu'est-ce donc, dit un jour Luther, que des
+croisés qui ne font pas de croisades?» À cette question, il n'y avait
+rien à répondre. Or il est dangereux de ne plus servir à rien. Les
+Teutoniques, devenus inutiles, disparurent: un Hohenzollern, leur
+dernier grand maître, sécularisa l'ordre et se fit duc de Prusse.
+
+La Hanse, corporation internationale, fut atteinte grièvement par la
+formation des États du Nord, dont chacun eut sa marine, et la découverte
+du Nouveau Monde l'acheva. La Baltique n'est plus rien en comparaison
+des grands océans: le silence se fait dans les rues de Lübeck et de
+Brême. D'ailleurs, la Pologne a son regain de forces au seizième siècle;
+au dix-septième, la Suède devient un État militaire puissant, et la
+Russie entre en scène. L'Allemagne reprend la marche en avant au
+dix-huitième siècle; mais c'est la Prusse qui est conquérante pour son
+compte propre, et il lui faut compter avec le copartageant russe.
+
+L'expansion italienne est aussi arrêtée. Les Turcs, Christophe Colomb et
+Vasco de Gama ont tué Venise. Plus encore que la Baltique, l'Adriatique
+est déchue.
+
+L'Italie et l'Allemagne, ramenées sur elles-mêmes, n'étaient pas
+capables de se défendre contre l'étranger. Leur faiblesse fut un danger,
+non seulement pour elles, mais pour l'Europe. Après tout, et malgré
+toutes ces guerres, il y avait une sorte d'organisme continental. Il fut
+mauvais pour tout le monde qu'il s'y trouvât des parties malades, où
+vécût et prospérât le germe de la guerre. La vieille région du sacerdoce
+et de l'empire offrait aux entreprises des politiques modernes des gains
+trop faciles. L'Italie et l'Allemagne n'avaient ni une tête ni un cœur
+qui ressentît les injures: elles reçurent des injures de toutes parts.
+Elles firent profession d'être des champs de bataille pour l'Europe.
+
+
+_Le champ de bataille italien. Le roi de Sardaigne._
+
+_Italia fara da se_, disent les patriotes italiens d'aujourd'hui. Que
+ferons-nous en Italie, disaient les potentats de l'Europe moderne?
+L'Espagne, la France et l'Autriche y ont joué aux échecs pendant trois
+cents ans passés.
+
+Aux quinzième et seizième siècles, les rois de France revendiquent la
+succession des Visconti de Milan et des Angevins de Naples; mais il y a
+eu jadis des Aragonnais à Naples, et l'Empire a des droits sur Milan:
+Espagne et Autriche jouent contre France et gagnent la partie. Au
+dix-septième siècle, Habsbourg d'Espagne et d'Autriche, Bourbons de
+France, se cherchent partout pour se combattre: ils se rencontrent sur
+le sol et dans les mers d'Italie. Puis viennent les combinaisons
+préparatoires de la succession d'Espagne, et la succession elle-même. À
+qui Milan? À qui Naples? Le sort de la guerre, d'une guerre atroce,
+décide pour l'Autriche, en 1715. Pendant le reste du dix-huitième
+siècle, l'Italie est à la disposition de l'Europe. Elle est un lieu de
+placement pour les princes disponibles. Élisabeth Farnèse, femme du
+Bourbon Philippe V d'Espagne, y pourvoit ses fils d'un royaume et d'un
+duché. Après la guerre de la succession de Pologne, Stanislas Leczinski,
+beau-père de Louis XV, est sans asile: la France le pourvoit du duché de
+Lorraine, et le duc de Lorraine, François, gendre de l'empereur, va
+régner en Toscane. La politesse faite au beau-père de Louis XV est
+rendue au gendre de Charles VI. Les _membra mortua_ de ce _caput
+mortuum_ sont distribués à tout venant: en vingt et un ans, la Sicile
+change de maître quatre fois; Parme, trois fois en dix-sept ans.
+
+Cette misère et cette indignité semblent le lot définitif de la
+Péninsule. Pourtant une nouveauté, que la suite devait faire très
+considérable, s'est produite au nord-ouest de la péninsule italienne.
+Dans le perpétuel conflit entre les Habsbourg et les Bourbons, l'État
+des ducs de Savoie, placé sur les deux revers des Alpes, a joué le rôle
+double que lui imposait sa situation géographique: il n'y avait point de
+prince à qui l'on pût moins se fier que le duc «portier des Alpes».
+Plusieurs fois, il perdit la Savoie conquise par la France, et il dut
+céder à Henri IV: la Bresse, le Bugey, le Valromey et le pays de Gex.
+D'autre part, Genève maintint contre lui son indépendance, et la
+Confédération suisse se consolida. La maison de Savoie chercha fortune
+en Italie.
+
+Au Piémont elle ajoute le Montferrat et une partie du Milanais. Dans
+toute grande convention européenne, le duc gagne quelque chose en se
+faisant payer ses alliances, qu'il excelle à porter d'un camp à l'autre.
+Pendant qu'il est occupé à manger les premières feuilles de «l'artichaut
+italien», il laisse voir un appétit étrange pour un prince si médiocre:
+il réclame sa part des successions d'Espagne et d'Autriche. La guerre de
+la succession d'Espagne lui vaut la Sicile; il l'échange bientôt contre
+la Sardaigne, mais il a gardé, de cette courte possession de la Sicile,
+le titre de roi. Le voilà donc entré dans la confrérie des souverains;
+il est roi de Sardaigne, même roi de Jérusalem. Il porte vêtement trop
+long et trop ample pour sa taille, mais il grandira jusqu'à remplir le
+vêtement. Il ne partage en Italie l'honneur du titre royal qu'avec le
+roi de Naples, mais la vraie Italie est au nord. Là est le champ de
+bataille entre la France et l'Autriche; là sont les lauriers à cueillir,
+les provinces à gagner, et Monza, le sanctuaire où la couronne de fer
+attend sa tête royale.
+
+
+_Le champ de bataille allemand. Prusse et Autriche._
+
+C'est en Allemagne que se livrent les grands combats entre Bourbons et
+Habsbourg. La politique française a beau jeu dans le corps désorganisé
+de l'Empire. Elle paye les Électeurs et se flatte parfois d'acheter la
+couronne impériale. Elle paye les princes protestants, ennemis naturels
+de la catholique Autriche. Elle paye les princes catholiques, ennemis,
+en leur qualité de princes, de la puissance impériale. On sait tout au
+juste en France le prix d'un prince de tel ou tel rang, d'un ministre,
+d'un conseiller ou d'une maîtresse: Versailles a le tarif des
+consciences allemandes.
+
+Au dix-septième siècle, les armées de l'Europe se donnent carrière entre
+le Rhin et la Vistule, les Alpes et les mers du Nord. Pendant la guerre
+de Trente ans, des armées françaises y vont vider la vieille querelle
+entre les deux maisons et ruiner les prétentions des Habsbourg à la
+monarchie de l'Europe. Des armées espagnoles y soutiennent la fortune de
+l'orthodoxie catholique. Des armées danoises et suédoises y défendent la
+cause de la Réforme, mais en même temps elles continuent le combat pour
+la Baltique, commencé au moyen âge; car toutes ces mains pieuses de
+catholiques et de protestants étaient des mains avides et prenantes.
+Enfin l'Allemagne, divisée entre les deux partis, compliquait d'une
+guerre civile les horreurs de la guerre étrangère. Les maux que ce pays
+a soufferts ne se peuvent décrire: la guerre pendant trente années y a
+nourri la guerre. Amis et ennemis ont vécu sur le sol et sur l'habitant,
+menant bombance après les jours de disette, se payant de l'abstinence
+par la débauche, de la faim par l'orgie, faisant le mal pour le mal, par
+habitude, et parce que l'homme, dans les grandes crises, retourne bien
+vite à ses instincts d'origine, qui sont ceux d'une bête méchante.
+L'Allemagne se couvrit de ruines de villages et de villes. En plus d'une
+province, où l'on avait abattu jusqu'aux arbres, reparurent la
+broussaille, le fauve et l'anthropophage.
+
+Quand les diplomates de l'Europe, après cinq années de cérémonies,
+eurent enfanté la paix de Westphalie, il se trouva que l'Allemagne fut
+officiellement ouverte à l'étranger. Le roi de Suède entra en qualité de
+prince allemand dans la Diète, où siégeait déjà le roi de Danemark. Le
+roi de France devint membre de la Ligue du Rhin organisée par lui. La
+souveraineté des princes et des villes de l'Empire fut reconnue, et
+l'autorité impériale réduite à rien. Les hautes puissances contractantes
+eurent le droit de maintenir cette anarchie, car elles étaient garantes
+de la paix de Westphalie. Aussi l'Allemagne ne respira-t-elle pas
+longtemps après cette terrible guerre. Bourbons et Habsbourg s'y
+rencontrent au dix-septième et au dix-huitième siècle, chaque fois qu'un
+conflit éclate en Europe. L'Angleterre y vient conquérir l'Amérique et
+l'Inde.
+
+D'où viendrait le remède? Car ici, comme en Italie, il y a trop grande
+misère, indignité trop grande. Les deux États de la frontière de l'Est
+étaient capables de prendre l'hégémonie; aussi se la disputaient-ils, et
+leur rivalité aggravait le désordre de l'Allemagne. D'ailleurs, au
+dix-huitième siècle, la Prusse et l'Autriche sont des puissances
+européennes bien plutôt qu'allemandes.
+
+Nous les retrouverons tout à l'heure. Dans la période du moyen âge, nous
+avons, au sortir de l'Allemagne, tourné nos regards vers l'Est pour
+passer ensuite en Occident et nous y arrêter, parce que l'Occident, où
+naissaient la France, l'Espagne et l'Angleterre, était le principal
+théâtre de l'histoire européenne. Dans la période moderne, les plus
+graves événements se passent en Orient. Il convient donc de suivre un
+autre ordre et de commencer par l'Occident.
+
+
+_La région intermédiaire._
+
+Dans la région intermédiaire, la France a poussé sa fortune. Au Midi,
+elle s'est agrandie, sous le règne de Henri IV, de petits pays gagnés
+sur le duc de Savoie. Au centre et au Nord, elle a prélevé le prix de
+ses victoires sur les Habsbourg des deux branches.
+
+Ici elle eut à combattre, au seizième siècle, Charles-Quint, en sa
+double qualité d'héritier des ducs de Bourgogne et d'empereur. Empereur,
+il défendait les droits de l'Empire en Alsace et en Lorraine; héritier
+des Bourguignons, il était le propriétaire des Pays-Bas et de la
+Franche-Comté, et revendiquait la Bourgogne, saisie par Louis XI. Il ne
+réussit pas à reprendre la Bourgogne, quelque obstination qu'il y ait
+mise, car il fut aussi entêté Bourguignon que son rival François Ier fut
+Visconti obstiné: ces premiers héros de la politique moderne avaient
+l'esprit occupé des idées et des habitudes de l'âge précédent.
+
+Lorsque Charles-Quint eut abdiqué, les provinces bourguignonnes,
+Pays-Bas et Franche-Comté, passèrent au roi d'Espagne Philippe II,
+pendant que Ferdinand, le frère de Charles, continuait sur le trône
+impérial la série des empereurs Habsbourg. L'histoire des acquisitions
+de la France dans la région intermédiaire se confond alors avec
+l'histoire de la longue lutte contre les branches espagnole et allemande
+de la maison des Habsbourg.
+
+Sur l'Espagne, Louis XIV conquit la Franche-Comté; mais il ne put
+détacher des Pays-Bas que l'Artois et quelques villes de Flandre. Sur
+l'Empire, la France gagna d'abord les trois évêchés de Metz, Toul et
+Verdun, puis l'Alsace sans Strasbourg, puis Strasbourg. Ce n'est point
+par pure violence qu'elle a fait ces acquisitions: celle de Metz, Toul
+et Verdun a été consentie par des princes allemands, qu'Henri II avait
+soutenus dans leurs révoltes contre Charles-Quint; l'Alsace a été
+acquise par Richelieu avec l'armée qui s'en était, pour ainsi dire,
+rendue propriétaire. Il serait malhonnête de justifier tous les procédés
+de la politique française, mais il est juste de dire que les Français du
+dix-septième siècle, en prenant l'Alsace, n'ont pas arraché des hommes à
+une patrie.
+
+Il n'y avait pas alors de patrie française, au sens que nous donnons à
+ce mot aujourd'hui; encore moins y avait-il une patrie allemande. La
+politique et les armes de la France n'ont point taillé dans la chair
+vive.
+
+La prise de possession des trois évêchés et de l'Alsace rendait
+inévitable l'acquisition de la Lorraine. Ce pays français fut, au temps
+des guerres entre les Bourbons et les Habsbourg, bien souvent occupé par
+nos armes avant de devenir une province française.
+
+
+_Les provinces restées sous la domination des Habsbourg._
+
+Franche-Comté, Alsace, Lorraine, Artois, Flandre française, telle fut,
+pendant la période moderne, la part de la France dans la région
+intermédiaire: le reste lui échappa. Mais l'Espagne ne garda point les
+Pays-Bas, et ceux-ci ne demeurèrent pas unis. Malgré la contiguïté
+géographique, il y avait de grandes différences, entre ces dix-sept
+provinces, les unes maritimes et les autres continentales, les unes
+riches et les autres pauvres, les unes bourgeoises et les autres
+féodales, les unes germaniques et les autres wallonnes. Dans chacune
+d'elles et dans chacun des fragments dont elle se composait, fiefs,
+communes, corporations, la vie était trop intense pour que toutes ces
+âmes particulières s'accommodassent longtemps du système de la monarchie
+espagnole.
+
+Elles le supportèrent du vivant de l'empereur Charles-Quint. Plus vaste
+et plus hétérogène était la monarchie, moins était à redouter
+l'oppression d'une volonté absolue. Charles-Quint eut d'ailleurs le
+grand mérite de réfléchir en lui les variétés de son empire. Il parlait
+toutes les langues et savait être, selon l'occurrence, empereur, roi,
+comte, gentilhomme ou bourgeois. Mais lorsqu'il détacha les Pays-Bas de
+l'Empire, pour les donner à son fils, le roi d'Espagne, apparurent les
+funestes conséquences de la politique des mariages.
+
+L'union de Maximilien d'Autriche avec la fille du Bourguignon Charles le
+Téméraire se comprenait: les États de Bourgogne étaient limitrophes de
+l'Empire, et même, pour une bonne part, pays d'Empire. Charles-Quint,
+propriétaire des Pays-Bas par le droit héréditaire, en était aussi le
+souverain en sa qualité d'empereur. Mais lorsqu'en vertu du seul droit
+de propriété, les Pays-Bas furent attribués à un roi espagnol et
+italien, violence fut faite aux choses, qui se défendirent.
+
+
+_La séparation des Pays-Bas._
+
+La résistance politique opposée par les Pays-Bas au despotisme de
+Philippe II, qui violait leurs antiques privilèges, se fortifia de
+passions religieuses. Les provinces du Nord s'étaient converties à la
+Réforme avec passion et une sorte d'enthousiasme sombre: leur souverain
+était le champion, enthousiaste et sombre du catholicisme. Elles se
+rapprochèrent les unes des autres, pendant la lutte. Elles essayèrent
+d'abord de se conformer aux traditions européennes en se donnant un
+prince; puis elles se résignèrent à n'être que «leurs Hautes Puissances
+les États des Provinces-Unies». Quant aux provinces du Sud, après bien
+des révoltes, elles demeurèrent sujettes du roi d'Espagne. À la fin du
+seizième siècle, la séparation était accomplie.
+
+Dès lors la future Hollande et la future Belgique suivirent leurs
+destinées distinctes: celle-ci, émiettée au sud par la France, fut
+séparée de la monarchie espagnole et attribuée à l'Autriche par les
+traités qui réglèrent la succession d'Espagne. Elle passa donc de la
+branche aînée à la branche cadette des Habsbourg, qui la possédait
+encore lorsque la Révolution française éclata.
+
+
+_Les Provinces-Unies._
+
+Les Provinces-Unies devinrent une puissance européenne. Elles eurent des
+colonies, une marine admirable, un grand commerce, une industrie
+prospère et par conséquent de l'argent, c'est-à-dire--le mot est vrai
+surtout au dix-septième siècle--le nerf de la politique et de la guerre.
+Leur politique était conduite par des hommes qui s'exerçaient à toutes
+les finesses de la diplomatie dans le gouvernement difficile d'une
+fédération de provinces, dont chacune avait ses privilèges, et n'était
+elle-même qu'un agrégat d'êtres privilégiés. Ce péril, auquel était
+exposé un petit État riche et républicain parmi des monarchies superbes
+et faméliques, y tenait perpétuellement en éveil l'esprit politique.
+Pour la guerre, elles avaient une aristocratie militaire, à laquelle la
+maison d'Orange donnait des chefs. Les princes d'Orange, apparentés aux
+familles souveraines de l'Europe, pouvaient, aux heures de danger,
+lorsqu'il fallait surexciter et réunir les forces nationales,
+transformer la république en une monarchie sous la forme du
+stathoudérat.
+
+Pour toutes ces raisons, et parce qu'elles étaient jeunes, parce
+qu'elles avaient la vitalité des êtres multiples qu'elles laissaient
+vivre en elles, parce que leur énergie était entretenue par des passions
+provinciales, féodales, municipales, corporatives, par des passions
+politiques et des passions religieuses, les Provinces-Unies arrachèrent
+au roi d'Espagne l'aveu de leur indépendance. Elles la défendirent
+contre Louis XIV, nouèrent contre la France une coalition formidable,
+aidèrent leur stathouder Guillaume d'Orange à monter sur le trône
+d'Angleterre et, à la fin, humilièrent le grand roi. Ce fut leur période
+héroïque: mais un tel effort ne se pouvait soutenir longtemps.
+
+Si par un concours extraordinaire de circonstances, un État prend dans
+le monde une place mal proportionnée à ses forces réelles, il est ramené
+aux limites qu'il a dépassées. La Hollande, puissant vaisseau de
+haut-bord au dix-septième siècle, n'est plus, au dix-huitième, qu'une
+«chaloupe à la remorque de l'Angleterre».
+
+
+_Les Cantons suisses._
+
+Un autre État républicain se développa dans la région intermédiaire,
+pendant la même période: la ligue des Cantons suisses; mais ce corps
+singulier ne pouvait avoir une politique européenne comme les
+Provinces-Unies. Il n'avait ni la mer, ni le grand commerce, ni la
+grande industrie, ni l'argent. En attendant que la Suisse, formée de
+fragments de nations, devînt neutre entre les nations, elle vendait des
+soldats à qui les payait. Le roi de France finit par obtenir la
+préférence. Les Suisses seront les derniers défenseurs du drapeau
+fleurdelisé, en août 1792 et en juillet 1830.
+
+Provinces-Unies et Cantons ligués ont obtenu l'un et l'autre la
+reconnaissance de leur indépendance en 1648: les premières, par un
+traité séparé conclu avec l'Espagne; les seconds, par l'acte même de la
+paix de Westphalie. Ils ont donc retiré un grand profit des victoires de
+la France sur les Habsbourg. La France avait, d'ailleurs, aidé les
+Provinces-Unies dans leur révolte contre l'Espagne. Certes, ce n'était
+point là une politique désintéressée. Quand nos rois se faisaient les
+défenseurs des petits et des faibles, ils n'obéissaient pas à un
+sentiment chevaleresque. Il est honorable pour nous cependant que nos
+victoires aient eu la conséquence indirecte de donner au monde politique
+deux États nouveaux et libres.
+
+
+_La France._
+
+La France a suivi, pendant la période moderne, la pente où ses destinées
+étaient engagées dès le moyen âge. Nos rois ont achevé de constituer le
+territoire national en acquérant la Bretagne par mariage, le Roussillon
+par conquête, le Béarn et la Navarre à l'avènement de Henri IV. Nous
+avons vu leurs progrès dans la région intermédiaire. L'acquisition de la
+Corse, faite en même temps que celle de la Lorraine, compléta la France
+d'avant 1789.
+
+Au sein de cette monarchie, les différences provinciales, sans jamais
+disparaître, s'effacèrent peu à peu. Les privilèges des pays, là où ils
+n'avaient pas été abolis, devinrent lettres mortes; de même ceux des
+féodaux et des communes. Mais ces formes vides, provinces,
+municipalités, seigneuries, encombraient la France et gênaient la vie.
+Le pouvoir qui en avait fait des ruines, n'avait point voulu ou point su
+les déblayer: d'où un grave désordre dans la constitution. Contre la
+résistance du passé, se sont heurtés les grands ministres, ceux du temps
+de la pleine gloire et ceux de la dernière heure, Colbert et Turgot.
+L'ancienne monarchie a brillé en Europe d'un vif éclat. Dans le compte
+total de la grandeur de la France, elle a mis la majesté de Louis XIV,
+qui fut une majesté vraie. Mais elle n'a pas trouvé un système de
+gouvernement et d'administration qui convînt à un pays unifié. Elle ne
+s'est point pourvue de bonnes finances, ni d'un bon système militaire;
+elle n'a donné au pays ni bonne justice, ni bon système économique. Pour
+dire la vérité toute nue, elle a su se faire obéir; elle n'a pas su
+gouverner.
+
+Dans sa politique extérieure, la royauté française a eu de grands succès
+et elle a commis de grandes fautes. La lutte contre la maison d'Autriche
+lui a été imposée. L'effort pour briser le cercle qui l'enserrait était
+légitime: François Ier, Henri II, Henri IV, Richelieu, Mazarin ont fait
+bonne politique et bonne guerre, et ils ont eu cette fortune qu'en
+travaillant à la grandeur de notre pays, ils ont sauvé l'indépendance de
+l'Europe. Mais la monarchie, victorieuse au milieu du dix-septième
+siècle, a tout de suite abusé de sa victoire. La revendication de la
+succession d'Espagne, qui nous paraît aujourd'hui une chimère, était
+dans l'esprit de l'ancienne politique, mais elle commandait une prudence
+et des tempéraments qui ne furent pas observés. L'un après l'autre, ou
+tous à la fois, les étrangers sont provoqués à la haine de la France.
+L'Europe ainsi coalisée par nous-mêmes contre nous, surveille chacun des
+pas et chacune des intentions du roi de France. Le progrès lent et
+continu qu'il faisait depuis un siècle sur les frontières du Nord et de
+l'Est est arrêté. La France cesse d'être la puissance directrice qui
+groupe autour d'elle les forces les plus diverses, mène les événements
+et les fait naître au besoin. Le dix-septième siècle est aux Bourbons
+combattant les Habsbourg, le dix-huitième est à des puissances
+nouvelles.
+
+Il est à jamais regrettable que cette politique se soit enfermée dans
+les affaires du continent au point de négliger le reste du monde, car le
+monde était entré dans l'histoire de l'Europe. La France, puissance
+océanique et méditerranéenne, devait occuper une très grande place en
+Afrique, en Asie et en Amérique. Elle avait fait les croisades; elle
+avait eu de bonne heure de hardis explorateurs; elle avait Marseille,
+Bordeaux, Nantes, le Havre; de belles populations maritimes, Normands,
+Bretons, Basques, Provençaux. On la calomnie quand on l'accuse d'être
+incapable de coloniser: notre histoire coloniale est glorieuse. Nous
+avons eu de très beaux commencements d'un empire français au delà des
+mers. François Ier, Henri IV, Richelieu, Colbert ont vu ce que nous
+pouvions et devions faire; mais la politique continentale absorbait
+toutes les forces et toutes les pensées.
+
+Abaisser la maison d'Autriche, cela fut d'abord une nécessité; cela
+devint ensuite un mot d'ordre machinalement transmis. Les grands succès
+de nos diplomates et de nos généraux des seizième et dix-septième
+siècles excitèrent l'émulation de leurs successeurs, alors même que
+l'Autrichien n'était plus l'ennemi. L'habitude était prise de combattre
+aux Pays-Bas, en Allemagne, en Italie. Il semblait que la gloire ne pût
+se rencontrer sur d'autres champs de bataille: on la voulait gagner sur
+ce théâtre classique de la guerre, d'où la nouvelle de la victoire était
+portée à Versailles par un courrier galopant à franc étrier. Ajoutez que
+le tiers ordre ne comptait presque point dans l'État; les marchands ne
+pouvaient faire entendre leur voix, comme en Angleterre.
+
+La noblesse française avait cessé d'être la féodalité pour devenir une
+brillante société militaire; mais elle avait gardé, de son origine
+féodale, un caractère _terrien_. Ses chefs ne servaient qu'aux armées.
+«L'amiral», tant qu'il y en eut un, fut le plus souvent un marin de
+cour. Versailles enfin, où s'endormit la monarchie, n'était pas même
+baigné par une rivière. Il a fallu des travaux d'Hercule pour y amener
+de l'eau potable.
+
+
+_L'Espagne._
+
+Au début des temps modernes s'achève la formation de l'Espagne: la
+monarchie unique et absolue s'y substitue aux monarchies féodales. Puis,
+tout à coup, ce pays, sortant du champ clos où il a si longtemps
+combattu l'Infidèle, conquiert les plus belles parties du Nouveau Monde;
+en même temps il est jeté dans toutes les affaires du continent par
+l'alliance de famille conclue entre la Castille et l'Autriche.
+
+Pour organiser et peupler ses colonies, pour conduire une politique qui
+l'engageait dans les conflits européens, pour garder ses annexes
+italienne, franc-comtoise, flamande, toutes les forces de l'Espagne,
+entretenues et accrues n'auraient pas suffi. Son gouvernement la ruina
+par la pratique d'un despotisme sombre, solennel, stupide, et par
+l'entêtement d'un fanatisme religieux qui offrit à Dieu en _auto da fe_
+non seulement des individus par milliers, mais le commerce, mais
+l'industrie, mais l'activité de l'Espagne.
+
+Des Orientaux avaient produit dans ce pays, pendant le moyen âge, des
+merveilles de travail: l'Espagne moderne est envahie par une somnolence
+orientale, qui finit en léthargie. La France, dont elle a été la
+vaillante adversaire, au seizième et au commencement du dix-septième
+siècle, lui fait payer les frais de toutes ses guerres et soutient
+contre elle tous les révoltés. En 1700, quand la branche espagnole des
+Habsbourg s'est desséchée, Louis XIV donne à l'Espagne un provin de sa
+dynastie. Il fallut, pour le fixer dans le sol, douze années de guerre,
+qui achevèrent la ruine.
+
+L'Europe, lorsqu'elle régla l'affaire de la succession, rendit à
+l'Espagne le service de la débarrasser des pays belges et italiens. Une
+politique de recueillement et de réparation aurait pu restaurer ce pays,
+riche en dons de nature, mais le nouveau roi, venu de Versailles, était
+une sorte de moine paresseux, tourmenté par des rêves d'érotisme et
+d'ambition. Puis, l'habitude était prise à l'Escurial de se mêler de
+politique européenne. Ici encore la tradition s'impose aux esprits et
+les égare. L'Espagne n'eut pas le temps de se refaire. Des aventuriers
+d'abord, puis des ministres nationaux essayèrent de la ranimer. Ils
+voulurent diminuer le nombre des bouches de cour, qui mangeaient ce qui
+demeurait de substance; chasser de l'administration les pillards;
+réformer l'impôt; payer les juges; habiller, armer, nourrir les soldats;
+construire des arsenaux; mettre des vaisseaux dans les ports, des canons
+sur les remparts, des ouvriers dans les fabriques, des laboureurs dans
+les champs. Les plus hardis entreprirent de reprendre sur l'Église
+l'intelligence espagnole. Ils eurent des succès mais médiocres et
+passagers; ils galvanisèrent le corps, qui retomba.
+
+L'Angleterre ébrèche l'empire colonial espagnol, singulier empire, que
+la métropole ne colonise pas, qu'elle ne veut qu'exploiter, et qu'elle
+ne sait pas exploiter. Elle y projette tous les vices de sa vie
+politique, sociale et religieuse, son despotisme, qui prévient
+soigneusement tout essor du commerce et de l'industrie, ses nobles
+fainéants et superbes, ses fonctionnaires inintelligents, ses moines, sa
+léthargie.
+
+
+_L'Angleterre._
+
+Point par point, l'histoire de l'Angleterre s'oppose à celle de
+l'Espagne.
+
+L'Angleterre asseoit sa constitution de pays libre. Elle traverse des
+crises d'une violence extrême: la guerre des Deux Roses, les révolutions
+religieuses du seizième siècle, les révolutions religieuses et
+politiques du dix-septième. Les sectes y pullulent et les partis. Sur le
+continent, un petit pays ainsi troublé aurait payé ces désordres furieux
+de la perte de l'indépendance et de la vie. La mer fit son office et
+protégea l'île qui devait régner sur elle.
+
+Trois passions animaient l'Angleterre: le loyalisme, la haine du
+papisme, l'attachement à quelques principes de liberté politique. Les
+deux premières ont été les plus vives; elles ont déterminé l'histoire du
+pays, dont elles expliquent les contradictions. Le loyalisme a fait
+supporter aux Anglais, à plusieurs reprises, un despotisme que la France
+monarchique n'a jamais connu; il a longtemps protégé Charles Ier; il a
+rappelé Charles II de l'exil; il a permis à ce prince et à son frère les
+plus grandes fautes; il a boudé Guillaume III et troublé la sécurité de
+la maison de Hanovre. La haine du papisme a suscité Cromwell, tué
+Charles Ier, exilé Jacques II.
+
+Du conflit de ces deux passions principales est sortie à la fin la
+liberté anglaise. La nation, alors même qu'elle laissait faire ses
+princes, gardait à la charte de Jean sans Terre un souvenir fidèle. Il
+fut toujours périlleux pour des rois, excepté aux moments aigus des
+crises, de soustraire un Anglais à ses juges légitimes, plus périlleux
+encore de lever une taxe non consentie par le Parlement. Lorsque la
+querelle eut été réglée entre le loyalisme et l'antipapisme, et que des
+étrangers, un Hollandais et des Hanovriens, devinrent rois d'Angleterre,
+la passion dominante fut celle de la liberté.
+
+Alors l'Angleterre commence à se gouverner elle-même. Le Parlement
+fournit au roi un ministère, qui peut à peu près tout sans le roi, mais
+rien sans le Parlement. Contre son propre gouvernement, le pays se
+défend par ses droits et libertés. Libertés privées: la personne de
+l'Anglais, son domicile, sa bourse sont inviolables à toute illégalité.
+Libertés publiques: l'Anglais a le droit de plainte et de pétition, le
+droit de réunion, le droit d'association, le droit de parler, le droit
+d'écrire. Cette magnificence cache des misères et des laideurs: un
+régime électoral déraisonnable, la corruption scandaleuse de l'électeur
+par le candidat, de l'élu par le ministère; la persistance de
+l'intolérance religieuse et de débris étranges du passé. N'importe!
+L'Angleterre est libre; elle est, dans le monde, au dix-huitième siècle,
+la seule nation libre.
+
+Depuis la mort d'Élisabeth, l'Écosse et l'Angleterre ont le même roi.
+L'Irlande a été réduite à l'état de plaie toujours suppurante: elle est,
+des laideurs anglaises, la plus laide. Mais l'union personnelle avec
+l'Écosse, qui prépare la fusion des deux pays, délivre l'Angleterre du
+voisinage d'un ennemi possible, et assure la liberté de son action à
+l'étranger.
+
+Sa politique a été interrompue et troublée aux seizième et dix-septième
+siècles, par les révolutions. Elle a été poussée par des mobiles divers,
+par l'orgueilleux souvenir, gardé sur l'écusson royal, du temps où un
+roi anglais régnait sur la France, par l'ambition de parader sur le
+continent--«Qui je défends est maître,» disait Henri VIII;--par la
+passion contre le catholicisme personnifié en Philippe II; par l'intérêt
+commercial. Les Stuarts vendent à Louis XIV la politique de la couronne,
+afin d'employer le prix du marché contre les libertés publiques et la
+conscience religieuse de leurs sujets. Mais, dès que l'Angleterre
+s'appartient, elle se dégage de tous les préjugés, de toutes les
+fantaisies et de toutes les faiblesses. Elle fait sans scrupule de la
+politique pratique. Elle se mêle aux affaires du continent, où elle joue
+un grand rôle, sans générosité, puisqu'il est sans péril, et qu'elle n'y
+engage point ses forces vives. Elle travaille au maintien de
+l'équilibre, toujours contre la France à qui elle interdit de s'étendre
+aux Pays-Bas, et qu'elle veut empêcher de se subordonner l'Espagne. Et
+toujours elle fait naître ou saisit les occasions d'accroître son empire
+colonial.
+
+Sa vocation en effet lui avait été révélée: la mer enfin avait séduit
+l'Angleterre. Parmi les puissances coloniales, elle fut la dernière à se
+mettre en mouvement. Elle eut cette bonne fortune que d'autres avaient
+occupé les pays de l'or et des épices. Ses premiers colons s'établirent
+sur les côtes de l'Amérique du Nord, sur un sol de labeur. Elle n'eut
+pas de raison pour capter les produits de leur travail, et les laissa
+travailler à leur guise. Parmi ces colons, beaucoup allaient chercher au
+delà des mers, non le gain, ni l'aventure, mais la liberté d'adorer Dieu
+selon leur conscience. Peu à peu se réunissaient là les éléments d'un
+peuple. Il est vrai que ce peuple finit par réclamer son droit à
+l'indépendance; mais ce n'est pas un petit honneur que d'avoir créé de
+toutes pièces une nation comme les États-Unis. L'Angleterre, d'ailleurs,
+accrut énormément son commerce avec les pays anglo-saxons, après qu'ils
+se furent affranchis, et c'était de quoi la consoler.
+
+Puis, elle garda le Canada, conquis sur la France. Elle prit des îles,
+et se donna des stations aux bons endroits, dans toutes les mers. Elle
+nous enleva l'empire de l'Inde. Bref, à la veille de la Révolution, avec
+sa flotte de guerre, sa flotte marchande, son immense commerce,
+l'activité manufacturière qui s'éveille en elle, elle est la grande
+nation maritime. Son isolement, la solidité de sa constitution, ses
+mœurs la mettant à l'abri des tremblements du continent, elle sera la
+plus redoutable ennemie de la France.
+
+
+_L'Orient.--La Prusse_.
+
+Retournons maintenant au nord et à l'orient de l'Europe. Les plus graves
+événements s'y sont passés. Parmi les puissances anciennes, les unes
+sont déchues; d'autres, comme l'Autriche et la Prusse, ont grandi. Une
+puissance nouvelle très considérable, la Russie, est entrée en scène.
+
+Les Hohenzollern ont achevé de fabriquer la Prusse. Électeurs de
+Brandebourg, ils héritèrent dans les premières années du dix-septième
+siècle de duchés rhénans et de la Prusse des Teutoniques, transformée en
+duché. Un même prince régna dès lors sur la Vistule, sur l'Elbe et sur
+le Rhin. Rien n'était moins nécessaire ni moins naturel, car ces trois
+pays se connaissaient à peine; ils n'avaient aucun souvenir commun; ils
+ne se ressemblaient pas. Mais tous trois ont été foulés par la guerre au
+dix-septième siècle. Les duchés rhénans ont été un terrain de combat
+pour la France et la Hollande contre l'Autriche et l'Espagne; le
+Brandebourg, pour la Suède contre l'Autriche; en Prusse se sont
+rencontrés Polonais, Suédois, Autrichiens et Russes. La nécessité d'être
+prêts pour toutes les luttes, puisqu'ils avaient la certitude d'y être
+impliqués, a commandé aux Hohenzollern l'effort perpétuel du combat pour
+l'existence.
+
+Fondre en un État ces provinces dont l'histoire et les mœurs étaient si
+différentes, employer leurs forces à des fins communes, relier les uns
+aux autres les anneaux de cette chaîne coupée: ce plan, qui s'imposait,
+fut suivi. Magdebourg, Halberstadt et Minden, acquis en 1648, marquèrent
+des étapes sur la route de Berlin au Rhin. La Poméranie, acquise en deux
+fois, donna un littoral au Brandebourg. Après la conquête de la Silésie,
+il eut l'appui de la montagne. Après la spoliation de la Pologne, le
+Brandebourg et la Prusse, ces deux parties essentielles de l'État,
+furent soudés ensemble.
+
+Après ces annexions, l'État des Hohenzollern restait un édifice
+singulier, composé d'un corps et de deux ailes, dont l'une s'allongeait,
+rompue en fragments, jusqu'au Rhin, et l'autre jusqu'au Niémen; mais le
+gouvernement rassemblait cette force éparse. Des princes, dont les
+territoires étaient des champs de bataille, ne pouvaient pas ne pas être
+des autocrates militaires, exigeant de leurs sujets l'obéissance
+passive. _Nicht raisonniren_, ici on ne raisonne pas: telle était leur
+devise. Il fallait bien qu'ils fussent économes, et qu'ils missent en
+valeur toutes les forces productives. Et dans cette Allemagne, où les
+moindres potentats mettaient leur honneur à enlaidir les splendeurs et
+parodier les vices de Versailles, les patriotes regardaient avec orgueil
+des princes toujours peinant et qui se vantaient d'être les premiers
+serviteurs de leur État.
+
+D'ailleurs, les Hohenzollern se distinguaient, entre les princes
+allemands, par une dignité supérieure. L'Ordre teutonique, après sa
+défaite du quinzième siècle, avait dû se reconnaître vassal du roi de
+Pologne. Le duc de Prusse, successeur de l'Ordre, faisait donc hommage à
+cet étranger; mais les Électeurs de Brandebourg, dès qu'ils eurent
+hérité du duché, voulurent s'affranchir de cet humiliant devoir. Une
+guerre ayant éclaté entre les rois de Suède et de Pologne, au lendemain
+de la paix de Westphalie, l'Électeur-duc promena sa fidélité de l'un à
+l'autre, c'est-à-dire qu'il trahit l'un après l'autre, pour obtenir de
+tous les deux la reconnaissance de sa souveraineté. La guerre finie, il
+fut, en effet, un souverain. Il y eut un coin de la terre, où le
+Hohenzollern n'eut au-dessus de sa tête personne, excepté Dieu.
+
+Dans l'Allemagne d'alors, il ne pouvait y avoir de roi, puisque
+l'empereur était, en théorie, le seul souverain, mais un prince allemand
+pouvait être roi d'un pays étranger. L'électeur de Saxe était roi de
+Pologne; l'électeur de Brandebourg eut l'ambition d'être roi de Prusse;
+il prit la couronne, en 1700, avec l'agrément de l'empereur. Quelques
+années après, un Hanovrien héritait du trône d'Angleterre. C'était peu
+de chose que la Prusse en comparaison de l'Angleterre ou même de la
+Pologne: les rois de ces deux pays se considéraient comme de hauts
+potentats à côté de leur frère de Prusse, mais ni l'un ni l'autre
+n'était le maître dans son royaume et, chez tous les deux, la qualité de
+roi étranger effaçait presque celle de prince de l'Empire. La Prusse,
+bien que réputée terre étrangère, était allemande; le pouvoir royal y
+était absolu; le royaume, précisément parce qu'il était petit et
+modeste, n'absorba point les Hohenzollern. Ceux-ci devinrent princes
+européens, mais demeurèrent princes d'Allemagne, et la dignité royale
+leur donna plus d'autorité dans l'empire. Pour ces motifs, ils firent
+une affaire moins brillante, mais meilleure que les électeurs de Hanovre
+et de Saxe.
+
+Depuis longtemps, le Brandebourg était l'adversaire désigné de
+l'Autriche, à laquelle il inspirait de l'inquiétude dès le seizième
+siècle. Entre eux, la disproportion était grande, mais le Brandebourg
+représentait l'opposition de l'Allemagne du Nord contre l'Allemagne du
+Midi, et du protestantisme contre le catholicisme. Quand l'électeur fut
+promu roi, le conflit des deux maisons devint inévitable. La Prusse,
+d'ailleurs, compensait sa faiblesse par la supériorité de son
+gouvernement. Le second roi de Prusse, Frédéric-Guillaume Ier, est tout
+petit encore et très humble envers l'empereur, mais ce monarque de
+2500000 sujets avait une armée presque égale en nombre à celle de
+l'Autriche et meilleure, des finances en très bon ordre, point de
+dettes, des économies accumulées en trésor.
+
+À cela, Frédéric II ajouta le génie. Frédéric II, roi de Prusse, c'est
+une intelligence et une volonté qui manœuvrent une force. Il a professé
+le plus large mépris des habitudes, des traditions et des droits; il a
+battu l'empereur plus souvent et plus complètement qu'il ne convenait à
+un membre de l'empire; il a vaincu, lui nouveau venu, de vieilles
+monarchies. Il n'a pas seulement accru son territoire, de la Silésie et
+des provinces polonaises: il a créé la Prusse moderne et forcé l'entrée
+du collège des grandes puissances. Son œuvre a le caractère, la
+promptitude, l'importance d'une révolution. Cet État, qu'il a poussé au
+premier rang, ne ressemble à aucun autre. Il est allemand sans l'être.
+Il est un parvenu, et pourtant il a de longs souvenirs: les Hohenzollern
+sont antiques comme l'empire; le Brandebourg est un électorat depuis le
+treizième siècle; la Prusse est le domaine héroïque des chevaliers
+allemands du moyen âge. Cet État est vieux et jeune en même temps. Il a
+le choix entre deux destinées, propre comme il est aux œuvres de
+réaction ou aux œuvres de révolution. C'est une arme à deux tranchants,
+qui frappera de l'un et de l'autre, selon l'heure et le lieu, une arme
+redoutable.
+
+
+_L'Autriche._
+
+Au moment où nous avons laissé l'Autriche, le domaine de la maison se
+composait de l'Autriche, de la Styrie, du Tyrol, de la Carinthie et de
+Trieste. Partie allemand, partie slave, partie italien, il formait les
+assises de la future tour de Babel, au pied de laquelle devait éclater
+de nos jours la confusion des langues.
+
+Quatre causes déterminèrent la destinée moderne des Habsbourg: les
+mariages qui firent de Charles-Quint l'héritier de la maison de
+Bourgogne et des couronnes espagnoles; la fidélité de l'Autriche au
+catholicisme; la coutume qui s'établit en Allemagne de toujours donner
+l'Empire à un Autrichien; enfin l'acquisition de la Bohême, et de la
+Hongrie au seizième siècle, et d'une partie de la Pologne, au
+dix-huitième.
+
+C'est la réunion des héritages autrichien, bourguignon et espagnol qui a
+mis aux prises les Habsbourg et les Bourbons. C'est parce que l'Autriche
+a été le champion du catholicisme que la France a trouvé des alliés en
+Allemagne, et qu'elle a pu, en y portant la guerre, aider les princes à
+devenir de petits souverains. L'office impérial a donné quelque cohésion
+au disparate ensemble de la monarchie. Enfin l'acquisition de la Bohême,
+de la Hongrie et d'une partie de la Pologne a fait de l'Autriche un État
+de transition entre l'Europe occidentale et l'Europe orientale.
+
+
+_Différence essentielle entre la Prusse et l'Autriche._
+
+En acquérant le royaume hongrois, un royaume slave et un fragment d'un
+autre pays slave, le chef de la maison des Habsbourg semblait remplir
+l'office de la vieille Marche d'Autriche, élevée jadis pour défendre les
+frontières de la chrétienté contre les Slaves du Danube et contre les
+Avares. Il avait fait une plus brillante fortune que le roi de Prusse,
+successeur de ces margraves du Nord, institués jadis contre les Slaves
+de l'Elbe; mais cette fortune était aussi moins solide.
+
+Le roi de Prusse règne sur plusieurs pays qui n'étaient pas allemands
+d'origine: Brandebourg, Lusace, Silésie, Poméranie, Prusse, Pologne;
+mais, à l'exception du dernier, tous sont devenus allemands. Les vieux
+Prussiens sont morts jusqu'au dernier: de leur langue, il reste quelques
+mots, objet de curiosité pour les philologues. Morts, les Slaves du
+Brandebourg et de la Poméranie. Des Slaves survivent en Lusace et en
+Silésie, mais noyés dans la population allemande, objet de curiosité
+pour les ethnographes. Le roi de Prusse, électeur de Brandebourg, a pris
+pour son titre électoral le nom de _Brannybor_, ville slave, et pour son
+titre royal le nom de la Prusse, pays lithuanien; mais ces noms
+étrangers sont comme des dépouilles opimes que porte un roi allemand, en
+souvenir de la victoire de sa race sur des races ennemies.
+
+Il y a, au contraire, dans la monarchie autrichienne, une Bohême toute
+peuplée de Tchèques, une Hongrie toute peuplée de Hongrois, une
+Transylvanie toute peuplée de Roumains. Les Slaves sont vivants dans
+toute l'Illyrie; vivants, les Italiens dans les annexes italiennes;
+vivants, les Polonais en Pologne. Quand l'esprit national, à son éveil,
+s'insurgera contre les conventions qui ont enfermé en un même corps tant
+d'âmes diverses, l'Autriche sera singulièrement menacée. Mais, dans la
+période où nous sommes, ce danger n'était pas sensible: les Habsbourg
+règnent tranquillement au dix-huitième siècle. La monarchie souffrait
+d'une certaine lenteur; elle était lourde, et point dans la main, mais
+elle obéissait.
+
+Remarquons seulement deux faits. L'Autriche s'est laissé prendre la
+Silésie par le roi de Prusse Frédéric II, et celui-ci a organisé contre
+elle une coalition de princes allemands, quand elle a voulu revendiquer
+la Bavière; il lui a interdit tout accroissement en Allemagne. D'autre
+part, le chef de la maison d'Autriche, devenu roi de Hongrie, avait la
+mission de refouler l'Infidèle et de lui reprendre le territoire
+hongrois, que le Turc possédait en grande partie. Il le reprit en effet,
+et la monarchie des Habsbourg devint alors une grande puissance
+danubienne. Voilà des présages: route barrée au nord et à l'ouest,
+ouverte à l'est.
+
+_La Russie. Retour sur le moyen âge._
+
+Pendant que les deux États germaniques de l'Est s'avançaient ainsi en
+terre slave, un nouvel État oriental achevait de se former: une grande
+puissance slave s'organisait.
+
+Nous avons pu jusqu'ici négliger la Russie: elle n'avait presque rien de
+commun avec l'Europe, qui finissait aux frontières de l'Allemagne et de
+ses annexes. Pendant tout le moyen fige, son histoire est perdue dans la
+confuse histoire de l'Orient européen. Au neuvième siècle, la Russie est
+séparée de la Baltique par des populations de race finnoise et
+lithuanienne. Entre elle et la Germanie carolingienne, se trouvent les
+Slaves de l'Elbe, de l'Oder, de Bohême, de Moravie, de Lusace, de
+Pologne. La communication avec l'Euxin et le Danube lui est interdite
+par des tribus asiatiques qui se succèdent dans ces régions.
+
+Ainsi des remparts de peuples se dressent entre les Russes et l'Elbe et
+le Danube, qui sont alors les frontières de l'histoire, entre les Russes
+et la Baltique et l'Euxin, ces deux golfes des deux grandes mers
+historiques. Il fallait percer ces masses avant d'arriver à l'Europe.
+
+Ce fut l'Europe qui s'avança d'abord vers la Russie.
+
+Des aventuriers venus de Suède, à la fin du neuvième siècle, établirent
+leur domination sur les Slaves de Novgorod. Ils oublièrent vite leur
+origine Scandinave. Un premier pays russe, dont Novgorod, puis Kief
+furent les villes principales, se dessina sur la carte dans la grande
+plaine du Nord-Est.
+
+Par terre s'avança l'Allemagne: les margraves de Brandebourg soumirent
+les peuples entre l'Elbe et l'Oder. La culture occidentale et le
+christianisme pénétrèrent en Bohême, en Pologne et en Hongrie. Mais la
+Russie reçut des Grecs schismatiques son organisation religieuse. C'est
+Constantinople, qui convertit le grand prince Wladimir, à la fin du
+neuvième siècle. Dès lors, il fut décidé que la Russie n'entrerait
+point, comme la Pologne et la Bohême, dans le système de l'Église
+d'Occident. D'autre part, comme elle était séparée de Constantinople par
+des masses barbares, elle ne se rangea point, à côté des Slaves des
+Balkans, dans la clientèle de l'empire grec. Elle s'annonçait ainsi
+comme chose nouvelle et originale. Mais ce n'était qu'une première lueur
+incertaine. La Russie se décomposa en principautés et en républiques. Au
+treizième siècle, elle tomba presque tout entière sous la domination des
+Mogols. L'Asie, s'étendant sur l'Europe, lui prenait la Russie.
+
+L'Europe continue de s'avancer: Scandinaves, Allemands, Polonais
+renversent la barrière que formaient les petits peuples de la Baltique.
+Les Suédois prennent possession de la Finlande; les Allemands, de la
+Livonie et de la Prusse. Voilà les Russes en contact direct avec
+l'Occident. Un moment, toute la côte, depuis le golfe de Finlande
+jusqu'à la Poméranie, appartient à l'Ordre teutonique, dont le grand
+maître relève du pape et de l'empereur. Mais, au quinzième siècle, la
+Pologne, unie à la Lithuanie, s'interpose entre l'Allemagne et la
+Russie. Elle enlève à cette dernière de vastes territoires. Il semble
+alors qu'à elle seule doive appartenir l'honneur de représenter en
+Europe la race slave par un grand État indépendant.
+
+Cependant la Russie se dégageait de l'étreinte des Mogols. Au
+quatorzième siècle, un État nouveau s'était formé autour de Moscou
+redevenue indépendante. En même temps qu'il se subordonnait des
+principautés russes, il entamait la Mongolie européenne, dont des
+fragments devaient vivre longtemps encore au nord de l'Euxin. Enfin,
+lorsque disparut l'empire grec, le tsar se trouva tout à la fois
+l'héritier du schisme grec, et le représentant de la chrétienté
+orientale en face des Infidèles; à ce double titre, le successeur du
+César de Byzance. Un immense avenir s'ouvrait devant lui.
+
+_La Russie moderne._
+
+Pendant les seizième et dix-septième siècles, le combat entre Allemands,
+Scandinaves et Polonais dure toujours sur les rivages de la Baltique.
+Les Russes y interviennent plusieurs fois avec une énergie où se révèle
+leur volonté de se faire place, mais la Suède est dans toute sa force.
+Elle fait de la Baltique un lac suédois. La Russie, trouvant la route
+barrée de ce côté, commence à regagner sur la Lithuanie et sur la
+Pologne une partie du terrain qu'elle a perdu; mais c'est à l'est et au
+sud qu'elle fait les plus grands progrès. La conquête des khanats de
+Khazan et d'Astrakan porte à la Caspienne sa frontière. Si les khans de
+Crimée interceptent toujours la mer Noire, la suprématie du tsar s'étend
+sur les Cosaques du Don, et la conquête de la Sibérie est commencée.
+
+Au dix-huitième siècle grandit le colosse russe sur les ruines de la
+Suède, de la Pologne et de la Turquie. À la première il prend Livonie,
+Esthonie, Ingrie et une partie de la Carélie et de la Finlande; à la
+seconde, les anciennes provinces russes lithuaniennes et une grande
+partie du territoire polonais; à la troisième, la Crimée et le pays
+entre le Bug et le Dniester. En même temps il entame la Perse, acquiert
+la Géorgie, puis le pays des Khirgiz. La Russie a désormais accès à la
+Baltique et à la mer Noire; elle est rapprochée du cœur de l'Europe et
+s'étend vers le cœur de l'Asie. Elle est le seul pays du continent qui
+se puisse accroître indéfiniment dans des contrées barbares. Son empire
+extra-européen est contigu à l'Europe et se forme par une agrégation
+successive, aisée, pour ainsi dire fatale, de peuples et de territoires.
+
+
+_L'originalité russe._
+
+À la fin de la période du moyen âge, nous comptions les États dont
+l'Europe s'était accrue. Dans la période moderne, deux États nouveaux
+apparaissent: les Provinces-Unies, dont la puissance a été courte, et la
+Russie pays d'immense avenir; mais la Russie appartient-elle bien à
+l'Europe?
+
+Au neuvième siècle, au temps où l'Europe occidentale, régie par les
+doctes Carolingiens, délibère dans les conciles et les assemblées sur de
+hautes matières, les Slaves de la plaine russe, dans leurs villages
+misérables, sont des barbares, presque des sauvages. Au treizième
+siècle, alors que la France, dans la plénitude de la civilisation du
+moyen âge, était gouvernée par le saint, dont la politique avait pour
+devise qu'il ne faut «à nul tollir son droit», la Russie obéit à la
+Horde d'Or, dont la capitale est, au bord du Volga, une ville en bois.
+
+À la fin du quinzième siècle, au temps de la Renaissance, Iwan le
+Terrible fait couper, ou coupe, de sa propre main, les têtes de milliers
+de victimes, qu'il recommande ensuite aux prières de l'Église. Au
+dix-septième siècle encore, les Russes, ces hommes dont les vêtements et
+la barbe sont longs et flottants, ces femmes cachées sous des voiles
+dans des litières closes, sont-ils les contemporains de Louis XIV? Le
+tsar Pierre a supprimé barbes et voiles, mais il n'a pas changé les
+âmes; il n'a pas voulu les changer. Il a introduit dans son empire les
+instruments d'exploitation administrative, et les moyens de guerre
+employés en Europe, mais il reste le tsar, le seigneur sans limites, le
+père que l'on tutoie comme Dieu, et à qui l'on obéit comme à Dieu.
+Contre son pouvoir, aucun pouvoir; point de bourgeoisie qui sonne le
+beffroi et tende des chaînes au coin des rues; point de corps de juges
+qui, chargé d'appliquer la loi, la défende contre l'arbitraire; point de
+noblesse à qui l'orgueil du sang monte parfois à la tête, et qui préfère
+la guerre à l'indignité de l'obéissance servile. En Russie, on est
+esclave ou noble, mais on est noble quand on sert et dans la proportion
+où l'on sert. Et dans l'immense pays, un clergé ignorant chante des
+offices dont il ne comprend pas le sens, et allume les cierges devant
+les ikones, que la foule adore le front contre la terre.
+
+La Russie est entrée dans les affaires de l'Europe, mais elle n'est pas
+Europe. Elle est autre chose: elle est la Russie.
+
+
+_Conclusions sur l'histoire moderne. Les trois régions._
+
+Au début des temps modernes, l'Angleterre est dans son île; la France et
+l'Espagne commencent à se répandre au dehors; la Hollande naît et prend
+place parmi les États qui comptent; l'Allemagne et l'Italie sont en
+désordre; les États Scandinaves sont entraînés dans l'histoire générale
+par le combat pour la Baltique et par la Réforme; la Pologne est forte;
+la Bohême et la Hongrie gardent encore leur indépendance; la Turquie est
+en pleine vigueur d'élan. La Russie n'est pas classée.
+
+Tous ces pays ont été mis en relations les uns avec les autres, pendant
+la période moderne, par la politique et la guerre. Il y a désormais une
+Europe, dont les individus se connaissent, savent mutuellement leurs
+desseins, s'allient quand leurs intérêts sont communs, se combattent
+quand ils s'opposent.
+
+Pourtant cette Europe est partagée en trois régions politiques, très
+différentes: l'Angleterre, l'Europe occidentale, l'Europe orientale.
+
+
+_L'Europe occidentale._
+
+L'histoire de l'Europe occidentale a été dominée par les conséquences de
+la politique des mariages. Cette région a été troublée pendant deux
+siècles, parce que Maximilien, archiduc d'Autriche, ayant épousé la
+fille de Charles le Téméraire, duc de Bourgogne, a marié son fils à
+Jeanne la Folle, héritière des Espagnes. L'Espagne et la France se sont
+épuisées à combattre, l'une pour garder les bénéfices de ces alliances,
+l'autre pour conjurer les dangers qu'elles lui faisaient courir et
+rompre les obstacles qu'elles opposaient à son accroissement. Tous ces
+efforts, ces guerres et ces négociations, où s'illustrèrent de grands
+princes, de grands ministres et de grands généraux, aboutirent, à peu de
+chose près, au rétablissement du _statu quo ante bellum_. L'Espagne et
+l'Autriche redevinrent des puissances distinctes; l'Espagne fut
+renfermée chez elle; la France demeura ce qu'elle était, avec quelques
+additions de territoire; les Pays-Bas, comme devant, n'appartinrent ni à
+l'une ni à l'autre des deux rivales. Maigre résultat, à coup sûr! Aussi
+ne faut-il pas tant admirer ce qu'on appelle dans les cours d'histoire
+«la grande politique moderne».
+
+Cette politique s'est déroulée dans un temps rapproché du nôtre. Elle
+est éclairée par la pleine lumière de l'histoire. Nous en connaissons
+les acteurs intimement par des informations qu'ils nous ont données sur
+eux-mêmes ou que d'autres ont écrites pour nous. Presque tous ces
+personnages ont du charme, et quelques-uns sont grands. Les documents ne
+sont pas seulement aisés à lire: beaucoup sont des monuments de notre
+littérature. C'est pourquoi nous grossissons l'importance des épisodes
+de cette période historique. Lorsque plusieurs centaines d'années se
+seront écoulées, et que la perspective se sera faite sur ces belles
+guerres et sur ces beaux traités, l'historien ne fera pas une grande
+place dans l'histoire générale du monde à ces deux siècles que l'Europe
+occidentale a si mal employés.
+
+Or, il se trouva qu'après qu'elle eut vidé ses querelles, l'intérêt de
+l'histoire était ailleurs: à l'extrême Occident, où l'Angleterre
+devenait la grande puissance coloniale; à l'Orient, où grandissaient des
+puissances, anciennes et nouvelles.
+
+
+_L'Europe orientale._
+
+L'organisation de l'Orient est, en somme, le fait capital de la période
+moderne. L'âge précédent y avait agi par efforts irréguliers et par
+improvisations brillantes. Il est vrai, des royaumes étaient nés dans
+cette région: Hongrie, Bohême, Pologne, qui, avec les États Scandinaves,
+nécessairement mêlés aux choses d'Orient par la Baltique, composèrent
+une série d'êtres nouveaux. Mais la colonisation des côtes avait été
+désordonnée: les Scandinaves et les Allemands se l'étaient partagée;
+ceux-ci avaient fondé deux États chevaleresques, qui subsistaient
+encore, amoindris et caducs, au quinzième siècle. Au Sud-Est, la Turquie
+complétait l'aspect incohérent et pittoresque de l'Orient à la fin du
+moyen âge.
+
+À la fin des temps modernes, tous ces États sont en décadence, ou ne
+sont plus.
+
+La Pologne est morte de son anarchie politique, cyniquement entretenue
+par ses voisins.
+
+La Bohême et la Hongrie sont des pays de la monarchie autrichienne.
+
+La Suède avait été, au dix-septième siècle, avant la Prusse, un État
+organisé pour produire une armée; mais les rois surmenèrent le pays et
+dépensèrent ses forces dans des entreprises trop grandes. L'ambition
+prussienne fut toujours à objet précis, limité, tangible immédiatement;
+dès qu'un bénéfice était réalisable, elle le réalisait. Il y a toujours
+eu de la chimère et de l'aventure, à la façon normande, dans l'ambition
+suédoise. La Suède a essayé de dominer l'Allemagne, d'arrêter la Russie,
+de faire de la Baltique un lac suédois; son roi a voulu devenir roi de
+Pologne: c'était trop. Charles XII a perdu son armée dans les steppes
+russes. Alors, suivant la prédiction faite à Vienne, au début de la
+guerre de Trente ans, le roi de neige fondit.
+
+La Turquie avait débordé sur l'Europe au seizième siècle, dans la
+ferveur première de sa fortune. Ensuite, elle s'était défendue et
+maintenue, avec des retours offensifs heureux, grâce à une organisation
+militaire barbare, mais très puissante. L'organisation dépérit peu à
+peu. Quand les janissaires eurent pris femme et furent devenus pères de
+famille, ils cessèrent d'être la milice terrible, et la Turquie
+s'amollit.
+
+Sur ce fond de déchéances et de ruines ont grandi la Prusse, la Russie
+et l'Autriche. Ces trois puissances militaires se partagent l'Orient;
+elles ont mis de l'ordre, à leur façon, dans le chaos. Par là même,
+leurs destinées sont associées dans une certaine mesure. Ensemble, elles
+ont modifié l'histoire politique de l'Europe, en ruinant la
+prépondérance de la France par la destruction et l'amoindrissement des
+États que notre politique tenait au bout de ses fils: Suède, Pologne et
+Turquie.
+
+Il y a donc une Europe orientale, qui fait masse contre l'occidentale,
+mais elle est divisée contre elle-même. Les ambitions des cours de l'Est
+sont contradictoires. Après la suppression des pays intermédiaires, la
+Prusse et l'Autriche confinent à la Russie; l'Autriche et la Russie se
+rapprochent sur le Danube. À qui seront les dépouilles de la Turquie? À
+qui, l'honneur de réveiller les peuples endormis sous le joug ottoman?
+Des trois copartageants de la Pologne, lequel prévaudra sur les deux
+autres? Les rois de Prusse, successeurs des margraves du Nord, et les
+empereurs Habsbourg, successeurs des margraves de l'Est, ont fait
+affaire avec l'ennemi slave; ils ont reculé la frontière allemande, mais
+rapproché la frontière russe. Qui a conclu le meilleur marché, de la
+Prusse, de l'Autriche ou de la Russie? Les trois potentats qui avaient
+commis cet épouvantable abus de la force étaient précisément occupés au
+partage, quand l'ère de la Révolution française s'ouvrit dans le monde.
+
+
+_Les mœurs et les idées nouvelles._
+
+L'histoire politique de la période moderne est donc toute remplie par la
+guerre. Elle a certainement de très belles pages. Elle nous émeut,
+lorsqu'elle est animée par des passions religieuses, et que, dans la
+foule des tués, se trouvent des martyrs. Elle nous intéresse, quand elle
+nous montre soit le développement d'une nation, comme la France et
+l'Angleterre, soit la création d'un État factice, comme la Prusse. Elle
+est un emploi des dons naturels des différents pays, et une mise en
+œuvre du génie, de la discipline et du courage. Mais elle est sans
+principes, sans frein d'honnêteté ni d'honneur, sans générosité, sans
+pitié. Les nations vivent entre elles comme les hommes à l'état de
+nature. Le dernier grand acte de la politique en Europe avant la
+Révolution est un assassinat, tranquillement prémédité, exécuté
+froidement.
+
+La vie intellectuelle et morale des temps modernes préparait d'autres
+conceptions à la politique.
+
+Depuis le quinzième siècle, les mœurs se sont adoucies et policées. Les
+hommes et les châteaux se sont dévêtus de l'appareil de guerre: le
+chevalier est devenu un cavalier, et le tournoi, un carrousel. Les
+isolés d'autrefois, ceux des donjons et ceux des communes, ont pris le
+goût de «la société» et de «la politesse». L'art, qui était jadis œuvre
+de corporation; la philosophie, les lettres et les sciences, qui étaient
+choses d'église et d'école, sont sortis des milieux privilégiés, pour se
+répandre librement dans la société.
+
+La Renaissance a étudié l'homme et la nature, qu'elle a reconquis sur la
+foi et sur le parti pris de ne pas observer. Dans le commun effort vers
+la vérité, chaque pays a mis sa marque, mais partout, circule un esprit
+commun, international par définition, l'humanisme.
+
+L'expression de l'esprit du moyen âge avait été la scolastique,
+c'est-à-dire le raisonnement sur des textes; celle de l'humanisme fut la
+raison, c'est-à-dire l'affirmation de la vérité, évidente ou démontrée.
+La raison ne pouvait point ne pas être révolutionnaire, puisqu'elle
+niait la tradition et bâtissait sur «table rase». Elle sembla d'abord
+toute désintéressée, haute et sereine, mais elle s'abaissa bien vite à
+regarder la vie, les mœurs et la politique; les trouvant déraisonnables,
+elle entra en guerre contre la déraison, et devint la philosophie du
+dix-huitième siècle.
+
+Cette puissance nouvelle est dangereuse. Tout en se faisant pratique,
+elle est demeurée absolue; elle est ignorante, ne sachant point la
+légitimité historique des états de choses; elle ne comprend plus les
+cathédrales et elle enveloppe les origines, c'est-à-dire les causes,
+dans un dédain, très léger, pour la «barbarie gothique». Elle ne voit
+pas les nations et prétend imposer à l'humanité, comme à un être réel,
+l'uniformité de ses principes et la banalité du sens commun. Ses erreurs
+seront expiées cruellement, mais il ne faut pas oublier les bienfaits de
+«la philosophie».
+
+L'esprit du dix-huitième siècle, en même temps qu'il agissait dans
+chacun des pays de l'Europe, préparait par des voies diverses des
+modifications profondes dans les rapports internationaux. Les théories
+des économistes sur l'efficacité, sur la dignité et la liberté du
+travail, leur «Laissez faire, laissez passer» étaient l'absolue
+contradiction de l'ancienne politique commerciale. L'idée partout
+exprimée et qui s'est imposée aux rois, que la souveraineté est, non pas
+une propriété d'où l'on tire des jouissances, mais une magistrature qui
+prescrit des devoirs, rejetait le prince au second plan, mettait le pays
+au premier, et devait tôt ou tard substituer à la politique des
+souverains celle des peuples. La philosophie, en prêchant la tolérance
+et en rejetant la religion, sécularisait la politique. Enfin elle
+préparait confusément un avenir de nouveautés par les idées générales et
+généreuses d'humanité et de justice; par des utopies, comme celle de
+l'abbé de Saint-Pierre; par les préjugés mêmes contre le passé; par la
+haine irréfléchie de toutes les coutumes et la coalition des sarcasmes
+contre «les traces de la barbarie»; par l'affirmation que «les choses ne
+peuvent durer comme elles sont», et que les générations prochaines
+«verront de belles choses»; par l'_Adveniat regnum tuum_ adressé à «la
+lumière».
+
+À la fin du dix-huitième siècle, notre pays ne conduit plus la politique
+générale. Les deux dernières grandes guerres, celle de la Succession
+d'Autriche et celle de Sept ans, lui ont été funestes: la seconde a
+porté atteinte à l'honneur de la monarchie. Sur terre et sur mer, la
+France est diminuée; la revanche qu'elle prend sur l'Angleterre par la
+guerre d'indépendance de l'Amérique ne compense pas les désastres
+antérieurs. Mais cette guerre est autre chose qu'une entreprise de
+représailles. C'est une œuvre de l'esprit nouveau, une très noble action
+faite avec un enthousiasme sincère. La France est déchue dans l'ancien
+monde politique, mais c'est elle qui, avec le plus d'énergie, le dénonce
+et le renie. Elle tient et va sonner la trompette du jugement.
+
+
+
+
+NOTRE SIÈCLE
+
+_La destruction de l'Europe._
+
+
+Jamais pays n'a autant agi sur l'Europe, que la France entre 1789 et
+1815. À la poursuite de deux rêves, rêve d'une guerre contre les rois
+pour les peuples, rêve de la fondation d'un empire à la façon césarienne
+ou carolingienne, nos armes ont foulé le continent, couchant au passage
+nombre de hautes herbes, qui depuis ne se sont pas relevées.
+
+Des sous-officiers promus généraux, ducs et rois, un officier devenu
+empereur étaient des nouveautés, en présence des généraux lords,
+archiducs ou princes. Ils sortaient tout armés, non d'une cour, mais des
+entrailles mêmes d'un peuple. Généraux et empereur s'attaquent aux
+antiquités. Ceux-là jettent dans le Rhin les mitres des archevêques
+électeurs et couvrent de républiques l'Italie, terre classique des
+tyrannies. L'empereur détruit à la journée d'Austerlitz le saint-empire
+romain de la nation germanique. Quelques années après, «attendu» que le
+pape use mal du pouvoir temporel que lui a conféré Charlemagne, son
+«glorieux prédécesseur», Napoléon le lui reprend par un décret.
+
+L'empereur couvre la Révolution d'un manteau archéologique. Les
+souvenirs de Rome hantent sa mémoire, plus encore ceux de Charlemagne,
+dont il a souvent prononcé le nom. Jusqu'à lui se prolongent, pour se
+mêler à sa gloire et pour égarer son esprit, les dernières lueurs du
+passé; mais la Révolution est en lui. Il la sert, quand il débrouille le
+chaos allemand, quand il fait de l'Italie du Nord un royaume, quand il
+emprisonne le pape après s'être fait sacrer par lui à Notre-Dame, quand
+il essaye d'arracher la Pologne aux aigles copartageantes. Il la sert
+encore, malgré lui et contre lui, quand, opprimant l'Europe pour
+satisfaire sa fantaisie, il éveille l'âme du peuple espagnol et celle du
+peuple allemand. Il est si bien la Révolution et le destructeur de
+l'ancien régime, que sa chute est suivie d'un retour offensif de la
+vieille Europe. Le grand despote est salué dans sa captivité de
+Sainte-Hélène, il est vénéré, après sa mort, comme un libérateur, parce
+qu'il a fait trembler le pape, l'empereur et le tzar.
+
+
+_La Restauration de l'Europe._
+
+Les vieilles monarchies, victorieuses en 1815, raccommodèrent, aussi
+bien qu'elles purent, l'Europe que la France avait brisée. L'Orient fut
+rétabli à peu près en l'état où l'avait laissé le dix-huitième siècle.
+Le grand-duché de Varsovie, essai de reconstitution de la Pologne,
+disparut. La Russie et l'Autriche demeurèrent les avant-gardes de
+l'Europe, devant la Turquie reculant toujours. L'Italie fut de nouveau
+partagée entre des princes, dominés pur l'Autriche, qui sembla reprendre
+les vieux droits impériaux sur la Péninsule. L'Espagne retrouva sa
+pauvre dynastie. L'Angleterre, qui avait dirigé de haut une coalition
+permanente contre la France, fut plus que jamais la souveraine
+incontestée des mers. L'œuvre de la Révolution paraissait anéantie.
+
+Cependant la restauration n'avait pas été complète. L'Autriche n'avait
+pas recouvré la Belgique: ce pays fut rattaché à la Hollande, afin que
+le royaume des Pays-Bas pesât fortement sur la frontière de France.
+L'Allemagne ne put être rendue à ses trois cents princes; le plus grand
+nombre de ceux que la Révolution et l'Empire avaient écrasés demeurèrent
+sous les ruines. Elle n'était avant la Révolution ni un État
+monarchique, ni un État féodal, ni un État fédératif: elle devint une
+confédération de trente-neuf membres. Cette confédération avait en elle
+des germes de mort: les princes seuls y comptaient. Ils étaient fort
+inégaux en puissance. La Prusse agrandie et chargée de la garde du Rhin
+contre la France, était plus que jamais la rivale de l'Autriche, à qui
+ses vieux titres de gloire et de prééminence avaient fait donner la
+présidence de la diète siégeant à Francfort. Mais, si mal constituée
+qu'elle fût, l'Allemagne était simplifiée. Elle se sentit rapprochée du
+grand objet de l'ambition de ses patriotes: devenir une nation.
+
+Ainsi l'ancien régime n'avait pu reprendre possession de toute l'Europe.
+Les traités de 1815 avaient accepté des faits accomplis. Quelle que fût
+leur œuvre, les princes la trouvèrent bonne, _viderunt quod esset
+bonum_. Comme le Créateur, ils voulurent se reposer après avoir
+constitué gardienne de l'Europe reconstituée, la Sainte Alliance. Mais
+des idées avaient été répandues dans le monde, qui engendrèrent des
+révolutions nouvelles.
+
+_Le patriotisme révolutionnaire._
+
+Si l'on excepte l'Angleterre, pays de transformations continues et
+lentes, où le présent n'est point séparé du passé par des frontières
+visibles, l'Europe s'est transformée depuis la Révolution. Avant 1789,
+elle n'avait pas de vraies nations. Elle en est pleine aujourd'hui.
+
+En France, le loyalisme de la noblesse, sentiment très noble, l'amour du
+peuple envers le roi, sentiment très touchant, tenaient lieu de
+patriotisme. Quand notre pays se détacha de la royauté par la faute des
+rois, ce fut pour s'élever tout d'un coup à l'idée de l'humanité; car
+nos écrivains du dix-huitième siècle ont retrouvé l'humanité, perdue
+depuis le temps de Platon, de Sénèque et de Marc-Aurèle, ou, du moins,
+remplacée, au moyen âge, par l'idée ecclésiastique de la chrétienté,
+plus tard par l'idée politique de l'Europe.
+
+La Révolution a créé la patrie, comme nous la sentons aujourd'hui.
+
+Les révolutionnaires avaient beau être les disciples des philosophes, se
+guider par des principes généraux et faire des lois de raison pure: ils
+ont été des patriotes français. Au royaume de France ils ont substitué
+la nation française, c'est-à-dire, une personne morale à une expression
+politique.
+
+Ils ont déclaré sacré et indivisible le sol national, traité
+l'émigration comme un crime, l'invasion comme un sacrilège, proclamé,
+avec un enthousiasme tragique et la déclamation du tocsin, le devoir de
+tous envers la patrie en danger.
+
+
+_Le principe des nationalités._
+
+Cependant la nation française, en prenant conscience d'elle-même, ne put
+se soustraire aux effets de son éducation philosophique. Dans ce code de
+principes, qui est la _Déclaration des droits de l'homme_, elle n'a
+point légiféré pour elle seule. «Le principe de toute souveraineté
+réside dans la nation», dit _la Déclaration_. D'où il suit que les
+nations, êtres collectifs composés d'hommes qui veulent vivre sous les
+mêmes lois, ne doivent être ni gouvernés par des Étrangers, ni
+incorporées en tout ou partie à des États étrangers: elles sont
+indépendantes et indivisibles. De plus, elles sont libres: «La loi est
+l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de
+concourir personnellement ou par leurs mandataires à sa formation.»
+
+La nation ainsi définie fait un contraste absolu avec les États
+d'autrefois, qui groupaient, sans les réunir, des nations ou des
+fragments de nations diverses, dont aucune ne faisait sa loi.
+
+Ces deux maximes de la _Déclaration_ ont conduit en partie l'histoire de
+notre siècle.
+
+Au seizième siècle, au dix-septième siècle encore, il y avait des partis
+religieux internationaux; en ce siècle-ci, ce sont les partis
+politiques, les passions politiques, qui chevauchent par-dessus les
+frontières. La Sainte Alliances des souverains était une
+«internationale». Elle se proposait de conserver l'œuvre de réaction
+faite à Vienne contre le principe de la nationalité consentie et celui
+de la liberté politique. Dans chacun des pays de l'Europe, elle a eu sa
+clientèle, mais aussi ses adversaires, les «nationaux» et les
+«libéraux».
+
+La lutte entre les deux camps a été dirigée par la France.
+
+La France a vécu, depuis la Révolution, dans l'incertitude politique.
+Ses ennemis et nous-mêmes, nous lui reprochons le nombre de ses
+constitutions et ses révolutions périodiques. Cependant, qu'elle mette
+plus d'un siècle à s'établir dans le régime nouveau, ce n'est point
+matière à si grand étonnement: la révolution d'Angleterre, à la bien
+comprendre, a duré plus longtemps. Mais, à travers toutes ces
+fluctuations, la France a eu des idées fixes. Infidèle une fois à la
+cause de la liberté politique, dont les mœurs ne s'apprennent pas en
+cinquante années, elle est en progression démocratique continue. D'autre
+part, elle a défendu envers et contre tous, même contre ses propres
+intérêts, le principe des nationalités. C'est pourquoi elle a été
+pendant la plus grande partie de ce siècle un moteur. Ses libéraux ont
+donné le ton aux libéraux d'Europe; ses révolutions ont troublé tout le
+continent. 1830 et 1848 ont mis en audace libéraux et nationaux de tous
+pays; 1851 n'a point découragé les seconds. Après 1870, la France
+représente plus que jamais les principes de liberté et de nationalité.
+
+
+_Les nations nouvelles._
+
+Considérons maintenant combien le principe des nationalités avait
+d'obstacles à vaincre en 1815. La Belgique avait été réunie contre son
+gré à la Hollande. L'attribution du Holstein au roi de Danemark mettait
+des Allemands sous le gouvernement d'un Danois. L'Allemagne et l'Italie
+étaient partagées en États souverains adversaires de toute constitution
+nationale; de plus, l'Italie avait une des plus belles parties de son
+territoire sous le joug autrichien. La Pologne était découpée entre
+trois États; la Bohême et la Hongrie demeuraient incorporées, sans
+droits, à la monarchie autrichienne; sur le Danube et dans la péninsule
+des Balkans, diverses nationalités étaient gouvernées par le sultan.
+Contre le principe nouveau étaient donc coalisées les puissances les
+plus redoutables.
+
+Cependant il a prévalu en beaucoup de points. L'Europe de 1890 ne
+ressemble plus à celle de 1815.
+
+La Grèce, la première, a recouvré une vie nationale, et la Belgique a
+été détachée de la Hollande.
+
+Les pays allemands ont été repris au roi de Danemark.
+
+La Hongrie s'est assuré dans la monarchie autrichienne une constitution
+particulière.
+
+L'Allemagne et l'Italie, ces victimes du sacerdoce et de l'empire, se
+sont faites nations, et, par un retour fatal des choses, l'une a enfermé
+le pape dans le Vatican, l'autre a rejeté hors de son sein le successeur
+des empereurs.
+
+Quelques satisfactions ont été données au sentiment national des pays
+slaves de la monarchie autrichienne.
+
+Enfin, de la Turquie démembrée sont sortis, pour vivre à l'état de
+nation, la Roumanie, la Serbie, le Monténégro. La Bulgarie et la
+Roumélie ne reconnaissent plus que par un tribut la suzeraineté du
+sultan; elles font aujourd'hui le stage de leur indépendance.
+
+Il y a de très belles pages dans l'histoire de ces révolutions. À la
+révolution hellénique ont contribué des sentiments poétiques:
+l'admiration pour les héros de la guerre d'indépendance, et la
+reconnaissance des hommes envers un pays qui a tant honoré l'humanité.
+La révolution belge est une double application du principe des
+nationalités: les Belges ont commencé par se détacher d'un État sous les
+lois duquel ils ne voulaient point vivre; ensuite, en dépit des
+affinités de race et de langage qui les attiraient vers la France, ils
+se sont donné une vie nationale particulière.
+
+Les nationalités slaves ont retrouvé leur âme avant de revendiquer leur
+droit à l'existence. Les chants de leurs vieux poètes, les récits de
+leurs historiens, les légendes de leur passé lointain les ont révélées à
+elles-mêmes, si bien que leurs écrivains patriotes, grammairiens ou
+historiens, peuvent être considérés, chose nouvelle en ce monde, comme
+des fondateurs d'États.
+
+Voici donc la grande originalité de notre siècle. Un principe,--non plus
+une convenance princière, un mariage, un testament, l'ambition de
+vaincre et de conquérir,--a provoqué plusieurs guerres, dont la
+conséquence a été, non pas des acquisitions territoriales ou des
+destructions de peuples, mais la reconstitution de nations anciennes ou
+la création de nations nouvelles.
+
+Le principe des nationalités a donc célébré des victoires, mais les plus
+rudes combats restent à livrer. Des raisons diverses en empêcheront le
+triomphe complet et définitif.
+
+
+_Imperfection de l'œuvre.--Incertitude de définition._
+
+D'abord, la cause est obscurcie par une incertitude de définition. Pour
+nous, Français, une nationalité est une œuvre de l'histoire, ratifiée
+par la volonté des hommes; les éléments dont elle se compose peuvent
+être très différents par leurs origines: le point de départ importe peu;
+le point d'arrivée, seul, est essentiel.
+
+La nationalité suisse est la plus accomplie de toutes: elle comprend
+trois familles de peuples, dont chacune parle sa langue. Comme le
+territoire suisse est, en outre, prélevé sur trois régions
+géographiques, déterminées par de hautes montagnes, la Suisse, qui a
+vaincu la fatalité de nature sous les deux espèces ethnographique et
+géographique, est un phénomène unique et admirable. Mais elle est une
+confédération, et, depuis longtemps, un pays neutre. Sa constitution n'a
+pas été mise à la grande épreuve du fer et du feu.
+
+La France, avec des races diverses, celtique, germanique, romaine,
+basque, a composé l'être politique qui ressemble le plus à une personne
+morale. Les Bretons et les Alsaciens qui n'entendent pas tous la langue
+de son gouvernement n'ont pas été, dans les jours d'épreuve, les moins
+dévoués de ses enfants. Parmi les grandes nations, elle est, par
+excellence, la nation.
+
+Ailleurs, la nationalité se confond ou tend à se confondre avec la race,
+chose de nature, et, par conséquent, sans mérite.
+
+Tous les pays qui n'ont pas su faire avec les races une nation, sont
+plus ou moins troublés dans leur existence. La Prusse n'a pas su
+nationaliser (il faut bien employer ce mot) ses Polonais: elle a, pour
+ne parler en ce moment que de celle-ci, une question polonaise.
+L'Angleterre a une question irlandaise. La Turquie et l'Autriche ont un
+choix de questions. Les peuples de l'empire autrichien demandent à
+l'empereur d'être allemand, hongrois, tchèque, croate, voire même
+italien. Ils ne s'insurgent pas contre lui: chacun d'eux lui offre, au
+contraire, une couronne, mais le temps est passé où une seule tête
+pouvait porter plusieurs couronnes: toute couronne aujourd'hui est
+lourde.
+
+Ces revendications des races ne sont pas seulement une cause de troubles
+intérieurs; les agitations qu'elles provoquent peuvent amener de grandes
+guerres. Personne apparemment ne s'interposera jamais entre l'Irlande et
+l'Angleterre, mais, dès qu'il s'agit de querelles d'Allemands et de
+Slaves, interviennent les deux forces opposées du pangermanisme et du
+panslavisme, produits redoutables et conséquences dernières du
+patriotisme ethnographique.
+
+Pangermanisme et panslavisme ne sont point des forces officielles,
+avouées et organisées. L'empereur d'Allemagne et le tsar peuvent se
+défendre en conscience d'être, le premier, pangermaniste, et le second,
+panslaviste. Allemands et Slaves d'Autriche, Slaves balkaniques,
+peuvent, de leur côté, vouloir rester Autrichiens ou indépendants, comme
+ils sont aujourd'hui. Il n'en est pas moins vrai qu'il y a, en Europe,
+une vieille querelle entre deux grandes races, que chacune de celles-ci
+est représentée par un empire puissant, et que ces empires ne pourront
+se désintéresser toujours des querelles des deux races.
+
+
+_Conséquences de l'application du principe en Italie._
+
+La principale application du principe des nationalités a été la
+formation des nations italienne et allemande. L'existence au centre du
+continent de deux proies à toute convoitise avait été une cause
+permanente de guerre, pendant les siècles derniers. La substitution de
+deux États considérables à l'anarchie allemande et à la polyarchie
+italienne est-elle une garantie de paix pour l'avenir?
+
+Distinguons entre l'Allemagne et l'Italie. La révolution nationale s'est
+faite de façon très différente dans les deux pays.
+
+L'unité italienne est presque achevée, car le nombre des Italiens
+demeurés en dehors n'est pas considérable. D'autre part, il n'y a dans
+le nouveau royaume que des Italiens. L'unité a été faite au profit d'un
+prince, le roi de Piémont, qui avait certainement des titres à cet
+honneur; de plus, il n'était pas assez puissant pour que l'unification
+ressemblât à une conquête de la Péninsule par les Piémontais. Après que
+les habitants des principautés diverses eurent manifesté leur volonté de
+s'unir, le Piémont disparut dans la nation: Victor-Emmanuel cessa d'être
+un roi particulier en devenant roi d'Italie. Enfin, la nationalité
+italienne a pris place dans le monde sans que le principe des
+nationalités fût violé. La France a obtenu, en compensation des
+sacrifices qu'elle avait faits, la Savoie et le comté de Nice, mais le
+souverain de ces pays, qui nous les a cédés, n'avait pas été vaincu par
+nous: il avait été vainqueur avec nous et grâce à nous. Enfin les
+habitants de la Savoie et du comté de Nice ont consenti formellement à
+devenir des Français. Le droit nouveau a donc été appliqué ici dans
+toute sa teneur; mais considérons les effets.
+
+L'Italie en devenant grande puissance, a voulu se donner l'armée, la
+flotte et la politique d'une grande puissance. La sagesse commandait
+peut-être à cette nation nouvelle de goûter tranquillement, après la
+joie de se sentir née, la joie de se sentir croître. Mais elle n'avait
+pas la complète possession d'elle-même. Elle n'était point tout à fait
+chez elle comme les autres nations. Entre les Alpes et les pointes de
+Sicile, tout le sol n'est pas italien. Au rentre est un palais entouré
+d'un jardin: c'est le domaine de saint Pierre.
+
+Ici n'entre pas le roi d'Italie.
+
+L'apôtre Pierre est une victime du principe des nationalités, qu'il ne
+reconnaît pas, car les nations ne sont pour lui que des provinces de
+l'Église. Il réclame donc son bien, qu'il tient du roi Pépin, et que lui
+a confirmé Charlemagne en déposant sur son tombeau «la page de
+donation». Onze siècles se sont écoulés depuis, mais onze siècles ne
+comptent pas dans l'immutabilité de l'Église. Au cours des âges, le
+domaine de Pierre a été souvent assailli, mais jamais sans que
+l'assaillant n'ait eu lieu de se repentir. Le connétable de Bourbon a
+été tué au pied des murs. Personne, n'est tombé, en 1870, à l'assaut de
+la Porta-Pia, mais le châtiment ne punit pas toujours «le crime»
+immédiatement. Le roi des Lombards, au huitième siècle, et Napoléon Ier,
+au dix-neuvième, l'ont attendu quelques années.
+
+Le pape, enfermé au Vatican, a conservé la large vue sur le monde; même,
+depuis le moyen âge, son horizon s'est étendu. Sur le globe entier, il y
+a des catholiques; dans plusieurs pays de l'Europe, ils forment un
+parti, avec lequel les gouvernements, si forts qu'ils soient, sont
+obligés de compter. L'empereur d'Allemagne est bien puissant, mais
+c'était chose au-dessus de sa puissance que de refuser ses hommages au
+pape, quand il est allé visiter le roi d'Italie. L'empereur d'Autriche
+se dit le bon frère et spécial ami d'Humbert Ier, mais il ne va pas le
+visiter à Rome, par crainte du sacrilège.
+
+Cependant l'apôtre ne cesse de récriminer et de se lamenter. La plainte
+de l'immortel vieillard sonne comme un glas sans trêve au-dessus de Rome
+capitale. Elle inquiète et elle irrite roi et ministres. À quoi sert-il
+d'être à Rome, pour qu'il y ait encore une question romaine? De temps en
+temps, on craint ou l'on feint de craindre que les Francs sont capables
+de descendre des monts, une fois encore, pour chasser les Lombards.
+
+L'Italie a donc cherché, là où elle a cru la trouver, une assurance
+contre toute intervention en faveur du Saint-Siège. Cette précaution,
+elle avait le droit de la prendre, mais toute alliance coûte: celles que
+l'Italie a contractées sont fort chères. Puis il paraît bien qu'après
+avoir été guidée par le souci de sa défense, elle a été égarée part les
+rêves. Il est bien difficile de ne pas rêver un peu du haut du Capitole.
+Les vainqueurs qui montaient là en triomphe appelaient la Méditerranée
+_mare nostrum_. Parmi les dépouilles qu'ils ont présentées à Jupiter, se
+sont trouvées, un jour, celles de Carthage.
+
+À la question romaine, l'Italie a donc ajouté celle de la Méditerranée.
+On n'a guère vu jusqu'à présent de questions de cette sorte qui se
+soient résolues pacifiquement.
+
+
+_Conséquences de l'application du principe en Allemagne._
+
+L'unification de l'Allemagne diffère du tout au tout de celle de
+l'Italie. Elle n'est pas achevée: plusieurs millions d'Allemands ont été
+exclus de leur patrie par le traité de Prague, qui a mis l'Autriche hors
+du nouvel État. L'Allemagne nouvelle ne contient point que des
+Allemands: la Prusse y a fait entrer, en 1866, sa part de Pologne et un
+pays danois; en 1870, des provinces françaises. L'unification a laissé
+subsister la parodie d'une confédération. Elle a été faite par celui des
+princes allemands qui avait le plus de titres à cet honneur; mais le roi
+de Prusse avait acquis depuis un siècle et demi le rang et la puissance
+d'un prince européen. Il était le successeur de politiques et de
+conquérants qui, tous, avaient ajouté au domaine de la maison un certain
+nombre de milles carrés. L'unification de l'Allemagne a donc pris le
+caractère d'une conquête de l'Allemagne par la Prusse. De fait, c'est en
+vertu du droit de conquête, officiellement invoqué, que le
+Schleswig-Holstein, le Hanovre, Francfort et la Hesse-Cassel ont été
+réunis à la Prusse. La constitution de 1866 a été rédigée par un
+vainqueur pour des vaincus; elle a été complétée en 1870, mais le roi de
+Prusse, proclamé empereur à Versailles, est demeuré roi de Prusse. Cette
+Prusse agrandie pèse de tout son poids sur l'Allemagne, imposant au
+_Reich_ entier son esprit particulier d'État militaire.
+
+Enfin, l'Allemagne victorieuse a fait à la France une blessure
+inoubliable.
+
+
+_La question d'Alsace._
+
+Ce n'est pas au terme d'une histoire de trente siècles, après s'être
+efforcé de discerner les plus grands faits de cette histoire, qu'on peut
+être tenté de grossir un événement ou de le mal interpréter, parce qu'il
+vous a touché au cœur. Certes nous savons les griefs que la politique
+française a donnés depuis si longtemps à l'Allemagne. Un historien
+français doit reconnaître que ce pays avait absolument le droit de se
+donner les institutions les plus propres à le protéger contre nous. Mais
+l'unification et la vengeance se sont accomplies ensemble de telle
+sorte, que la paix du monde est pour longtemps menacée.
+
+Il est difficile de faire comprendre à des Étrangers pourquoi la France
+ne peut se résigner à la perte de ses provinces: «C'est la loi de la
+guerre», disent les Allemands. Ce langage n'aurait surpris personne au
+siècle dernier; aujourd'hui encore, il semble naturel aux politiciens de
+l'ancien régime. Mais la France, en ce siècle-ci, représente une autre
+politique.
+
+Entre toutes les nations du monde, elle est rationaliste et sensible.
+Elle professe qu'il n'est pas permis de traiter une population d'hommes
+comme un troupeau de bêtes. Elle croit à l'existence des âmes de
+peuples. Elle a compati douloureusement aux souffrances des victimes de
+la force. Elle a pleuré sur Athènes, sur Varsovie et sur Venise, et n'a
+point donné que ses larmes aux «opprimés». Si nous avons aidé les
+Provinces-Unies à s'affranchir au dix-septième siècle, ce n'a été que
+par un heureux effet de la politique de nos rois; mais c'est par un
+effet voulu de nos sentiments nouveaux que nous avons délivré, en
+donnant notre sang, les États-Unis, la Grèce, la Belgique et l'Italie.
+
+La paix de Francfort ne nous a pas laissé seulement l'humiliation de la
+défaite.
+
+Elle n'a pas seulement ouvert notre frontière, et mis notre pays dans un
+état d'insécurité intolérable. En nous prenant des âmes qui étaient et
+voulaient rester nôtres, le vainqueur nous a blessés dans notre foi. Il
+ne s'est pas même réclamé du patriotisme ethnographique. Il ne pouvait
+réclamer l'Alsace comme allemande, puisqu'il prenait Metz, et qu'il
+détient le Schleswig et les pays polonais. Il a simplement usé du vieux
+droit de la force. Voilà qui détermine le caractère de la question
+d'Alsace. Elle met en présence deux états de civilisation, et nous
+avons, dans la défaite, un honneur singulier: le redressement du tort
+qui nous a été fait serait une satisfaction donnée à la raison et aux
+sentiments les plus généreux de notre temps.
+
+
+_Les guerres de conquêtes._
+
+L'avènement du principe des nationalités n'a donc pas eu pour effet de
+détruire les mœurs politiques antérieures. Il y a eu encore dans notre
+siècle des guerres de conquête et des recherches d'agrandissement
+territorial.
+
+Comme la Prusse, l'Autriche et la Russie sont conquérantes.
+
+L'Autriche descend le Danube et tend vers Andrinople. C'est la direction
+qui lui avait été indiquée, il y a plus de mille ans, par le fondateur
+de la «Marche de l'Est».
+
+La maison des Habsbourg avait oublié cette mission primitive, après que
+la politique des mariages l'eut égarée dans toutes les affaires de
+l'Europe occidentale. L'Italie et l'Allemagne la lui ont rappelée, l'une
+en la rejetant au delà des Alpes, l'autre en lui retirant la qualité
+d'État allemand. L'Autriche est aujourd'hui, par excellence, un État
+danubien. Elle a occupé la Bosnie et l'Herzégovine. Elle cherche à
+étendre son autorité politique, son influence, comme on dit, sur les
+petits États balkaniques. Mais elle rencontre ici un grand adversaire.
+
+La Russie a poursuivi, en ce siècle, ses progrès au détriment de
+l'Empire turc. Elle emploie contre cet État tout à la fois la force et
+le sentiment. C'est de Constantinople qu'elle a reçu jadis le
+christianisme: il lui appartient donc de reprendre à l'Islam la coupole
+de Sainte-Sophie. Elle est le grand frère slave, et elle doit son appui
+aux petits frères, sujets du sultan. La religion et le patriotisme
+ethnographique se mêlent ainsi à la politique, et donnent à la Russie
+une puissance d'action sans égale dans le monde. Mais cette puissance
+est contenue par des rivales: la route de Pétersbourg vers le Sud est
+coupée par la route de Vienne vers l'Est. Enfin la question des
+Dardanelles est européenne et même universelle. Elle intéresse
+l'équilibre des forces des deux plus grandes dominations qu'il y ait
+dans le monde, celle de l'Angleterre et celle de la Russie.
+
+
+_L'expansion de l'Europe._
+
+L'Europe dans la période contemporaine a continué de se répandre sur le
+monde. Elle en achève aujourd'hui l'occupation. Elle n'a plus rien à
+prendre sur l'Amérique, mais elle s'est rejetée sur le continent noir et
+sur l'Asie. En Afrique, les puissances nouvelles, Allemagne et Italie,
+cherchent cette place hors d'Europe, qui semble le complément naturel de
+toute puissance comptée. Point de grand État, si les ministres et les
+journaux ne peuvent dire «notre empire colonial.» Les vieilles
+puissances, Angleterre et France, s'étendent au plus vite: celle-ci par
+le nord et par l'ouest; celle-là par le sud et par l'est. En Asie, la
+France a prélevé sa part, mais l'Asie est aujourd'hui chinoise, anglaise
+et russe. Ici le glacier russe glisse toujours.
+
+Depuis 1815, les mers ni les continents lointains n'ont entendu de
+canonnades entre Européens. En ce moment, la prise de possession du
+monde semble s'achever en paix. Des commissions diplomatiques procèdent
+à l'amiable à des démarcations. Elles tracent de grandes lignes sur le
+papier docile. Même, un état international, chose nouvelle, a été créé.
+D'un commun accord, les chrétiens s'entendent contre le marchand
+d'esclaves comme autrefois contre l'infidèle. Tout à la paix; tout pour
+la civilisation. Mais il y a quelques années, le monde a failli voir le
+duel «de la baleine et de l'ours blanc», parce que les progrès de la
+Russie vers la frontière indienne inquiétaient l'Angleterre.
+L'occupation d'îlots sans importance a pensé mettre aux prises
+l'Allemagne et l'Espagne. Il y a conflit, aujourd'hui même, entre
+l'Angleterre et le Portugal, pour une baie de l'Afrique orientale. Ce
+qui arrivera, lorsque tous les territoires disponibles seront occupés,
+et que les États européens se retrouveront voisins les uns des autres
+dans les diverses parties du monde, il n'est pas malaisé de le deviner,
+quand on sait comment ils pratiquent depuis des siècles sur leur
+continent les relations de voisinage.
+
+
+Ici encore, comme partout, nous trouvons une réserve de guerres.
+
+Notre siècle a-t-il donc menti aux promesses qu'il avait paru donner?
+Quelle a été au juste son œuvre politique, comparée avec celle des
+siècles précédents? Quelles tâches lègue-t-il à l'avenir? Nous
+essaierons de répondre à ces questions en manière de conclusion.
+
+
+_La politique d'autrefois et celle d'aujourd'hui._
+
+De l'ancienne politique, plusieurs traits se sont effacés ou atténués
+dans la période contemporaine.
+
+Les familles royales s'allient encore par des mariages, mais dont les
+effets politiques sont médiocres. Le Danemark et l'Allemagne excellent à
+placer leurs princesses, mais il n'a servi de rien au Danemark, en 1864,
+que les héritiers d'Angleterre et de Russie fussent les gendres de son
+roi. La Grèce ne deviendra pas la vassale de l'empire allemand, parce
+que le prince héritier a épousé la sœur de Guillaume II.
+
+Plusieurs peuples ont appelé des étrangers pour les gouverner; mais ces
+princes, nés de la féconde Allemagne, doivent être belge à Bruxelles,
+roumain à Bukarest, bulgare à Sofia.
+
+L'importance des familles et des personnes souveraines a donc diminué:
+les peuples sont passés au premier plan.
+
+Les affinités ou aversions religieuses déterminent encore des courants
+dans la politique. Il existe une question internationale de la papauté.
+La question d'Orient se complique de passions religieuses qui sont
+vives. Cependant la religion a perdu la place qu'elle occupait aux
+seizième et dix-septième siècles dans les relations internationales.
+
+L'ambition de l'agrandissement territorial est tempérée par une certaine
+pudeur. Aucun souverain n'oserait aujourd'hui procéder à une annexion
+sur des prétextes comme ceux qu'ont donnés Louis XIV avant d'attaquer
+l'Espagne en 1667, et Frédéric II en 1740, après avoir envahi la
+Silésie. Si la Pologne avait prolongé de quelques dizaines d'années son
+existence, même misérable, il eût peut-être été impossible de la tuer.
+
+La guerre n'est plus, comme dans la période précédente, l'état normal de
+l'Europe; les années de paix ne sont plus l'exception. Il faut, pour se
+battre, des motifs très graves. Les combats de notre siècle valaient la
+peine d'être combattus.
+
+Ce n'est pas une raison pour croire que le temps approche où chaque
+peuple, possédant l'ombre de son figuier, s'y pourra reposer, sans
+soucis et sans armes.
+
+
+_Les causes de paix._
+
+Mettons dans un des plateaux d'une balance les causes de paix.
+
+C'est, d'abord, l'esprit de la Révolution française. En détruisant le
+droit de propriété du souverain sur le peuple et sur le pays, en
+produisant la théorie de la nation consentie par les nationaux, en
+déclarant la dignité de l'être humain, il a rendu impossibles ou
+difficiles certaines sortes de guerres.
+
+C'est encore l'universel progrès du travail; l'ardeur de l'usine et la
+fièvre d'entreprise du comptoir; la circulation, entre tous les pays,
+des personnes, des idées et des intérêts; une solidarité générale dans
+l'effort pour acquérir la richesse; un accord dans la volonté de
+paisiblement jouir.
+
+C'est un état d'esprit opposé à la guerre, où se rencontrent un certain
+idéal nouveau d'ingénieurs et d'inventeurs, la crainte des incommodités
+et des dangers de la vie militaire, des restes de nobles idées
+anciennes, chrétiennes ou philosophiques, des sentiments d'humanité.
+
+
+_Les causes de guerre._
+
+Mettons dans l'autre plateau les causes de guerre.
+
+C'est encore l'esprit de la Révolution. Pour que le principe des
+nationalités fût satisfait, il faudrait qu'il vainquît l'Angleterre,
+l'Allemagne et la Russie, qu'il détruisît l'Autriche et la Turquie. Il
+n'obtiendra point toutes ces satisfactions, mais il en cherchera
+quelques-unes. Supposez qu'il ruine l'Autriche et la Turquie: quels
+champs de bataille, que les décombres!
+
+C'est encore l'universel progrès du travail, et la concurrence dans la
+poursuite de la richesse. Il n'est pas vrai que le développement des
+intérêts matériels promette la paix. Le commerce, messager de paix, est
+un personnage mythologique. Il a été, à l'origine, un brigandage: dans
+l'antiquité, au moyen âge, dans les temps modernes, il a produit des
+guerres. Les hommes se sont battus, sur la Baltique, pour des harengs,
+sur toutes les mers pour des épices. De nos jours, l'accroissement des
+industries crée la question des débouchés, où les intérêts des États
+sont contradictoires. Les rivalités et les rancunes commerciales
+renforcent les haines nationales.
+
+Les idées et les sentiments pacifiques sont incertains et fragiles. Les
+ingénieurs et les inventeurs ne refusent pas leurs services à la guerre:
+ils lui donnent un caractère nouveau, scientifique et monstrueux. Il
+existe un dédain, une horreur du militarisme et de la caserne, mais la
+guerre a gardé ses fidèles, et l'opinion générale tend à porter au
+premier rang des devoirs celui qui implique le péril de mort.
+
+Enfin, les vieux traits d'union entre peuples s'effacent tous les jours.
+
+
+_L'individualisme national._
+
+L'immense développement du va-et-vient commercial, le centuplement des
+voies et des moyens de communication, la promiscuité des intérêts
+financiers dans les Bourses de Paris, de Londres et de Berlin, voilà un
+des phénomènes de notre temps, mais l'individualisme national en est un
+autre, tout opposé. À mesure que grandissaient les intérêts matériels
+internationaux, les âmes des peuples se sont davantage séparées les unes
+des autres.
+
+L'esprit chrétien a essayé jadis de discipliner les hommes par le
+sentiment de la fraternité en Dieu: de l'esprit chrétien, la politique
+d'aujourd'hui ne sent plus le moindre souffle. Les philosophes du siècle
+dernier avaient mis à la mode le sentiment de la fraternité en
+l'humanité: aujourd'hui la plus répandue des philosophies, celle qui a
+pénétré les sciences, enseigne la nécessité du combat pour la vie, la
+légitimité de la sélection qui se fait par œuvre de mort, l'illégitimité
+de la faiblesse.
+
+Autrefois, il y avait en Europe des littératures dominantes; la nôtre a
+été presque universelle. Elle est peut-être encore aujourd'hui la plus
+répandue. Nous fournissons de drames et de comédies les scènes des
+capitales, mais notre art dramatique, s'il a de la force, de la finesse
+et de la grâce, est moins impersonnel qu'autrefois: il est plus varié,
+plus français et plus parisien. Il y a, dans le monde, une grande
+circulation de romans, mais le roman renonce aux thèses générales pour
+observer l'immédiat et le réel. Nous nous délectons à trouver chez les
+écrivains anglais, russes ou allemands, des mœurs différentes des
+nôtres. Les différences, voilà ce qui apparaît toujours et partout.
+
+Autrefois les lettres classiques étaient dans tous les pays, le
+principal moyen d'éducation. Les _humanités_ étaient naturellement
+internationales: tous les hommes, qui comptaient dans la politique et
+dans la société, avaient été les écoliers des mêmes maîtres.
+Aujourd'hui, nous contestons aux humanités non seulement le droit
+exclusif, mais tout droit à l'éducation. Ici encore, l'esprit moderne
+procède à la destruction du général et de l'universel: il est
+séparatiste.
+
+De nos jours, la longue évolution, commencée sur la ruine de l'empire
+romain, contrariée et par moments arrêtée par des sentiments, des idées
+et des habitudes, s'achève: l'individualisme national est un fait
+accompli.
+
+Il y avait, aux siècles derniers, un vernis répandu à la surface de
+l'Europe, des façons communes de gouvernement et de cour, une apparence
+de similitude. Les révolutions ont fait craquer le vernis; la
+substitution des peuples aux gouvernements a dissipé l'illusion de la
+ressemblance. L'Europe apparaît comme elle est, avec ses inconciliables
+contrastes nationaux, ethnographiques et chronologiques. Nous le voyons
+aujourd'hui très nettement: de Paris, où siège le gouvernement de la
+République française, à Berlin, où règne le général en chef héréditaire
+de l'armée prussienne; de Berlin, au Kremlin, où est couronné le père de
+la sainte Russie, la distance est marquée, non seulement par des
+kilomètres, quantité négligeable, mais par des siècles.
+
+Là où l'individualisme est de substance ethnographique, il a des
+naïvetés d'intransigeance. La Hongrie est mise en fureur parce qu'un
+drapeau a été placé où il n'avait pas le droit d'être. Nulle part, le
+Tchèque ne veut entendre la langue allemande, ni à l'école, ni à
+l'église, ni au tribunal. Se replier sur soi-même, se contempler,
+s'aimer, et, quand on est orgueilleux de naissance, s'admirer: voilà
+l'état psychologique du peuple moderne.
+
+
+_Le total._
+
+Ainsi, même les nouveautés du siècle, l'esprit de la Révolution, le
+progrès du travail humain ont mis un poids dans l'un et l'autre plateau.
+Et, du passé, persiste la vieille cause de guerre, la politique
+d'agrandissement et de conquêtes. Celle-ci est très claire et très
+précise: elle agit en des endroits déterminés et visibles. Les Balkans
+et la flèche de Strasbourg dominent aujourd'hui la politique de
+l'Europe.
+
+C'est pourquoi l'attente de la guerre est un des phénomènes principaux
+de la civilisation contemporaine. Il se manifeste dans le système de la
+paix armée. Autrefois, la paix ne portait que demi-armure: aujourd'hui,
+elle est armée de pied en cap. Sans efforts, sur un coup de télégraphe,
+après quelques sifflements de locomotives, elle est la guerre, et quelle
+guerre! Comme la politique des siècles derniers paraît chose presque
+légère en comparaison de celle d'aujourd'hui, les armées de Turenne et
+de Condé, auprès des nôtres, semblent des jouets. Nous notions tout à
+l'heure que les guerres deviennent plus rares, mais elles emploient
+mieux leur temps. Jadis, on se battait des années pour se prendre
+quelques villes. Il a fallu six semaines à la France, trois à la Prusse
+pour précipiter les révolutions italienne et allemande. Nous, la France,
+nous nous faisons gloire d'avoir tenu six mois, pour sauver notre
+honneur. Le sentiment que quelques levers de soleil suffiront peut-être
+pour éclairer la lutte désespérée, et la mort d'une patrie pèse sur
+l'Europe. Il y a des pays où l'inhumain cri: _Væ victis!_ attend sa
+minute dans les poitrines.
+
+À la vérité, il n'est pas tout à fait impossible que l'appréhension de
+la guerre ne retarde la guerre. Personne n'est assuré de vaincre, et
+tout le monde sait que la défaite peut être mortelle. C'est de quoi
+faire hésiter la main qui a le pouvoir de donner le coup de télégraphe.
+Il se peut que la paix armée, en se prolongeant, paraisse à la fois par
+trop lourde et par trop absurde et que la raison et l'humanité exercent
+leurs droits. Peut-être encore faudra-t-il écouter les plaintes des
+«déshérités» et réduire les budgets de guerre, pour permettre aux
+mineurs de Flandre, de Westphalie et de Silésie de rester un peu plus
+longtemps à table, et de dormir deux heures de plus. Mais voilà de bien
+vagues espérances.
+
+C'est, du reste, une question de savoir si la paix universelle est un
+objet désirable, si elle ne diminuerait pas l'énergie originale des
+génies nationaux, si la meilleure façon de servir l'humanité serait de
+créer une banalité humaine, si de nouvelles vertus surgiraient pour
+remplacer les vertus de guerre. C'est une autre question de savoir si la
+paix universelle et perpétuelle n'est pas radicalement, _naturellement_
+impossible. Questions très hautes, solubles seulement pour qui saurait
+le principe et la fin des choses, insolubles par conséquent. Laissons
+donc cette métaphysique, si poignante qu'elle soit; mais alors il faut
+résolument considérer les possibilités de l'avenir.
+
+À la fin du siècle dernier, nous avons distingué en Europe trois
+régions: Centre et Occident, Angleterre, Russie, pour montrer que les
+guerres perpétuelles entre les États de la première avaient fait la
+fortune des deux autres. L'Angleterre, au cours de la période
+contemporaine, a étendu considérablement son domaine colonial; elle y
+ajoute tous les jours, et elle parle, à l'heure présente, de l'organiser
+en empire. La Russie, en même temps qu'elle s'agrandit, se fortifie.
+Chaque année y voit un progrès nouveau: le champ de blé multiplie les
+grains, et la vigne, les raisins; la fécondité de l'homme égale celle de
+la terre; les industries s'acclimatent et prospèrent, le crédit de
+l'État s'affermit, tout cela régulièrement, sans bruit, avec la
+tranquillité que mettent dans leurs œuvres les forces calmes de la
+nature. Or il n'est pas une discorde du continent qui ne serve
+l'Angleterre et la Russie: le conflit franco-allemand et les malentendus
+entre la France et l'Italie assurent à l'Angleterre la sécurité de sa
+domination. La question d'Alsace équivaut pour la Russie au doublement
+de son armée. Les puissances centrales travaillent donc au développement
+des deux ailes de l'Europe. Ce doit être, à tout le moins, un sujet de
+réflexions pour l'Allemagne, que le progrès continu de ses voisins de
+l'Est. Si elle a encore des philosophes en politique, ceux-ci ont un
+beau sujet à étudier dans «le devenir» russe. Le phénomène d'une si
+grande nation, où la richesse et les forces modernes croissent, tandis
+que l'état d'esprit demeure celui de l'Occident au temps des croisades,
+mérite leur méditation.
+
+Considérons à présent la situation de l'Europe dans l'univers. Il y a un
+siècle, elle était le seul personnage historique: il y en a un second
+aujourd'hui. Les conséquences les plus graves des découvertes du
+quinzième siècle commencent à apparaître. L'Amérique n'est plus une
+annexe de l'ancien continent: une série de révolutions a transformé les
+colonies en peuples. Comme l'Europe, l'Amérique est pleine de nations.
+Nous disons «l'Europe» pour désigner une sorte de communauté politique;
+l'Américain dit, avec la même intention «l'Amérique». L'Amérique a le
+sentiment du contraste qu'elle fait avec l'Europe politique et
+militaire; elle en a l'orgueil. Ce contraste même lui donne une sorte
+d'unité. Il permet à des esprits aventureux de parler de
+_panaméricanisme_.
+
+D'ancien à nouveau monde, les relations ne sont pas nécessairement
+pacifiques. Jusqu'à présent, celui-ci n'a pas eu de politique
+extérieure, mais la doctrine de Monroe, «l'Amérique aux Américains», est
+une politique. Si jamais elle est appliquée aux continents, aux îles
+(les signes précurseurs ne manquent point), elle mettra aux prises les
+deux mondes.
+
+La civilisation américaine est pacifique: toutes ces nations nouvelles
+croissent et multiplient dans la paix. La paix semble donc être leur
+vocation; mais, comme si elle était contraire à l'ordre éternel des
+choses, les États-Unis commencent à employer les excédents de leurs
+recettes à construire des vaisseaux de guerre. Les armements ruinent
+l'Europe, et la richesse américaine produit des armements.
+
+Il ne s'agit pas de chercher, en terminant, l'originalité facile du
+paradoxe. Après avoir descendu le cours du temps, il est naturel de
+vouloir le précéder du regard dans l'avenir. Après avoir pris son élan
+si loin dans le passé, il est impossible de s'arrêter net au seuil des
+temps futurs. Après qu'on a vu tant de changements, des États naître et
+mourir; des empires crouler, qui s'étaient promis l'éternité, il faut
+bien prévoir de nouvelles révolutions, des morts et des naissances.
+
+Toute force s'épuise; la faculté de conduire l'histoire, n'est point une
+propriété perpétuelle. L'Europe, qui l'a héritée de l'Asie, il y a trois
+mille ans, ne la gardera peut-être pas toujours.
+
+Janvier 1890.
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Vue générale de l'histoire politiq
+e de l'Europe, by Ernest Lavisse
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK VUE GÉNÉRALE DE L'HISTOIRE ***
+
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+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
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+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
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+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
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+
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
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+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
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+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
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+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
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+Literary Archive Foundation
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+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
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+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
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+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
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+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
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+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
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+works.
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+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
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+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
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